^d HARVARD UNIVERSITY. >, Mm LIER \ B Y MUSEUM OF COMPARATIVE ZOÔLOaY. êxCAc jkl/^£^M/^^^ MÉMOIRES COURONNÉS El AUTRES MEMOIRES Pl'BLlKS PàR L ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES, DES LETTRES ET DES IÎEAL.\-ARTS DE BMI.CIQtE. 10LI.i:CTI0.\ IX-»».— TOIIK XlLmiX # BRUXELLES, F. HAYEZ, IMPRIMEUR DE LACADÉMIE ROYALE vue do Louvain, 108. Xoveinluc 1886. -^Ç>^ MEMOIRES COURONNÉS AUTRES MEMOIRES. MÉMOIRES COURONNÉS ET AUTRES MEMOIRES PUBLIES PAt l'académie royale DES SCIENCES^ DES LETTRES El DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE. €OLL.EeTIO.% IN-#>°.— TOME XILIKIX. # BRUXELLES, F. HAYEZ, IMPRIMEUR DE LACADÉMIE ROYALE, rue de Louvain, 108. Novembre 1886. HISTOIRE DU CARTiSIAPilSME EN BBlGipE PAR l'abbé Georges MONCHAMP, DOCTEUR EN THÉOLOGIE ET EN PHILOSOPHIE, MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ SCIENTIFIQUE DE BRUXELLES, PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE AU SÉMINAIRE DE SaINT-TrOND. « Je vois que quantité d'habiles ojens croyent qu'il faut » abolir la Phildso/jhie des écoles, et substituer une toute » autre à sa place, et plusieurs veulent que ce soit la » Cartésienne. Slais après avoir tout pesé, je trouve que » la Philosophie des anciens est solide, et qu'il faut se » servir de celle des modernes pour l'enrichir, et non pas » pour la détruire. » Leibnitz, dans une lettre au père Couvet. (Édition Ditens, t. Il, partie I, p. 262.) (Couronné i»;)r la Classe des Lettres de l'Académie royale de Belgique en séance du 40 mai 1886.) ÏOME XXXIX NOTE. On se serl d'une notation abrégée pour les citations tirées des trois ouvrages suivants : OEuvres de Descaries, publiées par Victor Cousin, 1824-1826; 1 1 volumes in-8'\ Vie de Descartes, par Baillet, 1691; 2 volumes in-i». Histoire de la philosophie cartésienne, [iar Bouillier, troisième édition, 1868; 2 volumes in-S". Le premier de ces ouvrages est désigné par la lelire 0, et les deux autres, par le nom de leur auteur. G?/ HISTOIRE DU CARTÉSIANISME M BELGIQUE. CHAPITRE PREMIER. PHILOSOPHIE EN BELGIQUE AVANT l'iNTRODUCTION DU cartésianisme. Sommaire. i. Établissements où se donnaient les cours de philosopliie. — '2. Leur influence sur le mouvement philosophique. — Caractère de l'enseignement philosophique : 3, dans les congrégations religieuses; — 4. dans les collèges; — 5. dans les séminaires; — (5. à l'Université de Louvain : faculté des arts; — 7. faculté de théologie; — 8. professeurs humanistes; — 9. faculté de médecine. — iO. Philo- sophes isolés : Guillaume Mennens; — il. Jean -Baptiste Van Helmont. — 42. Conclusion. § i- Avant de décrire les diverses phases de la lutte qui s'en- gagea dans notre pays lorsque les idées de Descartes s'y introduisirent, il importe de connaître quel y était alors l'état de la philosophie. Celle-ci était enseignée à l'Université de Lou- vain, dans plusieurs séminaires diocésains, dans les maisons d'étude appartenant aux congrégations religieuses et dans les collèges d'humanités, dirigés presque tous par les Jésuites. En règle générale, dans les couvents, les seuls religieux étaient (4) admis aux cours ^ ; dans les séminaires, les seuls ecclésias- tiques; tandis qu'à l'Université de Louvain, on enseignait la philosophie non seulement aux religieux et aux ecclésiastiques, mais à tous les jeunes gens qui se destinaient à n'importe quelle carrière libérale. En principe, ces derniers ne pouvaient étudier la philosophie dans notre pays qu'à l'Université de Louvain 2. Ajoutons, pour être complet, qu'un certain nombre de nos concitoyens allaient faire leurs études dans les univer- sités étrangères, à Paris, à Douai, à Cologne, etc. 3. § Dans notre pays, en dehors des écoles, l'influence de la philo- sophie n'était pas très considérable. Sans doute, nous rencon- trons quelques penseurs aux idées plus ou moins originales, * En règle générale, disons-nous, car il y avait des exceptions. — De Feller, Dictionnaire historique. Paris, 1845, t. IV, p. 534, in voce « Jansenius «, dit que l'autorisalion de professer la philosophie avait été donnée aux Jésuites de Louvain, et que Jansenius en obtint la révocation après avoir été, à cet effet, député deux fois par l'Université de Louvain auprès du roi d'Espagne. Celte permission ne pouvait concerner que les jeunes gens étrangers à la Compagnie. On sait que Van Helmont suivit à Louvain le cours du P. Deirio. — Daris (Histoire du diocèse et de la principauté de Liège au XVII^ siècle, Liège, 1877, t. I, Règne de Ferdinand de Bavière, § VI, p. 535; ibidem, p. 538), raconte les démêlés entre les Jésuites de Liège et l'Université, démêles dont l'origine avait été l'admission de plusieurs jeunes gens de Liège au cours de philosophie du collège de ces Pères. Ibidem, 1. 11, Règne de Maximi lien-Henri de Bavière, § VII p. 179 : d'après la convention de 1614, la philosophie ne pouvait être enseignée aux séculiers qu'au Séminaire. Malgré celte convention, le conseil privé autorisa chaque année des jeunes gens à faire leur cours de philosophie chez les Jésuites anglais à Liège. 2 Celle délense ne s'étendait pas à la dialectique, comme on le verra plus loin. 3 Paquot, Mémoires, Louvain, 1767, in-S», t. IX, p. 570 : Henri Rampen, de Huy, théologien, né en 157:2, mort en 1641, fit sa philosophie à Cologne. Ibidem, t. XIII, p. 575 : Erycius Puteanus de Venloo (1374-1646) fit sa (5) différentes de celles que la tradition avait en quelque sorte consacrées, par exemple Jean-Baptiste Van Helmont, Guillaume Mennens; mais leur langage peu intelligible, l'obscurité de leurs pensées, leurs audaces, surtout en matière de religion, rendaient pénible la lecture de leurs ouvrages et leur susci- taient plus d'adversaires que d'amis. Ces écrivains, pour se détacher fortement de l'ensemble des philosophes d'alors, n'en sont pas moins des individualités; l'historien de la philoso- phie, obligé de parler de tous les systèmes, doit, sans doute, consacrer autant à l'exposition des uns qu'à celle des autres ; mais quand il s'agit de mesurer leur importance historique, il doit absolument tenir compte du nombre de partisans qu'ils ont eus. Or, bien qu'ici une statistique exacte soit impossible, il est incontestable que le nombre des théosophes de tout genre était incomparablement plus petit que celui des philosophes suivant la doctrine des écoles. A de très rares exceptions près, tous les religieux, tous les ecclésiastiques séculiers et tous philosophie à Cologne, au Collège des Trois Couronnes dirigé par les Jésuites. Ibidem, t. XVII, p. 288 : Jacques Speeck, d'Anvers, a fait sa philosophie à l'Université de Paris au commencement du XVll" siècle. Annuaire de Louvain, 1846, notices par M. Néve, p. IB'â : Valère André a fait sa philosophie à l'Université de Douai. Belges illustres, Bruxelles, 1848, in-4°, 3<^ partie, notice par Reiffeuberg, p. 4 : Juste-Lipse, d'Overyssche, près Bruxelles, a fait aussi sa philosophie chez les Jésuites de Cologne. MiCHALD, Biographie universelle , 2« édition : Pierre Caslellanus, de Grammonl, célèbre médecin et helléniste (15-2o-1632), a fait sa philosophie à Douai. D'autre part, l'influence de l'Université de Louvain s'étendait à tous les pays voisins, la Hollande, la France et l'Allemagne : d'abord par les écrits de ses professeurs et leurs relations avec les savants étrangers ensuite par le grand nombre d'élèves qui leur arrivaient du dehors. Cf. Valère André, Fusti Academici, édition de 1650, p. 240; Vernulaeus, Academ. Loy., édition de 1667, lequel, à partir de la page 178, donne une longue liste des illustra- lions d'Allemagne, de Pologne et de Lithuanie, de France, d'Italie, d'Espagne, d'Angleterre, d'Ecosse et d'ailleurs, qui sont venues étudier à Louvain. C'est l'Allemagne qui, d'après lui, eu compte le plus, el ensuite la Pologne et la Lithuanie. ( 6) ceux qui exerçaient une profession libérale dans notre pays avaient fait leurs études ou à Louvain, ou dans les séminaires, ou dans les maisons d'étude religieuses. Or, il est rare qu'on abandonne plus tard, sur les points substantiels au moins, la doctrine de ses maîtres. C'est donc le caractère de leur philo- sophie que nous devons rechercher avant tout. C'était une philosophie catholique, c'est-à-dire qu'on avait soin d'en exclure toute assertion contraire aux enseignements de l'Église : cela ressort évidemment de la nature même des institutions où elle était enseignée, relevant directement des évêques ou des supérieurs religieux. C'était le plus souvent une philosophie péripatéticienne, c'est-à-dire conforme dans la plupart des questions à celle d'Aristote. §3. Cette double aftîrmation n'a pas besoin d'être prouvée d'une façon spéciale pour les Jésuites, les Dominicains, les Fran- ciscains. Ces religieux pensaient en Belgique au commence- ment du XVIP siècle comme dans tout le reste de l'Europe : ils étaient tous, sur la plupart des points, d'accord avec Aristote et n'adoptaient d'opinions différentes que là où Aristote n'avait point parlé ou mal parlé. Les uns suivaient alors Saint Thomas, les autres Duns Scot, tandis que les Jésuites pratiquaient une sorte d'éclectisme et choisissaient, dans les deux chefs d'école, ce qui leur paraissait le plus conforme à la raison et à la foi. Nous avons dit plus haut que la philosophie était enseignée dans les collèges. Ces établissements d'instruction moyenne étaient fort nombreux, puisqu'à la fin du XVP siècle, d'après M. Van Meenen, les seuls Jésuites possédaient dans les Pays- ( 7) Bas et la principauté de Liège, 293 collèges i. Que la philoso- phie, au moins en partie, figurât au programme des cours, c'est ce qui se déduit, entre autres, de trois endroits de la préface de la dialectique 2 du père Du Trieu. Nous n'en citerons que deux : « Adolescentes ante ascensum ad logicam, inter quoti- )) diana et continua fere litterarum humaniorum exercitia, ut » harum regionum (Belgicarum) mos habet, dialecticam prceli- » bant. » Et un peu plus loin : « In his provinciis complures )) rhetoricce dialecticaeque professores adolescentibus ad logi- )) cam transmittendis, jam plures annos, hujus disciplinai » qua3 necessaria videbantur praBcepta dictanda sibi judica- » runt 3. » Or, quelle était cette dialectique? C'était celle d'Aristote, avec une foule de définitions et de divisions auxquelles il n'avait pas pensé et que l'esprit chercheur des philosophes avait trouvées dans la suite. Le manuel le plus en usage 4, on pourrait même dire le seul qui fût en usage depuis 1615, était celui du père Du Trieu, natif de Havre, non loin de Mons, parvenu déjà à sa cinquième édition avant que la philosophie de Descartes fût apportée dans notre pays. C'est Aristote qui en a fixé le plan, c'est dans Aristote qu'on est allé prendre les principales définitions et les principales règles ^ : c'est lui seul avec Porphyre que l'on cite dans le corps de l'ouvrage. Quoiqu'on * Palria Belgica, ô*" partie : Histoire de la philosophie en Belgique, par Van Meenex, p. 129. — Voyez un témoignage très explicite dans Valère André, Fasti Academici, édition de I6o0, p. 250. ' Dialeclica. Leodii, Ouwerx, 1650, préface non paginée. — Du Trieu a été primus de la licence-ès-arts en 1599. Valère André, Fasti Academici, édition de 1650, p. 245. Cf. Biographie nationale, volume VI, p. 371, in voce « Du Trieu ». ^ Valère André, Fasti Academici, édition de 1650, p. 250. Les Augustins purent établir en 1612 un collège d'humanités à Louvain à celle condition, entre autres, « ut se intra Professionis litterariïe contineanl limites, solamque dialt cticam explicent ». * Nous trouvons encore, imprimé à Liège en 1608 : Institulionum dialec- ticarum libri VIII et Isagoge philosophica, de Pelrus Fontesa. ' Loc. ait. (8) s'y soit fait une loi de la brièveté ^ et qu'on estime n'y dire que les choses les plus nécessaires, on y parle des termes syncatégo- rématiques, catégorématiques et mixtes, simples et complexes, concrets et abstraits, dénommant extrinsèquement et intrinsè- quement connotatifs et absolus, dénominatifs et dénominants, univoques et équivoques, des termes comparés, de tous les modes et de toutes les figures du syllogisme. Ce n'étaient pas seulement les notions dialectiques qu'on y apprenait; toujours d'après le plan d'Aristote, on y mélangeait des notions d'ontologie, de psychologie même, et, qui plus est, de chimie et d'astronomie. Ainsi on y traite de la substance, de l'accident, de la quantité, de la qualité, de la relation, etc. On y enseigne que les corps sont composés de matière et de forme 2 ; qu'ils se divisent en simples et mixtes : que les corps simples sont les uns élémen- taires (eau, terre, feu, air), les autres célestes (empyrée, premier mobile, neuvième sphère, etc.) 3. Nous y relevons notamment l'affirmation de la distinction réelle des accidents et de la substance, appuyée sur la doctrine théologique de l'Eucha- ristie 4^, la notion de quantité à trois dimensions signifiée par l'appellation de corps, mais avec une remarque sur l'impro- priété de ce nom s. Pour nous résumer : cette dialectique était en réalité une introduction à la logique d'Aristote et, par elle, à toute sa philo- sophie. Nous n'y trouvons pas d'erreur notable, mais nous la jugeons minutieuse et surchargée. Étudiée à un âge où l'on admet facilement ce que dit le maître, pleine d'importantes conclusions dont, en vertu du programme suivi, on se dispensait de donner d'autres preuves que celle de la propre parole du maître, elle devait façonner d'avance les jeunes intelligences aux doctrines traditionnelles, et leur rendre difficile l'adoption de * Loc. cit. 2 Tractatus, pars 3, capul. 2, art. 2, p. 60. 3 Ibidem, art. i, p. 57. 4 îhiilovn n ^i^< Ibidem^ p. 55 5 Ibidem, p. 60. (9) toute idée contraire. Du reste, à la sortie du collège, on retrou- vait un milieu semblable à celui que l'on quittait. §s. Nous ne parlerons pas particulièrement des séminaires diocésains. On y donnait le même enseignement qu'à Louvain ; en effet, c'est à Louvain que les professeurs avaient fait leurs études philosophiques et théologiques, et ils ne faisaient que transmettre à leurs élèves ce qu'ils avaient eux-mêmes appris à l'Université. §6. A Louvain, nous ne pouvons pas dire d'une façon absolue que l'enseignement fût péripatéticien; il l'était sans doute chez la plupart des professeurs et sur la plupart des points, mais il y avait des exceptions, surtout en dehors de la faculté des arts et principalement dans celle de médecine. Pour ce qui concerne la faculté des arts, l'Université de Liège possède un placard in-folio contenant trois séries de thèses qui embrassent toute la philosophie et qui paraissent donner une juste idée de la manière dont on l'enseignait à cette époque. Ces thèses ont été rédigées par le professeur Laurent Ghiffene i, de Renaix, et défendues par un Liégeois du nom de François de Hinnisdael, le 2 septembre 1626. * Valère A>drk, Fasti Academici, édition de 1650, p. 245, nous apprend que Ghiffene fui primus en 1613. — Ibidem, il cite Ghiffene parmi les pro- fesseurs de philosophie les plus célèbres par leurs écrils. Ghiffene n'a publié qu'un seul ouvrage, intitulé : Prndidagmata, sive Logicœ pars prima inlro- ductoria ad organum Arislotelis, Louvain, 1627, réédité en 1641, dans la même ville. Il y traite d'une façon fort subtile toutes les questions de menue importance se rattachant à son sujet. La préface au lecteur est un curieux mélange de professions de foi en Aristole et d'indépendance dans les juge- ments. Le « proœmiuni apologeticum » est une espèce de plaidoyer, moitié sérieux, moitié plaisant, en faveur de l'étude trop négligée de la philosophie. ( 10 ) A la première inspection, une lacune considérable s'y révèle: pas une seule thèse de philosophie morale. Il semble que cette branche ne faisait pas partie du programme des cours. Pendant que, sur les deux ans donnés à l'étude de la philoso- phie spéculative, on consacrait neuf mois à la logique, huit à la philosophie naturelle, quatre à la métaphysique et trois aux répétitions, on se bornait à donner l'éthique chaque dimanche sous forme de conférences pratiques t. Les thèses sont divisées en trois classes, se rapportant à la division classique de la philosophie en logique, physique et métaphysique. Celles de logique ne disent rien de la définition ni de la division, rien non plus de la méthodologie; on n'y examine pas la valeur du témoignage des sens, ni de celui de la conscience. Nous y relevons cependant une notion exacte du critérium de l'autorité, qui suppose toujours, dit-il, la véracité et la science dans celui qui porte le témoignage. Toutes les * Annuaire, Louvain 1847, p. 165: La faculté des arts complaît seize professeurs de philosophie spéculative el un professeur de philosophie morale. Ibidem, p. 164, on lit que les jours fériés étaient réservés à la philosophie sacrée; ces paroles confirmenl notre opinion sur la manière dont on com- prenait l'étude (le la philosophie morale.— Cf. Valère André, Fasti Academici, édition de 1650, p. 242 : « Ethica seu scientia moralis, dominicis ac festis diebus vel per professorem putilicum in schola Artium, vel in pœdagogiis per domesticos docetur professores ». Cf., ce[)endant, p. 246, où il semble dire qu'on commentait l'Élhique d'Aristote. — Voici quels étaient les livres de texte dont se servaient, dans chacune des quatre pédagogies, les deux profes- seurs de philosophie. Le professeur primaire expliquait, en logique, Tintroduc- tion de Porphyre, les catégories d'Aristote, les premiers et les seconds analytiques du même; en physique, les huit livres de la physique, les trois livres de l'àme et la métaphysique, toujours d'Aristote. — Le professeur secondaire expliquait, en logique, les Prodidagmala (texte libre), les livres d'Aristote sur l'interprétation et la réfutation des sophistes; en physique, la sphère de Jean de Sacrobosco, les quatre livres d'Aristote sur le ciel et le monde, ses deux livres sur la génération et la corruption, ses trois livres sur les météores et l'arithmétique (texte libre). Valère André, loc. cit., p. 242. — On voit par là combien grande était l'estime officielle qu'on professait pour Aristote. (11 ) autres thèses de logique sont généralement vraies et suffisam- ment claires. On y retrouve toutefois le double défaut de certains philosophes de l'époque, une tendance excessive à s'occuper de minuties et à révoquer en doute la force de la raison. Ainsi Ghiffene distingue dans tout signe deux significations : Vaptitudinalis et Vactualis. Il se demande si la signification aptitîidinalis est réellement distincte de l'entité du signe. Il remarque que les adjectifs signifient trois choses, la chose adjacente, ce à quoi elle est adjacente et l'adjacence elle-même. Laquelle, se demande-t-il alors, est principalement signifiée? Quand il a distingué avec Aristote les deux espèces de syllo- gismes probants, il dit que le syllogisme dialectique ne conduit qu'à un assentiment opinatif, et il ajoute : « An pariter syllo- » gismus demonstrativus parit scientiam? » Voici sa réponse : c( fortassis parturit, et hic non inepte dixeris illud horatianum : » Paiiuriuut montes, nnscetur ridiculus mus. » Lucerna enim Diogenis opus esse existimamus ad inve- » niendum hominem scientem; si quis tamen scientiam habet, » non invidemus, sed ingénue fatemur, nos in puteum Demo- )) criti nunquam descendisse ». Après les thèses de logique, viennent celles de physique, nous dirions maintenant de cosmologie et d'anthropologie. L'esprit sceptique s'y montre encore; voici les deux passages les plus remarquables sous ce rapport. Après avoir dit que l'intellect déterminé par l'imagination « fabrique » les espèces intelligibles moyennant lesquelles il opère l'acte de la percep- tion, il ajoute que le doute, qui serait toujours une imperfec- tion pour l'intelligence divine, est le plus souvent ce qu'il y a de mieux pour l'intelligence humaine. Mais que dire du passage suivant? «Physica corpus naturale » tamquam objectum adaequalum contemplatur : taie de facto » dari subtiliter docuit Aristoteles ; sed neque ipse, neque alius » quisquam ratione naturali convicit : nos ex fide credimus ». Ghiffene ne semble-t-il pas devancer Malebranche et n'admettre l'existence des corps que sur la foi d'une révélation divine ? ( 12 ) Quant aux idées de Ghiffene sur la cosmologie, pour lui tous les corps sont composés de matière première et de forme substantielle, principes réellement distincts, substances incom- plètes dont aucune n'est corps et dont l'union constitue le corps. Le ciel est une substance corporelle simple, incapable d'entrer en composition, à la différence des corps élémentaires sublu- naires ; il admet que, sauf un décret divin, le ciel peut exercer sur la volonté humaine une influence conciliable avec sa liberté. Quant aux corps sublunaires, les uns sont simples et les autres composés; il n'énumère pas les corps simples : déjà alors les quatre éléments étaient fortement révoqués en doute. Il admet la possibilité absolue du vide, mais il nie que le vide existe jamais, vu que la nature en a horreur et l'empêche en se servant de la faculté qu'elle a de se mouvoir : « natura a vacuo abhorret » et impedit semper per potentiam locomotivam ». De tous les corps composés, le plus noble est l'homme. L'homme, en effet, est un corps dont la forme substantielle est l'âme raisonnable. Elle est tout entière dans chaque partie du corps ; ses deux facultés sont l'intelligence et la volonté, que l'auteur laisse libre de croire distinctes ou indistinctes; nous avons cinq sens extérieurs et deux sens internes, mais nous ne le savons que par la foi [sic). L'intelligence, ainsi que nous l'avons dit plus haut, fabrique elle-même les espèces (species) qui servent à l'acte de la perception; elle y est déterminée par l'imagination. Ghiffene ne parle pas de la liberté de l'âme ni de son immorta- lité. Des plantes et de la vie végétative il ne dit rien non plus. Aux animaux il attribue non seulement la sensibilité, mais quoique avec une expression de doute, le raisonnement :cf sensui brutorum discursum competere vix est ut nobis dissuadeas ». Les treize thèses de métaphysique sont des thèses d'ontologie, de théodicée et de pneumatologie. La première assertion, prise dans Aristote, ne manque pas de naïveté dans la bouche d'un philosoi)he chrétien : « Metaphysica est beatitudo hominis naturalis ». Il y aurait moyen de relever, dans l'ontologie, certaines thèses plus ou moins hasardées, l'univocité du concept d'être appliqué à Dieu et à la créature; la généricité de ce même ( 13 ) concept, la distinction modale mise sur le même pied que la distinction réelle proprement dite, la position de Dieu dans la catégorie de substance ; mais comme elles n'ont été ni combat- tues, ni approuvées par Descartes, nous n'insistons pas. La suivante est tout à fait remarquable : « La puissance de Dieu » s'étend aussi aux choses qui impliquent contradiction, » quoiqu'elles ne puissent jamais être produites par lui. » Ou cette thèse est elle-même contradictoire, ou elle cache une subtilité tellement excessive qu'elle nous échappe. Mais, en tout cas, on y voit déjà ce que Descartes soutint plus tard : que les vérités nécessaires ne sont telles que par la volonté libre de Dieu, qui sans cela ne serait plus tout-puissant. Celle-ci a aussi son importance : « L'accident, voire même l'accident » modal, peut exister hors de son sujet d'inhésion par la » puissance de Dieu. » Des arguments relatifs à l'existence de Dieu, pas un mot; Ghiffene se borne à insinuer ses principaux attributs, savoir : qu'il est un être existant par son essence même, éternel, omniscient et tout-puissant. Avant de terminer cet exposé de la philosophie louvaniste, il nous faut encore signaler dans ces thèses le nombre consi- dérable de traits d'esprit et de pointes dont elles sont semées. Ce n'est pas là certainement le genre d'Aristote, encore moins celui de Saint Thomas; ce n'est en aucune manière le genre de la philosophie sérieuse, et l'on pourrait voir dans ce badinage de forme un indice de faiblesse du fond à dissimuler. On en a pu remarquer déjà l'un ou l'autre exemple dans ces citations. L'exposition du système aristotélicien sur l'essence des corps n'est qu'une perpétuelle allégorie oii l'on compare la matière et la forme à deux époux, leur union à un mariage, leur sépa- ration à un divorce et le reste à l'avenant. Chose curieuse! vingt-cinq ans plus tard, le célèbre Geulincx dans ses Satur- nalia déversera le ridicule à pleines mains sur ces théories péri- patéticiennes, et, dans ce langage métaphorique, il cherchera des armes contre elles. Les traits d'esprit de Ghiffene n'épargnent pas même les professeurs, témoin cette question placée à la tin de la onzième thèse de logique : « Pourquoi ne pourrions- (14) » nous pas donner notre assentiment à deux contradictoires » en forme, s'il est vrai que le disciple doit croire son maître?» La dixième ne manque pas non plus de sel : « l'autorité implique » toujours la véracité et la science réelles ou supposées réelles ». Si Ton se rappelle que le traité de Froidmont sur la compo- sition du continu ^, dont il est fait mention dans les lettres de Descartes, parle de la divisibilité indéfinie des corps, il ne sera pas malaisé d'y voir une allusion dans la thèse suivante, où l'on rapporte, à propos de la quantité, que les uns la com- posent d'atomes, les autres de parties divisibles à l'infini, en ajoutant : « Hinc acerrima^ disputationes : Quid mirum? se » mutuo non intelligunt; nos ergo libenter docebimur ». Pour résumer notre pensée sur l'enseignement philoso- phique à Louvain, nous dirons qu'on y était en général fidèle aux doctrines de l'École, mais qu'on y remarque une tendance excessive à douter, à s'occuper de questions minutieuses, à envisager l'enseignement sous une forme peu sérieuse. § 7. Si maintenant nous passons aux autres facultés, nous retrou- vons encore des doctrines philosophiques, mais enseignées par occasion. 11 est naturel que les professeurs de théologie, de médecine et de littérature, au cours de leurs explications, arrivent aux confins de ces branches et de la philosophie. Dès lors il leur était difficile, sinon impossible, de ne pas envahir le terrain des philosophes. Et si cela est vrai pour tous les temps, ce l'était encore plus aux temps dont nous parlons, où les limites respectives de chaque science étaient moins nette- ment tracées et surtout moins respectées que de nos jours. Il n'y a pas lieu d'insister longuement sur les professeurs de théologie dogmatique : leur enseignement était conforme à la * 11 n'a paru qu'en 1651, comme on le relève du catalogue de la biblio- thèque du Cardinal de Sluse; mais les questions dont il s'occupe étaient agitées auparavant. ( 1^ ) doctrine traditionnelle de l'Ecole, et, plus spécialement, à celle de Saint Thomas, dont ils expliquaient la somme théologique depuis 1596 i, époque où l'on avait abandonné les « Livres de sentences » de Pierre Lombard. Quand on sait la quantité prodigieuse de thèses et d'arguments philosophiques qu'on rencontre dans cet ouvrage de Saint Thomas, on se rend facile- ment compte de la part très considérable que prirent à cette époque les théologiens au mouvement philosophique. Les commentaires de nos compatriotes Guillaume Merchier, né en 1572, mort en 1639, Jean Wiggers, né en 1571, mort en 1639, sur la somme de Saint Thomas, travaux auxquels le nom de traités conviendrait bien mieux que celui trop modeste de commentaires, montrent bien ce qu'était alors une leçon de théologie : autant une leçon de philosophie que de dogme. Leur enseignement était rigoureusement conforme aux tradi- tions scolastiques; on n'y trouve pas cette propension au scepticisme et au badinage que nous avons relevée chez Laurent Ghiffene, ce qu'il faut attribuer au caractère sacré et éminemment dogmatique de la théologie, objet principal de leurs travaux. Parmi les membres de la faculté de théologie, il en était un cependant dont la voix ne s'accordait pas avec celle de ses collègues toutes les fois que l'occasion l'amenait à traiter des mêmes matières : c'était le fameux Jansenius, qui, alors déjà, tout en faisant son cours d'Ecriture sainte, tra- vaillait jour et nuit à son « Augustinus », où, comme nous le verrons plus tard, il multiplie à plaisir les attaques contre Aristote et les scolastiques. Mais c'était l'unique exception : tous ses confrères étaient partisans zélés de la philosophie et de la théologie de Saint Thomas et des autres docteurs de l'Ecole. §8. Les humanistes de Louvain étaient dans une situation tout autre que les théologiens ; leur commerce continuel avec l'anti- quité classique leur faisait oublier quelque peu la théologie et * Paquot, Mémoires, l. IX, p. 156. (16) ia philosophie scolastiques i. Charmés par l'élégance et la pureté du style de leurs auteurs favoris, frappés de la vérité d'une foule de leurs aperçus, ils arrivaient, sans s'en rendre compte, à excuser, sinon à admettre certaines de leurs erreurs. Sans doute ils étudiaient encore Aristote, mais les autres écrivains philosophes de l'antiquité leur plaisaient davantage. Au mérite du fond, par oi^i ils approchaient d'Aristote, et au mérite de la forme, par où souvent ils le surpassaient, se joignait l'attrait de la nouveauté; dans leur adolescence ils avaient pâli sur les traités du Stagirite et sur les commentaires subtils dont on les accompagnait. Juste-Lipse, mort en 1606, mais qui se survivait dans ses ouvrages édités et réédités plusieurs fois dans la première partie du XVII« siècle, représente bien cette classe de philosophes littéraires ou plutôt de littérateurs philo- sophes. Sans être l'ennemi de la scolastique et d'Aristote, comme le prétend Bouillier 2, le premier triumvir de la répu- blique des lettres 3 aurait voulu voir régner dans les écoles la philosophie du Portique conjointement avec celle d'x\ristote : « Peripatetici in scholis soli régnant. Quis pellet? nec velim, » nec debeam fortasse : dividuum tamen hoc regnum facere » et collegas dare, nescio an non sapientia mecum optet » Aristoteles dialectica firmiter et composite tradidit, item » physica.... Ideo utiliter, quod ad bas duas partes attinet, in » scholas receptum fateor. At in theologicis, in ethicis, in ipsis * C'est ainsi que nous voyons Froidmont, plus tard défenseur zélé de l'ancienne doctrine, se ressentir au commencement de son professorat philo- sophique des quatre années qu'il avait passées dans renseignement de Télo- quence. Qu'on en juge par ces paroles extraites de la préface de ses Cœnœ saturnalitiœ : il se défend d'avoir enseigné des nouveautés astronomiques : « Nos velul a fato cieci aut in œvum Pyrrhonis delati, dubitamus videre quae videmus : et nihil credere nisi lippientibus aliquot e mucida antiquitate senecionibus prcevisum offirmamus. « Lovanii 1616, préface non paginée, à la lin. 2 Bouillier, t. I, p. Jî : « C'est au nom de Zenon, de Sénèque et d'Epictèle ((ue Juste-Lipse proteste contre la scolastique et contre la morale d'Aristote. >> 3 Les deux autres étaient Casaubon et Scaliger. C 47 ) » physicis, quam multa praeclara, rara, Pythagorici aut Stoïci )) dixerunt? et quaedam alla etiam alii i ». Juste-Lipse, d'ailleurs, ne voulait pas plus se courber sous le joug deSénèque que sous celui d'Aristote : «Je veux, dit-il, juger » comme on juge au sénat, sans me borner à entendre, mais » après examen ; suivre toujours l'avis d'un autre n'est pas le » fait d'un législateur, mais d'un factieux. Je vénère les décou- » vertes et ceux qui les font, mais comme on doit vénérer des » hommes, qui sont nos guides et pas nos maîtres. » Ces fières paroles font du bien à lire; il n'était pas hors de propos de les faire entendre au temps de Juste-Lipse, où, il faut bien le dire, quelques philosophes scolastiques portaient un amour exagéré au Stagirite '2. Celles qui commencent la cinquième dissertation ne sont pas moins belles : « Par tout ce qui précède, j'ai voulu » prouver qu'on ne doit adhérer strictement ni à un homme, ni )> à un parti. Quel esclavage serait-ce là? Qu'un autre subisse le )5 joug. Dites avec moi et Sénèque « Non me cuiquam mancipavi , » nullius nomen fero ». Et s'il faut être d'une école, il n'en est » qu'une où je veuille bien entrer : c'est l'école éclectique ^ ». ' Manuduclio ad phitosophiam stoicariiy lib. 1, diss. IV. Anlverp., 1610, p. 9. - Libert Froidniont, quelle que fût d'ailleurs la sagacité de son esprit, n'était pas exempt de ce défaut. Dans ses commentaires sur les questions physiques de Sénèque, dont la première édition fut faite eu \f)^îi, {Senecœ opéra curn comment. Justi IJpsii et Lib. Fromondi, Antverp., 1655, in-f^ p. 684), Sénèque ayant expliqué les halos comme des cercles d'air lumineux produits par le choc de la lumière, à la façon des cercles produits sur la surface de l'eau par le choc d'une pierre, Froidmont annote le passage comme suit : « Nunquam cogitabo laie quiddam fieri, nisi lumen corpus esse mihi probaveris quod aerem ictu terebret et discutiat ut pisciuam lapis : quod Arisloleles et ratio longe respuit (qu'on remarque ce verbe au singulier après le double sujet). Seneca ergo. quia ab Aristotele, et vero, hic abivil et comparatione ista piscinae pinguiuscula circumventus et abductus fuit. » ' Quand Juste-Lipse a écrit dans la préface de son traité De Comianlia, paru pour la première fois à Francfort en 1595: » ^Etatem lolam in aditu philo- sophiae versanlur, adyta ejus nunquam vident », il n'entendait pas apprécier les philosophes scolastiques en général, ni même ceux de son temps, m: is simplement ceux du pays où il se trouvait alors, ainsi que le montre le Tome XXXIX. 2 ( 18) Parmi les philosophes humanistes du temps, citons-en encore un : Erycius Puteanus (Henri Vande-Putte), de Venloo, né en 1574, mort en 1646. Lui aussi tient ù ne pas rejeter Aristote des écoles; et même, dans la longue liste de ses opuscules, nous en voyons plusieurs dont la matière est puisée tout entière dans les traités moraux, politiques, et autres d' Aristote ^ ; par contre, il voudrait voir introduire d'autres philosophes que lui, nommément Épicure 2. Quand Gassendi, le grand admirateur de ce dernier chef d'école, n'avait encore que dix-sept ans et faisait sa philoso- phie à Aix, Puteanus entreprenait déjà la réhabilitation d'Épi- cure en publiant un recueil de ses maximes. Environ vingt ans plus tard, Gassendi, dans son voyage en Belgique et en Hollande, s'arrêta à Louvain et se mit en rapport avec Erycius Puteanus. Ce fut l'origine d'une correspondance philosophique entre ces deux hommes éminents, dont quelques lettres nous ont été conservées dans l'épistolaire de Gassendi 3. Dans la première, Gassendi, après avoir loué Puteanus d'avoir fait l'éloge d'Épi- cure, juge que tout n'a pas encore été dit et annonce sa réso- lution d'écrire sur ce philosophe. Dans la troisième, il le félicite d'admirer Épicure, et en 1636, la seule lettre de Puteanus que nous trouvions au milieu de celles de Gassendi n'est d'un bout à l'autre qu'un panégyrique enthousiaste du penseur athénien. Si nous insistons sur ces détails, c'est qu'ils contexte antérieur : « hic philosopbantium vulgus haerent in verbis aut captiunculis, et œtateni lotam, etc. ». * Enchiridion Ethicum, ex Arislotele olim coUectum, Lovanii, 1620. — Civilis doctrinœ lineœ, qtiibus Aristolelis Polilicorum libri très primi reprœ- sentantur, Lovanii, 1645. — In Arislotelem de virtutibus et viliis (inédit). — Doctrinœ Arisfotelicœ epitome (inédit). Cf. Paquot, Mémoires. 2 Epicuri senlentiœ aliquot aculeatœ, Lovanii, 1609-1645, Kuptai So^at sive philos. Epicuri (iuédii). — Vitœ humanœ bivium ex Platone, Aristotele aliisque philosophis antiquis, Lovanii, 1645. ' Gassendi opéra omnia, Lugduni, 1658, t. VI, p. 11. Gassendi à Puteanus. Bruxelles, 1628, 9° ivalend., aprilis, p. 16. Bruxelles, 1629 : 7 id. junii, p. 27. Paris, 1629, pridie id. decembris, p. 39. Paris, 1650, 4 id. septembris, p. 593. Puteanus à Gassendi, 1636, Louvain, nono novembris. (19) sont importants pour notre sujet. En effet, le système d'Épi- cure sur l'essence de la matière, pris en gros, est le système atomistique ; il sera aussi celui de Descartes. Les admira- teurs d'Epicure deviendront bien facilement les admirateurs de Descartes et les ennemis de l'un seront ceux de l'autre. Puteanus avait à Louvain toute une école, on n'en peut douter. Un passage d'un ouvrage de Froidmont contre Gisbert Voëtius nous l'apprend en même temps que l'existence dans l'Université d'une école opposée. Gisbert Voëtius, attaqué dans deux ouvrages par Jansenius, avait répondu par un opuscule intitulé Desperata causa papatus, où il s'en prenait incidemment à Libert Froidmont. Celui-ci, dans la brochure Crisis causae desperatae, réfuta Voëtius au nom de Jansenius, et ajouta à son ouvrage un appendice où il se défend lui-même contre les attaques personnelles de Voëtius. « Sed placet quod fero- » ciam qua Jansenium durissime exerces, molli joco risuque » aliquando in me frangis, aisque me ex concilio constantiensi « satagere quosdam Lovanii Democriticorumatomorumdefen- w sores, si non Doctores, saltem Licenciatos hœreseos promo- » vere. » L'accusation rapportée, Froidmont se défend d'avoir voulu faire autre chose que de montrer la très grande impro- babilité de l'opinion de Démocrite, d'Epicure et de Wicleffsur les points et les atomes, et d'écraser ces philosophes sous le poids d'une autorité sans doute inférieure à celle de Dieu, mais pourtant fort considérable, savoir celle des plus doctes catholiques qu'il y eût au temps du concile de Constance ^. §9. Dans la faculté de médecine, on retrouve chez Tun ou l'autre cet esprit de réaction contre les doctrines traditionnelles de ' Lib. Promondus causœ desperatœ Gisb. Voëtii crisis, editio 2a, correction. Lovanii, lypis Sasseni et Nempaei, 1665, in-4°, chapitre -io, p. 285. — La première édition est de 1656. Cf. chapitre XIX, p. 96 : « 0 pinguis et animalis niinervœ iheologia ! Taies olim in philosophia erant Epicurei et Dcniocriiici, ( 20 ) l'École. C'est là que la nouvelle philosophie allait recruter ses principaux défenseurs à Louvain et aussi son plus grand adversaire. Parmi les professeurs de cette faculté se distinguait l'Anversois Thomas Fyens ou Fienus. Ce n'était pas seulement un médecin distingué, mais il avait encore publié plusieurs ouvrages s'occupant autant de philosophie et même de théologie que de l'art d'Esculape. Dès l'année 1620, dans un opuscule très intéressant intitulé : De formatrice fœtus, où il recherche à quel principe est due la conformation des organes du fœtus humain, il revendique l'indépendance pour la science, spécia- lement pour la philosophie et pour la médecine. Il faudrait en transcrire toute la dédicace i, dont l'objet unique est de montrer que l'autorité de Galien, d'Aristote et de n'importe quels docteurs, fussent-ils même les plus savants, doit céder le pas à la raison. La vérité, s'écrie-t-il, est l'âme de la philosophie et de toute science; or, la vérité est avant tout ce qui est conforme non pas à l'opinion de tel ou tel, mais aux enseigne- ments de la raison et de l'expérience. Je le confesse, j'ai toujours eu assez de liberté de pensée pour ne pas me préoccuper du sentiment d'Hippocrate et de Galien, de Platon et d'Aristote, maisbien des raisons sur lesquelles ils l'appuyaient. Entretemps, ajoute-t-il, « ea sœculi nostri infelicitas ac diffidentia est, ut » a majorum opinione dilabi piaculum videatur et qui id facere » ausus fuerit, omnium ora, dentés calamosque incurrat ». Dans le cours de l'ouvrage, il revient diverses fois sur ce sujet. Ainsi, lorsqu'il essaie de prouver que la semence n'est pas animée avant la conception, une difficulté se dresse devant lui : l'opinion opposée a été soutenue par Galien et Aristote. Ce serait long et pénible, répond-il, que d'entreprendre la critique des témoignages d'Aristote; ce serait même chose inutile, surtout que le défenseur d'une opinion nouvelle n'a pas quos Plato idcirco yt]yBvzici lerrae filios appellabat; quod lerram tantum sapèrent et nihil in niundo esse sapèrent nisi materiale et quod manibus possent pal pare ». * A François Paz, premier médecin du roi d'Espagne et des archiducs de Belgique. (21 ) besoin de citer des autorités, mais bien d'établir son opinion sur des raisons vraies et solides i. Ailleurs, après avoir rapporté l'opinion d'Aristote sur les âmes qui se succèdent dans le fœtus 2 et rejeté une interprétation bénigne, il formule sa conclusion de la façon suivante : je n'ai rien à répondre à l'autorité d'Aristote, si ce n'est : « Amicus Plato, amicus Socrates, amicissimus Aris- » toteles, sed magis arnica veritas 3 ». Ailleurs encore, après avoir établi que la faculté d'engendrer n'est autre chose qu'une forme de la faculté de nutrition et que, par conséquent, il n'y a que deux facultés végétatives, celle-là et celle d'accrois- sement, il termine par cette phrase caractéristique : « Cette » division des facultés végétatives, quand même elle serait » contraire à l'enseignement de Galien et d'Aristote et de » tous les autres, tant médecins que philosophes, ne serait » pas pour cela contraire à la vérité; or je juge qu'il faut » préférer la vérité à toutes les opinions de tous les hommes, » fussent-elles vieilles de beaucoup de siècles 4- ». Fienus, quelque valeur qu'il donne à la raison individuelle, est cepen- dant un croyant sincère, et il le montre par les lignes qui terminent son livre : « Finio nunc et quidquid dixi Sanctae » Romanse Ecclesia^ judicio ac censuras lubens ac humiliter » submitto ». Il était profondément persuadé, comme nous le dira plus loin Gassendi, que cette soumission n'exigerait jamais de lui le rejet d'une thèse évidente, la foi et la raison venant toutes deux d'un Dieu qui ne peut se contredire. En 1629, année où, comme nous l'avons dit plus haut, Gassendi vint à ' De fonnalrice foetus, Anlverp., 1620, question 5, p. 74. 2 Arislole, Saint Thomas et les scolastiques enseignent que le fœtus, avant d'être informé par Tàme raisonnable, Test d'abord par une âme végétative, semblable à celle des plantes; puis, celle-ci disparaissant, par une âme à la fois végétative et sensilive; celle seconde âme à son tour fait place à l'àme raisonnable. ^ Ibidem, question 8, p. 182. * Ibidem, question 9, p. 276. Queslion 6, p. 106, nous lisons encore : « Fateor hauc esse mentem Aristo- telis; sed quid refert mentem ejus esse si non probet eam; et si argumentum seu exemplum quod ad probandum assumit, sit imperlinens et invalidam? » ( 22 ) Louvain, Fienus lui remit un exemplaire de son dernier ouvrage récemment paru. C'était le troisième sur la môme question : la recherche du moment de l'animation du fœtus par l'âme raisonnable. Il soutenait qu'elle avait lieu environ le troisième jour après la conception. La réponse de Gassendi, datée de Bruxelles i, est digne d'attention, parce qu'elle révèle de nouveau ses dispositions et celles de Fienus, comme aussi celles de leurs communs adversaires. « Ego », y écrit-il, « qui » illam philosophandi libertatemtantopereamo, haudhserebam )) illum mihi abs te librum traditum in quo arnica veritas, in » quo amicus Plato placeret. Deum vero immorlalem ! quam » non inanis me lactavit spes! quam multa passini agnovi » vestigia generosi animi! quam sajpe quasi subsilii, propter » ingenuam indolem, qua te veritate, qua te philosophia » dignum indicasti! » Gassendi se plaint ensuite amèrement de ce qu'on trouve à peine un philosophe sur mille qui ne se laisse pas guider par les opinions d'autrui et qui plutôt « dor- » mienti leoni barbam vellant quam ut abstrusum aliquid per » se ac serio perscrutentur ». Sans doute, continue-t-il, votre adversaire ^ est louable de veiller à ce que la philosophie soit chrétienne ; mais vous, vous l'êtes au plus haut point de traiter une matière philosophique par des arguments philosophiques, tout en ayant soin de respecter la foi. Car, où la foi enseigne quelque chose, dire n'importe quoi contre cet enseignement est une témérité, pis que cela, c'est une folie. Mais là où elle ne dit rien de clair, qu'est-il besoin de jeter la confusion dans toute la philosophie en se basant sur des points de théologie mal définis? N'est-ce pas là la source d'où ont découlé en philosophie tant d'absurdités, qui en ont fait un monstrueux assemblage de rêveries 3 ? Il y avait d'autres esprits indépendants que Fienus dans la ' Gnaseivli opéra omnia^ Lyon, 1658, t. VI, p. 17. ^ Antoine Ponce Sania Gruz, médecin du roi d'Espagne. ' En fait, la philosophie du temps de Gassendi ne s'écartait peut-être pas autant de ces principes que l'auteur le prétend ici. i 28 ) faculté : Girard de Villers, par exemple, qui n'hésita pas à mettre le travail de son collègue au-dessus des travaux ana- logues d'Aristote ^. Pierre Gastellanus, dans une épigramme grecque, mise en tête de l'ouvrage de Fienus, le loue d'avoir enseigné autre chose qu'Aristote et Galien -, tandis que Libert Froidmont, de la faculté des arts et philosophe péripa- téticien, tout en reconnaissant le talent de l'auteur, garde une réserve prudente quant au fond même de la thèse. § 10. Il est temps d'en venir aux philosophes qui n'occupaient pas de chaire dans les établissements d'instruction publique et qui exerçaient leur influence par le moyen de leurs ouvrages. Nous n'en voyons citer que deux dans la Patria Belgica 3 : Guillaume Mennens, d'Anvers, et Jean-Baptiste Van Helmont, de Bruxelles. Guillaume Mennens est un auteur bizarre, opposé à Aristote et à la scolastique, chimiste ou plutôt alchimiste, qui a écrit trois livres sur la Toison d'or; il s'y occupe, prétend- il, de la philosophie sacrée des prophètes, de la philosophie choisie et unique des mystères admirables de Dieu, de la nature et de l'art. Paquot, où nous puisons ces détails '', l'apprécie en quelques lignes : « c'est une histoire allégorique, symbolique, physique, chimique et alchimique de Gédéon et ^ I.egrr-Mt liimc lihium rermn n:iUirn Fieni, Nescio quo casu, nomine |)raelerito; Ac rerneus operiim palefacla airaiia suoruin, Adtiurlo luec djxil verl)a siipcreilio : Aut eiiomi t scripsi ha;c, daiur aul nalura secnnda, Aul Genius noslro major Aiislotcle. 2 Ttç aoi TTiQ oûazMç xpucpîa; wt^e xsXeûOou;; ou§£V ApiaxoTÉX-r^ç éôiôâ^axo Tjôè raArjVÔ!;, ^ Patria Belgica, Belgique morale et iiitellecluelle. Histoire de la philo- sophie, par M. Van Meenen, p. 129. * Paquot, volume XII, p. 444. ( ^^4) de Jason, ou, si l'on veut, c'est un ramas de visions ». Et dire qu'un tel ouvrage a eu les honneurs de trois éditions, dont pourtant la première seulement s'est faite dans notre pays! Mennens n'a guère eu d'influence, puisque les biographes le mieux renseignés ne donnent que les dates de sa naissance et de sa mort et le titre de ses ouvrages. § 11. Jean-Baptiste Van Helmont, de Bruxelles, est un philosophe d'une tout autre valeur , et sa renommée, très considérable après sa mort, fut déjà fort grande de son vivant. Sa vie et même certains points de sa doctrine présentent des rapports frappants avec la vie et la doctrine de Descartes, son contem- porain. Tous deux étudient avec succès la philosophie de leur temps et puis jugent n'y avoir rien appris. Si Descartes s'occupe surtout de philosophie et de physique, sans négliger la méde- cine, Van Helmont prend la médecine pour objet principal de ses travaux, non sans faire souvent des excursions dans le domaine de la philosophie et de la physique. Pour acquérir la science, ils quittent tous deux leur patrie et voyagent pendant de longues années dans les pays étrangers. Partout où ils se fixent, ils continuent leurs expériences et leurs écrits, sans chercher à monter dans aucune chaire. L'Université d'Utrecht et les ministres protestants mettent des entraves à la propagation des idées de Descartes ; l'Université de Louvain et le tribunal ecclé- siastique de Malines en mettent à la propagation de celles de Van Helmont. L'analogie de leurs méthodes est encore plus remarquable. Descartes rejetait les doctrines des anciens , spécialement celles d'Aristote; Van Helmont, selon CaramueH, et comme il est d'ailleurs manifeste par la lecture de ses ouvrages '^, était l'ennemi juré de Galien et du Stagirite. * Cité |njr Brlcker, Histoiia phUosophiœ, Lipsiœ, ITOa,!. IVjiariie I, p 715. * Suppfcrnentum de Spadanis fonfibus, Leodii, i6^4, paradox. 2, p. 17: « Restai cœteru m veiiiam pelere, nosliae ul induigeanl libertali mânes Aristo- (28) Descartes affectait de ne pas étudier dans les livres; Van Helmont se vante plusieurs fois de s'être débarrassé de tous les ouvrages qu'il s'était procurés à grands frais i. L'expérience et la médita- tion, voilà les deux manières d'étudier du philosophe français ; ce sont aussi celles que Van Helmont préconisait : il s'appelait lui-même dans ses ouvrages le philosophe par le feu « philo- sophus per ignem ^ », et semble même avoirporté laméditation à un degré où elle n'est plus qu'une sorte d'exaltation morbide, tandis que Descartes entend par là une série de raisonnements faits à part soi, en partant de principes certains et évidents ; et pourtant, dans le principe Descartes avait accordé une grande importance à des songes et à des visions. Tous deux encore contestent l'utilité de la logique, notamment du syllogisme, e.t telici, si fontes ex condensatione aeris nasci, aesliniavero somnium, nalurae jnipossibile ». Ibidem, paradox. numero-crilico, p. 51 : « Solo namque Aristolelis slaluto qiiod conlra negautem principia, non sil dispulandum, Philosophia in obscu- rum delata mansit. Eteniin si non imperandum salleni nec serviendum lilier- rimJs judicii niuneribus est, anlecedentium gregem sequenles, non quia hc eundum, sed quia sic sil itum ». Knnemi d'Arislote, Van Helmont était et se disait disciple d'Hippocrate : il prend ce titre au frontispice du Supplementum : J. B. Van Helmontius, Belga, medicus Hippocralicus et Hermeticus. Hippocrale est loué par lui, ibidem, paradox, 3, p. 22; paradox. 4, p. 32; paradox. 6, p. 46; paradox. numero- critico, pp. 56-57. ' Van Helmont, Ortus Medicinœ, Amsterodami, 1652, 4", p. 11, col. a: « Deserui itaque confestim, omnes omnium libros » ; ibidem, p. 660, col. b : « Fastiditus itaque cœca prœsumplionis pridem meae ignorantia, libros abjeci ». * I/expérience renverse les songes dont le monde s'est repu jusqu'à mainte- nant : « plurima nempe somnia quibus muiidus se haclenus circumveniri passus est mechanica ars Vulcani illudit cachiniio » ; paradox. 2, p. 19. Ibidem,, paradox. numero-crilico, p. 54: « Quapropier anaiysis per ignem adeunda est, quse sam ut reclusionem corporum, ita eorumdem compagem certam, ante oculos proponil, cerlioreque spondet slutlio quam quae de materia prima, privaiione, fortuua, casu, infinito et vacuo, insomnia, jejuno adhuc ore, adolescentum verlerit doclrina ». Cf. ibidem, p. 65, un texte où l'on retrouve réunis tous ensemble et d'une façon piquante les traits caracté- ristiques de la méthode de Van Helmoni. ( 26 ) veulent simplifier les règles de cet art. Quoique les méthodes se ressemblent et que les expériences de l'un et de l'autre les aient tous deux la plupart du temps conduits à la vérité, leurs méditations personnelles ont abouti à des systèmes tout diffé- rents. C'est de part et d'autre un spiritualisme outré, avec cette différence essentielle que Descartes exagère le spiritualisme de l'âme raisonnable et enlève à la matière, aux animaux et aux plantes tout principe supérieur, tandis que Van Helmont en attri- bue aux minéraux mêmes et multiplie dans l'homme les êtres spirituels. Mais Descartes eut le mérite de parler un langage clair et aussi exempt que possible de toute terminologie technique, tandis que Van Helmont n'a fait que substituer au langage scolastique, entendu de toutes les écoles, un langage propre à lui et intelligible à peu près pour lui seul. Le médecin bruxel- lois a d'ailleurs pris moins de soin encore que Descartes pour éviter les innovations théologiques, et si, chez ce dernier, l'autorité ecclésiastique a trouvé des points obscurs, au moins ne s'est-elle pas opposée à lui d'une façon aussi vive qu'elle Ta fait à Van Helmont. Van Helmont eut d'ailleurs le tort d'étendre ses innovations à la théologie. H attacha de l'importance à des doctrines cabalistiques t qui n'en méritaient guère. Quant au fond même de ses idées cosmologiques et anthropologiques, si on les distingue de certains points particuliers de chimie, où Van Helmont a fait des découvertes intéressantes, elles sont gratuites, afïirmées sans preuve, souvent même fausses et absurdes; ce qu'elles ont de vrai avait déjà été dit et mieux dit peut-être par les anciens. Quoiqu'il ait été son contemporain, nous ne croyons point que les idées de Descartes aient pu exercer quelque action sur lui. H menait une vie assez retirée dans sa maison d'e Vilvorde. A partir de 1629, commencèrent les déboires que ^ Suppinnentam, parapicient, viMissimam lanien ». Paradox. 3, p. :2o : « Quam fodinarum dispensatinnem \-or îrivinU'iu liir am, in suus P(M'oIfdorum l'uiidos .\d'i'ti (lisling.iiiil ». (27 ) lui suscita son livre De magnetica vulnerum curatione, publié en 1621. En 1634, la réimpression clandestine de cet ouvrage causa son emprisonnement. Les années qui suivirent ame- nèrent la maladie et la mort de ses enfants et de sa femme. Enfin, en 1639, commença l'infirmité qui devait le conduire au tombeau, le 31 décembre 1644, après cinq années d'une chétive existence. D'oii il est facile de voir qu'il n'a guère eu la liberté d'esprit voulue pour profiter des ouvrages de Descartes, dont le premier avait paru en 1637, quand Van Helmont avait atteint sa soixantième année. Nous examinerons plus tard si les opi- nions de Van Helmont ont été connues par le réformateur français. § 12. Arrivés au terme de ce chapitre, résumons-en brièvement le contenu. La philosophie le plus en vogue dans notre pays était la phil.)Sophie scolastique; mais, outre que dans les ditiicultés de sa terminologie, dans la multitude, la minutie et la subtilité de ses questions, elle recelait en elle-même certaines causes de décadence, au dehors des adversaires plus ou moins déclarés la combattaient en patronnant des systèmes qui n'étaient pas les siens. Ses ennemis déclarés, quand ils n'évoquaient pas des idées anciennes, se contentaient de la battre en brèche, sans songer encore à ce par quoi ils remplaceraient la scolastique tombée ; ou, s'ils apportaient des idées neuves, ils se mettaient dans une condition plus désavantageuse que ceux mêmes qu'ils voulaient abattre : leur langage était aussi barbare que celui des écoles et leurs nouveautés offensaient souvent la foi ou la raison. La philosophie de Descartes, entrant en scène, allait profiter des faiblesses des uns et des autres et finalement s'établir presque maîtresse absolue de la place. (28) CHAPITRE II. UU CARTÉSIANISME EN BELGIQUE DEPUIS l'aRRIVÉE DE DESCARTES EN HOLLANDE, EN MAI 1629, JUSQU'a LA PUBLICATION DU DISCOURS DE LA MÉTHODE, EN JUIN 1637. Sommaire. 1, Rapports de Descartes avec Isaac Beeckmann. — Il écrit le Traité de la musique. — 2. Il sert sous le comte de Bucquoy (1621). — 3. Il passe quelques jours en Belgique (1622). — 4. Le cardinal de Bérulle recommande Descartes aux oratoriens de Flandre (1628). — 6. Henri Reneri, de Huy, donne à Descartes l'idée de ses « Météores ». — 6. Vopiscus-Fortunatus Plempius d'Amsterdam; ses premiers rapports avec Descartes. — 7. Séjour du P. Mersenne en Belgique et ce qu'on pensait dans notre pays du séjour de Descartes en Hollande. — 8. Reneri, premier professeur cartésien. — 9. Sylvius, de Braine-le-Gomte, et Descartes. §1. Descartes se trouvait en 1617 à Bréda, où il servait en volon- taire dans l'armée du prince Maurice de Nassau. Il y fit la connaissance d'un Belge, dans une circonstance assez piquante. Un inconnu, raconte Baillet ^, avait fait atticher un problème rédigé en flamand, en demandant qu'on le résolût. Descartes, qui alors ne savait pas le flamand, pria un passant 2 de lui donner la traduction latine ou française de l'énoncé ; elle lui fut faite en latin, et le lendemain. Descartes apportait au traducteur la solution raisonnée. Tel fut le commencement des * Volume J, |). 45. - Voyez ce que Descaries écrit à Beeckmann, 0. volume VI, p. 161 : P;ir une simple rencontre et suis aucun choix, j'ai contracté habitude avec vous pour m'èlre rencontré par hasard en garnison dans une ville frontière, oîi je ne pus trouver que vous seul qui entendît le latin. ( 29 ) relations entre Descartes et Isaac Beeckmann. Ce dernier était originaire de Middelbourg, dans la Flandre orientale ^, où il était né vers 1570. On ignore pourquoi il quitta notre pays; mais le fait est qu'en 1617, il était fixé en Hollande. Pendant les deux ans que Descartes y passa, ils s'occupèrent ensemble de physique et de mathématiques. Sur les sollicitations de notre compatriote, Descartes rédigea le Traité de la musique^ son premier ouvrage. Baillet, après avoir révoqué ce fait en doute, p.45,raffirmep. 203^. Ce qui le prouve d'ailleurs suffisamment, c'est que, d'une part, Descartes avait remis à Beeckmann le manuscrit original 3, et que, d'autre part, le traité porte à la fin les paroles suivantes : « Je veux néanmoins que cet avorton de » mon esprit vous aille trouver pour être un témoignage de » notre familiarité et un gage certain de l'affection particulière » que j'ai pour vous; mais à condition, s'il vous plaît, que » l'ayant enseveli parmi vos pancartes dans un coin de votre » cabinet, il ne souff're jamais la censure et le jugement d'autres )) que vous cet ouvrage a été composé à la hâte pour plaire » à vous seul ^ ». Bien que Fétis ^ estime cet opuscule peu digne du nom de son auteur (lequel, à en juger par les paroles qu'on vient de * QuETELET, Histoire des sciences, p. 18ô. Le Middelbourg dont il est ici question est-il bien celui de la Flandre orientale? V. là-dessus Jacobus Kok : Vaderlandsch ivoordenboek, i'^" druk, Amsterdam, i786, 8°, t. V, p. 507. — Descartes ne semble pas avoir en haute estime les mœurs de l'endroit. « Sachant de quel pays vous étiez et comment vous aviez été élevé, ce que vous faisiez de mal devant moi, je l'attribuais plutôt à rusticité et à ignorance qu'à telle maladie. » 0. volume VI, p. 161. 2 Beeckmann n'avait rien dans son cabinet qui pût être plus agréable au P. Mersenne que la copie du Petit traité de m ws/gwe que M. Descartes avait autrefois composé en sa considération lorsqu'il était en garnison dans la ville de Bréda. Baillet, t. I, p. 203. 5 Ibidem, p. 204. * 0. volume VI, p. S02. Cf. 0. volume VI, p. 80. J'ai retiré l'original du Petit traité de musique que j'avais donné à M. N., étant à Bréda, lettre au P. Mersenne. 5 Biographie des musiciens, in voce t Descartes ». ( 30 ) lire, en demeurerait peut-être d'accord), il n'en est pas moins le premier fruit de son talent; fruit précoce, puisque à l'époque où il l'écrivit Descartes n'avait que vingt-deux ans ; Beeckmann a le mérite d'avoir donné occasion à sa composition. En a-t-il d'autres? L'estime des savants de l'époque semble le prouver : Baillet dit que les étrangers qui voyageaient en Hollande le mettaient au nombre de ceux qu'ils devaient visiter i ; en tout cas, Mersenne et Gassendi sont venus le voir et ont corres- pondu avec lui 2 . On a publié à Utrecht, en 1644, sept ans après sa mort, un recueil de méditations mathématico-phy- siques qu'il avait en manuscrit dès 1629. Mais Descartes l'apprécie en termes peu flatteurs 3 : « Je n'ai jamais rien )) appris davantage de votre physique imaginaire que vous » qualifiez du nom de mathématico-physique, que j'ai fait )) autrefois de la Batracomyomachie d'Homère ou des contes w de la Cigogne. )) Plus loin 4, il accentue sa critique : « Voyez donc, je vous w prie, diligemment, feuilletez votre manuscrit, mettez tout en » compte, et, après cela, ou je me trompe fort, ou je m'assure )) que vous ne trouverez pas la moindre chose du vôtre qui » vaille mieux que sa couverture. » Il est bon de remarquer que ce jugement de Descartes se ressent peut-être des torts que Beeckmann avait causés à si renommée en s'attribuant le Traité de la musique ou tout ai moins en publiant qu'il avait eu Descartes pour disciple. ^ Vie de Descartes, volume I, p. 271. - Ibidem, pp. -20-2, 205. 5 0. volume VI, p. 147. ^ Ibidem, p. 152. II ajoute qu'il a peine à croire que cet ouvrage puisse rien contenir de plus solide que le sont des pierretles et des morceaux de verre. Cf. 0. volume VI, p. 9.5. Descartes y critique le lalin de Beeckmann et, de plus, dit qu'en fait de musique il ne savait que ce qu'il avait appris dans Jacques Lefèvre d'Élaples, et tenait pour un grand secret de savoir que la quinte était comme de 2 à 3 et la quarte de 4 à 5, et n'avait jamais passé plus outre; qu'il trouvait cela si beau que, encore que ce fût tout à fait hors de propos, il l'avait inséré en des tbèses de médecine, qu'il avait soutenues un peu auparavant. ( 31 ) D'après le philosophe français, c'était le contraire qui était la vérité, car, de retour en Hollande, au commencement de 1629, il était venu directement à Dordrecht, où, depuis deux ans, son ami de 1619 était principal et professeur de rhétorique à l'École illustre. « Ne vous souvient-il plus, écrit Descartes, » combien, au lieu de m'aider dans le progrès de mes études, ):) vous y avez apporté d'empêchement, lorsque étant à D., » occupé à des considérations dont vous vous confessiez être )) incapable, vous ne cessiez de m'importuner pour apprendre » de moi certaines choses que j'avais quittées, il y avait long- )) temps, comme des exercices de jeunesse 'i ? » Quatre ans plus tard, il semble que les deux amis d'autrefois se réconcilièrent : Descartes, de retour d'un voyage en Dane- mark, vint à Dordrecht visiter son ancienne connaissance, que la vieillesse et les maladies paraissaient menacer d'une fin prochaine. Il ne mourut toutefois que le 20 mai 1637 2; Descartes n'en avertit le P. Mersenne qu'un an après; et encore ne le fît-il qu'interpellé par ce religieux, et d'une manière fort sèche 3. Pendant son volontariat de deux ans en Hollande, Descartes ne fut mêlé à aucune guerre, la trêve conclue pour douze ans avec les Espagnols en 1609 étant encore en vigueur. En J619, au mois de juillet, il partit de Bréda pour se rendre à Maes- tricht, et de là en Allemagne, où il prit du service dans les troupes du duc de Bavière d'abord, et ensuite dans celles du comte de Bucquoy. Ce dernier avait été choisi par l'empereur Mathias pour commander les régiments levés dans les Pays- < 0. \olume VI, p. 145. '■2 Paquot, volume XVII, p. 402. » 0. volume VII, p. 1S4 : « Le sieur Beeckmanu est mort,. il y a déjà plus d'un an, etje pensais vous l'avoir mandé ». (32) Bas et ailleurs ^. Descartes portait donc les armes sous un général pris parmi les hommes de guerre les plus renommés de la Belgique, et il eut de nos compatriotes pour compagnons d'armes. Cet engagement, pris vers la fm de mars 1621, ne fut pas de longue durée; de Bucquoy ayant été tué le 10 juillet de la même année au siège de Neuhausel, Descartes quitta Tarmée et voyagea en Allemagne et en Hollande. §3. Au commencement de février 16*22, il retourna en France. Entré dans les Pays-Bas espagnols, raconte Baillet 2, il fut curieux de voir la cour de Bruxelles, où se trouvait l'infante Isabelle, veuve depuis le 13 juillet 1621. Peu de jours après, il quitta nos provinces, sans qu'il paraisse y avoir noué aucune relation. §4. Dans les derniers mois de 1628, le philosophe français résolut de quitter pour la seconde fois son pays pour se retirer en Hollande, afin d'y vaquer en paix à ses études favo- rites. Le cardinal de Bérulle, qui l'estimait grandement, lui donna, d'après Tabaraud 3^ des lettres de recommandation pour les oratoriens de Flandre. Si cela est vrai, il est très pro- bable que Descartes se sera rendu en Hollande en passant par le Brabant; nous n'avons malheureusement pu nous éclairer à cet égard. § o. Nous trouvons Descartes à Amsterdam vers la fm du mois de mars 1629; il y va rester quatre ans, sauf un séjour inter- médiaire à Franeker, qui dura un peu plus de six mois, * DE ViLLERMONT, Emest de Mansfeldy Bruxelles, 1863, t. I, p. 102. Baillet, volume 1, p. 97, dit qu'il y avait grand nombre de Wallons dans l'armée du comte de Bucquoy. ' Volume I, p. 105. ^ MiCHAUD, Biographie universel le^ in voce « Bérulle v. (33 ) depuis mai 1629 jusqu'au commencement d'octobre. A son arrivée à Amsterdam, il fit la connaissance d'un Belge, Henri Reneri ou Renier, né à Huy, en 1593. Reneri avait fait ses humanités à Liège, puis sa philosophie à Louvain, où il fut l'élève de Nicolas Bardout, au collège du Faucon i. Étant revenu à Liège pour y étudier la théologie au Grand Séminaire, il tomba sur les Institutions de Calvin, dont la lecture amena son passage au protestantisme 2. H fut impossi- ble de le ramener à ses anciennes croyances et il dut quitter le pays. Il s'en alla à Leyde étudier l'Écriture sainte au Collège des Français. Cinq ans après, il fut déshérité. Pressé par le besoin, il ouvrit une école particulière à Leyde et, après avoir acquis une petite fortune, s'appliqua à la philosophie. Il était à Amsterdam en 1628. Sa connaissance de la langue française et ses relations avec les huguenots français réfugiés le mirent facilement en rapport avec Descartes dès le pre- mier séjour de celui-ci à Amsterdam, séjour qui, du reste, fut de courte durée. Baillet rapporte 3 qu'après une délibération de peu de jours, voulant s'éloigner encore plus du grand monde, le philosophe français se retira à Franeker au mois de mai pour y rester jusqu'au commencement d'octobre. Or, pendant ce temps-là, Gassendi arriva à Amsterdam et précisé- ment au commencement de juillet, il fit la connaissance de deux amis de Descartes, le médecin Waessenaer et notre Reneri ^. * DoMELA INIEU^VE^HU1S, Cômmentatio de li. CarlesH commercio ciim philosophis belgicis, etc., pelil 4", Lovanii, 18:28, p. 95. Lettre de Froidmonl à Plempius, en date du 13 septembre 1657 : « Vidi olim eum discipulum D. Nicolai Bardout in Falcone, qui hodie Brugis ad S. Donatianum est canonicus ^\ — Nous ne savons où Nieuwenhuis (p. 18) a trouvé que Reneri avait suivi à Louvain les leçons des Jésuites ^ Ibilem : « Utinam magislri sui philosopbiam et mentem relinuissel, non doleremus ejus in fide naufragium •^. ■' Volume 1, p. 178. * B.\iLLET, volume 1, p. 201, lui fait devoir cette connaissance à André Rivet de Saint-Maixant, en Poitou, professeur de théologie à l'Université de Leyde. Cf. G.\ssENDi, t. VI, p. 31, où Reneri le dit lui-même. Tome XXXIX. 3 ( ^4 ) Le 10 juillet, en partant pour Ctrecht, il promit d'envoyer au premier une description des parliélies et « une observation romaine » de ce phénomène ; au second, sa propre explication. Aussitôt que Waessenaer eut reçu l'observation, Reneri en envoya une copie à Descartes i , le priant de lui en donner la théorie. Dans i'entretemps, il pressa par lettre Gassendi de tenir sa promesse ; celui-ci s'acquitta le 14 juillet dans une dissertation envoyée de La Haye -. Descartes ne fut pas aussi prompt. 11 était alors tout entier à la psychologie et à la théodicée. Néanmoins, il interrompit ces études pour s'occuper de la question que lui posait notre compatriote. Pour le faire fructueusement, il étudia toute la météorologie et crut après cela avoir trouvé ce qu'il cherchait et, en outre, Texplication de l'arc-en-ciel et généralement de tous les météores. Aussi l'idée lui vint-elle d'en composer un traité, qu'il publierait en français à Paris sous le voile de l'anonyme et comme un échantillon de sa philosophie, « latens post tabellam «, afin d'entendre les éloges et les blâmes et de faire son profit des uns et des autres. Ces détails sont tirés d'une lettre de Descartes lui-même, écrite d'Amsterdam au P. Mersenne et datée du mois d'octobre, lors donc qu'il jouissait de nouveau de la société de Reneri. Ce traité ne vit pourtant le jour qu'en juin 1037, c'est-à-dire huit ans plus tard, et il suffit de le lire pour voir que c'est bien celui que Descartes annonçait dans sa lettre. Ce fut donc un Relge qui donna à Descartes l'idée d'écrire «^ une des ' 0. volume VI, p. 54. < Il y a plus de trois mois ([u'un de mes amis m'en a fait voir (il faut sans doute lire : avoir: dans le texte latin se trouve le verbe communicare) une description assez ample et m'en ayant demandé mon avis, etc. ». - Reneri fil imprimer l'explication de Gassendi en cette même année 1629, mais, à ce qu'il paraît, d'une manière défectueuse; aussi Gassendi la tii-il réimprimer en France l'année suivante, avec le nom de Fleneri au frontisj)ice. Gassendi en envoya des exemplaires à tous les savants de ses amis, notamment à Gevartius, qui les communiqua à Wendelin, à Puteanus et à Fienus. Cf. Gassendi, Opéra t. VI, pp 29, 39, 40, 400 Reneri dut à cette corres- pondance une partie de sa célébrité chez nous et ailleurs. ^ 0. volume VI, p. 54 ^^ Il m'a fallu interrompre ce que j'avais en main pour ( 35 ) principales parties de son premier ouvrage. Au commencement de 1630, Reneri quitta Amsterdam pour devenir précepteur à Leyde, mais son amitié pour Descartes et ses rapports avec lui ne cessèrent pas pour cela. ,^ (^. Dans le même temps, vivait à Amsterdam un jeune médecin du nom de Vopiscus-Fortunatus Plempius. Il avait alors 28 ans, Descartes en avait 33. Originaire d'Amsterdam, il avait fait ses humanités à Gand et sa philosophie à Louvain, dans la pédagogie du Faucon, sous Libert Froidmont, dont il devait devenir bientôt le collègue. En 1620, il obtint la cinquième place dans un concours où prirent part deux cent vingt-quatre maîtres ès-sciences. Il s'en alla poursuivre ses études de méde- cine à Leyde, puis à Padoue, où il eut pour maître le Bruxel- lois Adrien Van den Spiegel, et enfin, à Bologne, où il conquit, après un brillant examen, le diplôme de docteur en médecine. Il retourna alors dans sa ville natale en 1623 et y pratiqua l'art de guérir pendant plus de dix ans i. Or, Descartes, qui était revenu dans cette ville dans les premiers jours d'octobre, y commença d'une manière très sérieuse l'étude de la médecine, nommément de l'anatomie. Son idée était que cette science était extrêmement peu avancée, que son système examiner par ordre tous les météores, auparavant que je m'y sois pu satisfaire sur le phénomène des parhélies. Mais je pense maintenant en pouvoir rendre quelque raison, et suis résolu d'en faire un petit traité qui contiendra l'explicalion des couleurs de Tarc-en-ciel, lesquelles m'ont donné plus de peine que tout le reste, et généralement de tous les phénomènes sublunaires. Au reste, je vous prie de n'en parler à personne du monde, car j'ai résolu de l'exposer en public, comme un échantillon de ma philosophie, « et latere posl tabellam » , afin de voir ce qu'on en dira. C'est une des plus belles matières (le lalin dit : c'est la plus belle des matières) que je saurais choisir, et je tâcherais de l'expliquer en sorte que tous ceux qui entendront seulement le français puissent prendre plaisir à le lire. Cf. J. Brucker, Hist. philosophiœ^t. IV, pars altéra. Lipsiae, 1766, p. 217. ^ Annuaire de VUniversUé de Louvain pour 1845. Notice de M. le profes- seur Haan, pp. 209 et suivantes. ( 36 ) philosophique ne manquerait pas de lui faire faire de grands progrès. Déjà alors, Descartes considérait le corps vivant comme une machine très ingénieuse, où toutes les actions que le sens intime ne rapportait pas n'étaient que des impulsions dues à des mouvements de parties d'une figure donnée . Pour pouvoir montrer que son système était à tout le moins le plus probable, il s'attacha à connaître la structure et le fonctionnement des organismes vivants, afin d'y adapter ses théories. On peut lire dans Baillet la façon assez originale et assez naïve dont il s'y prit. La direction de ses études lui fit faire bientôt la connaissance du Silésien Jean Elichman i, docteur en médecine, très versé dans les langues orientales. Ce fut par l'entremise d'Elichman que Plempius fut introduit auprès de Descartes. Mais nous croyons qu'on lira avec plaisir comment Plempius raconte lui-même ses relations d'alors avec Descartes, relations qui devaient plus tard contri- buer à le mêler d'une façon plus particulière au mouvement qu'excita la révolution philosophique cartésienne dans l'élite de la société intellectuelle de notre pays. Nous extrayons ces détails d'une lettre latine de Plempius à des collègues de l'Université de Louvain, datée du 21 décembre 1052, et publiée avec quelques autres en 1654 "^ sous le titre : Doc- toriim aliquot in Academia Lovaniensi virorum judicia de philosophia cartesiana. « Ego illum virum Amstelredami, » antequam ad cathedram Lovaniensem a serenissima Isabella » vocatus sum, familiariter novi, parario Joanne Heylich- » manno Silesio Medicinae Doctore, et saepe cum eo de rébus » egi physicis... nuUi notus, in pannarii mercatoris domum se » abdidit, sitam in platea, quae a vitulis 3 nomen habet. Ibi ego ^ Baillet, volume H, pp. 25 et '26. — 0. volume VIII, p. 158. « II est morl ici, depuis peu, deux hommes que vous connaissiez, Heyiichman et Hortensius. » 2 Plempius, Fundamenta medicitiœ, 3^ edilio, 1654. En appendice. 5 Rue encore existant de nos jours : Kalfslraal. Ce passage de la lettre de Plempius pourrait peut-être servir à retrouver la maison qui eut Thonneur d'être habitée par Descaries. ( 37 ) >:) illum stepicule invisi : ofFendi semper honiinem libros nec » legentem , neque habentem ; aliquando etiam animalia w secantem, perinde uti Hippocrates circa Abdoram reperit » Democritum. » Laissons de côté ce qu'il peut y avoir de plaisant, ou peut-être de puéril, à se comparer soi-même à Hippocrate et ce qu'il y a d'injurieux pour Descartes à être comparé à Démocrite : nous aurons plus tard à revenir sur cette dernière assimilation, qui, d'après le contexte, aurait été formulée pour la première fois par Plempius i. Ces quelques lignes sont, du reste, tout ce que nous savons des premiers rapports de Descartes avec PI empius; ils se modifièrent en 4633, époque où ce dernier fut appelé à Louvain'^, pour y soutenir la dispute de règle, à la suite de laquelle il fut proclamé le 3 août docteur de VAlma mater et membre de la faculté de médecine. ^ 7. Pendant son séjour à Amsterdam, Descartes avait reçu la visite de son ami fidèle, le Minime Mersenne. Celui-ci, vers le commencement du printemps de 1G30, repassa par la Bel- gique, pensant bien y faire la connaissance des savants catho- liques, comme il avait fait celle des savants protestants en Hollande. Seulement, il paraît qu'à Anvers ses confrères et * L'astronome français I smaël Bouillaud, auleur d'un trailé Dénatura Lucis, paru en 1658, assimilait aussi la philosophie de Descartes à celle de Démocrile et d'Épicure. Il faut lire dans les It tires du philosophe ce qu'il dit de ce rapprochemenl hasardé par son compalriole. 0. volume VII, p. 421, lettre à Huygens du 20 mars 1658, ibidem, p. 451, leltie à Mersenne du 8 octobre 1638. Bouillaud a été en correspondance avec Michel Van Langren, astronome belge, résidant à Bruxelles. ^ Peu s'en fallut que Plempius, au lieu de venir allumer chez nous la guerre entre les anciennes 'dées et les nouvelles, n'allât le faire en Italie. C'est ce qu'on peut voir dans une curieuse leltre d'Erycius Puteanus à G.-J. Vossius ( Vossii et clororum vircrum ad eum epistolœ^ Augusiae Vin- delicorum, 1691, f», p. llo). On y lit que le cardinal Benlivoglio fit offrir à Plempius la première chaire de médecine de l'Université de Bologne. Voyez encore ibidem^ p. 118. (38) quelques catholiques scrupuleux lui firent un reproche de son séjour et de ses fréquentations en pays hérétique. Le bon père s'émut excessivement de ces reproches et en écrivit à Descartes. Celui-ci l'en consola en lui disant qu'étant donné que son voyage aux pays protestants devait être connu, il valait mieux qu'il le fût quand il lui était plus facile d'empê- cher la calomnie et d'y remédier i. Nous n'aurions pas fait mention de cet incident s'il ne nous donnait l'occasion de faire remarquer comment le nom de Descartes put être connu pour la première fois dans nos contrées, grâce aux entretiens de son admirateur le plus convaincu avec les sommités de la science belge. De plus , on pourra comprendre par la mésa- venture du P. Mersenne, une des causes qui influencèrent plusieurs de nos compatriotes contre Descartes "^ : savoir son séjour au milieu des calvinistes et ses rapports avec eux, notamment avec l'apostat Reneri, ami commun de Descartes et de Mersenne. Disons encore que Mersenne s'en vint à Liège 3, deux semaines plus tôt qu'il n'eût fallu : son intention était d'aller prendre les eaux à Spa; comme la saison ne com- mençait que quinze jours plus tard, il dut les passer à Liège, où, paraît-il, il s'ennuya beaucoup 3. Peut-être les Minimes liégeois auront-ils ressemblé aux Minimes anversois. Mersenne était encore à Spa au mois d'août : une lettre de Gassendi , datée de Paris, 6 septembre 1630, à l'orientaliste Jacques Golius nous l'apprend : « Mersennus noster ex Spadanis aquis nondum rediit ». * 0. volume VI, pp. 162 et 165. * Des sentimenls analogues se tirent jour en France. Cf. V Anti-Baillet de .Ménage. Amsterdam, 1725. Réflexions d'un académicien sur la vie de M. Descartes, lettre première, p. 538 : « Ainsi le pénitent de M. de Bérulle, soumis à sa direction, se choisit dévotement une retraite dans un coin de la Nort-Hollande, avec plus de précautions contre les fâcheux, que contre les hérétiques et les Socinieus »\ 3 0. volume VI, p. 162 : « Je regrette les quinze jours que vous avez été trop tôt à Liège; nous eussions b ien pu nous promener pendant ce temps-là ». Cf. Baillet, volume I, p. 213. ( 39 ) .^ 8. Heneri avait quitté Leyde et son préceptorat pour devenir professeur de philosophie à Deventer, dans la Gueldre. C'était là un événement intéressant fort Descartes : en eifet, Reneri était un de ses partisans les plus convaincus, et, grâce à lui, la philosophie cartésienne allait pour la première fois monter dans une chaire d'Université; le premier professeur cartésien fut donc un Belge ^. Un passage d'une lettre de Descartes à 3Iersenne nous rapprend, avec une autre chose encore, savoir que Reneri aurait pu, s'il l'eûtvoulu sérieusement, devenir professeur à Franeker. Cette lettre est datée dans l'édition de Cousin du 15 septembre 1632 : « M. Reneri est allé demeurer à Deventer depuis cinq ou six jours et il est maintenant là professeur en philosophie; c'est une académie peu renommée, mais oi^i les professeurs ont plus de gages et vivent plus commodément qu'à Leyde ni Franeker, où M. Reneri eût pu avoir place par ci-devant, s'il ne l'eût point refusée ou négligée - ». Ce fut sans doute le désir, assez naturel chez un philosophe réformateur, de voir ses idées se propager, qui porta Descartes à quitter Amsterdam au prin- temps de 1633 pour aller s'établir à Deventer. Cette même année vit Plempius nommé professeur des Institutions médi- cales à l'Université de Louvain. C'est ainsi que, presque simul- ' Reneri, pendant sou préceplorat, s'élail clans son enseignement occupé quelque peu de philosopiiie ou plutôt de logique. Il la donnait à la façon de Pierre Ramus, notre quasi-compatriote, en en montrant les règles dans des œuvres littéraires. Il faut lire dans Gassendi ce que celui-ci dit assez malicieusement d'un échantillon de cette logique, consistant dans l'analyse d'une poésie que Reneri lui avait communiquée, et la letu-e où le précepteur revient sur ce sujet d'une façon embarrassée. (Gassendi, Opera^ t. VI, lettre datée de Paris, postridie nonas Septembris, 1650.) 2 0. volume VI, p. 214. Bouillier, t. I, p. -260, dit qu'Utrecht fut la première Université où la philosophie de Descartes fut enseignée; mais, comme il le montre en cet endroit même, il a ignoré que Reneri était l'ami de Descartes dés 16-29, et non pas seulement depuis 1658 ou 1659. Cf Brucker, tiisloria philosop/iiœ, t. IV, pars altéra, Lipsiae, 1766, p. 219. ( 40) tanément, deux systèmes explicitement antagonistes se virent introduits dans l'enseignement supérieur; car, disons-le déjà, Plempius fut toute sa vie l'ennemi juré du cartésianisme et le général en chef qui conduisit pendant de longues années la campagne contre ses innovations. Quoique Descartes menât à Deventer une vie tranquille, (ians la compagnie exclusive de Reneri, à qui il eut ainsi le temps d'infuser toutes ses idées, il ne resta pas même une année entière dans cette ville, oi^i ses correspondances ne s'entrete- naient que d'une façon fort irrégulière. Aussi le retrouvons- nous, en mars 1634, à Amsterdam t. Dès cette année, d'après Baillet, mais en 1636 seulement, d'après l'annotateur anonyme des lettres de Descartes -, Reneri quitta Deventer pour Utrecht, où venait de se fonder une nouvelle Université ; n'ayant pas à y combattre un enseigne- ment traditionnel ni des collègues plus anciens, il allait avoir des facilités toutes spéciales pour enseigner à sa guise. Aussi en profita-t-il pour répandre la doctrine de Descartes, sans pourtant l'appuyer d'autre recommandation que de celle de son autorité professorale et des arguments qu'il invoquait. Un autre descendant de parents belges, Antoine .Emilius, profes- seur d'éloquence, l'encourageait à marcher dans cette voie; Henri Regius, médecin d'Utrecht, professeur de médecine théorique et de botanique, y entra de lui-même avec une ardeur excessive, qui amena bien des mécomptes à lui-même et à Descartes. §9. On ne sait trop à quelle occasion Descartes vint à Douai (au moins, dit Baillet, une personne de probité, Macquets d'Arras, m'a assuré qu'il y fut en effet). « Il vint 3, accompagné » d'un gentilhomme Polonais, faire visite à M. de la Bassecourt, * 0 volume VI, p. 2o7. - 0. volume VIII, p. 546. ^ Extrait litléralement de Baillet, volume I, p. ôOI ( 41 ) » gouverneur ou commandant de la ville de Douai pour le roi » d'Espagne, qui le retint huit ou dix jours à le régaler et à » l'entendre raisonner sur la philosophie dont il était devenu » amoureux. Le gouverneur, qui s'appliquait surtout à désen- » nuyer son hôte par la diversité des objets qu'il lui présentait, )) n'avait pas oublié de lui procurer la compagnie des plus » habiles gens de l'Université du lieu à sa table, afin de lier » entre eux de curieuses et savantes conversations après le )) repas. L'un des plus renommés était un petit docteur » bossu, appelé François Sylvius, habile Thomiste, l'un des » plus grands théologiens de son siècle, et le premier ornement » de l'Université depuis la mort d'Estius i. 11 était de Braine-le- )) Comte, sur les extrémités du Hainaut et du Brabant; il occu- » pait la chaire royale et ordinaire de théologie, depuis environ « dix-huit ans, et sa mort ne prévint celle de M. Descartes que » d'un an et quelques semaines. M. de la Bassecourt ayant » convié ce docteur de venir manger tous les soirs chez lui tant » que M. Descartes y serait, se procura à lui-même un plaisir » dans leurs entretiens dont il se fit un honneur le reste de » ses jours. M. Descartes y parlait peu selon son ordinaire, w mais ce qu'il disait était accompagné d'un flegme mêlé de » gaîté. L'ardeur du discours était le plus souvent entre le » docteur Sylvius et le gentilhomme Polonais. La conversation » dégénérait presque toujours en dispute qui durait fort avant » dans la nuit, mais jamais hors des termes de la philosophie, » et la chaleur les emportait presque toujours au grand diver- » tissement de M. delà Bassecourt. On en revenait toujours à w M. Descartes comme à l'arbitre des parties, et jamais il » n'abusait de leur confiance ni de leur soumission à son » jugement. 11 commençait par les faire revenir l'un et l'autre )i des extrémités où la dispute les avait jetés, et il terminait ^ Sylvius ( François du Bois ) , né en 1581, enseigna pendant plus de 30 ans la théologie à l'Université de Douai, et mourut le 27 février 1649. Il a publié des Commentaires très estimés sur la somme de Saint Thomas et d'autres ouvrages. Nous n'avons point trouvé d'allusions à Descaries dans ses œuvres. ( 4-2 ) » leurs différends en peu de mots, mais d'une manière qui » contentait l'un sans mécontenter l'autre, parce qu'outre la » douceur et Thonnéteté qu'il y apportait, il proposait sa pensée » d'un air de doute plutôt que de décision. Autant que la » modestie de M. Descartes plaisait à M. Sylvius, autant » celui-ci témoignait-il être peu satisfait de la violence avec » laquelle il se sentait poussé par le Polonais. Ce fut pourtant » ce docteur qui fut cause qu'on disputa de la philosophie » jusqu'au départ de M. Descartes. Car nonobstant la résolution » qu'il avait prise dès le premier jour de ne vouloir plus se « commettre avec le gentilhomme, il ne laissait pas de revenir )) le lendemain avec de nouveaux arguments pour réparer le » mauvais succès de la veille, et quoiqu'il s'en retournât » toujours faisant de nouvelles protestations de ne plus entrer w en lice, les civilités de M. Descartes jointes à l'envie de tirer au )) moins une fois raison du Polonais, lui faisaient oublier sa » protestation ; et il n'y eut que l'adieu de M. Descartes qui « fut capable de lui faire garder enfin la promesse qu'il j> renouvelait tous les jours de ne plus retourner à la charge. >; 43 ) CHAPITRE III. PUBLICATION DU IHSCOLKS DE LA MÉTHODE, ETC., EN JUIN 1087; CONTROVERSE A CE SUJET ENTRE DESCARTES ET LIBERT FROIDMONT, DE HACCOURT. Sommaire. 1, Ce qu'était le prcmiei' ouvrage de Descartes. — 2 II en envoie des exem- plaires à Plerapius, à Libert Froidmont, de Haccourt, et au P. Fournier, de Caen. Jésuite à Tournai. — 8. Controverse entre Froidmont et Descartes; critique générale: le système physique de Descartes est ingénieux , mais il est hypothétique et même contraire à la vérité. Réponse de Descartes : il n'a employé que des arguments démonstratifs et Froidmont ne l'a pas compris. — 4. Objections particulières : a) Il est faux que les animaux soient de simples machines. Triple réponse de Descartes. — o. //; L'âme ne sent pas seulement dans le cerveau. Réponse de Descartes. — 6. c] Toutes les actions des corps ne sont pas mécaniques. Réponse de Descartes. — 7. Importance historique des lettres entre savants au XVUc siècle. — 8. Conclusion de la controverse entre Descartes et Froidmont. Le titre du premier livre que Descartes a publié nous en fait connaître la matière : Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences, plus la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, qui sont des essais de cette méthode. Dans le Discours de la Méthode, Descartes touche à beaucoup de points. On peut dire qu'on y trouve des aperçus plus ou moins complets sur la logique, la psychologie, la théodicée, la cosmologie et la physiologie. Sa logique assigne au philosophe, comme point de départ, le doute réel ou factice, une seule vérité exceptée : celle où l'on affirme que l'on pense et par conséquent que l'on existe ; elle place dans l'évidence le critérium de la vérité. En se servant de cette méthode. Descartes découvre qu'il existe en nous une substance qui n'est pas un corps, mais dont toute l'essence consiste dans la pensée et qui nous est mieux connue que notre propre corps. L'existence de Dieu se démontre par l'existence de l'idée de Dieu en nous, par l'analyse même de cette idée et enfin par ( 44 ) le scepticisme universel qui découle logiquement de l'athéisme. Les attributs divins sont dérivés de l'idée de la perfection infinie qui constitue la divinité. Il prétend que les animaux ne font aucune action dont ils aient le sens intime et n'ont, par conséquent, pas de sensations. Il attribue les pulsations du cœur à la raréfaction du sang, sous Faction de la chaleur qui réside dans ce viscère; il prouve aussi,. d'après Harvey, la circulation du sang t. La Dioptrique est un traité où Descartes, se basant d'abord sur la nature de la lumière et sur celle de l'œil , décrit par quels instruments on peut perfectionner le sens de la vue et donne la méthode pour les fabriquer '^. Dans les Météores, Descartes commence par exposer ses idées sur la nature des corps, qu'il ne veut considérer que comme matière figurée et mobile, cette considération lui suffi- sant pour faire comprendre et leurs différences, et leurs compositions, et leurs propriétés. Il se sert de cette théorie pour l'explication des météores aériens, aqueux et lumineux 3. Enfin, dans la Géométrie, Descartes applique l'algèbre à la géométrie, simplifie la solution des problèmes de cette science et crée ainsi la géométrie analytique, de toutes ses gloires la plus incontestée 4. ^ 0. volume VI, p. 277. Lettre au P. Mersenne en mars 1656 : « En ce projet, je découvre une partie de ma méthode; je tâche à démontrer Tesis- tence de Dieu et de l'àme séparée du corps, et j'y ajoute plusieurs autres choses qui ne seront pas, je crois, désagréables au lecteur ». * Ibidem: .. En la dioptrique, outre la mal ière des réfractions, j'y parle aussi fort particulièrement de l'œil, de la lumière, de la vision et de tout ce qui appartient à la catoplrique et à l'optique ». •'' 0. volume VI, p. 277 : « Aux météores, je m'arrête principalement sur la nature du sel (sic), les causes des vents et du tonnerre, les figures de la neige, les couleurs de l'arc-en-ciel, où je tâche aussi à démontrer générale- ment quelle est la nature de chaque couleur, et les couronnes du halones, et les soleils ou parhélia, semblables à ceux qui parurent à Rome, il y a six ou sept ans ». ^ Ibidem: « Enfin en la géomérie, je tâche de donner une manière géné- rale pour résoudre tous les problèmes qui ne l'ont encore jan)ais été ». ( 45 A peine le volume eut-il paru à Leyde que le philosophe français en envoya des exemplaires à ses amis du dehors. Plempius, ancienne connaissance de Descartes à Amsterdam, et depuis lors devenu président du collège de Bruegel et pro- fesseur royal des institutions de médecine, en reçut trois poui' sa part. En février de cette même année 1637, il avait été élu recteur magnifique pour la seconde fois. Il importait fort à Descartes de s'attacher un personnage aussi influen t, puisque, sous le couvert de son autorité, il pouvait espérer de voir ses doctrines sinon accueillies dans l'Université, au moins tolérées. L'esprit indépendant de Plempius s'était déjà montré dans un de ses premiers ouvrages, édité à Amsterdam , avant sa nomina- tion à Louvain; il y traitait une matière que Descarte s traitait aussi dans sa dioptrique : la structure de l'œil et la vision ; mais dans le titre môme, il se déclarait opposé à l'op inion commune des médecins et des philosophes i. Rien n'empêche de voir dans cette attitude un effet des entretiens qu'il avait eus autrefois avec le réformateur français 2, et celui-ci put croire que les sentiments de son ami d'alors étaient en core les mêmes. Ils l'étaient sans doute, mais pas à ce point, que l'amour de la nouveauté ferait admettre à l'auteur ce qu'il jugeait être contraire à la vérité. Ce fut donc à ce professeur que Descartes envoya trois exemplaires de son ouvrage. Un d'entre eux lui était destiné; un autre devait être donné au P. Fournier; le troisième à Libert Froidmont, collègue de Plempius à l'Université et depuis trois ans successeur du 1 Ophthalmograpina, sive de ocuU fabrica, act.one, et usu prœter com- munem medicorum et p/iilosophorum opinionem, Amsterdam, 1652. Toute la première partie est principalement consacrée à l'anatomie de l'œil et à la démonstration des erreurs de Galien et des médecins qui ne croyaient qu'à sa parole sur celte matière. Cf. Annuaire de l'Université catholique pour 1845, p. 217 : Notice sur Plempius par M. le professeur Haan. 2 Nous croyons même avoir remarqué des similitudes entre certaines parties du traité de Plempius et la dioptrique de Descaries. ( 46) fameux Jansenius dans la chaire crÉcriture sainte. Froidmont, qui est surtout célèbre par ses commentaires exégétiques et le rôle si important qu'il a joué dans l'histoire du jansé- nisme, était né à Haccourt, près de Visé, en lo87. Il avait été pendant plusieurs années professeur de philosophie, d'abord chez les Pré m on très d'Anvers, ensuite à Louvain, au Collège du Faucon. Pendant ce temps, il avait publié plusieurs ouvrages, entre autres une dissertation sur la comète de 1618 et un traité de météorologie; en dépit de toutes les erreurs et de tous les défauts qu'on prétend y signaler, il faut cependant reconnaître qu'il y fait preuve de sagacité et d'un grand talent d'exposition t. Ce furent ces livres qui le firent apprécier de Descartes et qui lui donnèrent l'idée de lui envoyer son travail '^. Les parents de Plempius, que Descartes avait chargés de transmettre son envoi, tardèrent quelque peu à le faire parvenir. Dès que Plempius l'eut reçu, il donna un exemplaire à Froid- mont et le troisième au P. Fournier. Le P. Georges Fournier était un jésuite de la maison de Tournai. Né à Caen en 1595, il était devenu professeur au collège de la Compagnie à Tournai, d'abord d'humanités pendant cinq ans, ensuite de mathéma- tiques pendant sept ans. Il a publié en France à partir de 1642 divers livres de géographie, de navigation et de géométrie 3. En 1644, Descartes lui fit encore remettre un exemplaire de ses Principes 'K On ne sait s'il répondit à l'envoi de ces deux * Kahlu's., Bibliolheca Str.uviana, Gotlingae, 1740, 1. 1, p. 41^2 : « In meleo- rumdoclrina aeslimamurniaximeLiberli Fromondimeteorologicorum lihriVI. Antverp., 1627 el Londini, 1656 ». ^ 0. volume VI, p. 375 : « J'ai reçu ces jours-ci quelques objections de M. Fromondus de Louvain, auquel j'avais envoyé un livre, à cause qu'il a écrit des météores ». Descartes a pu lire cet ouvrage de Froidmont, qui a vu le jour en 1627. Plempius, grand admirateur de Froidmont, el qui se faisait gloire d'avoir été son élève, dit dans la préface de son ophthalmographie que tout ce qu'il enseigne de neuf sur la dioptrique, il le doit aux leçons de Froidmont. V. Haan, notice citée plus liaul, p. 219. ^ Il mourut au Collège de la Flèche (où peut-être il avait été le condisciple de De scartes), en 1652. * 0. volume IX, p. 180. Lettre à un H. P. Jésuite. ( 47 ) ouvrages, mais aucune lettre de lui à Descartes ou de Descartes l\ lui ne se trouve dans la correspondance du philosophe français. § 3. Après trois semaines d'un examen assidu , Froidmont consigna ses observations dans une lettre à son confrère, écrite en latin, et destinée évidemment à être transmise à Descartes ^. a J'ai parcouru, y dit-il, une grande partie de cette philoso- phie française. Uemerciez-en bien pour moi, s'il vous plaît, l'auteur dont j'admire et révère le talent la plupart du temps. [1 me semble voir en lui un Pythagore ou un Démocrite, qui, exilé volontairement, va trouver les Égyptiens et les Brahmanes et parcourt le monde entier pour connaître la nature et toutes les choses qui forment l'univers. » Cet exorde enjoué contient déjà quelques allusions dont Descartes ne dut pas être charmé; Froidmont ne qualifie pas sans malice la philosophie de Descartes, de philosophie française; de ce temps-là on consi- dérait la langue latine comme la langue docte 2. Nous ne croyons pas non plus que Descartes fût aise de se voir com- paré à Pythagore et à Démocrite, et ses connaissances parmi les ministres protestants assimilées à des Brahmanes. Ce qui suit est du même ton. « Cependant, bien que le talent de l'auteur apparaisse partout suffisamment, en quelques endroits * DoMELA i\lEu^^E^Hl]IS, Commenlatio, etc., p. 9o. Lettre de Froidmont à Plenipius en date du 13 septembre 1657. 2 Descartes sentait lui-même le besoin de se défendre sur ce point (0. volume I, p. 210, Discours de la Méthode.) « El si j'écris en français, qui est la langue de mon pays, plutôt qu'en latin, qui est celle de mes précep- teurs, c'est à cause que j'es[)ère que ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure, jugeront mieux de mes opinions que ceux qui ne croient qu'aux livres anciens, et pour ceux qui joignent le bon sens avec l'élude, lesquels seuls je souhaite pour mes juges, ils ne seront point, je m'assure, si partiaux pour le latin qu'ils refusent d'entendre mes raisons, parce que je les explique en langue vulgaire. » — En philosophant en langue vulgaire. Descaries suivait à quatre-vingts ans de distance l'exemple de Pierre Ramus notre quasi-compatriote, qui édita, en Idoo, une Dialectique en français (Bouillier, t. 1, p. 9). (48) la vérité ne se laisse pas voir, et je crains fort que par un amour excessif de ses inventions il ne se tlatte trop d'avoir frappé juste, et pense Junonem amplexari, cum mibem Ixion tantum comprehendat . « Il n'est pas rare qu'à son insu, pensé-je, il retombe dans la physique d'Epicure, grossière et matérielle rudem et pingiiiuscu- lam, et pas assez conforme à ce qu'on croit généralement i être l'exacte vérité ». On le voit, la physique de Descartes se confond non raro, c'est-à-dire souvent, avec celle d'Epicure, et cette dernière est superficielle et inexacte. En terminant sa lettre, il résume son appréciation, en disant que l'ouvrage de Descartes révélait du talent, c'est-à-dire de l'ingéniosité et du travail, en sous-enten- dant que c'était là tout et que le concept fondamental de la physique était contraire à la vérité. Avant de passer à l'examen de quelques-unes des dix-huit objections particulières qu'il envoie à Descartes, voyons quelle réponse le philosophe fran- çais fit à ces critiques générales. Plempius, dans la lettre à laquelle il joignait les remarques de Froidmont, n'avait voulu exprimer aucun jugement sur la Géométrie, alléguant qu'il n'était pas assez versé dans cette science. Il applaudissait à la Dioptrique, admirait les Météores, mais ne voulait pas admettre comme certaines les conclusions, ni non plus les principes que Descaries y exposait; il com- blait d'éloges le style de l'ouvrage "^ et enfin rejetait l'opinion * Celle reslriclion de FroidmoDt se comprend : dès ce lemps-Ià, on alteDdail Touvrage où Gassendi essayait la réhal)ilitalion d'Epicure; et à Louvain, Erycius Puleanus faisait depuis longtemps profession de l'admirer, comme nous Pavons dit plus haut p. 18. ^ « Quaeris quid sentiamus ? imprimis, slylus in eo idiomale alticus est, ul desperem quemquam fulurum, qui librum in lalinum aeque recte verlet ». C'est le seul témoignage contemporain que nous ayons rencontré, où il soit fait mention du caractère littéraire de l'ouvrage de Descartes; les beaulés sévères de la prose de Descartes, qui, selon l'aveu de Bouillier (t. J, p. 55), pendant longtemps rembleut avoir passé inaperçues à la plupart des historiens de la littérature française, n'avaient pas échappé à Plempius. Ce professeur était d'ailleurs homme de goût et ami de Vondel et de Hooffî. Cf. Biographie de Mickaud, â'"** é effet, la lettre de Plempius est du lo septembre (Cf Domela); d'autre part, Descaries, dans une lellre à Mersenne (0. volume VI, p. 575), dit qu'il a répondu à Froidmont dès le lendemain du jour on il a reçu ses objections. Or, on admettra didicilement que la l( ttre de Pifmpius soit restée deux mois eu chemin. ^ Descaries n'aimait pas qu'on se pressât pour lui envoyer des objections. Quand il fit examiner ses Méditations, le P. Mersenne lui promit à huit jours de là les difficultés des théologiens. Voici ce qu'écrivit là-dessus notre philosophe : « Je m'étonne que vous me promettiez les objections de divers théologiens dans huit jours, à cause que je me suis persuadé qu'il fallait plus de temps pour y remarquer tout ce qui y est. » 0. volume VIII, p. 450. — Voyez aussi ibidem, p. 452, oii il se déclare coulent d'un examen qui durerait deux ou trois ans. Tome XXXIX. 4 ( oO ) vieilles doctrines, à devenir la risée de ceux qui comprendront les siennes. On a le droit de s'étonner un peu de cette foi de Descartes dans la bonté de ses argumentations : car il ne s'est pas borné à soutenir la thèse générale de l'atomisme méca- nique, qui de nos jours a encore de nombreux partisans, mais il est entré là-dessus dans des détails tellement précis ^ que la meilleure volonté ne peut faire qu'on les prenne pour autre chose que des hypothèses plus ou moins ingénieuses, mais hasardées. § 4. Pour mettre un peu d'ordre dans l'examen des critiques de bVoidmont et des réponses de Descartes "2, nous ne nous astrein- drons pas à leur suite telle qu'elle est dans les lettres des deux adversaires, mais nous nous occuperons d'abord de l'auto- matisme des bétes, puis du siège de la sensibilité dans le corps de l'homme, enfin du mécanisme de la physique de Descartes. Celui-ci, en homme d'esprit, commence par renvoyer à Froidmont la raillerie queFroidmont lui avait lancée : « 11 me « semble, dit-il ^, que ce n'est pas sans raison que M. Fromon- » dus s'est souvenu, dans l'exorde des objections qu'il a faites » contre moi, de la fable d'Ixion, non seulement pour ce qu'il » m'avertit fort à propos de me donner garde d'embrasser des « opinions vaines et trompeuses, au lieu de la vérité (ce que je « m'efforcerai de faire autant que je pourrai, et ce que j'ai ^ En voici des exemples. Les molécules de Teau sont en forme de petites anguilles; celles de l'huile, en forme de rameaux. L'eau salée affecte le goût par la posilion perpendiculaire des bâtonnets de sel pointus aux bouts. Les vapeurs s'élèvent par l'effet des rayons solaires agissant sur les surfaces humides, comme le pied du voyageur sur la poussière du chemin. La superficie de l'eau est polie, grâce au frottement de l'air. * Nous ne nous attachons qu'aux critiques atteignant les opinions philoso- phiques de Descartes, quelque intérêt que présentent les autres, même au point de vue de l'histoire du cartésianisme; un expo.^é plus étendu allon- gerait excessivement ce travail, ' 0. volume VI, pp. 338 et suivante.^. ( ^1 ) » toujours tâché de faire jusques à présent), mais aussi à cause » que lui-même, lorsqu'il pense impugner ma philosophie, » ne réfute rien autre chose que cette philosophie creuse et » subtile, composée de vide et d'atomes, ou quelques autres » qui lui ressemblent, et qui ne me regardent pas du tout i. » Selon nous, Descartes disait juste en certains points, concer- nant presque tous la physique et la météorologie. Pour le reste, nous devons reconnaître que Froidmont avait bien com- pris son correspondant, et ne commettait pas le pire des sophismes, celui qu'Aristote a nommé 1' « ignoratio elenchi », <ît qui consiste à prêter à l'adversaire une théorie fausse ou absurde, qu'on renverse ensuite facilement et de la destruc- tion de laquelle on se prévaut pour chanter victoire. Cela ne veut pourtant pas dire que, quand Froidmont attaque Descartes en le comprenant bien, il ait toujours le bon droit de son côté. Cela dit, entrons en plein dans le sujet. Descartes avait enseigné dans le Discours de la Méthode que l'âme végétative et sensitive dans les plantes et dans les bétes n'était autre (c qu'un feu sans lumière, excité en leur cœur, de même « nature que celui qui échauffe le foin, lorsqu'on l'a renfermé » avant qu'il fût sec, ou qui fait bouillir les vins nouveaux, » lorsqu'on les laisse cuver sur la râpe; « qu'avec elle, on pou- vait expliquer tout ce que les bêtes ont de commun avec nous. Froidmont combat cette assertion avec vivacité : « Comment, s'écrie-t-il, des actions si nobles, telles que sont la vision et plusieurs autres semblables, peuvent-elles venir d'une cause si vile et si grossière comme est la chaleur naturelle? » 11 avait raison : la sensibilité exige un principe substantiel, supé- rieur aux principes matériels qui donnent naissance aux corps * Descaries avait été un peu piqué de cette comparaison nijlliologique; ii la renvoie encore à son auteur, dans un passage où il réfute Froidmonl, qui avait nié l'instantanéiié du transport de la lumière: c< 11 n'y a point de lieu où ii montre plus mauileslement qu'il a embrassé les nuages de la philosophie de Democrite, au lieu de la Junon de la mienne, que dans l'observation, etc. » (0. volume VI, p. 343.) bruts, supposât-(3ii même ceux-ci agencés de manière à former le plus ingénieux des mécanismes. Ce n'est pas ici le lieu de prouver cette thèse que soutiennent, avec les scolastiques, tous les spiritualistes. Or, voici la réponse de Descartes : « J'admets, dit-il, que les animaux voient, mais d'une vision î) inconsciente, différente de notre vision ordinaire, et assez v) semblable à celle qui se produit quelquefois dans l'œil sans )) que nous la sentions, bien qu'elle nous détermine à divers » mouvements, dans ce cas purement automatiques. » il y a là un abu» du mot a vision », qui a l'avantage de dissimuler la thèse de Tautomatisme par trop opposée au sens com- mun et de permettre à Descartes de réfuter victorieusement l'argument de son antagoniste. Mais il est bien manifeste que celui-ci, venant à la rescousse, n'eût pas manqué d'atlirmer, en se prévalant de l'évidence, que la vision des animaux est de la même espèce que notre vision ordinaire, ainsi que leurs voluptés et leurs douleurs, et dès lors son objection revenait dans toute sa force. Froidmont continue à presser Descartes : « Dans votre théo- rie, dit-il, il n'est plus besoin d'admettre dans les animaux d'âme substantielle (il veut dire de principe vital supérieur aux principes des corps bruts), et par là vous donnez peut-être occasion aux athées d'exclure du corps humain l'âme raison- nable ». Cette crainte était assurément légitime, si l'animal est doué d'une vraie sensibilité ^. Aussi les auteurs des sixièmes objections contre les Méditations reprirent-ils pour leur compte cette même critique quatre ans plus tard - ; et La Mettrie 3, le plus franc matérialiste des philosophes du XVIÏI^ siècle, s'appuie sur cette doctrine cartésienne, dans son Traité de llwmme-machine, où il déclare qu'il pardonne tout à Descartes en faveur de l'automatisme, pour lequel il professe une véri- ■ ' « On ne saurait douler raisonDablemenl qu'il y ail de la douleur dans les » animaux, mais il paraîL que leurs plaisirs et leurs douleurs ne sonl pas aussi » vifs que dans l'homme. » Leibmtz, édilion Erdmann, p. o7(^. '^ 0. volume II, p. ô21. ^ Cilc par [{oiillieh. volume 1, p. UU. { 58 > table admiration : « Il est vrai, dit-il, que ce eélèbro philosophe )i s'est beaucoup trompé, et personne n'en disconvient ; mais » enfin, il a connu la nature animale, il a le premier démontré » que les animaux étaient de pures machines. Or, après une » découverte de cette importance, et qui demande autant de » sagacité, le moyen, sans ingratitude, de ne pas faire grâce à w toutes ses erreurs? Elles sont toutes à mes propres yeux )î réparées par cet aveu. » Cependant que répondit Descartes? Il aurait pu reprendre sa réponse de tantôt, et dire que Targument de Froidmont reposait sur une fausse supposition, savoir l'existence dans les bêtes d'une sensibilité proprement dite. Cette réponse ne l'eût pas sauvé: car la supposition est vraie, et l'autorité de Descartes persuadant que les bêtes ne sont que d'ingénieuses machines, il y avait danger ^ qu'on ne déduisît de là que les forces purement matérielles pourraient produire des sensations et, par analogie, des idées. Quoi qu'il en soit, Descartes préféra prendre des voies moins directes. Triple est sa réponse : dans mon opinion, dit-il, l'âme de l'homme est beaucoup plus au- dessus de l'âme de la bête que dans l'opinion commune; de plus, j'enseigne ce qu'enseigne l'Ecriture sainte, tandis qu'elle embarrasse extrêmement les partisans de la thèse opposée; enfin, d'après eux, il faut, si l'on veut être logique, égaler l'homme à la bête, sinon le mettre en dessous. Il nous paraît évident que le premier avantage ne détruit pas le danger objecté, et que ce n'est pas parce que l'automatisme rabaisse l'animal qu'il serait la vérité; on pourrait, en effet, le rabaisser davantage encore par une autre opinion : serait-elle plus vraie que l'automatisme? Quant à TEcriture sainte, des deux textes que Descartes apporte en sa faveur. (Lévitique XVII, 14, et Deutér. XII, 23), le premier, pris dans son sens obvie, ne prouve rien, et le second s'explique par une métonymie. Nous • Danger, disons-nous, mas non nécessité logique. Cf. Loomans, Connais- sance de soi-même. Bruxelles, 1880, |>. 69 . « Est-ce donc que Descaries cesse d'èlre spirilualisle, parce qu'il a cru à une solution niéeani(|ue du problème de la vie organique et même animale? » ( 54 » entendrons plus tard Froidmont interpréter ce passage du Deutéronome i. Le troisième moyen de défense de Descartes n'est pas plus heureux. Il y donne l'argument classique dans l'école carté- sienne en faveur de l'automatisme. A ce qu'il prétend, une âme sensitive supérieure au corps doit être spirituelle; et, pour cela, il fait ressortir que ses connaissances sont appréhensives, simples, infaillibles, intuitives : qualités, ajoute-t-il, que n'ont pas les connaissances mêmes de l'âme raisonnable et qui plutôt se retrouvent dans celles de Dieu et des Anges. Froidmont aura dû être surpris de cette réponse itoutel'École enseigne que les facultés de notre âme sont d'abord celles de l'âme des animaux, et en outre, d'autres qui lui sont propres; que, d'ailleurs, les connaissances des animaux ne portent que sur des objets corporels particuliers; qu'elles ne sont pas susceptibles de certitude, et enfin qu'on ne peut les dire vraies qu'en un sens très large. A tout prendre, quand l'Ecole exa- gérerait, ce qui n'est pas, la dignité de l'animal, vaudrait-il mieux la rabaisser en exagérant celle de la matière? Excès pour excès, nous aimons encore mieux le premier que le second. * Lévitique, XVII, 14. « Anima eniin omnis carnis in sanguine est, und«^ dixi (iliis Israël : sanguineni universœ carnis non comedetis, quia anima carnis, in sanguine est. » Aulre chose est être le sang, autre chose être dans le sang. D'ailleurs, si ce lexle prouvait ce que dit Descartes, il prouverait la même chose de Tàme humaine : l'Écriture parle, en effet, de l'àme de loute chair, donc aussi de l'âme humaine. Deutér., XII, 23. « Hoc solum cave, ne sanguinem comedas. Sanguis enim eorum pro anima est : et idcirco non debes animam comedere cum carnihus. » Descartes ajoute à ce propos : « Ces passages nous semblent beaucoup plus « clairs que ceux que l'on apporlecontre cerlainesautres opinions condamnées -» par quelques-uns pour cela seul qu'elles semblent contraires à l'Écrilure. » (]'esl une allusion aux considérants de la sentence prononcée contre Galilée par les congrégations romaines et défendue par Froidmont dans ses ouvrages contre Lansbergius. Toutefois, dans la seconde éditionde la Météorologie, faite en 1646, Froidmont ne se prononce plus pour l'immobilité de la terre; au contraire, il y cite dans la préface un texte de saint Augustin où l'évèque d'Hippone semble laisser ce point dans 'e doute; l'endroit cité est au chapitre X du livre II sur la Genèse. 55 § 5. Froidmont avait dirigé aussi son attention sur uno autre assertion de Descartes dans la Dioptrique i : « On sait que ce » n'est pas proprement en tant que Tâme est dans les mem- )) bres qui servent d'organes aux sens extérieurs qu'elle sent, » mais en tant qu'elle est dans le cerveau, où elle exerce cette « faculté que l'on appelle le sens commun : car on voit des )^ blessures et des maladies qui, n'offensant que le cerveau y-y seul, empêchent généralement tous les sens, encore que le « reste du corps ne laisse point pour cela d'être animé. » Bien que ces paroles soient susceptibles d'une interprétation qui n'aurait rien de contraire à l'opinion commune sur le siège de la sensibilité, Froidmont comprit que Descartes y affirmait la localisation dans le cerveau de toutes nos sensations, et pro- testa au nom du sens intime, qui les place dans les divers endroits du corps où ont lieu les impressions des objets exté- rieurs. Descartes n'en maintint pas moins son opinion en se réclamant du témoignage des médecins et des chirurgiens et en citant le fait de ceux qui croient sentir de la douleur à l'endroit où se trouvaient des membres amputés '^. § 6. Venons-en au troisième grief de Froidmont : le mécanisme de la physique cartésienne. C'était le plus considérable de tous, parce qu'il enveloppait dans sa généralité toutes les explica- tions des divers phénomènes de la physique, de la chimie, de la physiologie, de l'astronomie, dont l'ouvrage de Descartes * 0. volume V, p. 54. 2 On peut voir dans les auteurs (rinstitulions de philosophie écriles dans l'esprit des écoles la réfutation des deux arguments de Descartes, par exemple, Sansevehino, Elément, phil. christ. Neapo'i, 1873-74, volume III, p. 158; ToKGiORGi, Institut, pliilosoph., Bruxelles 1874, volume III, p. 77. — Km. Saisset, Dictionnaire des sciences philosophiques, Paris 1852, t. VI, p. 579, in voce « sens, sensation, » localise aussi les sensation? dans les divers sièges organiques. { '>« ) est presque exclusivement composé. Descartes, qui l'avait bien vu, en avait été aussi plus touché que de tous les autres. On se rappelle que Froidmont avait qualitié le système de Des- cartes de « rude et pinguiusculum ». Le philosophe français relève avec humeur cinq ou six fois cette accusation i : « Atque » si rudem et pinguiusculam philosophiam esse dicat...; nam « si nimis crassa mea philosophia ipsi videtur...; inveniet w crassam nieam et rudem philosophiam pauculis istis esse » contentam...; sed crassa mea philosophia talem augmenta- » tionem quantitatis non capit...; confido ipsum non adeo w magnam occasionem reperturum pinguiusculam et mecha- » nicam meam philosophiam contemnendi. » Voyons comment Froidmont entend ce reproche : il le for- mule en trois endroits différents, deux fois ii l'objection dixième et une fois ù l'objection dix-septième -. Le voici résumé : Vous dites que toutes les actions du corps se ramè- nent à des chocs, à des impulsions, variant d'après la figure, la grandeur, la situation et le mouvement de leurs parties; vous n'admettez pas d'autres espèces d'actions que ces impul- sions, d'autres espèces d'énergies, d'activités, de facultés que des facultés impulsives. C'est dire que toute la nature corpo- relle est explicable par les lois de la mécanique. Mais cette opinion est insoutenable : pour rendre compte des faits, il faut absolument admettre d'autres actions, ainsi que je le montre dans quelques exemples. Descartes répond : « Je ne nie expressément aucune des » choses que les autres imaginent de plus dans les corps, » outre celles que j'ai expliquées, mais cependant ma philoso- )) phie grossière et rustique se contente de ce peu de choses. » C'est vrai : Descartes ne nie pas expressément toute énergie différente de la force impulsive; mais, comme il affirme expressément que toutes les actions des corps sont dues exclusivement à cette force, il faut conclure ?i la non-existence ' 0. volume VI, pi». 344, 548, SoO, 359, 561. * 0. volume VI, pp. 348 , 330, 360. I 57 I de toute autre énergie, à moins qu'on ne veuille acLnettre des facultés oisives, ce qui ne se peut. A sa réponse Descartes joint un éloge de la mécanique : « petite partie de la vraie » physique, laquelle, pour n'avoir pu tiouver de place chez >:> les sectateurs de la philosophie vulgaire, s'est retirée chez » les mathématiciens. >:> Froidmont n'eût eu garde de contre- dire cet éloge; mais il eût pu faire remarquer à son contradic- teur que la mécanique appliquée ne pouvait pas entrer dans la philosophie, à moins de faire de celle-ci une science vrai- ment encyclopédique. Mais voici où Descartes présente formel- lement sa défense. Il aftîrme que sa philosophie est mécanique, parce que, effectivement, la nature des choses est, si l'on peut s'exprimer ainsi, mécanique elle-même. Aussi ses démonstra- tions sont toutes mathématiques ot donnent a priori ce que l'expérience donne a pusteriori. « En ma façon de philosopher, » nulle raison n'est admise qui ne soit mathématique et » évidente, et toutes les conclusions sont appuyées sur des » expériences très certaines. » La vérité est que, tout au plus, les diverses lois physiques rappelées par Descartes se peuvent expliquer par des impulsions : ce qui ne prouve pas encore que ce soit le seul moyen de les expliquer. Et d'ailleurs, Froidmont niait précisément que toutes les lois admissent (;ette sorte d'explication. 11 taiulrait, par conséquent, que nous reprenions une à une toutes les argumentations de Froidmont et les réponses de Descartes ' . Mais cette étude nous mènerait * 0. volume VI, p. ,j50, Descarles f:»it mention d'un ouvrage de Froidmonl iiililulé : De la composition du continu, el concède qu'on pourra dire des dernières particules du corps tout ce que Froidmont a démontré dans ce traité « très subtil ». Leibnilz, dans sa Théodicée: Discours du la conformité de la foi avec la raison, cite élogieusemenl le même ouvrage (éditioo Erdmann, p. 485) : « Liberlus l^romondus, théologien de Louvain, grand ami de Jansenius, dont il a même publié le livre posthume intitulé : Auyuslinus, qui a fort travaillé sur la grâce, et qui a aussi fait un livre exprès intitulé: Labynnthus de composilione conlinui, a bien exprinjé les diifirultés dei deux iabyrinihes de la composition du continu et dé la prédestination » Dans l'édition de Di:teks, ce passage est annoté : Liberlus Fromondus A. 1587, d. 6 sept, iialus, ( ns ) isur le terrain de la physique proprement dite. Quelque inté- ressant que dût être cet examen, nous devons l'omettre pour ne pas allonger indéfiniment ce travail. Voici en peu de mots notre appréciation : Descartes, dans ses Météores, donne sou- vent des théories hypothétiques très ingénieuses comme des conclusions ayant la valeur de théorèmes géométriques; à cause même qu'elles expliquaient plausiblement un certain nombre de faits, elles avaient leur probabilité; du reste, des expériences ultérieures ont révélé des faits qui les contre- disent; quelquefois Froidmond les attaque mal et alors Des- cartes fait habilement ressortir le faible de son argumentation ^. § 7. • On se demandera peut-être pourquoi nous nous étendons si longtemps sur cette joute épistolaire? Sans nul doute, si nous avions été en présence de lettres ordinaires, il n'eût pas été bien utile de les analyser de la sorte ; mais il ne faut pas juger des lettres d'alors par celles d'aujourd'hui : au XVII® siècle, elles jouaient le rôle des articles modernes de revues ou de bulletins scientifiques, on les colportait de main en main , on en faisait des copies, et du côté de l'expéditeur, et du côté du destinataire; il n'était pas rare qu'on les imprimât primum Antverpiae philosopliiam, posl Lovaiiii onitoriam et theologiam pro- fessus est, Locum habet iiiler insignes sui temporis phil. el mathemalicos. » l. I, p. 82, en noie. De fait cependant, Froidmont, dans toule la série de ses nombreux ouvrages, n'a jamais donné la moindre preuve de connaissances mathématiques fort étendues. Quand il apprécia le premier ouvrage de Descaries, il ne trouva pas un mot d'éloge pour la géométrie analytique, qui en fait le principal mérite. ' Voici comment Descaries, dans une lettre à son confident le P. Mersenne, s'exprimait sur les objections de Libert Froidmonl (0 volume VI, p. 374): « J'ai répondu à M. Fromondus dès le lendemain que j'ai reçu ses objections; el en effet je me réjouis lorsque je vois que les plus fortes objections qu'on me l'ail ne valent pas les plus faibles de celles que je me suis faites à moi-même auparavant que d'établir les choses que j'ai écrites. » ( ^9 ) tout au long, soit à part, soit dans le corps des ouvrages. Du reste, la doctrine qui y est contenue sert merveilleusement à éclaircir certains passages des ouvrages antérieurs et posté- rieurs, édités par les correspondants. Nous pourrons le con- stater plusieurs fois ^. §8. Il nous reste encore une lettre de Descartes à Plempius,dont l'analyse servira de conclusion à ce récit de la première lutte du cartésianisme naissant avec l'ancienne philosophie. Cette lettre en mentionne une autre de Plempius à Des- cartes, où le premier accusait réception de l'apologie dont nous venons de parler, et décrivait l'impression qu'elle avait faite sur Froidmont, Le professeur louvaniste avait cru voir, et, à notre sens, il avait bien vu, un peu d'impatience dans la réplique de Descartes : « Je m'étonne fort, riposte » celui-ci !2, de ce que ma réponse lui a donné occasion de )) croire que j'avais été un peu piqué ou irrité par son écrit ; » car je veux bien qu'il sache que je ne l'ai nullement été, et )) je pense même qu'il ne m'est pas échappé la moindre » parole contre lui, dont il ne se soit servi le premier contre )) moi et qui n'ait sa pareille ou même une plus rude en son » écrit; en sorte que, croyant qu'il se plaisait à ce style, j'ai » forcé mon inclination, qui est tout-à-fait éloignée de toute » sorte de dispute, de peur qu'en soutenant son effort trop » lâchement, et avec trop de mollesse, ce jeu lui fût moins » agréable. Et comme ceux qui se font la guerre aux échecs » ou aux dames, n'en sont pas ordinairement pour cela moins * Cf. MicHAUD, Biographie^ 2*^ édition, in voce « Gassendi » p. 625, coi. b. M. De Gerando, auteur de l'article, parlant delà volumineuse correspondance de Gassendi, assimile les le'.tres si nombreuses des savants du XVI1« siècle aux bulletins actuels des associalions académiques. Il y a plus : peu d'années après la mort du philosophe, les lettres échangées entre Descartes et nos com- patriotes ont été appelées à jouer dans l'histoire du cartésianisme le même rôle que ses ouvrages philosophiques, dont, une fois imprimées, elles sont devenues l'accompagnement obligé. •2 0. volume VI, p 362. l 60 ) » bons amis, jusque-là même que l'adresse en ce jeu est sou- » vent la cause ou l'occasion de l'amitié qui se contracte et » qui s'entretient entre plusieurs, ainsi j'ai tâché de mériter sa » bienveillance par ma réponse K » Puis vient un brillant éloge de Froidmont qui, on peut le croire, n'est pas un simple compliment : « Dans le jugement d'un si grand homme et si » bien versé dans les matières dont je traite, je vois comme » ramassées les opinions de beaucoup d'autres. » Dans le reste de la lettre. Descartes s'attache surtout à faire voir quel a été le but de son livre ; et ici, il se montre dialecti- cien habile et au courant de la terminologie scolastique. « Remarquez, dit-il, comment je procède : je suppose dans » les parties des corps une forme, une position et un mou- w vement donnés et de là je déduis certaines conclusions, » lesquelles sont conformes à l'expérience. Mais ce ne sont là » que les conclusions apparentes; les vraies sont précisément » les suppositions dont je suis parti. Car on ne peut nier que, » quand une même supposition rend compte de beaucoup de » faits, elle ne soit rigoureusement certaine. » Nous avons déjà porté notre jugement sur cette façon d'ar- gumenter. Ici nous ajouterons une réflexion : n'eût-il pas été plus favorable à la clarté de dire d'avance ce qu'on voulait prouver? II ne faut pas qu'on ait Tair de pécher contre la logique : or, maintes fois. Descartes semble partir en confiance de principes nullement prouvés. Relevons en passant qu'en décembre, plus de six mois après ^ Nous relrouvons la même idée dans un passage d'une letlre de Descaries à M. de Zuilycliem, en dale du :20 mars 1G58. On y verra une preuve de la rapidité avec laquelle on se comuiuniquail les lettres des hommes marquants, « Pour M Fromondus, le petit différend qui a été entre lui et moi, ne méritait pas que vous en eussiez connaissance et il ne peut y avoir eu si peu de fautes dans la copie que vous en avez lue, que ce n'ait été assez pour détigurer entièrement ce que vous eussiez pu y trouver de moins désagréable. Au reste, cette dispute s'est passée entre lui et moi connue un jeu d'échecs; nous sommes demeurés bons amis après la partie achevée, et ne nous renvoyons plus l'un à l'autre que des compliments. » 0. volume Vil, p. 418. ( 61 ) rimpression du Discours de la Méthode, les libraires de Lou- vain ne l'exposaient pas encore en vente ^, de manière que Plempius était obligé de faire passer son exemplaire de main en main, ce qui ne plaisait pas à Descartes, qui, disait-il, ne pouvait attendre aucun jugement assez solide de ceux qui, s'étant contentés d'emprunter son livre, l'auraient seulement lu à la hâte. Le dernier paragraphe de sa lettre fait entrer en scène un nouvel acteur. CHAPITRE IV. CONTROVERSE ENTRE DESCÂRTES ET LE PÈRE CIERMANS, JÉSUITE DE LOUVAIN. (Sommaire. I. Occasion de celte controverse. — % Appréciation générale du Père Ciermaas touchant les différentes parties de l'ouvrage. — 3. Objections spéciales sur la ihéorie des couleurs. — 4. Réponse de Descartes. — o. Réflexions sur celte discussion. §1. Dans sa lettre, Plempius annonçait à Descartes qu'il avait passé son ouvrage à un Jésuite de Louvain, le P. Jean Gier- mans, comme Baillet "^ et l'annotateur anonyme des lettres de Descartes 3 nous l'apprennent. Ce religieux, originaire de Bois-le-Duc, donnait un cours ' Ce délai! ne se trouve pas dans la traduction française. V. Opéra Cartesii, Amsterdam, 1C82, t. X, p. 52. - Baillet, volume I, p. 512. ^ 0. volume VI, p. 364. ( 62 ) spécial de mathématiques à ses jeunes confrères ^ du Collège de Louvain. Il paraît avoir été un homme de valeur, à en juger d'après la manière habile dont il a attaqué l'ouvrage de Des- cartes. Ce dernier, comme on le voit dans plusieurs endroits de sa correspondance '^, attachait une extrême importance à l'opinion de la célèbre Compagnie. Lui était-elle favorable, il avait une assurance presque complète de voir adopter univer- sellement ses idées; se déclarait-elle contre lui, il ne se faisait pas illusion que le triomphe deviendrait incertain, et qu'en tout cas, la lutte serait longue et ardente. Aussi, dans sa réponse à Plempius, eut-il soin d'insister auprès de lui pour qu'il lui mandât des objections de ce Père : « Je suis bien aise si le révé- )) rend Père Jésuite, à qui vous avez prêté mon livre, écrit » quelque chose ; car il n'est pas à croire qu'il puisse rien venir » que de bon et de bien concerté d'aucun de cette Compagnie; » et d'autant plus que les objections que l'on me proposera » seront fortes, d'autant plus me seront-elles agréables 3. » Ce désir fut exaucé : le P. Ciermans, tout en posant pour condition qu'on ne ferait pas connaître son nom ^, envoya à Descartes une appréciation générale de son ouvrage et une critique détaillée sur sa théorie de la nature de la lumière et des couleurs ^. • De Backer, Bibl. sociel. Jesu. — Voyez aussi Waldack, Hist. prov. Flandr. belg., S. J., annus unus, 1628, p. 28. - 0. volume VH, p. 418. — Volume VIN, pp. 288 et suivantes, pp. 330 et suivantes. ^ 0. volume Vï, p. 364. ^ 0. volume Vif, p. 424. — (. De plus, un autre, aussi de Louvain, qui n'a point voulu mettre son nom, mais qui, entre nous, est Jésuite, m'a envoyé des objections louchant les couleurs de Tarc-en-ciel. » ^ 0. volume VII, p. 180. — La version française de l'édition de Cousin diffère en plusieurs endroits du texte latin de l'édition d'Amsterdam, 1682, et la différence est, somme toute, constamment à Tavantage de Descaries. Ainsi Plempius, qualifié simplement de « Clarissimus », est dit dans la U^aduc- tion : « Homme d'une singulière érudition et qui a Descaries en très grande estime. » La iraduclion dii que le correspondant a reçu l'ouvrage de Descartes depuis peu de jours et qu'il l'a parcouru d'un bout à l'aulre dans sps heures de loisir, tandis que le texte latin ne dit pas que Te xamen se soit fait en si peu de temps et avoue que tout le Discours de la Méthode n'a pas été lu. ( m ) ^ -i. La prudcMice du religieux se montre dès le commencement; il se dispense de porter aucun jugement sur le Discours de la Méthode, en disant qu'il ne l'a pas lu tout entier. « Librum » totum evolvi, si pauca demas quœ in Methodo continen- » tur ^. » Or, c'est là, on l'a vu, que sont rassemblées les nouveautés de Descartes en matière de philosophie, et plus tard les attaques des jésuites se porteront contre elles, pour ne plus combattre la physique, si ce n'est dans les points géné- raux, où elle se confond presque avec la philosophie 2. H loue ensuite le génie entreprenant de Descartes, qu'il compare à un nouveau Colomb 3, en quête d'un monde inconnu, car ce n'est-ce pas découvrir un nouveau monde en philosophie » que de rejeter, comme vous faites, toutes ces troupes de qua- » lités pour expliquer sans elles, et par des choses qui sont sen- )) sibles et comme palpables, tout ce qu'il y a de plus caché w dans la nature. » Après cet t'ioge de l'originalité des vues de Descartes, Ciermans s'occupe des trois dernières parties de l'ouvrage du philosophe français. Autant il a usé de réserve pour le Discours de la Méthode, autant il se répand en éloges pour la Géométrie, montrant par là qu'il était lui-même versé dans cette science, puisqu'il savait apprécier la haute valeur de ces théories entièrement nouvelles et présentées d'une façon très concise '<. Et il ajoute, non sans une pointe de malice, ^ Opéra omnia B. Descartes, Amsterdam, 1862, episl. part. I, p. 109. * BouiLLiER, volume I, pp. 571 et suivantes. 5 Thomas se servira de la même comparaison en 1765, dans son Eloge de Descaries (0. volume 1, p. M ). * 0. volume VII, p 181. « Votre Géométrie est telle qu'elle se recommande assez d'elle-même, et n'a pas besoin de l'approbation de personne pour être mise en estime et pour éterniser le nom de son auteur,- le vôtre ne peut qu'il ne s'acquiert une gloire immortelle pour l'excellence de cet ouvrage. » Au lémoiiina^e de M. Liard, dans son ouvrage sur Descaries (Paris, 1882, p. 51), le P. Ciermans comprit mieux que ne le tirent plus lard les grands historiens des sciences mathématiques, quelle était la grande portée de la Géométrie de Descartes. Sur la difficulté de cette Géométrie, pour le temps oii elle parut, voir V Éloge de Descnrlcs, par Thomas, en tête des Œuvres de Descaries p. 99. ( B4 ) qu'il n'aurait pas dû craindre de mettre son nom en tête de (^ette partie de son œuvre (l'ouvrage de Deseartes avait paru sous le voile de l'anonyme). La Dioptrique et les Météores ne sont pas, tant s'en faut, jugés aussi favorablement. Encore que le Jésuite de Louvain trouve chaque assertion de Dès- certes très ingénieuse et très neuve et, sous ce double rapport, digne de louange, il joint à ces paroles un blâme bien capable de troubler l'assurance qu'avait le novateur de la vérité de ses idées. Nous citons d'après le texte latin : « On peut regretter, pensé-je, dans beaucoup d'endroits, qu'il n'y ait pas plus de vérité *. Je n'ai point le loisir pour vous les énumérer tous et me contenterai d'en prendre un dans le traité de l'arc-en-ciel, où votre talent se montre plus que partout ailleurs 2. » Ces paroles ne reviennent-elles pas à celles-ci : « Puisque je trouve des défauts importants dans ce qu'il y a de mieux, jugez par là de la valeur que je donne au reste »? § ;■!. Les objections de Ciermans touchant aux théories fonda- mentales de la physique de Descartes, nous nous en occupe- rons brièvement. Descartes avait prétendu que la vision de la lumière blanche a lieu à la suite d'ondulations partant du foyer lumineux et se propageant dans la matière subtile répandue entre ce foyer et l'œil du spectateur. Il disait aussi que les diverses couleurs sont dues à des rotations diverses des corpuscules qui forment les ondes, rotations produites à la suite de leurs chocs mutuels, principalement sur les confins de l'ombre et lorsqu'ils changent de milieu, de telle façon que < Opéra, l. IX, p. 110 : .. In multis tamen plus aliquid veiitalis desiderar posse pulo. » Voici comment esl traduite cette phrase dans l'édiliou de Cousin : « Ce n'est pas qu'il n'y ail plusieurs endroits où j'aurais souhaité un peu plus de vérité ou du moins plus de lumière pour la reconnaître. » * Le texte latin dit : « Unum arripiam ex traclalu de iride qui plus cœteris ingenium redolet. >' ( 65) la vision du rouge correspondît à la rotation la plus rapide et celle du bleu, à la moins rapide K Le P. Ciermans crut comprendre que la matière subtile était émise par les sources lumineuses, et s'en prévalut pour inférer (id hominem l'existence de formes et de qualités capables de les produire, et ainsi renverser un point capital '^, quoique négatif, de la philosophie de Descartes. Si ces corpuscules, dit-il, faisaient partie de la masse solaire, celle-ci devrait diminuer et en fin de compte disparaître. Car vous ne direz pas, comme l'ont imaginé quelques anciens philosophes, que le soleil se nourrit des exhalaisons de la terre. Il faudra donc assigner quelque qualité occulte, cause efficiente de ces corpuscules. Ciermans touche une question difficile et encore débattue de nos jours : la conservation de l'énergie solaire; mais il prête le tîanc à son adversaire en se méprenant sur une de ses assertions. La difficulté suivante a aussi sa valeur : comment, dit-il, les rotations provenant des corps colorés situés à une longue distance, comme par exemple de l'étoile rougeâtre qui forme l'épaule gauche d'Orion '\ se main- tiennent-elles constamment à travers des espaces aussi grands? Et si elles ont cette constance, comment leur choc mutuel parvient-il à changer leur direction? Mais Ciermans insiste encore davantage sur la difficulté sui- vante : l'expérience nous apprend manifestement que si deux objets sont placés vis-à-vis de deux spectateurs de façon à ce que les rayons colorés se rencontrent au milieu du parallélo- gramme, les couleurs de l'un ne changent pas quand on sup- prime l'autre; ce qui pourtant devrait avoir lieu dans l'hypo- thèse de Descartes. « Je sais, continue-t-il , ce que vous me ' 0. volume V, Météores, discours VIII, p. 271. Cf. ibidem, Dioptrique, discours 1, pp. 1 et suivantes. = 0. volume VII, p. 186. — k De plus quelle pourrait être la source d'un si grand écoulement ? car c'est ici où je crains que vous ne puissiez tout à fait vous passer des formes ou des qualités que vous avez, ce me semble, tant en horreur. » 3 Belelgeme, Alpha d'Orion. Tome XXXIX. '> ( 66 ) » répondrez : Ces corpuscules ne se gênent pas dans leur action )i mutuelle ; ce qu'on ne doit pas trouver étrange et qu'on ne >) doit pas faire difficulté de leur accorder, puisqu'ils sont d'une » matière presque céleste; mais, si cela est, vous ne pouvez pas » dn'e alors que, dans un prisme, les couleurs se changent parle » choc mutuel de ces petits corps, puisqu'ils ne se nuisent pas » les uns aux autres. » Dans une dernière objection, le Jésuite s'efforce de prouver, selon les principes mêmes de Descartes, que l'ombre ne gérait pas nécessaire pour la production des rota- tions différentes, et que la résistance du milieu suffn-ait pour cela ; que, dans cette hypothèse, les rotations les plus rapides correspondraient au bleu dans le spectre, et les moins rapides, au rouge; que même, là où il y a ombre et réfraction, il n'y a pas toujours de couleurs. L'analogie des idées du P. Ciermans avec les découvertes de la science moderne est assez remar- quable. On sait aujourd'hui que l'ombre n'entre pour rien dans la production du spectre : si la fente par laquelle passe le pinceau lumineux est trop large, il y a superposition des spectres, et, par conséquent, lumière blanche dans la région moyenne. On sait aussi que les rayons bleus vibrent plus rapi- dement que les rouges. Seulement, différence essentielle, Ciermans part de l'hypothèse de Descartes sans l'admettre, tandis que la science actuelle admet comme certaine l'hypo- thèse cartésienne, en tant qu'elle affirme les ondulations et attribue les couleurs à des mouvements de l'éther, et la rejette comme fausse, en tant qu'elle nie la composition de la lumière et attribue à des mouvements rotatoires les différentes cou- leurs. Le P. Ciermans a lui-même caractérisé son attitude : « Comme la philosophie que vous cultivez est nouvelle, il w est malaisé de ne la pouvoir combattre que par vos principes » mêmes i. » La conclusion de la lettre est des plus courtoises : le P. Cier- mans souhaite de voir Descartes donner encore des témoi- gnages de son talent , en produisant de nouveaux ouvrages. » 0. volume VII, p. 185. ( 67 ) § 4. Transmise à Descartes par l'intermédiaire de Plempius, elle fit bonne impression sur lui ; il y répondit tout de suite, le 9 janvier 1638 ^ Sa lettre commence par une allusion à l'ano- nyme que voulait garder le P. Ciermans et par un compliment sur son habileté : « J'ai été touché, en lisant votre lettre, d'une w émotion pareille à celle que j'imagine que ressentaient autre- )> fois ces chevaliers errants, toutes les fois que, dans le cours » de leurs voyages, ils faisaient rencontre de quelque chevalier » inconnu, tout couvert d'armes, et de qui la contenance et » la démarche semblaient promettre beaucoup de valeur; car il )) ne pouvait leur arriver rien de plus souhaitable que de faire )) ainsi rencontre de quelque brave, avec lequel ils pussent » faire épreuve de leur force .» Nous avons vu pourtant que Descartes savait déjà qu'il avait affaire à un Jésuite 2, et le com- pliment qu'on vient de lire montre tout aussi bien la confiance qu'il avait en lui-même, que son estime pour l'objectant. Après avoir accepté modestement l'éloge que Ciermans fait de ses « petites inventions », il en vient aux objections que nous avons résumées plus haut. On y a vu que Ciermans, après avoir contesté, en général, la vérité de beaucoup d'assertions de Descartes dans la Dioptrique et les Météores, non sans une pointe de malice (il n'y en a pas qu'une dans sa lettre), dit qu'il va s'attaquer au traité de l'arc-en-ciel, où, d'après lui, mieux que partout ailleurs, se montre le talent de Descartes. Celui- ci pare ce coup insidieux d'une façon assez habile : « Et » lorsqu'entre beaucoup d'endroits de mes écrits qui vous sem- » blent manquer de vérité, vous choisissez celui où j'ai tâché )) d'expliquer les couleurs par le roulement ou tournoiement de » certains petits globes, vous faites voir que vous n'êtes pas peu » versé en ce genre d'escrime : car, s'il y en a quelqu'un qui ne » soit pas si bien muni que les autres, et qui, par conséquent, 1 0. volume VII, p. 190. * V. p. 62, note 4. ( 68 ) » soit plus exposé aux attaques de mes adversaires, j'avoue que » c'est celui que V. R. a choisi .» Cette confession devait, le cas échéant, lui permettre de s'avouer vaincu, sans que, pour cela, il dût reconnaître que son ouvrage était renversé. Pourtant son génie, vraiment admirable, sait le tirer des embarras où le jetaient les objections du Jésuite. Il a soin i de relever la méprise du P. Ciermans, qui lui fait tenir la théorie de l'émis- sion, tandis qu'il tient celle des ondulations. Quant au fond de l'objection, qui tendait à amener Descartes à reconnaître dans le soleil, comme source de son activité lumineuse, une forme ou qualité péripatéticienne, du genre de celles que le gentilhomme tourrangeau avait en horreur, il ne veut pas s'expliquer là-dessus : il se borne à dire qu'il en parle dans un autre ouvrage, et, ajoute-t-il, la crainte qu'a le P. Ciermans qu'il ne puisse se passer des formes et des qualités ne le fera point changer de résolution. Pourquoi ce refus de s'expliquer? Il faut, sans doute, y voir un effet de la condamnation récente de Galilée. L'explication de la lumière se rattache, dans le système de Descartes, à sa théorie astronomique des tourbil- lons et ceux-ci impliquent le mouvement de translation de la terre autour du soleil 2. » 0. volume VII, p. 196. * 0. volume VI. Lellre au P. Mersenne, p. :259; au même, ibidem, p. 242; au même, ibidem, p. 247; au mème,ibidem, p. 230 ; au même, ibidem, p. 2oo. — Desearles jugeait assez bien celle question. Il remarque que la condamnation est émanée d'unecongrégation qui n'est pas absolument infaillible, pp. 243, 246; qu'elle suffit cependant pour l'obliger à ne pas soutenir le mouvement de la terre, p. 259. Mais, en même temps, il avoue que, si ce point est faux, tous les points fondamentaux de son système physique le sont aussi, à cause de leur étroite connexion, pp. 243, 248, voir volume VIII, p. 406; aussi refuse-l-il de publier son Traité du Monde, qu'il avait tout entier en manuscrit, trois ans avant la publication du Discours de la Méthode et des Essais, pp. 239 et 230. Au commencement de la sixième partie de ce discours, il parle de l'incident de Galilée en termes voilés, mais à travers lesquels on voit qu'il lient encore en son for intérieur son opinion sur le mouvement de la terre : « J'ai appris que des personnes à qui je défère et dont l'autorité ne peut guère moins sur mes actions que ma propre raison sur mes pensées, ont désapprouvé une opinion de physique publiée par quelqu'autre, etc. » C'est ( 69 ) L'objection tirée de la rencontre des rayons lumineux venant de deux foyers différents est ingénieusement résolue. Descartes fait d'abord remarquer que la lumière et les couleurs ne sont pas des mouvements ; de là, dit-il, ma théorie n'exige pas qu'un corpuscule se meuve de plusieurs côtés à la fois : ce qui serait absurde. En second lieu, un même corpuscule peut avoir simultanément diverses propensions au mouvement, par con- séquent en recevoir de nouvelles qui ne modifient pas les anciennes ; il peut aussi en recevoir qui les modifient. Quand deux rayons se croisent, le corpuscule où a lieu la rencontre acquiert deux propensions du genre de celles qui coexistent et restent distinctes; quand, au contraire, un corpuscule est situé entre d'autres qui tendent à aller plus lentement ou plus vite, il acquiert des propensions qui modifient ou détruisent les propensions antérieures. Ce dernier cas se vérifie dans le prisme, à la sortie des rayons lumineux par la face inférieure, quand il y a de l'ombre aux deux côtés des rayons sortants. Descartes l'affirme; mais, après avoir montré la possibilité de la chose par une comparaison, il remet la preuve à un autre endroit. Cette preuve i est, somme toute, la même que celle qu'il a donnée dans ses Météores; seulement, il explique d'une façon plus distincte les conditions des rayons lumineux anté- rieurement à leur contact avec les deux confins de l'ombre. A la dernière difficulté du P. Ciermans Descartes oppose toute une série de théorèmes où se trouvent épars les éléments peul-être sur ce passage que se fondait le P. Ciermans, lorsqu'il écrivait clans sa lettre, 0. volume VII, p. 186: « Dans l'opinion de Copernic qui est, comme je crois, aussi la vôtre. » — II est d'ailleurs à peu près certain que le passage de sa réponse à Froidmont, où il rabaisse les arguments tirés de l'Écriture sainte pour prouver l'immobilité de la terre, avait été vu du P. Ciermans. — En 1640, Descartes, écrivant encore au P. Merseune sur ce même sujet, s'exprimait en ces termes : « Je n'ajoute point que je ne veux pas me mettre au hasard de la censure des chefs de la religion catholique : car, croyant très fermement rinfaillibilité de l'Église, et ne doutant point aussi de mes raisons, je ne puis craindre qu'une vérité soit contraire à l'autre. « 0. volume VIII, p. 407. * Voir pp. 204 et suivantes. ( 70 ) de la réponse : nous allons tâcher de les rassembler. Le P. Ciermans disait que, étant donnée l'hypothèse des ondes, les différentes rotations à la sortie du prisme pouvaient s'expli- quer par la seule réfraction, sans qu'on dût se prévaloir de la présence de l'ombre; il tentait même cette explication que, pour cause de brièveté, nous n'avons pas rapportée, mais qui, en vérité, est fort ingénieuse i. Descartes répond en somme que, dans son hypothèse, les choses doivent se passer comme il l'a dit, et non pas comme le pense le P. Ciermans, vu que le point de départ de son objec- tion n'est pas le bon 2. En effet, Ciermans suppose que la lumière se propage plus facilement dans l'air que dans le verre, ce qui a été démontré inexact dans la Dioptrique ^. Cette réponse, on le voit, est fausse en elle-même. Descartes y ajoute une autre, où se révèle son esprit ingénieux. Il remarque au préalable qu'avant de sortir du prisme, tous les corpuscules, bien que tournant sur eux-mêmes avec une vitesse à peu près égale à la vitesse de leur translation, tournent dans des sens différents; et que l'obliquité de la réfraction, si elle est suffisante pour détruire les obstacles, a précisément pour effet d'amener dans toute la rangée des rotations en sens uniforme. Or, le P. Ciermans suppose cette imaiiimité déjà avant la réfraction, Teffet avant sa cause. Quant à ce que le P. Ciermans dit que la couleur rouge est due aux rotations les moins rapides, et la couleur bleue, aux * Il suppose que les ondes se propagent plus aisément dans Tair que dans le verre; Descaries prétend le contraire. Là encore le Jésuite était d'accord avec la science moderne. Cela étant, il prouve que le corpuscule sorti le premier du prisme doil concevoir un mouvement de rotation, en imprimer un en sens contraire à sou voisin, encore empêché dans le verre; celui-ci, sorli du verre, doit en imprimer un plus considérable au troisième, et ainsi de suite, de telle façon que les couleurs supérieures de l'écran vertical répondent aux rotations les plus rapides. 2 0. volume VII, p. 198. * 0. volume V, p. 27. Descaries lire son argument de ce qu'un corps mou amortit plus la lumière qu'un corps dur, de même qu'une balle roule plus facilement sur une table nue que sur un tapis i 71 ) plus rapides, Descartes répond que son argument, lequel aboutit à l'assertion contraire, est très bon et il le répète briève- ment; qu1I y en a, du reste, une infinité d'autres qu'il aurait pu apporter, s'il avait au préalable traité les parties de la phy- sique d'où ils sont tirés '. Enfin, Descartes, admettant ({ue toute réfraction, même avec de l'ombre, n'est pas suffisante pour produire des couleurs, explique cette absence de couleurs par la petitesse de la réfrac- tion, qui n'est pas assez forte pour vaincre les obstacles, quoique peu considérables, qui s'opposent toujours aux rota- tions des corpuscules de la matière subtile. Telle est, en résumé, la controverse entre le philosophe fran- (;ais et le Jésuite de Louvain. Si Descartes n'a pas répondu complètement aux objections de son contradicteur, il a cepen- dant répondu sufiisamment pour faire voir que sa thèse peut être la vraie. Il est intéressant de savoir si cette discussion a influé sur les idées de Descartes, si elle leur a fait subir quelque inflexion : nous sommes pour l'aflirmative. On a lu l'exorde de la réponse où il confesse que le chapitre de l'arc-en-ciel est le moins for- tifié de tous. C'était pourtant « celui qui lui avait donné plus de peine que tout le reste », ainsi qu'il le dit lui-même 2. En tête du chapitre, il avait écrit : « L'arc-en-ciel est une mer- )) veille de la nature si remarquable, et sa cause en a été de •>■) tout temps si curieusement recherchée par les )3ons esprits, » et si peu connue, que je ne saurais choisir de matière plus » propre à faire voir comment, par la méthode dont je me ' 11 en indique quelques-uns, par exemple celui que Ton tire de la couleur rouge du sang des animaux; de la couleur rouge que prennent, sous l'action (lu feu, le mercure, le fer et quelques autres métaux. Il renvoie aussi au neuvième discours des Météores, où il a traité de la couleur des nues, et qui est tout entier une contirmalion manifeste de cette opinion. Dans le Tra\ié (le la formation du fœtus, n« 51 (0. volume IV, p. 469), il explique la couleur rouge du sang et du fer chaufle, et la manière dont il en parle fait voir qu'en cet endroit, il pensait à sa controverse avec le P. Ciermans. ' 0. volume VI, p. bi, lettre du 8 octobre 1620. ( 72 ) » sers, un peut venir à des connaissances que ceux dont nous )) avons les écrits n'ont point eues ^. » De même, à la fin, il conclut : « Je crois qu'il ne reste plus aucune difficulté en cette » matière, si ce n'est peut-être touchant les irrégularités qui » s'y rencontrent»; affirmant ainsi d'autant plus nettement que son explication était certaine, lorsque le phénomène était normal "^. Dans son traité posthume du monde et de la lumière, il réfute explicitement l'objection tirée de la rencontre des rayons lumineux 3 ; il est bien probable que l'idée de cette réfutation lui a été donnée par l'objection du P. Ciermans. Quoiqu'en terminant sa lettre. Descartes dise espérer que ce religieux lui indiquera ces autres points où il aurait désiré trouver un peu plus de vérité, nous ne sachions point que cette correspon- dance ait été reprise. Seulement, à quelque temps de là, Des- cartes songea à publier les objections que lui avait envoyées le P. Ciermans et lui en fit demander la permission par Plem- pius : le Jésuite l'octroya facilement, mais toujours à la condition de ne pas être nommé. Cette publication n'eut pas lieu, on ne sait pourquoi. Et le P. Ciermans ayant demandé plus tard de partir pour la mission de Chine, mourut en Portugal, l'an 1648, tandis qu'il se rendait à son poste. ' 0. volume V, p. 26o, Météores, discours huitième, [>. "274. Après avoir démontré la ditrérence de vitesse des rotations, il dit : a Et en tout ceci, la raison s'accorde si parfaitement avec l'expérience, que je ne crois pas qu'il soit possible, après avoir bien connu l'un et l'autre, de douter que la chose ne soit telle que je viens de l'expliquer. -^ Cf. 0. volume VII, p. 377, lettre à un P. Jésuite. « 0. volume V, p. 201. ■' 0. volume IV, p. 516. Seulement, il apporte une restriction à ce qu'il avait répondu au P. Ciermans en admettant que si l'une des sources de lumière est beaucoup plus forte que l'autre, le rayon émané de la plus forte arrête complètement celui qui émane de l'autre. 1?> cHAPrriŒ V. :ONTR()VERSE ENTKE DESCAKTES ET VOPISCUS- KOKTl NATL S PLEiMI'lUS, PROFESSEUR A l'uNIVERSITÉ DE LOUVAIN, SUR LA CAUSE DES PULSATIONS DU COEUR ET SUR LA CIRCULATION DU SANC. Sommaire. I. Relation des opinions de Descartes en cotte matière avec tout son système phi- losophique. — 2. Importance historique de cette controverse. — H. Opinion de Descartes sur la cause du mouvement du cœur et la circulation du sang. — 4. Objec- tions de Plempius. — 5. Réponses de Descartes. — 6. Plempius revient à la charge.— 7. Nouvelles réponses de Descartes. — 8. Continuation de l'histoire de la controverse. — 9. Appréciations mutuelles des deux adversaires. — 10. Du rapport des idées de Descartes avec celles de Van Hehnont. ^ 1. Les rapports multiples qui existent entre les diverses sub- stances de l'univers découlent de la nature de chacune d'elles. Et si, après avoir pris pour objet de ses considérations un des principaux êtres, on en est venu à apprécier d'une façon nou- velle sa constitution intime et ses propriétés caractéristiques, il ne se peut faire qu'on ne soit pas amené à une foule d'ap- préciations de même sorte sur les matières connexes. C'est ce ([ui est arrivé à Descartes. Pour lui, l'âme est une substance pensante, un être dont toutes les actions sont des pensées et rien que des pensées. Sans doute, revenant au sens primitif, il donnait à ce mot une signification plus large que n'avaient fait les philosophes qui l'avaient précédé : il retendait aux sensations, aux imaginations et généralement à tout acte pensé, c'est-à-dire révélé par le sens intime. Mâk, en même temps, l'âme humaine se voyait dépouillée ià tort ou à raison, nous ne le cherchons pas maintenant) de toute activité incon- ( Î4) sciente, de toute participation aux actes de la vie et même à la locomotion. Dès lors, il fallait bien chercher ailleurs qu'en elle l'explication des phénomènes vitaux, aussi variés que merveilleux. Il était à prévoir que Descaries n'irait pas la prendre dans une âme végétative, moyenne entre le corps et l'esprit : il avait trop horreur des notions confuses pour admettre des choses qu'il ne pouvait concevoir ni comme étendues ni comme pensantes; il les appelait plaisamment «des êtres philosophiques qui lui étaient inconnus » i. C'était donc exclusivement le corps organisé qu'il était amené à reconnaître comme la source de toutes les fonctions de la vie ; et comme, pour lui, tout corps n'était qu'une chose étendue, n'ayant d'autre activité que le mouvement, il faisait du corps humain vivant une pure machine et, ainsi qu'on va le voir, une sorte de machine à vapeur. Cette connexion entre les diverses parties de son système philosophique avait pour conséquence qu'on ne pouvait l'ébranler sur un point sans atteindre du même coup tous les autres. Ainsi, quand Plempius combattait la physiologie de Descartes, il combattait en réalité tout le système du philosophe français, et quand celui-ci repoussait ces attaques, il défendait Tédifice que son génie avait construit de toutes pièces. Nul n'en doutait moins que Descartes lui- même. L'année qui suivit la publication de son premier ouvrage, il s'en ouvrait avec son confident, le P. Mersenne, dans une lettre datée du 9 février : « Je veux bien que l'on » pense que, si ce que j'ai écrit de cela (c'est-à-dire du mou- » vement du cœur ou des réfractions) ou de quelque autre » matière que j'ai traitée en plus de trois lignes dans ce que » j'ai fait imprimer, se trouve faux, tout le reste de ma philo- » Sophie ne vaut rien 2. » On peut remarquer soi-même cette connexion dans tous les endroits de ses ouvrages où il s'est attaché, ex professa, à l'exposition de ses théories physiolo- giques. Pour n'en citer qu'un exemple, dans le préambule du ' 0. volume Vil, pp. 280, 285, leilre à Morin. " 0. volume VII!, p. 91, letue au P. Mersenne. ( 73) passage du Discours de la Méthode, visé par Plempius, il imagine que Dieu façonne un corps en tout semblable au nôtre, mais sans mettre en lui aucune âme, et il aftirme que ce dans ce corps se trouveraient toutes les fonctions qui peu- )) vent être en nous sans que nous y pensions (donc toutes les » fonctions vitales), ni, par conséquent, que notre âme, c'est-à- » dire cette partie distincte du corps dont il a été dit ci-dessus )) que la nature n'est que de penser, y contribue *. » § 2. Cette controverse, philosophique par son objet, a de plus une importance historique très considérable. C'est sans con- tredit une des plus éclatantes de celles auxquelles le Discours de la Méthode a donné lieu : le renom de Plempius, sa posi- tion de professeur à l'Université de Louvain, l'importance de la thèse attaquée, la force de ses argumentations, la publicité qu'il leur donna, les colères qu'elles lui attirèrent de la part des cartésiens de Hollande, toutes ces circonstances font de cette dispute un des événements les plus considérables de l'histoire du cartésianisme en Belgique. Et, à ce propos, il est bon de remarquer que les historiens du cartésianisme ne mentionnent aucun ouvrage imprimé où l'on parle explicitement de Descartes et de ses opinions avant 1639. En effet, le premier qu'ils citent est l'éloge funèbre de notre compatriote Reneri, prononcé à Utrecht par Antonius Aemilius, le 18 mars 1639, et imprimé la même année 2. Or, le Discours de la Méthode avait paru en juin 1637; les deux lettres de Descartes à Plempius où il répond aux objections dt^ ce dernier sont respectivement du 15 février et du 23 mars 1638 'U et cette même année, au mois de septembre, parais- * 0. volume I, p. 174. 2 Paquot nous l'apprend, Mémoires, volume VI, p. 166. 5 Ces dates sont celles qu'assigne Plempius, mieux à même de les connaître exactement que n'importe qui. L'annotateur anonyme des lettres de Descartes donne à tort le 20 janvier et le 12 février. ( 76 ) sait à Louvaiii rouvrage de Plempius intitulé : Fundamenta seii fnstituliones inedicinœ. Il y exposait les théories de Descartes sur la cause des battements du cœur et sur la circulation du sang, résumait ses arguments et combattait l'une et l'autre thèse 1. C'est ainsi qu'un Hollandais établi en Belgique com- mença publiquement en 1638 la lutte contre Descartes, tandis qu'un fils de Belge, établi en Hollande, à l'occasion de la mort du premier professeur cartésien, Belge aussi, y imprimait en 1639 le premier panégyrique de la nouvelle philosophie. § 3. Nous commençons par donner une courte exposition des sentiments de Descartes, tels qu'il les expose dans le Discours de la Méthode. Qu'on remarque d'abord qu'ils ont un double objet : le fait de la circulation du sang, la cause de cette circulation et des mouvements du cœur. Généralement, on croit que Plempius a contredit longtemps et fortement la belle découverte de Harvey : on verra qu'il en a reconnu la grande vraisemblance dès la première réponse de Descartes à ses difficultés contre elle; dès lors, cette opinion ne lui déplaisait pas. En 1644, il en proclama ouvertement l'évidente certitude, dans la deuxième édition de ses Fundamenta medicinœ. Mais il est vrai que, toute sa vie, il combattit avec véhémence l'opinion de Descartes sur la cause de la circulation du sang et des pulsations du cœur : c'est surtout contre elle qu'est dirigée sa première lettre ; c'est exclusivement contre elle qu'il continue à soulever des objec- tions dans sa seconde lettre; c'est elle avant tout qu'il combat dans la première édition des Fundamenta, et il n'en veut plus qu'à elle seule dans les trois éditions subséquentes de 1644, '1654 et 1664. Nous omettons la description que Descartt^s fait de la circu- * On voit par là que M. Haan, dans la notice qu'il consacre à Plempius, Annuaire de P Université de Louvain, 1815, p. 22o, a eu lorl de dire que ce lut Descaries qui attaqua Plempius: c'est le contraire qui est vrai. ( 77 ). lation du sang et les arguments par lesquels il la prouve. 11 reproduit ce qu'avait imprimé Harvey en 1628, dans son Exercitatio anatomica de motu cor dis et sanguinis in animaUbm. L'explication de cette circulation est propre à Descartes et à ses disciples; nous en rencontrerons quelques-uns dans cette histoire. Comme toutes ses opinions, celle-ci est extrêmement ingénieuse et a la mérite de se représenter facilement par l'imagination. Selon lui, il existe dans le cœur « un feu sans lumière », semblable à celui qui échauffe dans la grange le foin humide, ou qui fait bouillir les vins nouveaux, lors- qu'on les laisse cuver sur la râpe. Le sang qui remplit les veines-caves gonfle l'oreillette droite, presse la valvule auriculo-ventriculaire, l'ouvre et coule en certaine quantité dans le ventricule droit. Par là, l'oreillette se dégonfle, tandis que, dans le ventricule, sous l'action de la chaleur, le sang se dilate, par le même coup fait enfler le ventricule, ferme la valvule qu'il avait ouverte, ouvre la valvule sigmoïde et passe dans l'artère pulmonaire, dont il enfle toutes les branches. Le ventricule, étant presque vide, se dégonfle, et la valvule sigmoïde se referme. Un fonctionnement identique introduit dans l'artère pulmonaire une nouvelle quantité de sang qui chasse la précédente devant elle. Arrivé dans les poumons, le sang s'y mélange avec l'air ,qu'y introduit la respiration, et ainsi y devient capable d'alimenter le « feu sans lumière » du ventricule gauche. 11 revient de là dans l'oreillette gauche, dont il gonfle les parois par sa pression, entre dans le ventri- cule correspondant, y produit les ett'ets décrits quelques lignes plus haut et en sort finalement par l'artère qui le distribue dans tout le corps. En deux mots, la pression du sang, due à son poids sur les oreillettes, et sa pression extraordinaire, due à la chaleur résidant dans le cœur, sur les parois du ven- tricule, sont, d'après Descartes, les causes de leurs gonfle- ments. La force expansive que lui fait acquérir cette même chaleur est celle qui l'envoie dans les vaisseaux artériels et vei- neux. Descartes a soin de supposer que le sang sorti du ven- tricule devient immédiatement moins chaud et perd ainsi sa ( 78 ) force de pression, afin de permettre aux valvules sigmoïdes de se refermer. Tel est le système de Descartes ; il l'appuie d'une foule d'ar- guments plus ou moins spécieux, mais qui reviennent en somme à celui-ci : ce Mon explication ne contredit aucun fait; elle en explique beaucoup, elle est donc la vraie. » Peut-être son explication ne contredisait-elle aucun fait observé ; mais, actuellement que l'étude de l'anatomie a été poussée si loin, l'hypothèse de Descartes est contredite par une foule d'expé- riences. La science moderne, au lieu de faire entrer le sang de lui-même dans les artères, l'y fait pousser par le cœur, grâce aux fdDres musculaires dont sont formées ses parois et dont les contractions successives ont pour effet de rétrécir la cavittî du cœur en en expulsant le contenu. Il est vrai qu'il reste encore à se demander quelle est la force qui contracte les fibres. Avant de passer plus loin, il est bon de remarquer que les esprits animaux, auxquels sont dus, d'après Descartes, tous les mouvements de l'homme et de la bête, ne sont que les parties les plus agitées et les plus pénétrantes du sang échauffé dans le cœur. Nous n'avons pas parlé de la nature du « feu sans lumière », dont Descartes affirme l'existence dans le cœur, voulant réserver cette question pour la fin de ce chapitre, où nous rechercherons les rapports du système philosophique de Descartes avec celui de Van Helmont. § 4. Comme on l'a vu plus haut', Plempius, en rendant compter à Descartes des impressions qu'avait faites sur lui la lecture de son ouvrage, avait marqué son désaccord sur l'explication du mouvement du cœur, mais sans s'étendre davantage. Ce point était trop capital, dans le système de Descartes, pour que ' V. p. 48. ( 79 ) celui-ci ne mît pas tout en œuvre afin de le fortifier contre toutes les attaques possibles. Si celles-ci pouvaient se produire en public sans qu'elles fussent prévenues ou tout au moins sans qu'on les repoussât assez vite, il y avait danger que les nouvelles théories, à peine nées, ne tombassent dans le dis- crédit. Ce danger était d'autant plus considérable dans le cas actuel que l'opposition venait d'un professeur déjà célèbre. Aussi voyons-nous Descartes insister dans ses lettres pour que Plempius lui envoie des objections; le 27 novembre 1637, il lui écrit : a J'attends avec grande impatience vos opinions tou- « chant le mouvement du cœur et vous prie de me les envoyer » au plus tôt 1. » Le 20 décembre de la même année, il revient encore là-dessus : « D'autant plus que les objections » que l'on me proposera seront fortes, d'autant plus me « seront-elles agréables : c'est pourquoi j'attends avec grande » impatience les vôtres touchant le mouvement du cœur. » Plempius se rendit à ses sollicitations qui, comme nous le savons par sa lettre du L"> janvier et par la seconde édition des Fundamenta, avaient été répétées dans des lettres de Descartes malheureusement perdues '^. Les objections de Plempius portent sur les deux thèses défendues par Descartes; elles sont courtes et nettes. Contre l'opinion de Descartes sur les mouvements du cœur, il apporte des faits qui tendent à prouver que ce mouvement et celui des artères doivent être attribués à une énergie résidant dans leurs tuniques, et non aux chocs successifs du sang provoqués par sa dilatation dans le cœur sous l'action de la chaleur de * 0. volume VI, p. 537. ^ 0. volume VII, p. 558 : « Vous m'avez demandé tant de fois et avec tant » d'instances mes objections contre votre opinion touchant le mouvement du » cœur, que je suis obligé d'interrompre tant soit peu mes autres petits » travaux, pour vous donner enfin ceUe satisfaction. » Fundamenta medicinœ, edilio 2a, 1644, lib. II, cap. 3 : « Objecliones ad D. Carlesium mittere placuit, » ul inielligerem ecquid adversus eas responderet, quod tamen ut facerem, » jam sœpius ab ipsomel Cartesio amicissimo viro ac mihi familiarissimo per » epistolas flagitalus eram. » ' 80 ) celui-ci *. Contre la circulation du sang, il objecte que le sang des artères est différent de celui des veines; que, si elle existe, les accès de fièvre intermittente devraient se répéter plusieurs fois le jour '^ ; qu'en liant longtemps les veines de la jambe d'un animal vivant, sans lier les artères, le membre ne gonfle pas beaucoup. Mais le passage le plus piquant de toute la lettre est celui où, malicieusement, il fait remarquer à Descartes que son opinion sur le mouvement du cœur n'est pas nouvelle, mais très ancienne et même d'Aristote, qui en fait mention au livre de la respiration, chapitre xx, et il cite le passage où vraiment le gonflement du cœur est attribué au liquide sanguin se dilatant sous l'action de la chaleur 3. Bien que Plempius reconnaisse que l'explication de son ami d'Amsterdam soit plus ingénieuse et plus brillante que celle d'Aristote, il ne veut voir entre les deux qu'une différence de degré. Il n'y a pourtant là matière qu'à un innocent badinage : car il est, à première vue, évident qu'Aristote n'explique pas, dans le passage précité, la systole, qui est pourtant un élément essentiel du fonctionnement du cœur. Mais Plempius connaissait le caractère de Descartes et la prétention quelque peu exagérée qu'il avait de se donner comme l'inventeur d'une foule de vérités, avant lui inconnues de tous et nommément d'Aristote 4-. * 0. volume VII, pp. 539 et suivaotes. Voici quels sont ces faits : a) le cœur, séparé du corps el vide de sang, bat encore quelque temps. Cela est même vrai des parcelles en lesquelles on le divise; b) si Ton insère une canule dans une artère et qu'on serre fortement celle-ci à son bout inférieur, il n'y a plus de baUement au-delà; si on enlève la ligature, le battement reparait; c) si le sang doit se dilater sous l'action de la chaleur du cœur, qui n'est pas fort considérable, surtout chez les poissons, celte dilatation demandera du temps et par conséquent aussi la diastole; d) si la pulsation des artères provenait du choc du sang, elle ne pourrait pas avoir lieu simultanément dans les régions voisines du cœur et dans celles qui sont éloignées. ^ Plempius suppose que la cause des fièvres est une substance résidant dans les petites veines les plus éloignées du cœur. • ' Plempius cite ce passage d'après la traduction latine, reproduite dans l'édition des œuvres d'Aristote publiée à Bâie, 1558, t. I,p. 549. * V. par exemple 0. volume I, p. 168, Discours de la Méthode, 5^ partie. ( 81 o. Descartes répondit à un mois de là, le 15 février. Il com- mence par justifier le désir qu'il avait manifesté tant de fois de voir arriver les difficultés de Plempius , en faisant l'éloge de son talent, de sa science et de sa franchise. Immédiatement après, il vient à la comparaison de son opinion sur le mouve- ment du cœur avec celle d'Aristote : « J'ai à vous rendre grâce )) de ce que vous m'avez ouvert un moyen pour appuyer mon » opinion de l'autorité d'Aristote. » On va voir quelle valeur purement de circonstance il donnait à cette autorité, et comme quoi il niait même qu'il pût raisonnablement s'en prévaloir dans le cas présent. « Comme cet homme a été si heureux que quelques choses » qu'il ait avancées dans ce grand nombre d'écrits qu'il a » faits, même celles qu'il a dites sans y prendre garde, pas- » sent aujourd'hui, chez la plupart, pour des oracles, je ne » souhaiterais rien tant que de pouvoir, sans m'écarter de » la vérité, suivre ses vestiges en tout. Mais certes, je ne dois » pas me glorifier de l'avoir fait au sujet dont il est question. » Et il montre très bien l'immense différence qu'il y a entre les paroles vagues et incomplètes d'Aristote et l'explication si distincte et si adéquate qu'il a donnée. « Qu'Aristote, dit-il en » terminant, ait dit là quelque chose de vrai, encore, celui » qui, sur de fausses prémisses (comme parlent les logiciens), )) conclut par hasard quelque chose de vrai, ne raisonne pas )) mieux, ce me semble, que s'il en déduisait quelque chose » de faux ; et si deux personnes étaient arrivées en un même » lieu, l'une par des chemins détournés, et l'autre par le )) droit chemin, il ne faudrait pas penser que l'une ait été sur » les voies de l'autre. » Tout cela est admirablement dit et admirablement vrai en général. Nous croyons cependant que le Stagirite, là où il a attribué le gonflement du cœur à la dilatation du sang (ce qu'enseignait de nouveau Descartes), l'a fait, guidé par un des arguments dont se prévalait le plus son Tome XXXIX. 6 ( 82 ) antagoniste français, savoir, celui qu'il tire de la chaleur du cœur '. Suivent les réponses aux quatre objections de Plem- pius touchant le mouvement du cœur. Ici, Descartes emploie en vérité toute espèce de ressources pour se défendre ; niant catégoriquement, bien qu'un peu a priori, les faits absolument inconciliables avec sa théorie 2^ introduisant une nouvelle hypothèse pour expliquer la dilatation du sang 3, retournant les objections contre les tenants de l'opinion classique, attaquant Galien ^, Harvey ^ et les anciens 6 ; il ne manque pas d'ailleurs (le faire ressortir le défaut de conséquence dans l'une ou l'autre partie de l'argumentation de Plempius '^. La rétorsion qu'il prétend faire de la première objection de celui-ci, mettant la question sur le terrain tout à fait philo- * Qu'on veuille bien lire les deux derniers paragraphes de la deuxième partie du Traité de la formation du fœtus (0. volume IV, p. 456) : c'est certainement le rapprochement qu'avait fait Plempius qui a décidé Descartes à les rédiger. 2 C'est ainsi qu'il nie que les battements du cœur séparé du reste du corps aient lieu, lorsqu'il n'y tombe plus du tout de sang, donnant pour raison qu'il a toujours jugé, et même, comme cela se peut souvent faire, vu qu'il y avait quelque reste de sang dans la partie oii se faisait le battement (0. volume Vil, p. 345). — A propos de l'expérience du tuyau inséré dans l'artère, quoiqu'il ne l'ait jamais faite, il est siir que si le tuyau la remplit exactement, et que son diamètre intérieur soit plus petit que celui de l'artère, la pulsation de celle- ci n'aura pas lieu plus bas; mais qu'elle aura lieu, s'il a même diamètre. {Ibidem, pp. 346 et suivantes.) ^ Nous en reparlerons plus bas; ce nouveau facteur est une sorte de ferment ou levain, capable d'exciter par son mélange une grande effervescence dans le sang. {Ibidem, p. 347.) * Il attaque, pour prouver qu'on ne doit pas s'arrêter à son autorité, la théorie de Galien, qui assimile le fonctionnement des artères à celui des poumons. {Ibidem, p. 349.) 3 II attaque Harvey pour avoir dit que le sang est lancé dans les ventricules , dans le temps de la systole, ce qui pourtant est la vérité. {Ibidem, p. 351.) ^ « Ils ont eu besoin d'un livre entier de Galien pour savoir que le sang » est contenu dans les artères. » ' II explique très bien, par exemple, commen t l'action du sang se fait sentir instantanément dans les régions du réseau artériel éloignées du cœur. {Ibidem, p. 347.) I (83) sophique, il importe de l'examiner plus particulièrement. Le fait d'où part Plempius est celui de la persistance des mouve- ments du cœur, quelque temps après sa séparation d'avec le reste du corps. « Cette objection, écrit Descartes, a, ce me » semble, beaucoup plus de force contre ceux qui croient que » le mouvement du cœur procède de quelque faculté de l'âme ; » car, de grâce, comment ce mouvement dépendrait-il de » l'âme, et surtout celui qui se rencontre dans les parties d'un » cœur après qu'elles sont séparées, vu qu'il est de foi que » l'âme raisonnable est indivisible et qu'il n'y a aucune autre » âme sensitive ou végétante qui lui soit jointe? » Effective- ment, la théologie enseigne que l'âme raisonnable est simple, et qu'il n'y a qu'une seule âme dans l'homme, et, pour peu que Descartes eût poussé plus loin ses recherches, peut-être aurait-il dû constater qu'elle enseigne aussi que cette âme est le principe de la sensibilité, de la vie et du mouvement. Nous verrons tout à l'heure la réponse triomphante de Plempius : bornons-nous, pour le moment, à remarquer dans cette rétor- sion une nouvelle preuve de la portée philosophique de la discussion. Aux objections contre la circulation du sang, Descartes se sent sur un terrain plus ferme, et, sans diversion d'aucune sorte, il pare tous les coups de son adversaire, expliquant la différence du sang veineux et du sang artériel, rejetant avec Kernel, comme improbable au moins, l'opinion que la matière des fièvres intermittentes réside dans les veines ; faisant voir comment la ligature des veines de la jambe ne doit pas néces- sairement amener en dessous d'elle un gonflement trop consi- dérable ^. * Telle que la lettre de Descaries est reproduite par Cousin, elle se termine si brusquement qu'on devine aisément que la fin manque. Or, Cousin a copié le texte de Clerselier, et Clerselier a traduit le texte de Beverovicius dans ses Quaestiones Epistolicœ, Roterodami, 1644, pp. 125-139. — On trouve cette finale dans les trois dernières éditions des Fundamenta medicinœ de Plem- pius (voir édition de 1644, p. 192): « Atque ut verbo concludam, eliamsi tuas » objectiones omnium oplimas esse existimem, quae in meam de cordis et san- ( 84 §6. La parole est maintenant à Plempius. Nous retrouvons dans ses instances datées du 5 février * les mêmes qualités que dans ses objections : la brièveté et la netteté. On y voit avec plaisir que son intelligence commence à se prononcer en faveur de la découverte de Harvey : « Le reste de ce que vous m'avez écrit » pour la preuve de la circulation du sang se soutient assez, et » c'est une opinion qui ne me déplaît pas beaucoup 2. » Mais il le presse vigoureusement sur l'autre point, mainte- nant les faits dont il se prévalait et qu'il avait constatés de ses propres yeux. Il taxe d'imaginaire l'hypothèse d'un ferment résidant dans le cœur et nie d'ailleurs qu'il suffise pour rendre compte des faits. Comme nous l'avons annoncé, il répond très bien à la rétor- sion du philosophe en faisant d'abord voir que, fût-elle même efficace contre l'opinion classique, l'opinion de Descartes ne serait pas pour cela démontrée vraie : « Vous ajoutez que cette )) objection fait moins contre vous que contre l'opinion vul- )) gaire de ceux qui croient que le mouvement du cœur pro- » cède de quelque faculté de l'âme. Mais cela ne vous excuse » point; car peut être que ni vous, ni eux, ne connaissez point )) encore la vraie cause de ce mouvement. » » guinis motu senlentiam poterant afi'trri, nulla tamen est, qu^e me inducat, » Qt illam mutem. Sed quo paclo hae meœ responsiuneuke libi saiisfaciunt, si y placet, significabis, et me amareperges. Vale. 13 feb. 165^. Sum libi ad omiie offîciiim paratissimus famulus Des Cartes. » Il est à remarquer que les premiers mots de la réponse de Plempius (0. volume VII, p. 361) se rapportent au contenu du fragment omis. ' 0. volume VII, p. 561. — Il appert cependant par les Fundamenta de 1644 que les nouvelles objections de Plempius ont été rédigées plus tard, entre le 13 février et le :25 mars. 2 L'adverbe ne se trouve pas dans la version française, mais il est dans le lexte latin : Opéra Cartesii, volume IX, p. 174. i 80 ) Il va plus loin, il t'ait sienne cette opinion vulgaire et montre (|u'elle est parfaitement fraccord avec les faits : « Et môme, )) quoi que vous disiez, il me semble pouvoir aisément sauver V) Topinion vulgaire. Car, bien que l'âme ne soit plus dans le )) cœur humain, quand il est séparé du corps, et qu'ainsi il n'y » ait plus en lui de facultés, toutefois, il reste dans le cœur un » certain esprit qui, ayant été l'instrument de l'âme, agit encore » par sa vertu après qu'elle est sortie; et c'est ce qui me fait » croire que l'attraction, la coction et l'assimilation des » aliments se font aussi bien dans le corps d'un homme nou- » vellement décapité que s'il était vivant, tant qu'il y reste de la » chaleur et de cet esprit vivitîque. » Au fond, et abstraction faite de la nature de l'instrument de l'âme, cette réponse est péremptoire. La lutte devenait de plus en plus intense : Descartes sentait qu'il avait affaire à un adversaire digne de lui, et, de même que, dans la lettre au P. Ciermans, il reconnaît la valeur de ses rai- sonnements, ainsi et plus encore dans sa lettre à Plempius, en date du 23 mars, il ne dissimule pas la valeur des arguments de son correspondant : « Vos nouvelles instances sont très )) considérables et, si jamais il m'en a été fait que j'ai jugées » dignes d'une réponse soignée, ce sont celles-ci. » Il est intéressant de voir le philosophe français déployer toutes les richesses de son esprit pour éluder la force des argu- ments de notre professeur. Forcé de concéder certains faits, qu'il avait d'abord niés, il les interprète en sa faveur : il recon- naît que l'existence du levain dans le cœur est problématique, mais que, du reste, son opinion s'explique et même se démontre facilement sans lui. Revenant encore à sa rétorsion, Descartes prend occasion de la doctrine scolastique émise par Plempius pour démontrer que sa théorie, qui les attribue à une autre cause que l'âme, avant comme après son départ, est bien plus simple et plus intelligible. « Car, lorsque pour expliquer comment le cœur (86) » peut encore être mu dans le cadavre d'un homme par l'âme » qui en est absente, vous avez recours à la chaleur et à un w esprit vivifique, comme à des instruments qui, ayant servi à » l'âme pour cet effet, sont encore capables de le produire par » sa vertu, de grâce, qu'est-ce autre chose que de vouloir tenter w les extrémités? Car enfin, si ces instruments sont quelquefois » suffisants pour produire cet effet, pourquoi ne le sont-ils pas » toujours? Et pourquoi vous imaginez-vous plutôt qu'ils » agissent par la vertu de l'âme, quand elle est absente, que » non pas qu'ils n'ont pas besoin de sa vertu, lors même qu'elle » est présente? » Quelque subtile que soit cette argumentation, elle admettait réplique. En effet, qu'un fait donné ait son principe immédiat dans une substance corporelle, mais que l'on constate en même temps que cette substance corporelle ne trouve ni en elle-même ni dans les corps avoisinants de quoi expliquer ce phénomène, il faut, dans ce cas, l'attribuer à un principe supérieur à la matière. Et il n'y a pas de difïiculté à admettre que cet effet dure encore, quand le principe auquel il est dû a déjà disparu. Dans l'entre temps. Descartes est tellement persuadé de la bonté de son raisonnement qu'il ne peut croire que Plempius le lui ait proposé avec la conviction de sa valeur probante : « Vous » avez sans doute voulu imiter ces braves, qui, ayant entrepris » de défendre une place mal munie, ne se rendent pas d'abord » aux assiégeants, quoiqu'ils voient bien qu'ils ne pourront » leur résister, et qui, pour donner des preuves de leur cou- )) rage, veulent d'abord user toute leur poudre et tenter les » dernières extrémités, d'où il arrive que leur défaite leur est )) souvent plus glorieuse qu'à leurs vainqueurs, w Ces dernières lignes sont peut-être plaisantes ; mais elles étaient à coup sûr humiliantes pour Plempius, qui voyait suspecter la conformité de ses paroles avec ses convictions et annoncer sa défaite par son vainqueur même '. *■ Cetie seconde réponse de Descartes à Plempius est, comme la première, privée de sa finale; la voici comme la donne Plempius, Fundamenta, 1664, p. 195 : « Magnas libi ago gralias oh lilleras, quœ tuis inclusee erant; hic 87 §8. Nous n'avons malheureusement plus la réponse du protesseui' de Louvain. Une lettre que lui adressait Descartes, datée, selon l'annotateur anonyme, du \^' septembre 1638, nous apprend que Plempius lui avait écrit le 20 avril et qu'entre autres choses, il lui donnait la permission d'insérer ses objections, sauf pourtant celles contre la circulation du sang, entre les objec- tions que Descartes se proposait de faire imprimer. Cette restriction confirme ce qui a été dit plus haut, que Plempius était bien près de devenir le défenseur de cette opinion. Descartes aurait bien voulu pouvoir publier ces dernières : « Et pour ce qui est, écrit-il, des objections que regardent la » circulation du sang que vous aimez mieux que j'omette, j'en » ferai entièrement comme il vous plaira; mais j'en juge plus » avantageusement que vous ne faites, et je puis dire qu'elles » sont des plus fortes que j'ai reçues : c'est pourquoi j'aimerais « mieux qu'elles demeurassent comme elles sont, sinon que » vous y fissiez insérer quelques mots par-ci par-là, où ils iuvenies meam ad eas responsionem, quam si placel, illi qui scripseral, tracles, et me amare pcrges. Sum, Clarissime Domine, libi mullis nominibus devinctus Des Cartes. 25 marlii 1638. » Si l'aniiotaleur anoDjme de Cousin a raison de placer au 4 janvier 1638 la lettre du P. Cierir;ans à Descaries et au 9 janvier la réponse de celui-ci, il y a en Belgique un correspondant du philosophe français dont personne n'a connaissance jusqu'ici. Mais les indications de cet anonyme ne méritent pas une confiance absolue, et divers indices nous font croire qu'il s'agit ici de la lettre de Ciermans à Descaries et de celle de Descaries à Ciermans. Nous en tirons le principal d'un passage d'une lettre de Descartes à Constantin Huygens, certainement postérieure aux premières objections de Plempius, par conséquent au la février et antérieure aux objections du P. Ciermans, puisque Descaries dit qu'il eût surtout désiré que les RR. PP. Jésuites eussent voulu être du nombre des opposants, et qu'ils le lui avaient fait espérer, etc. V. 0. volume VII, p. 419. (88) » viendront à propos pour témoigner que vous les proposez )) pour exercice d'esprit, ou parce que je vous en ai prié, » plutôt que parce que vous les jugez véritables. Mais j'aurai )) encore tout le loisir d'en apprendre votre volonté avant que » j'en fasse rien imprimer; car je ne commencerai pas de plus « de trois mois. » Descartes ne mit pas ce projet à exécution. Plempius, ainsi qu'on l'a vu plus haut, le reprit pour son propre compte dans ses Fîindamenta medicinœ, mais en se bornant à résumer les arguments de Descartes. Cet acte, assez insignifiant par lui- même, devait susciter dans la suite bien des colères et con- sommer la rupture entre les deux amis d'autrefois. § 9. Il n'est pas hors de propos d'entendre les deux jouteurs s'apprécier mutuellement. Nous trouvons le jugement de Plempius dans la seconde édition de son principal ouvrage • : a J'écrivis à Descartes; nullement ébranlé" dans ses opinions, il répondit à chacune de mes objections, mais d'une manière si pénible et si embarrassée que j'ai bien vu qu'il avait été acculé : c( Verum, (respondit) ita operose et contortuplicate ut facile » viderim hominem pressum fuisse, w Et plus loin, s'adressant dans son livre à Descartes lui-même : « Operosam perplexamque » reddis mihi epistolam, vir ingeniosissime, et multis expe- » rientiis curiosisque infarcitam. » C'est ainsi qu'il apprécie la lettre dont nous avons parlé au § 8. D'autre part. Descartes montre vis-à-vis de ses divers corres- pondants une grande estime pour les objections de Plempius. Il en parle avec éloges dans une lettre du 20 mai à M. de Zuit- lichem 2. Dans une autre au P. Mersenne du 22 juin 3, il dit que les objections de Plempius touchant le mouvement du cœur ' Fundamenta medicinœ, ed'a'ïù 2a, 164 4, lib.II, cap. V. ■^ C'est Constantin Huygens, le père du grand Huygens. 0. volume VII, p. 418. 5 0. volume VII, p. 424. (89) contiennent tout ce qu'on pouvait lui objecter sur cette matière. Knfin, dans une troisième à un P. Jésuite de la Flèche, en date du 24 janvier ', il dit qu'il a reçu de son ami Plempius, profes- seur à l'Université de Louvain, sept ou huit objections sur le mouvement du cœur ; qu'il voudrait que toutes fussent sembla- bles à celles-là ; qu'il ne manquerait pas d'y répondre soigneu- sement, etc. Nous croyons pour notre part que, si Descartes a, dans cette controverse, l'avantage pour ce qui regarde la circulation du sang, il a le dessous pour l'autre question. Et la chose est aisée à comprendre. Une opinion contraire à la vérité ne peut se défendre qu'à force de paralogismes. Or, il est avéré que ce n'est pas la force expansive du sang qui le force à se précipiter dans les artères. § 10. Il nous reste à dire quelques mots sur la relation entre le système physiologique de Descartes et celui de notre Van Hel- mont. Divers auteurs '- aftirment que les idées de Van Helmont ont été l'origine de quelques-unes de celles de Descartes. Il s'agit surtout des ferments. Van Helmont avait affirmé que chaque (^orps brut, chaque corps vivant et même chaque organe du corps vivant possédait son ferment, dont le rôle était d'exciter à l'action « l'archée » (principe actif), joint à la matière (prin- cipe inerte). Les ferments, les archées intervenaient surtout dans l'explication des fonctions vitales : la digestion notamment était due à l'existence d'un de ces excitants, inhérent à Tappa- leil digestif; c'était par eux aussi qu'il expliquait la chaleur animale 3. Nous avons dit plus haut que Van Helmont ne peut guère ^ 0. volume Vil, p. 580. La date doit être erronée. 2 Le Roy, La philosophie au pays de Liège. Liège, 1860, 4", pp. 35, 40, 81, 84. — Broeckx, Essai sur l'histoire de la médecine belge, Bruxelles, 1838, p. 95. — Sprengel, Histoire de la médecine, t. V, p. 31 . ' GoETHALS, Histoire des lettres, des sciences et des arts en Belgique, Bruxelles, 1840, t. I, pp. 185 et suivantes. (90) avoir profité des idées de Descartes : ses principaux ouvrages avaient paru en 1637 ou étaient déjà rédigés. Les malheurs de toutes sortes qui l'assaillirent l'empêchèrent de les modifier notablement pendant les sept amiées qu'il vécut encore. Mais Descartes doit avoir entendu parler de Touvrage si intéressant de Van Helmont De magnetica vulnerum curatione. Nous croyons même qu'il pensa en faire une réfutation article par article. Cette opinion n'ayant jamais été mise en avant jus- qu'ici, nous allons tâcher de la justifier. Le P. Mersenne, ainsi qu'il a été dit plus haut ', a séjourné en Belgique le printemps et l'été de 1630, et s'y est mis en rapport avec les savants, comme il avait fait en Hollande. En 1630, Descartes lui écrivit le 25 février '^, le 15 avril 3^ le 20 mai 4^, le ? novembre s, le 15 décembre 6 et peut-être le ? juin '!. Quoique ces dates puissent être inexactes quant au jour et au mois, elles sont vraies pour l'année. Or, en 1630, la Belgique était en émoi à cause d'un procès intenté à Van Helmont depuis 1627, parl'ofticial de Malines, au sujet de son ouvrage sur la guérison magnétique des blessures, paru en 1621, et dont le succès avait été très considérable. Peut-être parce qu'il s'agissait d'un livre où était attaqué un Jésuite, la procédure marchait-elle lentement; et depuis trois ans que l'ou- vrage avait été soumis au jugement des professeurs de théo- logie de l'Université de Louvain, aucun incident n'avait surgi. Toutefois, en 1630, la Faculté de théologie censura l'ouvrage de Van Helmont comme « du tout pernicieux et contenant )) assertions et propositions hérétiques fort pernicieuses, blas- » phèmes contre Dieu et ses saints 8 ». » V. p. 37. 2 Ibidem, p. 112. ^ 0. volume VI, p. 99. * 0. volume VJ, p. 130. - Ibidem, p. 162. * Ibidem, p. 176. ^ Ibidem, p. 179.— L'annotateur de Cousin date celte lettre du 10 jan- vier 1631; mais une première main la datait de juin, à bon droit, ce nous semble. Voyez ce que dit Descartes dans sa lettre de novembre, p. 163. ^ GoETHALS, Histoire des lettres en Belgique, Bruxelles, 1840, vol. I, p. 178. (91 ) LeP.Mersenne et Descartes étaient certainement en rapport pendant le voyage du premier dans les Pays-Bas; les dates des lettres rapprochées de celle du voyage de ce religieux le montrent suffisamment et Descartes lui-même nous l'ap- prend'. Or, voici ce que Descartes lui écrivit le 15 avril 1630 '^ : c( Si toutefois le livre dont vous parlez était quelque chose de » fort bien fait et qu'il tombât entre mes mains, il traite de ma- » tières si dangereuses et que j'estime si fausses, si le rapport » qu'on vous en a fait est véritable, que je me sentirais peut-être^ )) obligé d'y répondre sur-le-champ. » Ainsi Mersenne, écrivant de Belgique, avait parlé à Descartes, sur le rapport d'autrui, d'un livre contenant des assertions très dangereuses et très fausses et l'avait engagé à en entreprendre la réfutation. Tout cela s'applique à merveille à l'œuvre de Van Helmont. Mais il y a mieux : voici en effet ce que Descartes écrivait de nouveau là-dessus vers le 20 mai 1630 '^ : « Pour le méchant livre, je « ne vous prie plus de me l'envoyer, car je me suis maintenant )) proposé d'autres occupations, et je crois qu'il serait trop » tard pour exécuter le dessein, qui m'avait obligé de vous » mander à l'autre voyage que si c'était un livre bien fait, et )) qu'il tombât entre mes mains, je tâcherais d'y faire sur-le- )) champ quelque réponse ; c'est que je pensais qu'encore qu'il )) n'y eût que trente-cinq exemplaires ^ de ce livre; toutefois, * 0. volume VI, p. 163. « Je vous écrivis une lettre lorsque vous étiez, je )' crois, à Anvers, par laquelle vous me pourrez justifier, sMl vous plaît. » Cette lettre de Descartes adressée à Anvers est certainement celle qui se trouve 0., volume VI, p. 112. On y lit en elfet une justification de la ligne de conduite suivie par Descartes dans ses rapports avec l'opticien Ferrier. Il n'est pas inutile de faire remarquer que cette justification fait partie d'une lettre écrite le 23 mars 1650 (0., volume VI, p. 119, note). Le P. Mersenne aurait donc été à Anvers à cette date. 2 0. volume VI, p. 103. 5 0. volume VI, p. 130. ^ V. sur le nombre des exemplaires du De magnetica vulnerum cura- lione encore existant en 1630, Broeckx, Notice sur le manuscrit Caxisa J. B. ffelmontii, pp. 33, 59, 61, 69, 70, 74. D'ailleurs le P. Mersenne a lui- même correspondu de Paris avec Van Helmont. Ibidem, p. 67. ( 92 ) » s'il était bien fait, qu'on en ferait une seconde impression, )) et qu'il aurait grand cours entre les curieux, quelques » défenses qui en pussent être faites. Or, je m'étais imaginé » un remède pour empêcher cela, qui me semblait plus fort )) que toutes les défenses de la justice, qui était, avant qu'il » se fît une autre impression de ce livre en cachette, d'en faire » faire une avec permission, et d'ajouter après chaque période, » ou chaque chapitre, des raisons qui prouvassent tout le » contraire des siennes, et qui en découvrissent les faussetés. )> Car je pensais que, s'il se vendait ainsi tout entier publique- » ment avec sa réponse, on ne daignerait pas le vendre en )> cachette sans réponse, et ainsi que personne n'en appren- » drait la fausse doctrine qui n'en fût désabusé en même » temps : au lieu que les réponses séparées qu'on fait à sem- » blables livres sont d'ordinaire de peu de fruit, pour ce que « chacun ne lisant que les livres qui plaisent à son humeur, » ce ne sont pas les mêmes qui ont lu les mauvais livres qui « s'amusent à examiner les réponses. Vous me direz, je m'as- » sure, que c'est à savoir si j'eusse pu répondre aux raisons de » cet auteur; à quoi je n'ai rien à dire, sinon que j'y eusse au )) moins fait tout mon possible, et qu'ayant plusieurs raisons » qui me persuadent et qui m'assurent le contraire de ce que )) vous m'avez mandé être en ce livre, j'osais espérer qu'elles )) le pourraient aussi persuader à quelques autres, et que la » vérité expliquée par un esprit médiocre devait être plus forte » que le mensonge, fût-il maintenu par les plus habiles gens » qui fussent au monde. « Tout dans ces lignes cadre admirablement avec notre hypo- thèse : écrites en 1630, elles concernent un livre édité, dont il reste peu d'exemplaires ', au sujet duquel la justice informe. Qu'il est regrettable que Descartes n'ait pas donné suite à sa * D'après Goeth\ls, Histoire des lettres e)i Belgique, Bruxelles, 1840, t. I, pp. 179, 190, ce fui la rareté de l'ouvrage qui amena rarchevêque Boonen à accorder un nouveau sursis en octobre 1630. (93) première idée ! il eût été si intéressant de voir en lutte ces deux grands esprits; avec de tels lutteurs, la vérité serait apparue plus resplendissante ^ . Nous avons aussi des raisons pour croire qu'il a lu le traité de Van Helmont sur les eaux de Spa, publié à Liège, en 1624. En effet, le chimiste bruxellois se vante d'avoir trouvé, en ana- lysant l'eau de la Sauvenière et du Pouhon, qu'elle ne compre- nait que du vitriol de fer, et, à ce propos, il dit que cette sub- stance avait échappé aux auteurs qui l'avaient précédé 2. Or, nous voyons dans une lettre de Descartes à la princesse Elisa- beth qu'il ne mentionne dans les eaux de Spa que la présence (lu fer et du vitriol 3. De même que Van Helmont '<-, Descartes préconise les eaux (le Spa pour les obstructions du foie et de la rate ^. Dans le Discours de la Méthodey Descartes ne parle pas encore du ferment; il est vrai qu'il compare déjà la chaleur du cœur à celle du foin qui est humide et du vin qui cuve; mais il n'en fait mention que pour faire comprendre qu'il s'agit d'un feu sans lumière. Dans les premières réponses à Plempius, forcé d'expliquer les battements d'un cœur sensiblement vide de sang, il recourt à la présence possible dans les replis du cœur de quelque humeur qui ressemble au levain (fermentum), par le mélange de laquelle s'enfle le peu de sang qui survient 6. Plus loin, il expose que ce levain est du vieux sang, resté dans le cœur '^ ; qu'il explique la différence entre le sang artériel et le sang veineux 8. Cependant, comme Plempius lui avait dit que ^ Descaries ne rejetait pas tous les faits merveilleux, expliqués vulgaire- ment par les sympathies et les antipathies. On peut voir le jugement qu'il en donne à la fin du quatrième livre des principes (0. volume III, p. 497). Cf. Van Helmont, Orlus medicinœ. Amsterodami, 1652, p. 612, col. b. 2 Supplementum de Aquis Spadanis. Leodii, 1624, p. 32, Cf. pp. 54, 35 et 56. > 0. volume IX, p. 401. ' Supplementum, p. 56. 5 0. volume IX, p. 401 ; ibidem, p. 202. ^ 0. volume VII, p. 545. ■ Ibidem, p. 556. * Ibidem, p. 557. (94) son fermentum était sans doute un figmentiim, dans la seconde lettre Descartes ne suppose plus l'existence de ce levain dans ses argumentations et la fin de sa lettre prétend que, sans lui, sa thèse s'explique encore très bien et même se démontre vraie. On voit par là que les idées de Descartes sur la présence d'un ferment n'étaient pas encore bien arrêtées en 1638; il penchait pourtant à l'admettre, et nous voyons plus tard qu'il l'admit complètement ', ainsi que l'existence dans l'estomac d'un fer- ment acide semblable à l'eau-forte effectuant la digestion des aliments 2. Il enseigne aussi que la semence des animaux est un mélange de deux liqueurs qui servent de levain l'une à l'autre 3. Dans sa lettre du 20 mai 1640, adressée à Regius ^, il est aussi clairement que possible partisan de la théorie des ferments : la nourriture, y dit-il, est dissoute et convertie en chyle par la force de la chaleur que le cœur lui communique et de Vhumeiir que les artères y ont poussées... Le chyle mêlé dans le foie, où reste du sang, y fermente, s'y digère et se change en chyme, c'est-à-dire en suc. Dans le cœur, le chyme se change en un sang parfait et véritable par une fermentation qui cause les bat- tements du pouls. Toutes ces affirmations ressemblent beaucoup à celles de Van Helmont; seulement Descartes expliquait mécaniquement l'action des ferments, comme il faisait toute action corporelle. ' 0. volume IV, Traité de la formation du fœtus, pp. 441, SOO; ibidem, t. IX, p. 332, letire à un seigneur. - 0. volume IV, Traité de Vhomme, pp. 337, 384; volume IX, p. 338, lettre à un seigneur. •' 0. volume IV, Traité de la formation du fœtus, p. 467. * 0. volume VIII, pp. 224 et suivantes. ( 95 CHAPITRE VI. l'augustinus de jansenius et son influence sur la propagation du cartésianisme (1640). Sommaire. 4. État de la question. — 2. Alliance en Belgique du jansénisme et du Cartésianisme. — 3. Sentiments de Jansenius sur Aristote et la scolastique. — 4. Sentiments identiques de Descartes. — 5. Déterminisme de Janse- nius. — 6. Déterminisme de Descartes. — 7. Ressemblances secondaires. — 8, Conclusion. §^. S'il est un fait constant dans l'histoire du cartésianisme, c'est que, généralement, les Jansénistes ont été des cartésiens et les adversaires de Jansenius, des adversaires de Descartes. Naturellement, ce phénomène n'a pu se produire en Hollande, pays presque entièrement protestant; mais il a été constaté en France par tous ceux qui se sont occupés de l'une ou l'autre de ces deux écoles ^. De là, M"'® de Sévigné écrivait à sa fille 2 : « Le P. Le Bossu 3 est janséniste, c'est-à-dire cartésien. » Or, le jansénisme a pris origine en Belgique; il y a recruté des adhérents nombreux, ardents et habiles ; il est donc intéres- sant de constater si cette loi historique de coexistence des deux systèmes dans les mêmes esprits s'est vérifiée aussi dans notre pays. Il l'est surtout de voir si les idées du chef des Jansénistes n'ont pas été pour quelque chose dans cette alliance. Tel est le double objet de ce chapitre. * BouiLLiER, volume I, p. 43^. — Sainte-Beuve, Port-Royal, l. II, p. 120. « Les amis de Jansenius suivirent bientôt Descartes, sans trop se douter de la fm. » 2 Lettre du 16 septembre 1676, citée par Bouillier, volume I, p. 454. ^ Religieux Génovéfain, auteur d'un parallèle des principes de la physique d'Arislote et de celle de Descartes. (96) On peut poser en thèse qu'en général les Jansénistes belges furent cartésiens. Richard Simon, dans sa Bibliothèque critique y nous apprend que les théologiens de Flandre, amis ou disci- ples de Jansenius, ont pris fortement le parti de Descartes et se sont déclarés avec beaucoup de chaleur contre Aristote et ses partisans *. Bouillier, dans VHistoire de la philosophie cartésienne^ après nous avoir montré le système de Descartes généralement adopté dans l'Université de Louvain au XVIP siècle, observe qu'alors aussi cette Université s'est fait remarquer par un cer- tain esprit d'indépendance en théologie et par une propension aux doctrines de Jansenius, qui, plus d'une fois, la mit aux prises avec les nonces de Bruxelles et avec les Jésuites. Et il ajoute : « Dans la Belgique, comme en France, il y eut une )) sorte d'alliance entre le jansénisme et le cartésianisme 2. )) M. Van Meenen, dans VHistoire de la philosophie en Belgique, dit la même chose : « On enseigna au XVI1« siècle les prin- » cipes cartésiens à Louvain, sinon ouvertement, du moins » avec réserve... Il est, au reste, à noter que le jansénisme » et le cartésianisme, tous deux en butte aux attaques des » Jésuites, vivaient en assez bonne intelligence et que l'Uni- » versité de Louvain était alors infectée de jansénisme 3. » M. Le Roy, dans son Histoire de la philosophie au pays de Liège, ne parle pas autrement. Nous y lisons que les Jésuites liégeois se montrèrent d'autant plus hostiles au cartésianisme que les sectateurs du jansénisme avaient éprouvé dès l'ori- gine plus de sympathie pour les tendances du nouveau sys- tème ^K Qu'on examine en particulier la liste des défenseurs de Jaii- ' Cité par Bouillier, volume I, p. 4"3. ^ Bouillier, volume I, p. 278. = Patria Belgica, 5« partie, p. 154. * Bulletin de l'Institut archéologique liégeois, 1860, p. 48. ( 97 ) senius, et l'on verra que ceux d'entre eux qui ont eu l'occasion de se prononcer sur les points controversés entre cartésiens et partisans de la scolastique, l'ont fait en général dans le sens favorable à Descartes. Il y a d'abord à considérer que quatre au moins des plus célèbres jansénistes cartésiens français ont séjourné en Bel- gique, et y ont entretenu de fréquents rapports avec nos con- citoyens. C'est premièrement Antoine Arnauld , le grand Arnauld, qui y demeure depuis 1679 jusqu'à sa mort, arrivée en 1694 i. C'est ensuite Pierre Nicole, qui s'en Vient dans notre pays en 1679, habite successivement Bruxelles, l'abbaye d'Orval et Liège ^2, et ne quitte la Belgique qu'en 1683, pour rentrer en France 3. L'oratorien Jacques Duguet, en 1678, sort de sa congrégation, à l'occasion du décret rendu dans ce corps pour proscrire le cartésianisme et le jansénisme, et vient rejoindre Arnauld à Bruxelles ^. Enfin, Pasquier Quesnel quitte la même congrégation et sort de son pays à la même occasion que Duguet ; il passe de longues années en Belgique et s'en va achever sa vie à Amsterdam î>. Ces noms sont revendiqués par la France ; il en est qui nous appartiennent : Arnold Geulincx, d'Anvers, célèbre cartésien, fut un janséniste logique qui passa au protestantisme; Guil- laume Philippi, de Hal, son professeur, se révèle passablement janséniste dans son cours de philosophie; Gommaire Huygens, de Lierre, ami d'Arnauld et de Quesnel, fut cartésien ; Arnold Deschamps, professeur au grand séminaire de Liège, fut jan- séniste et cartésien. Nous en rencontrerons plusieurs autres dans la suite de ce travail. A tous ceux-là, il faut encore ajouter les oratoriens belges, surtout ceux du Hainaut, longtemps ' MiCHAUD, Biographie, 2^ édition, m voce, p. 250, col. a (Notice par Noelj. 2 MiCHAUD, Biographie, 2*' édition, in voce, p.55o, col. a (Notice par Weiss). ^ Danes, Generalis temporum notio (aucta a Paquot), Lovanii, 1775, p. 544. * MiCHAUD, Biographie, 2« édition, in voce, p. 479, coi. h (Notice par Picot). Picot ajoute pourtant qu'il n'y demeura pas longtemps. s Danes, Generalis temporum notio {aucta a Paquot), Lovanii, 1773. Biographie universelle, pp. 634 et suivantes, col. a (Notice par Lecuy). Tome XXXIX. 7 ( 98) poursuivis (on le verra plus loin) pour leur attachement à Jansenius et à Descartes; on peut dire d'eux en particulier ce que Tabaraud a dit en général des Oratoriens : « Quarante ans )) de persécution contre le cartésianisme et le jansénisme, )) confondus sous le même anathème, n'ont pu faire aban- )■) donner aux disciples de Bérulle cette philosophie que leur )) père leur avait recommandée ^. » Les témoignages cités ci-dessus ne prouvent pas seulement que les jansénistes belges se rangèrent parmi les cartésiens, mais ils font voir aussi que les mêmes hommes furent adver- saires des uns et des autres. Les internonces et les Jésuites, qui avaient combattu avec tant de force les erreurs philosophico- théologiques de Jansenius, combattirent aussi les hardiesses de Descartes, au double point de vue de la raison et de la foi. D'autres membres du clergé séculier et régulier agirent de la même sorte : l'Augustinien Chrétien de Wulf (Lupus), le Cistercien Jean Caramuel y Lobkowitz, Martin Steyaert, Léger Charles de Decker, ces deux derniers, prêtres séculiers, sont cités tous par M. Van Meenen, comme étant à la fois adver- saires du jansénisme et du cartésianisme -. §3. D'où venait cette association de sympathies ou d'antipathies? Faut-il y voir un effet du hasard? Nous ne le croyons pas. D'une part, il est naturel que ces deux corps de doctrines, étant l'un et l'autre opposés à l'enseignement des écoles, aient été repoussés ensemble par elles. Mais comment expliquer, d'autre part, que les mêmes hommes les aient admises? La ' Michaux, Biographie, in voce « BéruUe «^ i2e édition, p. 194. 2 Chose remarquable: le mystérieux cardinal F. A. dont il sera question pins loin, qua^d nous raconterons l'épisode le plus intéressant de riiistoire du cartésianisme en Belgique, se trouve être François Albizzi; c'est donc le i(;>d;icleur de la Bulle d'Urbain VIIJ, condamnant VAugustinus en 1642, qui, vingt ans |)lus tard, décidera la faculté de théologie de Louvain à condamner le caité.^ianisme. ( 99 ) communauté des ennemis les a-t-elle réunis ? En partie, oui. Mais cette explication ne suffit pas; sans cela, on devrait observer le même phénomène pour tous les autres systèmes. Nous sommes donc amenés à rechercher s'il n'y a pas une affinité doctrinale entre les idées de Descartes et celles de Jansenius. Cette recherche est importante, non seulement pour l'histoire du cartésianisme en Belgique, mais aussi pour son histoire générale. Si, en effet, dans les doctrines de Jansenius, il en est qui coïncident avec celles de Descartes, là où elles ont pénétré, elles ont dû être adoptées avant tout par les car- tésiens, et ceux qui les ont adoptées avant d'être cartésiens ont dû par là môme être disposés à le devenir. Pour une raison semblable, les ennemis de Descartes se recruteront chez les ennemis de Jansenius, et ceux de Jansenius, chez les ennemis de Descartes. Or, la querelle janséniste remua tous les esprits pendant le XVIl*^ siècle. Nous allons voir qu'il y avait des rapports marqués entre les sentiments des deux novateurs. Les opinions de Jansenius sont contenues dans VAugustinus. Cet ouvrage parut en 1640, deux ans après la mort de son auteur. Chose notable, ce fut notre Libert Froidmont qui, avec Calenus (Henri Caelen), archiprêtre de Bruxelles, en soi- gna l'édition ^ : ainsi le premier janséniste que nous rencon- trons ici, fut un des adversaires de Descartes, et fait excep- tion à la règle générale. Toutefois, nous verrons que, dans la manifestation de son opposition à Descartes, Froidmont a été aussi modéré qu'on peut l'être, et qu'il ne Ta attaqué ouver- tement qu'une seule fois, et encore, poussé à bout par les railleries d'un de ses collègues. Quoiqu'on ne puisse douter que Jansenius n'ait entendu parler de Descartes, grâce à ses rapports, soit avec son col- * « 1! paraît même que Froicimoul, qui s'était acquis un peu de politesse » pour écrire eu latin, dans les années qu'il enseigna la rhétorique à Louvain, » reloucha l'ouvrage de Jansenius pour lui donner un style un peu passable » et cet air vif et brillant qui paraît en certains endroits de ce livre. » Rapin, Histoire du Jansénisme jusqu'en 1644, Paris, Gaume frères et Dupuy, Jlvre IV, p. 197. ( 100 ) lègue Plempius, soit avec les oratoriens de Louvain, dont il était le grand protecteur i, il n'est pas croyable que les idées de Descartes aient pu avoir quelque influence sur les siennes : en effet, Jansenius lui-même nous apprend qu'il travaillait à son ouvrage depuis vingt-deux ans 2 ; le Discours de la Méthode parut dans le temps où son évêché d'Ypres et la révision de son manuscrit absorbaient toute son attention. Il faut plutôt attribuer les similitudes des deux écrivains aux circonstances semblables où ils se sont trouvés. Au reste, ces ressemblances n'existent que sous certains rapports : dans beaucoup de cas, à cause de la diversité même des sujets qu'ils traitent, leurs doctrines sont disparates sans être con- tradictoires. Un premier trait caractéristique chez Jansenius, c'est son antipathie pour la philosophie d'Aristote et celle des écoles. On en pourra juger par l'inspection des tables des matières des trois tomes, au mot Aristote 3 : on n'y trouve que des * Nous avons dit plus haut que le cardinal de Bérulle avait recommandé Descartes aux oratoriens de la Flandre. — Le directeur spirituel de Descaries en Hollande était un oratoiieu, Rohrbacher, Histoire de r Église, Palmé, 1882, t. XI, p. 54, col. a. Plusieurs des lettres de Descartes sont adressées à des religieux français de cette congrégation. Pour les rapports de Descartes avec rOratoire, voir Bouillier, volume 1, p. 451; volume II, pp 8, 9. '^ Volume II, chap. X, col. 26. Nous nous servons toujours de la !'■« édition de Louvain. ^ Nous transcrivons mot pour mot, sans rien omettre : T. I. Aristotelis dogma peccato originali adversum, p. 578. T. H. Arisloteles, Platonis discipulus, p. 796. — Plalonem temere in qui- busdam carpit, p. 796. — Ejus philosophia theologiam ex cathedris pêne deturbavit, pp 57, 61, 184, 495, 79(5, 797, 798, 854. — Ejus philosophia longe abjeclior quam Plalonica, p. 797. — Eam nihilominus scholaslici amplexi sunt, p. 834. — Aristotelici theologi minus recte sentiunt quam Platonici philosophi, pp. 796, 797, 798. — Aristoteles, Pelagianismi origo, pp. 796,797, 798, 853, 834. T. Ifl. Arisloteles hominem liberum définit : qui sui ipsius et non alterius gralia est, pp. 614, 741, 797. — Aristotelis philosophia mullorum errorum origo, pp. 9, 604, 606, 882. — Arisloteles, Pelagiauorum prodromus et patronus, pp. 9, 11, 606. — Arislolelici magis quam Augustiniani suot qui praedeter- ( 101- ) appréciations défavorables sur lui et les scolastiques qui l'ont suivi. Cette antipathie s'étend à la logique et à l'ontologie, qu'il appelle toujours dialectique et métaphysique et qu'il blâme pour elles-mêmes. Voici quelques passages à l'appui de ce que nous avançons. Cherchant la cause des discussions continuelles entre les scolastiques, « je me suis demandé, dit-il, comment la plupart d'entre eux se préparaient à éclaircir les points obscurs de la théologie, et j'ai vu que le grand nombre de ceux qui enseignent cette branche, ont d'abord passé de longues années dans une chaire de philosophie, et qu'on ne les juge pas aptes à professer la théologie, s'ils n'ont consacré une bonne partie de leur vie aux spéculations dialectiques et métaphysiques Toutes les fois qu'ils ignorent ce qu'il faut penser ou dire dans les questions plus importantes ou plus mystérieuses, ils n'ont pas le soin de voir ce que répondent la sainte Écriture ou les Pères de l'Eglise ; mais aussitôt, ils recourent à la philosophie comme à l'arsenal de toutes les solutions Et ainsi sur des matières théologiques, souvent très sublimes, ces hommes très versés dans les doctrines aristotéliciennes, discutent avec assurance et un ton doctoral ; et ils le font sans ditiiculté : car, dans les écoles, avec le secours de la dialectique, on sait défendre n'importe quoi contre n'importe qui ^. )) Plus loin, il se plaint que les scolastiques modernes recherchent l'explication de tous les dogmes : « Recentiores )) nunquam sobria ista sapientia nudae cognitionis ab Ecclesia » traditae contenti fuere; sed semper in omni argumento, » philosophia duce, novas excitaverunt curiosasque qua^s- )) tiones , quibus defmiendis non raro magis Aristotelis niinalionem physicain ad angelos vialores et proloplaslos innocentes extendunt, p. 821. — Ul el ii qui positivam inditTerenliani ad ulrunilibet liherlati faciuDl essentialcm, pp. 9, 10, 1 1, 12, 604, 606. * T 111, 1/6erproœwïa/js, cap. 5, col. 5. « Non fereidoneiisli theologioecon- » leuliosieprofitendœjudicanlur, nisi aulenouexiguam ailalispartemindialec- » ticismetaphysicisquespecuIaliouibustriverinl...quidlibel in scholls ad versus »' quoslibel Dialeclicaî praesidio sine magna dilBcultale defendunt, etc. » ( 102 ) )) commentatio quam Sancti Spiritus revelatio prsesidet ^. » Et il cite pour exemples les nombreuses questions de la nouvelle théologie sur les anges, leurs principes spécifiants et individuants, leurs espèces intelligibles, etc. 2, montrant bien par là qu'il étend l'appellation de théologie nouvelle à celle même de saint Thomas d'Aquin et, par conséquent, à la scolastique ancienne. Terminons par une dernière citation, d'où ressort manifes- tement combien Jansenius avait d'aversion pour la philosophie de son temps : « Pourquoi, s'écrie-t-il , le plus souvent les disciples sont-il en désaccord avec leurs professeurs et entre eux, si ce n'est parce qu'ils cherchent à appuyer leurs opinions sur des raisonnements humains, puisés dans les ouvrages des philosophes? Et en vérité, il semble que nous sommes revenus au siècle des anciens philosophes , dont ces maîtres se sont assimilé les principes dès leurs jeunes années, et dont ils suivent les traces Quel est l'homme au jugement sain, qui puisse douter que la plupart des idées vraiment scolastiques ne soient de pures abstractions et des solutions diluées de la métaphysique d'Aristote 3 ? » ' Liber proœmialis, t. III, cap. 6, col. 11. ' Ailleurs, il cite ironiquemenl un autre principe familier aux scolastiques {Liber proœmialis, cap. 11, col. 27) : la matière première est le principe d'individuation : « Esse singulare, ex maleria, ut voluut, nascitur. » 5 Liber proœmialis, cap. 8, col. 19. « Ut sane tôt altercationibus philoso- » phorum anliquorum sseculum, quorum principia sibi a (eneris propinata » imbiberunt et vestigia terunt, revixisse videalur » Enimvero, quis sano judicio dubilare possil plerasque nolitias geinuine » scholasticas, nonnisi puras abstractiones esse, depuratasque Aristolelicae » melaphysicae eliqnaiiones, etc. » Cf. sur le même sujet, t. I, lib. 6, cap. 18, col. 377; cap. 22, col. 387. — T. II, Liber proœm., cap. 3, col. 1 1 ; cap. 9, col. 21 ; cap. 24, col. 55; cap. 2S, col 35; dans ce dernier endroit, il est dit que tout ce qu'on a ajouté aux doctrines d'Augustin n'est que: « Metaphysicorum quarumdam formalitatum et quaes- « lionum spin«, quibus ingénia tractandis urlicis inassueta terrerentur. » Cap. 28, col. 61 : on ne peut pas bien comprendre Augustin, si on l'étudié « animo philosophiae Aristotelicse vel scholasticae recentioris opinionibus 103 §4. Or Descartes, lui non plus, n'aime pas la philosophie d'Aristote, ni celle de l'École; il n'est partisan ni de l'étude étendue de la logique, ni de celle de la métaphysique K « Qu'il fût vrai, dit-il » dans sa lettre à Voëtius, comme vous vous engagez à le )) prouver, que je ne comprends pas les termes de la philoso- )) phie péripatéticienne, peu m'importerait assurément, car ce » serait plutôt une honte, à mes yeux, d'avoir donné à cette » étude trop de soin et d'attention 2. » Au P. Dinet, il écri- vait : « Je dis hardiment que l'on n'a jamais donné la solution >:> d'aucune question suivant les principes de la philosophie )) péripatéticienne, que je ne puisse démontrer être fausse )) ou non recevable 3. » H écrivait au P. Mersenne, en appré- ciant un ouvrage de Galilée, : « Il est éloquent à réfuter » Aristote, mais ce n'est pas chose fort malaisée 4-. » 11 n'est pas moins explicite, lorsqu'il apprécie la doctrine reçue dans les écoles. Entendons-le parler dans la préface des Principes : c( En étudiant mes principes, on s'accoutume peu à peu à )) mieux juger de toutes les choses qui se rencontrent, et ainsi, » à être plus sage : en quoi ils auront un effet tout contraire » pracoccupalo. » Un peu plus loin, il clil : « Nihil naluralius el vicinius quam » ut homines ex Peripalelicis fiant Academici. » T. II, lib. 2, cap, 2, col. 797; grâce surtout à ceux qui ont voulu que la doctrine d'Aristote devînt la règle de la philosophie, les subtilités de cette science ont commencé à être en admiration chez les chrétiens « Sive multo mai^is prr eos qui Aristolelem^ « in Ecclesise scholi svelui normam doclrinse naturalis sectandum esse slalue- » runl, minuliloquium rerum naturalium chrislianisadmirationi fuit. » Cf.Crip. 12, col. 835. Liber unicus de gratia primi hominis et angeloruni, cap. 20^ col. 184; quant à ce qui concerne la prédétermination physiqjie, « nihil » recenliores novi dixerunt, prseter nonnullas philosophie Aristolelicte tiicas w aut ineptias e classibus dialeclicis in ihenlogiam immi.'-sas. « * En tant que celle-ci se distingue de la iheodicét'. 3 0. volume XI, p. 1 1. ^ Ibidem, volume IX, p. 27. * Ibidem, volume VII, p. 439. Qu'on voie sur le même sujet, volume I, p. 202; volume 111, pp. 14, 29; volume Vil, p. 543; volume VIII, p. 281. ( 104 ) » à la philosophie commune ; car on peut aisément remar- » quer, en ceux qu'on appelle pédants, qu'elle les rend moins » capables de raison qu'ils ne seraient, s'ils ne l'avaient jamais » apprise i. « Et quelques lignes plus bas, il dit que les con- troverses de l'Ecole sont peut-être la première cause des héré- sies et des dissensions qui travaillent maintenant le monde. Quant à la logique, il suffira de rappeler le passage du Discours de la Méthode où il en parle en termes peu flatteurs, et où, à ce grand nombre de principes dont elle est composée, il substitue quatre règles seulement; car, donne-t-il pour raison, « la multitude des lois fournit souvent des excuses aux )) vices- ; en sorte qu'un Etat est bien mieux réglé, lorsque, n'en )) ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement observées 3. » Nous avons dit enfin que Descartes n'était pas partisan de la métaphysique, dans le sens où Jansenius prenait ce mot, c'est-à-dire dans celui d'ontologie, ou, d'après Wolff, dans celui (le métaphysique générale. Non pas qu'il refusât d'analyser les concepts généraux et les principes communs à toute science, mais, comme il avait restreint la logique à quatre règles, de même, il restreint l'ontologie à quelques points. Ainsi, au lieu que, d'après les métaphysiciens de l'Ecole, et, ajouterons-nous, d'après la nature môme de cette science, il y faut s'occuper de chacune des catégories d'êtres, avec leurs divisions et subdivi- sions. Descartes omet par principe l'étude de plusieurs. Tandis que, dans les écoles, il est de règle que les questions de méta- physique portent sur les parties les plus subtiles des concepts généraux, autant et plus que sur leurs éléments les plus visibles, Descartes se fait un devoir de n'y considérer que ce qu'ils ont ' 0. volume III, p 28. Voyez aussi, volume I, p. 129 ^ i Mulliplicilas legum, reipuhlicae corruplela '\ a dil un ancien. ^ 0. volume I, p 141. — V. volume ïll, p. 23. Préface des Prinrip's : ' On ne doit pas éludier la logique de TÉcole, car elle n'est, à proprement » parler, qu'une dialectique qui enseigne les moyens de faire entendre à » autrui les choses qu'on sait, ou même aussi de dire sans jugement plusieurs >) i)aroles touchant celles qu'on ne sait pas. et ainsi elle corrompt le bon sens, » plutôt qu'elle ne l'augmente. » ( 105 ) de clair et de distinct : « La première partie de la philosophie » est la métaphysique, qui contient les principes de la connais- » sance entre lesquels est l'explication des principaux attributs » de Dieu, de l'immatérialité de nos âmes, et de toutes les )) notions claires et simples qui sont en nous •. )> ,^ 5. Mais il est un point capital du système de Jansenius, qui a permis d'allier facilement sa doctrine avec celle de Descartes : c'est, comme l'affirme Bouillier 2, la tendance de l'évéque d'Ypres « à anéantir l'homme sous la main de Dieu, à donner )) tout à la grâce qui opère tout en nous, sans nous. » Nous allons tâcher de mettre en lumière cette nouvelle ressemblance, en esquissant d'abord la doctrine janséniste. Il s'agit d'expliquer la relation entre les actes méritoires de la volonté et la grâce actuelle qui les précède. La doctrine des écoles catholiques dit que, sous l'action de cette grâce, la liberté d'indifférence 3 continue à exister, de sorte que la volonté peut encore poser l'acte et ne pas le poser. Les jansénistes enseignaient, au contraire, que l'acte méritoire ne peut pas ne pas être posé, étant donnée la grâce qui l'a précédé. Cette grâce consiste en une délectation indélibérée, spirituelle, dont l'objet est la bonté divine et dont l'intensité est plus forte que la délectation indélibérée, terrestre, poussant à l'omission de l'acte. Pour eux, par conséquent, il n'y a pas de liberté d'indifférence. Sans doute, l'acte méritoire est fait volontiers, mais il n'est pas fait librement; ou, pour prendre les expres- * 0. volume lil, p. "li. Préface des Principes. — V. volume VIII, p. 334, lettre au P. Mersenne : « Le principal but Je ma métaphysique n'est que » d'expliquer les choses qu'où peut concevoir clairemenl. »> * Volume 1, p 452. ' Nous n'entendons pas par liberlé d'indifférence celle qui suppose qu'où ne voit aucun avantage dans les deux partis à prendre; celte supposition ne » se réalise jamais. La liberté d'indifférence, au sens où nous la comprenons, suppose, au contraire, qu'on voit des avantages dans les deux partis. ( 106 ) sions consacrées, l'acte vertueux est libre, dans le sens qu'il est exempt de toute violence [libertas a coactione), mais il n'est pas libre, dans le sens qu'il serait exempt de toute nécessité (libertas a necessitate interna vel naturali). Entendons l'ancien professeur de l'Université de Louvain nous exposer lui-même son système : « Gratia Christi médicinal is, quam efticacem w schola vocat, non aliud est quam cœlestis quœdam atque » ineffabilis suavitas seu spiritualis delectatio, qua voluntas » prœvenitur et flectitur ad volendum faciendumque quidquid » eam Deus velle et facere constituerit i. » Ainsi, quand Dieu a décrété qu'un certain acte sera posé, il donne une suavité qui prévient cet acte et fléchit la volonté, de façon qu'elle le pose. Il est plus explicite encore : « Jamais une délectation plus grande ne peut être vaincue par une moindre, et l'âme suit toujours la délectation qui l'affecte davantage. Et de là, la grâce est appelée par saint Augustin délectation victorieuse^. » Tel est le point capital de la doctrine janséniste. On peut l'exprimer d'une autre manière : l'action qui plaît davantage avant toute délibération, est fatalement posée par la volonté, et jamais celle qui plaît moins. Il est évident que cette affu^ma- tion est la négation de la liberté. Il nous reste à voir si, dans les idées de Descartes, on trouve une doctrine semblable. §6. On l'y trouve en effet, bien que non conçue dans les mêmes, termes, ni même tout à fait identique. L'erreur de Jansenius revient en substance à penser qu'acte libre et qu'acte spontané sont une seule et même chose. C'est aussi ce que juge * Augus/inus, De gratia Christi, !ib. 4, cap. 1, col. 594. ■^ Ibidem, col. 410 : « Major enim delectalio nuiiquam sane delectatione « minore superahiiiir, sed eam sequilur animus, qiiae magis eum afficiendo » suavitate ddinuerit. -^ Ibidem, col. 412 : » Cum igilur ad opus jusl'tiae » qualecumque faciendnm, necessarium sit ut ex majori juslilise deiectalione « nascatur, hinc fil, ul islam Chrisli graliam Augustinus, epilhelo, ad hoc expri- » mendum propriissimo atque efficaci.orûaresoieat.Namplerumque vocal eain » deli^clalionrm viciricem, vel illo ipso, vel alio aequipollenti vocabulo. » ( 107 ) Descartes : seulement, le déterminisme de celui-ci est dû k un jugement, tandis que celui de Jansenius vient d'une délecta- tion 1. Sans doute, Descartes enseigne qu'en nous existent la liberté et l'indifférence; qu'il n'est rien que nous connaissions plus clairement '^ ; mais l'important est de voir quel sens il attache à ces mots. Voici la définition que lui-même en donne dans la quatrième méditation 3 : « La liberté du franc-arbitre » consiste seulement en ce que nous pouvons faire une même )) chose, et ne la faire pas, c'est-à-dire, affirmer ou nier, pour- » suivre ou fuir une même chose, ou plutôt, elle consiste seu- » lement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir » les choses que l'entendement nous propose, nous agissons » de telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force )) extérieure nous y contraigne. » Comme on le voit, il donne deux définitions. La première peut, par elle-même, se prendre dans un sens vrai; mais alors, elle est contredite par la seconde. Le seul moyen d'éviter cette contradiction, c'est d'entendre cette puissance dont il y est fait mention, comme éloignée, et non comme prochaine [remota, non proxima) ; et alors elle est fausse. Quant à la seconde, elle est positivement vicieuse, car elle s'applique à la liberté opposée à la coaction (libertas a coac- tione), et non à la liberté d'indifférence [libertas a necessitate interna ^). Nous continuons la citation : a Car afin que je sois * Il n'y a pas nécessairement de conlradiclion entre le déterminisme de Descartps et relui de Jansenius; en effet, on peut dire qre riiitellii^ence, par son jusiement déterminant, cause une délectation indélibérée que suit fatale- ment l'acte volontaire, dit délibéré. 2 0. volume III, p. 88. Principes, partie I, n"4l. ^ Volume I p. 500. * La troisième des (juatre propositions, extraites de VAugustiniis et con- flamnées par Innocent XI, est conçue en ces termes : « Ad merendum et ad » demerendum, in statu nalura^ lapsîe non requiritnr in homine libertas a » necessitate, sed sulïicit libertas a coactione. » Le pape la déclare hérétique et la condamne comme telle. Or, dans le langage de TÉcole, libertas a coac- tione et libertas a vi extrinseca sont deux expressions équivalentes. Sanseve- RiNO, Elementa pivlosophiœ christianœ, Neapoli, 1875-74. Volume I, Dyna- milogia, n" 545, p. ;280 : « hinc dupl'^x libertas dislingui .solet, hoc est, libertas ( 108 ) )) libre, il n'est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir » l'un ou l'autre des deux contraires; mais plutôt, d'autant )) plus que je penche vers l'un, soit que je connaisse évidem- )) ment que le bien et le vrai s'y rencontrent, soit que Dieu )) dispose ainsi l'intérieur de ma pensée, d'autant plus libre- » ment, j'en fais choix et je l'embrasse; et certes, la grâce » divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer » ma liberté, l'augmentent plutôt et la fortitient. » En d'autres termes, plus on agit volontiers, plus on agit librement : ce qui implique qu'agir volontiers, c'est agir librement. Sans doute, une lettre de Descartes au P. Mersenne contient un fragment de date postérieure, où Descartes imagine un biais qui lui permette de concilier son opinion avec la doctrine de l'École 1, mais dans une autre au P. Mesland, du 16 mai 1644, il explique ce biais d'une telle façon que le déterminisme intel- lectuel des Méditations reste debout, quoique à demi voilé-. La liberté humaine est mise en un danger aussi considérable par les idées de Descartes sur l'étendue de l'activité divine. Pour lui, Dieu est en même façon cause de toutes les actions qui dépendent du libre arbitre et de tous les effets qui n'en dépendent pas. Car, ajoute-t-il, il ne serait pas souverainement ); î! conclioiie et liberlas a i.ecessiiale uaturœ. Illa laiiliimmodo exiei-uam vim » exclutlil, qua voluulas huminis invita alque reluolans contra |»rop(Misioneni » suam ad acliis impelli possil. Haec autem excluilil quamcumque vim tiim » externaiii liim inlernam, ita ul volunlas acUium suorum proisus domina sit; » unde pliam libellas aibilrii vel liberum arbiliiuni appellari solel. » ^ 0. volume VI, \k 155. 2 Volume IX, p. 1 68 : « Voyant très clairemei.l qu'une chose nous est |)ropre, » il est très malaisé, et même, je crois, impossible, pendant qu'on demeure en » celte pensée, d'arrêter le cours de notre dé&ir. Mais, pour ce que la nature >) de l'âme est de n'être quasi qu'un moment atleiiiive à une même chose» « sitôt que notre attention se détourne des rai>ons qui nous font connaître que » celte chose nous est propre, et que nous retenons seulemenl en notre )> mémoire qu'elle nous a paru désirable, nous pouvons représenter à notre » esprit quelque autre raison qui nous en fasse douter, et ainsi, suspendre >' noire ju^emenl, et, même aussi peut-être en former un contraire. » La cessation de raltenlion découlant de la nature de l'àme n'est pas libre, et par conséquent la prédétermiuation existe à tous les instants. i ( 109 ) parfait, s'il pouvait arriver quelque chose au monde qui ne vînt pas entièrement de lui. Or, Descartes ne connaît que deux natures, le corps et l'esprit; le corps pour lui est purement passif, le mouvement qu'il possède venant de Dieu , qui le lui a donné et qui le lui conserve par son action immédiate et exclusive de toute autre ^. L'âme est passive à l'égard des idées de l'entendement, vis-à-vis desquelles elle est comme le mor- ceau de cire, vis-à-vis des diverses figures qu'il peut recevoir ; ces idées sont dues ou à Dieu qui les a infusées dans l'âme à l'instant de sa création, ou à Dieu qui les produit par l'inter- médiaire des corps qu'il meut '^. D'où il suit que Dieu seul est actif dans les actes de la volonté, et si Descartes les nomme actes, c'est apparemment parce qu'ils sont actes de Dieu, quoi- qu'ils soient passions de l'homme 3. § 7. Outre ces ressemblances principales, il en est de secondaires, qu'il suffira d'énumérer. Jansenius avait une prédilection spé- ciale pour la philosophie platonicienne 4. Celle de Descartes se rapproche de cette dernière par ses théories sur l'origine des idées, sur leur innéité et sur la valeur des sens. Janse- nius exagérait la faiblesse de l'esprit humain, auquel il refusait, par exemple, la connaissance certaine de l'immortalité de l'âme sans le secours d'une révélation divine s. Descartes l'exagère aussi, quand il dit que toute la philosophie antérieure à la sienne n'est qu'un ramassis d'erreurs, que toute connaissance à laquelle on n'arrive pas en passant par son doute métho- dique est téméraire et illégitime, et que l'immortalité de l'âme ne se démontre pas par la raison seule 6. Jansenius met sou- * 0. volume III, p 150. Principes, 2« partie, n» 56. 2 0. volume IX, p. 166, Lellre au P. Mesland. ^ BouiLLiER, volume I, p. 139. * V. chap, VII, voir aussi Augustinus, l. II, liv. 2, chap. 2, col. 796, et plusieurs des endroits cilésà la lable des matières, in voce « Plato ». s AugustinuSj t. Il, chap. 7, col. 820. « 0. volume VIII, p, 431, Lettre au P. Merseune. ( 110 ) vent ses lecteurs en garde contre les préjugés ^. C'est une manière très familière à Descartes "^. Jansenius prétendait que les souffrances d'un être ne s'expliquaient que par des fautes antérieures 3 ; il fallait de là en venir à nier l'existence de la souffrance, et par conséquent, de la sensibilité dans les ani- maux 4^. L'automatisme de Descartes était donc une conséquence rigoureuse d'une doctrine des Jansénistes. Il fournissait d'ail- leurs à ceux-ci une réponse péremptoire, contre ceux qui leur objectaient l'assimilation de la liberté humaine à la spontanéité des animaux. §8. Il n'y a du reste rien de bien étonnant dans cet air de parenté entre les sentiments du philosophe français et ceux de Jansenius. Vivant au milieu des protestants, lié d'amitié avec beaucoup d'entre eux, obligé de ne pas froisser trop ouver- tement les doctrines religieuses de ses adversaires en philoso- phie, Descartes a pu facilement prendre chez eux quelques idées; or, la négation de la liberté d'indifférence sous l'action de la grâce est un dogme protestant. De plus, ses liaisons avec plusieurs jansénistes avoués, Arnauld, par exemple, et plusieurs religieux oratoriens penchant vers les doctrines de Pévêque d'Ypres, auront introduit ou confirmé dans son esprit des idées, que d'ailleurs des preuves spécieuses appuyaient. Arnauld, dans ses objections aux Méditations, nous donne les dernières raisons de l'alliance entre les deux doctrines jansé- ^ Augustinus, ûéôicâce SiU cardinal-infani, signée parFroidmoiilelCalenus; censure de Calenus, l. II, lib. proœni., cap. 18, col. 19; ibidem, cap. 6, col. 209; col. 210, lib. 11, cap. 9, col. 21 ; lib. IV, cap. 8, col. 581, Libri de statu purœ nalurœ, lib. I, prsefal., col. 678. ^ Le P. Daniel, dans son Voyage du monde de Descartcs, nouvelle édilion, La Haye, 1759, pp. 46, 49 et passim, plaisante assez agréablenienl sur celle conduite. 5 Libri de statu purœ naturœ, lib. III, cap. 1 1, col. 925. * « Les bêles auraient elles donc mangé du foin défendu? ); disait Male- brancbe. V. Bouillier, volume I, p. 155. ( 111 ) niste et cartésienne : c'est la conformité (qu'on a du reste exagérée) de plusieurs idées favorites de Descartes avec les sentiments de saint Augustin, le cinquième évangéliste des jansénistes. Dès l'abord, il y fait ressortir avec complaisance ces afiinités ^ « La première chose que je trouve ici digne de )) remarque est de voir que M. Descartes établisse pour fon- )) dément et premier principe de toute sa philosophie, ce )) qu'avant lui saint Augustin, homme de très grand esprit » et d'une singulière doctrine, non seulement en matière de » théologie, mais aussi en ce qui concerne l'humaine philo- )) Sophie, avait pris pour la base et pour la sanction de la » sienne. » Et il cite à l'appui le chapitre III du livre deuxième du libre arbitre. Plus loin 2, Arnauld retrouve dans saint Augustin (chap. IV de la quantité de l'âme; Soliloques i, livre I, chap. XV) la préférence donnée à la raison sur les sens pour la certitude des connaissances dont ceux-ci et celle-là sont la source. « Il y a longtemps que j'ai appris de saint Augustin )) (chap. XV de la quantité de l'âme) qu'il faut rejeter le sentiment )) de ceux qui se persuadent que les choses que nous voyons )) par l'esprit sont moins certaines que celles que nous voyons )) par les yeux du corps, qui sont presque toujours troublés par » la pituite. Ce qui fait dire au même saint Augustin, dans le )) livre I de ses Soliloques, chap. IV, qu'il a expérimenté plu- )) sieurs fois qu'en matière de géométrie, les sens sont comme » des vaisseaux; car, dit-il, lorsque, pour l'établissement et la )) preuve de quelque proposition de géométrie, je me suis )) laissé conduire par mes sens jusqu'au lieu où je prétendais )) aller, je ne les ai pas plus tôt quittés que, venant à repasser )) par ma pensée toutes les choses qu'ils semblaient m'avoir )) apprises, je me suis trouvé l'esprit aussi inconstant que le » sont les pas de ceux que l'on vient de mettre à terre, après )) une longue navigation. C'est pourquoi je pense qu'on pour- » rait plutôt trouver l'art de naviguer sur la terre que de pou- * 0. volume 11, p. 5. 2 0. volume 11, p. 17. ( 112 ) » voir comprendre la géométrie par la seule entremise des )) sens, quoiqu'il semble pourtant qu'ils n'aident pas peu ceux )) qui commencent à l'apprendre. » On remarquera que ces paroles d'Arnauld ont été imprimées en même temps que les Méditations et ont eu la même publicité. Le P. Mersenne abonde dans le sens d'Arnauld, dans la lettre qu'il écrivit à Voëtius, vers la même époque i, lettre que Clerselier a mise en manière de préface en tête du 2« volume des lettres de Descartes : « Dieu a mis en ce grand homme une )) lumière toute particulière, que j'ai trouvée depuis si con- )) forme à l'esprit et à la doctrine du grand saint Augustin, )) que je remarque presque les mêmes choses dans les écrits )) de l'un que dans les écrits de l'autre. » Il y eut même un Jésuite 2 qui s'employa à rechercher les points de rapport de la philosophie de Descartes avec celle de saint Augustin, et qui lui fit part de ce qu'il avait découvert. Voici ce qui lui fut répondu : « Je vous suis bien obligé de ce que » vous m'apprenez les endroits de saint Augustin qui peuvent » servir pour autoriser mes opinions ; quelques autres de mes » amis avaient déjà fait le semblable, et j'ai très grande satis- » faction de ce que mes pensées s'accordent avec celles d'un si » saint et si excellent personnage. Car je ne suis nullement de )) l'humeur de ceux qui désirent que leurs opinions paraissent » nouvelles ; au contraire, j'accommode les miennes à celles )) des autres, autant que la vérité me le permet 3. » * Leures de Descartes, volume II, au commencement. 2 Le P. Mesland, d'après l'annotateur anonyme des lettres de Descartes. 0. volume IX, p. 163. ' Ibidem^ p. 165. « Je ne laisse pas d'être aise, écrivait-il encore au » P. Mersenne, d'avoir rencontré avec saint Augustin, quand ce ne serait que » pour fermer la bouche aux petits esprits, qui ont lâché de regabeler sur ce » principe. « 0. volume VHl, p. 42. 11 s'agissait du Je pense, donc je suis. 113 ) CHAPITRE Vil. RAPPORTS DE DESCARTES AVEC LE LOUVANISTE GÉRARD VAN GUTSCHOVEN ET l'aNVERSOIS CATERUS {i639-4641). Sommaire. 4. Descartes a-t-il eu en Belgique d'autres correspondants que Plempius et Ciermans? — 2, Notice sur Van Gutschoven. — 3. Discussion historique à propos de ses rapports avec Descartes. — 4. Reneri et Van Gutschoven en Hollande. — 5. Notice sur Caterus. — 6. Portée de ses objections. — 7. On ne peut faire de lui un précurseur de Kant ni de Berkeley. — 8. Critiques de Caterus et réponse de Descartes touchant les arguments apportés en preuve de l'existence de Dieu; — 9. En preuve de la spiritualité de l'âme. § 1. Nous avons quitté Descartes, quand il venait d'écrire à Plempius, au sujet de la publication éventuelle de ses objec- tions et de celles du P. Ciermans; cette lettre était du l^'" sep- tembre 1638. Après cette date, on ne trouve plus, dans sa correspondance, telle qu'on la connaît actuellement, de lettres manifestement envoyées par lui à des Belges; peut-être en est-il, mais aucun indice ne les trahit. Il est cependant plus que probable que Descartes aura correspondu avec des habitants de notre pays, et l'on peut espérer que la publication des lettres des savants hollandais, tels que les deux Huygens, fera rencontrer quelques-unes d'entre elles. C'est en effet dans les papiers de Chrétien Huygens, que Domela Nieuwenhuis a retrouvé les objections de Froidmont et deux lettres de Plempius à Descartes. Nous examinerons plus loin i, s'il est vrai que le célèbre » Chap. 23. Tome XXXIX. 8 ( 114 ) mathématicien liégeois René-François Sluse a correspondu avec René Descartes. Cependant, il est bon de remarquer que la Belgique donna l'hospitalité à trois personnages célèbres dans l'histoire, en partie à cause de leurs rapports avec le philosophe français. C'est d'abord le P. Mersenne, dont il a été parlé plus haut, et qui a fait en Belgique un séjour de quelques mois, depuis le commencement du printemps de 1630 jusque vers l'automne ^. Nous avons vu que ce fut alors que Descartes fut mis au courant de l'affaire de Van Helmont, et pensa quel- que temps à faire la réfutation, article par article, du traité de la guérison magnétique des blessures. Le deuxième correspondant de Descartes fut la princesse palatine, Elisabeth, « sa première disciple w, celle à qui il avait dédié ses Principes en 1644, « le chef des cartésiennes de son sexe », comme l'appelle naïvement Baillet ^2. En 1645 ou 1646, elle s'en vint faire une cure d'eaux à Spa et demanda à son cher Descartes de quoi s'y entretenir l'esprit 3 : ce fut alors que le philosophe lui écrivit cette série de lettres sur la morale, où il fait une si belle étude du De vita beata de Sénèque, en ayant peut-être sous les yeux les commentaires de notre immortel Juste-Lipse 4. Le fameux Guillaume Cavendish, duc de Newcastle, fut le troisième correspondant de Descartes. Newcastle habita la Bel- gique avec sa femme Marguerite depuis 1646 jusqu'en 1662, lors de la restauration de Charles IL Baillet nous dit à ce sujet que : « la correspondance que ce seigneur entretenait * Haillet, volume I, p. 21:2. — Le P. Mersenne était affligé d'un érysipèle. ei vouîui prendre les eaux de Spa pour s'en défaire. V. 0. volume VI, p. 101. * Volume 11, p. 230. Sorbière disait plaisamment qu'il n'y avait dans le monde qu'un homme, qui était le médecin Regius, et une fille, qui était la princesse Elisabeth, qui entendissent la philosophie de Descaries. — Cité par Bajllet, volume II, p. 232. '• Maillet, volume II, p.289. V. Clerselier, préface du i^^ volume des lettres. * Lettres, 1" volume, 1637. — Préface de Clerselier, où se trouve un bel éloge de Descartes, comme moraliste. — Ces lettres se trouvent 0. volume IX, î)p. 200-250. ( Ho ) » avec M. Descartes subsistait de vive voix, lorsqu'il était en » Hollande, en 1645, et par un commerce mutuel de lettres, » qu'ils s'écrivaient depuis l'an 1641 jusqu'à la mort de )) Charles P'" (1649), lorsque ce seigneur était en France ou » dans les Pays-Bas catholiques ^. w Nul doute que ces amis et correspondants de Descartes ne fissent connaître son nom et ses opinions à nos concitoyens. Voici la première partie d'une lettre ^ d'un Hollandais, qui remplissait en 1642 les fonctions d'agent des Pays-Bas à Liège: elle est très curieuse. Cet agent s'appelait Van der Burgh, né à Leyde, en 1599, et mort en 1660; il fut en fonction de 1642 à 1650 avec des intermittences. Il écrivait donc à Constantin Huygens, qui était grand ami de Descartes et se chargeait ordinai- rement de la correspondance du philosophe avec les Pays-Bas espagnols 3 : « Het land is schoon ; maer als men 't volck aen- ziet, 't is of de Duijvel in 't Paradys logeerde, daer een eerlijk man wildbraed (?) verstreckt : berghen, bomen, fonteinen syn aengenaem, maer s'in spreecken, of derven niet spreecken, om datze zien met w at volck datse te doen hebben ; terwyld'er de Suylekoms, de Descartessen, de Campens, en sulck slach van tulpen niet willen opkomen, so gevalt my den hof niet. » Ainsi Liège, la petite Rome, n'était pas un milieu qui convînt à Descartes, au jugement d'un Hollandais protestant. H ne se trompait pas; on le verra quand nous parlerons du Jésuite Compton Carleton, ^ Nous trouvons dans la correspondance de Gassendi que Cavendish, à Anvers, élail en rapport avec Hobbes et Gassendi, en 1649. Gassenui, Opéra omnia, volume VI, p. 32:2. On trouve une lellre de Descaries à ce seigneur, datée du 15 mai 1646, 0. volume IX, p. o59; une autre du 10 novembre 1646, ibidem, p. 542. ^ Nous empruntons celte leUre à la correspondance musicale de Constantia Huygens, publiée par W.-J -A. Jonckbloet et J.-P.-N. Land, Leyde, 1882, p. CLXi. La lettre est du 5 juillet 1642. Ce Van der Burgh élait l'ami intime d'Egidso Henny, chanoine et chantre de Saint-Jean, amaleur de musique et qui entra en relations avec Constantin Huygens. V. Fétis, in voce a Ilennius ». ^ Baillet, volume 1, p. 268. ( 416 ) § 2. En tout cas, si Descartes n'a plus eu de rapports épistolaires avec des Belges, il en a eu de personnels avec le Louvaniste Gérard Van Gutschoven. Gérard Van Gutschoven naquit à Louvain, le 6 février 1615. Son père, Guillaume Van Gutschoven, originaire de Saint- Trond i, licencié in utroque 2, devint avocat fiscal de l'Univer- sité, le 19 septembre 1621 3, et « signator primarum littera- rum », en 1627 ^. Il mourut en août 1629 s, quand Gérard n'avait encore que quatorze ans et demi. M. Reusens dit que vers ce temps « Gérard se rendit auprès de Descartes, et que » pendant plusieurs années, il lui servit de secrétaire et de » préparateur, en même temps que le philosophe français lui » donnait des leçons d'anatomie et de mathématiques. Sous sa » conduite. Van Gutschoven, poursuit M. Reusens, fit des pro- » grès extraordinaires en ces deux sciences. » Nous examine- rons plus loin ces différents points. En septembre 1635, Van Gutschoven fut fait licencié en médecine 6. Dès lors, il devint un homme influent : « 11 dressa cette » même année, un plan exact de la ville et des environs immé- » diats de Louvain. Il fut aussi chargé de diriger la construc- » tion de quelques nouvelles parties , ajoutées aux remparts » de la ville, qui avaient beaucoup souffert, lors du siège » de 1635. » Ces connaissances d'ingénieur dans un jeune médecin de vingt ans à peine, révèlent les heureuses disposi- * Valère André, Fasli, 1650, p. 52. 2 Ibidem, p. 7:2. ^ Ibidem, p. .52. * Ibidem, p. 72. 5 Ibidem, pp. 52, 72. ^ S'il fallait suivre le senlimeiil de M. Reusens [Annuaire de Louvain pour 1807, p. 568), nous conjecturerions que le retour de Gérard eut lieu en 1632. Baillel nous apprend qu'en cette année, Descaries reçut chez lui, pour être son domestique ou plutôt son compagnon d'études, M. de Ville- Bressieux (volume 1, p. i). De plus, le cours de médecine était à Louvain de irois ans, sans compter les deux années de philosophie. i (117) lions de Van Gutschoven et la variété de ses connaissances. M. Reusens ajoute que, peu de temps après, il devint le sup- pléant du professeur Sturmius dans la chaire de mathéma- tiques; mais il faut reculer cette nomination de professeur suppléant jusqu'à la fin de 1639. Voici en effet ce que nous lisons dans Valère André, contemporain de Van Gutschoven l : a Gérard Gutschoven de Louvain, licencié en médecine, sup- » pléa assez longtemps Sturmius, plus qu'octogénaire. » Or, Broeckx "^ nous apprend que Sturmius était né le 29 août 1559, il avait donc eu quatre-vingts ans le 29 août 1639, et ce fut probablement à la rentrée des cours, que Van Gutschoven commença ses leçons. Un an avant, c'est-à-dire le 30 sep- tembre 1638, il avait épousé une demoiselle de Louvain, nom- mée Anne Leroy, dont le père était très entendu dans la méca- nique, ainsi que nous l'apprenons par une lettre de Wendelin, qui fait partie de la correspondance de Gassendi 3. §3. Avant d'aller plus loin, nous allons tâcher de mettre un peu de lumière sur un point très intéressant pour nous : nous vou- lons parler des rapports personnels de Van Gutschoven avec Descartes : quand ont-ils commencé? combien ont-ils duré? de quelle nature ont-ils été ? M. Reusens parle en trois endroits, et chaque fois dans les mêmes termes, des rapports de Van Gutschoven avec Descartes: dans l'Annuaire de l'Université de Louvain pour 1867 4, dans les Analectes 5 et enfin dans la Biographie nationale 6. Voici * Fasti Academici, édition 1630, p. 249 : « Sturmio oclogemrio major i » aliquamdiu vicariam operam prœslitit. « '' Histoire de la médecine belge, Bruxelles, 1858, p. 515. 3 Opéra, t. VI, p. 495. Y avait-il parenté entre ce Leroy de Louvain et le fameux cartésien d'Ulrecht, qui portait le même nom? On l'ignore complète- ment. ^ P. 5G8. - Volume XVIII, p. 5S5. * Volume Vin, p. 358, col. a. (H8) ce qu'il dit dans l'Annuaire : « Gutschovius naquit à Louvain, » le 16 février 1615; il passa sa jeunesse auprès de Descartes, )) copiant les manuscrits du célèbre philosophe, et l'assistant » dans ses expériences physiques. Il se livrait dans l'entre- » temps, sous la direction de son maître, à l'étude des mathé- )) matiques et de l'anatomie, et fit, en peu d'années, des pro- » grès extraordinaires dans ces deux sciences. De retour dans » sa ville natale, il s'appliqua à l'étude de la médecine, et )) devint licencié, le 2 septembre 16^^5. » Ces détails sont pris dans les Fasti academici maniiscripti de Paquot 'i; mais Paquot lui-même les a empruntés à la vie de Descartes par Baillet, où nous lisons 2 : « Gérard Gut- » schovs^en avait demeuré plusieurs années sous Descartes, à )) copier et à le servir pour les expériences, et il s'était rendu » très habile dans l'anatomie et dans les mathématiques, sous )) sa discipline domestique. » Ailleurs 3, Baillet dit que Gutschoven, après avoir été domestique de M. Descartes pendant un temps considérable, se vit pourvu d'une chaire de professeur de mathématiques à l'Université de Louvain, et s'acquitta de son emploi avec beaucoup de réputation. Mais où Baillet lui-même avait-il puisé ces détails? Il ne renseigne pas ses sources au premier passage; mais au second, une notation marginale indique Mémoires et lettres manuscrits. Or, nous croyons avoir retrouvé cette lettre, manuscrite à l'époque où écrivait Baillet, mais que Victor Cousin a depuis lors publiée dans les Fragments philosophiques ^. Baillet avait fait faire des recherches en Hollande, pour la composition de son ouvrage, et parmi ceux qui s'employèrent pour lui, se trouva le fameux Bayle. La lettre en question est de lui, et, comme il y est fait mention de deux Belges, nous la reprodui- * Volume I, comme l'indique M. Reuseus dans la Biographie nationale. ' Volume II, p. 399. 5 Ibidem, p. 456. * OEuvres, Bruxelles, 1841, t. II, p. 203, col. 6; p. 204, col. a, col. 6; p. 20S, col. b. ( 119 ) sons ici. Il faut seulement remarquer que Cousin a lu Ful- chower dans le manuscrit pour Gutschowen i. c( La dernière fois que j'allai à La Haye pour voir M. de » Beauval, j'y fis connaissance avec un médecin flamand, qui » fit autrefois beaucoup de bruit à Paris sous le nom de Phi- » lippaux 2^ et, comme je le crus propre à nous fournir des )) particularités sur la vie de Descartes, vu qu'il a été intime )) et familier de Fulchower, qui avait été disciple de M. Descartes » et quasi domestique plusieurs années^ je le priai de vouloir » rappeler toutes ses idées là-dessus et feuilleter tous ses » papiers en faveur d'un homme de mérite qui travaille )) actuellement à la vie de ce grand philosophe (M. Baillet m'a » écrit que c'est lui). Il me répondit en homme qui est tout » mystérieux, mais il me promit quelque chose déplus positif )) touchant deux ou trois traités de M. Descartes, dont l'un est » De Deo Socratis, m'assurant qu'il sait entre les mains de qui » ils tombèrent après la mort de l'auteur. Le malade de » M. Philippaux joignit ses offres aux siennes, à cause qu'il » est connu des personnes en question et parce qu'il est voisin » de M. De Beauval et grand ami. » C'est en développant les deux données de cette lettre que Baillet a pu dire ce qu'il a dit. Paquot et Beusens, combinant ce que rapportait Baillet avec les autres dates certaines de la vie de Van Gutschoven, n'ont pas trouvé, pour ses relations avec Descartes, d'autres années que celles qui précédèrent ses études médicales à l'Université de Louvain. Mais le témoignage de Bayle est-il complètement acceptable? Sa lettre n'a pas ce témoignage pour objet; il l'émet par occasion , à cinquante ans de distance de l'époque où les faits avaient eu lieu. En substance, il est véridique, comme on va le voir. Van Gutschoven a eu de nombreux entretiens avec Descartes ; c'est * Gutschowen, orthographe de Baillet. ^ Broeckx, Histoire du Collegium medicum Bruxellense, Anvers, 1862, mentionne dans le catalogue des médecins inscrits au collège (p. 456), un Albert Philippaux, contemporain de Bayle. 11 était préfet du collège en 1696 (p. 470). La lettre de Bayle est de 1690 ou 1691 . ( 420 ) un disciple de Descartes, il a été chez Descartes comme de la maison, quasi domestique. Mais on peut contester qu'il soit demeuré avec lui l'espace de quelques années et en qualité de secrétaire, de préparateur ou d'élève; en tout cas, il nous semble qu'il ne l'a pas été avant 1635. Nous nous appuyons sur deux témoignages contemporains : un de Clerselier et un autre, encore plus décisif, de René- Francois Sluse. Clerselier a édité en 1664 le traité de VHomme et celui de la Formation du fœtus avec la collaboration de Van Gutschoven. Dans la préface ^, il raconte comment il est venu à connaître notre Louvaniste. « J'avais chargé un de mes amis, M. Guisony, jeune homme très instruit et qui allait faire un voyage d'instruction, de s'informer, en passant par la Bel- gique, si quelqu'un des partisans convaincus de la philosophie de Descartes ne pourrait se charger des figures du traité de Y Homme. Il eut la bonne chance de rencontrer à Louvain M. de Gutschoven, avec qui il eut plusieurs entretiens, et il apprit de lui que M. Sluse le poussait précisément à se charger de ce travail. Il m'en avisa incontinent, et, comme je ne con- naissais pas auparavant M. de Gutschoven, il me le dépeignit sous de si avantageuses couleurs, que je ne crus pas qu'on pût trouver un homme plus convenable que lui pour mon affaire. Grand anatomiste, excellent mathématicien, comprenant par- faitement tous les écrits de M. Descartes, avec qui il avait eu de fréquents entretiens ^, et, enfin, ce qui est fort utile pour l'in- telligence de la philosophie cartésienne, ayant du talent pour la mécanique. » Clerselier, sur le rapport de Guisony, qui tenait ce qu'il savait de la bouche de Van Gutschoven, dit donc simplement que ce Van Gutschoven avait eu de fréquents entretiens avec Descartes. Sluse est plus explicite. Dans une lettre à Pascal 3 du 4 octobre 1659, il écrit : « M. Gérard ' Renati Descartes, Tractatus de Homine et de Formalione fœtus. Amstelodami, 1686, préface non paginée. * « Cum quo etiam saepenumero conversatus fuerit. » "' BoNCOMPAGM, BoUettino : Le Paige, Correspondance de Sluse, t. XVII, p. 509. ( 121 ) » Gutiscovius est professeur des mathématiques et de Tana- )) tomie dans l'Université de Louvain, qui sont les sciences » principalement requises pour l'intelligence de cet ouvrage )) (le traité de V Homme). 11 est, de plus, fort adroit à faire choses )) semblables (des figures), et fort affectionné à la mémoire de )) M. Descartes, avec qui il a eu des entretiens très particuliers )) l'espace de quelques mois en Hollande, oii il s'estoit rendu w tout exprès pour ce suiet. » Ces deux arguments, pour être négatifs, n'en ont pas moins leur valeur : si Van Gutschoven eût vraiment été l'élève et le secrétaire de Descartes, il l'aurait dit à Guisony et Sluse l'aurait écrit à Pascal. Ce ne sont pas les seuls que nous ayons. Le philosophe, dans une lettre à Plem- pius, du 27 novembre 1637 ^, dit qu'il ne connaît en Belgique que deux hommes, Wendelin et Wander Wegen, capables d'étudier et d'entendre sa Géométrie : or, si Van Gutschoven avait passé sa jeunesse auprès de Descartes et fait en peu d'années des progrès extraordinaires en mathématiques, il aurait dû être nommé avec ces deux savants. Plempius, deux mois auparavant, avait, sur la demande de Descartes, remis un exemplaire du premier ouvrage de celui-ci à Froidmont et au P. Fournier, mais pas à Van Gutschoven. Enfin, croit-on probable que Van Gutschoven, né en février 1615, licencié en médecine en 1635, après des études qui, d'après les lois aca- démiques, devaient durer trois ans ^ et être précédées de deux ans de philosophie, ait pu, avant 1635, passer sa jeunesse, « plusieurs années », auprès de Descartes en qualité de secré- taire et de préparateur et apprendre sous lui les mathéma- tiques et l'anatomie? A la vérité, ces trois dernières réflexions prouvent seulement que Van Gutschoven ne fut pas avant 1635, ou même avant 1637, auprès de Descartes. Mais une preuve presque décisive de notre opinion est que, de 1629 à 1641 et même jusqu'en 1648, les Pays-Bas espagnols furent en guerre avec les Hollandais et les Français. Un séjour prolongé en » 0. volume VI, p. 534. * Vernulaeus, Academia Lovaniensis, 1667, p. 54. ( 122 ) Hollande chez un Français qui avait dans le temps porté les couleurs du prince d'Orange aurait fait soupçonner le patrio- tisme de Van Gutschoven. §4. Il est cependant hors de doute que Gérard Van Gutschoven a été en Hollande, qu'il s'y est rendu avec le but principal de se perfectionner dans l'anatomie et qu'il y a fait la connais- sance personnelle de Descartes. C'est ce que nous apprenons de ses deux contemporains et amis, Sluse et Clerselier. Dans sa supplique au gouvernement des Pays-Bas pour obtenir la chaire d'anatomie, en 1659, Gérard affirme qu'il avait exercé et pra- tiqué l'anatomie dans deux ou trois universités de Hollande. « Je me suis appliqué fort particulièrement à l'étude de l'ana- » tomie depuis de longues années, ayant même exercé et » pratiqué cet art en diverses universités, mais principalement » en celle de Louvain, où j'ai publiquement et à la vue de tout » le monde, anatomisé tous les corps morts qui m'ont été » présentés pendant l'espace de seize ans ^ » C'est donc à partir de 1643 que Van Gutschoven commença à exercer son art à Louvain, c'est-à-dire sept ans avant la mort de Descartes, et c'est probablement avant 1643 qu'il se rendit en Hollande. Un passage curieux de Baillet, qui serait absolument con- cluant, s'il ne fallait modifier l'orthographe d'un nom propre, va nous faire voir que Van Gutschoven était peut-être à Utrecht en 1639, et en même temps nous ramener à la suite naturelle de notre récit. Nous avons laissé Reneri professeur de philo- sophie à Deventer. En 1634, lès magistrats d'Utrecht, qui venaient de décider de transformer le collège de cette ville en université, lui offrirent une chaire de philosophie qu'il accepta. Toutefois, il n'entra en fonctions qu'en 1636, et, de même qu'à Deventer, il enseigna à ses élèves la philosophie de Descartes. Mais son apostolat ne se borna pas là. Parmi ses amis intimes, se trouvait un jeune médecin, Henri Le Roy, plus connu sous ' V. § III. ( 123 ) le nom de Regius; Reneri lui fit connaître et aimer les doc- trines cartésiennes; et Regius, devenu, en 1638, professeur à l'Université, fut, pendant plusieurs années, le disciple le plus ardent de Descartes et le plus en butte aux persécutions de ses contradicteurs. Ce fut donc le Relge Reneri qui conquit Regius à la nouvelle philosophie i. On croira facilement que le carté- sianisme de Reneri était connu à l'étranger. Lui-même en écrivait à ses amis du dehors avec un certain enthousiasme, comme on pourra en juger parce qu'il disait dans une lettre au P. Mersenne : « Descartes est mea lux, meus sol, erit « ille mihi semper Deus. >:> Froidmont, en envoyant à Plem- pius des critiques pour être transmises à Descartes, met à la fin de sa lettre les lignes suivantes, où se révèle son espoir de voir Reneri retourner à la foi de ses pères, grâce à l'amitié du philosophe catholique : « Delectat etiam me quod Cartesius » fide catholicus sit et spem nobiscum habeat, post hanc vitam » brevem œterna^ : utinam idem possem dicere de Dom. Hen- » rico Reneri, quem audio Ultrajecti philosophiam profiteri. » Vidi olim eum discipulum D. Nicolaï Rardout in Falcone, » qui hodie Rrugis ad S. Donatianum est canonicus. Utinam » magistri sui philosophiam et mentem retinuisset, non dole- » remus eius in fide naufragium. Salveat a me, et dicito )) meminerit post fugitivam hanc vitam restare longam œter- )) nitatem. » Descartes transmit-il cette recommandation à son ami? Nous l'ignorons; mais un an et demi après, en mars 1639, et d'après Raillet '^, le jour même de ses noces, Reneri se sentit mal pendant le banquet ; on le porta sur son lit, où il mourut quelques heures après « entre les bras du sieur Ber- y) nard Busschovius, son ami, qui l'assista et l'entretint de l'autre )) vie dans cette extrémité. C'est ce qu'on a su à Paris de la » bouche du sieur Bornius, qui venait d'achever son cours de » philosophie sous lui 3. » A notre connaissance, aucun Hol- * Baillet, volume II, p. 2. ' Volume 11, p. 19. 3 Baillet cite à l'appui Am. .î:mjlils, oral. 5; Gassendi Opéra, l. VI, p. 31. ( 124 ) landais notable ne porte ce nom; et il nous semble qu'il y a là une leçon vicieuse et qu'il faut lire Gérard Gutsclwvius : rien de plus fréquent que ces mutilations de noms propres. En mars 1639, Van Gutschoven, contrairement à ce qu'insinue M. Reusens, n'avait encore aucune position dans l'Université de Louvain ; il est plus probable que ce qui décida sa nomina- tion à la fin de l'année, c'est le renom que lui acquit son voyage d'instruction dans les universités de Hollande et ses relations avec les savants de ce pays ^ . La mort de Reneri ne fit pas tort à la propagation du carté- sianisme : Antoine .^milius, son collègue, fils d'un Belge, prononça son oraison funèbre; elle fut autant le panégyrique de Descartes que celui de Reneri. Imprimée la même année, elle dut être lue en Belgique, où l'apostasie du défunt avait fait du bruit, et en même temps, la notoriété du philosophe y devint de plus en plus grande. /Emilius ne lui rendit pas ce seul service, il revisa avec Regius son manuscrit des Médita- tions, peu avant qu'un prêtre anversois, nommé Caterus, rendît à Descartes un service analogue. § ^. On ne possède malheureusement que peu de détails biogra- phiques sur Caterus. Baillet 2, qui était le mieux à même de les recueillir, ne nous donne guère autre chose que ce que l'on peut trouver soi-même en consultant les ouvrages et la corres- pondance de Descartes. Caterus, dont le vrai nom est De Caters ^, était originaire d'Anvers où il était né vers 1590. Sa * C'est le sens obvie des paroles de Baiilet, volume II, p. 4o6 : Gérard Gutschoven, après avoir été domestique de M Descartes pendant un temps considérable, se vit pourvu d'une chaire de mathématiques dans l'Université de Louvain. — Avant de quitter Van Gutschoven, lemarquons encore que, selon toute apparence, c'est à lui qu'est adressée la lettre de Descartes du volume IX des OEuvres, p. 438. Sa date (octobre 1646), les différents points dont il y est question justifient notre hypothèse. 2 Volume II, p. 110. ■' Waldack, Hisl. prov. Fland., nnno 1038, Gand, 1867, p. lu. ( 12^ ) famille, dit Baillet, était connue dans le pays par divers exemples de piété. Jacques, son frère puîné, s'était fait jésuite, et, à l'époque dont nous parlons, était recteur du collège de Courtrai ^, après s'être employé pendant dix ans aux fonctions de prédicateur. Son aîné, ayant fait ses études théologiques à Louvain, y reçut, dit encore Baillet, les honneurs du doctorat; mais la chose nous semble douteuse. Valère André, dans le cata- logue des docteurs en théologie de Louvain, n'en mentionne pas dunomdeCaterus^. Descartes ne lui donnejamais cette qualité, pas même en tête de la traduction française des Objections aux Méditations. Clerselier le qualifie seulement de savant théolo- gien des Pays-Bas, Peut-être même pourrait-on révoquer en doute qu'il ait fait toutes ses études supérieures à l'Université de Louvain ; car, dans un passage de sa lettre à Descartes, il dit avoir entendu Suarez 3 : or, ce célèbre Jésuite a enseigné à Alcala, à Salamanque, à Rome et finalement à Coïmbre. Quoi qu'il en soit, dans le seul écrit que nous avons de lui, il se montre scolastique et dans son langage et dans ses idées, citant Aristote, le pseudo-Dionysius, Boèce, saint Thomas, Duns Scott et Suarez. Nous le retrouvons, en 1640, prêtre à Alcmaer, dans la Hollande septentrionale, s'y employant à ramener les protestants à la foi catholique. Dans ses courses apostoliques, il avait fait à Harlem la connaissance de deux autres prêtres, Bloemaert et Bannius; c'étaient deux bons amis de Descartes qui demeurait dans ce temps-là non loin de Harlem. Comme ce dernier était à la recherche de théologiens de sa religion pour leur faire examiner ses Méditations avant de les publier, il en adressa une copie manuscrite à ses deux amis avec charge de la transmettre à Caterus et de lui demander qu'il voulût bien envoyer par écrit ses difficultés et ses objections contre elles. Caterus fut le seul Belge que Descartes honora de < Paquot, Mémoires, t. VIII, p. 48. — Waldack, p. 2ô, fixe au 6 janvier 1638 le commencement de sou rectorat à Courtrai. ^ Fasti Academici, Lovanii, 1650, p. 87. ^ 0. volume I, p. 359 : « Il me souvient d'avoir entendu autrefois Suarez » raisonner de la sorte. » ( 126 ) cette mission; tous les autres, à l'exception de Hobbes, furent des Français. Ainsi, elle ne fut point offerte à Froidmont, théologien de grande réputation pourtant ; Descartes se souve- nait encore de la façon un peu railleuse dont l'ancien profes- seur de physique avait apprécié son premier ouvrage. Caterus avait d'ailleurs pour attirer son choix, outre sa valeur comme théologien, des relations de parenté et d'amitié avec les Pères Jésuites. Dès qu'il eut reçu de ses amis de Harlem le manuscrit des Méditations avec la lettre où ils lui demandaient d'en faire l'examen , Caterus se mit à l'ouvrage, travailla longtemps ^ et consigna le résultat de son étude dans une lettre adressée à ses deux amis; Descartes se servit du même procédé dans sa réponse. Ces objections de Caterus sont très importantes; rédigées les premières par notre compatriote, elles furent communiquées avec le manuscrit de Descartes aux philo- sophes et aux théologiens les plus renommés de France ^ et au célèbre Hobbes 3. Plusieurs d'entre eux les citent dans leurs propres objections ■*. Dans l'abrégé des Méditations mis en tête de l'édition. Descartes lui-même recommande d'en prendre connaissance. H en parle élogieusement dans ses lettres s, comme nous le verrons tantôt. Dans ses réponses, il a soin de faire ressortir les concessions de l'objectant et de s'en préva- loir, comme venant d'une autorité considérable. Enfin, elles furent imprimées à la suite des Méditations, répandues par conséquent en France, en Hollande et en Belgique du vivant même de Descartes, et elles ont excité chez nous d'autant plus d'attention qu'elles étaient émanées d'un compatriote, et qu'elles ne manquaient nullement de solidité. ^ 0. volume VllI, p. 450. 2 0. volume VllI, pp. 175, 295, 303, 595, 450, 452. 5 0. volume VIII, p. 448. * V. deuxièmes objections de divers théologiens et philosophes. 0. vol. VllI, p. 407 ; troisièmes objections d'Antoine Arnauld, 0. volume IX, p. 65. 5 0. volume VllI, pp. 450, 452, 455, 496, 499, 554. Il avait aussi reçu des objections de son disciple Regius(0. volume II,p. 19); mais le proiesianiisme de Regius ne lui permettait pas de mettre son livre sous son patronage. ( 127 ) §6. La critique de Caterus est plutôt une critique dans le sens désagréable du mot qu'un mélange d'éloge et de blâme. Car on n'y trouve guère qu'une seule louange, encore porte-t-elle plus sur le talent de Descartes que sur son ouvrage, là où il écrit qu'il peut dire avec vérité, selon qu'il en peut juger, que M. Descartes est un homme de très grand esprit, et d'une très profonde modestie et sur lequel il ne pense pas que Momus lui-même pût trouver à reprendre i. Dans un autre passage, il appelle Descartes un grand esprit, un grand personnage, un savant homme. Celui-ci, il est vrai, comprend sa lettre comme une série de difficultés faites à plaisir, sans que vraiment Caterus croie à la faiblesse des arguments qu'il attaque. D'après lui, cet officieux et dévot théologien, comme il l'appelle, favorise la cause de Dieu et celle de son faible défenseui', et il ne fait que semblant de vouloir lutter contre elle. Aussi écrit-il en terminant son exorde : « Mon dessein n'est » pas de lui répondre comme à un adversaire, mais plutôt de » découvrir l'artifice dont il s'est servi pour me donner l'occa- )) sion de mettre en meilleur jour la force de mes raisons 2. » Cependant ces attaques sont très sérieuses, et faites dans le but bien avoué de mettre l'auteur en garde sur la valeur absolue de ses principaux arguments. Ce sont celles que l'on renou- vellera dans les séries suivantes d'objections, et que reprodui- ront tous ceux qui écriront contre la métaphysique cartésienne ; il arrive qu'elles sont justifiées par des défauts très réels. Ce n'est pas pour une ou deux fois que Caterus dit objecter par forme d'entretien ou d'exercice 3, qu'il faut supposer que ces paroles s'appliquent à tous les passages de sa lettre 4. Dans ^ 0. volume I, p. 5a4. 2 0. volume I, p. 569. 5 0. volume I, p. 362. * 0. volume I, p. 3oo. A celui-ci, par exemple : « J'ai déjà l'esprit aussi » agité que le flottant Euripe; j'accorde, je nie, j'approuve, je réfute, je ne » yeux pas m'éloigner de l'opinion de ce grand homme, et toutefois je n'y » puis consentir. » ( 128 ) deux endroits de la traduction française des objections, Caterus semble, il est vrai, faire des concessions importantes; mais pour le premier des deux , le texte latin ne permet pas de décider si Caterus a vraiment concédé quelque chose, ou s'il l'a simplement laissé passer. Voici la version ^ : « M. Descartes ):> dit : je pense, donc je suis, voire même, je suis la pensée » même ou l'esprit. Cela est vrai. » Or, le texte latin dit seu- lement : Ita'^. Et cependant Descartes s'en prévaut comme d'une approbation certaine : « Ayant succinctement accordé les choses )) qu'il a jugées être suffisamment démontrées, il les a ainsi )5 appuyées du poids de son autorité. » Le second passage est plus clair : Caterus y convient de cette règle que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies, en l'appuyant sur cet apho- risme, depuis longtemps reçu dans les écoles, que nulle puis- sance ne peut errer par rapport à son objet propre. Mais à cette concession, il joint une assertion de tout point contraire à une des principales thèses de Descartes, et il la déduit de l'aphorisme même qu'il vient d'apporter en preuve: il affirme la véracité des sens extérieurs et ainsi s'oppose à l'idéalisme du philosophe. Ce dernier, dans sa réponse, ne relève que la con- cession : « Ce qui m'est accordé par ce savant docteur, bien )) qu'en effet, il ne reçoive aucun doute, est néanmoins ordi- » nairement si peu considéré et d'une telle importance pour » tirer toute la philosophie hors des ténèbres où elle semble » être ensevelie, que, lorsqu'il le confirme par son autorité, il » m'aide beaucoup à mon dessein. » § 7. Les objections de Caterus regardent surtout les preuves cartésiennes de l'existence de Dieu. Ces preuves, comme on le sait, sont au nombre de trois : dans la première, Descartes * 0. volume I, p. 354. ' Opéra Cartesti, volume VII, Amsterdam, 1678, p. 47. ( 129 ) déduit l'existence de Dieu de l'existence de l'idée de Dieu en nous; dans la seconde, il la déduit de la contingence de notre être; dans la troisième, de l'analyse même du concept de l'être infiniment parfait i. Caterus trouve que la première et la troi- sième ne valent rien ; que la seconde est déjà dans Aristote et saint Thomas, et plus clairement que dans Descartes. Nous ne pouvons cependant pas admettre de tout point le jugement que porte sur le théologien anversois M. Francisque Bouillier, l'érudit historien de la philosophie cartésienne : « Malgré quelques formes un peu lourdes et un peu embar- )) rassées, ce docteur scolastique n'en pousse pas moins une )) pointe assez vive contre les preuves de l'existence de Dieu et » devance en certains points la critique de Kant 2. «Plus loin, le même savant écrit que « par une sorte d'idéalisme analogue » à celui de Berkeley et de Kant, Caterus enlève aux idées toute » réalité objective, pour n'en faire que de simples modes de » notre esprit, w D'abord, attaquer les preuves de l'existence de Dieu et atta- quer les preuves de l'existence de Dieu données par Descartes sont deux choses bien différentes. Descartes n'a pas apporté les arguments basés sur le consentement universel du genre humain, sur l'ordre du monde, ou sur les dérogations à cet ordre qui constituent les miracles. Il en donne trois autres, dont le premier lui appartient en propre ; le second répond, avec quelques modifications accidentelles, à l'argument méta- physique des écoles, tiré de la contingence du monde et des hommes qui l'habitent; le troisième, trouvé par saint Anselme, a été étudié par tout le moyen âge. Si donc Caterus en veut aux preuves de Descartes, ce n'est pas à dire qu'il n'en admette pas d'autres. Au reste, il ne prétend pas que la ' Le docteur Van Weddiogeu, dans son remarquable Essai critique sur la philosophie de S. Anselme, Bruxelles, 1875, in-8« (ouvrage couronne par l'Académie royale de Belgique), p. 302, fait 1res bien ressortir ce qui, dans celle question, sépare Descaries de saint Anselme et ce qui l'en rapproche. * Volume 1, pp. 218 et suivantes. Tome XXXIX. 9 ( 130 ) seconde est mauvaise; mais simplement que Descartes eût pu la rendre plus simple, en ne s'y servant pas de l'idée de l'infini, et qu'il n'y voyait pas clairement que l'être distinct de nous, intelligent, personnel et nécessaire, fût, par le fait même, un être infini. Et après avoir exposé avec habileté les motifs qui, malgré l'autorité de Suarez, le faisaient douter de cette con- nexion entre l'aséité et l'infinité, il ajoute : « Je ne doute point » que M. Descartes ne manque point de raisons pour substi- » tuer à ce que les outres n'ont peut-être pas assez suffisam- » ment expliqué, ni déduit assez clairement. » Quant à faire de Caterus le précurseur de Berkeley et de Kant, pour ce qu'il dénierait toute réalité objective aux idées, on n'y peut songer. Le théologien flamand dit formellement que les concepts très clairs et très distincts sont vrais, c'est- à-dire qu'ils représentent la réalité. 11 étend même cette affirmation aux perceptions sensibles. Ainsi, loin d'être un partisan anticipé de l'idéalisme transcendantal, il ne l'est pas même de l'idéalisme bien moins étendu de Descartes. Examinons le passage de Caterus sur lequel Bouillier s'est fondé : Descartes dit : « de ce qu'une idée contient une telle » réalité objective, ou celle-là plutôt qu'une autre, elle doit » sans doute avoir cela de quelque cause. » Au contraire, d'au- cune, s'écrie Caterus; car « la réalité objective est une pure w dénomination : actuellement, elle n'est point. Or, l'influence « que donne une cause i est réelle et actuelle ; ce qui actuel- « lement n'est point ne la peut recevoir et, par conséquent, ne » peut pas dépendre ni procéder d'aucune véritable cause, » tant s'en faut qu'il en requière. Donc j'ai des idées, mais il » n'y a point de cause de ces idées ; tant s'en faut qu'il y en ait » une plus grande que moi et infinie. » D'abord, il faut remar- quer qu'idée et réalité objective sont deux synonymes dans la langue de Descartes, dont Caterus fait usage. Descartes définit l'idée : « La chose même pensée, en tant qu'elle est dans l'en- » tendement. » Or, être dans un entendement n'est pas une * Le iraducleur Clerselier prend ici le mol ^* inttuence » dans le sens passif. ( 131 ) affection réelle de l'objet, mais une pure dénomination extrin- sèque à lui, dont la présence ou l'absence ne suppose en lui aucune différence intrinsèque. De là, il est certain que cette dénomination extérieure ne doit pas son existence à une cause actuelle et réelle, agissant sur l'objet et la produisant en lui. C'est tout ce que veut dire Caterus, quand il écrit : que nos idées (les réalités objectives considérées en tant que telles) ne peuvent avoir de causes, c'est-à-dire de causes véritables, réelles, actuelles. Mais il ne veut pas dire que les réalités n'existent pas ou n'ont qu'une existence idéale. Il faut bien interpréter Caterus de la sorte, si l'on ne préfère le mettre en contradiction avec lui-même et lui faire soutenir une thèse que personne jusqu'ici n'avait retrouvée dans ses paroles, pas même Descartes, le plus intéressé à en faire voir le faible. Et en effet, ce dernier, loin de contredire la théorie de Caterus, la reproduit textuellement et l'admet, tout en faisant remarquer à très bon droit qu'elle laisse intacte son argumentation : « Mon adversaire dit premièrement qu'une M chose existant ainsi dans l'entendement par son idée (ou réa- » lité objective) n'est pas un être réel ou actuel, c'est-à-dire » que ce n'est pas quelque chose qui soit hors de l'entende- » ment, ce qui est vrai. » Il ajoute : « Parce que cette chose est seulement conçue et » qu'actuellement elle n'est pas, c'est-à-dire parce qu'elle est » seulement une idée, et non pas quelque chose hors de » l'entendement, elle peut, à la vérité, être conçue, mais elle » ne peut aucunement être causée ou mise hors de l'entende- )) ment, c'est-à-dire qu'elle n'a pas besoin de cause pour » exister hors de l'entendement : ce que je confesse, parce que » hors de lui, elle n'est rien; mais certes, elle a besoin de » cause pour être conçue, et c'est de celle-là seule qu'il est ici » question, w Ce sont là des subtilités, mais des subtilités qui, mal com- prises, peuvent produire les plus graves conséquences. N'en est-ce pas une que l'idéalisme transcendantal qui fait aper- cevoir à l'intelligence des objets où il n'y en a pas, ou tout au ( 132 ) moins, les fait apercevoir tout autrement qu'ils ne sont? N'est-ce pas là, sous un autre nom, le scepticisme absolu? §8. Il est beau de voir Descartes s'engager intrépidement dans ces épines, opposer subtilité à subtilité et essayer de renverser les oppositions de son adversaire. Celui-ci était parti d'une définition de l'idée prise dans un sens trop rigoureux ; Des- cartes, ainsi qu'il a été dit plus haut, la prenait dans le sens objectif et l'identifiait avec l'objet, en tant que considéré par l'entendement, et ainsi, l'idée de Dieu et Dieu conçu étaient une seule et même chose. Quand il veut rechercher la cause de cette idée, Caterus l'arrête en lui disant que cette recherche est inutile, vu qu'aucune idée n'a de cause, puisqu'elle n'est qu'un objet conçu, c'est-à-dire une dénomination extérieure de l'objet. C'est une argutie; car enfin, ce dont Descartes recherche la cause, ce n'est pas l'objet conçu, en tant que tel, mais l'acte qui a un tel objet, et, plus précisément, la cause qui fait qu'il a un tel objet. Les remarques suivantes concernent le second argument de Descartes. Imitant Plempius, Caterus fait remarquer l'analogie de cette preuve avec une de celles de saint Thomas et d'Aristote; il ajoute même que, chez ces derniers, elle est plus simple, et que, d'ailleurs, il ne voit dans aucun des trois comment ils peuvent inférer l'infinité de l'aséité. Descartes n'aimait pas ces sortes de rapprochements (certains génies aiment à être seuls), et il est bien près d'abandonner son second argument. S'il l'a apporté, ce n'est pas tant comme une raison différant de la précédente que pour expliquer celle-ci plus parfaite- ment ^ ; c'est de la présence en lui de l'idée d'un être souve- rainement parfait que dépend toute la force de la démonstration qui y est contenue '-. C'est cette idée qui lui apprend que non ô7o. * Ibidem, p. 378. ( 133 ) seulement il y a une cause de son être, mais aussi que cette cause contient toutes sortes de perfections, et partant qu'elle est Dieu. Ces dernières paroles font voir que Descartes éprouve, comme son correspondant, une certaine difficulté à déduire de l'aséité l'infinie perfection de Dieu. Et ainsi, au lieu de répondre à l'attente de Caterus, il semble avouer tacitement qu'il ne suffit point d'établir qu'un être n'a pas de cause hors de lui, pour être certain que cet être est infini. La troisième preuve de l'existence de Dieu subit un double assaut. Le premier n'est pas terrible : Descartes supposant que l'idée de l'infinie perfection est très claire et très distincte, Caterus lui oppose la maxime commune : « L'infini, en tant qu'infini, est inconnu. » Mais le philosophe se défend aisément en distinguant entre concept compréhensif (ou adéquat) et concept clair : il admet, d'une part, que nous n'avons pas la compréhension de l'infini et prétend, d'autre part, que nous savons très clairement le distinguer de tout ce qui n'est pas lui. Le second assaut est sérieux; le mode d'argumentation n'a du reste rien de neuf, sauf un rapprochement entre la preuve de Descartes et celle que saint Thomas s'objecte là où il démontre que l'existence de Dieu n'est pas évidente par elle- même. En somme, Caterus remarque que tous les attributs déduits du concept de Dieu sont du même ordre que ce concept; comme ce dernier n'est pas une intuition se termi- nant directement à la réalité de l'essence divine, mais à l'essence divine idéale, il s'ensuit que l'existence ainsi déduite appartient à l'ordre idéal et non pas à l'ordre des existences réelles. Après avoir vu combien Descartes est peu amateur de toute appréciation tendant à accorder à d'autres que lui l'invention de ses arguments, on ne sera pas étonné qu'ici encore il veuille rejeter toute similitude entre sa troisième preuve et celle que saint Thomas a placée dans son objection. Il le fait sans beaucoup d'envie, parce que, dit-il, « saint Thomas ne » s'est pas servi de cet argument comme sien, et il ne conclut » pas la même chose que celui dont je me sers. » En fait, avec un tour divers, les deux arguments sont pourtant les mêmes, { 134 ) car, des deux cotés, on part de la notion aJjstraite et nullement intuitive de l'être infiniment parfait, pour en déduire tous ses autres attributs et, avec eux, son existence. Comme le dit d'ailleurs fort bien Bouillier i, ces arguments renouvelés de celui de saint Anselme sont plus ingénieux que solides : « Sans doute, nous ne pouvons, sans contradiction, w supposer un être infiniment parfait, et en même temps lui » dénier l'existence Mais où est la contradiction à sup- )) primer les deux termes à la fois? Le syllogisme démontre » bien qu'ils se contiennent, mais non pas qu'ils doivent exister » ailleurs que dans notre pensée. Quelle sorte d'existence est w d'ailleurs contenue dans les prémisses, sinon une existence )) abstraite? L'existence dans la conclusion ne sera donc aussi » elle-même qu'une existence abstraite, s'il est vrai que les » termes doivent être pris au même sens dans la conclusion » que dans les prémisses. » Telle est la valeur de l'argument de Descartes, et il n'est pas nécessaire de voir comment ce der- nier s'efforce de parer les coups que lui porte Caterus : quoi qu'il fasse, il demeure constant que l'idée dont on part étant abstraite, et non intuitive, les éléments qu'on y découvre par l'analyse seront de même ordre. § 9. Descartes, dans les Méditations, s'occupait encore de la nature de l'âme : de ce qu'elle pouvait être conçue distincte- ment et séparément du corps, il prouvait qu'elle n'était pas un corps. « Sur cela, écrit Caterus à ses amis 2^ je mets ce » savant homme aux prises avec Scot, d'après lequel, pour » qu'une chose soit conçue distinctement et séparément d'une w autre, il suftit qu'il y ait entre elles une distinction qu'il » appelle formelle et objective, distinction qu'il met entre la )) distinction réelle et celle de raison ; et c'est ainsi qu'il dis- * Volume I, p. î)6. V. Van Wlddingen, Essai stir la philosofj/iie de S. Anselme, chapitre IV. * 0. volume I, p. 567. ( 135 ) » tingiie la justice de Dieu d'avec sa miséricorde, car elles ont, » dit-il, avant aucune opération de l'entendement, des raisons » formelles différentes, en sorte que l'une n'est pas l'autre; )) et néanmoins ce serait une mauvaise conséquence de dire : » la justice peut être conçue séparément d'avec la miséricorde, )) donc elle peut exister aussi séparément. » Tout comme l'argumentation précédente, celle-ci est destinée à être reproduite sans cesse par les adversaires de la philo- sophie cartésienne, non seulement dans notre pays, mais en France et en Hollande i. La réponse qu'y fait Descartes est excellente en vérité, mais ce qu'elle présuppose doit être démontré et ne peut l'être, selon nous, qu'en recourant aux arguments classiques des écoles. Il suffit, dit-il en substance, pour que, de la division des concepts, on puisse conclure à la distinction réelle de leurs objets, que ces objets soient évidem- ment des choses, des substances complètes, dont on perçoive toute l'essence, au moins par ses attributs. Dès lors, si je con- çois le corps comme une chose étendue et mobile et rien de plus, si je conçois l'àme comme une chose pensante et rien de plus, je sais par le fait même qu'autre est l'ame, autre est le corps 2. Réponse excellente, encore une fois; mais comment savoir que l'âme est une chose pensante, et non étendue, si l'on ne démontre l'incompatibilité entre la pensée et un principe étendu, et comment la démontrer sans recourir aux moyens termes consacrés dans l'École : universalité des objets de l'en- tendement, intelligibilité de Dieu et des esprits, faculté de réflexion, manière d'agir de l'intelligence opposée à celle d'un être étendu, etc.? * Les auteurs des secondes objections ht reproduisent déjà : 0. volume I, p. 599; Arnauld lait de même :0. volume II, |). 7; Gassendi aussi : 0. volume II, p. 99; de même, les auteurs des sixièmes objections : 0. volume II, p. 519; des objeclantsanonymes : 0. volume II, 329 ; des philosophes et géomètres : ibidem ; le Jésuite Bourdin : 0. volume II, p. 458. 2 0. volume I, p. 596. ( 136 CHAPITRE VIII. DÉVELOPPEMENT DE LA LUTTE ENTRE LES ANCIENNES DOCTRINES ET LES IDÉES CARTÉSIENNES AU SEIN DE l'uNIVERSITÉ DE LOUVAIN (1641-1649). Sommaire. 1. Récriminations de Descartes et de ses disciples hollandais contre les attaques de Plempius. — 2. Plempius se défend dans la seconde édition des Fuiidamenta medicinœ. — 3. Van Gutschoven devient membre du corps enseignant. — 4. Plan de défense des partisans de la philosophie ancienne. — o. Nouvelle édition de la Météorologie de Froidmont. — 6. Psychologie de Froidmont. Nous avons dit plus haut que Plempius avait agrandi la lutte engagée entre les écoles et Descartes, en le combattant ouver- tement dans ses Fundamenta medicinœ. Son but était d'empê- cher par là la nouvelle philosophie de s'établir au sein même de l'Université. L'amitié qu'il professait pour Descartes aurait pu le faire passer pour un approbateur de ses doctrines, s'il ne les avait combattues. En effet, les relations entre l'un et l'autre se continuaient par lettres, et quand, aux vacances, Plempius retournait dans sa patrie, il ne manquait pas, comme il l'atteste lui-même, d'aller faire visite au penseur solitaire, qui était venu y chercher l'hospitalité ^. * Doclornm aliquol in Àcademia Lovaniensi virorum judicia de philo sophia cartesiana, à la fin des Fundamenta medicinœ de Plempius, éd. 16S4, 1" lettre. ^' ... Poslea adhuc Lovanio in palriam remeans, visi ipsum M (Renatum Descartes) in prsedio circa Harlemum degeniem; ac deinde aliquot » ad nos invicem ullro citroqiie scripsimus epistolas, quarum binne extant in » hoc meo opère lib. II, sect. 6, cap. 5. Ex quibus patel quanti me feceril et » quam me amarit. » i ( 137 ) Plemplus s'était contenté de résumer les arguments de son adversaire : mal lui en prit. Dès que son ouvrage fut connu à Utrecht, Regius, disciple de Descartes, alors plein de ferveur, crut remarquer que ce résumé était infidèle. Il écrivit à Plempius, dit Baillet ^, une lettre flamande où il l'accusait, avec une virulence inouïe, de falsifier la pensée de son maître en lui faisant dire, entre autres choses, que l'unique cause des battements du cœur est la chaleur. Nous ne nions pas que Descartes n'assigne aux pulsations des oreillettes une autre cause que la chaleur; mais, pour ce qui regarde celle des ventricules, il enseigne que les pulsations sont dues exclusive- ment à la chaleur du sang, développée principalement par le contact avec leurs parois et secondairement par un ferment qu'ils contiennent dans leurs replis 2. Or, Descartes enseigne explicitement que les ventricules constituent le cœur propre- ment dit, tandis que les oreillettes ne sont que les veines caves ou pulmonaires prolongées et élargies. — Regius ne s'en tint pas à cette lettre ; il voulut réparer publiquement l'offense faite à son maître vénéré. En juin 1640, des thèses de médecine devaient être soutenues dans l'Université d'Utrecht par quelques-uns de ses élèves 3. H en inséra une où il mentionnait les mutilations que Plempius avait fait subir aux arguments de Descartes 4, * Volume II, p- 56 Baillet donne un résumé assez étendu de cette lettre (le Regius, demeurée manuscrite. ' Plus tard, Regius fera lui-même détection et dira |)récisément ce qu'il reproche à Plempius d'avoir dit: « Rarefaciio, effervescenlia sive intumescentia > sanguinis, quœ communiler in corde lit, est tantum exigua, et proinde nimis » debilis, quam ul totum sanguinem, per totius animalium corporis arlerias et )) venas, a corde et ad cor reciproce, tanquam prsecipuum, nedum solilarium » (ut Ari^!olelesl)b. deRespiratione,etCartesiusdiscursudemelhodostalnunt) » proxime movens principium, pellal atque repellat. » Philosophia naturnlis, Amsterdam, 1661, p. 306. La raréfaction du sang est une suite de sa chaleur : d'où attribuer les pulsations du cœur à la raréfaction du sang comme à leur unique cause, c'est faire la même chose que de les attribuer uniquement à la chaleur. •' 0. volume VIII, p. 222, en note. * 0. volume VIII, p. 226. ( 138 ) en les attribuant à de la duplicité ou du moins à de l'igno- rance. Descartes, à qui Regius avait soumis le texte des thèses, jugea pourtant que ces paroles (callide vel ignoranter) devaient être effacées : « les termes les plus honnêtes, lui écrivit-il, » prouveront mieux la justice de votre cause. » En revanche, le philosophe français lui conseilla une addition qui devait ame- ner un mécompte à Regius et indirectement à lui-même : « A l'endroit où vous dites pourquoi Plempius a tronqué mes » réponses, on pourrait peut-être en ajouter la preuve, savoir » que plusieurs les ont vues et transcrites deux ans avant que » son livre parût. » Regius suivit ce dernier conseil t donné un peu légèrement, puisque les Fundamenta medicinœ parurent l'année même où les lettres de Descartes avaient été transmises à Plempius. A quatre ans de là, Reverovicius ^, s'étant adressé à Descartes pour en obtenir une lettre sur la circulation du sang, à insérer dans ses Quœstiones epistolicœ, vit sa demande satisfaite. Mais là encore, le philosophe montre son ressen- timent contre Plempius, et même l'accentue. Voici textuel- lement ses paroles : « Ce que je viens de dire est tout ce que je )) trouve de remarquable sur ce sujet (circulation du sang et sa )) cause), et la chose est, à mon sens, si claire et si certaine 3 que » je tiendrais superflu d'en établir la preuve par d'autres argu- « ments. On m'envoya de Louvain, il y a plus de six ans, des )) objectionssurcettematière, auxquelles je répondis pour lors; )) mais, parce que leur auteur, qui n'a pas été en cela de bonne » foi, en donnant mes réponses au public, les a tournées d'une )) manière qui fait violence à mon sens et qu'il les a tout à fait * L'accusation de Regius contre Plempius est repioduite dans sa dissei- lalion de Motu cordis (thèse VIII, p. 24). Dans les Recentior. disceptat. Lugduni Bat. 1647, {0-4° (cité par Haan, Annuaire de l' Université de Louvain pour 1841'), p. 226). * Alias, Jean Van Beverwyck, médecin et écrivain hollandais qui a été eu relation avec Thomas Fienus et Erycius Puteanus. Cf. Paquot, Mémoires, t. X, p. 118. 3 Le fait de la circulation est bien certainement prouvé; mais Descirtes pouvait-il dire que la cause qu'il en donnait fut bien évidente ? ( 139) » estropiées, je vous les enverrai volontiers comme je les ai )) écrites "i. » § 2. En 1644, Plempius lit paraître la seconde édition de ses Fundamenta medicinœ. Dès la préface, il annonce qu'à la suite de discussions, il a abandonné plusieurs opinions émises dans l'édition précédente. Il faut que ces controverses aient été bien vives, à en juger par l'insistance qu'il meta se défendre contre l'accusation d'entêtement dans ses idées : « Numen supremum » testor : nullus me discendi avidior est ; nullus in repudiandis » sententiis laxior faciliorque, etsi vel a subbasilicano aut )) subrostrario homine convincar. » A qui fait-il ici allusion? A Regius, sans doute, qui, d'après Baillet '^, lui fit adopter l'opinion de Descartes : ce qu'il faut entendre du seul point de la circulation du sang, dont Descartes lui-même renvoie tout l'honneur à Harvey. Car, pour ce qui est de l'explication cartésienne des mouvements du cœur, Plempius la rejette dans cette édition et les éditions ultérieures, plus catégorique- ment encore qu'auparavant. M. Haan a déjà rapporté les belles et nobles paroles dont Plempius se sert pour faire connaître sa conversion partielle : « Dans le principe, dit-il, cette découverte n'eut point mon » approbation, ce que j'ai publiquement prouvé par mon » enseignement et par mes écrits. Mais quand, dans la suite, » je me donnais le plus de peine pour la réfuter et la critiquer, » j'apercevais que je me réfutais et me critiquais moi-même. » En effet, les raisons sont tellement évidentes que je ne dirai » pas qu'elles me persuadent, elles me forcent d'admettre la » circulation du sang, w Ne dût-on à Plempius, dirons-nous avec M. Haan, que d'avoir propagé dans notre pays par sa parole grave et respectée, la connaissance de ce grand fait phy- * 0. volume IX, p. 160, Les Quœstiones epistolicœ parurent en juin ou juillet 1644, la 14»^ est de Motu cordis et circulatione sanguinis. René Descartes. » Volume II, p. 36. ( 140 ) Biologique, il aurait déjà mérité suffisamment la reconnais- sance de la Belgique médicale ^. Cette conversion n'était que partielle : rien que le titre du chapitre V du second livre l'annonce déjà : Motus cordis fit a facultate jjulsifica, non a fervore sanguinis, contra Aristotelem et Cartesium. Cette faculté pulsifique, qui fait les pulsations, rappelle la faculté dormitive de l'opium, qui fait dormir. Nous n'avons garde de nier que, depuis Plempius, on n'en sache plus sur la nature de cette faculté pulsifique, quoiqu'on ne sache pas encore tout; mais au moins, s'il dit peu, il ne dit pas faux et il combat une opinion erronée, telle qu'était incontesta- blement celle de Descartes. Après avoir exposé en quoi elle consiste, « d'après l'admi- rable Discours sur la Méthode de Descartes, ce noble Français plein de talent », il avoue qu'elle est subtile et ingénieuse, comme toutes ses opinions nouvelles 2, mais qu'elle n'obtient pas son assentiment. Que l'auteur et ceux qui l'estiment gran- dement n'aillent pas se fâcher, continue-t-il ; je ne crois pas qu'il y en ait qui l'estiment et l'admirent plus que moi : « Non » puto enim quemquam esse ejus sestimatorem atque admira- » torem magis quam ego. » Mais est-il donc défendu pour cela de le contredire, d'examiner, voire de repousser ses opi- nions et ses sentiments? Veut-on savoir où il y aurait de f orgueil et de f impertinence? A s'arroger une infaillibilité que jamais aucun mortel n'a osé espérer. Ce très noble seigneur aurait raison de se plaindre, si je lançais contre lui des injures et des calomnies, comme a accoutumé de faire la tourbe des écrivassiers de notre temps 3; mais quoi ! je ne fais qu'examiner * Annuaire de r Université de Louvain pour 184''), pp. 2^26, 2:27. — Kappe- lons d'ailleurs, pour le plus grand honneur de Plempius, que déjà en 1638, il admettait presque, sinon tout à fait, la belle découverte de Harvey. ' A cette époque, Descartes n'avait publié que les Méditations en sus du Discours de la Méthode et des trois opuscules qui le suivent. Les Principes parurent seulement en juillet, un mois ou deux après la seconde édition des Fundam('7ita. ' Plempius visait sans doute les injures de Regius. ( 141 ) et discuter ses paroles modestement et amicalement, et, de ce chef, personne ne peut à bon droit s'irriter contre moi. » Il continue sur ce ton quelque temps encore et demande quel mal il y avait à résumer les longues lettres de Descartes comme il a fait dans la première édition. Et toutefois, récem- ment, ajoute-t-il avec une certaine amertume, dans des écrits rendus publics, deux phraseurs (blaterus unus et alter) m'at- taquent en disant « que j'ai rapporté les réponses, non pas seulement en abrégé (comme je l'affirme encore), mais aux dépens de la vérité et sans la bonne foi voulue; que je les ai tronquées, mal interprétées, ou passées artificieusement sous silence. Et l'on joint un autre mensonge encore : que des copies de ces réponses auraient été dans beaucoup de mains, deux ans avant la publication de mon livre. Or, elles m'ont été envoyées l'année même de sa publication. » Par ce que nous avons dit plus haut, on comprend aisément à qui allaient l'épithète de phraseur et l'imputation de mensonge. Finalement, Plempius croit devoir céder à l'iniquité des temps, et, puisque les hommes sont si méchants qu'ils ne peuvent supporter de voir un résumé de leurs opinions, que d'ailleurs les lettres de Descartes, à cause de la merveilleuse adresse qu'elles révèlent dans leur auteur, sont dignes d'être lues, même par ceux qui ne partagent pas son opinion, il les publie in extenso « quod ergo pace tua fiât, Renate, vir nobi- » lissime, produco litteras tuas totas ad litteram descriptas. » Les nouvelles attaques sont peu nombreuses dans ce qui suit; il affirme et prouve à nouveau que l'opinion de Descartes est celle d'Aristote : « Vir praestantissime, videtur mihi sen- » tentia vestra prorsus esse Aristotelicae similis; imo ipsissima » esse aristotelica ^. » Il va plus loin, il prétend maintenant que Descartes pense comme Harvey : « Adi D. Harvei librum » de circulatione sanguinis c. 2. et videbis ipsum plane idem » ac te dicere. » La seconde lettre de Descartes est fort com- pliquée, elle est remplie de beaucoup d'expériences très * Regiiis aui'ibue aussi la paternité de celle opinion à Arislote (v. p. 157). ( 142 ) curieuses i, elle est facétieuse '-i. On peut facilement répondre à plusieurs points 3, et certaines expériences sont douteuses 4. Bref, tout ce que dit Plempius montre un homme piqué au vif. Et, après les froissements mutuels, dont les causes étaient en quelque sorte rendues stables par la publicité avec laquelle on les avait posées, il est facile de juger que la rupture est consommée entre Plempius et l'École de Descartes. §3. Van Gutschoven était à Louvain comme le représentant de cette École. En 1639 s, cependant, il ne faisait pas encore partie du corps enseignant de l'Université. Malgré son talent d'anatomiste et son grade de licencié, il ne pouvait guère espérer entrer dans la faculté de médecine; Plempius, qui en était le principal membre, lui en aurait défendu l'accès, ou y aurait mis pour condition l'abjuration des idées cartésiennes. * « Operosam perplexamque reddis mihi epislolani, vir ingeuiosissime, et » multis experientiis curiosisque iufarcilam. >- - « Facetus vero es, cum me inquis egregios belli duces imitari. » 3 « Pelis si animaî inslrumenla, calor nempe el spiritus vivificus )) inlerdum, etc. In promptu ratio est : non semper illa inslrumeiUa sola et » absente anima suflSciunt, quia, etc. Possunt niliilominus in virtule animas >' aliquid agere, cum abest anima; eo modo quo lapis fertur virtute jacientis, » cum abest jactor, imo mortuus est. » * A l'expérience du cœur d'anguille, mort depuis longtemps revivant à rapproche d'un peu de chaleur, el rebattant assez vile, il répond d'abord : i< Experto crede Renato ». ^ M. Redsens (Annuaire de l'Université de Louvain^ 1867, p. 369) semble dire que peu de temps après 1655, Van Gutschoven fut nommé suppléant de Sturmiusdans la chaire de mathématiques. Rien n'empêche que Van Gutschoven n'ait donné dès 1633 des leçons particulières ou des répétitions de mathéma- tiques. Ne faut-il pas voir une allusion à lui dans ces paroles de Descartes à Mersenne : « J'ai reçu des lettres de plusieurs qui entendent et enseignent » ma Géométrie, ce que je vous mande aûn que vous sachiez que, si la vérité y> ne peut trouver place en France, elle ne laissera peut-être pas d'en trouver » ailleurs, et que je ne m'en mets pas fort en peine. » (Lettre du 31 mars 1658; 0 volume VII, p. 177.) ( 143) Il était encore moins probable qu'on l'admît à enseigner la philosophie dans quelqu'une des quatre pédagogies, les pro- fesseurs de celles-ci se recrutant toujours parmi les meilleurs élèves qui en sortaient, et après qu'ils avaient fait un an ou deux de théologie ''. Il ne restait guère qu'une seule chaire à laquelle il pût raisonnablement aspirer : c'était celle de mathématiques. Nous avons vu que Van Gutschoven savait à l'occasion remplir les fonctions d'ingénieur. Dans ses entretiens avec Descartes, il s'était appliqué d'une façon spéciale aux mathématiques. Or, personne en Belgique ne doutait du mérite de l'inventeur de la géométrie analytique et les amis des anciennes doctrines ne devaient pas tant craindre pour elles de la part d'un professeur de mathématiques, fût-il même cartésien. Dans ce temps-là, Sturmius était chargé de l'enseignement de cette branche, mais son grand âge et ses infirmités l'em- pêchaient de remplir régulièrement ses fonctions; aussi le nombre des étudiants était-il beaucoup diminué. Van Gut- schoven, dans sa requête au conseil d'Etat 2, nous dit qu'à son arrivée, deux ou trois étudiants seulement fréquentaient les leçons publiques. Pour remédier à ce triste état de choses, on nomma Van Gutschoven suppléant de l'octogénaire Sturmius 3. Cette nomination eut lieu vers la fin de 1639. C'est donc à ce temps qu'il faut fixer l'introduction du cartésianisme dans l'enseignement de l'Université de Louvain; c'était, sans doute, ' Il ue faut pas coufoudre Gérard Van Gutschoven avec son frère Guillaume Van Gutschoven, licencié en théologie, professeur de philosophie à la pédagogie du Faucon, et nommé en 1650 professeur d'éthique et posté- rieurement chanoine de la cathédrale de Liège. Cf. Valére André, Fasti. éi\. de 1650, p. 407. — Verm'laeus, Acad. Lov. éd. de 1667, p. 62i ' V. chapitre XV. 5 Valère André, Fasli. Acad., 1650, p. ?49, dit : « Slurmio octogenario » majori, vicariam aliquamdiu operam praestitit Gerardus Gutschovius, » Lovanieusis, med. licent. » Or, Sturmius était né le 29 août 1559 : il avait donc atteint ses 80 ans en 1639 seulement. Ce témoignage d'un contemporain nous semble suffire pour retarder jusque vers la fin de 1659 l'entrée de Van Gutschoven dans le corps enseignant de l'Université. ( 144 ) la première université catholique où allaient s'enseigner publi- quement les découvertes mathématiques de Descartes et ses opinions sur le mécanisme et l'astronomie. Dès les premiers jours du professorat de Van Gutschoven, les élèves furent plus nombreux ^. Soit que cette charge ne fût pas assez lucrative, soit que Sturmius ne goûtât pas ce jeune collègue, dont le succès contrastait avec sa mauvaise réussite, Van Gutschoven ne resta pas longtemps professeur suppléant. Appelé à Anvers où l'on se proposait d'utiliser surtout ses connaissances mathématiques, il laissa sa chaire inoccupée pendant l'espace d'environ cinq années 2 ; car on ne pouvait plus compter sur Sturmius de plus en plus incapable. Valère André nous apprend que le Louvaniste Jacques Edelheer, syndic d'Anvers, très versé dans les sciences mathé- matiques et grand amateur de ce genre d'études, fut pour beaucoup dans ce départ 3. Cependant Van Gutschoven faisait encore de fréquentes apparitions à Louvain. La correspondance de Gassendi nous le montre tantôt dans sa ville natale, tantôt à Anvers, observant des deux côtés les éclipses, construisant des cadrans solaires, se mettant en rapport avec tous ceux qui s'occupaient d'astronomie dans notre pays. Toute la réputation qu'il s'acquérait profitait au cartésianisme, dont il continuait à être l'adepte. § 4. Sturmius était entré dans sa quatre-vingt-septième année : sa démission s'imposait de plus en plus ; elle lui fut donnée à la fin de l'année scolaire, en 1646. La chaire de mathéma- * Valère André, Fasti, éd. 1650, p. 249: » Sturmio opejam praestilil » Gutschovius, referto satis auditorio. » - Domela Nieuwenhuis, p. 91, dit que Descartes dans une lettre atteste que sa Géométrie est comprise et enseignée à Louvain, mais qu'en Hollande il n'e«t presque pas de professeur qui la comprenne. — Cette lettre serait-ce celle que nous citons en note, p. 142? ' Ibidem : « Verum is deinde Antverpiam, matheseos potissimum causa » evocatus, Calhedram illam toto fere quinquennio vacuara reliquil. « 3 Ibidem: « Id egit in primis v. n. Jacobus Edelheer, Lovaniensis, urbis illius » Syudicus, artiumciue matliematicarum et scienlissimus et admiralor summus. » ( 145 ) tiques était à la collation du municipe de Louvain, des États de Brabant et du roi d'Espagne. On fit choix de Van Gutschoven, qui reparut à TUniversité de Louvain, non plus comme sup- pléant, mais comme professeur ordinaire et successeur de Gemma Frisius et d'Adrien Romain ^. Le parti opposé à Descartes vit le danger et résolut de mettre en regard de la nouvelle doctrine l'exposition la plus brillante de l'ancienne. Deux ans auparavant, le novateur avait publié ses Principes, où. il développait les doctrines contenues dans le Discours de la Méthode, les Météores et les Méditations. Mais où trouver un défenseur capable de soutenir la com- paraison? Il y avait à cette époque pénurie de talents distin- gués; les seuls hommes du camp hostile aux idées nouvelles qui pussent se charger d'une pareille tache étaient Plempius et Froidmont. Les nombreuses années que ce dernier avait passées dans renseignement de la philosophie, ses publications sur l'astronomie et la météorologie, la réputation qu'il s'était acquise comme théologien le firent préférer à Plempius. Tou- tefois, ses occupations ordinaires, son âge déjà assez avancé et les soucis que lui causaient les controverses suscitées par VAugnstinus, ne lui permettaient pas alors de composer un ouvrage entièrement nouveau. Il se borna donc à rééditer sa Météorologie, en 1646, et à publier en 1649 son ancien cours de psychologie, sauf à faire dans l'un et dans l'autre des addi- tions et des changements. Cette réédition fut une faute : il fallait d'autres armes pour renverser un ennemi tel que Descartes, et la nouveauté même de ses attaques exigeait de profondes modifications dans l'ancienne manière d'établir les thèses et de les défendre. § ^. Cette Météorologie de Froidmont n'en est pas moins un livre intéressant. Il y déploie une érudition infinie : anciens et ' Valère André, FasU, éd. de 1650, p. 549 : « Resignante Sturmio, » anno 1646, Regiis auspiciis ordinumque Brab. beneticio, successor profes- » sorque designatus est. » M. Reusens assigne une autre date, dans la Biographie nationale, in voce « Gutschoven ». Tome XXXIX. 40 ( 146 ) modernes, prosateurs et poètes y sont cités avec profusion, sans que ces citations alourdissent la marche de l'ouvrage. Les faits sont nombreux et variés; les explications sont courtes; l'ordre le plus sévère préside partout. Ajoutez à cela les charmes du style, qui respire la plus pure latinité et dont la vivacité ne laisse guère supposer le grave théologien janséniste. Parfois il s'élève jusqu'à réloquence, soit qu'il s'étonne de la grandeur des œuvres de Dieu, soit qu'il réprime l'orgueil de l'esprit humain. La physique des anciens revêtait dans ce livre ses plus beaux atours. Peut-être que, se sentant vieillir, elle voulait se faire estimer par cet éclat extérieur. En dépit des cent pages ajoutées aux quatre cents de la pre- mière édition, Froidmont n'a pas modifié ses premières idées, sauf en un point secondaire, dont il sera question plus loin. Neuf ans s'étaient écoulés depuis l'apparition des Météores de Descartes ; la révolution qu'ils avaient opérée en Hollande et jusque dans Louvain n'avait rien pu sur le vieux théologien belge, qui affectait même de ne pas supposer son existence. Il connaissait à merveille l'ouvrage de Descartes ; il lui en avait envoyé une critique, il avait eu connaissance de la réponse de l'auteur, il savait que les sentiments du philosophe français étaient partagés, propagés par un de ses collègues de l'Univer- sité. Et cependant, pas une seule mention de Descartes dans tout l'ouvrage, pas une citation de ses écrits, pas une polémique entamée contre lui, directement au moins, surtout pas un emprunt à ses expériences ou à ses théories. Sa manière de le combattre, c'est de paraître l'ignorer, ou, pis encore, de sembler ne pas le juger digne d'être attaqué. Il était difficile de maintenir une attitude si peu naturelle d'un bout à l'autre d'un ouvrage de cette étendue : le stoïcien qui souffre pourra réprimer les plaintes de la nature, mais un philosophe que l'on contredit, surtout s'il voit devant lui un adversaire puissant, aura fort à faire pour s'empêcher de ne pas se relever devant les témoins de la lutte. Froidmont tient avec l'antiquité, il repousse la nouveauté : il doit faire voir que ce n'est pas chez lui parti pris, mais adhésion raisonnée à l'une et rejet raisonné ( 147 ) de l'autre. « Sane, s'écrie-t-il i, si veritas mihi alluceret, sine » mora ad eam non irem, sed currerem. Quid enim non )) tantum in philosopho, sapientiœ et veritatis amatore secta- » toreque, sed in omni homine ingenuo et a natura bene » facto, indignius, quam ad veritatis conspectum, veteris et » quasi desponsatae opinionis caritate, oculos claudere offirma- » reque ^? » Qu'on ne croie pas non plus qu'il ne jure que par Aristote, encore que, dans sa préface, il l'appelle le soleil des intelli- gences. Il apprécie le péripatéticien Fortunio Liceti en ces termes : « Nimia Aristotelis caritate peccas, mi D. Liceti, et ut » Lipsius noster de Julio Scaligero, Aristotelem quasi Deum » habes, nec pati potes illum quidquam ignorasse 3. » Ailleurs, il dit qu' Aristote ne s'est montré nulle part moins savant et moins ingénieux que dans cette partie de la physique qui considère la nature de la pesanteur et de la légèreté, et les lois des mouvements qui en découlent. Ils sont insensés, continue- t-il, ceux qui pensent qu' Aristote a tout connu et qu'il ne faut rien chercher après lui ; de telles gens pourront-ils digérer ce jugement du docte et sage Genebrard : « Aristote, dans sa Météorologie et ailleurs, parle des régions de la terre, des lieux, des fleuves, etc., comme un aveugle des couleurs. » Les scolastiques, sans être rejetés, sont parfois jugés sévè- rement : Froidmont ne doit donc pas être pris pour leur tenant per fas et nefas. Un bon nombre d'entre eux soutenaient que la fin du monde ne s'étendrait pas aux astres, qu'avec Aristote ils estimaient incorruptibles, et saint Augustin semble quelque part être de ce sentiment. « Une foule de théologiens scolastiques, dit Froidmont i-, se sont emparés avidement de ce passage comme favorisant leur opinion préconçue; mais je crains qu'adhérant en ceci avec trop de ténacité à Aristote, ils ' P. 154. ^ Cf. p. 135, où il émet la même pensée. ^ P. 149. * P. 26. ( 148 ) n'abandonnent la défense de rÉcriture pour prendre celle de leur opinion particulière. » Ce n'était pas assez de se montrer dégagé de tout servilisme intellectuel : il fallait, sans en avoir trop l'air, battre en brèche les idées nouvelles. Or on leur enlevait beaucoup de leur valeur en exagérant les obscurités des sciences naturelles et en s'élevant contre ceux qui prétendaient les dissiper toutes : c'était un peu, comme chacun sait, le défaut de Descartes. Froidmont, qui avait usé de cette tactique dès la première édition ^ , y revient souvent ici. Dans sa nouvelle préface, il insiste sur l'incertitude et l'im- perfection de la météorologie, en s'appuyant sur le témoi- gnage d'Aristote et de Ïycho-Brahé '^. D'après Sénèque 3, il traite les philosophes de « gens crédules )>, qui acceptent à l'aveugle des historiettes pour exercer ensuite leur esprit à la recherche d'explications plus ou moins vraisemblables. Ailleurs '^ il pose en thèse que la connaissance des secrets de la nature n'étant pas nécessaire au salut, Dieu ne l'a pas mise à la portée des hommes : c'est elle qui a fait s'évanouir dans leurs pensées les philosophes gentils, c'est elle qui enfle aujourd'hui bien des chrétiens et les fait s'élever et s'enor- gueillir à raison même du vide de leur esprit. « Si Dieu, dit-il plus loin, en terminant ses spéculations sur la cause du flux et du reflux ^, ne révèle pas aux hommes ces secrets de la nature, c'est pour que nous soumettions plus facile- ment notre intelligence aux mystères de la foi chrétienne. En eff'et, même devant les phénomènes naturels, nous sommes forcés d'en venir au cri de l'Apôtre : « 0 altitudo divitiarum sapientia3et scientia^Dei, quam incomprehensibilia sunt judicia ejus, et investigabiles via? ejus! » A lui seul, la louange et la gloire de l'omniscience : qu'il soit béni dans tous les siècles! » » P. 119, l^e édiMon; p. 180, i>«' édition. * Nous relevons dans ceUe même préface une citation de saint Augustin où le grand docteur d'Hippone range parmi les questions stériles (el indécises) celle de savoir si c'est la terre qui tourne ou les astres. ■• P. 87. * P. 206. ' P. 588. ( 149 ) Nous n'avons trouvé qu'un seul passage où il vise une opi- nion cartésienne, et encore l'attaque-t-il chez Fortunio Liceti et chez le P. François Resta, et (Vautres qu'il ne nomme pas. 11 s'agit de la cause qui élève les vapeurs dans l'atmosphère. Froidmont avait enseigné dès la première édition que cette ascension des vapeurs était due à leur densité moindre que celle de l'air ambiant. Descartes, dans ses Météores, l'attribue à une impulsion des rayons solaires agissant « comme les pieds de l'homme sur la poussière du chemin qu'ils soulèvent. » Froidmont, dans sa critique, avait rejeté cette explication et renvoyé assez cavalièrement Descartes au traité d'Archimède De insidenlUms lui mi do ; le savant nia, dans sa réponse, que ce traité eût du rapport à la question. Mais Froidmont, dans sa seconde édition, ajouta tout un article i pour prouver son opinion, et (ce qu'il n'avait pas tait dans la première) il la fortifia des idées d'Archimède, consignées dans le traité en question; mais, encore une fois, le nom de son adversaire resta soigneu- sement passé sous silence. Cependant, il est un point où le professeur de Louvain semble donner raison à Descartes. Dans l'édition de 1627, Froidmont avait enseigné que la glace était plus dense que l'eau, et expliqué par des porosités intérieures sensibles le fait qu'elle flotte sur l'eau. Le réformateur français avait précisément cité ce fait pour prouver (|ue dans certains cas le froid raréfie, et de ce chef, il avait été attaqué par le physi- cien belge; Mais, en 1646, Froidmont avoue '^ que l'eau ne se condense pas en gelant, ou que, si elle le fait, c'est si peu que rien. Telles sont les réflexions que nous a suggérées la compa- raison des deux éditions. On peut les résumer de la façon suivante : Froidmont conserve ses idées antérieures, combat en sceptique celles de ses adversaires, et, soit mépris, soit quelque autre motif, ne loue ni ne blâme formellement ' P. 444. ^ P. 174, p. 450. ( 150 ) Descartes, n'écrit jamais son nom, ne cite jamais ses paroles, ne contredit jamais directement ses opinions. Une lutte ouverte eût été plus franche, plus féconde, plus glorieuse. Au reste, elle allait devenir nécessaire. Nous savons déjà que le disciple de Descartes, Gérard Van Gutschoven, est dans le corps ensei- gnant de l'Université de Louvain. D'autres cartésiens y sont aussi, mais leurs tendances ne se sont pas encore révélées dans des écrits : c'est Guillaume Philippi, médecin et professeur de philosophie au collège du Lys; c'est rx\nversois Arnold Geu- lincx, l'un des plus célèbres cartésiens que mentionne l'histoire de la philosophie, élève de Philippi, et depuis trois ans son collègue dans le même collège du Lys ; c'est encore Guillaume Van Gutschoven, le frère de Gérard, professeur de philosophie au collège du Faucon. L'an 1648 les voit prendre position et commencer une guerre régulière. Plempius nous l'apprend en 1652 : « Conantur aliqui jam a quadriennio fere pellere a » Scholis nostris Aristotelem et nescio quam antiquatam phi- » losophiam inducere... quam funditus olim ab Aristotele » subrutam et tôt sai'culis sepultam eruere jam nuper et in » dias luminis auras proferre conatus est Renatus Descartes, » nobilis Gallus, et multos statim habuit assentatores, praeci- » pue eos qui antiqua despicatui habentes, novitatum perpetui » sunt aucupes. » Inutile de faire ressortir l'importance histo- rique du fait que ce texte établit. Probablement aussi que l'absence prolongée de Plempius enhardit les cartésiens louvanistes : nommé médecin du comte Gaspar de Braccamonte, ambassadeur du roi d'Espagne au congrès de Munster, il quitta Louvain pour un temps assez long, puisque les négociations se prolongèrent jusqu'en 1648 i. Et qui sait si ce n'est pas Descartes lui-même qui alluma le zèle de ses partisans? En 1647, il retourna de France en Hollande 2, et il paraît avoir traversé alors la Belgique, s'arrêtant à Gand. Ce serait même dans cette ville qu'il aurait * Vernulael's, Acacl. Lov , 1667, p. !66. * Baillet, volume 11, p. ôôO. I ( IM ) rédigé ses notes sur le programme flamand de son ancien disciple Regius i. Ces manifestations cartésiennes, à Louvain, qui étaient cer- tainement, en partie du moins, une conséquence de l'appari- tion de la Météorologie, furent elles-mêmes l'occasion de la publication d'un nouvel ouvrage de Froidmont. § 6. Trois ans se sont écoulés : le vieux théologien, sur la fin de sa vie, conservait toujours vivace son affection à l'ancienne philosophie; avant de lui dire un éternel adieu, il voulut la revoir et en jouir encore une fois. Dans sa jeunesse, il l'avait enseignée aux Prémontrés d'Anvers et aux jeunes gens qui suivaient les cours du collège du Faucon. Parmi ses cahiers de professeur, il avait en ébauche un traité de psychologie, qu'il se décida à compléter et à revêtir de tous les charmes litté- raires que nous avons signalés dans sa Météorologie. Il faut l'entendre lui-même exposer son but dans le langage imagé qui lui est familier 2 : « lineamenta quaedam de anima et veluti » imaginem monogrammam, quamjuvenisoliminfuturioperis w perfectionem delineaveram, in senectute jam média, et ipso » ineuntis climacterici limine, carne implevi,cute coloribusque w induxi, ac novos insuper a sacris litteris autPatribus nervos )) plurifariam intendi 3. » Pas plus que le précédent, cet ouvrage n'est ostensiblement dirigé contre Descartes ; son nom n'y paraît pas une seule fois ; on n'y trouve pas de citations de ses ouvrages, ni du Discours de la Méthode, ni des Méditations, ni des Principes. Seulement les allusions y sont beaucoup plus transparentes, et elles devaient l'être tout à fait aux contempo- * Baillet n'en dit rien, ni Descaries dans sa correspondance j mais l'anno- tateur anonyme de celle-ci l'affirme en ternies exprès (0. volume X, p. 120) : a Descartes parle dans cette lettre (p. 1:23) d'un livret qu'il envoie à la » princesse et qui n'a été écrit que sur la fin de 1647 à Gand, et imprime » en 1648 au commencement. » ^ Préface. ' Philosophiœ chrislianœ de anima libri quatuor, Lovanii, 1649. ( 152 ) rains, pour peu qu'ils connussent les ouvrages de Descartes et le mouvement philosophique qu'ils occasionnaient. Dans la préface seule, on en peut relever trois. Il y prie les philo- sophes contemporains dont il a les ouvrages entre les mains de ne pas se plaindre de ce qu'il ne fait pas mention d'eux, ni ne les loue, et de ne pas attribuer son silence à la colère ou à l'envie. Car, ajoute-t-il, en chacun d'eux j'admire et je révère le talent que Dieu leur a donné, mais sans le jalouser i : or il parlera presque dans les mêmes termes quatre ans plus tard, dans une lettre à son collègue Plempius, uniquement consa- crée à critiquer Descartes î^. Qui ne voit qu'ici déjà il est question de lui ? L'auteur des Principes, en terminant ce traité, avait eu soin de le munir de l'autorité d'Aristote, et avait mis à le faire une insistance toute spéciale : « Je désire aussi que l'on » remarque que je ne me suis servi d'aucun principe qui n'ait » été reçu et approuvé par Aristote..., en sorte que cette phi- » losophie n'est point nouvelle, mais la plus ancienne qui » puisse être 3. w Cette tactique n'a pas échappé à l'abbé Baillet, qui remarque qu'une des précautions principales de Descartes dans cet ouvrage a été d'éviter de son mieux les faux préjugés de ceux à qui il suffisait de savoir qu'il n'eût pas suivi le style ordinaire des scolastiques, pour en concevoir une mauvaise opinion ^. Notre Froidmont, avec une pointe de malice, se prévaut de cette prétendue conformité pour se dispenser d'étudier les philosophes contemporains visés par lui > « Nemo auleni reeenlium qui in manibus sunl philosophorum se ira auL » invidiaa me in laudeaut coinmemoralionepraeleritumconqueralur. Egoeoim « in singiilis Dei lumen et graliam miror venerorqu e, non invideo. » * V. chap. XI IL « D. Cartesium tanquam rarum et aculissimum ingeniuni » veneramur, ei dona illa Dei in ipso suspicimus ,licet non in omnibus conseu- » timus » ' 0. volume III, p. 545.... V. aussi ibidem, pp. 518, 521. Comparez une lettre d'envoi du même ouvrage où apparaît la même préoccupation ; 0. volume IX, p. 176. * Volume 11, p. 225. (153 ) un peu plus haut. 11 s'est contenté, avant de publier son œuvre, de revoir Aristote, Augustin, Thomas, Scot et quelques autres grands noms. Pourquoi? « 3Iaxime quia olim expertus » eram musteos illos philosophorum rivulos, qui ab aliis fon- » tibus fluere malunt et gaudent, multum recentis et inutilis » limi trahere ; et cum fessas longis ratiocinationum erroribus » suas undas diu vexaverint, in Aristotelis tandem fontes aut » flumina vel prope reverti, ut philosophiam suam non sibi » tantum, sed aliis probent. » Cette élégante comparaison s'applique avant tout à Descartes, qui, à la fin du dernier de ses ouvrages, post longos raliocinationum errores, en revient aux principes d'Aristote, in Aristotelis fontes, dans l'intention bien évidente de rendre sa philosophie plus acceptable, ut philosophiam suam aliis probet. Thomas, dans les notes sur l'éloge de Descartes, parle de même : « Descartes crut qu'il » valait mieux miner les barrières que de les renverser avec » éclat. Il voulut cacher la vérité comme on cache l'erreur. 11 » tâcha de persuader que ses principes étaient les mêmes que » ceux d'Aristote i. « Plus loin, Froidmont voit dans le Stagirite l'homme provi- dentiel, qui élève la philosophie à une hauteur à laquelle aucun de ceux qui l'avaient précédé n'osa aspirer, et telle que tous ceux qui viendraient après lui ne pourraient progresser en montant plus haut, mais seulement en descendant -. Or, il y a là une réminiscence de ce beau passage du Discours de la Méthode où Descartes « s'assure que les plus passionnés de » ceux qui suivent maintenant Aristote sont comme le lierre » qui ne tend point à monter plus haut que les arbres qui le » soutiennent, et même souvent qui redescend, après qu'il est » parvenu jusques à leur faîte 3. » Cette profession de foi en Aristote fera peut-être penser que » 0. volume I, p. 4Ui. ^ « Piovideiilia tlivina per Arislolelem in laiiUim fasligium artem illaui » evexil, quo nemo antecedeiUiuiii aspiraviî, el (jui sequentur, non ascendendo, » sed descendendo proficerent. » 5 0. volume I, p. 202. \ ( 154 ) Froidmont n'use plus ici envers lui des procédés que nous l'avons vu employer dans sa Météorologie. En fait, il les emploie ici aussi bien que là. Ainsi, pour l'ontologie et la théologie, il met Platon beaucoup au-dessus d'Aristote. Même pour ce qui concerne la science de l'homme et des choses qui tombent sous les sens, il trouve des erreurs chez le sage de Stagire : « Nec omnia tamen in re naturœ Aristotelis dicta sic » adoro, ut nusquam errasse putem : nam etiam quandoque » bonus dormitat Homerus. » La teinte de scepticisme qu'il avait répandue sur la météorologie, il la répand sur la psycho- logie, sauf là où la révélation vient dissiper un peu les ténè- bres. Cette matière est abstruse, dit-il dans la même préface, et sur plusieurs points la révélation est nécessaire. Au milieu des obscurités qui environnent les choses non seulement divines, mais naturelles, et surtout l'âme, saint Augustin, docteur éclairé d'en haut, a été suivi par lui comme un flam- beau divin ^. Au premier livre, voici son début : c'est le contre-pied d'une thèse familière à Descartes : « Perplexum et difficile est solis » ingenii humani viribus ad veram animae humanse cognitio- » nem pervenire. » La Fontaine devait dire bientôt d'après Descartes : Tout obéit dans ma machine A ce principe intelligent, Il est distinct du corps, se conçoit nettement, Se conçoit mieux que le corps même. Cette pointe à peine lancée, Froidmont combat avec vigueur l'opinion, renouvelée de Démocrite 2, qui explique la vie et le mouvement des animaux par une matière subtile courant * » Huncergoin tenehrisrerum non lantum divinarum sed etiam naturalium, » el prœsertim animœ, tanquam divinam facem sequi malui el amavi. » ' P. 2 : « Hinc... Democrilus rolundarum atomorum congeriem . . . alii >/ aliud simile corpus, per venas et arlerias, aliaque corporis aniniaii organa, » agililale sua discurrens, animam opinali sunt. Unde Arisloleles Democrilum >' el ejusdem crassae Minervœ philosophos irrldet.. » Descartes n'a pas dû êire trop flatté de cette épithèle. ( 155 ) dans leurs veines et leurs artères. C'est la théorie cartésienne des esprits animaux : « Philosophi illi animam instar argenti » vivi, animalium corporibus infusam, et lubrico per venas » et interaneos meatus lapsu, seipsam niovere et menibra ad » progrediendum impellere imaginati sunt i. » Quelques pages plus loin, on reconnaît l'exégète et en même temps l'ancien correspondant de Descartes en 1637. Il s'agit du texte du Deutéronome sur lequel le philosophe avait appuyé son assertion touchant la nature matérielle de l'âme des bêtes. Froidmont n'avait pas alors donné la réplique : il le fait aujourd'hui, en montrant que ce passage devait, ou, tout au moins, pouvait se prendre dans le sens figuré -. Voici maintenant qui atteint les chefs du mouvement carté- sien à l'Université de Louvain et ailleurs : « Medici paulo » pinguioris philosophie^ esse soient et sensuum errores minus » quam Platonici seu Peripatetici magistra ratione corrigere » norunt 3. » Van Gutschoven était médecin; Philippi, autre cartésien louvaniste, dont il sera longuement parlé plus loin, l'était aussi '*. Dans un autre endroit, Froidmont s'efforce de prouver que les puissances de Tâme sont réellement et strictement distinctes de sa substance. C'était déjà contre Descartes. Reconnaissant ensuite que sa démonstration n'était pas mathématique, il profite de l'occasion pour porter un nouveau coup au réfor- mateur de la philosophie, fort amateur de ce genre de démon- stration : « Sed bene est quod Aristoteles ingenii intemperantis » esse dicat in quavis materia mathematicas demonstrationes » exigere ^. » Au livre second, notre auteur, sans nier la circulation du ' Froidmont articule le même grief el dans des lermes identiques, dans sa lettre de 1653 à Plempius. ■^ P. 8. « Deuteron. XII, non proprie sed metonyniice sanguis est anima. » •' P. 117. 4 Piempius, ami de Froidmont et médecin péripatéticien, ne devait pas être compris dans ce jugement. s P. 155. V. lettre de Froidmont à Piempius, 1653. ( lo6 ) sang, la révoque encore en doute; cependant son ami Plem- pius, comme on Ta dit plus haut, en avait reconnu la certi- tude. Entendons Froid mont, en ceci décidément rétrograde : « Y a-t-il une perpétuelle circulation du sang par les veines et les artères? C'est une découverte récente de Harvey, médecin anglais, et qui plaît à quelques autres esprits ingénieux. Que les médecins y pensent encore. En effet, quoiqu'ils semblent la prouver par des expériences et des arguments très vraisem- blables, la conclusion n'est pas évidente : « Metuo tamen ne » in ista circulatione, circulatoriœ aliqua? prestigite aut alius )) lateat error K » Il est clair que, parmi ces quelques autres esprits ingénieux, Froidmont plaçait aussi Descartes. Il est un dernier endroit où la philosophie cartésienne est malmenée, mais toujours sans être directement mise en cause. C'est là où l'auteur réfute l'opinion de ceux qui, comme Empédocle, Démocrile et Epicure, veulent expliquer toutes les actions du corps par des impulsions et des flux d'atomes : c( Je m'étonne souvent, dit-il, que, de nos jours, certains phi- losophes d'un esprit pourtant très pénétrant, puissent se plaire dans ces imaginations grossières, propres à la philoso- phie enfantine de Démocrite : ils me paraissent ressembler à ceux qui voudraient préférer Linus à Homère, Ennius à Virgile, les Gracches à Cicéron, à moins qu'ils ne veuillent conduire leurs lecteurs à la vérité par des hypothèses, ingénieuses sans doute, mais fausses, de même façon qu'on peut quelquefois parvenir au terme voulu d'un voyage, après toutes sortes de circuits et d'erreurs '^. « Ces citations suffisent pour faire voir que Froidmont, en écrivant son livre, pensait à Descartes et aux cartésiens. La lutte contre eux n'est pas encore ouverte : elle est cependant plus évidente que dans la Météorologie. Elle le sera davantage dans deux ou trois ans. » P. 239. = P. 575. Comparez la letlre de Froidmont à Plempius, en 1653. 157 CHAPITRE IX. LE CARTÉSIANISME EX DEHORS DE l'uMVERSITÉ DE LOUVAIX (1641-4649). Somniaire. 1. Jean Caramuel y Lobkowitz. — 2, Les Jésuites en Belgique, nommément à l.ouvain et à Liège. —3. Le P. Thomas Compton, professeur au collège des Jésuites anglais, à Liège, et ses appréciations générales sur Descartes. — 4. Ses attaques contre le mécanisme et quelques autres opinions de Descartes. — o. Ses attaques contre la « philosophie eucharistique » de la façon cartésienne. — 6. II en veut aussi aux cartésiens de Belgique. § 1- Luxembourgeois par son père, Allemand par sa mère, Espa- gnol par sa naissance, le Cistercien Jean Caramuel y Lobko- witz appartient aussi à la Belgique, à cause des dix années qu'il y a passées et des nombreux ouvrages qu'il y a publiés pendant et après son séjour dans notre pays t. Caramuel est surtout connu comme moraliste et moins par ses ouvrages de morale que par ce qu'en disent les Provin- ciales de Pascal "^. Ils méritent le jugement sévère du célèbre écrivain, jugement confirmé cent ans plus tard par Alphonse de Liguori, qui appelle leur auteur le prince des laxistes. Mais on ne doit pas moins reconnaître en lui un des esprits les plus remarquables de son temps : travailleur infatigable, il a, dans le cours de sa vie de soixante-seize ans, publié soixante-deux ouvrages, la plupart in-folio, et un bon nombre en plusieurs ' On en trouvera la longue énumération dans Paquot, Mémoires, t. VIII, pp. 262 et suivantes. ^ Y. par exemple, la sixième lettre et la septième, ainsi que les propositions extraites de ses œuvres, citées dans l'appendice. ( 158 ) volumes ; à sa mort, on trouva chez lui quatre coffres remplis de ses œuvres inédites. Ces ouvrages embrassent toutes les branches du savoir humain : théologie dogmatique, morale, ascétique, droit canon, philosophie, physique, astronomie, mathématiques, grammaire, histoire, éloquence sacrée, voire même architec- ture et musique. En toutes choses il se pose en réformateur, ne conserve des théories anciennes que le moins possible, démolit le plus qu'il peut, élève lui-même des constructions nouvelles, parfois bizarres, assez souvent ingénieuses. Un grand homme a dit t qu'il avait de l'esprit au huitième degré, de l'éloquence au cinquième et du jugement seulement au second. Brucker, dans son Histoire de la philosophie, l'apprécie à peu près de la même façon ; toutefois, il trouve en lui un talent remarquable et de grandes connaissances qui lui auraient permis de donner mieux qu'il n'a fait, s'il n'avait pas gâté son jugement en voulant l'exercer sur une multitude de choses disparates et être novateur à tout prix et en toutes choses 2. Tel était déjà Garamuel quand il nous arriva d'Espagne, où, après de brillantes études, il avait occupé des chaires de phi- losophie et de théologie. Après avoir enseigné quelque temps cette dernière science aux jeunes religieux de l'abbaye des Dunes, il postule le doctorat en théologie de l'Université de Louvain et réussit à conquérir ce grade. Jamais, dit Paquot, doctorat ne fut célébré avec plus de concours, tant on s'était formé une grande idée de la capacité du candidat 3. La pro- motion eut lieu le 2 septembre 1638. Deux ans après parais- sait VAiigustimis : Garamuel se déclara contre ce livre. Aussi fut-il en butte aux attaques du parti janséniste. Il assista, en * Au rapport de Paqvot, Mémoh^es, t. Vlïl, p. 259. ' Hisloria critica phiîosophiœ, Lipsise, 1766, t. IV, p. 135 : « Non defuit » Garamueli ingeniuin excellens et niulta veri coguitio, qua plus praestitisset, » si obruere multiludine rerum et uovalurienlis animi luxuria judicii aciem » Doluissel. » = Mémoires, t. VII F, p. 255. i ( 159 ) mars 1641, aux fameuses thèses du Jésuite Ignace Der-Kennis contre la doctrine de l'évêque d'Ypres. Froidmont, dans son pamphlet si intéressant intitulé Somnium Hipponense, le men- tionne en ces termes : « Intererant magistri duo, viri scriptis » clarissimi, quorum alter plaustrum librorum conscripsit de » omni pêne argumento, atque inter eos quidam unius folii » sunt : alter de ente rationis et capitali illa Syllogismorum » materia commentatus, ostendere potuit quantus theologus » mox sit futurus i. » Ainsi donc Caramuel, en 1641, avait déjà publié une charretée de livres de omni re scibili. En 1642, il fait paraître à Louvain un nouvel in-folio intitulé Rationalis et realis philosophia. Sa rédaction était déjà avancée au com- mencement de 1639. On n'y trouve pas de trace du cartésia- nisme : le Discours de la Méthode, avec les trois autres traités qui l'accompagnaient, était le seul ouvrage publié jusque-là par Descartes et il n'était pas encore répandu en Belgique. Mais ce qui caractérise la philosophie de Caramuel, c'est une opposition très nette à Aristote et un penchant nullement dissi- mulé pour les réformateurs contemporains. Dès la préface, on l'entend s'écrier : a La théologie aristotélicienne a été conçue dans le péché originel ; elle ne peut manquer de péchés actuels. )> « Abélard a été pour Aristote, tant qu'il a été héré- siarque, et il n'a été grand hérésiarque que parce qu'il était un péripatéticien rigoureux 2. » Et il conclut sa préface par une profession de foi aussi opposée que possible à Aristote : « on * Somnium hipponense, Parisiis, iQi\y p. 15. Ce second théologien était Jacques Speecq, seigneur de Horst, natif d'Anvers, mort en 1662. En 1634, étant professeur de philosophie à Paris, il a publié un ouvrage intitulé : Disserlatio metaphijsica de ente atque ei annexis. C'est le seul livre de lui que l'on possède; comme il précède l'apparition du cartésianisme, et que de plus il a paru hors du pays, nous ne nous occuperons pas de son auteur. 2 II cite un passage de VAnatomia hominis de Libert Froidmont où celui- ci remarque que les saints Pères ont préféré la philosophie de Platon à celle d' Aristote, parce que la première était plus divine et se rapprochait davantage de la vérité chrétienne (cap. I). Ce livre de Froidmont ayant paru en 1641, la préface a donc été composée au plus tôt celte même année. ( 160 ) s'éloigne de Dieu autant qu'on se rapproche d'Aristote : « dare )) nomen Christo et Aristoteli ssepissime impossibile est, ali- )) quando difficile, perraro necessarium. Profiteamur igitur » potius quam Peripateticam, Academiam christianam. » Descartes rejetait aussi Aristote; mais Caramuel le fait au nom de la foi et le philosophe français au nom de la raison. Il serait trop long de citer tous les passages qui justifient le jugement que nous avons porté sur Caramuel. Nous nous bornerons à indiquer les principaux. La dédicace au marquis Malvizzi, datée de février 1642, se termine par un chant de victoire qu'il entonne en son propre honneur pour avoir vaincu Aristote. Il se moque agréablement, p. 62, de ceux qui argu- mentent de l'autorité d'Aristote et explique d'une manière très pittoresque comme quoi il veut bien du Stagirite pour une lumière, mais non pas pour un guide : Lux est, (lux non est, P. 72, il blâme ceux qui s'obstinent dans des opinions insou- tenables pour ne pas trahir la cause d'Aristote. P. 73 : « Quand, dit-il, nous procédons à la manière classique, nous parlons beaucoup, mais nous disons peu de chose. » P. 91, Aristote a rarement atteint la vérité : Caramuel préférerait aller la trouver seul que de la perdre escorté d'un bataillon de philosophes; il ne suit personne, mais est avec quelques-uns. P. 104, la chaleur n'est pas une substance, comme leditCampanella, mais un accident. P. 108, tout le monde attaque Démocrite, parce qu'il a soutenu qu'il y a des ordres innombrables d'êtres; mais jamais on ne l'a bien réfuté. P. 112, il tresse une couronne au dominicain Campanella, « dont l'âme fut plus grande que les misères et les infortunes: Dieu voulut fortifier par l'affliction ce génie sublime pour qu'il ne s'enorgueillît pas de la hauteur de ses pensées : il se proposa de rétablir sur sa base la philo- sophie ébranlée par les dogmes décrépits des anciens; il commença à le faire. Pourquoi n'a-t-il pas eu plus de liberté pour parler ni partout bien expliqué son sentiment? » P. 114, il dit d'un argument « qu'il a la maladie aristotélicienne, c'est-à-dire qu'il renferme un cercle vicieux. » P. 141, à propos d'un aphorisme qu'aucuns prétendaient trouver dans ( 161 ) Aristote : « qu'il y soit ou qu'il n'y soit pas, peu importe, s'écrie-t-il, que ceux qui n'ont cure de perdre leur temps aillent le voir; pour moi, qui souvent attaque les sentiments les plus authentiques d'Aristote, je ne m'inquiète point de la chose. » P. 14o, il connaît la raréfaction conçue à la manière d'Arriaga et des modernes (Descartes n'en admet pas d'autre), consistant en l'intromission de corpuscules étrangers entre les molécules du corps raréfié, sans changement dans le volume réel de celui-ci. P. 146, il plaide les circonstances atténuantes pour Campanella, « homme d'un grand talent et catholique, qui a soutenu que l'âme n'est pas la forme du corps. » Il se demande, p. 147, si l'âme des bêtes est bien réellement dis- tincte de l'organisme. P. 156, il avance une thèse tout à fait cartésienne, que nous verrons condamner en 1662 : « Quinta » conclusio : multa^ materia^ prima» etiam nunc de facto carent )) substantialibus formis.Probatur : quia, pra^ter animas ratio- » nalem sensitivam et vegetativam , nullas dari substantiales » formas multi existimant et validis argumentis suadent. » P. 163, il se demande si l'eau diffère substantiellement du feu : car une bonne philosophie ne doit pas prodiguer les formes substantielles. P. 170, il trouve un certain danger pour la foi dans le système de Démocrite et d'Épicure sur l'origine des différentes variétés de corps. P. 183, il parle avec une com- plaisance assez évidente du système de Copernic. P. 190, il décerne à Galilée un éloge marquant (ce qui montre bien que le célèbre Pisan n'était pas inconnu â Louvain) : « Galileus » de Galileis, qui unus nobilitavit Astrosophiam plus quam )) veteres plurimi, cui debemus et Joviales satellites, atque » Saturnios laterones, quique, in multorum opinione, primus » (si per Apellem liceat) solares maculas invenit (in suo » Nuncio sydereo ; in historia de solaribus maculis et sa?pe )) alibi). » P. 192, il cite le commentaire sur la Genèse du ce très docte Mersenne », remarquable par son érudition variée. P. 315, nous le voyons condamner comme opposée au catholicisme l'opinion d'après laquelle tout accident est par Tome XXXIX. 11 { 162 ) essence dans sa substance connaturelle : cette thèse est contre Descartes. Restons-en là : cette énumération suftit pour qu'on voie dans Caramuel l'indépendance philosophique qu'on lui recon- naît généralement. Il renverse plutôt qu'il n'édifie; mais ce déblaiement du terrain devait faciliter l'œuvre de Descartes et même la rendre nécessaire, pour des intelligences dégoûtées désormais des systèmes anciens et désireuses de les remplacer par un autre, qui satisfît dans une certaine mesure la soif de savoir qui dévore tout esprit dépassant la médiocrité. En 1644, parut à Louvain la Matliesis audax de Lobkowitz. Audacieuse, en effet, puisqu'il prétendait lui faire prouver les points les plus fondamentaux de la philosophie et de la théo- logie. En somme, il se borne à prendre dans les mathématiques élémentaires d'ingénieuses comparaisons éclaircissant, selon lui, certaines assertions des deux sciences ^. Il lui fallait pour cela établir différents faits de la physique mathématique, entre autres que, dans la vision, l'image de l'objet va se peindre au fond de la cavité oculaire. A ce propos, il cite Descartes à l'appui de son opinion : « Huic adsertioni consonat Anonymus » utaudio, Cartezius [sic], qui discursum de Methodo edidit » Lugduni Batavorum , apud Joannem Maire, anno 1637. » Quelques-uns l'attaquent, ajoute-t-il, mais vainement, en pré- tendant que si Descartes disait vrai, nous verrions, comme font les chèvres, les objets renversés "^. La rédaction de l'ouvrage remontant à 1642, ainsi que nous l'apprend la date de la ^ Sorbière.dans une leUreà Gassendi, datée de mai I644(0;9em,t. VI,p.469), et oii il se félicite de savoir que Caramuel esl en correspondance avec Gassendi, parle en termes plaisants de cet ouvrage. L'auteur y prouve, dil-il, l'égalité des trois personnes divines de ce que la T. S. Trinité constitue un triangle équilatéral, lequel, si les personnes n'étaient égales, deviendrait scalèue ou isoscèle ! 2 Matliesis audax, Lovanii, 1644, p. 146. La preuve de cette particularité chez les chèvres, c'est qu'elles montent toujours, craignant que la terre ne se dérobe sous elles. Risum teneatis 1 Caramuel ajoute : « Verisimile sit, negare » nonpossum, affirmare non ausim. » I (163 ) censure, nous trouvons dans ces paroles un indice de plus que l'on discutait déjà chez nous les idées cartésiennes. L'année même de la publication de la Mathématique auda- cieuse, Gassendi avait fait paraître à Amsterdam une seconde critique des Méditations de Descartes. Caramuel, qui venait de quitter la Belgique, l'acheta à la foire de Francfort. Après l'avoir lue, il écrivit en termes emphatiques à l'auteur pour le féliciter. Cette occasion lui permit de dire toute sa pensée sur Descartes. Il regrette chez lui son style dédaigneux et superbe (on sait que, fortement piqué des pointes que lui lançait Gassendi dans ses premières objections contre les Médita- tions, Descartes lui avait répondu avec assez d'amertume ^ ). Le Cistercien, faisant allusion à ces attaques mutuelles, remarque que n'étant ni de pures intelligences, ni de simples corps, on se montre plus matériel que spirituel , quand on exprime des sentiments qu'une âme bien née tâcherait de réprimer ou de garder secrets'^. Il trouve que parfois les arguments du philo- sophe français prêtent le flanc à des critiques subtiles; que certaines de ses opinions auraient besoin d'être corrigées. 3ïais au fond, on le sent bien, Caramuel est un admirateur de Descartes. Sans le connaître personnellement, il Taime pour la vivacité de son esprit 3. Le réformateur a raison de s'en prendre à la philosophie péripatéticienne que Caramuel taxe de quernea et rustica. Il admet beaucoup d'opinions de Des- cartes. Il dit que quelques-unes dénotent en lui un esprit sublime, que d'autres ont besoin d'être réformées et perfec- tionnées; mais il ne prétend pas qu'elles soient fausses ^^ « Avec * Gassendi l'avait interpellé: ù mens (0. Il, p. 95). Descaries riposte en l'appelant : ô caro (ibidem, p. 249). ^ « Cum née purae mentes, nec purae carnis simus, plus carnis quam mentis » nos habere convincimur, cum evomimus quae mens civilis et urbana con- » coqueret. » ^ « Rem faleor : non cognosco Cartesium. Amo tamen propter vivacilatem ingenii. » * ^' Prodibo et ego : multasque Cartesii speculationes prosequar, mullas » persequar ; habet enim nonnuUas quaï sunl mentis sublimis indices; » aliquas quae insinuanl Authorem debere exerceri, ut, ursae similis (compa- » raison assez peu élégante), abortiva acumina reformet et pcrOciat. » ( 164 ) un peu plus d'urbanité et de modération dans le style, ce qui manque à Descartes, c'est l'Université, c'est le contact avec d'autres philosophes, avec des contradicteurs ingénieux, qui le forcent à se rendre inattaquable » : « Sed quod absit ab )) IJniversitate viro magno condoleo : acuta? enim menti cos )) déficit et exercitium academicum menti magna? esset coti ^. » Caramuel annonce son intention d'écrire sur les opinions de Descartes et, ainsi qu'on le voit aux paroles citées plus haut, il se propose de suivre l'auteur des Principes sur beaucoup de points et de pousser en avant ses idées sur les autres. D'après Baillet, il fit un gros livre d'objections contre la métaphysique de Descartes. Mais cet auteur ne cite à l'appui de son assertion qu'une lettre de Bornius, où le fait n'est pas donné comme certain -. Caramuel, d'après le même Baillet, aurait écrit à Descartes « une lettre pleine de civilité pour le pré- )) venir et lui faire trouver bon qu'il lui envoyât ses objections » avant que de les rendre publiques, ajoutant que, s'il voulait « les honorer d'une réponse, il ferait imprimer le tout » ensemble avec son consentement. Le tour était obligeant, » poursuit Baillet, et il plut si fort à M. Descartes que, malgré » la résolution qu'il avait prise de ne plus faire de réponses à ' L'abbé Baillet, volume II, p. 200, a vu dans ces paroles de Caramuel une iii-jure pour son héros : « Ton ne s'aperçoit point jusque-là de la médiocrité » du jugement d'un aussi grand génie qu'était celui de M. Caramuel; mais il » se trahit en ajoutant qu'il ne manquait qu'une queue à un esprit aussi « aiguisé qu'était celui de M. Descartes; comme s'il avait dit qu'il ne manque » à un flambeau ardent que le feu qui est nécessaire pour l'allumer. » La métaphore de Caramuel n'est peut-être pas bien propre, mais l'idée qu'il veut rendre n'a rien de si blessant ni de si saugrenu. ^ Gassendi, Opéra, t. Vl, p. 489 : « fama est Lobkowitz aliquid eliam » contra Cartesii metaphysicam edidisse, sed quid pruesliterit nondum licuit » examinare. » Cette lettre est du 16 ou du ^2Q juin 1645 : on voit qu'il s'agirait même d'un ouvrage imprimé. Or nous ne trouvons dans la liste des ouvrages de Caramuel aucun ouvrage de ce genre se rapportant à ce temps- là. Serait-ce peut-être le Cursus metaphijsicus ubi multa asserta chimœrica, quœ videbantur in scholis obtinuisse^ proscripta; multa, quœ sub verbo Arislotelis hue usque admissa^ examinata et falsa reperta (Paquot, t. VIII, p. 272 ) ? ( 16o ) » de semblables objections, il se prépara à recevoir celles de )) 31. Caramuel et à lui donner toute la satisfaction qu'il sou- )) haitait; mais M. Descartes n'entendit plus parler de lui ni » de ses objections i. » Dans ses ouvrages ultérieurs, le laborieux écrivain ne rétracte pas ce qu'il a dit d'élogieux; il renchérit, au contraire, sur ses louanges antérieures, ainsi que l'ont remarqué Baillet et Brjcker 2. En 1651, dans la Grammaire audacieuse 3, il défend la théorie cartésienne ramenant les pialités des corps à des modes de l'étendue, contre les objections tirées de la doctrine de l'Église sur l'eucharistie et les qualités surnaturelles 'K En 1649, encore du vivant de Descartes, dans le catalogue de toutes ses œuvres publié par lui-même, il mentionne briève- ment les sentiments des savants sur la philosophie de la phy- sique. Parmi eux, il distingue les partisans du système mécanique, qui forment la schoîa localis. « ils expliquent tout, dit-il, par le lieu des atomes, leur situation respective et leur mouvement. Cette école compte aujourd'hui un très grand nombre de partisans et est appréciée des grands hommes s. w On voit qu'il avait fallu bien peu de temps pour la propagation des idées de Descartes et de Gassendi sur la physique. Quelques lignes plus loin, Caramuel passe en revue les principaux philosophes anciens et modernes. Voici les remarquables paroles qu'il consacre à Descartes : « Cet auteur plaît aux Hollandais et aussi aux Anglais. 11 est pour la simpli- cité des voies dans les œuvres de la nature. Il a élucidé, dans des * Baillet, volume JI, p. 210. '^ Historica critica pliilosophiœ, Lipsiœ, 1766, t. 4, parte I, p. 135. ^ Grarnmalica audax pro juvandis grammaticis qui ad scholam trauseinil philosophicam , docens exempla liujus arlis ex grammaticis mutuare. Francofurli, 1631, in-folio. * PhilagriusLe Roy, Philosophia radicalis eclcctica, Anlverpiie, 1713, in- folio, p. 9. Cet écrivain renvoie au numéro 514 de la Grammaire audacieuse. » De ViscH, Dibliotheca Cisterciensis, t. XVI, p. 185 ; « Scliola localis. — » Hodie est valde communis, et apud viros magnos in prelio, statuilqne » omnia corpora permanenlia ubicatione et silualione mera, el successiva » omnia disliiigui mero molu locali. » ( 166 ) écrits très subtils, la philosophie mécanique, et, à ce que je vois, à part un petit nombre d'opinions à écarter ou à arron- dir, ses théories font leur chemin et seront un jour com- munes ^. » L'événement a vérifié cette prédiction. § 2. Victor Cousin, dans son travail intitulé De la persécution (tu cartésianisme en France, dit que, du vivant de Descartes, les Jésuites, chez qui il avait été élevé et qu'il avait toujours ménagés, ne comprenant guère la portée de ce qui se faisait 2, laissaient faire et laissaient passer. On peut admettre que Descartes a toujours ménagé les Jésuites, sauf pourtant le P. Bourdin qu'il accable de railleries amères et d'injures san- glantes ; mais on ne doit pas dire d'une façon aussi absolue qu'ils laissaient faire ou laissaient passer. Un certain nombre d'entre eux favorisèrent en tout ou en partie le mouvement cartésien ; on peut voir les noms de plusieurs d'entre eux dans Baillet 3 et dans Bouillier ^. Nous en avons trouvé nous-même deux dans notre Belgique : André Tacquet, et surtout son fidèle ami Ignace Der-Kennis^. Mais un plus grand nombre se déclarèrent contre lui. En 1638, le P. Ciermans, à Louvain, dont nous avons parlé longuement plus haut, malgré des formes polies et un éloge *■ De Visch, p. 187 : « Hollandis ipse et etiam Anglis placet. Parco naturaî » genio sludet. Localem philosophiam scriplis sublilissimis elucidavit. Habel )' discipulos doctos et editis voluminibus claros, et ut video, pauculis opinioni- » bus deciicinatis aul sublatis, caelerse irrepunt et erunt aliquando coni- » munes. » 2 II s'agit de la grande propagation des idées cartésiennes en France et dans toute l'Europe. ^ 0. volume 11, pp. 159 et suivantes. * 0. volume I, p. 43). 5 Les réserves théologiques de ces deux écrivains, articulées du reste avec beaucoup moins de vivacité chez eux que chez les adversaires de Descaries, ne doivent pas les empêcher d'être considérés comme favorables à ce philo- sophe. { 167 ) sans réserve de la Géométrie analytique, n'est pas un approba- teur de Descartes. Dans son recueil de thèses mathématiques et physiques {Annus positionum mathematicarum,Lo\3inu, 1641), on peut relever quelques passages évidemment dirigés contre les doctrines de Descartes, quand on sait ce qui s'est passé entre l'un et l'autre en 1638. On se rappelle, sans doute, que Ciermans avait critiqué d'une façon très spéciale la théorie cartésienne des couleurs. Dans sa réponse, Descartes avait été amené à dire qu'il fallait à tout le moins une réfraction pour qu'elles apparussent i. Or, le Jésuite, dans son ouvrage, se demande avec emphase : « Qui des philosophes pourra expliquer cette admirable variété des couleurs dans les rayons lumineux à la sortie du prisme? » Il veut dire que c'est là un mystère naturel : Descartes n'eût pas aimé une telle assertion, lui qui prétend expliquer adéquatement la genèse du spectre à ce moment. Un peu plus loin, son ancien correspondant affirme que les couleurs peuvent se produire sans réfrac- tion 2. En 1640 et 1642, le P. Bourdin, à Paris, n'approuva pas plus la physique que la philosophie de Descartes. Plusieurs fois, dans ses lettres. Descartes lui-même nous apprend que les Jésuites sont opposés à sa philosophie : « J'ai « reconnu, écrit-il à son ami le P. Mersenne, tant par l'action » du P. Bourdin que par celle de plusieurs autres, qu'il y en » a quantité parmi les Jésuites qui parlent de moi désavanta- » geusement et que, n'ayant pas moyen de me nuire par la )) force de leurs raisons, ils pourraient peut-être le faire par » le grand nombre de leurs voix 3. » ' 0. volume VII, p. 205. 2 Le livre n'est pas paginé. « In planis. — Multis per plana hœc, non via » plana : quis enim philosophorum expediel ea, quse in vitro trigono (cetera ul » sileam) fieri videt? cur prœterea hos (radios) tanla eolorum comitetur » varietas? .... non modo radiis refractis sed quandoque etiam direclis >' radiis hoc (scilicet adesse colores) concessum, experientia et ratione com- )' probamus. » 2 0. volume VIII, p. 323, lettre du 30 août 1040. ( 168 ) Une lettre, datée du 1*" octobre 1644 et adressée au Jésuite Charlet, n'a d'autre but que de défendre contre certaines cri- tiques « cette philosophie qui a donné de l'ombrage à quel- ques-uns 1 ». Ces ({uelques-iins sont des Jésuites, ainsi qu'il devient manifeste si on lit ce qu'il écrit au P. Noël, de la même Compagnie '^. Là, on voit que ces adversaires Jésuites se trouvaient en France, en Italie, et, ce qui nous touche davan- tage, en Belgique : « Les choses dont je parlais au P. Charlet » ne venaient point de Paris, mais de Brabant, de Rome, de » la Flèche et d'ailleurs 3, » Cette hostilité ne se traduisait pas encore par des attaques ouvertes : tout au plus, à partir de 1648, relève-t-on dans les thèses théologiques des Jésuites de Louvain une insistance plus spéciale sur la faiblesse des démonstrations a priori de l'existence de Dieu ^. L'orage éclata en 1649. Un Jésuite anglais, professeur au collège anglais, à Liège, fut chargé d'en lancer les foudres. Ce fait, très important pour l'histoire générale du cartésianisme, a échappé à tous ceux qui s'en sont occupés jusqu'ici, même à Baillet et à Bouillier. Il est nécessaire de reprendre d'un peu plus haut la série des événements, pour mieux voir quelles circonstances l'ont amené. Au mois d'août 1641 avaient paru les Méditations de Descartes touchant la philosophie fondamentale avec les réponses à six séries d'objections. La quatrième venait d'Antoine Arnauld (on ne l'a su pourtant que beaucoup plus tard), alors âgé de 28 ans et simple licencié en théologie. Parmi ces difficultés, trois concernent les points de la philoso- phie de Descartes qui pourraient exciter la défiance des théolo- giens. La dernière a pour objet cette théorie fameuse qui ramène tous les phénomènes corporels à des mouvements, mise en regard d'une autre affirmation du même auteur, savoir ' 0. volume IX, p. 17G. 2 0. volume IX, p. 430. 2 Celle lelire est du 14 décembre 1646. * Thèses theologicœ Societatis Jesu, Lovanii, I6OO-I60O (recueil apparte- nant à la bibliothèque de l'Université de Louvain). ( 169 ) que les mouvements sont des modes du mobile et partant absolument inséparables de lui. Arnauld demandait comment cela se pourrait concilier avec la doctrine ecclésiastique ensei- gnant la permanence des accidents du pain et du vin dans l'eucharistie, après le changement de leur substance au corps et au sang de Jésus-Christ. D'après vous, disait-il, il n'y a que des modes et encore ne pouvant exister séparés de la substance ; d'après l'Eglise, il y a aussi des accidents, pouvant miraculeuse- ment exister séparés de la substance. Arnauld prévoyait que les théologiens s'offenseraient surtout de cela : « lllud maxime theologis offendiculo fore prœvideo t. » Les objections d 'Arnauld furent publiées intégralement. Descartes avait, le 18 mars 1041, envoyé les solutions au P. Mersenne pour être imprimées à la suite; mais le fidèle correspondant du philosophe français jugea opportun de ne rien livrer à l'impression de la réponse directe à l'objection tirée de la doctrine théologique sur l'eucharistie, et se contenta des quelques phrases évasives qui la précédaient "^. Quand Descartes le sut, il lui écrivit en ces termes : « J'approuve fort M que vous ayez retranché ce que j'avais mis à la fm de ma » réponse à M. Arnauld, principalement si cela peut aider à » obtenir une approbation 3. » Sur ces entrefaites, ses amis des Pays-Bas le pressèrent de faire une édition hollandaise des Méditations, ce à quoi il consentit assez volontiers. Le P. Mersenne fut consulté par lui s'il était à propos d'y ajouter ce qui avait été retranché de la fm de sa réponse à M. Arnauld touchant l'eucharistie -^K II semble que le Minime ne fut pas trop d'avis qu'il imprimât ce morceau; car il lui envoya un extrait des actes du concile de Constance contre Wiclef, où la permanence des accidents * Renati Des Cartes, Méditaliones, Amslelodami, 1642, pp. 230 et 231. '^ Descartes y dit en substance qu'il n'a ni alfirmé ni nié l'existence d'acci- dents; qu'il n'a pas prétendu non plus que les modes ne peuvent exister séparément, ni rien d'où Ton put le déduire. V. 0. volume II, p. 78. -'• 0. volume Vlll, p. 352 : lettre au P. Mersenne, du 15 juillet 1641. * 0. volume Vlli, p. 542 : lettre au P. Mersenne, du 17 novembre 1641. (170 eucharistiques semble être enseignée *. Descartes ne s'en émut guère ; et au milieu de l'année, il publia intégralement sa réponse à Arnauld. Il ajouta une septième série d'objections, venues du P. Bourdin, Jésuite de Paris, avec une réplique vigoureuse et une lettre au P. Dinet, provincial de la Compa- içnie, où il attaque encore le P. Bourdin, ainsi que le théolo- gien protestant Voëtius. Peut-être ces injures à un confrère mirent-elles le feu aux poudres. Quoi qu'il en soit, Compton Carleton, sans y faire la moindre allusion, s'en prit en général à la philosophie de Descartes, mais tout particulièrement à sa théorie sur les espèces eucharistiques. 11 est le premier qui ait imprimé un traité anticartésien sur cette matière. Mais avant de le laisser parler, il est bon de dire un mot de ce religieux et de la posi- tion qu'il occupait en Belgique. §3. En 1613, un Jésuite du nom de Gérard avait fondé à Liège le collège dit des Jésuites anglais, à l'endroit où s'élève actuellement l'hôpital des Anglais. On y enseignait les huma- nités, la philosophie et la théologie, mais ces dernières sciences seulement aux sujets anglais et par exception à des Belges ^. La persécution qui sévissait en Angleterre y rendait impossible le séjour des Jésuites; leurs hommes les plus distingués pas- saient sur le continent et étaient employés dans l'enseigne- ment à Liège. De là une renommée assez éclatante pour que l'Université de Louvain s'en émût et suscitât maintes fois des tracasseries au recteur de ce collège. On l'accusait d'admettre aux cours des jeunes gens belges, contre le privilège de VAlma Mater louva- niste, et de vouloir ériger une Université vraiment catholique ' 0. volume VIII, p. 612 : leUre au P. Mersenne, du 10 mars 1612. - Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège au XV [h siècle, t. 1, p. 338. ( l'^l ) en opposition à l'Université prétendument janséniste de Lou- vain. Le Collège anglais a produit des hommes et des œuvres remarquables, ainsi qu'on aura l'occasion de le faire voir au courant de ce travail. Aussi Quetelet, dans son Histoire des sciences mathématiques et physiques chez les Belges, recom- mande de ne pas perdre de vue l'école scientifique qui s'était formée à Liège sous le protectorat des Jésuites t. Le P. Thomas Compton Carleton peut compter parmi les meilleurs représentants de cette école: philosophe et théologien avant tout, il traite cependant dans sa philosophie de tout ce que l'on connaissait de son temps en fait de physique. On pos- sède peu de détails sur sa vie. Il était né à Cambridge, de famille noble, et était entré dans la Compagnie en 1617, vers l'âge de vingt-deux ou vingt-quatre ans. Après avoir fait ses études supérieures au Collège anglais à Liège, il avait enseigné les lettres à Douai. Revenu à Liège, il occupa successivement les chaires de philosophie et de théologie, et finalement fut nommé préfet des études jusqu'à sa mort, arrivéele 24 mai 1666. De son vivant, il fit publier son Cours de philosophie, une pre- mière fois en 1649, puis en 1664; il en parut une troisième édition en 1697 2. Il donna au public, en 1653, un fJber mora- lium, sorte de livre de lecture latine très intéressant et d'un beau style. De 1659 à 1664, il publia un Cours de théologie en deux volumes in-folio, réédités, ce semble, en 1684. Sa Philosophie, gros in-folio de plus de 600 pages de petite impression, fut classique dans les Universités ou Académies espagnoles 3. Tel fut l'adversaire de Descartes. Il ne connaît visiblement le philosophe français que par ses • P. 255. - Non renseigné par de Backer. Dans ces deux éditions, il n'y a que le fron- tispice qui soit réellement réédité. 11 faut croire que les libraires éprouvaient de la diflQculté à écouler leur fonds. ' Les éléments de cette courte notice ont été puisés dans le Florus Anglo- Bavaricus, Liège, 1683, et dans la Bibliothèque de de Backer. Brucker consacre quelques lignes à Compton dans son Histoire de la philosophie, Lipsiœ, 1766, l. IV, part. 1, p. 141. ( 172 ) ouvrages, et encore ne cite-t-il jamais le Discours de la méthode ni les Traités qui raccompagnent. Les Méditations, édition d'Amsterdam (1G42), et les Principes (1644) sont seuls en butte à ses attaques; mais ces attaques sont très violentes. Dans la longue table de matières qui termine l'ouvrage, on ne trouve pas le nom d'un seul philosophe du temps, si ce n'est celui de « Renatus Des-Cartes ». Ce fait, rapproché des paroles de la préface que nous allons citer, montre bien quelle importance avait prise dès lors la philosophie ancienne. Il n'est pas inutile de remarquer que l'ouvrage était déjà rédigé en 1648, sinon plus tôt , comme il conste de l'approbation du provincial , mise en tête du volume. La préface renferme un passage intéressant oii Descartes seul est visé, ou plutôt Descartes et les Cartésiens. « Quelques-uns forgent chaque jour à leur gré des dogmes nouveaux qui ne s'accordent guère avec les lois de la philosophie véritable, et qui pourtant se répandent, principalement dans les esprits inexpérimentés et peu au fait de la philosophie. » Ces dogmes nouveaux, ce sont ceux de Descartes; on n'en attaque pas d'autres que les siens dans l'ouvrage. Ces esprits inexpérimentés et peu au fait de la philosophie, ce sont les jeunes gens de rUniversité de Louvain. Mais il y a plus : a ces dogmes se répandent, moins par leur force que par le silence des autres. » Ici, c'est Froidmont que Compton désigne, Froidmonî écrivant des traités oii il était naturel de rencontrer directe- ment les idées de Descartes, et se gardant de le faire; c'est tout le corps enseignant de Louvain, dont pas un membre ne s'élève publiquement contre Descaries, à part Plempius, et encore ce dernier ne s'en prend-il qu'à une affirmation du domaine de la physiologie. Un peu plus loin, Compton va nous révéler le secret de cette attitude négative, et confirmer la conjecture faite plus haut, lorsqu'il s'agissait d'expliquer le silence gardé par Froidmont sur les idées de Descartes, dans ses deux ouvrages : « Pour empêcher le mal de s'étendre davantage, j'ai entrepris, lorsque l'occasion s'en présentait, de réfuter ces opinions nou- velles de quelques-uns. Sans doute, beaucoup d'hommes très ( irs ) remarquables par leur sagesse et leur érudition, jugent qu'il faut ne pas s'en occuper, qu'elles tomberont d'elles-mêmes, n'étant pas fondées, qu'elles sont plutôt des fictions que des opinions i. » Le P. Compton s'occupe de Descartes en cinq endroits de son ouvrage, et jamais pour adopter ses idées. Il le présente comme dépourvu de toute science théologique, quoique y prétendant. « Descartes, dit-il, se montre très peu versé dans les matières de théologie, et cependant il se mêle d'en traiter, et ce sans avoir lu un seul écrit de théologien 2. Les théologiens s'éton- neront de voir un homme aussi étranger à leur science, et qui paraît n'en avoir jamais lu aucun ouvrage, censurer avec autant d'aplomb et de vigueur un article communément reçu dans l'Église; ils trouveront que c'est une chose insupportable. Peut-être la pardonneront-ils et ne diront-ils rien d'autre, si ce n'est : c'est un aveugle qui a jugé des couleurs 3. Il raisonne mal en philosophie, parce qu'il n'est pas fort en théologie 4. » Il ne donne guère une meilleure idée de Descartes comme philosophe : « Il y a bien des choses dans ses libelles qui s'écartent énormément de la vérité et de la saine philosophie. Quiconque les lira se demandera comment d'aussi étonnantes façons de philosopher ont pu être livrées à l'impression. Je laisserai à d'autres le soin de les réfuter, si toutefois quelqu'un ' Thomas Compton Carleton, Pliilosophia universa, Antveri>ia?, 1649, prélace non paginée. ^ P. 251, col. a, n» 7 : « Ac cum lam paruni in rébus iheologicis sis virsalus, » ul iiic aperle indicas, viri certe prudenlis non erat, in bas, non leclo prius » Theoloyi sallem alicujus hac de re scriplo, le ingerere. » ' Ibidem, p. 251, col. a, n» 10 : « Mirabuntur quibus Ibeologicarum ac divi- » narum rerum familiaris est Iractalio, honiinem qui in rébus peregrinum » adeo se oslendil, ut nullius unquam iheologi scriplum inspexisse videatur, » ita lamen fidenler de iis rébus loqui; rem haud dubie non ferendam » judicabunl; parcent tamen fortasse, nec aliud dicent, quam cœcum judicasse » de coloribus. » * Ibidem, p. 486, col. a, n« 3 : « ïanti interesl ad recte philosophandum, ut » quis versalus sit in theologicis. » V. aussi p. 249, col. b, n» 5; p. 250, col. b, no2; p. 251, col. a, n"* 7,8, 9. t ( i^i ) veut s'en donner la peine ^. Outre que Descartes manque de clarté dans son exposition, il n'écrit pas dans le style des écoles, ni avec la lucidité et la méthode usitées dans les universités. II est difficile en maints endroits de dégager sa pensée et de dire au juste ce qu'il veut 2. » Il l'accuse d'incohérence, voire même de mauvaise foi. « Après avoir avancé une assertion, il la rétracte partie par partie, et cette rétractation est dissimulée par des façons de parler équivoques, de manière à pouvoir affirmer ses idées devant ceux à qui elles plairaient et les nier devant ceux à qui elles déplairaient. C'est qu'il veut embrouiller ses lecteurs et se réserver des cachettes, si on le poursuit 3. » Enfin, Descartes est un novateur : « In libellos Renati Des-Cartes incido ubi » qua?dam tam nova tamque a vera philosophia aliéna ani- )) madverti, ut mihi auctor visus sit novitatis studiosior fuisse, » quam veritatis 4. » Vingt ans plus tard, on donnera pour sujet de concours dans l'Université de France une thèse contre la philosophie de Descartes, énoncée en termes équivalents. « Qui dictus est magis induisisse novitati quam veritati s. » § 4. Venons-en aux points spéciaux qui sont en butte aux atta- ques du Jésuite. C'est d'abord la négation des formes substan- tielles dans les corps, hormis l'homme et peut-être les animaux et les plantes c. Ce « peut-être », joint à l'absence de toute récri- ' P. 254, col. a, no 18. 2 P. 246, col. «, n" i. ■5 P. 246, col. b, w 5 : « Quod totum simul asseruit, tolum quasi per partes » negal, non aperte, sed aliis et aliis illud verborum involucris oblegens, ut » leclori tenebras veluti offundat, sibique latebras reservet quo confugiat si » quis iosequatur. » * Ibidem, col. a, n» 1. * Gui Patin, Lettres, cité par Bouillier, volume I, p. 468, en note. ^ P. 238, col. 6, n» 1 : « Negat formam omnenn substantialem, prasterquam » in homine et reliquis forlasse vivenlibus ». ( 175 ) mination contre l'automatisme, montre que Compton n'avait pas encore bien étudié toute la doctrine cartésienne. Sans cela, il n'eût pas manqué d'imiter Froidmont et de protester avec énergie contre la doctrine qui faisait des végétaux et des bétes de pures machines sans vie ni sensibilité. L'opinion de Descartes est assimilée à celle d'un philosophe inconnu cité par Arriaga, et d'après qui, sauf dans l'homme, il n'y aurait dans les substances corporelles qu'une forme sub- stantielle, unique et identique : une façon d'âme du monde, avec un correctif rendu obligatoire par les croyances chré- tiennes^. Pour réfuter le sentiment de Descartes, le P. Compton apporte les arguments classiques des écoles, et, chose remar- quable, s'abstient d'en produire puisés dans la théologie 2 : c'est là une bénignité que tous les adversaires de Descartes en Belgique n'ont pas eue. Comme on le sait, le philosophe français, pour différencier les substances corporelles, suppose leurs molécules animées de mouvements divers, constituant, par leur variété même, les différentes espèces de corps. De là le mot qu'on lui attribue quelquefois : « donnez-moi de la matière et du mouvement, et je vous construirai le monde. » De même que dans l'hypo- thèse péripatéticienne, les diverses formes substantielles en s'unissant à la matière première, fonds commun des corps, constituent leurs différentes espèces ; ainsi celles-ci sont consti- tuées, dans l'hypothèse cartésienne, par les différents mouve- ments qui animent la matière étendue. Compton blâme autant la partie positive de la théorie de Descartes que sa partie négative. Il trouve cette théorie gratuite et passablement ridicule. « Dans les universités et dans les corps savants, on ne fait croire que ce qu'on prouve; or, jus- qu'ici Descartes n'apporte aucune preuve de l'existence de ces molécules danseuses. Qu'il donne donc bientôt quelque argu- ' Arriaga qualifie cette opinion de sottise, et ceux qui la tiennent, d'insensés. Nous verrons à la fin du XYIII^ siècle un évêque d'Anvers (de Nélis) la reprendre pour son compte. ^ P. 259, col. a, n" 3: « Ego a censuris abslineo. » ( 176 ) ment à l'appui de son étonnante assertion, ou qu'il mette fin à ces danses ^. » Dans un autre endroit, il attaque, avec des restrictions pour- tant et sans nommer Descartes ^, l'opinion qui place la cause de la dilatation des corps dans l'intromission de corpuscules étrangers à la substance du corps raréfié. Mais là encore, ses arguments sont physiques ou philosophiques et il semble qu'il ait senti lui-même qu'ils n'étaient pas assez concluants, car après avoir tâché de démontrer son opinion par le phéno- mène bien connu de la rupture des vases contenant de l'eau gelée 3, « voilà, écrit-il, ce qui m'est venu à l'esprit touchant la glace. Je vois bien cependant que le sujet est glissant, qu'on n'y trouve pas facilement où placer le pied en sûreté, de quelque côté qu'on se dirige; bien pis encore, quand on pense avoir la solution à la main, elle en glisse! » Et sur ces jeux de mots, il termine la discussion en se déclarant prêt à abandonner son sentiment, si on lui en montre un meilleur. Avant d'en venir à l'eucharistie, disons encore quelques mots d'une critique, selon nous injuste et dénotant de la prévention chez celui qui l'émettait. Descartes avait dit incidemment que la proposition : ex iiihilo nihil fit, de rien, rien ne se fait, était une vérité éternelle ^*. A la rigueur, cette proposition est pas- sible d'un sens faux et contraire au dogme catholique; mais elle a aussi un sens obvie très véritable et très évident, savoir * Col. a, u" 4: Vel ergo hujus sui tam miri effali el partium istarum » saltilantium rationem aliquam assignet, quoi baclenus nou fecit, vel fineni » imponat iripudiis, » Cette comparaison un peu piquante fait penser à Pascal qui, faisant allusion à l'amour de Descartes pour le mécanisme, s'écriera plus lard : « Quoi ! que le plaisir ne soit autre chose que le ballet des esprits ? Nous en avons conçu une différente idée. » Pensées, édit. Charles Louandre, Paris, 1809, chap. 23, p. 11. ^ Il le nomme dans l'index alphabétique. ^ P. 455, col. a, n" 18. Malheureusement, il y suppose que l'eau diminue de volume en se congelant. * Telle qu'elle est traduite par l'abbé Picot et reproduite dans l'édition de Cousin (0. volume III, p. 118), elle ne présente rien que d'inoffensif et de parfaitement vrai. « Le néant ne peut être l' au leur de quoi que ce soit. » (177 ) que tout effet a une cause. La doctrine de Descartes, dans le Discours de la Méthode et dans les Méditations , faisait bien voir que c'était le second sens qui répondait à sa pensée. Cepen- dant Compton lui impute le premier ^, et il en prouve la faus- seté solennellement par l'Écriture, la Tradition et la raison. 11 est vrai qu'à la fin de son réquisitoire, il admet la possibilité d'une autre interprétation ; mais cela même aggrave son tort plutôt qu'il ne l'atténue, et tout son but, en faisant cette con- cession, était de mettre Descartes en demeure de s'expliquer : « Peut-être cet auteur trouvera-t-il une manière ou l'autre de se défendre d'avoir admis une pareille erreur : je la verrai volontiers. Mais je ne pouvais m'abstenir de dévoiler son équi- voque, de crainte que des esprits peu au fait de la philosophie ne tombent dans l'erreur 2. » Nous omettons une attaque peu importante contre ce que Descartes dit de l'unité de matière, parce qu'elle ne regarde pas tant la thèse 3 que le principe d'où le réformateur la déduit et dont nous allons nous occuper maintenant. §s. Nous lisons dans Bouillier les lignes suivantes ^ : « Les » alarmes des théologiens en présence des doctrines carté- )) siennes se manifestent surtout au sujet de Teucharistie. * P. 371, col. a, col. 6; p. 572, col. a : « vereor tamen De in eam (seulen- » liam quam ul erroneam Iheologi omnes et philosophi, sanclorum Palruni » auctorilate innixi, rejiciunt, et tanquam omnino falsam et iniprobabilein » longissime a scbolis ablegandam censenl) recenlior quidam (manchette : » Ren. Des-Cartes) non lia pridem incident, qui licet verbo tenus crealionem » admillal, re tamen vera eam penitus tollit, imo impossibilem esse afJîrmaL » Ita euim cum philosopbis citatis priiicipio illi ex niliilo nihil fit leuaciter » adhserel, ut illud veritatis œternae esse pronuntiet, cujus |)roinde veiitas n infringi nulia ralione possil. » " Ibidem. 2 P. 40-2, col. «, n" 10. < Volume I, p. 448. Tome XXXIX. 12 ( 178 ) )) Incompatibilité avec l'eucharistie telle qu'elle a été définie « par le concile de Trente : voilà l'accusation qui, en France » et dans les pays catholiques, passa avant toutes les autres » et fut la plus dangereuse pour la philosophie cartésienne. » Tout cela est vrai; ce qui suit l'est moins, ou plutôt ne l'est pas du tout : « le danger vint pour le cartésianisme de )) la divulgation imprudente d'explications confidentielles de » Descartes par des disciples plus zélés que sages, qui s'ima- » ginèrent follement fermer la bouche aux théologiens en )) leur opposant des démonstrations cartésiennes de l'eucha- » ristie, au lieu de se réfugier derrière Fincompréhensibilité » du mystère. » Le danger vint, en fait, de la publication des objections d'Arnauld, de la réponse qu'y fit Descartes, réponse écourtée à Paris, complétée à Amsterdam, et enfin des Prin- cipes. En théologie, on enseignait alors communément qu'après la consécration, la substance du pain et du vin étant détruite, leurs accidents restent sur l'autel. Descartes, préten- dant que les accidents sont réellement identiques aux sub- stances qu'ils affectent, devait dire que la destruction du pain et du vin impliquait celle de leurs accidents. La foi catholique enseigne que le corps de Jésus-Christ est présent sous les espèces, de telle sorte qu'il est tout entier sous chaque partie quand elles sont rompues, et de là il suit que le corps de Jésus-Christ, dans l'état sacramentel, n'a pas son étendue actuelle. Descartes soutenait que l'essence d'un corps consiste dans son étendue actuelle, et partant devait dire que l'essence du corps de Jésus-Christ, tel qu'il est au ciel, ne se trouve pas dans l'eucharistie. Une connaissance très ordinaire de la théologie catholique et une étude quelque peu attentive des idées de Descartes devaient faire remarquer ces oppositions, ou, si l'on veut, ces difficultés. Sans doute, la divulgation des deux lettres de Descartes au P. Mesland a pu contribuer à appeler l'attention sur elles, mais eût-on même gardé le secret sur ces explications confidentielles, que les attaques se fussent quand même produites. Il n'en faut pas d'autre preuve que le P. Compton lui-même : évidemment, il ne connaît pas ces 179 lettres, et cependant il fait ressortir cette double opposition, et même est le premier à faire remarquer la seconde dans un écrit public : « Ici, dit-il, ^ il faut tout d'abord rejeter ce qu'affirme un auteur récent (dans la marge René Des-Cartes), d'après qui la nature et la notion de corps consistent dans l'extension actuelle, c'est-à-dire en ce qu'il est une chose étendue en longueur, largeur et profondeur. Ce sentiment ne peut être soutenu par aucun orthodoxe; aussi est-il rejeté par les théologiens comme erroné selon la foi. La raison en est claire; car, dans la très sainte eucharistie se trouve le corps du Christ, vraiment et réellement, et cependant, il n'y a pas son extension actuelle en longueur, largeur et profondeur, puisque, non seulement, il est tout entier sous toute l'hostie consacrée, mais encore tout entier sous chaque partie ; donc ce n'est pas en cette extension que consiste le concept de corps. Si cet auteuryavait pensé, il ne serait point venu à cette opinion; tant il importe, pour être bon philosophe, d'être versé dans les matières théologiques 2. » Compton, ainsi qu'il a été dit plus haut, n'avaitpas connais- sance des lettres de Descartes au P. Mesland, quoique celles-ci eussent été écrites en 1645. Sans cela, il n'eût pas manqué de faire remarquer que le sentiment catholique veut que l'eucha- ristie contienne le corps glorieux de Jésus-Christ qui est au ciel, tandis que, d'après Descartes 3, on y trouvait un corps nouveau à partir de la consécration. L'objection du Jésuite est plus qu'une difficulté, elle est un argument victorieux, et une déduction logique des principes catholiques que profes- sait d'ailleurs l'auteur des Méditations. C'est certainement la principale des raisons qui ont attiré sur les œuvres philo- sophiques de Descartes les condamnations des universités * P. 486, col. a, n° 2. * « In sacrosancla eucharistia csl veruni el reale corpus Chiisti, et lameo » illic non habet aclualem extensionem secundum longum, lalum el profun- » (liim, etc. » ^ Lettre au P. Mesland, Jésuite. V. Bouillieii, volume I, p. 456. ( 180 ) catholiques, des ordres religieux et des congrégations romaines . L'objection dont nous allons parler maintenant est presque aussi péremptoire. Elle argumente de la permanence des accidents eucharistiques. En élaguant les points où la liberté d'opinion est, de l'avis de tous, laissée à chacun, voici la doctrine plus communément reçue par les théologiens catholi- ques. La substance du pain et celle du vin sont le support et le sujet d'une ou de plusieurs entités d'ordre inférieur, appelées accidents, et qui sont comme les instruments de son activité. De leur nature, ces entités ne peuvent exister sans la substance à laquelle elles sont inhérentes : celle-ci détruite, elles sont détruites aussi, bien que leur destruction n'implique pas celle de leur support. Mais comme elles ont leur réalité propre, réellement distincte de la substance, miraculeusement elles peuvent persévérer, la substance étant détruite : c'est ce qui a lieu dans l'eucharistie. Chose essentielle à noter, la séparabilité mutuelle des accidents d'avec la substance n'est point une assertion péripatéticienne : elle est une suite à tout le moins très plausible des dogmes de l'Église catholique, et l'on est dès lors mal venu à voir chez les scolastiques un amour exagéré pour Aristote dans le zèle qu'ils mettent à l'afTirmer. Bouillier a donc tort de dire i que la physique scolastique avec ses accidents absolus qui se conçoivent indé- pendamment de leur sujet avait paru offrir quelque facilité pour l'intelligence de ce mystère. C'est plutôt le mystère qui a introduit les accidents absolus dans la physique scolastique. Compton n'a pas d'autres sentiments que les sentiments com- munément reçus, et il semble même trop ardent dans leur défense, puisqu'il les transforme en dogmes de foi '^. Le Jésuite prétend prouver par des arguments, empruntés * Volume I, p. 149. - A litre de preuve, nous nous bornerons à citer quelques lignes de l'ouvrage de Caramuel analysé plus haut. Caramuel, Rationalis et realis philosophia, p. 31 o « De accidentis etattribuliquantitate ». — « Multadidicimusa Fide quai » Ethnie! ignorant. Ditior hodie est metaphysica, philosophia opulenlior quam ( 181 ) pour la plupart à la théologie, qu'il y a des accidents réelle- ment distincts et miraculeusement séparables de la substance ; et il y met une grande animation : « j'ai dû, dit-il en termi- nant, ne pas omettre cette dissertation sur les accidents, car l'opinion qui les nie détruit toute la philosophie et la consti- tution des êtres, et surtout contredit le sens commun des théologiens et même des catholiques, les principes de la Foi et les décisions de l'Église, qui doivent être à tout orthodoxe plus chers que la vie même *. » C'est aller trop loin, selon nous ; car plusieurs théologiens ont soutenu comme probable l'opinion cartésienne sur les accidents eucharistiques, sans que l'Église catholique ait réclamé. Mais pour le P. Compton, c'est un crime plein d'audace que de professer cette opinion en prétendant rester catholique; elle est en opposition manifeste avec les principes de la Foi : « illud, in homine prœsertim catholico, audax mihi )) visum facinus, utpote cum principes fidei aperte pugnans^. » il énonce sa thèse d'une manière plus formelle quelques pages plus loin : « dogma fidei est ab Ecclesia traditum, » peracta consecratione, realia aliqua panis et vini accidentia, » qua3 antea substantiye panis et vini inerant tamquam sub- V olim. Duce nalurœ lumine, non poluerunl veteres investigare arcana, quœ » chrisiianis revelavit divinilus Prima Sapienlia. ') Sententia veterum. Judicaveruut genliles non sufficere aptiludinalem » inhœsionem ad ralionem consiilutivam accidenlis, sed actualem requiri. lia » Pythagoras, Zenon, Socrales, Plalo el Aristoteles; ila Stoïci, Epicuraei, » Academici el Peripatetici, et verbo dicam, genliles universi. Si enimanti- » quiialem consulamus, ne unum quidem philosoplium reperiemus qui aliler » fuerit philosophalus. Omnes ad unum crediderunt non posse accidentia » sine substantia conservari. Hoc expressius quam alii docuil Aristoteles, « 7 metaph., c. 2, et 1. Phys., c. A, texl. 59; et noster Hispanus, Averroes, » ut notant Niphus, 7 metaph., d. t ., et Suarius d. 37, sect. 2, § 2. » — Suarez, dans l'endroit cité (p. 245, col. a, édition de Cologne, 1656), dit même que la raison ne peut à elle seule démontrer la distinction réelle des accidents d'avec la substance. ' V. 254, col. a, n" 19. 2 P. 246, col. a, uM. ( 182 ) » jecto, in Sacrosancto eucharistie Sacramento permanere i . » Et il s'écrie 2 : « Voyez-vous sur quels écueils vous êtes venu échouer? Vous avez buté la pierre que personne ne bat en brèche sans se faire tort à soi-même. Et cependant l'Église n'est ébranlée par aucune attaque, mais toujours elle est debout, toujours elle le sera; et celle contre qui les portes de l'enfer ne prévaudront pas, souffrira encore moins de vos petites spéculations philosophiques. » Ce beau feu étonnerait chez un théologien de nos jours; ajoutons toutefois que Des- cartes, sans mériter tant de colère, avait cependant de grands torts. Il avait avancé son opinion comme certaine, il avait prétendu qu'elle se conciliait très bien avec la Foi, beaucoup mieux que l'opinion communément reçue par les auteurs scolas- tiques; que cette dernière serait même un jour rejetée par les théologiens mieux éclairés ; qu'il y avait de Vimpiété à la sou- tenir en se basant sur les décisions ecclésiastiques. Ce sont ces torts réels qui ont jeté Compton dans les extrémités où nous venons de le voir. Cette accusation d'impiété l'avait particuliè- rement ému, parce qu'il y voyait à bon droit une injure très sanglante à l'unanimité des théologiens catholiques. Il la relève et montre par des citations très nombreuses quelles célébrités elle atteignait. Il ne néglige pas les auteurs contemporains et encore vivants 3, et si ceux-ci (comme on ne peut guère en douter) ont lu Compton Carleton, ils auront dû se sentir peu disposés à soutenir ce philosophe français qui les traitait d'impies. Il en appelle aussi au témoignage des théologiens liégeois : ce La même opinion, dit-il, est enseignée par les 1 P. 249, col. a, nos. ' P. 250, col. a, n° 14 : « vides in quos scopulos incideris. Impegisti in » Petram in quam nemo incurrit iilœsus. Nullis tamen oppugnalionibus » qualitur, sed stat semper stabitque inconcussa Ecclesia : et contra quam « porlae inferi non praevalebunt, multo minus nocumenti quidquam specula- » liunculae infèrent Philosophiae. » 3 Le cardinal de Lugo, Jésuite, mort en 1660. — François Syivius, mort en 1649. ( 183 ) hommes les plus doctes, les plus profondément versés dans les sciences théologiques et philosophiques de cette très noble cité de Liège, si attachée aux dogmes de la Foi et aux décisions de l'Église, si pleine de respect pour le Siège apostolique, et qui se glorifie à bon droit de cet éloge : Liège^ fille de l'Église romaine. Et quoique cette cité montre son zèle dans tout ce qui regarde la Foi, elle ne le fait pour aucun point autant que pour le divin Sacrement, parce que la Fête-Dieu a pris son origine chez elle, et de là s'est propagée dans les autres nations pour le plus grand bien du monde et la consolation de toutes les âmes pieuses t. « Descartes avait dit aussi que l'esprit humain ne pouvait concevoir un vrai accident, existant séparé de sa substance. Compton lui répond 2 que ses élèves de philosophie et de théologie le concevaient très bien après quelques éclaircis- sements de leur professeur et que, d'ailleurs, la difficulté de concevoir une chose ne pouvait être une raison suffisante pour la rejeter. Descartes trouvait dans l'opinion qu'il combattait la prin- cipale cause pour laquelle quelques protestants hollandais avaient abandonné le catholicisme. Cette réflexion lui attire une vigoureuse réponse du Jésuite, qui lui rappelle le diirus est hic sermo de l'Évangile 3. Le philosophe français disait qu'à sa connaissance jamais l'Église n'avait enseigné la permanence des accidents réels. « Je le vois bien, s'écrie Compton, et je ne peux me persuader que, si vous l'aviez su, vous auriez contredit si ouvertement les définitions ecclésiastiques; mais, puisque vous êtes si peu fort en théologie, ainsi que vous le montrez ici, il ne fallait pas vous en mêler sans avoir lu un écrit de l'un ou l'autre théolo- gien. Vous en aviez à la main une foule : entreprendre une telle œuvre sans en étudier un seul, quelle négligence! Non, » P. 248, col. 6,11" 21. 2 P. 250, col. 6, D" 2. ' Ibidem, n° 5 et n" 4, p. 231, col. «, n" d. ( 184 } toutes les eaux de l'endroit où a paru votre livre ne vous lave- ront pas du reproche de légèreté i. » 11 y a de la naïveté dans cette éloquence du Jésuite, mais il y a de l'habileté dans ce qui suit. Il revient sur les paroles pré- cédentes de Descartes : « Vous venez de dire que quelques-uns ont quitté l'Église romaine parce qu'elle enseignait la perma- nence des accidents : vous saviez donc plus que vous ne voulez le montrer quelle était sa doctrine ! Et vous l'accusez sournoi- sement d'avoir été par là l'occasion de la défection d'un certain nombre de ses enfants. Mais que vous l'ayez su ou que vous ne l'ayez pas su, ou qu'à la fois vous l'ayez su et pas su (car c'est cela que semblent signifier vos paroles), vous avez main- tenant sous les yeux la doctrine catholique là-dessus, vous ne pourrez plus nier cette vérité et vous avez à prendre les moyens voulus pour empêcher d'apostasier les simples qui liront votre traité, car vous y dépeignez un dogme catholique sous de telles couleurs que ce que vous en dites suffira pour provoquer à la défection les fidèles peu instruits '^. » Nous ne nous arrêterons pas à analyser les raisons philoso- phiques apportées par Compton pour prouver la distinction réelle des accidents d'avec la substance 3. Rapprochement assez piquant : le Jésuite, dans toute cette affaire, marche la main dans la main avec le Janséniste Arnauld : celui-ci avait, ainsi qu'il a été dit plus haut, appelé l'attention de Descartes sur la question des espèces eucharis- tiques et cela de manière à lui faire sentir qu'il avait en ' P. 531, col. a. n° 7 : « in promplu erani alii multi, quibus lectis, » facile hac de re instrui posses; horum ne uno quitlem inspecio, rem lantam » aggredi, qiianla incuria ! Onines loci illius ubi hic luus liber prodiit, aquœ, » hanc a le inconsideranliae notam non elueut. « On a vu que la seconde édition des Méditations avait paru à Ainsierdani. - P. 251 ; col a, n° 8 et n« 9. ■» Nous signalerons seulement sa réfutation curieuse de l'assertion carté- sienne qui faisait de la chaleur un mouvement, et du mouvement un mode inséparable de la substance étendue. Compton n'entendait pas ccisendant que la chaleur fût une substance, mais il voulait qu'elle fût un accident d'une nature autre que le mouvement. (188) défiance l'opinion nouvelle. Ravi de se voir d'accord avec un théologien dont il ignore d'ailleurs le nom, Compton l'appelle un homme docte et pieux ^. L'eût-il fait, s'il avait su que cet homme docte et pieux venait de faire paraître successivement trois apologies de Jansenius et était l'ennemi juré de la Compagnie? On peut en douter 2. De même que le Jésuite sui- vait le Janséniste dans sa campagne en faveur des accidents eucharistiques, le Janséniste suivit le Jésuite dans la question de l'étendue essentielle. Une note de l'édition de Cousin nous apprençl, en effet, que le 15 juillet 1648 Arnauld écrivit à Descartes, de Port-Royal-des-Champs. Un des paragraphes de sa lettre a pour sujet l'opposition entre la doctrine ecclésias- tique de la présence réelle et l'opinion de l'extension locale 3. Descartes, alors à Paris, lui répondit le lendemain qu'il préfé- rait ne rien mettre par écrit sur ce point 4. Et quoique Arnauld, dans une nouvelle lettre, lui eût redemandé des explications là-dessus », il ne dit plus même un mot de la chose dans sa lettre du 25 juillet, au moins telle qu'elle a été éditée par Clerselier 6. Descartes a-t-il connu ce que Compton avait écrit contre lui? On ne le sait. Sa correspondance est muette et son histo- rien, qui avait à sa disposition tant de lettres manuscrites aujourd'hui perdues, ignore même l'existence de Compton. Il est toutefois plus probable que Descartes n'en a pas eu con- naissance. En effet, le livre a paru au plus tôt le l^'' août 1649 7. ' P. 246, col. 6, n» 4 : > cum, in scriplo quodam, accidenlia realia negasse « videretur, vir quidam dodus el pius amice ipsum monuit, viderel quo pacte " lisec doclrina cum Ecclesiae circa species sacramentales defmilionibus ■ eonsisleret. » ^ Toulefois, en 1648, Arnauld, dans une lettre à Descaries, se montre satisfait de l'explication cartésienne des accidents eucharistiques. t' 0. volume X, p. 143. * /6/rfewi, p. 149. 5 Ibidem, p. 156. • Ibidem, pp. 156 el suivantes. ( 186 ) Or, Descartes a quitté la Hollande pour la Suède le 5 sep- tembre : il est assez difficile que, durant ce laps de trente jours au plus, il ait pu voir l'ouvrage. Une fois en Suède, la difficulté grandissait. Le 2 février 1650, il mourait à Stockholm. §6. Compton a en vue d'autres adversaires que Descartes, et ces adversaires, selon nous, sont les cartésiens de l'Université de Louvain. Il ne peut s'agir de cartésiens hollandais, tous protestants, et Compton ne pouvait guère connaître les cartésiens français, d'ailleurs très peu nombreux et très peu actifs à cette époque. Voici les premières paroles de Compton qui font allusion à ces disciples innommés de Descartes t : « il me reste à répondre un ou deux mots à ce que j'apprends être dit tout bas par quelques-uns, qu'en matière de philoso- phie, il ne faut pas emprisonner l'intelligence » De plus, toute la section sixième est employée à combattre, outre Descartes, des philosophes qui font consister les accidents en des corpuscules entourant les molécules à la façon d'atmo- sphères infiniment petites, substances en elles-mêmes, accidents par rapport aux corps qu'ils entourent et revêtent 2. Ces philoso- phes n'admettent pas d'autres accidentalités que des manières d'être de la substance 3 : or, nous retrouvons cette dernière opinion dans les ouvrages imprimés de Guillaume Philippi, à cette époque professeur de philosophie au collège du Lys, en même temps que le célèbre Geulincx 4. H n'y a rien d'impro- bable à ce que Philippi fût visé par Compton, et même, à ce < P. 2o0, col. a, u« 17. 2 P. 252, col. 6, n°, 1. 5 Sic se hahentiœ : la latinité de l'expression est douteuse. * Van SicHEN, Cursus philosophicus, Anlverpiœ, 1666, t. II, p. 169, col. b, met positivement Philippi parmi les partisans de ces accidents : « docenles accidentia non esse nisi modos substantiarum sic se habentium, » etc. Philippi était mort l'année précédente (1663). ( 187 ) qu'il ait été atteint ; car, l'année suivante (1650j, il descendit de sa chaire de philosophie. Selon Compton, ces prétendus accidents constituent une nouvelle opposition à la foi et à la raison : ce sont de faux accidents ; appeler de ce nom des substances, c'est se moquer des décrets de l'Église, être d'accord avec elle dans les mots, et renverser tout ensemble sa doctrine de fond en comble. Dans cette hypothèse, le corps de Jésus-Christ ne sera pas sous les espèces, ni sous chaque partie des espèces, puisque ces atmo- sphères peuvent avoir des ouvertures et que chacun de ces corpuscules ne peut être en contact avec le corps de Jésus-Christ que selon l'extérieur de ses dernières tranches. Enfin leur permanence n'aurait pas de caractère miraculeux : ce qui est contre la doctrine généralement reçue. Tels sont les arguments théologiques du P. Compton ; selon son habitude, il y ajoute des raisons prises dans la philosophie et surtout dans la physique. Relevons-en un seulement où apparaît l'humour anglais, mais dissimulé sous la gravité du langage latin. Ses adversaires niant l'existence de vrais accidents, tout accident réel est pour eux une substance, un corpuscule. « Que diront-ils des pensées et des volitions, des perceptions sensitives ? Voudraient-ils par hasard que dans l'âme et dans les anges il y ait des pores, des corpuscules, [des grains de poussière spirituelle, des atomes vitaux, dont ces esprits soient remplis? Admettraient-ils que les anges peuvent se crevasser et s'affaisser comme des corps ^ ? » ^ P. 253. col. a, i\° 9 : « sallem admittere debent actus intelleclus, inio » et sensuum esse accidentia, nisi in anima etiam et angelis poros staluere » velint, et corpuscula seu pulvisculos quosdam spirilnales et vitales alomos » quibus repleanlur : nisi inquam Angeles rimas agere velint et fatiscere » sicul corpora. . » ( 188 ) CHAPITRE X. DESCARTES ET LES BELGES. Sommaire. 1 . Appréciations de Descartes concernant des Belges antérieurs à lui : Nicolas de Cusa (1401-1464); Rembert Dodonée (4518-1585); Pierre Ramus (1502-1573); André Vésale (1514-1564). — 2. Ses appréciations concernant des Belges ou descendants de Belges, résidant de son temps dans les Provinces- Unies : Antoine TEmilius; Louis Elzévir; Godefroid de Haestrechl ; Daniel Heinsius; Abraham Heydanus ; Philippe Van Laensbergh; Charles de Maets; Simon Stévin; Jean Walaeus.— 8. Ses apprécia- tions concernant des Belges résidant de son temps en Belgique: Corneille Jansenius; Van der Wcgen ; Grégoire de Saint-Vincent ; Godefroid Wendelin. — 4. Descartes meurt en Suède; circonstances de sa mort d'après Plempius. §1. Avant d'achever cette première partie de VHistoire du carté- sianisme, il convient de réunir, comme dans un même tableau, les différents jugements que Descartes a portés sur les savants belges dont il n'a pas été question jusqu'ici. De cette manière, on pourra se faire une idée complète des relations personnelles de cet homme de génie avec notre pays , et l'on verra que , eu égard à la population, la Belgique a fourni à Descartes autant de compagnons d'armes, et peut-être autant d'adversaires que les pays voisins, notamment la France et la Hollande. Bien que le novateur fît profession de mépriser l'histoire et de ne pas chercher la vérité dans les écrits d'autrui, il nous a paru intéressant de rapporter ici le peu qu'il a dit sur les Belges des siècles précédents. Dans les onze volumes de ses œuvres, on n'en trouve mentionnés que quatre, et chacun, une fois seulement. Nicolas de Cusa (1401-1464), originaire de Cues, village du diocèse de Trêves, fut archidiacre de Liège, puis cardinal. Descartes se prévaut de son autorité pour soutenir l'opinion de l'étendue « indéfinie )> du monde, à propos de laquelle ( 189) Christine de Suède lui avait fait envoyer des objections. « Je » me souviens que le cardinal de Cusa et plusieurs autres doc- » teurs ont supposé le monde infini, sans qu'ils aient jamais » été repris de l'Église pour ce sujet ; au contraire, on croit » que c'est honorer Dieu que de faire concevoir ses œuvres » fort grandes ; et mon opinion est moins difficile à recevoir » que la leur, parce que je ne dis pas que le monde soit » infini, mais indéfini seulement. » Rembert Dodonée (1518-1585), Malinois, botaniste célèbre, est cité dans la lettre que Descartes écrivit à Voëtius en 1643 ^ pour justifier Regius d'avoir donné un certain nom à une espèce d'ellébore. Pierre Ramus (1502-1573), né à Cuth, village du Verman- dois, se rattache au pays de Liège par ses parents. Descartes connaissait ce savant, comme on le voit par un passage d'une de ses lettres 2. André Vésale (1514-1564) était certainement bien connu de Descartes. Une lettre au P. Mersenne du 20 février 1639 nous apprend qu'il avait étudié tout ce que Vésale a écrit sur l'ana- tomie. « J'ai considéré, non seulement ce que Vesalius et » les autres écrivent de l'anatomie, mais aussi plusieurs choses » plus particulières que celles qu'ils écrivent, lesquelles j'ai » remarquées en faisant la dissection de divers animaux 3. » Les Relges ou descendants de Belges, résidant en Hollande et contemporains de Descartes, étaient fort nombreux 4, et l'in- » 0. volume XI, p. 11. - Ibidem, X, p. i7l : .> Je demande ici à M. de Fermai el à M. de Roberval » (et principalemenl à ce dernier; car, puisqu'il occupe la chaire de Ramus, » il doit répondre à ceUe question, ou avouer qu'il ne mérite pas ce poste) » comment on trouvera dans le produit de la dernière multiplication, etc. » 5 0. volume Vlll, p. 100. * M. Gailliard s'en est occupé dans son mémoire sur VInfluence que la Bel- gique a exercée sur les Provinces-Unies, couronné par l'Académie Royale de Belgique, et publié dans le t. VI, des Mém. cour., in-S". Comme on va le voir, on peut ajouter quelques noms à ceux qu'il mentionne dans son ouvrage. ( 190 ) fluence qu'ils ont exercée autour d'eux dans les Provinces- Unies a été très grande ^. Il n'est pas étonnant que Descartes, étranger comme eux, s'occupant d'une foule de sciences, ait eu des rapports avec un nombre relativement considérable de ces enfants de la patrie belge. Antoine ^milius (1589-1660) naquit à Aix-la-Chapelle d'un père belge. Celui-ci, nommé Jean Melis, avait fait son appren- tissage commercial à Anvers, puis à Rome. Dans la suite, il s'était fixé à Hasselt, et venait d'être élu pour la seconde fois bourgmestre de cette ville, quand il se vit obligé d'en sortir pour professer librement la religion protestante réformée 2. Antoine, son fils, après avoir beaucoup voyagé, pour s'instruire, en Hollande, en Allemagne, en France, en Suisse et en Bel- gique, fut successivement professeur à Dordrecht et à Utrecht. Quand, le 18 mars 1639, mourut Reneri, son collègue à l'Université de cette dernière ville, on le chargea de faire son oraison funèbre ; il la transforma en un panégyrique de Des- cartes. Avant de la livrer à l'impression, il en fit examiner le manuscrit par le philosophe 3, et la publia précédée d'un titre pompeux, très élogieux pour Descartes. Postérieurement, il lui envoya encore une pièce de vers composée en son honneur; mais par modestie, Descartes ne consentit pas à ce qu'elle fût imprimée. En mai 1640, iEmilius se vit choisi * Paquot, Mémoires, t. VI, p. 162. V. Hartzheim, Bihliotheca Coloniensis, p. 323. Bayle, Dictionnaire philosophique, p. 358, dit « qu'il fut scandalisé de » voir à Rome des fidèles s'entretenir dans les églises de leurs fortunes » d'amour, et que cette vue le détacha du catholicisme. » 2 Baillet, volume II, p. 22. 3 C'est Descaries qui nous l'apprend (0. volume IX, p. 232). Voici ce litre : « Ad mânes defuncti, qui cum nobilissimo viro, Renato Descaries, nostri sseculi Atlante et Archimede unîco, vixil cunjunctissime, abdila naturse et cœli extima penetrare ab eodem edoctus ». Voici la conclusion de l'éloge oii il s'adresse au défunt : Et nova quae docuit, libi iiunc comperla patescunl, Omniaque in liquide sunt manifesta die, Ut merilo dubites, uirum magis illius arli, An nunc indi'ïelœ sint raaoçe clara tibi. ( 191 ) avec Regius comme réviseur des Méditations* Tous deux s'acquittèrent de leur tâche à la satisfaction de l'auteur ^. Au commencement de 1642, au fort de la lutte entre le cartésien Regius et le péripatéticien Voëtius, nous voyons ^milius con- seiller au premier le parti du silence 2. Descartes recommande à son bouillant disciple « de se servir du conseil d'Émilius, » dont la prudence est égale à l'amitié dont il nous honore 3. » Et si Regius publie, le 16 février 1642, sa réponse à Voëtius, ce n'est qu'après avoir arraché le consentement de son Mentor 4. Lors du jugement rendu par l'Université d'Utrecht contre Regius et Descartes (17 mars 1642), .4îmilius et un autre de ses collègues furent les seuls à y faire opposition s. Le philosophe français le félicita de « n'avoir pas voulu prendre part à tant de puérilité 6. » Trois ans plus tard, quand il écrit sa lettre apologétique aux magistrats de la ville d'Utrecht, Descartes appelle ^milius « le principal ornement de l'Académie d'Utrecht un personnage de grand mérite "^ ». A partir de ce temps, nous ne retrouvons plus le nom d'^^milius dans Baillet, ni dans les œuvres de Descartes. Louis Elzévir, fils de Josse et fondateur de l'imprimerie elzévirienne à Amsterdam, témoigne, dès l'arrivée de Descartes en Hollande, le désir de devenir son imprimeur; mais, ayant eu l'air de vouloir se faire prier quand il s'agit de la publica- tion du Discours de la Méthode et des Essais, il fut délaissé pour Lemaire 8. Toutefois, en 1642, il publia la seconde édition des * Baillet, volume II, p. 13. — 0. volume VIII, p. 219. « Vous m'avez » sensiblement obligé, vous et M. Emilius, d'avoir examiné et corrigé l'écrit )) que je vous avais envoyé; car je vois que vous avez porté l'exaclittide )) jusqu'à mettre les points et les virgules, et corriger les fautes d'orlho- w graphe. » * Ibidem, volume II, p. 151. 5 0. volume VIII, p. 604. ^ Baillet, volume II, p. lo5. ^ Ibidem, volume II, p. 155. '• 0. volume VIIÏ, p. 625, lettre à Regius. "^ 0. volume IX, pp. 252, 2o3. Cette lettre est datée de juin 1645. » 0. volume VI, p. 275. V. Baillet, volume I, p. 274. ( 192 ) Méditations, en 1643 VEpistola ad Voëtium avec la traduction latine du premier ouvrage de Descartes, moins la géométrie ; en 1644, les Principia philosophiœ, et en 1649, les Passions de l'âme. Godefroid de Haestrecht, un des principaux amis de Descartes, était, dit Baillet i, un gentilhomme du pays de Liège. Il était venu habiter Utrecht et demeurait ^ au château de Renoude, village à une demi-lieue de la ville, où il cultivait la philosophie nouvelle au milieu du repos et des commodités de la vie. Quand, dans l'été de 1644, Descartes se disposa à partir pour la France, Regius, dans sa lettre d'adieu, lui pré- senta les vœux de « Monsieur le baron d'Haestrecht 3 ». A son retour en Hollande, Regius lui écrivit une lettre de félicitations en son nom, en celui de plusieurs de ses amis et notamment de M. de Haestrecht, chez lequel ils se trouvaient réunis et occupés à parler de leur maître vénéré, quand parvint la bonne nouvelle de sa prochaine arrivée. Deux ans à peine après l'apparition de la Géométrie, tandis que François Schooten s'occupait à la traduire en latin, en y ajoutant ses notes et celles de Ch. de Beaune, Godefroid de Haestrecht proposa une remarque que Descartes ne trouva pas assez claire ^, et à laquelle il donna une rédaction nouvelle. Elle a été insérée dans l'édition latine, avec ces mots : « Sicut annotavit vir nobi- )) lissimus D. Godefridus ab Haestrecht, Mathematum cultor )) eximius hujusque scientiae peritissimus s. » Daniel Heinsius (lo82-16oo), Gantois, ne paraît pas avoir eu * Volume If, p. 35. - En 1659. ^ Baillet, volume II, p. 216. * 0. volume VIII, p. 145, LeUre de Descaites à Schooten du l'^'" septem- bre 1639. * Geometria a Renato des-Cartes, etc. Amslelodami 1685, p. 294. On lira avec intérêt trois pièces de poésie latine, écrites en Thouneur de ce savant par l'Auversois Gaspar Barlœus, Pœmatum editio nova, Lugduni Balavorum, pp. 179, 5o8, 451. Il y célèbre les mérites de de Haestrecht comme géographe, astronome, mathématicien et stralésislo. ( 193 ) toutes les sympathies de Descartes, qui écrit au P. Mersenne * : « Le sieur Saumaise a grand tort s'il me prend pour un ami de )) Heinsius, auquel je n'ai jamais encore parlé et que j'ai su )-> avoir aversion de moi, il y a longtemps, parce que j'étais )> ami de Balzac (qui a censuré sa tragédie d'Hérode) '^, et qu'il » est pédant. » Abraham Heydanus, petit-fils du Malinois Gaspar Van der Heyden 3, fut un des cartésiens les plus zélés ; il trouva même moyen de prêcher dans les temples « à la cartésienne », et Descartes se prévaut de ce fait pour montrer le mal fondé de quelques reproches, qui lui étaient venus de certains prédica- teurs français. « On m'a dit, écrit-il à Mersenne ^, qu'il y a un » ministre à Leyde, qui est estimé le plus éloquent de ce pays, » et le plus honnête homme de sa profession que je connaisse V) (il se nomme Heydanus \ qui se sert souvent de ma philoso- » phie en chaire, et en tire des comparaisons et des explications « qui sont fort bien reçues; mais c'est qu'il l'a bien étudiée, ce » que n'ont peut-être pas fait ceux qui se plaignent qu'elle leur n ôte leurs vieilles comparaisons, au lieu qu'ils devraient se )) réjouir de ce qu'elle leur en fournira de nouvelles. » Nous verrons plus tard Van der Heyden accueillir favorablement Arnold Geulincx. Sorbière a dit que la jeune Ecole cartésienne de Hollande le révérait comme son principal protecteur î>. Philippe Van Laensbergh (1561-1()3!2), né à Gand, est cité dans une lettre au P. Mersenne du 15 septembre 1640 6 : « Pour la grandeur des étoiles, Lansbergius les fait incompa- » rablement plus grandes que le soleil ; mais pour moi, je ne » les juge qu'environ de la même grandeur. » ' 0. volume VIII, p. 405. LeUre du 6 décembre 1640. 2 Celte parenlhèse ne se trouve pas dans l'édilion de Cousin, mais dans la citation de cette lettre par Baillet, volume II, p. 69. ^ Gailliard, Mémoire, pp. 117, 129. ♦ 0. volume IX, p. 556. ^ Baillet, volume II, p. 48. '' 0. volume VI II, p. 345. Tome XXXIX. 13 ( 194 ) Charles de Maets naquit à Leyde, en 1597 , de parents flamands émigrés i. Il fut nommé professeur à la nouvelle Université d'Utrecht avec Reneri et iEmilius; ce fut la chaire de théologie qui lui échut ^2. Toujours il se montre adversaire de Descartes et de Regius et ami de Voëtius. En 1640, il tra- vaille à obtenir des curateurs de l'Université une ordonnance pour empêcher l'introduction de nouveautés dans l'enseigne- ment 3. En 1641, il souscrit au décret qui défend aux étudiants en théologie de suivre les leçons de Regius 4. En 1642, il fait partie de la députation qui va porter ses plaintes aux magis- trats d'Utrecht, au sujet d'une apologie de Regius 5; il est du nombre de ceux qui, un peu plus tard, condamnent cette apologie 6. En 1645, Descartes stigmatise éloquemment ses intrigues dans l'affaire des deux Voëtius '. Simon Stévin (1548-1620) est né à Rruges. Descartes le nomme trois fois 8 dans ses lettres, et, dans un quatrième endroit, apprécie favorablement la solution qu'il a donnée à deux problèmes, sans peut-être savoir que cette solution vînt de lui. La première fois, il dit qu'on trouve dans sa Statique le centre de gravité du conoïde parabolique, d'après Com- mandin. Dans le second passage, il parle du Traité de méca- nique d'un sieur N., et dit qu'il a rendu l'objet de ses démon- strations plus difficile par son explication qu'il n'est de sa nature, outre que Stévin a démontré avant lui les mêmes choses, d'une façon beaucoup plus facile et plus générale. Les paroles qui suivent sont moins glorieuses pour notre conci- toyen : « Il est vrai que je ne sais pas ni de l'un ni de l'autre » s'ils ont été exacts en leurs démonstrations ; car je ne saurais ^ Gailliard, Mémoire^ p. 112. ^ Baillet, volume (, p. 262 '' Ibidem, volume II, p. 03. '' Ibidem, p. 146. ^ Ibidem, p. 133. ^ Ibidem, p. 155. ' 0. volume IX, pp. 307, 342. LeUre aux magisU-ats d'Utrecht. V. Baillet, volume II, p. 255. « 0. volume VII, pp. 428, 445; volume VIII, p. 159. ( 195 ) » avoir la patience de lire tout de long de tels livres. )) La troisième fois, il paraît avoir lu dans Stévin la raison pour laquelle on ne sent point la pesanteur de l'eau quand on y est plongé. En 1659, François Schooten lui demanda ^ d'exa- miner si deux a questions-paradoxes » étaient bien résolues, sans lui dire qui les avait proposées, ni qui les avait résolues. Il s'agissait de deux problèmes, où entraient des quantités négatives à interpréter. Descartes trouva les solutions satisfai- santes et ajouta un cas remarquable où les conditions des énon- cés pouvaient se réaliser. Tout reparut dans l'édition latine annotée de la Géométrie de Descartes, mais avec un préambule qu'il nous paraît intéressant de signaler. c( Quo (à la question des racines négatives) referenda est » jucunda atque ingeniosa qusestio a laudatissimae memoriœ « Mauritio, Principe Austriaco, atque confœderati Belgii guber- » natore, olim excogitata, quam amplissimus et prudentis- )) simus vir, D. Henricus Stevinus, Simonis filius, Dominus in » Alphen, paternarum virtutum haeres unicus, ex pluribus « monumentis, ad vitam communem utilissimis, et publica » luce dignissimis, qua^ inter adversaria parentis possidet, pro )) sua liberalitate mihi communicavit. » Suit le texte des ques- tions avec les réponses i^. Jean Walaeus ou de Wale (1604-1649), fils de Gantois, célèbre anatomiste, et professeur à l'Université de Leyde, a eu une parole d'éloge de la part de Descartes. Le philosophe, écrivant à Regius 3, lui recommande de retrancher de ses thèses ce qu'il avance contre Walée à propos du mouvement du cœur, ^ 0. volumeX, p. 514. -^ Renati Des-Cartes Geometria, eôil'io lerlia, Amstelodami, 1683, pp. 281 et 28'2. Ces quelques lignes nous apprenEenl qu'en 1649, vingt-neuf ans après la mort du grand homme, sa veuve et un de ses deux enfants n'étaient plus, et que Henri, l'unique survivant, était seigneur d'AIphen. Peut-être cette der- nière indication jetterait-elle quelque lumière sur la question du lieu où mourut Stévin. V. Quetelet, p. 107. " Gailliard, Mémoire, p. 15i2. Paquot, Mémoires, t. II, p. 202. Baillet, volume II, p. 142. h ( 196 ) « parce que, dit-il, c'est un homme pacifique et qu'il ne peut » vous revenir aucune gloire de le contredire. » §3. Il nous reste à dire un mot de quatre personnages qui ont passé en Belgique la plus grande partie de leur existence et dont un seul est d'origine hollandaise, savoir Corneille Jan- senius (158o-1638), dont il a été question plus haut. Nous ajouterons ici que sa polémique contre Voëtius dut le rendre sympathique à Descartes ^; mais Baillet rapporte que jamais le P. Mersenne ne put venir à hout de lui faire lire « Jansenius ni les thèses de Louvain 2 ». Jl s'agit sans doute des thèses auxquelles donna lieu la publication de VAugustimis, surtout du côté des Jésuites 3. Van der Wegen (fl. 1637) était un gentilhomme de Brabant, que Descartes mettait avec Wendelin « au rang des lecteurs » très savants dans toutes les choses qui jusque-là avaient été » connues dans la géométrie et dans l'algèbre;... au rang des )) personnes très laborieuses, très ingénieuses et très atten- » tives. » Il aurait bien voulu connaître leur sentiment à tous deux sur ses découvertes mathématiques ^ : « Je sais bien que » le nombre de ceux qui pourront entendre ma géométrie sera » fort petit; car, y ayant mis toutes les choses que je jugeais )> n'être pas connues aux autres , et ayant taché de com- » prendre ou au moins de toucher plusieurs choses en peu de ' Descaries avait certainement connaissance de la polémique de Jansenius et de Froidmont contre Voëtius; il en parle même assez longuement dans une lettre de 1C45. 0. volume XI, p. 182. * Volume II, p. 517. V. volume I, p. 408. Table des matières, au mol Jansenius : « M. Descartes est sollicité par le P. Mersenne de lire son livre » sur la grâce, mais il n'en fait rien. LeUre Ms. de 1641. » •"• Index librorum prohibHorum. « Thèses iheologicaî, apologeticae et miscellaneae adversus doclrinam Cornelii Jansenii propugnalam ab ejus patronis, sub prœiextu querimoniœ typographl Lovaniensis editionis secundae. BuUa Urbani VllI, 6 Martii 1641, el Décret. 1 Aug 1641. » * 0. volume VllI, p. 345. ( 197 ) » paroles (voire même toutes celles qui pourront jamais être » trouvées en cette science), elle ne demande pas seulement » des lecteurs très savants dans toutes les choses, qui jusqu'ici » ont été connues dans la géométrie et l'algèbre, mais aussi » des personnes très laborieuses, très ingénieuses et très atten- » tives. J'ai appris qu'il y en avait deux dans votre pays, » Wendelinus et Van der Wegen : je serai bien aise d'ap- » prendre de vous le sentiment qu'ils en auront et aussi ce » que les autres en pourront juger. » Grégoire de Saint-Vincent (io84-1667), Jésuite de Bruges, dont Leibnitz i, dans les Actes de Leipzig, dit qu'avec Des- cartes et Fermât il composa un triumvirat qui rendit des ser- vices plus importants que l'Ecole de Galilée et de Cavalieri : Descartes avait montré la manière de représenter des lignes par des équations; Fermât, trouvé la méthode des maximums et des minimums ; enfin Grégoire de Saint-Vincent méritait d'être placé à coté d'eux pour ses nombreuses et admirables inventions en géométrie 2. Descartes est loin de partager cette admiration; dès 4643, c'est-à-dire un an ou deux après que les manuscrits que Saint-Vincent avait laissés en Allemagne lui étaient enfin parvenus, il juge que les principes d'où le Jésuite voulait déduire la quadrature, quoique très vrais, n'étaient pas cepen- dant capables de mener à cette conclusion •^. Jusqu'ici, rien de ' Cilé par Quetf.let, Histoire des sciences chez les Belges, p. 217. ^ Huygens n'a pas moins d'estime que le penseur allemand pour le Jésuite brugeois.V. Opéra varia^ Lugduni Baiavorum, 17"2i,col. II, préface : Tony voit que Huygens étaii en correspondance avec lui et que Saint-Vincenl l'avait lui- même engagé à écriie contre son fameux ouvrage sur la quadrature du ctn-cle. V. pp. 458, 445. Dans le vol. III {Opéra reliqua Hugenii), p. 199, nous voyons GuidoGrandil'appeler « magnus superioris sœculigeomolra sueeque socielatis >^ lumen. » ^ 0. volume IX, p 139. V. volume X, p. 548 : lettre de Carcavi à Descartes en date de Paris, 9 juillet 1649, où il est fait mention de la polémique excitée par l'ouvrage du Jésuite 5 p. 5o'2 : lettre de Descaries à Carcavi, en date de La Haye, 17 août 1649, où il porte le même jugement qu'en 1645; p. 505 : leUre de Carcavi à Descartes, où il écrit que « Saint-Vincent a cependant autant » de géométrie qu'aucun de ceux que nous ayons vus de sa compagnie. » ( 198 ) déplaisant. Mais, mis en demeure ^ par le mathématicien Schooten de dire son avis sur le gros in-folio que le Père avait édité en 1647, et que Schooten avait envoyé à Descartes le 10 mars 1649, il lui répondit que la quadrature prétendue s'appuyait sur un paralogisme. « Dans tout ce gros livre, je )) n'ai encore rien rencontré, sinon des propositions si simples )) et si faciles que l'auteur me semble avoir mérité plus de )) blâme d'avoir employé son temps à les écrire que de gloire )) de les avoir inventées. » Schooten avait trouvé - nouveau et remarquable ce que le Père disait des proportionnalités et « de » ductu plani in planum ». Descartes juge que tout ce que Saint-Vincent écrit là-dessus « n'est d'aucun usage et n'a servi » à ce Père que pour s'embrouiller et se tromper lui-même » plus aisément ^. » * Quelelet dit (p. 213) que Descartes fit voir la fausseté de la solution daii^ une lettre au P. Mersenne. Nous ne savons où Térudit historien a puisé ce renseignement. * 0. volume X, p. 314 ^ 0. volume X, p. 519. Nous avons trouvé dans les Opéra varia de Huygnis (17:24, t. II, p. 347) un passage considérable de cette lettre de Descaries à Huygens avec des variantes assez notables pour que nous les reproduisions ici, Fauf la démonstration du paralogisme de la quadrature. « Ejus ad amicum epistolae copia rnihi facta est, cum jam diu exelasis » uostra prodiisset, qua non lanlum id quod dixi comprobatur, sed et tota » insuper ad opus geometricum P. a Sancto-Vincentio pertinel; inlegram hic » adscribere visum est, Gallice sic habel : Monsieur, j'ai gardé vos livres un » peu longtemps, parce que je dé.sirais, en vous les renvoyant, vous rendre » compte de la quadrature du cercle prétendue, et j'avais bien de la peine à » me résoudre de feuilleter tout le gros volume qui en traite. Enfin, j'ai vu h quelque chose, et assez, ce me semble, pour pouvoir dire qu'il ne contient » rien de bon qui ne soit facile, et qu'on ne pût écrire tout, en une ou deux » pages. Le reste n'est qu'un paralogisme touchant la quadrature du cercle, « enveloppé en quantité de propositions qui ne servent qu'à embrouiller la » matière, et sont très simples et faciles pour la plupart, bien que la façon » dont il les traite les fasse paraître un peu obscures. fNous passons ici la » manière dont Descartes montre le paralogisme.). ...Tous ses raisonnemenis » ne sont fondés que sur cette faute, et ce qu'il écrit de Proporlionalitatibus » el de Ductibiis ne sert qu'à l'embarasser et ne me semble d'aucun usage, » pour ce que frustra fit per plura quod potest fieri per pauciora. « ( 199 ) Quand on rapproche ce jugement de ceux de Huygens, de Jjcibnitz, de Bossut, de Hœfer *, on ne peut s'empêcher de soupçonner Descartes de s'être laissé entraîner par sa mauvaise humeur contre les Jésuites, à ne voir dans l'ouvrage du savant flamand que le côté défectueux. M. Chasles ne dit-il pas 2 que le petit triangle différentiel qui apparaît dans les figures du géomètre belge, entre la courbe et deux côtés consécutifs de l'un des deux polygones à échelles (inscrit ou circonscrit), peut avoir suggéré à Barrow, à Leibnitz et à Newton l'idée du calcul infinitésimal? Godefroid Wendelin (1580-1667) est né à Herck, dans le Lim- bourg. On a vu ci-dessus, là où nous avons parlé de Van der Wegen, que, dès 1637, Descartes avait ce savant en haute estime. En 1646, Wendelin ayant publié une courte brochure de 26 pages, intitulée De pluvia purpurea bruxelleiisi, on en envoya un exemplaire à Descartes, qui trouva belle l'observa- tion et ne fit point de doute qu'elle ne fût vraie « puisqu'elle » avait été faite par M. Wendelinus, qui est un homme savant » aux mathématiques et de très bon esprit. « Quoique l'expli- cation hasardée par Wendelin lui parût assez plausible, Descartes, avec une grande modestie, fit voir qu'elle était tou- tefois très incomplète 3. Il ne semble pas cependant que ces deux savants se soient mis directement en rapport l'un avec l'autre, quoique le P. Mersenne fût leur correspondant com- mun et que Wendelin fût l'ami de Van Gutschoven. § 4. En novembre 1649, parut le dernier ouvrage publié du vivant même de Descartes : le Traité des passions. « [1 y découvrait, )) dit Bouillier ^, les causes physiologiques et morales de nos ' Histoire des mathématiques. Paris, 1879, p. 445. "^ Cité par Hœfer, p. 444. •• 0. volume IX, p. 438. ' Volume I, p. 121. ( 200 ) » passions, leur siège dans les organes, les mouvements « organiques qui sont propres à chacune, le jeu des esprits » animaux, qui en sont le grand agent matériel, leur rôle dans )) l'entendement, les passions primitives et les passions secon- « daires qui en dérivent, le bon et le mauvais usage des passions, » les moyens de les combattre ; telles sont les questions que )) traite Descartes et qu'il résout, les unes, par des hypothèses » non moins arbitraires qu'ingénieuses, les autres, par les )) analyses les plus exactes et avec la connaissance la plus )> approfondie du cœur humain. » Contre toute attente, le premier février de l'année suivante, Descartes mourut à Stockholm d'une pleurésie : il n'avait que cinquante-cinq ans et promettait encore beaucoup pour l'avan- cement des sciences. Plempius rapporte d'un ton gouailleur les circonstances de cette mort : « Cum omnia per motum fieri et » generari sibi persuaderet, belle secum actum iri existimabat, )) si quam celerrimum eum motum corpusculorum in suo » corpore procuraret. Quare vinum Hispanicum potabat homo « quadragenarius, macilentus, biliosae temperaturae, gallus. » Holmiam, Suediœ metropolin et regiam a regina, sœculi )) nostri Pallade, accercitus, in febrem incidit acutam,adquam » curandam dum mitterentur medici regii, ipse medicinam sibi » noluit adhiberi : sed suis insistens principiis et motibus )) intentus, animam corpore suo movit. Hoc fuit exodium vitae « ejus qui ope philosophiae suœ fere perennitatem sibi » spondebat ^. » Désormais Descartes entrait dans l'histoire. On verra se renou- veler plus forts que jamais, autour de son nom, les combats livrés d'abord autour de sa personne. La Belgique y prit sa part. * Fundamenta medicinœ, Lovanii, 165i, p. 377, col. b. Ces plaisanteries font mal à lire; il est vrai pourtant que Descaries refusa les soins des médecins de la Reine. V. l'abbé Baillel, qui (volume IJ, p. 415) rapporte des faits analogues à ceux dont Plempius s'est fait Técho complaisanl. ( 201 ) CHAPITRE XI. (1650-4652.) Sommaire. i. Publication posthume du Compendium musicœ. — 2. La congrégation générale «les Jésuites devant les nouvelles idées. — 3. Bona-Spes (François Crespin), carme déchaussé, professeur à Louvain; ses Commentaires sur la philosophie d'Aristote; attaques contre Descartes. — 4. Froidmont : sa nouvelles édition de la Météorologie de Sénèque avec commentaires ; il maintient sa tactique antérieure contre le carté- sianisme. — 5. Le cartésien Lipslorpius de passage en Belgique. § 1. V Abrégé de la musique, ouvrage composé par Descartes en 1618, pendant son séjour à Bréda, quand il n'avait que 22 ans, a déjà été mentionné dans ce travail, lorsqu'il a été question des rapports de Descartes avec Isaac Beeckmann. A peine le premier fut-il mort, qu'on l'imprima sans le consentement des héritiers, et môme, d'après Baillet, dans le but de faire tort à Descartes par la publication d'un ouvrage, somme toute, assez imparfait, ainsi qu'en a jugé Fétis ï. On ne voit pas que ce traité ait eu du retentissement dans notre pays. C'est à Rome que nous allons nous transporter : la philoso- phie de Descartes devait se ressentir partout de l'accueil qu'elle trouvait dans la capitale du monde chrétien. Les décisions qu'y prenaient les généraux d'ordres et leurs chapitres devaient s'étendre aux maisons religieuses de tous pays. Qu'on juge dès lors de l'importance qu'elles acquéraient, quand il s'agis- sait des Jésuites, si nombreux et si influents dans notre Belgique. De tels faits, à la vérité, intéressent avant tout l'histoire • V. p. 29. ( 202 ) générale du cartésianisme; mais celui dont nous allons parler ayant passé, pour ainsi dire, inaperçu, il est bon de le relever. La philosophie de Descartes s'était déjà fait connaître à Rome du vivant de son auteur. Lui-même s'était rendu dans la ville éternelle à la fin de 4624, mais il ne paraît pas qu'alors il ait traité de sciences avec personne. Lors de la publication du Discours de la Méthode, il y envoya des exemplaires pour le cardinal de Bagne et le cardinal Barberini. Son imprimeur en adressa une douzaine d'autres à un des libraires de la ville i. De plus, dès avant 1642, un Jésuite de ses parents séjournait à Rome; il s'appelait Charlet, et occupait un poste éminent auprès du général de la Compagnie : celui d'assistant pour la France. Le P. Dinet, qui avait été préfetau collège de La Flèche, du temps où René y était pensionnaire, et qui, en 1642, était provincial de France, ayant fait un voyage à Rome sur la fin de cette même année 1642, ne manqua point d'entretenir le P. Charlet du livre des Méditations, et il voulut donner avis au philosophe de tout ce qui s'était dit de plus obligeant entre eux à son sujet, par une lettre qu'il lui écrivit de Rome vers le commencement de l'Avent. Descartes, « dans le temps des « étrennes de l'année suivante w, crut devoir faire part au P. Mersenne delà joie qu'il en reçut. « Il lui marqua aux termes « du P. Dinet l'estime que le P. Charlet faisait de ses études et » l'affection qu'il avait pour sa personne, croyant que ce Père )) n'attendait à se déclarer ouvertement pour sa philosophie » que la publication de ses Principes '^. » Aussi eut-il soin d'adresser au Père assistant un ou deux exemplaires de ce der- nier ouvrage, avec une lettre d'envoi 3. ' Baillet, volume I, p. 302. Il ne semble pas qu'ils aient trouvé des acheteurs; car, dit Descartes, ce libraire les renvoya, ou du moins voulut les renvoyer. 0. volume 8, p. 130. ^ Baillet, volume II, p. 139. ' 0. volume IX, p. 180. Lettre au P. Charlet, du 8 décembre 1644. Ce religieux fut remplacé comme assistant parle P. Barthélémy Jacquinot, recteur à Dijon, pendant la congrégation générale qui se tint du 21 novembre 1645 au 7 janvier 1646. V. Instilutum Societatis Jesu, Prague, 1737, vol. I, p. 611, col. a, col. b. ( 203 ) En 1646, les Jésuites romains imprimèrent pour la première fois quelque chose sur Descartes. Quand en effet le fameux P. Kircher mit au jour son grand traité sur la lumière, dont le titre un peu ambitieux était Ars magna lucis et umbrœ, il y fitquatre fois mention de Descartes, et deux fois, d'une manière très élogieuse. Tous ces passages se rapportent à la Dioptrique, sauf celui dont nous parlerons en dernier lieu, qui regarde les Météores. Kircher nomme Descartes un opticien très ingénieux, a sagacissimus opticus » "*. Ailleurs, il décrit le microscope d'après « Renatus Dechartes (sic) - ». Plus loin, il cite De Cartes [sic) à propos des verres caustiques 3. La première mention est plus voilée, et aussi plus insidieuse. Il s'agit d'expliquer la forme des cristaux de la neige : « cur autem nix prœsertim )) stellata corpuscula exprimat, varii varie explicare conati )) sunt. Quidam, Democritum secuti, omnia in atomos confe- » runt^*. )) C'est l'explication cartésienne, au discours sixième des Météores s. En voyant articuler une fois de plus ce grief contre sa philosophie. Descartes (qui avait été informé par Picot) s'inquiéta fort 6 et s'imagina que les Jésuites d'Alle- magne et d'Italie ne lui voudraient pas du bien; mais il sut depuis (dit Baillet) que Kircher n'avait point parlé au nom des autres, et il jugea, par la manière dont on lui marqua les études et le caractère de ce célèbre Jésuite, qu'il ne devait pas avoir l'esprit fort propre à examiner une chose qui aurait requis beaucoup d'attention, comme il croyait qu'en deman- daient ses écrits i. * P. 161. Il s'agii de la belle expérience de Descartes par laquelle il prouve, le premier de tous, que les objets visibles se peignent sur le fond de l'œil avec leurs formes et leurs couleurs. V. Dioptrique , 0. volume V, p. 42. ■^ P. 835. V. Dioptrique, 0. volume V, p. lôO. "" P. 878. V. Dioptrique, 0. volume V, p. 116. 4 P. 1S6. 5 0. volume V, pp. 232 et suivantes. ^ Baillet, volume il, p. 284. La lettre de Descaries à Picot est, d'après Haillet, du 29 décembre 1645: l'ouvrage de Kircher porte pourtant la date de 1646. 7 C'est Baillet qui rapporte ce jugement. Auresle, ce rapport est confirmépar les paroles de Descartes que nous lisons dans sa correspondance (0. volume 111, ( 204 ) Le général de la Compagnie, Caraffa, étant décédé le 8 juin 1649, les Jésuites, du 13 décembre au 23 février de l'année suivante, tinrent la congrégation de règle à l'effet de pourvoir à son successeur et de concerter les mesures d'ordre comman- dées par la situation. Plusieurs décrets furent portés. Parmi eux, le vingt-troisième mentionne les plaintes de plusieurs provinces au sujet des professeurs de philosophie qui traitent des questions inutiles, ou donnent leur cours sans ordre, ou se laissent aller à une trop grande liberté d'opinions : « nimiam sibi opinandi licentiam concedunt. » L'ordonnance émanée du P. Piccolomini à la suite de ces plaintes, ajoute que de sem- blables réclamations s'étaient produites dans la huitième con- grégation générale (11 novembre 1645 au 14 avril 1646). Voici le passage de ce décret qui nous intéresse : « quelques professeurs de philosophie et de théologie, trop libres dans leurs opinions, tiennent sur plusieurs points, et même professent publique- ment des sentiments nouveaux, ou du moins réintroduisent dans nos écoles des manières de penser tout à fait démodées et hors d'usage t. Quand, au nom de plusieurs provinces, on a exposé ces faits, et d'autres du même genre, à l'assemblé»' générale, celle-ci s'en est fort émue, et, craignant que le mal (jui venait de prendre naissance chez un petit nombre ne s'étende davantage, elle a résolu de le conjurer par des mesures énergiques '^. » A la suite d'un nouvel examen 3, on fit dresser p. 4:20), où il dit notamment que « le dit N. a quantité de forfanteries et est » plus ciiarlalan que savant. » Pour voir que cet « N » esl Kirclier, il suffît de comparer les paroles de Descaries avec la page 645 du irailé du Jésuite intitulé Magnes, sive de arle magnelica, edilio secunda post Romanam, multo correclior, Goloniae, 1643, in-f". * Inslilulum Societatis Jesu, Prague, 1757, vol. 2, pp. 226 et suivantes. '^ Ibidem. ■' Ces diverses propositions avaient déjà été, pour la plupart, après mûre délibération, proscrites antérieurement, mais pas toutes. « Plerieque a praepo- » silis generalibus pridem doceri vetitœ in nostris gymnasiis. » Si les nôtres font partie des proscriptions antérieures, il n'en est pas moins vrai qu'elles sont opposées au cartésianisme et que le nouvel examen aura trouvé en elles un nouveau litre à leur proscription i \ ( 205 ) un catalogue des propositions à proscrire de renseignement philosophique et théologique de la Compagnie, tout en remarquant qu'on n'entendait pas enlever à ces doctrines la probabilité qu'elles pouvaient avoir, mais seulement fermer la porte aux dissensions domestiques et mettre l'unité et la soli- dité dans l'enseignement ^. Cette ajoute est très importante et montre l'esprit libéral de la Société de Jésus, en même temps que sa prudence, puisqu'elle se réservait implicitement le droit d'abroger ses défenses au cas où la probabilité des opinions proscrites deviendrait assez grande, et que, dans l'entre-temps, elle veillait efficacement au maintien de l'unité de vues, si dési- rable dans un corps moral et si profitable à son action. Ce catalogue comprend 65 propositions philosophiques et 81 propositions théologiques. Nous rapporterons celles qui se confondent avec la doctrine de Descartes, en prenant le plus souvent pour terme de comparaison le résumé du sys- tème cartésien donné par Brucker, dans son Histoire de la philosophie. a 5. Il n'y a pas de matière première. » 2 Descartes dit que l'atome corporel n'est pas formé de deux éléments substantiels, incomplets l'un et l'autre, dont l'un serait la matière première et l'autre la forme substantielle. De plus, admettant que la matière première dans le sens scolastique est corrélative à la forme substantielle, et niant l'existence de celle-ci, il devait aussi nier l'existence de celle-là. « 18. Les éléments ne se composent pas de matière et de forme, mais d'atomes. » 3 • a Non quocl doclrinam iis conlentam qualificare ullo modo animus sil » (id enim aliioiis subsellii est), sed quia, qunecumque landem iis inesse possit ') probabiliLis, judicamus ad uniformilateni et solidilalem doclrinaî » oniuino expedire ul nostri professores ab iis abslincant, quamvis non sil par ^ omnium causa, neque omnes sint sequaliter noslrisralionibus inopporlunae. » ^ « Non dalur maleria prima. » Pour toutes ces propositions, voyez hist. Sor. Jcsu. Prague, 1657, pp. 255-250. •'* ft Elemenla non coniponuntur ex materia et forma, sed ex atomis. » Il s'agit (les corps simples, tels qu'ils tombent sous nos sens, avec leur étendue visible et tangible. ( 206 ) Descartes soutient que tous les corps qui tombent sous nos sens sont des agrégats d'atomes. « 19. De même, les corps composés, excepté l'homme, n'ont pas de forme substantielle propre ; mais le mélange et la dis- position variée de leurs atomes varient leurs différentes espèces t. » Cette thèse, avec sa restriction, est tout à fait cartésienne. « 23. Il est douteux que la quantité se distingue de la matière et aussi que la quantité et l'impénétrabilité se dis- tinguent de la forme substantielle '^. » Descartes 3 enseigne que « la quantité ne diffère pas réelle- ment de la substance étendue, mais seulement selon le con- cept, comme le nombre, de la chose nombrée. Ceux qui dis- tinguent la substance corporelle de sa quantité n'ont qu'une notion confuse de la substance incorporelle, qu'ils attribuent faussement à la substance corporelle. (c 24. La quantité est réellement identique avec ce par quoi la substance matérielle est localisée et impénétrable •^. » C'est dire, en d'autres termes, que la quantité consiste dans l'extension et la résistance actuelles; cette définition, qui va contre la doctrine traditionnelle sur la présence réelle, est dans l'esprit de Descartes s. « 33. Dans un corps continu, il y a de petits vides, plus ou moins nombreux, plus ou moins grands, selon la raréfaction et la densité de ce corps 6. » * « Mixla eliam corpora, excepto homiDe, non habent propiiam formam « substantialem ; sed pro varia atomorum mixtura et dispositione, exhibent » illas species quas videmus, auri, marmoris, etc. » ^ « Dubium est an quantitas dislinguatur a materia. Item an distinguatur » a formis substantialibus quantitas et impenetrabilitas. In hoc dubio, » P. Claudius jussit afïîrmalivam a nostris docendam, et contrarium veluit » quoque P. Mutins. » '' D'après Brucker, Historia philosophiœ,L\ps\se 1766, t. IV, part. 2, {). 506, prop. 6. * « Quantitas identilicatur realiter cum ubi quo substanlia materialis constituitur in loco inipenelrabiliter. » ^ V. les propositions 7, 8 et 9 de Brucker, p. 306. ^ « Inconlinuointercipiunlur vacua parva, pauciora vel plura, majora vel ( 207 ) C'est là une idée favorite de Descartes et dont il est fait men- tion ou qui est supposée à chaque page de ses œuvres ^. c( 3o. La terre se meut de mouvement diurne '^. » Descartes dit ^ : Le soleil peut être compté parmi les étoiles fixes et par conséquent la terre parmi les planètes. « 37. Les éléments ne se transforment pas les uns dans les autres; mais les particules de l'un se cachent dans l'autre et y restent tout à fait intactes ; leur entrée est la raison de la dilatation et de la condensation. » C'est la théorie cartésienne, telle que nous l'avons vu com- battre par Compton, et telle que Brucker la rapporte aux endroits cités à propos de la 33"'« proposition ^. « 38. Les générations se font plus probablement par une union nouvelle de corpuscules, môme selon Aristote s. » On remarquera, outre l'aftinité avec la théorie cartésienne, la prétention de s'appuyer sur la théorie d'Aristote que nous avons constatée dans les Principes, et que Froidmont y avait relevée en 1649 dans le Traité de rdme. miEora, pro rarilale et densilale ejusdem (vacua veut dire vides de substance de même nature que celle du corps continu). ' Brucker, loc. cil., p. 520, propositions 19 et 20; p. 521, propositions 28 et 29, et surtout p. 505, proposition 5. ^ « Terra movetur motu diurno; planetœ lanquam vivenlia, movenlur ah inlrinseco. Firmamentum slat. » Descartes avait, il est vrai, imaginé un système, d'après lequel il pouvait dire la terre immobile, parce qu'elle ne se mouvait pas par rapport à l'étherqui l'entourait en la transportant autour du soleil. C'est cette assertion qui a fait direàMerjot, médecin du Roi, « qu'un ver engendré dans un fromage de Hollande et porté d'Amsterdam à Batavia fait environ six mille lieues de cliemin, sans changer de lieu. » V. Cousln, Œuvres, Bruxelles, 1841, in-4°, t. II, p. 197, col. a. '" Brucker, loc. cit., p. 512, n" 7. * « Elementa non transmutantur invicem; sed unius particulas in alio » delilescunt incorruptœ : quarum ingressus rarefactionis et condensationis » est ratio. » ^ « Probabilius dicilur fieri generalio per novam conjunctionem corpus- » culorum, etiam secundum menlen Aristotelis. » Il ne s'agit pas de la génération vitale, mais de celle dont il est question dans le célèbre aphorisme : Generatio unius estcorruptio alterius. ( 208 ) « 41. La pesanteur et la légèreté ne diffèrent pas spécifique- ment, mais par le plus et le moins i. » C'est encore une doctrine cartésienne, bien qu'elle ne se trouve pas en propres termes dans Descartes; mais elle est la conséquence immédiate de sa définition de la pesanteur, laquelle n'est autre chose que l'effort d'un corps pour gagner le centre de la terre, par la poussée d'un autre plus riche en matière subtile, et par conséquent plus porté vers le dehors du tourbillon terrestre ^. a 4^1. Il n'y a pas d'espèces intentionnelles dans les sens extérieurs 3 ». Descartes, comme plus tard Malebranche, avait en horreur (c ce fatras d'entités scolastiques , espèces impresses, espèces » expresses, espèces sensibles, espèces intelligibles. » Dans le ])remier Discours de la Dioptrique ^, « je veux, dit-il, délivrer » votre esprit de toutes ces petites images voltigeantes par l'air, » nommées des espèces intentionnelles, qui travaillent tant » l'imagination des philosophes. » Il parle de la même façon dans la réponse aux sixièmes objections s. « 48. Il n'y a pas d'espèces impresses, pas même celles intelligibles 6. » Même remarque que ci-dessus. « 49. L'immortalité de fâme ne se déduit pas nécessaire- ment des actes de rintelligence '^. » Descartes avouait ne pouvoir démontrer que Dieu ne puisse annihiler l'âme, mais prétendait seulement faire voir qu'elle n'était point naturellement sujette à mourir avec le corps 8 : < Gravitas et leviias non differunt specie, sed tantum secundum magis et » minus. » - V. 0. volume 3, p. 347. ^ a Nulla datur in sensibus externis species inteniionalis; sed ejus loco, > verbi gralia, dalur in oculo extramissio radiorum visualium. >• * 0. volume V, p. 8. •"• 0. volume II, p. 356. '• a Non dantur species impressae, née intelligibiles quidem. >• ^ « Immortalilas animae non salis colligilur ex operalionibus intellectus. » ^ 0. volume VIII, p. 431. Lettre au P, Mersenne. ( 209 ) aussi avoue-t-il ne pas dire un mot de l'immortalité de l'âme dans ses Méditations et dans le Discours de la Méthode i. Il se borne à la remarque suivante : « d'autant qu'on ne voit point w de causes qui la détruisent, on est naturellement porté à » juger de là qu'elle est immortelle 2. » Dans la seconde édi- tion des Méditations, il change le titre primitif Démonstration de Vimmortalité de l'âme en celui de Démonstration de la dis- tinction réelle de l'âme et du corps 3. Dans les trente et une propositions théologiques, on n'en trouve que deux se rattachant aux idées cartésiennes. La onzième, selon laquelle un ange, qui n'est pas une forme, pourrait informer un corps ^ et la treizième, qui dit que, dans l'eucharistie, les espèces réelles des accidents ne demeurent pas, mais seulement les espèces intentionnelles s. Descartes ne mettait pas de différence essentielle entre l'ange et l'âme humaine, ou plutôt, comme il aimait à dire, l'esprit humain : de là, il devait admettre que l'union à un corps était aussi possible pour un ange que pour notre âme elle- même 6. Enfin, on le sait, il niait la permanence des accidents réels du pain et du vin dans l'eucharistie. §3- Les Jésuites ont été les premiers à lutter contre Descartes à visière baissée; leur exemple en entraîna d'autres. Mais leur originalité et leur ardeur dans le combat ne se retrouvent nul- lement chez le religieux Carme dont il va être question. Fran- ' 0. volume I, p. 190. ^ V. cependant l'abrégé de la deuxième méditation, in fine. 0. volume I. p. 231. ^ V. BouiLLiER, volume I, p. 135; 0. volume IF, pp. 15-51. ^ « Angélus qui non est forma, polesl informare ma'eriam. < ^ « In eucharislia non rémanent species reaies aocidenlium, sed tantum » intenlionales. » ^ V. BouiLLiER, volume I, p. 135; Arnauld, dans ses objections, 0. volume II, \K 13. Tome XXXIX. 14 ( 210 ) çois Crespin i, né à Lille en 1617, était entré en 1634 dans Tordre du Carmel. Il prit un nom d'heureux augure, celui de Bona-Spes, sous lequel il est plus connu. On ne peut cepen- dant lui appliquer l'adage nomen est omen ; car, malgré la publi- cation de ses cours de philosophie et de théologie, il ne jouit d'un grand renom, ni comme philosophe, ni comme théolo- gien. S'il faut en croire Sanderus 2 (mais le témoignage de cet auteur est un peu suspect, quand il loue des contemporains de leur vivant), « pendant son professorat, il fit preuve de science profonde dans son enseignement, ses discussions et ses écrits. » En 1652, étant professeur de théologie, il édita un cours de philosophie en trois volumes in-folio, sous le titre modeste de Commentaires sur toute la philosophie d'Aristote ^ . La rédaction devait en être assez récente : il mentionne à chaque page et presque toujours plusieurs fois le livre du P. Gompton, publié trois ans auparavant. Il semble avoir tenu à paraître très au courant du mouvement scientifique ; car, outre les citations de Gompton, quoique moins fréquemment, on rencontre parfois dans son livre des mentions de Froidmont [Philosophia chris- tiana de anima, 1649), de Garamuel {Philosophia realis et rationalis, 1642), et d'autres écrivains contemporains n'apparte- nant pas à la Belgique. Il cite aussi l'auteur du Discours de la Méthode. Malheureu- sement, il laisse bien voir qu'il n'a pas lu ses ouvrages et qu'il ne les juge que sur la foi du P. Gompton : trois fois, dans ces trois volumes, le nom de Descartes apparaît, et chaque fois les citations se rapportent exactement aux endroits correspondants de la Philosophia U7iiversa du religieux anglais. Dans la première citation, on trouve le nom de Descartes en singulière compagnie : deux Jésuites, ainsi que Descartes et Froidmont ont soutenu, dit Bona-Spes, qu'on ne pouvait * V. Bibliotheca Carmelilaiia, t. I, p. 482. * Chorographia Sacra Brabantiœ, Hagae-Comilum, 1767, t. II, p. 279. ' Commentarii in universam Aristotelis Philosophiam, Bruxellis, apud Franciscum Vivienum. ( 211 ) prouver par la raison l'existence d'aucune forme substantielle * . « Ita e societate ^Egidius Regius et Zavarellus, et nuperrime Renatus Descartes, 4 p. Princ. Phil.; nec multum abest Fro- mondus. » On ne cite pas dans lequel des 207 paragraphes de la quatrième partie des Principes se trouve la doctrine incri- minée, pour deux bonnes raisons : d'abord Descartes ne la professe dans aucun d'eux 2 ; ensuite Bona-Spes n'avait pas sous les yeux le livre qu'il mentionnait, et, par malheur, Compton se bornait aussi à la citation générale, avec un tort en moins, puisqu'il ne faisait pas dire à Descartes ce que lui prêtait gratuitement Bona-Spes 3. La seconde fois, il s'en prend au philosophe français pour avoir enseigné que rien ne se fait de rien, que « ex nihilo nihil fit» est un axiome d'une vérité éternelle, nécessaire, infaillible, et qu'en conséquence la création est impossible. Il n'ajoute pas qu'il a connu ce prétendu enseignement en lisant Compton, et, à son insu, il aggrave l'accusation déjà imméritée, en sem- blant mettre sur le compte de Descartes une doctrine qui n'était susceptible d'aucune interprétation bénigne et qui était en contradiction formelle avec les sentiments catholiques de ce maître ^. C'est ressembler à la voisine de la femme du pon- deur, contant la fameuse nouvelle : Au lieu d'un œuf, elle en dit trois. Dans sa dernière citation, Bona-Spes est occupé à commen- * Volume II, p. 28, col. a. * Sa théorie sur l'union de l'âme et du corps rend pourtant difficile à comprendre comment l'âme peut être forme substantielle. ' Compton, Philosophia universa, p. 238, col. b. Le Jésuite avait fort bien saisi la pensée de Descartes, comme on peut le voir en comparant l'endroit que nous venons de citer avec le n*» 198 de la quatrième partie des Principes (0. volume III, p. 511). * Volume II, p. 125, col. b. « Unde non video quomodo e recenlioribus » Renatus Des-Cartes la p. Phys. n" 75. (Phys. : il veut dire Principiorum) » dicere potuit axioma hoc ex nihilo nihil fit esse aeternae, id est necessariae, » infallibilis, etc.... veritatis, et ideo consequenler creationem esse impossi- » bilem. > En comparant ce que dit Compton p. 371, on verra combien Bona-Spes s'est inspiré de lui. ( 212 ) ter les Livres de l'Ame, et, à ce propos, il définit l'être corporel « illud quod extensum, habet partes extensas, id est extra invicem realiter ». Il se défend de suivre René Descartes : « on ne peut objecter à ma définition de l'être corporel ce qu'objecte le P. Compton à Descartes, à savoir que dans la sainte eucharistie se trouve vraiment et réellement le corps du Christ, et que cependant il n'y a pas d'extension actuelle, etc. Notre définition prévient suffisamment cette difficulté, en disant : « un être qui, étendu, qui, s'il est étendu »; car il ne répugne pas qu'un corps existe et ne soit pourtant pas actuellement étendu ; mais seule- ment potentiellement, comme l'objection le prouve invincible- ment. ^ » Ici encore le Carme ne s'en prend au philosophe français que sur le rapport du Jésuite. Voilà tout ce que contient l'ouvrage de Bona-Spes touchant Descartes et contre Descartes : peu de chose; en somme, un écho qui n'a pas eu de retentissement. L'auteur en a jugé de même en 1662, et plus sévèrement encore, puisque, dans la pré- face d'un des six tomes de sa Théologie, il se fait une gloire de n'avoir rien dit dans sa Philosophie de ce qu'il nomme les bagatelles cartésiennes : « uti in philosophia, omissis cartesianis » nugis et frivolis qusestionibus, quse curiositati magis faciunt )) quam doctrinal, difficultatis statim nodum ostendi et solvere )) conatus sum, ita et hic facio. » Quant à avoir en fait omis les questions frivoles, on ne trouve pas chez lui les minuties dialectiques et autres moins longuement traitées que dans les auteurs scolastiques du temps. Les doutes et les difficultés fourmillent, il est vrai, dans l'ouvrage ; ils portent sur les ^ Volume III, p. 97, col. a. 11 a été dit plus haut que la doctrine de l'Église sur le mode de la préseuce réelle de Jésus-Christ dans l'eucharistie était la pierre d'achoppement de la doctrine cartésienne, plus encore que l'opinion commune des théologiens sur les accidents absolus. En voici une nouvelle preuve : Bona-Spes, dans tout son ouvrage, ne dit pas un mot de cette dernière, quoique Compton se soit étendu sur elle avec complaisance, et qu'il en ait pris texte pour attaquer violemment Descartes. D'autre part, le Carme soutient explicitement que l'étendue n'est pas de l'essence du corps, et encore moins, son essence même. ( 213 ) thèses les plus importantes aussi bien que sur les thèses secon- daires. Mais la manière dont Bona-Spes dénoue ses nœuds mérite d'être signalée. S'agit-il même de l'existence de Dieu ^ de la spiritualité de l'âme '^, de son immortalité 3, la grande preuve, l'Achille des arguments, parfois l'unique, est le suivant: il est stéréotypé et se répète dans les mêmes termes : « on peut trouver par la seule raison, c'est-à-dire en faisant abstraction de l'autorité de la Foi, de l'Écriture, des Pères et des scolas- tiques, que (par exemple) l'âme de l'homme est spirituelle. On le prouve. Si même la raison ne pouvait prouver que Tàme est spirituelle, elle ne peut pas non plus prouver qu'elle ne l'est pas; il est donc au moins douteux que l'âme ne soit pas spiri- tuelle. Je reprends. Or, il est constant pour toute l'Église, Aristote, Platon, Hippocrate, tous les Pères et tous les péripa- téticiens que l'âme est spirituelle. Dans les cas douteux, selon la lumière naturelle, de même que le bien commun doit être préféré au bien particulier, de même aussi le sentiment commun doit l'être au sentiment particulier, si ce dernier peut donner lieu à de graves dommages (c'est ici le cas). Donc l'âme est spi- rituelle : et sic resolutio nostra etficaciter demonstrata est M » De tels arguments ne devaient pas engendrer une bien forte persuasion; au contraire, ils devaient laisser le scepticisme dans l'esprit du lecteur, s'il s'y trouvait déjà, ou lui donner naissance ^. Il ne sulTit pas d'avoir dit une fois c que le sentiment com- » Volume III, p. 116. « Volume III, p. 99. 5 Volume III, p. 101. * Ces paroles sont une traduction exacte de ce qu'on lit, t. III, p 99, col. b. ^ Bona-Spes avait eu à souffrir à cause de son scepticisme. V. volume III, p. 98, col. a. K Verum ne quis forte, ex prœcipitanlia leclionis verbum lioc » (savoir que les preuves rationnelles ordinaires de rimmorlalité de l'àme ne » sont pas convaincantes) non caperel et mentem nostram per inadverten- » tiam defraudarel (quod factum experimur), ul plane senteutiani adversario- ) rum, deinde illius rejectionem, denique nostram resolutionem firmarem, » gravibus viris consultius visum est. » ^ Volume II, p. 10, col. a. ( 214 ) mun suppose la certitude expérimentale, directe ou indirecte, de l'objet sur lequel il porte. S'il en est ainsi, on n'a qu'une chose à faire : donner ces faits d'expérience et en établir la portée; or Bona-Spes ne le fait pas. La cause de Descartes devait gagner à être combattue par de pareils adversaires. Quelle différence entre cette monotonie mêlée de prétention et d'affaissement, et la philosophie engageante du philosophe novateur ! § 4. Froidmont surpasse Bona-Spes de cent coudées ; il entre en scène une quatrième fois dans cette histoire, toujours comme adversaire de Descartes. Il s'obstine cependant à ne pas vouloir l'attaquer de front. En 1652, ce théologien à aptitudes variées fait une seconde édition de ses commentaires sur Sénèque. Juste-Lipse était mort avant de pouvoir achever ses gloses sur toutes les œuvres de ce philosophe : en 1632, Froidmont, « divinse humanaeque littératures scientissimus », comme l'appelle Moretus dans une dédicace à Urbain VIII, compléta l'œuvre du célèbre humaniste. Cet imprimeur l'y avait engagé, et c'est à cette invitation acceptée par Froidmont, que l'on doit une série d'annotations, remarquables pour le fond et pour la forme, sur les dix livres des Questions naturelles de Sénèque, augmentées dans l'édition actuelle, et suivies de dissertations nouvelles se rapportant au même ouvrage t. La lecture en est extrêmement intéressante. On y trouve l'élégance et la facilité qui caractérisent le style de Froidmont dans ses ouvrages scientifiques. Les idées sont généralement justes et parfois plus larges qu'on ne s'y attendrait. Sénèque avait dit : « Nulla magis quam inter philosophos aequa * Senecœ opéra, aucta Liberti Fromondi Scholiis ad quœsliones naturales, et Ludum de morte Claudii Cœsaris, quibus in hac editione accedunt ejusdem Liberti Fromondi ad quœsliones naturales excursus novi, Aniverpiae, Plant. Balt. Moretus, 1652, in-folio. L'avertissement au lecteur est daté d'Anvers, 16 avril 1652, ei signé Ballh. Moretus junior. ( 215 ) libertas. » Voici la glose de Froidmont : on la comparera aux paroles de Bona-Spes rapportées ci-dessus : « Nam veluti » Lacaenae canes citius feram deprehendunt, si diversœ hac » illac discurrant, quam si per eadem vestigia omnes unam )) sequantur, ita philosophi facilius ad veritatem pervenient si NuUius addicti jurare in rerba magistri )) ingenii sui sagacitatem quisque sequantur i. » Il n'étend pas cette liberté aux choses déterminées par la foi ; il veut même que dans les autres cas, s'il y a doute, on opine (il ne dit pas : on décide, on juge) dans le sens de quelque philosophe de génie, s'il s'en rencontre. Mais il est loin de vouloir imposer l'autorité d'un homme comme infaillible. Que redire à cette modération? Froidmont n'épargne pas Démocrite, ni par conséquent celui que son ami Plempius avait surnommé depuis longtemps le « Démocrite ressuscité ». Un éloge décerné au philosophe abdéritain par Sénèque donne occasion à un vigoureux réqui- sitoire contre lui : « Vous avez pris cela dans Épicure, 6 Sénèque : d'après Epicure, c'est Démocrite le premier qui a ouvert l'accès à la philosophie de la nature, et ainsi sans doute permis (du moins, il faut le croire), à lui, Epicure, de s'en approcher. N'est-ce pas Démocrite qui a enseigné à Épicure les atomes et la mortalité de l'ame? N'est-ce pas d'après Démocrite qu'il a nié la Providence divine, c'est-à-dire Dieu lui-même? Comparez, je vous prie, la subtilité de Démocrite avec Platon et Aristote : c'est un hibou au milieu d'aigles ! En physique, c'est-à-dire quand il s'agit de pois et de fèves, il n'a pas été sans valeur : en effet, après Pythagore, il a été, selon Pline, le premier à faire connaître les préparations magiques des plantes! Cette haute science l'a fait appeler la sagesse même! Quant aux choses divines, il a surpassé toutes les taupes ensemble en aveuglement. Et le divin Platon, dans ses ouvrages si nombreux, ne l'a pas jugé digne de la moindre • P. 751, note 90. ( 216 ) mention, mais il a pensé qu'on devait brûler tous ses livres t. » Le début des Dissertations 2, qui forment l'appendice de la nouvelle édition, est évidemment inspiré par la vue de la révolution philosophique dont Froid mont était le témoin forcé et l'impuissant adversaire. « Peut-être, s'écrie-t-il, aucun siècle n'a-t-il jamais autant que le nôtre méprisé l'antiquité et pour- suivi la nouveauté. Dans les sciences sacrées comme dans les sciences profanes, « plurimœ undique Xopoat. àxtvYiTO!. mot* sunt;» on a battu en brèche (vainement toutefois) des doctrines qui étaient solidement assises, grâce à leur antiquité même et aux arguments dont on les munissait 3. » Comme en Météorologie et en Psychologie, Froidmont avait ici vingt occasions de nommer Descartes et de l'attaquer; la mort de son adversaire lui donnait plus de liberté encore. Et cependant, silence absolu! Rien des Météores, rien des Prin- cipes; on dirait que pour lui ces livres n'existent pas. Peut-être ne voulait-il pas avoir l'air d'imiter un Jésuite en s'en prenant ouvertement à Descartes, à la suite du P. Compton, et après les reproches à peine dissimulés que celui-ci adresse aux professeurs péripatéticiens de Louvain. Cependant, le progrès * P. 79i. Sénèque avait dit: « Deniocritus quoque subtilissimus aotiquorum » omnium. » 1! est intéressant de comparer cette ardente philippique avec les paroles louangeuses du Jésuite Tacquet, à l'adresse de ce même Démocrite dans ses Elementa Geometriœ, parus en l6o4. V. chapitre XIV, § 3. 2 P. 851. • On peut lire (p. 237) la réfutation humoristique d'une opinion très curieuse du P. Mersenne, le grand ami et correspondant de Descartes. Ce Minime avait prétendu fort sérieusement qu'en déchargeant uu canon contre un rocher, on pourrait faire tourner sur elle-même la lerre (qu'il suppose immobile). Froidmont trouve dans cette belle imagination un moyen facile pour amener la Suède, la Norwège et la Laponie à des latitudes plus clémentes que la leur : « Ecce hoc admirabile, si Mersennio credimus, » videbimus poli arctici depressam elevalionem, et Belgas in cœlum Hispa- » nicum expulsos, Nortwegos in Belgicum, ictibus tormentorum adactos fuisse. » Ut mirum sit nihil hactenus simile ab algentibus illis seplentrionis, » populis esse tenlalum. » Froidmont remarque que les ouragans auraient déjà dû produire cet effet, s'il était possible qu'il fût produit. ( 217 ) même du cartésianisme commandait, ou tout au moins justi- tiait une nouvelle tactique. §^. A la même époque, un des premiers cartésiens allemands, qui a joui en son temps d'une certaine célébrité ^ , séjourna quelque temps en Flandre et en Brabant 2 , et se mit en rap- port avec les Belges les plus renommés par leur savoir. Il s'ap- pelait Daniel Lipstorpius, était originaire de Lubeck et devait devenir plus tard professeur à l'Université de Brème. L'année suivante, il fit imprimer à Leyde un livre intitulé Specimina philosophiœ cartesianœ 3, où l'on trouve consignés certains détails intéressant l'histoire du cartésianisme dans notre pays. Il dit dans la préface (non paginée) qu'à Louvain il a rencontré des cartésiens de talent et en bon nombre 4. Plusieurs fois il mentionne, outre Wendelin et Caramuel, notre Van Gut- schoven. Là où il fait ressortir la valeur de Descartes comme physicien, voici en quels termes élogieux il s'exprime sur son disciple de Louvain o : « L'ouvrage où se montre le mieux l'es- prit inventif de Descartes est la Dioptrique, où il s'écarte, on ne peut plus, de tous les auteurs que l'on a lus jusque dans ces derniers temps, surtout en ce qui concerne la nature de la lumière, de la vision et de la réfraction Et si jamais l'on publie les commentaires sur ce traité, que prépare le professeur ^ Voyez sur Lipstorpius, outre sou ouvrage dont il sera parlé tautôl, Baillet, volume I, p. Xllf, préface; Holillu:», volume II, p 40 i. * « Quam primum igitur Lugduunm rursus appuleram ex Flandria et » Brabantia redux. » Préface de ses Specimina. » Voici le litre complet : Danielis Lipstorpii lubecensis specimina philosophiœ cartesianœ, quibus accedil ejusdem auctoris Copernicus redivivus, Lugduni Balavorum, 1635. * « Omitto Dunc seclalorum gravitalem et pluralitalem, qui hic Lugduni, » Ullrajecti, Groningie, Lovanii, mihi sese oblulerunt. » 5 Pars, I, n» 23, p. 26 : « Qua in re, si lucem visurae sint istœ eruditaî » commenlationes quas subtilissimus D. Gudschovius, Lovaniensis Mathe- » matum professer, in eam adornat, haud scio num quid amplius in eo génère » desiderari possit. « ( 218 ) de mathématiques de Louvain, M. Van Gutschoven, dont l'esprit est si délié, je ne sais ce que l'on pourra désirer de plus en cette matière. » Bien que l'ouvrage si démesurément loué par Lipstorpius n'ait jamais vu le jour, ainsi qu'on aura l'occasion de le constater plus loin, il est constant que, deux ans après la mort de Descartes, un de ses disciples, professeur à Louvain, annon- çait publiquement le dessein de faire sur un de ses écrits ce que tant d'autres, et récemment Bona-Spes, avaient fait pour ceux d'Aristote. Lipstorpius cite un autre disciple de Descartes, et, chose qui surprendra, c'est un Jésuite, le fameux P. André Tacquet. Il est vrai que l'auteur des Specimina se borne à le louer de s'être servi avec avantage de la Géométrie cartésienne l. Dans un appendice, le savant allemand combat une thèse du P. Tac- quet, défendue avec beaucoup d'autres, six mois auparavant, par le comte de Bouchout, au collège de la Compagnie de Louvain. Cette thèse portait que l'on peut, de principes faux, inférer directement la vérité. Plus tard, dans ses Éléments de géométrie (1654) 2, le P. Tacquet répond à ces attaques, d'ail- leurs très bienveillantes. L'année suivante, un autre Jésuite, ami intime de Tacquet, le P. Der-Kennis, s'occupe de ces mêmes attaques et ce à plusieurs reprises, dans son traité théologique De Deo. ' Préface au lecteur, non paginée. ^ L'exemplaire des Specimina que possède la Bibliothèque des Jésuites de Louvain porte une inscription latine écrite de la main de l'auteur. Comme elle montre l'estime d'un Cartésien pour un Jésuite, la voici transcrite fidèlement : Viro clarissinio et praecellenti Dn. Andreae Tacquet in collegio P. Societatis Jesu professori malbematico Domino et Favitori pi. colendo cum pi. salute(ni) mittit Author. ( 219 ) CHAPITRE XII. ARNOLD GEULINCX (1652). Sommaire. 1. Arnold Geulincx, d'Anvers. Appréciations qu'ont faites de lui les historiens de la philosophie. — 2. Ce que l'on sait sur sa vie. — 3. Les Saturnales à l'Université de Louvain : Geulincx les préside. — 4. En logique, il nie la valeur des sens et du témoignage. — o. En physique, il s'oppose aux péripatéticiens. — 6. Sa psychologie. — 7. Ses idées réformatrices en matière d'enseignement. — 8. Son attitude vis-à-vis de l'Église et des princes. — 9. Satires contre ses collègues. §4. Arnold Geulincx est un enfant de la Belgique et en même temps un des plus célèbres disciples de Descartes. Brucker le mentionne trois fois parmi les cartésiens progressistes, d'abord comme défenseur de l'automatisme 'i, ensuite comme ayant travaillé au développement et à la coordination des principes de logique disséminés dans les ouvrages de Des- cartes 2, et enfm comme ayant enseigné les causes occasion- nelles et une doctrine morale semblable à celle de Spinoza 3. Henri Ritter, qui lui consacre un chapitre entier de sa grande Histoire, le met au premier rang des cartésiens indépendants ^ et des précurseurs de Kant; il lui semble aussi qu'il a eu de l'influence sur Spinoza s. Bouillier l'appelle le Malebranche de la Hollande 6 et trouve aussi dans ses idées de l'affinité avec celles de Spinoza ''. ' Historia critica philosophiœ, Lipsiae, i766, 1. IV, pp. 2, 329. ^ Ibidem, pp. 2, 587. ' Ibidem, p. 705. C'est là qu'il s'occupe le plus longuement de Geulincx. * Geschichte der christlichen Philosophie, Hambourg, 1852, volume VII, p. 104. V. p. 170. ' P. 170. " Volume 1, p. 301. Le chapitre XIV rouie presque tout entier sur Geulincx. 7 Ibidem, p. 507. ( 220 ) Pour Tennemann ^, Geulincx est le plus remarquable des partisans de la philosophie cartésienne ; il a déduit des prin- cipes de Descartes le système des causes occasionnelles, étendu et développé plus tard par Balthasar Becker, Volder, Malebranche et Spinoza ; il a exposé une doctrine morale plus pure, souvent admirable et d'une vérité frappante. Tel est le personnage dont nous allons nous occuper dans ce chapitre. Tous ses ouvrages, à l'exception d'un seul, ont été publiés en Hollande, quand il avait définitivement quitté notre pays; ils n'ont donc pas à être étudiés dans cette histoire du cartésianisme en Belgique 2. Mais les trente-trois premières années de sa vie nous appartiennent (162o-16S8). Douze d'entre elles (1646-1658) ont été consacrées à l'enseignement de la philosophie à Louvain, et en 1653, il a publié à Anvers la première de ses œuvres. Il est intéressant d'y rechercher les germes de ses idées ultérieures. Mais auparavant, réunissons les données peu nombreuses que nous possédons sur sa vie. Rapprochées les unes des autres, elles pourront jeter quelque jour sur la genèse de ses opinions, demeurée jusqu'ici assez obscure. § 2. Arnold Geulincx était d'Anvers, où il naquit vers l'an 1625 3. Sorti des classes d'humanités, il vint, en 1641, étudier la phi- losophie au Collège du Lys, à Louvain. Il y eut pour profes- seur Guillaume Philippi, homme à aptitudes multiples et à allures indépendantes, licencié en droit civil et en droit cano- nique de l'Université de Louvain, licencié en médecine de ' Manuel de l'histoire de la philosophie, traduit par Cousin. Bruxelles, 1837, t. II, pp. 72, 75. ^ Une dissertalion sur Geulincx, due à M. V. Van der Haeghen, archiviste de la ville de Gand, paraîtra incessamment. V. aussi l'étude de E. Goepfert parue à Meiningen, en 1883. 5 Paquot, Mémoires, Louvain, 1768, t. XI II, p. 69. Nous prenons chez lui le fond de cette notice. ( 221 ) celle de Douai ^, cumulant avec son professorat du Lys celui des Institutions de médecine. Il sera amplement question de lui plus loin ; pour le moment, il suffit de dire qu'il fut un des professeurs les plus ardents à embrasser les opinions nouvelles de Descartes. Arnold Geulincx, après ses deux années de philosophie, concourut sur cette branche avec tous ses condisciples des quatre pédagogies et obtint le second rang à la promotion générale du 19 novembre 1643. Ayant étudié environ deux ans et demi la théologie dans la même Univer- sité, il fut rappelé le 29 septembre 1646 au collège du Lys pour y enseigner la philosophie en qualité de professeur secondaire. Van Gutschoven montait à la même époque dans la chaire de mathématiques. Geulincx, devenu le collègue de Philippi, son ancien maître, s'acquitta de ses fonctions de professeur subalterne l'espace de six ans. Ce fut pendant cette première partie de sa carrière que les doctrines de Descartes commencèrent à fleurir à l'Université de Louvain, ainsi que nous l'avons déjà appris par les paroles de Plempius 2. Déjà alors, le jeune professeur n'était plus péripatéticien (si tant est qu'il l'ait jamais été) : du moins, dans un discours prononcé en 1652, il le déclare en termes peu ambigus 3. Au reste, la manière plaisante dont il attaque dans cette harangue la phi- losophie péripatéticienne n'est telle que par le dehors, et il est bien facile de voir qu'il est de ceux qui usent de la per- mission d'Horace pour dire la vérité en riant : Ridentem dicere verum quis vetat? Nous voyons aussi que, dans cette même période, il se posa en réformateur de la logique : il trouvait qu'on l'enseignait sans méthode, sans clarté, sans rigueur; qu'on la mélangeait de digressions oiseuses. Il essaya d'y remédier et réussit, s'il ^ Paquot, Mémoires, Louvain, 1768, t. VI, p. 212. 2 V. p. 150. ' Geulincx, Quœstiones quodlibeticœ, Aiitverpiae, 1653, p. 3 : « Peripaleii- » corum classes, quse fidelissimas ratioui se jaclant, infestât etiam isia larva » (il veut dire le mauvais génie de la personnification) : miliiavimus ei et { 222 ) faut l'en croire, à la transformer en une espèce de géométrie, qu'il revêtit du nom assez pompeux de « Science de la con- séquence 1 ». En 1652, de professeur secondaire, Geuiincx devint profes- seur principal. Cette promotion fit penser à lui pour la prési- dence des fêtes philosophiques dites Discussions quodlibétiqiies ou Saturnales. Il accepta cette charge difficile et nous verrons tout de suite comment il s'en acquitta. A en juger par ce qu'il raconte lui-même dans la préface de sa Logique, ses cours avaient un grand succès et ses émolu- ments comme professeur étaient assez considérables. « Encore adolescent, écrit-il, j'ai, à Louvain, enseigné publiquement la philosophie l'espace de douze ans et les six dernières années dans une chaire principale et toujours au milieu d'une très grande affluence d'élèves ; ici à Leyde, j'enseigne la même branche, mais en particulier et avec moins de profit qu'alors 2. » S'étant brouillé en 1658 avec ses collègues 3, ayant contracté beaucoup de dettes et se voyant dépouillé par ses créanciers, il alla chercher en Hollande, dit Paquot, un asile contre sa mauvaise fortune. Arrivé à Leyde, il abjura la religion catho- lique. Plempius rattache cette abjuration aux idées carté- siennes de son collègue. L'année suivante, dans la troisième édition de son Ophthalmographie, combattant Van Gutschoven » stipendia ejus meruimus antequam scivimus. » Quelle est cette époque où Geuiincx a cessé d'être péripaléticien, et a commencé à savoir quelque chose, si ce n'est celle où il a été initié à la philosophie de Descartes? * Ibidem, p. 12 : « Quse quidem scientia, non ita temere, et sparsim, cum » parergis, ut hodie fit, tradatur, sed servato nilore ac tenore geometriae : » hanc autem quam dico consequentiae scientiam ita castigari posse lentan- » lem docuil me nuper eventus. » ' Celte Logique a été éditée à Leyde en 1662. Nous citons d'après Bouillier, volume I, p. 302, en note : « Adolescens philosophiam Lovanii duodecim » annos palam, et sex postremis annis in prima cathedra cum frequentissimo » discipulorum offuxu professus, . . . eamdem operam etsi privatam et minus » quaestuosam navo juventuti vestrae collegia mea frequenianti. • 5 En 1638 et non en 1652, comme le dit à tort Van Meenen, Palria Belgica, troisième partie, p. 133. I I ( 223 ) à propos du critérium cartésien des idées claires : « il est impie, écrit-il, de penser de la sorte et une pareille opinion sent l'athéisme : récemment, quelqu'un, que je serais honteux de nommer, imbu de cette même opinion, est devenu un triste déserteur de notre foi et a abjuré publiquement la religion catholique, qui a été celle de ses ancêtres ^. » Nous venons de dire d'après Paquot les causes du départ de Geulincx. Bouillier se demande 2 s'il faut ajouter foi au témoi- gnage un peu suspect de l'abbé Paquot et s'il n'est pas plus vraisemblable que son attachement à la philosophie de Des- cartes, les thèses où il tournait en ridicule l'ancienne philoso- phie, les moines, les méthodes et les usages de l'Université ont été la principale cause de sa disgrâce. Nous ne le pensons pas : ces thèses (à proprement parler, ce sont de courtes disserta- tions 3) datent de 1652, et le départ de Geulincx, de 1658 4. II y avait d'ailleurs d'autres cartésiens à l'Université de Louvain et ceux-là n'étaient guère inquiétés. Le professeur démis insinue lui-même qu'il a quitté la Belgique à la suite d'une espèce de banqueroute 5, et les difficultés que, de son propre aveu, il a eues à Leyde avec ses nouveaux collègues font penser que son humeur n'était pas des plus faciles 6. ' P. 248, col. b. 2 Volume I, p. 302. " Nous les analyserons plus loin. Bouillier qualifie (page suivante, note 1) « d'assez insignifiant » le recueil de ces thèses. * M. Van Meenen {Patria Belgica, troisième partie, p. 134) a donc tort de faire « coïncider Tannée de ce départ (1652) avec celle de thèses soutenues par lui à Louvain. » En fait, il y a un intervalle de six ans entre les deux événements. s D'après Bouillier, volume I, p. 502, Préface de la Logique: « at nuper, » ad academiam vestram (Lugdunum Batavorum) e naufragio rerum mearum » appulsus. » Comparez la note suivante. • Paquot, Mémoires, t. XIII, p. 70, en note, et citant la même préface : « deploratae res mese et succisa fortuna, quse, a lustro fere quo hic versor, » praeter malevolorum odia, calumnias, fastidia, contemptum et rabiem, nihil » sunt... » Paquot ajoute qu'entre autres choses on lui reprochait de ne pas bien parler le latin. En tout cas, il l'écrivait parfaitement. ( 224 ) Quoi qu'il en soit, il exerça dans cette ville les fonctions de répétiteur pendant cinq ans au moins, sans se mettre fort à l'aise; car, dit Paquot, il trouva dans ce pays-là des ennemis qui lui débauchèrent la plupart de ses élèves et qui l'auraient réduit à mendier son pain, si un descendant de Belges, Abra- ham Heydanus, professeur de théologie à la même Université, touché de sa misère, ne l'eût assisté secrètement et ne lui eût ensuite procuré une chaire ordinaire de philosophie i. Geu- lincx occupa ce poste environ six ans, pendant lesquels il prit assez inutilement le bonnet de docteur en médecine 2. n mourut en 1669 dans un âge peu avancé, vers 44 ans. On peut voir la bibliographie de ses ouvrages dans Paquot, Tenne- mann, Bouillier 3 et dans le Dictionnaire des sciences philoso- phiques de Franck; plusieurs d'entre eux seront d'ailleurs mentionnés plus bas. Geulincx semble avoir été d'assez bonne famille : il a des armes et une devise : de sable au chevron d'azur, accompagné de deux croissants affrontés en chef et d'un troisième en pointe ; sa devise était : serio et candide ^. Entre les coutumes curieuses qui donnaient un cachet si pittoresque à la vieille Université de Louvain, il faut mettre en première ligne ce qu'on appelait les Discussions quodlibétiques. Valère André, dans les Fastes académiques s, nous en dit * Heydanus était considéré par l'École cartésienne de Hollande comme le principal protecteur de la doctrine de Descartes et de ses partisans. V. Baillet, volume II, p. 382. 2 Philjppi, son ancien professeur et collègue, avait aussi voulu allier la philosophie et la médecine. Ainsi avait fait quelques années auparavant leur maître Descaries. ^ Locis citatis. * Ceci d'après Paquot : car il se peut que ce soient des armes et une devise de fantaisie, ce qui ne cadrerait pas mal avec le caractère de l'ouvrage, au frontispice duquel nous les trouvons : Quœsliones quodlibe- ticœ, Anlverpiie, 1653. ^ Louvain, 1630, p. 249. ( 225 ) quelques mots (assez obscurs, du reste), d'après les Statuts et les Actes de la Faculté des Arts. Ces joutes philosophiques et litté- raires, à la fois sérieuses et badines, avaient été instituées au mois de septembre 1427, très peu de temps après la fondation de l'Université. Elles avaient lieu chaque année dans le grand auditoire de philosophie, vers la fête de sainte Lucie. Le maître ès-arts, qui en avait la présidence, indiquait à l'un ou l'autre de ses collègues une thèse avec arguments à l'appui et deux objections. Tous ceux qui acceptaient l'interpellation devaient répondre à la question par trois conclusions et trois corollaires, et satisfaire implicitement aux objections par le développement même de leur opinion. Telle était la lettre de la loi ; mais comme elle supposait dans les professeurs une très grande habileté dans l'art d'improviser, il semble que peu à peu elle fut modifiée dans la pratique : le président acceptait des questions de tout genre qu'on lui faisait parvenir peu de temps avant les séances ; il avait à les traiter dans la latinité la plus élégante, donnant d'abord les raisons qui militaient contre la solution qu'il adoptait, ou quelquefois se bornant à dire le pour et le contre, sans rien trancher. Pour que le nombre des auditeurs fût plus considérable, dit Valère André, il était permis de mêler le plaisant au sérieux, en évitant toute allusion indécente, diffamatoire ou offensante. Le grave Froidmont avait jadis présidé ces Fêtes saturnales (on les appelait aussi de ce nom); son premier ouvrage imprimé ^ n'est autre que le recueil des dissertations qu'il avait faites à cette occasion en 1615, augmenté d'un songe scienti- fique, une façon de réminiscence du songe de Scipion, où il émet toutes sortes d'idées assez remarquables sur l'astronomie, et se montre au courant des différentes découvertes de Galilée et pas trop opposé au système de Copernic ^2. Ce recueil, d'une * LiBERTus Froidmont, Saturnalitia' cœnœ variatœ somnio sive peregri- natione cœlesli, Lovanii, 1616. — Ce petit ouvrage a élé réédité à Louvain en 1665. ^ Chose curieuse, on 1616, il apporte en faveur du système de Copernic un argument tout à fait analogue à celui qu'il emploiera contre lui quinze ans Tome XXXIX. 15 ( 226 ) lecture très agréable, présente effectivement le mélange du plaisant et du sévère, qui caractérisait du reste l'enseignement philosophique de l'époque, ainsi qu'il a été dit plus haut ; mais il faut reconnaître que le gros esprit gaulois s'y permet des saillies que seule la liberté du latin peut empêcher de trouver déplacées. De même que Libert Froidmont, Geulincx a débuté comme auteur par la publication d'un recueil de discussions quodlibé- tiques. Il les soutint en décembre 1652 et les ouvrit par un discours solennel, le 14 du même mois *. Rien de mieux réussi que cette harangue. Il s'y pose en juge souverain de trois génies séducteurs (cette fiction rappelle le génie très puissant et trompeur du Discours de la Méthode); leur pernicieuse influence se fait fortement sentir chez les philosophes; ils s'appellent Pantomimus, Dogmatista, Mango, Gerro. Sous une forme badine et avec beaucoup de verve, dans ce discours et dans les dissertations suivantes , Geulincx découvre les vraies causes de maintes erreurs et des défauts réels ; mais on verra qu'en somme il s'en prenait à toute la philosophie de l'Ecole; qu'il n'épargnait ni ses collègues, ni l'autorité civile, ni l'Église : c'est un fils déjà vigoureux du protestant Bacon et de Descartes. On ne se méprit pas sur la portée de ses paroles, ainsi que le montrera le chapitre suivant; mais il faut d'abord analyser son œuvre. §4. On distingue ordinairement dans la logique deux parties : la dialectique ou logique formelle, et la critique ou logique plus lard (voyez Patria Belgica, pp. 3, 163, où ce dernier est rapporté par M. Rousseau, non sans une pointe de malice). II est bien certain que Froidmont, homme d'esprit, basait son opinion sur des arguments autrement probables que ceux-là. ' « Oratio dicta in auspiciis quaestionum quodlibeiicarum, die 14 decem- bris 1652 ». Le iMalebranche anversois fait dans ce discours ce que le Male- branche français fera vingt ans plus tard dans la Recherche de la vérité : il passe en revue les causes de nos erreurs et les moyens de les éviter. Ainsi le premier ouvrage de l'un et de l'autre traite du même objet. ( 227 ) réelle. L'École à la suite d'Aristote a approfondi la première; mais il faut venir aux temps modernes avant de voir traiter ex professa la seconde. Auparavant, on n'avait pas senti la néces- sité ou l'utilité d'une analyse subtile des instruments de la connaissance et de ses principes fondamentaux. Mais après que Descartes, voulant justifier son fameux doute méthodique, eut dressé comme l'acte d'accusation de toutes nos facultés et attribué à la conscience une valeur excessive et presque exclu- sive, l'attention des philosophes se porta sur ce point, et l'on en vint naturellement à fonder une nouvelle science : la logique critique. Geulincx a eu sa part dans ce progrès scien- tifique, non pas tant par la vérité de ses sentiments que par leur publicité et leur retentissement. Tous ses ouvrages en font foi et son début comme auteur le montre déjà à l'œuvre. 11 s'y préoccupe de la valeur de la raison humaine, de la conscience, des sens et du témoignage, et ses appréciations ne se différencient pas de celles de Descartes, quoiqu'il ne le nomme jamais dans l'édition de 1652 ^. Cependant quand nous disons qu'elles ne se différencient pas, nous n'entendons pas exclure une divergence accidentelle et momentanée. Descartes, on le sait, a attribué une grande puissance à la raison individuelle, d'autant plus grande qu'il la suppose en dehors de toute influence sociale et mal servie par les sens. Geulincx fait de même et on le voit parler de la raison avec autant de pompe et d'enthousiasme qu'un disciple de de Bonald ou de de Lamennais ferait de la Foi. Il veut que la raison trône en reine, qu'elle en ait tous les insignes et toutes les attributions, et il se proclame décidé à revendiquer les uns et les autres pour celle qui en est le seul possesseur légitime 2. ' On cite quatre éditions des Quœstiones quodUbeticœ. Anvers, 1653, in-4"; Leyde, 1663, in-12; Leyde, 1669, in-125 Hanau, 1669, in-12. Nous n'avoqs pas vu cette dernière. Mais Tédition de Leyde 1669 n'est pas une réimpres- sion, hormis le frontispice, la dédicace et la table de matières : artifice de libraire qui rajeunit un fonds de magasin « afin qu'il soit plus frais et de meilleur débit. » ^ Édition 1655, p. 4: « Ducis illa insignia, ducis haec munia; soli debentur » rationi, soli vindicabo rationi. » ( 2i28 ) Et cependant, au début même de son discours inaugural, il déprécie et rabaisse presque à rien cette raison que tantôt il exaltera jusqu'aux nues i. Cette contradiction (car c'en est une, et en même temps une opposition à Descartes) a sans doute sa cause dans les idées jansénistes 2 de Geulincx. Elle ne lui a pas échappé lors de la seconde édition, où il restreint considéra- blement la portée de ses paroles 3. La valeur exagérée de la conscience n'apparaît pas clairement en 1653, où l'auteur a toujours gardé « une pensée de derrière », comme Pascal dit quelque part. En rapprochant les deux éditions, ces arrière-pensées deviennent manifestes. Ainsi, au nombre des erreurs qui ont leur cause dans la mauvaise influence du génie Pantomiînus, il range les sentiments de Kepler et Campanella qui donnent la sensibilité aux plantes et aux minéraux ^. a Gardons-nous, dit-il à ce propos, de juger des autres êtres par nous-mêmes, et de placer en eux ce que nous sentons en nous. » Voici maintenant le développement à coup sûr assez inattendu qu'il donne en 1665 à cette théorie en apparence inofiPensive : « N'étant pas et n'ayant jamais été minéraux ni plantes, nous ne pouvons savoir si, oui ou non, les plantes et les minéraux ont la sensibilité et l'intelligence et là-dessus nous ne pouvons faire que des hypothèses. ^ » Ne croirait-on pas entendre, dix ans d'avance, le célèbre Male- branche soutenant pour la même raison que la connaissance < Édilion 1633, p. 3. 2 Le scepticisme de Pascal n'a pas d'autre cause. Jausenius rabaissait autant la nature humaine qu'il exagérait la grâce. 5 Dans cette édition, il fait précéder le premier passage de ce discours d'un commentaire et d'une paraphrase, où il fait remarquer que la raison, tout en étant fjiible et errante, connaît indubitablement Dieu et sa loi. « Ratio, Ratio, » illa supremi Ducis indubilata tessera, tôt adulteratur erroribus, etc. )> {Paraphrase, p. 4). » El dans le commentaire, on lit : « Ratio eliam (quod )> paraphrasis innuit) tessera divinitatis, qua nutum summi Ducis (Dei) et » imperium persentiscimus {ibidem). » * Édition 1653, p. 5. 5 Édilion 1663, p. 64. 229 que nous avons des autres hommes n'est que conjecturale et problématique i ? Et n'est-ce pas ouvrir toutes larges les portes à un scepticisme très dangereux que de ne donner la certitude qu'aux faits de conscience? Du même droit qu'on restreint à des conjectures nos connaissances sur les minéraux et les plantes, parce qu'elles n'ont pas pour objet notre moi, on restreindra pareillement celles que nous avons sur les animaux et sur nos semblables. Mais où l'afTinité des sentiments de Geulincx avec ceux de Descartes apparaît évidemment, c'est là où il s'agit d'estimer la valeur des sens et de l'autorité. Les sens sont rangés parmi les génies séducteurs dont la cause est déjà jugée : il nous font voir ce qui n'est pas, et sans la raison qui les redresse, ou plutôt qui nous avertit de ne point nous lier à eux, ils nous précipi- teraient dans des abîmes d'erreur. Le cartésien anversois veut bien leur concéder un mérite : celui de montrer eux-mêmes de temps à autre leur propre néant par le désaccord entre leurs perceptions. Dans le commentaire de ce passage, en 1665, il déclare que chaque sens pris à part, en une foule de cas, est vain et grossièrement trompeur; que si, en agissant ensemble, ils pouvaient même quelque chose, difficilement ils agissent ensemble, et plus difficilement encore se mettent d'accord ; pis que cela, leur action simultanée n'a le plus souvent d'autre résultat que de trahir et découvrir leurs fraudes mutuelles; qu'enfin les sens sont malfamés et que, dans toutes les écoles philosophiques, ils sont désormais traités en séducteurs 2. Et dans la paraphrase, il cite cette fois Descartes, dont le nom avait dû bien des fois lui brûler les lèvres, quand il présidait les Saturnales à Louvain. « Descartes, ce vengeur de la raison, cet adversaire acharné des sens, a renversé ce qui chez quelques philosophes malavisés leur restait d'autorité, quand du moins leur témoignage était concordant ; Descartes a fait voir que ce qu'ils disent de commun accord n'est pas moins suspect et incertain que ce qu'ils disent pris à part, ou en désaccord l'un ^ Recherche de la vérité, passim. ^ Édition 1665, p. 16. ( 230 ) avec l'autre*.» Plus loin '^, il se déclare contre l'objectivité immé- diate des perceptions sensibles; il admet qu'elles aient des causes extérieures : ainsi, quand nos yeux aperçoivent une muraille blanche, il est vrai que cette muraille cause en nous la sensation de blancheur; mais, après cela, nous n'avons pas plus le droit de dire que cette muraille est blanche que nous n'en avons de dire que les bords de la mer ont faim. Et si nous prétendons, par exemple, que le mur est blanc, quand même il le serait en effet, nous nous trompons, parce que nous le disons témérairement. D'ailleurs la raison non seulement nous porte à croire, mais nous ordonne de croire qu'il ne l'est pas 3, Geulincx fait bon marché de l'autorité : il n'eût pas été vrai cartésien sans cela. Dans son ouvrage, il ne néglige jamais l'occasion de tonner contre ceux qui ont un culte superstitieux à l'endroit des philosophes qui les ont précédés. Quand, par exemple, il énumère ceux qui se laissent surprendre par les génies séducteurs de l'esprit humain, deux des trois classes de victimes se recrutent parmi ces amateurs quand même de l'autorité; race supersticieuse, ils laissent sur les autels une erreur évidente, quand elle a pour elle l'antiquité; on les appelle les ennemis des nouveautés, novitatum osores audiunt^ : gens qui, voyant que la coutume du temps est de donner audience à ces conseillers d'erreur, suivent la coutume s. Ici l'influence du Discours de la Méthode est visible; maintes fois, ^ Édition 1665, p. 1?). « Jam Cartesius, Rationis ille vindex et sensuum acer )> insectator, pessumded it et abolevit, quidquid iliis, ex unanimi quod subinde » depromunt consfanlique testimoiiio, reliquum erat apud incautos quosdam » philosophes auclorilatis : nec minus suspeclum et sublestum esse decrevit » quod slabiles concordesque, quam quod vagi dissouique profiterentur. » Dans les Annolata majora in principia Pfiilosophiœ Renati Des-Caries, Dordraci, 1691, p. 2, §4, on lit : « deprehendimus sensus errare. Vide si placet, » Salurnalia nostra, non procul ab inilio. » ^ Ibidem, p. 18, Commentaire. ^ Et il ajoute : « Sed non omnia hue promenda sunt. » ^ M. VAiN Meenen, Patria Belgica, part. 3, p. 154, dit que Plempius était surnommé l'éternel disputeur. l'adversaire des nouveautés. * Édition 1655, p. 5. i ( 231 ) Descartes y met ses lecteurs en garde contre la mode : « Ceux )) qui n'ont rien vu ont coutume de penser que tout ce qui est )) contre nos modes est ridicule et contre raison 'i . » — « J'ap- » prenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m'avait )) été persuadé que par l'exemple et par la coutume, et ainsi je » me délivrais peu à peu de beaucoup d'erreurs qui peuvent )) offusquer notre lumière naturelle, et nous rendre moins » capables d'entendre raison 2. )> — « C'est bien plus la cou- w tume et l'exemple qui nous persuadent qu'aucune connais- » sance certaine 3. » Geulincx ne veut plus de ces ouvrages volumineux, qui encombrent les bibliothèques, qui ne sont que d'insipides cen- tons, et où, à la façon des moutons, les modernes suivent les anciens ^. La seconde question qui lui fut posée aux Saturnales était énoncée de la façon suivante : « Que vaut-il mieux pour un professeur et un élève : s'attacher aux nouveaux auteurs ou aux anciens s? » En 1652, le principal auteur nouveau, c'était Descartes. Comment répond le conférencier? En donnant le pour et le contre, mais de telle façon qu'il mette les nouveaux avant les anciens, précisément parce qu'ils pensent par eux-mêmes et non par l'esprit d'autrui : « le génie des auteurs nouveaux est royal et indépendant; ils rejettent absolument les opinions que la raison ou l'expérience ne montrent pas manifestement véritables, quel qu'ait été pour elles le respect de la supersti- tieuse antiquité. Et certainement, comme nous en avertissent les grands génies de notre temps^ ceux qui entrent dans le labyrinthe des opinions humaines n'ont pas d'autre fil conducteur dans ces ^ 0. volume 1, p. 127. ' Ibidem, p. 152. ' Ibidem, p. 139. ^ Édition 1653, p. 12 : « Vasta volumina, insuisi ceulones, in quibus caeci disputant de coloribus, et pecorum ri tu in veteruni sentenlias abeunt minores. » 5 Ibidem, pp. 15, 16, 17 : « Au tradenti audienlique scienlias, modernis quam antjquis authoribus inhserere consultius ? •> ( 232 ) innombrables chemins que cette règle : avoir pour suspect tout ce qui n'est pas absolument clair et certain. Et plus loin, il remarque que la clarté est le privilège des auteurs nouveaux ^. Il parle à peu près dans le même sens dans la cinquième dissertation, qui a pour sujet : faut-il approuver la coutume actuelle de citer des autorités dans ses discours et ses écrits 2? l'École y sert de butte à de nouvelles plaisanteries. §5. Comme nous aurons l'occasion de le montrer dans le cours de cette histoire, les idées de Descartes sur la physique ont été moins combattues (ses découvertes mathématiques ont été reçues sans conteste). De là aussi une plus grande liberté d'allures chez Geulincx toutes les fois qu'il s'occupe des sciences physiques 3. Là où, selon les règles des Discussions quodlibétiques, il donne les raisons en faveur de l'usage de citer les témoignages des anciens, il concède que la démangeaison d'innover, favo- risée par l'usage contraire, n'a pas de grands inconvénients, quand ces innovations ne concernent que la physique ^. Nous avons rapporté plus haut son étrange scepticisme sur les propriétés des êtres vivants et inorganiques : une sem- blable théorie lui défendait d'édifier n'importe quel système, * Qui ne reconnaît Descaries pour le principal de ces « régla et non astricta ingénia » qui ne veulent admettre que ce qui est évident, et dont les expli- cations sont claires et tangibles? * Édition 1653, pp. 20, 21, 22 « an hodiernus mos aliorum aulhorilates in » dictis scriptisve citandi sit approbandus ? » ' Trois ouvrages posthumes de Geulincx traitent de la Physique : Compen- dium phijsicum sive Physica vera^ in-12, Franekeri, 1688; Annotata prœcurentia ad Cartesii principia, in-4, Dordraci, 1690; Annotata majora ad Cartesii principia, Dordraci, 1691. * Édition 1653, pp. 20, 21, 22; « Protervus novitatum pruritus innoxius » videri possil, quamdiu physicarum speculalionum cancellis circumscribitur. » Notons bien que l'auteur fait parler ainsi un philosophe conservateur. { 233 ) mais lui permettait d'ébranler toutes les affirmations des phy- siciens de l'École, et il ne s'en fait pas faute. Sa verve est inimi- table, soit qu'il s'en prenne aux termes métaphoriques qui servaient d'explications à nombre de phénomènes, soit qu'il fasse ressortir le vague de prétendues démonstrations a priori. Molière n'eût pas désavoué plusieurs de ces morceaux. « On a voulu juger des choses par ce qui se passe en nous, et le génie qui prétend faire de la nature une singerie de l'homme, a forgé pour nos physiciens les exigences naturelles, les noblesses et les bassesses des essences, les sympathies et les antipathies, les intelligences directrices... il leur a persuadé que la matière recherche les formes, et celles-ci, la matière; que l'eau exige le froid; que les pierres veulent graviter; qu'elles descendent spontanément; qu'elles s'élèvent contre leur gré et par violence ; que la nature a horreur du vide, et cent autres fadaises du même genre i. » Ces attaques ne sont pas sans fondement ; car ces explications apparentes avaient de grands inconvénients : elles endormaient le désir de con- naître et entretenaient l'ignorance; elk habituaient l'esprit à se payer de mots; prises dans leur sens propre, elles pou- vaient donner des idées fausses et ridicules au peuple et peut- être même à des savants d'ailleurs illustres, comme Kepler. Geulincx remarque plaisamment que ces explications, tou- jours vaines, sont parfois erronées; comment peut-on dire, par exemple, que la pierre tend de sa nature vers son centre, quand cette tendance n'a d'autre effet que son fractionnement, c'est-à-dire sa mort? Ne dit-on pas que tout être tend à sa con- servation? Est-ce que par hasard la pierre voudrait tout ensemble exister et ne pas exister 2 ? Les raisons trop génériques, et partant vagues, sont battues en brèche d'une manière très pittoresque. C'est une des plus brillantes pages de tout l'ouvrage : « Notre maître, s'écrie Geu- lincx, a moutonné quelque chose d'admirable pour la plus * Édition I6o3, p. 8. ' Ibidem, p. 6. { 234) grande commodité de la jeunesse studieuse : par ma foi, c'est court et facile; vous aurez soin de retenir les quelques mots qui vont suivre et personne ne connaîtra mieux que vous la nature : intelligences, formes substantielles, cause première, influences de qualités occultes, vapeurs et exhalaisons. Vous en appellerez aux intelligences pour les grands phénomènes, aux influences pour les phénomènes petits et extraordinaires; pour les changements des corps, aux formes substantielles; s'il s'agit d'un changement dû à des causes internes, à la forme du corps changeant, sinon à celle du corps voisin : quand l'action du corps voisin n'explique pas convenablement l'effet, recourez aux influences célestes. Prenez encore les influences célestes pour expliquer les dispositions préalables à l'introduc- tion des formes des composés, et la cause première pour les y introduire en effet. Quant aux formes des simples, faites-les se propager de proche en proche. Enfin, avec des vapeurs et des exhalaisons, vous aurez de quoi expliquer les changements de température et les mélanges. — I jam, ascende cathedram, résolve magistraliter : Sume superbiani Qusesitam meritis. Cette éloquente tirade mérite d'être lue dans le texte ori- ginal. Elle a dû avoir un grand succès. Geulincx frappait juste : à chaque page des Météores de Froidmont, par exemple, on recourt aux formes substantielles et encore plus aux exhalaisons. Un autre grief du philosophe anversois contre la physique péripatéticienne, c'est l'usage qu'on y fait des causes finales : il entend par là la manie qu'auraient eue les physiciens de l'Ecole de dire que telle ou telle chose existe puisque son existence serait utile ou, tout au moins, servirait d'ornement à l'univers. Ici Geulincx, plus ou moins sciemment, impute aux scolas- tiques un défaut qu'ils n'ont point, généralement parlant. Il est vrai qu'ils cherchaient à donner la fin pour laquelle chaque chose existe; mais ils avaient soin de tâcher d'établir au préa- lable son existence même. Ou, s'ils se servaient del'argumen- ( 235 ) tation que combat Geulincx, ils entendaient dans la plupart des cas n'y attacher qu'une valeur confirmative ou simplement conjecturale. Quoi qu'il en soit, l'esprit satirique de Geulincx a trouvé moyen de railler agréablement ce travers, après tout réel chez quelques physiciens de l'École. C'est encore un génie qui les a entraînés dans l'erreur, Mango, le génie de l'ornemen- tation. Ses disciples ont pour grand principe que tout ce qui contribue à l'ornementation de l'univers et à l'harmonie des êtres doit être tenu pour existant réellement (à moins que, ajoute Geulincx, les sens ne réclament jusqu'à l'enrouement, — ni si sensus ad ravim usque reclamet i). En vertu de ce prin- cipe, la terre deviendra parfaitement sphérique après le juge- ment dernier 2; le système de Ptolémée avec ses cieux solides, ses excentriques, ses épicycles est la vérité même; l'essence des cieux est physiquement simple; les vertus qu'ils possèdent, occultes, nombreuses, admirables; les qualités premières, dis- tribuées deux à deux entre les quatre éléments, selon toutes les combinaisons possibles, et existant toutes ensemble dans les corps composés, etc. Sans doute, dit Geulincx, il y a dans le monde beaucoup de choses bien ordonnées et causant une agréable impression ; mais il en est aussi qui en causent une très désagréable, et que ce principe conduirait à nier, s'il n'était évident qu'elles existent. Quand les sens parlent haut, ils nous rappellent à l'ordre ; mais n'y a-t-il pas bien d'autres cas où ils feraient tout autant, s'ils pouvaient parler haut? Il faut donc se défier toujours de ce principe, même quand les sens ne réclament pas 3. La question XV ^ lui fait présenter sous un autre tour la même argumentation. Est-il avantageux, lui demande-t-on, que les savants soient riches, ou convient-il, ce qui est presque ' Édition 1653, p. 8. - Ibidem. '> Ibidem, p. 9. * Ibidem, pp. 37-59 : « Ad expédiai viros doctos divites, au, ut fit, paii- peres esse. » ( 236 ) toujours le cas, qu'ils soient pauvres? Voici la dernière raison pour la richesse : « En ma qualité de philosophe, j'ajoute une dernière raison. En physique, la grande règle est : interrogez la nature par des expériences. Or, les expériences sont coû- teuses et demandent les secours d'autres hommes dont les services sont encore à rémunérer. Et pourtant, sans expé- riences que fait-on? Vous avez le droit de rire de pareils savants : conjecturer, deviner, affirmer le plus souvent ce qu'on juge devoir contribuer à l'harmonie du monde et à son ornementation! Salut pour vos belles inventions, ô philo- sophes abusés qui méritez si bien de la nature! et pourquoi donc, forts de ce beau principe qui vous est si cher, n'affir- mez-vous pas que les philosophes sont riches, puisqu'ils devraient l'être? Et, à ce que je vois, vous l'affirmeriez pour sûr, si le sens intime ne vous donnait de la férule sur les doigts ! » Le malheur est que Geulincx s'entend mieux à démolir qu'à édifier. Il ne substitue presque rien à cette physique péripaté- ticienne dont il découvre tous les défauts : on sent bien à sa théorie sur la valeur des perceptions des sens qu'il n'est point d'avis de faire des qualités sensibles des entités sid generis ; mais il ne dit point explicitement, comme fait Descartes, qu'elles sont des mouvements de la matière. En 1665, il est beaucoup plus clair, car il affirme plusieurs fois que le secret des connaissances sensitives dépend des vibrations et des ébranlements des atomes ^. On voit aussi qu'il est partisan du système de Copernic ou, tout au moins, de Tycho-Brahé. Et enfin, ce qui est incontestablement digne de louange, il se montre grand partisan de l'observation et de l'expérimentation; de la sorte, s'il n'a pas de système physique, il préconise la seule méthode apte à en fonder un qui soit véritable. ' Édition 1665, p. 64, commentaire : « Cum enim corpus in oculi pupilla » certo modo vibratur, Uimen et colores consequunturin mente; cum corpus « in aura, in lingua,in palalo concutitur, résultant in mente soni, sapores, i) odores, calor, frigus, odores et id genus affectiones innumeraî. » 2.37 §6. Il y a une grande connexion entre les idées de Geulincx sur la critique et sur la psychologie. Après tout, qu'est-ce que la critique, si ce n'est la science de l'âme en tant qu'être pensant? Nous n'avons trouvé dans les Saturnales que deux points appartenant à la psychologie proprement dite, dignes d'être mentionnés ici. Le premier, qui est le principal, concerne l'union de l'âme et du corps; l'autre, la nature des sensations. Geulincx peut être considéré comme le fondateur de l'occasion- nalisme. Cette théorie, moins radicale chez lui que chez Male- branche, n'apparaît point encore dans les Saturnales; mais elle y est en germe et il est curieux de l'y saisir, quelque ténu que soit ce germe. Pour le philosophe anversois, l'union entre l'âme et le corps consiste essentiellement en ce que l'âme compénètre le corps, ou mieux est adhérente aux atomes qui forment le corps : tantôt l'âme les ineut et tantôt ils déterminent les diverses sensations de l'âme. C'est à peu près le système de l'influence mutuelle, qu'on attribue généralement à Descartes et à Euler. Voyons si Geulincx dit bien ce que nous lui prê- tons. 11 s'élève contre une idée assez commune dans l'École, selon laquelle les mouvements si réglés des astres seraient dus à l'action des anges : en admettant, dit-il, ces intelligences dans les astres, nous nous sommes laissé séduire par le génie Pantomimus : ne venez pas ici avec vos cavillations, ne cher- chez pas des subterfuges dans quelque distinction subtile ; que sont les astres quand vous leur assignez des substances intel- lectuelles, sinon des animaux doués de raison? et (ajoute-t-il en 1665) précisément ce que nous sommes nous-mêmes, des esprits avec un corps i. Ainsi, pour former l'homme, il suffit à Geulincx qu'un esprit soit dans un corps à demeure fixe et agisse sur ce corps. Nous ajoutions que le système de l'influence mutuelle a chez Geulincx une tendance à se transformer en celui de l'occasion- * Édition 1633, p. 6; édition 1663, p. 106. ( 238 ) nalisme ou de la pure assistance. Qu'on pèse bien les paroles qu'on va lire : Geulincx, en exposant la genèse des sensations, ne dit pas qu'elles sont produites par l'action des corps sur l'âme, mais qu'elles résultent dans l'âme à la suite de vibrations dans le corps. Il ne dit pas que l'âme pâtit [patitur) sous l'ac- tion du corps, mais pâtit en quelque sorte; de plus, il ne donne comme cause aux mouvements volontaires du corps que le simple acte de la volonté, et non pas, comme on pourrait le penser, une motion appartenant à une faculté de l'âme diffé- rente de la volonté et subordonnée à elle. Enfin, il insiste avec beaucoup de force sur le côté mystérieux de ces relations entre l'âme et le corps. Voici la traduction entière de ce passage i : (( Il est constant que nous dirigeons 2 par notre intelligence un grand nombre des mouvements de notre corps; mais nous rap- portons ce fait à l'action mutuelle du corps sur l'âme, et de l'âme sur le corps. En effet , la conscience témoigne que le corps agit sur l'esprit, et l'esprit sur le corps. Quand le corps vibre d'une certaine manière dans la pupille de l'œil, dans l'esprit s'ensuivent 3 la lumière et les couleurs; quand le corps est ébranlé dans l'oreille, la langue ou le palais, dans Tesprit apparaissent 4 les sons, les saveurs, les odeurs, la chaleur, le froid, la douleur et une foule innombrable d'affections du même genre. D'autre part, quand notre esprit veut, les pieds sont mus (moventur) dans le corps, et nous marchons; la langue est mue et nous parlons ; les mains sont mues et nous prenons. Donc il est patent que l'âme agit sur le corps, et vice versa, qu'elle reçoit de celui-ci, et en quelque sorte souffre son action s. Mais le mode dont elle agit et pâtit est très abstrus et * Édition 1665, p. 64. Commentaire. 2 Moderari : comme Descartes, Geulincx ne fait pas dépendre le mouve- ment de rame, mais seulement sa direction. 5 « Lumen et colores consequuiitur in mente. » Comme Descaries encore, Geulincx place la lumière et les couleurs dans le sujet. V. le contexte ultérieur, * « Résultant. » ^ « Igilur animum in corpus agere et vicissim ab hoc accipere et quasi D pâli est in confesso. » I ( 239 ) tout à fait inconcevable pour l'esprit humain. Qu'est-il en effet besoin qu'à la suite de certaines vibrations des nerfs, l'esprit perçoive la lumière, les couleurs, les sons, les saveurs ? Qu'est-il besoin que, à la volonté de l'âme, ce soit un tel mouvement ou un tel autre qui en découle dans le corps? Qui comprend cette connexion? Qui a des yeux assez perçants pour voir ici quelque chose? » Tel est le passage où il nous semble reconnaître le système de l'influence mutuelle avec un commencement d'inflexion vers celui de l'assistance. Ce n'est que plus tard que Geulincx dira clairement que c'est Dieu qui exécute les volontés de l'âme et qui excite en elle les sensations corres- pondant aux mouvements du corps. Ce même passage nous apprend que le professeur belge, par une sorte de sensisme à rebours, des sensations fait des idées. L'École, qui mettait une grande différence entre les objets de la sensibilité et de l'intel- lect, met aussi une grande différence entre l'acte de la sensa- tion et celui de la pensée : celui-ci a pour facteur exclusif l'âme, celui-là est dû au composé humain ; l'âme et le corps y ont chacun leur part. Geulincx donne l'âme seule pour auteur de l'un et de l'autre; il place dans l'esprit « mens » les idées et les perceptions sensitives. Il va plus loin : il met, comme Descartes, les objets de ces perceptions dans l'âme, ne leur attribuant qu'une existence idéale et non réelle; non pas toutefois à la façon des idéalistes transcendantaux qui n'admettent rien hors du sujet pensant; car Geulincx se bornait à dire que les réalités perçues par les sens n'étaient pas ce qu'elles paraissaient, et concédait, par suite, qu'elles étaient quelque chose. Une conséquence assez directe de cette dernière théorie était la localisation des sensations en un seul point de l'organisme. L'âme, en tant que principe intelligent, résidant dans le cer- veau, c'est là que se font toutes les sensations, si toute sensa- tion est un acte de l'intellect. Geulincx est donc cartésien en psychologie, comme il l'est en logique et en physique. 240 § T. Dans tout ce qui précède, notre auteur apparaît plutôt en démolisseur : l'édifice renversé, que lui substitue-t-il? Rien, ou presque rien, si Ton entend une science nouvelle; beaucoup, si l'on ne veut parler que de méthode. Peut-être que s'il avait osé découvrir le fond de sa pensée, au lieu de quelques traits épars çà et là, il nous eût donné du système de Descartes un brillant tableau embrassant dans sa vaste synthèse la logique, la psychologie, la théodicée, la morale, la physique, la physio- logie et l'astronomie. Il s'en est abstenu parce qu'il était persuadé que cette exposition n'aurait pas de succès, et même n'aurait pas été sans danger pour lui. A la fin de son discours, il interpelle en ces termes l'amour de la sagesse : « Va, amour de la sagesse, supplée à ce que je sous-entends, et, si tu le crois bon, ajoutes-y des conseils plus importants encore; toi, tu peux l'oser; mais donnés par moi, ils ne seraient ni utiles, ni sûrs^.» Geulincx se borne donc à tracer un programme scientifique, où il n'est pas difficile de retrouver les idées de Descartes et surtout de Bacon. On sera même surpris d'entendre décrire au milieu du XVII® siècle un idéal d'université dont la conception semble tout à fait moderne. Il veut d'abord que le jeune philosophe commence par étudier la logique; nous avons dit plus haut ce qu'il reprochait à ses contemporains en cette matière et ce qu'il avait tenté d'y substituer, dès avant 1653. L'édition de 1665 nous montre qu'il avait progressé dans cette voie. Sans parler de la Logique qu'il avait publiée à Leyde trois ans plus tôt sous le titre significatif de Logique enfin rétablie sur ses fondements propices 2, il y mentionne un opuscule dont les historiens de la philosophie n'ont pas parlé jusqu'ici. Voici ses paroles : « Cette science, que j'appellerai la science de la consé- * Édition 1653, p. 16 : « I, amor sapienliœ, supplequaesubticeo, etsi visum )> fuerit majora junge : audes enim; a me quidem dicla, el frustra fcveot et » non tuta. » ' Logica fundamenlis suis a quibus haclenus collapsa fuerat reslituta^ in-12, Leyde, 1662; rééditée à Amsterdam en 1691 et en 1698. ( 241 ) quence, peut être corrigée et élevée à la plus haute évidence; l'événement et le succès m'ont confirmé ce que le raisonne- ment me certifiait déjà, et récemment j'ai publié le résultat de mes efforts. » Or, en note il dit : o voyez mon petit ouvrage inti- tulé Méthode pour trouver des arguments K » Après la logique, Geulincx veut qu'on étudie la géométrie ; en 1665, il ajoute l'arithmétique. En troisième lieu, il place l'histoire naturelle; mais il veut qu'on l'apprenne autant par expériences et obser- vations que par les livres et l'enseignement oral du maître; car il est constant que toute l'antiquité a ignoré des choses qu'une expérience très simple et très facile eût fait connaître. De là, le mobilier des universités ne consistera pas en de gros livres; mais on y verra des télescopes qui rapprochent de nous les profondeurs des cieux, qui nous découvrent de nouveaux astres, qui nous montrent les phases des uns, les aspérités des autres. On y verra encore des jardins botaniques, des alambics, des fourneaux, des aimants et d'autres objets de ce genre, où la nature a voulu accumuler ses merveilles. N'est-ce pas une honte d'avoir dans ces instruments un moyen facile de terminer les controverses, et de préférer à cette fin de misérables arguments de convenance? Que dis-je, de préférer? nous n'avons pas le choix ; nous ne possédons pas de tels instruments : c'est dans les pays éloignés qu'on les trouve, à peine savons-nous où ^ ! » ' Édilion 166o, p. to5 : « hauc aulem quam dico consequenlice scienliam » ita coriigi et in apicem illum evidenliœ subvehi posse, cum jam ante certum » haberem ex ratione, ipso etiain eventu et successu, queni nuper publici » juris feci, edoclus sum. » En note : « Vide libellum nieum quem insciipsi » Methodum inveniendi argumenta seu solertiam. » Signalons encore aux érudits un passage du discours d'ouverture de ses leçons de logique à TLhii- versité de Leyde, le 14 octobre 1662. Il se trouve à la fin du même volume, p. 380 : « haec theoremata el cœlera quœ cubo logico a me nuper edilo conti- » nenlur, substrata sunl, elc. » ^ Voici celte intéressante citation; édition 1655, p. 12 : « et bine Acade- » miarum supellex non erunl vasia illa voluniiua.... sed lubi quibus e caelo » remolissima quœvis adducuntur : nova sidéra deteguntur : aliorum cornua, » aliorum asperitates, quas longo intervallo dissimulant, veniunl in conspec- » tum: insuper herbarum, fruticum horti, dislillationum alambici, ignium Tome XXXIX. ^^ ( 242 ) Entre les mathématiques et les sciences naturelles, Geulincx intercale en 1665 une partie de la philosophie dont il ne disait mot treize ans auparavant : « Qu'ensuite à la logique, la géo- métrie et l'arithmétique on joigne la métaphysique, mais bien expurgée, et faisant connaître apodictiquement l'essence et les propriétés de l'esprit et du corps ^. » Les sciences naturelles pour Geulincx sont purement expé- rimentales. Une fois les faits bien connus, on pourra proposer des hypothèses, courtes ou claires, répondant exactement aux expériences, et aussi ressemblantes que possible à l'explication scientifique dont elles tiennent lieu. Le jeune étudiant n'y adhérera pas avec trop de ténacité, et dès qu'il s'apercevra qu'un seul fait les contredit, il aura soin de les rejeter et de se rapprocher de la vérité par une autre voie 2. On ne doit pas s'attendre à trouver le protestantisme dans les Discussions quodlibétiques de 1653; Geulincx n'a abjuré que cinq ans plus tard ; mais on y trouve des traces de l'esprit réfor- mateur. Déjà nous y avons vu, par rapport à la puissance de la raison, l'union contradictoire de l'affirmation et de la négation. Une autre fois, Geulincx s'en prend au culte extérieur et à la manière dont les fidèles assistent aux cérémonies religieuses : « dans les églises consacrées à Dieu, la musique dédiée aux » fornaces, magiieles, aliaque ici genus qiue natura voliiil suorum niiraculo- » rum acervos, ilices et exploralores esse. Pudor sane ubi brevem hi arbilri » ac dilucidam ofFerunt controversiœ decisioneni, malle nos eam a liligiosa » congruenliœ raliuucula mendicare : iino, non malumus, convenire aequis- » simos islos aibilros non possumus : peregre sunt : vix scimus ubi locorum » dtgant. » ^ Edition lG6o, p. 159. Ces expressions sentent encore le cartésien. — Eu énumérant les pièces du mobilier universitaire, il ajoute « anatomica Ihealra. » ' Édition 1653, p. 13. Eu 1663, p. 139, Geulincx veut qu'on termine les études par la morale : « tandem agmen hoc claudat Ethica. » Il n'en disait rien en 1653; mais il en avait édité un Manuel en 1663 (Fvwôi asa-j-cov seu Elhka, Amsterdam), qui plus lard reparut augmenté à Leyde en 1673, à Amsterdam en 1696 et en 1719. ( 243 ) saints est profanée, quand les jeunes filles règlent leurs pas et leur contenance à ses modulations, en même temps que leurs charmes et leurs regards agacent les troupes d'amants inclinés devant elles i. » Ailleurs, il vise les casuistes et les probabilistes : « il y a du danger et un tort évident pour la religion et la paix publique dans la manière de faire d'un bon nombre de nos contempo- rains : quand il s'agit de choses sérieuses et même se rappor- tant à la religion, ils mettent l'un à côté de l'autre deux senti- ments opposés et apportent les raisons en faveur de l'un et de l'autre, plutôt que d'en établir un solidement '^. » Il parle aussi du Mariage et de l'Ordre d'une manière assez peu respectueuse : « il y en a, dit-il, qui, après être allés se confesser, omettent la pénitence, sous prétexte qu'elle est sous-entendue dans le mariage. Ne pourrait-on pas dire qu'elle l'est pareillement dans l'Ordre 3 ? » Si les gens d'église sont en butte à ses plaisanteries, l'autorité n'est pas non plus indemne. La troisième dissertation ^'^ nous représente les princes et les courtisans comme des gens vicieux. La quatorzième recherche s'il y a des avantages à faire jouer des pièces de théâtre aux jeunes gens. En voici un qu'il indique : « En les voyant sur la scène, nous admirons dans un enfant ce front digne du diadème, cette noblesse du regard digne d'un trône. Et souvent, nous concluons à part nous qu'il y a peu de chose entre la bassesse et la majesté; nous renversons dans notre esprit cette pernicieuse imagination qui donne tant d'im- portance aux grandeurs et qui a causé tant d'ambitions ; dans * Édition 1655, p. 15. « In sanctis ecclesiis, sacra divis musica profanatur, » dnm ad ejus modos, puellares gressus et pellex corporis demissio se con- » lingunl, cum illecebris et lubrico spiritu oculorum prônas sibi procoruni » lurmas lacessenle. » Ce lurent des fails de ce genre qui, d'après Bayle, snenèrent à l'apostasie le père d'Antoine iEmilius. ' Édition 1653, p. 17. 5 Ibidem, p. 36. * Édition 1655, pp. 17 et 18 : i< An expédiai virum doctum principis curis » el curiis immisceri. » ( 244 ) le peuple même qui nous entoure, il en est qui, philosophes improvisés, pensent de la même façon ^. « Et dans la vingt- troisième, où il se demande laquelle des deux est la plus nuisible, la fureur du prince ou celle du peuple, il répond que c'est celle du prince, puisqu'il est plus instruit 2. Ne pourrait- on pas aussi voir une récrimination dans ces paroles : « Si le proverbe est vrai, rustica gens est optima flens, pessima gaudens, n'est-il pas nécessaire qu'aujourd'hui les paysans soient excel- lents, puisqu'ils ont tant de raisons pour pleurer et aucune pour rire 3 ? » Il nous semble que Geulincx n'est pas loin de préférer la république de Hollande au régime des Pays-Bas espagnols. § 9. Quant aux professeurs, il ne les épargne pas, on peut bien le penser, après avoir vu ce qu'il dit touchant la religion et l'autorité civile. Pour lui, la plupart des péripatéticiens sont moins des philosophes que des rhéteurs, des [poètes et des dialecticiens. Ce ne sont chez eux que questions de mois, métaphores et allégories : hormis cela, presque rien 4. Les fictions des professeurs, grâce à leurs cris, à leurs men- songes répétés, à l'idée fausse que le peuple se fait de la valeur des philosophes, deviennent des certitudes ; et nous nous traî- nons attachés par une chaîne dont tous les anneaux sont forgés par la stupidité et la paresse î>. Qu'on retranche de nos livres et des cours que nous dictons les erreurs dues à la manie d'humaniser la nature et de la sup- » Édition 1653, pp. 36 el 37. ' Ibidem, pp. 54 et suivantes. ' Ibidem, p. 34. * Édition 1633, p. 6 : 'i Saiie, si peripateticorum plurinios rhelores magis » et poetas et dialeclicos quam Phiiosophos dixero, forte non abs re dixero, B adeo sunt in verbis, in metaphoris, in allegoriis loti : extra haec, pêne nibil. » s Édition 1633, p. 10 : « Hac in posleruni stringimuret pererroresreptamur » catena, cujus omnes annuii de humana cuduntur stoliditate et vecordia. » (245) poser parfaite, il ne restera plus que quelques principes géné- raux, et encore en est-il parmi eux qui sont faux ^. Ces principes sont ceux que les professeurs des cours inférieurs supposent et qu'ils laissentà démontrer aux professeurs des cours supé- rieurs; à leur tour, ceux-ci se dispensent d'en donner la preuve, sous prétexte qu'elle l'a été précédemment par leurs collègues. De ces principes, continue Geulincx, on déduit beaucoup de faussetés, et encore plus d'assertions gratuites '^. Le plus grand nombre des savants de nos jours est plongé dans un sommeil léthargique, assoupis qu'il sont par les mystères ridicules de l'antiquité, absorbés par de menues ques- tions de mots, ensevelis intellectuellement par l'ascendant qu'a pris sur eux un seul auteur, fascinés par la superstition, égarés loin du chemin de la vérité comme des enfants effrayés par de vains fantômes 3. Geulincx fait même appel au bras séculier pour opérer la réformation qu'il préconise. C'était frapper à l'endroit sensible le corps enseignant de l'Université, alors, comme toujours, si jaloux de ses privilèges et de son indépen- dance. Voici les paroles de Geulincx : « allons, amour de la sagesse, pénétrez les cœurs des princes et des grands : on a besoin de leur bras robuste pour retirer le genre humain si pro- fondément enfoncé dans des futilités et d'indignes bagatelles. ' Édition 1635, p. 10. Nous ne pouvons nous empêcher de ciler ici le portrait du philosophe dogmatique; ce petit morceau se trouve dans l'édition 1665, p. Iô9. « Quam venerabiiis ille est! a formoso Panlomimo. » a complo Mangone, quam diversusl Talis species in religionem veniat >' populo. In veslilu nihil praeler depexam logam corpori, et capiti insigne »> magisterii cucullum; ert cla faciès et plana, nulus nullus, reductae palpebrœ, » fortes oculi, fixus oblulus, inflalye buccœ; sesquipedalium verborum » ampuUte; geslus unicus, quo primoribus digilis in summum pollicem '^ coeuntibus, paulalim cum sententia altolilur manus, et in obliquum reci- » diva, cum emphasi concludit effalum. Natus est hic genius Delphis, suh » Appolinis tripode; educatus aulem apud S|»hingeni, intergryphos et aenig- '^ mata;singula ejus verba singula mysleria, singula décréta, singula sunl » oracula, miro instinctu et atflatu édita, miris modis perplexa. •> ' Édition 1655, p. 10. 5 Édilion 1653, pp. 27 et 28. { 246 ) C'est le seul moyen qui leur reste d'arriver à la gloire i ». Telle est la première œuvre de Geulincx; elle montre que les idées nouvelles font du progrès. Quelle que soit la manière dont on apprécie l'auteur au point de vue religieux, on ne peut lui refuser d'avoir montré dans son premier ouvrage et notamment dans le discours qui lui sert de début, non seule- ment un brillant talent de latiniste, mais un esprit fin et rail- leur, plus délicat que celui de Froidmont dans un ouvrage du même genre; des idées justes sur la méthode à suivre pour faire progresser les sciences expérimentales, un sentiment très vif de ce qui manquait ou détonnait dans la philosophie com- munément reçue de son temps. C'était une réaction, mais une réaction violente : il était naturel qu'elle remuât fortement les esprits, et c'est ce qui advint affectivemenl. CHAPITRE XIII. CENSURES PERSONNELLES DU CARTÉSIANISME, ÉMANÉES DE PLUSIEURS MEMBRES nu CORPS ENSEIGNANT DE l'uNIVERSITÉ (i653-i6o4). Sommaire. -1. Jugement porté sur le cartésianisme par le médecin Plempius ; — 2. par le théologien Froidmont; — 3, par les Augustins Pierre-Damase de Coninck; — 4. Chrétien Lupus; — 5. Jean Rivius; — 6. par Henri Van den Nouwelandt, avocat fiscal et syndic de l'Université. § 1. Dans la préface des Questions quodlihétiques 2, Geulincx nous dit lui-même quelque chose de l'appréciation qu'on fit à Louvain de ses dissertations au moment où elles furent pro- * Édition 1653, p. 13 : « Eia, amor sapientiae, incesse principum el » magnalunn peclora : opus est eoruin robuslo brachio ut genus humanum 1) iii fulililales et indignas nugas lam aile demersum extrahatur : haec restât » lis, el, si modo capiant, sola pêne restai, ad divinitalem via. » ' Édition de Leyde. ( 247 ) noncées. « V^oici , écrit-il , quelques petits discours que jeune et presque adolescent, j'ai prononcés à Louvain, il y a treize ans. J'avais choisi un style mouvementé, vigoureux, ayant quelque chose de la rudesse africaine, comme me le reprochaient mes adversaires. Mes paroles contenaient plus qu'il ne paraissait de prime abord, et je me souviens très bien que, dès lors, les esprits perspicaces ne s'y trompèrent pas ^. Cependant je ne m'inquiétai ni des éloges, ni des critiques, et pensai même devoir mépriser hautement celles-ci, » Ces censures et ces jugements, que Geulincx crut devoir mépriser hautement, sont ceux qui parurent en 1654, impri- més en appendice, dans la troisième édition des Fimdamenta Medicinœ du professeur louvaniste Plempius. En fait cepen- dant, les dissertations en question remontent plus haut, ainsi qu'on l'apprend par la date de quatre d'entre elles. Geulincx, on l'a vu, avait inauguré les Discussions quodlibétiques par ua discours qui, en substance, n'est qu'un persiflage continuel de la philosophie scolastique et de ses tenants ; les dissertations suivantes sont à l'avenant. Ce discours inaugural, ainsi qu'il appert de son en-tête, fut prononcé le 14 décembre 1652 : le 21 décembre 1652, Plempius écrivait à ses collègues une lettre où il s'en prenait, sans ménagement ni dissimulation, ù la philosophie de Descartes. Cinq d'entre eux lui répondirent en abondant plus ou moins dans son sens. Leurs six lettres, écrites en latin 2, sont comme les Provinciales belges; il s'y retrouve quelque chose de la verve de Pascal. On connaît Plempius; après ses débats physiologiques et ses démêlés personnels avec Descartes et son fameux disciple Regius, on ne s'étonnera point de le voir ici prendre * Édition 1C63, préface non pagiuée : « Elegeram mihi genus allquod » dicendi . .. (quod vitio mihi vertel)anl adversarii mei) Afrum, et tamen » plus in sinum reconderet (quod aculos tune et perspicaces censere memini) » quam fronte promillerel. » '-' V. Plempius, Fundamenta Médecine, nova editio, Lovanii, ICoi, in- lolio, pp. 375-387 : doctorum aliquot in Academia Lovjiniensi virorum judiciade philosophia carlesiana. ( 248 ) position contre lui. Pour la partie doctrinale, le fond de sa lettre est celui-ci : la doctrine cartésienne a les mêmes prin- cipes que celle de Démocrite; elle contredit la raison et l'expérience; ceux qui en sont imbus ne peuvent plus bien posséder les autres sciences, et partant, cette doctrine est dom- mageable à l'intérêt général, elle doit être proscrite de l'Uni- versité. Au point de vue historique, cette même lettre contient une courte notice sur Descartes, où Plempius s'attache à faire ressortir des points de ressemblance entre l'existence du philosophe français et celle du philosophe abdéritain. Nous en avons déjà cité quelques endroits dans le cours de cette étude : il sutiira d'y relever quelques détails plus particulière- ment intéressants. Les premiers mots fixent d'une manière décisive l'époque où les cartésiens commencèrent à professer publiquement leurs doctrines dans l'Université : « conantur aliqui jam a qua- » driennio fere pellere e scholis nostris Aristotelem et nescio » quam antiquatam philosophiam inducere.... Agnoscitis phi- » losophiam Democriteam... quam... in dias luminis auras » proferre conatus est Renatus des Cartes i. » La lettre de Plempius étant datée de 16o2, c'est donc de 1648 qu'il parle. Il ne nous dit pas clairement si ces efforts furent couronnés de succès; mais l'abbé Baillet, dans la vie de Descartes, nous donne là-dessus un précieux renseignement. Quand il se mit à écrire son histoire de Descartes, quelqu'un lui envoya une Relation des progrès du cartésianisme dans l' Université de Lou- vainy qu'il cite à deux reprises. Or, l'auteur anonyme de cette relation y dit que « l'Université de Louvain n'est presque com- posée que de cartésiens depuis près de quarante ans - » : • P. 575. ccl. a. M. Van Mee>e>' (Patria Delgica, partie troisième p. 134) dit que vers 1630, K" médecin Gocieiiius avait cherché à introduire le carté- sianisme à Louvain. Celte date doit être reculée de deux ans. De plus, à cette époque, il n'y avait pas à Louvain de médecin de ce nom : c'est Gutischovius ou plutôt Van Gutschoven qu'il faut dire. Enfin, il n'est pas le seul qui, en 1648, ait voulu introduire le cartésianisme, car Plempius dit : aliqui. * T. 2, p. 322. Voici le litre avec son orthographe ancienne : « Bel; t. des progrez du Cartésianisme dans l'Uni ver^iîé de Louvain ». Celle relation qui, ( 249 ) l'ouvrage de Baillet ayant paru en 1691, il s'ensuit que vers 1650, les sectateurs des nouvelles idées étaient nombreux déjà dans le corps enseignant universitaire. Plempius n'y con- tredit pas : car, écrit-il, s'il s'abstient d'exposer les idées de Des- cartes, c'est que ses œuvres sont déjà étudiées assidûment par un grand nombre ' . Parmi ces œuvres connues à Louvain, il faut compter aussi le traité français des Passions de l'âme, paru en 1649. Dans cette lettre même, Plempius l'appelle libellus elegans '2, et lorsque, dans le corps du volume 3, il montre que le conarion ou glande pinéale n'est pas aussi évidemment que Descartes le prétend, l'endroit où l'àme exerce immédiatement ses fonctions, il cite ce même traité en le qualifiant de amœnus et elegans libellus. Aussi bien il ne faut pas s'imaginer que Plempius fût un adversaire irréfléchi et haineux. Il n'y a pas d'amertume en lui, mais une humeur railleuse '^ qui ne l'empêche nulle- ment de se montrer courtois dans sa polémique et très sérieux dans ses arguments. Bouillier ne l'apprécie pas favorablement sous ce rapport. Dans le tableau du cartésianisme en Hollande ^ , ce savant accuse les adversaires de Descartes d'attaquer non seulement les doctrines, mais aussi la personne du philosophe. Et, comme preuve, il cite Schoockius (qui appartient vraiment à la Hol- lande) et Plempius, Hollandais de naissance, mais appartenant à la Belgique par ses études de jeunesse faites à Louvain et senible-l-il, n'a jamais élé imprimée, doit s'êlre trouvée dans les papiers délaissés par Baillel : peul-èlre y aurait-il moyen de l'y retrouver, si, comme il est [uobahle, ces papiers ont été conservés. ^ Plempius, Doctorum aliquot etc., p. 570, col. a. : ^. In philosophia (juid r> prifistilerH, quid innovant, ostendunt ejus opéra, quœ jani nmilorum n;ani- » bus teruniur. » •2 P. 576, col. b. 5 P. 116. * Cependant, quand (p. 577, col. b.) il fait des calembours et de l'esprit sur la dernieie maladie de Descartes, il dépasse les bornes de la plaisanterie. A la vérité, le 21 décembre 1652, on était encore en pleines discussions quodli- bétiques. ' Volume I, p. 282. ( 250 ) continuées à Padoue sous le Bruxellois Spiegelius, par son professorat dans notre Université nationale, par ses ouvrages, tous, un excepté, édités en Belgique. « Plempius, professeur » de médecine à l'Université de Louvain, le représente comme )) un maniaque et un sauvage; il le compare à Démocrite, non )) seulement pour son physique i, mais aussi pour sa manière » de vivre. Il raconte, non sans une sorte d'horreur, qu'il l'a )) connu à Amsterdam fuyant la société des hommes, médi- » tant sans cesse, ne lisant jamais, disséquant des animaux ^. » C'est ainsi, conclut-il, que les péripatéticiens et les plato- » niciens du XV« siècle inventaient les plus noires calomnies » contre la vie et les mœurs de Platon et d'Aristote, afm de )) discréditer leurs doctrines et leurs disciples. » Sans doute, d'après Plempius, Descartes, ignoré de tous, alla se cacher à Amsterdam, rue des Veaux, dans la maison d'un marchand de draps, et chercha toujours la solitude pour mieux s'adonner à la philosophie; sans doute, il nous est représenté comme ne lisant jamais, méditant sans cesse et disséquant des animaux 3; mais Plempius ajoute qu'il s'occu- pait encore à mettre par écrit ses pensées 4-. Autre chose est réfléchir d'une façon égoïste, autre chose réfléchir pour faire part à autrui de ses réflexions. Baillet, panégyriste de Des- cartes, dépeint son héros sous les mêmes traits que Plempius : « Il faut avouer qu'il ne lisait pas beaucoup, qu'il avait fort » peu de livres et que la plupart de ceux qui se trouvèrent » par son inventaire, après sa mort, étaient des présents de » ses amis î>. » Il s'étend davantage sur son amour pour la * « Son physique « doit être une faule d'impression; il n'y a pas un seul mot dans la leUre de Plempius qui se rapporte au physique do Démocrite et de Descaries. Il faut sans doute lire > sa physique ». ' Bouillier renvoie à la préface des Fundamruta de 1654; il veut dire à la fin des Fundamenta. ' Le texte latin porte p. 376, col. a : « aliquando eliam auimalia secantem. » * « Solis intentum meditalionibus, easque chartœ mandanlem. » * Volume II, p. 467, et p. 468 : « il donnait peu de son temps à la lecturcr surtout depuis sa retraite en Hollande. » ( 251 ) solitude ^. Descartes, d'ailleurs, a pris soin de nous en infor- mer, lorsqu'il écrivait 2 que sa devise était : Bene qui latuit, bene vixit. Une autre fois 3, il en adopte une équivalente : Illi mors gravis incubât, Qui, notus nimis omnibus, Ignotus moritur sibi. Enfin, ses études anatomiques sont décrites avec complai- sance par Baillet au premier volume de sa vie ^. Plempius a porté en quelques lignes un jugement sur le réformateur français ; il mérite d'être cité : « Descartes avait un esprit perçant et perspicace; il était de mœurs agréa- bles et pleines de modestie; sa vie était sobre et tempé- rante. En mathématiques, il n'était inférieur à personne. J'aurais voulu qu'il se fût renfermé dans l'étude de cette branche; mais notre esprit toujours inquiet aime à étendre ses connaissances : Descartes se mit en devoir de réformer toute la philosophie. Tandis qu'il y travaillait, il tomba sur les senti- ments de Démocrite et rappela à la vie son système philoso- phique depuis longtemps oublié; mais il l'orna et le compléta tellement qu'il put sembler entièrement nouveau. » Un homme aux mœurs agréables et modestes, morihus commodis et Jwnestis, en rapports réguliers ^ avec Plempius et le Silésien Elichman, n'est ni un maniaque ni un sauvage. Nulle part n'apparaît cette horreur avec laquelle Plempius rappellerait ses relations avec Descartes. Où donc a-t-on trouvé chez lui les plus noires calomnies contre la vie et les mœurs de Descartes? Le médecin péripatéticien n'avait pas absolument besoin de calomnier Descartes pour attaquer sa doctrine d'une manière plausible! Au point de vue catholique (et Descartes professait le catholi- ' Volume II, pp. 465 el su! vantes. 2 0. volume VI, p. 245. '' 0. volume IX, p. 416. * P. 196. V. 0. volume VI, p. 87 ; volume VIII, p. 100. •• P. 575, col. a : « Ego illum virum famiiiariier novi, parario Joanne » Elichmanno Silesio m. D., et saepe cum eo de rébus egi physicis, etc. » Ex quibus palet quanti me fecerit el quam me amarit. » ( 2o2 ) cisme), ce qu'il disait des accidents n'était-il pas, pour son temps du moins, fort hasardé? l'automatisme et la négation de la sensibilité dans les animaux, ne sont-ce pas des opinions insoutenables? Est-il bien plausible d'attribuer l'ascension de l'eau dans un tube où l'on fait le vide avec la bouche, à une pression exercée par la bouche sur la surface de cette eau? N'est-il pas enfin assez évident que la base de la physique de Descartes est celle de la physique de Démocrite? Or, ce sont là les points attaqués par Plempius. Seulement, si injustifiables qu'ils soient, ils ne légitiment pas la proscription totale de la nouvelle philosophie qu'il propose en forme de conclusion à sa lettre : « Autrefois l'édifice d'Aristote a subi de semblables assauts, et récemment encore de la part de Ramus, de Campa- nella, de Gassendi et d'autres ; mais ils ont été repoussés, et ils gisent réduits à l'impuissance. Aristote, lui, est debout. Déjà la plupart des universités ont condamné cette résurrection de la philosophie de Démocrite ; les curateurs de celles de Leyde et d'Utrecht t ont défendu qu'elle fût jamais enseignée dans leurs chaires. Allons-nous rester ici immobiles et comme para- lysés? Allons-nous permettre qu'Aristote soit chassé de notre Université si illustre, qui toujours a porté le nom d'Aristotéli- cienne et qui s'en est toujours glorifiée ^2? » Avant de quitter Plempius, signalons une réponse évidem- ment adressée à Geulincx. On se rappelle que ce dernier avait donné une recette assez curieuse pour devenir en un instant un physicien péripatéticien de première force. Le disciple d'Aris- ^ Plempius était en correspondance avec un professeur d'Utrecht, qui prit une grande part à la lut le contre le cartésianisme. C'était Arnold Senguerd, professeur de philosophie péripatéticienne, d'abord à Amsterdam, ensuite à Utrecht. V. Fundamenla medicinœ, édition 1654, p. 134, col. 6. Il paraît aussi avoir eu des relations avec Walœus, professeur de l'Univer- sité de Leyde {ibidem, p. 129, col. b.). Regius, le bouillant disciple de Descartes, attaqua Walœus si rudement qu'il en fut repris par le maître. Grâce à ces relations, les victoires et les défaites des péripatél'ciens de Hollande devai( nt avoir du retentissement chez nous. 2 Ductcrum aliquot, elc , p. 377, col. b. ( 2d3 ) tote donne une recette analogue pour devenir un physicien cartésien. « Que les cartésiens qui ne veulent point admettre d'âme dans les animaux nous disent quel génie conduit, chacun à sa place, les éléments du chyle, du fiel, de la bile et de l'urine ! Pressés et mis de la sorte au pied du mur, ils répondent que c'est Dieu. Descartes, en effet, écrit page 2 [Princ. phil.) que Dieu a créé dans le principe la matière avec le mouvement et le repos, et que, par son concours ordinaire, il conserve en elle autant de mouvement et de repos qu'il lui en a donné au commencement. S'il en est ainsi, je dirai qu'il ne faut pas même une demi-heure pour connaître toute la philosophie, puisque, pour rendre compte de tous les effets et de tous les phénomènes, on n'a qu'à dire en un mot que c'est Dieu qui meut d'une certaine façon la matière. C'est ainsi que parlent les vieilles femmes et les nourrices chantant près d'un berceau ^. » § 2. La seconde lettre dont nous avons à nous occuper est celle de Libert Froidmont, qui se signe docteur en théologie, pro- fesseur royal d'Écriture sainte, doyen de l'insigne collégiale de Saint-Pierre, à Louvain. C'est la dernière publication du vieux Janséniste : il avait débuté par des dissertations quodlibétiques où il avait osé plaider en faveur des nouveautés astronomiques : il clôt sa carrière en prenant la défense de l'antiquité contre un novateur trop audacieux. On reconnaît en lui le théologien et le professeur d'exégèse. C'est surtout au nom de la foi qu'il proteste contre le cartésia- nisme. L'Écriture enseigne qu'il y a une âme dans les animaux : * P. 376, col. b. « Dicant ipsi nobis, quis genius chyli, sanguinis, fellis, » melancoliae, urinae delationem ad sua quœque loca regat? Pressi hic et » arctali respondeDt Deum esse .... Iiaque omnium effectuum et phenome- » norum causa unico verbo adferri possit : Deus cerlo modo movens et » incilans malerlam. Sic aniculae loquuntur et nutrices ad cunabula canlil- » lanles. » On voit ici que Toccasionnalisme commençait à se faire remarquer dès l6o2 à Louvain. ( 254 ) Descartes le nie ^; l'Écriture enseigne que la mort de l'homme est de même nature que celle des animaux : Descartes doit dire le contraire "^ ; le concile de Constance enseigne que les acci- dents du pain et du vin demeurent sur l'autel après la consé- cration ; Descartes le nie 3 ; le concile de Trente enseigne que la substance du pain et du vin disparaît, et que les accidents ne disparaissent pas : Descartes doit affirmer qu'ils dispa- raissent ^ ; durant sa vie mortelle, le corps de Jésus-Christ exerçait sur ceux qui l'entouraient une influence merveilleuse, qui ne consistait pas en un mouvement : Descartes dirait le con- traire, s. Le théologien se souvient cependant d'avoir été pro- fesseur de philosophie et de physique. Il renchérit surPlempius quand il s'agit de comparer Descartes à Démocrite; et Bouillier pourrait se plaindre de Froidmont à meilleur droit qu'il ne le fait de Plempius 6. Il établit un parallèle de même genre entre Descartes et Épicure "^j disciple de Démocrite pour la physique, et il reproche au novateur de vouloir être àuToôioaxTo; sans l'être le moins du monde 8. Froidmont trouve aussi des res- semblances entre les disciples d'Épicure et ceux de Descartes : elles ne sont fort à l'honneur ni des uns ni des autres ; les cartésiens louvanistes n'en durent pas être flattés : « les disciples d'Épicure aimaient leur maître et s'aimaient entre eux d'un amour très étroit et peu sensé ; de là les paroles de Cicéron, s'adressant à eux 9 : ce sont vos œuvres seules que vous lisez, vos œuvres seules que vous aimez; vous condamnez * Doctoriim aliquot, etc., p. 379, col. o. ' Ibidem. s P. 380, col b. . * Ibidem. 5 P. 581, col. a. ^ V. tout le commencement de la lettre, p. 378, col. a. ' Ce parallèle ne porte pas sur la doctrine de ces deux philosopli-^s, mais sur leur caractère. ' Ce reproche a été fait maintes fois à Descartes. Baillet consacre à le réfuter tout le dernier chapitre du tonte II (pp. 330-5 i7j. * Libre lâ", de natura deorum. 'X • ( 255 ) les autres sans les entendre ^. » Tels étaient, au jugement de Froidmont, les disciples de Descartes. Parmi ces derniers, Froidmont mentionne par leurs noms Digby 2 et Jean Eleman, fils de Jean Eleman 3, docteur en médecine. Il est à remarquer que le second de ces deux personnages, qui résidait à Leyde, avait été en correspondance scientifique quelques années auparavant avec Froidmont ^ : ce qui peut faire conjecturer que le cartésianisme hollandais avait du retentissement jusque dans notre pays. Cet Eleman soutenait par d'assez mauvais arguments que le verre avait des pores; Froidmont soutient le contraire en réfutant très bien les preuves de son adversaire ; mais prouver qu'une thèse est mal démontrée n'est pas prouver qu'elle est fausse. Un des reproches que Froidmont faisait à l'enseignement de ses collègues cartésiens était de ne pas parler des facultés et des puissances de l'âme, contre la coutume des philosophes et des physiologues de l'École, qui donnaient à l'âme autant de facultés distinctes qu'il y avait de fonctions vitales différentes. C'était une conséquence directe des théories de Descartes, qui ramenait toute l'activité psychique à la pensée et attribuait tout le reste à la mobilité du corps. « Ils éliminent toutes les facultés et puissances de l'âme qu'ils rejettent comme un assortiment d'instruments inutiles (au * P. 378, col. a. Froidmont en vient ensuite à l'opinion de Descartes sur le siège de l'àme, au fond du cerveau, au centre de tous les nerfs : « il a, dit-il plaisamment, été amené à cette idée par la vue des araignées, immobiles au milieu de leurs toiles, et averties par les tiraillements des fils, de la présence d'une proie. » ' Digby est aussi célèbre dans l'Iiisloire politique que dans l'histoire de la philosophie. Généralement on ne le range pas parmi les cartésiens; Froid- mont le nomme ici : « principem sectatorum Cartesii (p. 378 col. a), et loue fort son talent. ' C'est sans doute le même que le Silésien Jean Elichman, docteur en médecine, et qui servit d'introducteur à Plempius auprès de Descartes. * P. 581, col. b. : « Ex qua doctrina facile est judicium ferre de cartesiana » sua philosophia quam mihi Lugduno Batavorum a complusculis annis )) perscripsit clar. D. Joannes Eleman, filius Clar. D. Joannis Eleman, medi- » cinœ docloris. « ( 256 ) îTioins à leur sens) aux applaudissements el aux rires de la fouie, ils les affublent de noms nouveaux et ridicules. Savez- vous quel profit feront les disciples de tels maîtres? Celui que fait une moisson qui jaunit trop tôt. Ce qu'a dit quelqu'un est bien vrai : Juvenis nomvialis, signum ingenii sterilescentis ^. Voyez comme la nature multiplie les feuilles et les pampres dans l'adolescence des vignes! Le professeur de philosophie doit faire de même, afm que les élèves apprennent à se représenter par des concepts distincts les vertus et les puis- sances qu'ils nomment de noms spéciaux. Plus tard, ils pourront examiner si a parte rei elles sont distinctes de la substance. Dans Tcntretemps, le jeune philosophe comprend plus facilement en théologie saint Thomas et les scolastiques, et dans les cours de médecine Galien et les médecins, qui parlent tant des puissances et des facultés. Sinon les jeunes gens qui, au sortir de ces écoles de philosophie, où l'on se fait fort de tout expliquer par des mouvements locaux et des modes purs, monteront aux cours supérieurs, resteront sans rien comprendre et comme stupéfiés quand on leur parlera de toutes les facultés dont l'âme est ornée 2. » Tout ce passage suppose qu'il y avait à Louvain des professeurs de philosophie cartésiens, et que leurs idées envahissaient la théologie et la médecine. Sur les six jugements ou plutôt les six condamnations publiées par Plempius, trois sont dues à des religieux de l'ordre des Ermites de saint Augustin : tous ont eu leur célé- brité; mais seul, le deuxième d'entre eux, Chrétien Lupus, jouit encore actuellement d'un certain renom. Le premier se signe « frère Pierre Damase de Coninck, docteur et professeur en théologie, régent des études ». 11 intitule son factum du nom * Les Nominaux reconnaissent aussi peu d'entités que possible en dehors des substances. * P. 380, col. a, col. b. ï ( 257 ) de censure i et le date du 12 juin 16o3 : il lui avait fallu bien longtemps pour répondre à l'appel de Plempius, qui est du 21 décembre de la précédente année. Cette censure est écrite dans un latin lourd, diffus et obscur ; elle exhale un mysticisme sceptique, et avec quelques éloges donnés au talent et au carac- tère de Descartes, elle a des paroles très dures à son adresse, et surtout à celle de ses partisans. Il trouve Descartes très savant, vir doctissimus; c'est un mathématicien plein de talent et de profondeur, ingeniosissimus et oculatissimus mathematicus ; et il est, à ce qu'on dit, excessivement modeste, ut fertur, modestis- simus. A part la défiance de lui-même, il a toutes les autres qualités, cœteris dotibus bonis abundantior. Mais il croit avoir atteint en toutes choses la vérité évidente; il méprise les talents des autres, leurs travaux, en apparence du moins si sérieux, leur mansuétude d'agneau, leur simplicité de colombe, leur prudence de serpent. René fait renaître 2 des opinions vieillies, ou met au jour des nouveautés inouïes. Dans ses livres. Des- cartes rejette tout , peut-être par goût pour les altercations 3. H a parcouru le monde en cherchant des choses nouvelles et n'a été nulle part à demeure fixe. Les cartésiens sont plus maltraités encore : ils courent à leur perte, eux qui, aux voies droites, aplanies et battues, préfèrent des chemins imprati- cables, abandonnés, pleins de ronces et d'épines, cachés sous les buissons. Ils en viendront facilement à des sentiments dignes de réprobation, parce qu'ils n'ont d'estime que pour eux-mêmes, et que (ceci est intraduisible) yjrcij^r/is naribus muco ventoso natis buUis, vesicarum instar, se vento circumfundunt; parce qu'ils pensent traverser, sans danger, l'océan des sciences, tandis qu'ils vont s'y enfoncer et y périr, méprisés de tous et considérés comme des insensés. ' Durtorum aliquot etc., pp. 382, 388. La brièveté de ceUe censure dispense de ciler ullérieuremeiil les endroits auxquels le texte se rapporte. - Nous conservons son jeu de mots : « Vêlera, obsolela Renalus quasi >' renala nescio de quo tliesauro protulit. » ^ Le bon Augustin se permet encore d'innocents jeux de mots: « Cartes » dum suis in cartis, altercandi forte studio, rejicit omnia, etc. » Tome XXXIX. 17 ( 258 ) De Coninck ne motive guère son jugement par des argu- ments philosophiques; il se iDorne à mettre en contradiction la théologie catholique et le système de Descartes ; c'est encore l'eucharistie qui lui en fournit l'occasion. Il ne se limite pas à argumenter de l'enseignement communément reçu de la permanence des accidents; mais, en cela plus avisé que Froidmont, il insiste aussi sur l'incompatibilité entre la doc- trine cartésienne de l'étendue actuelle essentielle et la doctrine catholique de l'extension actuelle du corps de Jésus-Christ dans l'eucharistie. Sa conclusion est la même que celle de Plempius : je juge, dit-il, que pour ces raisons, abstraction faite d'autres, ni le cours de philosophie (il entend le livre des Principes) de Descartes ni sa secte ne doivent aucunement être admis au sein de l'Université, notre mère, bien moins encore y être favorisés et patronnés, à moins qu'on ne veuille réformer entièrement notre théologie et notre médecine, ce qu'aucun esprit prudent ne voudra. « Ita sentio, salvo meliori : » ce sont ses dernières paroles. Foppens ^ appelle De Coninck un homme docte, candide, affable et non dépourvu d'esprit : « vir tum doctus, tum can- » didus, atque affabilis, nec sine lepore. » Peut-être semait-il sa conversation de jeux de mots, comme il a fait dans le court écrit dont on vient de s'occuper. 11 avait édité sept ans aupara- vant un ouvrage d'un théologien de son ordre, Gilles Colonna, avec des arguments et des notes 2. On trouve quelques détails biographiques sur lui dans les Fastes académiques de Valère Andréa : il était né à Bruges, l'an 1600, et quand Valère écrivait, il avait à la main un ouvrage dont l'objet n'est pas indiqué, mais qui était distinct de celui dont il vient d'être question. 11 mourut à Bruxelles, le 12 décembre 1662, à la suite d'une longue maladie, et put apprendre sur son lit de * Tome 2, p. 972. * .^gidii Columnœ Romani Quodlibeta, argumentis scholiisque perpetuis itlustratay Lovanii, 1646, in-folio. Nous n'avons trouvé dans ces gloses aucune allusion à la philosophie de Descaries. 5 Editio ilerata, Lovanii, 1650, p. 142. (■259 ) mort cette proscription du cartésianisme qu'il avait appelée de tous ses vœux neuf ans auparavant. Autant le style de De Coninck est obscur, autant celui de Chrétien Lupus est clair. Ce célèbre écrivain, dont le véritable nom était De Wulf, était né à Ypres en 1612. Jeune encore, il était entré dans l'ordre des Ermites de saint Augustin et avait été fait professeur de philosophie à Cologne. C'est pendant la première partie de sa vie studieuse qu'il composa les trois ouvrages philosophiques que l'on trouve sur la liste que Foppens donne de ses œuvres ^. Comme Thomas Fyens, il soutenait que l'âme raisonnable était unie à l'embryon très peu de temps après la conception. Au cours de son travail sur l'âme sensitive de l'œuf, il lui arriva de dire qu'il lui était pénible de voir Plempius ne pas suivre Fyens dans son senti- ment si véritable, comme il lui avait succédé dans sa chaire. Plempius répondit plaisamment dans ses Fundamenta 2 qu'il remerciait infiniment ce bon moine d'avoir compassion de ses erreurs; qu'en cela il se montrait vrai religieux ; qu'au fond l'opinion de Fyens lui plaisait ; mais qu'elle était nouvelle et incertaine. Et, après avoir essayé de le démontrer en réfutant les arguments de son adversaire, il conclut en ces termes : « hœc, ad abarcendum Lupum et in eremum suam fugandum, » satis sint: nolo enim eum auribus tenere. »0n ne s'attendait pas à voir tant de gaîté dans un sévère péripatéticien 3. * Prodidagmata philosophiœ , Bruxelles, 1640j Apolufjia pro anima sensitiva ovi, Colonise, lGô9; Apologia altéra, adversus piofessores Marpur- genses, Coloniœ, 1641. •^ Édition 1654, p. 188, col. a. 5 Plempius aimait le mol pour rire. Un professeur de l'Université de Marburg avait cité un pape pour prouver que « la graisse ne faisait pas partie du corps humain ». — « Papse ! s'écrie Plempius, qui Papae iia proue accredit » in rébus physicis, sperandum est eum aliquando obediturum eidem in » Theologicis et capitibus Fidei î » Fundamenta medicinœ, édition de 1654, p. 98, col. b. [ 260 ) Arépoqueoù il répondit à l'appel de Plempius, il était profes- seur de théologie dans la maison de son ordre à Louvain. Sa lettre est datée du 26 mars : trois mois s'étaient écoulés depuis l'invitation de son collègue. Il eut donc tout le temps pour réfléchir avant de répondre et cette réponse fut parfaitement libre de sa part, ce que nous tenons à remarquer, parce que Baillet rapporte, nous ne savons trop sur quels dires, que dans la suite Lupus rétracta sa censure et expliqua son erreur en disant qu'elle avait été précipitée et qu'on avait usé de pression pour l'obtenir ^. De même que De Coninck, Lupus condamne la doctrine cartésienne de l'indistinction des accidents d'avec la substance et celle de l'étendue actuelle constitutive de l'essence de la matière. Il y met seulement plus de profondeur : ainsi, il prévoit qu'un cartésien pourrait expliquer les apparences eucharistiques par une action de Dieu sur les sens, semblable à celle qu'exerçait auparavant la substance du pain et du vin : et, d'avance, il répond à cette explication : « peut-être René, qui doute si facilement de l'existence des choses corporelles et qui se complaît à trouver les sens en défaut 2, va-t-il nous prêcher, non des espèces eucharistiques réelles, mais des espèces fantastiques et une eucharistie fantastique. Mais nous lui répondrons ce que saint Augustin répondit jadis aux Manichéens, ennemis de notre chair et prêcheurs d'un Christ fantastique : « comment pouvez- vous être véridiques, vous qui admettez une eucharistie et un Christ menteurs 3 ? » Voilà Descartes mis sur la même ligne (|ue les Manichéens, comme plus haut, d'ailleurs, sur la même ligne que les Calvinistes modérés et les Sémiariens 4- ! On voit * lîAiLLET, Volume II, p. 5:22. CeUe rélraclation est fort douteuse et nous prouverons plus loin qu'elle n'a de vraisemblance que si on ra|)plique à la cen-ure de 16G2 et non à celle-ci. Voyez cependant la Biographie nationale {in voce De Wulf), où il est dit que de Wulf fut créé docteur, le 4 février 1655, a[ assueverunt, nihil jam illis sapit, quod ab illius primœ )) saliva^ gustu diversum est. Salivam aristotelicam hactenus )) imbiberunt a suis magistris et praeformatoribus Philosophi » nostri : ea ulterius alantur et sustententur. » L'étoile polaire est moins brillante que d'autres et pourtant vaut mieux qu'elles pour conduire les marins ; ainsi en est-il de la philosophie d'Aristote. Aussi, termine Van den Nouwelandt, je me prononce pour elle. Personne ne peut aimer à la fois Thétis et Galatée et ol)x ayaOov TzoX'Jxoipy.yvt]- eiq y.oipy.yo(; eo-TW. « Ita voveo, et Aristotelem humeris academicis sustinendum * tt Vir alioquin exciissi exaclique ingenii, uli oslendunl ea quae in scripta >) sua conciDiiavit. » ^ « Doles superesse el quidem in hac Academia aristotelica ejusdem navi- » gationis socios troisième génie séducteur de Geulincx. (. 266 ) judico, descobinato Cartesio. )) Comme on le voit, cette lettre est pleine de bonne humeur, mais elle est moins doctrinale que les autres : l'avoué fiscal y parle en homme de droit, qui veut l'observation des lois, usages et coutumes, sans juger de leur valeur objective. Malgré leur éloquence, leur esprit, leurs autorités et leurs raisons, les six tenants de l'ancienne doctrine ne virent point leurs vœux exaucés tout de suite : aucune décision collective n'eut lieu cette année, et il leur fallut attendre dix ans avant de voir l'Université s'opposer aux idées cartésiennes. CHAPITRE XIV. LES JÉSUITES AVA^'T LES CENSURES DE 160:2. Sommaire. 1. R pports des Jésuites belges avec le P. Mersenne; — i2. avec Christine de Suède; — 3. avec le duc d'Anguien, fils du grand Condé. — 4. Le P. Der-Kennis d'Anvers. — 5. Le P. Tacquet d'Anvers — Le P. Compton et sa Théologie. §1. Le P. Mersenne était très connu de son temps; il avait édité en 1623 un commentaire sur la Genèse ^ où il parlait de omni rescibili. 11 correspondait avec une foule de savants; plusieurs de ceux-ci habitaient notre pays. Il a été dit plus haut qu'en 1630, il y séjourna même un certain temps : il vit alors « les villes et les savants les plus considérables de la Flandre et du Brabant w et s'en vint faire une cure à Spa 2. L'année de sa mort il publia un nouvel ouvrage, auquel il donna le titre de * Quaeslioncs in Genesnn cehherrimae, etc y opus t/ieologis, pliilosopliis, medicis, jurisionsultis, mnthemuticis, musicis vero et catoplricis praesertim utile, in-folio, Paris, inRô. - Baillet, volume 11, |». ilô. { 267 ) Cogitata physico-mat hematica i : c'est, dit Montucla, un océan d'observations de toute espèce, parmi lesquelles il y en a un grand nombre d'assez puériles -. Or, l'année précédente, le P. Grégoire de Saint-Vincent avait précisément donné au public son fameux ouvrage sur la quadrature du cercle. Il ne paraît pas que Mersenne fût fort capable d'en apprécier la valeur; mais il recueillit, comme il avait accoutumé, les idées des autres 3 à ce sujet, et, sur leur foi, accusa de paralogisme les démonstrations du Jésuite. En cela, il n'avait pas tort; mais il s'aventura à dire que le géomètre brugeois réduisait la solution du problème à ces termes : « étant donnés trois grandeurs quelconques et les logarithmes de deux d'entre elles, trouver le logarithme de la troisième », problème, d'après lui, aussi difticile à résoudre que celui de la quadrature même. Dès que Saint-Vincent eut connaissance de cette critique, il en vit la faiblesse, et ne voulut pas y répondre. Son élève, le P. de Sarassa, de Nieuport, de peur que le silence ne passât pour un aveu auprès des ignorants, résolut de le faire à la place de l'auteur; « pourtant, disait-il, le contenu de la censure peut être du tout méprisé, et il l'est en eftet par les personnes doctes, et si la quadrature est réduite à ce problème, elle est trouvée. » Quetelet ratifie ces paroles ^ ; mais elles causèrent un vif dépit aux amis du P. Mersenne, décédé quelques mois auparavant s, surtout que, à la même époque, il parut à ' Paiis, 1648. ■^ Cité par UoiiLLiKn, volume 1, p. oU4, ^ Quetelet (Histoire des sciences phi/siques et mathématiques, p. "^lo) |)rélend que le géomètre dont Mersenne fait connaître le jugement était Des- cartes : il doit y avoir ici une confusion entre Desargues et Descaries. Ce dernier ne se prononça que plus tard contre Grégoire de Saini-Vincent, et il découvrit le vrai paralogisme. * Histoire des sciences physiques et mathématiques, p. 216 L'ouvrage de Sarassa parut en 1G49 sous le titre de Solutio problematis a R. P. Mersenno Minime propositi 5 Le l^»" septembre 1648. ( 268 ) Cologne un feuillet volant, rédigé en latin par un inconnu qui prenait le pseudonyme de Ricfiardus Chidlœiis Scoîus ; à propos de la critique que le P. Mersenne faisait de Saint- Vincent, le pauvre Minime y subissait toutes sortes de plai- santeries satiriques. Dans l'avertissement (non paginé) qui figure en tête de l'Optique et de la Catoptrique, ouvrage posthume de Mersenne ^^ l'imprimeur ou l'éditeur prit sa défense en termes fort vifs, se plaignant du mépris que le P. de Sarassa « dans son petit œuvre » professait pour « notre père Mersenne », et cela après sa mort. Quant au pamphlet publié sous le voile du pseudonyme, « pour ce qu'il ne contient )) que de pures injures contre notre révérend Père sans aucun » point de doctrine, l'auteur ne mérite autre réponse, sinon )) qu'à l'avenir il faut qu'il écrive en honnête homme, s'il veut » qu'on fasse quelque cas de lui. » L'année suivante, c'est le grand Huygens 2 qui entre en lutte contre notre compatriote, et, chose remarquable, sur l'invi- tation que lui adresse le Jésuite lui-même, ainsi qu'il le raconte dans la préface 3. Huygens avait connu personnelle- ment Descartes, et pris maintes fois fait et cause pour ses sentiments. En 1653, Lipstorpius, dans les Specimina philosopliiœ carte- sianœ, abonde dans le sens de Huygens. D'autre part, la Bohême voit paraître un ouvrage consacré uniquement à la défense de Saint-Vincent ^. En 1654, la France arme un nouveau champion contre lui ; elle va le chercher parmi ses frères de Lyon : c'est le P. Vincent » Paris, 1631, in-folio. ^ Eœetasis ci/clometriae clarissimi viri Gregorii a S. Vincentio S -J. editne anr.o 1647, soi le d 'appendice à un autre ouvrage : Theoremata de quadratura hyperbolœ, ellipsis et circuli^ etc. Ces deux écrits parurent en 16d'2 pour la première fois. ^ Opéra varia^ Lugd. Balav.. 1724, volume 11, préface. * Aloysius Kinner a Loewenthurm, Elucidatio geonietrica problematis austriaci, sive qiiadraturae circuli féliciter tandem detectœ per B. P. Grego- riuma S'° Viticentio, clarissimum et sublilissimumœvo7ioslro geometram, 1635, in 4", 34 [lages. ( 269 ) Léotaudqui s'emploie à démontrer l'insolubilité du problème t. Comme Sarassa avait répondu à Mersenne, le Jésuite anver- sois Aynscom répondit, après un travail silencieux de deux ans, à son confrère de Lyon et à tous les critiques mentionnés plus haut : son ouvrage - se compose de cent quatre-vingt-deux pages in-folio. Il ne faudrait pas croire que ce livre soit une critique sèche et aride, ainsi que la matière dont il traite donnerait à penser : Aynscom met de l'ardeur et de l'âpreté à défendre son ancien maître; Mersenne et Lipstorpius et même Huygens sont appréciés avec beaucoup de raideur. Tout l'ouvrage est fort intéressant pour l'histoire des mathématiques en ce temps-là. Nous n'y relevons cependant que deux passages particulièrement importants pour nous : l'un, parce qu'il contient un fragment d'une lettre du célèbre philosophe français, qui a jusqu'ici échappé à ses historiens; l'autre, parce qu'il nous fait voir quelle estime le Jésuite professait pour Descartes et Lipstorpius. Un censeur anonyme des théories de Grégoire de Saint-Vincent et de ses tenants avait atiirmé que R., géomètre connu du monde entier, avait approuvé Mersenne, quand celui-ci avait ramené la quadrature du cercle au problème des trois grandeurs dont on connaît deux logarithmes 3. Le géomètre n'est autre que Gilles Roberval. Entendons la réponse d' Aynscom : « Je ne veux rien enlèvera la renommée de ce personnage; mais comme je n'ai pas eu l'heur de voir aucun de ses ouvrages (si tant est qu'il en ait publié), et partant ne puis juger de sa science en géométrie, je n'ai pas à me régler sur son témoignage 4. » Aynscom écrivait en 1656 : or, à cette époque, Roberval avait publié, depuis au moins huit ans, son Timté de mécanique des poids soutemis par despuissances sur les plans inclinés à T horizon: ^ Examen circuit quadralurœ, Lyon, 16o4, in-4°. '^ Francisci Xaverii Aijnsoom Anlwerpiani e societate Jesu expositio et deductio geomelrica quadraturarum circiili R. P. Gregorii a Sancto Vin- centio ejusdem societatis, cui prœmillitur liber de nalura et aff'eclionibus ralionum ac proportioniim geometricarum, Anlwerpiije, 1636, in-folio. 3 P. 168. * Ibidem. ( 270 ) c'est un appendice de 36 pages à l'ouvrage in-folio du P. Mer- senne, Harmoniconim libri XII. En 4644, le même Roberval avait mis au jour un traité latin d'astronomie générale, intitulé Aristarchi samii de mundi systemate. Il est vrai que ce n'étaient pas des ouvrages de géométrie ; mais toujours est-il qu'Aynscom n'en connaissait pas l'existence i. Ne pouvant apprécier person- nellement Roberval, il se prévaut du jugement des autres, et c'est Descartes qui, contre son attente certes, va servir d'arme au Jésuite contre le Minime, son ami le plus fidèle. « Si mon censeur entend que j'aie à m'en rapporter au jugement de ceux qui connaissent bien la capacité de son géomètre, qu'il veuille écouter ce que de la Suède un homme de nationalité française et excellent algébriste, René Des-Cartes, en a écrit à un ami "^. Voici ses paroles textuellement rapportées 3 : « Mais » à présent je suis en un païs si éloignié que je ne puis pas » mesme espérer d'y voir les escrits dont vous me parlez; car » outre qu'il serait difficile ici, je n'y aurais pas aussi beaucoup » de loysir pour les examiner; c'est pourquoi si vous escrivez » au R. P. Gregorius a S. Vincentio, je vous prie de l'asseurer ^ Le célèbre Sluse, dans une lettre du 14 septembre 1637, demande à Huygens si Roberval a édité quelque chose [Bulleitino Boncompagni , Correspondance de Sluse, éditée par M. Le Paige, t. XVII, p. 317). Bien que Huygens lui élit parlé de i'Aristarque de Samos {ibidem p. 318), il se disait encore dans la même ignorance, le 29 juin 1638. Voici en effet ce que nous lisons dans une lettre qu'il adressait à Pascal {ibidem, p. 499) : « Je crois que » vous êtes déjà las de lire une si longue lettre, et toutefois, je ne puis » m'abstenir de vous requérir d'une faveur : vous m'avez fait mention dans « les vôtres de M. de Roberval, l'un des premiers géomètres du siècle et pour » le mérite duquel j'ai toute l'estime qu'on saurait avoir. J'ai cependant été » si malheureux jusqu'à présent que je n'ai pu rencontrer aucune de ses » productions auprès de nos libraires, quoique je les aie souvent demandées. » Vous me feriez une grâce très particulière de m'avertir s'il n'a rien mis en » lumière, ou si c'est la faute de nos marchands qui n'auront pas fait passer D ses œuvres jusques à nous. » * Quel était le correspondant en rapport d'amitié avec Descartes et le P. Aynscom et laissant transcrire un passage d'une lettre que Descartes lui avait écrite? 3 Nous avons respecté Torthographe de Descartes. ( ^271 ) )) de mon très-humble service, et de luy faire scavoir de ma » part que, bien que je n'approuve pas sa quadrature du cercle, » je ne crois pas néanmoins que le sieur de R. ait assez d'esprit » pour la réfuter, et ainsi que pendant qu'il n'aura pas d'adver- w saires plus forts que celuy-là, il ne luy sera pas malaysé de )) se défendre. » Ce fragment de lettre française de Descartes a échappé à Clerselier, quand il a recueilli tout ce qui restait de la correspondance de ce grand homme. Ecrit de Suède, c'est la dernière manifestation de la pensée de Descartes que nous possédions. Le jugement peu favorable que le philosophe y porte sur Roberval n'étonnera personne, étant données les contro- verses acrimonieuses qui les ont divisés leur vie durant. On savait aussi qu'il improuvait la quadrature de S^-Vincent; mais ce qu'on ignorait, c'est qu'il fût assez disposé à la courtoisie envers ce Jésuite « pour l'assurer de son très humble service ». Aynscom, par un échange de bons procédés, qualifie Descartes d'Algebrisla egregius, et plus loin, citant Gassendi et Descartes, il appelle le premier clarissimus et le second eruditissimiis ^. Ce qui ne l'empêche pas de se permettre ailleurs des appréciations moins bienveillantes et que l'on ne peut ratifier. C'est dans un appendice qu'il consacre à examiner les critiques de Daniel Lipstorpius. « L'an 1653, a paru un livre intitulé Specimina philosophiœ cartesianœ, dû à D. Lipstorpius, de Lubeck : en le parcourant par manière de récréation (car je n'ai ni le temps ni le goût pour employer à de semblables études et à des ouvrages inutiles les heures dues à la géométrie), je suis tombé sur quelques passages où il exprime son jugement et celui de Descartes sur la possibilité de la quadrature. Voici en quels termes il expose le sentiment de ce dernier : « ce qu'il faut surtout admirer dans Descartes, c'est que l'admirable pénétra- tion de son esprit lui a permis de toujours déterminer sans difficulté ce qui était accessible à l'intelligence humaine et ce qui ne l'était pas : les problèmes solubles et insolubles. Il n'a jamais abordé la quadrature du cercle, et pour cause, il la savait hérissée de telles difficultés que n'importe qui devait perdre son * P. 127. { 272 ) temps à l'étudier i. Un examen de trois jours à peine lui a sutii pour trouver dans le volumineux ouvrage de Saint-Vincent l'unique source de toutes les erreurs qu'il renferme 2. » Après l'aménité du commencement, on ne peut s'attendre à voir Descartes traité fort aimablement : et en fait, le Jésuite parle irrévérencieusement du père de la géométrie analytique : (( Descartes a bien fait, à mon sens, de ne jamais entreprendre la quadrature du cercle, non parce qu'il l'a jugée impossible à l'intelligence de l'homme, mais parce que, connaissant bien les limites de son Algèbre (c'est ainsi qu'Aynscom appelle l'analyse de Descartes), il la voyait incapable de s'élever à un problème aussi sublime, et désespérait d'ailleurs d'y arriver par la géo- métrie ordinaire. Ce livre et les suivants montreront combien il a été peu heureux en affirmant que la quadrature était impos- sible : l'a-t-il été davantage en d'autres matières? Nous laissons à Lipstorpius le soin de le vérifier. Et je m'étonne fort que Descartes n'ait communiqué à personne la découverte qu'il a faite du paralogisme de Saint-Vincent, ou que, s'il l'a commu- niquée, personne n'en ait averti ou fait avertir l'auteur; surtout que cette découverte eût eu pour elle tout le poids de l'autorité de Descartes, laquelle est, pour les cartésiens, plus qu'humaine, pêne supra humanam est. Qu'on indique à l'auteur ce défaut de sa démonstration, et je promets que, non pas après trois jours, mais après un seul, et peut-être après une heure, j'aurai fait voir au critique que ce qu'il avance est faux ou qu'il a mal compris l'auteur. » Le P. Aynscom est vraiment persuadé : on le voit bien à l'ardeur qu'il met à afiicher ses convictions. Nous n'avons vu nulle part que Descartes ait affirmé l'impossibilité * Le problème de la quadrature du cercle consiste à construire un carré équivalent à un cercle. Lambert a démontré, en 17CI, que t, le rapport de la circonférence au diamètre, est incommensurable, et Legendre a démontré que 'Tï^ est aussi incommensurable. Mais, pour que le problème de la quadra- ture du cercle soit insoluble, il faut non seulement que tï et tJ so eut incommensurables, mais encore tc*, t.^, tt"^, etc. Enfin M Lindemann, en 188:î, est parvenu à démontrer que le nombre tt est un nombre transcendant. 2 P. 150. ( 273 ) de carrer le cercle, quoi qu'en dise Baillet sur la foi de Lip- storpius ^ mais il a soutenu seulement qu'elle était mal prouvée par Saint-Vincent. Aynscom ne parvint pas à faire accepter les théorèmes controversés, et Huygens, dans une lettre assez rude qu'il lui écrivit au mois d'octobre 'I606 '^, maintient ses critiques en les justifiant de nouveau et en les munissant de l'autorité de deux mathématiciens de notre pays : l'un était le P. ïacquet, dont nous parlerons plus loin, et l'autre, Gérard Van Gutscho- ven, le grand cartésien belge. C'est dans cette longue épître 3 qu'il rapporte la lettre de Descartes à Schooten qui a été trans- crite en note plus haut, et relève de la sorte le défi que lui avait jeté Aynscom de produire le jugement motivé de Descartes. Il se plaint aussi de ce que le Jésuite ne voit dans le réformateur qu'un algébriste : « quem si minus insignem geometram quam » algebristam fuisse arbitraris, parum ex vero judicas 4. » Cette controverse entre des savants de toute l'Europe donne une idée de l'activité intellectuelle qui régnait alors, notam- •ment eu Belgique : elle nous mantre les cartésiens et les anti- cartésiens du temps en relation les uns avec les auti-es et trans- portant l'esprit de parti jusque dans les mathématiques. N'est-il pas remarquable qu'en général les disciples de Descartes sont contre Saint-Vincent, et ceux d'Aristote pour lui? § 2. La reine Christine de Suède, l'élève de Descartes, abdiqua le 2i juin 1654. Quelques jours après, elle quitta secrètement la Suède pour aborder à Anvers 3 au mois d'août. Sa conver- sion au catholicisme, qui avait été la grande cause de sa renon- ciation au trône de Suède, était l'œuvre de Descartes et des ^Volume II, p. 275. - Optra varia, Lugd. Batav., 1729, volume II, |». 3i4. 5 P. 347. * H^JYGE^s, Opéra varia, t. Il, p. 546, édition 1724. 5 Raxke, Histoire de la papauté, iraduite par Halbcr, Bruxelles, 1S44, l. iV, p. 154. Tome XXXIX. 18 ( 274 ) Jésuites. Le premier avait correspondu avec elle directement par l'intermédiaire de l'ambassadeur Chanut dès 1646; il s'était rendu auprès d'elle vers la fin de 1649 ; malheureusement le climat de Stockholm, peu favorable à la délicatesse de son tem- pérament, affaiblit tellement sa santé qu'une pleurésie l'em- porta au mois de février i6o0. Descartes à peine mort, ou peut-être même de son vivant, arriva à Stockholm le Jésuite Antonio Macedo ^; puis, en février 165:2, deux autres religieux de la même Compagnie, les PP. Paul Casati et François Molini ^2, tous deux versés dans les mathématiques et la théologie. Ces trois Jésuites achevèrent l'œuvre commencée par Descartes : Christine résolut d'abjurer le protestantisme. Arrivée à Anvers, elle y demeura incognito assez longtemps, occupée à des études d'érudition; le 7 septembre, l'archiduc Léopold vint de Bruxelles lui faire visite. Elle ne s'avouait pas encore catholique ; mais cependant elle montra assez qu'elle l'était aux Pères de la Société de Jésus (elle était accompagnée d'un des leurs, le P. Charles-Alexandre de Manderschert) ; car, en visitant leur église, elle demanda qu'on lui indiquât un endroit d'où elle pourrait commodément assister sans être vue aux cérémonies de la messe solennelle, dont elle n'avait jamais été témoin. On lui en montra un dans les loges latérales du chœur, et quand, le lendemain, apparurent les officiants, Christine de Suède était là : on remarqua qu'elle s'agenouilla au moment de l'élé- vation. Pendant qu'elle attendait de Rome l'envoyé qu'elle avait dépêché au Souverain-Pontife Alexandre VII pour être fixée sur les cérémonies de l'abjuration, elle demeura à Anvers, fai- sant de fréquentes visites aux BoUandistes, examinant curieu- sement leur bibliothèque et leurs archives, notamment les manuscrits. Elle-même en avait apporté avec elle une assez grande quantité, et sur ses ordres, Isaac Vossius (son ancien professeur de grec, ami, pour le moins douteux, de Descartes 3) < Ra>ke, p. 130, en note. 2 Crétineau-Joly, p. 406. Histoire de la Compagnie de Jésus, t. III, Paris, 1851. 2 Descaries n'était pas amateur des langues anciennes: celui qui sait le latin, disait-il, ne sait rien de plus que la fille de Cicéron au sortir de nour- ( 275 ) les mit tous à la disposition des célèbres hagiographes, qui purent les examiner à leur aise et en transcrire ce qu'ils jugèrent bon. 11 ne s'en firent pas faute, durant plusieurs mois, différant pour cela l'impression des Acta sandorum de février. Jourdain i, dans la Biographie universelle de Michaud, nous apprend qu'après son entrée solennelle à Bruxelles, Christine y abjura secrètement le protestantisme, le 24 décem- bre 16o4, en présence de l'archiduc Rodolphe, du comte Fuen Saldagna, du comte Montecuculli et de Pimentel. Ces préoc- cupations religieuses ne l'empêchaient pas de songer à ses études : elle continuait à correspondre par écrit avec les savants. C'est ainsi qu'elle envoya une lettre autographe à l'émule de Descartes, le prévôt Gassendi. Cette lettre est datée de Bruxelles, janvier 16o4 -. Christine dut parler de son maître avec les Jésuites belges et leur faire mieux estimer ce philosophe qui avait travaillé à la convertir. 11 ne nous répugne point de penser que ce qu'elle leur en dit adoucit quelque peu leur rigidité à son endroit, car on constate chez deux des trois Jésuites dont nous allons nous occuper dans le reste de ce chapitre une modération fort éloignée du zèle trop ardent de Compton Carleton; il y a plus : ce dernier même se radoucit. § 3. L'année même où le P. Aynscom défendait de son mieux Grégoire de Saint-Vincent contre les géomètres de France, de Hollande et d'Allemagne, le duc d'Anguien, qui avait émigré rice (Vico, d'après Bouillier, volume I, p. 41). Baillel (volume If, p. 596^ sur la foi de Sorbière, raconte qu'un jour Descaries, assistant à une leçon de grec qu'lsaac Vossius donnait à la reine, lui dit : « je m'étonne que Votre » Majesté s'amuse à ces bagatelles; pour moi, j'en ai appris tout mon saoùl » dans le collège, étant petit garçon; mais je sais bon gré d'avoir tout oublié, » lorsque je suis parvenu à l'âge de raisonner. >^ On devine que le professeur ne dut pas être charmé du compliment, si tant est que Descaries ait manqué de tact à ce point vis-à-vis de son illustre élève. ' Paris 1880, t. VUI, m rocf, p. 2ô7, col. b. ^ Gassendi, Opéra omnia, t. VI, p. 533. V. p. 356. ( 276 ) avec son père, le grand Condé, achevait ses humanités au col- h'^ge des Jésuites à Namur ^. Il avait alors treize ans seule- ment; Condé désira quil fît son cours de philosophie en Uiénie temps que les scolastiques de la Compagnie de Jésus, transférés depuis quelque temps de la maison de Louvain à celle d'Anvers. Pour exciter davantage Témulation de son fils, il avait prié d'admettre à suivre les classes en même temps que lui un certain nombre de jeunes gens séculiers des meil- leures familles : il fallait bien déférer au désir d'un aussi grand personnage, et de prime abord, aucune réclamation ne se produisit. Mais, à la fin de l'année, l'Université et la ville de Louvain envoyèrent à Anvers les syndics de la Faculté des arts et quelques magistrats, et signifièrent leur résolution de réprimer la violation de leurs privilèges, en exigeant cinquante florins de chacun de ceux qui, en dehors des Pédagogies de Louvain, avaient donné ou suivi des classes de philosophie ou avaient la prétention de le faire dorénavant. On leur répondit que tout s'était fait sur l'ordre du prince de Condé : les délégués, un peu radoucis, s'en furent chez le prince et lui ottrirent spontanément que ce petit nombre d'étudiants (ils étaient quinze) fût distrait de leurs écoles. Cependant, peu après, revenus auprès de lui, ils lui présentèrent un écrit à signer par les Jésuites, afin, disaient-ils, de sauvegarder leurs droits. Mais comme il contenait certains points en opposition avec les privilèges de la Compagnie, on leur en rédigea un autre à reporter à Louvain et conçu d'une autre façon. En 1657, les délégués apparurent une troisième fois, pré- tendant que leurs privilèges n'étaient pas sauvegardés suffisam- ment par la formule que les Jésuites leur avaient remise. Il fallut aller à don Juan d'Autriche : sur son ordre, quelques membres du conseil privé rédigèrent une pièce qui fut adoptée par les deux parties. En vertu de cette convention, les Pères ' DE Feller, Dictionnaire historique, in voce. Les détails qui suivent sont lioe iratkiclion de Pa|»ebrochius, AnnaUs Anlverpienaes, t. V, Autverpiaî. 1848, pp. 120, 121, 122, V. Archivesdu royaume, Histoireel Lettres annuelles du, collège des Jésuites d'Anvers (1562-1695), année 1657, pp. 74 et 79. ( 277 ) continuèrent à enseigner la philosophie à ces quinze jeunes gens « plus à leur profit qu'à celui de la Société, à qui il n'était pas agréable de se commettre avec l'Université pour un tel sujet. » Aussi, dorénavant, ils n'en admirent plus aucun, si ce n'est très rarement et avec une recommandation de l'Cni- versité même, demandée et obtenue par les parents. Quant aux quinze dont il a été parlé plus haut, celui qui se distingua le plus fut le jeune duc d'Anguien : au mois de mai, il défendit plusieurs thèses de logique avec tant d'assurance et de science qu'il surpassa l'attente de tout le monde et qu'il réjouit fort le prince, son père ; celui-ci assistait à la défense ainsi que le marquis de Caracena , le duc d'Aerschot , les princes d'Aren- berg, de Nassau, de Masmint(?) et beaucoup de noblesse espagnole, française et belge. L'année suivante i, le jeune étudiant soutint des thèses sur toute la philosophie avec un succès vraiment étonnant chez un adolescent de quinze ans; son illustre père y assistait et presque toute la cour de Bruxelles. Le prélat de Saint-Michel termina la séance en formant le vœu que le triomphe du fils dans l'arène littéraire fût suivi de celui du père sur les champs de bataille, quand il s'agirait de défendre les cités de notre Belgique. Condé applaudit lui-même à ces paroles et répondit qu'il espérait la réalisation de ce vœu, et s'efforcerait de l'amener. Quelle philosophie les Jésuites enseignaient-ils au fils de Condé et à ses quatorze compagnons? On ne peut douter qu'elle ne fût pour le fond péripatéticienne; mais la présence même du fils d'un prince français, admirateur généreux de Descartes, devait porter ses maîtres à parler de lui, à le louer et même à adopter quelques-uns de ses sentiments. En tout cas, c'est ce que l'on constate chez plusieurs Jésuites contem- porains, et notamment chez le P. Ignace Der-Kennis. §4. Ce religieux était Anversois, comme Geulincx. Né en lo98, ' Ce qui suit esl lire de Sa.nderus, Chorographia sacra Brabantiœ, t. III, in-fol., Hagœ-Comitum, 1727, p. 20, col. b. V. Archives du royaume, Histoire et ietlref! annuelles, anoée 1658, pp. 78 el 79. ( 278 ) deux ans après Descartes, il enseigna la philosophie quatre ans aux scolastiques de son ordre, et dix ans la théologie, dans la ville de Louvain i. Il était déjà professeur de cette dernière science, quand parut le Discours de la Métliode "^, et quand son collègue Ciermans correspondit avec Descartes. En 1641, de concert avec le P. De Jonghe, il mena vigoureusement la lutte contre VAugustiniis de Jansenius. C'est d'alors que datent ses thèses tlieologicœ de gratia, libero arbitrio, prœdestinatione, etc., in sex ce. divisœ contra C. Jansenii Aiigiistinum 3. Elles furent mises à l'Index, non parce qu'elles contenaient des doctrines fausses, mais parce que leur publication constituait une viola- tion de la défense de rien imprimer sur les matières de la grâce, sans une autorisation spéciale du Saint-Siège. Der-Kennis mourut le 19 juin 16o6; un an auparavant, il avait édité à Bruxelles un ouvrage théologique très remarquable, où, à toutes les pages, il s'occupe de philosophie et de physique générale. On y retrouve fréquemment des allusions aux idées cartésiennes, parfois pour les combattre, souvent pour les adopter. Descartes y est nommé onze fois 4; ses trois principaux ouvrages y sont cités : le Discours de la Méthode et les Médita- tions une fois; les Principes, quatre fois. La lecture de l'œuvre est attachante : clair, concis, méthodique, géométrique dans ses démonstrations, le P. Der-Kennis a compris pleinement le mouvement philosophique de son temps; il s'y associe sans se laisser entraîner par lui. Sans doute, il a de temps en temps des idées fausses : ainsi, il opine que la lumière des étoiles est empruntée à celle du soleil » ; il se méprend complètement sur la portée de l'expérience de Torricelli, en attribuant la dépres- " HuRTER, Nomenrlator litterarius, Oeniponte, 1S75. i. I, \>. 776. * Waldack, Spécimen Instoriœ provinciœ Flandriœ Belgicœ, r.andavi, t S67, p. XXIX. '' Anlverpia^ in-f'\, 16il. — L'Index aUribue ces thèses au P. de Jonj^lie. Cependanl le P. Der-Kennis les revendique comme siennes, à l:\ |iai>e 657 de son irailé De Deo uno trino Creatore, Hruxellis, 1655. * Pp. 15, 128, 581, 476, 497, 499, 584, 585, 604, 606. ' P. 6! 2. ( 279 ) sion du mercure à la dilatation d'une substance contenue dans la partie supérieure du tube, et cette dilatation elle-même à la chaleur ^ ; il admet la génération spontanée dans la matière putrescente et dans les animaux vivants "^. Mais à côté de ces assertions malencontreuses, que de bon sens, que d'impar- tialité, que d'érudition de bon aloi! Le P. Compton (encore vivant alors) n'est pas en honneur auprès de lui : deux fois il est cité d'une manière peu flatteuse ^. Le P. Arriaga qu'il men- tionne très souvent, mais plutôt pour le combattre que pour s'appuyer sur lui, est traité encore plus durement, pour avoir accusé d'erreur son confrère le P. Pierre Wadding: Der-Kennis met en doute sa bonne foi. Il n'ignore aucun des grands esprits de son temps : outre celui de Descartes, se rencontrent sous sa plume les noms de Gassendi 4, Digby s, Galilée 6, pour ne citer que ceux qui ont quelque rapport avec cette histoire. Notre Van Gutschoven est mentionné une fois, et le plus ardent des cartésiens belges est loué comme très versé dans toutes les branches des mathématiques : « clarissimus vir Gerardus Godtschovius in omni mathematum génère apprime versa- tus '. » Par contre, l'antagoniste de Descartes, Vopiscus-For- tunatus Plempius, sans être nommé, est désigné très clairement comme un médiocre raisonneur. Voici à quel propos : plusieurs fois dans le courant du livre, Der-Kennis s'élève contre la manie des philosophes de son temps, qui attribuent les phé- nomènes à des qualités occultes 8. « C'est là, s'écrie-t-il, une manière de philosopher creuse et vaine, /V/w/^a et exsicca, quand ' P. C83. ^ Pp. 6-23, 616. •' Pp. 57, 77. ' Pp. 58-2, 586, 587. 'Pp. 560, 58-2. *' P. 610. ' P. 581. "* P. 599 : « in occultas vires se lihenter abdunl et delilescere amaut )' nonnulli philoso|)hi, tlum quidpiani se offert explicatu difficile. » P. 604" » quai prurigo est ad abdila el arcana uescio quoe confugere, ubi in apera » luce res posilae suut ? » ( 280 ) on cherche la cause crun effet extraordinaire, recourir incon- tinent à une qualité, inconnue à tous égards, sauf qu'elle pose Teffet en question! C'est comme si Ton disait : il y a quelque chose qui cause cet effet! Je ne sais rien de plus, pis que cela, je sais moins, quand j'appelle à mon aide une semblable qualité pour me voiler mon ignorance à moi-même et aux autres ^ ! » Voici maintenant la narration satirique dont, selon nous, Plempius est le héros : « Un ami de la bonne philosophie et adversaire résolu de ces sortes d'arguments (lui-même me l'a raconté) conversait avec un docteur en médecine de grand renom et célèbre par ses écrits. Entre tous les mystères de la nature, celui qui semblait le plus inexplicable à ce dernier était le flux et le reflux de la mer. » « Pour moi, au contraire, reprit son interlocuteur en souriant, je n'y trouve aucune dif- flculté : j'ai à la main une explication très simple. » L'autre de la demander avidement. « Il n'y faut pas grand développement, la voici exprimée en trois mots très clairement : c'est une qualité effective de la marée, inhérente à la mer qui produit ce phénomène : qualitas a?stus factiva mari indita, totum hoc pryestat. » « C'est jouer sur les mots, reprit le docteur; je ne suis pas plus avancé. » « Oh! dit son interlocuteur qui voulait en venir là, ou bien cette raison est très solide, ou bien vous-même, mon cher, vous n'arrivez à rien, dans votre ouvrage, lorsque, voulant assigner la cause de la formation des os dans l'animal, vous vous contentez de dire que c'est une faculté ossifique; de même sorte sans doute, les nerfs seront (lus à une faculté nervifique, la chair à une carnifique, et les ressorts de la machine vivante seront mus jusque dans leurs moindres éléments, w Averti de cette manière ingénieuse, le docteur avoua avec candeur son irréflexion 2. Quelques pages plus loin 3, Der-Kennis admet comme beau- ' P. 361. * Plempius esi indubitablement celui dont il s'agit : aucun docteur en médecioe contemporain autre que lui n'avait du renom en Belgique et n'était célèbre par ses écrits : qu'on se rappelle aussi ce qu'il dit de la faculté pulsi- lique. ^ P. 499. ( 281 ) coup plus probable, longe verior, la théorie cartésienne attri- buant exclusivement au corps et à ses forces mécaniques tous les phénomènes de la vie, et approuve formellement la manière dont Descartes explique la circulation du sang, en dépit des attaques si véhémentes que Plempius lui avait fait subir dans les trois éditions successives des Fundamenta : a systolen et y) diastolen cordis et arteriarum ex sola eorum fabrica bene » explicavit Cartesius. » Pour notre Jésuite, la chaleur vitale, par exemple, se conserve, s'augmente ou se perd de la même manière que si, dans des bocaux contenant certains liquides ou certains gaz, on en jette d'autres à différentes reprises, pour y développer des fermentations ou d'autres phénomènes ^. Et si, dit-il plus loin, après le départ de l'âme, la machine du corps de l'animal était disposée de la même façon qu'elle l'était avant, elle accomplirait ses actions internes et ses diverses évolutions tout comme une horloge pourvue de ses roues et de ses poids : « ut bene ostendit Renatus Cartesius Methodi, » pag. 42, § sed ut cognosci posset ^2. » Comme on le pense bien, l'explication mécanique des fonc- tions vitales se rattache, chez Der-Kennis comme chez Descartes, à l'explication mécanique de tous les phénomènes corporels; c'est un cas particulier d'une loi plus générale. Il met une certaine réserve à l'énoncer; mais on voit à chacune de ses paroles combien cette loi lui plaît à cause de sa simplicité. Pour lui, le corps est une substance naturellement étendue, c'est-à-dire divisible et figurée. A la différence de Descartes, il dit naturellement et non essentiellement 3 pour sauvegarder ' P. 48 : t- non aliter calor foveliir, augeUir, minuitur, quani si in ferventem ' ollam aul va>a chvmiea ceriis liqiiorihus aut spiritibus referla, alii liquores » conlinualis vicibus injicianlur. >» * V. sur ce même [)oinl pp. 5:25, 618. Il n'y a pas jusqu'aux idées de Descaries sur la prolongalion indéfinie de la vie humaine qui ne sourient au l»hilosophe anversols, p 635. -'• P. 5i7 : » dico, in iiatura'i slalu, quia extensio omnis et conscquenler )) figura videtur ab eo divinilus s<^parabilis, ut evincit sanclie eucharistiaî i> mysterium. » ( 282 ) la croyance de l'Eglise sur le mode de la présence réelle. Avec l'étendue et le mouvement, il explique les phénomènes mul- tiples perçus par nos sens : on croirait lire Descartes, tant, dans cet exposé, il reproduit ses idées sans toutefois le nom- mer. Il n'ose pas rejeter les formes substantielles; mais ce qui est déjà une grande hardiesse, il se demande si elles sont néces- saires pour expliquer les faits que nous constatons dans les métaux, les plantes et les animaux. 11 fallait que les idées de Descartes fussent bien séduisantes, puisque son automatisme, le point le plus paradoxal de son système, était jugé digne d'examen : « an vero intelligi nequeat multorum natura, puta » metallorum, plantarum, tum vel maxime animalium absque » substantialibus vel accidentalibus formis non disputo. )> Qu'on cherche, continue-t-il, des arguments contre ceux qui les nient, et que ceux-ci démontrent autant qu'ils peuvent que ces formes sont inutiles pour expliquer les propriétés des êtres corporels i. La psychologie et la critique de Der-Kennis ne sont pas moins remarquables que sa cosmologie : l'influence de Des- cartes y est évidente; mais, de plus, on pourrait voir dans certaines propositions du Jésuite des germes développés plus tard par Leibnitz et Malebranche. Ainsi, il penche à assimiler l'esprit à une machine fabriquée par Dieu et par lui mise en mouvement, laquelle continue d'elle-même à se mouvoir dans la suite : il rapproche de ce concept celui de Descartes, d'après qui Dieu crée la matière en mouvement et l'abandonne ensuite à elle-même. Leibnitz ne parle pas autrement des monades supérieures. Voici les paroles de notre auteur : « machina intel- » lectualis hoc modo semel ab auctore mota, nihil obest quin » ipsa deinde per se pergat motus suos ciere : uti imaginantur )) aliqui hujus sœculi philosophi in mundo corporeo factum, )) quod Deus primitus partibus ejus, aliis quietem, certos aliis » motus impresserit, qua3 deinde continua vicissitudine per- * P. 574. V. au sujet de rex|»liealion iiiécanique des phénomènes corporels pp. 305, 4M, 415, 4^5, 500, 5i'J, 614 el passim. On remarquera notammeni qu'il idenlilie les couleurs avec la lumière, el celle-ci avec la chaleur. ( 283 ) )) petuentur, sub cequatione semper simili totius motus et )) totius quietis universi corporis •. » Une assertion plus convaincue et dont la gravité n'échap- pera à personne, c'est celle où Der-Kennis aftirme que l'objet des perceptions intuitives est intimement présent ou adhérent à la faculté qui l'aperçoit. Comme, d'autre part, les perceptions des sens sont, de l'avis commun, intuitives, il s'ensuit que leurs objets sont adhérents à l'âme. On voit d'ici la consé- quence s'imposer fatalement : par nos sens, nous ne percevons pas les objets extérieurs ou leurs qualités, mais les modifica- tions de nos organes. Cette doctrine sera celle de Berkeley au commencement du XVIII*' siècle. On l'attribuerait à tort aux écoles du moyen âge; là-dessus, celles-ci ne pensaient pas autrement que Reid. Der-Kennis s'écarte résolument de l'opi- nion commune et ce, non seulement pour sauver sa définition de la connaissance intuitive -, mais pour d'autres raisons dont une est donnée à la page suivante. Voici d'abord sa thèse : « ceci n'est pas douteux pour moi : telle est la nature de tous les sens qu'ils perçoivent immédiatement leurs affections et, par leur moyen, les objets extérieurs qui les ont causées; ainsi, ceux qui souffrent de la jaunisse perçoivent une couleur jaune qui n'est que dans leur organe. Cette loi se vérifie quelle que soit l'opinion qu'on ait sur la nature des espèces, que ce soit l'opinion commune ou celle de Gassendi ou celle de Descartes 3. » Ailleurs il s'exprime plus nettement encore : « l'animal ne perçoit rien immédiatement qui ne lui soit présent; plus clairement, il ne perçoit que le changement survenu dans l'organe par le fait de la présence d'un objet 4. » Cette thèse, il pourrait la prouver elficacibus rationibus et plu- ribvs experimentis^^ . Il n'en donne qu'une preuve à l'endroit que ' P. 455. * \\ 1-27. ^ P. Ii28. (( Universini igilur tlubiiini mihi uou est quin hœc sil sensuum » omnium naïuia, ni solas aHeeliones suas immédiate ptM'cipianl, et his >^ mediaiilibus objecta exlerua, a quibus illa? profeclae sunl, etc. " ^ P. 415. V. pp. 395, 550, 577, 58j. ' P. 4-25. ( 284 ) nous avons cité plus haut : c'est Texpérience de Descartes, que nous avons entendu Kircher louer et appeler admirable. Der- Kennis emploie presque les mêmes termes que le réformateur français : « l'appareil visuel est une véritable chambre obscure : la cavité renfermée entre la pupille et la tunique rétiforme représente la chambre même ; la pupille, c'est l'ouverture ; l'humeur cristalline, le verre convexe rassemblant les images; la tunique rétiforme qui constitue, à proprement parler, l'organe de la vue, c'est le papier qui les reçoit ; et tout cela est observable dans l'œil d'un animal, détaché de la tête et débar- rassé des muscles opaques '. » Ainsi, de même que la chaleur sentie est celle de l'organe, l'objet vu, c'est l'image imprimée dans l'organe -. L'affinité de cette doctrine de Der-Kennis avec celle de Malebranche 3 est manifeste. Ce qu'il y a de plus curieux, c'est que la première fois que Malebranche en parle dans la Recherche de la vérité, il s'appuie sur le même fait que Der- Kennis. La citation, quoique un peu longue, est trop inté- ressante pour être omise : « parce que nous ne sentons pas » l'ébranlement que les objets visibles font sur le nerf optique, )) qui est au fond de l'œil, nous pensons que ce nerf n'est » point ébranlé et qu'il n'est point couvert des couleurs que » nous voyons; nous jugeons, au contraire, qu'il n'y a que )) l'objet extérieur sur lequel ces couleurs soient répandues. « Cependant, on peut voir par l'expérience qui suit que les w couleurs sont presque aussi fortes et aussi vives sur le fond )) du nerf optique que sur les objets visibles. ' P. 12-{. « Quod lorganum tormale visiis, iil est ivliformis luiiica) in oculo » aniiiialis oxempto elopacis musciilis libemto per IraDspaieiiliam distinclis- » sime l'eferi imaginem seu spcciem objv'cii exlerni (etsi inversani, quod » nalura visiis postulat, ul reclani n-praess^nlPl) flanirnuKe, v. g. candelse, ». quasi inibi depicta foret, ul ipse saepius conlemplatus sum. » ^ Ibidem : < Gonsequenlia est evidens et ea de causa calor lactui iidioerens » immédiate [lersentiscilur. » ^ A IVpoque où paraissait l'œuvre de Der-Kennis. Malebranche n'avait que 17 an-. C'est en 1674 que parut son premier ouvrage. ( 285 ) )) Que Toiî prenne un œil de bœuf nouvellement tué, qu'on » ôte les peaux qui sont à l'opposite de la prunelle, à l'endroit » où est le nerf optique, et qu'on mette à leur place quelque » morceau de papier assez mince pour être transparent : cela » fait, qu'on mette cet œil au trou d'une fenêtre, en sorte que » la prunelle soit à l'air et le derrière de l'œil dans la chambre, » qu'il faut bien fermer afin qu'elle soit fort obscure, et alors » on verra toutes les couleurs des objets qui sont hors de la » chambre répandues sur le fond de l'œil, mais peintes à la » renverse On voit bien par cette expérience que nous » devrions juger ou sentir les couleurs au fond de nos yeux, )) de même que nous jugeons que la chaleur est dans nos » mains, si nos sens étaient donnés pour découvrir la vérité et » si nous nous conduisions par raison dans les jugements que » nous formons sur les objets de nos sens ''. » Malebranche entend que les yeux, comme tous les autres sens, ne nous sont donnés que pour la conservation de notre corps ^2; pour en faire un bon usage, il ne faut s'en servir que pour conserver sa santé et sa vie, dit-il ailleurs 3. Der-Kennis attribue quelque part la même fin aux sens et exige maintes fois que l'on corrige leurs perceptions par la raison ^. Ce mépris des connaissances sensitives s'allie chez lui, encore comme chez Descartes, avec une haute estime des connais- sances intellectuelles et, parmi celles-ci, il met avant toutes les autres la connaissance de l'âme. C'est un nouveau trait caractéristique de ressemblance avec Descartes. Il faut lire les développements éloquents qu'il donne à cette pensée : nous ne pouvons tout citer ici. « Naturellement parlant, aucune nature n'est mieux connaissable que notre âme, en tant que principe de telles et telles opérations, et comme celles-ci sont en quelque sorte innombrables, elles nous découvrent dans toute sa vivacité la figure de l'esprit qui nous anime. x\u con- * OE livres de Malebranche, t. I, Paris, 1857, in-i", p. -8, col. a, col. 6. "^ ! bide m, p. 13, col. a. * Ibidem, p. 41. * V. par exemple p. 577. { 286 ) traire, combien peu de chose est tout ce que nous savons des êtres corporels ! Ce qui tombe immédiatement sous les sens n'est pas moins mystérieux que le reste; ils ne nous appren- nent rien d'autre, si ce n'est qu'ils sont affectés de telle ou telle façon, ainsi que notre esprit s'en aperçoit par la réflexion; d'ailleurs, ils laissent à l'intelligence le soin de discerner ce qui se passe dans l'organe outre la sensation vitale, de même ce qui se passe au dehors, et l'intelligence n'atteindra jamais la vérité là-dessus en se basant sur la sensation seule, à moins qu'elle ne s'aide de principes puisés en elle-même ^. » Der- Kennis continue sur ce ton : il énumère avec complaisance les sentiments disparates de l'École, de Gassendi et de Des- cartes sur la nature des modifications organiques dans la vision et l'audition, sur celle de la lumière, des couleurs et du son et conclut en aftirmant de nouveau sa thèse : l'esprit est infiniment mieux connu que le corps -. Ce scepticisme idéaliste 3 tranchait fortement avec le dogma- tisme des écoles. Der-Kennis ne l'ignorait pas : il arrive sou- vent, s'écrie-t-il, que des opinions très reçues se prouvent difficilement : « hœc obiter discutere placuit, ut appareat, )) quam difïîculter sœpe receplissimœ sententiœ probentur. » Il accuse Aristote de polythéisme. Après avoir justifié son accu- sation, il mentionne les vains efforts de quelques-uns pour le disculper; « mais je ne vois pas, continue-t-il, pourquoi il faut montrer tant de bienveillance à un païen, surtout que, traitant la question ex professa, il exprime si clairement et si abon- damment sa pensée. J'ai tenu à en parler ici, parce que c'est en cette matière que se trouvent ses principales erreurs et leur origine ^. )> • P. 381. ^ Dans la réponse à une objection, il avance comme probable que l'être le plus pauvre en réalité a des millions de propriétés en tant que considéré par rapport aux autres êtres. On n'est pas loin des monades de Leibnitz avec leur perception confuse de l'univers. ^ P. 246. Il est bien près d'exiger une révélation pour prouver avec une certitude absolue l'existence du monde extérieur. * P. 585. V. p. 605 oîj il s'en prend « à une liclion d'Aristoie et des péri- pat éticieu s. » ( 287 ) On aurait tort, malgré tous ces points de contact ' avec Descartes, de considérer le Jésuite comme un cartésien : c'était plutôt un éclectique prenant beaucoup dans le réformateur, sans doute, mais rejetant aussi bon nombre de ses idées, et surtout plus attentif que le philosophe français à ne léser en rien le dogme catholique. Ainsi, il admet que l'extension formelle (actuelle) est séparable de la matière et constitue un accident absolu 2. 11 se montre partisan de la permanence réelle des accidents du pain et du vin dans l'eucharistie 3. U rejette l'étendue infinie, non seulement son existence, mais même sa possibilité 4. Il défend la possibilité du vide contre le grand sophisme de René Descartes, insignem paralogismum Renati Cartesii, qui, dans sa Physique, soutient que le vide est abso- lument impossible, parce que, dans l'hypothèse qu'il existât, les points opposés de l'objet vide seraient distants par suppo- sition, et non distants en réalité, puisqu'il n'y aurait rien entre eux. Mais surtout, il en veut à l'une des deux preuves cartésiennes de l'existence de Dieu, et il emploie à la renverser le dernier paragraphe de son premier chapitre qu'il intitule : Expenditur ratio Renati Cartesii qiia Dei eiistentiam demonstrare conatur. C'est le premier endroit où il mentionne Descartes ^. « Il y a eu, dit-il, une controverse longue et variée entre René Des- cartes et plusieurs hommes remarquables par leur science et leur talent, au sujet d'un argument par lequel ce philosophe se persuade avoir démontré l'existence de Dieu à lui-même et à ses disciples trop crédules. » Un de ces viri imjemo doctri- naque pi^œstantes n'est autre que Caterus, dont il a été parlé longuement dans la première partie de ce travail : il était Anver- sois comme Der-Kennis, et, de plus, son frère était Jésuite. Les autres se trouvent parmi les auteurs des sept séries d'objec- * V. p. 59o uii autre point de contact : il n'est pas d'avis qu'on soit afïîr- malif en matière de causes finales. =' P. 81. 3 P. 449. ' P. 58. V. p. 77. '- P. 13. ( 288 ) lions qui viennent à la suite des Méditations. La preuve atta- quée par Der-Kennis n'est pas celle qui appartient en propre à Descartes , mais celle qu'il a probablement empruntée à saint Anselme, et où l'existence de Dieu se déduit du concept d'être infiniment parfait. Le Jésuite anversois ne la trouve pas défectueuse parce qu'on y passe de l'ordre idéal à l'ordre réel, mais uniquement parce qu'on identifie le concept simplement appréhensif avec le jugement >. « J'admets volontiers (qu'on remarque cette concession) que tout ce que nous jugeons clairement et distinctement être vrai ne peut pas ne pas l'être : c'est en effet par cela seul que nous sommes sûrs de la vérité des principes; mais, par contre, il faut absolument nier que ce que nous concevons par une simple appréhension soit vrai, si claire et si distincte que soit cette appréhension. » Il examine ensuite si le concept de l'existence de Dieu est appréhensif ou non ; si l'existence de Dieu s'impose à l'esprit « comme l'excès d'un tout sur chacune de ses parties. » La réponse est négative :- comment expliquer en effet les controvei^es sur l'existence de Dieu? Elles ne seraient plus que d'inutiles logomachies! Et d'ailleurs la conscience d'un chacun atteste que cette pro- position : Dieu existe n'est pas d'évidence immédiate. Telle est, résumée en peu de mots, la critique de Der-Kennis. Elle ne montre pas le vrai défaut de la preuve de Descartes ; mais elle fait voir qu'il y en a un. A la rigueur, Descartes eût pu lui répondre que cette proposition : l'être infiniment parfait existe, s'impose à l'esprit comme toutes les vérités mathématiques, comme une foule d'autres propositions de la théodicée, celles-ci, par exemple, l'être infiniment parfait est éternel, il est tout- puissant. Der-Kennis eût alors dû concéder qu'entendue dans le sens abstrait, l'existence de Dieu s'impose à l'esprit, mais qu'il n'en est pas de même dans le sens concret. Nous terminons ici cette analyse de l'œuvre d'Ignace Der- * P. 15. « Circa hanc raliouem hinc inde objecta responsaque sunt per- » mulla : at semper hue usque persuasiim habeo in eo solo laiioneni islam » (leticere quod couceptus simplex a|»preliensivus cum judicio, quo rem esse » afTinnamus, coiifundalur. » ( 289 ) Kennis. Et en la terminant nous ne pouvons nous empêcher d'admirer ce Jésuite qui, le premier peut-être de tout son ordre, a su profiter, dans une si large mesure, de tout ce qu'il y avait de bon dans ces nouvelles idées ^, combattues avec tant d'âpreté. On peut voir en lui un précurseur de Malebranche et de Leibnitz. Si nous ne craignions de sortir de notre sujet, BOUS montrerions qu'il a étudié d'une manière approfondie les facultés de la connaissance, et que, parmi les observations modernes qui ont donné naissance à la psycho-physique, plusieurs ne lui ont pas été étrangères. Il y a dans son livre maints passages consacrés à l'étude des impressions de la lumière et des couleurs sur l'appareil de la vue, qui rappellent les immortels travaux de Plateau ^2. Aussi comprend-on cette parole de Leibnitz répondant au P. des Bosses qui lui demandait son sentiment sur l'ouvrage du P. Der-Kennis : « memini me » lustrare librum P. Der-Kenii de Deo, in quo libro non » vulgare ingenium emicare videbatur 3. « Il n'est pas hors de propos de remarquer que l'ouvrage du Jésuite avait été approuvé par trois théologiens de la Compa- gnie et par le provincial Thomas Dekens ^. Ce qui est encore plus notable, ce sont les termes dont s'est servi dans son approbation Antoine Dave ^, docteur et professeur en théo- logie de l'Université de Louvain, et censeur apostolique des livres : il y exalte la méthode nouvelle et remarquable de l'ou- ' La seule préface de son ouvrage montre en lui une vraie intelligence des (iélecluosilés de la philosophie et de la théologie de sou temps, et des remèdes à y apporter. Il est curieux de le voir dans ses critiques s'accorder sur plusieurs points avec Geulii.cx et Descartes. - V., par exemple, p. 581. ^ Leibnitz, édition Dutens, t. V[, p. 185. Lettre du 2 octobre 1708. V. p. 186, lettre du ^2 février 1709. '' Après la préface. — L'approbation est datée deGand, 10 avril 16do. ^ L'approbation est datée de Louvain, 7 décembre 16o4. Antoine Dave naquit à Ciney, en 1597, et mourut à Louvain en 1664. Ancien élève des Jésuites, il était opposé au parti janséniste : il a écrit sur la dialectique; mais son œuvre a précédé le Discours de la Méthode. V. Paqlot, t. IX, 522. Tome XXXIX- 19 ( 290 ) vrage de Der-Kennis et le loue de ramener tout à des principes aussi certains que le permet la sublimité de la matière ^. § ^. Après avoir parlé du P. Der-Kennis, il est juste d'en venir immédiatement au P. André Tacquet : ces deux Jésuites, natifs d'Anvers, ont été intimement unis toute leur vie. Animés tous deux d'une immense ardeur de savoir, ils se faisaient mutuellement part de leurs réflexions et de leurs trouvailles. André Tacquet 2 naquit à Anvers le 23 juin 1612 ; depuis Fan 1646 jusqu'à sa mort, arrivée le 23 décembre 1660, il enseigna les mathématiques, d'abord à Louvain, ensuite à Anvers; il eut l'insigne honneur d'avoir pour élève le duc d'Anguien. Il fut en correspondance avec le grand Huygens, qui, dans une lettre publique à Aynscom, le range parmi les mathématiciens les plus autorisés 3 : « verumtamen viri doctis- » simi funditus evertisse me commenta vestra pronunciavere, )) quorum judiciis, etsi fortasse non statis, apud intelligentes » tamen multo pluris futura reor quam eorum qui vobis de » reperta quadratura gratulantur. E Societate vestra vir » eximius D. Tacquetus accurate sibi lectam esse multumque » probari Exetasim nostram rescripsit. » Daniel Lipstorpius lui envoya en hommage son livre avec une épigraphe très élogieuse ^. Le premier ouvrage que publia Tacquet, et celui qui, d'après Quetelet, lui fait le plus d'honneur, est intitulé * Les premiers mots de l'approbation indiquent que le traité De Deo n'était qu'un premier volume, ce qu'on |)Ouvait du reste conclure de ce que Der-Kennis écrit p. 574. Sa mort, arrivée l'année suivante, l'empêcha d'exécuter son dessein. On trouve à la fin de l'Arithmétique du P. Tacquel, parue en 1636, un appendice à pagination distincte, traitant du nombre infini, et dû tout entier à la plume de Der-Kennis. ^ V. Quetelet, Histoire des sciences mathématiques et physiques chez les Belges, pp.2'26 et suivantes. Quetelet a profité de Montucla et de Deiambre pour la rédaction de sa uoiice. 5 Opéra reliqua Huygens, Lugduni Batavorum, p. 34-i. * V. plus haut, p. 218. ( 291 ) Cylindroriim et Anmdarium libri IV, Anvers, I60I, in-4« i. En 1654 parurent ses Elementa geometriœ plauœ ac solidœ, quibus accedunt selecta ex Arcliimede theoremata, Anvers, in-8". Ce fut le P. Der-Kennis qui le décida à publier son premier ouvrage : lui-même le raconte dans la préface du traité De Deo. « Le P. André Tacquet, ancien professeur de mathé- matiques dans notre collège de Louvain, m'avait dit posséder une méthode de démonstration dix fois plus courte que celle des livres d'Euclide traitant des solides, et, à cause de cela même, plus facile à comprendre. Il ajoutait avoir démontré avec une brièveté semblable les principales découvertes d'Archi- mède sur les sphères, les cônes et les cylindres. Après Tavoir félicité d'un aussi beau succès, je lui conseillai de publier le fruit de ses travaux. Il le fit : et voilà ce qu'on peut appeler bien mériter de la république des sciences '^. » On ne trouve aucune allusion à Descartes dans cet ouvrage; mais dans une courte histoire des mathématiques qui lui sert de préambule et où, par une omission certainement calculée, il ne dit rien du philosophe français, on trouve un tel éloge de Démocrite et de Gassendi, et un tel blâme d'Aristote qu'on devine aisé- ment que Tacquet, comme Der-Kennis, son confrère, est loin d'être un ennemi acharné de Descartes : « Démocrite fut admirable, non seulement en philosophie (Plempius et ses collègues durent blêmir en lisant ces paroles), mais encore en mathématiques. Ses travaux sur la physique et peut-être aussi sur les mathématiques sont perdus, par la jalousie, dit-on, d'Aristote, qui désirait que ses œuvres seules fussent lues. Pierre Gassendi a rétabli la philosophie de Démocrite dans un livre plein d'érudition récemment publié 3. » Dans un appendice, il se défend contre Lipstorpius qui, ainsi que nous l'avons dit plus haut, avait soutenu qu'on ne pouvait jamais * Un cinquième livre parut eu 1659. * Préface non paginée. Der-Kennis cite les titres des trois ouvrages de Tacquet parus jusqu'en 163o. 5 II s'agit du SyiUagma philosophiœ Epicuri cum refutatione dogmalum quœ contra fidem christianorum ab eo asserta sunt, Lugduni, 1649. Voici les ( 292 ) déduire directement le vrai du faux ^, contrairement à ce que disait Tacquet, dans des thèses défendues en 1652 par le comte de Bouchout. Deux ans après les Elementa geometriœ, l'infatigable Jésuite fit paraître son Arithmeticœ theoiia et praxis, Lovanii, in-S^ 2. Cette fois, il y nomme Descartes, et, ce qui plus est, il le loue. Il s'agit de la « logistique spécieuse », en d'autres termes, de l'algèbre : « Primus (quod » sciam) logisticam speciosam vel invenit, vel certe adhibuit )) Franciscus Vieta, sed Renatus Carthesius ad commodiorem )) formam revocavit 3. » Son astronomie en huit livres ^, qui contient des données très nombreuses sur le mouvement scientifique de l'époque, est écrite avec beaucoup d'ordre et d'érudition. Galilée y est cité très souvent et avec éloge ^. Tous les historiens ont signalé Tacquet comme défenseur de l'immobilité de la terre ; mais ce que tous n'ont pas dit, c'est que l'illustre Jésuite reconnaît qu'aucune raison scientifique ne le porte à la défendre, et paroles de Tacquet : « Democrilus non iu philosophia solum, sed etiam in j) malhesi adniiiabilis fuil; ejus lum physica, lum forte etiam mathemalica i) Hionumeuta perierunt, invidia (ut quidam ferunt) Arislolelis, sua unius » scripta cupientis legi, Democrili philosophiam Petrus Gassendus eruditis- » simo opère nuper eJilo instauravit. » * Celte question semble avoir eu beaucoup d'altrait pour Tacquet et Der-Kennis. Tacquet en reparle dans la nouvelle édition de ses livres sur les cylindres et les annulaires. Opéra, Aulverpiœ, 1669, in-f", t. III, p. 113; t. H, p. 97. Der-Kennis en parle aussi dans son Traité, p. 1 1 et surtout p. 414. * L'exemplaire de la bibliothèque du séminaire de Saint-Trond a appartenu à ce Gérard Van Gulschoveu dont il est fait si souvent mention dans ce travail, et de plus, il lui était venu de Tacquet lui-même en hommage. Il porte en effet l'inscripiion suivante au frontispice : « Clarissimoviro.D Gerardo a Gulschouven d. d. And. Tacquet. » ^ P. 11. Voyez aussi p. 87 une mention du P. Mersenne, et p. oO, un bel éloge de l'ouvrage de Der-Kennis analysé ci-dessus ainsi qu'une démonstra- tion d'un théorème enseignée par lui à son ami Tacquet. * Opéra, Antwerpiae, 1669, in-f". Tacquet étant mort en 1660, cet ouvrage peut être examiné dès maintenant. 3 Pp. 15. 57, 70, 1^0, 209 (bis), 511, 512 (bis), 514, 528, 531, 558, 540, 3i4, 545. ( 293 ) que c'est uniquement par respect pour la foi chrétienne qu'ii s'en tient à cette opinion. Et môme, il dit i qu'il admettrait une interprétation figurée de l'Écriture, si le sens propre « repugnaret evidenter alicui veritati quse nobis... per lumen )) ipsum natura? innotuerit » 2. Nous n'avons trouvé que deux fois le nom de Descartes dans l'Astronomie : une fois quand Tacquet cite ceux qui jugent que les étoiles brillent d'une lumière propre 3, opinion à laquelle il se range comme étant la plus probable; une autre fois quand il donne les noms de ceux qui ont placé plus haut que la lune l'étoile apparue en 1572 dans la constellation de Cassiopée '^. Avant de passer à un autre ouvrage, signalons encore sa théorie sur la manière dont les corps éclairés deviennent lumineux : il assimile leur surface à un assemblage d'innom- brables miroirs minuscules, plans ou convexes ^. « Ignace Der-Kennis, continue-t-il, de la Compagnie de Jésus, homme très subtil et très lié avec moi à cause de nos travaux, s'est servi de cette excellente comparaison dans son magnifique traité De Deo; et comme je lui communiquais cette idée ainsi que j'avais coutume de faire pour tout ce que je trouvais, je vis qu'il avait eu la même pensée que moi 6. » Dans le tome deuxième, qui débute par une géométrie pratique en trois livres, Descartes est mentionné avec « Uber- nerus, Villalpandus, Gregorius a Sancto-Vincentio », comme ayant travaillé au problème Déliaque ''. La Catoptrique contient l'argumentation de Descartes (son nom est cité) pour prouver que l'angle d'incidence est égal à ' P. ôôl 2 A celte époque, on n'avail encore aucun argument démonirant rigoureuse- ment la rotation de la terre. 5 P. 200. * P. 338. Descartes y est nommé à côté de Galilée et de Froidmont. 5 P. 341. V. tome suivant, p. 220. 6 [hiiiem. V. Der-Kennis pp. 622, 623, 624. Plempiu.s dans un de .ses ouvrages, semble revendiquer pour Van Gut.schoven la priorité de l'invention de cette théorie ' P. 128. ( 294 ) l'angle de réflexion; « mais, dit-il, il a le tort de supposer que dans la réflexion rien ne se perd de la vitesse du rayon i. » C'estle seul endroit où il blâme Descartes ouvertement. Etaprès ce que nous savons de son appréciation de Démocrite et de la conformité de ses tendances avec celles de Der-Kennis, il est (certain que, si les circonstances l'eussent amené à écrire sur des matières se rattachant plus étroitement à la philosophie, il se serait montré comme Der-Kennis, progressiste et électique. §6. Le P. Compton reparaît sur la scène : cette fois, c'est de théologie qu'il s'agit -. Après s'être tant mis en frais d'élo- quence contre Descartes dix ans plus tôt, il semblait qu'il dût renouveler ici la campagne si chaudement menée dans sa PJiilosophia universa : il n'en est rien. En dépit des matières qu'il traite 3, et qui l'amenaient facilement à se rencontrer avec Descartes, jamais il ne dit un mot de lui. Der-Kennis, dans des traités sur les mêmes objets, avait mentionné le philosophe français; Compton avait sous les yeux l'œuvre de son confrère : jamais néanmoins il ne descend sur le terrain. En traitant de l'existence de Dieu, il eût pu aisément s'en prendre à l'argument cartésien : ainsi avait fait Caterus, ainsi venait de faire Der-Kennis, ainsi feront la plupart des théologiens postérieurs : il n'en dit mot. Ce silence est, nous parait-il, un nouvel indice d'apaisement dans la lutte des Jésuites contre le cartésianisme. Nous avons déjà dit que le prince de Condé et la reine Christine purent être pour quelque chose dans cette modération. Il ne serait pas non plus fort étonnant que l'ardeur anticartésienne dont venait de faire preuve le grand Janséniste Froidmont n'eût produit une réaction chez les ennemis mortels de sa faction : on aurait là une preuve de plus que le cœur de l'homme a une puissante influence sur ses idées. ' P. 217. - Cursus theologiœ, lomus prior, Leodii, 1639, in-f'. ^ Dieu, les Auprès, l'Incarnation. ( 295 ) CHAPITRE XV. AGISSEMENTS DE GÉRARD VAN GUTSCHOVEN A LOUVAIN (iGuo-lOGO). Sommaire. 1. Guillaume Van Gutschoven, frère de Gérard, publie des thèses cartésiennes ( Ifcioo). — 2. Apparition du premier volume des lettres de Desoartes (1637). — S. Gérard Yan Gutschoven postule et obtient la chaire danatomie (1639). — 4. Controverse entre Plempius et Van Gutschoven (d639). — 3. Apparition du second volume des lettres de Descartes (1659), — 6. Van Gutschoven, collabora- teur de Clerselier pour l'édition des œuvres posthumes de Descartes (1639-1660), en partie sur les instances de René-François de Sluse. § 1. Gérard Van Gutschoven avait deux frères et une sœur : celle-ci, nommée Anne, épousa plus tard un certain Davits, écoutète de Duras ; Jacques, son frère cadet, fut anobli et obtint les titres de chevalier, de baron de Gentisart et de chancelier de Gueldre ^. Son autre frère Guillaume embrassa l'état ecclé- siastique et prit le grade de licencié en théologie. Inférieur à Gérard et resté relativement obscur, il doit cependant lui être associé ; devenu professeur de philosophie au collège du Faucon et, en 1650, sans abandonner sa première chaire, pro- fesseur ordinaire de morale'^, il se fit, en effet, comme son frère, l'apôtre des nouvelles doctrines. V^oici, en effet, ce que nous lisons dans le cours de philosophie du Récollet van Sichen 3: « il n'est pas toujours aisé de juger si les différences que l'on constate entre deux substances sont spécifiques ou accidentelles. De là, plusieurs en sont venus à nier toute forme substantielle proprement dite, hormis l'âme raisonnable. Dans les êtres privés de facultés cognitives, ou tout au moins dans les êtres inanimés, ils ne veulent reconnaître d'autres différences que ' r ELSE>s, Analecta Eccles. de la Belgique, t. XVIII, p. 504. -' Heuskns, ibidem. — Valére André, Fasti academici^ Louvaiu, 1630, j). 406. V. Vernulaeus, Academia lovaiùensis^ Louvain, 1667, p. 62. "' Van Sichen, Cursus philosophicus^ Anvers, 1 666, in-f°., l. H, p. 20, col. a. ( 296 ) celles qui proviennent de la proportion de leurs parties maté- rielles, en d'autres termes, de la grandeur, de la figure, de la situation, du mouvement ou du repos. Toutes les fois que cette proportion est modifiée de façon à donner origine à des pro- priétés suffisant pour nous faire dire qu'il y a un être de nou- velle espèce, un changement substantiel est censé intervenu ; si la proportion modifiée laisse subsister les propriétés carac- téristiques et n'entraîne que des variations secondaires, il y a simple altération, comme, par exemple, dans l'eau échauffée. Ainsi parle Guillaume Van Gutschoven, ci-devant professeur primaire de philosophie au collège très florissant du Faucon, dans ses thèses philosophiques soutenues en 1655 à l'Université de Louvain. Et par après, d'autres l'ont imité ^. » Ces quelques lignes nous apprennent qu'en 1666, Guillaume Van Gutschoven avait abandonné sa chaire du Faucon, et qu'il y avait été pro- fesseur primaire. Van Sichen y insinue aussi qu'il a été un des premiers à soutenir cette théorie mécanique, tout à fait cartésienne, qu'il l'a appliquée aux minéraux et même aux plantes, quoique avec une nuance de doute, et qu'enfin son exemple a été suivi par d'autres. A quelle époque Guillaume quitta-t-il l'enseignement? Il serait intéressant de le savoir : car, entre 1655 et 1666, nous voyons plusieurs professeurs cartésiens, encore dans la fleur de leur talent, sortir du corps professoral de l'Université, Geulinx notamment et de Gabriel, dont il sera amplement parlé plus bas. Bax, cité par Reusens 2, dit que, de professeur au collège du Faucon, il devint chanoine de la cathédrale de Liège. Effectivement, Guillaume Van Gut- schoven a été membre de l'illustre chapitre des Tréfonciers. M. de Theux, dans sa monographie si érudite du chapitre de Saint- Lambert 3, nous dit qu'il fut pourvu de la prébende de Guillaume d'Elderen, son oncle maternel, et reçu le 23 sep- • Van Sichen, îoco citato. « lia Guilielmus Gutschovius in florentissimo « Falconis Paedagogio anlehac philosophiae primarius professer, in thesibus » philosophicis in hacacademia defensis anno 1655. Quem poslea seculi sunt » varii alii. » ^ Analecta Eccles. de la Belgique, I. XVIII, p. 384 5 T. 3, p. 308. ( 297 ) tembre 1653. Il cessa par le fait même d'être professeur de morale, parce que cette profession était unie à un canonicat de Saint-Pierre; mais le passage de Van Sichen rapporté ci-dessus montre qu'il continua l'enseignement de la philoso- phie au moins deux ans après sa promotion. Il mourut le 4 jan- vier 1678, et son canonicat échut à Louis-Antoine, comte palatin du Rhin, duc de Bavière et grand-maître de l'ordre teu tonique. §2. Cependant le retentissement de la doctrine de Descartes allait toujours augmentant dans notre pays. Le premier volume de ses Lettres avait paru en France par les soins de Clerselier. Or, on y trouve la lettre du P. Ciermans à Descartes et la réponse du philosophe, les lettres échangées entre Plempius et Descartes au sujet de la circulation du sang et de la cause des pulsations du cœur. Dès la préface, l'attention du lecteur est attirée d'une manière toute spéciale sur cette dernière controverse. « J'ai prié, y dit Clerselier, un de mes amis des » mieux versés dans la philosophie de M. Descartes, de tra- » duire les lettres qui traitent du mouvement du cœur et de » la circulation du sang, que Monsieur de Bérovic a déjà » données au public, dans le recueil qu'il a fait de ses Ques- » tions épistolaires, imprimé à Rotterdam en l'année 164i t. » Plempius vivait encore : s'il pouvait admettre qu'on traduisît ses propres lettres, il est à tout le moins fort douteux qu'il pût voir sans peine en imprimer où se trouvaient des phrases comme celle-ci : « on m'envoya de Louvain, il y a plus de » six ans, des objections sur cette matière, auxquelles je » répondis pour lors. Mais parce que leur auteur, qui n'a » pas été en cela de bonne foi, en donnant mes réponses » au public, les a tournées d'une manière qui fait violence à » mon sens, et qu'il les a tout à fait estropiées, je vous les » enverrai volontiers comme je les ai écrites 2. » On a relevé ' Lettres de Descartes, t. 1, préface non paginée. 2 Ibidem, p. 557. V. p. 387 : « ubi dicis cur meas responsionos mulilasscl. » On cile à cel endioil Plempius par ses iiiitialts. ( 298 ) ailleurs les changements, tout à l'avantage de Descartes, qu'on a fait subir à la lettre du P. Ciermans dans la traduction française de Clerselier. Celui-ci, il est vrai, dès la préface, essaie de se justifier de ne pas produire des lettres en tout conformes aux originaux, et se rejette sur les défectuosités des manuscrits; mais, dans le cas présent, ces défectuosités sont trop cartésiennes pour être réelles. Tel qu'il fut édité, ce premier recueil de lettres eut un grand succès : en moins de deux ans, l'édition en fut enlevée i. Pascal, écrivant à René- François de Sluse, au mois de juin 1658, lui offrait le volume paru des Lettres de Descartes '^. Mais les libraires liégeois, quelque peu zélés qu'ils fussent pour procurer à leurs clients les ouvrages scientifiques de l'étranger (ainsi que Sluse s'en plaint presque à chaque lettre), les avaient déjà depuis six mois mises en vente. Sluse répondait, le 23 juillet, à Pascal : « je voudrais » bien rencontrer l'occasion de pouvoir correspondre aux » civilités avec lesquelles vous m'oiïrez les lettres de M. Des- )) cartes et les œuvres de M. Schooten 3 que j'ai vues il y a » six mois. « On peut croire aisément quel regain de considération ce volume procura à Descartes, quand on connut ses rapports avec Christine de Suède, la princesse Louise de Bohème, la princesse Elisabeth, l'ambassadeur Chanut, les savants de Hollande et de Belgique, les Jésuites et les Oratoriens. De plus, Descartes y montrait encore mieux que dans ses différents ouvrages les aptitudes universelles de son génie ; il n'est pas une science cultivée à son époque, dont il ne touche à l'occa- sion quelque question, et toujours de main de maître. § 3. Dans de telles conditions, le cartésianisme de Gérard Van Gutschoven devait moins que jamais être un obstacle à sa pro- motion. Ce professeur, après quatorze ans de mariage, avait perdu sa femme, Anne Leroy, vers le milieu de septem- * Lettres de Descdries, t. II, préfjice. - BoNcoMPAGM, fio'lettiîio, l. XVII, p. 500. ^ iMaihématicien hollandais, grand cartésien. ( 299 ) bre 16o2 -i. Cette mort lui permit d'embrasser l'état ecclésias- tique. Il aspira vers le même temps à cumuler quelque autre chaire avec celle de mathématiques. Or, depuis la Visite de l'Université en 1617, sous Albert et Isabelle, deux nouveaux cours avaient été ouverts dans la Faculté de Médecine, celui des Institutions et celui d'anatomie ; ils étaient à la collation du roi d'Espagne, et ceux qui en étaient chargés formaient avec les deux professeurs de médecine hippocratique et galé- nique ce qu'on appelait la stricte Faculté de médecine : c'est à eux quatre qu'incombait la charge d'examiner et d'admettre les élèves 2. Depuis 1635, le cartésien Philippi occupait la chaire des Institutions, et Pierre Dorlix, de Zonhoven, celle d'anatomie. En 1659, Dorlix ayant quitté ce poste, Van Gut- schoven se crut assez fort pour obtenir de l'y remplacer, et il adressa une requête dans ce sens au gouverneur des Pays- Bas. Cette pièce inédite mérite d'être reproduite en entier 3: A SON Altesse, (iérard de Gutschoven, licencié en médicine et proffesseur de la mathèse eu l'Uni- versité de Louvain, remonstre très-humblemenl qu'en la mesmc Université est venue à vacquer la Leçon royale de l'anatomie, à l'estude de laquelle il s'est appliqué fort particulièrement passé longues années : l'ayant mesme exercée et pratiquée en diverses Universités, mais principalement en celle de Louvain. où il a publiquement €l à la veUe de tout le monde anatomisé les corps morts qui lui ont esté présentés par l'espace de seize ans à l'entière satisfaction de la faculté de la médicine et des estudians en icelle. Il a fait lui-même les scheleltos oii conjonction des ossemens et découvert dans les corps des secrets incognues et inouïs jusqu'à présent. Et comme pour savoir et enseigner l'anatomie en perfection, il n'est i)as peu néces- saire d'estre bien versé en la mathèse, aftin de i)OUvoir bien connaistre la ligure, •situation, connection et les mouvements des parties, Il supplie en toute humilité qu'il i)laise à Votre Altesse 1 honorer de la dicte leçon, affm qu'il puisse faire retleurir en la dicte Université cette partie si importante de la médicine, comme il y a remis en son lustre la mathèse en telle manière qu'au lieu que ci -devant il n'y avait que deux ou trois estudiants qui fréquentaient les leçons publiques, on y voit aujourd'hui paraistre autant des cents ou plus. Ce fai- sant, etc. On aura remarqué le passage curieux où Van Gutschoven * Annuaire de l'Université de Louvain pour 1867, p. 569. ' Valere Akdré, Fasti, Louvain, 1650, p 2:22. ^ Archives de l'Elal. Conseil d'Elat. Faculté des Arts. 1659-1725. Carton. ( 300 ) (de Gutschoven, comme il écrit par amour-propre aristocra- tique) prétend avoir découvert dans le corps « des secrets » inconnus et inouïs jusqu'à présent.» Il est vraiment regrettable pour sa gloire que ces découvertes ne soient pas arrivées jus- qu'à nous ! Il faut pourtant qu'il fût de notoriété publique que le postulant avait enseigné certaines choses nouvelles : sans cela il n'eût osé être aussi catégorique dans sa pétition. Voici quelle peut être l'explication de ce fait : Van Gutschoven débi- tait comme siennes des opinions de Descartes consignées dans des ouvrages inédits jusqu'alors, et dont il avait eu connais- sance par ses rapports avec le gentilhomme français. Il agissait comme bien d'autres de son temps, et peut-être aussi du nôtre, comme avaient agi Beeckmann, Regius, comme allait agir son collègue Philippi, avec la complicité très certaine de Van Gut- schoven. Nous verrons même que l'ancien ami de Descartes avait probablement conservé par devers lui une copie du Traité (le la formation du fœtus, et qu'il l'avait passée à son ami Philippi. Voici un autre passage, encore plus remarquable, parce qu'il montre en Van Gutschoven un cartésien, et qu'il permet d'affirmer qu'on ne s'effrayait pas à la cour de Bruxelles de la nouvelle voie où Descartes venait de lancer la science : « pour » savoir et enseigner l'anatomie en perfection, il n'est pas peu » nécessaire d'être bien versé en la mathèse, afin de pouvoir » bien connaître la figure, situation, connexion et les mouve- » ments des parties. » Là-dessus il faut remarquer que par mathématiques, Van Gutschoven entend aussi bien les mathé- matiques appliquées que les mathématiques pures. Or, ainsi qu'on l'a vu maintes fois, selon Descartes, le corps humain est une machine très ingénieuse « où tous les mouvements que » nous n'expérimentons point dépendre de notre pensée ne 5) doivent pas être attribués à l'âme, mais à la seule disposition » des organes, et où même les mouvements qu'on nomme y) volontaires procèdent principalement de cette disposition y) des organes i. Ce qui nous a beaucoup inclinés à croire que ' 0. volume IV, Traité delà formation du fœtus, p. iôô. ( 301 ) » l'âme est le principe de tous les mouvements du corps, » c'est l'ignorance de l'anatomie et des mécaniques ^. » Les autres passages de cette requête ont été analysés ailleurs, ce qu'ils nous apprennent se rapportant à des faits antérieurs à l'époque dont nous nous occupons. Deux mois et demi après cette demande, le 23 avril 16o9, Van Gutschoven fut nommé professeur d'anatomie. Dès lors les deux professeurs royaux étaient cartésiens; la stricte Faculté de Médecine comptait deux disciples de Descartes sur les quatre membres qui la composaient ; Van Gutschoven devenait le collègue de Plempius. René-François de Sluse l'écrivit au grand Huygens, le 13 juin 1659 2. Comme on n'avait exigé de lui aucune abdication de ses opinions, et qu'elles avaient au contraire été un titre à sa promotion, le cartésianisme dut se croire assuré de la protection officielle. Il en fut ainsi : jamais dans la suite le Gouvernement n'imita les procédés de nos voisins de France, et quand des coups furent portés à la doc- trine de Descartes, ils vinrent uniquement de la nonciature ou de l'autorité académique. A peine Gérard Van Gutschoven fut-il installé professeur d'anatomie, qu'il signala son enseignement par une série de remarques cartésiennes sur un ouvrage de son collègue Plempius, l'Ophthalmographie. Celui-ci les inséra à la fin de la troisième édition qu'il donna de ce livre, cette même année 16o9 3, faisant suivre chacune d'elles d'une réfutation. Voici le titre de cet appendice : Rcsponsio Plempii ad Gerardi Gutiscovii med, licent., matliematicesy anatomices, chi- ^ 0. volume IV, Traité de la formation du fœtus, p. 455. ^ BoiscoMPAGisi, Bullettino, l. XVII, p. 547 : ^^ cum typographi Lovanienses » moras neclerent et clarissinium Guliscovium scirem aliis curis implicatum » (nuper enim ad professionem analomes vocalus est), nolui viro optimo » negotium exhibere. » ^ Et uoD pas en 1653, comme dit Haan, Annuaire de l'Université de Louvain pour 1845, p. 215. ( 302 ) nirgices et botanices in academia Lovaniensi professons animad- versiones in ophtlialmographiam. )) Autant Plempius est sobre dans rénumération de ses qualités, autant il met de luxe à citer celles de son adversaire i. C'était courtoisie de sa part : toute la controverse dont il va être question le montre bien. Cette discussion est un des événements les plus marquants de cette histoire, et ce, à plus d'un titre. Pour la première fois en Belgique, on y prend ouvertement la défense de Des- cartes; plusieurs événements importants y sont mentionnés. Nous nous occuperons des points doctrinaux et des faits historiques au fur et à mesure qu'ils se présenteront. Au chapitre VI du premier livre, Plempius s'était étonné devant la faiblesse de l'esprit humain. « 0 crassam humanam » caliginem! quam parum, quam nihil, quam minus quam » nihil hic videmus! Si vero in iis quœ sensibus patent, ita )) misère cœcutiamus, an mirum videatur cuipiam, in sola » intellectione comprehensibilibus nos insanire ! » Ce scepti- cisme éloquent ressemble à celui de Froidmont, dans la Météorologie : chez l'un et chez l'autre, il a sa source dans la surprise des intelligences d'ailleurs fortes , mais trop con- vaincues, quand un système nouveau et séduisant leur apparaît. Van Gutschoven 2 a plus de confiance dans la raison de l'homme. Il concède la non-valeur des sens; mais il reven- dique pour l'esprit l'infaillibilité tant que la volonté ne lui fait pas mettre de la précipitation dans ses jugements, ce à quoi par malheur on s'habitue facilement dans l'enfance. « De là, ajoute-t-il, l'utilité de l'étude des mathématiques, où l'on apprend à juger en connaissance de cause une matière simple et exempte de complications : de là cette coutume des anciens philosophes d'écrire sur le dessus des portes de leur demeure : ouBe'.ç dy£W[ji£TpYiTo; eidiztD ; de là l'opportunité de la règle : * Le professeur d'analomie devait enseigner ceîte branche pendant l'hiver seulement, et en été la chirurgie et la botanique. Cf. Valère André, Fasti academici, Louvain, 1630, p. 222. * Ophthalmographia, p. 248, c. 2. ( 303 ) n'admettre rien qu'on ne voit clairement. >:> C'est ainsi que parlait Descartes, notamment dans un de ses plus beaux ouvra- ges, resté inédit jusqu'en 1703 : les Règles pour la direction de l'esprit 1 : « les premiers inventeurs de la philosophie voulaient » n'admettre à l'étude de la sagesse que ceux qui avaient )) étudié les mathématiques, comme si cette science eût été la 0) plus facile de toutes et la plus nécessaire pour préparer et )) dresser l'esprit à en comprendre de plus élevées. » Ces réflexions de Van Gutschoven provoquèrent une réponse assez passionnée dePlempius : le critérium cartésien renverse la foi; il l'a fait récemment dans Geulincx! Et argumentant ad hominem, avec assez de justesse, ce semble, il prétend qu'à ce titre les cartésiens devaient biffer bon nombre de leurs opi- nions, à tout le moins hypothétiques. Au chapitre XI du même livre, Plempius avait prétendu que les mouvements de la prunelle n'étaient pas volontaires, c( quidquid dicat Cartesius, vir ingeniosissimus -. » Van Gutschoven répond : Descartes le dit, et dit bien ; il le montre brièvement (comme il a accoutumé) mais solidement, au chapitre troisième de la Dioptrique, article quatrième ^: « notez que ce mouvement de la prunelle doit être appelé » volontaire nonobstant qu'il soit ignoré de ceux qui le font, » car il ne laisse pas pour cela d'être dépendant et de suivre la )) volonté qu'ils ont de bien voir. » Cette fois, Plempius se départ de sa modération habituelle. On dirait qu'il a été mordu par un serpent et qu'il a vu dans le breviter et nervose qui caractérise, au sens de son collègue, les démonstrations de Descartes, une satire des longues, mais parfois moins solides argumentations de son Ophtalmo- 1 0. volume XI, p. 2-20. ^ Plempius ne méconuaît pas celte qualité de Descartes, p. 276, col. a : « ingeniosum fuisse Cartesium fatemur, alque agnoscimusomnes :atDonila » aestimare ejus iDgenium debemus ut quidquid, ab eo prodierit, sit, veluti » certum et ralum, omnium aliorum dictis et doctrinis anteferendum. » ' 0. volume V, p. 52. Les chapitres de la Dioptrique, dans l'édition de Cousin, ne sont pas divisés en articles. ( 304 ) graphie ^. D'abord, il décerne un brevet de médiocrité à son contradicteur : « on peut pardonner à René Descartes, homme très fort en mathématiques, mais peu habitué à feuilleter les livres et les écrits de médecine, d'avoir ignoré ce qu'est au juste un mouvement volontaire. Mais il est intolérable pour ceux qui ont le culte de notre art si vrai et si ancien, qu'un tel point soit ignoré par un médecin, un anatomiste, un profes- seur d'anatomie, et qu'au contraire il enseigne la malencon- treuse opinion de Descartes. Voilà quelles entraves et quelles chaînes s'imposent ceux pour qui Descartes est l'âne d'or d'Apulée ! Mais quoi. Descaries seul est adoré ! Descartes seul a vu toutes choses clairement et distinctement ! Seul il a posé des fondements solides! Devant lui la vénérable antiquité n'est rien ! 2 » Grande devait être l'animosité des péripatéti- ciens pour exciter chez eux de tels transports! Maintenant Plempius va nous révéler sans ambages la situation de l'an- cienne doctrine et de la nouvelle dans la faculté de médecine : c( Ému d'une juste douleur, je ne peux m'empôcher de me plaindre et de dire une bonne fois ce que j'ai sur le cœur. Depuis que cette doctrine empestée est entrée dans notre ensei- gnement et a infecté les intelligences de nos élèves, la plu- part de ceux qui se sont présentés aux examens pour prendre leurs grades n'ont bien répondu qu'à l'une ou l'autre ques- tion 3. » Celte doctrine, nous l'avons entendu dire ailleurs à Plempius, elle avait commencé à fleurir dans l'Université en 1648; combien d'adeptes ne devait-elle pas y avoir conquis, ^ M. Haan lui reproche effectivemeul de la prolixité. Annuaire pour 1845, p. 219. ' P. 230, col. b : <■. Hœ sunt pedicae, hac numella3 in quas se coiijiciuDl illi, » quorum Carlesius est Apuleianus asinus aureus : hic scilicet solus adoratur : » hic solus clare et distincte pervidit oniûia : solus solida jecil fundamenla : » sordet prse ipso veneranda antiquitas. » 3 Ibidem. « Justo dolore commotus nou possum non queri, et sen»el » profariquod sub laeva parle maniilko sedet. Postquain peslifera doclrina illa » scholam noslram inlravit, et aninios scholaslicorum inf 'cii, plerique qui se » examini ad giadus susci[)iendos subjecerunt, vix ad unum aut alleruni » iiiterrogalnm bene responderunt. » ( 30o ) pour amener en si peu de temps un tel revirement ! Plempius continue : « sortis d'ici, que feront ces jeunes gens? Si, comme ils doivent, ils lisent Galien et les autres auteurs clas- siques, ils ne les comprendront pas ; s'ils vont en consultation avec d'autres médecins, on ne les comprendra pas eux-mêmes, on se moquera d'eux, on les convaincra d'erreur. Ils se rendent incapables de pratiquer t. » Les jeunes cartésiens auront peut-être répondu qu'ils n'avaient plus besoin de lire Galien, ni les autres auteurs classiques, pas même les Fimda- menta medicinœ de Plempius ; que pour les consultations, ils les feraient le plus possible entre eux; qu'au reste les vieux médecins n'étaient pas immortels ; et qu'il ne leur arrivait pas si rarement de se railler et de se réfuter mutuellement, quoi- qu'ils fussent galénistes. Mais entendons encore Plempius. (c Vous concédez qu'on peut tout expliquer avec la vieille doc- trine; pourquoi donc en prendre une nouvelle qui n'éclaircit pas les choses davantage? Vous dites que tous les phénomènes corporels se font grâce à une certaine ligure, à de certains pores, à un certain mouvement, à une certaine grandeur, i\ une certaine situation ; mais tous ces mouvements, situations et figures, vous les connaissez aussi peu que nous les qualités occultes -. » Ici encore, il faut admettre, d'une part, que l'argumentation de Plempius pourrait être plus forte, et d'autre part, que les cartésiens de Louvain avaient su éviter un des écueils de la philosophie de leur maître. Ainsi, nous trou- vons beaucoup plus lucide, sinon plus vrai, d'attribuer les phénomènes à des mouvements de vitesse et de direction ignorées que de les rapporter à des qualités occultes dont tout est inconnu. De plus, en ne s'aventurant pas à déterminer les figures et les mouvements des atomes, la jeune Ecole suivait ' P. 2:)0, col. b. « Isti, hinc manunn'ssi, quid fucienl? Galenum ei classicos » alios auclori'S, uii debeiil, si legant, non inUlligeul; in cousuilalionibus '> cum aliis medics si conveniant, quic profert-nl r.on inlelligenlur, el ve ^) r:del)unlur, vel oxplodentur : roddunlque se laies iiieplos ad exercondaml )' jiraxim. « ^ Ibidem. Tome XXXIX. 20 ( 306 ) le conseil que Pascal devait donner plus tard : « écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences. Descartes. Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai. Mais de dire quels, et de composer la machine, cela est ridicule, car cela est inutile, incertain et pénible ^. » Après quelques développements, le vieux péripatéticien tâche de se rassurer lui-même, et se flatte qu'un jour la nouvelle secte aura le même sort que bien d'autres. « Ainsi sont faits les jeunes gens : ils aiment les nouveautés, et si demain une autre philosophie claire et distincte est mise au jour par quelque génie fécond (et je ne doute point que cela n'arrive), à l'instant ceux-là mêmes qui maintenant caressent l'âne d'or du geste et de la voix, passeront à l'ennemi avec armes et bagages. J'espère mieux : quand ils seront plus âgés, et que leur sang et leurs esprits se seront refroidis, ils reviendront à la majesté antique, et ils connaîtront tardivement comme ils se sont four- voyés dans le pays des rêves. Cette secte-ci aura le même sort que celle de Démocrite et d'Épicure dont elle est la fille ; que celle de Paracelse, de La Kamée, de Campanella, de Van Helmont, qu'en général, toute hérésie. Dans le principe, toutes se sont étendues au loin, comme de la poudre qui s'enflamme; mais bientôt elles ont langui et se sont changées en imperceptibles vapeurs 2. » Plempius avait un autre argument que cette induc- tion pour présager dans un avenir rapproché la mort du carté- sianisme. 11 savait qu'à Rome on travaillait à obtenir la censure * Pensées, Édilion Louandie, Paris, 1869, p. 365. ' Loc.cit » At ila sunt juvenes, novitates aucupanlur: sique aliqua cras » distincta philosophia a fœcundo quodam iogenio parialur, uli quin fulurum » sit non dubito, confeslini hi ipsi, qui nunc asino isti aureo ila palpantur et » blandiunlur poppysmatis, velut agmine facto, ad alteram illam transfugient. « Sed spero, ubi magis adoleverint, ad veterem majestatem rediluros, cogni- » turosque sero quam per somnia seducti a recto tramite fuerint. Idem fatum » manet hanc sectam atque habuit olim Democritea et Epicurea, cujus hœc » est progenies : cujusmodi quoque habuit Paracelsica, Ramaea, Campaiiellica, » Helmondica, aliaque omnis hîeresis : videlicet omnis talis, instar pulveris » nitrati, primum longe laieque se spargil, sed mox lauguescil, et dein tenues i) vanescit in auras. » ( 307 ) des œuvres de Descartes, et un de ses correspondants de là-bas devait lui avoir écrit qu'elle était imminente. Escomptant déjà l'avenir, Plempius s'écrie en terminant : « brevi audiemus )) censuram Theologorum primatis, qui illam et S. Scriptural ):> repugnantem, SS. Patribus dissentientem, et ab Ecclesiœ » sensu aberrantem, ad inferos usque dejiciet. « Ce chef des théologiens, c'était l'ancien cardinal Fabio Chigi, qui avait été élevé sur le siège de saint Pierre depuis deux ans, et qui avait pris le nom d'Alexandre VII. Chigi était le nonce du pape au congrès de Munster en 1648. Plempius qui, à cette époque, s'était rendu dans cette ville comme médecin de Gaspar de Braccamonte et de Gusman, comte de Peiiaranda, ambassadeur du roi catholique, avait été connu de ce cardinal et était devenu son ami intime. Chrétien van Langendonck, à qui nous emprun- tons ces détails, dit que le fondement de cette amitié fut la science profonde de Plempius, sa connaissance de la langue latine et la gravité de son caractère t. H est permis de croire que, dans leurs entretiens, ils parlèrent aussi de la nouvelle philosophie, et les idées du médecin ne pouvaient plaire au futur pape que si celles de Descartes lui déplaisaient, les unes contredisant les autres. Plempius n'apporte qu'une seule fois dans son appendice des raisons théologiques pour faire rejeter le système cartésien. Van Gutschoven avait, à l'imitation de son maître Descartes, cherché dans Aristote quelque endroit où il semblait soute- nir des opinions analogues aux siennes : ainsi, d'après lui, le Stagirite, pour expliquer la vision, ne se sert pas des espèces, mais tout simplement d'un mouvement imprimé au milieu et transmis à l'œil -. Plempius répond en disant qu' Aristote n'a jamais entendu ^ Vernul.^us, Academia Lovaniensis, Louvain, 1667, p. 166. «Plempius » liim propter lalinitatem el morum gravilalem Fabio Cliisio, R. E. cardinali, » iiuntio aposlolico, in eodeni monasleriensi convenlu innoluil et in deliciis » fuit, et nunc ab eodem PontlGce maximo Alexandre VII amatur. » 2 P. 257, col. b. ( 308 ) parler d'un mouvement local, mais d'une altération du milieu ^. « Jamais Aristote n'a écrit ni enseigné que l'air ou n'importe quel milieu diaphane soit, par la couleur des corps, mû d'un mouvement local, comme pense le nouveau Démocrite {Renatus Bemocriius) et vous avec lui et de par lui [et tu ex ipso et cum ipso) : le milieu est mû comme d'un mouvement d'altération, c'est-à-dire que l'air subit une modification par l'acquisition d'une nouvelle formalité. A la vérité, vous avec votre Démocrite et votre Épicure, vous n'admettez pas dans la nature des choses d'autre mouvement que le local, vous ne reconnaissez aucui.s accidents, aucunes qualités; mais la Théologie, qu'un philo- sophe catholique ne peut contredire, nous force à croire qu'il en existe, par ce qu'elle nous enseigne tant sur le sacrement de l'eucharistie que sur les habitudes surnaturelles 2. » Quoi qu'en dise Plempius, il n'est pas juste de faire intervenir la question de la grâce à propos du mécanisme; de plus, la grande incompatibilité de son système avec la doctrine eucha- ristique ne consiste pas, on l'a vu plus haut, dans la négation des accidents absolus. ,^ o. A l'année 1659 se rapportent trois événements qui ont eu certes un grand retentissement dans le monde philosophique de notre pays: la nomination de Van Gutschoven, sa contro- verse avec Plempius, et en troisième lieu, l'apparition d'un nouveau volume des Lettres de Descartes ^, Le premier volume ^ Les scolastiques nommaient moins loul passage de la puissance à iacle : ainsi d'après eux, tous les phénomènes peuvent être dits des mouvements. ^ Ibidem : a Vos quidem, cum islo vestro Democrilo et Epicuro, nullum » ponitis in rerum natura motum prœler localem, uullaque accidentia aut » qualitates agnocitis, sed has agnoscendas esse tum per venerabile Eucha- » ristise mysterium, tum per habilus supernaturales credeie nos cogit » Theologia, cui adversari non licet Philosopho calholico, » ' Cousin (0. volume VII, p. 1) ne semble connaître que l'édition de 1G07. BouiLLiER (volume I, p. 505, en note) place Tédilion du second volume en 1 G06, mais à tort. ( m) ) contenait six lettres concernant tout entières la Belgique ; le second en contient quatre. Toutes celles-ci sont adressées à Plempius ; mais une d'entre elles a Froidmont pour véritable destinataire. On se rappelle que le théologien belge avait envoyé à Descartes, par l'entremise de son collègue de la Faculté de 3Iédecine, une longue série d'objections et de critiques concernant le premier ouvrage du philosophe. Clerselier, par une anomalie dont on ne trouve pas chez lui un second exemple dans les cas similaires, donne la réponse de Descartes sans rapporter les difficultés de Froidmont i. L'éditeur n'a plus senti le besoin de taire les noms des cor- respondants de Descartes, seulement il maltraite celui de Plempius qu'il écrit toujours Plembius. Dans la préface, il raconte que « des académies tout entières » se sont rangées du parti de notre nouveau, mais incompa- » rable philosophe, et s'abandonnant à la conduite de ce sage » guide, suivent pas à pas les démarches qu'il a faites pour la » découverte de la vérité, w Ce n'était, à coup sûr, aucune des Universités de France, et après ce que nous avons dit de celle de Louvain, il est bien certain que Clerselier Ta en vue en cet endroit. Il faut noter le dernier paragraphe de la préface, comme ayant amené Van Gutschoven à devenir le collaborateur de Clerselier dans l'édition des œuvres de Descartes, et hâté l'expansion du cartésianisme en Belgique d'une façon tout à fait inattendue. Clerselier vient de s'excuser longuement d'avoir laissé subsister des imperfections dans les lettres de Descartes. « Ces excuses, » continue-t-il, ne sont-elles pas suffisantes? faut-il encore » quelque chose de plus afin de satisfaire ceux qui se trouve- w raient intéressés? et pour achever d'adoucir leur aigreur, » est-il besoin de les fiatter de l'espérance de quelque nouveau » présent? Je le veux pourtant et leur en promets un au plus w tôt du même auteur qui ne cède en rien aux plus excellents « de ses ouvrages, pour la noblesse de sa matière et la nou- ^ Donifla iNieuwenhuis a publié ceUe lellre de Froidmont dans sa Com- mentatio (p. 97), ainsi qu'une aulre lettre de Plempius à Descartes (p. 95). ( 310 ) » veauté de son invention. C'est un des plus riches effets de la )) succession de ce grand homme qui m'ait été mis entre les » mains par celui qui a été le dépositaire de tous les biens de )) son esprit. On ne peut rien donner à Thomme de plus beau » et de plus précieux que ce qui porte son nom et son carac- )) tère. Telle sera la marque du livre que je promets : son titre » est l'Homme de René Descartes, ouvrage tout à fait curieux, » auquel il eût été à souhaiter pour sa dernière perfection que 5:> son auteur y eût pu mettre la dernière main lui-même. Je 5) tâche maintenant de lui donner toute la meilleure forme qu'il ):> est possible, et parce qu'entre autres choses les figures y ^) manquent, j'invite tous les savants de me vouloir aider à les )) suppléer. Que si quelque obligeante personne, jalouse de la )) réputation de M. Descartes et de la sienne propre, voulait )) s'offrir à ce glorieux travail, je le prie de vouloir m'en donner 5) avis. Fût-il étranger, pourvu qu'il me donne de sûres et 5) fidèles adresses, je lui ferai mettre entre les mains tout ce )) qui sera nécessaire et ne stipulerai point d'autres conditions » avec lui, sinon que ce traité ne sera point imprimé en notre )) langue dans les pays étrangers qu'il ne l'ait été premièrement » en France. » Quel était donc ce Traité de l'Homme que Clerselier comble de si magnifiques louanges? Son objet est fort simple : faire voir qu'on peut et doit attribuer au corps humain tout ce qui n'est pas la pensée et expliquer tout ce qui n'est pas la pensée par un pur mécanisme i. Au fond, c'est de tout le cartésia- nisme qu'il s'agit : que Descartes démontre ces deux grandes propositions, et du même coup il fait voir que l'essence de l'âme est dans la pensée, celle du corps dans l'étendue, qu'il n'y a pas de formes substantielles matérielles, qu'il n'y a pas •d'âme sensitive dans l'animal, ni d'âme végétative dans la plante, ■et que les qualités occultes sont inutiles. Aussi déjà avant l'an- nonce de Clerselier, on attendait impatiemment cet ouvrage. Plempius, en 16o4 , en parle déjà quand il dénie toute valeur à l'argument par lequel Descartes prouvait dans le Traité * V. BouiLLiER, volume I, p. 208. ( 311 ) des Passions que la glande pinéale était le siège principal de l'âme. « S'il n'apporte pas une raison plus évidente dans son Traité de l'Homme que j'entends dire être sous presse, personne qui se connaisse un peu en physique et en anatomie ne lui donnera raison sur ce point i. » §6. Le second volume des Lettres était déjà mis en vente en Bel- gique au mois de septembre. « Depuis quelques jours, écrivait Sluse à Pascal 2, le 4 octobre, nos libraires nous ont fait voir la deuxième partie des Lettres de M. Des Cartes. » Or, Sluse comptait parmi ses amis de Belgique Gérard Van Gutschoven. En 1656, il avait reçu de lui l'observation de « la lune » de Saturne par Huygens 3. Van Gutschoven avait, un jour, fait à François Schooten, le traducteur de la Géométrie de Descartes, un très grand éloge de notre compatriote. Schooten commu- niqua la lettre du mathématicien louvaniste à Huygens, et celui-ci redit k Sluse ce qu'il y avait lu. Le modeste chanoine de saint Lambert répondit avec l'atticisme qui caractérise sa correspondance : « clarissimum Scotenium, quem merito suo » magnifacio, meo nomine, ni grave est, salutatum velim, ac » monitum ut non temere clarissimo Gutiscovio fidem habeat )) cum de amicis scribit. Solet enim plusculum indulgere » affectui et cetera perspicaxxal ajji.£p.7ûToç, in hac una re, hones- » tissimo licet errore, Tûapaloyii^eTa'.'^ ». Quand Sluse se disposa à publier son Mesolabum, il en fit faire une transcription atin de l'envoyer à Van Gutschoven, lequel s'était courtoisement otfert pour en soigner l'édition, parce qu'il n'y avait pas à Liège des graveurs assez soigneux s. ' Fundamen'a medicinœ, Lovanii, 1054, p. 116, col. 6. ' Boncompag:^!, liullettino, t. XVII, p. 509. = Ibidem, l. XVII. p. 516. ^ Ibidem^ p. 511. Lettre à Huygens, du 4 juillet 1637. ^ Ibidem, p. 544. Lettre à Huygens, du 10 janvier 1659. Ce projet fut abandonné à cause des retards des imprimeurs louvanistes et du surcroît d'occupations survenu à Van Gutschoven par sa nomination à la chaire iranatomie. V. lettre à Huygens, 13 juin 1659, p. 547. ( 312 ) Dès que Sluse eut vu dans la préface des Lettres de Descartes la demande qu'on y faisait, il lui vint tout de suite à la pensée que celui qui avait voulu spontanément soigner les figures du Mesolabum serait bien aise de travailler à celles d'un ouvrage de Descartes. Au reste, sous d'autres rapports. Van Gutschoven convenait à merveille pour ce travail : nous laissons parler Sluse lui-même et nous faire connaître en quelques lignes le caractère du plus grand défenseur que Descartes ait eu chez nous. Il écrit une lettre française à Biaise Pascal ^. « J'ai ren- contré dans la préface, que le Traité de l'Homme du même auteur se donnerait aussi au public, si quelque personne capable voulait prendre la peine d'en marquer les figures. Or, comme j'ai connaissance d'un qui me semble très à propos, et qui, comme je crois, ne ferait pas difficulté de l'entreprendre, il m'a semblé que l'intérêt public 2 m'oblige à vous l'écrire pour vous prier de me vouloir informer à qui l'on devrait s'adresser à cet effet. Celui de qui je parle est le sieur Gérard Gutiscovius, professeur des mathématiques et de l'anatomie dans l'Université de Louvain, qui sont les sciences principale- ment requises pour l'intelligence de cet ouvrage 3. H est de plus fort adroit à faire choses semblables et fort affectionné à la mémoire de M. Des Cartes avec qui il a eu des entretiens très particuliers l'espace de quelques mois en Hollande, où il s'était rendu tout exprès pour ce sujet. J'attendrai sur cela votre avis vous priant de me commander avec la même franchise que je suis et serai toute ma vie, etc. » Sur ces entrefaites 4-, un ami de Clerselier, jeune homme très instruit, nommé Guisony s, fit part à l'éditeur des lettres ^ Bullettino, p. 509. Lettre à Pascal, du 4 oclobre 1659. '^ Visiblement, Sluse estime b'^'aucoup Descartes. 5 Cette phrase ressemble tout à fait à celle dont Van Gu'schoven s'était ^ervi neuf mois auparavant dans sa pétition. * Tous ces détails sont extraits de la préface du Traité de r Homme. N'ayant pas l'édition française sous les yeux, nous nous servons de la iraduct on latine parue à Amsterdam, en 1686, chez Blavius. 5 C'est sans doute l'ami de Gassendi dont parle Sorbièredans la biographie qu'il a donnée de ce philosophe en tête du Synlagma philosophiœ Epicuri, ( 313 ) de Descartes d'un projet de voyage d'instruction en Belgique et en Hollande. Clerselier, qui avait toujours pensé que Des- cartes n'avait pas rédigé son manuscrit sans en ébaucher au moins les figures, lui recommanda de s'informer si quelqu'un ne les avait pas en sa possession, ou d'engager à les décrire des hommes de talent tout à fait portés pour la philosophie de Descartes. Guisony eut la chance de rencontrer à Louvain Van Gutschoven, eut plusieurs entretiens avec lui et apprit de sa bouche que Sluse tâchait déjà de l'amener h se charger de dessiner ces figures. Van Gutschoven se montrant bien dis- posé, Guisony en informa Clerselier sans perdre de temps. « Je ne connaissais pas, dit ce dernier, ce professeur belge ; mais il me le dépeignit si bien et me montra en lui tant de qualités que je ne crus pas qu'on pût découvrir quelqu'un qui convînt mieux que lui, grand anatomiste, excellent mathématicien '' , comprenant dans la perfection les œuvres de Descartes, avec qui il avait eu de fréquents entretiens, doué enfin d'un talent spécial pour la mécanique, comme le requiert la philosophie cartésienne. » A peu près en même temps que la lettre de Guisony parve- nait à Clerselier, Pascal l'informa de ce que Sluse lui avait écrit. Ils convinrent ensemble d'attendre les propositions du professeur et Pascal ayant écrit dans ce sens au chanoine celui-ci, le 29 novembre 1659, transmit à son illustre corres- pondant une lettre de V'an Gutschoven pour Clerselier en ajoutant lui-même quelques lignes 2. ce Aussitôt que je reçus celles qu'il vous a plu de m'écrire, » j'en donnai part au sieur Gutiscovius lequel en fut très satis- » fait; mais comme il était sur le point de faire un petit voyage )) pour ses affaires particulières, j'ai été obligé d'attendre jus- » qu'à présent pour avoir celles que je lui avais demandées Ha.i^iC-Comilis, 1638. « Petium Guisonium, Cavallonensem, juvenem iii » philosophicis cl malhemalicis vei'>aiissimum redamavit Gassendus. -^ ' De nouveau Clerselier remarque runion des deux sciences éminemment utiles à l'intelligence de la iihilosophie cai tesienne. •^ BuHettino, p. 5ii9. ( 314 ) )) pour M. de Clerselier, auquel je vous prie de les faire rendre y> avec mes très humbles baise-mains. Je crois que ledit sieur )) Gutiscovius est homme à réussir dans son entreprise. Au w moins, je suis très assuré qu'il ne manque ni de bonne » volonté ni d'affection pour la mémoire de M. Descartes, y> pour laquelle il est passionné » Clerselier répondit sur- le-champ à Van Gutschoven qu'il lui enverrait une copie du Traité de l'Homme; et il lui demandait de lui envoyer les figures au fur et à mesure qu'il les aurait dessinées K Van Gut- schoven, au commencement de 1660, écrivit une seconde lettre à Clerselier, qu'il remit à un médecin français, mais qui n'ar- riva pas à bon port. De là, nouvelle lettre de Pascal à Sluse; ce dernier lui répondit le 24 avril 2 : a J'ai été fort surpris d'apprendre par celles qu'il vous a plu )) m'écrire que M. de Clerselier n'avait pas reçu celles que )) M. Gutiscovius lui a écrites il y a quelques mois. Il me fît )) savoir alors qu'il les lui avait adressées par un médecin fran- w çais, si je ne me trompe, qu'il avait rencontré à Louvain, et » qu'il espérait qu'en suite d'icelles, M. de Clerselier m'enver- » rait l'œuvre de M. Descartes pour le lui faire tenir. Je l'ai » attendu tout cet hiver, et ne le recevant pas, je m'étais ima- » giné que l'incommodité de la saison en était la cause, ou que » M. de Clerselier avait changé de résolution. Mais je vois main- » tenant qu'il n'y a pas de changement ni d'un côté ni de l'autre, » et que la seule perte d'une lettre a causé tout ce malentendu. » J'ai fait part de la vôtre à M. Gutiscovius et j'en attendais la » réponse avant le partement du présent courrier, mais ne )) l'ayant pu recevoir, je n'ai pas pourtant voulu manquer de » vous faire la présente pour vous assurer qu'il n'a pas changé » de résolution, comme j'espère de vous faire voir bientôt par )) ses lettres » En effet, quinze jours après, Sluse confirma ce qu'on vient de lire. Cette lettre à Pascal est datée du 8 mai 1660 : elle Préface du Traité de, r Homme. BolleUino, p. 510. ( 313 ) contenait une copie de la seconde missive de Van Gutschoven à Clerselier ^. « Lorsque j'écrivis à Louvain, le sieur Gutis- w covius était absent, ce qui a causé que je n'ai pu jusqu'à î) présent vous donner de ses nouvelles. Il me mande qu'il a )) été bien surpris d'entendre que ses lettres n'avaient pas été :» rendues à M. de Clerselier, desquelles il m'a envoyé une )) copie pour m'éclaircir par qui il les avait adressées. Je l'ai » jointe ici avec la môme franchise qu'il me l'a envoyée, vous » pouvant assurer qu'il ne manque pas de bonne volonté pour » travailler pendant cet été autant qu'il lui sera possible. Il )) plaira donc à M. de Clerselier de m'envoyer le livre pour » le lui faire tenir, si ce n'est que peut-être il ait meilleure )) occasion de le lui adresser par Bruxelles. De ma part, je )) serai toujours très aise de le pouvoir servir >:> Pascal, étant malade, négligea sans doute de faire parvenir ces deux lettres à la connaissance de Clerselier, car celui-ci se plaint dans la préface du Traité de l'Homme d'être resté presque un an sans rien entendre dire de Van Gutschoven, ni de la manière dont il devait lui transmettre le Traité, « comme si l'assurance que je lui avais donnée de le lui envoyer, écrit-il, avait éteint chez lui le désir de le recevoir. » Il commençait à perdre espoir quand un certain de Nonancourt, qui appartenait à la noblesse flamande et qu'avaient amené à Paris la paix entre l'Espagne et la France - et l'entrée solennelle de l'infante Marie-Thérèse, devenue femme de Louis XIV (26 août 1600), vint chez lui de la part de Van Gutschoven, avec des lettres de recommandation. Le professeur de Louvain y disait entre autres choses que si Clerselier avait toujours l'intention de lui confier le Traité de THomme, lui avait plus que jamais le temps et la volonté de travailler aux figures. Or, au moment où de Nonancourt entrait, Clerselier avait encore sur sa table une lettre d'un autre ami de Descartes, médecin de Saumur, nommé de la Forge, qui s'otfrait pour le même travail. Assez » Bolleltino, p olO. ^ Il s'agit de la paix des Pyrénées, signée le 7 novembre 1659. ( 316 ) embarrassé, Clerselier fit part de la chose à son visiteur, et ils convinrent que chacun des deux savants serait employé, mais l'un à l'insu de l'autre. De Nonancourt transmit à Van Gutschoven une copie du Traité de l'Homme, et Clerselier une autre à de la Forge. En moins d'un an, ce dernier avait dessiné toutes les figures, et annoté tout le Traité ; mais Van Gutschoven fut plus lent, à cause, dit Clerselier, de ses grandes occupations : il lui fallut trois ans avant d'avoir achevé son travail. Clerselier trouva meilleures les figures de notre compatriote et les reproduisit presque toutes dans son édition. « Contentus fui maximam partem uti figuris Domini de » Gutschoven quae melius erant delineata? quam aliœ ^. » Le Traité de l'Homme parut en 1664, et le Journal des savants, après en avoir fait part à ses lecteurs, le 5 janvier 1665 2, ajouta : « M. Descartes avait laissé ce Traité dans une si grande » confusion qu'il ne serait pas intelligible si M. Clerselier ne )) l'avait mis en ordre et si MM. de Forge et Van Gutschoven )) ne l'avaient éclairci par des figures 3. » « Un jour, vers 1664, passant chez un libraire de la rue Saint- Jacques, Malebranche ouvrit le Traité de l'Homme de Descartes; il ne connaissait jusque-là ce grand philosophe que par des objections et des cahiers. H se mit à feuilleter le livre et fut frappé comme d'une lumière qui en sortit toute nouvelle à ses yeux. H entrevit une science dont il n'avait pas d'idée et sentit qu'elle lui convenait. La philosophie scolastique, qu'il avait eu tout le loisir de connaître, ne lui avait point fait en faveur * QuMiid il y a désaccord réel entre les d«'ux aniiomisles, Clerselier repro- duit les figures de chacun en désignant |)ar la lettie G celles du professeur de Louvain et par la lettre F celles du méJec n de Saumur. Cousin a conservé ces initiales sans en ex[)liquer la signification. ■' P. 11'. ^ Adrien Heertbord (mort en 1C;59) parle maintes fois du Traité de THonime dans sa Philosophia Nataralis. 11 regrette qu'il re^te inédit, et que d'ailleurs Tabsence de figures en rende l'intelligence difficile. Op. cit., Londini, 1G84, p. 228, col. a; [>. "248, col. fc; p. 027. On trouve à ce dernier endroit, parmi les noms des quelques philosophes contemporains dont il recommande l'étude, ceux de Frodinont, Bona-Spes et de Compton Carleton. ( 317 ) de la philosophie en général, l'effet de la simple vue d'un volume de Descartes 11 acheta le livre, le lut avec empresse- ment, et, ce qu'on aura peut-être peine à croire, avec un tel transport qu'il lui en prenait des battements de cœur qui l'obligeaient quelquefois d'interrompre sa lecture. L'invisible et inutile vérité n'est pas accoutumée à trouver tant de sensi- bilité parmi les hommes, et les objets les plus ordinaires de leurs passions se tiendraient heureux d'y en trouver autant. 11 abandonna donc absolument toute autre étude pour la philosophie de Descartes ^ ». Ainsi le Traité de l'Homme, dit Bouillier 2, donna à Male- branche le coup de la grâce philosophique, et fut pour lui ce qu'avait été pour saint Augustin VHortensius de Cicéron. Notre Van Gutschoven a pu se glorifier d'y avoir contribué. CHAPITRE XVI. GUILLAUME PHILIPPI KT SON PREMIER OUVRAGE (16G1). Sou. maire. 1. Vie de Philippi. — 2. II publie son Traité de Logique. Appréciations de Paquot et de M. Van Meenen. — 3. Il s'y montre cartésien décidé. - 4. Il copie Descartes. — 5. Les approbateurs de l'ouvrage. — 6. Ses critiques. Jugement que porte le cardinal François Albizzi sur l'enseignement philosophique donné à Louvain. § 1. Les biographes se taisent sur Guillaume Philippi, hormis l'abbé Paquot, dans ses Mémoires ^, et cependant c'est une figure des plus intéressantes à étudier. Ce personnage a exercé une immense influence sur la propagation du cartésia- nisme en Belgique; ce que nous en dirons suffira pour le faire * S.4i>te-Beuve, Port-Royal, Paris, 1878, t. V, p. 5o8. - Volume II, p. 18. ^ T. VI, p. 212. C'est à celle source que nous puisons les éléments de notre notice. ( 318 ) voir, et l'on peut être assuré qu'en recherchant soigneusement dans les coins poussiéreux des bibliothèques, on trouverait des brochures qui donneraient de nouvelles preuves de l'acti- vité de ce zélé cartésien. Guillaume Philippi naquit vers l'an 1600, dans la jolie petite ville de Hal, qui faisait alors partie du Hainaut flamand t. On ignore oii il fit ses humanités; toujours est-il que vers l'âge de quinze ans il s'en vint à Louvain faire sa philosophie, au collège du Lis, et que deux ans après, le 30 octobre 1617, lors du grand concours entre les quatre pédagogies, il fut proclamé troisième. Dès l'année suivante, une des deux premières chaires du collège où il venait d'achever ses études 2 lui fut confiée. Il n'était pas trop rare de voir des jeunes gens de dix-huit ans enseigner la philosophie à Louvain ; mais il n'arrivait presque jamais qu'ils fussent nommés d'emblée aux cours supérieurs. Tout en vaquant aux devoirs de sa charge, le jeune professeur trouva encore du temps pour étudier le droit civil et le droit canonique, et prendre le grade de licencié en cette faculté. Bientôt après , il obtint un canonicat de la cathédrale de Bruges : son installation eut lieu le 24 janvier 1622. Paquot raconte qu'à propos de ce bénéfice, il eut à soutenir un procès et qu'il le gagna devant la cour de Malines, le 30 sep- tembre 1627 : ce ne devait pas être le dernier. Philippi, qui n'était pas encore satisfait de ses deux diplômes, voulut y joindre en 1629 la licence en médecine. Il aborda donc l'étude de l'art salutaire sans interrompre ses fonctions professorales. Un autre amour que celui de la science le porta sans doute à se ménager l'accès d'une carrière plus lucrative : nous voyons le chanoine Philippi épouser une demoiselle Elisabeth * Heuschling et Jourda[n, Dictionnaire de géographie historique de Bel- gique^ Bruxelles, 1868-69, p. 52, col a : t Hal faisait autrefois partie du •> Hainaut et les tours de sou église marquaient la l'ronlière de celle province » * Paquol u'alïirme pas le fail catégoriquement ; mais on peut l'établir par renoncé même du litre de la Logique de Philippi, où il se qualitie d'ancien professeur primaire de philosophie au collège du Lis, l'espace de trente-deux ans. Or il est constant qu'il quitta sa chaire en 1650. (319 ) Luvckx ^. Cette union lui amena un second procès. Son entrée en ménage avait eu lieu sans que ses collègues du Lis en eussent été informés, et ceux-ci, l'ayant apprise par occasion, le poursuivirent devant le Conseil de Brabant, prétendant que son mariage était incompatible avec la chaire de philosophie. Les juges décidèrent, le 30 septembre 1630, que désormais les professeurs qui se marieraient seraient privés de leur chaire, mais que cette mesure n'aurait pas d'effet rétroactif dans le cas présent. Dès qu'il se crut assez avancé dans ses études médicales, Philippi s'en alla à l'Université de Douai y subir l'examen pour la licence. Plempius quittant en 1634 la chaire royale des Institutions, notre licencié la postula et l'obtint. Mais le 23 janvier 163o, lorsqu'il présenta ses lettres de nomi- nation, les membres de la Faculté de 31édecine refusèrent de le recevoir dans leur corps, parce qu'il n'était pas gradué de l'Université de Louvain. Après des discussions, on l'admit à commencer ses cours le 13 février, à condition qu'il se ferait agréger à la Faculté louvaniste. Ces trois procès de Philippi ont leur importance : un homme qui avait eu maille à partir avec ses collègues de la Faculté des Arts et de la Faculté de Médecine, devait être plus disposé qu'un autre à prendre le contre-pied de leurs opinions. C'est ce qui arriva. Mais avant de voir Philippi à l'œuvre il faut achever cette courte notice sur sa vie. Parmi ses élèves en philosophie Philippi compta en 1640 et 1641 Arnold Geulincx, qui fut aussi son collègue à la Pédagogie du Lis de 1646 à 16o0. Gérard Van Gutschoven étudia la médecine sous lui et l'eut en 163o pour examinateur, et plus tard pendant de longues années pour collègue. Philippi eut trois enfants, une fille et deux fils, qui plus tard suivirent les cours de droit. En 1650 il résigna sa chaire de philosophie, mais conserva celle de médecine et mourut quinze ans après, le 20 mai 1665. * Il n'avait pas reçu les ordres majeurs. — On rencoiUrera plus bas j armi les admirateurs de la philosophie de Philippi un avocat du nom de Charles Luyckx, sans doute son beau-frèie. 320 Philippi fut cartésien : quand commença-t-il à l'être? C'est ce qui n'est pas encore éclairci. Il l'était en 1648, ainsi qu'on l'a dit plus haut, et dès 1638, il connut Descartes par les Fun- damenta medicinœ de son collègue Plempius. En tous cas, il se montra cartésien décidé dans son cours de philosophie dont il commença la publication, à l'âge de soixante et un ans. Et s'il faut l'en croire, il y avait consigné son enseignement de quarante ans ^ : il est cependant impossible que déjà en 1621 il fût cartésien. Ce cours se compose de trois volumes dont le premier, publié en 1661, traite de la logique; le deuxième, publié en 1663, de la métaphysique, et le troisième, publié en 1664, de la physique. Ces trois Mediillœ, comme il les appelle, sont peu favorable- ment appréciées par l'abbé Paquot et M. Van Meenen. « Pour faire sentir le mérite de cette logique, écrit le premier, il suffit d'en transcrire un endroit qu'on verra au bas de la page. » Et il met en note une classification des différentes manières de concevoir l'individualité d'un être où Philippi déploie un luxe vraiment effrayant de termes techniques. Le biographe y ajoute par manière d'épi phonème : « voilà ce qu'on trouvait » admirable pour former le goût des jeunes gens ! "^ « Des deux autres volumes, il se borne à dire qu'ils sont aussi moelleux et aussi intéressants que le premier. M. Van Meenen reproduit la critique de Paquot : « Philippi » ne s'était pas affranchi de la scolastique : ses Moelles en four- )) nissent la preuve 3. » La vérité est que Philippi s'était si bien affranchi de la scola- stique qu'il avait adopté les idées de Descartes : il les a trans- plantées dans ses œuvres ; mais afin de ne pas en faire une réédition des œuvres du Maître, il les a disséminées au ' Dédicace non paginée. ^ L'érudil abbé avait tort de supposer que le but de la pliilosniihie fàt de former le goût. ^ Palria belgica^ Z i)art., p. 135. ( 321 ) milieu de chapitres entièrement scolastiques. Car, encore une fois, dès qu'une question peut recevoir une solution carté- sienne, Philippi la tranche dans ce sens avec certaines réserves et les atténuations que commandait la situation , au moment où se publiaient ses différents volumes. §3. Parcourons la logique de notre philosophe brabançon. Dès la page 8, il se révèle cartésien. On lui objecte que les sens ne perçoivent rien que d'individuel. « C'est faux, répond-il, l'acte de la vision et des autres sens, au fond, est un acte de l'intel- lect, car c'est dans le cerveau que l'âme produit la sensation et non dans l'organe du sens extérieur (comme il sera prouvé plus loin) et, par conséquent, on n'a aucune raison de dire que les sens ne peuvent pas percevoir l'universel. » Identité de la sensation avec la pensée, siège exclusif de la sensibilité dans le cerveau sont deux dogmes cartésiens. A la page 105, il explique d'une manière détaillée l'origine des sensations; leurs causes déterminantes sont les mouvements des parti- cules de la matière des corps extérieurs et de notre propre corps. Les nerfs qui aboutissent, par exemple, à la surface du corps y sont mis en branle; ce mouvement est transmis à leur extrémité cérébrale ; là, ils déterminent l'âme aux diffé- rentes sensations, qui se font donc dans le cerveau. L'auteur reprend pour son compte la comparaison dont Froidmont s'était servi en 1653 pour railler la doctrine de Descartes : (c déterminât autem iste motus animam in cerebro residentem » ad sensationem instar naturalis idiomatis, sicut aranea insi- )) dens tela3, determinatur a variis filamentorum motibus ad » prosecutionem et fugam. » La théorie que nous allons rapporter revient i à l'opinion de Descartes sur l'étendue essentielle, seulement elle est dissi- ^ Les scolastiques liaileiU brièvemenl en logique des neuf catégories, parce qu'elles reufernieiit tous les attributs possibles. Philippi en traite aussi, mais longuement : il a hâte d'exhiber sa science cartésienne. Tome XXXIX. 21 ( 322 ) mulée sous les formes scolastiques. On l'a dit maintes fois, cette opinion cartésienne est celle qui est le plus opposée à la théologie catholique; mais, à l'époque où nous sommes, on n'avait pas encore fort remarqué cette opposition, et les théo- logiens s'émouvaient surtout de la manière de voir du philo- sophe français sur l'indistinction des accidents. Philippi, mis en garde, modifie la doctrine de son maître sur ce dernier point et l'adopte imprudemment sur le premier. Voyons-le à l'œuvre : page 9o, il définit la quantité un « accidens prœdica- mentale strictœ entitatis (sive quod non est purus modus) non admittens aliud ejusdem speciei secum ad idem spatium w. Or, page 97, il se demande « an quantitas distinguatur realiter a subjecto suo proximo » et répond négativement. « Car, dit-il, il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité. Or, ici^ il n'y a pas nécessité de distinguer dans la substance quanta une réalité qui soit la substance et une réalité qui soit la quantité. Quelques-uns disent que la quantité, étant par elle-même impénétrable, rend impénétrables les parties du sujet qu'elle informe. A cela je réponds que ces parties sont de leur nature impénétrables, de telle façon que, si Dieu leur enlevait la quantité, elles demeureraient dans le même lieu oii elles étaient avant, puisqu'on ne peut assigner le point déterminé vers lequel elles devraient se mouvoir, ni le principe de leur mouvement vers ce point; et, déplus, si, de leur nature, ces parties se compénétraient, leur diffusion dans l'espace serait contre nature, c'est-à-dire, violente : ce que personne ne dira K » Cela semble clair. Phi- ^ Responrietur négative quia iiou suiU mullipiicanda eutia sine necessilate, » qualis hic non subesl. Dicunl aliqui quautitalem, per hoc quod ipsa sit » impeneirabilis quoad locum, paries subjecti sui quas informai reddeie » similiter impenetrabiles. Veruni apparelquod partes iilaî eliani sint impe- )' neirabiles ex natura sua, ita ut, si per Deum, quantitas ab illis auferretur, » equideni mansurae essenl in eodem loco in quo ante erant, cum non sit )' assiguabiiis détermina ta pars versus quam reliquœ tune del)erent moveri, » neque etiam princi[)ium lot moluum quii)us reiiquœ versus illam move- » rentur potius quam versus aliam : deinde si talis penetraiio sit connaturalis » is.is parlibus, apparet quod jam violente sint in diversis iocis : quod lamen » nemo dicet. » ( 323 ) lippi n'admet pas qu'on puisse enlever à une substance actuel- lement étendue quelque chose qui la laisse exister, mais sans être actuellement étendue. Et cependant, dix pages plus loin, il nous dit que Jésus-Christ est tout entier sous chaque partie de l'hostie. Concilie qui pourra ces deux enseignements. Quant à l'indistinction des accidents d'avec la substance, Philippi évite recueil contre lequel Descartes avait donné. 11 dislingue entre les accidents et les modes purs : les accidents sont les modifications capables d'être modifiées elles-mêmes par des entités réellement distinctes d'elles; les modes purs sont des modifications incapables d'être modifiées : de cette manière l'accident tiendrait le milieu entre la substance et le mode pur, et serait pour celui-ci comme une substance. Philippi prétend qu'il n'existe pas d'accidents : ce sont, dit-il, des êtres inutilement compliqués. Mais les modes purs existent, ils sont réellement distincts de la substance qu'ils affectent et peuvent en être séparés par la toute-puissance de Dieu, ainsi qu'il arrive dans la sainte eucharistie i. En s'expliquant de la sorte, Philippi ne pouvait être taxé de témérité. Seulement, dans les écoles, on avait coutume d'entendre par mode une entité insé- parable de la substance, même à la toute-puissance divine : et, par conséquent, le langage de notre auteur était équi- voque !2. De quelle nature sont les modes des corps? Comme Des- cartes, Philippi les ramène tous à la grandeur, à la forme, à la situation, aux mouvements de leurs parties : la chaleur, c'est ' p. 129. (' Pro responsione nota moclum puriim recle definiri modiim qui » sic est modus seu forma ut non sil modilicatum seu subjecluni allei iiis » modi, scilicet realiler superadditi V Esse sive essenlia pui'i modi (uti génération omnis formse) est inesse, » inesse inquam, non aclu, sed apliludine, ila ut per Deum possit existeie » extra omne subjecluni, îeque ac modus non purus, y - On verra plus loin que le Récollet van Sichen et d'autres professeurs de Louvain se demandèrent si cette manière de parler n'était pas calculée pour retenir l'erreur en la dissimulant. ( 324 ) une agitation rapide des atomes ^ ; le froid, c'est un ralentis- sement de cette agitation 2 ; la dilatation, c'est un agrandisse- ment des pores dû à l'intromission de corpuscules étrangers ; la chaleur virtuelle, le froid virtuel 3 (c'est ainsi qu'on appelait le degré de conductibilité) dépendent de la position des parti- cules des corps leur permettant ou les empêchant d'avoir l'agitation qui constitue la chaleur ^ ; l'humidité est une dis- position des particules analogue à celle des particules de l'eau S; la dureté, la mollesse proviennent de la figure des atomes 6. 11 explique mécaniquement la pesanteur et la légè- reté de la même manière que Descartes, et presque dans les mêmes termes "f. Après avoir exposé les principales propriétés physiques des corps bruts par la théorie mécanique, Philippi aborde la physiologie et là, plus évidemment que jamais, il reproduit les idées de Descartes. La question dixième traite de la faculté de locomotion : il l'explique comme Descartes 8. La onzième porte sur la faculté pulsifique : il attribue les batte- ments du cœur à l'expansion du sang dans les ventricules et incidemment la croissance du corps à l'agrandissement de ses pores par l'arrivée de parties nouvelles : « le corps humain grandit comme du pain sur lequel on verse du bouillon et sans le concours de l'âme, puisqu'elle n'en sait rien 9. » Dans * P. 109. « Potins ergo calor non videlur esse aliud quam agitalio varia et » céleris leauium sive insensibilium corpusculoruni lerreslrium. ^ ^ Ibidem. ■' Ibidem. 1 P. 112. ■' P 115. •• P. 114. ■ P. 1 18. V. Principes, IV, n"^ 20 el suivants. *« P. 118. "* Ibidem. « Dumque corporis pori augentur, parlesque hinc inde adhae- ■» lent, fit accrelio, eo ferme modo quo accrescit pauis effuso jusculo, filque y hoc lotum anima non concurrente, utpote ipsa inscia, n Voilà le principe sur lequel Geulincx et Malebranche édifièrent roccasionnalisme , el Leihnilz l'harmonie préétablie : L'àme ne sait ()as comiweut elle meut les membres : donc elle ne les maut pas. ( 325 ) la douzième question, il rejette les facultés carnifique et ossi- fique, si chères à Plempius, et rend compte à la manière de Descartes de la formation de la chair et des os ^. Il ne veut pas non plus d'une faculté attractive, amenant les aliments aux endroits voulus du corps : on peut s'en passer '^. Incidem- ment, il énonce le principe cartésien de la conservation (la mouvement 3 avec une restriction curieuse et inattendue, mais qui montre bien comment on examinait minutieusement les idées de Descartes : « merito potest supponi semper esse œque » multum motus in universo, sicut semper existit eadeni » materiœ quantitas (saltem non attendendo ad transubstan- )) tiationem eucharisticam). » C'est encore par une disposition mécanique qu'il remplace la facilitas expultrix des anciens ^. Il passe ensuite aux qualités sensibles : la lumière et les cou- leurs^ , les saveurs, les odeurs et les sons c. H résume avec une grande clarté la théorie de Descartes sur la lumière et les couleurs. La lumière n'est autre chose que le choc de la rétine par les globules célestes, choc déterminant l'âme à former le concept de la lumière "7. Il faut distinguer lumen et lux : lux est le mouvement des parties du corps lucide qui produit le choc ou impulsion; c'est celle-ci qui s'appelle lumen. Les globules célestes, outre le mouvement direct par lequel ils frappent l'œil, ont en outre un mouvement de rotation autour de leur centre, et des différents rapports de ce mouvement avec celui de la translation naissent les diffé- rentes couleurs : ainsi chaque fois que nous percevons les cou- leurs, nous percevons la lumière, et celle-ci est comme un genre dont celles-là sont les espèces. Si le mouvement de rota- ^ P. 121. 2 Quaeslio 13, p. 122. ^ Nous avons remarqué ailleurs la connexion entre ce principe et Toccii- sionnaiisme. < P. 123. ' P. 12". «^ P. 126. 7 P 123. (326) tion des globules est égal à leur mouvement de translation, on voit blanc : si le premier est beaucoup plus prompt que le second, on voit rouge; s'il est un peu plus prompt, jaune; s'il est beaucoup plus lent, bleu ; un peu plus lent, vert. Toute xiette théorie sur les qualités sensibles a pour corollaire un idéalisme moins radical que celui de Berkeley, mais qui trans- forme nos sens en des magiciens : là où il n'y a que mouve- ment, nous percevons une variété infinie de sons, d'odeurs et (le couleurs. Philippi a entrevu cette conséquence ; car, page 282, il se pose la question : « si l'on met un papier blanc sous les yeux d'un homme jouissant d'une bonne vue, cette proposi- tion-ci lui est-elle évidente : « ce papier est blanc? w Oui, répond l'auteur, parce qu'on suppose qu'il n'intervient pas de miracle... ; deuxièmement, parce que cette proposition revient à celle-ci : « la vue est affectée comme si cette couleur existait dans l'objet, w C'est-à-dire que Philippi admet comme évident le fait que le papier paraît blanc, mais non pas le fait qu'il le soit 1. Arrivé au terme de son livre, il soumet la doctrine qu'il con- tient et celle de ses futurs ouvrages au jugement de l'Église romaine. « Porro haec quae scripsi et forte scripturus sum, )) omnia sanctœ Romana3 Ecclesiëe, cujus me indignum lilium » protiteor, judicio humiliter submitto '^. » Ainsi avaient fait Jansenius à la fin de VAugustinus, et Descartes à la fin de ses Principes. § 4. Philippi est un disciple évident de Descartes; cependant jamais son nom n'apparaît dans l'ouvrage, pas plus que celui de n'importe quel autre auteur. 11 est bien possible que l'auto- rité académique ait défendu à notre médecin de nommer h* novateur français, et que celui-ci, pour marquer son dépit, ait ^ Dans une des épigrammes laudnlives qui se Irouvent en lèle du livje, celle qui cominence par ces mots « (juantus prœci.se sit palmus>',on retrouve aussi une appiécialion dénolai.t une médiocre estime de la valetir drs sens. 2 P. Uo. ( 327 } aft'ecté de ne citer aucun témoignage. Dans la préface, il donne cependant une autre raison de son abstention. « Quand il s'agit de rechercher les vérités naturelles, je ne crois pas qu'il faille avoir grande confiance dans les suffrages du grand nombre i : un seul peut aussi bien trouver juste que beau- coup. C'est pourquoi je ne cite dans ma Logique aucun auteur, et je m'inquiète peu si beaucoup pensent comme moi, ou peu de monde, ou personne. » On pressent rien qu'à lire ces lignes, que la philosophie qui sourit à Philippi n'est pas la philoso- phie commune. Et comme s'il avait voulu, dès la préface, mettre le sceau cartésien sur son ouvrage, il y annonce qu'il prouvera plus au long dans sa Physique que la variété des cou- leurs vient de la variété de certains mouvements. Au reste, Philippi a fait plus que citer Descartes : il l'a copié en maints endroits de son livre, copié matériellement. Nous citerons deux de ces plagiats. Le premier est pris dans les Principes (livre IV). Nous suivons l'édition latine d'Amsterdam, 1692. PHILIPPI. Medulla logicœ. P. lOG. Hauc facile intelligi pos- sunl, si aUendamus ad nervorum el diversorum motuuni quibus varie agilari possunt mulliplicem variela- teni: qu'a enim nervi in culeni cor- ])oris desinentes ea mediante varie langi seu agitari possunl a eorpori- hus lerrestribus, et aliter moven- tur a corporum duriiio, aliter a DESCARTES. Pmuipia philosophiœ (Mb. 4, n' 110 tt sequeiites). 190. Horum sensuum diversi- lales, primo ab ipsorum nervorum diversitale ae deinde a diversitate motuum qui in singulis nervis fiunt, dépendent. 191. Nani primo, nervi in uuiversi corporis cutem desinentes, illa me- diante, a quibuslibet lerreuis cor- poribus tangi possunt, et ab illis * Van Ciutsciiov» n, dans une petite j;ièce de poésie en ttte du livre, repro- duit la même idée : Quid enim contexere lurinan» Aiillioium, quod lu, qui tenuere, juval ? Aulliores, ratio si desil, mille niiiil sunl. Illa tidem doclis addere sola putest. 328 ) colore, etc., hinc dirersi illi molus excitant in anima diversas lacliones. Quod si nervi illi soiilo vehemen- lius agitenlur, citra tamen corporis laesionem, fit sensus titillationis, si veroconjuncla sit laesio, sensus dolo- ris. Quando eorumdeni corporum particule, ab invicem disjuncise et cum saliva mixlse, nervos per lin- guam et parles vicinas sparsos mo- vent diversimode, prout scilicel ipsorum figurse suntdiversse, molus ille varius efficit diversas sensa- liones saporum. Quando illorum corporum parli- culae in aëre volantes, et per nares altractae, ut loquuntur, per meatus ossi spongiosi diversimode movent nervos odoratorios, fiunt diversi sensus odorum. Quando aër tremulus et vibratus membranulam lympani et simul ner- vos cum tribus ossiculis quibus nervi audilorii adhœrenl varie con- integris moveri, uno modo, ab illo- rum durilie; alio, a gravilate; alio, a colore; alio, ab humidilate, etc. Quoique diversis modis vel moven- lur, vel a molu suoordinario impe- diuntur, lot in mente diverses sen- sus excitant, ex quibus tôt tactiles qualitates denominanlur. Ac prsete- rea cum isli nervi soiilo vehemen- lius agitanlur, sed ila tamen ut nulla laesio in corpore inde sequa- tur, hine fit sensus titillationis, menti naturaliter gralus, quia vires corporis cui arcte conjuncta est, ei teslalur; si vero aliqua laesio inde sequatur, fit sensus doloris. 192. Deinde alii nervi, per lin- guam et partes ei vicinas sparsi, ab eorumdem corporum particulis, ab invicem disjunctis, et simul cum saliva in ore nalantibus, diversi- mode moventur, prout ipsorum figurai sunt diversae, sicque diver- sorum saporum sensus eflSciunt. 193. Tertio duo etiam nervi, sive cerebri appendices extra calvariam non exsertae, moventur ab eorum- dem corporum particulis disjunctis et in aëre volanlibus, non quidem quibusiibet, sed iis quœ salis subti- les ac simul salis vivida3 sunt, ut in nares attractse per ossis spongiosi meatus, usque ad illos nervos perveniant, et a diversis eorum motibus fiunt diversorum odorum sensus. 194. Quarto, duo alii nervi in inlimis aurium cavernis recon- diti excipiunt tremulos et vibratos toiius aëris circumjacentis molus. ( 329 ) cutit, oriunlur diversi sensus sono- rum. Denique quando extremiiates nervorem oplieorum componentes luuicam retinam oculi a globulis cœleslibus varie movenlur, fiunt sensus luminis el coloris, iique varii pro varielale molus islorum nervorum. Quando vero nervi qui proten- duntur ad ventriculum, fauces, eso- phagum(p 107)|tartesqueinteriores vicinas, cerlo modo movenlur, deier- minant animam ad eliciendas affec- liones quie vocaniur famés aut sitis, qu2e,quia habent conjunclam appe- lilionem comedendi aul bibendi, verisimililer soient vocari appetitus. Aër enim membranulam lympani conculiens, subjunctam trium ossi- culorum catenulam, cui isli nervi adhserent, simul qualit, atque ab Iiorum motuum diversitale, diver- sorum sonorum sensus oriunlur. 19o. Denique nervorum oplieo- rum extremitates tunicam, relinam diclam, in oculis componentes, non ab aëre, iiec a lerrenis ullis corpo- ribus ibi movenlur, sed a sohs globulis secundi elemenli, unde habetur sensus luminis el colorum. 196. Non alia ratio est appelituum naluralium, ut famés, silis, etc., qui a nervis venlriculi, faucium etc. pendenl, sunlquea voluniale come- dendi, bibendi, etc. plane diversi; sed quia ut plurimum ista voluntas sive appelitio eos comitatur, idcirco dicuntur appetitus. (V. aussi ce même numéro vers le commence- ment.) Le second plagiat est accolé au premier, et est encore plus remarquable. Depuis très peu de temps, Van Gutschoven avait reçu la copie manuscrite du Traité de l'Homme, encore inédit, puisqu'il ne parut pour la première fois qu'en 1662. 11 la com- muniqua à son ami Philippi, et celui-ci ne se fit pas faute d'en user dans la partie physiologique de son ouvrage, et même il y transporta le passage qu'on va lire. Nous suivons l'édition Cousin. PHILIPPI. Medulla logicœ. P. 107 (nous continuons le texte sans rien sauter). Moventur isti nervi a certis liquoribus eo missis a corde per arterias, qui, cibis immixli, illos agitant el dissolvunl (eo modo quo DESCARTES. Traité de r Homme. 0. volume IV, p. 357. Première- ment les viandes se digèrent dans Testomac de celle machine par la force de certaines liqueurs qui , se glissant entre leurs parties, les ( 330 a(iua conimunis agitât et dissolvil particulascalcis vivœ,aula(iua foriis pariiculas inelalloruni); sunt enim liquores illi valde calidi, ulpote celeriter ex corde eo trusi, et cibi, quibus ordiuaiie vescimur, sunt taies ul facile corrunipereiilur et sponte sua iiicalescerent, sicut fœ- num receos iiiclusum horreo ante- quam sil exsiccatum; et cum illis compoiiunl chylum cum quo tran- seunt in venas. Sed quando in ventrieulo non inveniunl cihuni quem dissolvaul agendo secundum toias suas vires, illas verluul contra ipsum s'.onia- chum, et solilo forlius agitantes nervorum fdamenta, movent partes cerebri, qui niolus déterminant ani- mam ad formandam ideam genera- lem fa mis. séparent, les agi lent et les réchauf- fent, ainsi que l'eau commune fait celles de la chaux vive, ou i'eau- forie celles des métaux; outre (jue ces li(jueurs étant ap|)orléPS du cotiuv fort promptement par les artères, ainsi que je vous dirai ci- après, ne peuvent manquer d'ètie fort chaudes et même les viandes sont telles, pour l'ordinaire, qu'elles se pourraient corrompre et échauf- fer toutes seules, ainsi que fait le foin nouveau dans la grange (juand on l'y série, avant qu'il soit ?ec. 0. volume IV, p. 584. Lorscjue les liqueurs que j'ai dit ci-dessus servir comme d'eau-foi te dans son estomac et y rentrer sans cesse de toute la masse du sang par les extrémités des artères n'y trouvent pas assez de viandes à dissoudre pour occuper toute leur force, elles la tournent contre l'estomac même, et agitant les petits tilels de ses nerfs plus fort que de coutume fout mouvoir les (>artiesdu cerveau d'où ils viennent: ce (|ui sera cause que l'àme étant unie à cette machine concevra l'idée générale de la faim. Peut être môme pourrait-on penser que Philippi a connu le Traité de la formation du fœtus (édité pour la première fois en 1664) si l'on compare ce qu'il dit de la formation du cœur avec ce qu'en dit Descartes. S'il l'a connu, c'est que Clerselier en avait envoyé à Van Gutschoven une copie en même temps que celle du Traité de l'Homme (mais cela ne semble pas s'accorder avec ce que dit Clerselier lui-même dans l'historique de cette affaire) ou bien que Van Gutschoven en avait rapporté une de son st^jour en Hollande. Voici les ( 331 ) passages des deux ouvrages : le plagiat y est moins évident que plus haut. PHILIPPI. Medulla logicœ. P. 121. Cum vero in sanguine sinl partes diversaium figurarum, et in (Jiversis parlibus diversi pori, et pressio inleslinorum sit summa (ut vel inde palet quod lœso abdo- mine inteslina magna vi erumpunt) accedatque eliam sanguinis ciicula- lio et respiratio, varii in variis locis colliguutur humon s, sicul per diver sa cribra coliiguntur diversi generis grana, per solum molum, figurani granoium et pororuni cribri. I DES-CARTES. De la formation du fœlus. 0. volume IV, p. 46-L Or pour la grandeur et figure des pores, il est évident qu'elle suffit pour faire que les parties du sang qui ont cer- taines grosseur et figure entrent en quelques endroits du cœur plutôt (jue les autres : car comme on voit des cribles diversement percés (jui peuvent séparer les grains qui sont ronds d'avec les longs et les plus menus d'avec les plus gros, ainsi sans doute le sang poussé par le cœur dans les artères y trouve divers pores par oii quelques-unes de ses parties peuvent passer, et non pas les autres. ^ 5. 11 n'est pas douteux qu'on ne parlât dt; Touvrage de Philippi quelque temps avant sa publication. Ses anciens élèves l'atten- daient avec impatience. C'était la coutume du temps de mettre en tête des livres des épigrammes élogieuses en vers latins. Généralement peu nombreuses, elles furent cette fois très mul- tipliées : il n'y en pas moins de vingt-quatre. Quelques-unes ne sont pas signées. Celles qui le sont, ne portent que les initiales des noms et des qualités des auteurs, sauf une seule, celle de notre ancienne connaissance Van Gutschoven, qui se signe intrépidement Gerardus Gutschoven, Math. Anat. etBotan. prof. reg. Nous avons compté en tout seize ou dix-sept signa- tures'i et elles méritent d'être rapportées ici, car c'est la pre- mière manifestation collective en faveur du cartésianisme, et il ne faut pas croire qu'en ne donnant que leurs initiales, les * A la rigueur, la troisième n'en est [)as une. ( 332 ) signataires pensaient rester inconnus : rien n'était plus facile aux contemporains que de retrouver les noms dans leur inté- grité. 1) J. L. S. T. L. G. SS. T. P. R. Nous lisons : Joannes Lacman sacra3 Theologiae Licentiatus Gymnasii Sanctissimœ Trinitatis, professor rhetorices i. Né à Tournai vers 1629, mort en 1704. Dans sa seconde épigramme, il reproche à Aristote son obscurité et loue dans Philippi la qualité opposée 2. 2) J. S. G. Ss. T. P. P. Dans sa première épigramme, il félicite Philippi d'avoir su concilier les idées anciennes avec celles des modernes. Il a adressé la seconde à Philippi, philosophe et poète : c'est une nouvelle aptitude à ajouter à toutes celles de notre auteur. 3) J. U. L. S. T. B. F. Juris utriusque licentiatus, sacrœ theologiae baccalaureus formatus. 4) L. H. D. A. 5) G. N. A. D. H. L. P. Gornelius Noulaert, artium doctor, humaniorum litterarum professor 3. 6^ J. E. D. D V. D. L. 7) F. V. G. B. F. V. F. 8) G. L. L. U. B. Garolus Luyckx, legis utriusque baccalaureus ^. ' Paquot, Mémoires, volume XV, donne la ])io.a;raphie de ce théologien qu'il dit avoir été professeur de rhétorique pendant trois ans à partir du 17 septem- bre 1660 au collège de la Sainle-Trinité. '^ Cette idée reparaît dans Tépigramnie Pliilowphorum clux, où l'on ajoute une autre louange : « author malhematico more probanda probat. ^ ^ Nous le retrouvons dans les approbateurs de 1664. « Gornelius Noulaert, » S. T. B. humaniorum litterarum professor in collegio S. S. Trinitatis. » ^ En 1664: « Garolus Luyckx. J U. L. advocatus. « C'était sans doute un parent de la femme de Philippi. ( 333 ) 9) P. V. S. J. U. S. Petrus van Santvort, juri utrique studens i. 10) C. H. D. A. Carolus van Hoesbroek, doctor Artium 2. 11) P. F. A. D. G. C. S. P. L'épigramme est intitulée : ad eumdem professorem nuper suum. 12) M. L. C. A. P. S. T. S. 13) J. B. A. D. P. M. Joannes Birwaert, artium doctor, pastor Mellinensis 3. 14) 0. F. A. J. U. B. 0. F. A., juris utriusque baccalaureus. Il fait allusion aux difficultés que va rencontrer le livre de Philippi. 15) 0. F. J. A. C. B. J. U. E. 16) P. M. S. T. B. F. P. B. M. B. Petrus Moons,sacra3 theologia3 baccalaureus formatus, pastor Beatae Mariae Brugis ^. 17) Gerardus Van Gutschoven. Nous transcrivons son épi- gramme à cause de son auteur et de l'intérêt qu'elle présente par elle-même. Egregium multi sibi quid palrasse videntur. Hinc inde exscriptum quando volumea habent. Sed multum non est exscribereS; scribere multum est. Scripserunt alii jam sua : scribe tuum. Scribe, probaque tuum. Quid enim contexere turmam Authorum, quod tu qui tenuere, juvat ? Authores, ratio si desit, mille nihil sunt ! 111a fidem dictis addere sola potest. Scribe probaque tuum solida ratione vel una; Quamvis sis solus, sufficit illa tibi, Esto, tuum modicum sit scire, sit esto, vel unum. Omnibus omne novum nonne placere solet ? Omnibus ergo tuus liber hic, vir docte, placebit, Tôt nova, tam solida quo ratione probas. * Eu 1664 : Petrus van Sanlvorl. ^ 1664: Carolus van Hoesbroek. ' 1664: Joannes Birwaert, Paslor Mellinensis. * 1664: Pelrus Moons, S. T. B. F., pastor Sanctœ-Mariaî , Brugis. * Que faisait donc Philippi dans ce même ouvrage ? ( 334 ) Van Gutschoven dit très sagement que transcrire c'est peu, qu'écrire c'est beaucoup : mais il se trompe fort s'il pense , en parlant ainsi, louer le collègue qui transcrit intrépidement Descartes et quelquefois mot à mot. Les derniers vers contiennent un brillant éloge, quoique fort discret, de la philosophie cartésienne : toute nouveauté plaît : donc votre livre plaira, lui qui contient tant de choses nouvelles, et de plus, solidement prouvées. Sauf Van Gut- schoven et peut-être un ou deux autres, tous les admirateurs de Philippi sont pour ainsi dire des jeunes gens, professeurs de fraîche date, ou même encore aux études : les nouveautés sont toujours mieux venues chez eux, que chez les hommes d'un âge mûr, qui n'aiment pas à désapprendre. Pour terminer, disons que Philippi a dédié son ouvrage à un ancien élève de Van Gutschoven, le prince Ferdinand Alexandre de Portugal, qu'il félicite d'avoir étudié avec grand fruit les mathématiques à l'Université de Louvain i. § 6. Quelle fut l'impression produite par la publication du livre de Philippi ? Elle a dû être très grande. On recherchait avec avidité les cahiers manuscrits contenant son cours pour les transcrire 2 : son livre dut être acheté avec plus d'empresse- ment encore. 11 est même probable que Rome s'en émut. En effet, la dédicace est datée du 31 juillet, [par conséquent la Medidla logicœ parut en août 1661. Or, au commencement de mai 1662, un cardinal écrivit de Rome à un professeur de Louvain qu'il s'étonnait de voir le cartésianisme fleurir à Louvain. 11 est permis de penser que ce prince de l'Eglise avait été informé du grand événement, et que c'était son impression qu'il traduisait dans sa lettre. Au reste, les quelques lignes qu'il consacre à la philosophie de Descartes méritent que nous * V. Ver>lL;î:i]s, Academia Lovaniensis, 1667, p. 185. * V, répjgramme Si moveas calamum. ( 335 ) nous y arrêtions, si même elles ne se rattachent pas exclusi- vement à l'ouvrage de Philippi. En 1664, Plempius fit une nouvelle édition de ses Funda- menta medicinœ, précédée d'une longue et intéressante préface où il dit entre autres choses : « anno 1662, die XMaii, Emi- nentissimus Princeps. F. Sacrae Romande Ecclesiœ cardinalis A., prim» auctoritatis, dédit Romae litteris ad eximium Domi- jium ac magistrum nostrum C. L., Theologiœ Doctorem Lova- niensem ; quibus obiter ha?c inscrit : miror illic (Lovanii) grassari errores PhUosophiœ cartesianœ: prodeunt enim ex crassa ignorantia; et postea indicat illos ducere ad atheismum. » Nous avons recherché dans les noms des cardinaux du temps celui qui correspondait aux initiales F. A. : il n'y en a qu'un : . François Albizzi. Ce cardinal connaissait la Belgique ; il avait demeuré quinze mois à Cologne, en qualité d'assesseur du cardinal Ginetti, pendant sa légation d'Allemagne. Quand VAugustinus parut à Louvain, et qu'il s'agit de réprimer le jansénisme, il fut un de ceux qui travaillèrent le plus énergiquement à la condamna- tion de l'in-folio de Jansenius : Moreri i dit même que le pape le chargea de rédiger la Bulle. Dans un ouvrage posthume de ce cardinal -, on trouve une autobiographie où il retrace avec beaucoup de force tout ce qu'il a fait contre le jansénisme. L'auteur anonyme de la Purpura doda 3 dit que d'assesseur du Saint-Office il fut créé cardinal en 1644 : ses avis, poursuit-il, étaient reçus comme des oracles; on l'appelait la règle vivante des Congrégations. Ces détails cadrent bien avec le «cardinalis primœ auctoritatis » de Plempius ^. ' In voce Albizzi. ^ De Inconslanda inJudiciis, Roma?, 1698, in-f'\ au commencement. ^ Lib. 6, p. 428. * Corraro, dans sa Relation de la cour de Rome en 1661, imprimée à Leyde, en 1665, trace d'Albizzi (ou, comme il écrit, d'Albici) un portrait peu flatteur p. 90. Voici les premières lignes : « Albici de Cesanata est un homme, » qui voiant qu'il ne peut devenir plus grand qu'il est par le moien d'une )' fmineme vertu, veut esprouver s'il y pourra réussir par des extravagances.» Le reste est à l'avenant. ( 336 ) Quant au doctoj' lovaniensis, il n'en est pas d'autre que Chrétien Lupus dont le nom réponde aux initiales données par Plempius. Nous savons déjà que Chrétien de Wulf avait été professeur à Cologne et qu'il s'était opposé au cartésianisme en 1653. A l'époque où nous sommes, il venait d'arriver de Rome après y avoir séjourné cinq ans ^, et le seul fait d'avoir communiqué en 1664 la lettre que lui avait écrite Albizzi montre bien que ses appréciations restaient toujours défavo- rables à Descartes. Dans cette lettre, le cardinal s'étonne que les erreurs de la philosophie cartésienne se répandent à Louvain. A notre avis, cette manière de parler insinue qu'Albizzi ne blâmait pas toute la philosophie de Descartes, mais certaines de ses parties qu'il jugeait être des erreurs grossières menant à l'athéisme. Quelles sont ces erreurs? On peut le deviner aisément : c'est le critérium des idées claires 2, c'est l'automa- tisme 3, c'est le mécanisme de la vie, c'est le mépris qu'avait Descartes pour la recherche des causes finales ^ et pour les preuves ordinaires de l'existence de Dieu, c'est enfin son fameux doute méthodique. * MiCHAUD, Biographie universelle , 2"'* édition, in voce « Lupus. » ^ Ou a eulendu Plempius dire qu'il conduit à l'alhéisme. ^ Voyez Froidmont, dans ses critiques de 1638 et de 1635. * V. Leibnitz, édition Erdmanu, pp. 139 et suivantes : « les principes que » Descartes a posés renferment des conséquences étranges auxquelles on ne » prend pas assez garde. . . Aussi peut-on dire que Spinoza n'a fait que cul- « tiver certaines semences de la Philosophie de M. Descartes, de sorte que » je crois qu'il importe etfectivemenl pour la religion et pour la piété que )) ceUe philosophie soit châtiée i)ar le retranchement des erreurs qui sout » mêlées avec la vérité. « ( 337 CHAPITRE XVII. ORDONNANCE DE LA FACULTÉ DES ARTS DE LOLVAIN AU SUJET DU CARTÉSIANISME (1662). Sommaire. 4. Importance de ce chapitre et du suivant. — 2. L'internonce Jérôme de Vecchi : il écrit à la Faculté des Arts ])our lui demander des mesures contre la propagation des erreurs cartésiennes ( l"- juillet). — 3. Réponse de la Faculté (5 juillet). — 4. Lettre explicative de l'internonce (7 juillet). — 5. Ordonnance de la Faculté des Arts et sa notification à l'internonce ( 29 août). On confond souvent l'objet de ce chapitre avec celui du chapitre suivant; mais ils sont en réalité très distincts : dans l'un, nous voyons l'internonce se mettre directement en rap- port avec la Faculté des Arts pour obtenir une mesure générale contre la propagation des doctrines cartésiennes; dans l'autre, ce même personnage s'adresse à la première autorité de l'Uni- versité à propos d'un fait particulier, concernant, non pas la Faculté des Arts, mais un membre de la Faculté de Médecine. Cette double intervention est l'origine de deux séries parallèles d'événements, dont l'une se termine par une ordonnance de la Faculté des Arts et l'autre par une censure émanée de la Faculté de Théologie. L'importance du présent chapitre et du suivant est manifeste. Jusqu'ici, nous n'avons assisté qu'à des luttes individuelles; maintenant, ce sont les autorités qui interviennent : la Faculté des Arts, la Faculté de Théologie, le recteur magnifique, l'internonce et le Saint-Siège. De plus, l'Université de Louvain donnant le branle à tout le pays, la direction qu'on y impri- mait aux idées philosophiques allait orienter tous les esprits, l'élément laïque aussi bien que le clergé séculier et le clergé Tome XXXIX. 22 ( 338 ) régulier. Les universités françaises n'ont pas pu se soustraire à l'influence de ces événements. Bouillier aftirme à deux reprises « que la condamnation des principes cartésiens par » l'Université de Louvain a préparé celle de la congrégation » de l'Index », qui l'a suivie de près ^. « La congrégation de » l'Index, dit-il ailleurs, avertie par l'exemple de la Faculté de )) Louvain, s'aperçut à son tour du prétendu poison que con- » tiennent les ouvrages de Descartes et les condamna avec )) l'adoucissement chimérique du donec corrigatur 2. » Pour ce qui concerne le présent chapitre, nous ajouterons que les documents qui y sont analysés et dont nous donnons le texte en appendice sont tous inédits, quoique Cousin dise connu le dernier d'entre eux î^. En dénombrant tantôt les autorités qui intervinrent dans cette aff'aire, nous n'avons pas nommé les évêques de Belgique. C'est qu'en eff'et jamais ils n'apparaissent dans les démêlés entre cartésiens et anticartésiens. Ni André Creusen, qui était alors archevêque de Malines, ni les autres membres de l'épis- copat belge ne dirent rien qui s'y rattachât, même de loin, dans la réunion qu'ils tinrent à Bruxelles le 4 janvier 1661 ^. On était trop occupé du jansénisme pour s'intéresser au cartésia- nisme; d'ailleurs, les évêques se reposaient sur l'Université de Louvain s. On a aussi voulu faire intervenir les Jésuites dans ce débat; mais rien n'en apparaît. Sans doute, Ciermans, Aynscom, Der-Kennis et surtout Compton s'en étaient pris ^ Volume I, p. 277. * Ibidem, p. 467. 5 Œuvres, l. II, Bruxelles, 1841, p. 182. « Toute celte affaire finit par le « décret connu de l'Universilé de Louvain contre la philosophie de Descartes. » Cousin en cite les premiers mots; mais le fait est que jamais ce décret n'a été imprimé. * Van de Velde et de Ram, Synodicum belgicum, pars prima, Malines, 1828, p. 559. A la réunion précédente (1645) et à celle qui suivit (1663) il ne fut pas non plus question des sentiments de Descartes. * Paquot, dans la partie manuscrite de ses Mémoires, dit que Gérard Van Gutschoven était très cher à Maximilien-Henri de Bavière {renseignement de M. le chanoine Reusens). Ce prince-évêque s'occupait, dit-on, d'alchimie. ( 339 ) auparavaut à Descartes; mais ils n'avaient pas été les seuls; les Carmes, dans la personne de Bona-Spes, les Augustins, représentés par De Wulf, Du Rieux (Rivius) et de Coninck, les professeurs de Louvain Plempius, Froidmont, Vanden Nouwelandt, avaient fait de même. Nous croyons plutôt que l'internonce n'a agi que sur l'ordre direct de Rome : qu'on se rappelle la lettre d'Albizzi. S'il faut hasarder une conjecture, la véhémence de Plempius et la joie qu'il ne dissimule pas après les censures doivent attirer les soupçons sur lui plutôt que sur les Jésuites, dont on a constaté plus haut la modé- ration. Jérôme de Vecchi ^ était internonce 2 depuis la mort de son prédécesseur André Mangelli, décédé à Bruxelles le 31 octo- bre 16oo. On a peu de détails sur sa vie : il était abbé du Mont-Royal (abbas Montis-Regalis). Après avoir rempli dix ans ses fonctions en Belgique, il fut rappelé en 1664 3 et devint le secrétaire particulier du pape Alexandre Vil K En 1662, le P. Bona-Spes lui dédia sa Théologie, en dix gros volumes in-folio (où, pour le dire en passant, on ne trouve qu'une seule allusion à Descartes, dans le préambule du tome qua- trième S). Cette dédicace mentionne comme parent de notre * On orthographie ce nom de plusieurs façons différentes : Cousin, Bouiliier, M. Van Meeneii écrivent Vecchio; Prouhel, de Vecchy] Bonnetty et Ubaghs, Vecchius; généralement les contemporains qui latinisent ce nom écrivent de Vecchiis. Nous suivons Tusage italien. 2 II n'y avait pas de nonciature proprement dite à Bruxelles; les nonces ne sont accrédités que près des cours souveraines. Du reste, de Vecchi se signe toujours Pronuntius apostolicus. * V. pour la preuve de cette date Van de Velde et de Ram, Synodicum belgicum, pars prima, Malines, 1828, p. 559. * Bévue de V Instruction publique en France^ etc., année 1859-1860, p. 750, col. a. * « Uli in philosophia, omissis carlesianis nugis et frivolis quyeslionibu5, »> quae curiositali magis faciunt quam doclrinae, difficultalis stalim noduni » oslendi et solvereconatus sum, ita et hic facio. » ( 340 ) internonce un Jésuite du nom d'Horace de Vecchi, martyrisé au Chili '. Ce prélat, qui n'a pas été ami des cartésiens, ne l'a pas été non plus des jansénistes. Dès les premiers temps de sa nonciature, au commencement de 1657, il avait enjoint par lettre aux chanoines de la cathédrale d'Ypres d'avoir à enlever l'épitaphe gravée sur la tombe de Jansenius, a ut dispereat memoria ejus, » dit-il. Toutefois il n'obtint pas ce qu'il deman- dait '^. Plempius a tracé de ce prélat un portrait, trop flatté peut-être, mais qui en substance doit être ressemblant 3. ce L'internonce Jérôme de Vecchi est un vaillant défenseur de la majesté romaine; ardent à poursuivre les opinions et les sentences erronées, il défend avec force la cause de l'ortho- doxie. Homme habile à connaître le fond du cœur humain, il se montre admirable dans la façon dont il arrange les diffé- rends et apaise les troubles. Par son urbanité et sa douceur, il plaît aux gens de tous rangs. Les qualités supérieures de son esprit et de son extérieur même commandent le respect et la vénération. Quoique à la fleur de l'âge, l'austérité de ses mœurs et l'ascendant qu'il exerce sur ceux qui l'approchent le rendent semblable à un homme qui a blanchi au milieu des travaux les plus ditiiciles et à un de ceux qui composent le vénérable sénat du pontife romain 4. Pour tout dire briève- ment, on ne pouvait nous envoyer de Rome un légat qui répondît mieux à nos vœux, qui agréât davantage et qui fût pius éminent. Aussi espérons-nous qu'après s'être acquitté de sa charge dans ce pays, il sera élevé par N. S. P. le Pape à j'éminentissime dignité qu'il mérite et qu'il sera le perpétuel patron et protecteur de notre Université. » Quand Plempius imprimait ces brillants éloges, l'internonce était encore en ^ Alegaml'e, Biblioth. script., î. V]I, Aii!v., 1G45, p. 567, place ce martyre ;iu 14 décembre 161:2. - Piographie nationale^ in voce Halmale (Henri van). 3 Fundamenla Medicinœ, édition de 1664, prtface, in fine. * Plempius fait ici un jeu de mois : a morum gravilate el auclorilate in » Horenli yelale Vecchiiim, hoc est in hierarcliico regimine senalorem se » oslrndens. » L'ilalien vecchio corres()ond au senex du laiiii. ( 341 ) Belgique; mais quelques mois après il était rappelé à Rome et devenait le conseiller intime de l'ancien nonce de Cologne et du vieil ami de Plempius. Nous ne savons si plus tard il fut créé cardinal et si le médecin de Louvain vit se réaliser l'espérance qu'il exprimait dans sa préface ^ Quoi qu'il en soit, ce fulsanim opiuionum sententiarumque acerinsectator, comme l'appelait Plempius (qui en cela le valait bien), envoya, le l*"'' juillet 1662, une lettre à la Faculté des Arts, où il lui reprochait de permettre qu'on enseignât la philo- sophie cartésienne, philosophie pernicieuse à la jeunesse catholique '^. C'est ainsi que Plempius en résume le contenu. Le fait qu'elle incrimine est constant : les deux Van Gutscho- ven appartenaient à la Faculté des Arts ; la Logique de Philippi n'avait pas été publiée pour les étudiants en médecine, et nous avons appris par Baillet que les professeurs des Pédagogies étaient dès 1650 en majorité cartésiens ; il paraît même que déjà Gilles de Gabriel 3 enseignait à cette époque. De Vecchi ne se bornait pas à blâmer renseignement du cartésianisme; il demandait qu'une ordonnance émanée de l'autorité de la Faculté écartât des promotions ceux qui seraient trouvés sec- tateurs de sa doctrine 'k 11 est curieux que cette lettre de l'internonce n'ait pas été transcrite, comme toutes les autres pièces de la correspondance, dans le registre de la Faculté des Arts ; on s'est contenté de laisser en blanc une page avec ces mots en tête : « lettre de l'internonce. » On en connaîtra la ' Moioni, dans sou grand Dizionario, no dit rien d«^ ce prélat. '^ Plempius, Fundamenla Medicinœ, édition de 166i, préface. « Eodem » anno, die 1 Julii, 11!"'"» Pronuncius aposlolicus llieronymus Vecchius nnisit » Bruxelia ad Venerandam Fac ilialem Ariium lilleras,quibus eani perstringil, » quod permitlat doceri [)hilosophiam carlesianam, juvenluli catholicae » periiic;o>am. » " Grand cartésien et grand janséniste. V. Biographie nationale, in vjce et le chapitre XXII'"'' de cet ouvrage. * Le prélat rappelle ce passage de sa lettre dans celle qu'il écrivit une semaine plu^ lard : « confidimus vos, uli scripsimus, decreto aliquo et facul- » lalis ve>lrie auctorltato, etc. >' ( 342 ) substance par les allusions qu'on y fait dans les documents suivants. § 3. La dépêche en question de la nonciature est datée du {«'juillet; le surlendemain, 3 juillet, eut lieu une réunion de la Faculté des Arts. En tête de l'ordre du jour figure la lettre : '( An placeat audiri litteras Illustrissimi Dni Internuncii » directas ad Facultatem Artium, contra doctrinas Cartesii, et » quid iis respondendum i? » Il fut résolu que la députation de la Faculté s'adjoindrait quelques membres, pris surtout parmi les professeurs, et qu'ils rédigeraient de commun accord la réponse à l'internonce. Le lendemain, 4 juillet, réunion de la députation. La lettre tigure encore en premier lieu à l'ordre du jour : « Quid placeat iieri quoad litteras Internuncii? » Les députés chargèrent le Dictator ou secrétaire de la Faculté de libeller une réponse et proposèrent que quelques membres de la Faculté allassent en personne à Bruxelles la porter à de Vecchi et lui demander un entretien particulier sur l'affaire. Le o juillet, nouvelle réunion de la députation; lecture y est donnée du projet de réponse, qui est renvoyé à la Faculté. Celle-ci s'assemble à l'instant, et elle accepte la rédaction et l'envoi en ambassade de deux professeurs, Randaxhe et Vincent. Un manuscrit de la Bibliothèque de l'Université de Liège 2 nous apprend que Vincent (Lambert), originaire de Gravegnies dans le Brabant hollandais, était en 1(364 professeur primaire de philosophie au collège du Faucon. Jean-Ulric Randaxhe, de ' Nous extrayons tous ces détails el les suivants du resislre des Acta venerandae facullatis artium stwlii generalis oppidi Lovaniensis ab aniio 1661, conservé aux Archives du Royaume, à Bruxelles. * V. le catalogue des manuscrits de la Bibliothèque de TUniv. de Liège n" 689. I>a transcription du titre conlienl trois légères inexactitudes : A7ino- tala logices quae sub auspiciis D. D. Lamberti Vinant (il faut lire Vincent) S. J. (il faut lire S T. L., Licencié en théologie,) necnoti D. D. lioberfi a Novilia J.eodii S. P. L. (lisez S. T, L.) philosophiae ibidem prof., Lovanii scripsit Joonnes Petru.s Schell Leodius, anno U'6i. — V. aussi Reusens, Analectes, 1. XVIII, p. 255. (343) Liège, sixième à la promotion de 1646, était professeur de phi- losophie à la pédagogie du Château où il avait d'abord été élève 1. C'était lui qui en sa qualité de didator avait la charge de rédiger les lettres et autres documents de la Faculté des Arts: Étant encore simple étudiant en théologie, il avait édité un ouvrage contre les adversaires des privilèges de l'Université 2. Il enseigna la rhétorique avant la philosophie et mourut en 1681. Voici la traduction de la lettre de la Faculté 3 : Très illustre et très révérend Seigneur, C'a été pour nous un grand sujet de tristesse d'apprendre qu'on taisait passer nos leçons pour nuisibles à la jeunesse chrétienne. Comme nos prédécesseurs, nous mettons tous nos soins à ce que notre philosophie respecte toujours les enseigne- ments de la théologie et la considère du même œil qu'une servante fait sa maîtresse. Depuis quatre ans révolus, les efforts de tous nos professeurs ont été employés à retrancher des programmes tous les points qui n'étaient d'aucune utilité pour la théologie, comme on arrache les ronces et les épines. Répondant au vœu déjà ancien d'un grand nombre de personnes très dignes de considération, nous avons remplacé ces ronces et ces épines par une élude approfondie des Traités de l'âme. Notre but en cela a été de faire mieux connaître à la jeunesse sa noblesse native et de la familiariser davantage avec les principes du christianisme. Si tels sont nos efforts et tel notre but, ne serait-ce pas aller diamétralement à rencontre de ce que nous voulons, que d'enseigner à nos jeunes gens, ne fût-ce même que par manière d'exer- cice des opinions de Descartes, ou de n'importe qui, mais dangereuses et suspectes ? Notre désir, nous le répétons, c'est de montrer à notre jeunesse combien nous révérons tous les articles de notre foi ; nous respectons l'enseignement des saints Pères, nous détestons de pouvoir être soupçonnés de déplaire au saint-siège, à qui nous sommes tout dévoués. Nous avons jugé bon de députer vers votre Excellence deux membres de notre corps En vous remettant cette lettre, ils vous expliqueront tout ce que nous venons d'écrire et répondront aux informations fâcheuses qui vous ont été données *. Que votre Excellence veuille bien les entendre patiemment et nous conserver son affection ainsi que celle du siège apostolique. Cette lettre dénote un certain embarras : l'internonce se plaignait qu'on enseignât le cartésianisme. Si le fait était faux, * M. Victor Vander Haeghen, daus sou récent ouvrage sur Geuliucx, uous apprend (p. 6, en note) que Vincent et Randaxhe avaieut, en i657, été nommés examinateurs des lécipiendaires de licence, en même temps que le célèbre Anversois. * Ueusens, Analectes, t. XVllI, p. 194. ' V. le texte latin aux pièces justificatives, n» I. * Comme on le voit, par ce passage et par le commencement de la lelire il y avait eu une dénonciation ; mais de qui venait-elle? ( 344 ) il suftisait de le nier purement et simplement. Ce n'est pas ainsi que procède la Faculté; elle ne le nie qu'à la suite d'un raisonnement, et, par conséquent, ne donne à sa négation d'autre valeur que celle de l'argument sur lequel elle l'appuie. Nous voulons que notre philosophie soit chrétienne, dit-elle en substance : il y aurait de l'inconséquence à y mélanger des opinions contraires à la théologie. Le changement dans le programme du cours de philosophie, opéré depuis quatre ans, est un fait important et dont l'origine est probablement due à la révolution cartésienne. La Faculté avoue que depuis ce laps de temps elle a retranché de la phi- losophie tout ce qui ne servait pas à la théologie; ces chan- gements n'ont pu être faits que sur la logique et la métaphysique d'Aristote, car on a remplacé ce qu'on a ôté par une psychologie plus étendue; or nul plus que Descartes n'avait exalté l'impor- tance de la connaissance du moi. Enfin, on ne trouve pas un mot dans la lettre concernant l'ordonnance que demandait rinternonce; il eût été facile de la porter si vraiment aucun membre de la Faculté n'était imbu de cartésianisme. .^ 4. Randaxhe et Vincent s'acquittèrent de leur mission à la satisfaction de rinternonce: «satisfeceruntlllustrissimo Domino ejusque animum explerunt, » dit Plempius ^. Ils quittèrent Bruxelles le 7 juillet et le 10 eut lieu une réunion générale de la Faculté, où l'on donna lecture d'une seconde lettre de l'in- ternonce rapportée par les deux envoyés "^ : Très doctes Professeurs, Quand nous avons écrit notre lettre à la Faculté de Philosophie, à propos des opinions dangereuses de Descartes, nous navons pas eu l'intention de censurer votre Faculté des Arts, ou quelqu'un de ses membres, comme suspect d'enseigner une doctrine mauvaise. Mais nous avons appris qu'à Louvain quelques-uns font de la propagande avec plus de zèle qu'il ne convient en faveur des sentiments de ' Fundamenta Melicinœ, 1664, préface. * Pièces juslificalives, n" H. 345 Descartes. Quoique ne faisant pas partie de votre Faculté, ils pourraient cependant causer du tort à la jeunesse chrétienne et à son éducation catholique. Voilà pourquoi nous avons écrit, à vous à qui plus spécialement incombe le soin d'orner Tesprit des jeunes gens d'une philosophie saine et exemple d'erreurs. Veillez à ce que l'on ne sème pas de la zizanie dans votre moisson ! Tâchez de guérir les autres de leur contagieuse infirmité, et de leur faire part de la bonne philosophie que vous cultivez. Notre intention a donc été de nous servir de votre Faculté comme d'un sage médecin. Nous avons pleine confiance que vous veillerez à ce que la contagion n'atteigne pas votre troupeau, et que, ainsi que nous vous 1 avons écrit la première fois, par une ordonnance et lautorité de votre Corps, vous ferez en sorte que ceux-là soient écartés des promotions qui contre léiudition solide et catholique de vos professeurs; seraient trouvés partisans des opinions mauvaises du susdit Descartes. Nous vous souhaitons du fond de l'âme toutes sortes de bonheurs. Il nous paraît que dans cette seconde lettre, l'internonce adoucit et même rétracte quelque peu ce qu'il avait dit dans la première. Dans celle-ci, il se plaignait de l'enseignement philosophique donné à la jeunesse de Louvain, et l'on ne pouvait pas comprendre cette plainte autrement que comme un reproche adressé à la Faculté des Arts, surtout que le fait reproché était notoire. Aussi le reçut-elle avec tristesse et amertume, triste fuit et durum. Dans la seconde lettre, l'inter- nonce déclare qu'il n'a pas eu en vue d'incriminer un de ses membres, et encore moins tout le Corps. Dans la première (d'après le résumé de Plemp), il déplore que la Faculté laisse enseigner la philosophie de Descartes, pernicieuse à la jeunesse catholique. Dans la seconde, ce qu'il blâme, c'est un zèle plus grand qu'il ne convient pour cette philosophie. Que s'était-il donc passé? Les députés auront sans doute fait considérera de Vecchi que les deux principaux cartésiens appartenaient à la Faculté de Médecine ^. Que dans la Faculté des Arts propre- ment dite, on enseignait sans doute des opinions cartésiennes, surtout en physique, mais qu'on avait soin de rejeter toutes celles qui paraissaient ne pas s'accorder avec la foi catholique ; qu'il y avait trois ans, un professeur cartésien (Geulincx) avait été forcé de quitter Louvain. Et puis, la lettre du Didator con- tenait une profession si formelle d'orthodoxie, qu'en la lisant ' En réalité, Gérard Van Guischovcn appartenait aux deux Facultés. ( 346 ) l'internonce dut se sentir porté à l'indulgence. Cette modération n'alla point jusqu'à faire tomber la demande qu'il avait for- mulée et qu'on avait laissée dans l'ombre en lui répondant : il la rappelle en terminant {uti scripsiniiis), et il ne doute pas qu'on n'y fasse droit. Il voudrait même que les membres de la Faculté entreprissent de convertir ces quelques cartésiens trop zélés et se fissent les médecins de leur infirmité intellectuelle, qu'il appelle fort énergiquement scabies pruriens. Toutes ces métaphores, prises dans la langue médicale, empruntent aux circonstances une signification spéciale : c'étaient les médecins Van Gutschoven et Philippi que l'internonce admonestait. § S. Après lecture de cette lettre, la Faculté décida qu'on la communiquerait aux régents, c'est-à-dire aux présidents des Pédagogies, et aux plus anciens professeurs, et qu'ils aviseraient à ce qu'il y avait à faire. Un mois cependant s'était écoulé sans que l'on prît aucune mesure, quand, le 14 août, on annonça ofticiellement à la Députation de la Faculté des Arts, que l'in- ternonce était arrivé la veille à Louvain, et que le jour même l'Université comme telle était allée lui présenter ses hommages. Le lendemain devait avoir lieu un acte public dans le grand auditoire de Philosophie : c'était un étudiant de la Pédagogie du Porc qui devait le soutenir, et les professeurs du collège avaient invité l'internonce à y assister, sans doute pour mieux le convaincre de la parfaite orthodoxie de leur enseignement philosophique. De Vecchi avait promis de s'y rendre. Deux questions étaient à l'ordre du jour : Fallait-il que la Faculté des Arts allât le saluer en son propre nom? Que devait-on lui répondre dans le cas où il interrogerait quelqu'un de la Faculté au sujet de l'ordonnance réclamée dans ses dernières lettres? Le premier point fut résolu négativement, attendu qu'en recevant les hommages de TUniversité, l'internonce avait reçu ceux de toutes les Facultés. Si, cependant, il venait au grand auditoire de Philosophie, selon la promesse faite aux profes- ( 347 ) seurs du collège du Porc, dans ce cas, le secrétaire le haran- guerait sous le Portique (in Vico), de suite après l'acte public, et le remercierait de l'honneur qu'il faisait à la Faculté en assistant à cette solennité académique. Quant à l'ordonnance, il en fallait rédiger une où il fût enjoint à tout professeur de réfuter les propositions dangereuses ou malsonnantes toutes les fois que la matière y donnerait occasion. Cette dernière décision fut ratifiée le 16 août, dans la réunion de la Faculté. Cependant les médecins cartésiens préparaient pour le 29 du même mois une manifestation de sympathie pour la philosophie de Descartes i. L'internonce, averti tardi- vement, écrivit le 27 au recteur magnifique une lettre de pro- testation, qui fit voir à la Faculté des Arts que le moment était venu de s'exécuter. Le lendemain 28, la Députation se réunit : on convoqua les professeurs et tous ensemble rédigèrent, séance tenante, leur projet d'ordonnance. Il en fut donné lec- ture à la Faculté. En voici la traduction : La Vénérable Faculté des Arts de l'Universilé de Loiivain, profondément con- vaincue qu'il importe au bien public que la philosophie enseignée à la jeunesse chrétienne soit conforme en la manière voulue à la théologie et ne lui soit en rien contraire, voit avec douleur publier de divers côtés certains ouvrages; leurs auteurs exaltent l'amour de la raison individuelle et les lumières de la nature corrompue tellement qu'elles sont par eux préférées aux splendeurs de la foi catholique et qu'elles leur font forger des dogmes nouveaux, contraires à la philosophie chré- tienne. C'est pourquoi la susdite Faculté des Arts, dans sa sollicitude pour l'intégrité de la foi catholique et l'instruction irréprochable de ses élèves, a jugé bon de conseiller sérieusement et de commander, comme elle conseille et commande par les présentes, à tous ses membres en général et à chacun en particulier, et surtout aux professeurs de philosophie, de veiller à ce que la jeunesse inconsidérée, en lisant ou en enten- dant ces dogmes nouveaux, ne s'en imprègne l'esprit; qu'à l'occasion, fréquemment avec soin, et où cela leur paraîtra juste, ils mettent les jeunes gens sur leurs gardes; que par des arguments solides ils les éloignent de ces erreurs. — En outre, comme les écrits de René Descartes sont maintenant dans les mains d'un grand nombre, que les jeunes gens sachent que si cet auteur semble être tombé juste en beaucoup de points qui concernent les phénomènes naturels relevant de l'expérience, on y trouve cependant quelques sentiments qui ne sont pas suffisamment conformes à la saine et ancienne doctrine de ladite Faculté des Arts. C'est pourquoi nous ordonnons à tous nos professeurs de philosophie en général et à chacun en particulier, d'instruire ' Voir le chapitre suivant. ( 348 ) la jeunesse plus spécialement ei plus à fond sur ces points, et qu'à l'occasion, aux temps et lieux qu'ils jugeront opportuns, ils inculquent à leurs disciples que nul ne sera admis par la Faculté de Louvain à la promotion ès-arts sans le serment préala- ble, par lequel ils jurent d'embrasser en toute controverse philosophique le senti- ment qui est d'accord avec la foi catholique. En foi desquelles choses nous avons \oulu que la présente ordonnance fût munie de notre sceau et de la signature de notre secrétaire. Louvain, le 29 août 1662'. Cette ordonnance comprend deux parties : la première con- cerne certains livres contenant des sentiments contraires à la foi catholique ; la seconde se rapporte aux ouvrages de Des- cartes. Ces deux parties sont plutôt deux décrets distincts, et c'est en cela que cette ordonnance, sans en avoir l'air, élude les prescriptions de l'internonce. En effet, la Faculté parle d'abord d'ouvrages conçus dans un esprit rationaliste et antichrétien; ceux-ci, elle les voit paraître avec douleur, elle constate qu'on y trouve des sentiments opposés au christianisme, elle recom- mande au professeur de les réfuter solidement 2. Quand elle en vient aux ouvrages de Descartes, elle remarque qu'ils sont en beaucoup de mains 3, mais n'en exprime aucune douleur. On y trouve beaucoup de sentiments concernant la physique qui semblent très fondés, et quelques-uns qui ne sont pas assez en rapport, elle ne dit pas avec la foi chrétienne, mais avec l'enseignement véritable et traditionnel de la Faculté, ce qui est tout autre chose; elle recommande aux professeurs non pas de les réfuter, mais d'instruire plus spécialement la jeu- nesse sur les points en litige; enfin, elle fait annoncer non pas que les jeunes gens notoirement cartésiens seront écartés ^ Voyez pièces jtisijiicatives n" III. '2 Une quinzaine de jours avant Tordonnaiice, Geulincx avail publié à Leyde sa Logique {Arnoldi Geulincx Antverpicnsis Logica fundamenlis suis a quitus hactenus coUapsa fuerat restituta). M y exnlte effectivement la raison etrévidence.(V. Vander HAEGHEN,GeM///îra7, Gand, 1886, in-4<», pp. 111, 201). — Déjà dans la première édition des Quœstion'S quodlibelicœ^ parue à Anvers en 1633, apparaît l'amour exagéré pour la raison (V. ce que nous avons dit p. 227). 5 C'est ce qu'avait remarque Plenipiusdès 1653. ( 349 ) de la promotion, comme le demandait textuellement Tinter- nonce, mais qu'on n'y admettra pas ceux qui voudraient sou- tenir des opinions philosophiques en contradiction avec la foi. Nous le demandons, peut-on, avec Victor Cousin, voir dans ce décret une condamnation du cartésianisme? Et si l'on songe que la Physique de Descartes avait pour conséquences natu- relles les points capitaux de sa Physiologie et de sa Psycho- logie; que la Faculté avait, de son propre aveu, écourté la Logique et la Métaphysique, on pourrait voir dans les agisse- ments de ses membres une quasi-consécration de la réforme cartésienne. § VI. Comme on le pense bien, l'ordonnance plut à l'assemblée. On convint qu'elle serait publiée dans les classes par les professeurs, et qu'on en enverrait une copie à l'internonce avec la lettre suivante * : Très illustre et très révérknd Seigneur, Votre Excellence a requis le secours de notre Faculté pour que, comme un sage médecin, elle remédiât au mal que font certains dogmes dangereux de Descartes. Notre sollicitude accoutumée pour la diffusion des saines doctrines ne nous a pas permis de mettre du délai à satisfaire le désir si légitime d'un aussi haut personnage. Voici, très illustre Seigneur, une ordonnance de notre Faculté où nous enjoignons à tous les membres de notre corps en général et à chacun en particulier, spéciale- ment aux professeurs de philosophie, de préveiiir sérieusement et de prémunir par de forts arguments la jeunesse qui dépend de nous contre les fondements de ces dogmes. Nous désirerions beaucoup pouvoir défendre avec la même autorité aux sujets de l'Université qui ne sont pas de notre Faculté -, ce zèle désordonné pour la doctrine de Descartes. Daigne Dieu très bon et très grand longtemps faire briller Votre Grandeur au milieu des défenseurs du Siège romain. La Faculté n'ose pas dire qu'elle empêchera les cartésiens notoires d'être promus; mais elle adapte les recommanda- tions sévères de la première partie de son décret aux idées de Descartes. Il y a là un raffinement qui ressemble à de la mau- vaise foi. On ignore quel accueil l'internonce fit à cette lettre et au document qu'elle accompagnait. * Voir pièces jiislificalives n° IV. ^ Allusion transparente aux professeurs cartésiens de la Faculté de Médecine. ( 350 CHAPITRE XVIII. CONDAMNATION DU CARTÉSIANISME PAR LA FACULTÉ DE THÉOLOGIE DE LOUVAIN (1662). Sommaire. 4. Auteurs qui parlent de cette condamnation. — 2. Lettre de l'internonce où il se plaint du cartésianisme de la Faculté de Médecine. — 3. Censures de la Faculté de Théologie, et remarques à leur propos. — 4. Qui avait émis les pro- positions censurées ? § 1. Presque tous ceux qui se sont occupés de l'histoire de la philosophie moderne ont mentionné cette condamnation : Le Roy, dans V Histoire de la philosophie au pays de Liège ^, Van Meenen, dans la Patria belgica 2; Rouillier, dans V Histoire de la Philosophie cartésienne 3 ; Ubaghs, dans son Traité du dynamisme ^', Ronnetty, dans les Annales de philosophie chré- tienne S; Victor Cousin, dans les Fragments philosophiques 6. En 1736, Duplessis d'Argentré rapporte ces censures dans sa grande Collection de jugements sur les erreurs récentes 7. En 1705, Jean Duhamel fait de même dans son Recueil de condam- nations des philosophes modernes 8. ' Bulletin de l'Inslitut archéologique liégeois^ t. IV, pp. 46. et suiv. V. aussi Biographie nationale, in voce. ^ 3« partie, p. i34. 5 Volume I, p. 276. A Louvain, 1852, p. U8. ^ Volume XLIV, p, 94. c OEuvres^ t. II, Bruxelles, 1841, p. 182. V. aussi la préface du même auteur en tête des œuvres du P. André, p. ccxxix. ' CoUectio judiciorum de novis erroribus, etc., Paris, 1736, in-f°, t. 111, p. 303. « Quœdam recentiorum philosophorum ac prœsertim Cartesii proposi- tiones damnalœ ac prohibilœ, Paris, 1705, p. 11. (351 ) De Decker en 167o en dit un mot dans sa Dissertation inti- tulée Cartesius seipsum deslruens ^. Le Journal des savants les mentionne brièvement en 1666 2. Le récollet van Sichen s'en prévaut dans son Cours de philosophie paru la même année 3; Rohault en dit un mot en 1671, dans ses Entretiens de philo- sophie 4-. Le premier à les publier a été Plempius, dans la dernière édition de ses Fundamenta medicinœ en 1664 s. A cette source sont allés puiser tous les auteurs précédents. Plempius lui- même avait eu sous les yeux les Actes manuscrits de la Faculté de Théologie, actuellement conservés aux Archives du royaume à Bruxelles. C'est aussi sur ces Actes que nous nous appuierons dans ce chapitre; car Plempius, en les transcrivant, leur a fait subir certaines modifications qui peut-être ne sont pas déloyales, mais qui ne permettent pas de se faire une idée claire et distincte de l'état réel des choses 6. Le 29 août 1662, des thèses devaient être défendues par un étudiant qui aspirait à la licence en médecine. Il fallait pour cela avoir suivi pendant trois ans les cours de la Faculté, traiter publiquement et ex tempore un point important de la matière, et être examiné par des docteurs en médecine sur toutes les parties de l'art salutaire. Si cet examen réussissait, les récipien- daires étaient admis à une nouvelle discussion publique, qu'on appelait la Répétition. Celle-ci terminée, on les conduisait en grande pompe à l'église Saint-Pierre; et là, ils recevaient du chancelier, avec les rites usités dans l'Université, l'honneur de la licence "î. Il s'agissait d'une discussion de ce genre, et l'on ' Louvain, 1675, p. 137. ' Dans son numéro du 4 janvier. 3 Integer cursus philosophicus, t. II, Anvers 1666, in-f«, p. 169. * Paris, 1674, deuxième édition, p. 77. s Préface. ** Ubaghs, qui a compulsé les Actes de la Faculté, a trouvé l'exposé de Plempius entièrement conforme à ces actes pour le fond. Soit; mais la manière de présenter les choses a aussi son importance. ' Vernul^us, Academia lovaniensis, Louvain, 1667, p. S6. ( 352 ) avait imprimé ^ un recueil de thèses de médecine que le jeune bachelier s'offrait à défendre contre les objections des assistants. Les citations des endroits d'où sont extraites les propositions censurées nous montrent que ce recueil contenait au moins dix-neuf chefs de discussions {disputationes) . Chaque disputatio était suivie d'un certain nombre de thèses, dites impertinentia, où l'esprit et la verve du professeur qui les avait rédigées se donnaient carrière; nous voyons par les censures que la seconde en avait au moins sept de ce genre. Il faut môme croire que ce recueil n'était pas un simple placard, mais formait une brochure, car à la fm des censures on se plaint de ce que les énoncés des thèses sont remplis d'un grand nombre de phrases indécentes et lubriques. C'était là leur moindre défaut : car de celui-là l'internonce ne dit mot; mais il se plaint avec insistance de ce qu'elles contiennent des erreurs empruntées à la Philosophie de Descartes : « Defen- » dendœ erant pro gradu licentise in medicina thèses in Schola ï) medica, cartesianam ha3resim continentes : quibus non » mediocriter commotus est Illustrissimus Pronuntius. » On avait sans doute tenu secret le caractère antipéripatéticien de ces thèses, car ce n'est que deux jours avant la soutenance que de Vecchi connut ce qui se préparait. Sans perdre de temps, il écrivit au recteur magnifique. Celui qui, à cette époque, était revêtu de cette dignité était prêtre, docteur et professeur en théologie et s'appelait André Laurent '2. Valère André nous apprend qu'il était natif de Goegnies-Chaussée, dans le Hai- naut. Après avoir été en 1627 le sixième de la promotion des Arts, il avait enseigné plusieurs années la philosophie à la * La preuve que ces thèses élaienl imprimées se trouve dans un passage delà lettre de Pinternonce. « En lamen prodeunl thèses, earumque exemplar pênes me est », et dans la teneur de la censure où il est dit qu'elles ont éié exposées publiquement, en présence d'une foule énorme d'auditeurs de toute espèce, et distribuées sans discernement à tous ceux qui venaient assister à la discussion. 11 serait très désirable que cet imprimé se retrouvât. 2 Vermil-'Eus, Academia lovaniens'S, 1067, p. IG. V. KEDSE^s, Analectes, 17*' vol., p. 181. Laurent mourut en 1679. ( 353 ) Pédagogie du château, et était ensuite devenu chanoine de Saint-Pierre et professeur royal de catéchisme. Le doctorat lui avait été conféré en 1644 l. Ces quelques dates suffisent pour faire voir qu'il appartient à la vieille école. Sans doute, l'internonce crut qu'il obtiendrait plus facilement de lui que du doyen de la Faculté de Médecine une mesure hostile à l'enseignement d'un des membres de ce corps. Voici la traduc- tion de la lettre que le zélé prélat lui écrivit - : Magnifique Seignp:i!K, J'ai récemment exhorlé la Vénérable Faculié des Arts à faire ses eftbrts pour repousser les dogmes épicuriens de la Philosophie cartésienne et défendre l'antique doctrine aristotélicienne. Et eux, à la vérité, ont re(;u de très bon cœur notre exhor- tation et promis d'agir de la sorte. J'avais cru que cet avertissement suffirait pour tous en général, et surtout pour les médecins. Voici cependant qu'on publie des Thèses accompagnées d'imperiinentia à soutenir dans l'auditoire de Médecine, le matin du 29 août ;et j'en ai par devers moi un exemplaire"'. D'après ces thèses, il n'y aurait dans les corps que uiouveinent, repos, situation, figure et grandeur, ce qui parait renverser le mystère de l'eucharistie. On y lit que les arguments qui donnent une âme aux animaux ne sont pus probables ; qu'il est douteux que les animaux vivent; qu'il n'y a rien de nouveau sons le soleil, sauf l'àtne raisonnable, c'est-à- dire (je crois du moins que telle est la pensée de l'auteur), qu'aucune autre sorte d'âmes, qu'aucune qualité ne se produisent, parce qu'il n'y a ni âmes, ni qualités. J'omets les louanges données à Descaries. 11 est nécessaii-e de remédier au mal qui se propage. Aussi je recommande instamment à Votre Seigneurie de s'adjoindre un conseil de théologiens et d'autres hommes prudents, pour y discuter les susdites thèses; si l'on y trouve des propositions infectées des erreurs de Descartes, ou bien qu'on proscrive toutes les thèses, ou ordonnez qu'on écarte celles qui contiennent les nouveautés cartésiennes, [ou même prenez des mesures plus douces encore, selon que votre pru- dence vous suggérera, car je remets toute l'affaire à votre jugement. Je n'attends pas de réponse, la proximité du jour des discussions ne permettant pas de délai **]. Vous ferez en cela, vous, Monsieur, et toute l'Université, une chose fort agréable à Sa Sain- teté que j'informerai de votre vigilance et de votre sollicitude. Dans ses deux lettres précédentes, l'internonce ne précisait pas ses griefs contre la philosophie de Descartes; ici, il arti- * Valere Am)Ré, Fasli, Louvain, ]6j0, p. H 5. ^ Pièces juslilicalives, n" VI. ' Pleiiipius a omis celte parenthèse dans son comjile rendu. * Celle partie de la lellre du nonce que nous avons mise entre crochets a été omise |)ar Plempius : elle esl cependant très iin{)OJ'taule. Tome XXXIX. i)3 ( 354 ) cule contre elle celui des six professeurs dans leurs jugements de 1653, savoir sa conformité avec les idées d'Épicure. Expli- quant encore mieux sa pensée, il iniprouve le mécanisme, l'automatisme et la négation des qualités réelles. Pour rejeter le mécanisme, il s'appuie sur le dogme eucharistique, d'après lequel un corps peut miraculeusement n'être pas actuellement étendu, et sur l'enseignement communément reçu de la per- manence des espèces du pain et du vin. Il ne dit pas pourquoi il ne veut pas de l'automatisme et de la négation des qualités réelles; mais il est clair qu'il a en vue les textes de l'Écriture où l'on attribue la sensibilité aux animaux, et l'enseignement traditionnel sur les qualités surnaturelles, telles que la grâce sanctifiante et les vertus infuses. De Vecchi recommande instamment au recteur de réunir tout de suite des théologiens et des hommes prudents (ici, il pensait sans doute à Plempius), et d'examiner les thèses avec eux. 11 montre incontestablement de la modération en lui laissant le choix entre une proscrip- tion totale des thèses, une suppression des seules propositions renfermant les erreurs cartésiennes, ou une autre manière d'agir plus bénigne. Il est vrai qu'il fait intervenir le nom du Pape, mais, du moment que ses ordres étaient aussi vagues, on aurait eu difficile de convaincre le recteur de désobéissance. §3. La lettre de l'internonce est du dimanche 27 août. Subit-elle un retard? ou bien le recteur négligea-t-il de convoquer à temps son conseil? En tout cas, les Actes de l'Université i nous apprennent qu'il en fut donné connaissance au Conseil rec- toral le mardi 29 août à midi, c'est-à-dire à l'heure même où avait lieu la soutenance des thèses incriminées '^ : « die martis, » xxix augusti, hora xii, indicta est deputatio, in qua lectae ' Archives du royaume à Bruxelles, années 166I-16G7. '•^ W Acta Facultatis theologiœ, années 1631-1664 : « facuUas lulit judicium » super quibusdam thesibus et impertinentibus in scholis medicorum > 29 die aug. propugnalis. » ( 355 ) » fuerunt litterae 111™' Internuncii quoad thèses medicas hic )) defendendas ». La lettre lue, le Recteur magnifique mit en délibération son contenu. Il fut résolu que les a thèses et les impertine?itia mentionnés par l'internonce seraient soumis à l'examen de la Faculté de Théologie; qu'on pourrait soutenir les autres si les membres de cette Faculté n'y trou- vaient pas à redire ^ ». Quant à défendre la discussion de toutes les thèses ou d'un certain nombre d'entre elles, il n'en fut pas question; si mal il y avait, le mal était fait 2. On ne parla pas non plus de les examiner toutes à fond, mais seule- ment celles que l'internonce avait explicitement incriminées. Ce manque de zèle peut s'expliquer en partie par la proxi- mité de l'élection du nouveau recteur. Laurent allait en effet achever son semestre et n'avait probablement pas beaucoup de goût pour s'engager dans une affaire épineuse, qui pou- vait le brouiller avec un grand nombre de ses collègues. Le surlendemain, 31 août, le rectorat était conféré à Nicolas Meys, prêtre originaire de Maestricht, licencié dans les deux droits, chanoine de la cathédrale de Liège et archidiacre de Hesbaye3. Ce ne fut qu'après une semaine que la Faculté de Théologie fut convoquée dans la maison de son doyen pour porter son jugement sur les thèses incriminées « et ce à la demande du Recteur magnifique, qui en avait reçu l'ordre par lettres spéciales de l'internonce '* ». La Faculté examina sérieusement * '( His Icctis, ponebal magniticus Dominus in deliheialionibus Dominoium » coDtenlumearumdem litleraium. Conclusum est thèses et imperlinenlia in » iis memorata commiui examini Facullalis sacrae Theologiœ, cum facullaie « aliasaffinnandi,si Domini deeadem Facultaleillud judicaverint « * On verra plus loin (ju'elles ont éié soutenues intégralement. ^ VERNUL.t;us, Academia lovanieiisis, Louvain, 1667, p. 16. V. p. 70, où il dit qu'en 1667 Meys était président de la Pédagogie du Faucon, « quod collegium » hic mirifice adornavlt, et novis œdificiis dives fecit, et facere pergil. » V. aussi Reusens, Analectes, t. XVIII, p. I9Ï5. Il mourut en 1671. * Acta FacuUatis Theologiœ, années 1631-1644, Archives du royaume à Bruxelles: t Quod facultas sacra rogabatur a magnifico D. Rectore per » spéciales litteras III"' D"' Internuncii desuper inlerpellato. » V. pièces justificatives, n» VII. ( 356 ) de quoi il s'agissait. Elle consacra à ce travail plusieurs séances, puis chargea son doyen de remettre son jugement au Recteur magnifique. On le trouvera dans Tappendice tel qu'il est con- signé dans les Actes : jusque maintenant il n'a été édité que fort incomplètement et, encore d'une manière confuse. Nous en donnons ici la traduction : Thèse. Ne peut-on pas à bun droit traiter de moutons ceux qui ont écrit sur la médecine ou sur la philosophie, par exemple, ceux qui Font lait de nos jours [si l'on excepte le seul René Descartes) , puisque, comme des moutons, ils se sont suivis les uns les autres ? 7"'*' discussion, l^*" impertinens. C^eui»iire. Cette thèse est d'une téméraire perversité; elle insulte à toute rantiquité; elle applaudit à la nouveauté profane; elle exalte indûment Descartes, qui a donné dans de nombreuses erreurs contraires à la pureté de la foi chrétienne. REMARQUES. La plupart des censures tombent comme celle-ci sur des impertinentia. Ces sortes de propositions , moitié sérieuses , moitié bouffonnes, servaient souvent de passeport à des idées peu agréées, que leurs défenseurs trouvaient ainsi le moyen d'exprimer sans s'attirer l'animadversion des autorités. Nous en avons ici plusieurs exemples. Un des grands reproches que les cartésiens faisaient à leurs adversaires était leur servilisme vis-à-vis des anciens, Aristote, Hippocrate, Galien et autres. Mais le plus piquant dans notre cas, c'est que l'on vise les auteurs péripatéticiens du temps, philosophes et médecins, et par conséquent, à Louvain, le grand tenant de l'antiquité, Plempius. La Faculté est d'une solennité quelque peu comique dans la ( 357 ) manière de formuler sa réprobation. Préoccupée de la lettre de l'internonce où il disait « omitto laudes quie Cartesio attri- buuntur, » elle prend texte de l'exception faite par le disserta- teur en faveur du philosophe français, pour montrer combien peu elle est justifiée; à cette fin, elle donne un échantillon des erreurs de Descartes : « Quorum errorum spécimen subin- seritur. » ■•renilcre erreur «le Deseartes. (( Lorsque nous concevons la substance, nous concevons seule- >■) ment une chose qui existe en telle façon quelle na besoin que » d'elle-même pour exister. A proprement parler, il n'y a que » Dieu qui soit tel, et il nij a aucune chose créée qui puisse » exister un seul moment sans être soutenue et conservée par sa » puissance. » Et ensuite « Et la notion que nous avons ainsi de w la substance créée se rapporte en même façon à toutes, c'est-à- )) dire à celles qui sont immatérielles, comme à celles qui sont » matérielles et corporelles ; car pour entendre que ce sont des » substances, il faut seulement que nous apercevions qu'elles » peuvent exister sans l'aide d'aucune autre chose créée. » Prin- cipes de la Philosophie, partie I, n"^ 51, o2 ^ Censure «le cette première erreur. De là il suit qu'en dehors de l'âme raisonnable, il n'y a pas de formes substantielles, pas même dans les animaux et dans les plaintes, ce que Descartes insinue encore dans différents endroits. REMARQUES. 11 est assez curieux que beaucoup de philosophes catholiques aient blâmé ce passage desPiincipes, mais pour une raison tout autre que celle de nos théologiens. On y trouvait le germe du * 0. volume m, p. 03. Nuis nous servons de la traduction rééditée par Cousin. ( 3o8 ) spinozisme ^ parce qu'il est évident, d'une part, que la notion de substance convient au monde et à l'homme, d'autre part, que l'être infiniment parfait est seul à n'avoir besoin que de lui-même pour exister. Il suffit de lire Descartes pour voir combien ce prétendu germe de spinozisme est à cent lieues de sa pensée et de ses paroles. Aussi les théologiens louvanistes, malgré leur bonne volonté de le trouver en défaut, n'ont- ils pas vu ce danger dans la définition cartésienne. Mais voici celui qu'ils y découvrent. Selon la philosophie scolastique et péripatéticienne, il y a dans le corps minéral, végétal, ani- mal ou humain, deux substances incomplètes, l'une, la matière première, l'autre, la forme substantielle; cette forme substan- tielle dans l'homme, c'est l'âme raisonnable, et quoique sub- stance incomplète, elle est cependant, rigoureusement parlant, capable d'exister séparée de la matière première, elle est sub- sistens. 11 n'en est pas ainsi pour les autres formes : celles-là ne peuvent pas exister sans être actuellement unies à la matière. On voit d'ici la conséquence. Si Descartes a raison de dire que la substance est ce qui n'a pas besoin pour exister de l'aide d'une chose créée, il s'ensuit qu'il n'y a pas de formes sub- stantielles dans les minéraux, les plantes et les animaux, car évidemment personne ne songe à leur donner des formes sub- sistentes. Descartes concédait cette suite de sa définition, comme le montrent sa conception delà matière, son explication méca- nique de la vie et sa théorie des animaux-machines. On a vu que l'internonce l'en reprenait dans sa lettre. Deui^ièiiie erreur de Desearles. a De plus, c'est une chose entièrement impossible et qui ne se )) peut concevoir sans répugnance et contradiction qu'il y ait des ' Pour ne ciler que ceux qui nous tonibent sous la main, Samseverino, £te- menta p/iilosophiœ chrislianœ, vol. 2, Nuples, 1875-74, p, 100, en note; LiDERATORE, In.stitutiones pfiilosophicœ, vol. 1, Pralo, 1881, p. 515, en note; Driol'x, Le premiar livre des Principes annotéy Paris, 1885, p. 11:2, en noie. Les deux premiers se prévalent à tort de Leibnitz pour confirmer leur dire. ( 359 ) « accidents réels, parce que tout ce qui est réel, peut exister sépa- » rément de tout autre sujet. Or, ce qui peut ainsi exister séparé- » me7it est une substance et non point un accident. Et il ne sert y> de rien de dire que les accidents réels ne peuvent pas naturel- » lement être séparés de leurs sujets, mais seulement par la toute- r, puissance de Dieu ; car être fait naturellement n'est rien autre » chose quétre fait par la puissance ordinaire de Dieu, laquelle » ne diffère en rien de sa puissance extraordinaire et laquelle ne » mettant rien de nouveau dans les choses, n'en change point non » plus la nature, de sorte que tout ce qui peut être naturellement )) sans sujet est une substance; tout ce qui peut aussi être sans )) sujet par la puissance de Dieu, tant extraordinaire qu'elle puisse » être, doit aussi être appelé du nom de substance. » Médita- tions, Réponses aux 6"^' objections, n« 7 i. C'ensure de cette deui^lènie erpeup. De là il suit que les accidents du pain et du vin ne demeurent pas sans sujet dans l'eucharistie. REMARQUES. Cette suite est évidente, et Descartes la concédait, mais pas aussi clairement. Il est à noter que d'autres ont trouvé dans le passage critiqué un germe d'occasionnalisme, là où Descartes identifie, être fait naturellement et être fait par la puissance ordi- naire de Dieu. Pas plus que ci-dessus, la Faculté de Théologie de Louvain n'a vu d'erreur dans ces paroles. Tpolsiènie eppeup de Descaptes* c( L'extension du corps est un attribut constituant son essence et » sa nature. » (Méditations ou bien Notes, p. 172, et Principes, l""® partie, n« 53 2. ' 0. volume II, p. 33-2. ' Nous ne savons de quelle édilion la Faculté se sert, ui de quelles notes il est question. En lout cas, Descaries aflirme ce point dans la 6* Méditation. 0. volume 1, p. 332. — L'autre endroit se trouve, 0. volume UI, p. 96. ( 360 ) REMARQUE. En fait de censure, la Faculté n'ajoute rien à ce qu'elle a dit en commençant. Mais l'on sait que cette assertion est la grosse pierre d'achoppement de la philosophie cartésienne, c'est par là qu'elle se met le plus fortement en opposition avec la doc- trine catholique. f^natrièitic erreur de Defscartes. « Nous savons en outre que ce monde ou l'ensemble de la sub- y) stance corporelle n'a pas de limites dans son extension. » Principes, S'"^ partie, n" 21 ^. REMARQUE. Le Jésuite Der-Kennis a combattu ce sentiment sans l'attri- buer à Descartes, et l'on a vu que le philosophe français se réclamait de l'autorité du Cardinal de Cusa. Ciuqiiièitic erreur de Deseartes. « Et il n'est malaisé d'inférer de tout ceci que quand même il » y aurait une infinité de mondes, ils ne seraient faits que d'une » seule et même matière : d'oii il suit qu'il ne peut y en avoir » plusieurs. » REMARQUE. Descartes semblait limiter la toute-puissance de Dieu. C'est la première fois que nous voyons articuler ce grief en Relgique contre sa philosophie. Il se peut cependant que la grande raison pour censurer les deux dernières propositions est leur » 0., volume III, p. 158. (361 ) connexion avec le principe cartésien de l'essence des corps placée dans l'étendue actuelle. La Faculté revient maintenant aux thèses. Thèse. Pur une certaine modification du mouvement, du repos, de la situation, de la figure, de la grandeur des petites parties de la matière, on explique parfaitement, clairement et distincteinent, les vertus de tous les médicaments, et pareillement les actions des corps : n'est-ce donc pas à juste titre que nous rejetons les qua- lités secondes comme des inutilités et comme des fictions poétiques, ce qu'elles sont en effet ? P^ discussion, 1^'" impertinens. Censure. dette affirmation contient une doctrine téméraire, bizarre (exo- ticai, dangereuse pour la foi, et une censure intolérable. REMARQUES. Les attaques de Plempius contre le mécanisme en 1659 expliquent les deux premières qualifications. La lettre de rinternonce dévoile le danger pour la foi : c'est encore, selon lui, le dogme de l'eucharistie qui est compromis par cette doc- trine. Quant à la censure « intolérable », elle ne l'est pas tant qu'il semble aux bons théologiens. Qu'y a-t-il de si odieux à appeler les qualités secondes, la couleur, le son, etc., des fictions poétiques, et à n'admettre dans le monde des corps d'autres phénomènes que les mouvements? On eût pu blâmer cette appréciation avec moins d'indignation. Thèse. L'existence de Vàme ou de notre esprit est plus certaine et plus évidente que celle de notre corps. S'"^ discussion, 7""^ imperti- nens. ( 362 Censure. On a tort de dire que rexistence de l'âme est plus certaine que Vexistence du corps ; de plus, la Foi nous rend aussi certains de l'une que de l'autre. REMARQUES. Voilà une thèse que l'internonce n'avait pas relevée et qui, de plus, a été soutenue par le P. Der-Kennis dans son Traité sur Dieu ^. Quant à la censure elle-même, elle donne à la pensée de Descartes une portée qu'elle n'a pas. Descartes vou- lant simplement dire que nous nous assurons de l'existence de notre pensée mieux que de celle de notre corps. 11 est ridi- cule de faire intervenir la Foi en cette question ; si la Foi enseigne l'une et l'autre chose, ce n'est pas à dire qu'en dehors de la révélation l'une ne se connaisse mieux que l'autre. Thèse. Les arguments qu'on apporte pour prouver l'existence d'une âme dans les animaux, hormis ceux tirés de l'Écriture sainte, ne sont ni convaincants, ni même probables. Ceusure. Affirmation fausse, ridicule 2, injurieuse pour toute la vénérable antiquité. REMARQUES. L'auteur de la thèse entendait sans doute parler d'une âme qui fût un principe substantiel supérieur à la matière. Elle ne contenait pas dans ce cas l'automatisme qui sera, du reste, *■ CVsl un indice (}ui peut servir à confirmer ce que nous avons dit plus haut de l'atlitude passive des Jésuites dans toute cette atTaire. ' Insulsa, insipide. ( 363 ) censuré plus loin. D'ailleurs, au fond, les censeurs ont raison ^, malgré leur ton solennel. Thèse. Notre âme, à proprement parler, n'est pas dans le pied ; elle n'est pas non plus dans la tête, si vous préférez qu'elle y soit, ni dans aucune autre partie du corps. IS""® discussion, 3"»« imperLinens 2. Censure. Thèse erronée et opposée à la vérité de la foi catholique, con- traire au concile de Vienne et au dernier concile de Latran, qui ont défini que l'âme raisonnable ou intelligente est la forme du corps humain, vraiment, par soi et essentiellement, et que ceux qui désormais affirmeraient, défendraient ou tiendraient opiniâtre- ment le contraire doivent être censés hérétiques. REMARQUE. Descartes n'eût pas soutenu cette thèse, car il enseigne plu- sieurs fois que l'âme est dans tout le corps et qu'elle a son siège principal dans le cerveau. Il est vrai qu'une conséquence directe de son système conduisait à placer uniquement l'âme dans la glande pinéale, puisque, d'après lui, l'âme n'a aucune part à la vie des organes, et qu'elle ne pense et ne sent que dans le cerveau. La censure des théologiens atteint directement la thèse et indirectement les principes cartésiens dont elle est la conséquence. Les conciles ont défini que l'âme informe le corps; donc, concluent les théologiens, l'âme est présente dans tout le corps, car l'information suppose la coexistence de l'être informant et de l'être informé dans les différents points de l'espace qu'ils occupent. ' V. p. 51 et suivantes. ^ C'est l'opinion que Geulincx fera soutenir à Leyde eu 166-4 {Disp. de conario sensus, dans les Annotata majora, Dordraci, 1691. pp. 254. sq.) : « Mens nostra proprie nullum locuin occupât, unde si proprie loquendum sit, « non magis est in cerebroquam in caicaneo. ■' { 364 Thèse. Les animaux vivent (si toutefois ils vivent) plu^ sainement que les hommes. d5"^ discussion, 2™** impertinens. Censure. Celui qui révoque en doute que les animaux vivent d'une vie proprement dite est en désaccord avec les saintes Écritures. REMARQUE. Voici la censure de l'automatisme : elle est appuyée sur l'Ecriture sainte. Les textes auxquels il est fait allusion ont été donnés déjà par Froidmont. Personne de nos jours ne la désapprouvera en elle-même, car ce paradoxe ridicule, comme l'appelle Huygens, a fait son temps. Thèse. Rien de nouveau sous le ciel, hormis l'âme raisonnable^, 16"™*' discussion, 2""^ impertinens. Censure. Assertion captieuse à cause de la double signification du mot novi ; contraire aux principes de la foi, qu'on prenne ce mot comme un substantif, ou comme un verbe. REMARQUE. II faut croire que l'auteur de la thèse avait indiqué son intention déjouer sur novi; sans cela la censure supposerait ' La nature même de la censure nous oblige à donner celte Ihèse en latin : « Nihil, se|iOî>)la anima rationali, sub coelo novi. » ( 365 ) ridiculement que ce mot pouvait être pris comme un verbe. Dans le sens de novi, je connais, la proposition contient un scepticisme très étendu, celui où Descartes met pendant quelque temps ceux qui veulent devenir de vrais sages. Dans le sens de novi, nouveau, elle nie la production (à la réserve des âmes humaines) de substances nouvelles, de formes substantielles nouvelles, d'accidents nouveaux, etc., et par conséquent elle impliquel'occasionnalisme, elle nie les accidents eucharistiques, les qualités surnaturelles, etc. L'internonce, moins subtil que les théologiens de Louvain, n'avait pas remarqué cette ambi- guité ou ce calembour ^ et avait compris la thèse dans son sens naturel. Tlièse. L'autorité dans les sciences naturelles peut et doit être dite le pont aux ânes. Censure. Assertion insolemment orgueilleuse, injurieuse pour ceux qui enseignent, mais surtout pour ceux qui sont enseignés. REMARQUES. La thèse n'est pas mal pensée, et encore moins mal exprimée. Mais cet appel à la liberté d'examen modérée, puisqu'on a soin d'ajouter l'épithète « naturelles y^, n'a pas plu aux censeurs. L'auteur de la thèse n'a pas eu en vue de rejeter la subordination des sciences à la révélation; sans cela ses juges l'en eussent blâmé. On ne peut d'ailleurs s'empêcher de sourire en lisant leur censure. ' « Nihil sub cœlo esse novi, seposita aDima ralionali, videlicel proul intel- » ligi pulo ab auclore, DuUas animas, iiullas qualitates de uovo pioduci, » quia nullae sinl. » Il faut probablemeol » uullas formas » au lieu de « nullas animas. » ' ( 366 ) Thèse. La mortalité de l'homme dépend de son ignorance. 19« discus- sion, 2« impertinens. Censure. Assertion nouvelle, fausse, erronée, contraire aux Écritures, aux conciles et aux Pères, REMARQUE. Encore une thèse cartésienne. « Je vous assure, disait Des- y) cartes dans le Discours de la Méthode i, qu'il n'y a personne )) même de ceux qui font profession de la Médecine, qui » n'avouent que tout ce qu'on y sait n'est presque rien en » comparaison de ce qui reste à y savoir, et qu'on se pourrait » exempter d'une infinité de maladies tant du corps que de )) l'esprit, et même aussi peut-être de l'affaiblissement de » vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causes » et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus. » C'est de plus une thèse de Der-Kennis, qui l'expose avec beau- coup d'éloquence là où il démontre qu'un être qui se nourrit n'est pas pour cela nécessairement sujet à la mort; il ajoute qu'il faudrait une intelligence angélique pour connaître les moyens naturels d'écarter indéfiniment la mort, en réparant les pertes de l'organisme ^2. Quel que soit le caractère paradoxal de cette opinion, il y aurait, ce semble, moyen de la soutenir sans aller contre l'ensei- « 0, volume 1, p. 193. ' Tractatus de Deo, Bruxellis, 1635, p. 635 : « fateor equidem angelica » menle opus esse, ut abdita adeo arcanaque naturae ope animal in statu » jugiter conservelur. » Tout cet endroit est à lire. Nouvel indice de la non- participation des Jésuites à la condamnation louvanisle. ( 367 ) gnement catholique, en remarquant que cette ignorance est irrémédiable. Dernier grief. Le corps même des thèses est parsemé de tant de saletés et d'in- décences lubriques, quelles n'ont pu sans un très grand scandale pour beaucoup, être exposées publiquement, divulguées au milieu d'une affluence extraordinaire d'auditeurs, et distribuées sans discernement aux arrivants. REMARQUE. Ce dernier grief ne peut être vérifié qu'en ayant sous les yeux les thèses elles-mêmes. V'oilà donc quelle fut la première condamnation des prin- cipes cartésiens, émanée d'une Université catholique. Directe- ment, elle n'a proscrit dans Descartes que les six erreurs énu- mérées après la première censure ; mais en s'en prenant à leur confrère de la Faculté de Médecine, les théologiens de Louvain en voulaient bien plus au novateur, dont ce professeur était presque partout l'écho complaisant. Si l'on repasse toutes ces critiques, on verra qu'aucune ne concerne la Logique, la Théo- dicée ou la Morale de Descartes. L'occasion de les émettre n'a pourtant pas manqué, puisqu'on avait commencé à énumérer ses principales erreurs. Pourtant rien contre sa logique expéditive, rien contre sa morale provisionnelle, rien contre ses preuves de l'existence de Dieu, rien contre son opinion sur l'étendue de la toute-puissance divine. En revanche, sa Psychologie et sa Cosmologie sont en butte à des attaques répétées : on en veut à Descartes de ne pas admettre les formes substantielles, lesqualités réelles et réellement distinctes, l'éten- due comme propriété séparable du corps, l'existence d'autres attributs que ceux qui découlent de l'étendue, la sensibilité et l'âme dans les bêtes, l'obscurité relative du concept de notre âme, sa présence dans tout le corps, la limitation du monde, ( 368 ) la possibilité d'autres mondes différents du nôtre. Quelquefois on se base sur des arguments de raison pour le censurer; d'autres fois, sur le respect dû à l'enseignement philosophique traditionnel ; le plus souvent, mais pas toujours explicitement, sur la théologie. A ce dernier point de vue, les censeurs n'ont pas toujours évidemment raison, et il eût mieux valu être plus réservés. Le 19 septembre, c'est-à-dire douze jours après le prononcé du jugement de la Faculté de Théologie, le Conseil rectoral en eut communication. A la demande du recteur si, au jugement d'un membre du Conseil, quelques thèses du professeur cen- suré pouvaient être maintenues, il fut répondu qu'on devait faire examiner la doctrine de Descartes par les professeurs des autres Facultés, pour que, si ceux-ci trouvaient des points à éliminer, ils en fissent rapport au Recteur magnifique. Toutefois la majorité déclara qu'il fallait adhérer à l'ancienne doctrine, reçue jusque-là par l'Université de Louvain et par les autres universités catholiques, tant que les supérieurs n'en ordonne- raient pas autrement; que si des décrets avaient à être pro- mulgués, il fallait prendre garde de ne désigner nominative- ment aucun professeur; enfin chaque Faculté, ajouta-t-on, doit être avertie de s'abstenir dorénavant d' imper tinentia bouffons 1 . § IV. Quel était le professeur en médecine dont maintes thèses venaient d'être si maltraitées? Cette question a dû se présenter à l'esprit du lecteur. Il n'y a pas à en douter : c'était Guillaume Philippi. En effet, le président des examens devait être pris dans le collège de la Faculté 2. Or celui-ci était formé des quatre professeurs ordinaires, savoir : celui de médecine théo- rique, celui de médecine pratique, celui des Institutions, et enfin celui d'anatomie 3. Or à cette époque, le premier était ^ Pièces juslificalives, n» VII [. 2 Vernul.eus, Acalemia lova.ikmis^ 10G7, p. 55. 2 Ibidem., p. 5i. ( 369 ) Plempius : à coup sûr, on ne saurait voir en lui l'auteur des thèses. Le second était Pierre Dorlicx, de Diest, dont le nom n'apparaît jamais dans les discussions du temps. Restent Guillaume Philippi et Gérard Van Gutschoven. Tous les deux étaient grands cartésiens ; mais divers indices font écarter Van Gutschoven. En effet, l'internonce dans sa lettre dit que son avertissement concernait aussi les membres de la Faculté de Médecine. Or, Philippi appartenait exclusivement à ce corps, tandis que Van Gutschoven appartenait aussi à la Faculté des Arts, en sa qualité de professeur de mathématiques ^. Si Tinter- nonce l'avait eu en vue, il n'aurait pas manqué de faire remar- quer que son premier avertissement s'adressait droit à lui. En second lieu, la Physique de Philippi contient, en 1664, des thèses identiques ou analogues à celles qui sont censurées en 1662, et elles sont accompagnées d'éclaircissements et de restrictions indiquant visiblement un auteur attaqué et se défendant, ou bien condamné et se corrigeant. Ces passages seront signalés en temps utile. Il y a plus ; les auteurs de la censure s'étaient plaints de certains détails lubriques : on en retrouve dans la Physique de Philippi aux pages 244, 24o» 248, 2o2, 253. Enfin, un vers d'une épigramme mise en tête de ce même ouvrage, et signée « Nicolas Le Noir », établit avec certitude que Philippi est bien le professeur frappé par les foudres de la Faculté de Théologie. Parmi les thèses censurées se trouve la suivante : ]\ihil seposita anima rationali sub cœlo novi; on a vu la singulière censure qui la suit, où l'on prend novi comme adjectif et comme verbe. Voici maintenant le début de l'épigramme adressée à Philippi en 1664 : Si sub cœlo nuvuiu nihil est, te judice, nuinquid lllud quod scribis, scriptum aliquando fuit? En dépit de sa brièveté, ce témoignage est décisif. ' Valkhe Andrk, FasU, Louvaiii, 1650, p. '240. Tome XXXIX. 24 ( 370 ) Ainsi donc le premier auteur belge ^ d'un manuel de philo- sophie cartésienne avait été frappé dès la publication de son premier volume. La réaction se crut triomphante, et Plempius met fin au récit qu'il fait de ce grand événement en écrivant : « c'est en cette manière que dans notre université la doctrine de Des- cartes a été abattue : « isto modo res in Academia nostra acta, et doctrina Cartesii profligata. w Mais ce triomphe ne dura guère. CHAPITRE XIX. SUITES IMMÉDIATES DE LA CONDAMNATION DU CARTÉSIANISME PAR l'université (4662-1663). Sommaire. i. Van Gutschoven chez le marquis de Caracena. Il est nommé président du collège de Bruegel. — 2. Philippi publie sa Métaphysique; dédicace; préface, appro- bateurs. — 3. Il revient sur les thèses censurées. — 4. Son occasionnalisme. — o. Sa théorie sur la continuité des idées. — 6. Déterminisme intellectuel. — 7. Ses preuves de l'existence de Dieu, — 8. Un théologien de Louvain attaque Descartes dans une thèse. — 9. Décret de la Congrégation de l'Index prohibant certains ouvrages de Descartes. § 1. Pendant que tous les péripatéticiens secondaient les efforts de l'internonce pour porter un coup mortel au système de Descartes, les partisans des nouvelles doctrines, usant d'une tactique fort naturelle en pareil cas, tâchaient de mettre dans leurs intérêts l'autorité civile. Celle-ci d'ailleurs avait déjà * Nous pourrions dire le premier auteur d'un manuel de philosophie cartésienne. Bouillier, rhistoiien le plus à même de nous renseigner sur l'existence de semblables ouvrages, n'en signale aucun d'une date antérieure à celle des trois Medullœ du médecin de Hal. (371 ) montré sa bonne volonté à leur égard en conférant à Gérard Van Gutschoven les chaires de mathématiques et d'anatomie, et à Guillaume Philippi, celle des Institutions de médecine. Le premier chercha une occasion de faire voir à ses élèves et à ses collègues, que les censures théologiques ne lui fermaient pas l'accès à la cour de Bruxelles. Depuis 1658 le marquis de Cara- cena était gouverneur par provision des Etats de Flandre, et la tranquillité dont on jouissait pleinement, grâce au traité de Munster et à la Convention de décembre 1661, permettait à nos gouvernants de s'occuper davantage des arts de la paix. Un sieur Louis de Bils ^, écuyer, avait embaumé et « anatomisé cinq corps pour l'usage des étudiants de l'Université ». Van Gutschoven demanda et obtint de les faire voir à Bruxelles au marquis de Caracena. Cette séance scientifique eut lieu au mois d'octobre, à quelques jours de distance des fameuses cen- sures, et l'habile cartésien ne manqua pas dans sa « descrip- tion )) de professer plusieurs des idées de Descartes sur la nature et les fonctions des organes. Pour rendre encore plus évidente la considération dont il jouissait, il fit le mois suivant imprimer à Bruxelles une brochure de huit pages, contenant cette description avec le récit des circonstances où il l'avait faite de vive voix pour la première fois. Ces coups d'épingle devaient être sensibles à Plempius et à son parti. Un an après la publication de cette brochure, Van Gutschoven conquit défi- nitivement une place importante qu'on lui disputait depuis deux ans. 11 s'agissait de la présidence du collège de Bruegel, devenue vacante le 25 octobre 1661, par la mort du titulaire, ^ On trouve des détails très curieux sur Louis de Bils dans la quatrième édition des Fundamenta medicinœ, pp. 158 et suiv. L'auteur lui donne le litre de baron de Koppensdamme, Boonen, etc. De Bils se vantait d'avoir inventé un procédé de disseciion sans épanchemenl de sang, et d'avoir décou- vert le vrai usage des conduits chylifères. C'était un cartésien. Il a écrit diffé- rents opuscules en flamand [latine nescit, dit Plempius), et a été en controverse avec le célèbre médecin Thomas Barlholin. Notre Plempius le malmène assez mdement, peut-être à cause de la réputation que lui faisaient ses collègues cartésiens. ( 372 ) Jean Cansmans. Plempius, qui avait occupé ce poste seize ans, ne pouvait voir de bon œil son antagoniste y prétendre à son tour. Pourtant cette nomination se fit; mais à l'instant surgit un procès entre le nouveau titulaire et un certain Jean Van Doren, chapelain de Saint-Pierre. Après des incidents assez vifs, cette compétition se termina par une transaction : Van Gutschoven, tout en demeurant professeur d'anatomie, de chi- rurgie et de mathématiques, céda son cours de botanique au frère de son rival, et resta président incontesté. Le contrat fut signé le 3 septembre 1663, et il sortit ses effets pendant les cinq années que vécut encore Van Gutschoven i. .^ 2. Pendant ce temps-là son compagnon d'armes, Guillaume Philippi, ne demeurait pas inactif Dans l'avis au lecteur, en tête de la Logique, il avait annoncé qu'il publierait sa Phy- sique 2 ; et, à suivre l'ordre consacré, la Métaphysique devait venir en dernier lieu. Ce fut pourtant elle qui parut la pre- mière, en 1663. Un ex-oratorien, qui aimait toujours cette congrégation, cartésienne dès sa naissance, Jean Van Hameren de Lierre, professeur de grammaire au jeune collège de la Sainte-Trinité 3, s'étonne dans des vers assez naïfs, de voir apparaître la Métaphysique avant la Physique. Proxima post Logicam, tua cur Metaphysica prodit, Cum prius in lucem Physica danda foret? c( Est-ce que tu crains la mort, continue- t-il? Tranquillise- toi, tu ne mourras pas de sitôt. » Une raison de cette inter- version est peut-être la situation créée aux cartésiens par la récente proscription. Les thèses proscrites concernaient pour * Reusens, Analectps, t. XVIII, p;). 382, 583 et 584. * « Quorumdam etiam pieniorem probalionem pro Physica réserve. » 5 Reusens, Analectes, t. XVII, p. 259; Vernul.ïus, Academia lovaniensis , 1607, p. 75. ( 373 ) la plupart ies théories physiques de Descartes. On peut voir un indice de cette raison politique dans les paroles d'un de ces louangeurs dont nous avons déjà fait la connaissance, Paul Noulaert. Après s'être demandé dans son épigramme pourquoi la Métaphysique, troisième partie, vient en second lieu, il répond en faisant une allusion transparente aux critiques qu'avait soulevées la Logique, et qu'aurait soulevées la Phy- sique. « L'auteur, dit-il, a mis au milieu ce qui est inattaquable, in medio virtus. » Irreprehensibilem non admirabere, leclor -. Est lotus liber hic irreprehensibilis. Mais il est bien plus probable que jusque dans la division générale de son Cours de philosophie, Philippi a voulu se montrer cartésien. Descartes, en effet, dans la préface de la traduction française des Principes, veut qu'on étudie d'abord la logique, ensuite les mathématiques. « Puis, lorsqu'on s'est )) acquis quelque habitude à trouver la vérité en ces questions, » on doit tout de bon commencer à s'appliquer à la vraie phi- » losophie, dont la première partie est la métaphysique, et la )) seconde la physique. Ainsi, dit-il quelques lignes plus bas, » toute la philosophie est comme un arbre dont les racines » sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les » branches qui sortent de ce tronc, sont toutes les autres » sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la » médecine, la mécanique et la morale *. » Naturellement J^hilippi ne se prévaut pas de l'autorité de Descartes pour justi- fier la nouvelle division de son cours. 11 remarque dans la préface que selon l'ordre ordinaire, la Physique devrait pré- céder la Métaphysique. « Mais, dit-il, il y a plus de connexion entre la logique et la métaphysique (c'est-à-dire, l'ontologie et la théodicée) qu'entre la logique et la physique (c'est-à-dire la psychologie, la cosmologie et ce que nous appelons mainte- nant les sciences physiques). » Pour se convaincre du peu de ' 0. volume III, p. 24. ( 374) justesse et, disons le mot, de sincérité de ces paroles, au moins dans la bouche de Philippi, il suffit de se remettre en mémoire les nombreux chapitres de pure physique, qu'en veine d'exhi- ber toute sa science cartésienne, il avait insérés dans sa Logique. Mais si le médecin de Hal eut l'air de concéder quelque chose aux péripatéticiens en surseyant à la publication de sa Physique cartésienne, il ne se fait pas faute d'introduire dans ce volume-ci, per fas et iiefas, les sentiments de Descartes, En dépit du titre, les endroits de son livre les plus en relief se rattachent à la physique, à la psychologie, et mieux que cela, à la Physique et à la Psychologie cartésiennes. De même que son collègue, Philippi met son livre sous la protection d'un personnage célèbre, et lié très intimement au marquis de Caracena, Philippe -François, prince-comte d'Aremberg, duc d'Aerschot et de Croy, lequel venait d'être nommé gouverneur et capitaine-général de la province de Rai- nant. C'était un ami des sciences historiques et des belles- lettres 1. L'esprit cartésien se révèle dès la préface. Dans une phrase introduite incidemment, il professe le fameux principe de la simplicité des voies, qui plus tard reviendra si souvent sous la plume deMalebranche. Ce principe lui permet d'écarter d'un même coup et les formes substantielles et les accidents absolus. c( Je me suis efforcé d'imiter la nature qui, contente de peu d'éléments, semble haïr leur multiplicité; par là elle ressemble à l'ouvrier qui n'emploie pas beaucoup d'outils, quand quelques-uns lui suffisent pour mener à bout son œuvre. » Les épigrammes élogieuses sont moins nombreuses. On s'aperçoit que la persécution a détaché quelques croyants du nouvel évangile : au lieu de seize signatures on n'en compte plus que douze, et parmi les approbateurs on n'en retrouve que cinq qui aient approuvé le premier volume ; * Biographie nationale, volume I, pp. 406 et suiv. Notice de M. Gachanl. ( 375 ) les onze autres ont fait détection. Les fidèles sont Pierre Moons, Gérard van Gutschoven, Jean Birwaert, qui vante dans ses vers « le clair argument que donne Philippi pour démon- trer l'existence de Dieu, et celui, non moins clair, par lequel il prouve l'immortalité de l'âme i », J. S. C. professeur au col- lège de la Sainte-Trinité, et Jean Lacman. Les nouveaux venus sont au nombre de sept. Ce sont d'abord les fils de Philippi, Adrien et Jean-Antoine, depuis peu licenciés in utroque, dont le témoignage est par lui-même suspect de partialité : tous deux font ressortir que dans les sciences humaines, une raison vaut mieux qu'une légion d'autorités. In disciplinis humanis una probatur '■■ Plus ratio quam authorum numerosa cohors; In solida ratione tua est fundata Medulla. Ensuite viennent deux licenciés en droit, qui ne donnent pas même leurs initiales; puis ce Jean van Hameren, dont nous avons parlé plus haut, et entin, Jean Impens, le seul qui se signe en toutes lettres. C'était un enfant de Louvain, depuis de longues années chanoine de Sainte-Marie à Aerschot, et qui fut plus tard pendant un an président du collège de Pels 2. Philippi prend ses mesures pour ne pas avoir l'air de rétracter ses opinions antérieures, et en même temps pour ne pas froisser la susceptibilité de ses contradicteurs. Ainsi, il a omis certains points; mais ils sont traités dans la'Logique 3. Si l'on ne trouve pas dans son livre la doctrine communément reçue sur la nature de la chaleur, du froid, de l'universel, le ' Phili[)pi donne les preuves de Descaries. ' Relsens, Analectes, t. XIX, p. V)2. 3 « Hoc eliam ad libelli hujus brevilatein t'acil quod qu;Ldaiu, quie hic » commode dici poteraut, posuerim iu Logica, quorum repelitione oolui » Metaphysicam augere, ue libi essem molesius, idem siepe dicendo. » Préface au lecleui'. plus souvent il la suppose, quoiqu'il n'en fasse pas partout la remarque ^. Il surseoit à la publication de sa Physique ; mais ce n'est qu'un délai, dit-il en terminant sa préface : a vale et Physicam expecta. » Et en attendant, il maintient adroitement plusieurs des thèses censurées. On lui avait reproché le mécanisme de sa Physique et de sa Physiologie. Sans exposer cette théorie en termes formels, il l'applique à tous les cas particuliers qui se présentent : un liquide est essentiellement formé de petites parties, glissant continuellement les unes sur les autres ; un solide, de semblables parties enchevêtrées les unes dans les autres et partant, en repos "^. On explique facilement les phé- nomènes des corps bruts et des corp^ vivants sans formes substantielles, comme on le verra en physique, ut videbitur in physica; dès lors il est vraisemblable qu'elles n'existent point 3. Le feu n'est autre chose que la matière subtile (de nos jours on dirait l'éther) animée d'un mouvement extrêmement rapide; la chaleur est un mouvement des petites parties des corps pondérables, immergées dans de la matière subtile forte- ment agitée *. L'âme humaine n'est pour rien dans la chaleur du corps, le tempérament, la production du chyle et du sang, etc. ^ : la vision et l'imagination sont occasionnées par une certaine agitation des esprits et des nerfs du cerveau c. ' « Cœtenim snppono plerumque doctrinam communem * P. 40. V. Descaries, au premier discours de ses Méléores, 0. volume V, p. 159. ^ P. 162. « Forma substaulialis quat sii suhslanlia quuidam physice incom- V pleta cum maleria cousliUiens corpus nalurale, extra animalia verosimiliter » non datur : sine lali subslantia, omnia quœ experimur in iilis corporibus V fieri, facile explicari possuni, ut videbitur in physica. « ^ P. 162. « Ignis est materia sublilis celerrime mota : calor est niolus parli- » cularum lerrestrium igni innalantium. » ^ Ibidem. « Anima rationalis vere non effîcil calorem aui teniperamentum » aut etiam chylum, sanguinem, etc. Omnes illœ opiMalioues bene possunt » dici fieri, sine concursu animie,ut fusius videbitur in physica, ideoque non ) sunt animae adscribendie. » 6 P. i>49. ( 377 ) On lui reprochait pareillement de révoquer en doute si les animaux vivent, et d'infirmer les preuves rationnelles de l'existence d'une âme en eux. Il concède que dans les animaux, il n'y a pas que de la matière, mais encore une forme substan- tielle ^. Seulement, quelques pages plus loin, il insinue qu'ils n'ont pas de sensibilité, et que tout ce que nous découvrons en eux, n'exige pas d'autres causes que celles des phénomènes de la vie dans les plantes. Voici en effet ce qu'il dit après avoir énuméré les circonstances qui déterminent les animaux à agir, la volupté, la douleur, etc. « On peut croire sans absurdité qu'ils jouissent et qu'ils souffrent : « quibus licet non absurde existimentur frui. » Immédiatement après, répondant à ceux qui argumentent de l'ordre qui apparaît dans toutes les actions de l'animal, quand il veut atteindre une fin, pour leur donner l'intelligence et la raison, Philippi émet des réflexions dont la conclusion évidente est, non pas que les bêtes sentent et ne raisonnent pas, mais bien que les bétes ne sentent ni ne rai- sonnent. « De la série ordonnée des actions par lesquelles les animaux atteignent leurs buts, on ne peut conclure qu'ils con- naissent les moyens et les tins. Un pareil ordre se retrouve dans les plantes : grâce aux racines, elles attirent leur aliment; celui-ci se distribue par tout leur corps, dans la proportion requise pour chaque partie. Elles produisent en temps voulu leurs feuilles, leurs fleurs et leurs fruits. Un ordre semblable apparaît dans les actions qui donnent au fœtus sa conforma- tion dans le sein de la mère. Et cependant les unes et les autres se font sans l'intervention d'aucune connaissance, in qtiibus actionibus tamen non datur cofjnitio '-^. » Une quatrième thèse reprochée à Philippi par l'internonce et par les théologiens, c'est celle où nous avons trouvé une aftirmation plus ou moins explicite de l'occasionnai isme. « Nihil, seposita anima rationali, sub cœlo novi; » rien de nouveau ne se produit sous le ciel, sauf les âmes raisonnables que Dieu crée au fur et à mesure de la multiplication des corps ' P. 16'} ■-' \\ 177. ( 378) humains. Or Philippi met une telle insistance à développer l'occasionnalisme qu'il est juste de traiter de son système dans un paragraphe distinct. § 4. Philippi se pose directement la question suivante : Ya-t-il une cause seconde vraiment efficiente? Par cause seconde il entend une cause distincte de Dieu, et dépendant de lui dans sa cau- salité ; et par cause efficiente une cause possédant une activité propre. Il ne répond pas absolument qu'il n'y a pas de cause seconde efficiente : une négation aussi crue et contredisant aussi formellement la conscience de l'activité de notre moi et de sa limitation, n'est pas même venue à l'esprit de notre phi- losophe. 11 répond donc : « Je dis en premier lieu que nous voyons, entendons, flairons, goûtons, touchons, voulons, comprenons, lesquelles choses ne se font pas sans une action que chacun peut expérimenter soi-même en agissant. 11 s'ensuit que nous sommes les vraies causes efficientes de ces actions. )> Comme on le voit, ce sont là des manifestations de l'activité immanente, mais non de l'activité qui s'exerce sur un sujet extérieur à l'agent. « Je dis en second lieu : on dit communé- ment que la nature créée produit par résultat naturel la « sub- sistance » créée qui lui correspond ; que la forme du feu produit la chaleur dans la matière qu'elle informe ; que la forme de l'eau produit celle du froid, et qu'en général, toute forme sub- stantielle produit dans la matière à laquelle elle est unie les dis- positions connaturelles à cette forme. De là, on dit que notre âme digère l'aliment, le distribue dans l'organisme, etc. On dit semblablement qu'un feu produit un autre feu, la chaleur dans les objets voisins, etc. On dit qu'un corps pesant en tombant produit un mouvement de descente et « les présences » qu'il acquiert successivement dans les différents points de l'espace ; qu'un corps léger en montant produit un mouvement ascen- sionnel et « ses présences ». C'est une opinion que nous suppo- sons aussi ailleurs. » ( 379 ) Nous ne comprenons pas les termes sibyllins de cette der- nière assertion, surtout après avoir lu ce qui précède et ce qui suit; mais en tout cas, ces on dit répétés, rapprochés du ton d'assurance et de conviction du début, ne permettent pas de se méprendre sur la pensée du philosophe brabançon. Laissons de côté, pour ne pas nous engager dans des ques- tions épineuses ou oiseuses, l'activité employée à produire par résultat naturel ou autrement « les subsistances et les pré- sences ». Philippi a l'air de n'en parler que pour en rire, et mettre en regard de l'engageante philosophie de Descartes, ce qu'il y avait de plus ardu et de plus subtil dans la philosophie de l'École. D'abord, il ne croit pas que les formes substantielles des corps bruts (par exemple, du feu et de l'eau) et celles des plantes produisent quelque chose dans la matière, et ce, pour une bonne raison, c'est que, d'après lui, de telles formes sont inu- tiles et par suite n'existent pas. Il n'admet pas que le feu produise un autre feu; la matière subtile en mouvement qui constitue le nouveau feu préexiste comme telle, seulement ses atomes sont plus rapprochés, (c Quando ignis dicitur producere alium ignem, hie non incipit existere, sed tantum congregatur. » En d'autres termes, la quantité de mouvement est la même avant qu'après; il n'y a changement que dans les positions respectives des atomes. Pour le mouvement des corps pesants et légers, il renvoie à la Logique, où il donne l'explication cartésienne de la chute des corps graves, et de l'ascension des corps légers dans un milieu fluide de densité plus grande. Il n'admet pas davantage que l'âme raisonnable i produise les phénomènes de la vie : car, dit-il, si cela était, quand ils ont lieu, elle saurait qu'elle les produit, comme elle sait qu'elle comprend, qu'elle veut, qu'elle sent, quand elle pose ces diffé- rents actes. De plus, du moment qu'on peut expliquer les phé- ^ Philippi passe en revue les minéraux, les plantes et l'homme, et ne dit rien des animaux; preuve de |)lus (pj'il en laisail des machines comme les plantes. ( 380 ) nomènes de la vie sans le concours de l'âme, on le doit, en vertu du principe de la simplicité des voies i. Plus loin 2, il abordera les mouvements de locomotion, et restera conséquent avec lui-même; l'âme ne meut pas le corps, elle ne produit pas une nouvelle quantité de mouvement ^c non per impres- sionem alicujus novi impetus » ; mais détermine un changement de direction des esprits animaux, qui, de la sorte, peuvent gonfler ou contracter le membre que l'âme entend mouvoir 3. Reste à expliquer comment l'âme change le cours des esprits animaux : Philippi sent à merveille la difticulté; mais il ne sait ou n'ose point encore mettre en avant, ni l'harmonie préé- tablie de Leibnitz, ni l'action divine continuellement renou- velée. Ce sera pour l'année suivante; et en attendant il se borne à constater cette obéissance merveilleuse de la matière à l'es- prit : « est quaedam arcta conjunctio determinationis motus spirituum, cum illa animae volitione. » Mais il est difficile de concevoir cet empire de la volonté déterminant les esprits ani- maux à mouvoir par des nerfs déterminés, des muscles déter- minés 4. Arrêtons-nous un instant ici. N'est- il pas extrêmement remarquable de voir se développer si rapidement et prendre une forme aussi systématique, les conséquences des idées de ' ft Patet quod si illa esset vere causa efticiens, istarum acliomini, i[)sa » sciret se illa agere quando illa fiunt, sicut scit se intelligere, velle, senlire, » quando actiones illas exercet. Deinde omnes illœ operaliones bene possunt » dici fieri sine coiicursu animae; ideoque non sunl animae adscribendacjuxta » commune diclum, de quo ante. » - P. 2(8. ^ « Anima movel corpus, verbi gratia, brachium aut pedes, per hoc quod )' velit ista membra niovere. Illa enim ad istam volilionem moventur, nisi y subsit aliquod impedimenlum in corpore, non quidam per impressionem ali- •> cujus novi impetus, sed per hoc quod molus spirituum delerminelur sic » ab illa volitione ut illi fïuant in islos musculos, quorum inflatio aul con- » tractio conducit ad movendum illud membrum quod ipsa intendit movere. » * « Quamvis difficile sit concipere imperium illud quod volilio, qua anima, » unila corpori, vult movere parlem sui corporis, habel in spiritus, utillorum » molum delerminet per determinatos nervos in determinatos musculos. >• (381 ) Descartes? de trouver chez Philippi des manières de penser que l'on croyait propres à Delaforge, à Geulincx, à Clauberg, à Malebranche, dans des ouvrages postérieurs? Philippi méri- tait d'être connu, car il a eu de l'influence sur les occasion- nalistes qui vinrent après lui, il a en tout cas la priorité sur eux. L'occasionnalisme de Geulincx en 1652 était un germe à peine perceptible : ici la plante est près de devenir adulte. § o. Philippi ne reproduit pas seulement en l'amplifiant la doc- trine de Descartes sur la causalité, il se fait son écho sur une tout autre question : l'âme humaine pense-t-elle toujours? Descartes soutenait que l'essence de l'âme est la pensée, comme l'extension est celle du corps. L'âme, ayant la pensée pour essence, ne peut exister qu'elle ne pense, et partant a commencé à penser en même temps qu'à exister i, c'est-à-dire dès le sein de la mère 2. Il développe ce dernier point et le défend contre les objections d'Arnauld, dans deux lettres qu'il lui a écrites en 1648, et qui ont été publiées par Clerselier en 1659 3. Il est curieux de retrouver dans ces deux lettres des phrases que Philippi a transportées tout entières dans sa Métaphysique en 1663. Avant de constater cette conformité, voici la doctrine de Philippi. En thèse générale, l'âme pense toujours à partir du moment de son union avec le corps ^. Dans l'état de veille, on pense continuellement à quelque chose, il suffit de réfléchir pour s'en apercevoir. Pendant le sommeil, on pense encore, car si l'on est réveillé brusquement, on remarque au moment du réveil qu'on était occupé à penser. Philippi remonte même jusqu'au temps de la gestation : « dès le sein de notre mère, * 0. volume II, p. 254. 2 V. la réponse à THyperaspistes. (0. volume VIII, p, -2GU). ^ 0. volume X, pp. 157 et suiv. * P. io2. « lia satis verisimile videtur aliendendo ad ralionem lialuialem » quod anima nostra, quamdiu est in corpore, .... semper ibi intelligal. » ( 382 ) il n'est pas douteux que nous ne connaissions confusément quelque chose, quin saltem aliquid cognitemus, par exemple, quand un de nos membres souffre, ou bien s'échauffe excessi- vement, ou se refroidit. Ces connaissances confuses sont de tous les instants, car étant continuellement enveloppés et serrés, nous devons ressentir cette pression; de plus, les mouvements du corps déterminent l'âme à penser; or, les esprits animaux du fœtus étant perpétuellement en mouve- ment, émeuvent la glande pinéale, et ainsi l'âme est néces- sairement sujette à des sensations confuses ^ ». Cette théorie de Descartes ne paraissait pas trop évidente à Arnauld, qui objecta au philosophe que si les enfants avaient pensé dans le sein de la mère, ils s'en souviendraient, surtout que, d'après son contradicteur, il demeurait des vestiges de ces pensées dans le cerveau '^. « Il ne suffit pas, répond » Descartes 3, pour nous ressouvenir de quelque chose qu'elle » se soit autrefois présentée à notre esprit et qu'elle ait laissé )) quelques vestiges dans le cerveau à l'occasion desquels la y> même chose se représente derechef à notre pensée; mais )) de plus il est requis que nous reconnaissions lorsqu'elle se )) présente pour la seconde fois que cela se fait à cause que » nous l'avons auparavant aperçue. Ainsi souvent il se pré- » sente à l'esprit des poètes certains vers qu'ils ne se souvîen- » nent point avoir jamais lus en d'autres auteurs, lesquels » néanmoins ne se présenteraient pas à leur esprit, s'ils ne les » avaient lus quelques part ». Prenons maintenant Philippi : « Ex dictis patet ad recor- * « Quando vero sumus in utero matris, non est dubium quin saltem ■» aliquid cognitemus, dum alicujus raembri dolore afficimur, aul litillalione, » aul calore excedente, aut frigore, aut aiiquo simili. Inio cum continuo » simus ibi involuli et constricti secundinis, apparet nos aflici illa conslric- •» tione; item cum experiamur animani noslram fere afEcl a molibus corporis, >' et spiritus animales sint in cerebro in continuo molu, quem glandulae » |)ineali communicant, poterit anima ab illo motu determinari ad eliciendas » sensationes saltem confusas. » ^ 0., Volume X, p. lS-2. '76/V/m, p. 157. - ( 383 ) » dationem non sufficere, quod rem aliquam ante cognove- » rimus, et occasione istius cognitionis eam secundo cognos- » camus, quia poeta aliquis potest recitare aliquos versus » quos ante legit in aliquo auctore, occasione lectionis prœvise, » licet non dicatur habere memoriam istius; quia, licet in » ipso sint vestigia prioris lectionis, tamen illi non indicant » ipsius intellectui quod cognitio illa non fuerit semper in » ipso, et quod fuerit in ipso aliquando nova. » Que veulent-ils donc tous deux pour qu'une connaissance soit capable d'être l'objet d'un vrai souvenir? Descartes exige que cette connaissance se soit faite la première fois avec l'aperception de sa nouveauté, c'est-à-dire avec une réflexion d'un ordre spécial. Philippi y met une condition semblable : « rem cognoverimus tamquam novam adeoque cum aliqua » reflexione ^. » §6. Nous avons tâché de montrer plus haut que Descartes concevait la liberté de la même manière que les jansénistes. Seulement, chez ces derniers, la volonté est prédéterminée selon la plus grande inclination, tandis que, chez Descartes, elle l'est selon le jugement le plus avantageux. Encore ici, notre professeur reproduit les idées du philosophe français. Il expose avec tant de candeur sa théorie sur la liberté qu'il avance même des propositions hasardées. Voici pourquoi, d'après lui, la volonté est essentiellement libre. « Elle agit en telle sorte que, quant au mode de son action, elle pourrait ne pas agir, ou même poser l'acte opposé, si Vintelligence lui * Descartes dit encore, volume X, p. 157 : « rame ne peut se souvenir des » pensées qui ont lieu lorsque nous sommes ensevelis dans un profond som- •n meil, car toutes les fois que nous songeons (rêvons) à quelque chose dont » nous nous ressouvenons peu après, nous ne faisons que sommeiller. » Phillippi dit de son côté : « neque refert quod aliquando dicamur recordari « insomnia quia lalia insomnia non tîunt quando dormimus profunde, sed » cum tantum dormiturimus, quo tempore potest lîeri illa reflexio intellect us > ad recordationem subsecuturam necessaria. » ( 384 ) proposait des raisons d'omettre rade ou déposer l'acte contraire K '>^ Ce qui veut dire, qu'au moment où la volonté agit, Fintelli- gence ne dit rien des autres alternatives, et, par conséquent, la volonté n'ayant devant elle que le parti qui lui est offert, ne peut pas ne pas l'accepter. Philippi précise sa théorie par des exemples qui, pour être empruntés à la théologie, ne nous révèlent pas moins clairement le fond de sa pensée. « Cette liberté essentielle se trouve dans les Bienheureux qui aiment Dieu dans le ciel, dans Jésus-Christ accomplissant les préceptes de son Père, dans Dieu s aimant lui-même. » Or l'acte d'amour des Bienheureux n'est libre que de liberté externe, il n'est pas violenté; mais il n'est pas libre de liberté interne, parce que l'intelligence des Bienheureux en leur découvrant l'infinie bonté de Dieu ne leur présente aucun mal, et partant, leur volonté ne peut pas ne pas l'aimer. Il en va de même pour les actes de la volonté de Jésus-Christ dont l'objet est l'accomplissement des ordres de son Père ; et plus évidemment encore, pour l'acte par lequel Dieu aime son infinie perfection. Ainsi donc, comme Janse- nius, comme Descartes, Philippi confond deux choses distinctes : agir volontiers et agir librement, l'immunité de toute violence et l'immunité de toute cause prédéterminante. Comme Jansenius encore, Philippi prétend qu'une telle liberté suffit pour mériter la louange ou le blâme. C'est, presque in terminis, la troisième des quatre propositions extraites de VAugustinus : « pour mériter et démériter, dans l'état de la nature déchue, la liberté a necessitate n'est pas requise dans l'homme, mais la liberté a coactione suffit 2. » Philippi explique encore mieux sa pensée sous forme de réponse à une objection. 3Iais, pour qu'il y ait liberté, ne ' p. 285. ' Ad inereiiduni n demerenduni in stalu nalurœ lapsae non requiritur in homine lil)eitas a necessilaie, sed sullicil libertas a coactione. Voici la qnaii- ficalion de celle proposition par Innocent X : « (hanc proposilionem) hicreii- )) cani drclaramus et uii lalem damnamus. » Celle conidamnatioc dale de I60Ô. ( 385 ) faut-il pas qu'il y ait indifférence dans la volonté? « Il n'en faut pas, répond-il, sans cela on devra dire qu'il n'y a pas de liberté dans l'amour des Bienheureux, pas de liberté dans les actes de Jésus-Christ observant les préceptes, moins de liberté dans les actes bons habituels ou dont les motifs sont plus puissants. Je concède, ajoute- t-il, qu'il y a des actes libres de liberté d'indifférence, par exemple lever le pied droit plutôt que le pied gauche; mais ce n'est là qu'une liberté accidentelle et non la liberté essentielle. » Tout ce qui suit implique le déterminisme intellectuel de Descartes i. On peut donc ranger Philippi dans les cartésiens jansénistes; car, d'un côté, il partage à peu près tous les sentiments de Descartes, et d'autre part, il soutient l'opinion erronée de l'évéque d'Ypres sur la liberté, opinion qui nous paraît avoir pour conséquences fatales ses autres erreurs sur l'efficacité de la grâce, sur la pré- destination et sur la réprobation. § 7. Tout ce qu'on vient de lire touchant l'union de l'âme avec le corps, l'origine ou mieux l'âge- de ses idées, la nature de sa liberté, est du domaine de la psychologie et partant devait se traiter dans la « physique », au sens où les écoles prenaient ce mot. Mais, par un nouveau trait de ressemblance avec Des- cartes 2, Philippi tend à faire de la psychologie une partie de la métaphysique 3. Tendance logique, car une fois qu'on res- treint autant que Descartes l'activité extérieure de l'âme, elle n'est plus qu'un pur esprit mis dans un corps et n'a avec lui * Ia\ finissnnt, il r:iil remarquer (|ue sa théorie ne mène pas à concéder la liberté aux animaux, « les(iU('l< onl, dil-il, une connaissance tn-s imparfait*'. )> * 0. voli.'ine III, p. -2i. « l.a premièie partie de la philosophie est la niein- »! ph.\si(pie, (pii eonlieni les prinei|ies de la connaissance, entre lescpiels est " r«'X|»lication des piincipaiix altrilnils de Dieu, de rimmatérinlilë de nos )) dînes, et de touies les notions claires et simples qui sont en nous. » * De nos jours, on s'accorde à faire de la psychologie une partie df la métaphysique; mais ce dernier mot n'a plus le même sens qu'au temps de Philippi. Tome XXXIX. 25 ( 386 ) qu'une union accidentelle et, pour ainsi dire, purement locale. Quant à ce qui concerne la métaphysique proprement dite, on a vu tantôt comment Philippi conçoit la causalité seconde : il n'en admet pas d'autre que l'immanente. Mais puisque celle-ci, d'après sa propre théorie, qui est aussi celle de Des- cartes, est propre à l'être doué de sensibilité et d'intelligence, il s'ensuit que les corps bruts, les plantes et même les animaux (dans le concept cartésien) sont dépouillés de toute activité. En traitant de la catégorie du « lieu », Philippi trouve encore moyen de montrer ses tendances philosophiques. 11 se dit partisan du plein. Pour expliquer la possibilité du mouve- ment, il veut que la partie qui se meut pousse celle qui la précède, celle-ci une autre, jusqu'à ce que, par une série circu- laire, la première soit comme poussée par celle qui est derrière elle. Ces impulsions étant transmises instantanément, la mise en marche de toutes les parties de l'anneau est simultanée. Si ce mouvement circulaire est impossible, rien ne bouge. Pour le faire voir, Philippi mentionne le fait bien connu du tonneau rempli, qui ne coule point par l'ouverture d'en bas tant qu'on ne fait pas un trou au-dessus. Tout cela est emprunté à Descartes. La théorie générale est exposée de la même façon au deuxième livre des Principes ^. La preuve d'expérience ne se trouve que dans le Traité du Monde "^ et cependant ce traité n'a été publié pour la première fois qu'un an après la Métaphysique de Philippi, ce qui don- nerait à croire que Van Gutschoven l'avait apprise de Descartes en quelque autre façon et communiquée, comme bien d'au- tres, à son collègue et ami. Il est temps d'en venir à la théologie, partie principale de ' 0. volume (II, p. Ii7. ^ 0. volume IV, p. 253. Le récit de cette expérience y est écrit fort agréa- blement et avec un certain sel gaulois. Inutile de faire remarque)- Terreur d'interprétation de Descaries et de Philippi ; seulement ce dernier est moins excusable, après les belles études de Pascal et d'autres sur la pression almosi)hérique. ( 387 ) la métaphysique, et de voir si Philippi adoptera les arguments de Descartes pour établir l'existence de Dieu. Notre auteur prouve cette thèse capitale de trois façons ^. La première démonstration est celle que le philosophe français a empruntée pour le fond à saint Anselme. Philippi la prend dans Descartes et la donne comme il la prend. « Tout ce que représente le concept adéquat d'une chose peut être affirmé de cette chose ; or, le concept adéquat de Dieu représente l'existence : donc l'existence peut être affirmée de Dieu. La majeure est certaine ex terminis ; la conséquence est claire. On prouve la mineure : en effet, le concept adéquat de Dieu représente le plus parfait des êtres, puisqu'on ne peut penser rien de plus parfait que Dieu ; or, l'existence doit se trouver dans l'être le plus parfait, puisqu'elle est une perfection dont manque l'être qui n'existe point. » On reconnaît de prime abord la preuve de Descartes avec la forme géométrique qu'il lui a donnée à la fin des Réponses aux deuxièmes Objections 2. Der-Kennis ne men- tionne que cet argument comme propre à Descartes ; mais la réfutation donnée par ce Jésuite en 16o5 n'empêche pas Philippi de l'adopter en 1663. En deuxième lieu vient la preuve métaphysique déduite de la contingence du moi et du monde : elle n'a rien de remar- quable. Descartes la donne 3 avec tous les scolastiques et les philosophes spiritualistes; mais Philippi ne l'entremêle pas, comme son maître, avec une autre preuve. La troisième, quoique analogue à la première, est, semble-t- il, propre à Philippi et, de plus, le médecin-philosophe a le pas sur Leibnitz pour l'invention du moyen terme. Voici d'abord ce que disait celui-ci, le o avril 1677, dans une conversation avec le professeur cartésien Eckhard ^ : « Il me semble qu'on I p 2^2. * Volume l,p. 402. ^ Seulement comme là ou il le donne, il suppose l'existence du monde encoir inconnue, Descartes ne s'appuie que sur la contingence du moi, dont Texis- lence et différents attributs viennent de lui être révélés par la conscience * Édition Dulens, t. 111, pp. oo4 el suivantes. ( 388 ) peut exprimer plus brièvement l'argument de Descartes en n'y faisant pas mention des perfections, comme suit : l'être de qui l'essence est l'existence existe nécessairement; or, Dieu est l'être de qui l'essence est l'existence ; donc Dieu existe néces- sairement. )) Outre la brièveté, Leibnitz trouvait à ce syllogisme l'avantage de ne pas obliger à rechercher si l'existence est une perfection. Philippi, peut-être sans se rendre compte de ce que sa manière pouvait avoir de plus séduisant, argumente de la même façon : « Tout ce qui est par soi existe ^ ; or. Dieu est par lui-même "^^ donc il existe. » Le reste de sa Théodicée ne présente rien de remarquable, si ce n'est qu'il n'étend pas, comme Descartes, la puissance divine aux êtres contradictoires 3. Philippi termine sa Métaphysique comme sa Logique, en la soumettant à l'Église : « Caeterum pauca haec qua3 pro Meta- y) physicae Medulla mihi visa sunt sufficere, omnia et singula )) S. E. R. matris meee judicio reverentia filiali submitto. » § 8. Pendant que les cartésiens Philippi et Van Gutschoven marchaient tête haute, les théologiens censeurs ne montraient pas énormément d'ardeur à combattre les propositions qu'ils avaient proscrites. Dans le volumineux recueil des thèses théo- logiques de la seconde moitié du XVII® siècle, nous n'en avons trouvé qu'une seule où l'on combatte ouvertement Descartes : elle a été soutenue par un jeune étudiant, originaire d'Ams- terdam et nommé Jean Wandelman, le 10 février 1663, six mois après les censures. Il s'agit de l'eucharistie. On ne reproche pas à la doctrine cartésienne, au moins directement, son prin- cipal tort, mais bien ce qu'elle enseigne sur la nature des espèces ou apparences du pain et du vin. « Par la vertu admi- * .lugeinenl ai)aljli(|ut '^ DéfinilioD. » P. 250. ( 389 ) rable de la consécration, toute la substance du pain est changée en celle du corps de Jésus-Christ, et toute celle du vin en la substance de son sang ; après ce changement, rien ne demeure de la substance du pain et du vin, mais leurs espèces et leurs acci- dents, par l'effet de la puissance divine, restent sans dernier sujet d'inhérence. Nous ne voyons pas comment cela s'explique dans l'opinion de Descartes, et nous rejetons la spéculation qu'il émet dans ses Méditations, comme opposée aux Pères et aux Conciles. » On le sait, à cet endroit se trouve la fameuse explication que le philosophe avait envoyée à Arnauld et qui avait tant excité la bile du P. Compton. §9. Mais un événement plus considérable allait réjouir le parti anti-cartésien. En 16o9, on travaillait déjà à Rome à obtenir la condamnation des doctrines de Descartes. Les Remarques de Van Gutschoven de cette même année, la Logique de Philippi de 1661, les Thèses de médecine de 1662, sans doute aug- mentèrent l'ardeur des adversaires des idées nouvelles. On a vu Albizzi se plaindre en 1662 de la ditîusion à Louvain des erreurs de Descartes. De Vecchi, dans ses rapports à Rome, dut dépeindre la situation de l'École et les progrès de la nou- velle Philosophie. 11 semble même que cet internonce a été pour quelque chose dans la mise à l'index des œuvres de Des- cartes, au moins certaines paroles de Plempius permettent de le penser. Nous allons traduire ce qu'il raconte dans la préface (le la quatrième édition de ses Fundamenta. « J'avais écrit ce ({ui précède avant le 12 janvier 1664. Ce jour-là m'est venu dans les mains le décret par lequel sont défendus avec quel- ques autres, certains ouvrages de René Descartes, donec cor- rujantur i. » ' Voici la transcription presque littérale de ce décret, d'après Plempius, qui avait évidemment sous les yeux le feuillet original. Nulle part ailleurs, nous n'avons rencontré une citation aussi complète (comp. Bocillier, volume I, p. 466). t Scripseram hœc ante diom decimum octavum kaleudas (ebruarias, cum ( 390 ) Ce décret de la Congrégation de l'Index présente quelques particularités qui nous semblent n'avoir pas été assez remar- quées. D'abord, il ne mentionne guère tous les ouvrages de Descartes; car il ne dit rien du Discours de la méthode, de la Dioptrique, des Météores, de la Géométrie; rien des Principes de philosophie, rien des deux volumes de Lettres, rien du Traité de l'Homme, paru en Hollande l'année précédente. Qu'on n'objecte pas qu'un ou même plusieurs de ces livres sont englobés dans la condamnation, grâce aux mots ejiisdem aiictoris opéra philosophica ; ces dernières paroles semblent être un avertissement sur les dangers de la Philosophie de Descartes, s'adressant à tout le monde, mais spécialement aux écrivains qui s'occupaient à éditer ses OEuvres posthumes. Or, toutes celles-ci ont paru depuis, et elles n'ont pas été mises à l'index, car on n'y trouve pas le Traité du Monde (1664), ni le in manus meas venit decreluni sacrosanctsecongregationis emineinissimoruni el reverendissimorum D. D. S. R. E. cardinalium a sanctissimo Dn. Alexandre papa VII, sanclaque sede apostolici ad indicem librorum, eorumdemque permissionem, prohibilionem, expurgalionem in universa republica chrisliana specialiler depiitalorum, uhique publicandum. Quo decreto damuantur et prohibenlur cum aliis aliquot libris, Renali des Cartes opéra sequenlia donec corriganlur. De prima philosophia in qua Dei exislentia, et aniniîe humange a corpore distinclio demonstratur. Cui adjunctae sunl variae objectioues doc- lorum virorum cum responsionibus auctoris. — Amstelodami, 1630. Notae in programma quoddam, sub linem anni 1634 in Belgio editum cum hoc litulo : explicatio mentis humanse sive de anima rationali, ubi explicatur quid sit et quid esse possil. Epistoia ad Patrem Dinel soc. J. per Franciam praepositum provlncialem. Epistola ad celeberrimum virum D. Gisbertum Voëtium in qua examinantur duo libri nuper pro Voëtio Uitrajecli simul editi, primus de confraternitate mariana, aller de Philosophia cartesiana. Passiones animae, libellus gallice ab eodem auctore conscriptus, nunc autem in exlerorum graliam lalina civitate donatus ab H. D. M. J. U. L., Amsielodanii, 16.30. Ejusdem aucloris Opéra philosophica. Hos damnaios prohibiiosque libros mandat sacra congregatio, ne quis cujuscumque gradus et conditionis in poslerum vel imprimai, vel légal, vel l 391 ) troisième volume des Lettres (1667), ni les trois ou quatre autres petits ouvrages qui sont reproduits dans l'édition de Cousin. Voici la seconde remarque que nous voulions faire. L'édi- tion des Méditations qui est condamnée, c'est celle d'Amster- dam (1650). 3Iais il n'est nullement dit que la Congrégation ait visé celle de Paris (1641), où ne se trouvent, ni la fameuse explication cartésienne des accidents eucharistiques, ni la réponse aux objections du Jésuite Bourdin. A-t-elle visé celle d'Amsterdam (1642) où se trouvent ces ajoutes, et la traduction française des Méditations de 1647? Tout dépend de ce qu'est l'édition de 1650; si cette dernière diffère notablement des pré- cédentes par son contenu comme elle en diffère par le titre, on ne peut déclarer condamnées celles-ci du chef de la condam- nation de celle-là. Il faudrait en dire autant des Passions de l'âme, si le traducteur H. D. M. J. U. L. (peut-être Habert de Montmort, en tout cas un Français) avait modifié les sentiments exprimés dans le texte original. Enfin, les ouvrages condamnés le sont avec la clause donec corrigantur; ils sont donc corrigibles et cela sans être modi- fiés de fond en comble. De plus, ils contiennent des choses utiles. C'est là le sens du donec corrigantur, d'après ce que dit en termes formels l'avertissement qui est en tête de l'index. Bouillier raconte que l'instigateur de cette proscription relineal. Si quis intérim habuerit, iiiiiuisiioribiis seu locoium ordinariis n pije- setitis decieti nnliiia iradi vnli, suh pœiiis in indice librorum prohibiloruni conlenlis — Hoc decrelum manu ol siiiillo «^minenlissimi el reverendissimi 1). D. Cardinalis Ginclti. episcopi sabinensis, snpradict;c sacrae congre£;alionis prvCecli, siunaluni e[ munilum fuit. Hom* in palalio aposlolico Quirinnli die 20novemb. anno 1B6Ô. Secreiarius sacrœ congi'Pi>ationis eial Fr, Hyacinlhus I.ibellus. Anno a nativiiate Dni nostri J. C. IGGô, Indicl. prima, die 1« mensis decembris, poniificatus au«em Sanctiss. in Chrislo Pairis ac D N. D. Alexandri divina providenlia P P. VU anno ejus nono, supradictum drcrdum aflixum, el publicatum luit ad valvas Basilicœ Lateranensis, ac Priucipis aposloiorunn de Urbe, el in acie campi Florae ac aliis locis solitis el consueiis Urbis, per Laurenlium Barbigionum, Sanctiss. Dni P. P. Curs., id attestante sua subscri- ptioue Hilario Cenlellio curs. mag.— Impressum est decretum Romce et prodiit ex lypograpliia Ueverendae cainerœ aposlolicœ, 1665. ) ( 392 ) mitigée d'ouvrages de Descartes fut le Jésuite Honoré Fabri *. Mais Plempius semble indiquer que tout au moins ce reli- gieux ne fut pas seul, et que l'internonce de Vecchi travailla dans le même sens; ce qui, en soi, n'a rien d'improbable. « C'est ainsi, écrit Plempius, que ce qui a été commencé à Louvain par la sacrée Faculté de Théologie, fille de l'Église romaine, appui du Siège apostolique, gardienne des dogmes véritables, a été achevé par la sacrée Congrégation des cardinaux. Dans cette campagne celui qui peut revendiquer pour lui le principal rôle et le principal mérite, c'est le Très Illustre Seigneur Jérôme de Vecchi, internonce de Belgique "^. » Nous avons fait examiner les archives de la nonciature de Flandre à Kome; mais malgré toutes les recherches, on n'a pas, dans les documents de l'époque, retrouvé de traces de ces agissements de l'inter- nonce. 11 se peut qu'on serait plus heureux en fouillant dans les archives de la Congrégation de l'Index. ' Volume 11, |»|). 138, ô'2d. — Liai ii.likr (volume I. p. 407) r.'ipporle qu'Arnauld atteste la même chose. ^ P. XX. « Qua iu expedilione pr^ecipuam paiiem lauclemque sihi VMidicat V illustrissimusDominus Hieionymus Vecchius,abhas MonlisHegalis.ad llelgas » ac Burguudos pronuncius apostolicus. » ( 393 ) CHAPITRE XX. INFLUENCE DU DÉCRET DE LA CONGRÉGATION DE l'iNDEX SUR LES CARTÉSIENS ET LES PÉRIPATÉTICIENS DE l'uNI- VERSITÉ DE LOUVAIN (l664). Sommaire. 1. l'ieiiïpius publie la quatrième édition de ses Fundamenta medicinœ ; com- ment il appréciait lui-même ses œuvres. — 2. Sa narration des événements de 16(52 et ses nouvelles attaques contre Descartes. — 8. Le Traité de l'Homme mis n\ vente à Louvain. — 4. Préface de ce traité, due à Florent Schujl ; Plempius la léfuie. — a. Le Journal des Savants apprécie les Fundamenta. — (\ Un cahier de IMiilosophie louvanisie en l(>B4. i^ 1. Plempius allait entrer dans sa soixante-troisième année, quand il se disposa à donner une quatrième édition de ses Fundamenta medicinœ, son principal ouvrage. L'ardent défen- seur des vieilles idées n'avait rien perdu de sa verve, et il débute par une dissertation humoristique sur les années dimadériques , qu'un préjugé populaire faisait passer pour plus sujettes que d'autres à la mort, surtout l'année soixante- troisième. « Je n'en crois rien, écrit-il, et je pense là-dessus comme l'empereur Maximilien II. A quelqu'un qui le félicitait d'avoir dépassé l'époque fatale, il répondit mâlement et chré- tiennement que pour lui toutes les années de sa vie étaient climactériques. J'ajouterai, pour mon compte, que les années qai suivent la soixante-troisième me semblent plus climacté- riques qu'elle, et d'autant plus qu'elles s'en éloignent davan- tage : snnt enim summo diei propinquiores. w Au reste, Plem- pius jouissait encore d'une santé vigoureuse; il avait publié deux ans auparavant un Traité sur les affections des ongles et des cheveux; il devait publier six ans après, en 1650, un inté- ressant Traité d'fiygiène, à l'usage des hommes de cabinet; et (394) dans cette édition même des Fundamenta, on trouve, outre des changements et des additions dans le corps de l'ouvrage, une longue préface de vingt pages in-folio. Aussi conseille-t-il plaisamment aux libraires de ne pas réimprimer ses œuvres sans son consentement, tant qu'il vivra. Sans cela, ils seront exposés à les voir leur rester indéfiniment en magasin, parce que lui en publiera des éditions toujours perfectionnées- Mais pourquoi avait-il donc tant à changer? « C'est la con- dition de l'homme, répond-il avec un certain ton de scepti- cisme badin : l'Écriture n'a-t-elle pas dit que Dieu a donné aux mortels une grande et difficile occupation, celle d'étudier le monde, non pour qu'ils arrivent à le connaître, mais pour qu'ils s'eftbrcent sagement d'y arriver i ? » « Dans mon ouvrage, dit-il plus loin 2^ j'ai avancé ce qui me paraît vrai, non pas ce qui est vrai ; car l'Ecriture sainte nous avertit qu'on ne trouvera jamais la vérité dans les sciences physiques. Je n'ignore pas que beaucoup parleront fortement contre moi; je ne sais l'éviter qu'en n'écrivant point. Mais comme je n'ai avancé que des probabilités et des vraisemblances, je peux changer d'opinion sans me contredire, et je suis prêt à réfuter les autres sans entêtement et à me voir réfuté sans colère. » Faisons dans ces paroles la part de l'esprit et de l'amour de Plempius pour les mots plaisants; il n'en reste pas moins vrai que l'on retrouve en lui ce que nous avons maintes fois constaté, cette tendance au scepticisme qui suit toujours les grandes révolutions philosophiques. § 2. Il y avait un peu de malice dans cet aveu sceptique du vieux médecin, car il en prend texte pour taxer d'orgueilleuses les convictions ardentes de la jeune école cartésienne. « Puisqu'il est si certain qu'on ne saura jamais le dernier mot sur le monde, combien est étonnante l'inconsidération et la témérité » P. VI. * P. XVIll. ( 39S ) des savants de notre temps ! ils osent dire et écrire que le noble Français René des Cartes est le premier et le seul qui ait su mettre au jour la vérité ensevelie depuis des siècles à des profondeurs inaccessibles pour tout autre que lui M » Et aussitôt notre péripatéticien s'en prend à la philosophie et à la méthode cartésiennes, et tâche de démontrer que ni Tune ni l'autre ne sont irréprochables, « bien que, dit-il. Descartes ait eu un génie pénétrant, et qu'il ait trouvé une foule de choses, dont la plupart sont vraisemblables 2. » Il ne s'attaque d'abord qu'à la méthode : « Descartes ne veut admettre que ce qui est clair, mais combien de choses sont claires et pourtant n'existent pas? On entend clairement ce qu'est une montagne d'or, un cheval ailé, et pourtant ni l'un ni l'autre n'existent. « A la vérité, si Descartes eût été là, il aurait peut être répondu à Plempius que l'existence d'une montagne d'or et d'un che- val ailé n'était pas claire, et que par conséquent sa Méthode ne conduisait pas à l'artirmer. « D'autre part, poursuit le médecin d'Amsterdam, bien des choses existent qui ne sont pas con- çues clairement, par exemple Dieu, les anges et les Ames. » Il semble qu'ici IMcmpius confonde concevoir clairement et concevoir distinctement. Nous avons de l'essence de Dieu, des anges et des âmes un concept clair, sinon distinct ; et de plus, un concept clair de leur existence : cela ne sutiit-il pas pour vérifier le critérium cartésien? Mais l'habileté de Tauteur est plus grande quand il oppose^ les déclarations très diftërentes de Descartes dans la préface des Principes, où il dit ne se servir que de raisonnements basés sur des prémisses évidenteSy aux numéros 44 et 4o du troisième livre, où il admet qu'il part de propositions hypo- thétiques ou même fausses. Presque content de cet aveu de Descartes, le professeur de Louvain s'en fait une arme qu'il tourne contre ses collègues cartésiens. Ceux-ci auront été éton- nés d'être ramenés à la pure doctrine du Maître par leur ' P. VI. - p. VII. ^ Ibidem. ( 396 ) ennemi commun. Pourvu toutefois qu'ils aient pu se recon- naître après les coups formidables qui leur étaient portés! « Les singes de Descartes et ses défenseurs sont tellement stupides qu'ils prennent pour des certitudes ce que Descartes donne pour des conséquences d'hypothèses incertaines ou fausses : signe de leur souveraine stupidité ^. » Pour montrer que non seulement Descartes n'a pas atteint la certitude, mais a donné dans de graves erreurs, il fait l'historique de la con- damnation de ses doctrines par le cardinal Albizzi, l'inter- nonce, la Faculté de Théologie et la Congrégation de l'Index, historique fidèle, nous le concédons, mais où cependant il eût pu être plus complet et plus clair. Il y a des omissions, et même certaines expressions, qui semblent calculées pour faire croire à une proscription plus étendue et moins raisonnable qu'elle ne Test en effet. Ainsi chez Plempius la lettre de l'internonce au recteur magnifique touchant les mesures à prendre contre le profes- seur de la Faculté de Médecine, lui donne le choix entre deux alternatives seulement, celle de défendre la soutenance des thèses et celle d'en expurger les propositions infectées des erreurs cartésiennes. D'après la copie insérée dans les Actes de l'Université, l'internonce laisse au recteur une bien plus grande latitude : « si qua? propositiones cartesianis erroribus » obnoxiœ in iis reperiantur, vel thèses ipsas proscribere » velis in totum, vel mandare ut saltem propositiones, quae » Cartesii novitatem continent, seu sapiunt, expungantur, aut » alio modo suaviori, proiit pjmdentiœ vestrœ magis expedire » videbitury provideas. Quo circa rem totamjudicio vestro plane » coinmitto, absque alio responso, cum tempus disputationum » proximum longiorem moram non recipiat. » En omettant le passage que nous venons de souligner, Plempius faisait croire à une sévérité plus grande de l'internonce, et à une espèce de ' P. vil. « Ejus simii el defensoies lam sunl slolidi ul falsas illas liypo- » iheses pro veris el cerlis habeant : Gartesius solum conlendit, si sic res se » habeat, illa el isla lalia recte iiide seculura : ipsi autem siinpliciler rem se » lia h:ibere aflirmanl, (]U0(l esl smnini ipsorum stuporis argument um. » ( 397 ) désobéissance du recteur, puisqu'en fait toutes les thèses avaient été soumises à la discussion publique. De même, il ne cite pas les neuf propositions condamnées avec leurs notes respectives; mais il accumule les censures, en permettant au lecteur de penser que ces thèses étaient plus nombreuses et plus importantes qu'elles ne le sont effecti- vement. Et enfin, il se garde bien de faire ressortir la portée assez restreinte du décret de la Congrégation de l'Index. Plempius ne se contente pas des censures de ses collègues ; il y a, d'après lui, une proposition cartésienne que les théolo- giens auraient dû signaler et qu'ils ont omise, bien à tort sans doute, puisque dès 1653 Plempius avait attiré l'attention sur elle, dans une lettre imprimée l'année suivante ! « A toutes ces censures, j'ajouterai moi-même qu'il est contraire à la théologie de nier toutes les qualités ^ puisqu'elle enseigne que la foi, l'espérance et la charité sont des qualités infuses et réellement distinctes de l'âme 2. » Cependant, il ne fait qu'indiquer cette incompatibilité de l'enseignement théologique avec la doctrine cartésienne, pour s'appesantir très longuement sur un point particulier du système de Descartes, l'automatisme. C'était bien pensé de sa part, il n'y en avait pas de plus évidemment faible; et en le renversant, on renversait du même coup plusieurs autres assertions qui servaient à Tétayer. §3. Dans ces attaques, Plempius prend de mire un adversaire étranger qu'il ne nomme pas, mais dont il cite, pour les réfuter, des passages entiers. Cet adversaire était Florent Schuyl. Les biographes ne disent rien de lui, et cependant il a contribué pour une bonne part à la diffusion des idées de Descartes. Nous ' Descarles ne niait pas précisémcnl toutes les i|ualilés; mais il u'en admet- tait pas qui fussent adequalemeiil distinctes de la subslance; dans sa pensée, de telles qualités étaient de véritables substances. * P. IX. ( 398 ) tirons le peu que nous savons sur sa vie, de Baillet ^, de Cler- selier 2, et de la préface qu'il a mise en tête de sa traduction du Traité de l'Homme 3. Florent Schuyl avait fait ses études philosophiques à Utrecht, sous Senguerdius, professeur péri- patéticien et ennemi de la philosophie cartésienne. Il fut même l'occasion innocente d'une recrudescence des hostilités entre les partisans de l'ancien système et ceux du nouveau. Le 9 juillet 1639, comme il défendait des thèses, un des objec- tants s'avisa d'argumenter dans le sens de Descartes. Schuyl ne trouvant pas la réponse, son professeur venait à son aide, quand tout à coup Regius, bouillant disciple du réformateur, professeur de médecine à la même Université, se leva et pré- tendit que l'objectant avait raison quant au fond; « action, dit Baillet, qui choqua généralement tous les professeurs de l'Uni- versité et les disposa la plupart à écouter ce que Voëtius vou- lait leur insinuer contre les nouveautés ». Ce fut sans doute à Leyde que Florent Schuyl prit le grade de docteur en philo- sophie 4. En 1662, nous le retrouvons sénateur de Bois-le-Duc, professeur ordinaire de philosophie dans la même ville, et ce à quoi on ne s'attendrait pas, cartésien déclaré. Avant Descartes, s'écrie-t-il dans sa préface, tout était faux ou non fondé. « Donec tandem, Deo propitio, Renatus des Cartes oppressam )) philosophiam post varios casus pristina3 libertati et decori )) restituit. » Un de ses amis, Alphonse Palotti, qui possédait une copie du Traité de l'Homme, l'ayant invité ^ à traduire cet ouvrage et à en ' Baillet, volume II, pp. 54, 599. ' Préface du Traite de l'Homme. V. Tractalus de Homine et de Formalione fœtus, Amstei'tlam, I6H6. ' Renalus D^s Caries. De Homine, figuris et latinilale donatusex Florenlio Schuyl, iiicl} tœ uibis Sylvœ-Ducis senalore, et ibidem philosophiae professore, Leyde, 1664 — iNous nous servons de celte édition; une aulre avait paru dès 1661 * On lui (l(Miiie ce litre en tête d'une pièce eu vers au commencement du De Hoihiii' . * Poiii- ti; c< s offres datent-elles de 1654, puisque déjà alors dans un de ses ouvrages | kMii'itis disait qu'on travaillait à l'édilion du Traité de l'Homme. ( 399 ) dessiner les figures, lui prêta son manuscrit à cette fin. Un autre, le chevalier Antoine Stutler van Surek, seigneur de Bergen 'i, lui communiqua une seconde copie qu'il avait faite lui-même sur le manuscrit autographe. Quelque temps avant l'impression, Clerselier, averti par Alphonse Palotti du travail commencé, lui demanda par lettre de bien vouloir lui envoyer ses figures, ce que fit Schuyl, en y joignant la première des deux copies dont il s'était servi. Cette courtoisie lui valut une nouvelle lettre de Clerselier, où celui-ci le complimentait sur son œuvre. Encouragé de trois côtés difTérents, Schuyl n'hésita pas à livrer sa version à l'imprimeur, et en envoya un exemplaire à Clerselier, par l'intermédiaire de Chapelain (la grande connaissance de Boileau). Ceci se passait en 1663. A ce moment, Clerselier avait déjà en sa possession les figures du Traité de rtlomme, dessinées par notre Van Gutschoven et par Delaforge ; et, comme il le raconte lui-même, en se rendant chez Chapelain pour aller y prendre l'exemplaire qui lui était destiné, il eut soin de se munir de ces figures afin que Chapelain, vir tantœ probitatis qiiantus ah omnibus habetm\ pût témoigner qu'elles avaient été faites indépendam- ment de celles de Schuyl 2. Nous avons voulu entrer dans ces détails un peu minutieux, précisément pour montrer que Van Gutschoven n'a pas profité du travail de l'éditeur hollan- dais, et faire voir quelle importance on attachait à son œuvre. Au reste, le Tractatus de llomine est resté longtemps sans paraître à Louvain; le libraire hollandais craignait sans doute la censure 3. Ce fut seulement vers la fin de 1663 que les pre- miers exemplaires furent mis en vente. Plempius, qui n'igno- * Il est fait plusieurs fois menlion de lui dans la vie de Descaries par liaillel. ^ Nous ne savons si le collègue de Geulincx à TUniversilé de Leyde, qui s'appelait F. Schuyl, et qui mourut en 1669, est le même que Florent Schuyl dont nous parlons ici. ' Peut-être aussi Van Gutschoven avait-il pris des arrangements avec l'imprimeur hollandais, ou des mesures avec le Gouvernement des Pays-Bas pour empêcher l'introduction du Tractât U6 de Homine. Fn tout cas ces retards étaient à son avantage. ( 400 ) rait pas qu'il avait paru en Hollande, aurait voulu, avant la mise en pages de la quatrième édition des Fundamenta, voir ce traité « objet de tant de louanges et de tant de vœux ». Il le fit chercher partout par un libraire de ses amis, mais infruc- tueusement. Ce fut seulement vers la fin de l'impression des Fundamenta que son libraire en reçut quelques exemplaires i. Voilà bien les petits côtés des luttes entre savants! Van Gutschoven a depuis deux ans au moins une copie du Traité de r Homme; il la laisse voir à son collègue Philippi, lui permet d'en transcrire des passages entiers en 1661 ; et il n'en dit pas un mot à son ancien maître et ami Plempius! Ce dernier, aussitôt après avoir reçu l'ouvrage, le parcourut avec un empressement qui ressemblait à celui de Malebranche, mais fort différent dans son origine : l'oratorien avait l'ardeur d'un néophyte, le médecin, celle d'un péripatéticien impéni- tent : (c pervolvi librum avide et uno spiritu ». Son attente fut frustrée et son opinion démentie -. « L'idée-mère du livre est fausse, écrit-il ; d'après Descartes, l'homme serait une statue, une machine, un automate, une horloge; la digestion, l'assi- milation, les excrétions auraient lieu sans que l'âme y mette son activité ou les dirige. Tout cela me déplaît fort, poursuit-il ; les actions d'un ordre si relevé qui se passent dans notre corps ne peuvent être attribuées à la chaleur élémentaire ou aux esprits, à moins qu'ils ne soient dirigés par une âme. On peut très bien comparer les corps des animaux à des horloges et les nommer de la sorte; mais ce sont des horloges animées, qui marchent non par l'action d'un artisan existant en dehors d'elles, ni par le mouvement des humeurs, mais qu'un prin- * p. XV. « Porro antequam libniiius pro qiiarta hac iiieonirn fundameiitorum » edilione lypos Ibrmasqne ordiiiarel, valde videre cupiebam lihrr.ni Garlesii » de Homine, lot eiicomiis celebralum, lot volis expectatum, ut ex eo qucedam » in nieam rem muluarer, vel haberem in quibus me exercerem. Undoquaque » librum per mihi obnoxium Bibliopolam conquirendum euro : non inveiiit, » neque accipii : et excusus tamen erat al(|ue edilus. Tandem commentario » hoc meo ullra umbilicum perduclo, mitlunlur ei pauca exemplaria quorum » unum mihi donal. » ' P. XV. « Sed opinioni meœ et exprclationi non respondit. » (401 ) cipe intérieur, forme de leur corps, dirige, gouverne et régit vitalement. » On peut discuter l'influence physique de l'âme sur l'orga- nisme aussi bien que l'automatisme; mais Plempius fait preuve de sagacité en rejetant diff'érentes assertions de Descartes, dont deux surtout sont importantes pour son système général ; nous voulons parler des valvules qui seraient placées aux extrémités des nerfs, et du rôle prépondérant de la glande pinéale. « Ces valvules, dit le médecin louvaniste, sont fabuleuses ' : elles supposent des nerfs creux 2, et les nerfs sont des faisceaux de fils. S'il y avait des valvules, un microscope les ferait voir; on ne les voit pas, donc elles n'existent pas. )> a Tout ce que Descartes dit sur la glande pinéale, continue- t-il, est un rêve de fiévreux, febricitantiinn somnio simile. » Flourens fait à Gall l'honneur d'avoir pleinement montré que « ce prétendu point du cerveau, vieux rêve des anatomistes, d'où, selon eux, tous les nerfs partaient et où ils se rendaient tous, n'est qu'une chimère... Le Danois Sténon, le premier, a dépouillé la glande pinéale du rôle capital que lui attribuait Descartes, dans son Discours sur l'anatomie du cerveau paru en 1669 3... » Cinq ans avant Sténon, et plus d'un siècle avant Gall, Plempius imprime déjà que cette glande ne peut être mise en mouvement par les nerfs, parce qu'ils partent tous de la moelle épinière, et que la glande est au-dessus de celle-ci, à une distance notable ^K « L'intestin droit a une fonction plus noble, » dit-il un peu plus bas, avec preuve à l'appui. ' P. XVI. « Valvulas in nervis comminiscilur, quœ apeiiantur et claudanlur, » ut spirilus animales vel admillanlur vel sistanlur. Quod fabulœ proxirnuni » est, vel polius fabula niera. » - Descaries, par une inluilion de génie, comme il rn a en p;ufuis, supposait des tubes nerveux; mais il se trompait en opinant que la substance (|ui les remplissait était à Télat fluide. ^ Cité par Bouillier, volume J, p. 154. * P. 17. « Denique glandula ista non potest a nervis pulsari, (|uia hi onmes * a spinali medulla oriuntur; glandula notabili inlervallo supra est. » V. pp. 12^, 1-25, où Plempius démontre en outre qu'aucun nerf n'y aboutit et qu'on a pris pour des nerfs de petites artères. Tome XXXIX- iîO ( 402 ) Avant de quitter Descartes, Plempius, se rappelant la fin de sa lettre de 1652, où il plaisantait son ancien ami d'Amsterdam sur son régime et sur la maladie qui l'avait conduit au tom- beau, reproduit ce passage mot à mot avec cette différence qu'en 1652 il caractérisait la maladie de Descartes comme une fièvre aiguë, et que maintenant il ajoute, « d'après l'éditeur de ses Lettres, dans la préface », que cette fièvre était la suite d'une péripneumonie. Comme plus tard Leibnitz, il lui reproche une confiance orgueilleuse dans la valeur de ses arguments, et cite en preuve cet endroit de la dédicace des Méditations à la Sorbonne, où Descartes annonce que « ses )) raisons sont telles qu'il ne pense pas qu'aucune voie soit » offerte au genre humain qui conduira à en trouver de meil- » leures ». « Ego vero, puto, dit Plempius, nullum mortalem » extitisse, qui tantum sibi arrogavit. » Nous avons vu que Florent Schuyl doit compter parmi les grands promoteurs du cartésianisme. Ce n'est pas à dire qu'il ait écrit beaucoup ^ ; mais c'est lui qui a fait paraître le Traité de l'Homme "^ dans la langue universelle des savants ; les édi- teurs subséquents se sont bornés à reproduire sa traduction. De plus, il a illustré cette œuvre de figures dont au moins l'exécution artistique est fort supérieure à celle de l'édition de Clerselier, bien que celui-ci déclare que leur exactitude scientifique laisse à désirer. Enfin, une longue préface (non paginée) de trente-deux feuillets contient une exposition systé- matique de la doctrine de Descartes sur le mécanisme végétal et animal. Bouillier, qui n'en fait pas mention dans son cha- pitre si intéressant sur les bêtes-machines, ne cite aucune œuvre plus ancienne où il soit traité scientifiquement de ce paradoxe cartésien. * Dans celle préface (p. 2G), il cite comme siennes des thèses sur la forme substantielle et contre ceux qui muliiplienl les âmes dans les êires. - Baillel dit à lort dans sa table de matières (volume JI, p. 396, col. b, in voce Schuyl), qu'il traduisit aussi le Traité de la Formation du fœtus. (403) Pas n'est besoin d'examiner son explication mécanique de la vie des plantes i qui, ce semble, ne déplut pas tant aux péripatéticiens de l'époque, car Plempius, le plus violent d'entre eux et qui bat en brèche la doctrine de Schuyl sur l'automatisme, ne dit rien de son mécanisme végétal. Mais la manière méthodique dont il expose la théorie de Descartes sur l'âme des bêtes, mérite d'être décrite, d'autant plus que les historiens n'en ont pas parlé jusqu'ici, et que le premier à en entreprendre la réfutation régulière a été notre Plempius. Schuyl débute par une concession : on peut admettre dans les animaux une sorte de vie consistant dans la disposition des organes et la chaleur dite animale ; une sorte de sensibilité, c'est-à-dire une pure affection organique, sans connaissance; une sorte d'âme, savoir le sang ou ses parties les plus subtiles, les esprits animaux (p. 8) ^. Mais on ne peut pas conclure, des mouvements et des phénomènes vitaux que nos sens aperçoi- vent dans les bêtes, à une vraie sensibilité chez elles. En effet, ces mouvements et ces phénomènes s'observent dans l'homme indépendamment de l'âme et même en l'absence de l'âme (pp. 9 et 10); on en remarque d'analogues dans les automates fabriqués par le génie de l'homme ; à combien plus forte raison il s'en pourrait trouver dans des automates faits par Dieu (pp. 10 et 11) ! Au reste, non seulement les bêtes peuvent être des machines, elles doivent en être. Sans cela, on serait conduit à admettre les absurdités suivantes : les bêtes ont conscience de ce qui se passe en elles ; elles réfléchissent ; elles connaissent l'universel, les moyens et la fin ; elles raisonnent; elles pourraient compter et parler; il y aurait moyen de s'en- tretenir avec elles; elles sauraient se perfectionner (pp. 1:2 à 17). L'Écriture sainte, loin d'être opposée à ce sentiment, lui est favorable (p. 21). L'expérience est conforme à ce que disent la raison et l'Ecriture, en nous faisant voir que plusieurs espèces ' Il y compare rascoi.sioii de la sève à celle du sang dans h-a boit( s ou ve mou ses. * PuciDaiidn manusciiie. ( 404 ) de bétes s'engendrent spontanément de la matière brute et que leur principe vital est divisible, étendu, et partant, corps ou mode du corps (pp. 21 à 29). Voici, dit-il enfin, la conclusion qui se dégage de tout le Traité de rHomme : les actions corpo- relles de notre corps sont le fait du corps seul, et toutes les actions des animaux sont du même genre (p. 29). Vingt-deux pages sur trente-deux sont ainsi consacrées à la défense de l'automatisme. Clerselier jugea si bien faite cette apologie du point le moins fort du système cartésien, qu'il fit traduire la préface entière en français par son fils, comme il le dit lui-même en tête de son édition du Timté de rHomme : « La préface de M. Schuyl est si bien concertée et élégante qu'outre qu'elle ne me laisse presque plus rien à dire, il m'enlève toute espérance de la surpasser. Aussi pour ne pas priver les lecteurs d'un chef- d'œuvre aussi achevé et pour en faire un bien commun, je l'ai fait traduire par mon fils et insérée dans cet ouvrage en appendice ^. » Plempius, avons-nous dit, réfute cette préface de Florent Schuyl, sans le nommer toutefois; mais en rapportant mot à mot maints passages du travail du professeur hollandais comme s'ils étaient des objections d'un anonyme. A l'imitation de son ami Froidmont, il s'appuie sur l'Écri- ture sainte pour affirmer la fausseté de l'automatisme et, ce qui est piquant, il se sert des deux textes dont Schuyl s'était prévalu pour l'établir 2. Après les avoir rapportés, il conclut bravement, mais un peu tôt : « Ergo de fide est, bestias vivere. At vero Cartesius vult ea esse mera automata et horologia. » Schuyl l'aurait renvoyé à l'endroit où il admet une vie impro- prement dite dans les animaux, qui, d'après lui, suffit pour expliquer le texte et le mettre facilement d'accord avec la * Clerselier avait peul-èlre un mobile moins avouable : donner à son édition un mérite qui, possédé exclusivement par celle de Schuyl, pouvait nuire au débit de son |»ropre ouvrage. Baillet, volume II, p. 399, renchérit encore sur les éloges que Clerselier donne à la préface de Schuyl. ' Genèse, chap. I, versets 20, "24. ( 40o ) nature de la cause productrice des animaux dont il y est fait mention (la terre et l'eau). Plempius s'objecte : selon les défenseurs de Descartes, on ne doit pas douter que le Tout-Puissant ait pu créer une bête qui soit comme une machine, une horloge L 11 ne s'agit pas, répond-il, de ce que Dieu a pu faire, mais de ce qu'il a fait. Réponse plus catégorique que convaincante! Dans la thèse de Schuyl, il s'agissait d'abord de ce que Dieu a pu faire, ensuite de ce qu'il a fait "^. Nous ne rapporterons pas in extenso les preuves à Taide desquelles le médecin de Louvain établit que les animaux connaissent. Qu'il suffise de les indiquer. D'abord, dit-il, les bêtes se mettent en furie comme les hommes; les chiens enra- gés notamment sont en tout semblables à des hommes enragés. C'est par l'expérience que les chiens, les chats et les enfants apprennent à fuir le feu. Ces derniers, avant l'âge de raison, se jettent parfois dans l'eau ou par les fenêtres; jamais les adultes ne le font, si ce n'est peut-être quand ils sont pour- suivis. Ainsi se comportent respectivement les animaux jeunes et les animaux plus âgés. Suivent toute une série de récits plus ou moins authentiques , mais écrits dans un latin irréprochable, où sont rapportés des traits merveilleux de l'instinct des loups, des éléphants et des pluviers. Chaque fois Plempius les termine par cette demande : an liœc ah liorologio profiscisci jwssunt? Vient enfin cet épiphonème : « Quid jam hic censemus, an sine cognitione hœc gesta sint? Qui affir- mare ausit, aio cognitione ipsum carere ^ ! » Les sept objec- tions qui suivent sont toutes de Schuyl et prises textuellement dans sa préface. ' Ces défenseurs sont représentés par Scliayl dont voici les paroles (p. 1 1) : 0 quis dubilet quin Oinnipotens besliani velul opus isliusmodi mechanicuni » creare possii ? » * A cet endroit (p. Il) Plempius donue texlaellemenl les trois définitions que Scimyl met en avant de la vie, de la sensibilité et de l'ànje, entendues dans le sens large, et prétend, sans en apporter de preuve, que la Foi met plus que cela dans les animaux. ' P. XIII. ( 406 ) Première objection des misothères (le mot est de la fabrique de Plempius) : les bêtes connaissent, elles ont le sens intime i. Je le veux bien, riposte le vieux médecin, si par conscience on entend la connaissance d'un fait passé. Deuxième objection : il faudrait leur concéder une connais- sance réflexe leur permettant de distinguer entre une chose et une autre 2. — Cette conséquence est encore admise par le professeur louvaniste. Il admet en troisième lieu qu'on doit leur donner la con- naissance de l'universel, grâce à laquelle les animaux peuvent rechercher leurs aliments, même ceux qu'ils n'ont jamais perçus auparavant parleurs sens ^. Cette concession est certaine- ment excessive : si l'on accorde que la bête perçoit l'universel, elle pourra s'élever aux principes généraux et abstraits ! Plempius, en voulant éviter un mal, tombe dans un autre. A l'objection que si les bêtes connaissent, elles pourront avant toute expérience éviter ce qui leur est contraire 4, Plem- pius répond qu'elles le peuvent eftectivement dans certains cas; que d'autres fois, elles ne le peuvent qu'après expérience, ce qui prouve encore sa thèse. Schuyl affirme et Plempius concède (à tort, selon nous) que si les bêtes connaissent, elles perçoivent la fin et les moyens, c'est-à-dire la raison d'utilité, comme le prouvent la construc- tion des nids et l'éducation des petits •">. * P. XIII. « Si besli;e cogniiione praedilae forent, conscienlia iis nou esset » denegîinda. » Schuyl, p. VI : « Si besliœ cogiiitione prœdilœ forent, con- » scienlia iis non e.»sel dcneganda. » " Plempius, ibidem, Schuyl ibidem. Nous irécrirons qu'une fois le texte puisqu'il esi ideiiti(|ue chez les deux écrivains : « eliam iisconcedenda essel » cognitio reflexa qua distinguèrent inler rem et rem. » * Plempius, ibidem. « Quin etiam notilia uuiversalium, qua alimenlum » suum, etiam illud quod anle nunquam illae sensibus exceperant, proseque- » reuUir. » Schuyl, ibidem. * Plempius, ibidem. « Atque hune et quemlibet ignem aliumve nalunesuœ » hosteni, illum eliam quem nunquam viderunt, sibi adversum et viiaiidum » esse uossent. » Schuyl, ibidem. s Schuyl, ibidem. <^ Praeterea finem rognoscerenf et média, sive ralionem i> utililatis, uli nidoriim (abrica, alque pullorum edticatio comprobanl. «• Plempius, p. xiii. (407) Toutefois quand le philosophe de Bois-le-Duc prétend que l'on ne peut admettre la connaissance dans les bêtes, sans admettre en elles une faculté raisonnante ^, Plempius ne veut pas leur donner cette raison qui nous sert à « composer de beaux discours, à faire des lois, à discuter savamment sur tout objet, à construire des syllogismes. » Il leur en octroie une autre d'un degré inférieur, mais dont malheureusement il n'explique pas et ne peut expliquer la nature après les conces- sions excessives qu'il a faites antérieurement. Nous arrivons à la dernière objection. Voici les paroles de Schuyl 2 : « industria longe major apparet in belluis, quam » puerulis aut vesanis... et tamen nullabestiarum vel astutissi- )) marum unquam discere potuit, vel tria numerare vel etiam » voce nutuve loqui,... aut ad interrogata respondere. » Plem- pius s'empare des premiers mots pour prouver sa propre thèse 3 : « Vous concédez donc que les animaux ont de l'astuce et de l'habileté; or on ne conçoit point ces deux qualités dans un être dépourvu de connaissance! )) Il admet qu'un animal ne saurait parler ni répondre, parce que cela lui supposerait de la raison, et qu'il n'en a pas. Mais quant au troisième point, il ne craint pas d'affirmer que les animaux savent compter, la mère-poule, par exemple, qui se montre inquiète quand l'un ou l'autre de ses poussins fait défaut. Ces réponses sont loin d'être toutes convaincantes ; mais les deux faits dont Plempius les accompagne seraient péremptoires s'ils étaient avérés ^. Ici prend tin la controverse entre le professeur de Louvain et son compatriote. N'y trouve-t-on point un enseignement utile? Descartes, et, après lui, Schuyl, ne voulant pas trop rappro- cher la bête de l'homme, enlèvent à l'animal la faculté de connaître : c'était un excès. Plempius pensait avec le com- * ScHiwLjbidem.K Denicpie vera raiio einalio belluis pleno jurecompelerel. » Plempil's, p. XII!. » P. XIV. ^ P. XIV. * Plempius ne les établissant pas sur îles autorités sulfisantes, il est inutile de les rapporter ici. { 408 ) mun des philosophes, ou plutôt avec le commun des hommes que les bêtes ne sont pas privées de connaissance; il soutient son sentiment, et il y met tellement d'ardeur qu'il tombe dans l'excès contraire ^ et donne à l'animal la perception de l'universel, de la fin et des moyens, la conscience, la réflexion et la faculté de compter, c'est-à-dire, l'intelligence et la raison. Que de fois phénomène pareil a été constaté à l'apparition des théories nouvelles ! Combien leur propagation s'avantage de la faiblesse de leurs adversaires ! § ^. L'ouvrage de Plempius, dès son apparition, fut connu en Belgique et chez nos voisins du Nord. A chaque pas l'on y rencontre les noms des célébrités médicales contemporaines appartenant à la Hollande, signe évident que les Pays-Bas n'étaient point désunis sous le rapport scientifique. Le médecin de Louvain avait acquis aussi du renom en France depuis ses démêlés avec Descartes, et surtout depuis la publication du second volume des Lettres, où les pièces du procès sont reproduites. Le Journal des savants, dans son numéro du 4 jan- vier 1666 (deux ans par conséquent après l'édition), consacre une assez longue revue aux Fundamenta. En voici les deux prin- cipaux endroits 2. «... Il y est traité de la circulation du sang, )) des veines lactées, du canal thoracique et du mouvement » du cœur. Et parce que cette dernière question a été agitée )) entre cet auteur et M. Des-Cartes, il a inséré dans ce livre « deux belles lettres de ce grand philosophe qui n'avaient )> point encore vu le jour 3, par lesquelles il est prouvé que * Cf. le savant auteur tle la Connaissance de soi-même, Bruxelles 1880, p. 430 : on y trouvera une théorie moyenne. « P. U'2. ^ Les cartésiens épris de leur maître et qui se seront hâtés de prendre oi. naissance de ces deux « belles lettres » en auront voulu au critique du Journal des savants qui leur vantait des choses publiées déjà en 164-4 par Plempius d'abord, ensuite par van Bevervvijck, et une troisième fois en 1659 par Clerselier î ( 409 ) » le mouvement du cœur ne se fait par aucune vertu pulsi- )) fique qui soit dans le cœur, mais seulement par la raréfac- » tion du sang qui le dilate Cet auteur dit hardiment sa » pensée de toutes choses sans épargner ni les anciens, ni les )) modernes. Entre autres, il traite fort mal M. Des-Cartes : car )) il a fait exprès une longue préface pour décrier sa doctrine )) qu'il veut faire passer non seulement pour fausse , mais » encore pour contraire à la religion. Il dit que plusieurs » articles de cette doctrine ont été censurés par la Faculté de » Théologie de Louvain, et que ses livres ont été condamnés » par l'Inquisition dont il rapporte le décret. » Quel était le but de l'auteur de cette revue? En faisant connaître ou plutôt en rappelant des jugements doctrinaux émanés de Louvain et de Rome, et hostiles au cartésianisme, au moment où l'on s'agitait à Paris pour ramener de Suède en France la dépouille mortelle du philosophe et l'y recevoir triomphalement, un tel article pouvait très bien être une pierre d'achoppement, et de fait la Cour interdit l'oraison funèbre de Descartes. Revenons à Louvain. L'Université de Liège possède un cahier manuscrit de 1664 rédigé par un Liégeois du nom de Jean Pierre Schell i. C'est un catéchisme de logique où régnent partout l'ordre, la clarté et l'exactitude ^2. Deux professeurs y ont collaboré : l'un dont nous avons déjà parlé, Lambert Vincent de Gravegnies (Rrabant hollandais), qui fut chargé avec son collègue Randaxhe, d'aller disculper la Faculté des Arts auprès de l'internonce ; l'autre, dont nous dirons un mot plus loin, Robert de la Neuville, originaire de Liège. L'enseignement philosophique de ces deux personnages est ' Catalogue des manuscrits, d" 689. ' On y trouve (p. 240) qu'il y a trois opéry lions de l'esprit, savoir : !a première, la deuxième et la troisième ! Kn 1 664 le Bourgeois gentilhomme n'avait pas encore paru. (410) rigoureusement scolastique, et toutes les fois qu'un point doctrinal est contredit par le système cartésien, on les voit, sans nommer Descartes toutefois, définir, éclaircir, prouver con amore cette partie de la philosophie traditionnelle. Ainsi en est-il quand il s'agit de définir la notion de substance ^, la distinction des accidents d'avec la substance 2^ la quantité essentielle et l'accidentelle 3^ la portée restreinte du critérium de l'évidence. Toutefois en expliquant 4- pourquoi les parties de l'eau ont moins de cohésion que celle de la poix ou des pierres, ils donnent le choix entre deux explications. L'une d'elles est celle de Descartes : les parties de l'eau se meuvent continuellement les unes sur les autres et ne s'enlacent pas mutuellement; celles de la poix s'enlacent les unes dans les autres, celles de la pierre sont en repos les unes à côté des autres et de plus sont enchevêtrées. Ailleurs, ils considèrent comme plus vraisemblable l'opinion qui ramène la dureté, la mollesse, l'aspérité, le poli, la rareté et la densité, à des dis- positions des petites parties des corps et à des relations entre ces parties, et ils expliquent par là chacune de ces qualités. C'est encore du cartésianisme. Ainsi en physique proprement dite, le système de Descartes commençait à prévaloir chez des professeurs considérés (Vincent du moins) comme de fidèles péripatéticiens. * P. 116. * P. 1-20. '■ Ibidem. * P. 127. ( 411 ) CHAPITRE XXÎ. LE CARTÉSIANISME ORTHODOXE (1664). Sommaire. I. Philippi publie sa Physique: sa dédicace et sa préface. — 2. Éloges de l'ouvrage et de l'auteur. — J-î. Ses idées sur le monde inorganique. — 4. sur les plantes et sur les animaux. — o. sur l'iiomme. — (J. Van Gutschoven en rela- tions avec Florent Schuyl. Philippi se faisait vieux ; il avait dépassé Tannée « climacté- rique w, et devait se hâter s'il voulait publier intégralement son cours de philosophie théorique. 11 fit imprimer en 1664 la troisième et dernière partie. La dédicace étant datée des ides d'octobre, c'est en ce mois même ou en novembre que parut la troisième Medulla de notre cartésien, c'est-à-dire après la publication des Fundamenta de son collègue Plempius, et, ajoutons-le, malgré elle. La préoccupation de se fortifier de l'autorité gouvernemen- tale se montre une fois de plus : le livre est dédié au marquis de Castel-Rodrigo, Don Francisco de Mora. Cette année-là, Castel-Rodrigo avait été appelé à gouverner par intérim nos provinces : Philippi obtint de pouvoir lui faire hommage de son œuvre, qui parut ainsi sous le couvert de la plus haute autorité du pays après le roi d'Espagne. Dans cette dédicace, on ne trouve rien de bien saillant, si ce n'est la persistance avec laquelle le vieux médecin s'obstine à faire passer le contenu de son ouvrage comme l'expression de son perpétuel enseignement : ainsi avait-il fait en 1661 et en 1663, ainsi fait-il encore en 1664. En lui offrant sa Logique, ( 412 ) il disait à Don Ferdinand Alexandre de Portugal : « voici un traité que j'ai enseigné publiquement quarante années durant », c'est-à-dire depuis 1621. Au duc Philippe-François d'Aremberg, il dédie la Métaphysique : « qu'il a dictée pendant quarante ans à ses élèves ». Devant le gouverneur Castel- Rodrigo, il espère que : « cette philosophie naturelle, à l'en- seignement de laquelle il a travaillé dans l'auguste Université de Louvain pendant quarante années bien remplies, trouvera grâce à ses yeux. » Tout cela laisse supposer aux lecteurs que, de 1621 à 1637, bien avant l'apparition du Discours de la Méthode et des autres œuvres du philosophe français, Philippi était déjà en possession des idées captésiennes qui font la substance de ses trois volumes! Orgueil puéril ou vanité sénile, dont nous trouvons un exemple tout à fait semblable dans Regius, disciple infidèle de Descartes : ce Hollandais, dans la dédicace de sa Philosophia naturalis, parue en 1661, se vante d'avoir été dès 1636 en possession de toutes ses idées et d'y être arrivé par lui-même ^. Dans sa préface, Philippi explique pourquoi il continue à ne pas citer d'auteurs, ni ceux qui lui sont favorables, ni ceux qui lui sont contraires. « Si, comme je le crois, mes preuves sont bonnes, elles n'ont pas besoin de s'appuyer sur des autorités, et mille témoignages contraires ne les renverseront pas. » Il ajoute une autre raison, tout à fait dans le goût de Descartes, savoir qu'il s'est toujours plu davantage à déduire des consé- quences de principes certains ou hypothétiques qu'à lire beaucoup d'auteurs. Les lignes qui suivent, contiennent une confession intéressante, quoiqu'un peu tardive, de ses plagiats antérieurs. c< Je ne nie pas qu'un petit nombre d'auteurs me sont familiers, et que je me sers souvent de leurs paroles (quorum etiam verbis subinde utor). En agissant de la sorte je ' Regius a pourlaul la palme. Qu'on en jui;(' par ses paroles. « Tolam reruni )) universiialeni per clara uhivis occunentia. facilliina, sullicientia el >^ uuica principia , jani a viginli quinque circiler aunis, publicalis specinii- » nibns, e cininu-riis Unelnis prinais lioc noslro sieciilo in clarau» luceni » protluxi. » leur rends honneur ^ » Bel honneur que celui-là ! reproduire les paroles de quelqu'un sans le moindre signe qu'elles n'ap- partiennent pas à l'auteur du livre! Mais enfin, après trois ans d'attente, le lecteur est au moins mis sur ses gardes et retiendra ses louanges toutes les fois qu'il sera tenté d'en donner à l'écri- vain! Plempius et Froidmont ont chacun leur petite allusion malicieuse là où Philippi dit qu'il ne nomme pas ceux qu'il réfute ou censure, ceux qui, d'après lui, marchent à l'aveugle et sont le jouet d'hallucinations, ceux qui sont châtiés de sa- verge magistrale, « car, ajoute-t-il, je ne veux pas censurer des morts '^, ni non plus des vivants, plus dignes d'honneur que de blâme, puisqu'ils servent la chose publique par la publi- cation de leurs écrits 3. » Il n'y a pas moins de vingt louangeurs qui proclament en vers latins les mérites de Philippi. Chose remarquable! Jamais les éloges n'ont été aussi explicites, jamais les allusions favo- rables au cartésianisme, moins voilées; et en même temps, tout ce monde, un seul excepté, se signe en toutes lettres, prénom, nom et qualité. Ainsi deux ans après les censures de l'inter- nonce et de la Faculté de Théologie, un an après la mise à l'index de plusieurs ouvrages de Descartes et la condamnation générale de sa Philosophie; pendant que de Vecchi était encore à la Cour de Bruxelles, les cartésiens de Louvain, enseignes déployées, chantaient le Péan en l'honneur de la nouvelle philosophie! Quelle est l'explication de ce mystère? Elle est donnée par l'en-tête de ce chapitre : le cartésianisme s'était fait orthodoxe en changeant certains points, en expliquant cer- tains autres, ainsi que nous le verrons dans les paragraphes * K Paucos (auclores) tamen milii familiares esse non nego, quorum etiam > verbis subinde utor, duni idem quod illi explico, qua ralione cum ipsorum » doclrinam prohabo, illos eliam honoro. » - Froidmonl, par exemple. ^ Plempius qui venait de publier ses Fundamenta pour la quatrième fois, sans y mentionner jamais Philippi. ( 414 ) suivants. Mais il faut d'abord assister au vote à billet ouvert en faveur de Descartes et de son fidèle disciple. 1) Le premier à entrer en ligne est Pierre Moons, curé de Sainte-Marie, à Bruges, bachelier en théologie : nous l'avons vu déjà en 1661 et en 1663. 2) Guillaume Moons, licencié dans les deux droits, avocat. Celui-ci ne craint pas de comparer Philippi à Hercule et à Atlas ! Hercule a dissipé les monstres, Hinc illi quanlus non fuit ante décor ! Errorum e sophia Philippi monstra fugavit : Alcides sophice Philippi nonne vocandus ? Aut hoc, aut illi nomen Athlantis erit. On sait ce que cela veut dire : ces monstres sont les senti- ments des scolastiques. 3) Adrien Philippi, licencié dans les deux droits. Déjà vu en 1663. C'est un fils de l'auteur. 4) Jean- Antoine Philippi, licencié dans les deux droits. Déjà vu en 1663. H trouve que les trois Moelles sont salées à point : (( Sal sophiee, ratio est. » 5) Corneille Noulaert, bachelier en théologie, professeur de poésie au collège de la Trinité. Nous le revoyons pour la troi- sième fois ; il nous apprend une chose curieuse et qui semble véritable : a Philippi est le premier professeur de Louvain qui ait imprimé un manuel complet de philosophie. » 6) Jean Birwaert « pastor Mellinensis ». Déjà vu en 1663. D'après lui, Philippi a la gloire d'avoir trouvé les vraies causes des phénomènes physiques. 7) Pierre van Santvoort. H reparaît après s'être éclipsé en 1663. H trouve que jusque Philippi, on n'avait donné que les causes apparentes des choses. 8) Charles van Hesbroeck. Déjà vu en 1663. ( 415 ) 9) Guillaume Schaurinck, bachelier en théologie, curé de Beete. 10) Charles Luyckx, licencié dans les deux droits, avocat. 11 avait signé ses initiales en 1661 et s'était abstenu en 1663. Son épigramme est très intéressante. On y voit des allusions aux ennemis du cartésianisme de Philippi, aux censures qui lui ont été infligées, et, croyons-nous, à la faculté donnée par l'internonce d'imprimer des livres cartésiens avec certains changements. I , medios intcr sis imperterritos hostes. Mox libi qui fuerat hostis. amicus erit. Pro vero certas : et si hoc aliquando prematur, Opprimilur nunquam; sed lalitare potest. Hactenus et latuit pro magna parle, sed author NuDC hoc e tenebris eruit ecce tuus ! 11) Henri Payez, licencié dans les deux droits, avocat à Bruxelles. Cet avocat donne un coup d'encensoir aux anciens philoso- phes et aux modernes : Non vetcrum non authoruni liber iste novorum Nomina pulchra citât. 12) Arnold Narden. 13) Nicolas Le Noir, bachelier en théologie, curé de Hers- selingen. Ce Nicolas Le Noir i était né à Louvain en 1638 : élève du collège du Faucon, il avait été quarantième à la promotion de 1658. Après avoir reçu le baccalauréat en théologie, on l'avait nommé à la cure de Hersselingen. Plus tard, il deviendra un homme assez important à l'Université, et remplira les fonctions de président du collège de Pels ou de Westphalie pendant l'espace de trente-huit ans. C'est un passage de son épigramme qui fournit la preuve décisive de l'identité de Philippi avec * Reuse.ns, Analectes, i. XIX, p. 93. ( 416 ) l'auteur des thèses de médecine censurées par la Faculté de Théologie. Ce petit morceau de poésie est fort bien tourné; il est principalement consacré à disculper Philippi de l'accusa- tion de plagiat; mais Le Noir se sert pour cela du singulier procédé que voici. « Personne ne peut se plaindre de vous voir dire ce qu'il a dit, s'il n'a conscience d'être le premier à l'avoir dit. Or personne ne peut avoir cette certitude. » Si sub sole novum nihil est, te judice, numquid, Illud quod scribis, scriptum aliquando fuit? A quo ? non dicis ! nonne indignabitur author? Te furti dicet forsitan esse reum ! Hoc author posset sed tantum dicere primus; Sed quis se primum dicere jure potest *. 14) Saxo ab Hiddingen 2. Il fait remarquer que cet ouvrage contient des choses neuves, et prétend qu'il fera abandonner tous les autres. 15) David van den Heuvel, licencié en médecine. Broeckx, dans l'histoire du Collegium medicum Bruxellense 3, dit un mot de ce médecin : « François Van Werden (un charlatan) avait )) obtenu le 20 février 1665 un certificat du médecin de Louvain )) van den Heuvel, qui, d'après le dire du professeur Plemp, » jouissait de peu d'estime. » Rien que son cartésianisme devait suffireà Plempius pour le lui faire apprécier de la sorte. Les vers *■ La conclusion de répigramnne est assez naïve ! Non citai hic auctor quemquam neque porro citari Appétit : est illi scribere grata salis. Si sint grata tihi, tantum tibi supplicat author : Author is, quaeso, die, miserere Deus. ' Valere André, Fasti, Louvain, 1030, p. 157, mentionne parmi les profes- seurs de droit cinon. «Gulielmus delddin^a», originaire de Louvain, licencié dans les deux droits, nommé en 1639. ' P. 197. ( 417 ) qu'on va lire, pleins de virulence et faits de main de maître, ont dû blesser profondément Plempius et les péripatéticiens. Rodere si nequeas, actum est, Zoile, de te ! Quid faciès? rodi pura medulla uequit. Sis animo forti, dabimus quae rodere possis : Scilicet ossa quibus tecta medulla fuit *. Haec si non possint stomachum satiare latrantem, Ut canis ad Lunam porro latrare potes! Après de telles injures en 1664, on comprend les paroles de Plempius en 1665. 16) Pierre Laureyssens, bachelier formé en théologie, pro- fesseur de philosophie au collège du Lis. Anversois, ancien élève de Philippi, le quatrième à la pro- motion de 1649, il était professeur au Lis depuis 1652, et devint en 1669 président du collège de Malderus "^. C'est le seul professeur de philosophie que nous rencontrions parmi les approbateurs de Philippi. Il confirme ce qu'a dit celui-ci de l'âge de ses opinions cartésiennes : « L'auteur a enseigné quarante ans sa Philosophie, w Omnes pendebant illius ab ore docentis : Assecla scribentis quilibet esse volet. Laureyssens ne se contente pas d'une épigramme : il en ajoute une seconde, qui présente un intérêt historique consi- dérable. On y voit que ce collège du Lis où Philippi et Geulincx avaient professé, était cartésien; que les autres collèges étaient plutôt aristotéliciens, mais que cependant l'influence de Phi- lippi s'y exerçait, grâce à ses écrits. Per te discipulis florebant Lilia doctis; Nominis aima tui fama trahebat eos. Se reliquae tibi multa scolœ debere fatenlur: Instruis bas libris dogmatibusque tuis. Magnus honos Aristoteli delatus in illis : Fallor, dcbctur vel tibi major honor. ' Quels sont ces os dont Philippi a extrait la moelle? Les œuvres de Descaries sans doute. - Reuseks, Analertes, t. XIX, p. 307. Tome XXXÏX. 27 ( 418 ) 17) Jacques van Bossuyt, bachelier formé en théologie, .curé de Heysteren. 18) Chrétien van Langenclonck. C'est le continuateur de l'ouvrage de Vernulseus sur l'Uni- versité de Louvain : il dédie ses vers à Philippi, son ancien professeur. 19) J. D. [Juris Doctor?), bachelier formé en théologie, pro- fesseur de poésie au collège de la Trinité. C'est le seul qui ne se signe pas en toutes lettres. 20) N. de Witte, bachelier formé en théologie, curé à Haute- Croix. Tels sont les adhérents les plus hardis de Philippi : outre ses deux fils, nous y comptons six curés, trois avocats, trois professeurs de TUniversité et un médecin. Il est temps d'en venir au livre même qui était l'objet de leurs éloges. §3. Parmi les erreurs reprochées à Descartes par la Faculté de Théologie de Louvain, nous trouvons en troisième lieu celle de l'extension, constitutive de l'essence des corps i. Or, dès la première page, Philippi donne comme définition du corps, qu'il est une substance étendue 2. Est-ce à dire qu'il fait fi de la censure des théologiens, ses collègues, et de celle de l'inter- nonce? Nullement, car aussitôt après, il explique sa pensée et lui donne un sens qui n'est plus en désaccord avec l'enseigne- ment traditionnel sur le mode de la présence réelle. Il se pose l'objection suivante : mais le corps de Jésus-Christ dans l'eucha- ristie est-il étendu? Il répond qu'il est étendu, au moins au Ciel; qu'il l'est même dans l'eucharistie, mais en puissance, per aptitudinem. Plus loin 3, s'il soutient que l'étendue est essentiellement inséparable de la matière, c'est qu'il applique * « Exieusio corporis est attribulum ejus esseiiliam naturanique cousli- » luens. » 2 P. 1. « Coi pus sive maleria potesl deûniri subslaulia exiensa. » 3 p 2. ( 419 ) la même distinction, et entend cette proposition de l'extension a aptitudinalis », et non de l'extension actuelle. De la sorte, dès les premières lignes de sa Physique, Philippi délivre le carté- sianisme de la principale opposition qu'il eût avec le dogme révélé. Telle étant l'essence des corps, comment connaissons-nous leur existence? Comme Descartes, Philippi appuie cette con- naissance sur la véracité de Dieu, qui ne serait plus véridique, s'il nous laissait la claire perception de corps existants, sans qu'en fait, il en existât ^. Il y a trois éléments : la matière première, la matière subtile et les globules éthériens. Ceux-ci sont formés par les heurts mutuels des parties de la matière, qui arrondissent leurs angles, comme il advient des cailloux roulés dans le lit des cours d'eau. Les fragments minuscules détachés des globules for- ment la matière subtile. Le reste constitue les corps palpables, comme la matière subtile constitue le soleil et les étoiles fixes; les globules remplissent les espaces s'étendant entre les différents astres -. En astronomie, Philippi préfère le système de Tycho-P>rahé à celui de Ptolémée. Mais il n'ose accepter celui de Copernic, de Galilée et de Descartes. A l'époque oi^i il vivait, l'ardeur qu'on avait mise à proscrire l'enseignement de la théorie copernicienne n'était plus aussi grande que dans la première partie du siècle, et ainsi que nous l'avons remarqué à propos du P. Tacquet, on n'attendait qu'une preuve décisive en faveur de ce système, pour expliquer d'une façon figurée les endroits de rÉcriture qui semblaient en opposition avec lui. Philippi s'énonce avec une grande discrétion, et montre avoir bien compris ce qu'au juste l'Église exigeait des savants de ce temps-là 3 : « Copernic met en avant un troisième système, et explique assez ingénieusement les phénomènes des planètes ; mais parce qu'il suppose que le soleil et le firmament sont ' P. 1. - P. 125. = P. 137. ( 420 ) immobiles et que la terre tourne autour de son centre et autour du soleil, ce système n'est pas admis habituellement... l'opinion de Copernic ne semble pas assez conforme à l'Écriture sainte, et a été récemment condamnée comme erronée selon la Foi par une congrégation de cardinaux nommés par Paul V et Urbain VIIL » Quant à l'étendue du monde, Philippi ne la tient pas indé- finie, encore moins infinie. « Cette diffusion illimitée de la matière à travers l'espace n'est pas nécessaire, dit-il, et il est même assez téméraire de l'affirmer; car dans ce cas. Dieu ne pourrait pas créer un monde différent de celui-ci sans que la matière de l'un pénétrât celle de l'autre. » C'est ainsi qu'il abandonnait Descartes sur un point qui avait été l'objet des censures de la Faculté. La quatrième proposition de Descartes notée comme erreur dans la condamnation, dit en effet : c( nous connaissons que ce monde, c'est-à-dire, l'ensemble de la matière corporelle, n'a aucune limite dans son extension. » Philippi rejette les formes substantielles dans les êtres inorganiques, parce que pour expliquer leurs propriétés, il suffit d'admettre dans leurs petites parties certaines figures et certains mouvements. « Rien n'empêche, ajoute-t-il, de nommer formes ces différents caractères; on peut même dire que la matière est une substance incomplète, puisqu'elle peut (mais ne doit pas) être jointe à une âme et former avec elle une sub- stance totale 1. )) On voit comment Philippi cherche à retenir les termes et les définitions de l'ancienne philosophie, là même où il s'en écarte pour le fond des choses. On retrouve encore dans sa Physique l'occasionnalisme, et tout d'abord le grand principe cartésien qui en partie lui sert de base, la conservation de la quantité de mouvement 2, mais avec des restrictions qui montrent les préoccupations théologi- ques du vieux docteur. De plus, recherchant 3 pourquoi le feu échauffe graduellement l'eau et ne l'amène pas tout d'un coup * P. 9. 2 P. 97. ' P. 70. ( 421 ) à un degré de chaleur égal au sien, « il n'y a pas d'autre raison à cela, répond-il, que la nature du feu en tant que soumise au décret de son Auteur, lequel a décrété de ne donner que suc- cessivement son concours à la production de l'effet dont il s'agit. » De là à l'action de Dieu se substituant continuellement à celle des créatures selon les lois qu'il lui plaît, il n'y a pas grande distance, ou plutôt il n'y en a aucune. De telles idées sur l'activité des êtres n'étaient pas propres à faire marcher la science, et Descartes n'eût pas aimé ce « Deus ex machina », lui qui, d'après Pascal, « aurait bien voulu dans toute sa Philo- sophie se passer de Dieu, quoiqu'il n'ait pu s'empêcher de lui faire donner une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement i. » !^ 4. Philippi n'accorde pas aux plantes un principe substantiel supérieur à la matière, et « s'il y en avait un, ajoute-t-il, il ne concourrait pas aux actions qui ont pour sujet les molécules de la plante - ». Le mécanisme en botanique est presque devenu un axiome chez les cartésiens, enhardis sans doute par la mollesse dont leurs adversaires faisaient montre dans la défense de cette partie du système d'Aristote. Mais, en revanche, notre auteur admet explicitement une àme sensitive dans les bêtes et rétracte ainsi ce qu'il avait avancé auparavant, quand, dans les fameuses thèses de médecine, il révoquait en doute si les animaux jouissaient d'une vie proprement dite, et prétendait que les arguments rationnels en faveur de l'exis- tence d'une ame dans les bêtes n'étaient ni démonstratifs, ni probables. Il se pose en termes exprès la question : dans quels corps y a-t-il une âme? Et il répond : « dans l'homme et dans la bête : dans l'homme, parce qu'il pense; et dans la bête, parce que son organisme ressemble au nôtre ; on peut même attri- buer à l'animal un jugement d'ordre inférieurs, « C'est l'argu- ' (Vilé |iar BoL'iLLiKR, volume I, p. 0^8. - P 9. V. |). 220. 5 P. 220. ( 422 ) ment classique pour prouver Texistence de la sensibilité dans les animaux, tiré de la ressemblance de leur système nerveux avec le nôtre, d'où l'on conclut à la ressemblance des fonc- tions. Quelques pages plus loin, Philippi entreprend la réfu- tation de l'automatisme et, quoique l'on puisse vaguement entrevoir qu'il n'est pas encore bien convaincu de la fausseté de l'opinion qu'il combat, ce qu'il dit a dû suffire auprès des censeurs les plus sévères et de l'internonce De Vecchi pour le faire juger cartésien de bonne volonté. « Il y en a cependant i quelques-uns qui semblent vouloir rendre les bêtes inanimées (briita exanimare) et conséquemment leur enlever toute con- naissance, comme si elles n'étaient que des horloges. Or, ajoute t-il, il est conforme à l'Ecriture sainte qu'il y a une âme dans l'animal, et il a été prouvé ci-dessus (p. 220) qu'il y a en elle de véritables perceptions, w Voici où, selon nous, l'on peut deviner une secrète attache à l'automatisme chez notre auteur : « D'ailleurs, il ne faut pas nier que Dieu puisse fabriquer des automates imitant dans la perfection les actions des animaux, si bien que l'homme pourrait à grand'peine les distinguer des animaux véritables. Il pourrait bien moins encore les discerner les uns des autres si, dès le principe, il avait été accoutumé à voir ces automates et les avait connus comme tels, et qu'ensuite il eût rencontré les animaux vérita- bles dont les automates imitaient les actions. Dans ce cas, en effet, il eût pris les bétes pour des machines, tout comme il prendrait pour un homme un ange se servant d'un corps. » Ramené à ces termes, le problème de l'automatisme n'était plus susceptible d'une solution philosophique, tous les argu- ments de l'ordre scientifique pour renverser le paradoxe car- tésien tombaient, et il ne devenait possible de trancher la question que par la révélation. Il est vrai que Philippi concé- dait qu'elle n'était pas favorable ù l'automatisme, et il le répète dans les lignes qui suivent; mais c'était déjà trop que de donner à cette théorie par trop aventureuse un bill d'indemnité au tribunal de la raison. ' P. :>5-2. ( 423 ) §S. Nous avons déjà rencontré plusieurs passages où l'influence des censures théologiques est visible. En voici un autre où elle n'est pas moins manifeste. Les thèses de médecine contenaient la proposition suivante : l'existence de l'âme ou de notre intel- ligence est plus certaine et plus évidente que celle du corps. Voici ce que l'on trouve chez Philippi : « Notre âme est-elle mieux connue que le corps 'i? Oui, répond-il, car ce qui nous est le mieux connu, c'est que nous pensons, et partant l'âme, en tant que principe de la pensée, est ce qu'il y a de plus connu. De là l'existence de l'âme est plus certaine que celle du corps 2. Dans toute preuve de l'existence du corps est ren- fermée une preuve de l'existence de l'âme, et la réciproque n'est pas vraie. Comment, en eff'et, prouve-t-on que le corps exisie, si ce n'est parce que nous le connaissons clairement, que nous le voyons, que nous le palpons ; or, rien de tout cela ne peut avoir lieu sans une âme. Ensuite, l'on peut plus faci- lement douter du corps que de l'âme, car, si l'on doute de l'âme, il s'ensuit évidemment que l'âme est, mais si l'on doute du corps, cela ne s'ensuit pas. w Quelle saveur franchement cartésienne dans ces lignes ! Le je pense, donc je suis semble à tout instant devoir apparaître. Jusqu'ici Philippi a l'air de maintenir sa thèse d'il y a deux ans ; mais si l'on y prend garde, il y introduit une restriction qui la rend parfaitement inoffensive et capable d'aft'ronter désormais l'examen le plus sévère : l'âme est mieux connue que le corps comme principe de la pensée, mais non pas sous les autres rapports. Entendons encore Philippi : « Il a été dit que l'âme est mieux connue en tant que principe de la pensée, parce que l'on pourrait consi- dérer l'âme selon qu'elle est forme du corps, constituant avec lui une nature vivante, et selon d'autres rapports encore : or quelques-uns d'entre eux ne sont pas aussi bien connus. » 1 p 221. * « Unde eliam cerlius est exislere animam quam corpus. » Rapprochez ce passage des paroles de Der-Kennis en 1655 (v. p. 285). ( 424 ) Nous ne nous arrêterons pas longuement sur les autres par- ties de la Psychologie de Philippi ; elles ne contiennent rien de bien nouveau. Signalons en passant un doute : « La raison à elle seule suffit-elle pour démontrer la spiritualité de rame ^? » L'auteur l'énonce, là où il s'occupe de l'immortalité. Après avoir dit qu'elle est certaine de par la Foi, il en aborde la démonstration par la spiritualité, et après l'avoir donnée, « sed insistendo rationi pure naturali, dit-il, non vide- tur forte evidens animam nostram esse spiritualem ». On eût compris chez un cartésien un doute portant sur l'immor- talité même; mais se demander si philosophiquement il était constant que l'âme humaine fût spirituelle, et se déclarer dans l'impuissance de répondre avec certitude, c'était s'écarter de Descartes qui mettait une partie de sa gloire à avoir démontré ce point mathématiquement, et qui l'annon- çait dès le titre même de ses Méditations "^. Signalons encore la thèse cartésienne soigneusement prouvée de la localisation de toutes les sensations dans le cerveau 3 ; le rôle de la glande pinéale qu'il décrit en se servant des mots mêmes de Descartes dans les Passions de l'âme ^ ; la description des effets physio- logiques de Tamour s et de la tristesse 6 qu'il emprunte litté- ralement au même ouvrage. Il termine son livre de la même façon que les deux précédents « en le soumettant entièrement au jugement de la Sainte Eglise, sa Mère. r> Telle est l'œuvre de Philippi. On n'y trouve pas une grande originalité, si ce n'est celle de suivre Descartes quand peu d'auteurs encore le suivaient. 11 a modifié les idées de son maître, là où elles contrariaient plus ou moins l'enseignement théologique traditionnel ; il les a conservées fidèlement partout • P. 253. - Medilaliones de prima philosophia in quibus Dei eœistenlia et animœ hiimanœ a corpore distinclio demonstrantar. ■ P. -293. " Ibidem. V. 0. volume IV, p. 64. 5 P. 517. V. 0. volume IV, p. 118. « P. 318, V. 0. volume IV, p. 119. ( 42o ) ailleurs, sauf quand il s'agit de l'occasionnalisme, dont il peut être dit le fondateur, puisqu'on le trouve exposé chez lui avant tous les autres, voire même avant Delaforge et Geulincx. Dans ce travail éclectique, personne ne l'avait précédé en Bel- gique, ni sans doute ailleurs. L'année suivante, le 20 mai, Philippi mourut, six mois après l'apparition du dernier volume de sa Philosophie. §6. Gérard Van Gutschoven ne restait pas inactif. Pendant que son collègue Plempius travaillait à la quatrième édition de ses Fundamenta et se morfondait de ne pas avoir à la main le Traité de l'Homme, de Descartes, lui, compulsait sur la copie manuscrite qu'il avait reçue de Clerselier, la traduction latine de Florent Schuyl, et entrait en correspondance avec ce savant hollandais. C'est ce que nous apprend une lettre de Schuyl à un de ses amis, en tête de l'édition de 1664 de sa version du Traité de l'Homme. Cet ami lui avait transmis une critique d'un passage de la traduction, où il était question d'un nerf dont la tunique pareille à un tube enveloppait plusieurs autres petits tubes, etc. Le traducteur se justifie en recourant à divers manuscrits de l'œuvre de Descartes. Et entre autres, il s'en rapporte « à la copie faite avec soin sur l'autographe de l'auteur, que Clerselier a envoyée de Paris à l'illustre Van Gutschoven, professeur royal d'anatomie et de mathéma- tiques à l'Université de Louvain. On peut, continue Schuyl, se fier entièrement à ce professeur, car il est très savant et très versé dans la langue française i. Or voici ce qu'il me dit dans une lettre qu'il m'a écrite à la hâte, etc. » Plus loin, il cite encore un avis de Van Gutschoven touchant la traduction d'un autre passage. Schuyl n'était pas le seul correspondant hollandais de * ScHUïL, Renatus Des Cartes. De Hovn'ne, Lugdiini Batav., 1664. Epislola (non paginée) : « cui utpote viro doclissimo atque gallicie lingu^e perilissimo » comprimis fidendum. » ( 426 ) Gérard; il faut y ajouter le grand Huygens. L'Université de Leyde possède au moins trois lettres de Van Gutschoven à Huygens ^ et cinq de celui-ci au philosophe louvaniste. François Schooten, le traducteur de la Géométrie de Descartes, était aussi en rapport épistolaire avec lui, ainsi qu'on peut le conclure d'un passage d'une lettre de René-François de Sluse adressée à Chrétien Huygens -. Le chanoine y fait recommander à Schooten de ne pas croire trop facilement Van Gutschoven, quand il écrit quelque chose touchant ses amis : « Solet enim plusculum indulgere affectui et caetera )) perspicax xal à'jjiep-Toç, in hac una re, honestissimo licet » errore, TrapaXoylÇeTat.. » Après avoir vu à l'œuvre les deux chefs incontestés du mou- vement cartésien en Belgique, il est temps désormais de voir ce que leur opposait l'ancienne Philosophie : ce sera en partie l'objet du chapitre suivant. * Elles seront puy)liées incessamment; nous avions pensé reproduire ces lettres, mais on nous a appris ensuite qu'elles ne renfermaient que des détails techniques sur la manière de polir les verres et la fabrication des lunettes. On saitque Descartes a écr^l un petit traité touchant cette matière, aujourd'hui perdu. 2 BoNCOMPAGM, Bullettiiio, t. XVIII, p. 511. — La lettre de Slusi* est de juillet 1637. ( 427 ) CHAPITRE XXII. LES RÉCOLLETS ET LES BOGARDS EN FACE DU CARTÉSIANISME (4666-1680). Sommaire. 1. Encore un mot sur le P. Compton. — 2. Les cendres de Descartes passent par la Belgique. — 8. Les Récollets belges et leur philosophie : le P. Guillaume van Sichen. — 4. Son Inteyer cursus philosophicîis. — o. Le P. Bosco et sa Theologia sacramentalis. — 6. Le P. Guillaume Heriucx et sa Summa Theologica. — 7. Les Tertiaires de saint François ou Bogards et leur Philosophie : le P. Gilles de Gabriel. — 8. Sa Philosopfiia universa de microcosmo. — 9. His- toire de ses Specimiua Moralis. § 1. En 1664, le P. Compton fit paraître le second volume de sa Theologia i. On y constate de nouveau cet apaisement vis-à-vis du cartésianisme qui contraste si fortement avec l'âpreté de sa polémique en 1649. Dans la grande question du mode de la présence réelle, le Jésuite se borne à prouver théologiquement la thèse scolastique, et ne mentionne plus son opposition avec la doctrine cartésienne -. Si son sentiment sur les accidents eucharistiques ne change pas 3, il ne fait pas la moindre allusion au novateur qu'à propos de cette même question, il avait com- battu avec tant d'ardeur quinze ans auparavant. On voit seule- ment qu'il connaît un texte du cardinal d'Ailly dont se prévalaient les cartésiens ^. D'après lui, ce texte énonce une fausseté qui ' l-eO(!ii, 1664. L'approbation du provincial Kdouard Courlenay est du lô janvier : celle de l'Ordinaire du 21 février. 2 Pp. 456-459. ' Pp. 446-448. * P. 446, col. b. Ce cardinal admettait (lue les sens ne nous disent pas si les accideiiis eucharistiques sont des réalités ou bien de pures apparences, et que celte secojide hypothèse est sontenable. enlève toute valeur cognitive à la sensibilité et qui de plus contredit la Foi. La maturité de l'âge avait-elle refroidi son zèle? ou bien comme Bona-Spes, méprisait-il le cartésianisme, comme un ennemi mort, après les censures de 1662 et la mise à l'index de 1663? En tout cas, s'il est vrai que ce furent les Jésuites qui amenèrent cette double mesure contre la phi- losophie de Descartes, Compton garde le silence le plus absolu sur leur victoire. Trois ans après, le 24 mars 1667, il mourut, dit le Florus Anglo-Bav ariens ^ « vitœ puritate et tener^e con- » scientiae laude commendatus. w De son vivant. Descartes avait traversé plusieurs fois la Belgique, en 1619, en 1622, et en 1647. Seize ans s'étaient écoulés depuis sa mort à Stockholm, quand d'Alibert, tréso- rier-général de France, « s'avisa, comme parle Baillet, de faire ramener en France la dépouille mortelle du grand philo- sophe ^ ». Le chevalier de Terlon, ambassadeur de France près la cour de Suède, exécuta ce projet. Il ordonna que le trans- port se fît par voie de terre pour éviter les hasards de la navigation, surtout qu'on était en guerre avec les Anglais. Deux personnes accompagnaient le cercueil : on traversa à longues journées le Danemark, l'Allemagne, la Hollande et les Pays- Bas espagnols et on entra en France par Péronne. N'y a-t-il pas quelque chose de grandiose dans ce passage silencieux des restes mortels de Descartes à travers la Hollande et la Belgique au moment où dans ces deux pays tout ce qu'il y a de plus élevé dans les intelligences prend parti pour ou contre ses idées ? §3- Les Hécollets belges ne peuvent pas compter parmi les car- tésiens : dès le principe, ils se déclarèrent contre la Philoso- phie de Descartes. Un de leurs confrères de France fit tout le * Baillet, volume 11, p. 438. ( 429 ) contraire : nous voulons parler d'Antoine Legrand i. Né à Douai, au commencement du XVII™^' siècle, dit Bouillier, il appartient par sa naissance à la Belgique espagnole. Son activité philosophique a eu pour théâtre presque exclusif l'Angleterre, où il avait été envoyé en qualité de missionnaire, mais 011 il propagea autant et peut-être plus le cartésianisme que le catholicisme. Ses ouvrages philosophiques y ont été imprimés à partir de 1671 "^ : tous font profession de cartésia- nisme, dès leur titre même, de telle façon que c'est à ce reli- gieux que revient surtout l'honneur (dit Bouillier), d'avoir introduit et propagé en Angleterre la Philosophie de Descartes. Legrand resta isolé; dans son ensemble, l'Ordre des Récollets s'est toujours opposé au système cartésien. Cette congrégation était assez florissante en Belgique. Elle possédait à Louvain une maison d'études théologiques, qui était agrégée à l'Université et qui a produit plusieurs hommes remarquables par leur science ; on y comptait ordinairement plus de quarante jeunes religieux s'appliquant aux sciences sacrées. Avant l'époque dont nous parlons, on enseignait la philosophie dans ce même couvent, et Vernulaeus dit que les cours qu'on y donnait jouis- saient d'une grande célébrité 3. Mais l'affluence des étudiants et l'insuffisance des ressources rendirent nécessaire le transfert de ces cours dans une autre ville, qu'on ne nomme pas 4. Les Récollets avaient encore une école de philosophie pour les jeunes gens de leur Ordre dans la ville de Liège, et chaque année, on y soutenait des thèses publiques s. Vers le milieu du siècle, ils établirent même à Verviers un collège où l'on ensei- gnait les humanités et la philosophie aux jeunes gens de la ville et des environs c. * Bouillier, volume II, p. 502. ■^ En voir la liste dans Bouillier, loc. cit.; Tennemann, Iraduction Cousin, Paris, 1839, t. II, pp. 89, 97, et la Bibliographie des Frères-Mineurs {[)vo\\\wa's belges) récemment publiée par le R. P. Servais Dirkx. ' Academia lovaniensis, t667, p. 151. * Peul-èire Gand. ^ Daris, Hist. du diocèse de Liège au XVIl"^'' siècle, t. Il, p. 179. '^ Ibidem j l. I, p. 344, ( 430 ) Le principal de leurs professeurs de philosophie a été sans contredit le P. Guillaume van Sichen. Voici les quelques détails biographiques que l'on trouve sur ce religieux dans Sanderus et son continuateur i. Guillaume van Sichen naquit en 1632. Il fit sa philosophie dans un des quatre collèges de Louvain et fut des premiers à la promotion de son cours. Vers l'âge de 21 ans, en 1653, il entra dans l'Ordre de saint François et après sa profession vers 1657, il fut chargé d'enseigner la phi- losophie à ses jeunes confrères. Les preuves qu'il y donna de ses aptitudes lui firent confier en 1664 la chaire de théologie. Peu de temps après cette nomination, il accompagna à Rome le P. Guillaume Herincx dont il sera parlé plus loin ; là, en présence du chapitre général de l'Ordre, il soutint sur toute la théologie des thèses qui résumaient la matière de son enseignement. Ce fut le P. Herincx 2 qui lui conseilla de faire pour la philosophie ce qu'il avait fait lui-même pour la théo- logie : en imprimer un cours complet qui servît de livre de texte dans les maisons de l'Ordre, et qui épargnât aux jeunes étudiants la fatigue de prendre continuellement des notes. Suivant ce conseil, à deux ans de là, en 1666, van Sichen fit paraître à Anvers en deux volumes in-folio, de trois cents pages chacun, son Cours complet de philosophie, « brevi, clara et ad docendum discendumque facili methodo digestus 3. » Il s'y qualifie de professeur de théologie à l'Université de Louvain. Ce Cours, dit Sanderus, fut adopté non-seulement par les Fran- ciscains, mais encore par d'autres religieux, à cause de la faci- lité de la méthode. En 1672, après huit années d'enseignement de la théologie, on le désigna pour supérieur du couvent de Bruxelles; trois ans après, il fut revêtu des plus hautes charges de son Ordre dans nos provinces. Il les conserva jusqu'à sa mort (mai 1691). Dans l'entretemps, il fit en 1678 une seconde édition revue de son Cours complet de philosophie. * Sanderus, Chnrocjraphia sacra Brabantùp, Hngic-comilum, 17:20, I. II!, pp. 1:20, lo8, 165. - Dédicace de I;i seconde édilion. ^ AulverpiLC, apud Pelnim Bellerum, 1CG6. 431 ) Il se disposait à publier d'autres ouvrages ; mais ses occupa- tions l'en empêchèrent toujours. §4. Ainsi qu'il a été dit plus haut, van Sichen est opposé à Descartes, et on le verra par les citations que nous allons faire de son livre. Cependant telle était la faveur que rencontrait le philosophe français dans notre pays, que les Récollets s'atta- chaient à faire passer leur confrère pour un éclectique prenant, aussi bien dans Descartes que dans Aristote, ce qu'il jugeait être le plus conforme à la vérité. « L'auteur, disent les deux théologiens approbateurs de l'ouvrage ^, marche dans la voie qui tient le milieu entre la philosophie péripatéticienne ou ancienne, et la philosophie cartésienne ou nouvelle. Ce n'est pas un péripatéticien engoué des principes d' Aristote et sou- mettant son intelligence à celle du Stagirite , ni un cartésien méprisant fastueusement les sentiments de l'antiquité et se fiant à des preuves apparentes, à des expériences trompeuses, ou à une fausse évidence. Sans attribuer tout à la raison ni à l'autorité, il a donné à chacune ce qui lui revient, et de la sorte a bien mérité de l'ancienne Ecole et de la nouvelle. » En fait, dans presque toutes les questions importantes, van Sichen prend position contre Descartes. Il adopte ses sentiments sur certains points de physique 2, d'astronomie 3 et, ce qui est plus remarquable, là où il traite des passions de l'âme 4. Comme * Édition 1678. ^ Par exemple, il atlmet comme probable l'opinion cartésienne d'après laquelle le son serait un ébranlement de l'air (p. 181, col. fc). 5 11 admet aussi comme probable, et avec Descaries, que le soleil et les étoiles sont en état d'ignition. Mais il se prononce avec résolution pour l'immobilité de la terre contre Copernic, Galilée et Descartes, pp. 148 et suivantes. * Pp. 268 et suivantes. Il ne suit pas servilement Descartes; mais il adople plusieurs de ses sentiments sur les expressions et les effets physiologiques qui accompagnent les différentes passions de l'àme. ( 432 ) Descartes et après Philippi, il place la métaphysique en second lieu, et la physique en troisième lieu. On peut encore ajouter que pour lui, la philosophie n'a pas d'arguments apodictiques en faveur des formes substantielles dans les êtres inorganiques ; toutefois, avec le commun des philosophes, il admet leur existence. Ici s'arrêtent les analogies. En théodicée, il rejette la preuve cartésienne de l'existence de Dieu, en nous apprenant en même temps qu'elle était en honneur dans l'Université de Louvain : « solet in hac Academia » a plerisque post Cartesium existentia Dei probari ex idea )) entis summe perfecti, quam in nobis experimur » ^. Van Sichen n'a pas remarqué que Descartes prouve de deux façons très différentes l'existencede Dieu par l'idée que nous en avons : il ne parle pas de l'argument analogue à celui de saint Anselme. Du reste, sa réfutation ne présente rien de remarquable. En physique, il est généralement adversaire de Descartes. Il rejette comme une fiction son système pour expliquer le magnétisme et ses ce trente-quatre phénomènes » 2. S'agit-il de la théorie cartésienne du flux ou du reflux, causés par la pression qu'exercent la lune et l'antilune sur l'air situé entre elles et Tocéan, « opinion que tiennent ici (à Louvain) la plupart des disciples de Descartes et nommément Guillaume Philippi dans sa Moelle de physique, et que personne encore n'a examinée », il la réfute en se basant entre autres sur les marées peu considérables qu'il a lui-même constatées à Marseille, à Ancône et à Rimini 3. H ne veut pas davantage du sentiment des cartésiens, notamment de Regius et de Philippi dans sa Moelle de logique, d'après lequel les couleurs consisteraient dans le rapport entre les rotations plus ou moins rapides des globules éthériens et leur mouvement de translation^ : « ces globules, dit van Sichen, sont hypothétiques, leur mouvement ' Édilion 1678, p. 26o, col. a. 2 Kdilictu 1660, p. 58. ^ Ibidem, p. 16ô, cul. 6. ' Ibidem^ p 180, col. a. (433 ) double est hypothétique ; hypothèse encore que l'identiticatioii de la couleur avec la proportion entre ces deux mouvements ; et les cartésiens, qui rejettent avec tant d'ardeur toutes les qualités péripatéticiennes sous prétexte que leur existence n'est pas certaine, feraient bien d'employer un peu de leur zèle à se délier de leurs propres assertions. » Enfin, pour cou- ronner le tout, il trouve qu'attribuer, comme tait Descartes, l'infinie variété des phénomènes physiques à de l'étendue et à (lu mouvement, c'est ouvrir la voie, à.... la magie supersti- tieuse, car, ajoute-t-il gravement, les sorciers prétendent exclure tout pacte avec le démon en attribuant des effets mer- veilleux à la nature des choses ^. » En psychologie, il s'écarte partout des sentiments du réfor- mateur français. Il prétend que l'âme est pour quelque chose dans les fonctions de la vie végétative, notamment dans la nutri- tion. « Je pense, dit-il, à l'encontre de la plupart des Antiaris- totéliciens modernes, que la nourriture ne se digère pas à la manière dont les substances alimentaires se dissolvent dans un récipient sous l'action de certaines liqueurs. Il faut de plus une secrète influence de l'âme -. » Cependant il semble adopter l'explication que donne Descartes des pulsations du cœur, dans ses lettres à Plempius, « quoique celui-ci, ajoute-t-il, n'en veuille pas, et appelle à son aide une faculté pulsifique •>. » Van Sichen affirme que dans les plantes il y a une âme, contre Philippi « en cela précédé, au sein même de l'Cniversité, par un grand nombre de nouveaux Épicuriens et d'Antiaristotéliciens K » A ,plus forte raison soutient-il dans les animaux l'existence d'une âme douée de faculté cognitive : « tous les arguments apportés pour prouver Texistence d'un principe vital dans les plantes, dit-il, militent pour celle d'un principe sensitif dans les bêtes, quoi quVn disent nos nouveaux Antiaristotéliciens. » 11 ' P. -20, col. 6. ^ Edition IG66, |». '20ô. 2 Ibilcm, |> "22^, * Ibidem, |i. ^214. Tome XXXIX. 28 ( 434) démontre son sentiment par les Pères et l'Écriture sainte, et conclut que l'opinion qui transforme les animaux en des espèces d'automates n'est pas sûre selon la Foi, et a été à bon endroit censurée par la Faculté de Théologie de Louvain ^. Plîilippi avait prouvé avec beaucoup de soin que les sensations se font dans le cerveau et précisément dans la glande pinéale : van Sichen prouve longuement la thèse contradictoire, après avoir constaté que le philosophe français avait sur ce point rencontré beaucoup de sectateurs dans l'Université de Louvain, et que son sentiment datait au moins du temps de Cicéron. Il est inutile de rapporter les arguments du Récollet. Voici seulement quelques lignes qui présentent un intérêt histo- rique, parce qu'elles montrent les doctrines cartésiennes professées et discutées publiquement dans les joutes philoso- phiques qui avaient lieu à l'Université. Van Sichen s'objecte le fait cité par Descartes d'une jeune fdle dont le bras avait été amputé et qui disait sentir de la douleur dans les doigts de la main. « Plusieurs fois dans des discussions publiques, j'ai entendu, dit van Sichen, des philosophes du premier ordre appartenant à cette Université révoquer en doute la valeur de ce fait, vu que la jeune fdle en question pouvait être égarée par la douleur, mais ajouter qu'ils avaient recueilli des témoignages semblables de la bouche d'hommes dont l'esprit était certaine- ment sain et qui avaient été amputés d'un membre, w On peut voir dans le livre de van Sichen la réponse qu'il donne à cette objection 2. Il n'est pas moins opposé au cartésianisme en cosmologie. L'opinion de Descartes sur l'étendue indéfinie du monde lui paraît téméraire; elle entraîne l'impossibilité d'un nouveau monde qui ne compénètre pas le monde actuel, et quoique Descartes ne craigne pas d'admettre cette conséquence, il fait en cela injure à la puissance divine 3. A cette occasion, van ' Édition 1666, p. 216. - Ibidem, pp. 259 et suivantes. 5 P. 19, col. a. ( 435 ) Sichen attaque le critérium de l'idée claire « fondement habi- tuel des opinions de ce philosophe, » et il lui oppose les mêmes difficultés que le P. Der-Kennis onze ans auparavant : « ou bien, dit-il, Descartes prétend que cet objet existe dont nous avons une idée claire, et cela est faux, ou bien il prétend que cet objet existe dont nous jugeons clairement qu'il existe, et cela est vrai ; mais on cherche précisément sur quel indice on doit se baser pour formuler légitimement un tel juge- ment. » Comme on doit s'y attendre, le Récollet ne veut pas de la théologie eucharistique de la façon de Descartes, ni des opinions philosophiques qui lui servent de base, savoir l'essence de la matière consistant dans son extension actuelle et l'indis- tinction des accidents d'avec la substance. Quant au premier point, il n'en veut pas à cause de la doctrine catholique sur le mode de la présence réelle. Il trouve, comme plus tard Leibnitz, que Descartes se contredit en avançant d'une part que toute propriété du corps présuppose l'étendue, et d'autre part que celle-ci est un mode de la chose étendue ^. Dans l'édition de 1678 2, il parle d'une autre explication de la présence réelle, où l'on tâche de concilier la doctrine catholique avec l'opinion cartésienne en disant que l'extension actuelle est de l'essence du corps, mais indéterminée et variable, qu'elle peut être indéfiniment diminuée, et qu'ainsi sous chaque petite partie de l'hostie, se trouve le corps de Jésus-Christ réduit à des proportions minuscules. L'abbé Para du Phanjas, dans sa Théorie des êtres insensibles 3, attribue cette opinion à quel- ques disciples de Descartes qu'il ne nomme pas; van Sichen dit clairement que cette opinion avait des défenseurs à Louvain : « J'ai entendu moi-même dans cette Université de Louvain quelques-uns soutenir que l'extension du Christ pouvait indé- finiment diminuer selon toutes ses parties ». Se fondant sur ce que le corps de Jésus-Christ est tout entier sous chaque • Édition 106^, p. 19, col. a. - P. IH, col. 6. 3 T. 111, Paris, 17 79, p. 5il. ( 436 ) portion de l'hostie, van Sichen rejette encore cette inflexion de la doctrine cartésienne. Il est presque aussi incisif que le P. Compton, quand il apprécie ce que les disciples du novateur pensaient de l'indistinction des accidents. « Jusque Descartes, dit-il, on avait toujours supposé dans l'École péripatéticienne, l'existence d'accidents réellement distincts de la substance. Mais il y a quelques années, ce philosophe a révoqué ce point en doute, et il a de nos jours un bon nombre de sectateurs ^. Il faut absolument dire qu'il y a des accidents réellement distincts de la substance, comme l'enseignent les princes de la Théologie et les Pères les plus anciens 2. » Et il apporte en preuve le concile de Trente, le concile de Constance et toute une série de Pères et de Docteurs de l'Église 3. Ce que l'on doit remarquer, c'est qu'il en veut tout spéciale- ment à Philippi. On se rappelle que celui-ci parle souvent des modes. L'École distinguait entre mode et accident, et l'un des caractères du mode était que, même par la toute-puissance de Dieu, il ne pouvait exister séparé de la substance qu'il modifiait. Wicleff, contre qui sont dirigées les condamnations du concile de Constance, ramenait tous les accidents à des modes, et en concluait que les espèces eucharistiques ne pouvaient persister sans que la substance du pain et du vin persistât pareillement. Philippi ramenait aussi avec plus ou moins de clarté les accidents à des modes; seulement il changeait le sens attaché généralement à ce mot, et admettait que le mode pouvait exister séparé de la substance qu'il modifiait : de la sorte, on ne pouvait à la rigueur lui opposer l'enseignement plus communément reçu touchant la perma- nence des espèces eucharistiques. Toutefois il y avait quelque chose d'irrégulier dans sa manière de parler et qui donnait occasion à des interprétations cartésiennes. Entendons là- dessus van Sichen : « Que ressort-il de tout ceci, sinon l'imprudence de quelques défenseurs de la philosophie antia- ' P. 168, col. a. * P. 168, col. b. 5 Pp. 169-174. ( 437 ) ristotélicienne, enseignant aujourd'hui que les accidents ne sont que des modes de la substance, que des manières d'être, etc. ? En effet ils tombent évidemment sous la censure portée contre Wicleff dont ils embrassent la doctrine en se servant même des mots qu'il emploie pour l'énoncer. Est-ce pur hasard ou parti pris? J'ai entendu les principaux personnages de cette Université en douter, quand je leur ai fait voir dès l'abord cette conformité de doctrines. Pour moi, je pense qu'on doit porter sur ces philosophes un jugement moins sévère, et attribuer cette coïncidence d'expressions à une rencontre fortuite. En tout cas, il faut lire avec prudence Guillaume Philippi dans sa Moelle de logique tout récemment publiée, où il ramène les qualités réelles à de simples modes, à moins qu'il ne veuille faire une question de mots en donnant à ce nom de mode une signification contraire à l'usage i. » Suit un résumé des censures de la Faculté de Théologie emprunté à la préface des Fundamenta de 1664. Ce qu'on vient de lire suftit pour justifier ce qui a été dit au commencement du paragraphe ; van Sichen n'est pas dans le camp cartésien, mais dans un camp opposé. On peut cependant admettre qu'il n'est pas non plus un péripatécien fort zélé ; souvent en lisant son ouvrage, on rencontre des doutes et des restrictions. Plusieurs fois déjà nous avons signalé ce scepti- cisme mitigé des adversaires de Descartes, il est à lui seul une démonstration palpable de l'influence de ses doctrines, et permet de prévoir qu'elle ira s'agrandissant. L'esprit humain en effet n'est pas créé pour le doute, et placé entre une affir- mation convaincue et une négation hésitante, il se sent malgré lui porté du côté de la conviction. Cependant, à entendre les théologiens franciscains qui ont approuvé la seconde édition du Cours complet de van Sichen, les exemplaires de la première édition furent écoulés en peu de temps. Il faut croire que ce furent surtout les Récollets qui les ache tèrent ; ce fut parmi eux que van Sichen fit école, ainsi qu'on • Édition 1066, p. 169, col. b. (438 ) pourra le juger par ce que nous allons dire du P. Bosco et du P. Herincx. § ^. Jean Bosco ^ est né à Anvers en 1613; il entra en 1637 chez les Récollets de Louvain. Nommé professeur de théologie en 1664, il enseigna cette science pendant un laps de temps considérable. De son vivant il jouissait d'une grande réputa- tion : l'Université de Louvain attesta un jour qu'elle ne con- naissait pas de théologien plus docte que lui. Il mourut en 1684. On a de lui deux grands ouvrages ; celui qui nous intéresse ne compte pas moins de six volumes in-folio et est intitulé Tlieologia sacramentalis. Dans le second volume, paru à Louvain en 1667, un an par conséquent après le Cours com- plet du P. van Sichen, se trouve un passage fort éloquent 2, où il est question des accidents eucharistiques et de l'opinion cartésienne renouvelée de \Yicleff 3. Bosco ne nomme ni Des- cartes, ni Philippi, ni van Sichen; mais il suit le même pro- cédé que ce dernier. Il démontre par des citations que Wicleff ramenait tous les accidents à des modes inséparables de la substance, et fait voir que le concile de Constance l'a con- damné. Alors vient l'endroit dont nous venons de parler, et que nous rapporterons pour montrer combien cette ques- tion des accidents eucharistiques passionnait les esprits. « Qui donc oserait espérer qu'il viendra un temps où la doctrine qui affirme l'existence d'accidents réels et réellement dis- tincts de la substance sera rejetée par les théologiens comme opposée à la raison, inintelligible, peu sûre selon la Foi, et où l'opinion de Wicleff sera reçue en son lieu, comme cer- taine et indubitable ! à Dieu ne plaise, à Dieu ne plaise! on ne ^ Nous prenons les éléments de cette notice dans Sanderus. Chorugraphia snrra Brabanliœ, Hagae-comitum, 1727, t. III, pp. 13:2, 158, 162. 2 Pp. 200-201. ' Il rattache même le sentiment de Wicleff à ceux de Parménide et d'Anaxagore. ( 439 ) rejettera pas ainsi un sentiment que jusqu'ici on aftirme communément avoir été reçu des Saints Pères, et être con- forme à la doctrine immuable de TEgiise. A Dieu ne plaise, à Dieu ne plaise qu'on accueille jamais une opinion qui contre- dit les Saints Pères et la doctrine immuable de l'Eglise, et qui a été la seule raison de la défection de Wicleff quant à ce point de nos croyances ! » Or c'est Descartes qui avait dit dans sa réponse à Arnauld i : « C'est pourquoi s'il m'est ici permis » de dire la vérité sans envie, j'ose espérer que le temps vien- » dra auquel cette opinion qui admet des accidents réels, sera )) rejetée par les théologiens, comme peu sûre en la foi, répu- )) gnante à la raison, et du tout incompréhensible, et que là » mienne sera reçue en sa place comme certaine et indubi- » table. » C'est donc lui qui est visé par Bosco, et en 1666, personne ne pouvait s'y tromper. Au reste, par une omission assez peu explicable, il ne parle pas de l'opinion du philo- sophe sur Fessence du corps, malgré ses relations avec la théo- logie eucharistique. §6. Guillaume Herincx est un des religieux les plus célèbres de rOrdre de saint François '^. Né en 1621, à Helmont, près de Bois-le-Duc, il fit ses études philosophiques à Louvain et fut un des premiers de son cours. Il entra chez les Récollets en 1641 3, et enseigna pendant quinze ans la philosophie et la théo- logie '^ En 1660, il publia en quatre volumes sa Somme de Théologie scolastiqiie et morale, « dont la méthode, la conci- sion, le style facile et clair, la doctrine saine, ancienne et opposée aux nouveautés qui surgissaient alors, dit Sanderus, excitèrent l'admiration et l'applaudissement du monde ' 0. Yulunie li, [t. 87. "^ Sanderus, Clioroy raphia sacra Brabantiœ, IlagcC-comiluni, IT'io, t. III, |)[.. 1 1(3. loi, 158. ^ Sanderus imprime 1631 j mais ce doit être une erreur. * Il fut nomme professeur de théologie en 1633. ( 440 ) savant ''. » L'ouvrage, qui est une seconde édition faite du vivant de l'auteur, fut réédité après sa mort. Avant de signaler ce qui intéresse cette histoire, disons que Herincx occupa les postes les plus élevés de l'Ordre; on a déjà vu qu'il fit le voyage de Piome; il alla deux fois en Espagne, plusieurs fois en Alle- magne; il visita les maisons des Récollets en France et en Irlande, et finalement fut fait évéque d'Ypres en 1677. Pas encore une année ne s'était écoulée depuis cette nomination, qu'il mourut âgé de 58 ans, au cours de la visite de son diocèse. Herincx, dans la seconde édition de sa Théologie '^, attaque l'opinion de Descartes sur les accidents eucharistiques, et prête, comme van Sichen , à des professeurs de l'Université de Louvain des sentiments analogues à ceux de Wicleff : a Vous direz, s'objecte-t-il, qu'il n'y a pas d'accidents capables d'exister sans substance, fût-ce même par la puissance divine. Ainsi parlent Descartes et ses disciples (dont un certain nombre se trouvaient récemment à Louvain parmi les professeurs de philosophie ou de médecine) ; ils affirment que tous les phé- nomènes sensibles des corps ne sont que des manières d'être ou de purs modes. Je réponds que c'est là, en termes formels, la doctrine de Wicleif. » Il réfute aussi l'argument que les cartésiens voulaient tirer des paroles du cardinal d'Ailly, et conclut « qu'en proclamant la permanence des accidents, l'Eglise ne canonise pas Aristote, ni Porphyre, mais la vérité révélée par Dieu. » Nous avons déjà dit plus haut que ces appréciations de la doctrine cartésienne sont trop sévères et qu'on n'est point en droit de donner un caractère dogmatique au sentiment des scolastiques sur la persistance des accidents du pain et du vin. Pas plus que Bosco, Herincx ne parle contre * Nous n'avons pu trouver celle première édition: si, comme nous le pensons, Herincx y attaque déjà Descaries, il faudiail le considérer comme un de ceux qui ont amené les censures de Louvain. En i-énéral, toute mention de Descaries dans un ouvrage publié par un auteur belge ou résidrint en Belgique, avant 1662 ou 1063. est d'une imporlanee capitale pour rii:>ioi.e dn cartésianisme dans notre pays. ^ T. IV, lC,7-i, p. -2.S9. ( 441 ) l'extension actuelle constitutive de l'essence du corps, qui lui aurait fourni une arme bien plus forte contre la Philosophie de Descartes, En revanche, il consacre toute une colonne à la critique de la preuve cartésienne de l'existence de Dieu ^. Seulement, sans en rien dire, il reproduit le jugement qu'avait porté sur elle en 1655 le Jésuite Der-Kennis. § 7. Les Bogards étaient des Tertiaires de l'Ordre de saint François, vivant en communauté. Leur maison-mère en Belgique était située à Zepperen, près de Saint-Trond. En 1640, ils fondèrent à Louvain un collège qui fut adopté par l'Université l'année suivante. Toutefois, il ne semble pas qu'on y donnât des cours; Vernuhï'us -, à qui nous empruntons ces détails, dit qu'ils étudiaient la théologie à Anvers et la philosophie à Bruxelles. Cette congrégation a été cartésienne dès 4665, et Test toujours restée jusqu'à la fin du XVII^ siècle. Ce fut Gilles de Gabriel qui introduisit chez elle le cartésianisme. Gilles de Gabriel 3 est né, comme Libert Froidmont, à Haccourt, près de Visé, en l'an 1636. Après avoir fait ses humanités à Liège chez les Jésuites, il vint suivre les cours de philosophie à Louvain au collège du Porc, et en 1658, il fut comme jadis Geulincx, pro- clamé second à la promotion générale. On était en plein dans les controverses sur le cartésianisme. Le jeune de Gabriel prit dès lors rang parmi les sectateurs des nouvelles idées. Fieçu comme élève pauvre au collège de Standonck, il étudia la théologie et prit le grade de bachelier formel en cette science. Quelque temps après, il fut appelé à donner d'abord des répétitions de philosophie dans ce dernier collège, et ensuite des cours de théologie au séminaire du Roi, puis au ' Summa Theologica, pars primn, ediiio terlia, Aiiluerpiie, 1704, p. !:*0. ■ Academia lovanien.sis, 1667, p. I il. '' Bio'jrnjihie natioti'ile, aiiicl.- de M. Hkisk.ns. Nous en l'ejii'oduisoiis les principaux déiails. ( 442 ) couvent des Bogards *. Vers 1663, il était sur le point de devenir professeur de philosophie à la pédagogie du Porc; mais on lui contesta cette nomination devant les tribunaux. Peut-être ces contestations vinrent-elles du parti anticartésien, alors triomphant. En tout cas, de Gabriel n'obtint pas sa chaire; à la suite de cet insuccès, en juillet 1664, il entra chez les Bogards dont il s'était fait connaître favorablement par les cours qu'il avait donnés dans leur maison. Chose à noter, le but qu'il se proposa en y entrant fut de travailler à la restau- ration des études dans cet Ordre. Cela voulait dire qu'il allait diriger les études philosophiques dans le sens de Descartes, et les études théologiques dans celui de Baius et de Jansenius, vérifiant de la sorte une fois de plus la loi historique de la coexistence des systèmes janséniste et cartésien. 8. Quoique postérieur aux Quœstiones quodlibeticœ de Geulincx, au Tractatus de Deo de Der-Kennis, et aux trois Medullœ de Philippi, l'ouvrage de de Gabriel dont nous allons parler inté- resse beaucoup l'histoire du cartésianisme en Belgique, et même l'histoire générale de la Philosophie de Descartes. 31. Le Roy, dans VHistoire de la philosophie au pays de Liège 2, M. Van Meenen, dans VHistoire de la philosophie en Belgique 3, Bouillier dans VHistoire de la philosophie cartésienne ^ en parlent plus ou moins longuement. Tout ce qu'ils en disent est tiré d'un article de M. E. Prouhet paru dans la Revue de l'instruction publique, de la littérature et des sciences en France et dans les pays étran- ' Si M. Reusens ne fait pas erreur, il suivrait de ceci que les Bogards avaient deux maisons pour l'ensei-^nemenl de la théologie, l'une à Louvaiu et l'autre à Anvers. '^ BuUetin de r Institut archéologique liégeois, t. IV, p. 47. '' Patria belgica, 5* part., p. 154. * T. I, p. Î277. Par erreur, on a imprimé 1697 au lieu de 1667, là oîi Bouillier donne la date de publication de l'ouvrage. M. Van Meenen a reiiroduit cette faute tjpographi(iue. (443 ) gers i. M. Prouhet avait la bonne fortune de posséder un exemplaire du livre extrêmement rare de de Gabriel, lequel était relié avec les Expérimenta Magdeburgica d'Otto de Guerick'^. Voici d'abord le titre complet: « Philosophiauniversa » de Microscomo, quam, prseside R. P. F. iEgidio Gabrielis, » S. T. B. F., tertii ordinis S. Francisci de Pœnitentia, philo- )) sophiae professore, défendent F. Petrus Geys, F. Balduinus )) Lepiem, F. LaurentiusNeefs, F. Ludovicus Alkens, F. Winar- » dus Staps, ejusdem ordinis, Bruxellis, in conventu dicti » ordinis, sub comitiis provincialibus die 10 maii, hora 3 post )) meridiem, et diebus 11 et 12, hora 9ante et 3 post meridiem. » Antverpiœ, typis Marcelli Parys, in platea dicta onde-coren- )) Marck (oude?), sub aurea cruce, 1667, petit in-folio de IV- )) 130 pages 3 ». On le voit, il ne s'agit pas d'un recueil de thèses de quelques feuillets, comme on en rencontre beau- coup au XVII^ siècle et au XVIII^ ; nous sommes en présence d'un volume petit in-folio de plus de cent pages. Ensuite, la soutenance de ces thèses couronnait la session de l'assemblée générale des Frères tierçaires de Belgique. Gilles de Gabriel, qui devait en diriger la discussion, avait aussi la présidence de cette assemblée, comme nous Tapprend Vernulœus, ou plutôt son continuateur Van Langendonck 4. Enfin ces thèses étaient les prémices des études des Bogards, depuis la restauration ' N° du 16 février 1860, p. 7^29 du vol. 1809-1860. col. c, p, '.ôO, colonnes a, 6, c. '^ Malgré les recherciies les plus actives failes à Paris, il a éie impossible de retrouver cet exemplaire unique; il a disparu depuis le décès de son proprié- taire et force est de nous contenter de ce qu'en dit iM. Prouliel dans son article. — iM. Reusens ne dit rien de cet ouvrage dans son article sur de Gabriel. ^ Prouhet et après lui Bouillier impriment 510. C'est une erreur comme on peut le voir par l'analyse même de Prouhet. * Academia lovaniensis, édition de 1667, p. 146. < Le P. Gilles de Gabriel enseigne la philosophie à Bruxelles. Homme de grandes capacités et de grandes espérances, en ce mois de mai 1667 oh nous écrivons, il a été nommé par le Prieur-général de tout l'Ordre, président du chapitre qui doit se tenir le quatrième dimanche après Pâques. -^ Chrétien Van Langendonck avait loué le cartésien Philippi en 1664 : il célèbre en 1667 le cartésien de Gabriel. ( 444 ) dont de Gabriel était l'auteur. En effet, il n'avait guère pu commencer son enseignement qu'en I660 et le cours de phi- losophie durait deux ans. Du reste les religieux le disent eux-mêmes dans la dédicace qui est en tête des thèses ^. Le personnage à qui elle est adressée n'est autre que Jérôme de Vecchi, l'ancien internonce, qui avait quitté la Belgique vers la fin de 1664, et était devenu depuis lors secrétaire intime du pape Alexandre VTI. Ce fait est d'autant plus intéressant que cette dédicace contient des idées cartésiennes, et que les thèses sont fortement empreintes de cartésianisme. Toutefois, et c'est ce qui n'a pas été remarqué par M. Prouhet et par Bou illier, il n'en est aucune qui soit pour le fond manifestement identique aux thèses censurées par de Vecchi, quand il était internonce, et par la Faculté théologique de Louvain. Il n'est donc pas nécessaire de se demander si de Vecchi avait changé de senti- ment, ou s'il était plus tolérant pour des moines que pour des laïques. Nous avons dit que l'influence des idées de Descartes se révèle dès la dédicace. On y annonce en effet le dessein d'élever tout l'édifice des connaissances humaines sur ce fonde- ment inébranlable : ego cogitans sum. C'est le point de départ de Descartes. Plus loin, la congrégation des Bogards déclare « qu'elle n'hésite pas à livrer à une discussion publique les prémices de ses études, sous une forme inusitée dans les écoles, mais vraie en substance, et la meilleure à ce qu'il semble et comme on tâchera de le prouver 2. » La dissertation de de Gabriel 3 est divisée en quatre parties. Comme chez Geulincx et chez Philippi, le nom de Descartes n'y est pas prononcé une seule fois, mais ses principes se ' « Hascc nostri stiidii ptimitias exponere disputationi non dubitavimiis. « ^ « Quin imo lantain (pollicilaliones tuoe) dedere nobis de tuo patrocinio » confident iam, ul hasce nostri studii primilias, eo quo sequitur modo, licel » in scholis inusilalo, in suhsianlia tamen vero, et uti nobis apparel, ac » ralione tueri conabimur, optimo, libi dicalas quia débitas, exponere dispu- » lalioni non dubilaverinius. » ' Nous reproduisons à peu près textuellement l'analyse de M. E. Prouhet, en y ajoutant quelques l'etle\ioIl^. ( 445 ) retrouvent à chaque page. L'analyse suivante ne laissera aucun doute à cet égard. La première partie (pp. 1 à 15), intitulée De mente humana ut cogitans est, comprend vingt propositions, dont voici les principales : « Tout ce que nous concevons d'une manière aussi claire, aussi distincte que cette proposition : Je pense, est vrai, w c( Aucune perception humaine, aucune sensation n'est fausse par elle-même ; mais les jugements que nous en portons peu- vent être vrais ou faux i. » a La cause de l'idée de Dieu qui est en nous est Dieu lui- même. L'intelligence humaine ne pourrait pas avoir l'idée de Dieu, si Dieu n'existait pas. » Ici de Gabriel montre qu'il a bien compris l'argument cartésien de l'existence de Dieu, celui qui appartient en propre à Descartes. C'est la première fois que nous rencontrons cette preuve chez un auteur belge. « L'idée de Dieu est innée en nous. » c( Dieu ne peut nous tromper : de là naît la certitude de nos connaissances. » « L'homme peut éviter toutes les erreurs, sinon en voyant la vérité clairement et distinctement, du moins en s'abstenant de porter un jugement tant qu'il reste quelque doute. » La seconde partie (pp. 10 à 22), Decorpore liumano ut corpus est, comprend vingt-cinq propositions. c( L'essence du corps est l'étendue, l'essence de l'ame est la pensée. » Voilà une thèse qui semble avoir été censurée en 1662, puisque les théologiens rangèrent alors parmi les erreurs de Descartes la proposition suivante : « Extensio corporis est attri- butum ejus essentiam naturamque constituens ». Mais qu'on veuille bien se rappeler que Philippi, alors que l'internonce ^ Celle proposilion ne nous semble pas cartésienne. Descartes dirail que les perceptions des sens sont fausses, sinon en lant qu'elles nous montrent des corps, au moins en tanl qu'elle nous les montre colorés, sonores, elc, tandis qu'en fait, les couleurs, les sons etc., ne sont que des vibrations. ( 446 ) était encore en Belgique, dans sa Physique cartésienne et ortho- doxe, définit le corps une substance étendue, en ajoutant de suite que l'extension dont il s'agit n'est pas nécessairement actuelle. Si l'on possédait l'ouvrage de de Gabriel, peut-être y trouverait-on la même restriction. « L'être pensant est distinct du corps auquel il est uni. » Ce n'est pas une thèse rigoureusement cartésienne ; les scolas- tiques ne parlaient pas différemment. « Les corps existent réellement : preuve tirée de la véracité de Dieu. » « Dieu étant immuable, il existe toujours la même quantité de mouvement dans l'univers : de là résultent les lois du mouvement. » La troisième partie. De corpore hiimano ut machina est, est la plus étendue (pp. 32 à 99). Elle ne renferme pas moins de soixante propositions. Dans les premières sont exposées les propriétés des trois éléments de Descartes. L'auteur aborde ensuite le mécanisme de la génération ainsi que la formation du fœtus. Il avoue ingénument ^ qu'il n'a qu'une bien gros- sière notion {rudis notitia) de l'ordre et de la disposition des parties dont il va traiter. Il ne laisse pas néanmoins d'y con- sacrer une cinquantaine de pages. Gilles de Gabriel a évidem- ment profité dans ces cinquante pages du Traité de la formation du fœtus qui venait de paraître pour la première fois trois ans auparavant. Il est le premier Belge (nous ne parlons pas de Philippi) qui, dans un ouvrage imprimé, ait tiré parti de cette publication posthume de Descartes. La quatrième partie (pp. 99 à 130), De mente humana ut anima est, donne en vingt propositions presque tout le traité de Descartes sur les passions de l'âme. L'auteur attribue une âme sensitive aux animaux; mais il ne la fait guère consister que dans la chaleur du sang et la disposition des organes. En tout cas, il n'est pas partisan de l'automatisme, censuré par ' Ainsi parle Descaries dans le Traité de la formation du fœtus, quand il aborde son sujet pour la prenn'ère fois (0. volume IV, p. 466). ( 447 ) l'internonce et les théologiens de Louvain. « Nos passions sont produites par les mouvements des esprits animaux : elles ne peuvent être excitées ni ôtées par l'action de notre volonté, mais elles peuvent l'être indirectement par la représentation des choses qui ont coutume d'être jointes avec les passions que nous voulons avoir et qui sont contraires à celles que nous voulons rejeter {Traité des passions de l'âme, art. 45) ^. Quant à l'âme humaine, elle réside dans la glande pinéale. » Ce dernier trait est caractéristique. On ne place pas l'âme dans la glande pinéale quand on n'est pas cartésien. « Au reste, continue M. Prouhet, de Gabriel est encore car- )) tésien par l'ordre et l'extrême clarté qui régnent dans toute sa » dissertation. On sait que ces qualités n'appartenaient guère )) aux péripatéticiens de son époque. Je me suis étendu sur la » thèse de iiniversa philosophia parce qu'elle ajoute, ce me Y) semble, un chapitre curieux à l'histoire du cartésianisme au » XVIP siècle. Elle montre les progrès de cette doctrine dans )) une corporation d'ordinaire peu accessible aux nouveautés. )) Cependant l'ordre de saint François avait déjà donné au » cartésianisme un de ses plus actifs promoteurs dans la per- » sonne d'Antoine Legrand. « Les thèses de de Gabriel marquent plutôt la naissance du cartésianisme au sein des Tierçaires de saint François. Quant à Antoine Legrand, il était Récollet et, en 1667, il n'avait encore publié, croyons-nous, aucun ouvrage cartésien : le premier date de 1671. De plus, ses confrères ont été con- stamment opposés à la Philosophie de Descartes, comme van Sichen dès iQ66, et Bosco l'année même où de Gabriel se déclarait cartésien. §9. Le P. de Gabriel a publié plusieurs autres ouvrages; mais parmi eux il faut distinguer celui qui est intitulé : Specimina ' Nous ne savons si M. Prouhet traduit littéralement de Gabriel; dans ce cas, celui-ci aurait transcrit Descaries (0. volume IV, p. 7o). ( 448 ) moralis christianœ et moralis diabolicœ in praxi ^ . Cette morale était infectée de baïanisme, de jansénisme et de rigorisme; nous n'avons pas à nous en occuper à ce point de vue. Mais dans les prolégomènes, on retrouve très clairement exprimés les sentiments cartésiens de 1667. Ainsi, quand il traite des principes de la science spéculative '-2, il dit que l'essence de l'esprit consiste dans la pure pensée. Un peu plus loin, il affirme que les perfections et les imperfections de l'esprit humain consistent dans ses pensées ; que l'essence du corps humain est l'extension; que la pensée constitue l'essence de l'âme; qu'en général l'essence des corps est constituée par l'extension ; que leurs espèces dépendent des différents modes de cette extension, et enfin, que l'idée de Dieu, c'est-à-dire de l'être souverainement parfait, est innée 3. Or, les Spedmina furent déférés à la Congrégation de l'Index et, en septem- bre 1679, ils furent condamnés. Baillet, l'historien et le pané- gyriste de Descartes, égaré sans doute par son amitié pour les disciples de son héros favori, attribue cette condamnation à l'étrangeté du titre dvs Specimina M La vérité est que l'ouvrage contenait les sentiments erronés de Bai us et de Jansenius. ' Bruxelles, 167S. ^ Pr.L'anibuIiï, § H, p. a. « In itiea Dei videt iliud quo Ani>eli creduntiir houii- » nem excedere, quia videi incorporeitalem, seu potius esseuliam spirilus m )) cogilatioiie nuda consislenlem , cum essentia homiuis eliani corpus » includat. » 5 Ibidem, pp. 5, 6, 7. « Et in idea sui videl illnd quod ad propriani meotem » pertinet, quia suaruni perfeclionum et imperfectiouum in cogitationibiis » consislenlium esl conscia. Videl in eadeni idea quod ad naturam sui corporis k* pei'liuet, niniirum extensionem (juœ déficit a perlectione cogitalionis quœ » essentiam meulis consiiluil .. In idea sui videtur quid perlineal ad naluram )' aliarum reruni corpor. aiuni circumstanlium, scilicet extensionem, qua^ in » generali est eadem omnium corporum et in s|)ec'ali per diveisos modos )) disliiiyuilur... Dirteruiit philosophia et theoloyia quia phiiosophia Iracîans » de Deo loquilur secundum Ideam Dei velut Enlis summe perfecli sihi » innatam. » * Jugemenls des savants, Amsterdam, 175:2, l. I, p. 170: « on n'ignore )) pas que le P. Gilles de Gabriel lut obligé depuis quelques années de s'aller » justiher à Home sur le litre qu'il avait donné à son livre, d'Essais de la ( 449 ) De Gabriel, qui était devenu licencié en théologie de Louvain depuis 1677, et qui aspirait au doctorat en 1679, se vit fermer l'accès à ce grade par la condamnation des Essais. Il se rendit à Rome pour se défendre et, dit M. Reusens, après avoir reçu communication des remarques de la Congrégation de l'Index, il y publia une nouvelle édition revue et corrigée de son livre avec le titre de Specimina moralia. Il faut croire que l'ouvrage conserva de l'attrait pour les jansénistes, car Gabriel Gerberon publia à Amsterdam, en 1682, une traduction de cette édition romaine i. Dans la version, les deux passages où de Gabriel avance que la nature des corps consiste dans leur étendue, ont été modifiés de manière à avoir un sens qui ne soit pas en opposition avec l'enseignement des écoles. De Gabriel disait que « l'homme voit dans l'idée du moi ce qui concerne la nature de son corps, savoir l'étendue »; Gerberon dit que « l'homme voit dans l'idée qu'il a de lui-même tout ce qui appartient à son corps, comme Véieudue '^. » En 1675, le premier disait : « dans la même idée, il voit ce qui concerne la nature des corps environnants , savoir l'extension » ; et en 1682, Gerberon dit « qu'il y voit tout ce qui appartient aux autres créatures corpo- relles qui l'environnent, com,me l'étendue ^ ». Nous l'avons déjà remarqué, le dogme cartésien de l'étendue essentielle est celui qui doit être regardé comme le plus en désaccord avec la doctrine catholique : on en a une nouvelle preuve dans ce qu'on vient de lire. On pourrait croire de prime abord que les critiques de la Congrégation de l'Index n'ont pas porté seulement sur le » morale chrétienne et diabolique; et quoique son ouvrage fût jugé rort sain, )> il ne laissa point d'en changer le titre clans une seconde édition qui fut » approuvée par le Maître du Sacré-Palais et qui parut à Rome en 16S0. » ^ En voici le litre exact : Les essais de la théoloiiie morale par le R. P. Gilles de Gabriel, licencié de l'Université de Louvain, prêtre religieux du Tiers-Ordre de saint François, définiteur général et commissaire aposto- lique dans les Pays-Bas. 3^ édition, revue, corrigée et augmentée suivant l'original imprimé à Rome chez François Tizzoni, rannee UnSO, avec la permission du Maître du Sacré-Palais. ^ p. 4. ^ p. 5. Tome XXXIX. 29 ( 450 ) jansénisme des Specimina, et qu'on a voulu frapper en 1679 le cartésianisme de 1667. Il n'en est rien ; les passages modifiés dans la version sont dans l'édition romaine parfaitement iden- tiques à ceux de l'édition bruxelloise. Rome interprétait la définition du corps, substance étendue, dans le sens bénin où l'avaient certainement comprise Philippi en 1664 et très proba- blement de Gabriel en 1667. Ces modifications sont consé- quemment imputables à Dom Gerberon, plus scrupuleux sur ce point qu'en matière de jansénisme. Cependant les corrections de l'auteur et du traducteur et l'approbation du Maître du Sacré-Palais ne préservèrent pas la deuxième et la troisième édition d'une nouvelle condamnation en 1683. Ajoutons que de Gabriel était ami intime d'Arnauld, alors fugitif et latitant en Belgique. Celui-ci parle du religieux franciscain en termes très chaleureux dans plusieurs de ses lettres, et fit travailler activement à Rome pour empêcher sa condamnation : il était juste que cartésiens et jansénistes se vinssent mutuellement en aide. Nous reparlerons plus loin du cartésianisme des Bogards. Gilles de Gabriel ne paraît d'ailleurs pas avoir donné d'autres preuves de son amour pour les nouvelles idées durant les dix-sept années qu'il vécut encore. ( 451 CHAPITRE XXni. LE CARTÉSIANISME DANS LA PRINCIPAUTÉ DE LIÈGE (I6o3-i084). Sommaire. 1. René -François de Sluse et ses Lettres. — "2. Le médecin Nicolas Du Chasteau et son Parvum naturœ spéculum. — 3. Les Jésuites de Liège , conti- nuateurs du P. Coniptun. — 4. Les Récollets liégeois. §1. Liège était pour la principauté ce que Louvain était pour les Pays-Bas espagnols : le centre du mouvement intellectuel, ou même l'unique endroit où ce mouvement se manifestât d'une manière fort sensible. Il était naturel qu'il en fût ainsi. Capitale de la principauté, elle renfermait dans son sein les esprits les plus distingués. De plus, on y comptait plusieurs écoles philo- sophiques ; d'abord dans différents couvents, par exemple, chez les Récollets et les Observantins, ensuite au séminaire et au collège des Jésuites anglais. Comme on peut le prévoir, on était divisé à Liège sur le cartésianisme. Déjà nous avons vu le P. Compton, du vivant même de Descartes, s'y prononcer vigou- reusement contre lui ; ses confrères suivirent son exemple ainsi que quelques prêtres séculiers élevés dans les anciennes idées. D'autre part, un bon nombre de jeunes gens qui avaient fait leurs études de philosophie ou de médecine à l'Université de Louvain, s'y étaient imbus des idées cartésiennes, et quelques-uns d'entre eux devenus prêtres et professeurs à ( 452 ) Liège, enseignaient aux autres ce qu'on leur avait appris à eux- mêmes 1 . Entre ces deux partis, s'en plaçait un troisième, celui des indépendants ou éclectiques, qui rejetaient ce qui dans le système de Descartes leur paraissait faux, ou bien restaient en suspens, sans se prononcer. Le chanoine René-François de Sluse doit être rangé parmi ces derniers 2. Né à Visé en 1622, il fit probablement sa phi- losophie 3 et en tout cas, son droit à l'Université de Louvain, où il fut inscrit de 1638 à 1642. Il n'est pas douteux qu'il y ait entendu parler de Descartes : c'est pendant ce laps de temps que Plempius l'attaqua dans ses Fundamenta medicinœ ; que Libert Froidmont, compatriote de Sluse, et quelque peu son parent ^, eut avec Descartes sa controverse épistolaire; que Van Gutschoven se mit en rapport avec le philosophe < La Bibliothèque du Séminaire de Sainl-ïroud possède un volume manu- scril contenant le Cours de physique diclé aux élèves du grand séminaire de Liège en 166:2. A la fin se trouvent une série de thèses sur toute la philoso- phie, soutenues le 29 juillet 1662 par un Anversois du nom de Jean Hellincx, sous la présidence du professeur de philosophie Théodard Cochez, de Thuin. Nous n'avons trouvé nulle part le nom de Descartes; mais il est fait allusion à ses opinions et à ses arguments. En général l'auteur est péripaléticien, et se borne à révoquer en doute l'un ou l'autre des sentiments d'Aristote, sans les nier catégoriquement. Au chapitre De Vacuo (2"ie question) l'auteur a évi- demment eu vue la théorie de Descartes sur l'impossibilité du vide. — La troisième ihèse de Physique déclare que la négation d'une forme substantielle dans l'homme est une hérésie, et celle d'une forme substantielle dans les animaux, une témérité. La onzième soutient l'activité des causes secondes. 2 Nous nous servons dans tout ce paragraphe du beau travail de M. Le Paige sur René-François de Sluse paru dans le Bullettino du prince Boncom- pagni, t. XVII. ^ Probablement, disons-nous, car les quatre années qu'il passa à Louvain peuvent avoir été consacrées uniquement à l'étude du droit; dans ce cas, il serait possible que Sluse ail fait sa philosophie chez les Jésuites anglais, comme un certain nombre de jeunes Liégeois, malgré les réclamations de l'Université. * Un des ancêtres de Sluse avait épousé une Marie Gentis, fille d'Agnès de Froidmont, et depuis ce temps les Sluse ajoutèrent en cœur à leurs armes primitives celles d'Agnès de Froidmont, d'azur à neuf besans d'or, 3, 5, 5. (453) français et tut nommé suppléant de Sturmius, et enfin que le grand ami de Descartes, Reneri de Huy, mourut d'une manière si tragique à Utrecht. En 1642, Sluse se rendit à Rome où il demeura l'espace d'une dizaine d'années. Il y fut témoin de l'accueil que la capi- tale du monde chrétien et spécialement la Compagnie de Jésus fit aux idées du réformateur français. Un témoignage assez remarquable nous le montre en 1651 épris d'admiration pour la Philosophie de l'antagoniste de Descartes, le célèbre Gassendi. Ce témoignage se trouve dans une lettre écrite à Gassendi, et datée de Rome, 6 mai 16oi i : « Votre Philosophie (il s'agit sans doute du Syntagma philosophiœ Epicuri, paru à Lyon en 1649) vient d'entrer dans Rome : les plus doctes per- sonnages l'ont reçue avec honneur et placée dans le temple de la Minerve de Phidias : François Sluse, de Liège, homme très versé dans les sciences et les langues, géomètre excellent, s'en délecte tellement qu'il professe la plus grande admiration pour les talents de Gassendi, dans toutes les réunions intimes qu'il a avec les savants qui lui ressemblent. 11 espère pouvoir un jour faire la connaissance personnelle de celui qu'il ne con- naît jusqu'ici que per speciihun et in œnigmate, » Durant son séjour à Rome, Sluse étudia, comme Descartes en Hollande, les mathématiques, l'astronomie, l'anatomie et la médecine, et, de plus, la langue grecque et les langues orien- tales. Rentré en Belgique en 1653, il montre toute sa vie du goût pour la philosophie. Nous voyons dans une lettre à Huygens du 14 août 1657, qu'il demande instamment de lui signaler les ouvrages de géométrie ou de philosophie qui paraîtraient en France 2. Il fait la même recommandation vers la même époque à Cosme Brunetti, l'ami de Pascal 3. Dans une lettre à Sor- bière 4-, il montre combien il aime cette science, « qua Deum, » naturam,nos ipsos noscerediscimus,quapascimus animum, ' Gassendi, Optra omuia, Liigduni, IGo8, t. VI, p. ^'20. ' P. 51o. 5 P. 7-2-2. ' P. 709. ( 454 ) » et ab hac fccce rerum mortalium in puriorem auram avo- >:) camur. » Sluse est un admirateur de Descartes ; mais son admiration n'est pas enthousiaste ni irréfléchie ; en cela, elle ressemble à celle de ses deux principaux correspondants Pascal et Huygens. On a vu plus haut les démarches qu'il fit pour amener son ami le cartésien Van Gutschoven à s'occuper de l'édition du Traité de rHomme. Dans ses lettres, il cite souvent Descartes avec éloges. En 1657, Cosme Brunetti, l'ami de Pascal, lui avait écrit de Paris quelque chose sur Descartes; dans sa réponse, Sluse s'exprime de la façon suivante 'i : « Je viens à ce que vous me )) dites de M. Descartes; je l'estime un grand homme; c'est y) pourquoi je voudrais savoir particulièrement ce qu'on lui » oppose. Je ne prétends pas le faire passer pour irrépréhen- « sible, même dans ses Ecrits de Géométrie, parce que j'ai » remarqué en plusieurs endroits qu'il était homme, et que « quaudoque bonus dormitat Homerus ; mais une petite tache ne » rend pas difl'orme un beau visage, clique opère in longo fas » est obrepere somnum. » II apprécie Descartes d'une façon semblable en écrivant à Huygens le 27 septembre 1657 '^. Il ne voulait pas qu'on se montrât trop âpre à poursuivre les carté- siens, et il se plaint amicalement à Sorbière 3 de ce que, dans une dissertation que ce savant lui avait envoyée, il accablait de railleries les disciples du philosophe français : « Sed patieris )) opinor, ut te admoneam , facetias illas quibus cartesianos )) insectaris, ex earum numéro esse quae, ut ait, Tacitus, acrem » sui memoriam relinquunt. » Son intérêt pour tout ce qui concernait Descartes apparaît encore dans ce qu'il écrit à Olden- bourg et à Sorbière touchant un exemplaire de la Margarita- Antoniana de Gomez Pereira qu'il a trouvée par hasard chez un bouquiniste de Liège. « Ou bien, dit-il à ce propos, Descartes, quand il a soutenu l'automatisme, avait vu ce livre. ' BuUetlino, p. 7^5. - P. 51 S. Il y (iunlifif I)esc.ul('^ iVoculalissinitis. "• P. 70:i. ( 455 ) ou il est tombé précisément sur les mêmes pensées que cet auteur, ce qui peut très bien arriver i. » Si maintenant nous recherchons ce que ses idées ont eu de commun avec celles de Descartes, nous trouvons chez lui l'une ou l'autre appréciation peu favorable à la Physique de l'École. C'est ainsi qu'il parle à Huygens - d'un phénomène « qui dérange fort les théories physiques des Universités ». Ailleurs il félicite son siècle d'avoir commencé à chercher la science de la nature dans la nature elle-même, et non dans le Lycée 3. En physique, il est comme Descartes, partisan du méca- nisme : « Maggiotti et moi, écrit-il à son ami Huygens 4-, nous avons eu la même pensée que vous ; il faut rattacher la géo- métrie aux autres sciences pour qu'elle devienne plus agréable et plus utile ; entretemps, on doit autant que possible en reculer les bornes; car nous avons besoin de beaucoup de géométrie, et de géométrie profonde, pour bien connaître les ouvrages de Celui que Platon dit àsi y£{i)(j.£Tp£t.v. » En psychologie, il ne paraît pas opposé au mécanisme phy- siologique : « notre corps est un automate, écrit-il à Sorbière S, où entrent un très grand nombre de rouages. » D'un autre côté, Sluse n'admet pas tous les principes de la nouvelle Physique. Il avait souvent attaqué, à Liège et ailleurs, les règles cartésiennes sur le choc des corps. « Renvoyé à Lipstorpius, qu'on disait les démontrer, raconte-t-il à Huygens 6, j'ai constaté qu'il se battait les flancs inutilement. Descartes n'est pas plus heureux dans l'avant-dernière lettre du volume édité de sa correspondance, quand il prétend qu'elles sont toutes basées sur le principe suivant : si deux modes sont incompatibles dans des substances diverses, un changement survient nécessairement; mais la nature le fait toujours aussi ' Bulleltino, pp. 652, 636 (bis), 6o8, 712. ■^ P. 545. •• P. 610. * P. 5H. 3 P. 707. ^ P. 521. ( 4S6 ) petit que possible. C'est ce que les Écoles disaient avant lui en d'autres mots : iiatura sequitur compendia. Mais d'abord la généralité de ce principe n'est pas bien assurée, car souvent dans les cas particuliers, à cause de la diversité des circon- stances, il ne se vérifie pas. Ensuite, si l'on examine les règles de Descartes d'après ce principe même, on peut les accuser de fausseté. Soit par exemple, la sixième, oii il prétend qu'un corps en mouvement rencontrant un corps de masse égale et en repos, lui communique la quatrième partie de son mouve- ment, et retourne en arrière avec les autres quarts. Ne serait-il pas plus en rapport avec le principe, que, la direction restant la même, tout le mouvement passât dans le corps en repos ? Car alors un seul mode changerait, et non deux. » Ailleurs t, il concède à Huygens que si le principe de Descartes touchant la permanence de la quantité de mouvement dans l'univers est erroné, les fondements de sa Philosophie sont ruinés. Mais il semble appuyer cette assertion du philosophe, en ajoutant que celui qui concéderait la diminution de la quantité de mouvement, ne pourrait fixer des limites à cette diminution, à moins qu'il n'admette que les agents naturels, ou tout au moins les agents libres produisent de nouvelles quantités de mouvement. Pourtant ce qui frappe le plus en lisant la correspondance de Sluse, ce n'est pas son accord avec Descartes sur certains points, et son désaccord sur d'autres; c'est son scepticisme en matière de physique. « Vous suivez les expériences, écrit-il à Huygens - ; je ne leur refuse pas crédit, mais le mot du vieillard de Gos me revient toujours à l'esprit : tj Tzeïpy. o-cpa- ).£p'/i, Tj o£ xpi^Lç '/jù^zTZT^, à uiolus quc la raison ne vienne à l'appui. Vous savez ce que peuvent les influences étrangères à la science en ces sortes de choses. Aussi, comme j'ai accoutumé en telles matières, èizéyiù xal o!.a3-x£7:T0tj.at. . » Ailleurs il écrit : « itaque ad solemnem mihi in rébus physicis è-oyr\y rursus » Bulleltino, p 5-26. '^ P. 526. (457 ) revolvo i ». Dans maints cas particuliers, le doute sert de conclusion à ses raisonnements -. Ainsi l'on peut dire que le pays de Visé a produit trois hommes contemporains de Descartes et s'occupant de ses doc- trines d'une manière toute différente : l'un, Froidmont, est opposé à Descartes : l'autre, de Gabriel, lui est favorable, et le troisième représente le parti éclectique. Qui doit être approuvé? Nous croyons que c'est René-François de Sluse. Un mot encore avant de quitter le célèbre mathématicien liégeois : est-il vrai qu'il a été connu de Descartes et en corres- pondance avec lui? Becdelièvre l'aifirme formellement dans sa Biographie liégeoise 3. « Le philosophe Descartes faisait un cas » tout particulier de René.... Tant que Descartes vécut, il >■) entretmt un commerce de lettres avec René; et le savant » Baillet, dans sa vie de Descartes, assure que le philosophe » français avait trouvé d'excellentes choses sur les mathéma- » tiques et la géométrie, dans les lettres qu'il en avait reçues. » Villenfagne, en 1810, dans les Mélanges historiques et litté- raires, avait dit la même chose, en se servant des mêmes termes 'K » Nous ne savons si d'autres érudits ont précédé Villenfagne et de Becdelièvre dans cette opinion. Mais en tout cas, le premier se base sur un texte mal compris de Baillet. Cet auteur dit bien dans sa Vie de Descartes ^ « qu'i/ trouva de fort belles choses dans les lettres de M. Sluse, alors chanoine de la cathédrale de Liège, frère du savant cardinal de ce nom. » Seulement le pronom n'est pas mis pour Descartes (quand Sluse devint chanoine, ce philosophe était mort depuis plu- sieurs années), mais pour Pascal, ainsi qu'on peut s'en assurer en allant à la page précédente. Baillet n'est pas toujours fort correct ni fort clair dans son style, et il se permet souvent de * Bulletlino, p. 608. '^ V , par exemple, pp. 668, 672. •• Liège, 1857, l. Il, p. 294. * CeUe erreur se retrouve cliei^ plusieurs autres écrivains liégeois, posté- rieurs à Becdelièvre. * Volume I, p. 587. ( 458 ) . longues digressions; c'est ce qui sans doute a induit en erreur M. de Becdelièvre. Ajoutons que l'historien de Sluse le plus complet, M. Le Paige, ne dit mot de cette correspondance. Enfin l'on n'y trouve point la moindre allusion dans la longue série des lettres du savant chanoine. Nicolas Du Chasteau dont nous allons parler ^ est loin d'imiter la réserve du mathématicien liégeois : c'est un carté- sien décidé. On ne connaît rien sur sa vie, hormis le peu qu'il nous en apprend dans l'ouvrage dont il est l'auteur. Il était ori- ginaire de Chénée, et avait pris les grades de docteur en philo- sophie et en médecine, et de licencié en théologie. Était-il ecclésiastique? avait-il simplement voulu l'être? ou avait-il abordé l'étude de la théologie pour s'initier à toutes les sciences ? On ne saurait actuellement répondre à ces questions. En tout cas, il était assez rare, même pour des ecclésiastiques, qu'on dépassât le baccalauréat en théologie ; notre Du Chasteau était arrivé à la licence, et c'est le premier "^ de ce grade que nous rencontrons en Belgique parmi les cartésiens, car de Gabriel n'était encore que bachelier en 1667, et d'ailleurs le cartésianisme du philosophe de Chênée est bien plus accentué que celui de son confrère de Haccourt. Il n'est pas difficile de deviner que c'est le médecin qui a fait du théologien un carté- sien, et qu'il a puisé son amour pour Descartes à l'école de Van Gutschoven et de Philippi. Du Chasteau a publié en 1673 un petit ouvrage intitulé Parviim naturœ spéculum, déjà rédigé au commencement de 1672 3. il l'avait écrit pour son usage particulier, puis ^ iM. Le Roy qui a fail coiinaiire l'ouvrage de Du Chasleau, en a donne une analyse très complète dans son Histoire de la philosophie au pays de Liège, pp. 62, 71. Il faut absolument la lire, si Ton veut se faire une idée exacte et adéquate de l'œuvre du médecin de Chênée. ' Après Geulincx toutefois, comme M. Vander Haeghen nous l'apprend dans son Ftiide sur Geulincx (p. 6, en note). '• L'ai)prol)a:ioii est datée du 10 février lG7:2. ( 459 ) avait résolu de le faire paraître pour Tutilité de ses amis, en observant toutefois (ajoute-t-il un peu vaniteusement) le pré- cepte d'Hermès « qu'un auteur doit en savoir plus qu'il ne montre dans son livre 'i ». Du Chasteau est un philosophe érudit : il cite Aristote, Platon, Lucrèce, Salluste, Quintilien, Sénèque, Cassiodore, saint Augustin, ses contemporains Lans- bergius et Froidmont. Il ne nomme jamais Descartes : c'est la tactique universellement suivie par les cartésiens belges que nous avons étudiés jusqu'ici; cependant un passage de son livre 2 y fait allusion d'une façon tellement transparente que personne n'a pu s'y méprendre : « pas n'est besoin d'un flair très subtil pour savoir que les principes énoncés dans ce livre n'ont pas été imaginés par nous. S'ils sont véritables, ils sont aussi anciens que la vérité. Que maintenant ils soient au moins vraisemblables, c'est ce qu'a pleinement démontré le plus illustre des philosophes; la haine dont ce sage est l'objet est due uniquement à la vérité de sa doctrine. » 11 suffit de lire rapidement le Petit jniroir de la nature pour voir que les idées de Fauteur sont celles de Descartes. Le début de l'ouvrage est consacré à la revue des sources de nos erreurs. Ainsi a fait Geulincx au début de ses Qnœstiones qiwdlibeticœ; ainsi fera l'année prochaine (nous sommes en 1673) Malebran- che, dans la Recherche de la Vérité, œuvre qui sert comme de préface à tous les autres volumes qu'il a publiés l'espace de sa longue carrière d'auteur. Voici l'analyse de cette partie du Parvum naturae spéculum, telle que la donne M. Le Roy dans son Histoire de la philosophie au pays de Liège 3. « Du Chasteau écarte avec Bacon les divers fantômes qui » viennent tour à tour obscurcir à nos yeux le soleil delà vérité. » Un grand nombre de termes sont équivoques; de là , très » souvent deux interlocuteurs se trouvent placés, sans le savoir, * P. 18. « Has iiileiim observaliones quas iii mei ipsius usuni collegeram, « atuicoi'um ulilitali dedico, servalo lamcii Hermelis prœceplo, quod nimiruni '^ sciciilia auihoi'is deheal esse major suo libio. )> - P. 54. ■' Bulletin de CliislUut archéologique liégeois, vol. IV, Liège, 1860, p. 63. ( 460 ) )5 dans la discussion, à deux points de vue différents. Point » de difficulté à l'égard des mots qui désignent des choses » existantes, comme le feu, le bois, la pierre ; mais quand on )) dit le roi, lepère, le fils, la table, le livre, grand, petit, etc., )) on énonce des idées dont la formation a nécessité des com- w paraisons, des jugements, en un mot une opération intellec- » tuelle préalable; et ces mots désignent non pas ce qui existe, » mais la manière dont nous concevons ce qui existe. C'est )) surtout quand il s'agit de ce dont la connaissance n'est )) point également distincte pour tous les hommes, qu'il faut » prendre garde aux définitions. Qu'est-ce que l'âme, par » exemple, et peut-on parler de l'âme des brutes au même » titre et dans le même sens que de l'âme humaine? Que )) d'erreurs dans la philosophie vulgaire, provenant de l'abus » des définitions i ! Mais nos aberrations proviennent aussi » d'autres sources; l'amour de la vérité a lui-môme ses excès » et ses dangers ; nous nous félicitons de nos découvertes avant » d'avoir vérifié l'exactitude de nos observations; nous mar- )) chons en avant sans nous préoccuper des objections et des » lacunes, et nous oublions sans cesse que pour être sûrs de » ne pas nous tromper dans l'explication d'un seul fait, il )) nous faudrait connaître toutes les choses, puisque toutes » les parties du système de l'univers dépendent l'une de » l'autre ». ce Les préjugés de notre enfance, l'influence de ce que nous » avons entendu dire avant de réfléchir par nous-mêmes, sont » encore autant d'obstacles à vaincre. Les péripatéticiens affir- )) ment qu'il n'y a rien dans l'intelligence qui ne vienne des )) sens, et ils reconnaissent malgré eux l'existence de faits qui )) n'ont rien de sensible : seraient-ils par hasard doués d'un » sixième sens dont les profanes sont privés? » Viennent ensuite les opinions accréditées, par exemple, ' « Les hommes sMmagineni, que leur raison commande aux mois; mais » qu'ils sachent que les mots, se relournanl pour ainsi dire contre l'entende- » menl, lui rendent les erreurs qu'ils en oui reçues. » BACOiN, iSouvel orya- num, 1. I, n" LIX (Ed. F. Riaux), cité par M. Le Roy. ( 461 ) )) la croyance à l'infaillibilité du prince des philosophes. L'École )) imite en ceci le peuple ignorant et attaché à ses mille » superstitions. » Ajoutez la paresse des esprits, même de ceux qu'aiguillonne )) la plus vive curiosité. On veut tout savoir ; mais on ne se )) donne pas la peine de travailler pour apprendre. )) Enfin le témoignage des sens doit être incessamment )) contrôlé, car chacun voit les choses dans des conditions et » sous des faces différentes, et l'on est exposé à se tromper )) grossièrement, lorsqu'on juge que les choses sont telles » qu'on les perçoit : est-ce que le bâton plongé dans l'eau est » réellement brisé, parce qu'on le voit tel? On ne saurait donc » être trop prudent, on ne saurait faire trop attention à la )) diversité des tempéraments et des humeurs, qui déterminent » nos propensions individuelles, et nous portent à juger » différemment des mêmes choses. » Que l'on consulte les entêtes des premiers paragraphes du premier livre des Principes, et il sera facile de constater que Du Chasteau, en écrivant les pages dont on vient de lire l'analyse, avait sous les yeux l'ouvrage du philosophe français. Il n'était donc pas tellement dangereux à Liège onze ans après la pros- cription de Descartes par l'Université, et dix ans après la mise à l'index de plusieurs de ses ouvrages, de reproduire ses idées, de le qualifier, comme tantôt nous l'avons vu faire, de philosophoriim nobilissimus , d'attribuer à la haine les mesures prises contre lui, et cette haine elle-même à la vérité des sentiments du réformateur. Du Chasteau adopte les idées de Descartes, non pas seulement celles qui se conciliaient avec l'enseignement théologique traditionnel, mais encore plusieurs de celles qui avaient été censurées par la Faculté de Louvain. Elle avait condamné l'automatisme. Du Chasteau en est partisan déclaré. Distinguant trois degrés de sensibilité, il fait consister le degré infime en un mouvement imprimé par l'objet à l'or- gane; ce degré, dit-il, est commum à l'homme et à l'animal '^. ^ P. 21. « In niolu objecti receplo in organo consliluitur primus gradus » sensus, qui communis est brûlis et hominibus. » ( 462 ) Le second consiste dans la perception qu'a l'esprit du mouvement reçu dans une partie du corps : nous dénions ce degré aux animaux par la même raison qui nous fait refuser à une chose corporelle un mode propre à une chose spiri- tuelle 1. Le troisième degré consiste dans le jugement qui suit la perception. Personne ne doute qu'il n'appartienne exclusivement à l'homme -. Les Louvanistes avaient dit que l'âme humaine, forme du corps, était présente dans tout le corps : Du Chasleau prétend que le siège de l'âme est la glande pinéale 3. Us avaient blâmé Descartes de ne pas admettre les formes substantielles : Du Chasteau n'en admet pas dans son explication de la nature sensible ^K Ils trouvaient une erreur dans la définition carté- sienne du corps. Du Chasteau dit et répète que la matière est une substance étendue, qu'elle est une môme chose avec l'espace, le lieu et l'extension, tous ces êtres ayant pour essence et pour nature d'être quelque chose d'étendu, c'est-à- dire de long et de profond s. Le système de Copernic et de Galilée était proscrit : Du Chasteau en est partisan comme Descartes, bien que, comme Descartes, il trouve moyen de dire la terre immobile, puisqu'elle ne change pas de place par rap- port aux éléments du tourbillon qui l'environnent, et que d'ailleurs la distance changeant par n'importe quelle raison entre le soleil et la terre, le soleil se meut autant qu'elle 6. C'est à propos de ces théories qu'il a écrit les paroles suivantes : « Ce mouvement nous emporte trop loin; ce que nous en disons semblera à beaucoup difficile à admettre ; mais telle est la condition de la vérité : dans le principe elle déplaît, dans la suite elle plaît "7. » * P. 25. « Hune gradum deneganius brûlis eadem ralione qua rei corporeae » non concedilur niodusilliiis rei qua; est spirilualis. » '■^ P. HA. « Hune esse iioinini proprium, extra controversiam positum est. » ' P. 25. * P. 54. 5 P. 55. « Pp. 47, 57, 66, 71, 72, 118. ' P. 47. « Sed longius nos motus evehil, et ad illa quidom quae mulloiuiu ( 463 ) On a peine à concevoir comment un ouvrage contenant de pareilles assertions ait reçu Vimprimatur du vicaire-général Jean-Ernest de Surlet ; il est vrai qu'il s'en est rapporté au jugement d'un Jésuite, le P. Jean Dormerus, commissionné par lui pour l'examen du Parvum naturœ spéculum. Il avait le droit de penser qu'un confrère du P. Compton et du P. Blun- dell (dont nous allons parler) ne se montrerait pas trop large dans son appréciation. Il n'en fut rien cependant : Dormerus approuva automatisme, mécanisme, extension essentielle, système de Copernic, et déclara n'avoir rien trouvé dans le Petit miroir de la nature qui fût contraire à la Foi. Au fait, peut-être Dormerus était-il de l'école de Der-Kennis et de Tacquet, et même les avait-il dépassés, un peu par réaction contre l'Université de Louvain qui n'aimait pas beaucoup les Jésuites et qui avait censuré Descartes. Pour aider à expliquer cette approbation, on peut remarquer qu'en aucun endroit de son livre. Du Chasteau ne se prononce explicitement contre les accidents réellement distincts; cette concession, quoique néga- tive, avait une grande portée à une époque où l'objection faite avec le plus d'insistance aux cartésiens était la permanence des accidents eucharistiques. De plus, Du Chasteau semble en plusieurs endroits ne donner ses assertions que comme des hypothèses, ou même comme des probabilités qui en fait n'ont pas été réalisées. « Nous allons développer maintenant nos pensées; toutefois l'ordre de production des choses que nous allons décrire n'est pas celui que l'Auteur de la nature a suivi dans la création — nous savons en effet par l'Ecriture qu'il a créé toutes choses en même temps — mais celui que nous suggéreront les principes sur lesquels nous nous basons, nous souvenant de ce que dit Aristote au chapitre septième du livre premier de ses Météores : de manifestis sensui putamus sutficienter » palalo sunt nimis auslera. Talia sunt veritalis primordia ut dcguslala » ,*,*,*/,*, mordeant, interius autem recepta ,%*,*, dulcescant. » (Nous reproduisons exaclemenl la double série d'astérisques telle qu'elle se trouve p. 48 : pourquoi Du Chasteau a-t-ii voulu attirer l'altenlion du lecteur de cette siuguliére façon?) ( 464 ) demonstrasse secundum rationem, si ad possibile reduxe- rimus i. » Ainsi parle Descartes à la fin de ses Principes "^ et il termine, comme Du Chasteau, par la citation d'Aristote. « Afin » qu'on ne pense pas s'imaginer qu'Aristote ait jamais prétendu )) rien faire de plus que cela, il dit lui même au commence- )) ment du septième chapitre du premier livre de ses Météores » que pour ce qui est des choses qui ne sont pas manifestes )) aux sens, il pense les démontrer suffisamment et autant » qu'on peut désirer avec raison, s'il fait seulement voir qu'elles » peuvent être telles qu'il les explique. )■> Le Petit miroir se lit tout entier avec intérêt, même après les Principes de la philosophie. Émaillé de citations intéres- santes empruntées surtout à Sénèque, on y retrouve de plus cet humour et cette savante simplicité qu'on admire dans Bacon de Verulam. Le mot pour rire s'y rencontre de temps en temps, témoin le passage oii le médecin de Chênée remarque sentencieusement que « si un corps en s'élevant ne rencontrait pas de résistance, quand nous danserions, nous serions trans- portés à une hauteur indéfinie, et sic chorea non repeteretur sœpiiis 3 ». Une autre fois, il se plaint des péripatéticiens qui dans les cas difficiles recourent aux qualités occultes, et par surcroît leur donnent des noms « occultes et grecs », ce qui a pour résultat d'ajouter l'obscurité du langage à l'obscurité des choses, et d'empêcher qu'on comprenne qu'ils n'y comprennent rien 4. Comme Descartes, comme Philippi, et avec plus d'emphase. Du Chasteau conclut son ouvrage en remerciant le Dieu trois fois très bon et très grand, source de toute vérité et de toute connaissance, et en soumettant toutes * P. 28. V. pp. 56, 159. Dans ce dernier endroit, il dit n'avoir composé son livre que « par manière d'exercice « ce qui, dans la langue du temps, veut dire qu'il n'y développe que des hypothèses. 2 0. volume IV, p. 520, livre 4, n" 204. « Que touchant les choses que nos » sens n'aperçoivent point, il suffit d'expliquer comment elles peuvent être, » et que c'est tout ce qu'Arislole a lâché de faire. » 5 P. 95. * P. 115. ( 465 ) ses idées au jugement de l'Église sainte, catholique, aposto- lique et romaine ^. §3. Après Sluse qui représente le parti éclectique, et Du Chas- teau qui représente le parti cartésien, l'ordre chronologique nous amène à des adversaires du cartésianisme, qui se recrutent chez les Jésuites et les Récollets fixés à Liège. Thomas Blundell !^, né dans le Lancashire, fut reçu dans la Compagnie en 1667, et devint professeur de philosophie au collège des Jésuites anglais à Liège. Héritier de la chaire du P. Compton, il hérita aussi de ses idées anticartésiennes. Bien qu'il n'ait publié aucun ouvrage, ses opinions sont consignées dans un placard contenant des thèses sur toute la Physique (cosmologie, psychologie et physique proprement dite) imprimé en 1682 3, et dans un commentaire manuscrit sur la Physique d'Aristote que possède M. Le Roy. Nous résumons l'analyse qu'en a donnée ce dernier dans son Histoire de la philoso- phie au pays de Liège ^. 3Iais auparavant nous transcrirons ce que dit le savant professeur ^ d'un petit poème latin datant de 1682 au plus tard, et provenant du collège des Jésuites anglais : cette pièce de vers est consacrée à célébrer la victoire d'Aristote sur tous les autres philosophes et notamment sur Descartes. « LeStagiriten'apeur ni del'épouvantail de l'abîme et )) du vide, ni d'une légion d'animaux-machines prêts à le broyer w entre leurs mâchoires d'automates. Nouveau Pygmalion, • P. 16-i. '^ De Backer, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, in voce. ^ Conclusiones phijsicœ . . . delVndet Joannes Franciscus Jaer, I.eodius . . , Leodii... Comme on le voit, il n'y avait pas que des Anglais qui suivissent les cours de philosophie du collège. * P(). 51 -d8. Au cours de Timpression de ce travail, nous avons pu, grâce à l'obligeance de M. Le Koy qui a bien voulu nous les prêter, consulier les deux documeiiis dont nous venons de parler. ^ P. oO. Celle pièce de vers a paru dans le Bulletin de (' Académie royale de Belgique, ^^ série, t. XLV, n» 5; mars 1878. Elle esl précédée d'une analyse de M. Le Roy, qui en est l'éditeur. Tome XXXIX. 30 ( 466 ) quoique dans des conditions bien différentes, Aristote donne aux animaux la vie et le sentiment, et ceux-ci, plus recon- naissants que Galathée, se tournent aussitôt contre l'adver- saire de leur bienfaiteur. Le pauvre Descartes l'échappe belle, grâce à la magnanimité d' Aristote, qui n'a qu'un mot à dire aux bêtes fauves : Vous n'irez pas plus loin ! pour être obéi ponctuellement ^ . Mais ce n'est pas tout. Il faut lutter seul contre tous les philosophes conjurés; ceux-ci s'enveloppant des ténèbres de l'ignorance, ceux-là peuplant l'espace de mons- trueux fantômes ; cet autre, l'audacieux î essayant d'arrêter le char du soleil et de faire rouler la terre ; tous menaçants, tous acharnés. . . Mais tous impuissants comme les vagues, qui viennent briser leur fureur inutile contre un vieux roc immobile et debout. Venez donc, amis de la sagesse, venez * Voici ce passage, le seul de toute la pièce qui soit dirigé directement contre Descaries. Aller successil; verum hune sequebatur in armis, Sœva caterva lupûm, sseva calerva canum, Quorum dum rotulas non credenda arte moveret, Inferrent jussam morsibus, ore, necem. Ast iibi Aristoleles tam pulchra automata vidit, lllorum voluit tune animare rotas, Has quoque, quis eredal ? divo spiramine perflans, Senlire, et vila vivere posse dédit, Tiimque vel in proj)rium verterunt arma magistrum, Noscentes régis munera tanta sophûm. Sistite, tum dixit : nam saevo hune ore neeassent. Et raptim celerem eorripuere fugam. Après rÉIégie en l'honneur d'Arislole viennent deux épigrammes où on le compare avec Descartes. M. Le Roy a publié la seconde; voici la première. Pour comprendre le jeu de mots assez fade (ou naïf, comme on voudra) qui en fait tout le sel, il faut se rappeler qu'écrite par un Anglais, elle doit se lire en prononçant le latin à l'anglaise, et remarquer la similitude des sons dans Aristoteles et tolalis, Quartanam et Cliarlesius. Quis sit Aristoleles, quis sit Charlesius oras ? Tu, quidquid dicat nomen ulrunique, vide : Quarlanam sophise parlem Charlesius inquit ; Totalem nosler dicil Aristoleles. ( 467 ) )) écouter les leçons de l'immortel maître qui se rit de tant » d'efforts insensés, et concluez d'un seul mot, si tant est que » ce soit la peine de mettre dans la même balance Aristote » et son moderne rival. » Est Hic censendo docens, ille sciendo docet. Pour ce qui concerne la Physique de Descartes, dirons-nous avec M. Le Roy, ce jugement est exact, car de l'aveu même de son auteur, elle est hypothétique. Quant à Aristote, il enseigne cette science avec une conviction plus soutenue; mais il est assurément contestable que ses théories, ailleurs surtout que dans leurs linéaments généraux, soient plus scientifiques que celles de Descartes. Pour arriver au P. Blundell (en supposant qu'il ne soit pas l'auteur des poésies dont nous venons de parler), il montre assez d'originalité dans son opposition. Évidemment, il con- naît mieux la doctrine cartésienne que le P. Compton. Il blâme ^ la Méthode et la Morale provisionnelle comme favo- rables aux hérésies, parce que celle-là apprend à douter des choses les plus claires, et celle-ci met sur le même pied toutes les religions. Le critérium des idées claires est commun aux cartésiens et aux trembleurs (secte protestante fort célèbre). Il ne veut pas de la théorie mécanique pour expliquer les phé- nomènes du monde organique; cette théorie, dit-il, s'applique à un monde de fantaisie, mais pas au monde réel. Il en veut encore moins pour expliquer la vie et tout ce qui se passe dans les animaux 2. H remarque aussi les inconvénients théo- logiques de la doctrine cartésienne sur l'indistinction des acci- dents et de la substance ^ et sur l'étendue actuelle, essence de ' Manuscrit, p. 29. ^ Conclusiones physicœ, Q^ . « Inanis est Chartesianorum senleutia , qui » bruta vocant automaïa. Tarn physice constat sentire equum, queiu audio )> hiunieulem, quam vivere homineni, quem ceriio ambulanlem. Unde niale « negatur brutis forma sensitiva,et vegelativa plantis. » ' Conclusio 7* . « Dantur formœ accidenlales , tam iiilentionaîes quam » reaies, lam modales quam absolulifi, distinclœ realiter ab omni substaiiiia. » (468) la matière i. 11 combat explicitement l'occasionnalisme "^ et peut-être fait-il à ce propos allusion à une assertion assez bizarre de la Métaphysique de Geulincx, en ce temps-là encore inédite 3. H repousse le système astronomique de Copernic, de Galilée et de Descartes. Il trouve avec le P. Louis de la Ville, que certains points de la doctrine de ce dernier sont conformes aux propositions soutenues par Calvin , et que partant le roi très-chrétien a bien fait d'en proscrire l'en- seignement. Nous ne savons si Thomas Blundell vise ici le déterminisme intellectuel que nous croyons avoir trouvé dans les œuvres du philosophe français; mais il est bon de remarquer à l'appui de l'affinité doctrinale du jansénisme et du cartésia- nisme, que les adversaires de Jansenius l'accusaient aussi de calvinisme 'K Voici du reste un résumé de l'appréciation du P. Blundell qu'il nous donne lui-même dans son cours manuscrit 3. H vient de consacrer neuf pages d'une écriture très serrée à l'exposition et à la réfutation de la doctrine de Descartes sur les formes substantielles. « Je termine ce discours par quelques mots que j'emprunte à des thèses soutenues en 1665 au collège de Clermont à Paris, dont voici la quinzième : Voulez-vous qu'ici je compare Descartes avec Aristote? Descartes cherche ce qui a pu être, Aristote ce qui est réellement. La philosophie cartésienne plie les choses à elle-même, Aristote se plie aux * Conciusio 9^ . « Exlensio aciualis non est de essentia corporis; unde » falsa est baic propositio : quantitas a substantia exiensa in re non difFert; » uli etiani hacc : fieri non polest ut vel minimum quid ex quantitate aut » exteusione tollalur, quin tamlumdem de substantia extrahatur. » 2 Conciusio 11*. « Causse secundae vere agunt. « 5 Conciusio 9* . « Unio est enliias modalis, distincta tam ab extremis, quam » a decreto Dei et actione eductiva. » Geulincx disait (Vander Haeghen, p. 60, en noie) : i- Unio enim illa, qua cum corpore unitus sum non » potest esse aliud, quam voluntas et beneplacitum ejus (Dei). Met. p. 56. » * De là l'anagramme de Cornélius Jansenius : Calvini sensus in ore. ^ Manuscrit, p. 55. On trouve dans ces dictata du P. Blundell maints passages intéressants. 3Iilheureusement l'écrilure est souvent d'une lecture très diiïicile. ( 469 ) choses mêmes. Descartes arrange tout à sa façon , Aristote explique les choses de la manière dont elles sont. Descartes aime la nouveauté, Aristote aime la vérité. En un mot, la doc- trine cartésienne diffère de la doctrine aristotélicienne comme la poésie de la réalité, comme l'imagination de l'entendement. Ainsi dit la thèse, et j'y souscris. » Que l'on veuille maintenant comparer ces différentes appré- ciations de Blundell avec les assertions de Du Chasteau : elles sont le contre-pied les unes des autres. Et cependant le P. Dormerus qui approuvait Du Chasteau habitait peut-être les mêmes murs et en tout cas la même ville que Blundell. C'est une nouvelle preuve de la liberté que laissait à ses mem- bres la Société de Jésus. Le P. Blundell n'était pas le seul Jésuite qui dans la bonne ville de Liège fût énergiquement opposé à Descartes. Nous trouvons à la tin d'un intéressant volume paru à Liège en 1684 deux approbations dont le caractère anticartésien est aussi marqué que possible. Il s'agit d'une œuvre consacrée tout entière à réfuter « les paradoxes des Épicuriens et des Stoï- ciens renouvelés par les Cartésiens. » Voici comment l'apprécie à la date du 22 décembre 1681 le Jésuite Jean Persall, préfet des hautes études au Collège anglais à Liège. « J'ai lu diligem- ment ces dialogues et avec grand plaisir. Ncn seulement je les ai trouvés en tout conformes à la foi catholique et à la modestie chrétienne, mais je les pense très aptes à établir cette ancienne et saine philosophie qui, parce qu'elle est si bien adaptée aux principes de la Foi, a depuis longtemps triomphé dans toutes les écoles catholiques du monde chrétien. Je juge donc ces entretiens très dignes de louanges ; ils méritent de voir le jour, et je désire beaucoup qu'imprimés ils soient lus et relus par tout le monde. » Toutefois ce désir du Jésuite ne devait pas se réaliser de sitôt, car l'approbation de son confrère est datée de deux ans plus tard ^. C'est le théologien (c'est ainsi qu'il se signe) Jacques Mascault, du Collège liégeois, qui en est l'au- * Le 10 décembre 1685. (470) teur. Se référant aux paroles du P. Persall, il énonce son avis dans les termes suivants : « Après lecture et examen diligent de ces Entretiens, je pense, je juge, et je désire comme ci- dessus. » § 4. Les Récollets, avons-nous dit plus haut, ont toujours été opposés à Descartes : nous allons en avoir une nouvelle preuve à Liège. Il s'agit encore d'une approbation des Dialogues ou Entretiens dont parlent Persall et Mascault. Elle émane du P. Antoine Leveau, lecteur jubilé en théologie, et gardien (rec- teur) du couvent des PP. Récollets de Liège. Nous rapportons exactement ses paroles ; on verra qu'elles disent en substance ce qu'avaient déjà dit les deux Jésuites. L'approbation est rédigée en français. c( J'ai lu avec beaucoup de satisfaction les Divers Entretiens )) sur les anciens paradoxes des Épicuriens et des Stoïciens » renouvelés par les Cartésiens. Ils me semblent très dignes de » l'impression et de l'estime de tous, parce qu'ils combattent » solidement et chrétiennement, par la claire autorité des » saints Pères, des anciens et des nouveaux savants, et par de » forts et faciles raisonnements les Paradoxes inventés par les » Épicuriens, et retirés de l'oubli et du tombeau par les » Cartésiens qui les ont fait paraître dans peu d'Écoles où ces )) sages Entretiens nous font espérer que la vérité toujours w triomphante rétablira l'ancienne et commune philosophie, )) plus conforme aux principes de notre Foi. » Toute règle a ses exceptions : en 1688, on trouve à Liège un Récollet du nom de Simon Bourguignon, professeur de théo- logie qui, dans un recueil de thèses théologiques ^, dès les premières lignes en met une où avec les cartésiens il défend l'innéité de l'idée de Dieu, ou plutôt du jugement par lequel * Thèses theologicœ quas prœside V. Pâtre F. Simone Bourguignon defendet religiosus frater F. Joannes Werixhas, Leodii, in conventu F. F. minorum Becollectorum, Leodii, Danlhez, 1688. ( 471 ) nous affirmons que Dieu existe. Il s'appuie, entre autres, sur un texte de saint Jean Damascène bien connu des théologiens cartésiens et qu'ils aimaient à apporter en confirmation de leur sentiment ^. Quand il s'agit de l'eucharistie '^, par une omission qui a sa signification dans un temps où l'on s'occupait autant des explications cartésiennes touchant ce sacrement, et chez un religieux appartenant à un Ordre qui s'était toujours distingué dans son opposition au cartésianisme, il ne dit rien de l'étendue essentielle, ni de l'indistinction des accidents d'avec la substance. Bourguignon n'imitait pas les théologiens de sa Religion qui l'avaient précédé, et l'on verra plus loin que ce timide essai de cartésianisme tronqué fut un fait isolé auquel les confrères du professeur liégeois ne s'associèrent presque jamais. ' Voici ce texte (lib. De tîde orthotloxa, cap. I) : « iiemo est mortalium oui M non hoc a Deo iiaturaliter insituni sil, ni Deum esse perspicuum hal)eat. » L'inlerloculeur cartésien des, Entreliens ilWnsillon avait dit aussi en 1684 (p. 185) en citant le même endroit que « saint Jean de Damas dit nettement » que la connaissance de l'existence de Dieu est naturellement inspirée dans » tous le-i esprits. •» ' P. -21. 472 ) CHAPITRE XXIV. LE CARTÉSIANISME A LOUVAIN (-1665-1678). Sommaire. 1. Dernières années de Van Gutschoven (1665-4666) et mort de Plempius (1671). — 2. Ce qu'on pensait en France de la philosophie de Louvain (1671-1686). — ;i Le Cours d'Adrien de Nève, professeur à la pédagogie du Porc en 167o. - 4. Le philosophe louvaniste J. T. (Léger- Charles de Decker) et son ouvrage intitulé Cartesiua seipmrn destruens (4675). — 5. Dinghens de Dinghen, de Brée, suc- cesseur de Vau Gutschoven et de Philippi; ses Fundamenta jihysico-medica. — 6. Laurent Neesen, de Saint-Troud, président du séminaire de iMalines et théolo- gien anticartésien. — 7. L'abbaye impériale de Saint-Trond, anticartésienne. §1- On a déjà vu qu'on se préoccupait en France de ce qui se passait à Louvain, et que nos philosophes belges ont eu depuis les premières années du XVIP siècle des rapports assez étendus avec Descartes, Mersenne, Gassendi, Pascal et Clerselier. En i666, Sorbière, dans la relation de son voyage en Angleterre ^, citait notre Gérard Van Gutschoven comme une célébrité médicale : « Les Willis, les Glissons, les Bartholins, » les Gutschovens, les Regius sont fort clair-semés dans le » monde; et si j'en avais trouvé plusieurs, je ne désespérerais » pas si fort que je fais des progrès de la médecine. » Le Journal des savants, qui, en 166o, avait mentionné élogieuse- ment sa collaboration à l'édition du Traité de rHoinme, fait, en 1677, connaître à ses lecteurs deux ouvrages posthumes de Gérard, intitulés Regnlœ mnnitionum et Usus quadrantis * Cologne, 1666, p. 163. Nous empruntons cette citation à M. Le P;tige, Bulleltino, volume XVII, p. 547. ( 473 ) geometrici, édités à Bruxelles depuis 1665 au plus tard ^. L'intéressante correspondance de René-François de Sluse nous apprend encore ^ qu'en 1658 Thomas White (Le Blanc), personnage bien connu de Descartes, lui avait dédié son Exercitatio geometrica de geometria indivisihili etc. Depuis le temps où nous l'avons laissé, Van Gutschoven avait été nommé par l'Université de Louvain à la sixième prébende libre du chapitre de Saint-Bavon, à Gand; il prit possession de son canonicat le 13 avril 1668 3. Mais il ne jouit pas longtemps de ce bénéfice; au retour d'un voyage qu'il venait de faire à Gand, il mourut presque subitement à Lierre et fut enterré dans l'église Saint-Gommaire 4. Sluse, dans une lettre à Oldenbourg », dit qu'il travaillait, quand la mort le surprit, à un traité de catop- trique; mais il ajoute qu'on n'en trouva rien dans ses papiers. On ne sait non plus ce que sont devenues « ces doctes élucu- brations sur la Dioptrique de Descartes » dont parle Lipstorpius en 1653; elles n'ont jamais été publiées. Francisque Bouillier, dans la seconde édition de son grand ouvrage sur la philosophie cartésienne s et, après lui, quelques savants belges, dit en note que « Van Gutschoven, professeur en théologie en 1671, fit » soutenir des thèses sur la conformité de Descartes avec )) Aristote et sur la compatibilité du mouvement de la terre i) avec l'Écriture ». En 1671, Van Gutschoven était mort ' V. Cornélius a Reughem, Hibliographia mathemnlica et arlificiosa novissimn, Amstclodarni, 1688, p. 58. Cet auteur place respeclivemeiil en 1673 et en 1674 rédiiion de ces deux ouvrages. La bibliothèque de l'Université de Liège possède un exemplaire du premier. En 1670, ou avait réédité une Arithmétique composée par Van Gutschoven, et en 1675 une brochure inti- tulée : Àrilhmeticœ vulgaris sive tabulœ pythagoricœ elucidatio. V. Biogra- phie nationale, volume VI II, p. 556. Notice de M. Rel'sens, * BuUettino, p. 5(»2. Lettre de Sluse à Pascal. C'est M. Le Paige qui nous a fait remarquer l'identité de Le Blanc avec Thomas White. ' Renseignements particuliers. * Biographie nationale, volume III, p. 556. Notice de M. Relsens; Anrilcrtes, volume XVllI, p. 58i. '• Bullf^ttino, p. 651. '' Paris, 1854, volume I, p "257. ( 474 ) depuis trois ans, et de plus, il n'a jamais professé la théo- logie. Quant au fait d'avoir présidé de semblables thèses, il n'a par lui-même rien d'improbable; mais nous n'en avons trouvé de traces nulle part. Rohault, à qui Bouillier semble renvoyer le lecteur, n'en dit rien. Aussi, la note de 1854 n'a-t-elle plus reparu dans l'édition de 1868. Pour ne rien laisser de côté de ce qui concerne ce cartésien de la première heure, signalons une méthode pour mesurer les réfractions que François Schooten lui attribue dans des notes sur la Dioptrique de Descartes i. Tel fut donc Gérard Van Gutschoven; c'est à lui que revient la gloire d'avoir fait connaître et aimer en Belgique ce qu'il y avait de bon dans les doctrines cartésiennes. Selon toute probabilité, il enseigna le premier la géométrie analytique créée par son illustre maître; en tout cas, il releva l'enseigne- ment des mathématiques à Louvain, comme l'attestait en 1667, un an avant sa mort, le continuateur de Vernulœus, Chrétien van Langendonck '^. Il professa publiquement ses théories sur le mécanisme de la nature, et enseigna avec Descartes que la science du mouvement trouvait de nombreuses applications dans la physiologie végétale et animale. Et si, à côté de ce qu'il y avait de vrai et de certain dans le système cartésien, il soutint aussi ce qui était douteux, ou même faux, ces défaillances, qui sont pour ainsi dire de l'essence de l'homme, s'appuyaient en partie sur des faits réels; de plus elles furent l'occasion de débats plus approfondis. De telle sorte qu'ici encore se vérifie le mot de Bacon : Omnis error est a veritate et ad veritatem. Plempius devait survivre deux ans à son antagoniste : il était ainsi destiné à voir mourir les uns après les autres ses propres compagnons d'armes et les plus célèbres de ses adversaires. En 16o0, c'est Descartes ; en 1653, le théologien Froidmont, ' Benati De.srarles Specimina philosophica, Amsterdam, 1692, p. 2-45. ^ VERNur,.î:iis, Acadcrnia lovauicnsis, Lovanii, 1667, p. 75 : « Gni-ardus » Guischovius, medicus el maihemalicoium perilissimus, qui liodie pluri- » morum cuin frnrlii, l)elli>sime hane sparlani adoniat. « ( 475 ) son collègue; en I606, le Jésuite Der-Kennis; en 1660, le P. Tacquet, Jésuite aussi; en 1662, l'Augustin De Coninck; en 1665, Philippi; en 1666, Compton Carleton, le bouillant controversiste du Collège des Anglais à Liège; en 1668, Gérard Van Gutschoven, et en 1669 le trop fameux Arnold Geulincx dont l'apostasie avait attristé Louvain quinze ans auparavant. Gui Patin, médecin lui-même, donne une idée de la réputa- tion dont jouissait Plempius et de l'appui que le parti péripa- téticien trouvait en lui 1. « Je viens aussi d'apprendre par des » lettres de Bruxelles que M. Plempius, professeur en méde- » cine, est mort le 12 de ce décembre dernier. Adieu la bonne » doctrine en ce pays-là ! Descartes et les chimistes ignorants » tâchent do tout gâter. Ce M. Plempius était un savant » homme, Hollandais de nation et Huguenot, qui se fit catho- » lique pour être professeur à Louvain. Il dit un jour à )) M. Riolan qui me le redit : si 3Iessieurs les Etats me » veulent donner une de leurs charges de professeur en )) médecine à Leyde, je me referai Huguenot et irai demeurer » clioz eux. Que ne ferait-on pas aujourd'hui pour gagner » sa vie! C'est qu'il était de ce temps-là mal payé de ses » gages, et je pense que c'est encore pis à présent à ceux qui » restent. » H ne faut pas trop ajouter foi à ce que Patin dit des mobiles peu honorables du passage de Plempius au catholicisme; il est notoire que la plupart des anecdotes de ses lettres sont fausses ou inexactes; et quand même Plempius aurait prononcé les paroles qu'on lui attribue, il faudrait voir encore en quelles cir- constances et de quelle manière. H paraît d'ailleurs que cette accusation avait eu un certain cours, car M. Haan dit 2 que quelques-uns mirent en doute la sincérité de sa conversion, et, ajoute-t-il, « le pape Alexandre VIT qui, lorsqu'il n'était » que le cardinal Fabio Chigi et légat du Saint-Siège, avait été )) à même d'apprécier Plempius comme il le méritait, lui ' Lettres choisies, Paris, 1692, vol. il, p. 582. Lctlre du 22 janvier 16: ^ Aîinuaire de Louvain pour tS45, p. 214. ( 476 ) » envoya un bref particulier, dans lequel il le tenait et le » déclarait enfant fidèle de la sainte Eglise ^. » Plempius fut enterré à Louvain dans l'église des Augustins. Il semble avoir été l'ami particulier de ces religieux qui lui ont fourni trois censeurs sur cinq en 1653, quand il s'agit de blâmer publiquement la philosophie cartésienne. Son épitaphe porte qu'il était « patriciae apud Batavos familiœ, Med. Doctor, Prof. Primarius et hujus academiœ ÏV Rector, vir toto orbe celeberrimus. » Elle se termine par ces mots un peu solennels : satis dixi. M. Haan ratifie ce jugement '^. Au point de vue précis de cet ouvrage, nous dirons que Plempius a été chez nous le guide des aristotéliciens dans leur lutte contre Descartes. C'est lui qui le premier a attaqué ce philosophe dans un ouvrage imprimé, c'est lui qui a servi d'intermédiaire dans la contro- verse avec le P. Ciermans et avec Froidmont; c'est probable- ment lui qui a présenté à Descartes Gérard Van Gutschoven. En 4652, il adresse à ses collègues une lettre où il les met pour ainsi dire en demeure de censurer Descartes et ses sentiments. Dans les éditions successives des Fundamenta en 1638, 1644, 1654 et 1664, il attaque de plus en plus vivement son ancienne connaissance d'Amsterdam. Ses réponses aux remar- ques de Van Gutschoven en 1653 dénotent chez lui une sorte d'exaspération. Enfin il n'est pas douteux qu'il n'ait eu une bonne part dans la proscription de 1662. Après cela, on comprend Patin s'écriant : « adieu la bonne doctrine dans ce pays-là ! » Patin avait d'autres raisons encore pour parler de la sorte. Le conférencier cartésien Rohault, dans ses Entretiens de phi- * IJaillet, vol. II, p. 57, dit que Plempius « avait été par quelques-uns de » ses collègues accusé d'hérésie sur d'autres points traités dans quelques-uns » de ses ouvrages précédents, où il avait assez mal réussi. » - Annuaire de Louvain pour 1845, pp. 215, 2U, 216, 224, 227, 229, 251. ( 477 ) losophie, parus l'année même de la mort de Plempius, attestait publiquement que la presque totalité des professeurs de phi- losophie de Louvain avait adopté l'explication cartésienne des accidents eucharistiques, ce qui impliquait qu'au fond ils étaient partisans de la Physique de Descartes et de son Méca- nisme ^. « Ces avantages (de l'explication cartésienne des acci- )) dents eucharistiques sur l'explication scolastique), Monsieur, » vous paraissent-ils peu considérables? Et vous étonnerez- » vous après cela de ce qu'un de mes amis me mande que » cette doctrine qui avait été autrefois comme rejetée par )) l'Ecole de Louvain, y est maintenant si bien reçue que de )) seize professeurs en philosophie il y en a quatorze qui l'en- » seignent 2? » Le fait semble certain, et nous verrons que les péripatéticiens belges qui en parlent n'osent pas le nier. C'est ainsi qu'à Paris on tâchait de se préserver des décrets du Roi et des Parlements, en invoquant ce qui se passait aux yeux de tous dans l'Université de Louvain, en pleins Pays-Bas catholiques. Mais la liberté d'opinions était plus grande chez nous qu'en France, surtout au temps de Louis XIV 3. Par une tactique toute naturelle, les ennemis de la Philoso- phie nouvelle s'efforçaient de montrer que l'Université de Louvain n'était pas aussi cartésienne qu'aucuns voulaient bien dire. Voici un endroit du célèbre ouvrage du Jésuite Valois, tout entier consacré à combattre la théologie eucharistique des disciples de Descartes, où l'on retrouve un exemple frappant du procédé des deux partis en présence ^. Le P. Valois ne * Entreliens de philosophie, Paris, 1674, 2"'<^ édition, p. 77. Il n'y a pas ici de différence entre la seconde édition et la première. ^ BoLiLLiER, vol. I, p. 277, considère ce témoignage comme une attestation pure et simple du caractère général de l'enseignement philosophique à Louvain. Toutefois les paroles de Rohaull ne concernent directement que la question des accidents eucharistiques. ^ On trouve la contirmation de ce que nous avançons ici dans ce que dit Bouillier (volume I, p. 429), pour expliquer la propagation rapide du cartésia- nisme en Hollande, et sa propagation très lente en France. * Sentiments de M. Descaries touchant l'essence et les propriétés des corps par Louis de la Ville (pseudonyme), Paris, 1680, p. 81. ( 478 ) se préoccupe que de l'opinion du réformateur sur l'essence de la matière dans ses rapports avec le dogme catholique, (c N° XLI. Un cartésien que je ne connais point a été si zélé » pour son parti, que pour le mieux fortifier, il a trouvé le )) moyen d'avoir les thèses de cinq professeurs de Louvain )) et s'est donné la peine de faire réimprimer les unes tout » entières, et les autres en abrégé. » Voilà bien la tactique cartésienne i. Voici maintenant comment le P. Valois tâche de la déjouer. « N*^ XLII. De ces cinq professeurs néanmoins, )) il n'y en a que deux qui se déclarent sur l'essence du corps; » encore faut-il que j'en croie ce cartésien sur sa bonne foi, » puisque je n'ai rien vu ni de leurs écrits ni de leurs thèses, » que ce qu'il nous en fait imprimer. » No XLIII. Il appelle le premier M. Louis Flémalle, et il dit » que dans les thèses qu'il fit soutenir le 17 juillet 1673, il )) soutint cette proposition : la masse de la matière qui con- )) stitue les espaces fut créée toute grande qu'elle est dès le » commencement du monde, et il lui est si propre d'être )) étendue, qu'elle vous échappe de l'esprit, lorsque vous pré- » tendez séparer l'étendue de son essence 2. » N« XLIX. Il appelle l'autre Robert a Novilia , et dans l'ex- » trait qu'il fait de ses thèses de la même année 1673, il rap- )) porte une proposition comme tirée de la seconde conclusion )) de physique, qui me paraît fort équivoque, et qui peut avoir )) divers sens, car on peut dire qu'elle signifie, ou que l'étendue » du corps est ce qu'on appelle matière, ou qu'on appelle » matière ce qu'il y a dans chaque corps qui est précisément » étendu, ou que le corps considéré précisément en tant » qu'étendu est ce qu'on appelle matière 3. » ' Ou n'a pu retrouver cet imprimé à Paris. ^ « Malcriiie inolem quaula est, lolani ab inilio coiididit Deus, spaliuin oniiie » consliluenlem et cui est exlendi adeo proprium, ut dum ab ejus essentia » tentas exteiisionem sejungere, ipsa quoque elabatur ex mente. In 2^ Ihesi » piiysica » (citation du P. Valois). ^ « Materia dicitur iilud corporis, quod praecise extensum est » (citation du P. Valois). Valois, faisant allusion à l'endroit de Roh.\uIl rapporté ci- dessus, ajoute avec ( 479 ) Robert a Novilia n'est pas un inconnu pour le lecteur : il a été question plus haut de la Logique qu'il enseignait en 1664 conjointement avec Lambert Vincent, en sa qualité de profes- seur à la Pédagogie du Faucon. Ainsi qu'il est écrit en tête du cahier de 1664 possédé par l'Université de Liège, il était Lié- geois, et licencié en théologie. Le cartésianisme, avons-nous dit, n'apparaît dans son cours qu'en physique proprement dite; en philosophie, il est scolastique. La citation que fait le P. Valois ne montre nullement qu'il ait passé en 1673 au camp ennemi, car les trois interprétations dont ses paroles sont sus- ceptibles sont pour le fond , sinon pour la manière de parler, parfaitement compatibles avec le péripatétisme le plus rigou- reux. Quant à Louis Flémalle, sa thèse est cartésienne et elle brave les censures les plus redoutables qu'on opposât alors à la phi- losophie de Descartes. Ce professeur a été un des plus célèbres jansénistes de notre pays et l'ami intime d'Arnauld i ; aussi bien ce dernier ne lui marchande-t-il point les éloges dans ses lettres; qu'on voie, par exemple, celle qu'il écrit à Du Vaucel en date du 28 mai 1683 2, où il entonne un dithyrambe en l'honneur de son « saint ami ». Cette lettre a servi à l'abbé Moreri pour la rédaction de l'article biographique qu'il lui consacre dans son Dictionnaire ^ et d'où nous extrayons les premières lignes, particulièrement intéressantes pour nous. « Louis Flémalle, licencié en théologie, natif d'Esneux, près » de Liège, a mérité les éloges de tant de personnes illustres » que nous ne croyons pas devoir l'oublier ici. Il étudia à » Louvain, fut le premier dans le concours de philosophie, » et il l'enseigna au collège du Château avec beaucoup de » succès et d'applaudissement. » Dans la suite, il accepta la un peu d'ironie : u ii" XLIV. Ce cartésien aurait encore pu faire imprimer les » thèses de neuf autres professeurs de la même Université au moins si nous » en croyons cet ami dont parle M. Rohaull, etc. ». * Voilà un nouvel exemple de l'union du jansénisme et du cartésianisme. - Arnal'ld, OEuvres, Paris, 1775, volume 11, p. ;2.^j9. ^ Édition, Paris, 17o9, volume V', p. 183, in voce. ( 480 ) cure de Braine-l'Alleud et y fut le plus beau modèle de curé janséniste , ainsi que le raconte Moreri avec complaisance. §3. Rohault comptait donc en 1671 quatorze professeurs sur seize, plus ou moins imbus de cartésianisme. L'Université de Louvain possède un cours complet de philosophie, manuscrit, dicté en 1672 et 1673 par Adrien de Nève, professeur au col- lège du Porc ^. 11 est intéressant d'y constater si, à propos des espèces eucharistiques, il doit être rangé dans la majorité car- tésienne ou dans la minorité péripatéticienne, et de voir si son enseignement s'occupait, comme on dit, des questions actuelles, ou bien avait cette immobilité que trop souvent l'on reproche à l'Université de Louvain, pour la seconde partie du XYII^ siècle. Quant à ce qui concerne les espèces eucharistiques, de Nève garde une certaine réserve; mais au fond il n'est pas de l'opi- nion des cartésiens. Voici la question qu'il se pose vers la fin de la Métaphysique, au chapitre intitulé De Accidente : Ne peut-on pas dire que l'essence de l'accident consiste dans la dépendance actuelle d'un sujet d'inhésion proprement dite? Et il répond : « non, parce que si l'essence de l'accident consistait dans cette dépendance actuelle, alors Dieu même ne pourrait faire qu'un accident existât sans elle. Or selon l'avis de tous les théologiens et de la plupart des philosophes, Dieu peut faire que des acci- dents existent sans cette dépendance actuelle, et de fait il en est ainsi de ceux du pain et du vin dans l'eucharistie '^. » ^ Le dernier tiers du premier volume n'est pas de de Nève, mais de Henri de Charueux. Celte partie ne contient que quelques chapitres de pure dialec- tique. Voyez sur Henri de Charneux, né à Visé en 1644, mort en 1701, Relsens, Analectes, sohimeWX, p. 119, ■^ « An esseutialis ratio accidentis possil dici consistere in actuali depen- » dentia a subjeclo inhsesionis slriclae? » R. Non, quia si in eo exisleret essenlialis ratio accidentis, tune non posset, » ne quidem per Deum accidens existere sine illa dependenlia. Jamvero > secundum communem omnium theologorum et plerorumque philosophorum )> sentenliam possunt per Deum accidentia existere sine actuali ista depen- » dentia, et de facto sic existunt accidentia panis et vini in Veuerabiii. '^ On remarquera le plerorumque philosophorum. ( 481 ) Deux pages plus loin, lu où il démontre comment Ton peut soutenir que la quantité du pain et du vin ne demeure pas sur l'autel après la consécration, il affirme de nouveau que Dieu conserve dans l'eucharistie les accidents réels (accidentia strictae entitatis) du pain et du vin, miraculeusement et par un concours spécial et extraordinaire. Il n'en demeure pas moins vrai que de Nève connaît Des- cartes et se préoccupe de ses sentiments, soit pour les attaquer, soit pour les adopter. Dans l'un et l'autre cas, il fait voir que son enseignement n'est pas immobilisé. Et si l'on considère que les luttes de fin d'année entre les différents collèges, si ardentes, si importantes par les conséquences de la victoire, impliquaient des programmes d'étude identiques, rien que ce seul exemple, si nous n'en avions pas déjà tant d'autres, suffirait pour montrer qu'il n'est pas exact que « les pro- » fesseurs de Louvain se gardaient comme d'une corruption » de tout commerce avec les autres savants de l'Europe ». Ils s'en gardaient si peu, qu'une bonne partie de la Psychologie de de Nève, sa Physique d'un bout à l'autre, sont cartésiennes. Sans doute, il fait souvent précéder l'exposé de la Physique nouvelle de celui de l'ancienne; sans doute encore, il n'accorde généralement aux théories de Descartes qu'une certitude morale ou qu'une probabilité plus grande que celle des théo- ries opposées; mais c'est là faire preuve d'une sage prudence, que les découvertes subséquentes ont justifiée. 11 importe de prouver brièvement ce que nous venons de dire du carté- sianisme d'Adrien de Nève en physique et en psychologie K Il admet que l'âme est mieux connue que le corps, et prouve cette assertion par les arguments de Descartes, l'espace de deux feuillets. Bien qu'il rejette l'automatisme, comme contraire * Les deux volumes île tle Nève n'onl malheureusement pas de pagination et les chapitres n'ont pas même de numéros d'ordre. Notre première cilalion est du second volume (Physica, lib. dt anima). « Si lamen circa alierulrum nobis » aliquod esse dubium possel, potius deberel esse dubinm de corpore (piam » de anima, ex eo quod evidenlior et undequaque magi> sit indubitata ratio » pro anima (juam pro corpore. » Tome XXXIX. 31 ( 482 ) à l'Écriture, il n'admet pas qu'on puisse par la seule raison en démontrer apodictiquement la fausseté. En botanique, ses préférences sont pour l'assimilation des plantes à de pures machines : toutes leurs actions doivent s'expliquer « parti m » ab extrinseco, videlicet a radiis solaribus, ignibus subter- )) raneis et sethere subtili, et partim ab intrinseco, scilicet ab » innato calore et certa partium ac pororum dispositione » : tout cela est développé longuement dans les pages suivantes, surtout dans le second livre, et à la manière cartésienne. A la fin du chapitre, il admet comme assez probable que les fonc- tions vitales dans l'homme sont indépendantes de l'âme, et dues seulement à la matière organisée, et il apporte la preuve classique des partisans de cette opinion, savoir que si l'âme était pour quelque chose dans la vie, elle en aurait conscience. De Nève enseigne la circulation du sang et la démontre par les mêmes arguments que Harvey et Descartes; il adopte l'explication que donne celui-ci des mouvements du cœur. D'après lui, les rayons lumineux et les rayons colorés sont identiques, et la vision de la lumière et des couleurs a lieu à la suite d'une impulsion produite sur nos yeux par l'éther ^. Plus loin, il opine que le son n'est qu'un mouvement de l'air, que toutes les qualités tactiles, chaleur, froid, dureté, mollesse, etc., ne sont dues qu'à la figure et au mouvement des petites par- ties des corps. Il dit la même chose des saveurs 2, qu'il croit en outre ne pas être des accidents réels. Quand il s'objecte la doctrine théologique sur les espèces, il répond que les espèces ont la même extension que le pain et le vin, et que, cette exten- * (V De visu. Juxta illam sententiam lumen sunl illi giobuli œlherei simplici » molu recto immédiate ab ipso corpore lucidoiD organum visorium impulsi, » et a corpore opaco, inmulalo illo simplici motu reclo, versus organum viso- )) rium reflexi; color vero sunl iidem illi giobuli a'.lherei, qui, dum pertran- » seunl alia corpora aul ab aliis corporibus reflectunlur, ullra motum rectum » recipiunl aliqueni girationis circa proprium centruni. » En un mot, c'est le système de Descartes. Combien la vulgarisation de ces théories, si proches déjà de la vérité, fait pressentir les admirables découvertes des savants modernes! 2 De Gustu. ( 483 ) sion se mouvant de même façon, elles produisent sur l'organe du goût la même impression. Disons encore qu'en théodicée, il met en première ligne l'argument anselmien et cartésien pour prouver l'existence de Dieu. Le nom de Descartes, que nous n'avons pas rencontré chez Philippi, apparaît chez de Nève, sans doute beaucoup moins souvent que ses idées; mais enfin, on le rencontre. Ainsi, il dit des qualités premières du tact que « plurimi recentiores post Cartesium existimant nullas )) ex illis esse qualitates reaies stricte subjectis superadditas, )> et des qualités tangibles secondes, que « multi recentiores cwn )) CartesiosRt probabiliter idem de illis negant». Bien plus, tout un chapitre est consacré à l'examen de la théorie de Descartes sur le siège des sensations externes, et le titre porte en grandes lettres : Sente nîia Cartesii circa sensationem sensuum externo- rum. Et quoique cet examen conclue à la localisation des sen- sations dans les différents organes, il est en quelque sorte plein de bienveillance pour Descartes. Arrêtons-nous ici : ce qu'on vient de lire suffit pour montrer qu'on n'a pas le droit de citer le cours de de Nève pour prouver qu'au XVIP siècle l'Université de Louvain ne s'inquiétait pas des progrès que Descartes faisait faire aux sciences, et se vouait exclusivement aux dissertations sur la Physique d'Aristote ^. §4. Cela ne veut pas dire qu'à Louvain on ne rencontrât pas des professeurs vigoureusement opposés aux cartésiens; mais ces luttes d'individu à individu sont de l'essence même de la science ici-bas, où l'infirmité humaine ne permet à personne « de posséder la vérité sur tous les points et permet à tout le monde de trouver quelque chose à blâmer dans les autres. Parmi ces opposants, Léger-Charles de Decker mérite d'être signalé 2. « De Decker, dit M. Reusens, naquit à Mons le * C'est pourtant ce que fait M. Armand Stévaut, Procès de Martin Van Veldeii, Bruxelles, 1871, pp. 50 et 51 el passim. ^ Consultez sur de Decker, Paquot, Mémoires, vol. XII, p 137; Stévart, Procès de M. Van Velden, Bruxelles, 1871, p. lo8; Biographie nationale, vol. V, p. 74, notice de M. Reusens. ( 484 ) » 2 septembre 1645. Après avoir terminé ses humanités dans » sa ville natale, il vint étudier la philosophie à Louvain, à la )) Pédagogie du Château, et obtint, lors de la promotion de » l'année 1664, la troisième place sur 190 concurrents. Se » sentant la vocation pour l'état ecclésiastique, il entra comme )) élève au Petit-Collège du Saint-Esprit et étudia la théologie » sous les célèbres maîtres Gérard van Worm, François van » Vianen et Nicolas Du Bois. Vers 1670, il fut chargé d'ensei- » gner la théologie aux jeunes religieux de l'abbaye de Vlier- )) beek, près des murs de Louvain ; mais il quitta bientôt cette )) position pour venir remplir les fonctions de vice-régent à la )) Pédagogie du Château, oii il avait étudié; il devint profes- )) seur de philosophie dans le même établissement, le 12 jan- )) vier 1673, en remplacement du célèbre Martin Steyaert (et » non pas de Pierre Codde, comme Paquot raftirme). » Ce dernier historien trace de de Decker un portrait qui est tout à son honneur. Il le dépeint homme de probité, ecclésiastique vertueux, très assidu à l'office divin, plein de compassion pour les pauvres, sobre jusqu'à l'austérité, souverainement ennemi du luxe, de la flatterie et de la médisance, toujours parfaitement soumis aux décrets du Saint-Siège; d'ailleurs bon théologien et assez versé dans l'histoire et dans la discipline ecclésiastique. De Decker a composé une vingtaine de livres ou opuscules, tous dirigés contre le jansénisme, à part son premier ouvrage, qui l'est contre le cartésianisme t, et dont il va être question. Son titre est peut-être un peu long; mais comme il a l'avan- tage de donner une idée très exacte de tout le livre, il n'est pas hors de propos d'en rapporter ici in extenso la première partie. Carteshis seipsum destruens, sive dissertatio brevis, in qua cartesianœ contradictiones et hallucinationes varice, œquivoca- tionibiis, illusionibus et artibus imiixœ, pîuresque immoderatœ adverstis philosophiam commimetn expostulationes panduntur et ' Aniijansénisle. aiiticartésien , de Decker est un exemple a contrario Ae la connexion entre les deux svslèmes. ( 485 ) refelluntur, studiose qucesita atque passim adjecta s. Augustini mente i. Le Cartesius seipsum destniens parut sans nom d'au- teur, et ni Paquot, ni Reusens, ni Stévart ne disent sur quoi ils se fondent pour l'attribuer à de Decker. 11 porte pour épi- graphe le texte de saint Paul que le Jésuite Guénard en 1753 a mis en tête de ce discours sur l'esprit philosophique où il célèbre Descartes avec tant d'éloquence. Il faut aussi noter avec quel soin l'auteur se prévaut dès le titre de l'autorité de saint Augustin ; dans le corps de l'ouvrage, il décrit effective- ment très au long et avec beaucoup de complaisance ^ les sen- timents de l'évêque d'Hippone contraires à ceux de Descartes. La raison en est dans le jansénisme des cartésiens, pour qui, comme on l'a dit, saint Augustin était comme le cinquième évangéliste. « Puisque, écrit quelque part de Decker 3, mes adversaires font tant d'efforts pour apporter quelques endroits de saint Augustin qui semblent montrer que ce Père était de leur parti, ils doivent me pardonner si je me sers trop souvent ici et ailleurs de ses témoignages et de ses sentiments. » Au reste le philosophe montois est au courant du mouvement phi- losophique et théologique de son temps; il cite Gassendi ^, Plempius y, Potrus Aurelius c, la Physique de Rohault '^, les Entretiens du même 8 les Essais de morale de Nicole 9, les ^ AuTHORE, J.-T., Philosopho Lovaniensi. — Non evanescere in cogitalio- nibus suis. Non plus sapere quam opoitel sapere, sed sapere ad sobrielalem (ex apost. Paulo). Lovanii, 1675, in-16. Préface, table, censures, privilège, 12 pages; corps de l'ouvrage 166 pages; au verso de celte dernière, l'errala. 2 V. préface; pp. -27, 45, 56, 60,70, 91, 104, 110, 111, 117, 120, 141, 146, 157, 165. 3 P. 50. * Pp. 115, 120. 11 l'appelle homo sceplicus et Pijrrhoiiicus, et dit qu'il ne mérite pas créance dans ses accusations contre Aristote. ' P. 142. « P. 164. 7 P. 18. 8 Pp. 45, 115, 137. 3 P. Ô9. ( 486 ) cartésiens Cordemoy i et Delaforge 2 , l'auteur de VArt de penser 3. 11 mentionne de Descartes le Discours de la méthode, les Météores, la Lettre au P. Dinet, les Principes, les Passions de l'âme et les Lettres. Le premier de ces ouvrages est fort sévè- rement apprécié par lui : « rien, dit-il ^, n'est plus misérable que ses Essais ou sa Méthode : j'en appelle à tout lecteur impartial o, » Cependant il concède 6 que Descartes a fait pro- gresser en quelque chose les mathématiques et qu'il y a mon- tré un grand talent. Il ne s'oppose pas '^ à ce que, si l'on trouve de la subtilité dans ses idées, on loue son esprit ingénieux, ni si quelques-unes sont plus ou moins vraisemblables, ù ce qu'on les juge telles, pourvu qu'on prenne garde de ne pas surfaire leur valeur. Mais plus loin 8^ comparant Descartes avec Aristote, il dit que si l'ancien philosophe a mérité d'être appelé natiirœ Interpres, le nouveau ne s'appellerait pas mal natiirœ Fictor. Afin de ranger à son parti les jansénistes rigoristes en les prenant par leur côté faible, il critique 9 la Morale de Descartes parce qu'il enseigne, comme les Pélagiens, la possi- bilité de dominer complètement les mouvements désordonnés (ce qui, dit l'auteur, est contraire à la Foi et à l'expérience) et qu'il permet de suivre l'opinion qu'on juge distinctement ' P. 59. ^ P. 5o. 3 Pp. 109, 112, 114, 1-21. * P. 129. ^ Huet, dans sa Censure, est moins sévère que de Decker. « In disseiiaiione •^ de Melhodo nihil est quod quis valde conteninat, nihil quod valde miretur. >i Obvia sunl omnia et pelita de medio, si quœdam seponas inventa IVIieiler, » quœ Melhodi hujus fructus fuisse ail. » V. Censura phil. caries., Helmes- ladii, 1690, p. 107. La première édition est de 1689. ^ P. 151. Huet dit: « Malhemalica tractai felicius, in ii.^que pliine régnât; » verum illa cum adhiberet ad Philosophiam, uti Philosophiae pars reipsa sunt, » non pbilosophico, ut decuil, more explicavit. » ( Op. cit., p. 106.) ' P. 15-2. 8 P. 145. y P. 155. ( 487 ) pouvoir être suivie. Et il conclut i liis omnibus aliisque attentis, elucet non immerito Cartesii opéra decreto Sacrœ Congregationis esse prohibita. Seulement il a tort de dire aussi généralement que les œuvres de Descartes étaient à l'index. La préface du Carteshis seipsinu destruens mériterait d'être citée tout entière, tant elle est pleine de bon sens et de logique. Elle est conçue dans une latinité irréprochable, et, pour le dire en passant, plus élégante que celle de l'œuvre même, où l'auteur a sacrifié les ornements du style à la clarté. Il en convient lui-même à la fin : « il n'est pas douteux que bien des choses ne manquent dans mon travail, et que l'on eût pu mieux écrire que je n'ai fait : j'espère que d'autres, abordant le même sujet que moi, me suppléeront. Ils offriront de l'or, de l'argent et des perles, nobisciun recte agitur si pilos capra- rum vel pelles arietum ojferre valeamus. » De Decker n'est pas seulement modeste ; c'est aussi un esprit modéré sachant recon- naître ce qu'il y a de bon et de vrai dans les idées nouvelles, et il dit énergiquement - : Ludibrio dujna est istoruni natiira pervicax et reiractaria quibus oninis novitas exosa est. S'il écrit contre Descartes, c'est uni({uement par amour pour la vérité et le bien public, qu'il croit compromis par ses opinions, et il espère que les cartésiens ne lui en voudront pas pour cela, surtout qu'eux-mêmes ont souvent défié les autres de leur répondre. Et d'ailleurs, ajoute-t-il, avec une pointe d'ironie, ne disent-ils pas qu'on peut douter de tout? Dent igitur veniam si super cartismo sic dubitationeni instituani. De Decker a consigné dans son livre le résultat de cet exa- men. Ce qui frappe dans cet ouvrage, c'est l'originalité, la lucidité et la forte dialectique du jeune professeur. Sans doute, il lui a fallu traiter des points que Plempius, Froidmont, van Sichen et d'autres encore ont ressassés à satiété; mais il le fait avec sobriété et en introduisant dans la discussion des élé- ments nouveaux. En voici un exemple particulièrement remar- ' P. 156. ^ Préface non pai^inte. ( 488 ) quable. Que de fois déjà il a été parlé au cours de cette étude de l'incompatibilité objectée entre le dogme de la présence réelle et l'opinion de Descartes sur l'essence de la matière ! On a vu tantôt que Louis Flémalle, en 1673, professait à Louvain cette opinion : traiter ce point était donc d'une importance particulière pour de Decker. 11 le fait en donnant brièvement les raisons accoutumées ; puis, par une manœuvre habile, opposant les cartésiens aux cartésiens, il s'écrie i : a Est-il cer- tain que l'essence de la matière consiste dans l'étendue? Non, cela n'est pas certain ! La plupart des cartésiens l'avouent, et notamment l'auteur des Essais de morale -, d'après qui, ceux-là qui ne doutent pas des sentiments de Descartes dans cette question, se laissent conduire par la passion et non par la rai- son. » De Decker ne se borne pas à cet argument ad hominem, ni à cette attaque générale du système de Descartes. Il décrit et réfute deux explications détaillées que hasardaient les carté- siens : l'une nous a déjà occupés quand nous avons parlé de van Sichen ; ce dernier, dans l'édition de 1678 de son Cours complet de philosophie, nous a appris (ce que de Decker ne dit pas) qu'elle avait des défenseurs à Louvain. D'après cette opinion , le corps de Jésus-Christ ramené à des proportions microsco- piques, mais cependant toujours actuellement étendu, serait tout entier sous chaque petite partie des espèces. De Decker la réfute en quelques lignes, et sa réfutation a servi de modèle à van Sichen. L'autre explication est toute différente, et il se trouve que c'est celle que Descartes a donnée dans ses deux mystérieuses lettres au Jésuite Mesland. Clerselier, à la suite d'une conférence avec l'archevêque de Paris, n'avait pas osé les insérer dans son édition des Lettres de Descartes. Bossuet les ayant vues en 1701, écrivit 3 : « Elles ne passeront jamais et elles » se trouveront directement opposées à la doctrine catholique. » M. Descartes, qui ne voulait point être censuré, a bien senti • P. 29. - Nicole: ils parurent en IfiTO, cinq ans avant l'ouvrage tle di- Decker. Un peu pins loin, ce dernier cile Cordkmov, Discernemetit d' l'âme et du corps 166G. '" Œuvres, L)'on, 1879, v. 9, p. 134. ( 489 ) )) qu'il les fallait supprimer, et ne les a pas publiées. Si ses dis- )) ciples les imprimaient, ils seraient une occasion de donner )) atteinte à la réputation de leur maître, et il y a charité à les )) empêcher. » Ce n'a été qu'en 1811 que ces deux lettres ont été publiées pour la première fois par l'abbé Émery. Mais, comme le raconte M. Bouillier i, Clerselier en fit circuler des copies manuscrites parmi les cartésiens. Il en était ainsi arrivé jusque Louvain, peut-être par le canal de Gérard Van Gut- schoven, devenu l'ami de Clerselier. De Decker a été probable- ment le premier à dévoiler dans un livre imprimé les dangers dogmatiques de cette opinion de Descartes d'après laquelle, au moment des paroles de la consécration, l'âme de Jésus-Christ s'unissant aux molécules du pain et du vin, ces substances deviendraient son corps et son sang. Entendons de Decker 2 : c( Pour faire cesser l'incompatibilité entre l'étendue essentielle et la présence réelle, quelques-uns n'ont pas craint de se demander s'il ne sutFirait pas de croire qu'une partie du corps de Jésus-Christ , et non tout son corps , est contenue dans l'eucharistie. Et pour dissimuler la malignité de cette doctrine, ils faisaient différentes considérations 3. » En quelques lignes, de Decker renverse leur opinion en citant le concile de Con- stance, lequel enseigne, contre Jean Huss, que le corps eucha- ristique est le même que celui qui a souffert, etc. 11 apporte aussi ce passage de la belle prose de Thomas d'Aquin : « tanlum esse sub fragmento, quantum toto tegitur ; manet tamen Christus totus. » Pour finir, il fait à très bon droit remarquer que ce sentiment amène à admettre une sorte d'impanation, erreur condamnée chez Luther ^K ' Volume I, |). 45'2. 2 P. ÔCk ' D(^ Decker les énumère, elles sont an nombre de trois; mais en vérité la majesté du dogme c;itholique devait souffrir de ces subtilités dont le méian- gaient des philosophes par trop épris de leurs idées personnelles. ^ lionillier dit de même, volume 1, p. 460 : « A la seconde explication, on » objecte que c'était le pain qui devenait le corps de Jésus-Christ, ^ans » aucun changement réel et physique, et par le seul fait de l'union avec » Jesus-Christ. » ( 490 ) 11 y aurait beaucoup d'autres choses à citer dans le Cartesius seipsum destruens, qui est loin de mériter l'oubli où il a été laissé, et qu'on peut sans crainte comparer à la fameuse Cen- sure de l'évéque d'Avranches. Nous réserverons un passage pour le chapitre où il sera question de Martin Steyaert, ancien camarade de collège de de Decker, pour ne considérer ici que trois endroits : deux vont faire voir comment peu à peu les idées de Malebranche s'infiltraient parmi celles de Descartes, et le troisième mettra dans un meilleur jour la situation respective des cartésiens en France et en Belgique. Le premier passage contient une allusion assez transparente à l'ontologisme de Malebranche i. De Decker se plaint d'abord de ce que les nouveaux philosophes raillent les anciens, qui après tout sont leurs ancêtres, à cause du principe : nihil est in intellectu quod non fuit in sensu. « En ce faisant, dit-il, supra eos (majores) tamquam scabellum pedum suorum, sibi erigunt solium excelsum. Je sais, continue-t-il -, que les cartésiens mettent en avant une autre manière de concevoir les choses spirituelles et Dieu lui-même; mais qu'ils prennent garde de ne pas se rapprocher d'Aëtius. )) Aëtius a soutenu 3 que nous avons l'intuition de Dieu. Si maintenant l'on remarque que le premier volume de la Reclierche de la vérité avait paru l'année précédente, et le second l'année même où se publiait le Car- tesius seipsum destruens, on n'aura pas ditiicile de reconnaître dans ces paroles une allusion aux doctrines ontologiques du célèbre oratorien. Au reste, il serait facile de montrer que déjà avant Malebranche ces doctrines avaient dans notre pays des partisans, qui croyaient les trouver dans saint Augustin. Par le second passage, on voit que, dès 1675, et peut- ' P. J47. •' P. 149. ^ Compare/. Franzelln, Tractatus de Deo uno, Romie, 1876, p. \ilH. Le savaiu théologien cite les paroles crEpipliane {Hœres., volume I, pp. 989, 990) : « Hic (Aëtius) eum suis commenUis est, Deum a se supra mortales omiies » cognosci non seeundnm lidem, sed natura secuiidum visionem. » ( 491 ) être avant, de Decker reconnaissait parmi les cartésiens des défenseurs de l'occasionnalisme, faisant intervenir Dieu à chaque instant dans les phénomènes de la nature, et ne lais- sant aux créatures aucune puissance active. Ici encore, il est visible que de Decker a en vue Malebranche. Voici comment il rapporte les sentiments de ceux qu'il combat i. « Ils éclatent de rire quand ils entendent parler d'une propriété, d'un phénomène qui appartiendrait à un être de par sa nature. Ils s'élèvent contre cette manière de penser, comme si par là on dérogeait au respect dû à Dieu et qu'on admît que quelque chose peut exister indépendamment de Dieu ^. )> De Decker leur répond en se munissant d'abord de l'autorité de saint Thomas; puis il continue : « ceux qui ne veulent pas de l'acti- vité naturelle , sont forcés de recourir continuellement au décret de Dieu 3 : or quelle est la meilleure des deux méthodes? De plus, il y en a quelques-uns qui ne remarquent pas assez qu'une chose faite de telle ou telle façon par l'Auteur de la nature possède de par soi certains attributs, c'est-à-dire sans décret nouveau venant s'ajouter à la création, et pareillement en possède d'autres en vertu d'un décret survenu postérieure- ment. Pour le comprendre, remarquons que certains objets travaillés par la main de l'homme se conviennent indépendam- ment de tout décret en vertu duquel l'artisan déclarerait vouloir qu'ils se conviennent; ainsi en est-il d'une épée et de son fourreau. L'arc-en-ciel de sa nature signifie la pluie; en vertu d'un degré ultérieur de Dieu, il signifie qu'il n'y aura plus de déluge. Pourquoi donc ne pourrait-on pas comprendre que Dieu ait créé deux êtres de telle façon, qu'étant créés, sans décret ultérieur, ils se conviennent l'un à l'autre? Il serait trop long de discuter ici si Dieu n'a pas créé de semblables êtres, » Pp. K) 1-1 55. - V. BouiLLiER, volume II, pp. 107-115, où il développe le sentiment de Malebranche; on verra le parfait accord entre lui et les adversaiiesque notie auteur a en vue. ^ Ainsi fait Malebranche. ( 492 ) et si le corps humain et l'âme raisonnable n'en sont pas ^. Enfin que ceux qui tâchent de renverser l'opinion commune sur les propriétés naturelles, prennent bien garde que leurs efforts n'aillent contre la doctrine théologique qui met une grande différence entre ce qui est commandé de droit naturel et ce qui l'est de droit positif. » Cette citation un peu longue permet d'affirmer qu'un an après l'apparition du malebran- chisme, un cri d'alai'me partit de notre pays, quand tout le monde en France l'applaudissait, « même ceux qui plus tard » allaient devenir les plus véhéments adversaires de l'auteur, » tels qu'Arnauld, Bossuet et Fénélon ^2. » Avant d'en finir avec de Decker, il faut encore dire quelque chose d'un endroit de son livre où il relève ce qu'avait avancé Rohault sur le nombre des cartésiens à Louvain 3. Celui-ci, écrit notre philosophe montois, se glorifiait, il y a environ quatre ans, que dans cette Université de Louvain tous les pro- fesseurs de philosophie, hormis deux, enseignaient la même opinion que lui sur les accidents, et par contre se plaignait que Descartes fût rejeté chez lui, c'est-à-dire à Paris. Et en effet, l'Université de Paris s'est solennellement opposée à Descartes, et jusqu'au jour d'aujourd'hui il n'y a aucune école publique dépendant d'une Université catholique, tant dans la capitale de la France qu'ailleurs (je ne parle pas ici de notre Université dont je dirai tout de suite un mot) où l'on enseigne une sem- blable philosophie. Pour ce qui concerne notre Université, si Descartes jouit ici de quelque considération, il faut plutôt l'attribuer à quelques particuliers qu'à l'Université ou même à une Faculté quelconque. Ce qui le persuade fort, outre les cen- sures de la Faculté de Théologie et d'autres raisons, c'est qu'on lit encore dans les Statuts de la Faculté des Arts cet article, con- * Nous voilà en pleine opposition avec le sysieme de Malebrauclie sur l'union de l'àme el du corps. ' BoiJiLLiER, volume 11, p. "^l. Nous l'avons dit ailleurs, c'est à Louvain qu'il faut chercher le lieu de iiaissaiice de roccasioniialisnie; il y naquit bien peu de temps après la mort de Descartes. 5 P. 157. (493) forme aux bulles pontificales : « Magistri et scholares teneantur » defendere doctrinam AristoteUs, nisi ubi ea Fidei nostrœ repii- )) gnaverit ». Les réflexions se pressent à la lecture de ces lignes : d'abord de Decker ne nie pas le fait de l'enseignement cartésien des quatorze professeurs de philosophie, sur seize que comptait la Faculté. Si l'on ajoute à ces professeurs leurs adhérents de la Faculté de Médecine (dont nous allons parler à l'instant), et si l'on se rappelle tout ce qui a été dit jusqu'ici du cartésia- nisme à Louvain, il semble en vérité qu'il y avait d'excellentes raisons pour ne pas comprendre l'Université belge parmi celles où l'on n'enseignait pas la doctrine cartésienne! Quant aux censures de la Faculté de Théologie, elles étaient le fait des théologiens qui les avaient portées, et de plus elles étaient déjà bien vieilles et même pratiquement oubliées. Les « autres motifs » que de Decker passe sous silence n'eussent pas manqué d'être indiqués par lui, s'ils eussent valu plus que la pauvre raison qu'il donne en dernier lieu, savoir la présence parmi les ordonnances de la Faculté des Arts d'un statut enjoignant de suivre Aristote servatis servandis. Ce ne serait pas la pre- mière fois qu'un article de règlement serait religieusement inscrit sur les registres d'un corps où l'on ne s'en inquiéterait guère î II est donc constant que Rohault disait à bon droit que Descartes était banni de France et accueilli chez nous. Et l'on ne comprend pas trop difticilement comment 31^^ de Ram a pu dire en ce qui concerne Descartes : « qu'à Louvain, plus )) qu'ailleurs peut-être, on s'inclinait respectueusement devant )) les grands noms des Copernic, des Galilée, des Descartes, des » Leibnitz, des Newton, et que leurs mémorables découvertes » attirèrent de bonne heure l'admiration générale, et étaient » devenues l'un des éléments de l'instruction publique ^ . » Avant d'abandonner Tœuvre de de Decker, il nous faut signaler un passage d'une lettre de Sluse à Oldenbourg, qui montre que ^ Considérations sur VHistoire de VUniversilé de Louvain, Bruxelles, 18o4, p 50. V. Stévart, Procès de M. Van Velden, Bruxelles, 1871, p. 41. Il convient d'ailleurs de remarquer que Ms"" de Bam parle à cet endroit du XVI11<^ siècle, el fort incidemment du XVll^ le savant chanoine liégeois y attachait de l'importance i : a editus est aestate proxime elapsa Lovanii libellus cui titulus )) Carteshis seipsum destruens, auctore philosophe lovaniensi, )) quem jam ad vos pervenisse non dubito : rem itaque mihi )) gratissimam feceris si me scire volueris qui a viris doctis » exceptas sit. » Il ne faut pas croire quePhilippi et Van Gutschoven, disparus de la scène scientifique, n'aient pas laissé après eux des dis- ciples façonnés à leur image et continuateurs de leur œuvre. On a lu au chapitre précédent ce qu'était à Liège le médecin Nicolas Du Chasteau. En 1678, on trouve dans une des chaires délaissées par les deux plus fameux cartésiens de notre pays, un médecin de la Campine limbourgeoise, tout à fait imbu des mêmes idées que ses prédécesseurs. Nous voulons parler de Léonard-François Dinghens 2, docteur en médecine et pro- fesseur royal à l'Université de Louvain. Il naquit à Brée, le 29 septembre 1648, et y mourut en 1697. A l'âge de trente ans, en 1678, il publie un volume in-folio intitulé Fundamenta physko-medka, qu'il appelle son prinuis fœtus medicus dans la dédicace à son cousin Jean Emerix, auditeur de Rote, à Rome. Rien en apparence de plus naïf que la préface. Il y dit qu'on ne doit point s'avancer sur la question de l'automatisme, et entretemps il la consacre presque entièrement à donner au long et au large tous les arguments possibles en faveur des bêtes- machines, et indique en quelques lignes les preuves du sentiment contraire. On sent qu'il est partisan du paradoxe de Descartes, mais que pour de bonnes raisons, il ne veut pas le déclarer ouvertement. Il ne tranche pas la question, conclut-il ; il entend cependant qu'elle est libre. Par cela seul, deux des ' liulleltino, vol. XVII, p. 69'2. Lettre du 8 octobre 1675. ^ Biographie nationale, vol. VI, j». 78; uotice de M. le chevalier de BORMAN. ( 495 ) censures de 1662 étaient considérées comme non avenues; car à cette époque, les théologiens avaient blâmé Philippi d'avoir douté de la vie des animaux, et d'avoir dit que les arguments apportés pour prouver l'existence d'une âme dans les bêtes, hormis ceux tirés de l'Ecriture sainte, ne sont ni convaincants, ni même probables. Dinghens renchérit môme sur Philippi, puisqu'il ne trouve pas de textes dans l'Ecriture évidemment opposés à l'automatisme i. Cependant son ouvrage porte l'ap- probation de deux théologiens, et l'un des deux, Nicolas Du Bois, est un défenseur convaincu de la Philosophie péri- patéticienne. Ce fait confirme ce qui a été dit plus haut de la valeur des censures de 1662 pour laver l'Université de l'accusation de cartésianisme. Dinghens a soin d'adoucir ce qu'il pouvait y avoir d'amer pour les théologiens de Louvain dans ce mépris de leur jugement, en leur adressant un éloge, assez banal du reste, et en atténuant autant qu'il pouvait l'opposition qu'on leur faisait. « Oportet solum ad sobrietatem )) sapere (réminiscence de l'épigraphe du Carteshis seipsum » destruens) etiam in naturalibus, ne iis abducamur; ut in hac w Aima Universitate constanter fieri observamus, in qua morum )) studiorumque nostrorum similitudo ad bilancem egregiam )) vim praestare solet, dum neotericorum cogitata vel exami- » nanda solum arripimus, vel eorum terminos juventuti ad )) altiorem scientiam aspiranti intelligendos exponimus. » L'apparente naïveté et l'effacement de la préface ne se retrouvent plus dans le corps de l'ouvrage. Dinghens s'y montre cartésien et cartésien véhément. Il est opposé aux formes substantielles et aux qualités réelles 2. H ne veut pas entendre parler de ces nombreuses facultés de l'âme dont la Physiologie galénique use et abuse : ce sont des chimères et de ridicules fictions 3. Les quatre éléments des anciens sont en < Dans le courant de l'ouvrage, p. 175, il semble enseigner purement et simplement l'aulomatisme, et surloul p. i21, col. b, oîi il l'enseigne incidem- ment, mais très clairement. 2 P. 14, YOl.tt. ( 496 ) butte à ses railleries dans tout le premier chapitre du second livre 1. D'autre part, il admet les trois éléments de Descartes 2; il explique tous les phénomènes corporels par le mouvement et l'étendue 3. Le système du philosophe sur l'union de l'âme et du corps, autrement dit le système de l'influence mutuelle, est celui qu'il adopte 4-; il est très curieux de voir comment il évite en ce point l'occasionnai isme proprement dit s. Le cer- veau est le lieu des sensations 6. Les mouvements du cœur ont leur cause dans la dilatation du sang produite par un ferment ou feu sans lumière '^. C'est ici le lieu de faire remarquer que le médecin de Brée est le premier cartésien belge rencontré par nous, qui ait dans un livre imprimé fait mention explicitement de Descartes. Ce n'est pas seulement une fois ou l'autre 8, mais très souvent, ni d'une manière indifférente, mais en le comblant d'éloges. Ainsi, précisément quand il adopte l'opinion de Descartes sur la cause des pulsations du cœur, il décrit longuement les différentes phases de la polémique entre le philosophe français et Plem- pius. c( Guillaume Harvey, et après lui, mais plus soigneuse- ment, un noble français plein de talent. Descartes, ont prouvé, par plusieurs raisons évidentes, que le pouls dépendait du mou- vement du sang. Descartes l'a fait dans son admirable « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences 9 ». De Decker avait dit : « Cartesii » methodo nihil miseriiis : appello unumquemque lectorem )> non prœoccupatum. » Trois ans, ou plutôt deux ans après lui (car les Fimdamenta physico-medica étaient rédigés en ' Pp 9àU. ^ Ibidem. 3 Livre 2, chap. 2, pp. 14 à 19. * P. 108. V. p. 196, vol b. « P. 109, col. b. « P. 108, col. 6. 7 P. 298. 8 V., par exemple, pp. 20,75, 80, 108, 299. 9 P. 298, col. a. ( 497 ) 1677 1), Dinghens reprend en la soulignant l'appréciation tout opposée qu'en avait faite Plempius en 1644 dans ses Funcla- menta medicinœ. Un peu plus loin, après avoir exposé les argu- ments que Descartes apporte en faveur de son opinion, et ceux que donne Plempius pour établir l'existence d'une faculté pul- sifique, il critique cette dernière thèse de la façon suivante 2 : c( Plempius croit ses preuves excellentes; la seule chose que je désirerais de lui, c'est qu'il m'expliquât cette faculté pulsifique et ce qu'il a en tête en prononçant ces deux mots. Pour moi, je n'ai transcrit ses arguments que pour mettre mes lecteurs à même de comprendre les réponses si élégantes et si belles que leur opposa le grand Jiomme de ce siècle. » Suivent la lettre de Descartes, la réponse de Plempius que Dinghens entremêle de ses appréciations personnelles, et la seconde lettre du philo- sophe français. Dinghens ne veut pas transcrire les réponses que Plempius a insérées dans ses Fundairîenta : « S'il veut s'opposer à l'évidence, dit-il, libre à lui : intérim suis facul- tatibns immersus maneat 3. » Ces mots piquants ne sont pas rares chez Dinghens, ils font même un des agréments de son ouvrage. Les deux chapitres de la première section du second livre (De Elementis) en sont rem- plis. Oncques cartésien ne mit plus d'ardeur à proposer les fondements de la Physique de Descartes et à invectiver contre celle des adversaires du maître. On y trouve aussi quelques données qui peuvent servir à renseigner sur la situation du cartésianisme à Louvain. Dinghens ne craint pas de donner à entendre que c'en est fini d'Aristote : « on connaît assez au jour d'aujourd'hui que corps, matière, matière première, quantité, substance corporelle sont une seule et même chose ^. » c( On prouve a posteriori que les éléments sont bien au nombre de trois : dans l'ancien système des quatre éléments, on ne parvenait pas à expliquer les phénomènes de la nature, ^ Les approbalions sunl du Gaoùl 1ST7. ' P. '299, col. a. ' P. 508, col. 6. * P. y, col. b. Tome XXXIX. 32 ( 498 ) tandis qu'avec le système actuel on en explique clairement une foule, comme on le constate présentement dans notre Aima Mater ^. » Que dire de ce qui vient immédiatement après? « Ut autem in hoc de démentis tractatu, atque etiam in )) aliis brevis sim, dico quaternarium aristotelicum et septe- » narium chymicorum elementorum numéros, satis cuilibet » notos, rancidos, falsos, et maxime improbatos esse, ut in iis » refellendis jam tempus terere non possim, nec in illos, )) adhuc hujus aevi, bardos, disputare calamo. » Ailleurs 2, avant d'exposer les arguments des partisans des formes sub- stantielles, il les annonce de la façon suivante, assez peu aimable pour ses collègues péripatéticiens : « Speciminis tan- r> tum gratia unum vel alterum attingam argumentum, quod, )î cramben centies coctam reponentes, quidam hodie urgere y) non dubitant. « On voit que les cartésiens marchaient la tête haute à Louvain, et aussi combien ils se rapprochaient avec Descartes de la Physique moderne et de son grand prin- cipe : pas de propriétés occultes, rien que de la matière et du mouvement. §6. Mentionnons ici un théologien qui appartient à la vieille École, puisqu'il a commencé sa carrière de professeur à peu près au temps de l'apparition du Discours de la Méthode, mais à qui la position influente qu'il a occupée dans l'archidiocèsede Mali nés donne une certaine importance. Laurent Neesen, né à Saint-Trond 3 vers 1611, président du Séminaire de Malines depuis 1639 jusqu'à sa mort en 1679, publia en 1676 une Theologia moralis de Sacramentis, où il se prononce contre l'essentialité de l'extension actuelle des corps et l'indistinction * P. 15, col. 6. * P. 47, col. a. Dans la réponse, nous retrouvons un témoignage précis de Texistence du cartésianisme à Louvain : ^ corruptio fiant absque ullius formae substantialis adminiculo. » 5 Paquot, Mémoires, vol. XVI, p. 599. ( 499 ) des accidents d'avec la substance ^. Il ne nomme pas Descartes. Il semble du reste aussi modéré que possible dans son opposi- tion. Il ne souffle mot des preuves cartésiennes de l'existence de Dieu, ne rejette pas absolument l'opinion de Durand 2 sur la nature du caractère sacramentel et est quelque peu janséniste. §■?• Pendant que Laurent Neesen combattait avec plus ou moins d'ardeur le cartésianisme à Malines, l'abbaye impériale de Saint-Trond, qui devait un siècle et demi plus tard devenir le séminaire actuel, n'avait pas chez elle de cours réguliers de philosophie pour ses jeunes religieux. L'abbé avait coutume d'envoyer à l'Université de Louvain ceux d'entre les novices qui se destinaient au sacerdoce. L'enseignement louvaniste, plus ou moins imprégné des nouvelles idées, déplut-il au prélat Benoît Mannaerts? Nous l'ignorons. Toujours est-il qu'en 1682, il fit venir de Cologne un religieux bénédictin de l'abbaye de Saint-Pantaléon, du nom de Gérard Wulifrath, et lui demanda de donner des cours de philosophie et de théologie aux jeunes moines de son monastère. Wulffrath s'acquitta de ses fonctions avec zèle. Sous sa présidence, de 1683 à 1687, ses élèves sou- tinrent dans l'abbaye, en présence de leur prélat, de leurs frères en religion et du clergé de l'endroit, des thèses roulant sur la logique, la physique, la métaphysique, et toutes les parties de la théologie. Elles sont la fidèle expression des doctrines scolastiques. Leur auteur s'attache à suivre partout et toujours saint Thomas d'Aquin, même dans les détails de la physique. Elles sont conçues en termes très clairs et très exacts. Seulement, on y use et abuse de l'allégorie, sans compter les nombreuses plai- santeries plus ou moins réussies dont elles sont émaillées : ' Universa theologia, Antverpiae, 1750, in-f^, t. Il, p. 7o,col. a; p. 80, col. b. - Durand en faisait une entité de raison, une pure dénomination. Plusieurs cartésiens s'emparèrent avidement de cette opinion. I ( ^00 ) c'était le goût de l'époque. Jamais le nom de Descartes ni d'aucun philosophe contemporain n'apparaissent; mais assez souvent il est fait mention de leurs opinions les plus célèbres, naturellement pour les rejeter. Iter philosophiciim sive Thèses summulisticœ, defendendse mense Januario, 1683. — Hasseleti, in-8''. Seule, leur dédicace à l'abbé Benoît Mannaerts présente quelque intérêt historique. Iter philosophiciim per spinosum logiccedesertiim, exponendum mense Julio, 1683. — Hasseleti, in-8«. Le vingt-sixième milliaire (thèse) donne le cogito, ergo sum, comme exemple de démonstration a posteriori. Le vingt- septième blâme les novateurs qui prétendent que la différence des perceptions des sens a son origine exclusive dans la diver- sité des organes. C'est l'opinion cartésienne. Iter philosophicum per spatiosos physicœ campos, exponen- dum mense Novembre, 1683. — Hasseleti, in-8''. La troisième amhulatio rejette les atomes et les corpuscules comme éléments constitutifs des corps. La septième prétend que c'est en vain que quelques-uns combattent l'existence des formes substantielles. La vingt-septième attribue la connais- sance aux animaux. La trente-huitième ne veut pas de l'exten- sion infinie du monde. Iter philosophicum per mundum universum, exponendum mense Martio, 1684. — Hasseleti, in-8°. Dans la cinquième thèse [mansio) de la seconde partie, l'au- teur repousse l'explication cartésienne de la condensation et de la raréfaction. Dans la sixième, il admet la production de nouvelles substances, « hanc licet aliqui recentiores tollere nitantur ». La troisième thèse (jrrofectio) de la troisième partie est ainsi conçue : « Sedes anima3 non est solum cerebrum, aut sola » glandula pinealis. » La huitième dit que les bêtes ne sont pas ( 501 ) des horloges ni des automates : qu'il y a en elles une forme substantielle, réellement distincte du sang. La neuvième afîirme que les sensations n'ont pas lieu seulement dans le cerveau. Jter pliilosophicum per altissimum inetaphysicœ moiitem, expo- nendum mense Junio, 1684. — Hasseleti, in-S^. Nous lisons dans la troisième ascensio que les principaux principes indémontrables sont le principe de contradiction et celui du moyen-exclus « in qua? cœtera, etiam hoc pseudo- principium : cogito, ergo sum, saltem indirecte resolvuntur. » Nous omettons les thèses théologiques, où toutes les fois que se présente l'occasion de s'écarter des idées nouvelles, Wulffrath ne manque jamais de le faire. Comme ce religieux venait de Cologne, où il était professeur après avoir été élevé à l'Université de la même ville, son opposition à Descartes fournit un indice de la situation des esprits dans la Prusse rhénane, au temps où Leibniz commençait à devenir célèbre. (502 CHAPITRE XXV. LE CARTÉSIANISME DANS LA PRINCIPAUTÉ DE LIÈGE (1689-4691). Sommaire. 1, AnsilloD, curé liégeois, auteur des Entretiens divers sur les paradoxes cartésietis. Remarques sur cet ouvrage. — 2. Ansillon est un précurseur de de Ronald et de Lamennais. — 3. Ses attaques contre la méthode de Descartes. — 4. Ce qu'il pense des « Trois idées » de la philosophie cartésienne. — o. Autres critiques. — ' 6. Appréciation générale de l'ouvrage. — 7. Quelques mots sur un appendice des Entretiens. — 8. Les professeurs du Séminaire de Liège et leur doctrine tout opposée à celle d'Ansillon. § 1. Les Entretiens divers ont pour auteur Jean Ansillon, curé de Sainte-Gertrude. On ne connaît presque rien sur sa vie ^ . Une note manuscrite, que nous devons à l'obligeance de M. le cha- noine Daris, nous apprend qu'il fut nommé curé de Sainte- Gertrude le 11 avril 1670 par l'abbé de Saint-Laurent, et qu'il mourut dans son presbytère le 17 septembre 1693 (voir le registre aux décès de Sainte-Gertrude). Dans l'espace de ces vingt- trois années, Ansillon publia en 1677 un traité Sur la simonie, en 1685 et 1686 deux brochures de casuistique où il attaquait un récollet du couvent de Bolland, nommé Jean Jacobi. L'œuvre qui nous intéresse parut en 1684 2 ; mais elle existait ^ V. D.4RIS, Histoire du diocèse de Liège au XVII" siècle, Liège, 1877, t. II, p. 187; Biographie nationale, vol. I, p. 342, notice par Ulysse Capitaine. 2 En voici le titre complet avec l'orthographe du temps : « Entretiens » divers sur les paradoxes des Epicuriens et des Stoïciens renouveliez par » les cartésiens. » A Liège, de l'imprimerie Henry Hoyoux, sur la place des RR. PP. Jésuites, à Saint François Xavier, 1684. Avec permission des supé- rieurs. Le texte de celle permission n'est pas imprimé. Le nom de l'auteur paraît à la fin de la dédicace: J. Ansillon, curé de Sainte-Gertrude. Un exem- plaire de cet ouvrage se trouve à la Bibliothèque de l'Université de Liège, d-xviii-1 0-295. ! 503 ) en manuscrit dès 1681, ainsi qu'il a été remarqué plus haut. Dans l'ordre chronologique, c'est le second des deux ouvrages parus en Belgique au XVJI^ siècle, tout entiers consacrés à attaquer les idées cartésiennes ^. Il n'est pas, comme tous les livres dont nous nous sommes occupés jusqu'ici, écrit dans la langue des savants, mais dans celle du Discours de la Méthode et de la Recherche de la vérité; à ce titre seul, il mérite une attention particulière. Il y a plus : sans vouloir prétendre que les Entretiens soient un chef-d'œuvre littéraire, on y retrouve quelque chose du langage imagé de saint François de Sales et de la naïveté d'Amyot. Pourtant Ansillon procède directement de La Mothe Le Vayer, dont on voit par ses citations 2 qu'il connaît à fond toutes les œuvres et dont il a pris à tâche d'imiter la manière et le style. Il a lu aussi la Recherche de la vérité de Malebranche 3 et les Voyages de Tavernier ^. Il connaît le Mer- cure hollandais ^ et les Satires de Boileau c. Son érudition est immense en fait d'auteurs latins et grecs, tant anciens que modernes, et d'écrivains ecclésiastiques; il en cite plus de soixante-quinze, la plupart une douzaine de fois. S'il fallait apprécier Ansillon comme littérateur, on pourrait transcrire, en baissant sans doute la note élogieuse, ce que dit Hauréau de ^ Le |)remier est le Carlesius seipsum destr tiens de de Docker, paru en 1 075, et dont il a été question au chapitre précédent. - Préface (pagination manuscriie) pp. 9, 10, lo; corps de l'ouvrage, p. "i (deux fois), p|). 44, 74, 88, 90, 94. Les œuvres de La Molhe Le Vayer ont |)aru en 166-2. ■' P. 272. Le premier volume avait paru en 1674, le second en 1675. '' P. 5. Voilages en Turquie, en Perse et aux hides^ Paris 1077-79. On voit (ju'Ansillon se tenait au courant des publications nouvelles. s P. 35. •j P. 86. Il cite avec éloges une dizaine de vers de la (luatrième satire à M. l'abbé Le Vayer, en les attribuant « à un aullieur moderne de quelques » satyres «. Boileau ne mit son nom en lète de ses œuvres qu'à partir de 1701. On trouve dans la correspondance de Sluse (Bo.ncompagm, Bulletlino, i. XVII, p. 712) l'appréciation remarquable que fait ce chanoine de la huitième satiie Sur rhonime; elle parut en 1668, et eut coup sur coup plusieurs éditions. La lettre de Sluse est du 16 août 1668. ( 504 ) La Mothe Le Vayer dans le Dictionnaire des sciences philoso- phiques ^. « Homme de beaucoup d'esprit, bien qu'il se plût à » mettre en œuvre l'esprit des autres ; en possession de lectures )) immenses qui lui valurent dans son temps les titres de Plu- )) tarque et de Sénèque français; doué d'une mémoire éton- )) nante qui se révèle par un luxe de citations; professant un » culte judicieux pour l'antiquité ; montrant une connaissance » familière des temps modernes ; déployant en toute circon- » stance une manière d'écrire facile, piquante, pleine d'intérêt w et de gaîté, La Mothe Le Vayer est digne de prendre place )) entre Montaigne et Bayle, moins original que le premier, )) mais aussi érudit que le second. » Un examen rapide des Entretiens fait voir que, toutes proportions gardées, ce jugement s'applique a capello au curé de Sainte-Gertrude. Quant au fond môme de l'ouvrage, si nous avions à faire l'histoire de la Philosophie de Male- branche, nous montrerions comment les Entretiens divers sont le premier livre imprimé en Belgique où l'on combatte ex professo l'ontologisme de l'auteur de la Recherche de la vérité '^. Au point de vue de l'histoire du cartésianisme, ils répètent à peu près tout ce qui a été écrit en Belgique contre la philosophie de Descartes; ils mentionnent explicitement les jugements des Louvanistes parus en 16o4 3, les censures de la Faculté de Théologie, émanées en 1662 ^, le décret de la congrégation de l'Index », qu'Ansillon appelle « une censure d'Alexandre VU ». On y trouve un nouveau témoi- gnage de la faveur que rencontraient à Louvain les doctrines de Descartes. Nous citons ce curieux endroit. C'est Eraste (ô epa^T/iÇ : ce nom, qui a sa signification, est celui de ' Paris, 1847, t. III, in voce. * Eutrelien du cinquième jour au matin, pp. 161-181. '' P. 56, 257. * P. 56. ^ ^ P. 56. Au même endroit, Ansillon énumère les diverses mesures piises en France en 1675 contre le cartésianisme, sa condamnation |»ar ILiiiversité de Leyde en 1G76. Il y ajoute un fait dont Francisque lîouillier ne parle pas: ( 505 ) l'interlocuteur cartésien) qui a la parole ^ : « Vous pouvez » connaître le grand progrès que la nouvelle Philosophie fait » dans l'Université de Louvain, vu que presque tous les pro- » fesseurs de la Faculté ont quitté la Philosophie d'Aristote » pour étudier celle de Descartes, w Ariste (le péripatéticien, et partant 6 apt-ciToç) répond sans nier le fait, mais en l'appréciant d'une manière qui ne manque pas de piquant. « Ces jeunes » maîtres feraient mieux de suivre l'avis de leurs docteurs qui » ont sévèrement condamné ces nouveautés. C'est pourquoi )) ils peuvent me pardonner, si je suis obligé de vous dire ce » que Plutarque répondit autrefois à quelques-uns de vos » devanciers : que ceux qui adhèrent à ces nouvelles maximes )) en laissant les anciennes, sont semblables à ces moucherons » qui se plaisent à tâter l'écume du vin ou du vinaigre, et » fuient le bon vin que tout le monde trouve agréable à son )) goût. )) Toutefois le but de l'auteur n'est pas de s'occuper de questions de personnes, c'est aux doctrines qu'il en veut. Les Entretiens ont lieu durant l'espace de huit jours, chaque matin et chaque après-midi. L'auteur a choisi la forme dialoguée (( pour faire voir les raisons que l'on propose pour la défense ■>-> de la nouvelle secte, et pour donner quelque agrément à » ce discours. Car, comme il n'est rien au jeu de paume de » bien pousser la balle, si elle ne vous est renvoyée de » même, l'entretien des hommes ne peut être plaisant sans )) répartie 2. » H se flatte, dès les premières lignes de la préface, que les nouvelles sectes n'auront pas longtemps la vogue : « elles ne peuvent croître ni se multiplier beaucoup, parce » qu'elles ne sont pas attachées à l'instinct naturel qui forme )) le sentiment universel, mais étant répandues dans de petits )) coins du chemin public et royal, elles embarrassent et arrêtent « quelquefois les passants, qui pensent aller recueillir les doux » fruits de la science, w II en est tout autrement, on le croit i A iMiddelhourg, le pnoce d'Oran^re a déposé pour le même sujet Guillaume > Momnia, qui y eloil éiably iVlinisIre, ei le magistrat qui le soùter.oil. » ' Ibidem. '^ Pfélace ; pagination manuscr.), p. 15. ( 506 ) bien, de la philosophie de Platon et d'Aristote, philosophes qu'Ansillon juge s'accorder en substance, et dont l'Église catho- lique a adopté les sentiments i. Son but en écrivant son livre est « de montrer la conformité des cartésiens avec Épicure et » la répugnance de leurs maximes avec le sens commun 2. » C'est ici le lieu de dire quelque chose d'une théorie remar- quable d'Ansillon qui se retrouve à chaque page de son livre et qui fait de lui une sorte de précurseur de la Philosophie de de Bonald et de l'École lamennaisienne. Pour Ansillon, le cri- térium définitif de la vérité de nos jugements, c'est leur confor- mité avec le sens commun 3. Par sens commun, il n'entend pas seulement cette évidence dont l'éclat est capable de frapper le vulgaire et qui ne peut manquer d'amener l'accord de tous dans la manière de juger, mais surtout le fait de l'attestation par le grand nombre, d'un fait ou d'un principe dont on cherche à se certifier. Pour ne pas déroger au Péripatétisme, il appuie son sentiment sur celui d'Aristote. Entendons-le un instant lui-même ^^ : « Eraste. Vous établirez donc le sens commun » pour la règle infaillible et assurée de la vérité? Ariste. Oui-dà, » et c'est pour cela qu'Aristote a donné ^ comme un premier » principe cette maxime : ce qui paraît à tous les hommes est » véritable.» Et ailleurs 6, répondant à Éraste qui lui reprochait d'effacer, en réduisant le tout à l'autorité du sens commun comme au premier principe, d'effacer, disons-nous, la claire ' Préface, p, 7. '^ Préface, p. 9. ^ On trouve aussi chez de Decker quelques appels au sens commun, par exemple p. 2s j mais sa thèse n'est pas aussi générale que celle d'Ansillon, car « il veut qu'ordinairement, on ne soit ceilain de son jugement que (|uaiid >' on le voit partagé par d'autres digues de considération ». Voyez aussi ce que nous avons dit de Bona-Spes. ^ P. 94 ^' El/iicoruin 10". •* P. OUI. ( 507 ) lumière des sciences, pour établir à sa place une foi humaine, Ariste compare l'évidence et le sens commun à l'opération arithmétique et à sa preuve. « Il en va de même dans les » sciences, où il y a des démonstrations directes qui montrent » clairement ce qu'on avait recherché; il y a aussi le sens » commun qui sert à reconnaître s'il est vraiment clair, comme » nous pensons l'avoir démontré. » Il serait facile de multi- plier ces citations, et aussi de faire voir qu'Ansillon n'est pas en tout d'accord avec lui-même; la citation même qu'on vient de lire pourrait peut-être servir à montrer un manque de cohé- rence dans ses idées ; mais il est curieux de voir un siècle avant de Bonald l'ébauche d'une théorie incapable, ce semble, de séduire notre amour-propre et notre esprit, puisqu'elle rabaisse outre mesure la raison individuelle et qu'elle n'a pas même ce côté spécieux et brillant qui dissimule l'erreur en la parant des couleurs de la vérité. § 3. Ansillon substitue donc le sens commun aux idées claires de Descartes, et il ne se fait pas faute de combattre opiniâtrement celles-ci. On le pressent rien qu'à lire les titres de quelques paragraphes de l'entretien du matin au troisième jour; ils contiennent un résumé en quelque sorte authentique de la pensée de l'auteur. 1) « Les nouveaux Philosophes se flattent sans raison d'avoir » des certitudes indubitables, en vertu de ce principe que ce » qu'ils conçoivent clairement est vrai. C'est aussi le principe » d'Épicurei. 2) » Que ce principe « ce que je conçois clairement est vrai » )) n'est pas propre à nous faire discerner le vrai du faux, mais » seulement à servir d'appui à des esprits extravagants qui ne » se reconnaissent pas. " Ansillou cite rendroil p. 82: « Diog. Lacrl. (un dt^s auteurs qui lui sont f familiers) lib. 10, in ([uo refert Epicuri decretum sic: omne quod cernilur » aul animo par inluilum percipitur, verum est ». 508 4) )) Ce principe de la nouvelle philosophie réduit la con- )) naissance de la vérité aux débats des esprits fanatiques, et le )) fait dépendre de l'esprit particulier. » Ansillon admet pourtant que le critérium cartésien est indis- solublement lié à la vérité; seulement (peut-être parce que Descaries le lui avait insinué) 'i, il prétend qu'il est malaisé de l'expliquer sans l'aide d'un principe supérieur'^, a Éraste. Est- )) ce peut-être que vous croyez qu'une claire connaissance » peut nous tromper? — Ariste. Non, certes, non plus qu'un » chien mort ne peut nous mordre; mais la difficulté consiste )) à reconnaître quand on a une conception claire et distincte, )) ou bien une qui est seulement apparente; et c'est en cela » que vous trouverez le critérium 3 ou la pierre de touche de )) la vérité qui doit être le principe de toutes les sciences. » La polémique des deux interlocuteurs est un peu diffuse; mais il faut rendre cette justice à Ansillon qu'il fait exposer fidèlement et habilement par Éraste l'opinion de Descartes, et même le lecteur au bout du chapitre est tenté de donner tort à Ariste, qui, à force de vanter le sentiment commun, semble quelque peu manquer de sens commun. Tout se ramène à cette ques- tion : y a-t-il moyen de distinguer l'évidence apparente de la vraie évidence? Eraste répond à bon droit que oui, que l'éclat de l'une n'est pas celui de l'autre; qu'avec de la réflexion on sent devant l'une une certaine défiance, tandis que devant l'autre, la pleine confiance augmente encore. Ansillon ne porte point seulement ses critiques sur le crité- rium des idées claires ; il blâme encore dans la méthode car- tésienne le doute qui lui sert de point de départ, non sans que * 0. vol. I, p. 159. Discours de la Méthode: « Je jugeai que je pouvais '• prendre pour règle générale que les choses que nous concm'ons fort « clairement et forl dislinctement sont toutes vraies, mais qu'il y a seulement y quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons » dislinctement. » * Entretiens divers, p. K4. ^ Ce critérium du critérium cartésien, c'est le sens commun. V. p. 93 et passim. ( 509 ) son érudition ait fait d'abord remarquer quelque chose de sem- blable dans les procédés familiers aux Stoïciens ^. D'un mot, il fait apparaître la dangereuse conséquence de ce doute 2 : « Vous » rendez toutes nos connaissances suspectes de fausseté et les )) voulez reprendre après ; mais il ne sera pas possible de les » reprendre autrement qu'on ne les a laissées auparavant, )) puisqu'elles se représenteront de la même manière. Et ayant » quitté toutes sortes de connaissances, il ne nous restera » aucune règle pour faire le discernement du vrai d'avec le )) faux. )) S'en prenant ensuite aux points capitaux de la Philosophie cartésienne, il les fait d'abord énoncer par son interlocuteur 3 d'une manière qui rappelle involontairement à l'esprit Kant et les trois idées de la raison pure. « Notre philosophie (c'est » Eraste qui parle) établit trois idées comme autant de sources » dont on doit tirer la connaissance de toutes les vérités. Ce » sont les idées d'un Dieu, de notre âme ^ et d'un être étendu. » Plus loin s, il répète qu'il y trouve « merveilles de vérités ». L'idée de l'âme dont il s'agit n'est autre chose que la définition cartésienne du moi. « Je commence, dit Eraste 6, par l'idée de )) moi-même dans laquelle je trouve que je suis un Être qui )) pense. » Et aussitôt Ariste de répondre que l'idée qu'on a communément de l'âme « donne sujet à chacun de siffler cette » définition ». 11 ne se contente pas de la faire condamner au tribunal du sens commun; mais il aligne contre sa légitimité cinq arguments rationnels dont la valeur ne paraît pas contes- ' V. la manchelle de la page 56 <« Plutarcbus lib advers. Sloïc. Polissimas » parles ac priiicipia tollens alque i.mputans, quam landem aliam Dotiliam • non fecil falsitatis suspectam? n * P. 56. s P. 150. * Ou de noire moi. V. p. 144. 3 P. 151. ^ P. 144. ( MO ) table '1. Quant à l'idée de Dieu, a c'est celle qui se manifeste )) clairement dans la vérité immuable et éternelle 2. » Ici nous tombons en plein dans le système de Malebranche, et le litté- rateur liégeois ne dédaigne pas d'orner de ce style fleuri qui caractérise l'auteur de la Recheixhe de la vérité, les pages qu'il consacre à l'exposition de cette brillante théorie. Voici les premières lignes de l'entretien 3 : « Ariste. Bonjour, Éraste : vous m'avez prévenu, quoique je )) me sois levé de bonne heure. » Éraste. Cette belle lumière qui éclate dans une parfaite )) sérénité m'a éveillé d'abord au lever du soleil, et m'a attiré » à la campagne pour en jouir à mon aise. » Ariste. C'est cela même qui m'a obligé de venir plus tôt « que je n'avais accoutumé; nous en jouirons donc tous deux )) ensemble. )) Éraste. Je le veux bien; mais je souhaiterais aussi volon- )) tiers, que vous fussiez éclairé de cette vive lumière qui brille )) maintenant à la vue de mon esprit : c'est l'idée d'un Dieu )) qui se manifeste clairement dans la vérité immuable et éter- )) nelle. Il faudrait que vous fussiez plus dégagé de ces créa- « tures visibles qui arrêtent trop vos pensées pour pouvoir )) l'envisager comme je fais. » Certes, l'examen du dialogue ainsi engagé ne manquerait pas d'intéresser, puisque, comme nous l'avons dit plus haut, on y trouve le Malebranchisme attaqué pour la première fois en Belgique dans un livre : les limites de notre sujet nous y font surseoir. Éraste reconnaît d'ailleurs que l'ontologisme « n'est pas communément reçu dans l'école cartésienne ^^ », et arrive finalement à expliquer la connaissance de l'existence de Dieu par l'argument que Descartes a pris dans saint Anselme. Après avoir remarqué s très justement que « les philosophes ' Pp. 145, 146. * P. 16-2. •^ P. 160. * P. 181. ^ P[). 182. ( Ml ) » cartésiens ont emprunté cette prétendue démonstration aux » Péripatéticiens , qui la proposent bien plus adroitement )) qu'eux 1, afin d'exercer les esprits », Ansillon renverse cette preuve en contestant que l'esprit humain conçoive nécessaire- ment Dieu comme l'être souverainement parfait, que la possi- bilité intrinsèque d'un tel être soit évidente par elle-même et ne doive pas être préalablement démontrée; enfin que l'exis- tence conclue soit l'existence réelle et non purement idéale. Cette réfutation est certes plus solide que celle de Der-Kennis et de Herinx. Il faut encore constater ici que la preuve de l'existence de Dieu propre à Descartes et que de nos jours Auguste Nicolas dans ses Études philosophiques sur le christia- nisme a si brillamment développée, semble ignorée d'Ansillon. Oserait-on dire qu'un tel oubli dénote chez nos philosophes belges une étude superficielle des œuvres de ce grand homme? Peut-être bien avait-on jugé de commun accord cette preuve de nulle valeur après les attaques de Caterus, ou sur le simple fait qu'étant nouvelle et basée sur des données purement rationnelles, elle ne pouvait être que fausse? Il ne reste plus qu'à voir comment le curé-philosophe apprécie la troisième idée ou connaissance fondamentale des cartésiens : celle de l'étendue. C'est ici surtout que, sans négli- ger les preuves philosophiques , il fait usage d'arguments empruntés à la théologie catholique. jD'abord, il prouve que l'idée de l'étendue n'est pas innée, mais acquise, et acquise à l'aide des sens 2, puisque l'affirmation du monde étendu a pour objet un fait contingent, et partant n'est pas un principe de la raison, mais un jugement expérimental 3. Mais ce sur quoi il insiste surtout, ce sont les graves inconvénients d'ordre * Ainsi juge Ansillon, péripatéticien lui-même. « Pp. 188,189,190. ■' Pp. 196, 197, 198. A ce propos, il lance (p. 198) à Descartes une insinuation que le philosophe français eût repoussée avec indignation: « Votre Descaries semble établir le monde comme de toute éternité. » Celte accusation rappelle celle du P. Compton, critiquant Descartes à propos du principe « ex nihilo nihil fit. » { 512 ) rationnel et d'ordre religieux qui découlent de l'opinion carté- sienne touchant l'essence du corps, ou, comme Ansillon aime à dire, l'idée du corps. De même que Leibniz son contempo- rain, il trouve que l'extension ne peut constituer la matière puisqu'elle suppose la distinction des parties et leur impé- nétrabilité ^. Elle n'est pas non plus inséparable du corps, comme il appert de la manière dont Jésus-Christ est présent dans l'eucharistie. Et il ajoute ^ que « s'il avait affaire à des )) hérétiques niant ce dogme, à cause de son incompréhensi- )) bilité, il pourrait leur reprocher, à bon droit, qu'il n'y a pas » plus de difficulté à concevoir plusieurs corps pénétrés » ensemble dans un même lieu sans aucune extension, que )) de concevoir un grand nombre d'âmes de ces hérétiques )) enfermées dans une coquille d'un pouce, pour y souffrir les )) peines de leur infidélité. » En affnnnant l'incompatibilité de la doctrine de Descartes sur l'essence de la matière avec le dogme de la présence réelle, Ansillon ne fait que répéter ce que nous avons entendu dire à Compton, à Bona-Spes et à tant d'autres. Mais pour la première fois, nous trouvons chez lui contre la même doctrine un griet que quelques années plus tard le Jésuite Daniel reprendra pour son compte et exposera avec plus de clarté encore dans son intéressant Voyage au Monde de M. Descartes. Avant de citer les paroles d'Ansillon, il faut se rappeler que d'après le philo- sophe français, l'extension du pain, c'est le pain lui-même et que le vide est métaphysiquement impossible. Cela étant, il est clair qu'après la consécration l'espace occupé par le pain n'est pas vide, et il est clair aussi que le corps de Jésus-Christ, que son extension actuelle, ne trouvent point place dans cet espace; donc cet espace est rempli par un^ autre substance, et l'on n'en peut assigner d'autre que le pain. Entendons Ansillon lui- même ^. « Si le corps du Sauveur ne remplit pas par son » extension, il faut donc qu'il y ait du vide, et s'il ne peut y ' P. lî)9. • P. 2o:>. 3 p^ 2-22. ( 513 ) )) avoir non plus du vide, il faut que ce soit le pain qui rem- )) plisse. En effet nous ne concevons pas d'autre extension » après la consécration que celle de devant entre les superfi- » cies. Nous ne pouvons nous imaginer une autre qui succède )) à celle du pain pour remplir les superficies, et autant que » nous pouvons nous figurer quelque chose, nous disons qu'il » a la même extension que devant. Si donc le pain était cette » extension précédente , il subsisterait encore dans celle qui )) suit la consécration. » Comme conclusion de toute sa dis- sertation contre l'étendue essentielle, Ansillon, élève peut-être du P. Blundell, rapproche comme lui Descartes de Luther et de Calvin. « Et ainsi, je puis dire qu'il semble que votre idée » ne donne pas seulement lieu à l'erreur de Calvin, mais )) encore qu'elle introduit l'impanation des Luthériens. » §8. Nous ne suivrons pas Ansillon dans la campagne qu'il entre- prend en faveur 'des accidents réels et réellement distincts, quoiqu'il la dirige avec cette habileté et cet agrément que nous lui connaissons déjà. Il y consacre trente-trois pages ^. Nous omettons aussi ce qu'il dit contre les bêtes-machines ^. Signa- lons toutefois un ingénieux rapprochement qu'il fait à ce sujet entre les conséquences de cette doctrine et un des paradoxes les plus célèbres des stoïciens, d'après qui toutes choses (ou peu s'en faut) sont des animaux. Éraste va résumer là-dessus l'argumentation de son ami le péripatéticien 3. « Je vois bien )> que vous voulez rire à mes dépens parce que je dis qu'il » n'y a rien dans la nature sensible que des corps, que ces » corps sont des machines grandes ou petites qui se remuent, » et partant que ce sont tous animaux. » Nous n'avons vu ' Pp. 274-307. ' Pp. 231-274. ^ P. 25o. Tome XXXIX- 33 ( M4 ) nulle part ailleurs cette piquante manière d'argumenter i. Le mécanisme de la Physique de Descartes ne plaît pas plus à Ansillon que l'automatisme. Il n'admet pas que des différences de figures et de mouvements suffisent pour expliquer la variété des corps et des phénomènes qu'ils présentent. A l'imitation de Plempius dans ses réponses à Van Gutschoven, il fait remarquer les affirmations vagues des cartésiens si entichés des idées claires, quand on les presse de rendre compte des faits particuliers. « Je vous prie de les expliquer, dit Ariste, » nettement, clairement et d'une manière qui me convainque, » comme vous prétendez de faire toutes choses. » Eraste expose en quelques mots la théorie de Descartes : « si l'on » range les atomes en des manières différentes, et qu'ils soient » agités de mouvements divers, vous voyez que les corps qui » en sont composés paraîtront sous des formes différentes, et » qu'ils pourront ainsi avoir des effets tout contraires. » Et Ariste de riposter : « Est-ce là la belle et solide explication que » je vous demandais? C'est donc que vous prétendez que si on )) range les atomes d'une telle manière, mais vous ne savez )) quelle, on fera un composé mou; si on les range d'une » autre manière, mais vous ne savez pas quelle, on fera des » corps durs ; si on les môle d'une autre façon, mais vous ne » pouvez dire quelle, on aura des corps chauds, et ainsi du » reste. » Si vis sanari de morbo nescio quali, Accipias herbam talem, sed nescio qualem, Ponas nescio quo : sanabere nescio quando. On pressent quelle sera la fin de toute cette polémique entre Éraste et Ariste. Les romans se terminent par un mariage; les * P. 253. Fidèle au litre de son livre, Ansillon retrouve l'automalisme chez, les Épicuriens el les Sloïciens, et cile à l'appui un texte de Plularque (2. Contra Colot.) : « Eorum inslilutum est quod nec oriri quod non est exisliniant, nec » id interiie quod jam est posse, sed concursu quorumdam corporum facto » nomen orlus adhiberi, rursus cum eadem ilia dissolvuntur, id appellari » mortem. Quare talium decretis vila tollitur, animalis nalura nulla reliu- ( 515 ) Entretiens sont couronnés par la conversion d'Éraste. Voici en quels termes naïfs il en fait part à son ami ^. « Je suis enfin » obligé de confesser que je suis vaincu, et je cède très volon- )) tiers à tant de raisons que vous avez proposées. Pardonnez- » moi seulement la résistance que j'ai faite si longtemps, )) n'ayant eu d'autre intention que de m'informer pleinement )) des motifs qui retiennent tant de monde dans l'École des )) péripatéticiens, nonobstant les bruits que font les nouveaux » philosophes. Je suis marri de n'y être pas assez exercé, et je » tâcherai d'y étudier désormais de tout mon possible. Cepen- )) dant je crains que vous ne vous soyez lassé de tant de longs » discours auxquels je vous ai engagé; nous y mettrons la fin, » s'il vous plaît, et nous prendrons des rafraîchissements » ensemble pendant cette soirée. » § 6. Tout ce qu'on vient de lire peut suffire pour donner une idée de l'ouvrage d'Ansillon. Quel que soit le jugement que l'on porte sur la Philosophie de Descartes, on ne peut dénier au curé de Sainte-Gertrude l'honneur de l'avoir combattue avec les meilleures armes possibles et de les avoir maniées avec l'adresse et l'élégance d'un homme rompu aux luttes de l'esprit, infiniment plus difiiciles à bien conduire que celles du corps : le critique impartial ne contestera pas que plusieurs de ses coups ont porté juste, quand, par exemple, il a visé l'étendue essentielle, l'automatisme, l'argument a priori de l'existence de Dieu '^. Sur un théâtre plus grand que celui de la petite princi- » quilur. » Le livre d'Ansillon a paru au commencement de 1C84. Les Nouvelles (le la République des lellres, de septembre, contiennent, nne lettre de Du Rondel, professeur à Maestricht, en date du 14 octobre, où il prétend retrouver Faulomatisme dans Senèque el Diogène. Ansillon cite force textes (Mb. 2:2. Epist. Ep. 1:22) de Sénèque opposés à cette doctrine, p(). 261 cl suiv., textes que Du Rondel s'attache à expliquer dans un sens favoiableà l'opinion qu'il émet. ' P. 241. 2 P. 550. (516) pautë liégeoise, Ansillon aurait attiré tous les regards, et l'on se serait intéressé à son livre autant peut-être qu'à la Censure de Huet, parue cinq ans plus tard. Celui qui voudra estimer les Entretiens à leur valeur réelle, jugera qu'ils honorent non seu- lement leur auteur, mais qu'ils sont pour leur fond et pour leur forme un titre d'honneur pour la cité liégeoise. Qu'im- portent après tout certaines attaques injustifiées, certaines appréciations par trop défavorables échappées à l'auteur dans l'ardeur de la lutte, comme quand il dit ^ : « qu'il veut toujours )) parler de Descartes avec louanges, parce qu'il a plu à plu- )) sieurs de le considérer; qu'il avoue même que Descartes a » eu quelque adresse dans la géométrie. » Outre qu'il a dit vrai en d'autres endroits (et ce sont les plus nombreux), il ne faut pas s'étonner de lui voir mettre un certain feu dans la défense de toutes ses idées : sa sincérité ne saurait être révoquée en doute, et l'on nous accordera qu'il est permis d'aimer avec passion la vérité. Les Entretiens sont suivis d'un appendice de douze pages, intitulé : Avertissement à un jeune homme pour le choix de Vétude de la philosophie. C'est une sorte de discours qui a pour but de dissuader les jeunes gens d'entrer dans les écoles où l'on enseignait les nouvelles idées, et de les engager dans celles où fleurissaient encore les doctrines d'Aristote : « Je suis obligé, » mon cher Eraste, y dit l'auteur 2, de vous arrêter quelque » peu, afin que vous ne suiviez point la pointe de votre esprit » à l'étourdie, mais que vous soyez bien circonspect à consi- » dérer le chemin que vous devez enfiler. » Pour comprendre la portée pratique d'une pareille exhortation, il faut se rappeler que les jeunes gens de Liège pouvaient en Belgique même 3 ' P 29. ■' P. 352. '• Ou pourrait eucore citer ici les Universiiés de Cologne, de Heidelberg, de Douai et de Rheiins qui complèreot toujours parmi leurs élèves un nombre relativement grand de nos compatriotes, et qui étaient péripatéticiennes. ( 517 ) étudier la philosophie à rUniversitë de Louvaiii et au Sémi- naire de Liège d'une part, et au Collège des Jésuites anglais d'autre part t. D'un côté, on était pour Descartes; de Tautre, pour Aristote. IJ Avertissement est conçu dans le même sens que les Entretiens, et l'on y rencontre les mêmes qualités de style, malgré quelques passages dont la portée est difficile à saisir, et où ne se retrouve pas la lucidité du langage français. Ansillon devait naturellement énumérer les chefs d'école; il en nomme quatre : Aristote, Descartes, Gassendi et Digby -. « Je » parle des Péripatéticiens et de ceux qu'on appelle Cartésiens, )) auxquels nous pouvons ajouter quelques autres qui se sont » érigés en Maîtres par l'établissement de nouveaux principes, » comme Digby, Gassendi, etc. » On voit qu'il omet Van Hel- mont, et chose encore plus notable, qu'il cite Digby. Cet auteur semble vraiment avoir eu chez nous une notoriété plus grande qu'on ne le soupçonnerait 3. Quant à Gassendi, rien d'étonnant de le voir nommer et même proscrit comme Descartes et Digby. M. Le Roy dit '<■ « qu'il était encore suspect aux Jésuites (dont )) Ansillon relève en philosophie), moins cependant peut-être » pour sa théorie de la formation des idées générales et pour )) son épicuréisme -"^ que pour sa déclaration de guerre aux » doctrines de l'École. » Pour faire un choix entre ces différentes écoles, Ansillon veut que son Éraste fasse attention à celle qui compte le plus d'adhé- rents; il n'est pas malaisé de la découvrir. La voici désignée dans les dernières lignes de V Avertissement : « J'espère que » vous profiterez de ce petit conseilque je vous donne d'écouter • Il sutiisail d'une autorisalioii du Conseil privé pour oblenir d'y faire ses éludes; les Archives du Royaume à Liège coiniennenl un grand nombre de ces aulorisalions. (Communication de M. le chanoine Daris.) 2 P. 5o5. 5 Nous l'avons vu cilé par Froidmonl et Plemi.ius. — M. Lf, Ro , H'St. de laphil. au pays de Liège, p. 105, rapporte un passage du médecin Bresmaloii il en est encore fait mention. ^ P. 51. "^ Gassendi s'est attaché à réhabiliter Épicure d;ins la mesure du possible. (518 ) » la voix publique qui vous appelle aux Écoles d'Aristote, sans » déférer à ces petits bruits qui vantent d'autres philosophies. » Quelques-uns de « ces petits bruits » partaient d'un établis- sement d'instruction liégeois, placé par sa nature même sous la direction immédiate de l'évéque du diocèse et du chef tem- porel de la principauté. 11 s'agit du Séminaire de Liège où nous voyons à cette époque enseigner sans ambages les plus célèbres doctrines cartésiennes, ce qui leur donnait une consé- cration oftîcielle dont elles ne jouissaient nulle part en France, et pas partout en Hollande. Cet enseignement cartésien est attesté par des thèses imprimées, soutenues publiquement dans VAiila magna du Séminaire de Liège. Nous avons sous les yeux trois recueils de thèses défendues sous la présidence de Henri Denys en 1687, 1690 et 1695; un quatrième, de thèses présidées par Mathias Tombeur en 1689, et un cinquième dont Arnold Deschamps a dirigé la soutenance en 1691. Henri Denys '', dit M. Reusens, né à Corroy- le- Château (province de Namur), vers 1658, fit son cours de philosophie à l'Université de Louvain, comme élève de la Pédagogie du Porc, et obtint en 1676 la cinquième place sur cent trente-neuf concurrents. Il étudia ensuite la théologie pendant six ans et demi, sous la direction des célèbres professeurs Du Bois et Van Werm. Chargé en 1683 d'enseigner les sciences sacrées aux jeunes religieux de l'abbaye de Saint-Hubert en Ardenne, il remplit ces fonctions pendant deux ans. Après avoir pris le grade de licencié en théologie le 15 novembre 1685, il fut nommé à une chaire du Séminaire de Liège, le 19 juin de l'année suivante. C'était une chaire de théologie, car il prend le titre de professeur de cette science dans le premier recueil de 1687. Par ce qu'on vient de lire, on voit que Denys est de l'époque où le cartésianisme faisait florès dans les Pédagogies de Louvain ; il n'est donc pas étonnant de le retrouver cartésien ' Biographie nalionah-, volume V, p. COô. Notice par M. Hrusens. ( M9 ) dans son enseignement. Il est partisan de l'innéité de l'idée de Dieu, quoique cette idée soit tellement offusquée qu'elle fournit une preuve du péché d'origine ^. Il ne veut pas qu'on se querelle en matière eucharistique; aussi, en exposant le dogme sur cette matière ne fait-il pas en 1695 la moindre men- tion des espèces ou accidents 2; et en 1687 3^ son premier soin est de recommander « de ne pas diminuer la révérence due à la Théologie en y traitant de questions philosophiques, ou d'autres non moins inutiles, que l'on agite incidemment et qui consument quelquefois plus de temps que les points prin- cipaux et plus utiles. Ce qui serait encore plus périlleux, ce serait de trouver dans ces sortes de questions des articles de foi, tandis que l'Écriture et la Tradition n'en diraient rien. » Ces réflexions, d'ailleurs fort judicieuses en soi, ne visaient- elles pas les longues polémiques de Compton, de Blundell, d'Ansillon et d'autres encore, à propos des accidents eucha- ristiques et de l'étendue essentielle? Remarquons que Henri Denys fut un janséniste zélé, et qu'en lui comme en Arnold Deschamps, son collègue, se vérifie le fait historique de la coexistence des deux systèmes janséniste et cartésien. Les thèses soutenues sous Mathias Tombeur sont de 1681 ^. Elles sont des plus intéressantes. On y trouve un homme qui connaît et qui apprécie les savants de son époque. Non seule- ment Descartes y est cité à chaque pas, mais on y rencontre plusieurs fois les noms de Huygens et de Mariotte. Il ne serait pas impossible de retrouver Tinfluence de René-François de Sluse dans la manière dont Tombeur apprécie les règles du mouvement données par Descartes et celles de Huygens, tant est grande la conformité entre les deux Liégeois sur ce ' Thèses theologicœ de Deo et actibus quibus ad Deum leiulendum, Leodii, 1090, |). 5, Superiorum perniissu. ' Thèses theologicœ de Sacramentis, Leodii, 1695, pp. 10, 11 (sans permis- sion exprimée des supérieurs). ' Thèses theologicœ de Sacramentis in génère et de quatuor prions in specie, Leodii, 1687, p. 9, Superiorum permissu. * Thèses philosophicœ, Leodii, 1689, Superiorum permissu. ( o20 ) point ^. De plus (fait extrêmement remarquable), Tombeur est partisan du système de Copernic 2; voici ses paroles : « le sys- tème de Ptolémée est une fiction que contredisent la raison et l'expérience. Celui de Tycho-Brahé vaut mieux, mais ne nous paraît pas devoir être admis. Tous les deux, en effet, supposent que la Terre immobile occupe le centre du monde, aucun ne le prouve; mieux que cela, si nous consultons la raison, je ne vois pas comment rimmobilité de la Terre se concilie avec les règles du m,ouvement. » Tombeur est encore un adversaire d'Ansillon ; on verra par les paroles que nous allons citer que le professeur vise bien certainement son confrère du ministère, encore vivant en 1681 (Ansillon, nous l'avons dit, mourut en 1683) 3. « Il faut éviter ici une confusion : en appeler à la foi, quand il faut raisonner, ou remettre en question ce que la foi a décidé. Puis donc que toute la philosophie s'appuie sur la raison, en philosophie il faut surtout faire attention à la raison, non à l'autorité ni au sentiment commun des autres (non communi a/!orM7?is^/i5t(ij, ni à l'ancienneté d'une opinion. 31ais,dira-t-on^, le précepte de Vincent de Lérins n'est-il pas vrai : Prœsumptio veritatis stat semper pro antiquitate ? Ce précepte est vrai pour les Traditions de l'Église, et non pour les opinions des philo- sophes. » Tombeur est aussi opposé aux Idées et au monde intelligible de Malebranche, « car il trouve s improbable l'opi- nion d'un certain auteur contemporain qui se figure que les idées mêmes sont quelque chose de différent de la perception, et imagine je ne sais quel monde intelligible afin d'y contem- pler toutes choses comme dans un miroir ou plutôt dans une image. )) Ce n'est pas davantage un admirateur irréfléchi de Descartes ; on a vu qu'il ne veut pas de ses règles du mouve- ment; il rejette l'opinion cartésienne qui fait du repos un ' Tlicscs, p. 9. V. Sluse, Bullettino, volume XVII, p. 52 1. - P. 10. = P. 4. ^ V. Ansillon, Entretiens, p. 105. s P. 4. ( 521 ) mode aussi positif que le mouvement i ; il ne croit pas que l'essence de la matière consiste dans l'extension 2; il explique avec Harvey le mouvement du cœur par la contractilité de ses parois, et rejette l'explication de Descartes 3. Mais à part ces différents points, et quoiqu'il ne se prononce qu'implicite- ment pour l'automatisme en ne reconnaissant d'autres sub- stances que des corps ou des esprits ^, il est cartésien décidé, partisan du mécanisme dans la nature brute s et dans les plantes, où il règne exclusivement 6 ; dans les animaux et les hommes, pour toute fonction non cognitive "'. L'âme est dans le cerveau, et les sensations ne nous font pas connaître ce que sont les corps en eux-mêmes 8; l'idée de Dieu est innée; on démontre l'existence de Dieu par l'analyse du concept de souveraine perfection 9. Il ne veut à aucun prix d'accidents existant hors de leur sujet : de tels accidents seraient des substances, et l'on a tort d'apporter en leur faveur les conciles de Constance et de Trente lO. Nous laissons de côté une foule d'affirmations du même genre, toutes frappées à la marque cartésienne ^t. Venons-en maintenant aux thèses soutenues sous la prési- dence d'Arnold Deschamps, fameux par la part qu'il prit aux troubles que suscita la faction janséniste à la fin du XYll^ siècle dans la ville de Liège. Comme Mathias Tombeur, Deschamps est bachelier formel en théologie : c'est encore Louvain qui l'a • P. 9. ^ Ibidem. 5 P. 13. * P 4. « Substautia alia est spiritualis, alia corporea iutev uiramque mediam » ratio naturalis nullain intelligit. >> 5 P. 9. 6 p^ J2. ' Ibidem. s P. iô. 3 P. 14. *» P. 4. " On trouvera les traces de jansénisme dans les thèses ;2 et 5 sur la morale fpp. 7 el 8). ( 522 ) rendu cartésien. Nous sommes en 1691 i. L'admiration pour Descartes cette fois ne connaît plus de bornes, et si jamais il a été périlleux à Liège d'afficher des sentiments cartésiens, à coup sûr ce n'était pas le cas au temps d'Arnold Deschamps '2. « Dans les sciences naturelles (c'est-à-dire ne s'appuyant pas sur la révélation), personne ne peut donner à la vérité d'autres insignes que la perception claire et distincte; et pour le dis- cernement de la vérité, la Méthode de Descartes est parfaite- ment sûre; elle est en outre souverainement estimable parce qu'elle amène l'esprit d'une façon élégante et belle à la con- naissance de soi-même et de celui qui en est l'Auteur. » Avec quelle verve il décrie 3 les accidents réels, « ces écornures de réalité » comme il les appelle! Il ne comprend pas comment l'on peut dire que l'homme est un corps (à moins, dit-il, que ce ne soit à cause qu'on est accoutumé à voir des choses maté- rielles) : on devrait plutôt le définir un esprit î. Plus osé que Tombeur, Deschamps déclare ne pouvoir concevoir la matière que comme une chose étendue, et il l'identifie avec l'espace 5. 11 s'étend avec complaisance sur le système de Copernic; cinq longues thèses sont consacrées à montrer toutes ses supério- rités sur les deux systèmes rivaux. S'opposant l'Écriture, le hardi cartésien répond : « magis potest commovere Auctoritas )) Scripturœ sacrse; sed illam repugnare quomodo évinces? 6 » Plus loin, il loue le zèle de ceux qui tâchent de concilier l'hypothèse du chanoine de Frawenbourg avec l'Écriture sainte, ne fût-ce qu'à cause de sa simplicité ^. En physique, en psychologie, en cosmologie, en théodicée, il est cartésien à outrance. Ainsi l'automatisme a ses préférences, et il est * Concliisiones ex tiniversa pinlosopitia, Leodii, 1601. Superiorum per- inissii. Le recueil n'est pas pagine "^ Pagination manuscriie, p. 1. '' P. i>. ' P. 4. ■ P. G. " Ibidem. - P. 6. ( 523 ) curieux de voir les précautions oratoires qu'il prend pour énu- mérer ses raisons i. Il donne les deux arguments cartésiens de l'existence de Dieu, en insistant sur celui qui est vraiment propre à Descartes 2. Nous avons vu combien cette preuve se rencontre peu chez nos auteurs belges ; Deschamps est même, ce semble, le premier qui la rapporte en l'adoptant. Dans toutes les thèses de ce professeur, on remarque un certain enthousiasme et une sorte de lyrisme, qui en font plutôt des fragments de discours éloquents que de froides conclusions. On sent que désormais la victoire est à Descartes. Elle devait s'acheter ailleurs au prix de luttes assez âpres, ainsi qu'on va le voir dans le chapitre suivant. CHAPITRE XX VT. DÉFECTIONS ET PERSÉCUTIONS ( 1673 -4694). Sommaire. 1. GoiTimaire Huyghens, cartésien malebranchisie. — 2. Chrétien Lupus et rran(;()is Farvacques, anticarlésiens, puis cartésiens. — Nicolas Du Bois. — '■'. Martin Steyaert. cartésien, puis anticartésien. — 4. Procès du cartésien Van Velden. — o. Persécution des oratoriens cartésiens à Mons. § 1. . Comme le dit excellemment M. Bouillier 3, la Philosophie de Descartes a un caractère propre et en opposition avec celle de certains disciples peu tidèles qui l'ont plus ou moins altérée, par un mélange avec les doctrines de saint Augustin 4-. « Malgré ' P. 0. ' P. 10. Volume I, p vil. ■ Ou I réleiidumcnt telles. ( 524 ) » la preuve de l'existence de Dieu par l'idée de l'infini, malgré » les idées innées, on trouve bien peu de traces dans Descartes » lui-même, du platonisme augustinien de l'Oratoire et des » grands théologiens cartésiens du XVIP siècle, à l'exception » d'Arnauld. Plus on étudie les diverses parties de sa Philoso- » phie, plus on s'assure que Descartes est fort éloigné de tout ce » qui, de près ou de loin, pourrait ressembler au mysticisme, » et qu'il pencherait même plutôt d'un côté tout opposé. )) Arnauld et Régis, et non Malebranche ou Fénélon, sont en )) France les interprètes les plus exacts de sa doctrine. » Ces réflexions si justes font voir que le théologien Gommaire Huy- ghens dont nous allons parler ne peut être considéré comme un vrai disciple de Descartes, puisqu'il a enté sur son système l'ontologisme de Malebranche. Aussi, quoiqu'il ait été l'ami intime d'Arnauld, il n'a pu éviter d'être l'objet des critiques de ce cartésien pur. Toutefois l'amitié qui unissait le théolo- gien flamand au janséniste proscrit a fait que ces critiques ont revêtu une forme plus bénigne au temps où Arnauld menait si rudement la campagne théologique contre Male- branche. Huyghens i naquit àjLierre l'an 1631. Devenu élève au collège du Faucon, il fut en 1648 le second de la promotion. En 16o2, on lui donna dans ce même collège une chaire de philosophie qu'il occupa seize années. Passé ce temps, il prit le bonnet de docteur en théologie, et neuf ans plus tard, en 1677, il fut appelé à présider le collège du Pape. A partir de 1682 jusqu'en 1688, on trouve une foule de thèses théologiques soutenues sous lui à Louvain. A la fin de celles qu'il présida le 22 octobre 1682, on relève une allusion à un ouvrage célèbre, dû à l'un des plus intimes amis de Spinoza : nous voulons parler du livre de Meyer '^ : Philosophia Scripturœ interpres, qui compromit dans un grand nombre d'esprits la Philosophie car- tésienne, parce que Meyer prétendait étayer sur elle ses prin- ^ MoRERi. Paris, 1739, volume VI, p. U6, m voce. 2 Voir sur Meyer Bolillier, volume I, pp. 509, 310. ( 525 ) cipes rationalistes ^. En I680, dans d'autres thèses soutenues le 20 septembre 2 , il s'en prend à la philosophie des écoles 3, insinue sa propension pour celle de Descartes ^^ penche vers l'ontologisme de Malebranche s et combat rigoureusement son opinion sur la Providence générale 6. Ceci mérite qu'on s'y arrête quelque peu. Malebranche avait prétendu "^ que Dieu n'a que des volontés générales se rapportant en quelque sorte indirectement et par voie de conséquence aux individus déter- minés. « C'est, disait-il, parler de Dieu d'une manière humaine )> que de lui donner autant de volontés qu'il y a de brins de )) paille qui voltigent au gré des vents 8, » Ce système permet- tait d'aftirmer l'universalité de la volonté salvifique; il impli- quait le rejet de cette fameuse réprobation négative si chère aux théologiens thomistes et, a fortiori, le rejet des idées de Jansenius en matière de prédestination. Arnauld,chefdu parti, et, comme on sait, réfugié en Belgique, prit la plume contre (c le nouveau protecteur de la grâce molinienne » ; et vers le milieu de 1685, parut le premier volume des Réflexions théolo- giques et philosophiques, où il combat Malebranche à propos surtout de son opinion sur la Providence. Huyghens, ami d'Ar- nauld, avait ce livre sous les yeux quand il écrivit les lignes ' Thèses historico-tln-ologicœ, defendendae 22 octobris 1 682. Lovanii. — Non paginées. In fine, Huyghens assiniule à ce Spinozisle les Molinistes Jésuites : u Editus est nuper liber aliquis cujus scopus est verum Scripturae sacrae » inlerpielem esse phiiosophiam; an salis ab iilius Methodo recédant qui toi » profundas de graiia Chrisli doctrinas, quas a fide accepimus, examinant » secundum definitionem liberi arbitrii ante assignalam, quae nonnisi ex » huniana philosophia cum suo sensu composito profluxit. » - Thèses theologicœ de doctrina sacra, defendendai die 20 seplembris 1685, Lovanii. 5 p. :22. ' Ibidem. ^ Ibidem. « P. 21, col. a. "' Traité de la nature et de la grâce, Amsterdam, 1680. — Médilalions chrétiennes et métaphysiques, Cologne, 1685. * Cilé par Bouillier, volume II, p. 153. ( ^26 ) • suivantes. Il vient d'exprimer le vœu de voir les Jésuites cesser d'interpréter l'Écriture et la Tradition d'après leur définition philosophique de la liberté. « Un auteur récent a inventé il y » a quelque temps un système sur la prédestination, nouveau » et inouï jusqu'à cette heure; d'après lui, tous les passages » de l'Écriture où Dieu montre une bienveillance particulière » pour ses élus doivent être interprétés comme des manières w de parler anthropomorphiques. Il a puisé cette solution dans » je ne sais quelle Philosophie, d'après laquelle il conviendrait )) davantage à la sagesse divine d'agir par des volontés géné- « raies que par des volontés particulières. Puisse-t-il bientôt, )) lui aussi, abandonner une telle manière d'interprétation! )) Qu'y aura-t-il donc de stable dans l'Écriture et la Tradition, )) si l'on ne réprime pas cette licence effrénée des intelli- )) gences ^ ? » Un mois plus tard, dans des thèses d'exégèse, Huyghens, loin de montrer cette intolérance doctrinale qu'on impute souvent à l'Université de Louvain, déclare incertains les sys- tèmes astronomiques opposés à celui de Copernic. Il se prévaut, comme jadis Froidmont dans la préface de son Traité de Météo- rologie (1646), de l'autorité de saint Augustin 2. Mais c'est en janvier 1606 que Huyghens mit au jour des thèses destinées à avoir un grand retentissement dans le monde philosophique et théoîogique d'alors 3. Beaucoup plus étendues que de cou- tume, rédigées dans un latin élégant et fourbi, elles sont avant tout un exposé lumineux de l'ontologisme. Séduisante théorie en vérité que ce système qui transporte la pauvre âme humaine à des hauteurs vertigineuses, et lui fait fixer, dans le silence des sens extérieurs et de l'imagination, l'éternelle Vérité, Téter- ' Ces parole-s de Huyghens sont la Iraduclion de celles d'Arnauld. Voyez BouiLLiER, volume TI, p. 200, qui traite fort au long de toutes les opinions de Malebranche el des polemi(iues qu'elles ont suscitées. '^ Thèses sacrœ in Genesim, defendend^e die :29 novembris 1685, Lovanii, p. 6, col. b. ^ Thèses theologicœ de Deo oplimo, maximo el allribuHs ejus essenttam conccrnentibus, defendeudie ôl januaiii 1U8G, Lovanii. ( 527 ) nelle Sagesse et l'éternelle Justice ! Cette philosophie poétique devait, ce semble, plaire davantage aux intelligences jansé- nistes, habituées à ne voir partout que réprobation, damnation, péché nécessaire, morale rigoriste, altérées de dogmes con- solateurs et n'en trouvant point dans leurs froides et sévères théories; elles devaient accueillir avec empressement un sys- tème qui, sans leur faire répudier leurs sombres idées, leur permettait de les envelopper et de les cacher sous un voile aux couleurs riantes et aux plis majestueux. Les beautés sévères de la théodicée scolastique ne plaisaient pas aux disciples de Jansenius; ils en avaient horreur et ils n'y voyaient que taches et défectuosités, a Ce ne sont, dit Huyghens dans la préface de ses thèses i, qu'épines, abstractions et dilutions de la Métaphysique aristotélicienne, provoquant le dégoût et l'horreur. » Écoutons-le exposer lui-même ses idées 2. i\ vient de démontrer l'existence de Dieu par l'ordre de l'univers et par la Providence se manifestant dans la fondation et le gouver- nement de l'Église. « Mais laissons les choses du dehors; que notre âme rentre en elle-même ; elle y trouvera le Dieu qu'elle cherche par une voie bien plus courte. Sur l'esprit de chaque homme, resplendit l'incommutable Règle du vrai, du beau et du juste; aucune âme ne peut s'en faire le juge, et c'est par Elle que s'apprécie toute beauté morale et artistique. C'est en jetant les yeux sur Elle que nous apercevons la beauté des temples et des palais ; c'est en La voyant que nous jugeons qu'il faut vivre dans la justice, qu'il faut préférer le bien au mal, qu'il faut rendre à chacun son droit. Cette Loi primitive et suprême. Vérité, Sagesse, Beauté, et à la fois Source de toute vérité, de toute sagesse, de toute beauté, ce Soleil intelligible qui brille sur l'horizon de toutes les âmes, qui les illumine de ses clartés, ce n'est pas l'homme lui-même, être changeant, tantôt juste, tantôt injuste, tantôt sage, tantôt errant. Ce n'est rien de créé, ni de contingent, c'est l'Être infini, en qui il n'y » P. 4. * P. 8. ( 528 ) a pas de changement, ni ombre de vicissitude. » Ne croirait-on pas entendre un écho de Malebranche s'élevant, comme parle Bouillier i, pour décrire et célébrer cette divine lumière jusqu'à la plus haute poésie et jusqu'au lyrisme 2? Cependant cette doctrine malebranchiste, renouvelée de Platon, et prétendu- ment de saint Augustin, ne pouvait plaire à tout le monde, et moins qu'à tout autre, à Antoine Arnauld, adversaire résolu de Malebranche, dialecticien froid et sévère, se défiant de tout ce qui élevait trop la raison naturelle, blessée par le péché, et qui ne pouvait aimer un système assignant aux actions morales des infidèles un mobile dont la noblesse pouvait les exempter de toute imperfection morale 3. H rédigea une dissertation latine intitulée Dissertatio bipartita et insérée dans la collection de ses OEuvres complètes ^, où il réfute avec une grande clarté l'ontologisme de son ami et les conclusions théologiques qu'il en déduit. Bouillier dit qu'il y abandonne saint Augustin pour saint Thomas : oui, s'il était avéré que saint Augustin ait été partisan de l'intuition de Dieu ; mais une étude approfondie des textes démontre clairement qu'il ne l'était point. Cette dissertation ne fut pas imprimée alors, par égard sans doute pour Huyghens, ami de l'auteur, Arnauld la passa pourtant à Nicole. Ce dernier, qui s'était basé sur le même fondement que le président du collège du Pape, pour édifier son système de la grâce générale, se trouva embarrassé d'y répondre, dit Bouillier, et la transmit à François Lamy, leur ami commun, qui s'acquitta de cette tâche avec beaucoup de vivacité. De plus, il en écrivit le 13 janvier 1693 à Arnauld lui-même o, * Volume II, p. 86. 2 Dans des Thèses theologicœ de superstilione ôefenâendac die aprilis 1688, Lovauii, p. 57, Huyghens se range à l'avis de Malebranche allribuanl à des désordres d'imagination malade la plupart des « transports nocturnes des » sorciers au sabbat. » V. Malebranche, OEuvres, Paris, 1857, t. 1, p. 12, col. a. ^ BoDiLLiER, volume II, p. 189. * Paris, 1781, volume XL. ^ Sa lellre est la 47^ du t. Il des lettres de Nicole. Édition 1718. Voyez l'endroit d'Arnauld cité ci-dessous. ( 029 ) et Arnauld lui renvoya en mars de la même année, une lettre très intéressante pour l'histoire de l'ontologisme en Bel- gique 1. A la suite de cette lettre, Arnauld rédigea une nouvelle dissertation assez longue sous le titre de Règles du bon sens : elle n'est qu'un développement de la Dissertatio bipartita 2. Il n'est pas douteux que Huyghens n'ait eu communication de ces deux ouvrages; mais il n'en persista pas moins dans son sentiment. Dans un petit volume publié à Liège en 1694, avec une approbation très élogieuse de Jean Le Beau, curé de Saint-Adalbert 3, il répète la même doctrine en se servant davantage des paroles de saint Augustin. Il y donne aussi 4- la preuve cartésienne de l'existence de Dieu, empruntée à saint Anselme, avec la modification qui avait été introduite par Philippi et recommandée par Leibniz. Il avoue que cet argument est en vogue, mais ajoute que jusque-là il n'en voit pas bien la force. Un petit mot dit en passant ^ révèle qu'il est partisan du mécanisme : il ne reconnaît d'autres principes dans les corps inanimés que la matière et le mouve- ment. Comme on le voit, Gommaire Huyghens n'est pas un cartésien intégral, encore moins un scolastique. Ce qui carac- térise sa Philosophie, c'est l'ontologisme. Quoiqu'il se soit écarté de Malebranche dans la question de la Providence géné- rale, il doit être rangé parmi ses adeptes, et, par conséquent, parmi les diciples peu fidèles du Maître. § 2. Il n'a plus été fait mention de Chrétien De Wulf depuis sa lettre doctrinale de 1653, où il censurait sévèrement le cartésia- * Arnauld, Œuvres, Paris, 1781, t. XLII, p. 67, du Nouveau supplément aux leilres. ^ Pour l'aualysedeces deux opuscules du Ihéologieu français, voir Bolillier, l. II, p. 190. ' Brèves observalioncs de doclrina sacra et locis theologicis, item de Deo opt. max. et atlribulis divinis, pp. 115, 116, 117, 118. V. pp. 185, 216, :225. * P. 1-23. * P. 125. « Materia et motus quœ priDcii)ia sunl corporum inanimatorum. » Tome XXXIX. 34 ( 530 ) nisme. Depuis, il était devenu un des huit régents de la Faculté de Théologie i. Il prit part aux fameuses censures de 1662. En 1675, il n'avait pas encore changé de sentiment puisque nous le voyons approuver le Cartesim seipsum destruens "^ de de Decker en termes très énergiques : « C'est à bon droit que l'Église romaine a censuré et circonscrit la Philosophie de René Descartes : plusieurs de ses dogmes ne s'accordent évidemment pas avec la doctrine orthodoxe de l'Évangile. Ils ne sont que les fictions de Démocrite et d'Épicure, toujours mal vues des Pères de l'Église, et raillées par Lactance avec beaucoup d'esprit et d'érudition. Le présent opuscule démontre excellemment que le roman de la Philosophie cartésienne est rempli de con- tradictions, et partant, est un monstre se dévorant lui-même. Aussi jugé-je que cette réfutation doit être donnée au public et lue attentivement par la jeunesse studieuse, pour qu'enfin elle cesse d'écrire sur ses tablettes des choses qu'elle devra etfacer, et d'apprendre ce qu'elle devra désapprendre, w Certes, lorsque De Wulf parlait de la sorte, il n'avait pas encore abandonné ses sentiments primitifs. Cependant, à en croire Baillet 3, entre 1675 et 1681 (qui fut l'année de sa mort), il devint beaucoup plus modéré dans ses appréciations, et même se convertit au cartésianisme. Voici les paroles de l'historien de Descartes : « Le P. de Farvacques (c'est un confrère de » Lupus dont il va être parlé bientôt) ayant montré au fameux » P. Lupus que le dessein du concile œcuménique de Con- ^ Biographie nationale, volume VI. Notice de M, Arc. Van der Meersch, p. 26. ' « Renali Carlesii quod plura ejus dogmata cum orlhodoxa Evaiigelii » doctrina palamnon cohaereaot, Philosophiammeritonolavitet circumscripsil » Romaoa Ecclesia. Sunl Democrili et Epiciiri figmenla, quae Ecelesiae Paires » semper aversati sunt. Ipsa facile ac erudite iraducil el ridel Laclaiilius » Firniianus. Fabulam sibi ipsi nou consonare, adeoque esse suiipsius vorax » monslrum, insigniter demonstrat prœsens libellus. Hinc ipsum judico » donandum publiée usui, ac a studiosa juventute peiiegendiim, ul tandem » illa novellis sui animi tabulis desinal radenda inscribere, et discere dedis- » cenda. Dabam Lovanii die 8 Junii 1673. F. Christianus Lupus, S. Th. Doclor » ac professor ord. eremil. iancli Auguslini. » ^ Volume II, p. 522. ( 331 ) )) stance, en condamnant Wiclef, n'avait pas été de définir qu'il » y eût des accidents, ce docteur en fut surpris, revint de son » éloignement, étudia M. Descartes, approuva sa manière de )) parler de la transsubstantiation, en un mot il se fit car- )) tésien, quoiqu'il eût été le principal auteur de la censure » (en note Doct. aliquot Acad. Lovani. jiidicia, 1654) que quel- » ques membres de la Faculté théologique avaient faite des )) écrits de M. Descartes, sans la participation des autres. Ce » changement de Lupus, qui était en grande considération » dans l'Université, fit revenir beaucoup d'autres docteurs. )^ Ceux qui furent curieux de lui en demander la raison n'en )) reçurent point d'autre réponse i, sinon : Veritas placet et » vincit, Cartesius hene intellectus nihil liabet mali. Et lorsqu'on )) faisait instance sur la censure à laquelle il avait eu tant de » part, il ne faisait point difficulté de reconnaître sa précipi- M tation, et de déclarer la censure irrégulière et invalide, sur y) ce qu'on ne savait pas de quoi il s'agissait. Mais il tâchait de )) l'excuser en disant : Fuit siibita, urgehamur, nova res jmlsabat )) aures. » Tel est le récit de Baillet. Il offre matière à plusieurs réflexions. D'abord, cet auteur fait confusion entre les cen- sures personnelles de 1652 et 1653 et les censures académiques de 1662, qu'il ne semble pas avoir connues. En effet, quelques lignes plus haut il dit que « Farvacques avait pris une grande part » à la censure que Lupus aurait rétractée. Or, Farvacques n'est arrivé qu'en 1655 à Louvain, et encore en qualité d'étu- diant. De plus. Lupus, en rétractant sa censure, dit qu'elle avait été invalide et irrégulière; cela ne peut guère s'entendre que d'un acte émané d'une autorité constituée. Enfin, il prétend qu'on l'avait portée trop hâtivement, parce que les théologiens en étaient requis instamment ; ce qui n'est pas vrai des censures de 1652-53. Nous ne contesterons pas la réalité des paroles de Lupus, ni partant celle d'une rétractation de sa part, malgré ce que M. Van der Meersch dit de son extrême opiniâtreté "^. Mais * En noie : Belat. des prog. du carlésianisme dans rUiiiv. de Louvain, etc. -' Biographie nalionale. « Et en rendant bommage à ses connaissances » étendues, on serait peut-être plus près de la vérité en disant que c'est un )> liabile homme, mais rempli de i)réjugés et d'une extrême opiniàlrelé. » ( 532 ) il importe de remarquer qu'elle porte avant tout sur la ques- tion des accidents ou plutôt sur la valeur de l'argument qu'on voulait tirer du concile de Constance contre l'opinion carté- sienne touchant les espèces eucharistiques. Cette rétractation s'étend-elle plus loin? Baillet l'affirme, mais ne le prouve pas^. En admettant la réalité des paroles de Lupus, nous ne préten- dons pas nous porter garants de leur vérité. « Cartesius bene intellectus nihil continet mali »; peut-être Lupus entend-il parler de l'indistinction des accidents; mais peut-on dire en général que Descartes n'est tombé dans aucune erreur? cf Cen- sura fuit subita; urgebamur; nova res pulsabat aures »; et cependant, comme nous l'avons vu par les Actes de la Faculté, la lettre de l'internonce était du 27 août; les thèses censurées du 29, la première réunion de la Faculté du 7 septembre; on y examina sérieusement ce dont il s'agissait, on y consacra plusieurs séances 2. D'ailleurs le cartésianisme était-il une nouveauté en 4662? N'avons-nous pas vu qu'il était connu au sein de l'Université depuis 1637, c'est-à-dire depuis un quart de siècle? A côté de Lupus, il faut placer l'augustin François Far- vacques 3. Ce religieux (que Baillet anoblit en faisant précéder son nom de la particule) était originaire de Lille, où il naquit en 1622; mais il appartient aussi à notre pays, puisqu'il y séjourna depuis 1655 jusqu'à sa mort en 1689. Docteur en théologie dès 1657, il fut en 1662 (toujours d'après Baillet l'un de ceux qui s'opposèrent le plus ardemment à Descartes. Depuis, a il se rendit l'un de ses plus zélés sectateurs, après )) avoir trouvé dans des auteurs fort approuvés de l'Eglise )) son sentiment de la transsubstantiation, qui était presque )) le seul point qui l'arrêtait. Il mit quelque temps après ' Si la Relalion des progrès du cartésianisme dans PUniversi/e de Louvaiii pouvait se reirouver, on serait peut-être édiGé sur ce point. '^ Voyez les pièces justificatives. — Ces réunions se prolongèrent proba- blement jusqu'au 19 septembre, date de la communication des censures au conseil rectoral. ' Biographie nationale, volume VI, p. 88G. Notice de M. Relsens. ( 533 ) » dans ses thèses théologiques un extrait du livre que le )) cardinal d'Ailly, évêque de Cambrai, a fait sur le Maître » des sentences, pour faire voir que ce cardinal propose )) l'opinion de M. Descartes, touchant les accidents de l'Eu- )) charistie, et l'accorde avec la définition du concile œcumé- » nique de Constance. » Deux lignes plus bas, Baillet attribue à Farvacques la conversion de son confrère Lupus. Rien dans les ouvrages du religieux lillois ne contredit ce qu'en rapporte Baillet et, au contraire, un passage de ses Opuscules confirme ce que dit cet auteur de sa propension pour les théories cartésiennes touchant la nature des accidents i. « Le caractère sacramentel, se demande-t-il, est-il une qualité réel- lement distincte de l'âme? C'est là, répond-il, une question fort peu pratique : pourvu que le caractère sorte ses effets, pourquoi s'inquiéterait-on si c'est à l'aide d'une nouvelle entité ou autrement? Pour me servir d'un exemple familier, les cor- donniers s'inquiètent rarement de savoir si le mouvement ou la figure de l'alêne qu'ils manœuvrent ou des souliers qu'ils font sont des entités réellement distinctes et séparables de l'alêne et des souliers, pourvu qu'ils sachent faire pour leurs pratiques de bonnes et solides chaussures. On peut se demander spéculativement si l'Église a défini quelque chose là-dessus. » La réponse est négative, et l'on y voit, entre autres choses, que l'auteur qualifie de sentence très probable celle d'après laquelle les couleurs et les formes ne sont pas réelle- ment distinctes des substances qu'elles affectent 2. En 1662, lors des censures, à côté de Lupus et de Farvacques siégeait un troisième théologien très célèbre de son temps par son opposition au jansénisme et au gallicanisme : Nicolas Du Bois 3, né vers 1620 à Vergnies, près Beaumont (Hainaut). Bouillier^-, après avoir dit, d'après Welthuysen, qu'un violent adversaire de Descartes, nommé Du Bois, dans un pamphlet ' Opusnda theologica, Leodii, 1680, volume I, pp. i>79, iîS-i, * P. 28-2, ObjeclioD -2. 5 Biographie nationale, volume VI. Notice de M. Reusens, p. 197. * Volume l, p. 289. (334) intitulé Ntiditas philosophiœ Cartesianœ, se prévalait contre sa Philosophie des diverses condamnations prononcées par les synodes et les académies, ajoute en note : « Ce Du Bois est )) sans doute le professeur d'Ecriture sainte de la Faculté de )) Théologie de Louvain , livré aux Jésuites, dont Arnauld , )) dans ses lettres, signale souvent les violences, les intrigues y) et les fourberies. » Nous laissons à Arnauld la responsa- bilité de ses accusations. En tout cas, dans la longue liste des ouvrages de Du Bois, on n'en trouve aucun du titre rapporté par Bouillier, ni même qui traite de matières philosophiques, ou se rattache de près ou de loin au cartésianisme. Mais en 1675, en tête du Cartesiiis seipsum destniens, on lit une approbation du livre, défavorable sans doute à Descartes, et toutefois empreinte d'une modération, qui contraste avec le ton de Chrétien Lupus et qui n'est pas d'un pamphlétaire. « Puisque le Saint-Siège a proscrit les œuvres de Descartes, qu'Alexandre VII a ordonné de les mettre à l'index, et que de fait elles y ont été mises ^, l'opuscule que voici sera utilement imprimé : ceux qui sont portés pour cet auteur auront ain si l'occasion de discuter ses opinions d'une façon plus appro- fondie, sans plus leur donner leur assentiment avec péril peut- être pour la foi, les mœurs ou la saine philosophie 2. )> § 3. Les trois théologiens dont il vient d'être parlé, en avançant en âge, se sont rapprochés du cartésianisme, ou tout au moins se [sont un peu radoucis à son endroit. Martin Steyaert, de * Trois |)iopositioiis pour dire une même chose. ^ « Ciim sancla sedes Carlesii opéra prohibuerit, et illa iu indicem librorum » prohibitorum referre mandaverit Alexander Vil, t'uerinlque in illum de » lacio relata, merilo opusculum hoc Cartesius seipsum deslruens, authore » J. T. Philosopho Lovaniensi, imitrimetiir, ut aliis qui ejus studio addicti » sunt, occasio detur discutiendi ejus opinioues plenius quam iis, cum fidei » forte, aul morum vel philosophiae verse periculo, assentiant. Daium Lovanii » 7 april. 1675. Nie. Du Bois, S. Scriplurse Prof., Lib. Gensor. » ( 535 ) Somergem, oft're un phénomène contraire : de cartésien qu'il était dans sa jeunesse, il est devenu anticartésien dans l'âge mûr. Né en 1647 i, il fit sa philosophie au collège du Château, et en 1665 il fut, comme son condisciple de Decker l'avait été l'année précédente, proclamé premier de son cours à l'unanimité des voix. Après trois ans d'études théologiques, on le nomma en 1668 sous-ré^ent du collège du Château, et en 1670 professeur de philosophie. Trois ans après, Tévêque d'Ypres le choisissait pour son secrétaire, et de Decker le rem- plaçait dans sa chaire. Ses nouvelles occupations ne Tempê- chèrent pas de se préparer au doctorat en théologie, qui lui fut effectivement conféré en 1675 avec dispense d'âge. C'est dans ses thèses doctorales que l'on trouve les indices de sentiments cartésiens. Le 8 mai, en défendant l'existence d'un seul Dieu en trois personnes, il approuve formellement la Théodicée de Descartes '^. « Que les philosophes le sachent : ils feront chose très utile si en métaphysique ils mettent tous leurs efforts à prouver aussi par la seule raison humaine l'existence de Dieu, son unité et quelques-uns de ses autres attributs, ainsi que font plusieurs avec assez de bonheur par l'idée de l'être infiniment parfait. » Le 9 novembre, nouvelle affirma- tion cartésienne. Pour en comprendre toute la portée, il faut revenir sur un passage du Cartesius seipsum destruens, auquel se rapportent visiblement les paroles du récipiendaire. On sait que Descartes recommande plusieurs fois de ne jamais donner son assentiment qu'à des propositions évidentes. De là des cartésiens en vinrent à s'exprimer dans le même ' V. sur Mail in Sle^'aert, Goethals, Histoire des lettres, ries sciences et des arts en Belgique, etc., Bruxelles, 1840, volume II, p. 168; et son Oraison funè- bre, p. 61 des Fragmenta Steyaertiana (à la tin des Aphorismi, Lovanii, 1 745). Goelhals veut souvenl voir dans Sleyaeri de ro()posilion au caries-anisnie, là oii en vérité il ne s'agit que de morale rigide et de gallicanisme. '^ Fragmenta, p. 4n. « Idcireo philosoplii operœ prelium se facluros sciant » si loti per metaphysicam suam in hoc incumbanl ut Dei exisientiam, uni- » talem et quœdiim id genns alia aîtributa ipsa eliam liumana ralione aslruant « (sicui non inleliciter quid im f.icainl per ideani enlis infinité perfecli}. » ( 536 ) sens. Quelques-uns, plus radicaux, dirent que d'autres assen- timents que ceux-là étaient métaphysiquement impossibles. De Decker combat les uns et les autres au paragraphe vingt- troisième : « an dari possit assensus infirmus ? » An omnis assensus infirmus sit imprudens? Il répond affirmativement à la première question 'i, en se basant sur le sens intime : « nous constatons manifestement qu'en même temps que nous jugeons, nous craignons de nous tromper dans nos jugements, par exemple, quand nous affirmons quelque chose en ajoutant : nisi fallor, nisi res aliter se habeat. Et qu'on remarque, dit-il, que la crainte ne tombe pas sur la vraisemblance qui est cer- taine. » Un peu plus loin 2, il prouve qu'il peut être prudent d'avoir de ces assentiments infirmes, notamment, pour éviter les jugements téméraires. Et il se munit 3 de l'autorité de saint Augustin dans son opuscule De utUUate credendi, cap. 4. Le Cartesius seipsum destniens, comme on le constate par les dates des approbations, et mieux encore par le passage de la lettre de SI use à Oldenbourg, parut pendant l'été. Or, la thèse de Steyaert dont il va être question a été soutenue par lui « aux Vespéries de son Aida dodoralis le 9 novembre 4675 ^ ». Les Vespéries étaient, comme les Saturnales, une institution tout à fait originale et propre à Louvain ^. La collation du doctorat se faisait en deux jours. Le premier s'appelait le jour des Ves- péries. Vers le soir, dans l'auditoire de théologie, le candidat revêtu de l'habit propre aux bacheliers et d'un capuchon garni de fourrure, proposait à un bachelier une question qu'il avait au préalable examinée dans les deux sens ; la réponse donnée, le futur docteur redevenait pour quelque temps écolier et allait se mettre sur la sellette. Alors un des docteurs présents, qu'on nommait Vlnterprète des Termes, prononçait un discours en l'honneur du récipiendaire, et lui proposait une question de ' P. 154. - P. 155. •' P. 157. '' Fragmenta, p. 57. -5 Ver.nul.eus, Acadenu'a loimniensis, Lovanii, 1667, ]>. ii. ( 537 ) théologie divisée en trois thèses imprimées. Aussitôt que le candidat l'avait traitée à fond, l'Interprète des Termes argumen- tait contre la première thèse et deux autres des plus anciens docteurs faisaient de même contre les deux suivantes. C'était la partie sérieuse de la séance. Venait ensuite la partie amu- sante. Le président, dans un discours plaisant, faisait le procès au récipiendaire sur ses petits défauts et rappelait avec esprit tous les événements ridicules de sa vie antérieure. « Au milieu des rires universels, dit Vernulœus, la patience du candidat est mise à l'épreuve, et il ne peut se laisser aller à l'indigna- tion. wBon exercice d'humilité, conclut le naïf historien de ces naïves coutumes. La triple thèse des Vespéries de Steyaert nous a été conservée; dans la troisième ^, il s'oppose formel- lement à ce qu'a dit de Decker dans le passage rappelé plus haut : « D'où nous vient la foi n'excluant pas le doute, dont parlent quelques auteurs modernes, sinon de la source com- mune des opinions probabilistes trop larges, savoir du dogme philosophique de l'assentiment qui serait infirme ou opinatif, et en même temps prudent? Je laisse les autres combattre victo- rieusement le conséquent. L'antécédent me déplaît davantage, non seulement en tant qu'il aftirme la prudence de tels assenti- ments, mais encore en tant qu'il aftirme leur existence. L'esprit peut incliner dans un sens plutôt que dans un autre; mais il ne peut, par un assentiment proprement dit, par une assertion, par un jugement, adhérer à un objet en doutant simultanément de sa vérité, ou en craignant la vérité du contraire. Qu'on en appelle à l'antiquité sacrée et profane; qu'on apporte Augustin, Bernard, Aristote, Cicéron qui semblent le plus contrarier mon sentiment, le premier dans son opuscule De iitilitate credendi; qu'on se prévaille de tous les arguments basés sur la foi intirme, sur le ni fallor topique, sur la bonne opinion qu'on doit avoir du prochain, et sur d'autres raisons du même genre : ou je me trompe, ou ils se détruisent eux-mêmes : Fallor ego, si sese ipsa non destruunt. n Ces derniers mots sont la flèche avec ' Fragmenta, \). S6. ( d38 ) l'inscription : à l'œil droit de Philippe. Ils indiquaient à tout le monde l'auteur du Cartesius seipsum desiruens. Nous l'avons dit plus haut, les sentiments cartésiens de Steyaert ne réapparaissent plus dans la suite. En 1684, dans son édition annotée du poème de saint Prosper De ingratis, il mentionne Descartes i : sans le nommer toutefois, il l'appelle famosus Philosophus ex hodiernis, employant à dessein cette épithète équivoque. En 1690, le 11 novembre 2, dans une sabbatine, il parle de la démonstration cartésienne de l'existence de Dieu, comme d'une nouvelle voie pour arriver à la connaissance de la divi- nité, et il dit qu'on ne doit pas s'y opposer systématique- ment, pourvu que les cartésiens ne veuillent pas infirmer les anciennes preuves. Jusqu'ici rien de spécial ; mais il ajoute : « saint Thomas a connu l'argument de Descartes, et, il faut l'avouer, il en a montré la faiblesse. » Le samedi sui- vant, il s'en prend encore à la Théodicée de Descartes 3, et ne veut pas de la manière dont certains cartésiens conçoivent la toute -puissance de Dieu. Quinze jours plus tard, le 9 décem- bre 1690, Steyaert s'en prend à Descartes avec plus de viva- cité encore. Voici ce qu'il écrit en traitant de l'immensité divine 'k On remarquera le jugement final qui est en lui- même d'une haute gravité, et sous la plume d'un théologien aussi estimé que Steyaert, d'une très grande portée. « Le concept de Descartes du monde indéfini, comme il dit, est tolé- rable, s'il veut signifier qu'on peut prendre autant d'espace ^ Opéra, Lovanii, 1705, volume 111, in fine, p. 61, 7wta. Il s'agit d'une opinion de Descaries sur les variations 1 ) maréchal de Luxembourg gagnait sa première bataille à Fleu- rus. En avril 1691, Louis XIV prenait Mons, après neuf jours de tranchée ouverte, et les Montois passaient ainsi sous la domination française. Or la ville de Mons possédait une maison de l'Oratoire, d'où dépendaient encore plusieurs autres dans le Hainaut, notamment à Soignies et à Thuin. Les Oratoriens montois furent mis en demeure de souscrire le formulaire. Dans leur embarras, ils recoururent au conseil de Pasquier QuesneM, et celui-ci, en mai 1691, leur rédigea la minute d'une protestation qu'ils envoyèrent au P. Bahier : « Nous )) voulons être libres, y disaient-ils; s'il se trouve des régents )) pour enseigner à ces conditions, qu'ils en usent comme ils » l'entendront. Mais obliger des prêtres, appliqués à toute » autre chose, d'asservir leur liberté et leur raison sous un )) joug si ridicule, c'est déshonorer la raison humaine et la » dignité de l'état sacerdotal '^. » Ils déclarèrent qu'ils condam- neraient tout ce que les Papes ont eu intention de condamner dans les cinq propositions, mais que pour le fait de Jansenius et tout autre dont on ne peut trouver le moindre vestige dans l'Ecriture ni dans la tradition, ces points ne pouvaient être la * Causa quesnelllana, Bruxelles, ITOi, p. 51. V. Bouillier, volume I, p. i80: GoETHALs, Histoire des letlres, etc., volume II, p. 182. ^ On trouve dans VAnalomie de la sentence de M'-"" Varchevêque de Matines contre Quesnet^ 1705, des détails qui éclairc.ssent ses relations avec les Orale- riens montois, [)p. 52, 525. « Dans le statut de l'assemblée, on proscrit les » opinions philosophiques de Descartes. Par quel droit? Et pourquoi m'enga- » gerais-je à renoncer à ma raison, à Tévidence, à ma liberté, si je trouve ses » opinions philosophiques meilleures que les autres ? » 11°) On y oblige de reconnaître dans chaque corps naturel une forme rt substantielle, réellement distincte de la matière, des universaux a parte rei, » la possibilité du vide et d'autres semblables vétilles. » P. 61. (Ajoutez à tout cela qu'il a aussi beaucoup écrit pour détourner » les prêtres de l'Oratoire de Mons, (jui dépendent de l'Oratoire de France, de » souscrire à la formule dont j'ai parlé plus haut ) ) Si on m'a consulté, je n'ai pu répondre que selon mes sentiments, et » l'ayant fait de bonne foi, on n'a rien à me dire. » Voyez les notes des nombres 1-4 et 16 ci-dessus où ce conseil est justifié. « C'est encore du fait si contesté qu'il s'agit là : on en a assez parlé. » ( 552 ) pierre de touche de la catholicité des fidèles, et conséquem- ment qu'on n'en devait pas exiger la créance. Ils ajoutèrent que si on les poussait à bout, on devait s'attendre à voir démembrer la congrégation. Goethals dit très bien que les doctrines du jansénisme et du cartésianisme marchaient de front et se prêtaient un mutuel appui. La réponse à cette protesta- tion janséniste et cartésienne ne se fit pas longtemps attendre. Ce fut le Père Thorentier qui la rédigea i. Elle est adressée au a Père Picquery, supérieur de l'Oratoire de Mons », et datée du 23 juin. Malheureusement, la partie qui nous touche le plus, celle qui concerne les doctrines cartésiennes, est laissée de côté. Dans le procès intenté à Quesnel devant l'archevêque de Malines, l'unique grief du procureur est le jansénisme de l'inculpé. Voici le seul passage se rattachant à l'opposition philosophique des oratoriens (suivent des points de suspen- sion). « Mais puisque c'est le génie du pays de parler fran- » chement, je prendrai la liberté de vous dire, ce que tout » le monde pensera aisément , que ce n'est ni la défense de la )) doctrine de Descartes, ni la manière de traiter les actions » humaines en philosophie, qui vous déplaît et qui attire vos » invectives contre la formule, mais l'obligation de renoncer )) au jansénisme. » Le 10 août 1691, nouvelle lettre du P. Tho- rentier où ne se trouve rien de particulier. Elle produisit l'effet désiré 2 : le P. Picquery signa le formulaire; mais, dit le P. d'Avrigny dans ses Mémoires, des motifs humains lui tinrent lieu de raisons, et il signa quoiqu'il fût persuadé qu'il ne devait pas le faire. C'est ce qui paraît par une lettre qu'il écrivit à M. Arnauld, le 21 septembre de la même année : son contenu montre que le religieux lui avait fait part de sa soumission dans une lettre antérieure, et qu'ArnauId l'en avait sévèrement repris. Tout contrit à la suite de ces reproches, le P. Picquery avoue humblement sa faute en réclamant le béné- * Causa quesnel liana, p. 56. - Mémoires chronologiques ft dogmatiques du P. d'Avuig.w, I75',l, vol. iil, p. 141. ( 553 ) fice des circonstances atténuantes : « J'ai signé, dit-il, avec )) peine en la manière que je vous ai mandée, et croyant que )) ma signature ne disait pas grand'chose, et je vous avoue )) que l'éclat que ferait mon refus, la joie que cela donnerait à )) nos ennemis et la ruine de notre maison n'ont pas peu » contribué à m'aveugler et à m'affaiblir. J'ai du déplaisir de » l'avoir fait et je suis très disposé à révoquer ma signature, » si vous croyez que Dieu en sera glorifié. » Telles furent les mesures prises contre les oratoriens de Mons ; elles font voir d'une manière frappante que la liberté en matière d'opinion philosophique et religieuse était plus grande chez nous qu'en France. Il serait désirable qu'on pût retrouver tous les documents qui se rattachent à cette affaire : le récit qu'on vient de lire fait soupçonner d'autres faits sur lesquels on ne possède jusqu'ici aucune donnée, notamment l'interven- tion du gouvernement français. ( SM ) CHAPITRE XXVÏI. LE CARTÉSIANISME DANS LE CLERGÉ RÉGULIER AU XVIIl^ SIÈCLE. Sommaire. 1. Les Jésuites de Reux, Barbier, Kingsley, De Bue, Keyen, de Feller. — 2. Les Dominicains d'Aubermont, Du Jardin, Praingué, Billuart. — 3. Les Récollets François Henno, Donckers, Fabry. — 4. Les Bogards Mercier, Huyckens, Du- Chaine, Compeers, Tourbe. — 5. Les Augustins Verdière, Désirant, Clenaerts. Pauwens, Marc, Van Roy, Hoydonck, de Fernelmont, Nalalis, Hovvet, — 6. De Cocq. Prémontré; Caesens, Capucin; Ransier, Bénédictin; les Croisiers de Liège. §1. Nous ne comptons faire autre chose dans ces deux derniers chapitres qu'un rapide exposé de l'état du cartésianisme dans notre pays au XVIIP siècle. Sans doute, la lutte continue entre les disciples de Descartes et les partisans de la Scolastique ; mais elle ne présente plus le même intérêt qu'au siècle précédent. Les combattants n'ont pas toujours autant de vigueur. Devenus éclectiques, au moins pour la plupart, ils ne voient plus dans Descartes un adversaire et un ennemi, mais un philosophe qui à de fausses idées en mêle de bonnes, et dont ils se sentent les obligés. Alors même que les polémiques conservent les mêmes allures qu'auparavant, comme rien de neuf ne s'y dit, on ne pourrait les décrire longuement sans être fastidieux. Peut- être s'étonnera-t-on de voir mentionnés ici des noms parfai- tement obscurs; mais si l'on songe que ce sont surtout les hommes médiocres qui sont l'écho de la pensée commune, on admettra que l'histoire de leurs idées fait mieux connaître ( o55 ) le milieu intellectuel où ils vivaient que celle des idées des hommes de grand talent, par cela même plus personnelles. Joseph de REUX. Joseph de Reux, de Gand, Jésuite, en 1688 professeur de théologie à Louvain ; il a été mêlé aux discussions sur le péché philosophique ^. Asserta et ratiocinia theologica selecta et in Belgio catholico controversa mm responsione ad thèses ignorantm eximii viri propugnatas in collegio Baiorum 8 Jidii 1689 defendendœ Lovanii die 18 Augustin Louvain, 1689. Ueximius vir n'est autre que Martin Steyaert. Ces thèses sont très étendues. 11 est assez remarquable que, tout en citant le statut oratorien de 1678, de Reux supprime le membre de phrase où l'on proscrit la Physique nouvelle, et ne dise rien de la Théologie cartésienne en parlant du sacrement d'eucha- ristie. Il a soin de déclarer aux jansénistes qu'ils ne peuvent ranger parmi leurs partisans les oratoriens, comme Malebran- che : « Quam errant Janseniani, qui Patres Oratorii indiscri- » minatim faciunt suos! Quam maie norunt Thomassinos, » Porquios, Malebranchios ! » Le premier de tous les Relges peut-être, il nomme Spinoza et le déclare athée. Il n'est pas non plus ami de Descartes ni des cartésiens, comme on peut le voir à la manière piquante dont il rejette leurs démonstra- tions de l'existence de Dieu. Voici la traduction de cette curieuse thèse : « Les fameuses idées d'où le nouveau Stagirite de tant de lycées et le malheureux auteur d'une sorte de quiétisme philosophique a cru tirer une démonstration si invincible et si limpide de l'existence du Dieu Très-Ron et Très-Grand, ne sont qu'un monstrueux paralogisme, doivent s'appuyer les unes sur les autres, décrivent un cercle à donner le vertige, et, ' Bayle, Continuation des pensées diverse^, RoUetdam, ITOo, volume H, pp. 477, 478. ( 556 ) comme on dit dans les écoles, ne sont qu'une pétition de principe ^. )) Pour ne rien dire de la manière plaisante dont de Reux retourne contre les cartésiens l'accusation d'aristo- télisme qu'ils avaient coutume de lancer aux scolastiques, il faut remarquer que c'est la première fois qu'on objecte en Belgique un cercle vicieux à la Méthode de Descartes. Ce dernier prouve en effet l'existence de Dieu par l'évidence et l'évidence par l'existence de Dieu. Quant à l'assimilation de son système au quiétisme, elle provient de ce que, comme Molinos ^, Descartes a une tendance excessive à diminuer et même à anéantir l'activité propre des êtres créés, à exagérer leur passivité en face de l'action divine, et aussi à rendre récipro- quement indépendants l'âme et le corps. ]\ouvelle proscription du cartésianisme par le général des Jésuites. Le 31 janvier 1706, le P. Michel-Ange Tamburini fut élu général de la Compagnie de Jésus. Son généralat dura jusqu'à sa mort arrivée le i28 février 1730 3. C'est dans ce laps de vingt-quatre ans, et presque certainement dès les premiers temps 4, « qu'il interdit à tous les membres de la Société » d'enseigner trente propositions où se trouvent compris la )) plupart des principes de Descartes et de Malebranche, et de )) soutenir même comme une simple hypothèse le système de » Descartes ». Voici quelques-unes de ces propositions : « Mens humana de omnibus dubitare potest ac débet, * ft ItJeui illaî ex quibus lot Lycoeoruin noviis Stai-irila, et quielismi cujus- » dam philosophici inlausUis auclor Caiiesius rem banc (existe.-e Ens Unum » Opl. Max.) opinatus est lam iuvicte bmpideque demonslrari, vel paralogizant » eiiormiter, vel in seipsas idenlidem revolveDdai, et circulum describenies ). plane verliginosum, quod in scholis dicitur, principium petunt. » * Le quiétisme ibéologique de Molinos avait été condamné par Rome deux ans auparavant. ^ /ni^i/u/um, etc., Pragîc, 17o7, volume I, p. 677. * BouiLLiER, volume i, p. 579. Nous n'avons trouvé ailleurs aucune mention de celte proscription. (557) » prseterquam quod cogitet adeoque existât. Essentia materise » consistit in extensione externa. Mundi extensio indefinita » est in seipsa. Solus Deus est qui movere possit corpora, )) Belluse sunt mera automata. Mens apprehendendo nulla- » tenus agit, sed est facultas passiva. Nullee sunt formée )) substantiales corporeas a materia distinctœ. Nulla sunt acci- » dentia absoluta. Systema Cartesii ^ defendi potest tamquam » hypothesis. » C'est peut-être à la suite de cette proscription que parut l'ouvrage de Barbier dont nous allons parler. Joseph-Marie BARBIER. Joseph -Marie Barbier, Jésuite de Louvain, a publié un ouvrage intitulé : Veritas philosophiœ cai^tesianœ evicta inventis philosophi Germani quem a censura calumniosa professoris mathematici vindicat. Voici ce qui a donné occasion à ce livre dont malheureusement nous ne connaissons que le titre 2. André Rudiger, célèbre philosophe allemand, avait en 1715 édité à Francfort-sur-3Iein un traité de physique intitulé : Physica divina, recta via, eademque média inter superstitionem et atheismum, ad utramque hominis felicitatem, natur aient atque moralem, tendens. Rudiger y enseignait un nouveau système de physique, et y blâmait directement Descartes, ses théories hypothétiques, son engouement pour le mécanisme et les démonstrations mathématiques. Naturellement les oppo- sants furent nombreux. Le ministre protestant, Jacques Ber- nard, professeur de mathématiques et de philosophie, qui venait de reprendre la direction des Nouvelles de la république des lettres, attaqua Rudiger dans le premier article du numéro de mars 1717; il lui reprochait de l'obscurité, de la super- stition, des cavillations philosophiques, de la crédulité, des * iNous croyons quMl faut entendre ces mots du système aslronomique de Descaries. ^ Tout ce que nous disons ici est tiré de Brùcker, Hi&t. crilica phiîoso- phiœ, Lipsiae, 1766, volume IV, p. ii, p. 540. I ( S58 ) principes vagues et incertains et enfin de la pauvreté de juge- ment. C'est alors que Joseph-Marie Barbier prit la plume pour proclamer la vérité des découvertes de Rudiger, la fausseté de la Philosophie de Descartes, que ces découvertes mettaient en plein jour, et le mal-fondé des récriminations du professeur de Leyde. Nous ignorons si Barbier vivait en Belgique. Brûcker l'appelle Jesuita Lovaniensis. Autres Jésuites belges. M. Van Meenen, dans V Histoire de la philosophie en Belgique, cite encore quatre Jésuites philosophes, mais qui pour diverses raisons n'appartiennent pas à notre sujet. Claude Lacroix, de Saint-André, près de Hervé (1652-1714), est un théologien moraliste qui a enseigné et publié hors de Belgique. Au reste il ne s'est pas occupé de cartésianisme. François Noël, du Hainaut (1651-1729), que de Feller dit Allemand et fait naître vers 1640, partit pour la Chine après avoir enseigné quelques années les belles-lettres dans divers collèges. Tous ses ouvrages ont été publiés en Bohême, en Allemagne, en France et en Suisse; aucun ne l'a été chez nous. Barthélémy Des Bosses i, de Hervé (1668-1738), a vécu et enseigné hors de notre pays. Quoique péripatéticien et peut- être parce qu'il l'était, il a été l'ami et le correspondant de Leibnitz, et on peut voir dans l'édition Dutens "^ quarante lettres que ce savant lui adressa. La première est de 1706 et la dernière de 1716. n est de plus l'auteur de la traduction latine des Essais de Théodicée et de l'avertissement qui le précède. On y voit les preuves de l'influence que Des Bosses a exercée sur Leibnitz dans la composition de cet ouvrage 3 et la largeur * Biographie nationale, volume V, p. 701. Notice de M. Reusens. - Volume VI, pp. 175-201. s Peu s'en fallut que les Essais de Théodicée ne fussent imprimés à Liège, grâce au P. Des Bosses. Leibnitz se déclarait très satisfait de la typographie liégeoise. Opéra (édition Dutens), volume VI, j). 186. ( 559 ) (l'esprit du Jésuite dans l'appréciation des idées de son illustre ami. Jacques Lefebure, du Hainaut (1691-1755), mais que Goet- hals i fait naître en France, appartient à ce dernier pays : il mérite une place dans l'histoire du cartésianisme en France, surtout par ses études sur Bayle. Guillaume KÏNGSLEY. Conclusiones ex universa philosophia, propugnandœ in collegio anglicano Societatis Jesii, Leodii, mense Januar., anno 1728. La vieille hostilité des Compton et des Blundell se retrouve chez leur successeur. Qu'on en juge par ce qu'il dit de Descartes dans la première thèse de physique générale (il s'agit du méca- nisme cartésien) : « A veritate Cartesio remotior nemo : in )) fabula tamen, nulli secundus. Mundus, ejus ingenii fabrica, )) sine sole squalet. » Malgré quelques opinions déjà tombées en désuétude de son temps, les thèses de Kingsley sont pour la plupart très intéressantes. Il s'y prévaut de l'autorité deLeuwen- hoeckpour nier les générations spontanées; de celle de Newton pour affirmer la composition de la lumière blanche et expli- quer le système du monde. On lira avec plaisir son exposé des principes fondamentaux du calcul infinitésimal. Jacques DE BUE. Ce religieux était professeur de philosophie au collège des Jésuites d'Anvers. Le séminaire de Saint-Trond possède un traité manuscrit dicté par lui à ses élèves : Tractatiis de Causis (dictatus anno 4760-1761). Ce traité est fort étendu. Dix pages sont consacrées à la réfu- tation des preuves cartésiennes de l'existence de Dieu : De Bue ' Histoire des lettres, etc., Bruxelles, 1842, volume lU, p. 287. ( 560 ) range les ontologistes parmi les sectateurs de Descartes. Lt chapitre })remier de la quatrième discussion est employé exclu- sivement ù réfuter l'occasionnalisme de Malebranche. L'auteur apporte dans Tun et l'autre endroit des arguments clairs et solides. En somme, son ouvrage est remarquable, et renferme des données fort utiles pour l'histoire théologique et philoso- phique de ce temps-là. Guillaume KEYEN et Jacques DE BUE. Keyen était le collègue du précédent. Tous les deux ont présidé la soutenance des thèses suivantes : Logica et Metaphysica propugnandœ in collegio Societatis Jesu Antveiyiœ, mense Decembri 1760. Nous trouvons dans ces thèses deux assertions assez éton- nantes dans la bouche de Jésuites. Les voici textuellement; — inutile de faire remarquer leur importance : « Idea non est » imaginatio sive sensatio interna : neque omnis idea ex ima- w ginatione ortum ducit : unde iîlud Aiistotelis : nihil est in )) intellect u quod non prius fuerit in sensu, ut universaliter veruni » non admiîtimus (Logica, thés. 2, n^^ 1). Duplex principiorum » est usus, vel ad convincendos alios, vel nosmetipsos. Princi- )) pium primum ad convincendos nosmetipsos recte di.vem )) Cartesianum illud : quidquid idea clara et distincta percipio, )) in hoc certus sum me non falli; aut fiuic œquivalens (Metdiphy s,, w thés. 2, n'^ 2). « Phiîosophia defendenda, prœside P. Gulielmo Keyen, Antver- piœ, in collegio Societatis Jesu, mense Augusto i76t. Nous y retrouvons textuellement les deux thèses transcrites ci-dessus. Keyen touche tous les autres points controversés entre cartésiens et malebranchistes, d'une part, et péripatéti- ciens, d'autre part. Il conclut toujours dans le sens de ces derniers, mais ne s'emporte jamais contre ses adversaires. ( oOi 1 Fha.nçois-Xavikh ue FELLEK. Né à Bruxelles en 17oo 'i, il entra dans la Compagnie de Jésus et survécut trente ans à sa suppression. De 1773 à 1794, il habita Liège, et y publia maints ouvrages. M. Le Koy s'est occupé dans V Histoire de la philosophie au pays de Liège 2 des Observations philosophiques sur les systèmes de Newton, le mou- vement de la Terre et la pluralité des mondes, parues pour la première fois à Liège en 1771. Nous dirons ici quelques mots du Catéchisme philosophique ou Recueil d'observations propres à défendre la religion chrétienne contre ses ennemis (1773) -'. De même que Descartes, de Feller conçoit la matière comme une substance purement passive 4-, et quand il en appelle aux grands philosophes modernes en faveur de l'inertie de la matière et de son incapacité intrinsèque de se donner le mou- vement, il cite Descartes en compagnie de Copernic, Kepler, Gassendi, Newton et Malebranche. Dans la réfutation des objec- tions faites par les incrédules contre le dogme de la présence réelle, tout en soutenant que l'explication ordinaire n'implique aucune contradiction, il semble pencher pour l'une des deux thèses que nous avons vu combattre par de Decker, van Sichen et Ansillon, savoir celle où l'on admet que sous chaque parti- cule très petite des espèces, mais actuellement étendue, se trouve le corps de Jésus-Christ réduit à des proportions minus- cules, et par conséquent avec une extension actuelle 5. « La Foi, rt dit-il, qui nous apprend la présence réelle de Jésus-Christ )) dans l'eucharistie, ne nous parle ni d'accidents absolus, ni )j d'apparences, ni d'illusions cartésiennes, ni d'aucun autre )> système d'explication. La Foi est simple, mais les inventions » des hommes sont composées. >j Et il conclut que ceux qui ne s'accommodent pas des accidents absolus peuvent adopter l'explication des cartésiens, et que les plus sages s'abstiendront ' Biographie nationale, volume VII, p. 3. Nolice de M. É». de Borchgrave. ' Bulletin de l'InatUut archéologique liégeois, volume IV, pp. 14I-14U. 3 Nous nous servons de l'edilion de Lille, 1825. in-12. ♦ Volume l,p. 236. V. p.43. ' Volume m p. 32. Tome XXXXL 36 ( 562 ) de trop rechercher dans ces matières. Il pense à peu près de même façon sur l'âme des bêtes ^. Quand l'homme entreprend d'examiner la nature intime des êtres, il peut tout au plus se permettre quelques conjectures; sa marche doit être circon- specte : Quale per incertam lunam sub luce maligna Est iter in silvis, ubi cœlum Jupiter umbra Condidit, et rébus nox abstulit atra colorem -. Il trouve toutefois que l'automatisme est plutôt un amuse- ment philosophique qu'un résultat de raisons propres à per- suader un esprit attentif et appliqué; il appelle ce sentiment « le paradoxe cartésien ». Dans la question du mouvement de la Terre, il prétend qu'on peut tenir l'aftirmative sans contre- dire la Genèse, ni le livre de Josué. « Mais, ajoute-t-il, elle n'est pas encore scientifiquement démontrée 3. Cette opinion n'a pas été condamnée par l'Église. Il n'y a ni bulle, ni bref du Pape; c'est un simple jugement de l'Inquisition qu'on peut respecter 4. » Ces quelques extraits du principal ouvrage philosophique du Jésuite bruxellois sutfisent pour faire voir en lui un sco- lastique tempéré dans son opposition au cartésianisme, au moins en physique générale. § 2. Jean-Antoinr d'AUBERMONT. Ce religieux dominicain ^ naquit au château d'Aubermont au commencement du XVII« siècle et mourut en 1662. Docteur en théologie depuis 1652, il semble avoir pris part aux cen- sures de 1662. Ansillon 6 le place parmi les adversaires les plus ' Volume J, pp. 30 et suivantes. * Virgile, Enéide, livre V(, ^ Volume H, pp. 101, 162. * Volume II, p. 508. ^ Biographie nationale, volume f, p. 523. Notice de M. Eue. Goemans. ^ Entreliens divers, {). 5Q. ( 563 ) marquants des doctrines cartésiennes. D'Aubermont, dans les huit ouvrages qu'il a édités, n'a pas eu l'occasion de montrer SOS sentiments à l'endroit de Descartes ; mais il a saisi celle que lui offrait la publication du Cartesius seipsum destruens de de Decker. On y lit les paroles suivantes , qui sont caractéris- tiques : c( la philosophie que Descartes a si honteusement souillée de diverses fictions est remplie de tant de paradoxes et fourmille de tant d'erreurs, qu'il est en vérité fort étonnant qu'elle ait trouvé autant de lecteurs et de fauteurs, surtout après la censure romaine. Elle ne mérite même pas de réponse ni de réfutation, car elle se détruit elle-même jusqu'aux fon- dements. Ce livre le démontre clairement; aussi sera-t-il utile- ment imprimé K » Thomas DU JARDIN. Ce religieux était en 1691 docteur en théologie et préfet des études au couvent de son ordre, à Louvain. Thèses theologicœ de sacramentis in génère et specie, defen- dendœ Lovanii, mensejulio, i69L Il y reproche aux disciples du philosophe français de poser des principes dont on pourrait déduire la présence du pain et du vin après la consécration 2. « Convertitur per consecrationem )) tota substantia panis et vini in corpus et sanguinem Christi, )) ita ut nihil de substantia panis et vini maneat : quod non )) commode salvabunt illi , qui substantias et essentias talium ' « Philosophia quam Cartesius variis figmeulis lurpissime conslupravit, » taillis referta est paradoxis, lotque scatel erroribus, ut niirum silquod tôt » adhuc post Romaiiam proscriptioneni lantosque invenerit faulores et lec- » tores; quae nec responsum quidem nec refutationem ullarn merelur, utpole » semelipsam funditus destruens, uli Loc libello oui titulus Cartesius » seipsum destruens dilucide demonslralur. Qui propterca utililer in lucem » edetur. Datum Lovanii 7 junii 1673, F. Joannes d'Aubermonl, ord. Praîd., » S. Th. Doct. et Prof. publ. » ^ Th. de Eucharislia. ( 564 ) )) rerum constituunt in congerie motus, quietis, situs et figurae )) in materia, cui quantitatem jdentificant ^ ». Jourdain PRAINGUE. Nous ne savons rien de lui, si ce n'est qu'il était docteur en théologie de l'Université de Louvain dès 1744, année où parurent à Gand les trois premiers volumes de sa Tfieologia speculativa et mordis, in-8°. Les huit autres furent publiés l'année suivante dans la même ville. Il rejette la preuve ansel- mienne et la preuve ontologiste 2. Tout en disant que les acci- dents du pain et du vin demeurent après la consécration , il laisse libre de penser que cette permanence n'est qu'appa- rente 3. Voici ses paroles, dont la modération est assez remar- quable chez un confrère du P. d'Aubermont : « An vero dentur » vera accidentia a subjecto realiter distincta , vel an sint sic » se habentia Philosophi disputant. Hoc fidei est non rema- » nere substantiam panis et vini quse esset subjectum sic se » habentium vel accidentium. » Charles-René BILLUART. Né en 1685 à Revin (France), petite ville du diocèse de Liège 4-, mort en 1757. Il étudia la philosophie et la théologie au couvent des Dominicains de sa ville natale, et fut ordonné prêtre en 1708 par l'évêque de Namur. La même année, il soutint à Liège des thèses sur toute la théologie; il fut en 1710 * Remarquez l'analogie fiappante de cette opinion avec la manière dont Locke conçoit la substance. • Volume I, pp. 6, 7. • Volume IX, p 387. * Voyez sur ce savant religieux Biographie nationale^ volume II, p. 427, notice de M. Auguste Vander Meersch; sa Vie en latin par le P. Labye, en tête du XIX» volume de ses œuvres, édition de Wurzbourg. ( 565 ) nommé professeur de philosophie au collège des Dominicains à Douai. Un an à peine s'était écoulé qu'on le rappela à Revin pour y enseigner la philosophie et la théologie jusqu'en 1715. Douai le revit alors Maître des étudiants de son ordre, en 1725 premier professeur du même collège, et enfin en 1728 provincial de la province de Sainte-Rose. Bien que Billuart ait vécu et enseigné hors de Belgique, il a droit d'être men- tionné dans cette histoire. Il appartient, en efiet, au diocèse de Liège; les trois ouvrages où il attaque Descartes (et l'un est consacré uniquement à l'attaquer) ont été imprimés à Liège; trois volumes de son grand Cours de théologie ont été dédiés à l'évêque d'Ypres, trois autres à l'évêque de Gand et deux à celui d'Anvers ^. Comme nous venons de le dire, le premier ouvrage de Billuart est tout entier contre Descartes. Antoine Legrand (ou Lengrand) , professeur de philosophie au Collège du Roi à Douai, avait publié en 1711 un opuscule intitulé Concordia Fidei et rationis, où il expliquait les apparences eucharistiques en prenant comme point de départ la doctrine de Descartes sur l'impossibilité des accidents réellement dis- tincts de la substance. Le dominicain lui répondit quatre ans plus tard, dans un petit ouvrage : De mente Ecclesiœ catholicœ circa accidentia Eucfiaristiœ, adversiis Dom. Antonium Legrand S. Th. Licentiatum et Philosophiœ cartesianœ professorem in Academia Diiacensi, Leodii "^ ». C'est, pose-t-il en thèse 3, un dogme constamment reçu dans l'Eglise que des accidents réels demeurent dans l'eucharistie sans aucune substance pour sujet, et soutenir le contraire est une témérité. Ce que Comp- ton nommait une hérésie, le P. Billuart le dit une témé- rité : le dominicain est donc moins exigeant que le jésuite. ' En 1718 et 1719, il prêcha à Liège Pavent el le carême. Il le fit aussi à Maestrichl devant le gouverneur, comte de Tilly. Dans celle dernière ville il disputa victorieusement contre des ministres protestants. ^ V. Cursus (hcologiœ, Wurzbourg, 17G0, volume XIX, in vita auctoris. - Cursus theolugiœ, Wurzbourg, 17oH, volume XVII, p. 186. N'ayant pu nous procurer celte dissertation, nous en donnons le résumé qu'en fait ici Billuart. (^66 ) En 1749 parut à Liège le volume de son cours théologique où il attaque de nouveau Descartes sur les accidents , et censure longuement les opinions des cartésiens Magnan et Lengrand 'i. Ces réfutations très intéressantes offrent quelques vues nou- velles. Billuart s'y montre opposé à l'explication mécanique des phénomènes physiques 2. Au volume XVP 3, la doctrine du caractère sacramentel , qualité réellement distincte, est vigoureusement soutenue, et à l'objection qu'on le conçoit difticilement, le dominicain répond sèchement qu'un théolo- gien ne doit pas faire attention à la difficulté d'une proposition donnée, mais à sa plus grande conformité avec le sentiment et la manière de parler de l'Église. Dans le premier volume ^ , il maltraite les deux démonstrations cartésiennes de l'existence de Dieu, « quas Cartesius commentus est, quas ineluctabiles » jactitat, quasque usurpant non pauci récentes tam philosophi » quam Theologi w. Faut-il les admettre? demande-t-il, après les avoir exposées, et il répond : « négative pro utraque». La réponse compte sept pages ; elle est très claire et très serrée. En passant, Billuart affirme et prouve la fausseté de l'ontologisme, qui, dit-il, semble être rejeté par Descartes lui-même, bien que certains de ses disciples l'admettent s. L'appendice 6 où il réfute le système de Benoît Spinoza n'est pas moins intéressant : c'est la première réfutation explicite et assez étendue de ce philosophe qui ait paru en Belgique. Billuart montre qu'il a bien compris la doctrine du célèbre panthéiste; *■ Cursus theologiœ, Wurzbourg, 1738, volume XVII, pp. 183-191. Le système de Lengrand est celui dont parle de Feller, et vers lequel ce savant Jésuite semble pencher, ainsi que nous l'avons dit plus haut. Billuart ne réfuie pas seulement le sentiment de Lengrand par rapport aux accidents réels, mais encore la manière d'expliquer la présence réelle par un nombre infini de réplications du corps de Jésus-Christ actuellement étendu, mais réduit à des proportions minuscules. * P. 190. ^ Pp. 152, 155. ♦ Pp. 78-86. « P. 81. « Pp. 134-158. ( ''>67 ) il l'expose avec beaucoup de clarté et la réfute avec énergie. C'est à l'Ethique qu'il s'en prend : il donne contre ce livre d'excellents arguments, auxquels il joint des qualifications très sévères : « le système de l'auteur est impie et insensé; l'insensé Spinoza ajoute fiction à fiction ; son livre abonde en rêves d'une imagination en délire. » A la fin, il dit : « Alia et longe » plura opponi possunt et opponunt quidam Theologi contra » illud systema, sed ab iis supersedemus, quia piget nos tôt » ac tam absurdis figmentis serio refutandis immorare. » Le XX® volume a été écrit par notre auteur dans le cours des deux dernières années de sa vie, « cum vix respiraret pra; w continuis doloribus et debilitate pectoris, ad solatium et taedii )) vitandi causa i. » Billuart, qui avait commencé sa carrière d'auteur en écrivant contre Descartes, la termine par une œuvre qui, sous un titre en apparence indifférent, contient de fortes attaques contre les cartésiens. C'est du traité De opère sex dierum que nous parlons. On trouve ces attaques dans deux endroits principaux de l'article premier, Utrum omne eus sit effective à Deo ? ubi de cartesianismo -, et dans l'article septième, De opère sextœ diei 3. Dans ce dernier, il repousse l'automa- tisme au nom de l'Écriture , de la Tradition et de la Raison. Dans le premier, il expose le système cosmogonique de Des- cartes et sa Physique générale, et les réfute avec beaucoup de vivacité. Disons cependant qu'il en veut moins à Descartes qu'à ses disciples. « Descartes, dit-il '*, n'avait proposé ce système que comme une hypothèse purement possible ; aujourd'hui certains de ses disciples le défendent comme une thèse vraie en fait. » Le dominicain suppose que Descartes (et cette sup- position paraît très fondée, quoiqu'un texte bien explicite fasse défaut) prétend expliquer par une évolution successive la for- mation non seulement de l'univers inorganique, mais encore • XX« volume, in vila auctoris. - Cursus theologiœ, volume XIX, pp. 5-9. •• Ibidem, pp. 5:2-54. * P. 5. ( 568 ) de toutes les plantes et de tous les animaux. Billuart attribue formellement cette opinion à des cartésiens, ses contemporains, et en cela son témoignage mérite créance ^. On voit donc que certaines théories, qui de nos jours font beaucoup de bruit, sont vieilles de presque deux siècles. Pour nous résumer, Bil- luart mérite une place distinguée parmi les adversaires de Descartes, par le nombre et la force de ses attaques et aussi par la grande autorité dont son Cours de théologie a toujours joui et jouit encore présentement. §3. François HENNO. On ne sait de quelle partie de la Belgique Henno était ori- ginaire ; quelques-uns le font allemand, mais à tort ^2. Theologia dogmatica inoralis et scJwIastica , Colonise Agrip- pinae, 1717, 8 volumes in-12. C'est une nouvelle édition : la première parut à Douai en 1713. Volume I, De Deo imo et trino, p. 30. 11 prétend que les athées proprement dits n'ont jamais existé : « Idem dicendum )) existimo de famosis quibusdam atheis, qui ultimis tempo- » ribus impietatis sua3 venenum propinarunt mundo , ut de « Andraea Aretino in Italia, de Lucilio Vaninio in Gallia, de » Spinoza in Hollandis, etc. Quomodo enim fieri posset ut qui ' P. 4. « Caitesitis . . . niotu impresso parliculis singulis circn proprium » cenlrum el pliiribus circa ceiilrum commune conienclit mundum liunc » struclnra, dispositione, varietali^ alqiie ornameiitis ades mirabdem, niliil » Deo ulleriusagenle, facillime potuisse conslrui. » P. îi. « Juxia Cartesium, maleria slriala (vulgo les pariies camiflées) consli- » lui! diversa corpora opaca, scilicet planetas, imo et Terram nosiram, cum » omnibus corporibus suis, etiarn 07iimantibus. » P. 7. « Paleus est plane chymericum esse ex eo molu sempor circidiri el » uniformi foimari posse omnia mundaiia corpora, etiam viveiilium. » ' V. le savant ouvrage du P. Servais Dirckx sur Ii Bibliographie 'les Hécollt'ts di-s provinces bcigi's. ( 569 ) )) alios docere vellent, eo stupiditatis et dementiae venissent, )> ut Deum negarent? » C'est dans l'ordre chronologique la deuxième mention de Spinoza par un auteur belge. Même volume, p. 47. Après avoir rappelé la triple division des idées selon Descartes, il prouve que l'idée de Dieu n'est pas innée. Au volume VII, imprimé pour la première fois en 1711, pp. 195-199, il soutient contre les doutes de l'augustin Van Roy que le caractère sacramentel est une qualité réellement dis- tincte. Pp. 521 et 522, il attaque la théorie des cartésiens sur les espèces eucharistiques : « an Ecclesise definitioni satis se )) conforment novatores quidam philosophi, volentes rema- )) nere quidem species intentionales panis et vini, non tamen w eorum accidentia, judicent oculatiores. Nos illorum doctri- )) nam tamquam in fide periculosam, in philosophia rejici- » mus. » Plus loin , il cite une explication d'un auteur moderne 'i où les globules de la matière céleste jouent un grand rôle. P. 525, il admet comme plus probable que la dilatation et la raréfaction n'impliquent pas un changement dans le volume réel : c'est là un vestige de Physique cartésienne. Pierre DONCKERS. Donckers était en 1722 professeur de théologie, au couvent d'Anvers. Tlieologia sacrmnentalis, defendenda Antverpiœ, in conventu FF. Min. Recoll. menseoctob. 1772. Dans ses thèses sur l'eucharistie, ce récollet se sépare de ses confrères, quand il nie "^ que la permanence des accidents réels soit certaine de par la foi ou de par la raison. « lUas )) species esse sine panis et vini substantia est de fide , esse » accidentia stricte peripatetica, nec fide constat, nec ratione. » * C'est le P. Vaii Roy, augustin; nous en parlerons plus loin. * Thèse 4, § 5. 570 Joseph FABRY. Nous possédons de lui : Thèses philosopfiicœ propiignandœ in convenlu cinacensi FF. Min. Recollectorum, Namurci, 1731. II s'y montre zélé péripatéticien et vigoureusement opposé aux cartésiens. Ainsi il est partisan des formes substantielles, qui ne consistent pas, ajoute-t-il, in délira carthesistanun sym- metria. Il y a des causes efficientes; l'Ecriture, les Pères, les conciles le prouvent contre Descartes : ce sont les seuls argu- ments indiqués par le religieux. On ne se douterait pas qu'on est en philosophie. Il ne veut pas de démonstration a priori de l'existence de Dieu : c'est rejeter implicitement une des deux preuves de Descartes. Les plantes ont une âme végétative, et les animaux une âme à la fois végétative et sensitive. La quan- tité est un accident réellement distinct. On le voit, Fabry reste plus fidèle aux traditions de son ordre que son collègue d'Anvers. Troscription du cartésianisme par le chapitre (les Récollets. Cette proscription (dont nous devons la connaissance au savant P. Servais Dirckx) est mentionnée dans un recueil manuscrit de l'époque. Elle émane du chapitre des Récollets de la province de Saint-Joseph (les deux Flandres), et a été portée en 1733. a Nous défendons qu'aucun professeur de philosophie enseigne les opinions cartésiennes; qu'ils ne les rapportent même pas, si ce n'est à titre purement historique et pour les réfuter ^. » C'est en peu de mots dire et demander beaucoup. * '< Prohibemus ne ullus leclor Philosophie tradat opiiiiones carthesianas: )) immo nec eas referai, iiisi niere hislorice et ad cas refellendas. » mi Le chapitre génér.*»! des Ii(»gar<1s prescrit l'étude d'Aristote en pliilosopliie. Ce qu'on va lire est extrait d'une brochure imprimée à Bruxelles en 1692 et intitulée : Brève apostoliciun Innocenta XI pro adipiscenda sacrœ tlieoîogiœ laurea, cum norma studiorum pro religione Terîii Ordinis S. Francisci. Elle a été publiée sur l'ordre du chapitre, par le R. P. François de Richelle, provin- cial pour la Belgique. Le bref en question est du 17 mai 1692. Le chapitre général, s'étant réuni le même mois à Assise, porta le 27 mai l'ordonnance suivante : « Afin que l'intention du Saint-Siège exprimée dans le bref soit exécutée entièrement et sans amoindrissement, pour couper court à toute ambiguïté et toute équivoque, les Pères du chapitre général soussignés ont d'un consentement unanime décrété ce qui suit : Pendant les trois ans que doit durer le cours de philosophie, on ensei- gnera la logique en entier, les huit livres De auditii physico, les livres De ortu et interitu, De Cœlo, Mundo, Elementis, De Animo, et en dernier lieu la Métaphysique. » Puis viennent toute une série de précautions pour empêcher que jamais un candidat ne puisse arriver au grade de docteur en théologie sans avoir effectivement étudié ces ouvrages d'Aristote. Que dut penser le grand cartésien de Gabriel en voyant son provincial de Belgique publier cette ordonnance, qui était comme la déclaration authentique de la supériorité d'Aristote sur Des- cartes? Dans les premières années qui suivirent ce décret, les Tertiaires de saint François semblent avoir mis une sourdine à leur admiration pour Descartes; mais trente ans seront à peine passés qu'elle réapparaîtra d'autant plus intense qu'elle aura été plus comprimée. ( 572 Gaspar mercier, cartésien. Il était professeur de philosophie. 1) Pfiilosophia rationalis, quœ BruxeUis defendetur, Bruxellis, 1724, pp. 12 ; 2) Philosophia universa, quœ Bruxellis defendetur ^ Bruxellis, 1725, pp. 8. Dans l'introduction aux thèses de logique (où il nomme Descartes et Gassendi), il se déclare éclectique : « nous pren- drons, dit-il, ce qu'ont de bon l'ancienne École et la nouvelle ; nous ne sommes d'aucun parti, et ne rejetons entièrement ni les anciens ni les modernes. Dans toute secte, on trouve ténèbres et lumière, poison et antidote. Heurs et épines ^. » Il rejette avec Descartes la vieille définition de l'homme (savoir qu'il est un animal raisonnable) : « Quam definitionem )) canonizandam putarunt multi, eam exulamus, sequora ara- « turam ». La Méthode cartésienne, avec son doute méthodique et son Cogito, ergo sum, est brillamment exposée, et en substance adoptée, avec l'appui d'Aristote 2. H rejette l'apho- risme péripatéticien de Gassendi : « nihil est intellectu, quin » prius fuerit in sensu 3 ». L'essence de l'âme est la pensée actuelle; celle du corps, l'extension 4-. Le jugement est un acte de la volonté^. En 1725, il est plus cartésien encore; voici le premier principe de son Ontologie, qu'il appelle Philosophia transcendentalis 6 : « Energice illud sœculi decimi » sexti jubar Cartesius, judicavit instituendum dubium metho- » dicum omni philosophanti. » Plus loin, il dit que l'existence ' Pp. 2, 5. - Pp. 4, .^. L'endroit d'Arislole se trouve Melaph. cap. 4 : « cerla cognilio V quœ sequilur, solulio esleorum quae ai.tea dubitahantur. » ■ P. 6. * Ibidem. ' Pp. 9, 10. « P. 4. ( S73 ) de Dieu est prouvée invinciblement par la preuve cartésienne empruntée à saint Anselme 'i. Après avoir défini la matière par l'étendue actuelle, il s'objecte l'eucharistie et répond avec hauteur 2 : « En philosophie, je propose sur les choses natu- relles ce que je perçois clairement et distinctement, sans discuter sur les mystères, qui ne seraient plus des mystères, s'ils ne dépassaient pas notre intelligence. C'est pourquoi nous prions tout le monde d'attaquer, par la seule raison, des conclusions purement philosophiques, prouvées par la seule raison. Dans de semblables matières, nous ne répondons jamais à ceux qui apportent contre nous l'autorité humaine. » Il serait trop long de citer toutes les opinions cartésiennes de Mercier; loin d'être un éclectique, comme il le prétend, il est le cartésien belge le plus décidé que nous ayons rencontré jusqu'ici, malgré certaines réserves sur l'automatisme 3. Charles HUYCKENS et Jean DU-CHAINE. Tous deux étaient professeurs de philosophie et ont présidé ensemble les thèses suivantes : 1) Philosophia rationalis quœ Antverpiœ defendetur, Antver- piae, 1724; 2) Philosophia universa quœ Antverpiœ defendetUr, Antver- piœ, 1725. Aussi cartésiens que leur confrère Mercier, en dépit de petits dissentiments. Voici un passage des thèses de 1724 ^. « Dans les sciences qui ne s'appuient pas sur la révélation, on prend à bon droit pour premier principe très certain (quoiqu'il ne vienne pas de l'arsenal de l'antiquité) : ce que je connais clai- » P. 5. * P. 6. s P. 8, Mercier préfère à lous les systèmes aslronomiques celui de Copernic, expliqué à la manière de Descartes. ♦ Thèse 4. ( 574 ) rement et distinctement est comme je le connais. Ce n'est pas un principe inutile et inefficace, comme le prétendent vaine- ment les ennemis de cette vérité, afin de renverser ce fon- dement de toute connaissance philosophique. Jamais aucun argument ne l'affaiblira, toujours il demeurera inébranlable, et nos petits-neveux, s'ils aiment la lumière de la vérité, lui seront toujours affectionnés. » En 1725, les deux professeurs persistent dans leur amour pour Descartes. Pour ne pas allonger indéfiniment cette revue, signalons la manière dont ils conçoivent la physique, et com- ment ils apprécient les sentiments des péripatéticiens 'i. « 11 faut dans les corps ramener tous les phénomènes à la figure et au mouvement, et non pas les expliquer jy^r invisam hacte- nus et ad placitum effictam entitatum farragmem. Il est d'une part certain que la chaleur des corps n'est qu'un mouvement rapide et confus de leurs petites parties ; et il est certain d'autre part que c'est labourer le sable des bords de la mer que de vouloir expliquer les propriétés de la matière par des qualités occultes. » Quoi de plus cartésien ! D'un bout à l'autre des thèses, on retrouve ce même enthousiasme pour la Philoso- phie nouvelle. Joseph COMPEERS. Professeur de philosophie. Thèses philosopfiicce quœ Zepperis ^ defemientur, Lovanii, 1764. Il admet les idées innées, adventices et factices, et range celle de Dieu parmi les premières. Le jugement est un acte de la volonté. Les différences entre les corps viennent de la disposition de leurs parties. Les plantes sont des machines. Il explique comme Descartes toutes les qualités sensibles. Il ^ Thèse o. ■" Les Bogards avaient leur maison-mère à Zepperen, près de Saint-Trond. ( S75 ) soutient comme plus probable que les sensations se font dans le cerveau, et il ajoute plaisamment : a Non inde consentaneum » esse te debere emplastrum médicinale applicare tuo cerebro, )) si vulnerato pede doleas, aut podagro labores. » Il y a dans l'univers une quantité de mouvement qui ne s'accroît ni ne diminue jamais. Il met aux prises Descartes et Aristote sur la méthode, et donne la palme à Descartes. Pour lui, il n'y a pas d'accidents réellement distincts de la substance, et les dix catégories d' Aristote se réduisent à une. Enfin, il met l'essence de l'âme dans la pensée actuelle. D'autre part, il rejette l'auto- matisme : sinon, dit-il avec finesse, que l'homme qui des bêtes fait des automates nous prouve qu'il est homme lui-même ! Il juge obscure la définition que Descartes donne du mouve- ment. Il admet la possibilité du vide; enfin, on ne trouve plus chez lui cette animation et cette vigueur que nous avons constatée chez ses prédécesseurs. Joseph TOURBE. Ancien professeur de théologie. Decalogus dogmaticey scholastke et polemice deductiis, qui Antverpiœ defendetur, Antverpia?, 1785, pp. 21. Ces thèses sont précédées d'une dédicace à l'évêque De Nélis, où l'on retrouve une petite biographie de ce prélat. Kien de cartésien n'y apparaît. Au contraire, Tourbe n'est pas partisan de la démonstration a priori de l'existence de Dieu i. Il attaque vivement Bayle 2 pour avoir semblé préférer l'athéisme au théisme : « Non nisi sceleratissimus dicit : non est Deus. Quis )) igitur non stupeat hominem, si talis vocari possit 3, inter ' P. 1. - Ibidem. 5 En noie : « Is est auclor illius diclionarii critici quod exinde famœ causam ■» habet, unde perdere debuii. a (576) » christianos extitisse, qui tantam ab atheismo labem abster- » gère molitus fuerit, ita ut in votis habuisse videretur prae- » stantiorem theismo atheismum demonstrare ». Ailleurs 'i, il fait remarquer les « corollaires pleins de poison » de la doc- trine prêchée par Bayle et Rousseau, d'après laquelle on ne doit croire que ce qui apparaît évidemment : « de là, dit-il, découle ce principe qu'on ne doit pas instruire les enfants de l'existence de Dieu, de la vie future , des règles des mœurs, s'ils ne jouissent d'une raison suffisante pour percevoir évi- demment toutes ces choses ; qu'on doit éliminer les mystères de la Religion, qu'on doit soumettre non pas la raison aux Écritures, mais les Ecritures à la raison : « quae, quam absurda » et irreligiosa sint, nemo est qui non videat. » Tout cela est fort bien ; mais la Méthode de Descartes, tant aimée par les Bogards, n'a-t-elle pas été pour quelque chose dans les idées de Bayle et de Rousseau ? §5. Michel VERDIÈRE. Licencié et professeur en théologie. Assertiomim moralis chrislianœ pars prima, Antverpiœ defen- dencia, Antverpise, 1680. Il laisse la liberté d'opiner pour ou contre l'automatisme 2. Bernard DÉSIRANT. Né à Bruges en 1656, mort à Rome en 1725, fameux casuiste, dit la Biographie nationale 3, longtemps professeur de théologie pour les étudiants de son ordre à Louvain. Theologia universa Hui defendenda^ Lovanii, 1685. Il s'y montre partisan de la Méthode cartésienne ^ : « Soit ' P. 3, en note. * Paragraphe 1, n" 4. ' Volume V,p. 752. Notice de M Emile Varenbergh. * Thèse ± (1^77 )•■ un athée, même sceptique; on pourra le convaincre qu'il connaît Texistence de Dieu, par cela seul qu'il ne doute pas que tout ne soit douteux. » Pierre CLENAERTS , Né à Anvers en I600, mort à Louvain en 1696 'i. Il enseigna la philosophie à Gand, puis la théologie à Anvers, au couvent de Louvain et enfin à l'abbaye de Sainte-Gertrude. Il prit le bonnet de docteur à Louvain en I680. 1« Theologia wiiversa Lovanii defendenda, Lovanii, 1690; 2^ Condusiones theologiœ selectiores, Bruxellis defendendœ, Lovanii, 1691 ; 3° Pentas theologica Gandavi defendenda, Lovanii, 1694. En 1690, il adopte clairement la démonstration cartésienne de l'existence de Dieu 2, et il prétend que toutes les autres preuves s'y ramènent : « Ad oculum monstrari potest quod omnes seu » ex theologis, seu ex philosophis collectae demonstrationes )) existentiaB Dei resolvuntur in hanc : habeo ideam Dei, ergo )) Deus est. » Cette théorie ne pouvait plaire à ceux qui trou- vaient l'argument de Descartes mauvais. Aussi, en 1691 ^, Clenaerts reconnaît que la preuve de ce philosophe déplaît à beaucoup ; mais il maintient son dire. « Il n'y en a pas d'autre dans le monde entier qui ne soit appuyée sur cette preuve, ou qui ne s'y ramène; et cela est vrai de celles qu'on trouve dans saint Paul et saint Augustin, chez tous les Pères et chez tous les philosophes. Cette conclusion est dans l'antécédent, non pas probablement, mais certainement, et ce, en vertu des premiers principes du raisonnement. » En 1694, il semble être d'un autre sentiment, car il n'en appelle plus qu'à la démonstration * Biographie nationale, volume IV, p. 145. 2 Thèse a. ^ Parai-rapho 2. Tome XXXIX. 37 ( 578 ) platonicienne ^. « Dei existentiam Platonicorum demonstratio » evincit, ipsaque veri cognitio. » François PAUWENS , Docteur et professeur en théologie à Louvain. 1« Theologia universa Lovanii defendenda, Lovanii, 1694; 2^ Theologia universa Lovanii defendenda, Lovanii, 1695. En 1694, pour prouver l'existence de Dieu, il adopte, mais non exclusivement, la démonstration de saint Augustin, tirée de la vérité immuable 2. L'année suivante, il développe élo- quemment cette preuve 3 : « Supposez, dit-il entre autres choses, que toutes les créatures se taisent sur l'existence de Dieu, l'éternelle vérité élèvera la voix, et puisqu'elle est quelque chose, elle est Dieu, car rien de créé n'est éternel. » Albert MARC, Professeur de théologie. Theologia moralis Antverpiœ defendenda, Antverpiae, 1694; Lex régula morum Lovanii defendenda, Lovanii, 1696 ; Templum Dei sanctum Lovanii defendendum, Lovanii, 1696; Theologia universa Lovanii defendenda, Lovanii, 1698. Ontologiste décidé, il proclame en 1694 l'identité de la Loi éternelle avec Dieu et il ajoute : « Numquid simiam orno, dum » legem aeternam Deum depredico? Qui simias vendit, aurea )) qua^rat insignia : ego nudam diligo et cunctis veritatem )) ostendo, quœ prœsidet omnibus consulentibus se, simulque * Prima pars. - Thèse 2. 5 Thèse 1. ( 579 ) )) respondet, etiam liquide; sed non liquide omnes audiunt i. » En 1696, dans les thèses intitulées Lex régula morwn 2, il insiste plus fortement encore sur l'ontologisme. Dans son Templwn Dei sanctum, il fait allusion à une controverse récente entre philosophes de la Faculté des Arts, et blâme les essais théologiques de Descartes, en rapportant une anagramme que sans doute l'on trouvait alors très ingénieuse. Voici ce pas- sage 3 : c( Récemment, la vénérable Faculté des Arts a réprouvé et rejeté à bon droit une thèse de philosophie, à cause surtout de ce qu'on y enseignait la doctrine suivante sur le mensonge : « Mendacii malitia nequaquam ab oppositione cum prima veritate, sed ab oppositione cum jure alterius cui loquimur, repetenda : quare, cessante hoc jure, aut ab alio eminentiori absorpto, nulla fuerit malitia. » Chacun son métier. Descartes lui-même en matière théologique, vere et anagrammatice, est Icarus. » En 1698, nouvelle profession d'ontologisme 4, et, ce qui pourrait étonner après VEst Icarus, une grande modération dans l'appréciation des doctrines cartésiennes sur l'eucha- ristie s. D'après lui, l'Église n'a décidé nulle part si les espèces du pain et du vin sont des accidents péripatéticiens, et le catho- lique, pour défendre le mystère de l'eucharistie, n'a pas besoin du fragile bouclier de tels accidents. Léonard VAN ROY. 11 était licencié de l'Université de Louvain et professeur de théologie. Il mourut en 1699 6. Theologia moralis, 2^ editio, Antverpiae, 1707, 5 volumes in-12. La première édition est de 1701. * Thèse î. 2 Thèse 2. ^ Thèse 2, ei« 2. ' Thèse 2, n° 2. 5 Thèse 19, iv 1. ^ HuRTER, ISomcndator litlerarius, Insprûck, 1876, volume II, p. 515. ( 580 ) Volume I, p. 40. Il dit communior l'opinion qui met la sen- sibilité dans les bêtes. Volume IV, p. 43. Rien n'oblige à faire du caractère sacra- mentel une qualité distincte : le mouvement local, la figure d'un corps n'en sont pas. Volume IV, pp. 224-232. Il expose une théorie très intéres- sante touchant les espèces eucharistiques et le mode de la pré- sence réelle ; il la déduit des principes de Descartes sur les accidents et l'essence de la matière. « Tout d'abord, dit-il, il ne faut jamais avancer que l'Eglise a tranché une question philo- sophique, si l'on n'en a des preuves évidentes ; or est-il qu'on n'en a pas sur la question de la nature des espèces. » Pour le démontrer, il passe en revue les principaux arguments des théologiens de l'ancienne École. Gela fait, il propose son expli- cation. Celle-ci revient à dire que la matière subtile, qui entoure le pain avant la consécration et est l'instrument de son action sur nos sens, demeure après la consécration et continue cette action. Il ne trouve pas qu'il soit défini que le corps de Jésus- Christ est tout entier sous n'importe quelle partie de l'hostie, et voit peu de difficulté à admettre que ce corps y ait une certaine extension. Pierre HOYDONCK, Licencié et professeur en théologie. Candor lucis œternœ illustrans theologiam univei^sam, Gandavi defendendus, Gandavi, 1702. Ces thèses sont une série de tableaux poétiques, où, sous toutes les formes, il est question de la Lumière éternelle, qui est Dieu , que l'esprit de l'homme contemple, et d'après laquelle il juge de ce qui est beau et de ce qui est bon. Il s'appuie sur Cicéron ^, sur les Platoniciens 2, et surtout sur aint Augustin 3, qu'il appelle le second Salomon, le très sage * Thèse 5, n» 1 . 2 Thèse 5, n« 2. 5 Thèse 1, n» 1. (381 ) héraut de la Sagesse créatrice, l'éclatant démonstrateur de l'éclat de l'éternelle Lumière, le grand flambeau de l'Église. Mais ce qui nous intéresse le plus, c'est qu'il blâme nominativement Descartes d'avoir enseigné que la Loi éternelle dépend de la libre volonté de Dieu i. « Non, dit-il, imaginez des gloses autant que vous voulez, cherchez des interprétations favorables, accumulez les probabilités bénignes, jamais celui-là ne sera excusé que la Loi éternelle condamne. Descartes a affirmé à tort que cette loi dépend de la volonté de Dieu : s'il en était ainsi , c'en serait fait de la Théologie morale. » Jacques de FERNELMONT, Professeur de philosophie, et Joseph NATALIS, Professeur de philosophie et bachelier formel en théologie de l'Université de Louvain. Philosophia rationalis, Gandavi defendenda, mense octobre, 1744; Philosophia universa, Gandavi defendenda, mense augusto, 1745. Ces thèses professent ouvertement le cartésianisme. Elles vantent la méthode de Descartes, répudient les opinions des scolastiques sur les accidents eucharistiques, sur les formes sub- stantielles des minéraux et sur l'âme des plantes et des bêtes. Voici un passage du recueil de 1745 qui peut servir à donner une idée de la doctrine de ces professeurs. « Ad physicae )) splendorem maxime contulit Cartesius cum pluribus scien- w tiarum academiis, cujus in eo prœcipue laudandi sunt cona- )) tus, quod omnia naturae phœnomena non jejunis et obscuris » qualitatibus, at certis mechanica3 legibus explicanda docue- ' Thèse 1-2, n« 1. ( 582 ) « rit. Attamen non tanti facimus Cartesium, ut existimemus, » certa esse et fixa, quae dixit aut explicuit, omnia. » Corneille PEETERS & Athanase HOWET. Peeters était licencié en théologie et professeur de philoso- phie; Howet, licencié et professeur en théologie. Metaphysica et Ethica, Bruxellis defendendœ, Bruxellis, 1766, 8 pages. Ils pensent qu'on peut déduire de l'essence de Dieu son existence actuelle i. D'après eux, il est plus juste de dire que l'activité de l'âme est répandue dans le corps, mais que l'âme elle-même réside dans le cerveau. § 6. Florent DE COCQ, Prémontré, né à Anvers en 1648, mort à Louvain en 1693; il enseigna à Anvers la théologie aux religieux de son ordre, pendant l'espace de quinze ans. Principia totius theologiœ, 4 vol. in-12, editio 2% Colonia3, 1689. La première édition parut en 1682. Volume I, p. 20. Il rejette avec réserve la preuve ansel- mienne. Volume III, p. 409. Il combat les explications cartésiennes des espèces eucharistiques, mais ne leur dénie pas une cer- taine probabilité. P. 2. ( 583 ) François-Marie DE BRUXELLES (CAESENS), Capucin, né à Bruxelles en 1665; il enseigna la théologie aux religieux de son ordre pendant plusieurs années et mourut àGand en 1731 ^. Theologia capucino-seraphica, Gandavi, 1718. Elle parut pour la première fois en 1705. Volume III, p. 81. Le caractère est une qualité réellement distincte. Pages 219-220. Il attaque, sans le nommer, l'augustin Van Koy, à propos du mode de la présence réelle. Pages 221 et 222. Il nie l'existence après la consécration d'accidents simplement apparents ou inhérents à l'air. Basile RANSIER, Bénédictin, professeur de philosophie, religieux de l'abbaye de Saint-Laurent à Liège. Thèses logicœ et metapliysicœ Leodii defendendœ, Leodii, 1736, 4 pages. Ransier est cartésien et malebranchiste, sans toutefois admettre l'ontologisme de Malebranche. Nous n'avons ren- contré jusqu'ici aucun philosophe belge partisan aussi déclaré des sentiments de l'oratorien français; il les adapte fort bien à ceux de Descartes. Distinguant l'idée formelle et l'idée objective, il définit cette dernière une image de l'objet produite par Dieu dans l'âme, tandis que l'idée formelle est la simple perception de l'objet, a Les idées objectives ne tirent pas leur origine des objets, mais de Dieu, lumière des esprits créés; il n'y a donc pas d'espèces impresses, ou d'images émises par les objets vers * Hlrter, Nomenclalor litlcrarius, Inspriick, 1876, volume II, p. 626; Biographie nationale, volume III, p. 2il. Notice de M. Reusens. ( 584 ) les sens ; elles sont inutiles et fictives, puisqu'il n'y a pas d'ap- parence qu'un corps inerte et oisif produise à chaque moment une infinité d'images de lui-môme. Bien que notre esprit soit passif par rapport aux idées objectives qu'il reçoit d'ailleurs, il est le véritable auteur des idées formelles qu'il produit en contemplant les idées objectives infuses en lui par Dieu. Les idées objectives sont les unes innées, les autres adventices ; les premières sont déposées dans l'âme depuis le premier instant de son existence ; les secondes lui sont données par Dieu à l'occasion d'une impression faite dans les organes par un objet extérieur et d'un ébranlement des esprits animaux dans le cerveau. C'est une question célèbre entre les philosophes si l'union de l'âme raisonnable avec le corps découle de la nature même de l'âme; en ce cas l'âme serait un être incomplet de sa nature, exigeant et désirant l'union avec le corps : cette solu- tion plaît aux aristotéliciens. Les modernes, auxquels nous adhérons, mettent l'union de l'âme avec le corps dans la dépendance mutuelle de leurs affections. Cette dépendance mutuelle consiste dans la loi constante établie par Dieu, d'après laquelle l'auteur de la nature produit diverses affec- tions dans l'âme, selon les divers mouvements du corps, et divers mouvements dans le corps à l'occasion des diverses affections de l'âme. » C'est le système de Malebranche dans toute sa pureté. Cependant son nom n'est jamais prononcé, pas plus que celui de Descartes. LES CROISIERS DE LIÈGE. Conclusiones philosophicœ quas caiwnici regulares leod. ordi- nis Sanctae Crucis défendent in donio eorumdem, mense novem- bre, 17o3, 16 pages. En général, ces religieux n'admettent pas les opinions car- tésiennes, sans toutefois les rejeter comme certainement erronées, ils se montrent péripatéticiens hésitants. ( o8o CllAPITRb: XXVIll. LE CARTÉSIANISME DANS LE CLERGÉ SÉCULIER AU XVIII^ SIÈCLE. Sommaire. 1. Les professeurs de Louvain Goethals, Pauwcis, Daelman.— ± Les professeurs tlu séminaire de Liège Duvivier, Wadeleux. Leblan. Gauray, Laruelle. — 3. L'évêque le Nélis — i. Conclusion. §1. JossE GOETHALS. Josse Goethals 1, né à Gand en 1662, mourut dans la même ville en 1742. Il a été primns en 1681 et professeur de philo- sophie au collège du Faucon un grand nombre d'années. .-Etiologia, sive Tractatio de causis, exemplis varianim scien- tiarum illustrata ; antehac scriptis tradita in hac Aima Univer- sitate Lovaniensi per philosophiœ professorem Pœdacjogii Falco- nensis; niuic autem pro majore studiosorum commoditate, prelo excusa. Lovaaii, 170o. On a habilement glissé les exemplaires de cette édition entre deux ouvrages nouveaux du même auteur, de manière à former le volume suivant : Prima seu generalis philosophia complectens tractatus de ente, de caiisis, de Deo optimo maximo et anima hominis, ejusque potentiis et adibus tam appctitivis qiiam cognitivis, et signanter de passionibus animœ, tiim secundum veteres, tum jiixta recen- tiores, Lovanii, il 09, M. Stévart dit qu'il a fait de vains efforts pour se procurer un exemplaire de VÉtiologie et que sans nul doute il eût * Biographie nationale, volume VIII, p. 60, nolice de M. Reusexs; Paquot, Mémoires, volume IX, p. 67; Stévart, Procès Van Velden, p. 174. ( 586 ) trouvé dans cet écrit des indications précieuses sur l'enseigne- ment à Louvain à l'époque où Van Velden y professait. Mais en vérité, l'auteur a eu raison d'écrire dans la préface : « Si » forsitan hic libellus in eruditorum quorumdam manus inci- » dat, nihil quidem in eo admodum spéciale reperturi sint. » En rapprochant ce que dit Goethals de la cause efficiente au chapitre premier et au chapitre quatrième, et malgré des réticences calculées, on voit qu'il est partisan des causes occa- sionnelles, excepté quand il s'agit de l'activité immanente de rame. En cela , il va aussi loin que Descartes et surtout Geulincx, mais moins loin que Malebranche. 11 insinue ^ timi- dement l'automatisme et d'autre part blâme la proscription des causes finales par certains modernes (Descartes en est). Il ne rejette pas l'opinion des philosophes récents qui nient absolu- ment les formes substantielles dans les corps bruts 2. Bref, Goethals, dans ce premier ouvrage, est un cartésien timide et s'efforçant visiblement de contenter tout le monde. En 1709, il s'est un peu enhardi, n'en eût-on d'autre preuve que l'inscrip- tion au frontispice des mots : De passionibus animae tum secundum veteres, tum jiixta recentiores. Dans la préface, il est plus explicite encore : « In secunda parte fusius acturi » sumus de affectibus seu passionibus animœ, tum juxta vete- y> res, tum juxta Cartesium et recentiores 3. » Toute cette préface d'ailleurs n'est qu'un réquisitoire contre la Métaphysique d'Aristote, dont les éléments sont empruntés à Gassendi et à la Philosophie de Bourgogne qu'il aime et cite déjà en 1703. Le traité qui vient immédiatement après est intitulé : Onto- logia sive Tractatus de ente ejusque proprietatibus. L'auteur (outre qu'il semble partisan du système de Ptolémée ^) attaque ' Pp. 58, 40. V. Pneumatologic, p. ii, pp. 84, H9. 2 A la lin de ce chapiire, il f;iit une longue citation de Boileau. Ce poète paraît avoir eu dès le principe beaucoup de vogue chez nous. V. encore Steyaert, Opéra, volume III, Carmen Prosperi de ingratis, p. 62, m nota. 5 V. une semblable manière de parler dans la dédicace à son parent le prélat André Goethals, religieux cistercien. * P. 71. ( 587 ) vivement la Méthode de Descartes ; il trouve inutile son doute initial et voit une argumentation, inutile aussi, dans le Cogito, ergo sum. Le critérium des idées claires est d'une explication difficile, donne occasion aux hommes opiniâtres de ne jamais se rendre, et suppose un concept pélagien de la raison humaine dont il exalte excessivement la valeur t. La Pneuma- tologie comprend deux parties, à pagination distincte : la première est un traité de théologie naturelle de 68 pages, où Goethals donne tout d'abord et admet sans restriction la preuve ontologique de l'existence de Dieu "^ ; il accepte aussi les deux arguments cartésiens, mais en faisant remarquer qu'ils ne font pas et ne peuvent faire autant d'impression que les autres 3. Dans la seconde partie, où il traite de l'âme humaine, on peut dire qu'il rejette l'innéité des idées, sauf celle de l'âme, puisqu'il la définit sui ipsius siibstantialis idea. Après une discussion assez longue, il opine, contre Descartes, que le jugement n'appartient pas à la volonté, mais à l'intel- ligence ^ ; qu'il peut y avoir des assentiments opinatifs pru- dents s . Par contre, dans la classification des causes de nos erreurs, il suit Descartes et semble avoir sous les yeux le Parvmn natiirœ spéculum de Du Chasteau 6. Enfin dans le chapitre septième, qui compte environ 40 pages '7, et où il traite des passions de l'âme d'après les modernes, il copie de longs extraits de l'ouvrage de Descartes. Seulement, il ne procède pas à la façon de Philippi : il annonce ses emprunts en commençant, et chaque fois il renvoie à l'article d'où il les tire. Pour atténuer ce qu'un procédé de composition aussi facile pourrait avoir de singulier, il a soin de prévenir ses lecteurs qu'il s'écarte différentes fois de Descartes; mais, en * Pp. 8-11. V. Pneumatolofjie, pp. II, 85. 2 Pp. 7-1-2. V. p. II, p. 60. 5 Pp l-2-lo. 1 Pp. 77-85. « Pp. 98-101. 6 Pp. 118-120. ' Pp. 146-184. ( 588 ) fait, il ne s'en écarte que deux fois i. Pour nous résumer, Josse Goethals est un éclectique, ontologiste et cartésien plutôt que scolastique, adoptant timidement dans le principe certaines idées nouvelles, s'enhardissant par après, mais se faisant gloire de juger sévèrement les partis opposés. Nicolas PAUWELS rl6o5-1713). Nicolas Pauwels est originaire de Louvain même. Élève à la Pédagogie du Château, il fut le huitième à la promotion de 4674. De 1703 à 1713, année de sa mort, il fut chargé de la profession royale de catéchisme. Ses leçons ont été imprimées après sa mort, en 1715 et en 1716. Nous suivons ici la qua- trième édition parue ù Louvain en 1740 en cinq volumes in-12. Pauwels professe éloquemment l'ontologisme de Malebran- che 2 ; il accepte, avec une ombre de réserve, l'argument anselmien de Descartes, « quod cartesianum appellatur, quia a )) Cartesio, celebri philosopho, propositum et deductum est 3 ». Il prouve la spiritualité de l'âme d'après Nicole, en s'appuyant sur le concept cartésien de la matière, qui n'est qu'une étendue mobile ^. Quand il parle de la nature du caractère sacramentel, il se borne à dire que c'est un point peu important et dont la preuve dépend d'une question philosophique, savoir s'il y a des qualités réellement distinctes de leurs sujets o, l\ dit que l'opinion cartésienne sur les accidents eucharistiques est vrai- semblable et nullement contraire à la définition du concile de Constance 6. C'est seulement quand il s'agit de l'automatisme qu'il se sépare des cartésiens et se range contre eux avec le comnmn des théologiens, a Cette opinion récente (de Descartes) ^ P. loo. Le désir et la tuile se ramèiienl-ils à uiip même passion? P. 174. La li'islesse el la joie piécètlenl-elles Pamour? ^ Volume I, p. 156. •'"' Volume I, p. 14-2. * Volume I, p. 5-20. ' Volume 11, p. 1:27. ^ Volume II, p. 447. ( 589 ) a été à bon droit rejetée par la sacrée Faculté de Louvain, comme pétulante, téméraire et répugnant aux Écritures K » Le bon Pauwels ne dit pas que la même Faculté avait proscrit aussi l'opinion de Descartes sur l'impossibilité d'accidents réels, et sur le mécanisme de la nature. Charles-Guislain DAELMAN, Né à Mons en 1670, mort à Louvain en 1730, docteur et professeur en théologie 2. Theologia seu observationes theologicœ in summam D. Tliomœ, éditio 3*, 1749-1751, 9 volumes in-8«. La première édition est de 1734. Quand il traite des preuves de l'existence de Dieu , il réfute longuement la preuve des ontologistes, la preuve anselmienne et celle qui se base sur l'innéité de l'idée de Dieu 3, innéité qu'il rejette. Il lui semble qu'il faut également rejeter l'opinion des cartésiens sur l'impossibilité métaphysique du vide; mais il admet que le vide est naturellement impossible ^. L'âme raison- nable coopère activement aux fonctions vitales, elle est sub- stantiellement dans tout le corps s. H est plus vraisemblable que les animaux sont doués de sensibilité; les arguments de l'opinion opposée ne sont pas probants G. Sur le mode de la présence réelle, Daelman suit le sentiment commun d'après lequel Jésus-Christ est tout entier sous chaque partie de l'hostie aussi petite que l'on veut "7 ; et à la question si le corps du Christ n'a absolument aucune extension locale dans l'eucharistie, il répond que « certains philosophes (on sait lesquels) pensent ' Volume IV, p. 17. * Biographie nationale, volume IV, p. 656, notice de M. J.-J. De Smet; HuRTER, Nomenclator litlerarius, Insprûck, 1879-81, volume II, p. 951. ^ Volume I, pp. 56-40. * Volume I, pp. 105-1 OS. • 5 Volume I, pp. 519-521. " Volume I, pp. 5:29-552. ' Volume VUi, pp. 552-558. V. volume 1, p. 98. ( 590 ) avoir dans leur esprit la science de toutes choses, quand cepen- dant il est constant que ni eux, ni nous ne connaissons guère l'essence des choses. Sait-on quelle est l'essence de l'âme, que les uns mettent dans la pensée, les autres dans autre chose? De même ces philosophes croient devoir mettre dans l'exten- sion l'essence de la matière; mais ils devraient remarquer que Vétendue n'est pas Vextension, mais son sujet et quelque chose de préalable à l'extension ^ ». Il n'y a qu'un point où il se rap- proche des cartésiens, sans cependant être pleinement de leur avis : c'est quand il s'agit des accidents réellement distincts et séparables. Leur existence ne lui paraît pas démontrée 2, et il s'efforce de prouver son opinion en montrant que rien n'oblige à admettre de tels accidents dans l'eucharistie. Il suit de tout ceci que Daelman est un adversaire du cartésianisme, mais tempéré. § 2. Guillaume DUVIVIER. Thèses ex universa philosophia, Leodii, 1729; Thèses ex universa philosophia, Leodii, 1733. Disciple de Descartes et de Malebranche, il professe les sys- tèmes de ces deux philosophes sept ans avant le Bénédictin Ransier, qui semble avoir emprunté aux thèses de 1733 les idées et les termes dont il se sert dans ses propres thèses de 1736. Relevons d'abord les points où Duvivier s'éloigne de Descartes. L'essence de la matière consiste dans l'extension et l'impénétrabilité radicales, mais non actuelles 3. La définition cartésienne du mouvement est fausse ^. Les mouvements des animaux n'étant pas tous conformes aux lois de la mécanique, il faut admettre en eux un principe cognitif , directeur de ces ^ Volume VJIl, p. 517. - Volume VIII, pp. 558-559. V. volume I, p. 60; volume VIII, pp. 151-151 = Thèses de 17-20, Physica, Ihèse 1 ; thèses de 1755, Physica, thèse 1. A Thè.ses de 17-29, Physica, ihèse 3; thèses de 1755, Physica, thèse 5. ( 591 ) mouvements. Les péripatéticiens font ce principe matériel, et en déduisent qu'il connaît exclusivement les objets tombant sous les sens extérieurs et ne perçoit pas la fin et les moyens. Ces conséquences sont aussi manifestement fausses que leur principe. Les bêtes ne doivent rien mieux percevoir que les aftections mêmes de leur âme, qui leur sont intimement unies et leur font connaître tout le reste; aussi jouissent-elles d'une réflexion proprement dite , elles connaissent formellement les moyens et la fin; de la connaissance d'un objet, elles viennent à la connaissance d'un autre, et ainsi elles raisonnent sur les objets matériels; enfin, comme la perception ne peut être le mode d'une chose matérielle, les âmes des bêtes sont par essence des esprits, mais imparfaits et limités tellement qu'ils ne peuvent atteindre que les objets matériels et ce qui dit ordre à la matière ^. Dieu ne peut faire que des impossibilités devien- nent des possibilités, comme le prétend Descartes 2. Il ne faut pas attribuer avec Descartes le mouvement du cœur à l'efferves- cence du sang, mais à la structure musculaire 3. L'essence de l'âme ne consiste pas dans la pensée actuelle, mais dans la faculté de penser ^. Alors même que Duvivier s'écarte du philosophe français, il continue à se ressentir de son intluence. L'essence de la matière demeure toujours l'extension ; l'âme des bêtes n'a que la direc- tion des mouvements du corps. N'étant pas matière, elle est dans son genre aussi noble que l'âme humaine. L'explication des mouvements du cœur est mécanique. Au reste, ces divergences disparaissent au milieu de la foule des doctrines cartésiennes qui remplissent les thèses du profes- seur : méthode, classification des idées, nature du jugement, causes des erreurs , preuves de l'existence de Dieu, accidents indistincts, mécanisme physique, mécanisme de la vie dans la plante, l'animal et l'homme, système cosmogonique et astrono- mique, tout cela est emprunté à Descartes. » Thèses de 1729, Pliysica, thèse 10. V. Thèses de 1755, ihèse 15. ^ Thèses de 1735, Melaph., thèse 1. ■' Thèses de 1755, Pliysica, thèse 14. * Thèses de 1753, Metaph., thèse 3. ( 592 ) Duvivier greffe le système de Malebranche sur le cartésianisme. En 1729, il ne craint pas d'imprimer ^ (il ne l'imprime plus en 1733 î^) : « quand le physicien étudie la nature d'un corps , on entend par ces mots Vactivité de Dieu en tant que dirigeant le mouvement imprimé primitivement par lui à la matière. » Sa théorie sur l'union de l'âme et du corps est celle de Male- branche, mais avec une manière de parler qui lui donne un certain air de ressemblance avec celle de Leibniz 3. « L'union de l'âme et du corps consiste dans leur dépendance mutuelle; on discute d'où vient cette dépendance : les péripatéticiens la font venir de la nature des choses et disent qu'il y a des êtres incomplets faits l'un pour l'autre et se désirant l'un l'autre. Ce ne sont là que des niots qui n'expliquent rien ; leur erreur vient de ce qu'ils ne distinguent pas dans l'homme ce qui se fait dans le corps et ce qui se fait dans l'âme. Dans notre corps, comme en général dans toute matière , il n'y a qu'étendue et mouvement : dès lors quelle connexion peut-on concevoir entre les affections du corps et de l'âme, et partant entre le corps et l'âme ^ : « hœc igitur mutua dependentia in constanti » lege a Deo inter corpus et animam stabilita (voilà presque )) l'harmonie préétablie) consistit, juxta quam auctor natur* » pro diversis corporis motibus diversis in anima producit )) affectiones, et vicissim occasione diversarum animœ affectio- » num, diversos in corpore motus producit. » Gaspar WADELEUX, Professeur de philosophie. Universa philosophia, Leodii, 1732; Thèses Logicœ, Leodii, 1733. Plus cartésien, plus malebranchiste encore que Duvivier, et ' P/njsica, thèse 1. « Hic iiaturae uoniiiie intelligitur virlusclivinii,qiiat« nu< dirigf'iis, etc. » ■' Pliysica, ihèse 1. ^ Thèse de 1755, Metapli., thèse 4. * Thèse tîe 1732, thèse 14. ( 593 ) véhément dans ses attaques contre les Péripatéticiens, il trace un tableau de l'histoire de la physique où se montrent ses pré- férences et son enthousiasme. « Les anciens ont surtout étudié cette partie de la philosophie, qu'on nomme la physique ; ils appelaient philosophes ceux-là seuls qui s'y étaient adonnés ; et cependant ils nous l'ont transmise si imparfaite et si mal digérée, qu'on devait la juger moins une science qu'un ramassis d'opinions. Mais , au siècle dernier, les modernes ont jeté tant de lumière sur cette science, l'ont enrichie de tant d'expé- riences et d'observations nouvelles, qu'elle semble être née seulement alors. Les philosophes du dix-septième siècle, Des- cartes, Gassendi, et plusieurs académies de sciences ont à l'envi consacré tous leurs efforts à la perfectionner. Secouant le joug despotique d'Aristote, ils ont frayé à la philosophie une nou- velle voie et ont interrogé la nature elle-même, et elle leur a révélé ce qu'elle faisait et comment elle le faisait. » Il ne connaît pas l'essence de la matière ^. Il ne veut pas d'accidents qui soient des entités réellement distinctes : ces entités sont super- flues, n'expliquent rien, et la Physique ne doit espérer aucun progrès notable, tant qu'elle ne sera pas purgée de ces qualités nuisibles ^. Quant au système de Malebranche sur l'union de l'âme et du corps , il en est partisan convaincu , et les consé- quences qu'en tiraient les adversaires et dont ils se servaient pour le combattre, il les accepte sans sourciller. L'âme est un pur esprit au même titre que l'ange ; un ange pourrait être uni à un corps aussi bien qu'une âme ; l'âme séparée du corps peut voir, entendre, toucher, etc. 3 ; et (chose inattendue), pour l'union de l'âme et du corps , il n'est pas absolument requis que celle-là soit dans le même lieu que celui-ci : une âme exis- tant seulement à Paris peut être unie à un corps existant seule- ment à Liège! « Ad unionem aninice rationalis cum corpore » absolute non requiritur, ut sit in eodem loco cum corpore, * Thèses de 1752, thèse 15. * Ibidem, thèse 16. ' Ibidem, thèse 29. Tome xXXIX. 38 ( o94 ) » sed anima, existens Parisiis tantum, potest esse imita cum » corpore existente Leodii tantum i. » En 1733, il dit que la Providence aurait pu établir ce mode d'union en règle géné- rale 2 ! Enfin, le Bénédictin Basile Ransier, le premier disciple de Malebranche mentionné par nous, mais qui, dans l'ordre chronologique, a été précédé par Duvivier et Wadeleux, a reproduit plusieurs fois des thèses de ce dernier, notamment celles où le professeur du séminaire de Liège se montre male- branchiste : disons à la décharge de ce religieux qu'il remplace de temps à autre un mot par son synonyme, et la tournure active par le passif 3 ! Naturellement Wadeleux est coperni- cien 4. Bauduin LEBLAN, Cartésien et malebranchiste , professeur de philosophie. Condusiones physicœ, Leodii, 1742. 11 a beaucoup de points de contact avec Wadeleux. Toute- fois, il se déclare pour les bêtes-machines, ne voulant pas d'une âme moyenne entre l'esprit et la matière, d'après lui inconcevable ; ni d'une âme spirituelle , pour des raisons qu'il n'indique pas, mais qu'il qualifie de momentosœ. Il admet contre Descartes la possibilité métaphysique du vide et de la pénétration. Il refuse toute activité sur les corps aux anges, aux âmes, et aux corps eux-mêmes s. • Thèses de 1752, ihèse 41. 2 Thèse 2. 2 Comparez, par exemple, Wadeleux, lhés?s 2, 5, 4, 5, 41. Ransier, thèses 5, 4, 5, 6, 21. * Thèse 47. ^ Ce même professeur a présidé en 1743 la soutenance de thèses « ex arle judicaiidi et oiilologia. » Nous relevons dans la première thèse une allusion à Condlllac : « Dixil Autor gallicus sensaliones esse ideas confusas et obscuras : » sed perperam; sensaliones enim nihil a se distinctum repraesentant , ideoque y> ex iis solis judicari nequit de entibus ul se habeul in ordine ad se. » ( o95 ) Noël GAURAY, Professeur de philosophie. Thèses ex universa philosophia, Leoclii, 1749 ; lo pages. On constate dans ces thèses i une sorte de réaction contre les théories de Malebranche en faveur chez ses prédécesseurs. Il n'est plus question des idées objectives , que l'âme aperçoit à l'aide des idées formelles. L'âme de l'homme est par définition (donc par essence) une substance capable de diriger le corps, et elle lui est unie d'une union qui n'est ni purement locale, ni purement morale, mais substantielle et physique. La termino- logie scolastique réapparaît très souvent. Le fond de la doctrine est toujours cartésien, et les idées de Malebranche n'ont pas disparu complètement. Ainsi le mouvement local tient la pre- mière place parmi les phénomènes mécaniques de la matière ; il est, dit-il élégamment, l'âme de la nature. La résistance d'un corps suppose que ses particules sont en mouvement. La lumière consiste dans une impulsion directe et rapide des molécules de l'éther due à un mouvement véhément et confus des molécules du corps lumineux. Les couleurs, hors de l'œil, consistent dans les différentes vibrations des rayons de la lumière : « colores ex parte medii generatim consistunt in variis » radiorum luminis vibrationibus. » Voilà l'hypothèse de Des- cartes, légèrement modifiée, puisque Descartes faisait consister les couleurs dans les rotations des molécules de l'éther. Gabriel LARUELLE. L'Université de Liège possède sept recueils de thèses soute- nues sous la présidence de ce professeur depuis 1757 jusque 1792. Laruelle était originaire de Ciney. Nous voyons qu'en 1766 il était chanoine de « l'insigne collégiale de Saint-Rarthé- lémy à Liège ». En 1767, il est examinateur synodal et censeur des livres. En 1787, il n'a plus ces deux charges, mais en revanche on lui a décerné une des plus hautes dignités du cha- pitre, celle de chantre. * Voyez aussi celles qu'il a présidées en 1747. ( 596 ) Dans le premier recueil , qui date de 17o7, Laruelle débute par une attaque contre le fameux abbé de Prades. Ce qu'en dit le professeur de Liège n'est qu'un lointain écho des pro- testations émues soulevées à l'apparition (17ol) de la thèse de cet abbé, ami des Encyclopédistes, de Diderot même. Voici les paroles de Laruelle. Il vient d'affirmer qu'il existe des con- naissances évidentes par démonstration. « Cave tamen ne hoc )) effatum maie ruminatum, et a Martino Depi^ades maie reno- )) vatum, nifiil est in intellectu quocl non prius fiierit in sensu, )) ipsis noceat i. » Dans le septième recueil qui contient les thèses soutenues en 1766 par deux jeunes gens de la noblesse liégeoise (Jean- Henri-Ignace van der Straeten et Lambert-Amand-Joseph van den Steen, baron de Jehay), on trouve des paroles fort élo- gieuses pour Descartes. « Populorum domitoribus non im- » merito sequiparantur insignes philosophi , et prœsertim » physici : siluit terra in conspectu Democriti , Aristotelis, » Carthesii, Newtonis, etc. Ast non nos moveat dicentis aucto- » ritas; sed qua ratione et experientia probet, attendamus. » Laruelle est en général partisan déclaré des idées de Des- cartes : il suffit de parcourir les recueils pour s'en convaincre. Dans le principe, il paraît que son enseignement n'était pas goûté par tout le monde. Voici à ce sujet un corollaire qui termine les Thèses de 1787, à la veille de la révolution. « Hse » sunt thèses quas a tôt annis de eodem tenore tradidimus. )) Statim exoticae, paradoxœ , temerariœ, erroneae, imo ut )) proscriptae habebantur. Paradoxes reipsa erant : jam com- » munes in nostra Patria fiunt. Nunc agmine facto arma ver- » tamus in communes Religionis et rationis adversarios. » Les adversaires actuels sont les Encyclopédistes. Les contradicteurs d'autrefois, sans nul doute, se recrutaient parmi les Jésuites; mais en 1773 Clément XIV les avait supprimés, et depuis lors le Collège anglais de Liège était fermé. La victoire de Laruelle n'avait donc pas dû être bien difficile ! * En 1767, le chaooine de Saint-Barlhélémy censure très sévèrement ce € velerum et recenliorum materialislarum pseudo-principiura ». ( 597 ) §3. Corneille DE NÉLIS. C'est le dernier philosophe belge dont nous nous occupe- rons. Il se rattache par des liens assez étroits à Descartes, à Malebranche et à Leibnitz. Né à Malines en 4736, prlmus de Louvain en 1753, attaché à l'Université depuis 1757, il fut membre fondateur de l'Académie en 1772. Évêque d'Anvers depuis 1785, il trouva du temps pour publier, de 1789 à 1793, des Entretiens philosophiques sous le titre de V Aveugle de la Montagne i. Nous avons dit que la doctrine de ses Entretiens est assez étroitement liée à celle de Descartes ; à première vue, il semblerait que c'est le contraire. Dès le principe, la grande théorie cartésienne de l'étendue essentielle est battue en brèche. « Descartes (il ne le nomme pas, mais il est visible que c'est à lui qu'il en veut) a tout gâté avec son étendue solide et sa matière toujours divisible et impénétrable 2. » Ailleurs, citant les paroles d'un auteur moderne qu'il connaît et dont l'ouvrage latin manuscrit a été lu par lui 3, il exprime sur Descartes un jugement très sévère. « René Descartes, dit-il, a marché sur les traces de Ramus, ennemi d'Aristote et des philosophes grecs : il l'a même devancé et surpassé. Homme d'un vaste génie, mais trop confiant en lui-même, rejetant volontiers et souvent les idées d'autrui, il a été inconstant dans les siennes propres, et pour ainsi dire étranger à toute l'antiquité. Mesu- ' Voyez sur Corneille De Nélis, Goethals, Lectures relatives à V histoire des sciences, elc , volume 111, |)p. 240 et suivantes. Dans celle courte éUide sur V Aveugle de la l^lonlagne, nous nous servons de rédilion de Rome (17'J7). 2 P. 5. ^ p. 25. Cei auleur moderne n'esl autre que De Nélis lui-niènie, grand amateur de ces déguisements innocents. C'est ainsi qu'il feint dans la préface que « les Entretiens philosophiques ont été composés originairement en » grec par un philosophe chrétien, sorti sans doute de l'école platonicienne » d'Alexandrie. » ( 598 ) rant toutes choses par des points, des lignes et des cercles (qui après tout n'existent pas dans la nature des choses), il a bâti son système du monde sur ces fictions mathématiques, et voulu à tout prix soumettre le Démiurge aux lois qu'il s'imaginait avoir découvertes. Il lui a mis en main au moment de la créa- tion, des cubes, des triangles, des tourbillons, avec des compas, des règles et des cordeaux! En vérité. Descartes est le père, le maître et le prédécesseur des matérialistes. Sous ses auspices, on a répudié l'ancienne Philosophie, et en même temps qu'on abandonnait les sentiments des anciens, leurs langues, la grecque et la latine, ont commencé à être méprisées, ou tout au moins à ne plus être estimées à leur juste valeur ^. » Ainsi De Nélis n'est pas non plus partisan du mécanisme de Des- cartes. Et cependant, malgré cette profonde divergence, le fond même du système philosophique de l'ancien primus de Louvain est le développement de deux principes fondamen- taux du philosophe français. En effet, la double préoccupa- tion de Descartes est, dans l'ordre objectif, de ramener toutes les lois qui régissent le monde matériel à une loi simple et unique. C'est pour cela qu'il réduit tous les phénomènes à des mouvements. Dans l'ordre subjectif, Descartes insiste sur la fausseté du témoignage des sens, qui nous font apercevoir des couleurs là où il n'y a en effet que des mouvements rotatoires de molécules; des sons, là où il n'y a que des ondes et des vibrations ; des saveurs-, c'est-à-dire des impres- sions mécaniques subies par l'organe du goût. De Nélis part des mêmes principes. « 0 Théogène, s'écrie l'Aveugle de » la Montagne dans le premier entretien, que la création )) est grande, qu'elle est immense ! mais que le moyen de )) Dieu est simple ! A quoi bon toutes ces entités multi- » pliées, tant de machines? Sous la main de Dieu, une seule » entité douée d'action, ou (ce qui revient au même) une action ' IJnilcaii (lisait aussi (à ce que raconte J.-B. Rousseau) que les cartésiens faisaiciil hcaucou]) de loil à la l)onne litiéra'ure V. Houillifr, volume I, p. 45)1. a J'ai souvent entciHlu diie à M Des;.iéaux que la philosophie de « Descartes avait coupe la goi'i^e à la poéi-ie. « ( o99 ) » existante avec les âmes ou esprits que cette action frappe » diversement, suffit à tout et l'univers est créé ^. » L'idéa- lisme de Descartes, d'après De Nélis, est un idéalisme tronqué et inconséquent, ce Descartes prend le froid et le chaud, les cou- » leurs pour ce qu'elles sont, pour des modifications acciden- )) telles du corps, pour des modifications de nos sens et de :» notre âme frappés par les corps, et il fait bien. Il a fait plus )) que la moitié du chemin; pourquoi s'arrêter au milieu de sa )) course? Qu'il poursuive, qu'il étende ses raisonnements. En » renversant les qualités secondaires des corps, du même coup » il a terrassé toutes les autres, et cette prétendue qualité pri- )) maire que nous considérons comme absolue ou inhérente )) au corps, cette étendue solide, compagne inséparable de la )) matière, n'est qu'un effet, l'effet d'une action qui m'atteint )) et qui me frappe, un rapport, un résultat, en un mot, tout » comme l'univers matériel et visible, un grand phénomène'^. » Cette argumentation ad hominem de l'évêque d'Anvers est assez spécieuse; mais l'idéalisme transcendantal de la philosophie allemande allait l'employer contre De Nélis lui-même , pour simplifier encore la réalité des choses, en rejetant toute réalité extérieure. Si De Nélis relève de Descartes pour l'idéalisme et la recherche excessive de l'unité, a fortiori doit-on pour les mêmes raisons le rapprocher de Malebranche qui a exagéré les mêmes tendances, moins toutefois que De Nélis. Par l'éclat du style, la noblesse des idées, la sublimité des sentiments, le philosophe malinois fait voir un nouveau trait de ressem- blance avec le Platon français. Entendons-le développer une de ses preuves favorites de l'existence de Dieu '^ : « Lorsque » substituant à de prétendues combinaisons fortuites, à des M mots vides de sens, une éternelle Providence ; lorsque, déchi- » rant enfin la page où l'insensé, où l'homme toujours mal- w heureux dès qu'il se trompe, a écrit si dénaturément : Il n'y * Pp. 5 et 6. * Pp. 19 et 20. 5 Deuxième partie, p. 24. ( 600 ,) » a pas de Dieu, nous nous livrons à de plus consolantes )) doctrines; lorsque Celui qui peut tout se présente à notre » regard, nous assurant qu'il ne hait rien de tout ce qu'il a créé, )) et nous offrant les biens dont sa main est pleine; au même » instant, la douce Espérance, et sa fdle, la Joie pure, com- )) mencent à briller sous nos yeux ; le calme est déjà revenu )) dans nos cœurs, et le malheur s'évanouit de dessus la terre, )) tel qu'un songe léger qui ne laisse aucune impression de » douleur, de crainte ou d'inquiétude Dieu existe, et mon » bonheur avec lui. Dieu existe, et tout existe en lui et par )) lui Dans le sens le plus naturel et le plus vrai, il est )) Tout, il produit tout, il contient tout, il agit en tout et par )) tout. A chaque moment, il donne l'être à tout ce qui le » reçoit, avec tout ce qui accompagne l'être. Il est le premier » moteur de toute action, la vie de chaque pensée. Le temps » et l'espace ne sont que des modes en lui, ou plutôt des rap- » ports qui coexistent nécessairement avec les créatures nées » imparfaites, changeantes, mais perfectibles. Enfin ce qui dit » tout, ce qui passe tout. Dieu est en nous; il est plus près de » nous que nous ne le sommes nous-mêmes. 0 Dieu, si près et si » caché ! » Quand l'occasion s'en présente, De Nélis ne néglige jamais de vanter son modèle. « Quoique en apparence disciple » de Descartes, dit-il quelque part, Malebranche, ce génie pro- » digieux, né pour les plus hautes destinées, a retenu pour un )) peu de temps auprès de lui la Muse de la Philosophie t. » Et un peu plus haut : « Malebranche, qui vint après Descartes, )) quoiqu'il feignît d'être son disciple, fut un tout autre philo- » sophe. Combien il serait à désirer que ses Entretiens méta- y) physiques et ses Méditations chrétiennes fussent lus et mieux )) entendus qu'ils ne le sont dans ce siècle 2 !» De Nélis estime presque autant Leibniz, qu'il appelle l'un des plus grands d'entre nos philosophes métaphysiciens 3. Il lui a emprunté ' P.. 24. ' P. 25. 5 Entretiens, p. 3. ( 601 ) son dynamisme, mais au lieu que Leibniz multipliait à l'infini les monades, De Nélis trouve qu'il n'y en a de véritables que les esprits. En admettre d'autres, c'est donner un corps et une essence à des abstractions, c'est réaliser de purs êtres de raison ^. Qu'y a-t-il donc d'après lui en dehors de Dieu et des âmes? C'est ici que la conception leibnitienne apparaît : « un être un, unique, simple, inétendu, agissant, une force, une action existante. » Autre ressemblance : De Nélis préconise l'harmonie préétablie, il l'avoue lui-même : « Mon opinion )) revient assez à l'harmonie préétablie d'un de nos modernes, » le grand Leibniz; mais l'harmonie est un système chez )) lui ; ici c'est une vérité prouvée a priori et rendue, ce me )) semble, intelligible et claire, même pour ceux qui ne sont » pas initiés au langage et aux mots techniques de nos doc- » teurs en philosophie moderne 2. » Voici comment l'iVveugle de la Montagne parle de cette « vérité prouvée a priori » : « Ce que nous regardons comme mécanique, ce que nous )) appelons organique, n'est qu'un résultat, un effet (un effet » concomitant) d'un ordre établi , relatif et proportionné à la » connexion que tout a avec cet ordre, et à l'échelon où nous, » spectateurs heureux et oisifs, nous sommes placés dans cette » grande échelle des êtres, des idées; enfin, relatif à notre » situation présente. Cette situation peut changer. Et combien » ne changera-t-elle pas un jour, si l'on peut appeler change- » ment ce qui est un effet de l'ordre même, ce qui est prévu, )) calculé, ordonné, ce qui est existant déjà dans le grand » point de l'éternité 3 ! » Tels sont les points de contact et les ressemblances du poé- tique système de l'Evêque d'Anvers, avec les systèmes des grands philosophes du siècle de Louis XIV. Trop romantique ' Pp. 5, i. ■' P. 63. ^ P. 63. Nous nous sommes demandé maintes fois en lisant V Aveugle de la montagne si De Nélis pensait réellement les choses qu'il écrivait ; peut-être n'a-t-il voulu donner qu'un roman philosopliique. N'a-i-on pas prétendu quelque chose d'analogue, à propos de certaines théories de Leibniz? ( 602 ) et trop mystique, surtout pour l'époque des Encyclopédistes, la Philosophie de De Nélis n'a pas conquis de disciples. Elle s'élève sur les limites du XVIII^ siècle, comme un de ces monuments solitaires où se révèle le génie des races éteintes et qui contrastent avec les constructions froides et désolantes élevées par les générations nouvelles. § 4. €Oi\€MJ^IOM. Arrivé au terme de cette étude , jetons pendant quelques instants un regard sur le chemin parcouru. Au commencement du XVIl^ siècle, nous voyons dans notre pays la Philosophie péripatéticienne régner presque seule sur toutes les intelli- gences. Dans les cloîtres comme dans les séminaires, dans les Universités comme chez les penseurs isolés, on étudiait la physique et la philosophie dans les livres d'Aristote, en ayant soin d'en élaguer ce qu'ils avaient de contraire au dogme catho- lique. Sans doute, on ne peut dire qu'en principe la parole d'Aristote fût considérée comme l'expression certaine et infail- lible de la vérité. Ne calomnions pas nos pères : jamais ils n'ont cru qu'ils devaient abdiquer leur raison individuelle devant la raison d'un autre homme, cet homme fût-il même un génie, comme l'était incontestablement Aristote. Mais, à leur insu, ils subissaient son influence, et ainsi certaines théo- ries hasardées du philosophe de Stagire, se rattachant aux sciences physiques surtout , étaient reçues par eux comme de confiance, quoiqu'elles n'eussent pas pour elles l'évidence, marque authentique de la vérité. Sans doute, l'enseignement s'attardait dans une foule de questions dialectiques, dont l'uti- lité pratique était presque nulle. Sans doute encore, plusieurs hypothèses apportées pour expliquer les phénomènes du monde de la matière et du monde des esprits, étaient compli- quées et obscures. Mais quand on se trompait, on croyait encore ( 603 ) suivre sa raison personnelle. Quand on descendait jusqu'aux dernières subdivisions des ternies et des idées, si l'on ne faisait pas œuvre pratique, du moins on atteignait la vérité, qui jamais n'est méprisable, quelle que soit la petitesse de son objet. Entin , l'obscurité et la complication des hypothèses étaient senties par tous, et par quelques-uns si fortement que, chez plusieurs philosophes d'alors, nous retrouvons l'expression énergique du désir de voir enfin éclore de nouvelles idées. Qu'on se rappelle ce que nous avons dit de Puteanus, de Fienus, de Van Helmont. Or, dans ce temps-là, la Hollande avait accueilli chez elle un étranger, le philosophe René Descartes qui, passionné pour la vérité, avait résolu de consacrer toute sa vie à la chercher, car il s'était persuadé, à tort il est vrai, que l'humanité ne la possé- dait dans aucune science. Ce philosophe conçut donc un vaste système embrassant tous les objets de nos connaissances, depuis Dieu jusqu'à l'être le plus intime de la création. Aper- (îevant d'une part cette prodigieuse variété de phénomènes qui se révèlent aux sens et à la conscience, passionné d'autre part, comme tant d'autres génies, pour l'ordre et l'unité, il voulut expliquer ces faits multiples et variés et l'harmonie qui les reliait les uns aux autres par un petit nombre de principes simples. 11 commença par supprimer d'un trait de plume toutes les qualités réelles, ce fatras d'entités scolastiques, comme il les appelait dédaigneusement. Resté en présence de substances capables d'être modifiées , il ramena à deux seule- ment toutes ces modifications : la pensée pour les esprits et l'étendue mobile pour les corps. Par une nouvelle simplifica- tion, il identifia le mode avec la substance, et il appela l'âme une pensée, et le corps, une étendue capable de se mouvoir. Dieu, en créant les corps, les crée en mouvement: il suifit. L'univers , avec ses soleils et leurs cortèges de planètes , notre Terre avec son satellite, la succession du jour et de la nuit, le retour régulier des saisons, et toutes les conditions favorables à la conservation de la vie : tout cela est expliqué par l'impulsion donnée dans le principe par le Créateur. L'Ecole mettait dans ( 604 ) la plante et l'animal des principes substantiels supérieurs ; Des- cartes n'en veut plus, et par des causes purement mécaniques, il explique la formation des êtres vivants, leur croissance, leur reproduction, les phénomènes merveilleux de la vie et ceux de l'instinct plus merveilleux encore. Arrivant enfin à l'homme, il donne exclusivement au corps tout ce qui n'est pas pensée, et une seconde fois, il explique mécaniquement chaque fonction vitale; l'âme devient le facteur unique non seulement des perceptions intellectuelles, mais encore des sensations. Dans l'ordre de la connaissance va apparaître de nouveau cet amour de la simplification portée jusqu'à l'excès. Jusque-là, les sen- sations avaient été considérées comme de vraies connaissances, quoique imparfaites : pour lui, elles ne sont que des men- songes qui font voir à l'humanité crédule des fictions enchan- teresses. On avait admis à côté des jugements certains des jugements d'un ordre inférieur : on les appelait des opinions et l'on croyait que la science ne pouvait s'en passer. Ce philo- sophe déclara qu'une opinion n'était pas digne du nom de connaissance : on ne connaît véritablement que ce que l'on connaît évidemment. Jusqu'à lui, on avait cru qu'une barrière infranchissable séparait la science de l'étendue de celle des nombres; toujours conséquent avec lui-même, il ramena la première à la seconde et créa la géométrie analytique. Jusqu'à lui, les démonstrations scientifiques de l'existence de Dieu exigeaient des éléments assez nombreux : partant de l'idée seule de l'être infiniment parfait, il arrive d'un coup à l'existence de cet être et déduit de son infinie perfection tous ses attributs. En s'occupant ainsi de tous les êtres, et en codifiant les lois générales qui les régissent, la réforme devait fatalement s'étendre à toutes les sciences humaines et même aux sciences révélées; aussi Descartes insère-t-il dans ses ouvrages et dans ses lettres des aperçus nouveaux, non seulement sur la philo- sophie et les mathématiques, mais encore sur toutes les parties de la physique, sur l'astronomie, la géologie, la médecine et la théologie. La supériorité incontestée de son génie en mathé- matiques et en physique faisait croire qu'il n'avait pu défaillir ( 605 ) dans les autres branches du savoir humain, et d'ailleurs la clarté de ses explications, le brillant de ses hypothèses, la nou- veauté des idées, le ton de conviction qu'il mettait à les exposer, la belle langue française du Discours de la Méthode : tout cela mis en regard des énoncés obscurs, des suppositions compli- quées, des thèses ressassées, de la timidité des affirmations, et des difficultés du langage latin dont se servaient les partisans de la Philosophie aristotélicienne, explique suffisamment la faveur que devait rencontrer le système de Descartes. Il est intéressant de voir comment s'établit la communication entre cet homme de génie et tous ceux qui s'occupaient de philosophie dans notre pays. Quand Descartes vint se fixer à Amsterdam, un jeune médecin du nom de Plempius, que ses études à l'Université de Louvain avaient mis en contact avec Libert Froidmont, physicien distingué de l'Ecole d'Aristote, vit le philosophe français, et ils s'occupèrent ensemble de travaux d'anatomie. Peu de temps après, Plempius appelé par Isabelle à occuper une chaire à la Faculté de Médecine de l'Université de Louvain, put entretenir ses collègues du nouvel antagoniste d'Aristote. Du reste, Descartes eut soin de se rappeler au souvenir de son ami, en lui envoyant des exem- plaires du Discours de la Métfiode, dont un était destiné à Libert Froidmont, bien connu de Descartes, grâce à Plem- pius, et à son traité de météorologie. Plempius transmet un autre exemplaire au Jésuite Ciermans ; et ces trois hommes, que l'on peut considérer comme les représentants en Belgique de la science laïque, ecclésiastique et religieuse, engagent par lettres avec l'auteur une triple polémique dont nous avons décrit longuement les phases. La même année, Plempius, dans un ouvrage imprimé, attaque Descartes nominativement et avec vigueur sur le mécanisme physiologique du corps humain. Dès lors, le réformateur est connu chez nous. Un jeune étudiant en médecine de Louvain, Gérard Van Gulscho- ven, se rendant en Hollande pour s'y perfectionner dans sa branche, alla passer quelques mois auprès du philosophe français et rapporta à Louvain une admiration enthousiaste ( 606 ) pour les nouvelles idées. Devenu professeur de mathématiques et plus tard d'anatomie, il les défendit vigoureusement et vit bientôt venir s'adjoindre à lui un puissant auxiliaire, dans la personne de Guillaume Philippi, son collègue de la Faculté de Médecine. Ces deux professeurs n'étaient pas seulement en rapport avec les futurs médecins; Yan Gutschoven voyait en outre autour de sa chaire de mathématiques plusieurs cen- taines de jeunes gens appartenant aux quatre Pédagogies; Philippi était professeur au Collège du Lis. Ils eurent donc toute facilité d'infuser dans ces jeunes intelligences, avides de nouveauté et de clarté, l'engageante philosophie de Descartes, si bien qu'en 16o2, Plempius jetait un cri de détresse et signa- lait douloureusement les assauts que livraient certains de ses collègues à la citadelle d'Aristote. Dans l'entretemps, on s'était ému en Hollande des procédés de polémique employés par Plempius dans la première édition de ses Fundamenta medicinœ en 1638; les plus émus furent Descartes et Regius, son ardent disciple. Ce dernier écrivit une lettre amère à Plempius; il l'attaqua dans des thèses imprimées. L'amour-propre du pro- fesseur de Lpuvain froissé, ce semble, justement, affermit son opposition au nouveau maître; dans les éditions successives de son ouvrage, en d644, en 1654, en 1664, il alla toujours multipliant, allongeant, fortifiant ses argumentations contre Descartes. En 16o2, un jeune professeur de philosophie, formé à l'école de Philippi, et qui sera plus tard l'un des plus célèbres cartésiens; au sein même du cartésianisme, le chef, sinon le fondateur d'une secte dissidente, Arnold Geulincx d'Anvers, dans un discours public, déverse à pleines mains le ridicule sur les doctrines péripatéticiennes et exalte les clartés de la Philosophie naissante. Voilà comment le cartésianisme pénétra en Belgique : amis et ennemis y contribuèrent, et naturelle- ment aussi les ouvrages du réformateur. On vient de voir que Plempius s'était rangé parmi les adver- saires publics et officiels de Descartes, du vivant même de celui-ci. Froidmont et Ciermans imprimèrent aussi quelque chose contre lui ; mais leurs attaques sont voilées. L'édition (607) hollandaise des Méditations, en 1642, avec son explication des accidents eucharistiques et la lettre au P. Dinet, si injurieuse pour le P. Bourdin, de la Compagnie de Jésus, déterminèrent, en 1642, un Jésuite anglais, le P. Compton Carleton, fixé à Liège depuis de longues années, à livrer un assaut en règle à toute la Philosophie cartésienne dans son traité intitulé Universa philosophia ; il y adjurait le novateur de revenir à des sentiments plus compatibles avec la théologie catholique. Les soucis que causait à Descartes son départ pour la Suède et la maladie qui le conduisit au tombeau quelques mois après l'em- pêchèrent de réfuter et peut-être de connaître les attaques du professeur de Liège. Au reste, la jeunesse belge ne s'en porta pas moins avec ardeur vers une Philosophie si passionnément combattue. Quoiqu'en 16o3, six doctes personnages de l'Uni- versité de Louvain eussent censuré personnellement les doc- trines cartésiennes dans des lettres latines publiées l'année suivante, Plempius, quatre ans plus tard, constatait, dans ses réponses aux remarques cartésiennes de Van Gutschoven, que la plupart des étudiants en médecine étaient infectés des erreurs nouvelles. Ce n'est pourtant qu'en 1662, que dans des thèses publiques un professeur de médecine, enhardi sans doute par l'attitude favorable des Jésuites Tacquet et surtout Der-Kennis dans son traité De Deo uno et creatore, osa faire l'éloge public de Descartes et y joindre la profession de plusieurs de ses doc- trines. C'en était trop. L'internonce, qui déjà s'était ému des progrès du cartésianisme parmi les étudiants en philosophie de Louvain, engagea le Recteur magnifique à prendre des mesures contre lui ; c'est ce qui amena les fameuses censures émanées de la Faculté de Théologie. Rendus plus circonspects, les partisans de Descartes atténuèrent l'un ou l'autre point, surtout après la mise à l'index de certains ouvrages de leur maître. Mais dans toutes les questions que l'on jugeait indé- pendantes de la théologie, on peut dire, et toute cette histoire en fait foi, que l'enseignement de Louvain fut cartésien au XV1I« siècle comme au XVIII^ Même sur les autres points, bien des timidités disparurent à la longue : beaucoup ne crai- ( 608 ) gnirent pas d'abandonner les accidents réellement distincts, malgré ce que disaient généralement les théologiens sur les espèces eucharistiques et sur les qualités surnaturelles. L'auto- matisme, d'abord jugé contraire aux Écritures, fut admis ensuite par plusieurs, sinon à titre de certitude, au moins comme probable. L'extension actuelle des corps était trop opposée aux enseignements de la Foi pour rencontrer beau- coup d'adhérents. Elle en rencontra cependant quelques-uns, et les autres se contentèrent de dire que l'extension n'était qu'une propriété naturelle des corps. Malgré la mésaventure de Van Velden, le système astronomique de Copernic, repris par Descartes, n'a jamais été rejeté officiellement par l'Univer- sité de Louvain : on s'accordait généralement à dire que c'était là une question douteuse que ne tranchaient ni la révélation, ni la science. Telles ont été les destinées des doctrines de Descartes dans notre pays. Si on les compare à celles qui leur sont échues en Hollande, on verra que les autorités civiles et religieuses ont sévi dans ce dernier pays plus souvent et plus rigoureusement, avec d'autant moins de raison qu'on se trouvait sur la terre du libre examen, et qu'on se basait pour attaquer Descartes sur les formes substantielles et sur les mouvements de la Terre. Chez nous, au contraire, jamais l'autorité civile ne s'est pro- noncée contre le cartésianisme; jamais les évêques ne l'ont condamné. Si la Faculté de Théologie de Louvain, douze ans après la mort de Descartes, a censuré diverses de ses propo- sitions, ce jugement, quelle qu'en soit la valeur, ne liait pas fort étroitement les professeurs ; de fait nous en voyons quel- ques-uns enseigner impunément plusieurs des sentiments improuvés. Lors de l'incident de Van Velden, à propos de sa thèse sur le mouvement de la Terre, aucune décision doctri- nale n'intervint; il s'agissait plutôt d'une violation de la dis- cipline académique. Si maintenant nous jetons les yeux sur ce qui se passait en France , nous y voyons le roi et les parle- ments prenant des arrêtés contre la Philosophie de Descartes, et les cartésiens français réduits à se prévaloir de la liberté ( 609 ) qu'on laissait à leurs coreligionnaires de Belgique, pour essayer d'écarter les mesures prises contre eux. D'oii venait la diffé- rence d'attitude de la part du gouvernement des Pays-Bas? D'abord et surtout de l'esprit de liberté dont nos institutions nationales ont de tout temps été animées. Ensuite, le jansé- nisme de certains membres du gouvernement les portait à user de tolérance vis-à-vis de tous ceux qui semblaient s'op- poser aux doctrines romaines; et d'ailleurs, nous avons maintes fois constaté que les mêmes hommes étaient à la fois cartésiens et jansénistes. Enfin, depuis 1640, le gouvernement, qui avait commencé à lutter plus ou moins ouvertement contre les privi- lèges de l'Université, n'était peut-être pas fâché de se créer des amis dans le corps enseignant, et il était bien clair pour lui qu'il n'en pouvait rencontrer parmi les professeurs attachés aux vieilles traditions. Aussi voyons-nous que les plus grands cartésiens de Louvain, Van Gutschoven, Philippi, Dinghen, Van Velden, ont occupé des chaires qui étaient à la collation du roi d'Espagne. Sous la domination autrichienne, on avait moins que jamais à craindre de voir le gouvernement prendre position contre les doctrines de Descartes. Les ministres de Marie-Thérèse et de Joseph II étaient trop amis de « l'émancipa- tion de la raison humaine » pour ne pas protéger des systèmes qui, en apparence du moins, exaltaient la raison individuelle aux dépens de la Foi. Leur action se réduisit à introduire dans l'Université de Louvain l'un ou l'autre manuel de philosophie, où l'on préconisait les principes de Leibniz et de Wolf. Quand arriva la grande révolution française, la vieille Université de Louvain disparut pour renaître au XIX® siècle en même temps que naissaient les Universités de Gand et de Liège. A la même époque, dans les différents diocèses, se rouvrirent les sémi- naires que la tourmente révolutionnaire avait fait fermer. Alors commence un nouvel ordre de choses en philosophie comme en politique. Les systèmes que l'on adopte sont surtout ceux de Kant, de de Bonald ; quelques-uns retournent timidement à la scolastique. On ne s'occupe plus guère ex professa du car- tésianisme, à part Louis Gruyer, qui a publié en 1832 un Tome XXXIX. 39 ( 610 ) examen critique de la Métaphysique de Descartes, et qui, somme toute, comme s'exprime M. Le Roy i, en est resté en philosophie à l'ancien régime. Il n'en est pas moins vrai de dire que l'œuvre de Descartes a laissé de profondes traces dans la Philosophie contempo- raine. C'est Descartes qui a donné un nouvel élan à l'étude de la logique critique '^ et ouvert de nouvelles voies à la physique mathématique. Par contre, quelques-uns, attribuant au crité- rium des idées claires une étendue qu'il n'avait pas dans la pensée de Descartes, s'en forgèrent une arme pour rejeter toute révélation. D'autres, développant son idéalisme mitigé, en vinrent à révoquer en doute l'existence du monde extérieur. Quelques-uns, encore séduits par les arguments spécieux sur lesquels Descartes appuie son doute méthodique, sont tombés dans le scepticisme absolu. Enfin, il y en a qui, pen- sant, d'après Descartes, pouvoir avec de la matière et du mou- vement expliquer les phénomènes de la vie végétale et de la vie animale, ont appliqué cette théorie à la vie intellectuelle et sont passés au matérialisme. Descartes, croyant sincère, défen- seur de la certitude, spiritualiste convaincu, eût sans aucun doute désavoué de telles conséquences, et, plutôt que de les admettre, aurait renoncé aux principes dont on les tire, si on lui eût prouvé qu'elles en étaient les suites nécessaires 3. ^ Biographie nationale, volume VI, pp. 358 et suivantes. ■2 LooMAxNS, Connaissance de soi-même, Bruxelles, 1880, p. 33. t Descaries, % en présence des subtilités et des controverses d'une scolastique dégénérée, » rappelle l'esprit à lui-même, ou, suivant son expression : « à la considération » de lui-même et des choses qu'il trouve en lui ». ' 0. volume m, p. 525 {Principes, livre 4, n° 207) : a Toutefois, à cause que » je ne veux pas me fier trop à moi-même, je n'assure ici aucune chose, et je » soumets loules mes opinions au jugement des plus sages et à l'autorité de » l'Rglise. » ( 611 ) PIECES JUSTIFICATI^'ES. N« I. Lettre de la Faculté des Arts à l'internonce. o juillet 1662. (Extrait des Actes de la Faculté.) Illustrissime et reverendissime Domine, Triste fuit et durum audire doctrinam nostram traduci tanquam christianœ juventuti noxiam, eo niagis quod uti majores noslri, ita et nos toti sollicili simus ut sicut oculi ancillœ in manibus dominœ suae, ita oeulus philosophiœ nostrœ ad doctrinam sacram, velut dominara attente respiciat, et jugiter illam susplciat; quin imo jam pcr quadrien- nium integrum, junctis professorum omnium viribus et animis desuda- tum est, ut ea quse sacrae et superiori scientiae non subservirent, velut lolium et tribulos fatigantes extirparemus iisque (quod multorum et primariorum pridem votum fuit) subslitueremus exactam librorum De Anima pertractationcm, quibus juventus in sui ipsius et ingenitœ nobili- talis nolitia amplius proficeret et propinquius prineipiis christianis admoveretur : proinde conatibus bis et scopo nobis prœfixo e diamelro adversum foret, si periculosa et maie olenlia Charlcsii, vcl cujuscumque alterius dogmata, etiam sub exercitii fuco, juvenum animis inslilJarentur, quibus et omnibus optamus impressum, quam quoslibet fidei calbolicœ articulos, quam sanctos ecclesiœ patres vcneremur, et cujuscumque graveolcntiie apud Sanctam Sedem, cui toti devoti sumus, etiam suspi- cionem detestemur. Quae omnia ut compertiora sinl simulque sinislris informationibus plenius satisfîat, censuimus deputandos e corpore nostro qui bas pcrferrent. ÏIos ut patienter audire lllustrissima Dominalio ( 612 ) Vestra dignetur, nobisque et suum et apostolicum affectura conservare, enixe rogamus, et id sperantes manemus IlIustrissirii8B Vestrae Gratiae, observantissimi farauli. Decanus et Facultas Artium, studii generalis oppidi lovaniensis. Lovanii, 5 julii 1662. Superscriptio : lllustrissimo ac reverendissimo domino, domino Hieronymo Vecchiis Montis regalis abbati apud Belgas pronuntio aposlolico, Bruxeilis. N« IL Lettre de rinternonce à la Faculté des Arts. 7 juillet 4661 ( Extrait des Actes de la Faculté. ) Doctissirai viri, Dum super dogmatibus Carthesii periculosis litteras ad Facultatem philosophicam scripsimus, non vestrara Artium Facultatem notare inten- dimus, vel uMum ejus membrum, tanquam sinistrae alicujus doctrinae suspectum, sed quia audimus nonnullos Lovanii majori quam par est erga Carthesium zelo philosophari, qui, quamvis extra Facultatem ves- tram constituti, possent tamen juventuti christianœ, seu catholicae ejus eruditioni officere, hinc nostras ad vos dirigendas censuimus, quibus propinquius dictae juventutis et christianœ philosophiae germana inte- gritas incumbit, tum ut messem vestrara ab inimicis zizaniis pergeretis immunera servare, tum ut prurientem aliorum scabiem sanare, iisque philosophiœ vestrae sinceritatem communicare satageretis : proinde mens nostra fuit| Facultatis vestrae manum velut medicam huic malo adhibere, et ne inficiatur grex vester, plane confidimus vos constanter ( 613 ) advigilaturos, imo uti scripsimus, decreto aliquo et Facultatis vestrae authoritate prœcaiituros, ut a promotionibus arceantur, qui contra sanam et catholicam professorum vestrorum cruditioneni piaefati Cartesii noxia dogmata sectari compericntur. Vobis demum saiutaria quaeque animitus apprecamur. Veslruni studiosissimus, Hieronymus, abbas Montis Regalis. Bruxellis, 7^ julii 16(î2. Superscriptum erat : Doctissiiiiis viris Facultatis Artium alniœ Universitatis lovaniensis, Lovanii. N« III. Lettre . Et erat infra scripluni : Locus sigilli. De mandate Dominorum Meorum, P. Lehoir, notarius. N« V. Délibérations de la Faculté des Arts. (Extrait des Actes.) Liber decimus quartus Actorum Venerandse Facultatis Artium, studi generalis oppidi lovaniensis ab anno 1661. (ff. 64 et sequ.). Indicta est deputatio 5" Julii 1662. 1" An placeat audiri litteras Illuslrissimi Domini Internuncii dircetas ad Faeullatem Artium, contra doctrinam Cartesii, et quid iis respon- dendum? Conclusum est ad 1"™ commilti DD.Deputatis, cum assumendis maxime professoribus ut concipiant responsum mittendum ad Illuslrissimura Dominum Internuncium. Die 4=» Julii 1662, indicta deputatio in majori numéro in horara octavam, sub juramento, in qua proposita sunt sequentia : l» Quid placeat fieri quoad litteras Internuncii. Ad 1"™ concipiendus est libellus a Domino Dictatore ad Internun- cium et aliquos esse mittendos ad ipsum qui cum ipso agent, et rogarunt DD. Randaxhe et Vincent ut dignentur illud onus suscipere. Die o* Julii 1662, indicla est deputatio in médium nono, in qua fuit ( 616 leclus conceptus formatas a Domino Diclatorc et remissus ad Facul- tatem. Eadem die, indicta est congregatio Facultatis in h. 9, sub juramento, et fuerunt proposita seqaentia : i) DD. Députa tos censuissc aliquos députâtes mittendos esse Bruxellas, ratione litterarura Internuncii. Conclusum est ad I"™ placere resoiutionem DD. Deputatorum, mit- tendos esse DD. Randaxhe et Vincent cum litteris Facultatis ad lUus- trissimum Internuncium quorum hic ténor fuit. (Voyez pièces justifi- catives, n° I.) Die 10 Julii indicta est congregatio Facultatis sub juramento in horam octavam et fuerunt proposita sequentia : 2) Quid placeat fîeri sub iilteris Illustrissimi Domini Internuncii relatis per DD. Députâtes, quarum ténor est hic. (Voyez pièces justifi- catives, n" 11.) Ad secundum, committi DD. rcgentibus et senioribus professoribus. Die 14Augusti, indicta est deputalio in majore numéro sub juramento, in horam octavam, in qua nunciatum est a DD. Decanis Illustrissimum Dominum Internuncium venisse ad hanc civitatem,pridieque fuisse salu- tatum ex parte Universitatis, an placeat etiam ut saiutelur ex parte Facul- tatis, item quid placeat ipsi responderi quoad illud decretum quod petit fieri in postremis suis litteris, casu quo aliquem de Facultate desuper interroget. Resolutum est, cum ipse salutatus fuerit ex parte Universitatis, non esse necesse ipsum denuo salutari. Verum si veniat die ad Scholam Artium prout DD. Porcensibus ipsum ad Artium Facultatem invitanlibus, se venturum promisit, eum esse per D. Dictatorem in Vico statim abso- luto actu salutandum, ipsique gratias agendas pro honore exhibito. Quoad decretum ab ipso petitum, conclusum est esse formandam aliquam ordina- tionem ex parte Facultatis qua obligetur quilibet professer ad (?)quando- cunque in explicationc aliqua matcria occurret in qua crit occasio agendi de aliqua ex propositienibus periculosis aut maie senanlibus, illudque référendum esse ad Facultatem. Eadem die (iC Augusti) indicta est congregatio Facultatis in mediura nonae, sub juramento, in qua proposita sunt sequentia : i) DD. Députâtes in majore numéro nuper reselvisse esse forman- dum ordinationem etc.... prout supra, quoad decretum petitum ab Illus- trissime Domino Internuncio. 617 Conclusum est ad primum commilti Depulatis ut forment aliquem conceplum illius ordinationis et ille formatus referatur ad Facultatem, Die 28 augusli, indicla est deputalio in majore numéro convocatis DD. professoribus ad concipiendam ordinationem petitam ab Illustris- simo D. Internuneio, quam formalam judicarunt esse praelegendam Facultati. Eadem die, indicla est congregatio Facullatis, sub juramenlo, in médium duodecimo, in qua leclus est conceptus DD. Dcputatorum quoad ordinationem petitam ab liluslrissimo Domino Internuneio et petitum quid placeat circa illam fieri. Resolutum est illam ordinationem placere, eamque publicandam in scholis per Dominos professores, copiamque ilIius mittendam esse ad Iliustrissimum Dominum Internunciuni, adjecta epistola. (Voyez pour la teneur de la lettre, Pièces Justificatives, N° III; pour le décret, ibidem, N« IV.) N« VI. Lettre de l'Interuoiice au llecteur magnilique. "21 août 1662. Extrait des Actes de l'Université.) Magnifiée Domine, Hortatus nuper fui Vener. Facultatem Artium, ut conaretur epicureis dogmalibus cartesianœ philosophice obsistere, et antiquam aristotelicam doctrinam tueri. Et ipsi quidem bortationem nostram plane libenter amplexi ita se facluros promiserunt. Licet autem monitum hoc pro omnibus generaliter, ac prœsertim pro medicis, suflficere putaverim; en tamen prodeunt thèses cura impertinentibus, 29° Augusti, mane propu- gnandae in schola niedica (earumque exemplar pênes me est), in quibus non agnoscuntur in corporibus, nisi « motus, quies, situs, figura et magnitudo «. Quod videtur sacrosanctum altaris mysterium subverti. tt Argumenta quse brutis animam asserunt, non esse probabilia. Dubium esse an bruta vivant. Nihil sub cœlo esse novi, seposita anima rationali : — videlicet prout intelligi puto ab Auctore — nullas animas, nullas qua- litales de novo produci, quia nullœ sint. Omitlo laudes, quae Cartesio ( 618) attribuuntur. Cura itaqiie gliscenti huic malo reraedium opponi oporteat, sediilo commendo Dominationi Vestrœ, ut statim adhibito Theologorum aliorumque prudentium virorum consilio discutiat memoratas thèses; et si quae propositiones cartesianis erroribus obncxise in iis reperiantur, vel Thèses ipsas proscribere velit in totum, vel mandare ut saltem proposi- tiones quœ Cartesii novitatem continent seu sapiunt, expungantur, aut alîo modo suaviori, prout prudentiœ vestrœ magis cxpedire videbitur, (provideas). Quocirca rem lotam judicio vestro plane committo, absque alio responso, cum tempus disputationum proximum longiorem moram non recipiat. Prœstabit in hoc Dominatio Vestra et aima Universilas rem Sanctissimo Domino Nostro pergratam, quem de vestra vigilantia opera- que edoccbo. ]\« Ml. Censures de Thèses carlésiennos par la Faculté de Théologie de Louvain. (Extrait des Actes de la Faculté de 1634 à 1664.) Die 7* Septembris (convocata), fuitFacultas ad domum decani ut ferret judicium super quibusdam thesibus et impertinentibus in(scholis) medi- corum, 29* die Augusti proxime praeteriti propugnatis : quod Facultas Sacra rogabatur a magnifico D. Rectore per spéciales litteras lUustrissimi Domini Internuncii desuper interpellato. Post rem serio examinatam et plurcs sessiones desuper habitas, dederunt Eximii Domini suum judi- cium, atque illud per manus Decani magnifico rectori transmiserunt, cujus hic est ténor. Thesis. Numquid qui de medicina aut philosophia nunc v/gr. (unicum si ex- cipias Renatum de Cartes) scripserunt, pecudes dici merito possunt,cum pecudum instar, se mutuo sint insecuti? Disput. 7, Impertinenti I. Censura. Temerariœ perversilatis qua loti antiquitati insultatur, profanae novi- tatiapplaudilur, et Cartesius, non paucis alioquin erroribus sanilati fidei ( 619 ) christiaiKB dissonis obnoxiu.s,immerito extollilur : quorum errorum spé- cimen hic subinseritur. Primo. « Per substantiam nihil aliud intelligere possumus quam rem quœ ita existit, ut iiulla aiia re indigeat ad existendum. Et quidem sub- :»tantia, quae nulla plane re indigeat, unica tantum polest intelligi, ncmpe Deus : alias vero omnes non nisi ope concursus Dei exist ère posse perci- pimus », Et post : « Possunt autem substantia corporea et mens sive sub- stantia cogitans creata sub hoc communi conceptu intelligi, quod sint res, qua3 solo Dei concursu egent ad existendum.» Part, l^ Princip. Philosop. num. 51 et 52. Ex quo consequens est, quod prœter animam rationalem non detur ulla forma substantialis , ne quidem in brûlis et in plantis : quod etiam variis locis innuit. Secundo. « Omnino répugnât dari accidentia rcalia : quia quidquid est reale, potest separalim ab alio omni subjecto existere : quidquid autem ita separatim potest existere, est substantia, non accidens. Nec refert quod dicatur, accidentia realia non naturaliter, sed tantum per divinam potentiam a subjeclis suis sejungi posse : nihil enim est aliud fieri natu- raliter, quam fieri per potentiam Dei ordinariam, quae nullo modo dif- fert ab ejus potentia extraordinaria, nec.aliud quidquam ponit in rébus adeo ut si omne id quod naturaliter sine subjecto esse potest, sit substantia, quidquid etiam per quantamvis extraordinariam Dei poten- tiam potest esse extra subjectum, substantia est dicendum. » Respons. ad object. 6. post médit, num. 7. Ex quo consequens est, non remanere acci- dentia panis et vini sine subjecto in Eucharistia. Tertio, u Extensio corporis est attributum ejus essentiam naturamque constituens. » Inmedit. seu notis pag. 172 et Part. /* Princip. Philos, num. 53. Quarto. « Cognoscimus praeterea hune mundum, sive substantiac cor- poreae universitatem nuUos extensionis suœ fines habere. « Part. 2* Princip. Philosoph. num. 21. Quinto. « Hincque etiam facile colligi potest, atque omnino, si mundi essenl infiniti, non posse non illos omnes ex illa una eademque materia constare; nec proinde plures, sed unum tantum esse posse. » Ibidem, num. 22. Thesis. Per certam motus, quietis, situs, figurœ, magnitudinis partium modifi- cationem, medicamentorum omnium virtutes, corporis pariter actiones, ( 620 et clare et distincte explicantur : numquid igilur merito qualitates secun- das ut frustraneas expungimiis, et tanquara poetica (ut vcre sunt) com- menta explodimus? Disput. i, Impertinent. 1. Censura. Positio haec continet doclrinam temerariam, exoticam, et in fide peri- culosam : censuram autem intolerabilem. Thesis. Certior et avidentior est animœ seu mentis nostrae existentia, quam corporis. Disputatio 2, Impert. 7. Censura. Maie dicitur quod existentia animae sit certior quam existentia cor- poris; insuper, tam fit certa de fide quam ilia. Thesis. Argumenta in brutis animam asserentia (sepositis sacris) non convin- cunt, imo nec probabilia sunt. Censura. Falsa, insulsa, prœsumptuosa ac toli venerandae antiquitati injuriosa positio. Thesis. Anima nostra non proprie dicitur esse in pede, aut si mavis, capite, imo nec in ulla corporis parte. Disp. 13, Imp. 3. Censura. Positio erronea et veritati catholicae fidei inimica, concilio Viennensi ac novissimo Lateranensi adversa, quibus definitur, quod anima ratio- nalis sive intellectiva sit forma corporis humani vere, per se et essen- tialiler, et oppositum deinceps asserentes, defendentes seu pertinaciter tenere prsesumentes tanquam hœretici censendi definiuntur. Thesis. Sanius vivunt (si proprie vivant) aniraalia bruta quam homines. Disput. 15, Impert. 2. ( 621 ) Censura, In dubium revocans an animalia proprie vivant, Scripturis sacris est dissentaneus. Tbesis. Nihil, seposita anima rationali, sub cœlo novi. Disput. 16. Impert. 2. Censura. Assertio ob binam signifîcationem vocis novi captiosa : et praiterea sive vox illa nominaliter usurpetur, sive verbaliter, principiis Fidei dissentanea. Tbesis. Auctoritas in scientiis naturalibus pons Asinorura vere dici potest et débet. Censura. Assertio insolenter superciliosa, docentibus contumeliosa, discentibus insuper perniciosa. Tliesis. Mortalitas hominis in ipsius ignorantia consistit. Disput. 19, Impert. 2. Censura. Assertio novitia, falsa, erronea, Scripturis, Conciliis et Patribus dissona. Ipsumque denique Ihesiura corpus tôt spurcitiis atque illicebrosis fœditatibus respersum est, ut neutiquam illœ potuerinl absque prae- sentissirao multorum scandalo publiée exponi et in confertissimo omni- genorum auditorum confluxu evulgari ac cunctis promiscue adventan- tibus distribui. N« VIII. (Extrait des Actes de l'Université.) Die marlis 19» Septembris, indicta est deputatio extraordinaria in majori numéro in qua lectae sunt litterœ IIl»'. D"' Internuncii die 29" Augusti supra registratœ, super Ibesibus in Facultate medica dcfen- dendis, atque post modum perFacullatemSacraeTheologiae juxta tcno- ( 622 ) rem dictarum litterarum, attamen post defensionem earumdem thesiuni examinatis, ad quas supramentionatœ Facultatis sacrœ resolutio hic quoque lecta est : eaque audita, ponebat Magnificus D""* an D»' judi- carent aliquas ex dictis propositionibus seu thesibus posse (servata pace inter omnes) defendi seu manu teneri. Gonclusum est rogandos esse 0""^ profcssores aliarum Facultatuni qui examinent philosophiam Carihesii : et si quid invcniant sanœ doc- trinœ contrarium, déférant ad Magnificum Rectorem ut illud possit eliminari; major autem pars judicat adhœrendum esse antiquœ doc- trinae, ab bac et aliis cathoUcis universitatibus hactenus receptœ, donec aliter a superioribus fuerit ordinatum ; cavendum tamen ne professer ullus nominetur in edictis quae fortasse continget evulgari; monendas etiam esse singulas Facultates ut in posterum a scurrilibus impertinen- tibus abstineant. FIN. ( 623 ) TABLE DES MATIERES CHAPITRE PREMIER. PHILOSOPHIE EN BELGIQUE AVANT l'iNTRODUCTION DU cartésianisme. Sommaire. 1. Établissements où se donnaient les cours de philosophie. — 2. Leur influence sur le mouvement philosophique. — Caractère de l'enseignement philosophique : 3. dans les congrégations religieuses; — 4. dans les collèges; — S. dans les séminaires; — (j. à l'Université de Louvain : faculté des arts; — 7. faculté de théologie; — 8. professeurs humanistes; — 9. faculté de médecine. — dO. Philo- sophes isolés : Guillaume Mennens; — 11, Jean-Baptiste Van Helmont. — 12. Conclusion. Pages 5 à 27 CHAPITRE H. DU cartésianisme en BELGIQUE DEPUIS l'aRRIVÉE DE DESCARTES EN hollande, en MAI 1629, JUSQU'a LA PUBLICATION DU DISCOURS DE LA MÉTHODE, EN JUIN 1637. Sommaire. 1. Rapports de Descartes avec Isaac Beeckmann, — 11 écrit le Traité de la musique. — 2. Il sert sous le comte de Bucquoy (1621). — 3. Il passe quelques jours en Belgique (1622). — 4. Le cardinal de Bérulle recommande Descartes aux oratoriens de Flandre (1628). — o. Henri Reneri, de Huy, donne à Descartes l'idée de ses « Météores •>. — 6. Vopiscus-Fortunatus Plempius d'Amsterdam; ses premiers rapports avec Descartes. — 7. Séjour du P. Mersenne en Belgique et ce qu'on pensait dans notre pays du séjour de Descartes en Hollande. — 8. Reneri, premier professeur cartésien. — 9. Sylvius, de Braine-le-Comte, et Descartes. l'aides 28 à 52 CHAPITRE m. PUBLICATION DU DISCOURS DE LA MÉTHODE, ETC., EN JUIN 1637*, CONTROVERSE A CE SUJET ENTRE DESCARTES ET LIBERT FROIDMONT, DE HACCOURT. Sommaire. 1. Ce qu'était le premier ouvrage de Descartes. — 2. Il en envoie des exem- plaires à Plempius, à Libert Froidmont, de Haccourt, et au P. Fournier, de Caen, Jésuite à Tournai, — 3. Controverse entre Froidmont et Descartes; critique générale : le système physique de Descartes est ingénieux , mais il est hypothétique et même contraire à la vérité. Réponse de Descartes : il n'a employé que des arguments démonstratifs et Froidmont ne l'a pas compris. — 4. Objections particulières : a) Il est faux que les animaux soient de simples machines. Triple réponse de Descartes. — o. b) L'âme ne sent pas seulement dans le cerveau. Réponse de Descartes. — 6. c) Toutes les actions des corps ne sont pas mécaniques. Réponse de Descartes. — 7. Importance historique des lettres entre savants au XVIIe siècle. — 8. Conclusion de la controverse entre Descartes et Froidmont. Pages 43 à 61 CHAPITRE IV. CONTROVERSE ENTRE DESCARTES ET LE PÈRE CIERMANS, JÉSUITE DE LOUVAIN. Sommaire. i. Occasion de cette controverse. — !2. Appréciation générale du Père Ciermans touchant les différentes parties de l'ouvrage. — 3. Objections spéciales sur la théorie des couleurs. — 4. Réponse de Descartes. — 5. Réflexions sur cette discussion. Pages 61 à 72 { 625 CHAPITRE V. CONTROVERSE ENTRE DESCÂRTES ET VOPISCUS-FORTUNÂTUS PLEMPILS, PROFESSEUR A l'uNIVERSITÉ DE LOUVAIN, SUR LA CAUSE DES PULSATIONS DU COEUR ET SUR LA CIRCULATION DU SANG. NotiUiiaitM;. 1. Relation des opinions de Descartes en celle inalièrc avec lout son syslème phi- losophique. — 2. Importance historique de cette controverse. — ;», Opinion de Descartes sur la cause du mouvement du cœur et la circulation du sang. — 4. Objec- tions de Plempius. — o. Réponses de Descaries. — 6. Plempius revient à la charge.— 7. Nouvelles réponses de Descartes. — 8. Continuation de l'histoire de la controverse. — 9. Appréciations mutuelles des deux adversaires. — 10. Du rapport dés idées de Descaries avec celles de Van Hehnont. l'aies 75 k 9^ CHAPITRE Vl. l'AUGUSTINUS de JANSENIUS et son influence sur la PROPAGATION DU CARTÉSIANISME (l640). Sommaire. 1. État de la question. — 2. Alliance en Belgique du jansénisme et du Cartésianisme. — ^.Sentiments de Jansenius sur Arisloie et la scolastique. — 4. Sentiments identiques de Descartes. — 5. Déterminisme de Janse- nius. — 6. Déterminisme de Descartes. — 7. Ressemblances secondaires. — 8. Conclusion. Pages 95 à 11*2 CHAPITRE VH. RAPPORTS DE DESCARTES AVEC LE LOUVANISTE GÉRARD VAN GUTSCHOVEN ET l'aNVERSOIS CATERUS (1639-1641). Sommaire. 1. Descartes a-t-il eu en Belgique d'autres correspondants que Plempius et Ciermans? — 2. Notice sur Vaa Gutschoven. — 8. Discussion historique à pro|)os de ses rapports avec Descaries. — 4. Rencri et Van Gutschoven en Hollande. — 5. Notice sur Calerus. — 6. Portée de ses objections. — 7. On ne peut faire de lui un précurseur de Kanl ni de Bei'keley. — 8. Critiques de Caterus et réponse de Descartes louchant les arguments apportés en preuve de l'existence de Dieu; - H. En prouve de la spiritualité de l'âme. Paiies 115 à I5i5 Tome XXXIX. 40 626 CHAPITRE VIIÏ. DÉVELOPPEMENT DE LA LUTTE ENTRE LES ANCIENNES DOCTRINES ET LES IDÉES CARTÉSIENNES AU SEIN DE l'uNIVERSITÉ DE LOUVAIN (1641-1649). Sommaire. 1. Récriminations de Descartes et de ses disciples hollandais contre les attaques de Plempius. — 2. Plenipius se défend dans la seconde édition des Fundamenta medicinœ. — 3, Van Gutschoven devient membre du corps enseignant. — 4. Plan de défense des partisans de la philosophie ancienne. — S. Nouvelle édition de la Météorologie de Froidmont, — 6. Psychologie de Froidmont. Pages lo6 à 15G CHAPITRE IX. LE CARTÉSIANISME EN DEHORS DE l'uNIVERSITÉ DE LOUVAIN (1641-1649). Sommaire. 1. Jean Caramuel y Lobkowitz. — 2. Les Jésuites en Belgique, nommément à Louvain et à Liège. —3. Le P. Thomas Compton, professeur au collège des Jésuites anglais, à Liège, et ses appréciations générales sur Descartes. — 4. Ses attaques contre le mécanisme et quelques autres opinions de Descartes. — 5. Ses attaques contre la « philosophie eucharistique » de la façon cartésienne. — 6. Il en veut aussi aux cartésiens de Belgique. Pactes IS7 à 187 CHAPITRE X. DESCARTES ET LES BELGES. Sommaire. \. Appréciations de Descartes concernant des Belges antérieurs à lui : Nicolas de Cusa (1401-1464); Rembert Dodonée (Iol8-lo83); Pierre Ramus (1502-1573); André Vésale (1514-1564). — 2. Ses appréciations concernant des Belges ou descendants de Belges. résidant de son temps dans les Provinces-Unies: Antoine iEmilius; Louis Elzévir; Godefroid de Haestrecht ; Daniel Heinsius; Abraham Heydanus ; Philippe Van Laensbergh; Charles de Maets; Simon Stévin; Jean Walaeus.— 3. Ses apprécia- tions concernant des Belges résidant de son temps en Belgique : Corneille Jansenius ; Van der Wegen ; Grégoire de Saint-Vincent; Godefroid Wendelin. —4. Descartes meurt en Suède; circonstances de sa mort d'après Plempius. Pages 188 à 200 ( 627 ) CHAPITRE XI. (1630-1632.) Sommaire. 1. Publication posthume du Compendium musicœ. — % La congrégation générale des Jésuites devant les nouvelles idées. — 3. Bona-Spes (François Crespin), carme déchaussé, professeur à Louvain ; ses Commentaires sur la philosophie d'Aristote ; attaques contre Descartes. — 4. Froidmont : sa nouvelles édition de la Météorologie deSénéque avec commentaires ; il maintient sa tactique antérieure contre te carté- sianisme. — 5. Le cartésien Lipstorpius de passage en Belgique. Pases 201 à 218 CHAPITRE XII. ARNOLD GEULINCX (1632). Sommaire. 1. Arnold Geulincx, d'Anvers. Appréciations qu'ont faites de lui les historiens de la philosophie. — 2. Ce que l'on sait sur sa vie. — 3. Les Saturnales à l'Université de Louvain : Geulincx les préside.— 4. En logique, il nie la valeur des sens et du témoignage. — 3. En physique, il s'oppose aux péripatéticiens. — 6. Sa psychologie. — 7. Ses idées réformatrices en matière d'enseignement. — 8. Son attitude vis-à-vis de l'Église et des princes. — 9. Satires contre ses collègues. Pages 219 à 246 CHAPITRE XIII. CENSURES PERSONNELLES DU CARTÉSIANISME, ÉMANÉES DE PLUSIEURS MEMBRES DU CORPS ENSEIGNANT DE l'uNIVERSITÉ (1653-1654). Sommaire. 1. Jugement porté sur le cartésianisme par le médecin Plempius ; — 2. par le théologien Froidmont; — 3. par les Augustins Pierre-Damase de Coninck ; — 4. Chrétien Lupus; — 3. Jean Rivius; — 6. par Henri Van den Nouwelandt, avocat fiscal et syndic de l'Université. Pages 246 à 266 ( 628 ) CHAPITRE XIV. LES JÉSUITES AVANT LES CENSURES DE 1662. Sommaire. i. Rapports des Jésuites belges avec le P. Mersenne; — 2. avec Christine de Suède; — 3. avec le duc d'Anguien, fils du grand Condé. — 4. Le P. Der-Kennis d'Anvers. — 5. Le P. Tacquet d'Anvers. — Le P. Compton et sa Théologie. Pages 266 à 294 CHAPITRE XV. AGISSEMENTS DE GÉRARD VAN GUTSCHOVEN A LOUVAIN (i6oo-4660). Sommaire. i. Guillaume Van Gutschoven, frère de Gérard, publie des thèses cartésiennes (1655). — 2. Apparition du premier volume des lettres de Descartes (-1657). — 3. Gérard Van Gutschoven postule et obtient la chaire d'anatomie (1659). — 4. Controverse entre Plempius et Van Gutschoven (4659). — 5. Apparition du second volume des lettres de Descartes (4609). — 6. Van Gutschoven, collabora- teur de Clerselier pour l'édition des œuvres posthumes de Descartes (4659-4660), en partie sur les instances de René-François de Sluse. Pages 293 à 517 CHAPITRE XVI. GUILLAUME PHILIPPI ET SON PREMIER OUVRAGE ( 4664 ). Sommaire. 4. Vie de Philippi. — 2. Il publie son Traité de Logique. Appréciations de Paquot et de M. Van Meenen. — 3. Il s'y montre cartésien décidé. — 4. Il copie Descartes. — 5, Les approbateurs de l'ouvrage. — 6. Ses critiques. Jugement que porte le cardinal François Albizzi sur l'enseignement philosophique donné à Louvain. Pages 317 à 536 ( 629 ) CHAPITRE XVII. ORDONNANCE DE LA FACULTÉ DES ARTS DE LOUVAIN AU SUJET DU CARTÉSIANISME (l66l2). SoDiuiaire. 1, Importance de ce chapitre et du suivant. — 2. L'internonce Jérôme de Vecchi : il écrit à la Faculté des Arts pour lui demander des mesures contre la propagation des erreurs cartésiennes (l^r juillet). — 3. Réponse de la Faculté (o juillet), — 4. Lettre explicative de l'internonce (7 juillet). — S. Ordonnance de la Faculté des Arts et sa notification à l'internonce (29 août). Pacres 557 à 549 CHAPITRE XVIII. CONDAMNATION DU CARTÉSIANISME PAR LA FACULTÉ DE THÉOLOGIE DE LOUVAIN (1662). Sommaire, 1. Auteurs qui parlent de cette condamnation. — 2. Lettre de l'internonce où il se plaint du cartésianisme de la Faculté de Médecine. — 8. Censures de la Faculté de Théologie, et remarques à leur propos. — 4. Qui avait émis les pro- positions censurées ? Pages 550 à 570 CHAPITRE XIX. SUITES IMMÉDIATES DE LA CONDAMNATION DU CARTÉSIANISME PAR l'université (1662-4663). Sommaire. 1. Van Gutschoven chez le marquis de Caracena. Il est nommé président du collège de Bruegel. — 2.Philippi publie sa Métaphysique; dédicace; préface, appro- bateurs. — 3. Il revient sur les thèses censurées. — 4. Son occasionnalisme. — 5. Sa théorie sur la continuité des idées. — 6. Déterminisme intellectuel. — 7. Ses preuves de l'existence de Dieu. - 8. Un théologien de Louvain attaque Descartes dans une thèse. - 9. Décret de la Congrégation de l'Index prohibant certains ouvrages de Descartes. „^ , ^^^ Paares 570 a 592 ( 630 ) CHAPITRE XX. INFLUENCE DU DÉCRET DE LA CONGRÉGATION DE l'INDEX SUR LES CARTÉSIENS ET LES PÉRIPATÉTICIENS DE l'UNI- VERSITÉ DE LOUVAIN (i664). Sommaire. 4. Plcmpius publie la quatrième édition de ses Fundamenta medicinœ; com- ment il appréciait lui-même ses œuvres. — 2. Sa narration des événements de 1662 et ses nouvelles attaques contre Descartes. — 3, Le Traité de l'Homme mis en vente à Louvain. — 4. Préface de ce traité, due à Florent Schuyl ; Plempius la réfute. — 5. Le Journal des Savants apprécie les Fundamenta. — 6. Un cahier de Philosophie iouvaniste en 1664. Papfes 593 à 440 CHAPITRE XXÏ. LE CARTÉSIANISME ORTHODOXE (1664). Sommaire. d. Philippi publie sa Physique : sa dédicace et sa préface. — 2, Éloges, de l'ouvrage et de l'auteur. — 8. Ses idées sur le monde inorganique, — 4. sur les plantes et sur les animaux, — 5. sur l'homme. — 6. Van Gutschoven en rela- tions avec Florent Schuyl. Pages 411 à 426 CHAPITRE XXH. LES RÉCOLLETS ET LES BOGARDS EN FACE DU CARTÉSIANISME (i666-d680). Sommaire. '1. Encore un mot sur le P. Compton. — 2. Les cendres de Descartes passent par la Belgique. — 3. Les Récollets belges et leur philosophie : le P. Guillaume van Sichen. — 4. Son Integer cursus philosophicus. — 5. Le P. Bosco et sa Theologia sacramentalis. — 6. Le P. Guillaume Herincx et sa Summa Theologica. — 7, Les Tertiaires de saint François ou Bogards et leur Philosophie : le P. Gilles de Gabriel. — 8. Sa Philosophia universa de microcosme. — 9. His- toire de ses Specimina Moralis. Pages 427 à 450 ( 631 CHAPITRE XXHI. LE CARTÉSIANISME DANS LA PRINCIPAUTÉ DE LIÈGE (l6o3-lG84). Sommaire. i. René -François de Sluse et ses Leitrea. — 2. Le médecin Nicolas Du Chasteau et son Parvian natnrœ spéculum. — 3. Les Jésuites de Liège, conti- nuateurs du P. Compton. — 4. Les Récollets liégeois. Pages 431 à 471 CHAPITRE XXIV. LE CARTÉSIANISME A LOUVAIN (46Go-i6T8). Sommaire. 1. Dernières années de Van Gutschoven (1663 -4666) et mort de Plempius (1671). — 2. Ce qu'on pensait en France de la philosophie de Louvain (i67I-I686). — 8, Le Cours d'Adrien de Nève, professeur à la pédagogie du Porc en I6T3. - 4, Le philosophe louvaniste J. T. (Léger-Charles de Decker) et son ouvrage intitulé Cartesius seipsum destruens (i67o\ — o. Dinghens de Dinghen, de Rrée, suc- cesseur de Vau Gutschoven et de Philippi; ses Fundamenta physico-medica. — 6. Laurent Neesen, de Saint-Trond, président du séminaire de Malines et théolo- gien anticartésien, — 7. L'abbaye impériale de Saint-Trond, anticartésienne. Pages 47-2 à SOI CHAPITRE XXV. LE CARTÉSIANISME DANS LA PRINCIPAUTÉ DE LIÈGE (1689-1691). Sommaire. i. Ansillon, curé liégeois, auteur des Entretiens divers sur les paradoxes cartésiens. Remarques sur cet ouvrage. — 2. Ansillon est un précurseur de de Ronald et de Lamennais. — 3. Ses attaques contre la méthode de Descartes. — 4. Ce qu'il pense des « Trois idées » de la philosophie cartésienne, — 5, Autres critiques. — 6. Appréciation générale de l'ouvrage. — 7. Quelques mots sur un appendice des Entretiens. — 8. Les professeurs du Séminaire de Liège et leur doctrine tout opposée à celle d'Ansillon. Vuscs S02 à ô^ô ( 632 ) CHAPITRE XXVl. DÉFECTIONS ET PERSÉCUTIONS (4675-1694). Sommaire. 1. Gommaire Huyghens, carlésien malebranchiste. — 2. Chrétien Lupus et François Farvacques, anticartésiens, puis cartésiens. — Nicolas Du Bois. — 8. Martin Steyaert. cartésien, puis anticartésien. — 4. Procès du cartésien Van Velden. — o. Persécution des oratoriens cartésiens à Mons. Pagces o^ô à oiSÔ CHAPITUE XX Vil. LE CARTÉSIANISME DANS LE CLERGÉ RÉGULIER AU XVIII^ SIÈCLE. Sommaire. d. Les Jésuites de Reux, Barbier, Kingsley, De Bue, Keyen, de Feller. — ± Les Dominicains d'Aubermont, Du Jardin, Praingué, Billuart. — 3. Les Récollets François Henno, Donckers, Fabry. — 4. Les Bogards Mercier, Huyckens, Du- Chaine, Compeers, Tourbe. — 5. Les Augustins Verdière, Désirant, Clenaerts, Pauwens, Marc, Van Roy, Hoydonck, de Fernelmont, Nalalis, Howet. — 6. De Cocq, Prémonlré; Caesens, Capucin; Ransier, Bénédictin; les Croisiers de Liège. Pages SS4 à ^84 CHAPITRE XXVIII. LE CARTÉSIANISME DANS LE CLERGÉ SÉCULIER AU XVIII^ SIÈCLE. Sommaire. 1. Les professeurs de Louvain Goethals, Pauwels, Daelman. — 2. Les professeurs du séminaire de Liège Duvivier, Wadeleux, Leblan. Gauray, Laruelle. — ?>. L'évêque de Nélis. — 4. Conclusion. Paues 6'osme) : 453, 454. Bruxelles (Le Père François -Marie de). Voyez Caesens. BuCQUOY(Le comte de) : 31,32. Bue (Le Père Jacques de; : 559, 560. BussCHOVius (Bernard) : 123. Caesens (Le Père) «//««François-Marie de Bruxelles : 583. Calenus (Henri) alias Caelen : 99, 110. Calvin : 33, 468, 513. Campanella : 160, 161, 228. 252, 306. Cansmans (Jean) : 372. Capitaine (Ulysse) : 502. Caracena (marquis de): 277, 371,374. Caraffa (Le Père) : 204. CARAMUEL Y L0BK0WITZ:2'f, 98, 157- 160,162-165,180,210,217. Carcavj : 197. Casati (Le Père Paul) : 274. Casaubon : 16. Cassiodore : 459 Castellanus (Pierre) : 5, 23. Castel-Rodrigo (Francisco de Mora, marquis DE) : 411, 412. ( 635 ) Caterus, alias De Caters : d!24-i34, 287, oH. Cavalieri : 197. Cavendisfi (Guillaume, duc de New- castle): H4. Chanut : 274, 298. Chapelain : 399. Charles I" (roi d'Angleterre) : 1-15. Charlet (Le Père) : 168, 202. Charnel'X (Henri de) : 480. Chasles : 199. Chidl/Eus (Richardus) : 268. Chigi (Fabio). Voyez Alexandre VII. Christlne de Suéde : 189, 273-273, 294, 298. CiCÉRON : lo6, 2o4, 317, o37, J)80. Ciermans (Le Père Jean) : 61-72,83, 87, 113, 166, 167, 278, 297, 298, 338, 476, 60o, 606. Clauberg : 381. Claudius (Le Père). Voyez Aquaviva. Clément XIV : 396. Clenaerts (Le Père Pierre) : 577. CLEliSELIER : 83. 112, 114, 120, 122. 125, 130, 183, 271, 297, 298, 309, 310, 312-316, 330, 381, 398, 399, 402, 404, 408, 423, 472, 488, 489. Cochez (Théodard) : 432. CODDE (Pierre) : 484. CoEMANs (F.ugène) : 363. CoLONNA (Gilles) : 238. COMMANDIN : 194. CoMPEERS (Le Père Joseph) : 574. COxMPTON-Carleton (Le l'ère Thomas) : 115, 170-173, 175, 177-187, 207, 210-212, 216, 275, 279, 294, 316, 338, 389, 427, 428, 436, 451, 463, 465, 467, 511, 512, 519, 541, 607. CONDÉ (Henri-Jules de Bourbon), duc d'Anguien, prince de Condé) : 275-277, 290, 294. Condillac : 594. Copernic : 69, 161, 225, 236, 419, 420, 431, 462, 463, 468, 493, 520, 522, 526, 541-545,547,548,561,608. Cordemoy : 486, 488. CORRARO : 335. Cousin (Victor): 39, 83, 87, 90, 118, 119, 166, 176. 185, 220, 308, 316, 329, 338, 339, 349, 330, 357, 391. CRESPIN (Le Père François). Voyez Bona-Spes. Crétineau-Joly : 274. Creusen (André) : 338. Croisiers liégeois (Les) : 683. Cuhtius (Le Père Corneille) : 262. CusA ( Le cardinal Nicolas de) : 188, 360. D Daelman Charles-Guislain) : 589, 590. Danes : 97. Daniel (Le Père) : 110, 512. Daris (Le chanoine) : 4, 170, 4-i9, 602, 517. Daye (Antoine) : 289. Davits : 295. De Backer (Le Père) : 62, 171, 465. De Borchgrave (Emile) : 561. De Bormax: 494. De Coninck (Le Père Pierre-Damase): 256, 258-260, 339, 473. De Cocq (Le Père Florent): 582. De Decker ^Léger-Charles) : 98, 331, 483-493, 496, 303, 306, 530, 535-537, 661. De Feller : 4, 276, 538, 561, 566. De Jonche (Le Père) : 278. Dekens (Thomas) : 289. De la Bassecourt : 40, 41. Delrio (Le Père) : 4. Delaforge : 313, 316, 381, 399, 425, 486. De la Ville (Louis), pseudonyme. Voyez Valois (Le Père). De la Neuville (Robert): 409, 478, 479, 343. De Maets (Charles): 194. DÉMOCRITE : 11, 19, 37, 47, 51, 154, 436, 161,203, 213, 2 '.8, 230, 231, 252, 254, 29 1, 292, 294, 306, 308, 530, 596. ( 636 ) De Nélis (Corneille) : -ITo, oTo, o97- m± De Nève (Adrien) : 480-483. Denys (Henri) : 5i8, 519. Der-Kennis (Le Père Ignace) : 459,466, 218, 5277-294, 838, 360, 362, 366, 387, 423, 435, 441, 442, 463, 475, 51 1, 607. Desargues: 267. Des Bosses (Le Père Barthélémy) : 558. Deschamps (Arnold) : 97, 548, 549, 524- 523, 547. DÉSIRANT (Le Père): 576. De Smet (J.-J.) : 589. De Vecchi : 339, 340-342, 345, 346, 352, 354,389, 392, 443, 422, 444, 642, 613. De ViscH: 165, 166. De Walle. Voyez Wal^us. De Witte : 418. De Wulf (Le P. re Chrétien), alias Lnpus: 259. 260, 339, 529, 530. Diderot : 59t). DiGBY (Kenelmi : 255, 279, 517 DiNET (Le Père) : 103, 170,202,390, 486, 607. DiNGHENS (Léonard-Fran(;ois) : 494,495, 497, 609. DiOGÈNE : 44, 515. DiRKX (Le Père Servais) : 429, 568, 570. DoDONÉE (Rembert) : 189. DOiMELA JNlEUWENHUIS : 33, 47, 49, 443, 444, 309. DoNCKERS (Le Père) : 569. DOREN (Jean van) : 372. DoRLix (Pierre) : 299, 369. DoRMERUS (Le Père Jean) : 463, 469. Drioux : 358 Du Bois (Nicolas) : 4S4, 495, 548, 533, 534. Du Chasteau : 458, 459, 464-463, 465, 469, 494, 587. Du Chaîne (Le Père Jean) : 573. Du Guet (Jacques) : 97, 550. DuHAMKi> (Jean) : 350. 550. Du Jardin (Le Père Thomas) : 563. DuPLESSis d'Argentré : 350. Durand : 499. Du RiEUX. Voyez Rivius. Du Rondel: 545. Du Trieu : 7. Du Vaucel : 479. DuviviER (Guillaume) : 590-592, 594. E Eckhard : 387. Edelheer (Jacques) : 144. Elderen (Guillaume d') : 296. Elichman. Voyez Heilichman. ELISABETH (La princesse) : 93,444,298. Elzévir (Louis; : 491. Emerix (Jean) : 494. ÉMERY: 489. Empéducle : 456. Ennius : 156. ÉpICTÈTE : 16. ÉPicuRE : 18, 19, 37, 48, 156, 461, 245, 254, 306, 308, 354, 506, 507, 547, 530. ÉPIPHANE (Saint) : 490. E CULAPE : 20. ESTIUS: 44. EUCLIDE : 291. EULER : 237. Fabry (Le Père Joseph) : 392, 570. Farvacques (Le Père de) : 530-533. FÉNELON : 492, 524. Ferdinand- Alexandre de Portugal (Le prince) : 534, 442. Fermât (de) : 489, 497. Fernel: 83. Fernelmont (Le Père Jacques de) : 584. Ferrier : 94. Fétis : 29, 445, 204. Fienus (Thomas), alias Fyens : 20-23, 34, 438, 259, 603. ( 637 ) Flémâlle (Louis) : 478, 479, 488. Flourens: 401. FoNTESA (Pierre) : 7. FoPPENS: 258,259. FOURNIER (Le Père) : 43, 4o, 46, 121. Franck : 224. François de Sales (Saint) : 503. Franzelin (Le cardinal). 490, Frisius (Gemma). Voyez Gemma. Froidmont (Libert) : 44, 16, 17, 19, 23, 33, 35, 43, 45-60, 69, 99. 110, 113, 123, 126, 145-149, 151-156, 159, 172, 175, 196, 207, 210, 211, 214-216, 225, 226, 234, 246, 253-255, 258, 261, 293, 294, 302, 309, 316, 321, 336, 339, 364, 404, 413, 441, 452, 457, 459, 474, 476, 487, 517, 526, 547, 605, 606. Fden Saldagna : 275. FULCHOWER : 119. Fyens (Thomas). Voyez Fienus. Gabriel (Gilles de) : 296, 341, 441-447, 449, 450, 457, 458, 571. Gachard : 374. Gailliard : 193-195. Galien : 20, 21, 23, 24, 45, 82, 256, 305, 356. Galilée : 54, 68, 103, 161, 197, 225, 279, 292, 293, 419, 431, 462, 468, 493, 546, 547. Gall: 401. Gassendi : 18, 21, 22, 30, 33, 34, 38, 39, 48, 59, 115, 135, 144, 162-164, 252, 274, 275, 279, 283, 286, 291, 292, 312, 313, 453, 472, 485, 517, 561, 572, 586, 593. Gauray (Noël) : 595. Genebrard : 147. Gemma Frisius : 145. Gérard (Le Père) : 170. Gérando (de) : 59. Gerberon (Dom Gabriel) : 449, 450. Geulincx (Arnold) : 13, 97, 150, 186, 193, 219-224, 226-247, 252, 260, 261, 263, 265, 277, 289, 296, 303, 319, 324, 345, 348, 363, 381, 399, 417, 425, 441, 442, 414, 458, 459, 468, 475, 541, 606. Gevartius : 34. Geys (Frère Pierre) : 443. Ghiffene (Laurent) : 9, 11-13, 15. GiNETTi (Le cardinal) : 335, 391. Glisson : 472. gochlenius : 248. GOEPFERT (E.) : 220. GOETHALS (Le Père André) : 586. GOETHALS (F.-V.) : 89, 90, 92, 535, 551, 552. GOETHALS (Josse) : 546, 585-588. GoLius (Jacques) : 38. Grandi (Guido; : 197. Gruyère (Louis) : 609. Guénard (Le Père) : 485. Guisony: 120,121,312,313. Gutschoven (Gérard van) : 116-119, 121-124, 142-145, 150, lo5, 199, 217, 221, 222, 248, 264, 273, 279, 292, 293, 295, 298-303, 307-309,311-317, 319, 327, 329-331, 333, 334, 338, 341, 345, 369, 371, 372, 375, 386, 388, 389, 399, 400, 425, 426, 452, 454, 458, 472-476, 489, 494, 514, 542, 605-607, 609. Gutschoven (Guillaume van): 143,150, 295-297. Haan: 35, 45, 46, 76, 138, 139, 301, 304, 475, 476. Haestrecht (Le baron Godefroid de) : 192. Hameren (Jean Van) : 372, 375. Hartzheim : 190. Harvey : 44, 76, 77, 82, 84, 139-141, 156,482,496,521. Heerebord (Adrien) : 316. Heinsius (Daniel): 192,193. Heilichman (Jean), le fils: 255. 638 ) Heilichman (Jean), le père : 86, 251, 2o2, 25o. Helmont (Jean-Baptiste van) : 4, 5, 23- 27, 78, 89-91, 93, 94, il4, 306, ol7, 603. Hennius (J^gidius), alias Henny : 115. Henno (Le Père François) : 368. Herixcx (Le Père Guillaume) : 430,438- 440,311. Hermès : 439. Heuschling: 318. Heydanus (Abraham), alias Van der Heyden : 193, 224. Hippocrate : 20, 336, 367. HiNNiSDAEL (François de) : 9. HoBBES (Thomas) : 113. HOEFER : 199. HoESBROEK (Charles van) : 333, 414. HooFFT (d') : 48. Horace : 221. hortensius : 36. HoYDONCK (Le Père Pierre) : 580. HOWET (Le Père Athanase) : 582. HUET : 486, 516. Hurter (Le Père) : 278, 579, 583, 589. Huss (Jean) : 489. Huygens (Chrétien), le grand : 113, 197- 199, 268-270, 273, 290, 301, 311, 364, 426, 453-456, 519, 373. Huygens (Constantin) : 37, 60, 87, 88. 115. Huyghens (Gommaire): 97, 524-529, 547. Iddinga (Gulielmus de) : 416. Impens (Jean) : 375. Innocent X: 384. Innocent XI : 107. Isabelle (L'archiduchesse) : 32, 36, 299. Jacobi (Le Père Jean) : 502. Jacquinot (Le P. Barthélémy) : 202. Jaer (Jean-François) : 465. Jansenius (Corneille) : 4, 13, 19, 46, 37, 93, 96, 98-100, 102, 104-107, 109, 110, 183, 196, 228, 278, 326, 335, 340, 384, 442, 448, 468, 525, 527, 549, 335. Jean Damascène (Saint) : 471. Jonckbloet (W.-J.-A.) : 113. Jourdain: 273, 318. Juan d'Autriche (Don) : 276. K Kahlius : 46. Kant:129, 130,219, 309, 609. Kepler : 228, 233, 561. Keynen (Le Père Guillaume) : 560. Kingsley (Le Père Guillaume) : 559. Kinner a Loewenthurm (Louis) : 268, Kircher (Le Père Athanase) : 203, 204, 284. KoK (Jacques) : 29. Labye (Le Père) : 564. Lachman (Jean) : 332, 375. Lacrolk (Le Père Claude) : 558. Lactance : 330. La Fontaine (Jean de) : 134. Lagonessa (L'internonce di) : 547. Lambert : 272. Lamennais : 227. La Mettrie : 32. La Mothe Le Vayer : 503, 504. Lamy (François) : 528. Land (J.-P.-N.) : 115. Langendonck (Chrétien van) : 262, 307, 418, 448. Langren (Michel van) : 37. Lansbergius : 54, 193, 459. La Ramée (Pierre). Voijez Ramus. Laruelle (Gabriel) : 393, 396. Laurent (André) : 352, 855. Laureyssens (Pierre) : 417. Le Beau (Jean) : 329. Leblan (Bauduin) : 494. Le Blanc (Thomas). Voijcz White. ( 639 ) Le Bossu (Le Père) : 95. Lecuy : 97. Leféblre (Le Père Jacques) : 5o9. Lefèvre (Jacques) : 30. Legendre : 27-2. Legrand (Le Père Antoine) : 429, 447. Legrand (Antoine), alias Lengrand : 565. Lehoir : 615. Leibmtz : o2, 57, 197, 499, 282, 289, 324, 336, 358, 380, 387, 388, 449, 435, 493, 501, 512, 529, 558, 597, 600, 601, 609. Le Noir (Nicolas) : 369, 415, 416. Le Porcq (Le Père Jean) : 555. LÉOPOLD (L'archiduc) : 274. Le Paige (Constant) : 298,301, 311,426, 452, 458, 472, 473, 503. Lepiem (Le Frère Bauduin) : 443. Le Roy (Alphonse) : 89, 96, 350, 442, 458-460, 465-467, 517, 561, 610. Leroy (Anne) .- 117, 298. Le Roy (Henri). Voyez Regius. Le Roy {?h'\lagviu.s), pseudoîiyme : 165. Leyeau :Le Père Antoine) : 470. LiARD (Louis) : 63. Liberatore (Le Père 3Iathicu) : 358. LiCETi (Fortunio) : 147, 149. Lindemann : 272. LiPSE (Juste) : 5, 16, 17, 1 14, 447, 214. Lipstorpius (Daniel) : 217, 218, 268, 269, 271, 272, 290, 291, 455, 473. Locke : 564. Lombard (Pierre) : 15. Loomans (Charles) : 53, 610. Louis-Amoine (duc de Bavière) : 297. Louis XIV : 315, 550, 551. Louise DE Bohême (La princesse) : 298. Lucrèce : 459, LuGO (Le cardinal de) : 182. Lupus (Chrétien), alias De Wulf : 98, 256, 259-261, 336, 630-534. Luther •■ 489, 513. Luyckx (Charles) : 319, 332, 415. Luyckx (Elisabeth) : 318. Macedo (Le Père Antonio) : 274. Macquets : 40. Magnan: 566. M^RATius (Le Père) : 182. Maggiotti : 455. Malebranche : 11, 110, 208, 220, 228, 237, 282-285, 289, 316, 317, 324, 374, 381, 400, 459, 490-493, 503, 504, 510, 520, 524-526, 528, 529, 555, 556, 560, 661, 583, bSi, 588, 590, 592-596,599, 600. Malyizzi (Le marquis) : 160. Makderschert (Le Père Charles-Alex.): 274. Mangelli (L'internonce André) .- 339. Mannaerts (L'abbé Benoit): 499. I\Urc (Le Père Albert) : 578. Marie-Thérèse d'Autriche : 315. Mariotte : 519. Mascault (Le Père Jean): 469, 470. Masmint (Le prince de) : 277. Maurice de Nassau : 28, 195. Mathias (L'empereur): 31. 31AXIMILIEN de Bavière (Le prince- évêque) : 185. Maximilien II (L'empereur) : 393. Meenen (Van) : 6, 7, 96, 98, 222, 223, 230, 248, 264, 320, 339,360, 442, 558. Melis (Jean) : 190. Menkens (Guillaume) : 5, 23, 24. Ménage : 38. Mercier (Le Père Gaspar) : 572, 573. Merchier (Guillaume) : 15. Merjot : 207. Mersenne (Le Père) : 29-32, 34, 37-40, 44, 49, 58, 68, 69, 74, 88, 90, 91, 103, 105, 108, 109, 112, 123, 161, 167, 169, 170, 189, 193, 196, 198, 199, 202, 208, 216, 230, 266-271, 292, 472. Mesland (Le Père) : 108, 109, 112, 178, 179, 488. Meyer : 624. Meys (Nicolas) : 355. Michaud : 32, 48, 59, 97, 275, 336. ( 640 ) Molière : 233, 409. MOLINI (Le Père François) : 274. MOLINOS : oo6. MoMMA (Guillaume) : oOo. Montaigne : oÛ4. MONTECUCULLi (Le comte) : 27o. MONTMOR r (Habert de) : 39d. MONTUCLA : 267. MOONS (Guillaume) : 414. MOONS (Pierre) : 333, 375, 414. MORA (Don Francisco de) : 411, MORERI : 335, 479, 480, 524. MORETUS (Balthasar) : 214. MORIN : 74. MORONl : 341. Narden (Arnold) : 415. Nassau (Le prince de) -, 277. Natalis (Le Père Joseph) : 581. Neefs (Le Frère Laurent) : 443. Neesen (Laurent) : 498. NÈVE : 5. NEWTON: 199, 493, 559, 5G1, 596. Nicolas (Auguste) : 511. Nicole (Pierre) : 97, 485, 488, 528, 589. NiPHUS : 181. Noël : 97. Noël (Le Père) : 168. Noël (Le Père François) : 558. NONANCOURT (DE): 315,316. Noulaert (Corneille) : 332, 414. NOULAERT (Paul) : 373. Oldenbourg : 454, 473, 493. Orange (prince d') : 505. Paloïti (Alphonse) : 398, 399. PAPEBnocHius (Le Père) : 276, Paquot : 4, 15, 18, 23, 31, 07, 118, 119, 138, 157, 158, 190, 195, 220-224, 289, 317, 3d8, 320, 332, 338, 483-485, 498, 585. Paracelse : 308. Para du Phanjas : 4-15. Parménide : 438. Pascal : 120, 157, 228. 247, 270, 298, 306, 311-315, 386, 421, 454, 457, 472, 473. Patin (Gui) : 174, 475, 476. Paul V : 420. Paul (Saint) : 148, 485, 577. Pauwels (Nicolas) : o8S, 589. Pauwens (Le Père François) : 578. Payez (Henri) : 415. Paz (François) : 20. PEETERS(Le Père Corneille): 582. Pereira (Gomez) : 454. Persall (Le Père Jean) : 469, 470. Philippaux : 119. Philippi (Adrien) : 375, 414. Philippi (Guillaume): 97, 150, 155, 186. 220, 221, 224, 299, 300, 317-327, 329- 335, 3 il, 346, 36S, 369, 371- !89, 400, 411-423, 432-434, 436-438, 442, 44 i- 446, 450, 458, 464, 475. 483, 494, 495, 529, 538, 547, 587, 606, 609, Philippi (Jean-Antoine) : 375, 414. PiAZZA (L'internonce Jules) : 546, 547. PiccoLOMiNi (Le Père) : 204. PiCOT : 97. Picot (L'abbé) : 176, 203. PiCQUERY (Le Père) : 552. Pjmentel : 275. Plateau : 289. Platon : 18, 20-22, 109, 154, 159, 181, 213, 215, 250, 455, 459, oG6, 528. PLEMPiUS(Vopiscus-Forlunatus) : 33,35- 37, 39, 43, 45, 46, 48, 49, 59, 61, 62, 67, 72, 74-89, 93, 100, H3, 121, 132, 136-1'.2, 145, 150, 152, 155, 156, 172, 200, 215, 221, 222. 230, 247-252, 254- 261, 264, 265, 279. 280, 2S1, 291, 293, 297, 301-310, 319, 320, 325, 335, 336, 339, 3i0, 341, 34'f, 345, 348, 351, 353, 641 854, 3o6, 861, 869, 870-372, 889, 892- 408, 413, 416. 417, 425,438, 452, 475- 477, 485. 487, 496, 497, 514, 547, 605- 607. Punk: 215. l'LL'TARQUE : 5u4, 5u5, 509, 514. Porphyre : 7, 10, 440 Pkaues (Labbé i»K : 596 PRAI.NGUÉ (Le Père Jourdain) : 564. pROSPER (Saint I : 588. 586. Prouhet : 839, 442-444, 447. PSEUDO-DiONYSIUS: 125. Ptolémée : 285, 419, 52U, 542, 586. PuTEANiis (Erycius). alian Henri Vande Puite: 4, 48, 49, 84, 87. 48. 488, 603. Pyrrhon: 46. Pythagore: 47, 181,215. QiESNEL : 97, 550-552. Quetklet : 29, 171, 495, 497, 498, 267, 290 ^M'INTILIEN : 459. R Kam ".e) : 888, 889, 498. H A. M p EN (Henri) .- 4. FiAMiis (Pierre), aliaa La Ramée : 89, 87, 252, 306, 597. Ha.\;.axhe : 842, 8i4, 409. 645, 616 Hankk: 273,274. H ANsiER (Le Père Basile) : 583, 590, 594. Rapi.n (Le Père) : 99. Kegis : 524. HKGirs (Le Père Gilles) : 214. Kegus (Henri) : 40, 94, 444, 422-124, 126, 487-141, 454. 489, 494, 492, 194, 195, 247, 80 J, 898, 412, 432. 472, 60B. llEIU : 288. Rkiffenberg : 5. Reneri (Henri), alias Renier : 88-85, 38- iO, 75, 122-124, 190, 194, 458. Resta (Le Père François) : 149. Reusens (Le chanoine): 116-119, 124, 142, 145, 295, 296, 848, 855, 872. 875, 415, 417, 4il, 449, 478, 480, 483, 485. 518, 582, 583, 558, 583. 585. Heux (Le Père Joseph UE) : 555, 556. Richelle (Le Père François de) : 571. RiOLAN : 475. Ritter : 219. Rivet (André) : 88. Rivius (Le Père Jean), alias Du Rieux : 262, 268, 889. RoBERVAL (Gilles DE) : 189, 269-271. Rodolphe L'archuiuci : 275. RoHAULT: 851, 474, 476-480, 483, 492. 498. ROHRHAGHER : 100. Romain Adiicn, : 145. Rousseau : 226. Rousseau (Jean-Baptiste): 598. Rousseau (Jean-Jacques) : 576. Roï Le Père Léonard Van) : 569, 579, 588. IUdiger (Andréi: 557, 558. ^ Sacrobosco Jean de) : 10. Sainte-Beuve: 817 Saint-Vincent Le Père Grégoire de) : 497, 1^8, 267-273, 275, 298 Saisset (Emile; : 55. Salluste : 459. Sanderus : 210, 277. 480, 438, 489. S vnseverino : 55, 407, 858. Santa-Cruz (Antoine-Ponce) : 22. Santvort (Pierre Van) : 888, 414. Sarassa (Le Père de) : 267-269. Saumaise : 493. Scaliger : 46. ScHAURiNK (Guillaume) : 445. SCHELL (Jean-Pierre) : 409. SCHOOGKIUS : 249 SCHOOTEN (François) : 192, 195, 498, 278,298,814,426,474. Tome XXXIX. 41 ( 642 SCHUYL (Florent; : 377-399. 402-407, 425. SCIPION : 223. Scott (Duns) : 6, l2o, 134. 153. SÉNÈQUE : 16, 17, ii4, 148, 214-2 It). 459, 464. 504, 515. Senguerd iArnoldj : 252, 398. SÉviGNÉ (Madame de) : 95. SiCHEN (Le Père Guillaume Van) : 186, 295-297. 323. 351, 430-438, 447, 4S7. 488.561. Simon (Richard) : 96. Sluse (Le cardinal de) : 14. Sluse (Le chanoine René-François de) : 114, 120-122, 270, 298, 301, 311-314, 426, 452-457, 465, 473, 493, 503. 519. 536. SOCRATE : 21, 181. SoRRiÈRE : 114, 162. 193, 312,454, 455, 472. Speeck : 5, 159. SpiGELius (Adrien, : 35, 250. Spinoza : 219, 220, 336, 524, 539, 540, 555, 566, 568, 569. Sprengel : 89. Staps (Le Frère Winardus) : 443. Sténon : 401. Stévart (Armand) : 483, 485, 493, 512. 543, 546, 549, 585. Stévin (Henri; : 195. Stévin (Simon) : 194, 195. Steyaert (Martin) : 98, 484, 490, 534-542, 5 iS, 555, 586. Stockmans : 263. Sturmius : 117, 142-145, 453. Stutler van Surek (Le chevalier An- toine) : 399. Suarez : 125, 130, 181. SuRLET (Jean-Ernest de) : 463. Sylvius (François) : il, 182. rABAUAUD : 32, 98. Tacite : 'f54. Tacuuet (Le Père André) : 166, 216, 218, 273. 290-293. 419, 463, 475, 547, 607. Tamburini (Le Père Michel-Ange) .-551. Tavernier : 503. Tennemann : 220, 224. TERLON (DE) : 228. Theux (DE) : 296. Thomas : 63, 153. Thomas d'AQUiN (Saint) : 6, 13, 15, 21, 41, 102, 125, 129, 132, 133, 133,256. 489, 491, 499, .528, 532, 539. 589. Thomassin (Le Père) : 555. Thorentier ,Le Père) -. 552. TiLLY (Le comte de) : 565. Tombeur (Mathias): 518-522,547. To^GIORGI (Le Père) : 55. TORRICELLI : 278 Tourbe (Le Père Jean] : 575. Tycho-Brahé : 148, 236, 419, 420, 542. Ubaghs: 339, 350, 3ol. Ubernerus : 293. Urrain VIII:9H, 214, 420. Valois ile Pèrei : 468, 477-479, 543. Van den Heuvei, (David) : 416. Van den Nouwei.andt (Henri) : 264, 265, 339. Van den Spiegee (Adrien). Voyez Spi- gelius. Van den Steen, baron de Jehay (Lam- hert-Armand-Joseph) : 596. Van der Burgh : 115. Vander Haeghen (Victor) : 220, ;^3, 348, 458, 468. Van der Heyden (Abraham). Voyez Heydamus. Van der Heyden (Gaspar) : 193. Van der Meersch : 530, 531, 564. Van der STBAETEN(JeanHenrilgnace) : 596. 643 ) Van der Wegen : 121, 196, 497, 199. Van de Velde : 338, 339. Van de Putte (Henri). Voyez Puteanus (Erycius). Vanini (Lucilio) : 568. Varenbergh (Emile) : 376. Vecchi (L'internonce Jérôme bE).Voyez De Vecchi. Velden (Martin-Etienne van) : 483, 493, 542. 544-549. 583. 586, 608, 609. Verdière (Le Père Michel) : 576. Vernul^us : 5, 143, 150, 262, 264, 295, 307, 334. 351, 353, 368, 372. 418,429, 441-443. 474, 537. Vésale (André) : 189. Vespasien : 264. Viankn (François van) ViÈTE (François) : 292. VlLLALPANDUS : 293. Ville-Bressieux (DE) VlLLENFAGNE : 457. ViLLERMONT (DE): 32. Villers (Gérard de) : 23. Vincent (Lambert) : 342-344. 409, 410. 479. 615, 616. Vincent de Lérins (Sainti : 520. Virgile : 562. ViTELi.KscHi (Le Père Muzio) : 206. VoËTius (Gisbert) : 19, 103, 112, 170. 189, 191, 192, 194, 196, 390, 398. Volder : 220. VONDEI.: 48. 484. 116. VOSSIUS (G.-J.) : 37, Vossius (Isaac) •• 274, 275. Wadding [Le Père Pierre) : 279. Wadeleux (Gaspar) : 592, 594. Waessenarr : 33, 34. Waldack (Le Père) : 62, 125, 278. Wal^L'S (Jean), alias De Wale : 195, 252. Wulffrath (Le Père Gérard): 499,301. Wandelman (Jean) : 388. Weddingen (Le docteur Van) : 129. Wander Wegen. Voyez Van der Wegen. Welthuysen : 533, 534. Wendelin (Godefroid) : 34, 117, 121, 196-199.217. Werden (François van) : 416. Werixhas I Frère Jean) : 470. Werm (Van) : 518. Write (Thomas), alias Le Blanc : 473. Wicleff: 19, 169, 436-440, 531. Wiggers (Jean) : 15. WiLLis : 472. WOLFF : 104. 609. Worm (Gérard vani : 484. Zavarellus : 211. ZENON : 16, 181. -•OO^OOo-