HARVARD UNIVERSITY. L I B R A K ^^ MUSEUM OF OOMJAEATIVE ZOÔLOGY. dCChûi/rzQ^i Jm/ùTnlrm^i, MT MÉMOIRES COURONNÉS ET Nov 3 l;j;,'7 ^^^ AUTRES MÉMOIRES PUBLIAS PÀK L ACADEMIE ROYALE DES fiCIENCES, DES LETTRES ET DES BEAi;:i-ARTS DE BELGIQIJE COLIiECTIOK IK-So. — TOMK LIY wm BRUXELLES HAYEZ, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES, DES LETTRES ET DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE rue de Louvain, 112 1896 MÉMOIRES COURONNÉS ET AUTRES MÉMOIRES. MÉMOIRES COURONNÉS ET AUTRES MEMOIRES PliBLlES PAR l'académie royale DES SCIENCES, DES LETTRES ET DES BEAIX-ARTS DE BELGIQUE COLIiEC TIOi\ IIIi-»'>. — TOME LIV ^. ^1 BRUXELLES HAYEZ, BIPRIMEUR DE L'ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES, DES LETTRES ET DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE rue de Louvain, 112 1896 EXPLORATIONS SCIËlWIFIQlJËS DES aïIIfflS M U ÏËLi E LA ÏÏUMl PAR Julien FRAIPONT, PROFESSEUR A I,' U N I V E R S I T K DK LIEGE Kl F. TIHON, DOCTEUR EN M É D E C I N E . A 111 EUX (Présenté à la Classe des sciences dans la séance du 12 octobre 189-).) TOMK LIV. ^z NOV 3 1837 L3) EXPLORATIONS SCIENTIFIQUES DES fiïEKIES DE U ïiLLÉE DE LÀ MUMl DEUXIÈME ET DEKNIÈRE COMMUNICATION INTRODUCTION. En 1889, nous avons eu l'honneur de présenter à l'Académie la première partie de nos recherches se rapportant à l'ex- ploration de la grotte du Docteur i. Nous donnons aujourd'hui les résultats de nos recherches dans quinze grottes situées dans la vallée de la 3Jehaigne, entre Huccorgne et Moha, sur un périmètre de 2 à 3 kilo- mètres. Le présent travail sera divisé en deux parties : la première purement descriptive, la seconde traitant des résul- tats généraux. Nous adressons nos plus vifs remerciements aux différents propriétaires des bois où se trouvent ces cavernes, pour la bonne grâce avec laquelle ils nous ont autorisés à faire nos fouilles. Nous remercions tout spécialement MM. Léon Collinet, pro- priétaire du domaine de Fumelette; Devaux, bourgmestre de Bas-Oha ; Mantanus Dewez, curé à Moha, et la fabrique de Moha. Nous remercions aussi notre vieux fouilleur, Amand Orban. ' Mémoires couronnés et autres Mémoires publiés par r Académie royale (le Belgique, t. XLIII, in-8", 1889. (4) PARTIE DESCRIPTIVE. 1. — LE TROU DU LOUP. Cette petite grotte se trouve dans la vallée du fond du Roua, dans l'escarpement de rochers opposés à ceux où se trouve la caverne du Docteur. Quand on quitte la vallée de la Mehaigne pour pénétrer dans la petite gorge du fond du Roua, on trouve le trou du Loup sur la gauche, à 300 mètres environ de la Mehaigne. L'ouverture de ce trou regarde le sud ; elle est à 42 mètres au-dessus du niveau moyen de la Mehaigne. L'intérieur a 5 mètres de profondeur sur 2™, 50 de large et 0™,oO de haut. Le plancher de cette petite grotte était recouvert d'une couche de terre jaunâtre de peu d'épaisseur, contenant des cailloux et des blocs de la roche encaissante, avec quelques os de blaireau, de putois, de renard et de loup, et quelques débris de sanglier, de chèvre et de lièvre, reliefs des rapines des carnassiers précités. Le loup était représenté par une demi-mâchoire inférieure, deux canines isolées, un bassin, un fémur, un tibia, un péroné, un calcanéum, un métatarsien et deux vertèbres dorsales. Ce trou ne présente aucune importance au point de vue de nos recherches, car nous ne savons l'âge des ossements, ils ne sont probablement pas quaternaires. 2. — TROU PRÉS i)E L'ABRI SANDRON. Cette petite excavation se trouve dans le vallon du fond du Roua, du même côté que la précédente, à 325 mètres de la Mehaigne, à 24 mètres au-dessus du niveau de la rivière et à 8 mètres au-dessus du fond de la gorge. L'ouverture regarde l'ouest. L'intérieur mesure 5 mètres ( 3) de profondeur sur 2 mètres de haut et environ 3'", 50 de large. Les dépôts meubles de ce trou se divisaient en deux couches : a. Terre jaune et blocs de la roche encaissante, d'une épais- seur moyenne de 0'",50 ; b. Sable calcareux recouvrant le plancher sur une épaisseur de 1 à 2 décimètres. La couche b contenait quelques ossements humains prove- nant vraisemblablement d'une sépulture néolithique. Ils sont en trop mauvais état pour être étudiés. 3. - L'ABRI-SOUS-ROCHE DK SANORO.N. Ce superbe abri est creusé dans la même masse calcaire que les deux excavations précédentes, dans la même gorge du fond du Roua, et fait face à la grotte du Docteur. Il se trouve à 340 mètres de la Mehaigne, à 34 mètres au-dessus du niveau moyen de cette rivière, à 28 mètres au-dessus du fond de la gorge. L'ouverture, qui regarde l'ouest, forme une vaste arcade de 6 mètres de haut sur 15 mètres de large. L'abri a environ 12 mètres de profondeur; il est largement éclairé jusqu'au fond. Une terrasse de 15 mètres de large sur 10 mètres de haut s'étendait devant l'entrée. Cet abri avait été partiellement exploré précédemment par MM. le comte Georges de Looz, baron de Loë, D'^ Tihon et De Pauw, lorsque l'un de nous, le D'^ Tihon, en 1887, en com- mença l'exploration, qui fut ensuite poursuivie par tous les deux. Il y avait lieu de distinguer, dans Içs parties vierges de l'in- térieur de l'abri, trois couches de dépôts superposés, dont l'épaisseur variait, d'après les sinuosités du plancher, entre 50 centimètres et 2"\50. Ces couches étaient, de haut en bas : a. Eboulis, limon de pente et terre végétale de quelques ( 6) décimètres d'épaisseur, contenant des débris de la faune actuelle et des instruments en silex néolithiques; b. Terre jaune ou grise avec éboulis et un peu de cailloux, contenant des débris de la faune de l'âge du Mammouth, quel- ques instruments en silex du type moustérien, des ossements humains accompagnés de silex et de poteries, provenant d'une sépulture néolithique. Épaisseur moyenne, 0™,50; c. Argile rouge, presque plastique, contenant des débris de la faune de l'âge du Mammouth, quelques silex taillés du type du Moustier et de Saint- Acheul, des ossements humains, des silex taillés et des fragments de poterie, provenant de la même sépulture néolithique que ceux de la couche b. Epaisseur moyenne, 1 mètre. EXAMEN DES NIVEAUX. Nous ne nous arrêterons pas à l'étude de la couche supé- rieure, insignifiante par son épaisseur et par son contenu, La couche /?, provenant en partie du plateau et en partie de la désagrégation de la roche encaissante, contenait les osse- ments suivants : Rhinocéros tichorhinus : 7 molaires et quelques os brisés ; Equus caballus : 10 incisives, 65 molaires et quelques os brisés ; Bas primigeiiius : quelques os brisés ; Elephas primigenius : 6 molaires; Hyœna speîœa : 17 dents; (•rsiis spelœus : 1 molaire. Plusieurs os longs montraient des traces de fractures inten- tionnelles. Il y avait encore dans cette couche quelques débris d'osse- ments de Mêles taxas, Mustela putoriiis et Lepus timidus, qui pourraient ne pas être fossiles. Nous avons recueilli dans cette couche une centaine d'éclats de silex, dont une belle pointe moustérienne (pi. I, fig. 2), ( "^ ) un bon racloir (pi. I, fig. 4) et une grande lame (pi. ï, fig. 5) provenant de la terrasse. Dans la partie moyenne de la terrasse, à la surface de cette couche, le D^' Tihon a trouvé un instru- ment en os poli, qui vraisemblablement fut un lissoir néoli- thique (pi. I, fig. 8). Une pointe taillée en amande a été trouvée dans ce niveau par M. le baron de Loë. Nous parlerons plus loin des ossements humains néoli- thiques. La couche c était constituée par une terre rouge-brun, très compacte et très dure, ayant toutes les apparences extérieures de la smectique des minéralogistes. Elle contenait peu de blocaux et peu de cailloux. M. le professeur Cesàro a bien voulu en faire l'analyse, après dessiccation à 100'^. Perte par calcination 11.93 Résidu insoluble dans les acides 55.o7 Oxyde de fer, alumine, silice dissoute et acide phosphorique. 30.55 Chaux 0.85 Magnésie' 0.61 ToTAi 99.21 Comme on le voit, la chaux et la magnésie se trouvent en proportion négligeable dans cette argile; elles ont été entraînées par l'eau d'infiltration. Le fer, au contraire, s'y rencontre en abondance. Dans les 30. 2o «/o de précipité produit par l'am- moniaque, il est en grande majorité; c'est lui qui colore l'argile en rouge-brun et qui donne au précipité sa couleur caracté- ristique. On peut voir la même argile dans toutes les crevasses et fissures de l'immense carrière et four à chaux de îMoha. Elle semble former la plus grande partie du sous-sol du plateau dans cette région, au contact de la roche. Les ossements fossiles et les silex paléolithiques recueillis dans cette couche se trouvaient ordinairement à un niveau superficiel. ils ont pu s'y enfoncer, alors que ce dépôt formait déjà le sol de la grotte. (8) Voici la liste des ossements que nous avons recueillis dans ce dépôt : 4. Rhinocéros tichorhinus : 3 molaires et quelques os brisés; 2. Equus caballus : 24 molaires et quelques os brisés ; 3. Bas primuienius : 5 molaires et quelques os brisés ; 4. Elephas primigenim : un fragment de molaire, quelques lames et quelques os brisés ; o. llrsus spelœiis : 2 molaires ; 6. Hijœna spelœa : 8 molaires. Les os sont en partie brisés intentionnellement. Nous avons rencontré dans cette couche une belle pointe du type moustérien (pi. I, fig. 3), 3 racloirs, dont 2 en grès lustré et 2 en silex, 24 fragments de silex taillés. L'Institut archéologique liégeois possède une pointe en silex du type de Saint-Acheul (pi. I, fig. 4), trouvée au trou Sandron et donnée par le D' Tihon. Cette pointe a été recueillie lors des fouilles du comte de Looz et du baron de Loë, dans le niveau à ossements de mammouth, rhinocéros, etc. Une troi- sième pointe, taillée en amande, appartient à M. De Puydt et a été recueillie dans les déblais. Plusieurs des crânes humains do la sépulture néolithique étaient enfoncés dans cette couche (c). l'ossuahœ néolithique. Les ossements humains étaient ensevelis en partie dans la couche a et en partie dans la couche b, spécialement en deux points différents. Vers l'entrée, à droite, la paroi de l'abri en surplomb for- mait une petite excavation, mesurant 4", 75 de long sur 0^,90 (le haut et 0™,60 de large. Six crânes humains y étaient enfouis. Le premier découvert reposait sur le côté occipito-temporal droit dans l'argile rouge, dont il émergeait légèrement dans l'argile jaune. A gauche, à 0"',45 de ce crâne il y avait une îîutre portion de crâne, et à droite un peu de charbon et une ( 9 ) apophyse orbilaire. Un troisième crâne se trouvait à 0'",85 en avant du premier et à un niveau un peu inférieur, à cause (le la pente de l'argile rouge. Il était recouvert d'un gros bloc et reposait sur trois petites pierres, couché sur sa face latérale gauche. Il y avait au voisinage, dans l'argile rouge, 2 dents de mammouth. Un peu plus loin, 2 autres crânes furent encore découverts. Puis un sixième, complètement enfoui dans l'argile rouge et reposant sur sa voûte : sa face inférieure défoncée avait pénétré â l'intérieur du crâne avec deux vertèbres. Au voisinage, il y avait quelques fragments de côtes, de clavicules, de radius et de cubitus. Deux autres crânes furent recueillis à 1"',20 en avant de l'excavation, enfouis à0'",40 de profondeur dans l'argile rouge. Aux alentours se trouvaient quelques'vertèbres et côtes. En arrière de cette excavation, le long de la même paroi, se trouvaient d'autres cavités. L'une d'elles renfermait plusieurs crânes, accompagnés d'ossements, des fragments d'urnes funé- raires et un beau stylet en os poli (pi. I, fig. 6). Une autre, vers le fond, contenait plusieurs crânes isolés, montant leur chiffre total à quinze. Tous ces crânes étaient dépourvus de leur mâchoire infé- rieure. C'est dans une autre excavation, à gauche, que plusieurs mâchoires inférieures isolées furent retrouvées. La plupart des os longs, des vertèbres, côtes, métacarpiens et métatarsiens se trouvaient disséminés sur un espace de 2 mètres environ, vers le fond de l'abri, à 0"',50 de profondeur dans la terre gris jaunâtre [b). Une des mâchoires et un sacrum étaiept soudés â la paroi par de la stalactite. Pour parvenir au fond de l'abri où se trouvaient une partie des ossements, il a fallu enlever de gros blocs de la roche encaissante, soudés entre eux par de la sta- lagmite qui empâtait aussi un certain nombre d'ossements. Voici l'inventaire des ossements humains recueillis : 1° 15 crânes dont 4 entiers avec face, se rapportant â 13 adultes, 1 adolescent et 1 jeune homme; parmi les 13 adultes, 10 appartiennent sûrement à des hommes et 3 pro- bablement â des femmes: ( 10 ) 2« 3 mâchoires inférieures et 8 fragments; 3° 6 fragments de maxillaire supérieur; 4° 64 côtes et 53 fragments; 5° 56 vertèbres, dont 3 atlas, 3 axis, 9 cervicales, 19 dor- sales et 22 lombaires ; 6° 1 sacrum entier et 4 fragments ; 7» 6 pièces de sternum, dont 3 supérieures et 3 inférieures; 8« 7 clavicules, dont 3 droites et 4 gauches ; 9'* 1 humérus entier, sauf Tépiphyse inférieure; 2 épiphyses inférieures et 7 diaphyses; 10" 7 fragments de cubitus, dont 4 droits et 3 gauches ; 11^» 1 radius gauche entier, 3 fragments gauches et 1 droit; 12" 8 fragments de fémur, dont 2 ayant appartenu à des enfants ; 13° 2 tibias entiers, l'un droit, l'autre gauche, mais de deux individus différents, et 11 fragments, dont 4 droits et 7 gauches ; 14° 7 fragments de péroné, dont 3 extrémités inférieures droites, 2 gauches et 2 diaphyses; 15° 3 fragments d'omoplate; 16° 6 fragments de bassin ; 17° 100 métacarpiens, métatarsiens et phalanges; 18° 3 calcancums, dont 2 droits et 1 gauche; 19° 2 rotules. Comment expliquer le petit nombre des pièces du squelette par rapport i\ celui des criines et l'isolement de certains crânes? M. G. de Morlillet, qui a visité avec nous le trou Sandron en 1890, expliquait le fait ainsi : Les morts étaient toujours inhumés à la même place, mais à chaque nouvelle inhumation on faisait place au nouveau cadavre en rejetant plus loin les ossements des prédécesseurs et peut-être respectait-on les crânes. Cela expliquerait évidem- ment le désordre dans lequel se trouvaient les pièces isolées des squelettes, mais cette explication ne nous satisfait pas en ce qui concerne le petit nombre des pièces du squelette par rapport à celui des crânes. (11.) D'autre part, selon cette manière de voir, nous aurions dû trouver tout au moins les pièces d'un squelette, le dernier venu, plus ou moins dans leurs connexions naturelles : ce n'est pas le cas. Nous croyons plutôt que l'abri Sandron fut un ossuaire où certains crânes notamment avaient été déposés dans des fosses spéciales. Ce fait n'est pas isolé, même en Belgique. Nous avons tout lieu de croire que le trou du Frontal, à Furfooz, sur la Lesse, les grottes de Ghauveau (Namur) et de Sclaigneaux, le trou Maurtin, à Hastière, furent aussi des ossuaires néolithiques. En France, la grotte inférieure des Baumes -Chaudes con- tenait les restes de trois cents individus disséminés dans le plus grand désordre; les crânes seuls étaient placés contre la paroi et isolés des autres parties du squelette. M. Carlailhac la regarde comme un ossuaire, aussi bien que les grottes sépul- crales de Pena Blanque, dans le massif d'Arbas (Haute-Garonne). Il en serait de même de la caverne de Challes en Savoie, sur la route de Ghambéry à Montmélian '. De tels ossuaires ont aussi été rencontrés en Allemagne dans la grotte de la Licorne, près de Scharzfeld, dans le Hartz, et en Espagne, dans la caverne de la Furminha (Péniche). Vraisemblablement, les cadavres étaient d'abord exposés à l'air ou inhumés temporairement, puis les ossements étaient recueillis et déposés définitivement dans une caverne-ossuaire -. Ges sépultures à deux degrés existent encore aujourd'hui chez certains peuples sauvages, et même en Bretagne et en Sicile. Une troisième interprétation de ces faits a été émise par Bruzelius dès 1832, à propos des ossements trouvés dans le * E. Cârtailhac, Les âges préhistoriques'^cn Espagne et en Portugal, p. 91. —La France préhistorique. - Ibid., Les sépultures à deux degrés et les rites funéraires de rage de la Pierre (Ass. franc, pour l'avancement des sciences, 1886). — Maté- riaux pour servir à ihist. nat. et prim. de l'Homme, t. III, p. 411, 1886. ( 12 ) tertre sépulcral d'Asa, en Scanie. Cet auteur admettait que les cadavres avaient été décharnés avant d'être inhumés. V. Boye arriva aux mêmes conclusions en Suède ^. Le professeur Pigorini - admet aussi le décharnement des cadavres dans un certain nombre de tombes néolithiques d'Italie. Il base son appréciation sur la découverte de crânes néolithiques colorés en rouge à Sturngola (Anagni) et dans diverses petites grottes sépulcrales de la province de Palerme et de Pianosa. Sans vouloir généraliser outre mesure cette interprétation, M. Cartailhac l'adopte pour un certain nombre de sépultures néolithiques de la France. Il rappelle, à ce propos, la coutume de décharner, en France, les cadavres de haute condition, du 1\« au XIII« siècle 3. Encore aujourd'hui, à Otahiti, dans le royaume de Siam et dans la Caroline (Amérique du Nord), on dégarnit les os de leurs chairs avant de les inhumer définitivement. Dans le cas présent, l'hypothèse qui rend le mieux compte des faits, c'est évidemment celle d'un ossuaire. C'est à elle que nous nous arrêtons. CARACTKHES ANTHUOPOLOGIQUES DES OSSEMENTS HUMAINS. Les quinze crânes étaient en assez bon état pour permettre de reconnaître le type et de prendre les principales mesures anthropométriques. Neuf ou dix de ceux-ci appartiennent à des hommes adultes ou vieillards, trois ou quatre à des femmes, un est celui d'un adolescent. Un seul de ces crânes est très légèrement scaphocéphale; les autres ne le sont nullement. Ils ont en général le type des sous-brachycéphales, avec un front étroit, relativement ' NiLSSON. Les habitants primitifs de la Scandinavie (édition franc;.. p. no. Paris, 1868). - Pigorini, Accad. dei Lincei, 3^ sér.. t. IV, p. 187. — Boit. Paletlin. ital., 8e année, p. 48. - Arch. per Vant. et la ethn., vol. VIII, p. 131. "» Cartailhac, La France pré his t., p. 299; d'après Legrand d'Aussv, Les sépultures des rois de France. ( 13 ) fuyant; la région pariëlalo très développée et brusquement recourbée en arrière dans le tiers et quelquefois la moitié postérieure, avec les méplats bien marqués et les bosses repor- tées en arrière; la région occipitale obliquement rejetée en dessous, de façon à être presque totalement infère (pi. Ill et VI, tig. A, B). La norma verticalis est en général bien caracté- ristique, à projection sub-pentagonale. Elle montre bien le peu de largeur du front par rapport à retendue transversale des pariétaux (pi. IV, fig. II et Ul). La face est relativement étroite, les orbites rectangulaires, les pommettes saillantes, le nez de largeur moyenne, les mâchoires légèrement prognathes. L'indice céphalique le plus élevé est celui de l'adolescent (87,50) ; il est hautement brachycéphale. Viennent ensuite deux autres crânes, encore nettement brachycéphales, avec les indices 83,90 et 83,56; le premier est celui d'une femme et le second appartient à un homme. Neuf autres appartiennent encore au groupe brachycéphale, mais rentrent dans la subdivision des sous-brachycéphales, avec des indices variant entre 82, 6G à 80,22 (pi. lII, IV, V, fig. I, II, IH). Deux sont mésaticéphales , avec respectivement comme indice 79,14 et 77,17. Enfin, un seul était sous-dolichocéphale, avec l'indiciî élevé 76,06. La moyenne des indices des quatorze crânes d'adultes, en éliminant le fort brachycéphale de l'adolescent, nous donne, malgré les deux mésaticéphales et le sous -dolichocéphale, un indice correspondant à 80,86, c'est-à-dire sous-brachy- céphale. L'indice nasal des quatre crânes mesurables est de 48,83 mésorhiniens. Les humérus que nous possédons n'ont pas la fosse olécra- nienne perforée et les tibias ne sont pas platycnémiques â proprement parler. Nous ne pouvons évaluer la taille de ces hommes que ( 14 ) d'après deux tibias. Elle aurait été d'environ 1"\59 à 1"',00 d'après les tableaux de M. Manouvrier ^. L'un de nous, le professeur Frai pont, fera une étude com- plète de ces ossements dans un travail spécial. Ces restes humains appartiennent incontestablement au type sous-brachycéphale de Furfooz (81,4) et d'Orrouy décrit par Broca. Tel est l'avis du professeur E.-T. Hamy, qui a eu l'occasion de les étudier avec l'un de nous. Ce type sous-brachycéphale a été retrouvé dans la sépulture néolithique d'Hastière par le D"" Houzé. Il a été rencontré en France dans un certain nombre de sépultures néolithiques, notamment dans les puits funéraires de Cumières, dans la grotte sépulcrale de Nogent-les- Vierges, etc. Le professeur Hervé - considère que ce type ethnique pro- vient du métissage entre le type pur brachycéphale néolithique (type de Grenelle) avec le type dolichocéphale (type de Lau- gerie, Cro-Magnon), mais qui tiendrait davantage des premiers. Ce serait là le motif qui nous dormerait dans la même station des sous-types de sous-brachycéphales variant plus ou moins entre eux suivant que tel ou tel caractère ancestral prédomine (pi. m, IVetV, fig. I, II, III). Ces ossements étaient accompagnés d'une vingtaine d'éclats ou fragments de silex et d'un grand nombre de morceaux d'une poterie grossière. La pâte de celle-ci contenait des frag- ments de calcaire, de petits cailloux blancs de quartz et offrait tous les caractères de la facture des Néolithiques. Nous avons pu reconstituer un de ces pots qui ne sont autres que des vases funéraires. Quoique fait tout entier à la main et d'une seule pièce, il a une forme très élégante (pi. IV). Le fond est plat et relativement étroit. Le vase s'élargit jusque vers le milieu pour se rétrécir vers le bord libre. Celui-ci est festonné par pincement. Il a 240"""' de hauteur, sur 190'"'" de diamètre au bord libre et 700'""' de circonférence vers le milieu. » MAxNorvRiER. Mém. de (a Soc. (ïanthr. de Paris, 2^ série, t. IV, 1892. - Hervé, Revue mensuelle de l'École d'anthr., 5'^' année, p. 20, 15 jan- vier 1895. ( 45) Il a été recueilli aussi quelques os travaillés. Un perçoir court, très appointé en stylet de cheval dont il a été question déjà (pi. I, fig. 6); un autre plus grêle, probablement aussi en stylet de cheval, dont la substance osseuse est beaucoup plus altérée (pi. 1, fig. 7j. Le D'" Tihon a recueilli une autre pièce très intéressante (pi. 1, tig. 8) sous la terre végétale, à la sur- face de l'argile gris jaunâtre; c'est probablement un lissoir. Enfin, on y a trouvé un os travaillé en forme de losange, qui doit être une pointe de flèche ou de zagaie, à moins que ce ne soit un petit perçoir (pi. 1, tig. 9). L'abri Sandron, après avoir été habité ou fréquenté par l'homme de l'époque du Mammouth, après avoir été utilisé comme ossuaire par les Néolithiques, a encore servi récem- ment de demeure. Son nom est celui d'un habitant du village de Huccorgne qui, il y a quelques années, vint y établir domi- cile pendant plusieurs mois et lui laissa son nom. D'où cet abri est connu dans le i)ays sous le nom de Trou Sandron. 4. — PETIT ABRI DU FOND DK LA VALLEK DU ROUA. Cette petite grotte est située vers le fond de la vallée du Uoua, du même côté que la grotte du Docteur, à 100 mètres de celle-ci et à 120 mètres de l'abri Sandron. Elle se trouve à 15 mètres de hauteur au-dessus du fond de la vallée et à environ 1:20 mètres au-dessus du niveau moyen de la Mehaigne. L'entrée est ouverte sur le nord. Ses dimensions sont très exiguës : 1"',25 de haut, sur 1"%50 de large et 1"',50 de profondeur. Quand nous l'avons visitée, elle était presque comblée par des rocailles et de la terre végétale. Nous y avons recueilli les débris humains suivants : 1. 8 fragments de crâne d'adulte; 2. Partie supérieure d'un sternum d'adulte; 3. 1 clavicule d'adulte; 4. 1 morceau de côte d'adulte; 5. 2 phalanges d'adulte; 6. 1 morceau de mâchoire inférieure avec 1 molaire et 2 prémolaires d'un jeune sujet. (16) Avec les ossements il y avait 4 molaires de cheval, 1 astra gale de bœuf. Nous avons également recueilli dans ce trou 1 grattoir néo- lithique en silex, 1 petit anneau en bronze haut et épais, 1 stylet en fer, 1 couteau en fer et 12 fragments d'une poterie grossière néolithique, très semblable à celle rencontrée à l'abri Sandron. Il s'agit encore ici d'une sépulture, mais il ne nous est pas possible de pouvoir fixer sûrement l'époque à laquelle elle se rapporte. Vraisemblablement, les ossements humains sont contemporains des fragments de vases funéraires néolithiques. Ce trou aurait été visité plus récemment, comme l'indiquent la présence de l'anneau en bronze et les deux objets en fer. 5. — STATION PRÉHISTORIQUE DK J/HERMITAGE. Si, quittant la petite vallée du Roua, nous regagnons la grand'route de Huccorgne à Moha, nous arrivons au lieu dit r Hermitage. Entre les deux passages à niveau, on trouve sur la rive gauche de la Mehaigne un mamelon coupé en tranchée, d'un côté par la voie ferrée et de l'autre par la route provin- ciale. Cette éminence, située à 20 mètres au-dessus du niveau actuel de la Mehaigne, est formée de sables et de limons mêlés à des débris de calcaire et ;'i des cailloux roulés. M. le professeur Dewalque avait déjù attiré l'attention des géologues sur ces dépôts : « La grande masse de ceux-ci est formée de sables tins et demi-fins, purs ou argileux, très varia- bles, renfermant des masses irrégulières d'argile verte ou grise. Au haut, se trouve une couche irrégulière, mais presque hori- zontale, de gravier ferrugineux renfermant beaucoup de débris calcaires. Le tout se termine par du limon, des cailloux, puis du limon. » M. Dewalque considéra ces dépôts comme dilu- viens. MM. Max Lohest et Marcel De Puydt ont étudié succincte- ment cette formation et la regardent comme représentant des alluvions de la Mehaigne. Ils y ont signalé des silex taillés. ( 17 ) Le D"" Tihon et M. Donnai ont fait exécuter dans ce mamelon une série de tranchées. Ils y ont reconnu en certains points sept niveaux, qui sont, de haut en bas : 1) Terre végétale actuelle. Épaisseur, 0'",50 ; 2) Limon vert jaunâtre, d'une épaisseur pouvant atteindre i'»,65, qui contenait à sa base de nombreux débris calcaires et vers la surface, sur 0'",20 d'épaisseur, de nombreux débris de poteries néolithiques et des silex taillés, consistant en déchets de fabrication, nucleus, couteaux, petits grattoirs, quelques lissoirs et une ébauche de hache; 3) Sable argileux, jaune clair, sans débris calcaires, d'une épaisseur allant jusqu'à 0'",20, à contact sinueux avec la couche sous-jacente, probablement d'origine éolienne. 11 contenait de nombreux silex taillés et des déchets de taille plus nombreux encore. D'après MM. Tihon et Dormal, il s'agit d'un atelier de fabrication des débuts du Néolithique. Ces silex consistent surtout en lames, couteaux, grattoirs, perçoirs et pointes diverses. Il y avait aussi dans cette couche quelques dents de cheval et de bœuf, quelques débris de bois de cerf et de chevreuil ; 4) Argile jaune. Épaisseur, 0'",50; 5) Limon noir. Épaisseur, 0'",30; 6) Argile jaune, plus ou moins sableuse, renfermant dans sa moitié supérieure des blocaux calcaires, anguleux ou un peu arrondis, et des rognons de silex bruts, tels qu'on les ren- contre sur les plateaux voisins. Épaisseur, 0™,30; 7) Sable pur, devenant argileux au contact de la couche n° 6 et passant insensiblement à l'argile jaune de cette couche. D'après MM. Lohest et De Puydt, tous ces dépôts seraient des alluvions de la Mehaigne. M. le professeur Dewalque con- sidérait cette masse comme dépôts diluviens accumulés dans une poche. MM. Tihon et Dormal regardent l'ensemble de ces dépôts comme des couches dues au ruissellement d'eaux plu- viales dégradant les pentes voisines et entraînant avec elles, tantôt de fines lames, tantôt des fragments de pierre. Ils rap- portent au quaternaire les couches de sables et de limons Tome LIV. 2 (18) formant ce mamelon. Ils ont notamment rencontré dans la couche inférieure n«7, à o mètres de profondeur, un fragment de molaire d'Elephas primigenius ^. Depuis lors, le D"^ Tihon a recueilli à la même profondeur, mais en deux points diffé- rents, deux pointes taillées en amande, de la même facture que celles rencontrées dans la grotte de la carrière de l'Hermitage dont il va être question. 6. — TROU No l DE L'HERMITAGE. Ce petit abri se trouve k 25 ou 30 mètres, à vol d'oiseau, du passage à niveau du lieu dit l'Hermitage et à 25 mètres environ au-dessus du niveau moyen de la Mehaigne. Elle est à 13",50 en contre-bas du plateau. Elle communique avec l'inté- rieur par deux ouvertures donnant au sud. Une seule de celles-ci était praticable; sa hauteur était de 1"\10 sur 2'",50 de large. En avant de cette entrée se trouvait une petite terrasse de 3"\50 de haut. Cette excavation se prolonge en forme d'un couloir parallèle à la paroi extérieure de la roche, sur une étendue de 6 à 7 mètres, ayant comme dimensions maxima 3"\50 de haut sur l'",50 de large. Ce couloir était rempli presque jusqu'au plafond par des dépôts meubles, consistant, de haut en bas, en : a) 2 mètres à 2"\50 de terre végétale mêlée à des rocailles provenant du délitement de la roche encaissante ; b) 1 mètre environ d'une terre rougeâtre, absolument stérile. Le dépôt superficiel de terre végétale avait servi de sépulture à des Néolithiques. Nous y avons recueilli, à partir de 0"S30 de profondeur, des ossements provenant de plusieurs squelettes humains, une dizaine de morceaux de poteries néolithiques et des éclats de silex. Il y avait, de plus, quelques os de renards et de blai- reaux. 1 DoRMAL et TiHON, La station préhistorique de l'Hermitage à Hiic- corgne (Bull. Soc. d'anthr. de Bruxelles, t. IX, 15 mai 1890). ( 19 ) Les ossements humains étaient les suivants : 6 fragments de mâchoires inférieures avec dents; 1 fragment de mâchoire supérieure; 20 dents isolées (10 molaires, 3 prémolaires, 7 incisives, dont 3 supérieures et 4 inférieures) ; 2 atlas, 1 axis, 1 vertèbre cervicale, 3 vertèbres dorsales, 6 vertèbres lombaires, quelques fragments ; 11 clavicules; 1 sternum ; 7 fragments d'humérus ; 1 radius droit et 1 gauche ; 2 cubitus et 9 fragments ; 30 morceaux de côtes ; 10 fragments de bassin; 1 fémur droit, 3 têtes de fémurs droits, 2 extrémités infé- rieures et 0 morceaux ; 1 tibia droit petit, 1 tibia gauche d'adulte, 3 morceaux; 1 péroné gauche et Tj morceaux ; 6 astragales droits et 2 gauches; 14 os du carpe et du tarse ; 134 métacarpiens, métatarsiens et phalanges; Un certain nombre de débris d'os longs. L'état de conservation de ces ossements ne se prête pas à une étude anthropologique détaillée. 7. - TROU > 2 DE L'HERMITAGE. Cette autre petite excavation se trouve presque en face de la précédente et à quelques mètres de celle-ci, un peut plus haut, à environ 30 mètres au-dessus du niveau de la Mehaigne. On peut y pénétrer de plain-pied par deux ouvertures regar- dant l'ouest, dont la voûte est à peine à l'",50 du plateau. Les ouvertures sont précédées d'une terrasse assez importante. L'une des entrées se prolonge en un couloir de 4 à 5 mètres de profondeur, qui se dirige vers l'intérieur de la roche presque ( 20 ) perpendiculairement à la paroi extérieure ; l'autre se continue en un couloir de 6 à 7 mètres de long, qui vient déboucher obliquement dans le premier. Les deux réunis remontent sous forme d'une cheminée qui s'ouvre sur le plateau. La terrasse et les dépôts de l'intérieur comprenaient trois couches bien distinctes, à savoir : 1) Terre végétale et rocailles, d'une épaisseur de 0«\2o à 0™,50 ; 2) Argile jaune, d'une épaisseur de 1 mètre environ; 3) Sable et cailloux, 0™,10 à 0"\30 d'épaisseur. Les cailloux et une partie du sable de la couche inférieure proviennent incontestablement du plateau. Nous avons pu nous en assurer de la façon la plus péremptoire. En effet, nous avons pu, après le déblaiement, poursuivre vers l'entrée du couloir no 1 une crevasse verticale bourrée de ces cailloux depuis le plancher de la grotte jusqu'au niveau supérieur du plafond et formant un véritable filon. Nous avons déjà dit que ce dépôt de sable et de cailloux ne contenait aucun ossement, ni aucun débris de l'industrie humaine. La couche d'argile 2 contenait les restes d'animaux sui- vants : 1 petite molaire de mammouth ; 4 molaire de Rhinocéros tichorliinus ; 2 molaires et 1 astragale d'Equus caballus ; 2 canines d'Ursus spelœus; 1 demi-mâchoire inférieure de Mêles taxus ; 2 demi-mâchoires inférieures de Canis vulpes ; La partie antérieure d'un crâne et une demi-mâchoire infé- rieure droite de Mustela fouina ; 1 métatarsien de petit duc (Bubo minus) ; I métatarsien de buse (Buteo vulgaris); Quelques os de Lepus timidus. II y avait de plus dans cette couche, associés à ces osse- ments, trois silex taillés, du type moustérien, dont deux pointes. (21) Les niveaux 2 et 3 datent de l'ère quaternaire inférieure. L'homme contemporain du mammouth a habité la caverne pendant que se déposait la couche 2, qui contient ses débris de cuisine. 8. — CREVASSE DE L'HERMITAGE. A quelques mètres des deux trous précédents se trouvait une crevasse provoquée par une faille dans la roche. L'exploration des dépôts meubles qu'elle contenait ne nous a donné que quelques esquilles d'os de renards et de lièvres, 1 rotule, 1 phalange et 1 molaire de cheval, enfin quelques tessons de poteries de diverses époques. 9. - TRANCHÉE AU PIED DE LA ROCHE-ALX-CORREAUX. Nous avons fait exécuter au pied de la Uoche-aux-Corbeaux, située à quelques mètres des trous précédents, une vaste tran- chée, à peine à 2 mètres au-dessus du niveau de la route. Le sol était complètement remanié et formé de terre végétale, limon de pente et du plateau. Nous y avons recueilli des fragments d'ossements humains, des tessons de poteries néolithiques, moyen âge et modernes, des fragments de silex taillés, vrai- semblablement néolithiques, enfin un instrument en os poli, identique* à celui trouvé dans la terrasse du trou Sandron (pi. XI, fig.l5). 10. - GROTTE DE LA CARRIÈRE DE L'HERMITAGE. On rencontre cette caverne dans le même escarpement de rochers que les trois précédentes excavations, au milieu d'une carrière. Elle se trouve à 35 mètres du trou n° 2 de l'Hermi- tage, vers Moha. Elle est à 25 mètres au-dessus du niveau moyen de la Mehaigne, à 100 mètres de ce cours d'eau et à 30 mètres en dessous du plateau. Elle a deux entrées regardant l'ouest et le nord-ouest. ( 22 ) Elle fut découverte lors des travaux de déblaiement de la carrière au milieu de laquelle elle se trouve. Quand nous en avons commencé l'exploration, on avait enlevé 6 mètres de terrasse et de couloir. Les ouvriers carriers, en enlevant les pierrailles de la terrasse, découvrirent un bracelet en or qu'ils s'empressèrent d'aller vendre à Huy chez un orfèvre. Lorsqu'on se rendit à Huy quelques jours après la trouvaille, pour faire Tacquisition de cet anneau, il était déjà fondu. D'après la description qu'en ont donnée ouvriers et orfèvre, cette pièce devait être d'origine gauloise. La partie qui reste de la grqtte est très surbaissée. Son entrée principale actuelle mesure 6'»,o0 de large sur l'",35 de hauteur, hauteur qui diminue encore à l'intérieur, et environ o mètres de profondeur. a) Partie géologique. Nous nous trouvons ici en présence d'un mode de remplis- sage tout spécial et rare. Les parois de la grotte, dans la partie restée intacte et fouillée par nous, ne présentaient aucune fis- sure, aucune cheminée mettant l'intérieur en communication avec le plateau. Les dépôts meubles dont elle était remplie ne provenaient pas de l'extérieur. Ici, pas de sables d'origine flu- viale, pas de cailloux roulés provenant du plateau. L'intérieur était rempli, en certains points jusqu'à la voûte, par une terre jaune ou brune, passant insensiblement au sable calcaire conte- nant des blocaux plus ou moins gros de la roche encaissante. Les dépôts meubles, dont l'épaisseur variait, d'un point à l'autre, de l'",50 à O'",o0, étaient exclusivement composés d'élé- ments provenant du délitement de la roche calcaire encais- sante. De toutes les grottes que nous avons fouillées dans la vallée de la Mehaigne, c'est le seul cas de ce genre de remplis- sage que nous ayons rencontré. On pouvait distinguer, dans les tranchées fraîchement ou- vertes à l'intérieur de la grotte, deux niveaux qui d'ailleurs ne constituaient que deux stades d'altération des dépôts meubles, ( 23 ) comme l'a démontré l'étude minéralogique et paléontologique de ceux-ci. 1) Terre jaune, passant insensiblement à une terre brune ou r(Uigeâtre, d'une épaisseur de l'^%2o à 0 ",50, contenant, comme débris de cuisine de l'homme, les restes de la faune de l'époque du Mammouth et de nombreux silex taillés ; 2) Terre brune, passant insensiblement au sable calcaire, d'une épaisseur de 0'",60 à 0'",10, avec les mômes débris de la même faune et les restes de la même industrie. A l'extérieur, les deux niveaux étaient mêlés à de l'argile de ruissellement de pente et étaient recouverts par un peu de terre végétale, de la pierraille et des fragments de calcaire pro- venant de l'exploitation de la carrière. h) Inventaire des débris d'animaux contenus dans toute l'épaisseur des dépôts meubles. Rhinocéros tichorhinus (B. antiquitatis) : 42 molaires et frag- ments d'os longs, brisés intentionnellement; hJquus caballus : 66 incisives, 6 canines, 3 molaires, 4 stylets et quelques os longs, brisés intentionnellement; Cervus megaceros (Megaceros hibeniicus, M. euryceros) : un grand morceau de mâchoire inférieure avec molaires, 7 frag- ments de mâchoire inférieure avec dents, 14 molaires isolées, 1 fragment de bois ; Bos primigenius : 102 molaires et des os longs, brisés inten- tionnellement; Elephas primigenius : 12 molaires, 12 vertèbres, 1 astragale, 1 scaphoïde, 1 cunéiforme, 2 métacarpiens, quelques frag- ments d'os longs, brisés intentionnellement; Ursus spelœus : 11 molaires, 7 canines, 9 incisives; Hyœna spelœa : 1 mâchoire inférieure, 8 demi-mâchoires inférieures, 2 extrémités antérieures de mâchoires inférieures (symphyses), 30 fragments de mâchoires inférieures, 1 demi- mâchoire supérieure, 14 fragments de mâchoire supérieure. ( 24 ) iO incisives, 82 canines, 84 molaires, des os longs brisés intentionnellement. Nous avons de plus recueilli dans la terrasse un morceau de mâchoire de loup et dans la couche brune quelques débris en très mauvais état d'un squelette humain, provenant pro- bablement d'une sépulture néolithique. Les restes d'animaux sont, en somme, peu abondants. Ils appartiennent à la faune la plus pure de l'époque du Mam- mouth : le rhinocéros à narines cloisonnées, le cheval, le grand cerf d'Irlande, le grand bœuf, le mammouth, l'ours et l'hyène des cavernes. Parmi les dents d'éléphant, il y en avait deux petites dont les lames d'émail et d'ivoire étaient plus espacées que dans la plupart des autres spécimens. Nous n'avons pas osé nous prononcer, et les rapporter à Elephas antiqiius. M. Gaudry, le savant professeur de paléontologie au Muséum de Paris, à qui nous les avons soumises, a gardé la même réserve. Nous n'avons pas recueilli la moindre trace d'osse- ments de renne, de cerf élaphe, de wapiti, de saïga, que l'on trouve cependant très souvent déjà associés à la faune du qua- ternaire inférieur. Pas de traces non plus de renard, ni de blaireau, ni de fouine, ni de putois, ni de lapin. La quantité considérable d'instruments en pierre que nous avons recueillis dans cette caverne indique qu'elle fut long- temps habitée par l'homme. Il est donc probable que, étant donnée l'exiguïté de cet abri, les habitants ont dû souvent rejeter à l'extérieur leurs débris de cuisine pour ne pas être encombrés. Cela expliquerait la rareté relative de ceux-ci. La terre jaune de la terrasse con- tenait quelques fragments d'un squelette humain provenant probablement d'une sépulture néolithique. c) Industrie. Les dépôts meubles de la grotte contenaient, disséminé dans toute leur étendue et dans toute leur épaisseur, un véritable trésor archéologique dont la découverte est jusqu'ici unique (25) en Belgique. Il consistait en armes et instruments en silex dont voici l'inventaire : 26 grandes pointes en amande, du type de Saint-Acheul ; 37 petites pointes en amande, du même type; 18 pointes du type moustérien; 132 grands racloirs arrondis; 54 grands racloirs allongés; 200 racloirs de taille moyenne; 80 petits racloirs arrondis; 22 disques dégrossis sur les deux faces, à grands éclats; 14 lames-racloirs; 64 lames; 1600 fragments et éclats de silex ayant été utilisés, pour la plupart, comme racloirs. La grande majorité de ces instruments taillés présentent une belle patine blanche uniforme. Ils sont tous en silex de la craie blanche, qui attleure aux environs d'Huccorgne, de Braives, de Ciplet, etc. Nous avons figuré quelques-uns des plus beaux et des plus caractéristiques de ces instruments, ce qui nous évitera de longues descriptions. Ces types sont d'ailleurs bien connus de tous ceux qui s'occupent de l'ethnographie paléolithique. Les pointes en amande (type acheuléen). Nous possédons une série de 63 de ces pointes, dont la grandeur varie entre 12o et 70 millimètres. La plupart proviennent de l'argile jaune; plusieurs cepen- dant étaient dans l'argile brune. Les unes sont taillées à grands éclats sur les deux faces (pi. VI, fig. 1, 2,4), les autres sont beaucoup plus finement travaillées et constituent de véritables pièces de luxe par le fini de l'exécution (pi. VI, fig. 3 et 5). Jamais il n'avait été rencontré dans une caverne de Belgique une telle série de pointes acheuléennes. ( 26) Les jwintes moustériennes. Les pointes moustériennes sont de plus petite taille que la plupart des précédentes. Les plus grandes mesurent 75 milli- mètres de hauteur (pi. VI, fig. 6, 7, 8), et les plus petites, à peine 40 millimètres. Comme toujours, ce sont des éclats taillés sur une seule face. Elles étaient mêlées aux pointes en amande. Les racloirs. Les instruments les plus nombreux sont de loin les racloirs. Le plus grand nombre se rencontrent dans l'excavation, dans l'argile brune. A côté des pièces très abondantes fabriquées spécialement et de prime abord pour cet usage, les éclats, les morceaux de pointes et de lames ont été appropriés comme racloirs. Ce sont, en général, de grands éclats, largement taillés sur une seule face. Les uns sont arrondis (pi. VII, fig. 1), les autres subrectangulaires (pi. VII, fig. 2); quelques-uns, allongés (pi. VII, fig. 3), sont de véritables lames (pi. VII, fig. 4). Les plus grands du type arrondi mesurent jusqu'à 90 millimètres de diamètre; ceux du type allongé atteignent 100 millimètres. Les disques. Comme à la grotte du Docteur, nous avons rencontré ici une vingtaine d'instruments en forme de disques taillés à grands éclats sur les deux faces et sans retouches sur les bords. Les plus grands ont 60 millimètres de diamètre et les plus petits à peine 40 millimètres (pi. VII, fig. 5 et 6). Les lames. Les lames sont épaisses, larges, et beaucoup ont été utilisées comme racloirs; quelques-unes ont pu servir de couteau. Les plus grandes atteignent 100 millimètres. ( 27 d) Considérations générales sur l'industrie. Nous avions trouvé, dans le dépôt n*^ 2 (époque du Mam- mouth) de la grotte du Docteur, une industrie de la pierre bien intéressante. C'était le passage de l'industrie chelléenne à son déclin extrême (type acheuléen en miniature). Le fond de cette industrie, au point de vue de la taille du silex, était déjà franchement moustérien. Ici, nous rencontrons aussi une industrie de transition, mais à caractères plus archaïques. Les instruments amygdaloïdes sont plus grands, plus nombreux; quelques-uns même rap- })ellent par leur facture ceux de Chelles, tandis que les autres s'identifient avec les belles pièces de Saint-Acheul, d'Abbeville et de Petit-Parc (Dordogne). Ici, le fond de l'industrie est encore franchement chelléen, mais déjà cependant la pratique de tailler les éclats sur le type moustérien est en usage. Nous croyons pouvoir dire que nous sommes en présence (l'une station sous grotte équivalente, au point de vue de l'industrie, aux stations à ciel ouvert d'Abbeville et de Saint- Acheul. C'est la seule grotte, en Europe, qui ait donné, à notre con- naissance, une industrie aussi ancienne dans son (ensemble et aussi homogène, au point de vue de la taille du silex. C'est sûrement la seule en Belgique. 11 y a bien les grottes du Moustier et d'Hydrequent, com- mune de Rinxent, en France ; celles de Kent et de Wokey, en Angleterre; celle de Furminha (Péniche), près de Lisbonne; celles de Spy, de Sandron, de Falhize et du Docteur, en Bel- gique, où l'on a recueilli quelques pointes du type chelléen, ordinairement très réduites comme taille. Mais partout ces pointes sont noyées au milieu d'un très grand nombre d'autres instruments du type moustérien. Dans la station qui nous occupe, c'est le contraire. L'examen des restes de la faune associée à cette industrie de ( 28) la pierre taillée, vient corroborer notre opinion. Nous avons ici exclusivement des représentants de la faune ancienne de l'époque du Mammouth, dans toute sa pureté, telle qu'elle se rencontre bien rarement en Europe. Le renne fait complète- ment défaut, ainsi que le cerf élaphe et le cerf du Canada. 11 n'y a pas encore, comme dans la plupart des gisements de cavernes de l'époque du Mammouth, mélange de cette faune avec celle de l'époque du Renne. Nous croyons pouvoir conclure de l'examen des faits archéo- logiques et paléontologiques que nous a révélés l'étude de cette caverne, qu'elle a été habitée par l'homme au début de l'époque du Mammouth, vers la fin de ces temps que M. G. de Mortillet a appelés l'époque chelléenne; qu'elle a peut-être seni de sépulture; qu'elle fat visitée peut-être par les Gaulois. Peut-être même a-t-elle servi de refuge au moyen âge. Nous avons, en effet, retrouvé dans la terre jaune de la ter- rasse un certain nombre de sphères en calcaire de diverses tailles, dans un niveau nullement remanié. De tels objets ont été renseignés en France dans divers gisements quater- naires : à la Guina, sur les bords du Voultron, en Charente; à Menieux, en Calvados; dans la grotte des Eaux-Claires, près d'Angoulême. Cependant ces sphères sont identiques aux boulets de pierre que l'un de nous a recueillis dans les ruines du vieux château de Moha. Ces projectiles ont pu s'enfoncer dans la terre jaune de la terrasse en tombant du plateau, ou en étant lancés contre des soldats qui y seraient venus chercher un abri, dans une de ces nombreuses escarmouches dont la région fut le théâtre au moyen âge. Cette hypothèse prend un certain corps en présence de certains faits historiques. D'après les recherches du D^ Tihon, les Liégeois révoltés contre leur prince-évêque vinrent, en 1316, mettre le siège devant le châ- teau de Moha. Ils avaient établi leur camp en face de la grotte de la carrière, à une centaine de mètres au plus de celle-ci, sur l'autre rive. Remacle Mohy raconte que de son temps, en 1610, on voyait encore les terrées du camp des Liégeois. On les voit encore aujourd'hui. ( 29 ) 11. - GROTTE DU BOIS DU CURÉ (TROU DEWEZ). Cette petite caverne se trouve près des précédentes, à SO mètres environ de la grotte de la carrière de l'Hermitage, vers Moha. L'entrée est ouverte du côté de l'ouest, à 82 mètres de la Mehaigne, à une hauteur de 33 mètres du niveau moyen de cette rivière, à 33", 50 du fond et à 12 mètres environ du ï)lateau. Ce n'est, à proprement parler, qu'un abri dont la hauteur est à peine de 3 mètres sur 1 mètre de large et 6 de j profondeur et dont le fond communique avec le plateau par une cheminée presque verticale. Quand nous avons entrepris son exploration, elle était presque complètement remplie par des dépôts meubles, dont la disposition relative était d'un grand intérêt, car elle nous a montré, avec la dernière évidence, son mode de remplissage par des dépôts meubles entraînés du I)lateau par la cheminée (voir fig.). En avant de l'entrée, nous trouvons une petite terrasse à pente raide, formée de terre végétale, d'argile de ruissellement et de blocaux (couche c). Nous y avons recueilli quelques débris de renard et de lièvre, une demi-mâchoire de blaireau, un morceau de bois de cerf et quelques fragments de silex, sans caractères. Sous cette couche et plus en arrière, vers l'intérieur (le la grotte, se trouvait un dépôt de limon et de cailloux entraînés du plateau dans la cheminée, dont l'épaisseur était de 1 mètre à 0'",60. Voici l'inventaire de son contenu, au point de vue paléonto- logique et ethnographique : Wiinoceros tichorliinus : 3 humérus, dont 1 entier, 1 radius, b phalanges, débris d'os longs, brisés intentionnellement ; Equiis caballus : 3 molaires, 4 canons, 2 phalanges onguéales, des os longs, brisés intentionnellement; Cervus megaceros : des fragments de bois ; Cervus canadensis : des fragments de bois ; Bos primigenius : 4 molaires, 1 fémur, des os longs, brisés intentionnellement ; ( 30 ) Elephas primigenius : 2 molaires, 1 métacarpien, des os longs, brisés intentionnellement; Ursus spelœus : une phalange; Hyœna spelœa : 1 demi-mâchoire droite et un autre frag- ment, quelques os brisés ; Canis lupus : 3 canines ; Canis vulpes : 4 fragments de mâchoire inférieure; Mêles taxus : 1 mâchoire inférieure, 1 demi-mâchoire infé- rieure, 2 bassins. EjchelJe Je 1 : 12û ■v^ Nous avons recueilli dans ce dépôt 8 racloirs moustériens, 2 pointes moustériennes et 1 grande lame. Le fond de la caverne était rempli par une couche de 3 mètres à 2'",50 d'épaisseur de limons et de cailloux roulés ( 31 ) dont la disposition même indiquait, à la dernière évidence, leur provenance du plateau par la cheminée. Il y avait de plus dans ce dépôt des blocaux de la roche encaissante et des débris de silex brut, tels qu'on en rencontre en abondance sur le plateau. Ce dépôt était complètement stérile. Comme on le voit, les dépôts a et b ont été entraînés du plateau par la cheminée dans la caverne, au plus tôt à une époque correspondant à celle du Mammouth. La grotte n'a pas été habitée pendant la formation de la couche a. Elle a servi d'habitation pendant le dépôt de la couche b, à l'homme contemporain du mammouth. La couche c a pu venir en partie du plateau par la cheminée, en partie par l'entrée. 12. — GROTTE DU VIEUX CHATEAU. Elle se trouve du même côté que les précédentes, à environ 70 mètres du Trou du Bois du Curé, un peu plus haut que celui-ci, vers Moha. Elle est ouverte vers le nord. Sa profon- deur est de 8 mètres sur 4 mètres de haut à l'entrée et 1 mètre de large. Elle contenait très peu de terre meuble (50 centimètres environ d'épaisseur), sans niveaux appréciables. Nous y avons recueilli une dent de mammouth et quelques débris de silex taillé. 13. - GROTTE DES NUTONS. Cette petite caverne , qui formait un boyau d'une dizaine de mètres de longueur, est disparue aujourd'hui dans les travaux de la grande carrière et four à chaux de Moha. Elle se trouvait du même côté que les précédentes, entre l'ancien et le nouveau tunnel de Moha, à 40 mètres au-dessus du niveau moyen de la Mehaigne. Son entrée, qui regarde l'ouest, subsiste seule aujourd'hui et ne tardera pas à disparaître. Elle contenait l'",50 de dépôts meubles dans les endroits les (32) plus profonds. En d'autres points, il n'y en avait que quelques décimètres. Nous y avons reconnu trois niveaux : a. Terre végétale de la terrasse , avec quelques fragments de silex taillés, des tessons de poteries néolithiques et modernes, une demi-mâchoire de mouton. b. Terre jaunâtre ou rougeâtre, contenant 2 molaires de Rhinocéros tichorhinus , 1 molaire de Equus caballus, 2 molaires de Cervus megaceros, 2 molaires de Bos piimigeniiis, \ méta- tarsien de mammouth, 1 canine et 1 phalange d' Ursus spelœiis . c. Terre rouge brunâtre, mêlée à du sable très calcareux, stérile. Comme nous le voyons, cette petite caverne a encore servi de refuge après la formation de la couche a, à l'homme con- temporain du mammouth et du rhinocéros à narines cloison- nées. 14. — GROTTE DU VIEUX TUNNEL. Cette petite caverne formait un couloir très surbaissé, ouvert à ses deux bouts, vers l'extrémité et au sommet du promon- toire de l'escarpement de rochers qui traverse le tunnel du chemin de fer. Elle a été complètement nivelée par les travaux de la carrière et four à chaux de Moha. Sa principale entrée, dirigée vers l'ouest, se trouvait à 40 mètres au-dessus du niveau actuel de la Mehaigne, à41"\50 au-dessus du fond actuel et à 41 mètres du bord actuel de cette rivière. Elle était placée au sommet de la roche, coupée à pic en cet endroit, et l'on ne pouvait y arriver que par un sentier de quelques décimètres de large, côtoyant la roche. Elle était presque inaccessible par le haut du plateau. La nature des dépôts meubles qu'elle contenait était iden- tique à celle de la précédente et leur disposition la même. Nous y avons reconnu trois niveaux : a. Au-dessus, la terre végétale avec tessons de poteries et fragments de silex taillés néolithiques, 1 mâchoire inférieure de vieillard, 4 fragment de mâchoire d'adulte, 1 mâchoire ( 33) supérieure et 1 inférieure d'un jeune porc, 3 mâchoires infé- rieures et 1 molaire de chèvre, 1 mâchoire inférieure avec deux dents de veau, quelques os de lièvre et d'oiseaux. b. La couche sous-jacente se composait d'argile et de cail- loux provenant du plateau, qui contenait des reliefs de repas de l'homme quaternaire, dont voici l'inventaire : Rhinocéros tichorhinus : 7 fragments de molaires ; E^juus caballus : 7 molaires, 8 incisives, 2 fragments de l'ex- trémité de la mâchoire inférieure, :2 canines, 1 fragment d'omo- plate, 1 morceau d'humérus et de fémur, 1 astragale, 1 calca- néum, 1 canon entier, 3 morceaux de canons, 3 premières phalanges, 3 deuxièmes phalanges, 2 phalanges onguéales ; Bos primigenhis ;3 molaires, 1 métacarpien, 1 astragale, 1 phalange; Cerviis elaphus : 1 morceau d'andouiller, l morceau de fémur et de canon, 1 calcanéum, 2 phalanges onguéales; Elephas primigenius : 1 fragment de molaire et d'omoplate, 3 os du carpe et du tarse, 2 morceaux de phalange; Ursus spelœus : 9 phalanges ; Hi/œnaspelœû : 2 molaires, 1 canine, 1 incisive, 2 phalanges. Mêles taxus : 1 demi-mâchoire inférieure ; Musicla fouina : 3 demi-mâchoires droites et 3 gauches ; Canis vuJpes : 5 demi-mâchoires gauches. r. La couche inférieure consistait en argile rougeâtre ou brune mêlée à du sable. Ce niveau était tout â fait stérile. Il ressort de ces faits que cette petite caverne, presque inac- cessible par le haut et par le bas, a été habitée par l'homme con- temporain du mammouth. Si nous n'avons retrouvé que quel- ques débris provenant de ses reliefs de cuisine, c'est que, très vraisemblablement, il devait les jeter dans la vallée pour ainsi sur la température d'ébullition du dérivé chloré correspondant. L'acide dichlorbromacétique bout à 21o«*, l'acide fluorchlor- bromacétique à 181«. Leurs éthers ont des points d'ébullition respectivement de 151<> et 189<>. Le fait observé déjà à propos de l'acide dichlorfluoracétique se manifeste également ici. La présence de l'hydroxyle du car- boxyle diminue l'abaissement de température d'ébullition que provoque la substitution du fluor au chlore, abaissement qui pour les autres dérivés est d'environ 44°-45*' par atome de fluor. Ce n'est guidé ni par le hasard ni par des raisons de facilité de travail que j'avais choisi l'acide chlordibromacétique pour en obtenir un dérivé fluoré. Les difticultés expérimentales sont en effet grandes, et les quantités peu importantes de produit obtenu rendent très coûteuse la préparation de l'acide fluor- chlorbromacétique. Mais, à priori, je comptais que la substitution aurait porté sur un des atomes de brome et que je serais arrivé à l'acide fluorchlorbromacétique. Or, je tenais à isoler cet acide, non seulement pour étudier un nouvel acide fluoré, mais aussi parce qu'il constitue un composé asymétrique intéressant et se rattachant au fluorchlorbromméthane. J'ai déjà fait savoir que je n'étais pas parvenu à dédoubler ce dernier en deux isomères optiquement actifs. J'avais vainement essayé successivement l'action de la lumière solaire pendant ( 19 ) près d'une année, l'attaque par des solutions très étendues de soude caustique et le dédoublement par cristallisation de com- binaisons additionnelles. Le fluorchlorbromméthane forme, en effet, comme le chloroforme, une combinaison additionnelle bien cristallisée avec la salicylide 2CClBrFlH -t- C7H4O.2. Mais tous les cristaux obtenus se sont montrés identiques et ne possédaient aucune action sur la lumière polarisée. Peut-être une molécule de chacun des deux isomères entre-t- elle dans la constitution du composé additionnel. Mais une autre explication peut être donnée. Nous savons que certains chimistes ont cru que la loi de van 't Hoff et Lebcl n'est pas générale et ont invoqué, à l'appui de leur thèse, plusieurs exceptions à cette proposition scienti- fique. Certes, la théorie du carbone asymétrique semble fort rationnelle et bien étayée, mais nous ne savons pas tout le rôle que jouent dans l'activité optique les groupements soudés au carbone asymétrique; nous ignorons aussi si leur nature n'a pas une influence, je ne dirai pas sur la grandeur de la déviation angulaire, car ceci est hors de doute, mais même sur la mise en jeu de l'activité optique. En particulier, on a dénié l'activité optique aux substances à carbone asymétrique portant un halogène. Les recherches de Lebel sur les chlorhydrines des éthers tartriques ', celles de P. Walden - sur toute une série de dérivés chlorés actifs, obtenus surtout aux dépens de l'acide tartrique |et de l'acide lactique, ont fait justice de ces appa- rentes exceptions. L'acide isopropylphénylchloracétique, qui jusqu'ici s'était montré constamment réfractaire aux essais de dédoublement, vient d'être dédoublé, comme l'annonce une communication de Walden dont je prends connaissance pen- dant la rédaction de ce travail 3. L'acide phénylchloracétique, qu'Easterfield '< déclare inactif, même quand il est obtenu aux dépens de l'acide amygdalique, ' Bull, de la Soc. Chim., t. IX, 1895. - Zeitschrift fur phijsik. Chem., t. XVII, p. 243. 3 Berichte, t. XXVIII, pp. -27-66. ^ Cliem. News, 0-2,. 258. ( 20 ) a été également dédoublé par Walden K Celui-ci observe, à ce propos, que toutes les exceptions apparentes à la théorie de Lebel et van 't Hoff disparaissent les unes après les autres. Je ferai néanmoins observer que tous ces dérivés chlorés actifs décrits par Lebel et Walden sont obtenus aux dépens de substances hydroxylées actives, mais non par dédoublement d'un composé chloré racémique. De plus, nous ignorons quelle est l'influence dans ces substances des chaînons hydro- carbonés, et s'ils ne favorisent pas le dédoublement. A cet égard, l'acide fluorchlorbromacétique nous oflfre un sujet d'étude des plus intéressants. Les quatre groupements fixés au carbone asymétrique y sont de nature inorganique, car nous pouvons considérer le radical CO^H comme tel. En outre, trois des substituants sont monoatomiques et sont des halogènes, c'est-à-dire précisément les corps qui sont accusés de déterminer les exceptions à la loi de van 't Hoff. Enfin, l'extrême simplicité de la molécule en fait la plus simple des combinaisons asymétriques, si nous en exceptons le fluor- chlorbromméthane, qui réalise certes le type le plus parfait. Or, ce dernier peut s'obtenir aux dépens de l'acide fluorchlor- bromacétique par une réaction très simple : ClCFlBr - CO.Na 4- NaOH = CCIBrFlH -t-COgNa,. En réalisant le dédoublement de cet acide, j'aurais donc apporté à la théorie un argument de grande valeur. Et comme c'est un acide pouvant former des sels avec les alcaloïdes, il y avait quelque chance de réussir à le dédoubler, cette mçthode étant celle qui donne le plus souvent de bons résultats. J'ai donc préparé le sel de strychnine CCIBrFl.COu^H. C^i\{çiu2^çft>2 en mélangeant les deux constituants dissous dans le chloroforme et employés dans des proportions rigou- reusement exactes (les pesées furent faites au milligramme), puis j'ai laissé cristalliser. Par évaporation du dissolvant, j'ai séparé quatre portions cristallisées en quantités à peu près égales. La première et la dernière, qui devaient évidemment, en ' Zcit.se/irifl fi'ir physil,-. Chem., t. XVII, p. 705. ( 21 ) cas de dédoublement, renfermer les deux sels des acides droit et gauche à l'état de pureté le plus grand, furent redissoutes dans le chloroforme, puis la solution fut additionnée d'éther jusqu'à commencement de précipitation. Le sel de strychnine est, en effet, très peu soluble dans ce dissolvant. Cette opération avait pour but d'arriver par précipitation fractionnée à éliminer de chaque portion la petite quantité de sel de signe contraire qui pouvait la souiller et qui, devant s'y trouver en proportions beaucoup plus faibles, devait rester en solution. Comme des exemples nombreux l'ont prouvé, je devais craindre une racémisation très facile; aussi ai-je porté mes recherches sur les sels de strychnine eux-mêmes, pour voir si leur pouvoir rotatoire différait. J'introduis ainsi un coefficient de rotation constant, celui de la strychnine, mais cela ne pou- vait nuire en rien à la rigueur des résultats. Les précipités obtenus par l'éther furent redissous dans le chloroforme et soumis à l'examen polarimélrique. L'appareil dont je me suis servi est le polarimètre de Lippich et Landolt, donnant les fractions de degré non en minutes, mais en cen- tièmes de degré. La lumière utilisée était la lumière mono- chromatique du sodium; les résultats furent calculés d'après la formule : lOOa Te' ao Longueur Concentration du tube. en ^\'o. Température. «D Mo 50 ('. 4,5258 17 -2:40 - 17ï69 » » » -2,41 - 17,76 ÔO 5 1 / - -2,66 - 17,75 )) » )> - 2,05 - 17,69 Moyenne. - 17:72 C)* ( 22 ) Le deuxième produit de cristallisation a donné : Longueur du tube. Concentration en o/o. Température. ^'d blo 30 c. i 17 - 2?10 -13:12 )) )) » -2,11 - 13,19 » » » - 2,12 - 13,28 40 T) )) -2,64 - 13,22 » » » - 2,65 - 13,25 Moyenne. - 15^23 Le sel de strychnine est donc manifestement dédoublé en deux isomères présentant un pouvoir rotatoire différent. Comme moyen de contrôle, j'ai fait cristalliser les eaux mères de chacun des deux produits obtenus ; ces eaux mères devaient contenir comme impureté le sel de signe contraire. Les cris- taux obtenus furent purifiés par cristallisation fractionnée. Les eaux mères du premier produit m'ont ainsi donné des cristaux dont voici le pouvoir rotatoire en solution chlorofor- mique : Longueur (lu tube Concentration. Température. ^D [«]d 40 c. 1,0276 17 » -0»55 - 0,34 - 13^4 - 13,13 Soit le pouvoir rotatoire du sel le plus soluble. ( 23 ) De même les eaux mères du deuxième produit de cristalli- sation ont donné un produit cristallin pour lequel les mesures du pouvoir rotatoire ont fourni les résultats suivants : Longueur du tube. Coneeiiiraiion. Trmpérature. ^D Wd 40 c. 1,000 17 - 0°63 - 17:2 » » )) -0,64 - 17,6 Il découle de ces résultats expérimentaux que je suis par- venu à dédoubler le sel de strychnine de l'acide iluorchlorbro- macétique en deux sels isomères, doués de pouvoirs rotatoires différant d'environ 4°,o et que les impuretés de l'un sont con- stituées précisément par le sel de signe contraire. Ce fait ne peut être dû qu'à l'existence de deux acides, l'un dextrogyre, l'autre lévogyre; le premier diminuant un pouvoir rotatoire lévogyre dû à la strychnine, le second l'augmentant. J'ai d'ail- leurs déterminé le pouvoir rotatoire spécifique de la strychnine dans le trichloracétate de strychnine en solution chlorofor- mique; je l'ai trouvé égal à i22«,23. Les recherches de Tyko- ciner ^ ont montré que le pouvoir rotatoire spécifique de la strychnine peut varier d'un degré environ dans ses sels, suivant la nature de l'acide. Or, si nous calculons quelle serait la rota- tion à gauche du sel de strychnine de l'acide fluorchlorbromacé- tique inactif, nous trouvons qu'il devrait être d'environ 14,2, tandis que, déduit de la moyenne des pouvoirs rotatoires observés, il oscille aux environs de 15% ce qui est une valeur parfaitement compatible avec les variations du pouvoir rota- toire de cet alcaloïde. Chaque acide apporte donc une variation du pouvoir rota- < Recueil des travaux chimujues des Pays-Bas, t. I. ( 24) toire d'environ ^ = 2%25, et comme le sel de strychnine contient 36,4 % d'acide, le pouvoir rotatoire de celui-ci sera de en solution chloroformique. Le sel de cinchonine a également donné des résultats inté- ressants. Nous savons, surtout par les recherches de Hesse et Oudemans, que cet alcaloïde présente de grandes variations du pouvoir rotatoire spécifique, suivant la nature de l'acide et aussi suivant la concentration. Je ne devais donc pas espérer pouvoir, comme pour le sel de strychnine, déduire le pou- voir rotatoire spécifique de l'acide de celui du sel de cin- chonine. Mais j'ai observé un autre phénomène. Le sel de cinchonine, soumis à la cristallisation fractionnée dans le chloroforme, m'a donné deux produits de cristallisation de pouvoir rotatoire différents, mais fortement dextrogyres. Mais tandis que dans les sels d'acides inactifs cet alcaloïde possède un pouvoir rotatoire croissant avec la dilution, j'ai observé ici que le pou- voir rotatoire d'un des produits de cristallisation allait crois- sant avec la dilution, tandis que celui de l'autre allait décrois- sant dans les mêmes conditions. Ce phénomène ne peut non plus s'expliquer que par un dédoublement de l'acide racémisé. Pour l'obtention des acides eux-mêmes, j'ai rencontré les plus grandes difficultés et ne suis pas encore parvenu à pouvoir déterminer directement leur pouvoir rotatoire absolu à l'état libre. Quand je traitai leurs sels de cinchonine par l'eau, ils se décomposèrent en cinchonine qui précipite et en acide qui subit, en présence de cette base et de l'eau, une décomposition partielle en ttuorchlorbromméthane et anhydride carbonique. Ce fait se produisit, à plus forte raison, quand j'essayai de précipiter l'alcaloïde par une base. On observe en même temps une racémisation de l'acide inaltéré. Nous savons, d'ailleurs, avec quelle facilité des corps ( 25 ) optiquement actifs peuvent être rendus inactifs sous Pinfluencc (les réactions chimiques, et si jusqu'ici l'obtention des com- posées halogènes actifs a été difficile, c'est probablement à la faible résistance aux causes de racémisation que nous le devons. J'ai essayé de précipiter la cinchonine par l'acide picrique, mais le résultat ne fut pas plus satisfaisant. La précipitation est incomplète, ce qui se conçoit, étant donné la grande énergie chimique de l'acide tluorchlorbromacétique. Le résultat fut plus satisfaisant avec le sel de strychnine. L'eau ne le décompose pas. Il fut dissous dans l'alcool, la solution additionnée de beaucoup d'eau et traitée par une solution d'iode dans l'acide iodhydrique concentré. Je précipite ainsi la strychnine sous forme de periodure : 0.21^.2^2^ .j^.j'^l.hy qui est très peu soluble dans l'eau. Le précipité étant séparé par filtration, la liqueur fut décolorée par le sulfite de soude étendu et froid et soumise à l'examen polarimétrique. J'ai sur- tout étudié le sel de l'acide droit, car pour le sel de l'acide gauche, une déviation du plan de polarisation à gauche eût pu être expliquée par la présence d'une petite quantité de strych- nine restée en solution, four l'acide dextrogyre, cette cause d'erreur pouvait tout au plus rendre négatif le résultat de la détermination. Malheureusement, il m'a été impossible de faire l'expérience d'une manière quantitative; le lavage du précipité aurait dilué les solutions outre mesure et eût déterminé la dissolution d'une partie du précipité, d'où nouvelle cause d'erreur. La solution du sel de l'acide supposé dextrogyre, traitée comme je viens de l'indiquer, s'est montrée nettement douée d'un pouvoir rotatoire de signe positif. Quant au sel de strychnine de pouvoir rotatoire [a]D= — 17,69, il a fourni un acide lévogyre; mais, je le répète, je n'ai pu jusqu'ici déterminer le pouvoir rotatoire spécifique des deux acides à l'état libre. Je dirai seulement que d'après des calculs plus ou moins approximatifs que j'ai pu faire, il serait voisin de àz 4" en solution aqueuse. ( 203 ) En résumé, j'ai préparé par substitution progressive de l'hy- drogène du méthyle CH3 dans l'éther CH3 — CHoj — 0 — C2H5 et oxydation de la chaîne carbonée adjacente, un composé asy- métrique contenant trois halogènes différents et un carboxyle : l'acide iluorchlorbromacétique. Cet acide, inactif comme tous les composés asymétriques obtenus par substitution progres- sive, s'est laissé dédoubler par la méthode des alcaloïdes en deux isomères, l'un dextrogyre, l'autre lévogyre, possédant un pouvoir spécifique d'environ ± 6^25 dans la solution chloro- formique de leurs sels de strychnine. Cette activité optique, comme chez beaucoup de substances actives, ne résiste que mal aux actions chimiques; mais j'ai pu néanmoins montrer que les acides libres possèdent un pouvoir rotatoire manifeste. Ces faits constituent une remarquable confirmation de la théorie de van 't Hoff et Lebel et montrent la portée générale de cette belle loi physico-chimique. La quantité d'acide tluorchlorbromàcétique dont je dispo- sais était trop petite pour pouvoir continuer mes recherches. Les résultats encourageants auxquels je suis arrivé me déter- minent à en préparer de plus fortes quantités, surtout dans l'espoir d'arriver à obtenir à ses dépens le fiuorchlorbrom- méthane actif, qui constituerait, si je parvenais k l'isoler, le prototype des substances asymétriques actives. J'aurai l'honneur de tenir l'Académie au courant de mes recherches. 1') LES TUFS KÉRATOPHYRIQDES DE LA MEHAIGSE PAR MM. Charles de la VALTL.KE I*OUSSIIV et A. -F. nE]VAFtr> CORRESPONDANT DE L 'ACADEMIE Présenté à la Classe des sciences dans la séance du 4 janvier 1896.) Tome LIV. ^vO L2) ♦ LES TUFS KÉRATOPHYRIQUES DE LA MEHAIGNE Lorsque nous présentions à TAcadémie, il y a plus de vingt ans, notre mémoire sur les roches plutoniennes de la Belgique et de l'Ardenne française, nous ne dissimulions pas ce que nos recherches avaient d'imparfait, et ce que plusieurs de nos con- clusions laissaient d'incertitude. Nous faisions remarquer dans l'introduction que notre travail était une tentative où l'on s'efforçait de pénétrer un peu plus avant qu'il n'avait été fait dans l'étude des roches de Belgique, regardées comme étant d'origine éruptive, roches fort anciennes, profondément alté- rées, et dont les rapports stratigraphiques étaient toujours fort difficiles, parfois impossibles à saisir, parce que, presque tou- jours recouvertes par un manteau épais de terrains plus récents, elles ne se montrent qu'en des points d'étendue res- treinte 1. Nous rappellerons aussi qu'en 1874 et 1875, nous étions les premiers à appliquer le microscope à l'examen d'un ensemble de roches cristallines paléozoïques. En reprenant aujourd'hui nos recherches, nous pouvons profiter sans doute des connaissances acquises sur les formations anciennes et du progrès des méthodes d'investigation. Malgré ces secours, les roches feldspathiques du pays gardent encore à nos yeux ce que nous appelâmes autrefois \e\ir privilège d'obscurité. ' Mé)}wire sur les roches dites plutoniennes de la Belgique et de l'Ar- denne française. Introduction, pp. i-v. (Mém. des savants étrangers, etc., in-40, t. XL.) ( i) Le mémoire actuel est consacré à la description des iufs lératophijriques de la Mehaigne. Nous comprenons sous ce terme les roches des environs de Pitet que nous avions appelées autrefois porphyroïdes, terme qui leur était approprié quand on ne connaissait qu'incomplètement leur caractère minéralogique. Le présent travail établissant ce caractère avec plus de précision, nous abandonnons notre première désigna- tion ^. Nous rappellerons que Dumont, sur ses cartes géologiques, a noté deux gisements de roches cristallines aux environs de Pitet. Selon lui, elles sont composées d'une multitude de cris- taux d'albite '^ blancs, translucides, de 1 à 2 millimètres, entre- mêlés de phyllade compact, mat ou nacré, et de quelques grains de quartz vitreux. Il nomme cette variété albite phylla- difère ; elle renferme des fragments de schiste, et passerait à une eurite compacte, grisâtre. Pour Dumont, c'est une roche éruptive d'intrusion qui constitue deux typhons dans le terrain rhénan (silurien) du Brabant ''. M. Dewalque, dans son Prodrome, et à propos des mêmes gisements, se borne à abréger la description de Dumont, et il range les roches de Pitet dans son groupe des porphyres schis- toides. 11 ne se prononce pas sur l'origine de ceux-ci, mais il pose la question de savoir si l'on ne pourrait pas être amené < Le terme de porphyroïde s'applique, comme on sait, à des roclies qui possèdent, avec la structure porphyrique, une disposition plus ou moins schisteuse et parfois nettement stratifiée. Ce mode peut se retrouver, soit chez des roches de sédimentation normale assujetties à des intïuences métamorphiques puissantes, soit chez des roches éruptives massives modifiées par le dynamométamorphisme, soit chez les tufs de ces der- nières roches, quelle que soit leur composition. (Conf. Zirkel, Lefirbuch der Pétrographie, 2e éd., t. III, pp. 564-369.) La connaissance exacte des roches de Pitet permet de leur donner une désignation moins vague. - L'albite de Dumont n'est pas le silicate alumino-sodique connu aujourd'hui sous ce nom en minéralogie, mais simplement un feldspath triclinique; c'est ce qui ressort clairement de ses mémoires. 5 Mémoire sur les terrains ardennais et rhénan, pp. 471-473 du tiré à part. (S) un jour à les considérer comme le résultat d'éruptions sous- marines t. Un peu après, M. Malaise, dans son mémoire cou- ronné sur le terrain silurien du Brabant, cite l'opinion de M. Dewalque et ajoute que quelques porphyres schistoidcs du pays rappellent les feldspathic ashes de l'Angleterre !^. Dans notre mémoire de 1874-1876, nous consacrons une notice étendue aux gisements porphyriques de Pitet •^. Nous complétons les observations de nos devanciers, et nous rele- vons, entre autres, l'analogie des enduits luisants si multipliés dans les masses de Pitet, avec les produits micacés d'origine métamorphique qui abondent dans quelques formations du Taunus. Nous insistons sur la texture œillée, lenticulaire (gneissique, comme nous l'appelons), qui se produit dans beau- coup de bancs de Pitet, par les ondulations des phyllites autour des cristaux de feldspath et de quartz, et nous la rjapprochons de la texture semblable, des plus habituelles parmi ces mêmes roches taunusiennes d'Allemagne, que les géologues les plus capables rangent dans la série stratifiée. De plus, l'opinion de Dumont faisant des deux gisements feldspathiques des typhons ou des dykes d'intrusion, ne nous paraît pas correspondre à l'atténuation progressive des éléments minéralogiques que l'on constate chez chacun d'eux, les bancs à gros grains étant situés au nord, ceux à grains plus fins étant au sud : circon- stance opposée à la disposition symétrique assez habituelle aux filons K Ces données d'observation militent en faveur de la contem- poranéité des roches feldspathiques des environs de Pitet et des couches siluriennes qui les entourent. Cependant, nous n'au- rions pas été si affirmatifs à cet égard sans les renseignements que nous avait fournis d'abord l'analyse par le microscope. Grâce à ce procédé, nous apprîmes que, dans un grand nombre ' Prodrome d'une description géologique de la Belgique, 1868, j>. 505. - Description du terrain silurien du centre de la Belgique, p. 7ô. (Mem. DES SAVAiNTS ÉTRANGERS, ETC., in-i", t. XXXVIl.) ^ Op. cit., pp. 98-115. * kl, pp. lOC-IOâ. ( 6 ) de plaques minces extraites tour à tour de bancs à grains gros- siers, moyens ou fins et appartenant aux divers gisements, les cristaux de plagioclase étaient indistinctement échancrés, cre- vassés, brisés, arrondis sur les angles. Une fragmentation aussi générale ne s'explique pas si les cristaux ont été formés en place. Il faut leur attribuer une origine élastique ; ce qui écarte également leur production aux dépens de couches sédimen- faires normales par la voie du métamorphisme, ou leur pré- sence actuelle dans la roche éruptive elle-même au sein de laquelle ils se seraient formes. Les grains de quartz, très abon- dants dans certaines préparations, confirment la même con- clusion, parce qu'ils se présentent souvent en sections plus ou moins triangulaires, rappelant les esquilles de cristaux brisés semblables à ceux que M. Sorby, dès cette époque, avait reconnus comme élastiques dans des roches micaschisteuses d'Ecosse. Les produits phylliteux blancs ou colorés, entre- lacés aux autres grains cristallins et en proportion très variable, appartiennent évidemment aux produits secondaires issus des silicates primordiaux. Enfin , des préparations provenant des roches ù grains très fins qui sont insérées dans les gisements de Pitet, nous montraient une ressemblance des plus frappantes avec celles qui avaient été fournies par des grauwackes du Harz dont l'origine élastique ne pouvait faire l'objet d'un doute, préparations que nous tenions de l'obli- geance de M. Zirkel i. C'est pourquoi nous terminions en disant : « Nous voyons dans les séries feldspathiques de Pitet )> des roches élastiques d'origine sédimentaire, où l'action » métamorphique s'est exercée dans la même mesure que » dans les strates siluriennes du voisinage. Ce sont donc des » porphyroïdes élastiques. Des porphyroïdes de cette nature » impliquent l'antériorité dans la mer silurienne où elles se » déposèrent de masses cristallines ayant cristallisé en » place 2. » * Op. cit., pp. tOo, 107, 108, 111, elpassim. 2 Op. cit., p. 114. Dans le travail que nous présentons aujourd'hui à l'Académie, nous épions la connexion des gisements actuellement connus des roches feldspathiques de Pitet, et nous en traçons approxi- mativement le levé géologique. Nous déterminons la composi- tion du plagioclase qui joue le rôle prépondérant dans la roche et qui doit servir de base à sa détermination dans l'état de la science. Nous étudions la nature d'une catégorie de particules submicroscopiques qui figurent pour une part très considérable dans les bancs à grains fins surtout, et dont la signification a la plus grande importance au point de vue des circonstances phy- siques qui présidèrent à l'accumulation des matériaux. Nous ajouterons que ces nouvelles investigations corroborent dans leur ensemble les conclusions de nos premières recherches. Depuis l'époque de Dumont, des chemins nouveaux ou la recherche des pierres de construction ont fait retrouver la roche feldspath ique de Pitet dans plusieurs points de la commune de Fallais. Voici, en marchant du sud au nord, l'indication des gisements où nous l'avons reconnue K 1" Au talus de la route qui conduit de la chaussée de Huy à la station de Faliais et à 500 mètres de celle-ci. La roche fcldspathique affleure sur 70 à 80 mètres de longueur. Les contacts avec les schistes inférieurs et supérieurs peuvent s'y observer (ce gisement nous a été signalé par M. Malaise); 2» A 100 mètres environ au nord-ouest du pont de la Mehaigne menant à Saint-Sauveur, auprès d^une chapelle. L'affleurement comprend un escarpement d'une cinquantaine de mètres. On y voit la base des roches feldspathiques reposant sur les schistes siluriens. Leur partie supérieure est cachée sous un limon épais ; 3° A la colline de Saint-Sauveur qui est formée des mêmes roches; celles-ci y ont été exploitées à des époques différentes dans des excavations assez étendues. Quant aux limites avec les schistes, elles ne sont visibles nulle part ; 4<* Le long d'un grand talus de la chaussée de Huy, à ' Voir le levé géologique inséré dans ce mémoire, figure I. ( 8) 300 mètres à l'est de la ruine de Saint-Sauveur, et dans deux chemins creux aboutissant à la même chaussée. La zone à cristaux feldspathiques peut avoir une longueur de 150 mètres. La limite inférieure superposée aux schistes se reconnaît dans le chemin creux situé le plus au sud (ce gisement nous a été indiqué par M. Malaise); 5° Dans un chemin communal situé à 400 mètres environ au sud de la ruine de Saint-Sauveur. La roche feldspathique s'aperçoit au fond et aux talus de ce chemin sur une distance de 150 mètres au moins. On en voit la base reposer sur les schistes siluriens à l'extrémité orientale ; 6° A 200 mètres environ au midi du gisement n« 5, des escarpements rocheux et une ancienne carrière sont entaillés dans les mêmes roches. Dans ce gisement connu et décrit par Dumont, la roche feldspathique est superposée au nord à des schistes siluriens noirâtres. Elle s'étend au sud au delà d'un petit bois, embrassant une zone de plus de 100 mètres ; 7° A la rive droite de la Mehaigne, dans un chemin montant à Fumai et dans le jardin contigu, à 200 mètres environ du deuxième pont sur la rivière, et à 80 mètres de la croisière des chemins du Vieux-Pitet. Des bancs feldspathiques y ont été exploités il y a une quinzaine d'années, dans des trous presque entièrement comblés aujourd'hui. Les gisements 1 et 7, points extrêmes où se montrent les roches feldspathiques de la Mehaigne, sont distants de 1,200 à 1,300 mètres en ligne droite. Les roches feldspathiques de la Mehaigne sont recouvertes ordinairement par des assises d'époque postérieure, et notam- ment par des limons épais; c'est pourquoi les relations strati- graphiques des sept gisements semblent difficiles à établir au premier abord. Cependant, ces roches n'étant pas intrusives, comme on le crut d'abord, mais régulièrement interstratifiées, il faut bien se faire une opinion sur la connexité des gisements et leur position relative dans la série silurienne de la Hesbaye, en s'appuyant sur le nombre assez restreint des observations possibles, et tracer leur levé d'après les mêmes errements que (9) celui des couches stratifiées d'une région de plissements dont les formations ne s'aperçoivent que par intervalles. Un fait important facilite ici la tâche du lithologiste et du géologue : c'est l'ordre qui préside au dépôt progressif des éléments minéralogiques dans ces divers gisements. En les comparant entre eux, on y retrouve trois variétés principales de roches, aisément reconnaissables à la vue, à savoir : une variété à gros grains occupant la base des gisements; une variété à grains moyens renfermant à certaines places des paquets de cristaux plus grands, et une variété à grains fins qui ne manque pas de terminer le tout. Les types précités ne sont pas développés partout dans les mêmes proportions, bien qu'on les reconnaisse dans tous les gisements quand ceux-ci sont sutiisamment mis à découvert. A Saint-Sauveur, les trois variétés sont largement représen- tées. On les retrouve aux gisements i, 5, G et 7. Au gisement 4, qui offre peu de puissance et qui nous semble appartenir au bord de la formation, la première et la seconde variétés sont fort réduites. La partie visible du gisement 2 ne comporte que la variété de base et la variété moyenne. En combinant ces données avec les renseignements qui peuvent être actuellement recueillis touchant les limites et l'orientation des tufs volcaniques de la Mehaigne, il nous paraît qu'on peut rattacher entre eux les sept gisements connus comme on va l'exposer. Le gisement 1 ' occupe à la route une longueur de 80 mètres environ. Son contact inférieur avec les schistes siluriens se suit sur une vingtaine de mètres. La direction est néanmoins diffi- cile ù prendre avec exactitude. Nous l'évaluons approximative- ment à l'est 20° à 25" nord, avec pendage sensible vers le sud 20° à 25° est. Quant au gisement 2, si l'on s'en rapporte aux bancs situés derrière la chapelle, sa direction court nord 22° est avec ' Voir la carte, figure 1, indiquant le levé des tufs feldspathiques el où chacun des gisement? est noté à sa place. ( 10) pendage à l'ouest 22° nord. La composition de la portion visible de cet affleurement rappelle tout à fait celle du pre- mier, sauf que la roche en est beaucoup moins altérée. Tous deux s'appuient à l'est sur les scl^iistes. On ne saurait mettre en question qu'ils appartiennent l'un et l'autre à une même bande feldspathique qui s'enfonce au sud-ouest et dont les deux bords relevés en sens inverse accusent un synclinal surbaissé. Le massif Saint-Sauveur (gisement 3) ne laisse pas apercevoir de contact immédiat avec les schistes. Mais le gisement 4 en est le prolongement à la chaussée de Huy. Cette liaison doit se conclure du grand nombre de débris feldspathiques ramenés par la culture dans les champs intermédiaires, comme aussi du dire des cultivateurs. Cela se confirme également par l'inclinaison sensible des couches centrales du gisement 4 vers l'ouest-sud-ouest, inclinaison qui les rattache directement aux affleurements de la colline de Saint-Sauveur. Au nord, les premiers bancs visibles de ce gisement 4 sont formés de tufs feldspathiques à cristaux bien distincts et dont les bancs pendent au sud-est. Dans un chemin creux aboutissant à la chaussée, à 400 mètres de la borne 11, on retrouve la limite inférieure et méridionale du même gisement. Ce sont des couches en grande partie désagrégées, encom- brées de cristaux de plagioclase, surmontant les schistes silu- riens et inclinées vers l'ouest-nord-ouest. Ici donc encore les pendages opposés des deux bords décèlent le commencement d'un bassin qui, en s'élargissant à l'ouest, comprend la colline de Saint-Sauveur, n° 3. Celle-ci est constituée d'abord par des bancs à cristaux qu'on remarque à diverses hauteurs au ver- sant nord de la colline et jusqu'au sommet. Ces bancs relati- vement grossiers, sont surmontés par la deuxième variété, qui a été très exploitée autrefois. Des strates répondant au dépôt s'y observent distinctement en plusieurs endroits, et on voit qu'elles inclinent légèrement vers le sud-sud-ouest. La troi- sième variété surmonte la seconde. Elle est bien développée dans les excavations qui côtoient au sud- sud-ouest le pied de I ( 11 ) la colline de Saint-Sauveur. Malgré la prédominance du clivage schisteux et de nombreux joints de cassure, on y retrouve, avec un peu d'attention, les lits répondant au dépôt, en parti- culier chez ceux où se manifeste la texture stratoïde. Ces bancs inclinent légèrement vers le sud-sud-ouest et vers les prairies oii coule le ruisseau de Dreye. Les alluvions de ce ruisseau recouvrent certainement les couches supérieures des porphyroïdes. En comparant les gisements 3 et 4, on est frappé de la différence d'épaisseur des roches feldspathiques entre ces points assez voisins. Elles semblent comporter pour le moins de 40 à SO mètres de puissance à Saint-Sauveur. Elles sont beaucoup plus minces au gisement 4, dont la troi- sième variété occupe la très grande partie de l'affleurement et semble passer latéralement à des schistes. Ces inégalités répondent à la disposition lenticulaire affectée par toute cette formation. A 250 mètres au delà du ruisseau de Dreye, le gisement 5 se montre aux talus et dans le fond d'un chemin vicinal, où l'on recueille aisément des échantillons des principaux types de notre roche, et où l'on observe les lits de la base remplis de cristaux et surmontant les schistes. Cette base se constate à 70 mètres environ au delà du coude que fait le chemin vicinal en tournant au sud-est pour s'élever sur le plateau. On observe en ce point un relèvement bien accusé des roches feldspa- thiques dans la direction du sud-sud-est, et partant dans un sens assez opposé au pendage à la colline de Saint-Sauveur. Sur notre levé géologique, nous rattachons le point en question avec celui du gisement 4 où il existe un relèvement analogue; et nous le faisons par une ligne hypothétique dont la limite réelle doit s'écarter assez peu vers l'ouest ou vers l'est. En descendant le chemin du gisement 5, on s'avance vers l'ouest et on passe à la deuxième et à la troisième variétés des roches feldspathiques. Notons que le champ qui sépare au nord le gisement 5 des prairies où coule le ruisseau de Dreye, repose sur les roches feldspathiques. Le fait résulte de l'abondance des fragments de { 12) ces roches ramenés par la charrue, ou qu'on trouve dans les trous faits à la bêche. La continuité ne paraît donc pas contestable. Ces observations nous induisent à considérer les gisements 3, 4 et o comme dépendant d'un même synclinal plus ou moins irrégulier dont l'axe d'allongement principal est orienté au sud-ouest, et qui s'abaisse progressivement dans cette direction . C'est pour cela que les rochers feldspathiques ne se montrent plus aux talus et aux escarpements qui se trouvent à la rive droite de la Mehaigne, entre la croisière du Vieux-Pitet et la grande tranchée du chemin de fer au sud de Fallais. Les assises schisteuses qu'on y rencontre sont supérieures à l'horizon des tufs feldspathiques de la Mehaigne et doivent les recouvrir. Mais, à 80 mètres à peu près au sud de la croisière précitée, les roches feldspathiques surgissent au gisement 7, et leur pré- sence ici, à la rive droite de la rivière, s'explique facilement, comme on va le voir. En effet, le' relèvement du gisement est suivi au sud par une bande de 300 ou 400 mètres de schistes phylladeux, d'un noir bleuâtre très foncé, et très semblables à ceux qu'on remarque en dessous de la base du gisement 2. Après ces schistes apparaît la roche feldspathique du gisement 6, avec ses bancs nettement inclinés de 40° ou 45° vers le sud 20° à 25° est. Ces faits démontrent l'existence d'un pli anticlinal forte- ment accentué qui rattachait entre eux primitivement les gisements 5 et 6, anticlinal dont l'axe médian a été arasé. Or le gisement 7 de la rive droite, par sa position comme par la disposition de ses strates, est un prolongement d'une partie de l'anticlinal qui a été détruite à la rive gauche. L'aftleurement des roches à cristaux y est réduit à peu de chose, et se voit très imparfaitement aujourd'hui. Néanmoins on en tire des renseignements significatifs, car en marchant du nord- nord- ouest au sud-sud-est, on observe successivement la troisième, la seconde et la première variétés, ce qui établit l'existence d'un pendage vers le nord ou le nord-ouest. De plus, ce pen- dage s'entrevoit directement dans quelques lits à grains moyens (43) ou à grains fins, et l'inclinaison paraît en diminuer du sud au nord, circonstance qui concorde avec l'interprétation par une voûte. La structure symétrique que doit révéler la roche feldspa- thique en ce point dans sa section transversale n'est pas véri- fiable, à cause de la grande épaisseur des terrains quaternaires et autres qui la recouvrent vers le sud. Toutefois, à partir des couches formées de cristaux et d'éléments grossiers, deux trous que nous avons pratiqués à quelques mètres au delà de l'affleurement naturel, nous ont montré de la variété à grains fins en dessous des cailloux et graviers quaternaires. L'appa- rition de notre roche au gisement 7 est donc en rapport avec la forte ondulation qui sépare les gisements 5 et 6 à la rive gauche. La coupe idéale de la figure 2 rattachant les gisements 1, 2, 3, 5 et 6 suivant la ligne brisée AB de notre plan géologique, repose sur les données qu'on vient de voir. L'échelle est de Vioooo pour les longueurs et de i/g qoo POur les hauteurs. Les points marqués s correspondent sur la coupe à ceux qui nous ont montré le contact des schistes siluriens et des roches feldspath iques. En rapprochant celte section du levé repré- senté figure 1, on comprendra facilement la disposition géné- rale des roches feldspathiques réalisée, selon nous, dans la région de Fallais •. Les diagrammes des figures 1 et 2 font voir que les roches feldspathiques obéissent aux ondulations des couches silu- riennes, ondulations qui se continuent visiblement au sud de Tu mal et jusqu'aux environs d'Huccorgne. Il importe de remar- quer que, dans le district de Fallais, ces systèmes d'ondulations s'abaissent au sud-ouest. Et il s'ensuit, comme on l'a dit plus haut, que les couches schisteuses situées à la rive droite de la Mehaigne, entre la station de Fallais et, le hameau du Vieux- > Les hachures verticales indiquant les roches siluriennes sur la coupe ne sont qu'un figuré et ne représentent pas l'allure de ces couches, laquelle concorde avec celle des roches feldspathiques. ( 14 ) Pitet, sont de date postérieure à celles qui se rencontrent à l'est et en dessous des tufs à cristaux. Les couches siluriennes de la rive droite offrent des particularités lithologiques qui manquent aux autres. Il s'y insère des lits plus quartzeux. Nous y avons recueilli, dans la tranchée du chemin de fer au sud de la station de Fallais, au chemin encaissé montant à la ferme du Point-du-Jour et dans les escarpements rocheux du Vieux- Pitet, des échantillons rappelant tout à fait les psammites feuilletés, si développés dans la zone à Monograptus priodon et à M. colonus, au sud et au sud-est du Brabant. D'après cela, la zone psammitique superposée aux roches feldspathiques de la bande Rebecq-Fauquez, le serait également aux tufs de la Mehaigne, et les formations dites plutoniennes de ces deux régions seraient sensiblement à la même hauteur stratigra- phique. D'après la disposition tectonique que nous attribuons aux terrains de Pitet, les tufs porphyroïdes qui y apparaissent doivent s'étendre et se développer sous les couches siluriennes de la rive droite de la Mehaigne, au sud ou à l'ouest, et c'est dans cette direction, semble-t-il, que pourrait être situé leur point de départ éruptif. Nous avons indiqué plus haut comment on peut distinguer dans les roches feldspathiques de la Mehaigne trois variétés aisément reconnaissables à l'œil nu. Nous allons passer à la description lithologique détaillée de chacune de ces variétés; nous serons conduits ainsi à la classification de ces roches, qui doit nous permettre d'élucider l'origine et d'établir avec certitude l'interprétation à laquelle nous sommes arrivés par l'étude des gisements. Il est inutile de traiter les roches de chaque gisement en particulier; dans chacun d'eux, nous voyons se représenter les trois variétés : 1» à la base, des roches à gros grains ; 2" au centre, la variété à grains moyens, surmontée 3" par celle à grains tins. Nous allons décrire ces variétés en commençant par celles des lits de la base. Les lits de la base nous présentent une variété dont les (18) grains sont relativement grossiers et quelquefois roulés. On distingue à l'œil nu, parmi les minéraux constitutifs, du feld- spath plagioclase, plus rarement de l'orthose, des grains de quartz, mélangés à des produits ferrugineux et parfois à de petits fragments de schiste. Aux endroits où ces roches sont suffisamment développées (gis. 2, 3), ces lits se poursuivent sur un bon nombre de mètres d'épaisseur. C'est un entassement de cristaux de plagioclases de 2 à 3 millimètres auxquels se mêlent beaucoup de grains de quartz. Quant à la matière séparant les cristaux, elle est réduite au minimum. S'il intervient des lentilles ou de petites couches à éléments plus fins, elles jouent toujours un rôle subordonné. On voit se répéter au microscope ce que montre l'examen à l'œil nu. Les lames minces de cette variété présentent généra- lement une accumulation de cristaux de plagioclase et de quartz pressés les uns contre les autres presque sans interpo- sition d'une pâte ou d'un ciment et qui simulent une structure granitique, mais on ne tarde pas à reconnaître que tous les éléments principaux sont non seulement irréguliers et à con- tours cristallographiques peu définis, mais qu'ils ne peuvent avoir été formés en place. C'est un agrégat de minéraux juxta- posés qui doivent avoir été apportés d'ailleurs. Ce point essen- tiel qui pourrait échapper à l'examen macroscopique, est plei- nement mis en lumière par l'étude de lames minces, et nous reviendrons tout à l'heure sur ces faits. On constate généra- lement aussi l'absence d'interposition d'une pâte felsitique et rien ne rappelle, dans les matières qui cimentent les fragments de quartz et de feldspath, la masse fondamentale des roches éruptives. 11 arrive fréquemment que des plages chloriteuses jouent le rôle de pâte, mais c'est bien plutôt un ciment qu'une masse fondamentale proprement dite. Ces parties verdâtres interposées entre les cristaux n'ont évidemment pas été for- mées aux mêmes points et au même temps que ceux-ci. La chlorite se montre ici sous l'aspect de nids, ou bien elle pénètre les anfractuosités des minéraux qu'elle relie. Cette matière s'est incontestablement formée en place et elle se diffé- ( 16 ) rencie à cet égard d'une manière bien nette des grandes sections de quartz et de feldspath entre lesquelles on la voit interposée. Parfois la matière qui sert de ciment présente l'aspect d'une pâte enchâssant des cristaux porphyriques. On voit qu'elle est formée par de petits grains de quartz, de feld- spath associés à de la séricite, à de la chlorite, à du kaolin, etc. On devine plutôt ces minéraux qu'on ne les voit, car ils se confondent grâce à leur petitesse; tout au plus les entrevoit-on dans les mosaïques qu'on observe entre niçois croisés aux points où cette pâte est développée. Il est évident qu'elle est profondément altérée et que tous les éléments très petits qui la constituent ont subi des décompositions telles qu'on peut dire que la masse à grains cryptocristallîns dont il s'agit n'est plus celle qui existait au moment où la roche s'est formée. Même lorsque la pâte est cryptocristalline et qu'elle ressemble â ce qu'on observe dans les roches feldspathiques de Fauquez, ses caractères ne sont jamais ceux d'une pâte de porphyre. Lorsque la structure schistoïde tend à se prononcer, on con- state que cette masse intercalée paraît diminuer; la séricite domine alors, associée à plus ou moins de chlorite. Un des éléments les plus fréquents dans cette variété à gros grains est le feldspath plagioclase. Jl se montre tou- jours fragmentaire, à contours comme émoussés par usure; presque toujours aussi l'altération l'a rendu opaque, mais elle n'a pas effacé tout à fait les lamelles polysynthétiques qu'on observe encore vaguement en lumière polarisée. Quoique les formes soient rarement bien indiquées, on parvient cependant, en observant un grand nombre de sections feldspathiques, â se faire une idée de leur forme cristallographique et l'on constate que les cristaux, maintenant en débris ou émoussés, étaient assez courts, tabulaires suivant (010) et qu'ils portaient les faces T, /, V, x ou y et M. L'examen en lumière polarisée montre que la macle de Carlsbad et celle de la péricline sont rares, mais presque toujours on observe les stries de la macle suivant la loi de l'albite. Jamais les plagioclases ne se mon- trent zonaires, jamais non plus ils ne renferment d'indu- ( 17 ) trions de la pâte. Les extinctions mesurées sur la face M sont positives de 17° à 18«, ce qui rapproche ce feldspatli de l'albite. Ces cristaux en débris et profondément altérés ne permet- tant pas de pousser Tinvestigation optique aussi loin que nous eussions voulu le faire, comme il était essentiel d'avoir une détermination aussi exacte que possible de la nature du pla- gioclase, la dénomination à donner à la roche dépendant de cette détermination, nous avons eu recours à l'analyse chi- mique. Il n'a pas été possible d'opérer le triage des pla- gioclases à l'aide des liqueurs lourdes : plusieurs essais tentés avec l'iodure de méthylène sont restés infructueux à cause de la présence du quartz dont le poids spécifique (2.65) se rap- proche trop de celui de l'albite. Deux déterminations au pycnomètre de la densité des grains de feldspath obtenus en pulvérisant la roche de Pitet ont donné 2.556 et 2.611. (^eci nous prouve bien que la substance n'était pas pure, mais la densité trouvée se rapproche beaucoup de celle de l'albite (2.59 à 2.64), tandis qu'elle s'écarte notablement du poids spécifique de la microcline, de la labradorite et de l'anorthite. Elle se rapproche beaucoup, ù vrai dire, de la densité de l'oli- goclase, mais l'analyse nous permet de rattacher ce plagioclase à l'albite. Après avoir extrait à lelectro-aimant tous les éléments ferrugineux et obtenu une poudre blanche presque exclusive- ment formée de solides de clivage de feldspath, on a taché d'éliminer à la loupe tous les grains qui ne présentaient pas ce caractère; mais malgré tous les soins, il doit être resté encore dans la prise d'essai quelques particules quartzeuses, comme nous le montre d'ailleurs l'analyse qui suit : SiO.. 70.78 AI2Ô3 19.18 CaO . 0.58 NaaO 7.91 K2O 0.23 H2O 1.20 1)9.88 Tome LIV. 2 ( 18 ) Nous voyons donc que le plagioclase dont il s'agit est de l'albite avec une proportion d'environ 2.88 d'anorthite pour 66.80 d'albite. On sait que Talbite ne se montre presque jamais individualisée dans sa pureté complète dans les roches éruptives, et l'on comprend encore sous le nom d'albite un mélange de plagioclase sodique avec une partie d'anorthite pour douze d'albite. Dans notre feldspath, la proportion de l'anorthite est seulement ^ de celle de lalbite. Comme nous l'avons dit, lexcès de silice est dû à des granules de quartz qu'on n'a pu éliminer; il se pourrait aussi, comme le plagio- clase est altéré, qu'il se soit modihé en s'enrichissant en silice. Il n'y a pas lieu de rapporter ce feldspath sodique à l'anor- those : c'est ce que montrent à l'évidence les mesures de l'angle 001 : 010, P/M, prises sur un certain nombre de solides de clivage et qui ont donné 93° 43'. Cette valeur s'écarte absolu- ment de l'angle des faces P et M pour l'anorthose; il est pour ce minéral de 91" environ. Ces mesures gonométriques mon- trent en outre que le plagioclase de Pitet n'est ni de la labrado rite, ni de l'anorthite, dont les angles respectifs P/M sont de 93*^ 20' et 94° 10', mais qu'on doit le rapprocher de l'albite (93« 36') ou de l'oligoclase (93'' 50'); ce dernier feldspath étant d'ailleurs écarté par la teneur en NflgO. Toutes les sections feldspathiques que nous observons sont indistinctement brisées aux deux bouts, ou échancrées aux angles et émoussées; souvent même de larges crevasses les sec- tionnent; les seules arêtes qui se présentent quelquefois comme des droites sont celles de la zone des prismes verticaux. Mieux que toute description, les figures micrographiques n°^ 1 et 3 des planches annexées à ce mémoire, montrent cet aspect élas- tique et ce morcellement, qui a laissé son empreinte aussi bien sur les feldspaths que sur le quartz de cette roche. JNous admet- tons que l'usure et certaines cassures doivent avoir été pro- voquées par le transport de ces minéraux au point où nous les observons ; mais il est incontestable que beaucoup d'entre eux se sont brisés sur place; c'est ce que nous prouve surtout Fexamen des sections feldspathiques et quartzeuses. On remarque que les fragments adjacents ont appartenu à un (19) même cristal ; ce sont des pièces de rapport qui pourraient s'emboîter et reconstituer alors un individu unique. Si ce sont des fragments d'un plagioclase, il devient aisé, grâce aux stries polysynthétiqucs et à la teinte de polarisation, de rattacher au cristal primitif tous ces débris qui gisent les uns près des autres, séparés par des interstices qui ne dépassent pas une fraction de millimètre. Chaque plaque mince de la variété à gros grains nous fournit de remarquables exemples de cette fragmentation sur place, provoquée par les actions mécaniques auxquelles ont été soumises toutes les roches de la région. On voit ici en petit, d'une manière très nette, ces phénomènes de dislocation de cristaux des roches que nous avons été des pre- miers à mettre en relief dans notre Mémoire sur les roches plutoniennes et qui depuis ont été signalés partout, peut-on dire, oii des roches à cristaux porphyriques sont intercalées dans des terrains ployés. Nous insisterons plus loin sur les raisons qui nous font admettre une origine élastique pour les masses feldspathiques de la Mehaigne; mais qu'elles soient fournies par l'accumulation de particules volcaniques incohé- rentes, projetées directement dans la mer silurienne, ou bien qu'elles soient produites par la sédimentation d'éléments désagrégés d'une roche cristalline préexistante qui affleurait dans la région, il est nécessaire d'admettre que la fracturât ion à laquelle nous venons de faire allusion s'est produite sur place, il est à peine nécessaire de dire combien il serait improbable que les fragments d'un même cristal, projetés ou amenés par les eaux, restassent associés et que ces éclats, sou- vent au nombre de sept ou huit, vinssent se déposer en demeurant réunis comme des pièces de rapport i. Presque toujours ces cristaux disloqués sont cimentés par une substance chloriteuse ou sériciteuse, qui occupe les fissures et dont les lamelles sont étirées dans le. sens du mouvement qui a provoqué la rupture. C'est au voisinage des sections ' Voir pour tous les détails micrographiiiucs les fig. 1 et 3. II est possible que la frai^inenlation de beaucoup de feldspaths de la Mehaigne soitatti-i- buable à un iendillemenl résultant d'un i-elioidissement brusque dans l'eau. Cette circonstance confirmeiait. alors le fait de leur piojection. ( 20 ) de cristaux qu'on observe le mieux ces lamelles phylliteuses étirées ; partout ailleurs elles n'ont pas cette orientation : elles ont une disposition confuse. Ces cassures sont quelque- fois aussi occupées par de la silice et de la calcite. Ce dernier minéral peut même remplacer tout à fait les plagio- clases qui, très souvent, montrent des plages de calcite inter- posée ou de petits cristaux rhomboédriques d'un carbonate ferrugineux. Toutefois, l'altération propre du plagioclase se traduit par l'accumulation de fines particules kaolineuses qui voilent, par leur abondance, la transparence des sections feld- spathiques. Ces dernières ne renferment que peu d'inclusions proprement dites; signalons cependant l'apatite comme inclu- sion primaire. Quelques sections de feldspath, où l'on n'observe pas de lamelles polysynthétiques, qui montrent quelquefois la macle de Carlsbad, à extinctions droites, doivent être rapportées à l'orthose. Au point de vue de la cassure et de l'usure, elles offrent des caractères identiques à ceux qui ont été indiqués plus haut pour l'albite; l'altération est la même dans les deux cas. Signalons aussi la présence très rare de petites sections irré- gulières de microperthite. Enfin, on voit en certains cas de très petits cristaux limpides, incolores, donnant des teintes de polarisation comme le feldspath, mais souvent, pour ne pas dire toujours, on ne peut voir s'ils sont polysynthétiques. Quel- quefois ils sont rayonnes et on serait porté à croire qu'ils se sont formés en place; leur détermination doit rester indécise. Après le feldspath plagioclase, le minéral le plus important dans la variété à gros grains est le quartz. Son aspect dans les préparations de cette roche est très caractéristique : il porte des cassures rappelant, à première vue, les cassures rhomboé- driques que nous avons signalées pour le quartz du porphyre de Bierghes. On croirait avoir affaire à du quartz étonné; mais ces fendillements sont plutôt à mettre en rapport avec les cavités irrégulières et de forme bizarre dont ce minéral est criblé. Nous ne parlons pas ici des inclusions liquides, qui sont très abondantes, mais de cavités beaucoup plus grandes et qui sont généralement remplies par de la chlorite. ( 21 ) Dans notre première description des roches de Pitet, nous en avons dessiné un exemple qui montre les cavités du quartz auxquelles nous faisons allusion, envahies par une matière verdâtre chloriteuse ^. Ces inclusions, qui apparaissent isolées dans les sections, doivent, suivant toute probabilité, se relier à l'extérieur du cristal; ce qui nous porte à le croire, ce sont les sinuosités profondes qui pénètrent les sections quartzeuses et qui montrent que nous avons affaire à du quartz de corro- sion comme celui des porphyres. Ces perforations, produites par la corrosion, peuvent se présenter sur toute la surface du grain de quartz et apparaître suivant la manière dont elles ont été sectionnées, comme des inclusions isolées de chlorite. Cette explication doit être admise pour se rendre compte de la chlo- rite enclavée; elle est identiquement semblable à celle qui cimente les éléments constitutifs de la roche, et sa présence au milieu des cristaux de quartz ne peut être interprétée comme étant due à une cristallisation de la chlorite dans le quartz avant ou durant la formation de ces cristaux. Il faut qu'il y ait eu des canaux reliant les parties centrales à l'extérieur. Et ce fait se comprend aisément, si l'on tient compte que nous avons affaire à du quartz de porphyre. Il est rare cependant qu'on puisse constater la forme des dihexaèdres, mais cela est dû surtout aux corrosions et à la fragmentation que les cristaux ont subie. Le plus sou- vent les grains quartzeux sont arrondis ou anguleux, rarement les sections sont limitées par des droites. La élasticité est net- tement indiquée; ce quartz ne s'est pas développé en place, il doit avoir été transporté comme les feldspaths; comme ces derniers, il a subi une fragmentation iu situ et les cassures sont remplies par de la chlorite, du mica blanc, par de la calcite et bien souvent par des filonnets quartzeux. Dès que la section est un peu grande, on est sûr de la voir fragmentée; les pièces de rapport dont nous parlions plus haut et le chevauchement des parties ne manquent pas de se montrer. ' Voir Mém. sur les roches plutonienncs (Acad. roy., 1875), planche X, tigure 5. ( 22 ) Ces phénomènes se traduisent d'une manière bien nette, surtout dans les sections à contours sinueux et à perforations centrales dont nous parlions à l'instant. Il est bien évident que lors des mouvements qui ont disloqué les cristaux, les fractures ont dû se produire suivant les lignes de plus faible résistance qui unissent les perforations. Et c'est ainsi, alors même que les fragments d'un cristal de quartz n'ont pas chevauché, que ces sections sont traversées par des tissures qui vont des sinuosités externes aux enclaves chlori- teuses. On voit alors comme un réseau de tissures dont les nœuds sont les inclusions de matières étrangères. Dans certains cas, ces cassures ont une certaine régularité d'allures, ressemblant i"» un clivage, ainsi que nous le rappelions plus haut. Ces cassures sont parfois légèrement courbes ; on les a interprétées, dans ce cas, comme des fissures perlitiques ou comme des fractures dans du quartz étonné par refroidissement brusque. Mais ici cette interprétation est peu probable et nous aimons mieux voir dans les faits dont il s'agit l'effet du mouvement des couches. Ces actions mécaniques ne se tra- duisent d'ailleurs pas seulement par la fissuration du quartz; elles ont affecté la structure moléculaire même de ces cristaux qui, presque tous, montrent l'extinction onduleuse. Lorsque les fragments se sont déplacés, les fractures du quartz, comme celles du feldspath, sont tapissées par des substances sérici- teuses ou chloriteuses étirées dans le sens du mouvement. Outre les inclusions presque macroscopiques de chlorite et les inclusions liquides, on constate dans les sections quartzeuses des cristaux d'anatase; mais jamais nous n'avons observé d'inclusions vitreuses, pas plus que des zones de quartz récent déposé sur les pourtours des sections de ce minéral. Cependant, la silicification de certaines variétés de ces roches a dû se produire sur une grande échelle, comme nous le montrerons en étudiant les bancs à grains plus fins. Dans cette variété à gros grains, on ne constate, en fait de nouvelle formation de quartz, que les tllonnets traversant les plagioclases et les sections quartzeuses, et ressoudant quelquefois les fragments de ces minéraux; ces ( 23 ) lilonnets s'arrêtent aux limites des grains qu'ils cimentent. Peut-être certaines petites mosaïques quartzeuses de la masse fondamentale se sont-elles formées en place. Dans cette variété à gros grains, la séricite n'est pas très abondante; elle ne se distingue bien que sur les bords des grands cristaux ou dans leurs fissures; ces lamelles sont alors orientées dans le sens de l'étirement. Ailleurs elles sont irré- gulièrement entrelacées et souvent intimement associées à de la chlorite; elles s'en distinguent surtout parce qu'elles sont incolores, non dichroïques et par la vivacité des teintes de pola- risation. L'enchevêtrement et l'association intime de cette phyl- lite avec les feldspaths ne permettent pas de recourir à un essai microchimique et de constater, par exemple, si cette substance micacée n'est peut-être pas de la paragonite. Nous prenons donc le terme de séricite avec le sens que nous lui avons donné dans nos premiers travaux, en désignant sous ce nom un mica, très probablement potassique, mais dont la caractéris- tique est de prêter, par sa présence, la structure dite gneis- sique aux roches plutoniennes des Ardennes, et qui revêt d'un enduit soyeux l'élément feldspathique de ces roches. La chlorite est plus abondante que la séricite; elle se détache des autres minéraux constitutifs par sa teinte verte, par ses couleurs de polarisation dans les tons bleus foncés; elle est (lichroïque. Ces paillettes chloriteuses sont irrégulièrement agrégées; très rarement elles ont une disposition rayonnante; elles s'interposent dans tous les vides, et nous avons dit le rôle qu'elles jouent dans le quartz. 11 est bien évident que la chlo- rite qui enveloppe les feldspaths et le quartz s'est formée dans la roche depuis les mouvements qui ont donné à cette dernière la structure phylladeuse, car cet élément concorde toujours avec le feuilletage très oblique des bancs. Ces lamelles renferment de très petits cristaux de zircon authigènes; ils se distinguent à leur teinte de polarisation, à leur réfringence et à leur forme prismatique, et sont ordinairement entourés par un halo plus ou moins foncé, de houppes noirâtres très dichroïques. Nous avons déjà signalé plus haut l'apparition assez rare de ( 24 ) cristaux d'anatase en petites pyramides aiguës, à éclat ada- mantin quasi-métallique, bleuâtre par transparence, à fort relief. Un autre oxyde de titane, le rutile, est beaucoup plus fréquent en cristaux prismatiques simples ou maclés, quelque- fois groupés comme dans la sagenite. Ils émergent, peut-on dire, de plages blanchâtres, presque opaques, de leucoxène qui doivent provenir de l'altération du fer titane. On ne voit pas cependant de lien générique entre ces cristaux submicrosco- piques de rutile et le leucoxène. Il existe en outre des plages noirâtres de fer magnétique tita- nifère qui n'ont pas subi entièrement la transformation en leucoxène. Ce fer titane, en se décomposant en titanite, a très probablement donné naissance à la limonite qui pénètre par- tout les roches de Pitet. Parmi les minéraux accessoires, signalons enfin quelques petits prismes d'apatite très longs, tronçonnés. Ils se trouvent dans ce que nous avons désigné sous le nom de pâte et en inclusions dans le quartz. La calcite est assez fréquente, souvent en grandes plages, sans contours cristallographiques, avec clivage et stries de macle suivant b' (01Ï2). Ces lamelles maclées sont courbes; elles indi- quent ainsi les mouvements mécaniques auxquels ce minéral a été soumis. Ces plages de calcite peuvent se localiser partout, mais elles semblent affecter de se trouver à l'intérieur des sections de plagioclase, dont toutes les cassures et les creux sont soulignés, en quelque sorte, par de la calcite. Cependant, on ne voit pas de rapport générique entre ces deux minéraux, car l'albite n'a pu fournir, par sa décomposition, le calcium.. La présence du carbonate de chaux, de la sidérite et de la chlorite pourraient peut-être s'interpréter, en admettant la décomposition d'un bisilicate qui aurait existé autrefois dans la roche; mais nous devons dire que nous n'avons jamais décelé la moindre trace tendant à prouver qu'un bisilicate ait fait autrefois partie des masses que nous décrivons. La sidérite est en petits cristaux rhomboédriques assez nets, avec teinte jaunâtre sur les arêtes. On voit encore quelques rares cristaux de pyrite souvent désulfurée. ( 25 ) Nous passons à la description de la seconde variété formant les bancs moyens. Cette variété est constituée par une roche dont le grain est moins grossier que celles dont nous venons de parler et dont la dimension des éléments va s'atténuant avec la hauteur. On arrive à une roche dont la texture est irrégu- lièrement grenue, la plupart des grains tombant au-dessous de 1 millimètre. Dans cette masse d'un gris bleuâtre ou ver- dâtre pâle sont disposés en proportion variable, et souvent avec abondance, des cristaux plus grands de plagioclase, les uns altérés et ternes, les autres gardant un vif éclat dans la cassure. Un des traits propres de cette seconde variété est d'enve- lopper de distance en distance des paquets de plusieurs centi- mètres qui contrastent avec le reste, parce qu'ils rappellent les échantillons les plus grossiers de la variété sous-jacente. Ils sont composés d'un grand nombre de plagioclases séparés par une matière feuilletée d'un vert très foncé. L'abondance des phyllites alignés confère à ce deuxième type un feuilletage des plus prononcés. Par contre, il est souvent impossible d'y dis- tinguer les joints de stratification. Il est bien représenté sur les parois des anciennes excavations au sommet de la colline de Saint-Sauveur, où l'on trouve des bancs massifs qui ont deux ou trois mètres de puissance sans joint de stratification apparent. Cette variété a été analysée par M. Guequier. Voici les résultats de cette recherche : SiOç, 65.21 TiOç. Traces. AI2Ô5 19.92 FesOs 1.74 Feb 3.29 CaO 0.78 MgO 1.63 K2O 1.42 NasO . 3.06 PaOîj Traces. CO2 0.63 H2O 2.28 99.96 (26 ) Le poids spécifique est de 2.717. La nature sodique de l'élé- ment feldspathique se traduit encore dans cette analyse. C'est le seul point que nous devions relever ici. Nous reviendrons bientôt sur les données que nous fournit ce résultat quant à la classification de la roche. Les détails dans lesquels nous sommes entrés en décrivant les caractères micrographiques de la première variété, nous permettront d'être brefs. Pour les minéraux constitutifs, les particularités importantes restent les mêmes dans les deux variétés, mais dans la variété moyenne la pâte est beaucoup mieux représentée que dans les bancs inférieurs. Elle pré- sente, à première vue, l'aspect de la masse fondamentale d'une roche phylladeuse; la disposition schistoïde est soulignée par la chlorite et il se détache de cette matière à grains fins des cristaux de feldspath et de quartz semblables à ceux que nous avons décrits, mais moins nombreux que dans les bancs infé- rieurs. La pâte, d'aspect homogène ou feuilleté lorsqu'on l'examine à l'œil nu ou à la loupe, se résout au microscope en un agrégat dont les éléments très petits sont entièrement remplacés ou du moins cimentés par des infiltrations de silice. Malgré cette pseudomorphose plus ou moins complète, les éléments con- stitutifs ont encore conservé leurs traits primitifs. On entrevoit dans les lames minces que ce que nous désignons comme pâte est formé par de petits éclats mesurant au maximum un dixième de millimètre. Ils sont incolores et leurs contours sont très souvent concavo-convexes, d'autres fois plus ou moins allongés, mais presque toujours infléchis, avec des sinuosités oii la ligne courbe domine; les formes en demi-lune, en sabre, en faux sont communes. Presque partout les angles sont cur- vilignes. Ces particules sont comme déchiquetées et leur aspect d'ensemble laisse l'impression d'un amas scoriacé '. C'est comme si Ton avait brisé et pilé une matière vitreuse scoriacée, ' Les figures micrographiques :2 et 4 représentent cette structure telle qu'elle apparaît dans des plaques minces taillées dans la zone moyenne du gisement 5 (Saint-Sauveur^. ( 27 ) de la ponce, par exemple. Ces fragments microscopiques montrent dans leurs lignes de contour que celles-ci ont passé au travers des bulles produites par l'expansion du gaz inclus. Nous constatons ainsi une structure cinériforme bien reconnaissable; seulement, dans notre cas, elle est produite par des éléments beaucoup plus petits que dans les roches ana- logues où l'on a observé cette structure. Dans les préparations de Pitet, cette structure de la pâte est surtout bien visible sur les plaques vues à contre -jour à la loupe, ou bien au micro- scope par lumière oblique fortement divergente. Comme nous le montrerons plus loin, cette accumulation de débris cinéri- formes peut être attribuée à la projection directe dans la mer silurienne de cendres volcaniques. Tous ces éclats sont serrés les uns contre les autres, ils sont jetés péle-méle dans tous les sens. C'est comme un amas de poussière où l'on n'observe d'orien- tation que dans les cas où la schistosité est prononcée. A cause d'infiltrations de nature siliceuse, il est ditiîcile de voir s'il existe une matière interposée entre ces particules que nous envisageons comme des cendres de volcan. Lorsqu'elles sont orientées et cimentées, on croirait quelquefois découvrir une structure qui ne manque pas d'analogie avec la structure flui- dale; on pourrait aussi la rapprocher de la structure micro- gneissique, mais l'ensemble des faits observés dans ces roches doit écarter cette interprétation. Ces particules cinériformes n'ont conservé que leur forme primitive ; leur nature s'est modifiée et c'est surtout du quartz qui les constitue aujour- d'hui; à ce minéral s'ajoute dans la pâte de la séricite, surtout de la chlorite et quelquefois des matières kaolineuses. Entre niçois croisés, on peut reconnaître cette substitution de la silice plus ou moins fibreuse, â caractère optique négatif, rappelant en petit les formations similaires de la rhyolite de Grand-Manil. En un mot, cette masse fondamentale se présente comme formée d'éclats ponceux submicroscopiques transformés en silice, et dans cet amas sont enchâssés des cristaux fragmen- taires de feldspath et de quartz. Les plagioclases sont de nouveau abondants; on les voit (28 ) fréquemment entremêlés à la matière cendrée. Us présentent les mêmes assemblages que dans la variété à gros grains ; tous leurs caractères sont identiques et on doit les rapporter au type albite. Ils sont altérés, cassés et émoussés comme ceux des bancs inférieurs. L'orthose et la microperthite sont bien plus rares, mais elles portent le caractère élastique que nous recon- naissons à tous les éléments porphyriques de cette variété. Le quartz est peut-être plus abondant en fragments anguleux que dans les couches de la base; c'est encore du quartz de porphyre avec les sinuosités caractéristiques. Ce minéral se montre aussi en plages incolores et qui paraissent homogènes ; mais à la lumière polarisée, elles se décèlent comme des mosaïques composées de nombreux granules juxtaposés. On voit aussi des entrelacements de chlorite et de quartz formant comme des géodes microscopiques. Outre les inclusions habituelles du quartz dans les roches, nous y avons observé quelquefois des cristaux de zircon enclavés. Nous avons dit plus haut comment la silice s'est substituée à la matière vitreuse qui devait constituer à l'origine les particules ponceuses. C'est surtout dans les variétés des bancs moyens et supérieurs que cette silicificalion s'est produite. A ces formations siliceuses secon- daires, on trouve associés des cristaux de dimension moyenne ou très petits qu'on pourrait prendre pour des plagioclases, parce que leur extinction par bande simule les macles de l'albite; mais lorsqu'on les observe en lumière convergente, on voit sur les plus nettes la croix des cristaux à un axe optique: ce ne sont donc pas des albites formées en place, mais du quartz. Aux éléments élastiques s'associent en grande proportion des phyllites qui se sont développées dans la roche. C'est le cas pour la séricite comme pour la chlorite. Ce dernier miné- ral est abondant; il remplit les vides et les creux; il est interposé entre les particules cinériformes; on le reconnaît à ses petites lamelles vertes avec points noirs, très dichroïques, jaune clair ou vert foncé; entre niçois croisés, il est bleu indigo presque isotrope ; rarement ces plages chloriteuses sont fibro-radiées. ( ^29 ) Souvent la chlorite est mélangée à des lamelles de séricite; elle s'en distingue par les teintes de polarisation et par la couleur verdâtre. Pour la séricite, nous n'avons pas de nou- veaux détails à ajouter à ce que nous avons dit au sujet de ce minéral en décrivant la variété précédente; ici encore elle apparaît avec le plus de netteté aux points où les cristaux sont disloqués. Il ne faut pas confondre ces lamelles sériciteuses qui font partie de la roche avec d'autres lamelles micacées qui consti- tuent la masse fondamentale de petits fragments de schistes empâtés. On reconnaît ces éclats de schiste à l'accumulation d'une quantité considérable de microlithes de rutile et de petits granules noirs et opaques qui sont très probablement de l'ilménite. Ces fragments schisteux sont ù contours vagues; ils se noient dans la roche qui les enclave et ressemblent beaucoup aux schistes siluriens de la région. Parmi les minéraux accessoires, signalons l'apatite, quelque- fois tronçonnée par élirement, et quelques très rares lamelles de biotite. On trouve non seulement le zircon avec halo dichroïque dans la chlorite , mais on l'observe dans la masse fonda- mentale présentant l'aspect roulé et fragmentaire; quelquefois ce minéral est enclavé dans le quartz. La chlorite renferme, en outre, de petits cristaux prismatiques incolores, à extinction droite, à couleurs de polarisation très faibles, dans les tons bleu grisâtre. La nature de ces petits cristaux n'a pu être déterminée avec certitude. Outre les microlithes de rutile que nous constatons dans les fragments de schistes, des cris- taux de ce même minéral apparaissent, formant pelotes, avec une disposition rappelant la sagénite; généralement ils sont implantés sur des plages de fer titane plus ou moins trans- formé en leucoxène. Quelques plages jaunâtres rappelant davantage la titanite doivent être considérées comme produites par la décomposition du fer titane. On trouve comme minéraux secondaires la calcite, qui occupe souvent certains vides ou l'intérieur des feldspaths. Elle porte les lamelles de la macle (0112)). Ces lamelles sont (30) courbes. Ceci nous montre que les mouvements du sol qui ont affecté la roche ont dû se produire à une phase assez avancée du développement de ces masses minérales. Signalons enfin de petits cristaux de sidérite assez fréquents. C'est dans la variété dont on vient de lire la description que se trouvent enclavés les paquets formés par des cristaux feld- spathiques cimentés par une matière chloriteuse. L'examen microscopique ne nous y a montré aucun caractère qui n'ait déjà été relevé en parlant des roches à gros grain de la base ; seulement les cristaux de feldspath y sont plus volumineux et les lamelles de chlorite qui les cimentent sont plus déve- loppées. Les plagioclases et le (juartz de ces fragments empâtés sont élastiques. Ces paquets se distinguent des roches fine- ment grenues ou compactes qui les enclavent par la grandeur de leurs cristaux, qui atteignent parfois cent fois le volume de leurs congénères de la variété à grains fins ou à grains moyens. Us s'en distinguent aussi par la fréquence de grains de quartz vitreux, par une masse intercalée plus ou moins feuilletée d'un vert généralement foncé et qui sont des accu- mulations de lamelles chloriteuses. Ces fragments enchâssés passent souvent au jaune-brun de rouille et dessinent alors des taches sur le fond gris de la masse rocheuse. Us forment des noyaux, des fragments, parfois de petites taches assez minces, assez souvent parallèles à la stratification. Mais leur séparation est presque toujours tranchée avec la roche princi- pale et on les prendrait pour des fragments élastiques. Nous reviendrons bientôt sur ce point. La deuxième variété passe insensiblement à la troisième qui la surmonte. Cette troisième variété est constituée par une roche beaucoup plus compacte que la précédente. Elle est aussi d'un gris bleuâtre ou verdâtre pâle quand elle n'est pas altérée. Tantôt la cassure en est plus ou moins cireuse, tantôt elle n'est pas sans analogie avec celle des psammites du Con- droz. Les cristaux visibles à l'œil nu y deviennent extrême- ( 31 ) ment rares. C'est dans cette variété que la structure cinéri- forme se manifeste le plus nettement dans les plaques minces (gisements 3, o et 6). Parfois elle montre au travers du feuil- letage qui Fa ciselée une disposition zonaire qui ne laisse pas de doute sur le plan du dépôt primitif (gisements 3 et 4). C'est elle qu'on a exploitée en dernier lieu pour moellons sur le versant sud du massif de Saint-Sauveur. Altérée, elle passe au gris blanc ou jaune, perd sa cohésion et devient plus ou moins terreuse. Tôt ou tard, elle se termine à la partie supérieure par une sorte de schiste terreux blanchâtre ou jau- nâtre pâle, dans la composition duquel a dû intervenir un minéral feldspathique et qui est incontestablement à rappro- cher des formations d'aspect semblable qui terminent les roches de Rebecq-Fauquez ù la ferme de Sainte-Catherine et à Jean Meuse près Fauquez. De plus, comme pour ces dernières, on y observe de temps en temps des lits très minces ou de petites lentilles composées d'éléments plus volumineux. Ce sont des grains arrondis de feldspath et de quartz perceptibles à Toeil nu, lesf|uels alternent avec des lits â grains très fins qui caractérisent notre troisième variété (gisements 1 et 7). Il est aisé de reconnaître ici les effets palpables du ballottement et de l'étalement de particules minérales au tond de Teau, en un mot, de l'origine sédimentaire. Comme dans la description microscopique des deux pre- mières variétés nous avons indiqué les caractères des miné- raux constitutifs, nous aurons peu de chose â ajouter au sujet de la microstructure des roches à grains tins qui surmontent la série. Qu'il nous suftise de noter que les préparations de cette dernière variété montrent mieux encore la structure cinéri forme : ce sont les particules vitreuses métamorphosées qui constituent la masse de la roche presque tout entière, refou- lant en quelque sorte les cristaux de feldspath et de quartz. Les échantillons des bancs tout à fait supérieurs ont fourni des lames minces où l'on peut voir un grand nombre de petits prismes de rutile intercalés dans des plages d'un miné- ral feuilleté, chlorite ou séricite. Ces rutiles sont distribués ( 32 ) quelquefois par zones; il en est qui s'éclairent plus que les autres entre les niçois croisés. Ce sont celles où le rutile abonde. Ces caractères lithologiques décèlent le mélange et l'entrelace- ment des sédiments quartzo-schisteux siluriens et des sédi- ments feldspathiques d'origine tuftacée. Ils forment transition aux roches siluriennes normales de la région qui les surmontent immédiatement. Cette transition ne s'observe pas pour les roches feldspa- thiques à gros grains de la base, et cela se comprend, étant donnée la différence de texture des bancs inférieurs et des schistes sur lesquels ils reposent. Ces schistes offrent un carac- tère particulier qui n'est pas celui de la série normale des schistes siluriens; ce qui les distingue à l'œil nu, c'est la présence de paillettes très nombreuses, noires et brillantes, mesurant 1 millimètre en moyenne. Au microscope, on voit une matière sériciteuse d'où se détachent des plages assez grandes d'ilménite non altérée ou altérée; elles passent graduel- lement à du leucoxène grisâtre ou jaunâtre dans lequel sont implantés des prismes ou des aiguilles de rutile, qui se retrou- . vent du reste répandus, simples ou maclés, dans toutes les parties de la roche. On constate, en outre, dans les lames minces de ce schiste pailleté de la base, quelques prismes microscopiques de tourmaline et des grains de quartz relative- ment volumineux. On observe, du reste, assez fréquemment cette particularité dans les schistes siluriens du Brabant dont les grains de quartz sont plus grands en général que ceux des schistes cambriens de la même région. Il nous reste à aborder l'interprétation que suggèrent nos observations, quant à la classification et au mode de formation des roches dont on vient de lire la description. Une conclu- sion qui découle avec évidence de l'examen stratigraphique et lithologique, c'est que les masses feldspathiques de la Mehaigne sont intercalées régulièrement dans la série des couches siluriennes, qu'elles sont de nature élastique, qu'elles accusent souvent, particulièrement dans la variété à grains tins, une texture nettement et régulièrement stratoïde, qui n'ap- (33) partient qu'aux dépôts formés dans l'eau, et que ces roches, par conséquent, sont d'origine sédimentaire. Si nous ajoutons que nous les envisageons comme devant se rapporter aux kéra- tophyres et comme étant essentiellement formés à la manière des tufs volcaniques, nous aurons formulé les conclusions principales auxquelles nos recherches nous ont conduits. Lossen a fixé le sens du terme kératophyre introduit dans la science par Gûmbel, et l'on comprend aujourd'hui sous cette dénomination des roches effusives renfermant beaucoup (le feldspath, peu de bisilicates, ^ structure porphyrique, dont le feldspath dominant n'est pas l'orthose ordinaire, mais un plagioclase alcalin riche en soude, auquel s'ajoute quelquefois de la microperthite. Ces roches peuvent être quartzifères ou non (luartzifères. On ne les a reconnues jusqu'ici que dans les ter- rains paléozoïques. Elles sont développées d'une manière type dans le Harz, et Mûgge vient d'en montrer la fréquence dans les couches dévoniennes de la Lenne, en VVestphalie. Nos roches appartiennent au groupe paléo- volcanique et leurs éléments constitutifs sont les mêmes que ceux des kéra- lophyres. Les analyses que nous avons données plus haut concordent avec la moyenne de celles des masses kératophy- riques; si elles ne permettent pas d'établir par le calcul avec exactitude la composition minéralogique, comme on pourrait le faire pour une roche éruptive normale, c'est que nous n'avons pas affaire à des roches cristallines massives propre- ment dites, mais à des amas de débris dont la composition chimique globale n'est pas constante, que plusieurs des élé- ments constitutifs sont altérés et que, suivant toute probabilité, il y a eu apport de substances étrangères à la constitution primitive. Mais un point ressort avec évidence des analyses : c'est la teneur élevée en soude, et ce fait est essentiel pour la classification. Si nous poursuivons ce rapprochement et si nous envisa- geons chacun des minéraux constitutifs, nous observons que les éléments minéralogiques des roches de Pitet sont bien ceux qu'on doit s'attendre à trouver dans les kératophyres. Des Tome LIV. 3 ( U) deux côtés, le plagioclase est de l'albite, maclé suivant la loi de l'albite et celle de Carlsbad, tabulaire, sans trace de struc- ture zonaire ni inclusions de la masse fondamentale. Comme dans les kératophyres, nous avons vu dans nos roches de rares sections de microperthite à contours irréguliers, avec interca- lation de filonnets d'albite et un peu d'orthose; enfin le quartz a la structure de ce minéral dans les porphyres. Comme produits secondaires et d'altération, nous avons constaté la chiorite, la calcite, le quartz, des oxydes de fer dérivant de la décomposition du fer titane : ce sont les mêmes que dans une roche kératophyrique où les bisilicates, d'ail- leurs toujours assez rares pour ce type lithologique, se sont altérés en chiorite avec formation simultanée de silice libre, de calcite et d'oxyde de fer. Nous pouvons donc établir que les éléments mincralogiques des roches de la Mehaigne sont ceux qui constituent les kératophyriquesquartzifères normaux. Cette analogie se constate surtout dans la variété à gros grains de la base; elle est plus voilée dans les variétés à grains plus fins, à cause de l'abondance des particules cinéri formes. Au point de vue de l'âge géologique de leur éruption, nos roches tombent dans la période qui comprend celle de l'apparition des masses kératophyriques; comme ces dernières, par le fait même de leur gisement dans des terrains anciens et disloqués, elles présentent un ensemble de modifications mécaniques sur lesquelles nous avons insisté dans les descrip- tions qui précèdent. Mais ce ne sont pas les kératophyres massifs qui ofïrent une analogie parfaite avec les roches que nous décrivons, c'est des tufs de ces masses cristallines qu'il faut les rapprocher. Les kératophyres sont des roches effusives; il est donc de leur nature d'être accompagnés des couches tuffacces qui ont d'ailleurs été signalées en fait dans des régions voisines et décrites avec un soin remarquable par Mûgge dans son travail sur \es porphyres de la Lenne L < Neiie-'^ Jalir. f. Minéralogie, Géologie und Paléontologie, \[\\. Theil. Hd. (UNTERSUCHUNGEN liber die « LeNNEPORPHYRE » Ii\ WESTFAI>Ei\ UNI) DEN ANGRENZENDEN GeBIETEN, pp. 555-721.) ( 35 ) Le caractère élastique est trop nettement empreint dans les roches de la Mehaigne pour qu'on puisse les considérer comme étant des coulées régulièrement intercalées dans les couches siluriennes : ce qu'on pourrait prendre pour une structure flui- dale dans certaines variétés cinériformes, n'est qu'une apparence provoquée par l'alignement de particules ponceuses intimement soudées aujourd'hui, mais qui, à l'origine, devaient être isolées comme le sont les produits incohérents, cendres et pous- sières, des volcans actuels. Cependant, s'il nous paraît incon- testable que ces roches sont élastiques et sédimentaires, elles ne sont pas des sédiments normaux : leur grain, leur composition minéralogique, les fragments enclavés et toutes les particularités que nous avons signalées, tendent à montrer qu'elles ont une origine spéciale qui tranche sur celles des couches qui les renferment. Ces masses de la Mehaigne ne sont ni des roches intrusives ni des coulées contemporaines qui se seraient étalées sur le fond de la mer silurienne et s'y seraient solidifiées : ce sont des sédi- ments. Mais ici se présentent deux hypothèses : ces matières sédimentaires proviennent-elles de l'accumulation de produits volcaniques projetés directement dans la mer et s'y étalant en couches, ou bien ces matières feldspathiques et quartzeuses, ces particules cinériformes sont-elles le produit de la désagré- gation, sous l'influence des agents atmosphériques, d'une masse kératophyrique qui devait affleurer dans la région voi- sine de la mer où les débris élastiques allaient se déposer? Nous sommes en présence de grandes difficultés. L'accumula- tion des particules de cendres dans les zones moyenne et supé- rieure de nos tufs s'explique aisément par des projections volca- niques directes qui se seraient abattues dans la mer silurienne. Les très petits cristaux d'albite, en proportion souvent con- sidérable, qui sont mélangés aux éléments cinériformes, pour- raient se rattacher à la même cause. Mais quand on descend aux couches plus inférieures, les cristaux prédominent au point de restreindre singulièrement la masse intermédiaire et de conférer à l'ensemble un aspect plus ou moins arkosique ou ( 36 ) granitique. On connaît, il est vrai, une catégorie de tufs volcaniques, de date ancienne comme de date récente, com- posés de cristaux de silicates quasi juxtaposés entre eux, et qu'on désigne sous le nom de tufs à cristaux {Krystall tuf\), la question d'ailleurs restant souvent douteuse de savoir si ces cristaux sont en leur lieu de projection ou s'ils ont été rema- niés et triés par les eaux courantes. Aussi Rothpletz en cite à propos des porphyres de la Saxe; Harada, à propos de ceux des environs de Lugano. Mùgge cite de nombreux exemples de lits de cristaux d'origine clastique, insérés au milieu des couches tuffacées de date dévonienne, appartenant au bassin de la Lenne, et qui rappellent beaucoup les nôtres. On sait que les projections d'innombrables cristaux d'origine volca- nique sont un phénomène souvent répété chez les volcans des derniers âges géologiques. Les Monte Hossi, le Vésuve, le Stromboli, les volcans d'Albano, ceux de l'Auvergne, etc., en fournissent des exemples K Pouvons -nous appliquer indistinctement un mode semblable à l'édification des bancs épais de nos gisements 2, 3, 5 et 6 de la Mehaigne, où nous avons relevé des agrégats de cristaux entassés, presque sans interposition de pâte? Ces cristaux sont fragmentaires, parfois émoussés à leurs contours. Sans doute, on y peut reconnaître des caractères rapprochés de ceux des minéraux cristallisés projetés à Tétat incohérent des conduits volca- niques. Ajoutons que le rassemblement en une même couche de tant de cristaux de composition identique et de dimensions communément très voisines s'expliquerait par un triage sui- vant le volume et le poids spécifique opéré durant le transport au travers de l'atmosphère ou des eaux. Mais ce qui nous arrête, c'est la proportion que prend le phénomène dans la région que nous étudions. En effet, nous < RoTHPLETZ, Sect. Frohburg, 1878. — Harada, Neues Jahr. fur Miné- ralogie, etc., II. Beilage, 1882. — Mugge, op. cit., pp. 6-28, 668, 680 et passim. — Sartorius von Waltershausen, Uebei' die vulc. Gesteine in Sicilien und Island, 1833. — Der Vesvv, von Monticelli, deutsch bearb. von Nôggerath. ( 37 ) ne connaissons, ni dans les terrains géologiques ni dans les dépôts marins actuels, aucune couche tuffacée aussi exclusive- ment constituée par des cristaux projetés que le sont celles de la base des gisements de la Mehaigne. Ce qui ne concorde pas non plus avec Thypothèse d'une projection directe pour les matériaux de nos roches à gros grains, c'est qu'aucun des cristaux ne se montre revêtu d'un enduit vitreux qui recouvre si souvent les minéraux cristallisés projetés en même temps que les cendres volcaniques. On pourrait peut-être expliquer l'absence de ce revêtement vitreux en supposant que cette base s'est transformée en matière chloriteuse, comme il arrive souvent pour le magma des kératophyres ; mais la structure microscopique nous montre que cette interprétation ne peut être invoquée. Nous serions donc plutôt amenés à envisager ces bancs de la base comme étant formés par les minéraux constitutifs d'un kératophyre quartzifère, désagrégés sous l'in- iïuence des agents atmosphériques et des eaux, et transportés dans la mer où ils se seraient déposés assez près des côtes, comme nous voyons se déposer dans les mers actuelles, autour des îles volcaniques, des sédiments presque exclusivement composés de cristaux et provenant de la désagrégation des côtes voisines. Ces cristaux étant plus lourds que les autres produits de décomposition de la roche, et leur volume étant à peu près le même pour chacun des individus cristallins, on conçoit qu'il se forme une zone sédimenlaire où ils doivent dominer presque exclusivement. Quant aux bancs supérieurs, essentiellement formés par des esquilles vitreuses, nous les envisageons comme des amas de matières vitreuses projetées directement dans la mer. 11 nous paraît qu'il ne peut rester aucun doute sur la nature de ces éclats que nous avons envisagés comme des particules de cendres. Il suffit de les comparer aux cendres des érup- tions actuelles, aux esquilles vitreuses recueillies par les son- dages en haute mer, pour se convaincre qu'on a bien affaire à & des matières cinériformes. Ce n'est pas seulement dans les ^t roches actuelles qu'on peut observer des faits qui confirment ( 38 ) noire détermination comme cendres volcaniques de ces éclats à forme concave et autres que nous avons signalés dans les échantillons 5 grains fins des gisements de la Mehaigne; l'étude des roches anciennes a montré à divers observateurs, spécialement à Mùgge, l'existence de faits analogues et qu'il interprète comme nous l'avons fait. Non seulement l'ensemble des caractères de ces particules cinériformes est celui des cen- dres volcaniques projetées, mais il serait difficile de se figurer une roche déjà consolidée dont la nature serait telle que par sa désagrégation elle donnât naissance à un dépôt semblable à celui des bancs supérieurs et d'une partie des bancs moyens. Les petits fragments de schistes empâtés dans cette variété à grains fins peuvent avoir été amenés tout formés; ils auraient été arrachés aux roches de la profondeur et projetés avec les cendres; mais il est bien plus probable que ces intercalations schisteuses proviennent du métamorphisme des matières sédi- mentaires d'autre nature que les cendres, et qui se déposaient en même temps que celles-ci, comme nous voyons se déposer dans les mers actuelles des lits excessivement minces d'argile rouge qui s'intercalent dans les boues et les vases volcaniques. Plus tard, sous l'influence des phénomènes qui ont trans- formé les couches siluriennes en schistes, ces matières argi- leuses, enclavées dans les cendres, auront subi la même modi- fication que celles des roches encaissantes. Jl est plus difficile de se rendre compte de l'origine des noyaux hétérogènes que renferment les mêmes bancs. Ces paquets, composés presque exclusivement d'albite et de quartz cimentés par de la chlorite, et qui tranchent absolu- ment sur la masse cinériforme qui les englobe, doivent y avoir été apportés, suivant toute probabilité, alors qu'ils off'rciient déjà une composition et (abstraction faite du feuille- tage) une structure analogues à celles que nous leur reconnais- sons maintenant; ce sont, pour nous, des fragments d'une roche préexistante. Si l'on lient compte des grandes analogies que nous offrent ces noyaux et les bancs inférieurs à gros grains, on serait porté à admettre qu'ils proviennent de ( 39 ) couches semblables, dont ils auraient été arrachés pour être transportés dans la mer pendant que se déposaient les cendres volcaniques des assises supérieures, de même que nous voyons s'intercaler dans des dépôts côtiers des cailloux prove- nant de la désagrégation des roches voisines. D'autre part, on pourrait considérer ces noyaux comme des lapilli projetés du cratère en même temps que les cendres volcaniques; mais la composition minéralogique de ces fragments et leur structure ne répondent pas à celles d'une roche effusive ; nous les avons rapprochés en effet, à cet égard, des bancs de la base pour lesquels nous admettons hypothétiquement une origine sédi- mentaire normale. L'interprétation qu'on admettra pour les fragments dont il s'agit sera aussi appliquée aux cristaux plus ou moins frag- mentaires que renferment sporadiquement les roches à grains tins qui contiennent ce que nous désignons sous le nom de paquets. Une conclusion ressort nécessairement des considérations qui viennent d'être émises : c'est qu'à l'époque où se déposaient les couches que nous avons décrites, il devait exister un centre volcanique avec son appareil complet de roches eifu- sives déjà solidifiées et de couches de tufs. Ce centre ne devait pas être éloigné de la mer, et si nous ne pouvons, comme on l'a fait dans certaines régions de l'Allemagne, préciser le point où le volcan s'élevait, ainsi que les relations immédiates de nos dépôts avec les masses éruptives dérivant de ce centre, tout paraît nous indiquer cependant qu'il doit avoir été situé vers l'ouest ou le sud-ouest, étant donné, comme nous l'avons fait observer, que les couches s'amincissent visiblement en marchant vers l'est. Nous ne voulons pas trancher absolument la question de savoir si les éruptions ont été sous-marines ou subaériennes ; elle n'a, somme toute, qu'une importance secondaire; dans les deux suppositions, les phénomènes qui se produisent sont du même ordre. Nous croyons peu nécessaire de nous arrêter à une théorie ( 40 ) souvent appliquée autrefois pour interpréter l'origine de roches analogues à celles que nous avons décrites, et d'après laquelle on attribuait au métamorphisme la formation des minéraux constitutifs de ces roches, ressemblant à des porphyroïdes. On peut affirmer que les individus macroscopiques de feld- spath et de quartz ne se sont certainement formés ni sous l'influence du métamorphisme de contact, ni sous celle du dynamométamorphisme; les transformations qui se sont pro- duites dans la roche sont celles qui se produisent régulière- ment par Taltération des minéraux qui constituent les masses éruptives auxquelles nous avons rapporté les couches feldspa- thiques de la Mehaigne. Une difficulté se présente cependant lorsqu'on envisage l'abondance de l'élément chloriteux ; nous n'avons découvert dans aucune de nos préparations de traces des bisilicates qui auraient pu donner naissance à ce produit secondaire. A ce sujet, faisons remarquer que c'est un fait général pour toutes les roches du Brabant, pour les roches feldspathiques, pour les arkoses et pour les schistes, de renfermer des proportions notables de chlorite; peut-être faut-il chercher à l'interpréter par l'apport de solutions qui déterminaient le dépôt de ce minéral. Quant au métamorphisme dynamique dont on reconnaît les effets à l'extinction onduleuse du feldspath et du quartz, à la dislocation, à l'étirement, au morcellement des cristaux de plagioclase et des sections quartzeuses, aux macles à plan courbe de la calcite, à l'orientation des lamelles sériciteuses et chloriteuses, il nous paraît avoir eu surtout pour effet d'orienter les éléments qui existaient déjà dans la masse : c'est plutôt un métamorphisme de structure se traduisant par une espèce de schistosité, d'autant plus prononcée que les bancs sont à grains plus fins. Cil. DE LA Vallée Poussin et Renard : Les tufs kéraiopliyrùiues de la SWtalgne. Coll. in-S" Coupe suivani la ligne AB de la fig. ÇuanmtZ ÇucmtntÔ ni^ feldipaÛii^iu^ IIIKII JchisUi ji£u>ta 5^/ PLANCHE I. EXPLICATION DE LA PLANCHE I. FiG. 1. — Variété à gros grains du gisement 3. — Cristaux brisés d'albite, plus ou moins allongés et portant des traces de clivage avec teinte laiteuse, associés à des fragments de quartz irréguliers transparents. La masse interposée d'oîi se détachent ces fragments de minéraux est de la chlorite teintée par de la limonite. Lum. ord. ^"/^ (voir pp. 18 et suivantes). FiG. 2. — Variété à grains fins de la zone moyenne du gisement 6. — Particules cinériformes silicifiées avec petits éclats de feldspath et de quartz. Le tout est pénétré par de la chlorite. Lum. ord. -^/^ (voir pp. 26 et suivantes). Acaci. R. de Belgique Mém. cojir. et autres, in-8», tome LIV Planche l Fig Ch. de la Vallée Poussin et A. Renard PlIOTOCOL. A. J. KYMEULEN EXPLICATION DE LA PLANCHE H FiG. 3. — Variété à gros grains du gisement 3. — Fragments de cristaux d'albite et de quartz. La masse fondamentale de ton clair est chloriteuse ; les plages noires sont des taches de limo- nite. J.um. ord. ^o , (voir pp. 18 et suivantes^. FiG. A. — Variété à grains fins de la zone moyenne du gisement 6. — Cette figure représente comme la figure % la structure ciné- riforme; particules vitreuses silicifiées avec éclats plus ou moins alignés de quartz et de feldspath; lamelles chlori- teuses, les points et les traits noirs sont dus à l'accumula- tion de limonite. Kuni. ord. •*o t (voir pp. 26 et suivantes). I AiSiicL R. de Belgique Méin. cour, et autres, in-S», tome LIV %r '.^:'^ Fig. 3 ^m^'i^r--:. 7'» ■.•.^^^^ Fig 4 Ch de la Vai.iée Poussin et A. Renard riI<:)TOCOI,. A. J KVMEULEN in LA u ma lî M AUX PAYS-BAS (ifhJ.VlTOO) ÉTUDE DHISTOIPiE DIPLOMATIQUE ET MILITAIKH PAlî Henri LONCHAY Professeur à l'Atlériée royal et a l'Université libre de Briixellei (iici'ra Kspaùa. tCcuronr.é par !a Classe des lettres le 7 mai 18'J4.) To.MK LIV. Co7 INTRODUCTION Le XVII« siècle a été généralement négligé par nos historiens. Sauf les travaux de Gachard sur Rubens, de Henrard sur Marie de Médicis, de Levae sur la trêve de Ratisbonne, nous ne pos- sédons pour cette période que des relations incomplètes. Le sujet, du reste, est triste et de nature à rebuter un écrivain patriote. Le XVII^ siècle est pour nous une époque de. malheur. Notre pays sortait à peine de la terrible crise du XVI^ siècle que son indépendance fut menacée. En effet, dès que la France eut été reconstituée par Richelieu, elle reprit ses projets de conquête et tendit décidément vers celte rive du Rhin que ses légistes lui assignaient déjà au XIV<^ siècle comme la limite naturelle de son territoire, mais dont elle s'était quelque temps détournée pour courir à des conquêtes éphémères en Italie. Circonspecte encore sous Richelieu, la France devient plus audacieuse sous Mazarin et surtout sous Louis XIV. Elle entreprend la conquête des Pays-Ras espagnols non seulement pour ruiner FEspagne, sa rivale, mais pour étendre ses fron- tières et couvrir Paris. L'annexion de notre pays devient alors pour elle une nécessité stratégique et elle sera le rêve de ses hommes d'Etat, depuis Mazarin jusqu'à JVapoléon III. Au XVIP siècle, la France ne pourra qu'entamer la Relgique sans la conquérir. La résistance, en effet, fut longue et héroïque, de la part des Relges d'abord, qui par loyalisme ( 4 ) refusèrent de s'insurger contre leurs souverains légitimes; de la part des Espagnols ensuite, qui, avec cette ténacité dont ils ont donné tant de preuves chaque fois que l'intégrité de leur territoire ou de celui de leurs colonies a été menacée, se rui- nèrent pour nous garder ; de la part de l'Europe enfin, qui voyait avec inquiétude les agrandissements de la France et se coalisa pour les arrêter. L'Espagne avait autant d'intérêt à nous conserver que la France à nous conquérir. Mieux que le Milanais, notre pays, par sa situation géographique, ouvrait à ses armées la route de l'Allemagne. 11 leur ouvrait surtout la route de la France. Quelques journées de marche à peine séparent la frontière belge de Paris, ce qui faisait dire à Pena- randa, premier plénipotentiaire espagnol au congrès de Munster, qu'il céderait plutôt Tolède que Cambrai, tant cette dernière place, comme toutes celles du sud de notre pays, avait d'importance pour ses compatriotes. Par ses richesses naturelles, la grandeur de ses villes, la prospérité de son industrie, la Belgique était un des plus beaux joyaux de la couronne des rois Catholiques. La valeur de l'enjeu ne fit que rendre plus ardente la rivalité qui existait entre les deux grandes nations depuis le commencement du siècle précédent. A cet égard, on peut dire que la question belge fut, pendant tout le XVII® siècle, une question européenne. Cette question n'a pas été négligée par les écrivains français et on la trouve partiellement traitée dans des travaux qui sont des chefs-d'œuvre de style et des modèles de critique historique ; telles, notamment, les Négociations relatives à la succession d'Espagne, de Mignet ; V Histoire de la minorité de Louis XIV, de Chéruel ; La diplomatie française et la succession d'Espagne, de Legrelle; V Histoire des princes de Condé, du duc d'Aumale. ( 5 ) Malheureusement notre pays n'y paraît qu'à Farrière-plan. La politique des rois d'Espagne n'y est souvent expliquée que par des documents français. Pour ce qui nous regarde, ils sont souvent mal informés et partant incomplets '. Or, il importe aux Belges de connaître le dernier mot de la politique de la cour de Madrid à l'égard des Pays-Bas et de savoir comment nous fûmes gouvernés par ces princes étrangers qui furent pendant plus d'un siècle les souverains de notre patrie. 11 nous faut interroger les acteurs et les témoins de ce long et dou- loureux drame où se jouait notre indépendance et apprendre comment, en définitive, nous sommes restés un peuple libre. C'est le sujet du présent mémoire. Ce travail est le résultat de longues recherches dans les archives de Bruxelles et de Paris. C'est dans les archives, en effet, que l'on trouve les détails des négociations diploma- tiques de cette époque, négociations que les contemporains, même les mieux informés, n'ont souvent que très imparfaite- ment connues. Comme nous avions à étudier principalement la politique de l'Espagne aux Pays-Bas, nous avons parcouru les correspondances officielles qui pouvaient jeter, un jour sur cettequestion. Sans aller jusqu'àSimancas, centre des anciennes archives de l'Espagne, ni même à Paris, aux Archives natio- • Il y a lieu de faire une exception pour le récent travail de 31. A. Wad- DiNG'i'ON, La république des Provinces-Unies, la France et les Pays-Bas rspagnols de 1650 à ISHO. Paris, Masson, 1890. Le ])remier volume a paru pendant la correction de ce mémoire; il accuse de savantes recherches dans les archives de Paris, de Bruxelles et de La Haye. V^oir le compte rendu que nous en avons fait pour la Revue de V Instruction publique, t. XXXLX, 2^ livraison. ( 6 ) nales, où tant de documents espagnols ont été réunis pendant le premier Empire, on pouvait se faire une idée du sujet. Les Archives générales du royaume, à Bruxelles, en effet, possèdent dans le fonds dit Secrétairerie d'État espagnole de nombreuses correspondances diplomatiques du XVII^ siècle, notamment la correspondance des gouverneurs généraux des Pays-Bas avec les rois d'Espagne et les ambassadeurs espagnols auprès des principales cours étrangères. C'était la source d'in- formations la plus riche; c'est là que nous avons surtout puisé. Au Ministère des Affaires étrangères, à Paris, nous avons trouvé quelques correspondances curieuses. Le tome XI de la Correspondance des Pays-Bas renferme les rapports officiels de la campagne (!e 1635 et une copie de la relation de Vincart de la même année; le tome XIV du même fonds contient un grand nombre de lettres de Francisco de Melo à Philippe IV; ces lettres ont pour nous beaucoup de valeur parce que nos archives n'ont presque rien de Melo, la plupart des papiers de ce gouverneur ayant péri dans le désastre de Rocroi. Ces dépêches sont des lettres interceptées ou des extraits des lettres originales, quelquefois des copies envoyées de Bruxelles par un secrétaire infidèle vendu à la France. Il n'était pas rare, au XVII« siècle, qu'un gouvernement fût au courant des plans de l'ennemi. Il y a eu des traîtres dans tous les temps, à cette époque surtout où l'espionnage était plus facile que de nos jours. A Paris, on connaissait les projets de Melo, comme à Bruxelles, du temps du cardinal-infant, on connaissait les plans du stadhouder des Pays-Bas. Le président Roose, en effet, nous apprend qu'il s'était ménagé, à peu de frais, la complaisance d'un commis de Frédéric-Henri ; grâce à ses confidences, il put déjouer plus d'une entreprise militaire (7 ) des Hollandais sur notre pays i. Au moyen de tous ces docu- ments inédits et de quelques autres publiés dans des recueils ou dans des revues espagnols, nous avons pu reconstituer en ses grandes lignes la politique de Philippe IV et de Charles II dans notre pays 2. Mais les archives, quelle que soit leur importance, ne nous apprennent pas tout; on n'y trouve, peut-on dire, que la sub- stance de l'histoire. On leur demanderait vainement ces mille petits faits, ces détails intimes qui font la vie d'une époque. Sous ce rapport, les récits des contemporains sont plus instruc- tifs. Ils nous décrivent les mœurs et les passions des hommes d'autrefois, ils animent la scène de l'histoire. Le tout est de les interpréter, de combler leurs lacunes, de rectifier leurs jugements erronés ou passionnés : c'est la mission de la cri- tique. La littérature française est riche en ouvrages de ce genre, notamment pour les règnes de Louis XIII et de Louis XIV. Quelques-uns, comme ceux de Retz, de La Roche- foucauld, de M"'^ de Motteville, de Saint-Simon, figurent parmi les chefs-d'œuvre de notre langue; d'autres, comme ceux de Montglat, qui nous a raconté campagne par carnpagne toute l'histoire militaire de 1635 à 1659, sont de véritables travaux d'histoire; quelques-uns même, rédigés d'après les sources ^ Voir Los servicios del seflor Jef-Presidente Roose representados a la Majestad Catholica, Mss. n» 3292 de la Bibliothèque royale. 2 Tels les nombreux documents publiés dans la grande collection des Documentos ineditos para la historia de Espana; les Varias relaciones de Flandes, publiées dans le tome XIV de la Coleccion de libros raros 6 cuRiosos; les pièces justificatives que M. Canovas del Castillo a ajoutées à ses Estudios sobre el reinado de Felipe IV; les publications variées de M. A. Rodriguez Villa, etc. (8) officielles, comme ceux qu'on appelle improprement les mémoires de Richelieu, ont la même valeur que les documents d'archives dont ils s'inspirent et qu'ils se bornent quelquefois à reproduire K Tous renferment des détails piquants et This- torien ne peut les négliger. A cet égard, la littérature espagnole est moins riche. Notre pays, qui au siècle précédent a produit tant de mémoires curieux, est comme frappé de stérilité au XVII^ siècle. Les quelques écrits que nous possédons de ce temps sont de simples relations militaires, comme les relations de Vincart, le secré- taire des avis secrets de guerre, l'historiographe attitré, peut-on dire, de la cour de Bruxelles. On ne connaît rien de la vie de ce modeste fonctionnaire qui nous a décrit année par année les événements militaires de 1623 à 1650 et laissé une œuvre qui est le pendant de celle de Montglat, œuvre imparfaite, il est vrai, ou plutôt qui nous est arrivée mutilée, car nous n'avons conservé que treize relations de Vincart 2. Faites d'après les documents officiels et destinées avant tout au gouverne- ment, ces relations ont pour nous une grande valeur. L'auteur dissimule complètement sa personnalité derrière les événe- 1 Voir au sujet de ces mémoires une remarquable critique de Ranke, Franzôsische Geschiclite, t. V, pp. 158 et suiv. 2 Sur l'œuvre de Vincart, voir la préface de l'édition de la relation de 1 649 de M. Eugène Lameere, Bulletins de la Commission royale d'histoire, ôe série, t. IV, n» 4. Les treize relations conservées sont celles des années 1634, 1655, 1636, 1637, 1641, 1642, 1643, 1644, 1645, 1646, 1647, 1649, 1650. Les deux premières sont inédites : le manuscrit de celle de 1654 est à la Bibliothèque royale, où il porte le n» 15936; celui de l'année 1 655, comme nous l'avons dit, se trouve dans le tome XI de la Correspon- dance des Pays-Bas, aux archives du Ministère des Affaires étrangères, à ( 9) ments qu'il nous raconte, et quand il parle de lui-même, cest à la troisième personne, comme César ou Xénophon. Il importe cependant de tenir compte de la position officielle de Vincart et des circonstances dans lesquelles il travaillait. Obligé de rédiger le récit de chaque campagne dès la fin des opérations, il n'a pas le temps de se relire; de là des erreurs, comme dans la description de la marche de l'armée française en 1635 et de la bataille des Avins; fonctionnaire au service de l'Espagne, il ne peut avoir que des paroles de louange pour les officiers espa- gnols. Il atténue les désastres les plus retentissants, comme celui de Rocroi, et exalte outre mesure la valeur des Espagnols sans dire un mot de l'incapacité notoire de quelques-uns de leurs chefs. Rien de plus curieux à cet égard que de le com- parer avec d'autres écrivains contemporains qui n'étaient pas tenus à la même réserve, par exemple avec Lorenzo de Cevallos y Arce, simple alferez qui nous a laissé une histoire militaire des années 1637 à 1640 où il se montre quelquefois fort sévère pour ses propres compatriotes. Telles sont, avec les grandes publications officielles de Paris. Les relations des années KJÔO, IGôT. 16i-2, 1645, 1645, 1650 ont paru dans les Documentos incditos, à savoir celles de 1656 et de 164i2 dans lo tome LIX; celle de 1645 dans le tome LXVII; celles de 1643 et de 1650 dans le tome LXXV, et celle de 1637 dans le tome XCVI. Celles de 1644 et de 1646 ont paru dans les Mémoires relatifs à r histoire de la Belgique, avec une savante préface de 31, Henrard; celles de 1641 et de 1647 ont été publiées par M. Rodriguez Villa, la première en 1890 sous le titre El coronel Francisco Verdugo; nuevos datos biograpfiicos y relacion de la campaTia de Flandes en 1641 por Vincart; la secondé en 1884 dans la Revista contemporanea. Enfin celle de 16i0 a été éditée par M. Lameere. dans le recueil indiqué plus haut. ( 10 ) France, trop connues pour que nous les énumérions ici, les principales sources que nous avons consultées. En mettant en œuvre des matériaux d'origine si différente, nous avons tâché non seulement d'être exact, mais aussi d'atteindre cette impar- tialité qui est la première loi de l'histoire. La face de l'Europe s'est pour ainsi dire complètement transformée depuis le XVII^ siècle. Il n'y a plus de rivalité entre l'Espagne et la France pour la conquête du monde, et la Belgique occupe actuellement un rang assez honorable parmi les nations pour qu'il nous soit permis de parler sans haine et sans passion de ceux qui l'ont jadis opprimée. 1 LA mml M Li FMiE ET i L'ESPidi AUX PAYS-BAS (1635-1700) CHAPITRE PREMIER '. LES PAYS-BAS ESPAGNOLS EN 1635. Mort d'Isabelle. — Ruine des Pays-Bas. — Prospérité des Provinces-Unies. — Anta- gonisme des Belges et des Hollandais. — Les Belges restent fidèles à l'Espagne. — Importance des Pays-Bas pour l'Espagne. — Politique maladroite de l'Espagne à l'égard des Belges. — Contradictions de la diplomatie espagnole. — Rapports de l'Espagne avec les Provinces-Unies. - Négociations de 4628. — Les états généraux de \Ç>^% — Différentes phases des négociations. — Cause de leur échec. — Intervention de l'Espagne dans la guerre de Trente ans. — Rapports avec l'Angleterre. — Ra|)ports avec la France. — Politique de Richelieu. — L'Espagne soutient les adversaires du cardinal. — Fautes administratives de l'Espagne aux Pays-Bas. — Impopularité du gouvernement espagnol, — Plaintes du marquis d'Aytona. — Nomination du cardinal-infant comme gouverneur général des Pays- Bas, — Ses instructions, — La bataille de Nordlingeu. — Arrivée de l'infant à Bruxelles. — Arrestation de l'électeur de Trêves. — Déclaration de guerre de la France à l'Espagne. I. Le 1^' décembre 1633 mourait à Bruxelles l'infante Isabelle qui, pendant trente-cinq ans, avait dirigé nos provinces, comme souveraine d'abord, avec son époux l'archiduc Albert, * Abréviations : S,E,E, = Secrétoirorie d'État espagnole. — Audience = Papiei's d'État et de raudienee.— .A. N. = Archives nationales, à Paris. — A. E. = Archives du Ministère des Aifaires étrangères, à Paris. — C. R. H. = Commission royale d'histoire. — Doc. bicail. = Documentos ineditos para la historia de Espana. ( 12 ) comme gouvernante générale ensuite, au nom du roi Phi- lippe IV. Cette princesse, qui était entrée dans les Pays-Bas saluée par les acclamations d'un peuple qui se croyait délivré à jamais du despotisme espagnol, mourait insolvable et laissait nos provinces dans une détresse extrême. Son activité, qui ne se démentit pas un instant, n'avait pu prévenir tous les mal- heurs qui étaient venus fondre sur les Pays-Bas. A l'extérieur, une guerre avec les Provinces-Unies, que l'Espagne continuait par un fol entêtement et qui avait été marquée naguère par des revers retentissants; à l'intérieur, le commerce et l'industrie gravement compromis par la fermeture de l'Escaut; une sourde irritation contre le gouvernement de Madrid, qui s'était traduite un an auparavant par la révolte de quelques grands seigneurs; l'impuissance des états généraux à s'entendre avec les provinces rebelles et avec le roi, mécontent qu'une assem- blée populaire tentât de résoudre des difficultés que ses armes ni sa diplomatie n'avaient su aplanir; enfin l'hostilité de la France qui se préparait à une nouvelle guerre avec l'Espagne et qui, pour en assurer le succès, négociait avec les Provinces- Unies un traité ^ qui allait encore resserrer l'alliance de ces deux pays, unis depuis Henri IV contre la branche aînée de la maison d'Autriche. Ce n'était plus notre indépendance qui était menacée, c'était notre existence. Les Pays-Bas semblaient condamnés à disparaître avec la princesse qui en avait été regardée comme le génie tutélaire. Il faut connaître la politique de l'Espagne et la situation des États du nord-ouest de l'Europe depuis le commencement du siècle pour comprendre la décadence rapide d'un pays que Philippe de Commines appelait une terre de promission. Le despotisme de Philippe II, son intolérance en matière reli- gieuse avaient provoqué la révolte des Pays-Bas, en même temps que ses prétentions à la monarchie universelle l'avaient brouillé avec la France et l'Angleterre en l'entraînant dans une longue guerre dont l'Espagne sortit ruinée. Les victoires 1 C'est le traité du 13 avril 1654. ( 1:-i ) d'Alexandre Farnèse n'avaient servi qu'à ramener sous l'autorité royale les provinces méridionales; les provinces du nord, plus favorisées par leur situation maritime, soutenues, d'autre part, par la France et l'Angleterre, surent maintenir leur indé- pendance, indépendance que l'Espagne reconnut implicitement dans la trêve de Douze ans, en 1609. Dès ce jour, les Pays-Bas se trouvèrent divisés en deux groupes, les Pays-Bas méridio- naux : Flandre, Artois, Tournai etTournaisis, Hainaut, Brabant, 3Ialines, Namur, Limbourg et Luxembourg, dont le souverain était le roi d'Espagne, et les Pays-Bas septentrionaux : Hol- lande, Zélande, Utrecht, Frise, Groningue, Over-Yssel et Gueldre i, autrement dit les Provinces-Unies. Dès ce jour, il y eut deux peuples que nous appellerons souvent le peuple belge et le peuple hollandais, bien que ces deux termes n'eussent aucune valeur officielle, et ces deux peuples ne se trouvaient pas seulement séparés par une simple limite ter- ritoriale, mais par des différences profondes de tempérament, de religion et d'intérêts. Il n'y avait guère de différence autrefois entre un bourgeois de Gand et un bourgeois d'Am- sterdam, ni même entre un bourgeois ou un noble*wallon et un bourgeois ou un noble hollandais. Le protestantisme s'était introduit dans les Etats du sud comme dans les États du nord, dans les villes flamandes et wallonnes comme dans les villes hollandaises et zélandaises. 11 y avait des catholiques dans le nord — dans quelques provinces ils furent même longtemps en majorité "-^ — comme il y avait des prolestants dans le midi. Partout on remarquait le même sentiment de la liberté, la même ardeur au travail, le même génie d'entreprise, et s'il y avait une différence, elle était à l'avantage des provinces du midi dont les villes étaient plus peuplées et plus riches que les villes du nord. • Une partie de la Gueldre, le haul quartier, comme on l'aijpelail, était resiée à l'Espagne. - Voir à ce sujet les savants travaux de AA'.-T. Xuyens, Geschiedenis der Nederland-sche beroerten in de XVI^ eeuu\ et de R. Fiuix, Tien jaren uit den tachtigjarigen oorlog. ( 14 ) Les guerres religieuses du XVI® siècle détruisirent cet équi- libre. Les protestants durent évacuer notre pays et la plupart se réfugièrent dans les provinces du nord. Il en résulta un grou- pement des deux sectes : les Pays-Bas méridionaux devinrent ou restèrent catholiques ; dans les Pays-Bas septentrionaux, la prépondérance passa aux protestants. En même temps les Hollandais se tournèrent vers la mer et, profitant de la ruine de la marine espagnole, ils créèrent à leur tour des colonies et devinrent bientôt le premier peuple maritime de l'Europe. Ils fermèrent TEscaut et accaparèrent tout le commerce du Nord. La clientèle d'Anvers passa à Rotterdam et à Amster- dam. Il y eut ainsi, au commencement du XVII® siècle, deux peuples différents: l'un protestant, maritime et colonisateur, aussi habile à démêler ses intérêts, surtout ses intérêts com- merciaux, que prompt à les défendre; l'autre catholique, agri- cole et industriel, timide et hésitant en face des ditlicultés extérieures. La Hollande, ou disons mieux les sept provinces du nord formaient un État; les dix provinces du sud n'étaient qu'une confédération. iMalheureusement pour nous, cet Etat nouveau était un rival, pour ne pas dire un ennemi. Resserrés entre les bouches de leurs rivières, ù l'étroit sur un sol humide et malsain, les Zélandais et les Hollandais étaient forcés de s'agrandir du côté du midi ; aussi, tant que dura la guerre avec l'Espagne, empié- tèrent-ils sur noire territoire. Une partie de la Flandre, du Brabant et du Limbourg passa peu à peu sous leur domina- tion, et quand ils furent maîtres des bouches de l'Escaut, ils en interdirent Taccès aux autres nations. Avant que le traité (le Munster ne les y eût autorisés, ils fermèrent notre grand tleuve et bloquèrent nos côtes, enfreignant ainsi le traité de 1609 qui suspendait les hostilités sur terre et sur mer et stipu- lait même la liberté du commerce entre les Etats contractants i. Peu à peu tout le trafic du Nord passa aux villes hollandaises. • Magnette, Joseph II et la liberté de l'Escaut, p. ili. i ( 13 ) Ajoutez à cela les excès de quelques prédicateurs fanatiques dans les localités de la frontière, les déprédations incessantes d'une soldatesque effrénée qui poussait ses ravages jusque dans le marquisat de Namur, et vous comprendrez comment deux peuples frères étaient devenus deux peuples ennemis. On le vit bien chaque fois que les Belges ou les Espagnols tentèrent de se réconcilier avec les États du nord. 11 est vrai que ces Etats ou les Provinces-Unies, pour les appeler de leur nom otticiel, se défiaient de nous parce que, à leurs yeux, nous n'étions plus que les humbles sujets du roi d'Espagne et qu'elles avaient de sérieuses raisons de craindre un monarque qu'elles savaient être l'adversaire implacable du protestantisme. Il y aurait eu un moyen de résoudre la question belge: c'était d'in- viter les dix provinces du sud à constituer une fédération indépendante qui aurait eu à sa tête un stadhouder ou un grand pensionnaire catholique et aurait fait ainsi le pendant de la fédération protestante des sept provinces du nord. Les états généraux du nord y avaient songé en 1602, à un mo- ment oi^i Ton s'attendait à une révolte générale des provinces méridionales '. C'était, paraît-il, l'idée du grand pension- naire Olden van Barnevelt. Ce fut plus tard l'idée de Riche- lieu et de Jean de Witt. C'est ce qui existe maintenant : deux Etals amis gouvernés par des rois différents. Mais au XVIP siècle, cette idée était prématurée. Sympathique à quel- (jues chefs du parti républicain qui inclinaient vers la paix, elle ne répondait guère aux vues du parti stadhoudérien qui voyait dans la continuation des hostilités la raison principale (le son existence; même dans le parti républicain, elle aurait rencontré l'opposition des négociants d'Amsterdam jaloux d'An- vers et pour qui la ruine de nos provinces était la première 1 La })résidence de celle nouvelle république eûl élé donnée au prince d Orange, le fils aine du Taciturne, élevé daiis la religion catholique. Voir l'ouvrage précité de Frvin, Tien jai'en uit den tachtigjarigen oorlog, Â^ édition, ouvrage trop peu connu chez nous et où l'on trouvera un tableau remarquable de la silualion intellectuelle et morale des Provinces- Unies de 1588 à 1598. ( 16 ) cause de la prospérité de leur cité. Ensuite, il eût fallu que le peuple belge voulût son indépendance; or, il semblait inca- pable d'un tel effort. Autant par affaissement que par loya- lisme, les. Belges refusèrent de se séparer des Espagnols. Tout rapprochement avec les calvinistes hollandais leur répugnait, la France leur était peu sympathique ; aussi restèrent-ils tous sourds aux proclamations «es Hollandais comme aux avances de Richelieu et de Mazarin. La révolte de quelques nobles en 1632 n'avait trouvé aucun écho dans notre pays, non plus que les appels aux armes des libellistes français et hollandais. Les Belges restèrent fidèles à l'Espagne au plus fort de leurs mal- heurs, alors que les Catalans, les l^ortugais, les Napolitains, les Messinois tentèrent à différentes reprises de s'en détacher. Leur attachement au catholicisme, comme un grand écrivain espagnol le constatait naguère ^ empêchait tout rapprochement avec les provinces du nord. Au fond, les deux peuples étaient logiques. Les calvinistes hollandais s'étaient révoltés pour obtenir la liberté de conscience : ils avaient raison de rejeter les offres fallacieuses d'un monarque qui leur avait toujours refusé cette liberté; les Belges, devenus ou restés catholiques, n'avaient aucun motif religieux de se séparer d'un souverain sous l'auto- rité duquel ils s'étaient pour la plupart volontairement replacés. Et si la Belgique était devenue une république, il est douteux qu'elle eût subsisté longtemps, entre une nation conquérante comme la France et une nation jalouse comme la Hollande, plus désireuse encore que la première de se partager nos dépouilles. IL Que faisait l'Espagne en faveur de sujets aussi dociles que les Belges? Les dédommageait-elle des maux que leur avait valus leur dévouement à la maison d'Autriche? L'historien doit ^ Canovas del (^astillo dans ses Esludios del reinado de Felipe l\, t. II, p. 13/. (17) Je dire : notre union avec l'Espagne était la première cause de notre décadence. La cour de Madrid ne vit jamais dans notre pays que les avantages militaires qu'il lui fournissait dans sa lutte contre la France. A aucun prix elle n'aurait voulu se défaire de ces riches provinces ^ dont elle tirait des hommes et des provisions inépuisables et qui lui assurèrent longtemps la prépondérance en Europe. Mais, en dehors des secours qu'elle nous fournit chaque fois que notre territoire fut menacé par la France, secours qu'elle ne pouvait se dispenser de nous envoyer, puisqu'en nous défendant elle se défendait elle-même, lEspagne ne fit rien pour nous. Disons, pour être juste, qu'elle ne faisait rien pour elle. Jamais nation ne fut plus impré- voyante, plus follement prodigue des richesses presque infinies que la nature lui avait si libéralement départies. Se croyant encore en état de commander au monde, l'Espagne intervenait à grands frais dans les affaires de l'Europe. Olivarès, le favori de Philippe IV, avait lancé son pays dans des entreprises militaires ruineuses, alors que l'Espagne aurait dû chercher dans les arts de la paix le relèvement de sa prospérité perdue. Il eût été d'une sage politique d'abandonner définitivement ces Provinces-Unies, que l'on appelait à Madrid les provinces rebelles, et dont Philippe IV avait reconnu provisoirement l'indépendance en 1609. Il eût été équitable d'intéresser les Belges cl la prospérité de la mère patrie en leur permettant de trafiquer dans les colonies. L'activité de nos populations labo- rieuses de la Flandre eût trouvé son emploi dans les ports et dans les villes de la Péninsule, dans les comptoirs du Mexique et des Philippines. Les produits de nos cités industrieuses auraient trouvé des débouchés en Espagne et en Portugal, et l'union, sinon la fusion, de deux peuples si bien doués aurait contri- bué puissamment au relèvement de la Castille et des Pays-Bas ^ On se rappelle que lorsque Philippe II céda les Pays-Bas à l'infante Isabelle, il se réserva par une clause secrète le droit de tenir garnison dans quelques places du pays. On le voit, Philippe II ne voulait pas renoncer aux avantages militaires que notre jjays procurait à l'Espagne. Tome LIV. 2 (18) eux-mêmes, si éprouvés depuis la fermeture de l'Escaut. Mais les Espagnols s'obstinèrent dans les erreurs économiques qui furent le point de départ de leur ruine. Transformant tout en monopole, ils avaient interdit à nos pères de commercer aux Indes comme ils avaient interdit toute industrie aux colons américains. Les Belges virent ainsi se tarir les sources de leur prospérité, tandis que les Hollandais créaient un magnifique empire colonial qui les rendit les maîtres de la mer jusqu'à l'avènement de Cromwell, et quand l'Espagne voulut obtenir une trêve de ces mêmes Hollandais, elle fut forcée de leur accorder le droit de trafiquer aux Indes. Singulier spectacle : le roi d'Espagne accordait à ceux qu'il avait toujours dédai- gneusement appelés des rebelles l'accès de ses colonies, alors qu'il l'interdisait aux Belges qui lui étaient restés fidèles! Les combinaisons diplomatiques de l'Espagne n'accusent pas plus de sagesse que ses règlements économiques. Tout est incertitude et contradiction dans ses négociations. L'archiduc Albert signalait-il à son avènement la nécessité de traiter avec les Hollandais' et entamait-il avec eux des négociations en vue du rétablissement de la paix, il était désavoué à Madrid. Philippe III otï'rit tour à tour à la France et à l'Angleterre une partie du territoire des Provinces-Unies ^. A l'expiration de la trêve de Douze ans, Philippe IV réclama des Hollandais la reconnaissance de sa suzeraineté; il essaya de corrompre Maurice de Nassau en lui offrant la possession à titre hérédi- taire d'une partie de la Hollande 2. Le résultat de ces intrigues fut d'éveiller la jalousie de la France et de l'Angleterre, et de surexciter le patriotisme des Hollandais. Tantôt c'est de Bruxelles, tantôt de Madrid que viennent les propositions de paix. En 1628, on avait discuté dans le conseil de Castille les conditions d'une réconciliation définitive avec les Etats du Nord : l'Espagne faisait des offres avantageuses; les * Pour ces négociations peu connues, voir Philippson, P/iilipp III iind Heinrich 1\, t. III, pp. 70 et suiv. ' Gachard, Histoire 'politique et diplomatique de Pierre-Paul Riibens. ( 19) Provinces- Unies, de leur côté, se montraient accommodantes ; les victoires de Tilly et de Waldstein, en Allemagne, les avaient rendues plus traitables. Elles étaient même disposées à renoncer au titre d'Etats libres du premier article du traité de 10)09 K L'infante Isabelle engageait le roi à accepter les offres des Hollandais, en remarquant qu'on n'aurait plus une occasion aussi favorable. Philippe IV hésita; il se flattait de contraindre les Hollandais. Au lieu d'accorder une suspension d'armes, prélude d'une paix définitive, il donna l'ordre de poursuivre la guerre avec vigueur. La prise de Wesel et de Bois-le-Duc par li^s Hollandais fut une cruelle déception pour Torgueilleux monarque. Les Hollandais, par contre, devinrent plus exi- geants, et quand la France eut signé aveC eux un nouveau traité d'alliance, ils refusèrent de traiter avec la cour de Madrid. Comme le remarque Gachard -, l'Espagne ne sut jamais saisir le moment où elle aurait pu traiter avec dignité et avec avantage. La vérité est que l'Espagne ne voulait pas conclure la paix. On le vit bien en 1632. Cette fois, c'étaient les Belges qui trai- taient avec les insurgés. Les négociateurs rencontrèrent d'in- nombrables difiîcultés. Tout d'abord, les Hollandais récla- mèrent le renouvellement de la trêve de Douze ans, le départ (les soldats espagnols des Pays-Bas, la démolition de quelques places fortes, l'entretien de l'armée par les Étals, le droit pour eux-mêmes d'intervenir dans la nomination des gouverneurs des places maritimes, autant d'exigences qui mettaient en ({uestion l'autorité du roi et auxquelles les Belges ne pouvaient pas accéder. Les Hollandais ne voulaient plus reconnaître la souveraineté de Philippe IV; ils ne voulaient même pas que le nom du monarque figurât dans la procuration des députés. Plus tard, ils réclamèrent le druit de trafiquer dans tous les ' Pour le détail de ces négociations, voir Aitzema, Zakeii van Staat en Oorlog, edit. in-lol. de IGGÎ', l'e partie, pp. 81'b et suiv. — Waddlngton, lue. cit., t. I, pp. 63-67. - Gachard, ouvrage précité, p. 241. (20 ) pays placés sous la domination espagnole. Enfin, ils exigèrent que le roi renouvelât les pouvoirs qu'il avait donnés à Isabelle, en ^629, pour traiter de la paix. L'Espagne eût voulu rentrer dans la possession de Fernambouc, au Brésil, dont la Hollande s'était emparée quelque temps auparavant ; en retour, elle eût consenti à la cession de Bréda, enlevé par Spinola aux Hollan- dais en 1625. Mais elle refusait l'autorisation de trafiquer dans les Indes que les Hollandais réclamaient de nouveau. Les inté- rêts de l'Espagne entraient en conflit avec ceux des Pays-Bas. Que nous importait que Fernambouc restât ou non aux Espa- gnols? Or, ce fut cette question de Fernambouc qui contribua le plus à l'échec final. Philippe IV retarda indéfiniment l'envoi de la procuration nouvelle qu'on réclamait d'Isabelle, en pré- tendant qu'elle était superflue; en réalité, il voulait gagner du temps. Le duc d'Aerschot fut envoyé en Espagne pour faire valoir les nécessités d'une nouvelle trêve. On sait ce qui arriva. Le duc fut arrêté à Madrid sous prétexte qu'il avait eu connais- sance des projets des nobles impliqués dans la révolte de l'année précédente, et il ne revint plus en Belgique. Les Hollandais, que les Français détournaient de la paix, paix qui eût permis à Philippe IV de diriger toutes ses forces vers l'Allemagne, profitèrent de la mort d'Isabelle pour rompre les conférences. Le 5 juillet 1634, l'audiencierVerreyken proclama à Bruxelles la dissolution des états généraux U La Hollande, de son côté, avait signé un nouveau traité avec la France et Philippe IV faisait lever une armée en Allemagne par le duc de Féria, et reprenait les bostilités avec vigueur, quoiqu'il eût remis au marquis d'Aytona, gouverneur intérimaire des Pays- Bas, ses i)lcins pouvoirs pour traiter avec les Hollandais'^. 1 Sur les états généraux de 163^, voir les documents réunis par Gacliard, sous le titre de Les états généraux de 1632, dans les publica- tions in-4" de la Commission royale d'histoire. - On trouvera de nombreux renseignements à ce sujet dans Henrard, Marie de Médias dans les Pays-Bas, pp. 353, 560, 450, et dans Wadùinc- TON, loc. cit., 1. 1, pp. 181 et suiv. (21 ) III. La révolte des Provinces-Unies n'était pas le seul sujet d'in- quiétude qu'eût Philippe IV. Au début de la guerre de Trente ans, l'Espagne avait pris résolument le parti de Ferdinand II et du catholicisme. A ses embarras intérieurs elle ajoutait ainsi les difficultés d'une guerre lointaine. Philippe IV renouvela les engagements contractés par son père, et les généraux espa- gnols s'unirent aux Impériaux pour écraser le protestantisme en Allemagne. Cette campagne fut marquée d'abord par de grands succès. Tilly et Gonzalve-Fernand de Cordoue bat- tirent à Hœchst sur le Mein, les troupes de Christian de Bruns- wick; Gonzalve poursuivit ses succès par la sanglante victoire de Fleurus (29 août 1622). Spinola s'empara de Breda en 1625 et don Fadrique de Tolède remporta une grande victoire navale à Gibraltar. Mais ces premières années furent suivies d'autres moins heureuses. A Spinola succéda le marquis de Santa Cruz, excellent amiral et détestable général. Bois-le-Duc succomba en 1629, puis ce fut le tour de Maestricht, en 1632 ; le Limbourg fut envahi par les Hollandais qui levèrent des con- tributions dans le Hainaut et même aux portes de Namur J. Tilly était tué au passage du Leck, et Gustave-Adolphe se rendait maître de toute l'Allemagne. Les désastres sur mer furent plus nombreux et plus ruineux. Plus d'une fois les cor- saires anglais ou hollandais enlevèrent les galions et tout l'or destiné à payer les nombreuses armées à la solde du roi Catho- lique. On était dans la joie à Madrid quand une escadre reve- nait des Indes sans encombre; n'avait-on pas, en 162o, ordonné * Voir à ce sujet, aux ai'chives de l'État à Môns, États, t. 4^i), pp. 10^ et suiv., les instructions données, le 10 octobre 1G55, au sieur de Severy, envoyé par les états de Namur pour représenter les déprédations com- mises dans leur pays par les soldats hollandais de la garnison de 31aes- tricht. ( 22 ) de célébrer par des fêtes annuelles l'arrivée d'une Hotte qui ramenait des lingots d'une valeur de 16,000,000 de ducats et avait heureusement échappé à la surveillance des navires anglais qui avaient attaqué Cadix i ? Celte intervention de Philippe IV dans les affaires de l'Alle- magne raviva les craintes de tous les États protestants. L'occu- pation du Palatinat par les troupes espagnoles, au début des hostilités, avait indisposé l'Angleterre qui s'était réconciliée avec l'Espagne à l'avènement de Jacques I^'". Or, Jacques P'" était le beau-père du malheureux prince palatin Frédéric V. L'échec des négociations entamées en vue d'un mariage entre le prince de Galles et la sœur de Philippe IV, brouilla les deux cours. L'Angleterre entra dans une ligue conclue à La Haye entre les Provinces- Unies et le Danemark contre le roi Catholique. Heureusement pour l'Espagne, l'Angleterre était dirigée par un ministre plus léger et plus téméraire encore qu'Olivarès. Buckingham se brouilla avec la France et entreprit la désas- treuse expédition de l'île de Ré. En mars 1626, la France avait signé avec l'Espagne le traité deMonzon. l\ fut question, un an plus tard, d'une coalition entre les deux pays pour envahir l'Angleterre et y rétablir le catholicisme. Il importait à l'Angle- terre de se réconcilier avec l'Espagne ; de là des négociations dont le principal agent fut notre grand peintre Pierre-Paul Rubens, l'homme de confiance d'Isabelle. Ce fut au tour de Richelieu de craindre une coalition de l'Espagne et de l'Angle- terre. Mais l'Espagne, comme toujours, traîna les négociations en longueur et Richelieu en profita pour se rapprocher de l'Angleterre. Si l'Espagne signa enfin la paix avec l'Angleterre-, après des lenteurs qui faillirent plus d'une fois tout compro- mettre, elle n'en retira aucun profit. Au reste, le roi Charles I*"' allait bientôt être occupé chez lui par des troubles intérieurs. * MoDESTO La Fuente, Historia gênerai de Espana, t. XVI, p. 75. Cf. le dernier travail de don Antonio Rodriguez Villa, Ambrosio Spinola pri- mer marques de los Balbases. Madrid, 1893. 2 Le 15 novembre I6ÔJ. — Waddington, loc. cit., p. 1:2-2. ( 23 ) troubles qui aboutirent à une révolution et lui interdirent toute intervention sérieuse dans les affaires du continent i. L'Angleterre était peu redoutable pour l'Espagne; la France, au contraire, l'était beaucoup. Dès l'arrivée de Richelieu aux affaires, elle prend nettement position contre la maison d'Autriche. En Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas, elle soutient de son or et, au besoin, de ses armes tous les ennemis de l'Es- pagne. En Italie, elle revendique la succession du Mantouan et du Montferrat, enlève à l'Espagne les passages de la Valte- line; en Allemagne, elle s'allie aux protestants; dans les Pays-Bas et dans la principauté de Liège, elle se crée des intelligences, publie des manifestes, excite les populations à la révolte. Enfin, elle conclut de nouveaux traités d'alliance avec les Provinces-Unies et les empêche d'accepter les pro- positions de trêve des états généraux de Bruxelles. Partout, elle mine sa rivale et elle se prépare à la lutte décisive par d'immenses préparatifs militaires et de multiples négociations dans tous les États du nord de l'Europe, négociations qui assurent à Richelieu le premier rang parmi les hommes d'État du siècle. Comment l'Espagne répond-elle ù cette politique provoca- trice? En profitant des embarras de sa rivale, en soutenant les ennemis personnels du cardinal, le comte de Soissons et le prince de Condé, les ducs de Guise et d'Épernon, même le duc de Rohan, le chef des huguenots. Elle donne asile dans notre pays à Marie de Médicis, à Gaston d'Orléans, au duc d'Elbœuf, aux princesses de Lorraine, à tous ceux qui ont eu à se plaindre des procédés autoritaires du premier ministre de Louis XIII "^. Elle se lie avec les princes étrangers dont l'in- dépendance est menacée par l'ambition de la France, avec le duc de Savoie, avec Charles de Lorraine ; elle essaie de grouper * Sur les rapports de l'Espagne avec l'Angleterre à cette époque, voir l'ouvrage précité de La Fuente, t. XVI, passim, et surtout Gachard, His- toire politique et diplomatique de Pierre-Paul Rubens. 2 Voir l'ouvrage précité de M. Paul Henrard, Marie de Médicis dans les Pays-Bas. (24) tous ceux qui par intérêt ou par tradition ont toujours soutenu la cause catholique : l'Empereur, la maison de Bavière, le duc de Neubourg, le prince-évêque de Liège, les évêques et les archevêques de la vallée du Rhin. Mais sa diplomatie agit trop lentement et l'épuisement de ses finances la discrédite auprès des souverains dont elle recherche l'alliance. Aussi ses alliés lui sont infidèles. Charles de Lorraine, général d'une valeur incontestable, est d'une désespérante versatilité. Thomas de Savoie, capitaine médiocre, qui s'était offert à Louis XIII avant de recevoir une pension de l'Espagne, deviendra bien vite suspect. En Allemagne, le duc de Neubourg est indécis; Fer- dinand de Bavière, prince-évêque de Liège et archevêque de Cologne, penche vers la neutralité; son collègue, l'archevêque de Trêves, accepte décidément l'alliance française. Notre pays était ainsi entouré d'ennemis. Au nord, les Hol- landais qui ne pouvaient frapper les Espagnols qu'en nous ruinant; au sud, un grand Etat qui songeait depuis longtemps à nous conquérir; à l'est, c'est-à-dire en Allemagne, des princes indifférents ou impuissants. Or, en ce moment même où les Pays-Bas étaient menacés d'une subversion totale, le gouver- nement de Madrid commettait faute sur faute. Il avait rappelé son meilleur général, Spinola, et l'avait remplacé par l'inca- pable Santa Cruz; il donnait toutes les faveurs à des Espagnols, au point de provoquer, en 163^, une révolte au sein de la noblesse; il substituait des juntes ou comités secrets aux conseils collatéraux; il laissait casser le conseil d'État K II surveillait même l'infante Isabelle, dont on connaissait l'affec- tion pour nos provinces, en plaçant près d'elle, à titre de con- seiller ou d'ambassadeur, ce cardinal de la Cueva qui dut fuir devant la haine universelle '^. Et quand les états généraux se réunissaient à Bruxelles, dans ce moment solennel où le danger commun aurait dû rapprocher les Belges et les Espa- gnols, puisque nos pères voulaient quand même vivre sous le » Philippe IV à Isabelle, 16 juillet 1652. (S. E. E., t. XXX, fol. 85.) 2 Isabelle à Philippe IV, 28 septembre 1629. (S. E. E. , t. XXXVI, fol. 226.) (26) sceptre de leur souverain légitime, la cour de Madrid pratiquait cette politique dissolvante dont le président du conseil privé, Pierre Roose, fut l'habile instrument, et qui fit échouer tous les efforts de la représentation nationale. L'élément espagnol se substituait ainsi peu à peu à l'élément belge, et ce changement dans nos institutions et nos mœurs politiques ne pouvait que nous être funeste, car l'Espagne manquait de grands hommes. Elle avait plutôt des favoris que des hommes d'État. Elle n'avait plus de généraux de valeur et devait remettre le commandement à des étrangers; elle n'avait plus de grands diplomates pour défendre ses intérêts à l'étran- ger ni de financiers pour relever son crédit i. Qu'on ne s'étonne pas de l'impopularité grandissante d'un gouvernement aussi incapable. Cette intervention de l'étranger dans nos affaires intérieures, ces demandes continuelles de subsides qu'on arra- chait, peut-on dire, à nos malheureuses provinces, les excès d'une soldatesque sûre de l'impunité, la ruine du commerce et de l'industrie éloignaient peu à peu du monarque espagnol les populations si loyales de nos provinces. Aussi, le marquis d'Aytona, ministre d'Isabelle, puis gouverneur général intéri- maire des Pays-Bas à la mort de cette princesse, écrivain de mérite et l'un des rares hommes d'État qui aient jugé sage- ment de notre pays, marquait-il à Olivarès le tort qu'on avait d'écarter les Belges des affaires : « II n'y a, écrivait-il, » d'autre moyen d'imprimer une bonne direction aux choses » du service du roi que de confier aux nationaux le salut de » leur patrie et de leur religion, et je ne sais comment nous » pourrons conserver ces provinces en la dévotion de Sa * C'est ce que constatait Olivarès lui-même. Dans une lettre au cardi- nal-infant, du 15 octobre 1635, à propos d'un envoi d'argent destiaé à l'armée hispano-belge, il s'écriait : C'est une cliose incroyable ce que tout cela coûte, parce qu'il n'y a ni tinances, ni hommes de négoce, ni minis- tres, aussi me font-ils mourir. « Cosa que no es creible cierto loque cuesta de todo porque no ay hazienda ni hombres de negocios ni minis- tres, sino que me dexan morir. » (Extrait de la Correspondance d'OUva- rès avec le cardinal-infant, reproduit par Gachard dans le Compte rendu DES SÉANCES DE LA COMMISSION ROYAF.E D'HISTOIRE, 5^ série, t. VI, p. 497.) (26) » Majesté, si nous montrons de la défiance aux gens du pays et » ne les faisons point participer au gouvernjement. Alors » même que Sa Majesté aurait une armée puissante et à la solde » de laquelle l'Espagne pourvoirait régulièrement, je considé- » rerais comme très périlleux de traiter mal et de dédaigner » ces gens que la France, la Hollande, l'Angleterre excitent k » nous chasser et auxquels elles offrent leur assistance pour » cela. Je puis d'ailleurs assurer Votre Excellence que je n'en » connais aucun dans lequel on ne doive, selon moi, placer » autant de confiance qu'en nous-mêmes K » Aytona faisait sentir les conséquences des restrictions mises aux pouvoirs des généraux et des ministres du roi à Bruxelles, obligés d'attendre leurs instructions, instructions qui même pour des affaires urgentes n'arrivaient jamais avant six semaines ou deux mois. « Les Romains, comme vous le savez, écrivait-il )) au premier ministre, ne donnaient jamais d'instructions à » leurs généraux ni à leurs gouverneurs. Si quelquefois ils le )) firent, ce fut dans des cas tout à fait particuliers et pour des » entreprises préparées de longue main '^. » Il signalait, enfin, la haine que l'on portait à ses compa- triotes à Bruxelles. « La haine que l'on nous montre à nous » Espagnols est incroyable. Le cardinal (La Cueva) allait partir » lorsque ses créanciers l'ont arrêté; il court grand risque » d'être tué comme Santa Cruz et nous autres tous après ->. » • Aytona à Olivarès, o décembre 16:29, cité dans la Biographie d' Aytona par Gachard dans la Biographie nationale. — Cf. la correspondance du marquis qui nous a été conservée dans le manuscrit 10147-48 de la Bibliothèque royale, particulièrement ses lettres au roi, du 6 avril, du 16 mai, du 24 juillet, du 20 septembre 1652, celle du 12 mai 1653, mais surtout celle du 27 août 1652. 2 Dépêche du 18 janvier 1651, citée par Gachard dans sa Biographie dJ Aytona et reproduite par Ms'" Namèche dans son Cours d'histoire natio- nale, t. XXII, p. 522. ^ c( El odio en que estamos los Espanoles no es creyble. El cardenal estava para j)artirse, pero sus acreedores le detienen y corre gran riesgo de que le maten y tras el al marquese de Santa Cruz y luego seguiremos todos los demas... » (Aytona à PhiHppe IV, 27 août 1652. Mss. 16147-48 de la Bibliothèque royale, f. 11 S».) ( 27 ) [V. La perte de places importantes, la révolte de quelques grands seigneurs du pays, la réunion presque spontanée des états généraux, les menées des agents français, tous ces indices d'une décadence réelle et d'un mécontentement profond de nos populations inquiétèrent à la fin la cour de Madrid. Elle comprit qu'elle devait s'intéresser davantage à ces Pays-Bas, menacés à la fois par les Hollandais et les Français et avec lesquels elle perdrait l'influence qu'elle avait exercée jusque-là dans le nord de l'Europe. Déjà le 7 avril 1631 ^ Philippe IV avait désigné son frère, l'infant don Fernando, archevêque de Tolède et cardinal, ou, comme on l'appelait à la cour, le cardinal-infant, pour aller à Bruxelles seconder sa tante Isabelle et lui succéder, après sa mort, dans le gouvernement général de nos provinces 2. L'in- fant ne quitta Madrid que l'année suivante, le 12 avril 1632. Le roi, pour l'initier à la pratique des affaires, le conduisit à Barcelone oii il devait clore la session des états catalans ouverte depuis 1626. Le 26 novembre, il prorogea ses pou- voirs. Quelques semaines auparavant, il lui avait donné ses instructions. Ces instructions minutieuses -^ auxquelles le pré- sident de notre Conseil privé, Pierre Hoose, qui était ù cette époque en Espagne, a, dit-on, collaboré, contiennent quel- ques réformes utiles, en matière militaire notamment, réfor- mes qui prouvent qu'un revirement s'était fait dans l'esprit d'Olivarès et qu'on attachait désormais une plus grande im- portance aux Pays-Bas. Le futur successeur d'Isabelle était un prince jeune, actif et intelligent. Né pour la vie des camps plutôt que pour l'Église, d'une physionomie intelligente et * Gachard, Les bibliothèques de Madrid et de iEscurial, p. 165. 2 Philippe IV à Isabelle, ^20 septembre lOôô. (S. E. E., t.XXXlI, f. 175.) ^ Elles sont du mois d'octobre 163:2. On en trouvera le texte dans le terne MCCXXIV de V Audience. (28) sympathique, comme on peut le voir par les œuvres des grands artistes qui ont reproduit ses traits et par le témoignage una- nime des contemporains, il ne pouvait manquer de plaire aux loyales populations de la Flandre qui avaient toujours montré un dévouement profond aux princes du sang royal. Car, il importe de ne pas l'oublier, si l'on était mécontent des fonc- tionnaires espagnols, si l'on avait des raisons de se plaindn; de leur incurie, de leur morgue et de leur rapacité, on était sincèrement attaché à la dynastie. L'infant quitta Barcelone, en avril 4633, et mit à la voile pour l'Italie 1. Le 11 mai, il fit une entrée triomphale à Gênes. Le 24, il arriva à Milan. Il leva quelques régiments d'infanteri(? et de cavalerie et porta son armée au chiffre de 10,000 fantas- sins et 2,700 chevaux. Une maladie l'empêcha de passer les Alpes cette même année. Mais le comte de Féria, gouverneur du Milanais, partit, le 22 août, avec un corps d'avant-garde pour rejoindre les Bavarois et les Autrichiens et chasser les Suédois de l'Alsace. Mal secondée par les Autrichiens, surtout par Waldstein, qui était jaloux des Espagnols et opposé à toute intervention étrangère en Allemagne, cette armée manqua de tout et dut battre en retraite dans des conditions désastreuses -. Le 30 juin de l'année suivante, l'infant quitta Milan avec le gros de ses forces et entra en Allemagne par le Tyrol. Il opéra sa jonction avec Ferdinand, fils de l'empereur du même nom et roi de Hongrie, généralissime des troupes autrichiennes depuis l'assassinat de Waldstein, et qui avait pour lieutenant général le comte de Gallas. Les deux armées catholiques entre- prirent le siège de Nordlingen,où Charles de Lorraine vint les rejoindre avec les troupes de la Ligue catholique. L'armée 1 Sur le voyage de l'infant, lire : De Aedo y Gallart, Viage del infante cardenat don Fernando de Austria desde 12 de Abril t6o2, que saliô de Madrid con Su Majestad D. Felipe IV, du hermano, para la ciudad de Barcelona, hasta 4 de Novembre de 1634 que entré en la de Brusselas. Anvers, 1635. — Il en existe une traduction française par Chitilet, de la même année. 2 LÉOPOLD VON Ranke, GeschiclUeWallemtein S, pp. 33ôetsuiv., I86r. ( 29 ) suédoise, aux ordres du maréchal Gustave Horn et du duc Ber- nard de Saxe-Weimar, marcha au secours de la place assiégée. La bataille commença le 5 septembre 1634, au soir, et recommença le lendemain avec une nouvelle furie. Grâce à sa supériorité numérique et à la ténacité des tercios espagnols, l'ar- mée catholique remporta une victoire décisive ^. Le parti pro- testant perdait tous les avantages que lui avaient acquis les vic- toires de Gustave-Adolphe, et l'un de ses principaux chefs, l'électeur de Saxe, s'empressa de demander la paix. Cette défection entraîna la ruine de l'armée évangélique. Ce succès inespéré rendit la confiance à Philippe IV. Il reprit un projet qu'il avait conçu depuis longtemps - : former une vaste ligue catholique qui aurait remplacé l'ancienne asso- ciation du même nom dissoute de fait depuis les victoires de Gustave-Adolphe et qui aurait groupé dans une action com- mune toutes les forces de l'Espagne, de l'Autriche, de la Bavière, des États catholiques secondaires de l'Empire, de la Lorraine, et dans laquelle seraient entrés aussi Thomas de Savoie, Marie de Médicis, Monsieur, tous les ennemis du car- dinal de Richelieu. Le cardinal-infant aurait reçu le comman- dement suprême, et trois armées, Tune au cœur de l'Allemagne sous le roi de Hongrie, la seconde en Westphalie sous le prince Thomas ou le comte de Féria, la troisième aux Pays-Bas sous le marquis d'Aytona, auraient donné la chasse aux protestants, rétabli les évêques dépossédés, réduit une bonne fois les Pro- vinces-Unies en les attaquant par le Brabant et par la Frise, et coupé court aux intrigues de la France •!. Mais ce projet grandiose s'en alla en fumée. Eût-elle été con- clue, cette ligue renfermait trop d'éléments' disparates pour ^ De Aedo y Gallart, Viage del infante. — Fuchs, Die Sclilachl bei Nordlingen. 2 Voir Philippe IV à Isabelle, 4 octobre 1C35. (S.E.E., t. XXXII, f. 250.) -— Cf. Henrard, Marie de Médicis dans les Pays-Bas, pp. 5G0-361 . ^ Sur cette ligue, voir Philippe IV à l'infanl, 12 octobre et 12 novem- bre 1634. {Ibidem, t. XXXV, flf. 50 et 156.) ( 30) être forte et durable. Les princes ecclésiastiques avaient été pour la plupart ruinés par la guerre et ils ne songeaient qu'au repos. L'Empereur lui-même, le plus intéressé à la lutte, n'osait rompre avec la France, comme s'il pressentait les con- séquences d'une rupture qui aurait pu entraîner la chute de sa maison. Des tiraillements éclatèrent bientôt entre l'infant et les ministres autrichiens. Le premier avait hâte de quitter l'Allemagne, où son armée manquait du nécessaire, et de se rendre à son poste. Car Isabelle était morte, et il fallait la pré- sence d'un prince du sang royal pour relever le moral de nos populations. Les conseillers de Ferdinand II cherchèrent à le retenir en Allemagne en prétextant les rigueurs de la saison et la nécessité d'écraser les derniers restes du parti protestant et d'achever ainsi le triomphe de Nordlingen '. L'infant ne se laissa pas prendre à ces raisons dont il démêlait le but inté- ressé, et tout en donnant aux impériaux un vigoureux coup de main qui leur permit de secourir Brisach et de reprendre le Wurtemberg et la Franconie '^, il se dirigea vers le Rhin. Arrivé dans le pays de Juliers, il détacha 9,000 hommes et 5,000 chevaux qu'il envoya au roi de Hongrie, et, avec ce qui lui restait de troupes, c'est-à-dire avec les fantassins italiens, espagnols et bourguignons, et quelques escadrons, il prit la route des Pays-Bas. A la frontière, il fut rejoint par la cava- lerie du duc de Nassau et il traversa le pays de Liège et le Bra- bant, suivi d'une superbe escorte jusqu'à Bruxelles, où il entra le 4 novembre en triomphateur «'î. L'arrivée du frère du roi releva les esprits aux Pays-Bas. Enivrés par la victoire de Nordlingen, les Espagnols se croyaient en mesure de tenir tête à la fois à la France et aux Provinces- Unies. En Allemagne, les plus timides reprenaient courage. » L'infant à Philippe IV, 17 octobre et 8 novembre 1634. {Ibidem, t. XXXV, if. 51 et 80.) 2 Ibidem. 5 Ouvrage précité d'Aedo y Gallart. — Cf. la relation de Vincart de 1G54. (Bibliothèque royale, Ms. 15956.) ( 31 ) Gallas avait reconquis Philippsbourg. Jean de Weert s'était emparé de Spire. Ces succès étaient de bon augure. Averti du nouveau traité de partage qui avait été conclu le 8 février 1635 entre la France et les Provinces-Unies et où il était question, cette fois, d'un partage de nos provinces, l'infant voulut prendre les devants i. Le 26 mars, il fit occuper la ville de Trêves, dont le souverain était Taillé de la France. L'électeur fut arrêté dans son palais et ramené aux Pays-Bas. On l'interna au château de Tervueren. Cette provocation ne resta pas sans réponse. Le 21 avril, le ministre de France à Bruxelles, le sieur d'Amontot, réclama la mise en liberté du prélat. L'infant ayant répondu qu'il attendait, pour prendre une décision, les ordres de la cour d'Espagne, un héraut d'armes vint apporter à Bruxelles, au nom du roi de France, une déclaration de guerre. Cette fois Richelieu rompait ouvertement avec l'Es- pagne '^. Tant que la guerre en Allemagne avait eu un caractère religieux, il était resté dans l'ombre. Ministre d'un roi catho- lique, cardinal de la sainte Eglise romaine, il ne pouvait, à la face de l'Europe, soutenir les protestants. 11 s'était borné à leur passer des subsides. Maintenant que la guerre a un carac- tère politique, que l'Espagne ou plutôt la maison d'Autriche se prépare à établir sa domination absolue dans toute l'Alle- magne, il entre en lice. Son armée est prête et lui-même a renouvelé, en les complétant, les traités qui liaient la France aux adversaires des Habsbourg. Le cartel qu'il envoyait à ' Le marquis d'Aytona connaissait depuis longtemps le projet des Français par des dépèches interceptées. — Voir : Onate, ambassadeur en Allemagne, à l'infant, 2-2 septembre 1654. (S. E. E., t. CCLIX, f. 160.) - Ou plutôt avec le gouverneur des Pays-Bas, car le cartel était adressé à rinl'ant et non au roi d'Espagne lui-même. L'irrégularité du procédé a été relevée par les Espagnols. (Voir la relation des événements de 1655 de Mascarenas, Colleccion de libros raros 6 ciiriosos, t. XIV, p. 49.) — La déclaration officielle destinée à la publicité est du 6 juin. On en trou- vera le texte dans la Gazette de France de 1635, n» 85, p. 555, et la tra- duction espagnole dans la relation précitée, p. 64. La réponse de l'infant est du 24 du même mois. (Voir Mascarenas, loc. cit., p. 89.) ( 32 ) Bruxelles surprenait l'infant dans ses rêves de conquête. C'était au moment où les Espagnols parlaient de reprendre la West- phalie, d'écraser les Hollandais et de rétablir l'autorité du roi Catholique dans la vallée du Rhin, qu'une armée française envahissait les Pays-Bas. La guerre qui s'ouvrit était une guerre décisive, dont notre pays allait être le théâtre et l'enjeu, et non une guerre au premier sang, comme on le croyait à Bruxelles, où l'on se flattait de terminer la campagne en quelques semaines, après avoir donné une bonne leçon aux Français et à Richelieu, que beaucoup de ses compatriotes, disait-on, tenaient pour un fou furieux i. Mais avant de raconter les péripéties de ce long drame, disons quelques mots des armées qui devaient défendre notre patrie contre l'étranger. * Don Martin de Axpe, secrétaire d'État et de guerre des Pays-Bas, au comte d'Onate, 21 mars 1655. (Ibidem, S. E. E., t.'cCLXI, f. 105 : « ... no quiero dexar de decir a Vuestra Excellencia que hay aviso cierto de que el cardenal de Richelieu esta furioso, no sabiendo adonde dar con la cabeza y tanto que hasta los criados no le pueden sufrir y en opinion de muchos le dan por loco furioso... ») ■^ J CHAPITRE II. ORGANISATION MILITAIRE DES PAYS-BAS ' I.p recrutement au XV11« siècle. — Les élus. — Les troupes nationales et les troupes étrangères. — La compagnie. — Le tercio ou le régiment. — Les racoleurs. — L'.4 ufyetd. — Composition de la compagnie. — Les arquebusiers. — Les piquiers. — Les mousquetaires. — Nomination des officiers. — La cavalerie. — Les bandes d'ordonnance.— La cavalerie légère.— L'artillerie.— Les pionniers. — Leur position dans l'armée. — Siège par entreprise. — Les travaux du génie. — Les ingéniaives. — L'artillerie espagnole est mieux organisée que l'artillerie française. - Les grades. — Les officiers généraux. — État-major du régiment, — Le cadre de la compa- gnie. — Mœurs de la soldatesque. — Vertus militaires. — Misère du soldat. — Le soldat espagnol. — Excès des troupes en marche — Réclamations des états géné- raux de 4632. — Ruine des campagnes. — Retard dans le paiement de la solde. — Les aides. — Les troupes dites des Fiuatices. — L'Exercito. — Le veedor. — Le contador. — Le pagador. — La sala de cuentas. — Envoi des inessadas espa- gnoles — Les assentUtas. — Emprunts de VE.rerciio à la caisse des Finances. — Complication de la comptabilité militaire. — Projet de fusion des deux caisses militaires. — Les officiers. — Ils sont trop nombreux. — Leurs prévarications.— Les passe-volants. — Vaines tentatives de réforme de Philippe IV. — Luxe des olficiers. — Causes de la décadence de l'armée espagnole. — Réduction des effectifs. — Désertions. — Chiffre approximatif des troupes employées aux Pays-Bas par Philippe IV. — Détresse des troupes à la tin du siècle. — La décadence militaire de l'Espagne est le résultat de sa mauvaise administration. I. Le recrutement des armées au XVI1« siècle était tout autre que de nos jours. En principe, tous les habitants étaient bien tenus de s'armer pour concourir à la défense de la patrie et, de temps à autre, on convoquait encore les milices communales ^ Le travail le plus complet sur l'armée espagnole est celui du lieute- nant général comte de Clonard, Historia organisa de las armas de infan- teria y cabelleria desde la creacion del ejercito permanente hasta el dia. 16 volumes, ouvrage très riche de faits, d'une lecture agréable, mais dont la partie historique laisse à désirer. — Plus critique est l'ouvrage déjà cité de A. Canovas del Castillo, Estudios del reinado de Felipe IV. — On trouvera un budget complet d'une armée espagnole au XVIe siècle Tome LIV. 3 ( 34 ) OU le ban et l'arrière-ban de la noblesse, comme au moyen âge, mais en réalité, c'était à des volontaires ou à des merce- naires belges et étrangers que nos souverains, disons mieux, les rois d'Espagne, confiaient la garde du territoire. Le service militaire ne pouvait être requis de nos populations que si le pays était envahi, comme il arriva au XVII^ siècle ^, mais le gouvernement s'empressait chaque fois de renvoyer dans leurs foyers ces soldats improvisés que leur indiscipline ou leur inaptitude au métier des armes rendait incapables d'une cam- pagne prolongée. Le perfectionnement apporté à la fabrica- tion des armes à feu avait compliqué les devoirs du soldat et les troupes permanentes étaient seules en état de rendre des ser- vices réels. Les levées en masse ou, comme on les appelait dans notre pays, les élus, les keurlings, les escogidos, ne jouè- rent donc qu'un rôle effacé dans nos annales militaires, et nous devons uniquement nous occuper des soldats réguliers. dans Morel-Fatio, L'Espagne au AT/« el au XVH« siècle, t. I, pp. 218 et suivantes. Pour les Pays-Bas, nous renvoyons à VHistoire dit règne de Charles- Quint en Belgique, de M. Alexandre Henné ; aux Mémoires du baron Guillaume, Sur les bandes d'ordonnance des Pays-Bas et l'infanterie wal- lonne au service de l'Espagne; à V Étude historique sur les tribunaux militaires en Belgique, de A.-L.-P. Robaulx de Soumoy; aux différents écrits du général Henrard, principalement à ses introductions aux rela- tions de Vincart de 1014 et de 1640; aux Mémoires de la Société de l'his- toire de Belgique; aux relations de Vincart que nous utiliserons dans le chapitre suivant; aux écrivains militaires belges et espagnols du temps. Pour les archives, à défaut des documents de Simancas, qui sont d'une importance capitale, nous renvoyons aux différentes collections de notre dépôt des Archives du royaume, principalement à V Audience, à la Secré- tairerie d'État et de guerre espagnole, à la Secrétairerie d'État allemande, à la Contadorerie et pagadorerie des gens de guerre, au Conseil d'État, aux Chambres des comptes, au Conseil des finances, etc. 11 est bon, pour avoir une idée complète du sujet, de savoir l'organisation de l'armée fran- çaise à la même époque. Rien de mieux à cet égard que le savant et agréable ouvrage de Camille Rousset, Vie de Louvois, A volumes, ou VHistoire des princes de Condé, du duc d'Aumale, 7 volumes. * Placards de Flandre des 15 juin 1572, 2ô février 157Ô, 20 mai 1658, 2G août 1649, 27 août IGoo, 18 juin 1G58, 19 août I6G7. ( 35 ) Ces soldats, fantassins ou cavaliers, se recrutaient par voie d'engagement et se distinguaient d'après leur nationalité. Les Wallons étaient enrôlés dans la partie française du Luxem- bourg, dans le pays de Namur, le Hainaut, le Brabant wallon, l'Artois, le Tournaisis, la Flandre française. Les Bas-Allemands ou les Néerlandais venaient des provinces de langue germa- nique, la Flandre, le Brabant, la Gueldre, le Limbourg, les pays d'outre-Meuse, le Luxembourg. Voilà pour les soldats nationaux. Les étrangers étaient des Espagnols, des Italiens du Milanais et du royaume de Naples, des Allemands de la Haute-Allemagne, des Bourguignons, des Irlandais, quelquefois même des Anglais, des catholiques bien entendu. Mais qu'on n'attache pas trop d'importance à ces désignations. Malgré la défense de Philippe IV, on voit des soldats de toutes les natio- nalités se coudoyer dans un même régiment. Les corps espa- gnols et italiens n'avaient quelquefois d'espagnol et d'ita- lien que le nom ^. Nous voyons lever des coTnpagnies dites de Bas-Allemands dans les districts de Philippeville etdeGivetet dans le pays de Liège 2, des Wallons dans le pays de Courtrai, * (( Los fraudes de las plazas que han sido por su escaso otra polilla muy grande y perniciosa, porque como lo grueso de ambos exercitos ha sido de gente de estos paises y de sus contornos, casi se han de entender los regimientos alemanes por serlo solamente en el nombre y tambien la cavaleria toda por serlo sola en el nombre laque se Uaman espanola ilaliana, por estar en ella muy apuradas ambas naciones... » (Extrait d'une longue lettre du marquis d'Aytona à Philippe IV, Bruxelles, 50 jan- vier Kiôo, publiée par le comte de CloiXard, loc. cit , t. IV, p. 505.) 2 Ordre d'Isabelle au gouverneur de Givel, Philippeville, etc., du -27 février 1652 : « Ayant résolu de faire lever en la ville de... pour le service du roy monseigneur et neveu une compagnie d'infanterie liégeoise bas-allemande de 500 têtes », etc. (Audience, liasse 1 15-i.) — Voir aussi dans les mêmes archives de l'Audience les listes de quelques compagnies de cavalerie enrôlées dans notre pays pendant Ta guerre de Trente ans, listes publiées en appendice par Robaulx de Soumoy dans son édition des Mémoires de Louis de Haynin, sire du Cornet, ou Histoire générale des guerres de Savoie, de Bohême, du Palatinat et des Pays-Bas (l(ilC-lG27) dans les Mémoires de la Société de l'histoire de Belgique. ( ,H6 ) des Anglais en Artois, etc. ^. Si l'on était plus sévère pour le choix des officiers, on n'y regardait pas de si près quand il fal- lait compléter l'effectif d'une compagnie : on prenait qui l'on trouvait, fort souvent des vagabonds, des batteurs d'estrade, des gens sans aveu qui eussent été fort embarrassés de justifier de leur nationalité. L'armée du roi Catholique était donc plus mêlée que celle des rois voisins, et il faut tenir compte des ditiérentes races qui y entraient pour comprendre tous les détails de son organisation. La base de cette organisation est la compagnie. La compa- gnie, qui a remplacé l'enseigne du siècle précédent, était, comme elle est encore de nos jours, une unité tactique et administrative. Elle avait alors son étendard ou son drapeau, ses cadres propres, son budget. En général, sa force dans l'in- fanterie est de 200 à 300 hommes '^, de 100 à 200 dans la cavalerie. Quelquefois elle est indépendante, et son chef, le capitaine, est un wai chef de corps; le plus souvent, elle fait partie d'un groupe supérieur, le régiment ou le tercio, com- mandé par un colonel ou un maître de camp. On ne connais- sait pas encore le bataillon proprement dit, unité tactique intermédiaire, qui apparaît seulement vers la fin du siècle. Voyons donc comment se recrute la compagnie ou le régiment, qui n'est qu'un groupe de compagnies, dix ou quinze suivant les circonstances. ' Audience, liasse iliO, pas.shu. ' Les régiments espagnols, italiens, bourguignons et irlandais étaient formés de 15 compagnies de "200 hommes. Par contre, le régiment wallon ou bas-allemand comptait 10 compagnies deôOU hommes. — Voir Placards de Brabant, t. II, p. 3ô9, et pour ce qui concerne les soldats espagnols, la réforme militaire de Philippe IV du -28 juin 1652 (Clonard, loc. cit., i. IV, p. 599 : « Se prescribid que cada tercio de los que servian fuera de la peninsula constase de quince companias de a doscientos infantes, prohibiendo a los capitanes générales el aumenlar este numéro y mandando que siempre que llegasen de Espana nuevas banderas, se refundiesen en las quince, quedando cada compania reducida a sesenta coseleles, noventa arcabuceros y cuarenta mosqueteros. ») ( 37 ) Est-on à la veille d'une guerre ou les troupes vont-elles sor- tir de leurs quartiers, le gouvernement qui, par économie, a licencié ou réformé une bonne partie de ses forces avant l'hi- ver, prend des mesures pour réorganiser les cadres, compléter les effectifs. Il peut procéder de deux façons : porter les com- pagnies existantes au chiffre normal, ou en créer de nouvelles. Dans le premier cas, il se borne à lever des soldats : c'est le mode le plus simple et le moins coûteux. Dans le second, il nomme à la fois soldats et officiers, il crée des cadres nou- veaux : c'est le mode le plus dispendieux. Mais il a plus de subdivisions à sa disposition, il peut répartir ses forces, les porter sur plusieurs points. Son armée gagnera en mobilité et en souplesse ce qu'elle perdra en cohésion. Ces deux modes étaient continuellement employés aux Pays-Bas. Tantôt on complète les régiments existants, tantôt on en lève de nou- veaux, soit dans le pays, soit à l'étranger ; de là l'expression : levas y reclutas, qu'on trouve si souvent dans les documents militaires, dans les relations de Vincart, par exemple. Syno- nymes dans le langage ordinaire, ces deux termes ont une valeur distincte sous la plume de nos écrivains militaires : levas se dira plus particulièrement des levées de régiments nouveaux; redutas, de l'engagement de soldats appelés indivi- duellement à renforcer une compagnie existante i. D'une manière comme de l'autre, il faut s'adresser à des offi- ciers racoleurs. Comme l'engagement est un acte volontaire, il faut user de toutes les séductions pour attirer l'homme valide; il faut lui représenter les avantages du métier et la gloire ou la fortune qui l'attend sous les armes; il faut surtout le payer en bel argent, afin de l'empêcher de prendre du ser- vice à l'étranger. De là les primes quelquefois élevées qu'on accorde aux recrues. Pendant les quarante ou soixante jours ' Ainsi Philippe IV, ordonnant au cardinal-inl'ant de renforcer son armée aux Pays-Bas, disait : « Debese crecer este exercito por reclutas escusando las mas levas que se pudiere... » (Philippe IV à l'infant, 20 novembre 1654. S. E. E., t. XXXV, tf. 136 et suiv.) (38) que dure le recrutement, on leur fait assurer la contribution journalière due par les communes aux soldats en cantonne- ment, soit cinq sols par jour ou sept florins et demi par mois. Au moment de l'inscription, on leur donne une prime d'enrô- lement, ou, pour employer un terme allemand fort usité dans nos contrées, VAufgekl. UAiifyeld est pour le fantassin d'un écu au moins ^. A titre de contribution journalière et à'Aufgeld, le capitaine ou le colonel recruteur reçoit ainsi du gouvernement pour chaque nouveau soldat une somme qui est de cinq, de six, quelquefois de huit écus et même plus quand l'enrôlement se fait à l'étranger. Après son inscription sur les rôles de la compagnie, la recrue est équipée et armée, tantôt à ses frais, si c'est dans la cavalerie, plus souvent aux frais de l'Etat; elle prête serment et passe la revue devant un commissaire des guerres, et désormais notre nouveau soldat est tenu de suivre son drapeau sous peine d'être porté déserteur et exposé à toute la rigueur du code militaire '^. H. La compagnie au XVII*' siècle n'est pas homogène comme de nos jours. Los fantassins n'ont ni les mêmes armes ni la même solde. On y trouve des arquebusiers, des piquiers ou corselets, des mousquetaires. La proportion de ces fantassins varie d'après la nationalité et d'après les époques. L'inflmlerie wallonne ne renferme souvent que des mousquetaires. Dans * Il s'agit ici de l'écu de 10 réaux, monnaie de compte équivalant alors à 2 florins et demi. Or, le florin vers 1618 avait une valeur intrinsèque de fr. 2.16, comme l'a prouvé Chalon dans la Revue de numismatique belge, 5e série, t. III, 1871. * Voir dans les liasses aux lettres patentes de l'Audience, n»^ II ô4 à 1142, des exemplaires des règlements édictés pour la levée des com- pagnies d'infanterie wallonne. Un de ces règlements — ils sont presque tous rédigés dans les mêmes termes — a été publié par M. Paul Hen- r^rd dans son introduction à la Relation de Vincart de 1644, éditée dans les Mémoires de la Société de l'histoire de Belgique. (39) l'infanterie espagnole, du temps de l'archiduc Albert, la com- pagnie, qui était alors de 100 hommes, ne comptait que 30 sol- dats armés du mousquet i. En 1632, la compagnie fut de 200 hommes, dont 60 piquiers, 90 arquebusiers et 40 mous- quetaires '^. L'arquebusier est moins bien payé que le piquier, le piquier l'est moins que le mousquetaire. Le cavalier, comme partout, a une solde plus élevée que le fantassin; le soldat étran- ger, que le soldat indigène '^. Outre sa paye, le soldat reçoit le pain de munition, du poids d'une livre et demie, et quand il est en garnison, une indemnité de deux sous par jour pour le chauffage et l'éclairage. Une haute paye ou ventaja est accor- dée au soldat d'élite. Depuis l'époque des archiducs, il y a plus d'uniformité dans l'infanterie. Les usages espagnols ont peu à peu prévalu. Le régiment wallon s'appelle un tercio et il est organisé comme le tercio espagnol. Son chef ne s'appelle plus colonel, mais comme en Castille maître de camp. Le lieutenant-colonel est devenu le sergent-major. Les termes colonel et lieutenant- colonel ne sont plus employés que dans les régiments haut- allemands. Chez les Wallons comme chez les Espagnols, c'est le Roi ou, par délégation spéciale, le gouverneur général, qui nomme les colonels et les capitaines. Dans les régiments haut- allemands, le colonel présente les capitaines au gouvernement et son choix est généralement ratifié 4-. Les patentes sont don- nées pour six mois ^\ Tous les officiers, colonels comme capi- * Voir la préface de Robaulx de Soumoy à l'ouvrage précité : Histoire générale des guerres de Savoie, de Bohême, du Palatinat et des Pays-Bas. ' Réforme précitée de Philippe IV du :28 juin \6ô-2. 5 Voir les instructions remises à l'infant par Philippe IV, le tO octobre 1632, art. : Gages et payement. Audience, t. MCCXXIV. * Pour le mode de nomination des officiers des différents régiments, voir les registres aux patentes de V Audience pour les officiers wallons et bas-allemands, de la Secrétairerie d'État et de guerre pour les officiers italiens et espagnols et de la Secrétairerie d'État allemande pour les offi- ciers haut-allemands. ^ Voir les registres précités. ( 40 ) taines, tiennent ainsi leur mandat du souverain, et le régiment ou la compagnie n'est pas entre les mains de son chef une propriété, quelquefois chèrement achetée, inaliénable et trans- missible de père en fils, comme c'était le cas en France. D'an- née en année, suivant les caprices de la cour ou les nécessités du service, on voit permuter les chefs de corps, même les officiers supérieurs, et ces changements eurent quelquefois les plus fâcheuses conséquences. La cavalerie est organisée comme l'infanterie. Il y a des compagnies isolées, des cornettes et des régiments, des corps nationaux ou étrangers. Au siècle précédent, le premier rang appartenait aux bandes d'ordonnance. On connaît l'origine de cette brillante cavalerie qui a sa part à côté de nos régiments wallons dans la gloire militaire de nos ancêtres. Les quinze bandes d'ordonnance, comprenant un ensemble de 3,000 che- vaux, renfermaient des cavaliers pesamment armés, les 600 hommes d'armes par excellence ou les gendarmes, armés de pied en cap, et des archers à cheval qui formaient la cava- lerie légère; tous se recrutaient parmi les habitants des Pays- Bas, généralement parmi les gentilshommes et en tout cas parmi les bourgeois aisés, puisque chaque cavalier devait s'équiper k ses frais. Cette cavalerie, qui rendit de si grands ser- vices à Charles-Quint et à Philippe II, n'est plus guère convo- quée au XVII« siècle. Elle a conservé sa vieille organisation et devient de moins en moins maniable depuis le progrès des armes à feu i. Transformation elle-même des anciennes bandes féodales, elle n'est plus que le souvenir d'une époque où l'ac- tion décisive appartenait à la cavalerie. Maintenant le rôle de cette arme a changé. La force de pénétration des nouveaux engins rend la cuirasse inutile et la cavalerie a une autre mis- sion. Elle joue de plus en plus le rôle d'éclaireur qui est son rôle par excellence, et pour y parvenir simplifie son armement. * Sur ce sujet, voir le travail du baron Guillaume, Histoire des bandes d'ordonnance des Pays-Bas, (Mém. hx-l» de l'Académie royale de Bel- gique, 187Ô.) (44 ) Elle devient la cavalerie légère; à côté des gens d'armes ou hommes d'armes, il y a des clievaii-lég ers. On comprenait dans ce terme les arquebusiers à cheval, les dragons, même des cuirassiers et des lanciers, lanciers qu'il ne faut pas confondre avec les lanciers des bandes d'ordonnance. Le mot «léger» n'était donc pas toujours pris dans son sens propre; on l'employait plutôt pour désigner la cavalerie nouvelle, quel que fût son armement. Et cette transformation se trouve partout, en France comme en Espagne et en Italie. A ses liombres de armas ou de librea, l'Es- pagne avait peu à peu substitué ses caballeros liyeros ou ginetes. L'Allemagne ne nous envoyait guère que des chevau-légers. Souvent les chevau-légers sont joints aux gens d'armes, souvent ils en sont détachés, car les réformes s'opèrent lentement. Les partisans de la lance ne se rendaient pas devant les partisans de la cuirasse. Lanciers et cuirassiers eurent leurs défenseurs acharnés, comme dans l'infanterie française les mousquetaires et les fusiliers ^. Les vrais chevau-légers étaient les arquebu- siers à cheval, qui avaient remplacé les archers à cheval. L'arquebusier est en réalité un fantassin monté, armé, comme son nom l'indique, d'une arquebuse. Le dragon était armé tantôt de la pique, tantôt du mousquet; il jouait surtout le rôle d'éclaireur ; à pied, c'était le tirailleur par excellence. Se transportant rapidement d'un endroit dans un autre, combat- tant à pied ou à cheval, ces fantassins-cavaliers se distinguaient dans les escarmouches, et nous verrons leur rôle grandir à la fin du XVII« siècle. Les Croates de Jean de Weert sont restés célèbres. * Sur toutes ces questions et la cavalerie en général, voir Georges Basta, Le gouvernement de la cavalerie légère, traduit de l'italien par Jean-Théodore de Bry, Hanau, IGl i, et Jean-Jacques Walhausen, Instruc- tions des principes et fondement de la cavalerie et de ses quatre espèces, à savoir lances, corasses, arquebuses et dragons avec tout qui est de leur charge et exercice. Francfort, 1610. — Basta, ancien commissaire général de la cavalerie des Pays-Bas, est pour la cuirasse; Walhausen, capitaine des gardes et capitaine de la louable {sic) ville de Dantzig, est pour la lance. ( 42 ) III. Si l'infanterie et la cavalerie ont une place d'honneur dans les armées du temps, il n'en est pas de même de l'artillerie. Cette arm& n'avait pas l'importance qu'elle a acquise de nos jours. On comptait tout au plus six, huit, douze, rarement vingt canons pour toute une armée. D'un chargement difficile, peu maniables, facilement démontées et presque inutiles en temps de pluie, ces pièces ne jouaient qu'un rôle accessoire. Aussi n'y avait-il pas de corps particuliers d'artilleurs. Tel officier qui une année avait commandé une batterie — qu'on nous pardonne cette expression toute moderne — passait l'année suivante dans l'infanterie ou la cavalerie. Le corps d'ar- tillerie se composait de compagnies de cent canonniers, et de servants, de pionniers qu'on réquisitionnait et auxquels Charles- Quint, le 12 mars 1544, avait donné une organisation mili- taire. Les provinces méridionales des Pays-Bas avaient été classées en sept quartiers ou nations : l'Artois, la Flandre, le Hainaut, le Brabant, le Limbourg, Namur, Liège et le Luxem- bourg, fournissant chacune un certain nombre d'hommes placés sous les ordres d'un chef, nommé général des pionniers, aux appointements de cent écus par mois et ayant comme auxiliaire un lieutenant, six hommes à cheval et six hallebar- diers t. Chaque contingent avait à sa tête un gentilhomme appartenant au même quartier et était partagé en détachements de cent hommes, commandés par un capitaine et marchant sous un pennon sur lequel étaient peints un pic et une pelle en croix. Quand tout le contingent était réuni, il avait une enseigne portant les mêmes instruments. On avait attribué respectivement aux sept nations les cou- leurs rouge, jaune, bleue, verte, noire, violette et blanche, et les pionniers portaient un lioqueton de ces couleurs avec la croix ' Alexandre Henné, Histoire du règne de Charles-Quint en Belgique, t. III, pp. 157 et suiv. I ( 43 ) (Je Saint-André sur la poitrine et sur le dos, deux pics, deux pelles ou deux hoyaux en croix. Cet uniforme leur était dis- tribué aux dépens du roi, disait l'instruction, mais après était décompté de leurs gages •. Ces pionniers étaient régis par des règlements extrêmement sévères : il leur était défendu de s'absenter sans congé sous peine de la vie, et pour que la recherche des vivres ne les con- traignît jamais à sortir du camp, on les leur distribuait dans leurs quartiers. La solde leur était payée directement, en leurs propres mains Leur chef était généralement un gentilhomme de l'artillerie dont les fonctions en temps de paix étaient ana- logues ù celles des gardes d'artillerie actuels dans les places, mais en campagne devenaient beaucoup plus importantes et comparables à celles de nos commandants de batterie '^. Quand les pionniers manquaient, lessoldats devaient prendre la pelle, comme ils l'avaient fait au siège d'Anvers sous Alexandre Farnèse. Maurice de Nassau, en 1593, avait employé aussi des soldats aux travaux de tranchée. Henri IV, en 1597, au siège d'Amiens, avait suivi le même exemple. iMais ce n'avait été d'abord qu'à leur corps défendant que les soldats avaient consenti à faire ces travaux de terrassement qu'ils trouvaient indignes d'eux : le mépris pour le métier de pionnier était tel, en ctfet, dans les premières années duXVIl<^ siècle, qu'on avait l'habitude, lorsqu'on dégradait un soldat, de le promener publiquement portant une pioche sur l'épaule. Peu à peu cependant ils s'y étaient accoutumés et même avaient refusé toute rémunération pour leur exécution, en quelque sorte par point d'honneur et pour n'être pas confondus avec les gasta- dores ou les sapeurs espagnols. Xu\ états généraux de 1600, ' Audience, liasse n" I HO : Dépêches de guerre, n» I. Cité par M. Paul Henuard dans son Histoire du siège d'Ostende (1601-1604), p. -29. 1890. — Voir, du même auteur, Histoire de l' artillerie en Belgique depuis son ori- gine jusqu'au règne d'Albert et d'Isabelle. Bruxelles, 1805. (Annales de i.A Société d'archéologie de Belgique, 2e série, 1. 1.) - Pour les détails, voir Henné, loc. cit. ( a ) les députés avaient émis le vœu de voir les soldats des armées de l'archiduc Albert imiter ceux des Provinces-Unies, et comme argument contre le préjugé qui déconsidérait le métier de pionnier, ils avaient rappelé que les armées romaines ne le jugeaient pas ainsi et que leurs retranchements avaient tou- jours été élevés par les légionnaires. Aussi, devant Ostende, avait-on pu décider les troupes à travailler aux tranchées. On leur allouait dans ce cas une haute paye, mais, de même que les Hollandais, les Italiens et les Espagnols tenaient à honneur d'effectuer les terrassements sans rémunération ^. Néanmoins le service de l'artillerie comme celui des troupes auxiliaires de cette arme était peu recherché. La gloire au siège d'une ville était pour ceux qui montaient à l'assaut et non pour les humbles pionniers qui avaient exécuté les travaux prélimi- naires. Bien que les écrivains du temps, comme notre Vincart, donnent force détails dans leurs descriptions des prises de villes sur l'ouverture de la tranchée, le couronnement du che- min couvert, la prise de la contrescarpe, le passage du fossé ; bien qu'ils nous conduisent, sans nous faire grâce de rien, depuis le jour où l'assiégeant s'est décidé à un siège en règle jusqu'au moment où il attache le mineur, c'est-à-dire jus- qu'au moment où il ordonne d'ouvrir la brèche qui va faciliter l'assaut final, l'artilleur, ou son assistant, le sapeur-mineur, a dans l'armée une position secondaire. Quelquefois ce n'est pas un soldat, mais un particulier qui a passé un contrat avec le gouvernement. Un siège devenait ainsi une véritable entre- prise. N'avait-on pas vu, en 1603, l'archiduc Albert remettre la direction des opérations militaires au célèbre Génois, le mar- quis de Spinola, à la condition de payer de ses deniers la solde des troupes et les approvisionnements de toute espèce, en attendant que les secours en argent attendus d'Espagne et les subsides des provinces permissent de lui rembourser ses avances -? Remarquons encore qu'aux officiers et aux soldats ' P. Henrard, Histoire du siège d^ Ostende, pp. 50 et 51. 2 Idem, ibidem, pp. 96-97. ( 45 ) (le Tartillerie appartenaient la plupart des opérations et des travaux qui sont aujourd'hui du ressort du génie militaire. Les grands travaux tels que la construction des places fortes étaient confiés à des ingéniâmes avec qui le gouvernement passait une espèce de contrat, et qui étaient la plupart du temps des architectes ^. Nous étions cependant, sous ce rapport, plus avancés ou plutôt mieux organisés que nos voisins. Nous avions au moins un général ou un grand maître de l'artillerie aidé d'un ou de plusieurs lieutenants généraux et d'un con- trôleur général, qui avait une situation égale à celle des autres officiers supérieurs, tandis qu'en France le canon était conduit par un simple lieutenant du grand maître, qui n'avait pas de rang militaire bien défini, à moitié soldat, à moitié entrepreneur-. Ce fut Louvois qui créa les premières troupes d'artillerie, et Vauban, malgré ses instances, ne parvint pas à obtenir la création d'un corps spécial du génie. Lui-même était déjà célèbre en Europe alors qu'il n'avait que le grade de simple capitaine 3. IV. Telle est la composition des différentes armes. Le comman- dement suprême appartient au gouverneur ou capitaine géné- ral. Il est assisté le plus souvent d'un gouverneur des armes, sorte de chef d'état-major qui a la haute direction des affaires militaires, comme Y ambassadeur a la direction des affaires politiques. Une armée sera commandée par un maître de camp général, dont relèvent les maîtres de camp et les colonels des * Alexandre Henné, loc. cit., t. VII, p. 169. ^ Duc d'Aumale, Histoire des princes de Condé, t. IV, p. -27. — Cf. Ca- mille RoussET, Histoire de Louvois, t. I, passim. 3 Le grand maître de l'artillerie chez nous touchait 1 ,200 livres par an, les lieutenants généraux, 500, et le contrôleur général, 375. Voir aux Archives du royaume, chambres de comptes, registre aux gages et pen- sions, no 43875. ( 46 ) régiments. L'artillerie est sous les ordres d'un grand maître ou général de l'artillerie. La cavalerie légère est commandée par un officier supérieur qu'on appelle général. ou capitaine général de la cavalerie légère, qui a pour second un lieutenant général. Quelquefois il y a un général distinct pour la cavalerie allemande. Après le lieutenant général vient le commissaire général. C'est lui qui commande en l'absence du général et du lieutenant général et qui pourvoit avec le fourrier-major au logement des escadrons. Les bandes d'ordonnance de la grosse cavalerie avaient un commandant spécial, le capitaine des bandes. A côté de ces officiers supérieurs, il yen avait d'autres chargés de pourvoir au logement des troupes et à leur subsistance; de régler les étapes; un maréchal de l'host, des sergents généraux aidés de sergents-majors de bataille chargés de mettre l'armée en ligne, car rien n'était plus méthodique que la marche ou l'ordre de bataille d'une armée au XVII« siècle, un surinten- dant de la justice militaire, un auditeur général, des capitaines de campagne; enfin de nombreux commissaires chargés du service administratif ou de l'intendance : commissaires des vivres, commissaires de marche, trésoriers des guerres, pour les armées levées avec les deniers belges; veedores, contadores, pagadores pour les armées payées avec les deniers venus d'Espagne. L'état-major du régiment est formé d'un maître de camp, d'un sergent-major, de deux adjudants, d'un capitaine de compagnie, d'un fourrier-major, d'un docteur, d'un chirurgien- major, d'un chapelain-major, d'un tambour-major, d'un audi- teur. Dans les régiments allemands, le commandant continue de s'appeler colonel et son second, lieutenant-colonel. Dans la cavalerie, on compte un maître de camp ou un colonel, un lieutenant-colonel, un sergent-major et un adjudant. La com- pagnie comprend un capitaine, un alferez ou porte-drapeau, un ou deux sergents, plusieurs caporaux. Souvent à côté de ces officiers en service actif on trouve un second cadre presque complet d'officiers et sous- officiers réformés qui jouissaient ( 47 ) (l'un traitement moins élevé, en attendant le moment où ils pourraient rentrer dans une nouvelle compagnie ^. Comme on le voit, les armées du roi Catholique, du moins celles qui servirent dans les Pays-Bas, étaient très complexes. On y entendait les langues les plus différentes, on y voyait les accoutrements — nous ne dirons pas les uniformes — les plus bigarrés. Ici, c'étaient les Wallons avec leur justaucorps de buffle, là les Allemands avec leurs cuirasses bronzées, plus loin les Espagnols et les Italiens avec leurs couleurs éclatantes. Tous ces soldats avaient une physionomie spéciale, des mœurs particulières, comme on le voit dans les écrits militaires du temps 2 et comme Schiller les a si bien rendues dans son Camp de Waldstein. On était soldat par goût ou par entraînement, quelquefois aussi par nécessité. Il fallait, du reste, des vertus ou des qualités spéciales pour rester sous le drapeau : une grande abnégation, l'habitude de la souffrance, le mépris du danger. La vie était dure dans les camps, la solde était rare- ment payée. Souvent on y endurait la faim et le froid. « Il y a plus de jours dans l'année que de saucisses, » disait un pro- verbe espagnol. « Le soldat est le plus pauvre entre les pauvres, réduit à la misère de sa paye qui vient tard, si jamais elle vient, ou à ce qu'il grappille de ses propres mains, au grand péril de * Voir les différentes liasses de la Contadorerie et pagadôrerie des gens de guerre, aux Archives du royaume. Il suffit de parcourir l'inventaire; voir, par exemple, p. ô76, la liste des officiers supérieurs, ou si l'on veut, de l'état-major de la cavalerie. — Cf. Secrétairerie d'État allemande, t. CLXXIX, f. ôlT. — Voir aussi : Audience, t. CMLXXVII, la patente de gouverneur de corps d'armée donnée, le 15 novembre 16Ô5, à don Alonso Fernando de Cordoba et celle donnée, le i'. Et les effectifs tombèrent de plus en plus bas. On fut forcé de ^ Considérations précitées, t. III, p. 162. 2 Voir Philippe IV à Isabelle, 16 juillet 1652. (S. E. E., t. XXX, f. 96.) 5 Sur cette rivalité des officiers, il faut lire les écrivains impartiaux, comme D. Lorenzo de Cevallos y Arce dans sa Relacion déjà citée des événements militaires de 1637 à 1640, et non Vincart, l'historiographe officiel, qui, en raison de sa position, ne pouvait que décerner des éloges à ses supérieurs quels qu'ils fussent. * Chambre des comptes, reg. 25566. ^ Ibidem. — Cf. les Actes des états généraux de i6S3, t. II, p. 48. ( C3 ) casser ou de réformer des régiments pour en faire de simples compagnies. Philippe IV, avons-nous dit, espérait porter son armée à oO,000 hommes '. Elle n'atteignit jamais les deux tiers de ce chiffre. Les pertes étaient grandes dans les régiments étrangers, chez les Espagnols et les Italiens surtout Beaucoup de soldats mouraient des privations ou des fatigues de la route, des maladies contagieuses principalement. Le tercio, qui devait comprendre 15 compagnies de 200 hommes, soit 3,000 hom- mes, n'en avait d'ordinaire que la moitié, quelquefois moins. Aussi les Espagnols furent rarement plus nombreux que 6,000. Il y avait à peu près autant d'Italiens -. Les Bour- guignons et les Irlandais étaient la moitié moins nombreux. Ajoutons 12,000 à 13,000 Allemands et 15,000 Wallons, les ' Voir ses instructions au cardinal-infant, du lO octobre IQo 2, Audience, I. MCCXXIV, et sa lettre au même, du -20 novembre 1GÔ4, S. E. E., t. XXXV, ff. lôOetsuiv. - Voici quelle était la force des principaux régiments ou tercios en 1638 : Saavedra (espagnol), 1,879 hommes; Avellano (italien), 1,1 12; Eugène Oncill (irlandais), 1,095 ; Guillaume de Tressame (anglais), 609; Henri Gave (anglais), 586: Ribeaucourt (wallon), 1,-253; Wesemal (wal- lon), l,ioii; Villerval (wallon), 1,194; Octavio Guasco (haut-allemand», 1,030; Brion (bas-allemand), 1,392; Velada (espagnol), 2,287; Fuensal- dana (espagnol), 2,105; Toralto (italien), 1,047; Charles Guasco (italien), l,0i7; Rouveroy (haut-allemand), 1,186; Spinola (haut-allemand), 1,142. En additionnant tous ces chitîVes, plus les soldats restés dans les garni- sons, les recrues dont on attend l'arrivée, la cavalerie du roi, celle de Piccolomini, les Croates, l'armée de la Ligue, on arrive à 50,000 hommes; si l'on décompte les soldats de Piccolomini, les Croates, etc., il ne reste pour les soldats à la solde de Philippe IV que 55,000 hommes tout au plus. Nous tirons ces chiffres d'un mémoire de l'année 1658, qu'on trou- vera dans S. E. E., t. XLIII, f. 75. Voir dans le carton 429 des Archives du Conseil d'État les plaintes du marquis de Trazegnies, gouverneur de Philippeville, en 1635 : «... ne lui restant pour toute la garnison avec les bourgeois que cent et cinquante soldats effectifs sans les vieillards qui ne sont de service, outre la com- pagnie d'infanterie qui a esté envoyée par le baron de Balançon qui n'est (jue de quinze à vingt hommes lequel nombre nest nullement bastant pour une place de si grand district et importance... » ( 64 ) plus nombreux puisqu'ils se recrutaient dans le pays même, et l'on voit que le maximum des forces de l'Espagne dans notre pays ne dépassait pas 42,000 hommes. Il en aurait fallu le double pour réduire définitivement les Hollandais et accabler les Français. Non seulement l'Espagne ne parvenait pas à com- pléter ses effectifs, malgré les sacrifices considérables qu'elle s'imposait, mais elle ne parvenait même pas à garder les soldats qu'elle avait recrutés ci grand'peine. Beaucoup déser- taient, retournaient dans leurs foyers, passaient à l'ennemi, en Hollande, par exemple, oi^i ils étaient plus régulièrement payés 1. Comment en aurait-il été autrement? Le plus souvent les soldais n'étaient pas nourris. Vers 1635, on devait 80,000 écus au pourvoyeur des vivres, Armand de Hornes, et l'on craignait que le service du pain de munition ne vînt à être interrompu '^. Nombre de soldats voulaient sortir à tout prix de cette vie de misère, de cet enfer '-^ et ils allaient grossir les rangs de l'ennemi. De là la promptitude avec laquelle une garnison capitule. Est-on à la veille de l'hiver, au moment où l'on distribue les ([uartiers, les défenseurs d'une place assiégée battent la chamade afin d'avoir une bonne part et de ne pas être les derniers servis -K Aussi les vertus héroïques des com- pagnons de Cervantes et de don Juan, des glorieux vainqueurs de Lépante, de Fleurus et de Nordiingen, disparaîtront insen- ' Pendant la durée du siège de Berg-op-Zoom, en 16^:2, il passa à Tennemi plus de :?,500 transfuges, sans compter tous ceux qui s'enfuirent dans les localités voisines. — Voir l'histoire du siège par trois pasteurs protestants, sous le titre de Bergues sur le Soom assiégée le 15 de juillet 1622 et désassiégée le 3 octobre ensuivant et publiée par Campan dans les MÉMOIRES DE LA SOCIÉTÉ DE L'HISTOIRE DE BELGIQUE, p. 407. - Conseil d'État, carton 429. — Cf. Henrard, Relation de Vincart de 1644, Introduction, p. xxiv. ^ Un Italien déserteur, auquel on demandait à Berg-op-Zoom : D'où venez-vous? répondit : h'infierno, c'est-à-dire de l'enter. Les déserteurs arrivaient par cinquantaine et demandaient tout d'abord un pokito del pan et pokito deneros. Voir l'histoire du siège précitée, pp. xxviii et 15.3. ^ Voir la capitulation de Corbie en 163G et les remarques de Fonte- nav-Mareuil dans ses Mémoires. (68) siblenient. Rocroy sera le tombeau des vieux tercios et des vertus militaires de l'Espagne. Rien désormais n'arrêtera la décadence, ni l'arrivée de nouvelles troupes, ni l'intervention des capitaines distingués qui, à différentes reprises, nous furent envoyés par les souverains alliés de Philippe IV ou de Charles II, ni l'érection à Bruxelles d'une académie militaire où devaient se perfectionner les futurs ofticiers i. Rien d'aussi lamentable que l'histoire militaire des Pays-Bas à la fin du XV11« siècle. Les quelques faits d'armes que l'histoire puisse enregistrer sont dus à l'habileté des généraux étrangers, alle- mands ou hollandais, à qui la cour de Madrid avait dû remet- tre le commandement suprême. On ne parle presque plus des soldats espagnols. Les quelques milliers ou plutôt les quelques centaines qui étaient encore en Flandre à la fin du siècle végé- taient misérablement. On les voyait, comme de nos jours les soldats du Grand Turc, couverts de haillons, mendier le long des roules et tirer des coups de fusil sur les diligences quand on leur refusait l'aumône -. La décadence de l'Espagne, pays militaire s'il en fut, se mesure à la décadence de son armée, et cette décadence était le résultat de la mauvaise administration des successeurs de Philippe IL • LWcadcmie de la mathémnlique, comme on l'appelait, fondée par le comte (le 3Ionlerey, en 1671. Voir la médaille, frappée à ce sujet, dans Van Loon, Histoire métallique des Pays-Bas, t. IV, p. 1G8,' et une bro- chure de RoDRiCL'EZ Villa sui- D. Sebastiaii Fernandez deMedrano, direc- tor de la real academia militar de Bruselas (l64C-170o). Madrid, 18S2. 2 Voyage anonyme et inédit d" un janséniste en Hollande et en Flandre, par Charles Fieuville. Paris, 1880. — Mémoires du comte de Mérode- Westerloo. Tome LIV (6t; CHAPITRE m. LA GRANDE GLERRE (1635-1659). Alliance de la France et des Provinces-Unies. — Le traité du 8 février 1033. — Plan de la campagne de 4635. — L'armée de Châtillon et de Brézé. — Défaite des Avins. — Pillage de Tirlemont. — Siège de Louvain. — Arrivée de Piccolomini. — Invasion des Provinces-L'uies. — Causes de l'échec de l'expédition française. — Troubles dans le pays de Liège : les Cliiroux et les Grignoux. — Campagne de 1636. — Invasion de la France. — Siège de Corbie. — Exploits de Jean de Weert. — Dissentiments entre les Impériaux et les Espagnols. — Intrigues de Marie de Médicis et du comte de Soissons. — Indiscipline des armées austro-espagnoles, — Campagne de 4637, peite de Bréda. — Campagr.e de 1638. — Saint-Omer est ïauvé par les Espagnols. — Campagne de 1639. — Victoire de Thionville. — Embarras de l'Autriche. — Campagne c'e 1640. — Perte d'Arras. — Versatilité de Charles de Lorraine. — Campagne de 1641. — Négociations de l'infant avec les ducs de Bouillon et de Guise et le comte de Soissons. — Victoire de La Marfée. — Perle d'Aire. — Maladie et mort de l'infant. — Don Francisco de Melo. — Perte de Lens, de la Bassée et de Ba| aume. — Reprise d'Aire. — Campagne de 164!2 : victoire de Honnecourt. — Campagne de 1643 : défaite de Rocroy et perte de Thionville. — Prudence de Mdo. — Campagne de 1644 : perte de G ra vélines. — Mazarin engage les Belges à se révolter, — Campagne de 1643. — Invasion de la Flandre par les Français et les Hollandais. — Campagne de 16i6 : perte de Dun- kerque. — Campagne de 1647. — Prise de Landrecies. — Campagne de 1648 : défaite de Lens. — Négociations de Munster. — Vues de Mazarin sur les Pays-Bas. — L'Espagne refuse les conditions de la France. — Réconciliation avec les Provinces-Unies. — L'Espagne et la Fronde. — Campagne de 1649. — Invasion de la France. — Campagne de 1650. — Nouvelle invasion de la France. — Campa- gnes de 1631, de 165'2 et de 1633; reprise des places maritimes. — Campagne de 1634. — Expédition du maréchal de Fabert dans le pays de Liège. — Traité de Tirlemont. — Campagnes de 1633, de 1636 et de 1637. — Alliance de la France et de l'Angleterre, — Campagne de 1638. — Défaite des Dunes, — Marche de Turenne en Flandre. — Le traité des Pyrénées, — Ruine militaire de l'Espagne, I. Quelque désireux qu'il fût d'établir la prépondérance de la France en Europe, Richelieu hésita longtemps à rompre avec l'Espagne. Il se contentait d'entretenir l'ardeur guerrière des I (67) Provinces-Unies en leur accordant d'importants subsides qui leur permetlaient de continuer la lutte qu'elles soutenaient e partie, pp. 80-S5, et pour les événements, Waddington, toc. cit., pp. 253 et suiv. ( 70 ) vrai, mais protégées par un double, quelquefois même par uit triple cordon de places fortes i. Châtillon et Brézé, qui exerçaient alternativement le com- mandement, passèrent la Meuse sur les ponts de Mézières, de Donchéry et de Charleville. Ils franchirent la Semois aux gués de Bouillon, de Cugnon et d'Herbeumont et rasèrent le château d'Orchimont. Le samedi 12 et le dimanche 13 mai, les diffé- rents corps arrivèrent à Paliseul. Le mercredi IG, on était h Rochefort. Gomme on n'avait pas de nouvelles des Hollandais,, on résolut de se porter à leur rencontre. Les deux brigades se séparèrent. Châtillon prit la route de 3Iarche pendant que Brézé tenait la gauche pour refouler Fennemi dont on avait signalé la présence dans le marquisat de Namur. Le 19, les deux m-iréchaux reçurent la confirmation de l'arrivée des Espagnols. Les troupes, qui jusqu'alors avaient dû s'éparpiller pour subsister plus facilement, se concentrèrent et campèrent dans les deux villages de Tinlot et de Fraiture, situés en Condroz, à une demi-lieue l'un de l'autre et à trois lieues de Huy 2. Ce jour seulement la guerre fut déclarée â l'Espagne ou plutôt à l'infant. Un héraut d'armes, du nom de Gratiolet, vint la dénoncer à Bruxelles, renouvelant ainsi un vieil usage tombé en oubli depuis deux siècles et qu'on ne vit plus depuis. Mais Gratiolet ne put s'acquitter que partiellement de sa mission. Les autorités refusèrent de le recevoir et le héraut s'en alla jetant â terre le papier dont il était porteur et dans lequel il déclarait que le roi de France, son maître, allait tirer raison par les armes de l'arrestation de l'archevêque de Trêves, son protégé 3. * Les différents plans de campagne de cette année sont exposés et discutés dans les Mémoires de Richelieu (édit. Michaud et Poujoulat), livre XXVI, p. 598. — Cf. Montglat, Mémoires, première campagne, p. î27. 2 Mémoires de Rickelieu, pp. 606 et 607. — Les Mémoires ne font que reproduire les récits otïiciels de la campagne ou plutôt de la bataille des Avins qui se trouvent aux Archives du 3Iinistcre des Affaires étrangères à Paris, Pays-Bas, t. XI, pp. 77 et suiv. 5 HExNRARD, Marie de Médias dans les Pays-Bas, pp. 518 et suiv., d'après le rapport otîiciel de Saxon Finia, secrétaire du Conseil privé. ( "1 ) Le lendemain, un dimanche, on aperçut la petite armée que l'infant avait envoyée en observation à la nouvelle de rentrée des Français dans le Luxembourg, et qui venait de franchir la Meuse à Namur. Elle était commandée par Thomas de Savoie, prince de Carignan. Vivant en mésintelligence avec son frère, le duc régnant, le prince Thomas s'était enfui de Turin, avait offert ses services à la France, puis s'était réfugié à Bruxelles où on lui offrait une pension plus forte. Capitaine médiocre, criblé de dettes, aussi fourbe que Charles de Lor- raine, son ami, mais que l'infant ménageait à cause de son origine, car Thomas, issu du mariage de Charles-Emmanuel et de Catherine d'Autriche, tille de Philippe II, était cousin germain de Philippe IV, et son mariage avec la sœur du comte de Soissons l'avait fait entrer dans la maison de France. Cette armée comptait 0,000 fantassins et 4,500 cavaliers répar- tis en plusieurs régiments, parmi lesquels on remarquait les tercios espagnols d'Alonson Ladron et de Guevara, et le régi- ment italien du marquis de Sfondrato i. Don IManuel Pimentel, comte de Féria et châtelain d'Anvers, exerçait les fonctions de maître de camp général, et Bucquoy, gouverneur du Hainaut, commandait la cavalerie. L'infant n'avait pu réunir plus de monde. Une partie de ses forces était en Allemagne et lui- même devait garder une réserve pour surveiller les Hollandais qui menaçaient le Brabant et la Flandre. Le marquis d'Aytona avait voulu leur reprendre le fort de Philippine sur l'Escaut, mais il avait échoué et perdu plus de 200 soldats '^. Le prince Thomas avait choisi Marche-en-Famenne pour son quartier général ^. C'est là qu'il comptait réunir les renforts que l'infant devait lui envoyer de Bruxelles à la suite des levées qu'il avait ordonnées dans tout le pays. Mais il fut pré- 1 L'infant à Philippe IV, Tirlemont, 23 mai Ifiôo. (S. E. E., t. XXXVi, f. 555.) — Cf. la relation manuscrite de Vincart; de iUôo, qui se trouve aux archives du Ministère des Affaires étrangères à Paris, Pays-Bas, t. XI. - Diego de Luxa y Mora, Relacion de la campana del aîw de 163ù. (DOCUMENTOS liXEDITOS, t. LXXV, p. ô90.) '" Vincart, relation précitée. (72) venu par les Français; il avait à peine franchi la Meuse que le corps de Châtillon et de Brézé était dans le Condroz. Loin de pouvoir l'arrêter dans sa marche ou de le prendre à revers, il dut lui-même se retrancher. Il plaça son infanterie dans une bonne position, sur le plateau qui sépare lesAvins de Clavier, plateau coupé par un vallon et couvert à cette époque de grosses haies ^. 11 dissimula son infanterie dans ce vallon avec seize pièces de canon, et mit quelque cavalerie dans la plaine pour attirer l'ennemi dans l'embuscade où il s'était posté si avan- tageusement qu'il croyait être en état de le repousser avec avan- tage. Il avait laissé la moitié de sa cavalerie dans une plaine en arrière pour soutenir son infanterie, en sorte que les Français, ne la voyant pjint, ne pouvaient juger que de celle qui était avancée, les haies et les buissons leur ôtant la vue du reste. Après avoir reconnu la position de l'ennemi, les Français résolurent de livrer bataille. Brézé s'était prononcé pour un ' Plusieurs écrivains, se fondant sur les premières nouvelles qui cou- rurent du combat des Avins, nouvelles qu'on trouve dans le numéro de la Gazette de France du '26 mai, ont placé le champ de bataille entre Roche- fort et Saint-Hubert. Ils sont contredits par les mémoires de Pontis, témoin oculaire, par ceux de Montglat, surtout par ceux de Richelieu, où l'on trouve un récit détaillé de la bataille d'après les rapports otiiciels conservés aux archives du Ministère des Affaires étrangères, Pays-Bas, t. XI, pp. 79 et suiv., et parmi lesquels nous citerons la dépêche adressée par Charnacé à Tinlot, le 20 mai à minuit, et le rapport de Châtillon et de Brézé, rédigé à Fraiture, le 21. D'après ces témoignages, on conclut que le lieu du combat doit être cherché entre les Avins et Clavier, dans une dépression de terrain qui s'appelle encore aujourd'hui le ravin des morts, h cause de la grande quantité d'ossements qu'on y a trouvés, comme nous l'apprend M. l'abbé Sylvain Balau dans son Histoire de la seigneurie de Modave. Liège, 189o, p. 24 i. Le récit véritable de la bataille ne parut dans la Gazette de France que le 9 juin. Les écrivains espagnols sont beaucoup moins exacts que les français ; Diego de Luna place les Avins à cinq lieues de Namur; quant à Vincart, il se trompe complètement : il place l'engagement entre Rochefort et Saint-Hubert; on peut se deman- der si lui aussi n'a pas puisé ses premières informations dans la Gazette. Sur les Avins, on fera bien de relire la notice de Dewez dans son Dic- tionnaire géographique du royavme des Pays-Bas, p. 4t. Bruxelles, 1819. (73) engagement immédiat i. Cliâlillon, plus circonspect, hésitait à en venir aux mains avant l'arrivée des Hollandais, mais il se rendit aux raisons de son collègue. I/action s'engagea à l'aile droite, où commandait Brézé; les Français furent d'abord décon- certés par la mousqueterie des fantassins espagnols et leur cavalerie s'étant renversée sm' l'infanterie y sema le désordre, ils se remirent vite de leur alerte et revinrent à la charge. La cavalerie espagnole ne résista pas et tourna bride au premier choc, malgré les etî'orts de Bucquoy et de Villerval pour la ramener. Quant à l'infantfU'ic, elle ne se conduisit pas mieux. Accablée par un ennemi supérieur en nombre, elle s'enfuit en désordre. Ce fut une véritable déroute. Seuls, les Espagnols et les Italiens montrèrent quelque fermeté, mais ils combattaient, dit un écrivain espagnol, plutôt pour soutenir leur réputation que dans Fespoir de vaincre -. Douze cents hommes et parmi eux des ofticiers de marque avaient mordu la poussière. Les Espagnols perdirent leurs bannières, leur artillerie, leurs bagages, 20,000 ducats en argent et leurs archives. Le comte de Féria était blessé et avait dû se rendre ainsi que les colo- nels l^adron, Sfondrato et Villerval. Tel était le bilan de cette bataille que les Franc^-ais appellent la bataille d'Avein 3. Après cette victoire, l'armée française traversa sans ditliculté le pays de Liège. Elle passa par Neuville-en-Condroz, le Val- Saint-Lambert, franchit l'Ourthe et la Vesdre près de Chénée, ' iMémoires précités de Pontis, de 3Ionlj;lat et de Richelieu. - Don Jeronimo iMascarenas, auteur d'une relation intitulée : Sucesos de la campana de Flandes del aîio de lôoo en que Francia rompiô la paz- con Espana et publiée dans les Varias uelaciones de Flandes, l. XIV de la Colleccmi de libros raros ô curiosos. L'auteur a visiblement co[)ié son compatriote Diego de Luna y Mora. 3 Lire le récit de cette bataille dans les sources françaises précitées. — Cf. la lettre de l'infant au Conseil d'État, du ^21 mai (Audience, liasse 674), sa dépêche au roi, du '21 (S. E. K., t. XXXVI, f. 555), celle à Onate, am- bassadeur d'Espagne en Allemagne, du même jour (S. E. E., t. CCLXI, f. 239), et la relation de Diego de Luna, qui contient des détails très curieux sur la misère de certains ot^iciers prisonniers des Français, comme don José de Saavedra. ( 74) passa par Cheratte, Navagne et le 27 elle arriva à Gronsfeld, près de Maestricht. Elle opéra sa jonction avec l'armée hollandaise, et le stadhouder Frédéric-Henri prit le commandement en chef t. L'armée franco-hollandaise traversa le comté de Looz et entra dans le Brabant, occupant la ligne de Léau, Landen, Hannut. L'infant était campé à Hackendover, à Test de Tirle- mont-. Il avait convoqué les compagnies d'ordonnance et les mih'ccs communales, les élus comme on les appelait 3. En même temps, Thomas de Savoie ralliait à Namur les soldats qui avaient échappé au désastre des Avins. Le gouverneur ne dis- posait que d'une vingtaine de mille hommes, pas même de la moitié de l'armée ennemie. Jugeant imprudent de livrer une bataille décisive avant l'arrivée des renforts qu'il attendait de l'Allemagne '^ il quitta sa place d'armes et repassa par Tirle- mont oii il ne laissa qu'une garnison insuffisante, sous le com- mandement (le Martin de Los Arcos, et se retira sous les murs de Louvain. Le prince d'Orange profita de la retraite des Espagnols pour marcher sur Tirlemont. La garnison ayant refusé de capituler, il lança ses troupes ^ l'assaut. Il ne pouvait pas y avoir une longue résistance et Martin de Los Arcos ayant enfin demandé à entrer en composition fut mis en rapport avec le prince d'Orange. Pendant qu'il parlementait, les soldats escaladèrent les remparts, se ruèrent dans la ville et se mirent à la piller. Vers le soir, les officiers parvinrent à faire rentrer les troupes dans leurs quartiers, mais le lendemain les régi- ments qui n'avaient pas pris part au pillage voulurent avoir * Mémoires de Richelieu et de Frédéric-Henri. 2 Helation de Vincarl. A partir de ce moment, Vincart redevient exact et minutieux comme d'habitude. 5 Henrard, loc. cit., p. 5-20, d'après les renseignements trouvés dans les archives de l'Audience, liasse Q'i. — Cf. la lettre de Philippe IV aux gouverneur et conseil du duché de Luxembourg, du 26 mai l6ôo, publiée par Gachard dans C. R. H., Z^ série, t. VIII, p. 44^2. ^ L'infant à Ofiate, 5 mai 1655. (S. E. E., t. CCLXI, f. 218.) — Cf. les instructions données le 20 juillet à Fuensaldana, envoyé en Allemagne. (S.E.E., t. XXXVII, f. 45.) ( 7o ) leur tour; le sac recommença avec une brutalité inouïe. En quelques heures, Tirlemont fut pillé de fond en comble, les églises et les couvents furent dévastés et brûlés, les religieuses violées, les vases sacrés profanés. On remarqua que les Fran- çais catholiques n'étaient pas moins cruels que leurs alliés hérétiques. Les approvisionnements que l'infant y avait fait assembler furent détruits, barbarie inutile qui devait coûter cher aux vainqueurs, car la disette commençait ù se faire sentir dans leur camp L Après la prise de Tirlemont, les alliés s'emparèrent de Diest et d'Aerschot et se mirent en devoir de franchir la Dyle pour couper i\ l'infant la route de Bruxelles. Force fut au gouverneur général de quitter le poste qu'il occupait h l'ouest de Louvain, entre le château d'Hevcr et l'abbaye de Ter Bank, et de revenir dans la capitale du Brabant. Il se retrancha derrière le canal de Willebroeck pour être à même de repousser une attaque des Hollandais pendant rpie l'ennemi, qui avait passé la Dyle entre Khode-Sainte-Agathe et Florival, s'avançait jusqu'à Tervueren qu'il dévasta -. Grande fut la terreur à Bruxelles ([uand on apprit l'arrivée du prince d'Orange. Une grande partie de la population songeait à se retirer à Gand, <à Anvers ou dans d'autres places fortes. Un chariot qui coûtait ordinairement G patacons de louage fut payé jusqu'à 200 ducats pour un jour de voyage ;^. Et la détresse du gouvernement était extrême. L'infant n'avait pas de quoi entretenir sa table. Pierre Roose dut lui avancer une somme d'argent qu'il venait de toucher. Le président du Con- seil privé montra dans ces journées critiques autant de sang- ' Mémoires de Richelieu, de Montglat et de Ponlis. — Cf. la relation de Vincai't. — Lire aussi Bets, Histoire de la ville et des institutions de Tirlemont, t. I, pp. 16t et suiv. — Pontis est particulièrement sévère pour les horreurs commises par ses compatriotes à Tirlemont. 2 Relation de Vincart. ^ Relation du 2 septembre IGôri adressée au marquis de Valparaiso, vice-roi de Navarre, et citée par Gacliard dans les Bibliothèques de Madrid et de rEscurial, p. 171. ( 76) froid que de courage. Il conseilla de défendre Louvain et le canal de Willebroeck, et son opinion fut vivement soutenue par André Cantelmo, un des officiers supérieurs italiens les plus distingués de ce temps ^. La vieille cité brabançonne fut mise en état de défense. Grobbendonck s'y renferma avec quatre régiments d'élite et s'empressa de relever les fortifications. Roose avait vu juste. Les alliés, après leur démonstration vers Bruxelles, se rabattirent sur Louvain, résolus ^ faire le siège de cette ville importante, malgré le prince d'Orange qui aurait voulu qu'on forçât l'ennemi dans Bruxelles, espérant que la prise de la capitale déciderait de la campagne. L'ennemi ne put toutefois investir Louvain que d'un côté, ce qui permit à l'infant de ravitailler la place. La résistance de la garnison fut héroïque; les bourgeois et les étudiants combattaient sur les remparts à coté des soldats et firent plusieurs sorties fructueuses. En même temps, le typhus faisait d'affreux ravages parmi les assié- geants qui souffraient en outre de la disette. Après dix jours d'attaques incessantes, les assiégeants levèrent le siège de Louvain '^. Ce fut le salut de la Belgique. L'infant, qui avait reçu les secours quePiccolomini lui amenait d'Allemagne, reprit l'offen- sive 3. Les paysans brabançons, exaspérés par les cruautés des Français, massacrèrent les traînards. Suivant une relation de ' C'est du moins ce que Roose nous apprend dans un mémoire déjà cité : Los servicios del sehor Jef-Presidente Roose representados a la Ma- jestad Catholica. (Ms. 3^i)-2 de la Bibliothèque royale.) 2 Sur le siège de Louvain, voir les relations latines d'écrivains louva- nistes, témoins oculaires, telles que celles de Rivius, de Vernulaeus, surtout celles de Puteanus et de Mercator, et les relations flamandes, surtout le Belegeringe van der sladt van Loven van den jaere 1635, sorte de journal du siège, très sobre, mais très exact, que M. Goovaerts, archiviste adjoint aux Archives générales, a publié en 1895 dans la Dietsche Warande. 5 Dépêche de l'infant à Onate, du 5 juillet. — Cf. la lettre d'Onate à l'infant, du 18 du même mois (S. E. E., t. CCLXII, f. 75). On voit que Gallas avait reçu l'ordre de rendre à l'infant une partie des troupes que l'Empereur avait reçues en 1G54. (77 ) répoque, ils firent la chasse aux Français comme à des lapins. Un paysan vint réclamer une récompense à l'infant pour en avoir tué treize et comme le père confesseur lui demandait ses preuves il tira de sa poche un chapelet d'oreilles K De leur côté, les Croates poursuivirent l'ennemi avec leur vigueur habi- tuelle, faisant croire par la rapidité de leurs courses qu'ils étaient suivis de toute l'armée espagnole. Aussi les Français, après avoir évacué les places dont ils s'étaient emparés, s'em- pressèrent de gagner Ruremondc où ils restèrent trois semaines pour se remettre. Ils méditaient un coup de main sur la place de Gueldre, dans le duché de ce nom, quand ils apprirent, le 28 juillet, que le lieutenant-colonel d'Einholtz, du régiment du comte d'Emden, à la tête de 600 hommes, s'était emparé du fort de Schenk, situé au confluent du Waal et du Rhin, et qu'on regardait comme la clef des Provinces-Unies. En même temps les Espagnols occupaient Stevensweert, en amont de Rure- mondc, renforçaient la garnison de la ville de Gueldre, entraient dans Straelen, de sorte que toute la Gueldre était en leur pou- voir. Comme la ville de Juliers était gardée par une garnison espagnole, les Français se trouvaient cernés. Que l'infant passât le Waal, et la Hollande était envahie! Le prince d'Orange comprit le danger, et quittant Rure- mondc, occupa Tolhuys et se fortifia derrière le vieux Waal afin de garder la rive droite du Rhin et de fermer à l'ennemi l'entrée de la Retuve. Il profita d'une négligence des Espagnols pour leur reprendre un fortin près de Schenk et leur rendre le passage du fleuve impossible. Au même moment, son armée se fortifiait près de Mmègue pendant que les Français, réduits à 18,000 hommes de pied et à 4,000 chevaux, se cantonnaient entre Emmerich et Rees. De son côté, l'infant s'arrêtait à Goch, dans le duché de Clèves, d'où il envoya des renforts à Schenk. Quoique son armée, forte de 25,000 hommes et de 12,000 che- vaux, fût en mesure de prendre l'offensive, il n'osa tenter le * Relation précitée adressée au marquis de Valparaiso. — Cf. la rela- tion de Mascarenas. ( 78 ) passage du fleuve et après une halte entre Goeh et Clèves, ii alla se loger à Udem, où Tarmée resta trente-trois jours dans une complète inaction. C'est là que mourut le marquis d'Aytona. Le chagrin autant que les fatigues avait abrégé les jours de ce vaillant soldai ; il ne pouvait se consoler, dit un de ses compatriotes, qu'on n'eût pas mis à profit la prise de Schenk '•. L'infant perdait en lui un conseiller intègre et éclairé qui avait signalé souvent avec une rare hardiesse à Madrid les fautes commises dans notre pays cl les injustices que les Belges avaient à supporter. 11 eut pour successeur le duc de Lerme, qui ne lui survécut que de quelques semaines. Le 1o septembre, notre armée campait à Gennep, poste important sur la Meuse, et occupait Clèves. On avait perdu trois mois depuis la prise de Schenk. Comme on était à la fin de l'été, les Espagnols reprirent le chemin des Pays-Bas pour entrer dans les quartiers d'hiver, tandis que les Impériaux se fixaient dans les pays de Juliers et de Liège. Le 2 novembre, Limbourg se rendit, ]>uis ce fut le tour de Fauquemont. Le 13, l'infant ren- trait à Bruxelles avec Piccolomini et il fut reçu magnitiquement par les habitants qui voyaient en lui le sauveur de la patrie-. Quant aux Français, ils furent retenus j)cndant plusieurs mois à Botterdam par des vents contraires et ils souffrirent cruelle- ment d'une peste qui venait d'éclater dans la région. Quand leur armée débarqua à Calais, au commencement de juin 1C36, elle ne comptait plus que 6,000 hommes et 2,500 chevaux, l.a division qui devait opérer sur les frontières de la Picardie n'avait pas été plus heureuse. Elle fut repoussée par les Croates (jui, sous les ordres de Bucqiioy, gouverneur du Hainaut, et du baron de Balanzon, général de lartillerie, brûlèrent La Capelle, coururent jusqu'à Boulogne et Amiens, faisant des prisonniers et un immense butin. Une tentative sur Cambrai n'eut pas plus de résultat. Bichelieu avait voulu corrompre le gouverneur, don Louis de Benavides. 11 lui lit des ofl'res par ' Mascârenas, relation précilce. 2 ViNCÂRT, relation de lOôo. (79 ) l'inlermédiaire d'un religieux. Le gouverneur demanda à son inlerlocuteur de mettre ses propositions par écrit et de les signer. Quand il eut entre les mains cette pièce compromet- tante, il ordonna d'arrêter le porteur et de le conduire à Anvers. Sur le Rhin, les Français n'avaient pas été plus heureux. Le cardinal de la Valette, après avoir ravitaillé Mayence, dont Mansfeld avait dû lever le siège, s'était engagé dans un pays pauvre et désert où son armée souffrit cruellement de la faim ; il fut poursuivi par l'armée impériale jusqu'aux portes de Metz, après avoir perdu en Lorraine 18 canons, presque tout son bagage et un grand nombre de soldats. Le roi, qui s'était mis à la tête de son armée, dut se borner à la prise de la petite forte- resse de Saint-Mihiel en Lorraine i. En Italie et sur mer, les Français éprouvèrent aussi des revers -. Tel fut le résultat d'une campagne qui avait si brillamment débuté, résultat dû moins à l'habileté du vainqueur qu'aux fautes du vaincu. « Bien combinée, dit un de nos meilleurs écrivains militaires, cette campagne dut ses revers à ceux qui devaient l'exécuter : ils laissèrent s'introduire l'indiscipline dans leur armée en lui laissant prendre des habitudes de maraude et de pillage, rendues excusables par la misère du soldat mourant de faim au milieu du pays le plus peuplé et le I)lus fertile de l'Europe, par suite de l'absence de mesures prises pour assurer le ravitaillement. Les chefs oublièrent trop (jue pour vaincre, il ne suffit pas d'avoir de bonnes troupes, il faut les faire vivre 3. » ' Don Diego de Luna y Mora, relation |)rccitée, \). ôU4. - MoNTGEAT, Mémoires, première campagne. — Sur la campagne en honaine, voir Des Robeut, Campagne de Charles IV, duc de Lorraine cl de Bar, en Allemagne, en Loi raine cl en Francke-Comlé, 1634-1658, PI». 1 17 et suiv. '' IIenraud, Séjour de Marie de Médicis dans les Pays-Bas, \). f)ô6. ( 80) II. L'activité de Richelieu suppléa à l'impéritie de ses généraux. Après la prise de Schenk, des négociations avaient été ouvertes entre les Provinces-Unies et le gouvernement de Bruxelles. La paix devait se conclure avec des concessions réciproques, c'est- à-dire que Schenk et Breda auraient été donnés en échange de Venloo, de Ruremonde et de Maestricht; Fernambouc eût été racheté par l'Espagne à la Compagnie des Indes occidentales et la trêve de 1609 eût été renouvelée. Ces négociations durèrent tout l'hiver; mais la reddition du fort de Schenk (29 avril 1636), en éloignant des Provinces-Unies le danger d'une invasion, ralentit le désir des Hollandais de traiter, et l'ambassadeur français Charnacé en profita pour conclure avec eux un nou- veau traité d'alliance t. En même temps, Richelieu surveillait attentivement tout ce qui se passait dans un État voisin, la principauté épiscopale de Liège. Depuis plusieurs années, cet État ecclésiastique, dont le territoire était enclavé dans les Pays-Bas, était le théâtre de troubles continuels. L'évèque régnant, Ferdinand de Bavière, en même temps archevêque de Cologne et posses- seur de plusieurs autres bénéfices ecclésiastiques, s'occupait plus des affaires de l'Allemagne que de sa principauté. Son éloignement du pays, l'impopularité des ministres à qui il remit le pouvoir, l'énergie avec laquelle il avait modifié l'ancien règlement en matière d'élections municipales, provoquèrent de graves désordres, surtout à Liège, la capitale, qui préten- dait être une ville libre et impériale et comme telle indépen- dante de la souveraineté temporelle de son évéque. On vit se former deux partis, l'un de conservateuis, l'autre de révolu- tionnaires, ou, pour employer deux mots du terroir : les Clii- roux et les Grignoux. Les premiers se tournèrent vers l'Es- pagne, les seconds, vers la France. » Celui du 6 septembre 1656. Voir Waddington, loc. cit., pp. 28^284. ( 81 ) Or, en cette année 1636, Ferdinand avait annoncé son reiour. Il convoqua les représentants de la nation, autrement dit les états, non à Liège, comme c'était la coutume, mais à Huy où il se croyait plus sûr. Il n'en fallut pas davantage pour soulever tout le conseil de la cité, oî^i dominaient les Grignoux, et Ferdinand, se sentant impuissant, requit l'assistance du général de la Ligue catholique, Jean de Weert, qui avait pris ses quartiers d'hiver dans les environs, puis celle du cardinal- infant. Celte résolution désespérée et illégale, car le prince ne |)Ouvait de son propre chef appeler une armée étrangère, pré- cipita la crise. Un des deux bourgmestres de la cité, Sébastien de la Ruelle, le chef attitré des Grignoux, réclama l'interven- lion de la France. Que l'infant répondît à l'appel du prélat, et le théâtre de la guerre n'était plus seulement le Brabant, mais la vallée de la Meuse, vallée d'une importance stratégique de premier ordre et dont depuis longtemps h's Français comme les Espagnols cherchaient à s'emparer <. Mais l'infant hésitait à envoyer des renforts au Bavarois, car lui-même préparait une expédition en France, pour laquelle il allait avoir besoin de toutes ses forces. Comme l'Empereur, avec lequel il était continuellement en rapport par l'intermédiaire de son agent, le comte d'Onate, et qu'il instrui- sait de tout ce qui se passait dans notre pays, l'infant préféra interposer sa médiation. 11 envoya à Liège un fonctionnaire de sa cour, don Lope Zapata, qui s'aboucha avec Jean-Baptiste Visconti, commissaire impérial, et avec l'évéque d'Osnabriick, le représentant de l'évéque. Plus tard, le marquis de Lède, gouverneur du duché de Li m bourg, et le comte Jean de Nassau entamèrent des négociations avec le conseil de la cité. Mais leurs tentatives échouèrent et la guerre civile dura • Sur la situation de la principauté de Liège à cette époque, voir dans les Mémoires in-S» de l'Académie royale de Belgique, tome XLIV, le travail de M. Henri Lonchay, La principauté de Liège, la Finance et les Pays-Bas au XVII'^ et au XV IW siècle, particulièrement le chapitre III, et la notice du même sur La Ruelle dans la Biographie nationale. Tome LIV. 6 ( 8-2 ) jusqu'en 1649, c'est-à-dire jusqu'à la fin de la guerre de Trente ans, entretenue en grande partie par les Français, qui avaient un intérêt majeur à voir les Liégeois harceler les Espagnols à l'est des Pays-Bas, pendant qu'eux-mêmes les attaquaient au sud et les Hollandais au nord. Cette guerre civile fut féconde en événements sanglants, comme l'assassinat de La Kuelle l'année suivante, et elle donna souvent de grandes inquiétudes au gouvernement de Bruxelles; mais l'infant s'abstint découle intervention sérieuse et se borna à envoyer de temps en temps à Ferdinand quelques compagnies de soldats et quelques milliers d'écus afin de ne pas le décourager absolument, car il importait à l'Espagne que le siège épiscopal de Liège fût occupé par un ami de la maison d'Autriche i. L'infant avait donc refusé de marcher contre les Liégeois parce qu'il préparait une invasion de la France. Il disposait maintenant d'une partie des forces catholiques de l'Allemagne et il avait résolu d'aller de l'avant. Il comprenait qu'une guerre purement défensive énervait les soldais, décourageait les popu- lations, amoindrissait dans l'opinion publique la réputation du roi, alors qu'il fallait, par une vigoureuse offensive, réparer l'échec de la campagne précédente et venger l'invasion du territoire. Une armée d'observation eut à défendre les Pays-Bas. Une division sous les ordres du maître de camp général, comte de Feria, était à Diest pour tenii* en respect les Hollandais; une autre, sous le comte de Bucquoy, campait près de Berlaymont, sur la Sambre, que les Français menaçaient en ce moment. L'armée d'invasion, sous les ordres du gouverneur des armes, le prince Thomas de Savoie, avec Claude de Lannoy, comte de La Motterie, gouverneur de Namur, comme maître de camp général, et le comte Jean de Nassau comme général de la cava- ' Voir le mémoire précité. Aux documents cités par l'auteur, on peut ajouter la dépèche de l'infant à Onate, du if^" mai 1636, el celles d'Onate à l'infant, du 2 juillet et du 26 août de la même année. On voit par la dernière que l'infant avait fait passer 16,000 {)atacons à Ferdinand pour qu'il pût se rendre à la diète de Ratisbonne. (S. E. E., t. CGLXIII, f. 209; t. CCLXIV, f. 249; t. CCLXV, f 73.) I ■ï t (83) lerie, partit de Bruxelles, le 28 juin, et par Mons se dirigea vers Avesnes où elle rallia les Impériaux, les Lorrains et les Bavarois. L'infant, qui s'était arrêté quelque temps dans la capitale du Hainaut pour y demander un subside extraordinaire, vint prendre le commandement suprême le 3 juillet. Deux jours plus tard paraissait un manifeste qu'on répandit en Champagne et en Picardie et dans lequel le gouverneur espa- gnol expliquait les raisons de son entrée en France. C'était cette fois la France qui était envahie. Allait-elle subir un désastrecomme celui de Saint-Quentin en1ot^9? Le cardinal- infant allait-il avoir le même bonheur que Philibert de Savoie? On aurait pu le croire quand on vit avec quelle rapidité l'armée espagnole s'emparait des forteresses qu'elle rencontrait. FJle entrait par la vallée de l'Oise, qui est encore de nos jours la partie la plus faiblement défendue de la France du nord. Coup sur coup, elle s'emparait de La Capelle, de Vervins, de Guise, de Bohain, de Catelet. Toutes ces places ne tirent aucune résistance. Catelet, qui aurait pu tenir trois mois, ne tint que trois jours, tant ses défenseurs furent effrayés par la canonnade et par les bombes, projectiles presque inconnus alors. Ni le comte de Soissons, ni dcChaulnes, ni Brézé n'avaient pu cou- vrir la Picardie. La vallée de la Somme fut à son tour envahie, et Corbie, place importante, se rendit le 15 août. La terreur fut grande à Paris quand on apprit la chute de Corbie. Les fourrageurs de Jean de Weert infestaient les cam- pagnes, se portant d'une localité -h l'autre avec une rapidité fantastique, poussant leurs courses aventureuses jusque sous les murs de la capitale. A deux lieues de Paris, s'il faut en croire Vincart, on demandait des sauf-conduits à Piccolomini, tant les routes étaient peu sûres! Et il semblait que la fortune se déclarait pour nous partout où nous avions à combattre la France. Le comte d'Isembourg qui, avec 8,000 Polonais et d'autres troupes, avait pour mission de défendre le Luxem- bourg, s'emparait de Hirson dont la garnison faisait beaucoup de mal aux localités voisines du Hainaut. Le duc de Lerme tenait tête victorieusement aux Hollandais, qui tentèrent, mais (84) vainement, de pénétrer dans le cœur du Brabant; le duc de Lorraine, renforcé par l'armée impériale aux ordres du baron de Lamboy, forçait le prince de Condé à lever le siège de Dole dans la Franche-Comté, où il fut admirablement secondé par les habitants, et le marquis de Leganes entrait à Parme. Enfin, 4,000 Espagnols débarquaient ù Dunkerque, et l'infant les envoyait renforcer les garnisons des places de Cambrai, de Gand, d'Anvers, d'Ostende et de Nieuport ^. Mais nos succès s'arrêtèrent là. Si les soldats du roi Catho- lique montrèrent dans cette campagne leur bravoure habituelle, si Jean de Weert, notamment, prouva par l'audace de ses courses et l'ingéniosité de ses stratagèmes qu'il était le premier général de cavalerie de son temps, les uns comme les autres, les Espagnols comme les Impériaux, les Wallons comme les Lorrains ou les Italiens, cédaient trop volontiers à leurs instincts de rapine. iXe vit-on pas ce même Jean de Weert négliger de poursuivre un corps de cavalerie, qu'il avait mis en déroute, pour piller un village -? Et les suites de cette indiscipline étaient plus graves dans une armée comme la nôtre qui réu- nissait tant de nationalités rivales. Les Impériaux secondaient très mal les Espagnols. Piccolomini refusait d'obéir au général en chef, le prince Thomas de Savoie, sous prétexte que son armée servait à litre d'auxiliaire et que ses forces étaient supé- rieures à celles de l'infant; malgré les attentions que l'on avait pour lui, il parlait souvent de se retirer sous sa tente et de retourner en Allemagne. Ce fut bien pis avec Gallas. Ce général, qui partageait avec Piccolomini l'autorité dont Waldstein avait jadis été investi, devait envahir la France et la Bourgogne, et venir donner la main à l'infant qui s'avançait par la vallée de l'Oise. Exécuté * ViNCART, relation de 1036. Cette campagne a été récemment décrite par M. 0. Vigier. Voir son étude : Une invasion en France sons Louis XIII (Revue des questions historiques, octobre 1894). 2 L'infant à Onate, Cambrai, 8 août 1636. (S. E. E., t. CCLXIV, f. 348.) — Sur les exploits de Jean de Weert, voir la relation de Vincart de 1656. (83) . à temps, ce double mouvement assurait le succès de la cam- pagne. Mais Gallas, dont la lenteur était un des défauts domi- nants, au point qu'il se rendit suspect non seulement auprès du comte d'Onate ^ l'ambassadeur de l'infant à Vienne, mais même auprès de l'entourage de l'Empereur '^, Gallas, disons- nous, ne passa pas le Rhin au moment convenu. Il croyait que sa présence était nécessaire en Allemagne, pour faciliter l'élection du jeune Ferdinand comme roi des Komains, et fit ainsi échouer une campagne si brillamment commencée. L'infant n'osa pas dépasser la Somme de crainte d'avoir toute l'armée française sur les bras -^ et il s'arrêta il Corbie, dont il lit réparer les fortifications. Plus tard, les pluies empêchèrent le ravitaillement et obligèrent les Espagnols de se retirer vers Arras. Les maladies leur enlevèrent beaucoup d'hommes et l'armée française s'approchait. 11 est vrai que de part et d'autre on n'osa pas risquer une bataille. Kichelieu, toutefois, fit investir Corbie et la place succomba avant qu'on eût le temps de la secourir. On s'attendait à une plus longue résistance, car les pluies rendaient le travail dans les tranchées très difh- cile; mais la garnison avait hâte d'entrer dans ses quartiers d'hiver et elle craignait, en prolongeant la défense, d'être mal partagée dans la répartition des cantonnements. Pour les mêmes causes, l'indiscipline et la mauvaise organisation de l'intendance, la campagne de 4636 se terminait comme celle ' Onate retint quelque temps la patente royale qui conférait à Gallas la Toison d'or. Voir Ofiate à l'infant, 5 octobre 165o. (S. K. E , t. CCLXII, j 146 et les lettres suivantes.) 2 Castaneda h Onate, 27 septembre 1655. {Ibidem, f. loi.) — A Vienne, il fut un moment question d'adjoindre Piccolomini à Gallas afin que les opérations en Allemagne fussent conduites avec plus de vigueur. Voir Onate à l'infant, 13 février 1636. (S. E. E , t. CCLXIIl, f. 117.)'— La con- duite de Gallas fut l'objet d'une enquête secrète, mais on ne put articuler contre lui de fait précis On convint de son excessive lenteur, mais on tint compte de ses antécédents. {Ibidem, t. CCLXVI, f. 108.) ^ C'est ce que Vincart fait ressortir à trois reprises. (Relation précitée pp. 46, 64, 99.) ( 86 ) de 1635 par un échec. Les Espagnols n'avaient pas su se main- tenir mieux en France que les Français dans les Pays-Bas. Tout était à recommencer. En attendant, les troupes entrèrent dans leurs quartiers, ce qui souleva de nouvelles difficultés, les Impériaux refusant de retourner dans leur pays ruiné par la guerre, et voulant, malgré Tinfant, rester dans nos pro- vinces qui eurent cruellement à souffrir de leurs excès ^. m. Si l'Espagne était mal soutenue par ses alliés naturels, les Autrichiens, elle l'était plus mal encore par ses alliés d'occa- sion, les adversaires de Richelieu. Cette même année 1636, Monsieur, d'accord avec Louis de Bourbon, comte de Sois- sons, et des aventuriers comme Saint-Ibal et Montrésor, avait comploté l'assassinat du cardinal. C'était pendant le siège de Corbie. Mais au moment convenu, c'est-à-dire le 25 octobre, le cœur faillit à Gaston. Les conjurés, se sentant suspects, s'enfui- rent de la cour, les uns à Blois, les autres i\ Sedan. Gaston ne resta pas longtemps brouillé avec son frère; il fit sa paix au commencement de l'année suivante; mais le comte de Sois- sons se soumit moins vite. M se rendit à Sedan, sur la fron- tière des Pays-Bas, où régnait Frédéric-Maurice de la Tour d'Auvergne, duc de Bouillon et ennemi de Bichelieu, quoiqu'il fût le neveu de Frédéric-Henri, le stad bouder des Provinces- Unies, et par l'intermédiaire de son beau-frère, le prince Tho- ' Voir, par exemple, les excès commis dans le Hainaut en 1658 et qui motivèrent les protestations énerçfique? de l'infant auprès de Piccolo- mini. — L'infant à Piccolomini, 29 décembre 1638. (S. E. E., t. CCCLV.) — Sur les prétentions du généralissime autrichien à cantonner son armée dans les Pays-Bas, voir Onate à l'infant, 28 octobre 1636. {Ibidem, t. CCLXV, f. 310.) — Suit un mémoire remis à l'ambassadeur espagnol ])ar deux conseillers autiichiens, d'après lequel les troupes impériales ne pouvaient hiverner en Allemagne dans des contrées ruinées par la guerre. « Tout était détruit, y lit-on, de la Bourgogne au Mein. » ( 87 ) nias de Savoie, entra en relations avec l'infant. Marie de Médi- cis, qui séjournait à Bruxelles depuis 1631 , crut trouver dans le comte un allié plus sûr que dans son fils, et elle négocia avec lui. Le 28 juin 1637 fut signe par l'infant, au nom du roi d'Espagne, d'une part, et par la reine-mère, représentant le comte de Soissons, de l'autre, un traité par lequel Philippe JV s'engageait à ne faire ni paix ni trêve avec le roi de France sans y comprendre la reine et le comte, à payer comptant à celui-ci 500,000 livres pour la levée et l'entretien d'une armée jusqu'à la fin de la campagne, à entretenir une garnison dans Sedan, et à dédommager le duc de Bouillon de la perte de ses biens en France, leur confiscation devant être naturelle- ment une conséquence de sa révolte. Par contre, Marie de Médicis promettait qu'aussitôt après avoir reçu satisfaction, ce qui ne pouvait jamais être qu'après la mort ou la disgrâce de Richelieu, spécifiait-elle, pour qu'il fût bien entendu qu'elle ne traiterait jamais avec lui, ou après qu'il aurait été mis hors du service du roi, elle ferait tous ses efibrts pour travailler à terminer les différends qui existaient entre la France, l'Empire et l'Espagne, si déjà alors la paix n'était pas conclue. Ce traité dont l'Espagne faisait tous les frais ne fut pas ratifié par le comte, et pour cause : à la fin de juillet, Soissons rentrait dans l'obéissance par la convention de Sedan i. Malgré cette décep- lion, les Espagnols continuèrent leurs intrigues avec les enne- mis du cardinal; ils entretinrent une correspondance suivie avec la reine Anne d'Autriche. Mais ces rapports clandestins furent vite découverts; le valet de chambre de la reine, La Porte, fut arrêté; Anne d'Autriche elle-même fut soumise à un interrogatoire et sa confidente. Madame de Chevreuse, obligée de sortir de France '^. L'infant attribuait ces échecs à l'insuccès de ses armes. La ^ » Henrard, Marie de Médicis dans les Pays-Bas, pp. 589 et suiv., d'après la correspondance de Philippe IV avec le cardinal-infant, qui se trouve aux Archives générales du royaume à Bruxelles. - Victor Cousin, Madame de Chevreuse, passim. (88) guerre, en effet, avait été malheureuse pour nous cette année- là. Nous perdîmes au midi Landrecies, La Gapelle et Damvil- 1ers. Sans l'arrivée de Piccolomini, le Hainaut était envahi. Au nord, nous perdîmes Bréda K Cette ville, qui faisait partie du patrimoine des princes d'Orange, commandait un vaste et fer- tile district du Brabant septentrional et d'où les Espagnols menaçaient sans cesse les pays dits de la généralité. Elle pas- sait pour imprenable avec ses dix-sept grands bastions, ses fossés de deux cents pieds de large et de dix de profondeur, remplis d'eau, et ses autres fortifications élevées par Maurice de Nassau. Frédéric Henri l'investit sans s'inquiéter ni des trois mille cinq cents hommes de la garnison, ni des secours que l'infant se disposait à amener '^. Campés devant Bréda h partir du 21 juillet, les Hollandais se retranchèrent dans leurs lignes de circonvallation, inondèrent le pays environnant en barrant les rivières de l'Aa et de la Mark. L'infant ne put briser le cercle qui enserrait la ville. En vain se porta-t-il sur les bords de la Meuse où il emporta en quelques jours Venloo et Ruremonde, Frédéric-Henri ne bougea pas et il fut bientôt évident que la chute de Bréda n'était plus qu'une question de temps. Cette nouvelle causa à Madrid la plus vive émotion. Douze ans aupa- ravant, Spinola avait conquis la place après un siège de neuf mois, siège héroïque qui porta à son comble la gloire du vain- queur et qui fut illustré par le pinceau de Velasquez 3 et par un drame de Calderon 4. Le roi fut vivement affecté et s'indi- gna de l'mcapacité de ses officiers. « Le roi, notre seigneur, » écrivait Olivarès à l'infant, est comme je ne l'ai jamais vu; » car, seigneur, ce qu'on a fait de fautes et ce qu'il a fallu en » faire pour que Bréda se perdît, sont des choses que jamais » on ne vit dans le monde. Je n'ose dire à Votre Altesse com- * ViNCART, relation de 1637, passim. Cette année, Maubeuge fut pris par les Français, puis repris par les Espagnols. 2 Mémoires de Frédéric-Henri, page il 9. 5 Dans le tableau connu sous le nom de Las lanzas et où l'on voit Justin de Nassau remettant les clefs de Bréda à Spinola. * Ei sitio de Breda. ( 89 ) » ment est le roi et en quel état est mon cœur, pour ne pas » lui causer plus d'affliction que je n'en éprouve. Je crois que » S. M. a l'intention d'envoyer une personne particulière, si » l'on nous donne un passe-port, pour informer V. A. des » dispositions qu'elle a cru devoir prendre. C'est une terrible )) chose, seigneur, que de voir dans le même temps Milan )) secouru par 5,000 hommes contre 12,000 parmi lesquels se » trouvaient le duc de Savoie et Créqui, et qu'aux Pays-Bas, » avec les forces qu'on avait, on n'essaie pas même de prendre » un poste. Le cas est grave et désolant. Je supplie V. A. de » punir les fautes qui ont été commises, afin que le roi notre » seigneur ne soit pas obligé de le faire. Et que V. A. tâche » de consoler le roi par quelque grand succès, car il en a )) besoin, ainsi que nous tous, pour oublier de semblables )) malheurs. Pour dire la vérité à V. A., rien au monde ne )) saurait me consoler de la perte de Bréda, car le fait est désas- » treux et la manière dont il est arrivé honteuse. Je répèle à » V. A. que le roi notre seigneur est comme jamais je ne l'ai )) vu 1. )^ Malgré cet appel pressant, l'infant ne put sauver Bréda. Au commencement d'octobre, la garnison n'avait plus de vivres et le vaillant gouverneur de la place, Fourdin, dut demander à capituler. Le 10, les soldats évacuèrent la place et défdèrent devant l'armée des assiégeants et des milliers de bourgeois accourus pour jouir de ce spectacle. Ce fut un grand triomphe pour Frédéric-Henri, et ce siège, répétition de ceux de Bois-le-Duc et de Maeslricht, mettait le comble h sa réputa- tion de Poliorcète. Le vainqueur rétablit à Bréda le culte pro- testant et rentra à La Haye où il fut fêté par les états généraux et les habitants -. L'année suivante, Bichelieu résolut de frapper un grand 1 Olivarès à l'infant, 15 septembre 1637. ITans les fragments de la correspondance d'Olivarès publiés par Gachard dans les Comptes rendus des séances de la Commission royale d'histoire, o"-" série, t. VI, p. 199. * Waddington, loc. cit.^ pp. 295-297, d'après les historiens hollandais contemporains. ( 90 ) coup. Trois armées se dirigèrent vers la Flandre sous les ordres (les maréchaux Châtillon, Brézé et la Force. La première devait assiéger Saint-Omer pendant que les deux autres tien- draient la campagne pour empêcher le ravitaillement de la place 1. En môme temps le prince d'Orange, qui avait d'abord songé à s'emparer de Hulst, décida, à la demande des états généraux, de tenter une attaque sur Anvers. Les Français avaient eu le tort de diviser leurs forces, car on connaissait à Bruxelles leur plan de campagne -. Le 8 juin, Thomas de Savoie fit entrer un secours important dans Saint- Omer 3^ et vingt jours après, le marquis de Lède, Andréa Cantelmo et le comte de Fuenclara forçaient le comte Guil- laume de Nassau, feldmaréchal de l'armée hollandaise, ;'i abandonner le fort de Calloo sous Anvers, dont il s'était emparé quelques jours auparavant. Dans la poursuite, les Espagnols tuèrent plus de 2,000 hommes, prirent 18 canons, ^ pontons et 2 chaloupes canonnières avec leur équipage et leur artillerie, détruisirent quatre compagnies de cavalerie, perte assez sensible, dit M. Henrard '^ pour déterminer le prince d'Orange à renoncer au siège d'Anvers. Le prince diri- gea désormais ses efforts vers les places de la Meuse et se mit en devoir d'arrêter l'armée impériale qu'amenait dans les Pays-Bas le baron de Lamboy, seigneur liégeois, passé au ser- vice de l'Autriche ^ Il entreprit le siège de la ville de Gueldre, mais il fut repoussé et il prit ses quartiers d'hiver sans avoir obtenu le moindre succès. ' MoNTGLÂï, qualricme campatcne. 2 RoosE, Los servicios del SeFwi^ Jef-Presidcnle Roosc. (Ms. 5292 do la Bibliothèque royale ) 5 L'infant à Philippe IV, 12 juin 1638 (S.K.E., t. XLIII, f. 188); le même au même, 22 juillet {Ibidem, p. 351). - Sur le siège de Saint-Omer, voir Chifflet, Aiidomarum obses.mm et libertalum in 1638. *■ Henrard, Marie de Médicis dans les Pays-Bas, pp. G13 et suiv. •' Sur ces événements, voir les Mémoires de Frédéric- Henri, pp. 252 et suiv., et la relation des événements militaires de 1637 à 16i0, de Lorenzo de Cevallos y Arce, publiée dans le tome XIV de la Colleccion de libros raros 6 curiosos. I (91 ) La retraite du prince d'Orange permit à Piccolomini, qui s'était tenu jusqu'alors aux environs de Lierre pour observer l'armée hollandaise, de marcher au secours du prince Thomas ; huit jours après, la jonction était faite; les deux généraux se jetèrent sur les quartiers du maréchal de Châtillon, s'empa- rèrent de deux redoutes et de 1,500 hommes et dégagèrent Saint-Omer en forçant l'armée française à la retraite. Hesdin, à son tour, fut ravitaillé, mais Renty se rendit; le gouverneur craignant que sa femme et sa fille ne tombassent aux mains de l'ennemi, avait fait ouvrir les portes : il fut dégradé i. Encore une fois, l'Espagne avait résisté victorieusement à la double attaque dont les Pays-Bas avaient été l'objet et ses armées avaient combattu d'une manière honorable sur les frontières de France et en Italie. Fontarabie avait repoussé le prince de Condé et le marquis de Leganes, capitaine général (lu Milanais, avait pris Crème et Verceil. Malgré cela, l'Es- pagne n'était pas en état de reprendre l'offensive. Elle ne dis- posait tout au plus que de 18,000 hommes fantassins et de 9,000 cavaliers pour défendre la Flandre et le Luxembourg '-^, alors que d'après les calculs du prince Thomas il aurait fallu le double de fantassins et un tiers de plus de cavaliers. Ce complément nécessaire, on ne pouvait l'attendre de l'Autriche. Si Ferdinand III, le nouvel empereur, avait envoyé en Flandre les cinq régiments d'infanterie et les deux de cavalerie qu'on lui demandait, l'infant aurait pu envoyer une armée au nord contre les Hollandais et une au sud contre les Français, et guidé par un capitaine aussi expérimenté que Piccolomini, il était sûr de vaincre. Mais l'Autriche était aussi épuisée que l'Espagne et ne songeait plus qu'à sa propre défense. Au 1 Dépêche précitée de l'infant au roi, du I i juin 1638. — Cf. la relation de Cevallos y Arce, pp. 181 et suiv. - État des forces qui pouvaient entier en campagne, 1638. (S. E. E., t. XLIII, f. 73.) — Avis du j)rince Thomas de Savoie sur la direction à donner aux opérations militaires, remis à l'infant et envoyé en Espagne le 22 septembre 1638. {Ibidem, t. COL, f. 195.) — Sur cette campagne, voir la relation précitée de D. Lorenzo de Cevallos y Arce. ( 92) moment où Lamboy allait rejoindre Piccolomini, l'Empereur le rappela pour l'envoyer au secours de Brisach. La Bavière, en effet, négociait avec la France et Ferdinand !![ craignait de rester isolé en face de la coalition franco-suédoise ^ Ce fut en vain ; Brisach se rendit à Bernard de Saxe-Weimar. L'infant qui, à la nouvelle du rappel de Lamboy, avait fait connaître à Vienne la situation critique des Pays-Bas 2, renou- vela ses instances par l'organe du marquis de Castaneda. L'ambassadeur de Philippe IV échangea des propos très vifs avec le comte de Trautmannsdorf, un des principaux ministres autrichiens. De part et d'autre, on se fit d'amers reproches. L'Autrichien accusait l'Espagne de corrompre les généraux impériaux, de les détourner de leur devoir; l'Espagnol taxait la cour de Vienne d'ingratitude envers son roi qui, disait-il, avait fait tant de sacritices pour toute sa famille 3. La vérité est que rAutriche était aux abois. Le 14 avril 1639, le général suédois Baner remporta la victoire de Chemnitz, en Saxe, et Ferdinand ilf, dont la capitale était menacée, réclama de l'Espagne l'assistance du marquis de Leganes, gouverneur du Milanais, ou le renvoi de 6,000 fantassins et de 5,000 cavaliers du corps d'armée de Piccolomini ^K Cette demande surprit désagréablement l'infant qui était menacé d'une double invasion française, en Flandre et en Luxembourg, et d'une attaque des Hollandais. 11 n'ignorait pas que le départ des troupes impériales le mettrait hors d'état de résister à cette coalition ou tout au moins éloignerait pour longtemps l'espoir qu'il caressait d'imposer la paix par une victoire décisive. Don Pedro Roco de Villagutierrez •">, envoyé par lui à la cour impé- * Castaneda à l'infant, Prague, 22 septembre 1638. {Ibidem, t. CGL, fol. 69.) 2 L'infant à l'empereur Ferdinand III, 8 septembre 1638. {Ibidem, t. CCL, f. 23.) 5 Castaneda à Philippe IV, 4 janvier 1639. {Ibidem, t. CCLI, f. 48.) * Ferdinand III à Piccolomini, 26 avril 1639. (S. E. E., t. XLVI, L 72 [copie].) 5 Ses instructions sont du 13 mai 1639. {Ibidem, t. XLVI, f 42.} — Cf l'infant à Castaneda, 12 mai 1639. {Ibidem, f. 50.) ( 93 ) riale, eut à montrer que Ton ne désirait pas moins à Bruxelles qu'à Vienne de sauver la maison d'Autriche. Leganes, devait-il ajouter, avait reçu l'ordre d'envoyer les renforts demandés et dans le cas où il refuserait, le marquis de Castaneda serait autorisé à faire au nom du roi d'Espagne les levées de troupes nécessaires. Leganes, en effet, avait reçu l'ordre en question, mais l'in- fant savait bien que le gouverntîur ne pouvait dégarnir les places fortes du Milanais. S'il envoyait à Milan des instructions dont il prévoyait et préparait même l'inexécution, c'était pour donner le change i\ Vienne. En faisant passer à l'Empereur une copie des ordres expédiés au général espagnol, l'infant évitait momentanément les réclamations de la cour impériale et trouvait un prétexte pour garder auprès de lui Piccolomini. Aussi recommandait-il à Leganes de traîner les négociations en longueur, ajoutant, pour se justifier, que le danger n'était plus aussi grand sur les bords du Danube qu'on affectait de le croire K Cette politique quelque peu machiavélique permit à l'infant de disposer cette saison encore de toutes ses forces et des troupes auxiliaires de Piccolomini. Le général autrichien demeura chez nous, malgré les ordres qu'il reçut dans la suite de retourner en Allemagne -. De guerre lasse, Ferdinand III l'autorisa à rester provisoirement aux Pays-Bas, à la condition que Francisco de Melo, gouverneur de la Sicile, enverrait en Allemagne 4,000 hommes des troupes qu'il levait en Italie ^. Cette année 1G39 ^ fut marquée par une victoire. Manassès de Pas, marquis de Feuquières, venait d'investir Thionville, 1 L'infant au marquis de Leganes, sans date. (Ibidem, t. XLVI, f. 56.) 2 L'infant à Philippe IV, 0 juin 1()39. {Ibidem, t. XLVI, f. 186.) — Cf. sa dépêche à Philippe, du 25 septembre. {Ibidem, t. XLVII, f. 117.) "' Instructions données par Piccolomini ï son secrétaire Giuseppe pour le cardinal-infant. (Ibidem, t. XLVI, f. 547.) ^ Voir la relation précitée de I). Lorenzo de Cevallos y Arce et le récit de la bataille envoyé par Piccolomini à l'Empereur et publié par Aubéry ilans ses Mémoires pour .servir à l' histoire de Richelieu, t II, p. 295. ( 94 ) place forte sur la Moselle, qui défendait notre duché de Luxem- bourg du côté du sud, et il comptait s'emparer facilement de la place, car Beck, le gouverneur de la province, n'avait pas assez de monde pour le repousser. Il fut surpris, le 7 juin, par Picco- lomini. Cette fois le nombre était pour nous : 14,000 hommes d'infanterie et 6,000 chevaux contre 8,000 fantassins et 2,600 chevaux. L'ennemi n'avait presque pas de canons et le peu qu'il avait, si mal placé, dit le duc d'Aumale, qu'ils ne firent peur qu'aux Français. Les troupes engagées ne tinrent nulle part et la cavalerie prit la fuite K Dans ces conditions, la victoire était facile. Feuquières fut pris couvert de blessures et envoyé à Namur. Saint-Paul, maréchal de camp, se fit tuer, et son collègue Grancey, accusé d'avoir montré trop peu d'en- train, fut mis à la Bastille ainsi que Prasiin, le maître de camp général de la cavalerie. Le Luxembourg était sauvé. Après la victoire de Thionville, Piccolomini résolut d'attaquer Mouzon et Mézières. Il comptait enlever ces deux places en six ou sept jours, y laisser Beck avec cinq régiments d'infan- terie et deux de cavalerie, qui iraient mettre à contribution une partie de la Champagne, après quoi il courrait lui-même rejoindre l'infant avec ce qui lui restait de monde, cinq régi- ments d'infanterie et 3,000 chevaux. L'infant, en effet, avait besoin de renforts. Il lui fallait secourir Hesdin, investi par le maréchal de La Meilleraye, donner un coup de main au comte de Feria, gouverneur du château d'Anvers, et mettre Philip- pine à l'abri d'une surprise; enfin, défendre la Gueidre et le Limbourg, car le gouverneur de cette dernière province, le marquis de Lède, ne savait plus tenir tête aux envahisseurs '^. Avant tout, il fallait pourvoir à la défense du territoire. L'infant préférait conserver une forteresse menacée que de conquérir quatre places ennemies. La guerre, qui devait être à la fois offensive et défensive, tourna mal. Piccolomini ne put s'emparer de Mouzon et renonça à investir Mézières. Il se borna * Duc d'Aumale, Histoire des princes de Condé, t. IV, p. 468. 2 L'infant à Philippe IV, 22 juin 1659. (S. E. E., t. XLVI, f. 221 .) ( 95) à faire couvrir le Luxembourg par Becket vint rejoindre l'infant. Cependant Hesdin était étroitement serré. On allait attacher le mineur. Le marquis de Fuentes reçut le conseil d'entrer dans le Boulonnais et de le ravager, ce qui aurait peut-être forcé les Français de lever le siège de Hesdin; Fuentes répondit que l'armée murmurerait si on ne lui laissait rien d'autre à faire que de piller; ce point d'honneur fut cause que Hesdin ne put être sauvé. Le gouverneur, le comte d'Anappe, voulait quand même prolonger la résistance, mais les religieuses, paraît-il, s'y opposèrent pour épargner à la ville les horreurs d'un pillage dont elles auraient été les premières victimes. Presque tous les soldats étaient blessés, et la poudre manquait. []n conseil de guerre réuni par l'infant avait déclaré qu'en se portant au secours de la place on s'exposait à un désastre. Les soldats, par contre, demandaient i\ combattre, se rap- pelant les succès de Saint-Omer. La garnison décida de se rendre si elle n'était secourue dans les huit jours. On arriva trop tard •, et Hesdin capitula quatre jours avant la venue de Piccolomini. Ailleurs, nous n'avions pas plus de bonheur. On avait prévenu, il est vrai, une tentative des Hollandais sur Philippine et sur Bruges, mais comme on s'attendait à un retour oti'ensif de leur part, on ne pouvait pas envoyer des forces suttisantes du côté de la France. Piccolomini, qui cam- pait sous les murs d'Arras, dut retourner dans le Luxembourg; le marquis de Fuentes et le marquis de Balanzon eurent la mission de défendre l'Artois, Canteimo de couvrir Aire et Saint-Omer. Un moment on fut inquiet pour le Brabant, car le comte Casimir de Nassau se tenait sur les contins du pays de Liège avec 4,000 fantassins et 49 compagnies de cavalerie 2. L'automne arrivé, Piccolomini retourna en Allemagne où le rappelait un ordre de l'Empereur, fort inquiet des succès de Baner, le général suédois. Le départ de cet habile capitaine ouvrait le Luxembourg à Tarmée du maréchal de Chûtillon ' Cevallos y Arce, relation précitée, p. 225. - L'infant à Philippe IV, Gand, 15 juillet 1659. (S. E. E., t. XLVL) (96) qu'il avait contenu jusqu'alors. Peu de temps auparavant, Tliomas de Savoie avait quitté le service de l'Espagne, sous prétexte qu'on ne lui accordait pas un nombre de soldats suf- fisant pour faire une campagne décisive i. C'était une défection qui pouvait en entraîner d'autres. Pour surcroît de malheur, le 21 octobre, une flotte espagnole de 67 vaisseaux avec 1,700 canons et plus de 20,000 hommes était défaite près de Douvres par la flotte hollandaise que commandait un illustre marin, Martin Tromp. 6,000 hommes à peine gagnèrent Dun- kerque, où toute la flotte devait aborder. La marine espagnole ne se releva pas de ce désastre '^. L'infant ne reçut ainsi qu'une faible partie des renforts qu'il attendait. Et cependant jamais il n'en avait eu plus grand besoin. L'armée était dans l'état le plus misérable. 11 eût fallu trois corps d'armée pour chasser les Français dont les forces étaient toujours supérieures aux nôtres, un quatrième pour tenir tête aux Hollandais, en tout 50,000 à 60,000 hommes au moins 3. En dessous de ce chiff're on devait rester sur la défen- sive et pratiquer le mode de guerroyer le plus ruineux et le moins honorable. Le pays devait nourrir ses propres défen- seurs et payer d'incessantes contributions aux troupes enne- mies. Et tout manquait : chariots, munitions, vivres; l'argent n'arrivait d'Espagne qu'après de longs retards, retards qui exaspéraient le soldat et le poussaient à se dédommager aux dépens du pauvre paysan 'k Aussi n'entend-on que récrimina- tions au sujet des excès de la soldatesque que le gouvernement est impuissant à réprimer. Sur la plainte des états de Flandre» l'infant avait ordonné une enquête à la suite de laquelle deux olficiers de cavalerie furent cassés. Mais un seul tercio, ^ L'inlant à Philippe IV, 25 septembre 1659. (Ibidem, t. XLVII, f. 117.) — Le même au même, Dunkerque, 7 octobre (f. 178). — Philippe IV à l'infant, 21 octobre 1639 (f. 366). - Cevallos y Auge, ibid., p. 2S5. — Waddington, loc. cit., pp. 518-320. 5 Considérations sur le gouvernement des Paxjs-Bas, t. III, p. 164. ' Voir un mémoire rédigé par un officier de rétat-major de Piccolo- mini, sans date. (S. E. E., t. XLVII, f. 47.) ( 97 ) <:elui de Fuensaldana, quinze capitaines furent reconnus cou- pables. C'était trop; on ne pouvait, en les frappant, mutiler tout un régiment, il fut décidé qu'on tirerait au sort deux qui . (S. E. E., t. XLVII, f. 16S.) 'Philippe IV aux habitants des Pays-Bas, 26 novembre 1059. (Ibidem, t. XLVIII, f. 120.) toMK LIV. 7 ( 98 ) IV. L'année 1640 fut marquée pour notre pays par un grand désastre : la perte d'Arras. Capitale du riche comté d'Artois, Arras était une des villes les plus importantes du sud des Pays-Bas et ses habitants étaient attachés aux rois d'Espagne qui avaient toujours respecté leurs privilèges dont ils étaient si jaloux. On se rappelait encore, dit un écrivain français, le doux et paternel gouvernement des archiducs Albert et Isabelle et on le comparait à la cruelle sévérité de Louis Xï, dont le nom était resté si impopulaire i. Malheureusement les fortifi- cations étaient en mauvais état, les contrescarpes du corps de place n'étaient qu'indiquées, les demi-lunes qu'on avait commencées ne pouvaient encore servir à la défense et la gar- nison se trouvait diminuée des troupes qu'en avait tirées le comte d'isembourg, gouverneur de la province, pour renforcer x\ire, Bapaume et Béthune, places (jui lui paraissaient plus menacées. Le comte était même encore à Béthune lorsque les ennemis investirent Arras et il ne put y rentrer. Les Français, que commandaient trois maréchaux, La Meilleraye, de Châtil- lon et de Chaulnes, entreprirent aussitôt une ligne de circon- vallalion qui fut achevée en vingt-quatre jours et qui embras- sait un espace de cinq lieues. Les fossés avaient 12 pieds de largeur et 10 de profondeur. Sept forts et huit redoutes les protégeaient et étaient eux-mêmes défendus par d'autres fossés de 18 pieds de largeur et de 12 de profondeur. L'investisse- ment était complet '^. Cependant, l'armée allemande du comte de Lamboy avait tenté de percer les lignes françaises et de dégager la place. Ni ses attaques ni les sorties des habitants et de la garnison que commandait un officier irlandais, Eugène O'Neill, n'empê- chèrent les travaux d'approche et bientôt il fut impossible de * ACHMET d'Héricourt, Les sièges (rArros. Arras, 1844, p. 162. 2 Idem, Ibidew, p. 166. \ 99 ) faire entrer aucun secours dans la ville. L'infant, qui jusqu'alors avait donné toute son attention aux forlitications du nord de la Flandre ', parce qu'il s'attendait à une attaque des Hollan- dais de ce côté, comprit qu'il fallait avant tout sauver Arras. Il arriva devant cette ville avec une IdcUc année que commandait don Philippe de Silva, ayant pour maître de camp général don André Canfelmo. Le duc de Lorraine vint le rejoindre avec son armée, et l'armée espagnole avec ses alliés, Allemands, Lorrains, Croates, s'éleva à près de 30,000 hommes. Malheu- reusement, la plus grande incertitude régnait dans l'état-major général. Le duc de Lorraine, Canteimo et Lamboy voulaient qu'on attaquât les lignes françaises. Le président Roose, que l'infant consultait de préférence en matière militaire comme dans toutes les affaires d'Etat, et Silva, le gouverneur des armes, trouvaient plus prudent d'affamer l'ennemi dans son camp en coupant les convois. On ne sut prendre un parti énergique, et le 4 juillet, le régiment des gardes françaises ouvrait la tranchée. Les habitants tentèrent une sortie qui faillit réussir. Toute l'armée espagnole avait paru sur les hauteurs du mont Sainl-Eloi. Grand fut l'émoi dans le camp français! Les maréchaux étaient indécis : fallait-il sortir des lignes, aller au-devant de l'ennemi et lui offrir le combat; fallait-il, au contraire, se fortifier dans le camp et presser les travaux du siège? Richelieu les tira de leur incertitude par son énergique réponse : « Peu importe que vous sortiez des lignes ou que vous n'en sortiez pas; si vous ne prenez pas Arras, vous en répondrez sur vos têtes -. » Les Français se fortitièrent dans leur camp et les Espagnols n'osèrent les attaquer!^. Néanmoins, les vivres arrivaient ditiicilement au camp fran- çais. A la fin de juillet, les assiégeants étaient même dans une ' Voir à ce sujet la relalion do Cevallos y Arce, pp. :26o et suiv. * Cependant plusieurs auteurs, dit en note Achmet d'Héricourt, ouvrage précité, p. ll'ô, croient que ce récit est erroné. ^ Pour les détails du siège d'Arras, nous renvoyons au livre d' Achmet d'Héricourt, fait d'après les sources françaises contemporaines, et à la relation espagnole de Cevallos y Arce. ( iOO ) situation critique. Louis XllI, qui logeait à Amiens avec Riche- lieu, fit partir un important convoi sous la conduite d'une forte escorte. LMnfanl résolut d'attaquer les Français dans leurs lignes, ce qui paraissait plus sûr que d'attaquer le convoi lui-même, et de marcher contre le quartier de la Meilleraye, qui était parti au-devant de l'armée de ravitaillement. De son côté, le commandant de la place avait promis de faire une sortie pour tendre la main à ses défenseurs. 11 fut donc décidé que le duc de Lorraine, avec quatre régiments d'infanterie, de la cavalerie et quelques pièces de canon, attaquerait le quartier de la Meilleraye, pendant que le comte de Villerval et le comte de Grobbendonck feraient une diversion chacun de son côté. Ces trois chefs arrivèrent à leur poste vers la nuit sans avoir été remarqués, maisCantelmo retarda l'attaque jusqu'au matin. Il mit à Tavant-garde deux régiments italiens et priva ainsi les Espagnols d'un honneur qui leur était reconnu depuis long- temps. Les Italiens attaquèrent les retranchements avec leur impétuosité habituelle, mais ils ne furent pas soutenus. Ni le duc de Lorraine ni Cantclmo n'envoyèrent le canon nécessaire pour ouvrir une brèche qui eût facilité le passage à la cavalerie et celle-ci resta en bataille, inactive et exposée au feu nourri de l'assiégé qu'elle essuya avec une constance héroïque. Quand des cavaliers tombaient, le vide était aussitôt rempli par d'autres ^. « C'est une chose pitoyable, dit Cevallos, qu'on eût pris ce jour-lù d'aussi mauvaises dispositions, car les soldats étaient animés de la plus grande ardeur 2. » L'infant vit qu'il était impossible de sauver la ville. 11 fit sonner la retraite. Pendant ce temps les Espagnols pillaient le camp de la Meilleraye ; ils ne purent se retirer en bon ordre quand le général français revint avec ses hommes et ils laissèrent sur le champ de bataille un grand nombre de morts et de prisonniers. Les habitants 1 Cevallos y Arce, relation précitée, pp. 296 et suiv. 2 K Fiie cosa lastimosa que hubiese tan niala disposicion en este dia Morque cra grandisimo el valor conque los soldados eslaban. » {Ibidem, u. 503.) ( 101 ) n'avaient pu faire la sortie qu'ils projetaient. De leur côté, les assiégeants avaient introduit dans leur camp les vivres que le roi leur envoyait. La capitulation de la ville n'était plus qu'une question de jours. Elle fut signée le 9 août, avec; des condi- tions assez favorables K Les Espagnols sentirent vivement cette perte. Le comte d'ïsembourg déclara à l'infant qu'il avait perdu le plus beau joyau de son gouvernement parce qu'on ne l'avait pas écouté -\ Il fut un moment question d'assiéger la ville pleine de malades et privée de vivres. Mais, ajoute l'écrivain espagnol auquel nous avons emprunté tous ces détails, notre armée n'était pas assez forte ni nos chefs assez expérimentés pour assiéger eu même temps une ville et une armée •'^. Beck vint rejoindre l'infant avec 3,000 hommes, mais il se borna à escarmoucher et à rompre quelques convois. Arras était perdu pour toujours. Ces défaites réitérées résultaient moins de l'incapacité des chefs que de leur mésintelligence. Si l'on excepte don José de Saavedra, jeune et brillant otïicier que ses compatriotes ^^ nous représentent comme le type de l'honneur et de la bravoure, et à qui le pays de Waes dut d'échapper cette année c» une inva- sion hollandaise •% nous ne trouvons aux ordres de l'infant que des capitaines turbulents, toujours prêts à se reprocher les fautes commises. C'étaient ces discordes continuelles qui avaient empêché les Espagnols devant Arras de tirer parti de leurs forces. JN'avait-on pas vu en plein conseil devant l'infant lui-même, Philippe deSilva et son lieutenant André Canteimo ' On en trouvera le texte dans l'ouvrage d'Achmet d'Héricourt, pj». .55! et suiv. - « Diciendo que por no liaber tomado su eonsejo se habia perdido la mejor joya hoy de su gobierno. » (Cevallos y Arce, Ibidem, p. 507.) •'' « Mas no se podra ejecutar esta opinion porque nuestro ejercito no era bastante ni nucstros cabos capaces para siXiar a una villa y a un ejercito al mismo tiempo. » {Ibidem, p. 307.) * Voir l'éloge que fait de lui don Diego de Luna y Mora clans sa relation des événements de 1G55, et surtout Cevallos y Arce. '■ Cevallos y Arce, relation précitée, p. 317. ( 102 ) se critiquer dans les termes les plus amers? Celte même année, au siège du fort de la Croix, près d'Anvers, les échelles ayant été trop courtes et l'attaque ayant dû être abandonnée, les officiers se rejetèrent mutuellement tous les torts. Or, nous apprend Cevallos, il n'y avait qu'une centaine d'hommes dans le fort, ù bout de ressources ; si l'on avait recommencé l'attaque, on eût réussi ^. Ces querelles et le point d'honneur que chacun se faisait de garder son opinion, ruinaient la discipline 2. Absente chez les chefs, pouvait-elle subsister chez le soldat, le plus malheureux de tous? L'infanterie, à la fin de septembre, n'avait plus pour se sustenter que le misérable pain de muni- lion, fait le plus souvent de farines gâtées. La cavalerie ne trouvait plus de fourrages. Quand la mauvaise saison arriva, les maladies décimèrent les troupes dont les effectifs tombèrent si bas qu'on dut convertir les régiments wallons en compagnies. Or, les Wallons avec les Espagnols formaient l'élite de l'armée, car les Lorrains étaient peu sûrs et le corps de Lamboy ne contenait que des recrues. Les hommes d'armes, que l'on ne convoquait qu'en temps de crise, n'étaient pas assez nombreux. On avait dû dégarnir les places fortes et le gouvernement se vit même obligé de convoquer les élus, ressource extrême qui en tout cas ne pouvait être d'une grande utilité '^. D'autre part, la Catalogne et le Portugal venaient de se révolter et Philippe IV réclamait pour la défense de la Péninsule l'envoi de nouvelles troupes wallonnes dans le moment oii notre pays en avait le plus besoin 4. Dans ce péril, l'infant s'adressa de nouveau à l'Empereur, mais si Ferdinand 111 promit de faire une diver- sion du côté du Rhin, il refusa de renvoyer aux Pays-Bas Pic- colomini, son meilleur général, et l'infant fut pour ainsi dire réduit à ses propres forces •>. ' Gevallos y Auge, relation précitée, pj). 509-31 1. - Idem, ibidem. ■' Voir au sujet de Tétat des troupes le rapport de Philippe de Silva du 8 novembre KUO. (S. E. E., t. L, f. 82.) * Voir les extraits de la Correspondance de l'infant avec Oiivarès publiés par Gachard dans G. R. H., 5^ série, t. VI, pp. 200 et suiv. =' Philippe IV à l'infant, 10 novembre 16i0. (S.E. E., t. L, ff. il et suiv.) ( 103 ) V. La situation de l'Espagne était plus critique qu'elle ne l'avait jamais etc. Si ses sujets se révoltaient, pouvait-elle répondre de ses alliés? L'un d'eux, et l'un des plus utiles, lui donnait, en ce moment, de grandes inquiétudes. C'était Charles IV de Lor- raine. Tout le monde connaît les aventures de ce brillant con- dottiere qui vécut pendant près de quarante ans loin de son j»ays, n'ayant pour fortune que sa petite armée (ju'il louait tantôt à l'Empire, tantôt ^^ l'Espagne. Dès son avènement au Irône, c'est-à-dire dès 16^4, il s'était brouillé avec la France qui convoitait ses Etats K En iC27, il avait donné asile à la ducliesse de Chevreuse dont il devint l'amant, et il prit le parti de Marie de iMédicis et de Gaston. Le duc d'Orléans trouva deux fois un asile dans ses Etats et il devint son beau-frère par son mariage avec sa sœur Marguerite. Charles IV bravait ainsi Uichelieu qui lui déclara la guerre et s'empara de Nancy. Charles fut forcé d'abdiquer et il se mit au service de l'Autriche, pendant qun ses deux sœurs, Marguerite, l'épouse de Gaston, et Henriette, princesse de IMialsbourg et de Lixheim, se réfugiaient aux Pays-Bas. Dès lors nous le voyons guerroyer sur le Khin, en Alsace, en Franche-Comté ou en Lorraine; quelquefois il fait une courte apparition à Bruxelles et les bourgeois de cette ville conservèrent le souvenir des fêtes qu'il donna et de son adresse aux jeux populaires-. Charles était un chevalier accom- l)li. Adroit à tous les exercices du corps, d'un caractère enjoué, * Pour Charles de Lorraine, nous renvoyons au comte d'IIaussoxville, Histoire de la rciinion de la Lorraine à la Fra)tce,i\o\., et à F. de Robert, iiuteur de deux savants livres sur le duc de Lorraine intitulés, l'un : Campagnes de Charles IV, duc de Lorraine et de Bar, en Allemagne, en Lorraine et en Franche-Comté, 1634-1638; le second : Campagnes de Charles IV, duc de Lorraine et de Bar, en Franche-Comté, en Alsace, e)i Lorraine et en Flandre, i 638-1 643. - En 1GÔ6 et en lGi9. Voiv Ue^^e ei^XkVTERS, Histoire de Bru.velles, t. H, pp. 61 et OS. ( 10 i ) vif et railleur, il avait tout ce qu'il fallait pour séduire. Cétail^ en outre, un homme de guerre de premier ordre, comme il le prouva à la bataille deNordlingen,aux sièges de Dôleetd'Arras. Mais toutes ses qualités étaient déparées par son manque de caractère. Sa versatilité en politique n'avait d'égale que son inconstance en amour. Marié à l'âge de 15 ans à sa cousine Nicole, il s'éprit de Béatrice de Cusance, dont la beauté était célèbre dans toute la Franche-Comté. Béatrice épousa le princ^; de Cantecroix, mais quand elle eut perdu son mari, Charles do Lorraine demanda sa main et sans attendre que son premier mariage eût été annulé par l'Eglise, il l'épousa. L'inlluence do celte femme qu'il emmenait partout avec lui et qu'on appelait sa c( femme de campagne », celle de M'"^ de Chcvreuse qui était en ce moment à Bruxelles et qui songeait à se réconcilier avee Richelieu, le poussèrent à négocier avec la France, bien que Philippe IV lui offrît le titre de capitaine général et que l'infant lui promît pour ses troupes les quartiers d'hiver les plus avan- tageux '^. 11 se rendit à Paris et signa, le 29 mars 1641, le traité de Saint-Germain par lequel il promettait ridclité au roi et lais- sait Nancy en dépôt jusqu'r^i la conclusion de la paix 3. Mais un mois plus tard, Charles IV protestait contre les conditions qu'on lui avait imposées et offrait de nouveau ses services i\ l'infant. Le gouverneur général ne s'abusait pas sur la sincérité des promesses d'un homme dont il connaissait mieux que per- sonne l'humeur inconstante, mais il croyait nécessaire d'en- lever à la France un capitaine dont la valeur était incontes- table ''*, et il proposa au duc des conditions très honorables, telles que le commandement avec le titre de capitaine général d'une armée de 12,000 hommes, dont la moitié serait compo- sée de Lorrains, avec artillerie, compagnie de train et tous les ' Le roi à l'infant, 27 janvier 1G41. (S. E. E , t LI, f. 161.) 2 L'infant au roi, i) mars 1641. (S. E. E., t. LU, f. 69.) •"' DuMONT, Cours universel diplomatique du droit des gens, t. VI, 1« partie. * L'infant au roi, 21 mai 1641. (S. E. E., t. LUI, f. 115.) Suivent les articles du traité que l'infant propose au duc de Lorraine. ( lOo ) services accessoires; il s'engageait en outre à faire comprendre le duc dans le traité de paix et à le rétablir ainsi dans ses États. Philippe IV approuva la conduite de son frère, tout en décla- rant qu'il se montrait trop généreux envers un prince de si peu de parole, dont la perte, d'après lui, n'eût pas été irréparable. Le roi trouvait imprudent de promettre au duc de le rétablir dans ses Etats, pareille promesse pouvant devenir un obstacle au rétablissement de la paix depuis que la France détenait les principales places fortes de la Lorraine. Il s'exprimait en termes très vifs sur les relations du duc avec la princesse de Gante - croix et il allait même jusqu'à recommander à son frère de le faire arrêter si sa conduite redevenait suspecte K Charles IV resta l'allié de l'Espagne; nous le verrons encore servir aux Pays-Bas avec sa petite armée sous les ordres des généraux espagnols, mais son humeur inquiète, ses exigences en matière de cantonnement, les déprédations de ses soldats dans nos provinces et les pays voisins, amis de l'Espagne, comme le pays de Liège, indisposèrent de plus en plus conire lui la cour de Bruxelles, jusqu'au jour où, lasse de ses incartades, elle ordonnera d'arrêter le prince lorrain qui sera conduit en Espagne oii il restera prisonnier jusqu'à la paix des Pyré- nées -. Réconcilié pour le moment avec le duc de Lorraine, l'infant chercha encore à entraîner dans le parti de l'Espagne les grands seigneurs français, ennemis de Uichelieu,avec lesquels il traitait depuis quelques années. Si le puissant cardinal réussissait à accabler ses ennemis à l'extérieur, il ne parvenait pas à étouffer les factions qui renaissaient sans cesse depuis son arrivée au pouvoir. Le comte de Soissons, depuis les événements de 1636, séjournait à Sedan, chez le duc de Bouillon, qui subissait plus l'influence de sa femme Éléonore de Bergh, d'origine belge et dévouée à l'Espagne, que celle de son oncle Frédéric-Henri, le stadhouder des Provinces-Unies. Le jeune Henri de Guise, fils ' Le roi à l'infant, 10 juin 16il . (S. E. E., t. LUI, f. 215.) 2 Voir la fin de ce chapitre. ( iOG ) (le lex-roi de la Ligue, était venu le rejoindre. Ces trois sei- gneurs se mirent en rapport avec tous les adversaires du cardi- nal : le duc César de Vendôme et ses deux fds les ducs de Mercœur et de Beaufort, la duchesse de Chevreuse, les ducs de Soubise et de La Valette. Le roi somma Cuise de revenir à Paris et invita le duc de Bouillon à retirer l'hospitalité au comte de Soissons. Celui-ci ayant refusé de se retirer à Venise, Hiche- lieu lui retira sa pension et envoya le maréchal de CliAtilion en Champagne pour observer les réfugiés de Sedan. Se sentant menacés, Cuise et Bouillon implorèrent la pro- tection de l'infant avec qui du reste ils étaient en rapport depuis deux ans par l'intermédiaire de l'abbé de Mercy, frère du célèbre général bavarois du même nom K L'infant, qui savait qu'il ne pouvait triompher de la France qu'à la faveur des troubles qu'il provoquerait dans ce pays, accueillit la demande des deux exilés et leur députa Michel de Salamanque, le secré- taire d'État et de guerre des Pays-Bas 2. Il donna à son agent des insiructions très détaillées, car si disposé qu'il fût à s'allier avec les deux princes français, le gouverneur espagnol ne tenait nullement à être joué comme il l'avait été en 1036 3. H voulut des garanties, telles que la remise d'une place forte qui lui permît de faire passer ses troupes en toute sécurité et d'éta- blir des magasins de vivres et de munitions ou tout au moins la certitude que ses alliés tenteraient une diversion qui met- trait le Hainaut et l'Artois à l'abri d'une invasion ^K Salamanque était le diplomate qu'il fallait pour mener à bien une négo- ciation aussi délicate •">. Il obtint l'adhésion des deux ducs. Il ' Inslriiclion pour l'abbé de Mercy et le secrétaire César de Chambley (le ce qu'ils doivent traiter avec les seigneurs comlos de Soissons, duc de Bouillon et leurs confédérés, 20 novembre IGoU. (S. E. E., l. XLIX, f. 95.) - L'infant au roi, 9 mars !6M. (S. E. E., l. LU, f. 7o.) -' Instruction pour Michel de Salamanque (s. d.), envoyée de Bruxelles ;i Philippe IV par l'infant, dans sa dépèche du 9 mars iGil. (S. E. E., t. LU, 1. 79.) ' Instruction précitée. •■' L'infant fait l'éloge de Salamanque dans sa lettre au roi du 5 avril. (S. E. E.,l. LU, f. -225^.j ( 107 ) fut convenu que l'infant leur fournirait 3,000 hommes et Targ nt dont ils auraient besoin pour lever des troupes et s'emparer par ruse ou par force d'une place forte sur la Somme ou sur la Meuse. Ils demeureraient maîtres des postes conquis. Ils donneraient dans une de ces places le gage que l'infant désirait, c'est-à-dire un endroit par lequel il pût (;n tout temps faire passer ses troupes, sinon le duc de Bouillon remettrait un faubourg de sa ville de Sedan, faubourg fortifié qui dominait la place. Piccolomini devait approcher du côté de la Champagne avant le 15 mai avec une armée de 8,000 à 10,000 fantassins et de 4,000 à 5,000 cavaliers i. L'infant remit ù Beck, le gouverneur du Luxembourg, 80,000 écus en le priant de ne rien distribuer avant d'avoir en main le gage ])romis -, et il députa en Allemagne le même Salamanque, pour obtenir de TEmjxireur qu'il renvoyât Piccolomini sans tarder et le persuader que l'Autriche devait plus que jamais unir sa cause à celle de l'Espagne ^. Suivant le traité précité, les conjurés prominmt de s'emparer de la place de Péronne sur la Somme et du mont Olympe, près de Mczièrcs,sur la Meuse. Mais, malgré les instances de l'infant, ils ne reçurent pas fie Madrid l'argent qu'il leur fallait pour corrompre la garnison du mont Olympe, et quant à Péronne, le duc de Bouillon ne voulut rien entreprendre avant de savoir la résolution du comte de Soissons, et bientôt le changement de garnison et les mesures de précaution prises par Richelieu ' Nous n'avons pas reti-oiivé le texte du traité, mais nous jmuvons en deviner la substance par la coi-respondancc du roi avec l'infant, notam- ment par ses dépêches du 18 et du 21 mai 1641 (S. E. E., t. LUI, flf. 5:2 et 119) et par quelques pièces justificatives qui ont été insérées dans le même volume, ff". 55 et suiv., tels une lettre de Becq à Salamanque, du 10 avril; une lettre du due de Guise et une du duc de Bouillon, du U du même mois; un extrait du traité général; une instruction du duc de Guise pour le seigneur de Bridieu, député auprès de Beck, etc. 2 L'infant à Philippe IV, 5 avril 1641. (S. E. E., t. LU, f. 22o.) ^ Instruction de Salamanque (s. d.) faisant suite à la dépêche de l'infant à Philippe IV du t> avril. (S. E. E., t. LU, f. 300.) ( 108 ) rendirent l'entreprise impossible. Les ducs se plaignirent vive- ment de l'abandon dans lequel on les laissait et menacèrent do se réconcilier avec la cour de France si dans un délai déterminé on ne leur fournissait pas l'argent nécessaire i. Ces difficultés ne rebutèrent pas l'infant, et comme les ducs proposaient de traiter avec le comte de Soissons, le gouverneur, qui compre- nait l'importance qu'il y avait à rallier à sa cause un prince du sang et un homme aussi résolu que le comte, se relâcha quel- que peu de ses exigences et envoya don Antonio Sarmiento pour s'entendre avec lui et conclure un nouveau traité avec les princes "^. Soissons entra dans la ligue et Lamboy étant arrive avec son armée, les confédérés, sans attendre Piccolo- mini, pénétrèrent en France. Ils rencontrèrent dans les bois de La Marfée, près de Sedan, le corps de Châtillon et rem- portèrent sur les troupes royales une victoire complète; mal- heureusement, Soissons fut tué d'un coup de pistolet, et sa mort non seulenifmt rendit la victoire inutile, mais amena la dissolution de la ligue. Bouillon implora son pardon et le roi le lui accorda à condition qu'il permettrait dorénavant aux soldats français de passer par sa ville de Sedan. Le duché de Luxembourg était sauvé. C'était un beau succès pour Lamboy. En même temps, le comte de Salazar battait Saint- Preuil, le gouverneur d'Arras. — Il est vrai que la Meille- raye s'empara d'Aire en Artois. — L'infant, qui avait reçu des secours de Charles de Lorraine, entreprit de reprendre la place. Il tomba malade et dut revenir à Bruxelles. Francisco de Melo était arrivé. Le roi lui avait donné le titre de gouver- neur et de capitaine général de l'armée d'Alsace 3. C'était plutôt * Lettres précitées du duc de Guise et de Bouillon à Salamanque. du 9 avril 16-41. — Cf. la lettre de Bouillon à Michel de Salamanque, du 8 avril. (S. E. E., t. LUI, f. 09.) 2 Instruction de Sarmiento (s d.) faisant suite à la dépêche de l'infant à Philippe IV du 2-5 avril. (S. E. E-, t. LU, f. 291.) - Cf. la lettre de l'infant à Philippe IV, du 5 juin 1641. {Ibidem, t. LUI, f 192.) 5 Philippe IV à Francisco de Melo, 27 janvier 1641. (S. E. E., t. LI, f. 159.) — Philippe IV à l'infant, même jour. (Ibidenu) ( 109 ) un titre honorifique, car il n'y avait plus d'armée d'Alsace, mais qui donnait au nouveau général le même rang que celui (le gouverneur des armes. Philippe IV n'avait osé le nommer lieutenant général de l'infant de crainte de déplaire à Charles de Lorraine qu'il fallait ménager, ni à Thomas de Savoie dont on attendait le retour t. Le nouveau général délivra Lille et reprit Aire, quoique l'ennemi eût la supériorité numérique, mais, par contre, il perdit les places de Lens, de La Bassée et de Bapaume. Tel fut le bilan de la campagne de 1641 '-i. L'infant, qui avait partagé les fatigues de ses soldats, pris part ù tous les sièges et h toutes les marches, mourut le 9 novembre. Ce fut une grande perte pour notre pays. Comme sa tante Isabelle, le jeune prince avait su se concilier l'affeclion des Belges. 11 avait rendu confiance aux populations par l'activité qu'il avait montrée à les défendre, et par son tact et sa fermeté il avait su inspirer le respect de la maison d'Espagne à la plupart de ces capitaines étrangers qui étaient accourus à son appel plutôt par intérêt que par affection pour le roi Catholique. Après la mort de l'infant, le gouvernement fut pendant quelque temps exercé par une jointe que le roi avait composée (le P'rancisco de Melo, du marquis de Velada, du comte de Fontaine, de don Andréa Cantelmo, de l'archevêque de Matines et du président Koose. Bientôt après, Francisco de Melo fut investi des hautes fonctions de gouverneur général des Pays- Bas. C'était un fonctionnaire instruit, laborieux, qui avait des états de service honorables et qui, quoique Portugais, avait toujours montré un grand attachement à Philippe IV 3. A ^lilan et à Naples, où il avait jadis exercé les mêmes fonctions (le gouverneur, il avait réussi à se concilier les populations et ' IMiilippe IV à l'infant, 24 janvier 1G4I, t LI, f 118. - Vlncaut, Relation de 1641, publiée par A.^Rodriij;uez Villa dans le lome 111 des Cuiuosidades de la historia de Espana. Madrid, 1890. ^ Sur Francisco de iMelo, voir les renseignements biographiques réunis par M. Uodrigucz Villa, dans l'ouvrage précité, et la notice de M. Piol, dans la Biographie nationale de Belgique. ( 110 ) à obtenir les subsides dont il avait besoin. Il débuta de môme aux Pays-Bas, remit Tarméc sur un pied respectable, corrigea une partie des abus qui s'étaient introduits pendant la maladie de rinfant, inspecta le château d'Anvers, les forts de l'Escaut; bref, il pourvut à tous les services administratifs et entra en campagne de bonne heure avec 20,000 hommes d'infanterie et 10,000 chevaux. Il enleva ou plutôt reprit Lens sans faire de circonvallation. La Bassée était mieux garnie et la place plus forte I. Melo dut entreprendre un siège en règle. Le comte d'Harcourt, commandant de l'armée de Picardie, et le maréchal de Guiche marchèrent au secours de la place; quand ils virent que Melo les attendait dans ses lignes avec son armée en bataille, ils se retirèrent sans avoir rien tenté. La Bassée se rendit le II mai, et les généraux français, con- sidérant la campagne comme terminée, se séparèrent. Melo détache quelques régiments sous Fontaine pour observer les Hollandais, envoie en Flandre les troupes de Beck, les Impé- riaux d'Enckevoort et les hommes d'armes de Bucquoy, simulant une attaque contre le Boulonnais, et quand il a séparé les deux armées de Harcourt et de Guiche, il rappelle ses détachements et, de La Bassée, son quartier général, tombe, sans avoir commu- niqué ses projets à aucun otficier supérieur, sur Guiche établi sur une colline prèô du Catelet, avec l'Escaut à dos, sa gauche appuyée à l'abbaye d'Honnecourt, sa droite à un bois escarpé dont il avait négliger de fortifier les accès parce qu'il le croyait impénétrable -. Beck, le maître de camp général, chargé de * Sur le siège de La Bassée, voir les nombreux détails donnés pai' Vincart, dans sa relation de 1642, publiée dans le tome LIX des Docu- mentas inédites. 2 Dans sa lettre au roi du 1 juin 1642 et dont un résumé se trouve aux Archives du Ministère des Afliaires étrangères à Paris, Pays-Bas, t. XIV, L 33o, Melo parle de ses projets futurs, projets conçus sans qu'il les eût communiqués aux autres : « y sin noliciâ de algunos cabos, corao la disposicion que encamine al attaque del conde de Guiche haviendo me valido el secreto mucho ». Si les plans de Melo étaient inconnus à Bruxelles, ils ne l'étaient pas à Paris, couime on peut en juger par les extraits de ses letlres. ( m ) reconnaître le tenain, remarqua un chemin qui passait près du prieuré d'Honnecourt et conduisait aux lignes françaises. Melo donna le signal de la bataille. L'artillerie espagnole, placée sur une colline élevée, foudroyait le camp ennemi. Beck commandait l'aile gauche avec quelques régiments espagnols, italiens, wallons et allemands, soutenus par les hommes d'armes, les régiments d'Alsace et les quatre com- pagnies luxembourgeoises; la droite était confiée au général de la cavalerie, marquis de Velada, avec le reste des Espagnols et les chevau-légers; le baron d'Enckevoort, avec ses Impé- riaux, commandait la réserve. Beck se porta résolument vers la droite de l'ennemi, sa partie faible. Les tercios Villalva et Velandia, suivis de quatre bataillons de Wallons, escaladèrent les hauteurs de la colline boisée et leurs mousquetaires, détachés en tirailleurs, débus- quèrent les défenseurs, les rejetèrent en désordre, pendant (jue Bucquoy et ses hommes d'armes forçaient le passage entre l'abbaye et la colline, soutenus par les Italiens de Liponli et de Strozzi, et, refoulant la cavalerie ennemie, pénétraient dans les quartiers de Guiche. Le maréchal de camp Boutellier fut tué ! La droite de l'ennemi était enfoncée ; n'allait-il pas tenter un suprême effort i)our la dégager? Guiche, en effet, s'est aperçu du désordre des siens; il rallie quelques régiments de cavalerie et d'infanterie et se jette impétueusement sur les troupes victorieuses de Bucquoy occupées à piller les bagages. Ce retour offensif fit reculer les assaillants, Bucquoy faillit être fait prisonnier; la cavalerie française refoula les tercios Liponti et Guasco. Velandia et Villalva, heureusement, arrêtè- rent la fuite et permirent ù Bucquoy de rallier les siens. Une nouvelle attaque eut lieu ; il vint des renforts à l'ennemi, et les nôtres furent refoules une seconde fois et durent aban- donner la colline. Les Wallons accoururent à la rescousse; conduits par le valeureux prince de Ligne i et les maîtres de camp Grobben- * « Tan bizaiTO senor el principe de Ligne », expression de Vincart. ( 112 ") doncq, De Granges, De Conteville, ils avaient pénétré dans le bois avec leur valeur habituelle i. Ils gravirent la colline, sou- tinrent trois charges, et la colline leur resta. Beck réunit toute son infanterie, Bucquoy la cavalerie, et renforcés par quelques gens du marquis de Velada, ces deux intrépides commandants attaquèrent une troisième fois et restèrent définitivement maîtres de la partie droite du camp. Il fallait compléter cette victoire en s'emparant des retran- chements de gauche. La droite espagnole, sous les ordres du marquis de Velada, soutenue par les régiments Albu- querque, Alonso Davila et Georges Castelvi, monte à l'assaut. Les nôtres trouvèrent une énergique résistance, surtout de la part du régiment de Piémont. Trois fois ils furent repoussés de la tranchée. A la fin, elle leur resta, mais Melo avait dû engager f^a réserve. Un dernier effort de Guiche arrêta un moment les nôtres; enfin la victoire, et une victoire complète, resta aux Espagnols. L'ennemi perdit plus de 4,000 hommes, son artillerie, ses étendards, entre autres la cornette blanche, msigne du commandement suprême en France. Guiche, qui avait livré la bataille contre l'avis des officiers généraux, s'en- fuit à bride abattue. On parla quelque temps à Paris des épe- rons (c à la Guiche 2 ». Melo ne perdit pas de temps. Après avoir accordé aux offi- ciers les honneurs et les récompenses qu'ils méritaient, il prit ses dispositions contre un retour offensif de l'ennemi ou l'ar- rivée du comte de Harcourt, qui n'était qu'ici quatre lieues de lu. 11 s'installa trois jours à Marnières, puis alla à Cambrai. Son but était de reprendre Cateau-Cambrésis et Landrecies, quand il fut appelé du côté du Rhin. Les Hessois et les Weimaricns avaient défait Lamboy, pris Nouss et Duren, et menaçaient notre pays. D'autre part, Harcourt avait rappelé Guébriant. Il fallait couvrir notre frontière de l'est. C'est pourquoi Melo ^ « Con cl acostiimbrado valor de la nacion valona », idem. - Nous avons suivi le récit très complet de Vincart, dans la relation iirécilée de 1042. — Cf. le duc d'Aumale, loc. cit., t. IV, pp. 470 et 471. ( 1^3 ) dut changer tout son plan. Il passa par Maroilles et Maubeuge, mit le Hainaut comme l'Artois en état de défense, chargea Beck d'observer Harcourt, et lui-même continua sa route par Binche, Fleurus, Tirlemont, Diest, se dirigeant vers la Meuse qu'il franchit à Stevensweert; mais il n'eut pas le temps d'em- pêcher la jonction des Weimariens et des Hollandais dans une position presque inattaquable près de Kinberg. 11 se con- tenta d'avoir mis le pays à l'abri d'une invasion allemande et revint en Flandre, renforça les garnisons des places frontières et, par ses marches et contremarches multiples, ses diversions habiles, sa vigilance toujours en éveil, fatigua l'ennemi et lui ferma jusqu'à la fin de la saison l'accès des Pays-Bas '. VI. La victoire de Honnecourt avait valu à Melo la grandesse et le titre de marquis de Tor de Laguna. Elle n'enivra pas le modeste général qui avait même supplié le roi, en lui rendant compte de la bataille, de le décharger du commandement, ou, pour employer ses propres termes, de laisser à un autre l'honneur de récolter ce qu'il avait semé '^. Pour la gloire de Melo, ce vœu aurait dû être exaucé! Honnecourt était la plus belle victoire que les Espagnols eussent remportée depuis Nordlingen. Ce fut aussi leur dernier triomphe. L'année sui- vante, le 19 mai 4643, ils essuyaient la terrible défaite de Rocroi. On sait dans quelles conditions se livra cette bataille 1 ViNCAiiT, relation précitée de 1642. Cf. la lettre précitée de Melo au roi, du 4 juin 1642. — La bataille de Honnecourt eut lieu le 26 mai. * « Pruebe V. M. cuanto quiera mi voluntad, pero no mas mi fortuna, habiendo quedado con tal conocimiento de lo poco que valgo, en las horas que duré la batalla, que deseo por todo extrême y sobre todo dejar estas victoriosas armas a olro gênerai, que pueda ôoger el fruto de lo que hemos sembrado. » Rappelé par Canovas del Castu.lo, dans l'ouvrage déjà cité, Eshidios del reinado de Felipe IV, t. II, p. 132. Cette lettre doit être du 10 octobre, car un extrait d'une dépêche de celte date {Aïï. étrangères, Pays-Bas, t. XIV, p. 598) contient le même vœu. Tome LIV. 8 i ( ili ) qui fit perdre aux soldats du roi CatFiolique leur réputation d'invincibles. Melo avait médité de pénétrer en France par la vallée de l'Oise, le point le plus vulnérable de sa frontière du nord, avons-nous dit, et il assiégeait la place forte de Roeroi. Il s'était retranché suivant la mode du temps et attendait d'un moment à l'autre la capitulation de la forteresse, placée en flèche, presque enclavée dans les Pays-Bas et incapable d'une longue résistance. Condé, alors duc d'Anguien, généralissime des troupes françaises, qui connaissait le plan de Melo par des lettres interceptées, accourut au secours de Roeroi •. Il résolut de livrer bataille malgré son entourage. Le premier jour se passa en préparatifs. Si Melo avait eu plus d'initiative, il aurait profité d'un faux mouvement de La Ferté, le commandant de l'aile gauche française qui, voulant tourner le camp espagnol et s'étant porté trop loin avec sa cavalerie, découvrit le centre de l'armée française. Fontaine, qui commandait le centre espa- gnol, se contenta d'avancer d'une centaine de mètres pour rec- tifier sa position. Les officiers supérieurs espagnols étaient esclavis de la méthode et leur adversaire avait du génie! La bataille commença le lendemain aux premiers rayons du soleil. Elle tourna d'abord à notre avantage. Isembourg, à la tête de la cavalerie dite d'Alsace, enfonça l'aile droite ennemie commandée par La Ferté, fit reculer les deux premières lignes et se jeta sur la réserve, pendant que les lercios du centre se portaient en avant, préludant à une de ces charges qui ren- daient le choc des Espagnols irrésistible. Malheureusement M. le Duc n'avait pas rencontré la même résistance à noire aile gauche. Albuquerque, qui la comman- dait, recula devant les forces supérieures de l'ennemi que diri-. geaient le généralissime lui-même et l'impétueux Gassion. Melo était vainqueur à une aile, M. le Duc à l'autre. Au centre, nous gagnions du terrain. C'était un de ces moments critiques ' Voir la dépêche de Melo au roi, du 15 avril 1643, et dans laquelle le gouverneur expose son plan de campagne. (Archives du Ministère des Affaires étrangères à Paris, Pays-Bas, t. XIV, f. 546.) ( 41o ) OÙ tout dépend de Tordre que va donner le général en chef, le moment ou jamais où il faut du coup d'œil et du sang-froid, où toute fausse manœuvre entraîne la déroute. Condé eut une de ces inspirations comme en ont seuls les grands capi- taines. Il revint avec ses escadrons victorieux se jeter sur les deux dernières lignes de Melo, composées d'Allemands et de Wallons, les enfonça et tomba sur la première ligne, compo- sée d'Espagnols, déjà en mouvement, avons-nous vu, pour entamer le centre français. Ce mouvement tournant qui pre- nait d'écharpe et à revers les trois lignes de Melo, changea la face du combat. Les meilleures troupes, a-t-on dit, ne résistent pas n des coups de feu dans le dos. Et comment résister aux charges de Condé? Quand il eut mis le désordre dans ces trois lignes savamment disposées, où les unités tactiques étaient classées comme les pièces d'un échiquier, M. le Duc voulut achever la victoire avant l'arrivée de Beck qui n'était qu'à quelques lieues de là; il rallia sa réserve, toute sa cavalerie, attaqua les tercios espagnols reformés en une seule phalange, les accabla sous un feu meurtrier, les écrasa, les força de demander quartier. Disons-le, comme tout le monde du reste la reconnu, la résistance fut désespérée et les cinq tercios espagnols, Albuquorque, Velandia, Villalva, Castelvi, Garcics, avec leur énergique chef, le comte de Fontaine, qui mourut en héros, attestèrent une dernière fois la bravoure de cette infanterie d'élite qui était venue trouver son tombeau devant Rocroi •. ' Sur Rocroi, voir le récit en français du duc d'Aumale, Hhtoire des princes de Condé, t. IV, chef-d'œuvre de narration militaire, et en espagnol, Canovas del Castillo, Estudios del reinado de Felipe IV, t. II, et une tentative de réhabilitation du duc d'Albuquerque, par D. RoDRiGUEZ Villa, El duque de Albuqiierque en la batalla de Rocroy ; impiignacion a un articula del duque d'Auinale scibre esta batalla y noticia biografica de aquel personaje, dans la Revista de Archivos, Madrid, 1883. — Tous ces récits sont fondés en grande partie sur la desciiption que Vincart donne de la bataille dans sa relation de 1643, Documentas ineditas, \. LXXV. ( 116 ) La défaite de Rocroi causa un vif émoi dans le pays. On en voulait au gouvernement d'avoir retiré le commandement de la cavalerie à Bucquoy, qui s'était si bien distingué à Honne- court, pour en investir l'incapable duc d'Albuquerque, dont la défaillance entraîna la déroute de l'aile gauche, commence- ment de la défaite. C'était donc à un étranger qu'on imputait la première cause de ce désastre qui ouvrait le pays à l'inva- sion ^. M. le Duc, en effet, venait d'entrer en Hainaut, s'em- parait de Binche, tandis que Gassion marchait sur Nivelles, envoyant ses coureurs jusqu'aux portes de Bruxelles, levant des contributions, répandant partout la terreur. Le vainqueur ne put toutefois s'emparer ni d'Avesnes, ni de Cambrai, ni de Nivelles 2. Du reste, cette pointe hardie dans le Brabant n'était qu'une diversion. Condé avait compris les difficultés et les dangers d'une marche trop rapide dans les Pays-Bas. Il ne voulait les attaquer ni par le littoral, ni par le sud. Dans le premier cas, il aurait dû faire le siège de toute une ligne de places importantes, telles que Gravelines, Mardijk, Dunkerque, opération difficile pour laquelle le concours des Hollandais était nécessaire; or, les Hollandais devenaient jaloux des Fran- çais et redoutaient de les voir s'approcher trop près de leur frontière. Dans le second, il craignait d'être pris à revers par les garnisons des nombreuses places qui s'échelonnaient sur les frontières du Brabant et du Hainaut. Il trouvait plus sage de s'ouvrir la route de la Moselle, de couper ainsi les communi- cations entre l'Allemagne et les Pays-Bas, d'empêcher l'arrivée de renforts de ce côté et il résolut de faire le siège de Thionville. Son plan fut approuvé par la reine mère et par JVIazarin, qui plus tard même s'en attribua tout l'honneur. Le 18 juin, le duc était sous les murs de la place. Il rencontra une résistance ' Francisco de Galaretta à André de Rozas, 19 et 26 août 1643, cité par Gachard, Bibliothèques de Madrid et de VEsciirial, et publié dans les DocuMENTOS LNEDiTOS, t. LIX, pp. 2o7-261. — Cf. la lettre de Melo au roi. du 15 avril 1643. (Affaires étrangères, Pays-Bas, L XIV, f. 542.) 2 ViNCART, relation précitée de 1643. ( H7 ) énergique. 11 dut entreprendre un siège en règle, enlever les dehors pied à pied, faire trois brèches. Deux assauts furent infructueux. La place ne capitula que le 8 août, après la mort du gouverneur. Melo n'avait pas eu le temps de la ravitailler. La prise de Sierck, le 3 septembre, compléta cette seconde victoire qui nous enlevait toute la ligne de la Moselle. Depuis Arras, c'était la perte la plus sensible que nous eussions éprouvée. Comme la Flandre, le Luxembourg était ouvert'. Melo n'avait pu sauver Thionville. Il avait du courir en Cam- pine, s'emparer d'Eyndhoven, pousser jusqu'à Venloo; bref, taire une diversion du côté de la Meuse, afin d'inquiéter les Hollandais qui avaient débarqué à Philippine et menaçaient Huist, le Sas, Bruges, en un mot, les avant-postes de la Flandre. Il craignait que ces nouveaux envahisseurs ne fussent tentés de donner la main aux Français dans notre zone mari- time; il avait mis Dunkerque en état de défense, envoyé Fuensaldana dans le Boulonnais pour pnnenir toute attaque des Français de ce côté. Mais Condé, nous l'avons vu, avait un lout autre plan et voilà pourquoi le gouverneur espagnol, prenant le change sur les dispositions de son adversaire, fut hors d'état de secourir Thionville. Quand il vit que Trêves était menacé, il fit mine d'envahir la France par le Hainaut, après avoir mis du monde suffisant dans le \amurois et le Luxem- bourg. A son tour, (^ondé dut (juitter le pays de Trêves. Somme toute, Melo avait tiré le meilleur parti de la situation presque désespérée oi^i se trouvait notic pays après Rocroi. Il avait couvert l'Artois, le Hainaut, le Cambrésis, fait face à tout, ménagé ses hommes, trouvé de l'argent pour les besoins les plus pressés dans un moment où la cour de Madrid n'envoyait rien ou presque rien. Sans prendre à la lettre les éloges que lui adresse Vincart, le rédacteur officiel des campagnes de cette époque, il est juste de reconnaître à Melo une prudence ^ Sur le siège de Thionville, voir la relation précitée de Vincart et la description du duc d'Auma[,e, loc. cit., t. IV. ( 118 ) consommée 11 fut, du reste, secondé par les autorités belges et les corps constitués de nos provinces. Le Conseil des finances lui donna l'argent nécessaire, les états de Flandre, de Namur, de Hainaut lui votèrent les subsides indispen- sables. Disons enfin que les Français ne furent pas partout aussi heureux qu'aux Pays-Bas. Guébriant, qui commandait l'armée weimarienne, fut blessé mortellement au siège de Rottv^^eilen, en Souabe, et Rantzau battu à Tutlingen. Les choses prenaient donc une mauvaise tournure en Allemagne, au point que Mazarin dut envoyer Turenne et Condé pour les rétablir. VIL Le départ de Condé sauva les Pays-Bas. Le duc d'Orléans, que Mazarin voulait opposer au glorieux vainqueur de Rocroi, dirigea la campagne de 1644. Il avait sous lui les corps de La Meilieraye, de Gassion et de Rantzau. Le premier avait son quartier général à Amiens, le second à Péronne, le troisième à Abbeville. En même temps, l'armée de Champagne masquait le Luxembourg. Toute notre frontière du sud était menacée. Melo dut disséminer ses forces. Ce fut Gravelines qui fut atta- qué. Dans l'esprit de Mazarin, la conquête de cette place devait assurer celle de Dunkerque et de la Flandre maritime. La Meilieraye s'établit au nord de la ville pour intercepter toute communication avec Dunkerque. Gassion campa entre Grave- lines et Saint-Omer, Rantzau investit la place du côté de la France. Les Hollandais bloquaient la côte. Les Espagnols ten- tèrent vainement de forcer les lignes françaises. La ville dut se rendre, le 29 juillet, après quarante-six jours de tranchée ouverte 'sJ. Le même jour, Fribourg-en-Brisgau succombait. Le 20 juin, Daelhem avait été enlevé par la garnison de ' ViNCART, relation de 1643. - Idem, relation de 1644. — Cf. Chéuuei,, Histoire de la minorité de Louis XIV, 1. 1, pn. -276 et suiv ( 119 ) Maestricht, puis ce fut le tour de Fauqueniont et de Kolduc. Les pays d'outre-Meuse étaient perdus L Nous reculions devant l'invasion qui, par les deux extrémités à la fois, enserrait notre territoire. Mazarin crut le moment venu de faire appel aux armes. Son ambassadeur à La Haye, le comte d'Estrade, répandit des libelles ou plutôt des proclamations invitant les Belges à se débarrasser du joug étranger, h s'unir aux Hollandais, pour former, à l'instar des cantons suisses, une puissante confédé- ration respectueuse des droits de chaque État '^. Mazarin n'eut pas plus de succès que Richelieu en 1635. Nos pères savaient ce que valaient ces avances perfides et ils restèrent fidèles à leur souverain légitime. Melo avait quille la Flandre dans le courant de l'année. Le roi songeait à confier le gouvernement de nos provinces à son fils don Juan, avec des pouvoirs et un rang égaux à ceux qu'avait eus le cardinal-infant. Comme son illustre homonyme, le vainqueur de Lépante, ce fils de Philippe IV était de nais- sance illégitime. U avait pour mère une comédienne de Madrid, la célèbre Calderona. Cette nouvelle excita une vive indignation au sein de la noblesse brabançonne, déjà si irritée du désastre de Rocroi. La bâtardise du prince, disait-on, était, aux termes du droit brabançon, un obstacle à sa nomination. Conrard d'Ursel, baron d'Hoboken, était à la tête des mécon- tents, parmi les(|uels figuraient le comte d'Isembourg et même l'archevêque de Malines. On allait jusqu'à prétendre que Melo n'était pas étranger ii cette agitation. Bien qu'il fût odieux aux populations depuis la dernière campagne, et que le roi l'eût rappelé en termes très flatteurs pour sa personne •^, il était peu * Henraud, Introduction a la relation de Vincart de 1644, d'aprôs les archives de l'Audience. 2 Castel Rodrigo à Philippe IV, 20 août 1644. {Doctunentos inédites, t. LIX, p. 445.) — Cf. Chéruel, Histoire de la minorité de Louis XIV, t. I, p. 290. 5 Philippe IV à Francisco de Melo. 1 ri janvier 16i4. (Ms. 16150 de h\ Bibliothèque royale.) ( 120 ) désireux de retourner en Espagne. 11 se demandait ce qu'il irait faire à Madrid, où il n'aurait pour tout équipage qu'un car- rosse à deux mules pour se rendre au Conseil d'Etat, lui qui avait commandé des armées et des royaumes i ! Philippe IV ajourna le départ de son (ils pour la Flandre et en attendant qu'il eût pourvu au remplacement de Francisco de Melo, il confia le gouvernement civil à don Manuel de Moura, deuxième marquis de Castel Rodrigo, ancien ambassadeur à Rome, et fils de Christophe de Moura, le célèbre ministre de Philippe il, et le gouvernement militaire à Piccolomini, créé depuis peu duc d'Amalfi, et qui se prépara aussitôt i\ retour- ner aux Pays-Ras. Ce partage de l'administration centrale raviva les inimitiés qui avaient mis souvent aux prises les hauts fonctionnaires et dont notre pays devait souffrir encore longtemps. Rodrigo, par exemple, se plaignait de n'avoir aucune part dans la direction des opérations militaires -. Or, en ce moment, certains de nos alliés donnaient des inquiétudes. Le duc de Lorraine était soupçonné de traiter secrètement avec la France. Il refusait de marcher contre les Provinces-Unies sous prétexte qu'il n'avait jamais eu à se plaindre des Hol- landais. Turenne avait été battu à Marienthal. On ne sut pas profiter de sa défaite 3. On entra en campagne un mois trop tard. Le duc d'Orléans, qui avait sous ses ordres Gassion et Rantzau, réunit son armée à Waten, au printemps de lOiG. N'osant forcer le passage de la Colme que défendaient Picco- lomini et Lamboy, il attira ces deux généraux vers la Lys pendant que Villequier, gouverneur de Roulogne, traversait * Sur la nomination de don Juan, le départ de Melo elles dispositions de la noblesse belge à cette époque, voir dans le Ms. précité une lettre de Jean de Necoldade, pensionnaire d'Anvers et veedor général, au secj-é- taire André de Rozas, du mois de janvier 1644, et dans le tome LIX des Documentos ineditos, pp. 526-351, les lettres de Francisco de Galaretta au même Rozas, du 2 et du 5 février 16i4, et un écrit du père Hilarion de Saint-Augustin, provincial des Carmes déchaussés. 2 Penaranda à Carlos Coloma, Kr juin 1645. (Doc. inecL, t. LXXXII.) ^ Ibidem. ( 121 ) la Colme, y jetait des ponts et assurait le passage à toute l'armée. Le duc d'Orléans la franchit alors et assiégea la place de Mardijk, dont le port avait une certaine importance; il s'empara de cette place le 10 juillet sans que Piccolomini pût la secourir. Les Français prirent ensuite le fort de Linck et lîourbourg. N'osant attaquer Dunkerque que couvrait Piccolo- mini, ils se dirigèrent vers la Lys, se rendirent maîtres du Mont-Cassel, puis de Saint-Venant et de Béthune. Gaston étant retourné h Paris, laissa le commandement à Gassion et à Rant- zau. Les deux maréchaux poursuivirent rapidement la con- quête des villes flamandes. Gassion s'empara de La Motte-au- Bois et Rantzau de Lillers, puis, réunissant leurs forces, ils prirent Armentières, Warneton, Comines et iMenin ^. Maîtres de la vallée supérieure de la Lys, ils s'avancèrent entre Bruges et Gand jusqu'au canal réunissant ces deux villes, pour aller rejoindre le prince d'Orange qui campait de l'autre coté, pen- dant que le duc de Lorraine, qui devait défendre le passage du canal, se réfugiait dans Gand et que Beck s'enfermait dans Bruges, laissant la campagne au pouvoir des Français. Gas- sion proposa aux Hollandais de passer l'eau ; ils hésitèrent (juclque temps h répondre à son invitation; ils se décidèrent enfin et, avec l'aide des Français, ils franchirent le canal entre Lovendegem et Mariakerke. Quand les deux armées furent réunies, au grand efiroi des Espagnols qui craignaient une attaque sur Bruxelles -, elles ne surent agir de concert; elles se bornèrent à passer ensemble la Lys à Deynze, puis l'Escaut à Gavre, contournèrent le territoire de Gand, et se dirigèrent vers Melle, sur le Bas-Escaut, où elles se séparèrent. Gassion et Rantzau retournèrent vers l'Artois, menacèrent La Bassée, « On trouvera un excellent résumé de cette campagne comme de la suivante dans le livre déjà cité de Chéruel, Histoire de France pendant la minorité de Louis XIV, t. II, pp. 08 et suiv. Pour les détails, nous ren- voyon quand on verrait annexés à cette couronne tout l'ancien )) royaume d'Auslrasie et des provinces entières dont la seule )) possession a donné autrefois moyen à des princes particu- » liers, qui en étaient le maître, non seulement de résister à » la France, mais de la travailler au point que chacun sait t. » Ces Pays-Bas, Mazarin espérait les obtenir en échange du Roussillon et des territoires que la France avait conquis en Catalogne 2. Il se disait que les Espagnols aimeraient mieux la * Mazarin à crAvaux et à Servien, 20 janvier 164G. — Négocia lions secrètes de Munster et d'Osnabriick, t. III, pp. 12 et siiiv. — Mignet, Négo- ciations relatives à la succession d'Espagne, t. I, pp. 177-182. 2 Lettre précitée. ( 132 ) Catalogne, qui était une partie essentielle de leur royaume et devenait aux mains des Français un danger perpétuel pour les provinces d'Aragon et de Valence. Mais tel n'était pas le senti- ment de tous les hommes d'État espagnols. Penaranda pensait que si l'Espagne devait faire un sacrifice, mieux valait pour elle abandonner le Roussillon, qu'elle pouvait reconquérir dans des temps plus heureux, que les Pays-Bas sans lesquels elle ne pourrait plus, comme elle l'avait fait si souvent, porter ses armées au cœur de la France i. La possession des places fron- tières des Pays-Bas avait, aux yeux de notre diplomate, une telle importance qu'il allait jusqu'à dire dans une lettre à Castel Rodrigo qu'il donnerait plutôt Tolède que Cambrai aux Fran- çais -. Mazarin s'abusait donc étrangement sur les sentiments des Esj)agnols s'il croyait obtenir les Pays-Bas par un simple échange avec la Catalogne et le Pioussillon. Avait-il plus de chance de les obtenir par un mariage 3, comme le proposait l'un des médiateurs au congrès de Munster, l'ambassadeur vénitien Contarini? A ce prix, Philippe IV, avons- nous dit, eût consenti à une cession des provinces occupées par l'ennemi; lui-même avait mis en avant un projet de ma- riage entre son fils, l'infant Balthazar Carlos, qui était né en 4629, avec Mademoiselle, la fille du duc d'Orléans, et de sa fille, l'infante Marie-Thérèse, née en 1638, avec le duc d'Anjou, frère de LouisXIV. La princesse eût apporté en dot l'Artois et la Bourgogne, et si les époux n'avaient pas de postérité, le domaine aliéné, tout au moins l'Artois, aurait retourné aux ' Dépêche prccitée du l*"'' décembre 1045. — Cf. sa lettre à Rodrigo, du ^28 octobre 1645. (S. E. E., t. LVIII, f. 159.) - « Es Dios verdad que esloy por dezir ciue diera antes a los Franceses a Toledo que a Cambray. » (Dépêche précitée du 28 octobre 16i5.) •"> Contarini proposait d'attribuer h la France, en faveur d'un mariage et h titre de dot, tout ce que les Espagnols avaient perdu et en outre quel- que chose en Flandre. — Voir Mazarin aux plénipotentiaires, 9 février 1646. Négociations secrètes de Munster et tVOsnabrilcti, t. III, i)p. CO et 80, sous la date du 1 0 février. ( 133 ) Pays-Bas '. Plus tard, il fut question d'un mariage de la môme infante avec Louis XIV^ lui-même -. Mazarin l'eût vivement désiré. C'était un moyen d'agrandir la France non seulement des Pays-Bas, mais de toute la monarchie espagnole, car l'in- fante n'avait qu'un frère, d'une complexion délicate, et à sa mort elle devenait l'héritière de la plus vaste monarchie du monde; car les renonciations qu'on lui eût imposées dans son contrat de mariage n'auraient pas arrêté Mazarin. « L'Infante étant mariée à Sa Majesté, écrivait-il dans la lettre précitée, nous pourrions arriver à la succession du royaume d'Espagne, quelque renonciation qu'on lui fît faire, et ce ne serait pas une attente fort éloignée, puisqu'il n'y a que la vie du prince, son frère, qui l'en pût exclure-^, w Mais ces propositions de mariage n'étaient pas non plus du goût de tous les Espagnols, quoique Saavedra et Brun eussent dit au début des négociations, paraît-il, que la paix ne pouvait se faire sans les violons et que si c'était aux femmes ii rechercher les hommes, on pourrait bien faire des propositions ''. Le même Peilaranda en marquait vivement les inconvénients. Pareille alliance, d'après lui, eût brouillé l'Espagne avec la branche cadette de la maison d'Autriche qui convoitait, elle aussi, la dot de l'infante et caressait l'espoir de recueillir toute la succession du roi Catho- lique si Philippe IV ne laissait pas d'enfant mâle. Penaranda craignait même que les Français ne communiquassent aussi- tôt cette proposition aux Allemands et qu'ainsi l'Autriche ne rompît brusquement avec l'Espagne. 11 ne s'abusait pas non plus sur les dispositions des Français, et pénétrant leur » Philippe IV à Rodrigo, "27 octobre 16i4 (Ms. ICI 50 de la Dibliothèqiie royale). Dans sa dépèche du '24 juin {ibidem), le roi avait mis en avant d'autres projets d'union : Mademoiselle eût épousé son fils, Louis XIV une fille, et Marie-Thérèse un fils de l'Empereur. 2 Dépêche précitée de Penaranda, du le»- décembre 1645. — Cf. le même à Rodrigo, 28 octobre 1645. '' Lettre précitée de Mazarin, du 26 janvier 1646. ^ Mazarin à Brasset, 17 mars 1646. (Lettres du cardinal Mazarin pen- dant son ministère, recueillies et publiées par Chéruel, t. II, p. 293.) ( 134 ) arrière-pensée avec une clairvoyance étonnante, il signalait à Castel Rodrigo que toutes les renonciations qu'on imposerait au roi de France, s'il épousait l'infante, seraient bientôt cadu- ques. Il abandonnerait aux Français, déclarait-il, tout ce qu'ils avaient conquis plutôt que de consentir à une pareille union, et il se regarderait comme le plus malheureux des hommes si elle se faisait par son entremise ^. L'Espagne ne songeait donc pas sérieusement en ce moment à un mariage entre l'infante Marie-Thérèse et le roi de France et quand les diplomates accré- dités à Munster en parleront, ce sera pour éveiller la jalousie des Hollandais '^. Du reste, l'infant Balthazar mourut en 16 i6 et Marie-Thérèse, devenant héritière de toute la monarchie espagnole, il ne pouvait plus être question en ce moment de l'unir à un souverain aussi puissant que Louis XIV. Jamais FAllemagne n'eût consenti à un mariage qui eût ruiné l'équi- libre européen. L'Espagne faisait donc des propositions inacceptables. Elle réclamait la restitution des territoires perdus, restitution que Mazarin ne pouvait lui accorder sans compromettre les vastes desseins qu'il avait conçus pour son pays; elle parlait d'un mariage dont elle était la première à reconnaître les inconvé- nients. Aussi le désaccord éclata dès le début des négociations. Le 4 décembre 1644, les plénipotentiaires espagnols avaient posé comme condition unique de la paix la restitution mutuelle de tout ce qui avait été occupé pendant la guerre, ainsi que les princes chrétiens avaient accoutumé d'en user et qu'il avait été pratiqué dans les traités de paix de Cateau-Cambrésis et de Vervins 3. Les négociateurs français répondirent en présen- tant, le 24 février 1645, une note où ils réclamaient ou le main- tien du statu qiio, ou la restitution par le roi d'Espagne de tout ce que ses ancêtres avaient enlevé jadis aux rois de ^ Cf. les deux dépêches déjà citées de Penaranda, du 28 octobre et du lei- décembre 1645. 2 Voir plus loin. 5 Négociations secrètes de Munster et (VOsnahrûck, 1. 1, p. 309. ( 135 ) France *. Les Espagnols refusèrent d'entrer en discussion sur aucun de ces deux moyens '^. L'Espagne et la France étaient donc ù mille lieues de s'en- tendre et la paix ne devait pas être signée tant que l'une de ces deux puissances n'aurait pas remporté sur sa rivale une vic- toire qui la mettrait à sa merci. Aussi Philippe IV ne cesse-t-il, pendant le cours des négociations, de faire de nouveaux arme- ments. Il essaie de profiter de la minorité du roi de France en suscitant de nouveaux troubles dans son royaume. S'il ne rallie pas à sa cause la régente qui subit de plus en plus l'ascendant de Mazarin, il gagne tous les anciens adversaires de Riche- lieu devenus ceux de son successeur. Enfin il travaille ù isoler la France et à lui enlever l'alliance des Provinces-Unies. Il y avait longtemps que l'Espagne essayait de traiter avec les Hollandais. Nous avons vu qu'à la fin de 1635 l'infant leur offrait de rendre Schenck et Breda contre Venloo, Huremonde ou Maestricht. Des conférences eurent lieu à ce sujet à Cranen- bourg, dans le duché de Clôves, entre Cornelis Arusch, greffier des états généraux, et don Martin de Axpe, secrétaire de l'in- fant, mais elles n'aboutirent pas. Schenck fut repris par les Hollandais et la guerre continua. Cet échec no rebuta pas l'in- fant qui, à diiférentes reprises, tenta d'entrer en rapports avec le prince d'Orange et les membres infiuents des états pour négocier une trêve. Tantôt il emploie des Belges comme Santa-Cruz, le bourgmestre d'Anvers, Joseph de Bergaigne, commissaire général de l'ordre de Saint-François qu'il nomma, en 1638, évéque de Bois-le-Duc; tantôt il recourt à l'interven- tion de l'empereur Ferdinand III qui, en 1641, envoya en Hol- lande un de ses conseillers, Jean Wicard, comte d'Auersperg; tantôt même il se sert d'un simple prince, comme le duc de Bouillon, ou d'un hérétique, comme le roi de Danemark. Ces ^ Négociations secrètes de Munster et (TOsnabrUck, t. I, p. 528. 2 Ibidem, t. I, p. 347. — Réplique du 18 avril 1645. — On trouvera un excellent résumé de ces négociations préliminaires dans Vast, Les grands traités du règne de Louis XIV. Paris, 1893. ( 136 ) tentatives n'eurent aucun succès, non plus que celles de Fran- cisco de Melo qui députa tour à tour à La Haye : M"'® de Che- vreuse, le général autrichien Mélander et le jurisconsulte franc- comtois Jean-Claude Friquet i. L'Espagne ne se découragea pas. Comme elle voyait qu'elle ne pourrait reconquérir les Provinces-Unies et que la guerre avec la France devenait de plus en plus désastreuse, elle redou- bla d'efforts pour se remettre avec celui des deux ennemis qu'elle craignait le moins. Avant la révolte de la Catalogne, Francisco de Melo avait déjà conseillé au roi de se réconcilier avec la Hollande afin de n'avoir plus qu'un adversaire à com- battre 2. Le roi entra dans ses vues et il donna l'ordre à ses représentants à Munster comme au gouverneur des Pays-Bas de négocier une trêve avec les rebelles 3. Cette trêve était dans les vœux des Belges, du moins des états de Brabant, qui sup- plièrent Castel Rodrigo d'entrer en pourparlers avec les Hol- landais '*, et bientôt elle parut aux yeux des Espagnols comme une nécessité. 0 suffit pour's'en convaincre de lire la lettre de Pefiaranda à Castel Rodrigo que nous avons déjà citée et dans laquelle le diplomate espagnol énumère les avantages qu'il y a pour son pays à se réconcilier avec les Provinces-Unies, quelque grands que soient les sacrifices qu'entraînerait une pareille résolution -K Mais on ne s'entendait pas à Madrid sur les moyens les plus efficaces pour arriver à cette réconciliation tant désirée. Pen- ^ Pour ces négociations, voir AVaddington, loc. cit., t. I, pp. 344-06;), d'après les archives de la Secrétairerie d'État espagnole. 2 Melo le rappelle dans sa dépêche au roi, du J S décembre 1645. (Doc. inedilos, t. LIX, p. 298.) — Cf. sa lettre au roi, du 25 juin 1642. (Arcli. du Ministère des Affaires étrangères, à Paris, Pays-Bas, t. XIV, f. 336.) 5 Lettre précitée de Melo, du 18 décembre 1643. * Voir dans le tome LVIII de la Secrétairerie d'État espagnole, passim, particulièrement la lettre de Rodrigo au roi, du 23 octobre 1645, f. 54. — Seul, le président Roose était opposé à cette trêve. — Voir Rodrigo au roi, 8 novembre 1645. {Ibidem, f. 123.) ^ Lettre précitée de Penaranda à Rodrigo, du 28 octobre 1645. (S. E. E., t. LVIII, f. 139.) ( 137 ) dant que le roi chargeait ses représentants à Munster de négo- cier une trêve avec les états généraux des Provinces-Unies, il essayait lui-même de traiter secrètement avec le prince d'Orange. C'est ainsi qu'en 1643 il chargea François de Gala- retta de proposer au prince de recevoir la souveraineté d'une ou de deux provinces, à condition qu'il aidât l'Espagne à reprendre les autres i. Il renouvelait ainsi auprès de Frédéric- Henri une tentative faite en 1621 auprès de son frère Maurice '^. Malheureusement cette mission, dont Galaretta, d'accord avec Francisco de Melo, se déchargea sur Joseph de Bergaigne, ne pouvait que nuire au succès des ouvertures faites à Munster. Melo le fit observer au roi 3. On reconnut bientôt qu'il était chi- mérique de vouloir corrompre Frédéric- Henri accablé d'intir- mités, sans volonté aucune, et lié par ses engagements anté- rieurs à la France. Après le désastre de Kocroi, la perte de Thionville et de Gravelines, le gouvernement de Bruxelles ne pouvait songer à demander aux Hollandais, même à ceux qui étaient le plus accessibles à la corruption, de sacrifier une partie du territoire de leur patrie ''. Mieux valait traiter loyale- ment d'une trêve; on le demandait dans notre pays : la noblesse et le clergé brabançons, à la tête desquels on voyait l'arche- vêque de Malines et Conrard d'Ursel, baron d'Hoboken, des bourgeois notables, comme Edelhcer, pensionnaire d'Anvers, en un mot les personnages les plus considérables des états de Brabant, suppliaient Rodrigo de désigner des députés pour entrer en rapports avec les Hollandais ->. Le gouverneur était ' Voir les instructions données à François de Galaretta, le 9 mars I64ô. {Doc. i)ic(lilos, L LIX, pp. :207 et suiv.) - Gachard, Histoire politique et diplomatique de Pierre-Paul Rubem, pp. 1 1 et suiv. 5 Francisco de Melo au roi, 18 décembre 1643 [Doc. inédites, t. LIX, pp. 298 et suiv.) ^ Voir les rétlexions de Castel Rodrigo dans sa lettre au roi, du 9 août 1614. {Doc. ineditos, t. LIX, pp. 375 et suiv.) •' Rodrigo au roi, 23 octobre 1643, avec les pièces justificatives. (S.E.E., t'. LVIII, ff. 54 et suiv.) ( 138 ) prêt à se rendre à leurs vœux ; il avait montré au roi que si Ton voulait traiter avec le prince d'Orange, il fallait lui pro- poser une trêve et lui offrir au besoin un État i. Lui-même avait modifié les instructions premières données à Joseph de lîergaigne et qui avaient empêché ce prélat d'accomplir sa mission. 11 le chargea cette fois de marquer aux Hollandais les dangers auxquels les exposait leur alliance avec la France, et parmi les moyens d'arriver au but désiré, c'est-à-dire rompre l'alliance franco-hollandaise, il suggérait l'idée de faire entre- voir la possibilité d'un mariage entre Louis XIV et l'infante Marie-Thérèse 2. L'Espagne allait donc travailler à séparer la république des Provinces-Unies de la France et à conclure avec elle une trêve de plusieurs années, sinon une paix définitive. Elle opérait cette fois sur un terrain solide et elle avait beau- coup de chances de réussir. En effet, les Hollandais s'effrayaient des progrès inquiétants de la France et de l'ambition de la maison d'Orange. La prise de Dunkerque, en 1646, leur inspira de sérieuses inquiétudes; ils craignaient que cette ville ne devînt entre les mains des Français une grande place de commerce qui rivaliserait avec Amsterdam ; eux-mêmes étaient fatigués de la longue lutte qu'ils soutenaient depuis près de quatre-vingts ans contre l'Es- pagne, lutte qui leur avait fait contracter une dette considérable en même temps qu'elle avait procuré au chef de la maison d'Orange une autorité qui pouvait devenir dangereuse pour leurs libertés. Aussi, bien qu'il eussent signé avec la France en 1644 de nouveaux traités ^, ils écoutèrent les propositions de Castel Rodrigo, lis savaient que Mazarin avait caressé l'espoir d'échanger les Pays-Bas contre la Catalogne, puisque, pour * Rodrigo au roi, 13 octobre 1641. (Doc. ineditos, t. UX, pp. 383 et suiv.) 2 Instructions de Joseph de Bergaigne, du 20 novembre 1644. {Doc. ineditos, t. LIX, pp. 393 et suiv.) 3 Chéruel, Histoire (le France pendant la minorité de Louis XIV, t. I, p. 171. ( 139 ) obtenir leur adhésion, il avait offert d'abandonner le mar- quisat d'Anvers au prince d'Orange, et qu'il rêvait d'unir le jeune roi à l'infante d'Espagne i. Or, ils ne voulaient à aucun prix devenir les voisins des Français. Il fallait entre leur pays et la France un Etat intermédiaire qui servît de barrière au besoin; cet État, c'était la Belgique. Aussi jugèrent-ils inutile que Rodrigo leur envoyât, au nom des provinces belges, des commissaires spéciaux, comme on le demandait à Bruxelles'^, et ils ordonnèrent ù leurs représentants à Munster de traiter avec les plénipotentiaires espagnols, auxquels Philippe IV venait d'adjoindre Joseph de Bergaigne, récemment promu à l'archevêché de Cambrai. A la fin de 1646, les négociateurs étaient tombés d'accord sur les principaux articles qui devaient figurer dans le traité définitif ^. Servien, l'un des plénipoten- tiaires français, essaya vainement de retenir les Provinces- Unies dans l'alliance française 4. Tout ce qu'il put obtenir fut un traité de garantie, traité illusoire puisqu'il ne devait être exécuté que lorsque la paix aurait été conclue entre la France et l'Espagne ->. Néanmoins Mazarin prit les Provinces-Unies pour arbitres du traité à intervenir entre la France et l'Espagne. Pendant que l'issue de leurs négociations avec les Hollandais était encore incertaine, les Espagnols avaient fait quelques concessions. Ils offrirent de céder à la France les places de Damvillers, Lan- drecies, Bapeaume et Hesdin, puis l'Artois et le Roussillon avec Rozas, enfin les villes perdues dans les Pays-Bas avec la Franche-Comté; quant à la Catalogne, ils proposaient une trêve de trente ans, pendant laquelle la France conserverait I ' Chéruel, Histoire de France pendant la minorité de Louis XIV, t. II, pp. 273 et suiv. 2 Voir la réponse des Provinces-Unies à Rodrigo, 9 décembre 1645. (S.E.E., t. LVIII, f. 370.) '' Voir les projets de traité du 15, du 18 et du 27 décembre 1646. (DuMONT, Recueil de traités, t. VI, l>-e partie.) * Chéruel, lac. cit., t. II, p. 469. " Idem, toc. cit., t. II, p. 470. ( 140 ) ses conquêtes ^. Un projet de traitf^. fut rédigé en ce sens, le 24 février 1647 2. Mais les Espagnols suscitèrent des difficultés qui en empêchèrent l'exécution. Le 30 janvier 1648, ils signaient la paix définitive avec les Hollandais. On sait à quel prix. L'indépendance des Provinces-Unies était définitivement reconnue, l'Escaut restait fermé et l'Espagne abandonnait, au profit du nouvel État, un territoire considérable du Brabant, du Limbourg et de la Flandre, en un mot, toutes les villes conquises par les Hollandais pendant la guerre. Fort de ce grand succès diplomatique, obtenu, il est vrai, au prix de grands sacrifices, et de la récente victoire qu'il venait de remporter sur les révoltés de Naples, Philippe IV ordonna à Peiîaranda de revenir sur ses premières concessions 3. De son côté, Mazarin, qui obtenait de nouveaux succès en Catalogne, parla de garder les places conquises dans ce pays, non plus pendant trente ans, mais pour toujours. Penaranda, qui à la première nouvelle de pareilles propositions avait déclaré à Rodrigo qu'il n'y consentirait jamais, dût-on lui couper la tête 4, refusa d'y acquiescer quand elles lui furent transmises au nom de Servien s. Convaincu que Mazarin ne voulait pas la paix, il résolut de quitter le congrès, prit congé des autres ministres étrangers accrédités à Munster, et partit au plus vite, comme s'il redoutait que Servien n'offrît enfin des conditions acceptables 6. Les négociations étaient rompues de fait. L'Espagne n'était plus représentée à Munster que par Antoine Brun, qui attendit quelque temps les pouvoii's dont il avait besoin pour régler à La Haye, avec les Hollandais, l'exécution 1 Histoire des traités de paix et autres négociatiom du XV W siècle depuis la paix de Ver vins jusqu'à la paix de Nimègue. Amsterdam, ITSo, t. II, 2e partie, p. 55. - Négociations secrètes de Munster et d'Osnabriick, t. IV, p. 224. •' Dépêches du roi à Penaranda, du 6 mai 1648, rappelées par l'am- bassadeur dans sa réponse du il juin. {Doc. inédites, t. LXXXIV, p. 244.) *• Penaranda à Rodrigo, 29 mars 1648. {Ibidem.) •• Penaranda au roi, 24 juin 1648. [Ibidem, p. 294.) « Penaranda à Galaretta, 26 juin 1648. {Ibidem, p. 299.) ( 144 ) de leur récent Iraité. On sait que la rupture des négociations fut imputée en France même à iMazarin, et que le premier ministre s'en défendit vivement. Le plus récent de ses biographes et de ses admirateurs l'a justifié de cette accusation ^, et nous lui donnons pleinement raison. La correspondance de Penaranda, surtout sa dépêche du 2C juin i^, où il rend compte de son départ de Munster, montre clairement que l'Espagne ne cher- chait qu'une occasion de continuer la guerre. Si Mazarin eut un tort, ce fut d'insister sur la possession définitive des places de la Catalogne. II donnait précisément à Philippe IV ou à son agent le motif cherché d'une rupture. Aussi les concessions qu'il parut faire six semaines plus tard ^ ne furent point agréées. Peut-être avait-il été mal compris par Servien, son représentant à Munster. En tout cas, il ne regretta pas l'issue des événements, et après là victoire de Lens aux Pays-Bas et la prise de Tortosa, en Catalogne, il fut moins porté que jamais à entrer dans les vues de l'Espagne. Philippe IV avait donc résolu de reprendre les armes, quoi- qu'il protestât toujours de son amour de la paix. A l'entendre, le continuateur de la guerre, c'était Mazarin, Mazarin qui, selon lui, voulait à tout prix garder le pouvoir. Qu'on lui offrît des conditions raisonnables, et on le trouverait tout disposé ù traiter 'k Léopold dut s'incliner devant la volonté formelle du roi. Il tint toutefois à dégager sa responsabilité et il repré- senta au belliqueux monarque que pour continuer les hosti- lités, il allait agir avec vigueur, sinon la guerre serait désastreuse. Au roi donc de voir ce dont il était capable; s'il ne pouvait tenter un effort sérieux, mieux valait conclure la paix que d'arriver aux extrémités S. Le roi répondit que l'échec ' Chéruel, loc. cit., t. II, lin du chapilre IV. - Voir plus haut. 5 Mazarin à Servien, U août 1648. (Chéruel, Lettres du cardinal Mauiriu pendant son ministère, t. III, p. 173.) ' Philippe IV à Penaranda, ^21 juillet 1048. (S. E. E., t. LXV, f. 152.) ■• Léopold au roi, 26 juillet 1648. {Ibidem, f. 47.) ( 142 ) des négociations retombait sur ses adversaires et que le seul moyen d'obtenir la paix était de continuer la guerre et de la faire au cœur de la France même K La guerre continua donc entre la France et l'Espagne tandis que les autres puissances se réconciliaient définitivement par les traités de Munster. Nous avons vu à quelles conditions la paix avait été signée entre les Provinces-Unies et l'Espagne. La France obtint l'Alsace, sauf Strasbourg, la possession définitive des trois évéchés, le droit de tenir garnison à Philippsbourg et à Pignerol. L'Autriche s'engageait à observer désormais une stricte neutralité. L'Empereur abandonnait donc ses alliés les Espagnols comme la Hollande avait abandonné les Fran- çais. Il est vrai que Ferdinand ill continua d'aider les Espa- gnols en permettant à ses soldats de s'enrôler sous leurs dra- peaux. IX. Cependant la France souffrait plus que jamais de ses divi- sions. Après la mort de Louis XIII, tous les anciens amis de la reine, ses amis de plaisirs et de complots, étaient revenus à Paris. Ils comptaient dominer Anne d'Autriche, régente au nom de son fils Louis XIV, et ils affichèrent des airs capables qui leur valurent le nom (Tlmportants. C'étaient le duc de Ven- dôme, ses deux fils, les ducs de 3Iercœur et de Beaufort, les ducs de Cuise, d'Épernon, d'Elbœuf et de Bouillon, M'"« de Chevreuse, revenue d'exil avec sa fille, la duchesse de Mont- bazon, Beaupuy, Fontrailles, Fiesque, Montrésor, Saint-Ibal. Leur candidat au ministère était Auguste Potier, évéque de Beauvais, homme sans valeur que Retz appelait une bête mitrée. Ils fatiguèrent bientôt la régente de leurs exigences et Mazarin les supplanta. Beaufort fut accusé d'avoir tenté d'assas- siner le cardinal et enfermé au donjon de Vincennes. Potier 1 Piiilippe IV à Léopold, 2o août 1648. (S. E. E., t. LXV, ff. 126 et suiv.) (143 ) fut renvoyé dans son diocèse; Bouillon, Vendôme, M™® de Chevreuse furent renvoyés de la cour et quittèrent la France ^. Loin de Paris, la duchesse de Chevreuse ne fut que plus ardente à combattre les projets de Mazarin. Cette femme, qui avait des idées viriles et un génie pour les réaliser, comme s'ex- prime un diplomate espagnol 2, se réfugia aux Pays-Bas et offrit ses services au gouverneur qui était alors le marquis de Castel Bodrigo. Elle avait des amis dans notre pays et, par son amie. M'"® Strozzi, disposait du général impérial Piccolomini, qui était revenu commander nos armées. Elle était en correspon- dance avec le duc de Bouillon, tout prêt à se jeter dans les bras de l'Espagne afin de rentrer en possession de sa principauté de Sedan, confisquée par Bichelieu; elle était toute-puissante auprès du duc de Lorraine, l'inconstant Charles IV, qu'elle réussit à retenir dans l'alliance espagnole malgré les efforts do Mazarin, qui avait proposé au duc d'entrer en Franche-Comté avec le secours de la France en promettant de lui laisser tout ce qu'il aurait conquis. Elle comptait en France sur les gouverneurs des places de Saint-Malo et de Péronne, dont l'intervention aurait permis aux Espagnols de débarquer sur les côtes de Bretagne ou d'entrer en Picardie. A Munster, elle essaya d'exploiter la mésintelligence qui existait entre le duc de Longueville, chef de l'ambassade française, et le premier ministre, et elle a la triste gloire, dit Cousin, d'avoir fondé de trop justes espérances sur l'ambition mal réglée et l'honneur mobile du duc d'Anguien, tout récemment devenu prince de Condé 3. Dans cette campagne contre le cardinal Mazarin, M™« de * Chéruel, Histoire de France pendant la minorité de Louis XIV, 1. 1, livre 11. 2 « Si bien es mujer, tiene resoliiciones varoniles y ingenio para allas », dit don Diego Saavedra, plénipotentiaire pour la paix universelle à Mun- ster, dans une lettre à Philippe IV dont le monarque envoie une copie non datée à Castel Rodrigo, le 24 septembre 1644. (Ms. 16150 de la Bibliothèque royale.) 5 Voir Victor Cousin, Madame de Chevreuse, édit. in-S». ( m ) Chevreuse était secondée par d'habiles et actifs agents, comme ce comte de Saint-Ibal que nous avons vu dans d'autres con- spirations; homme d'esprit et de cœur, dit Retz, son parent, mais d'un grand travers et qui n'estimait les hommes que selon qu'ils étaient mal à la cour. Saint-Ibal résida quelque temps en Hollande et, par l'influence des amis qu'il avait dans ce pays, travailla à rapprocher les Provinces-Unies de l'Es- pagne, ce qui était alors, comme nous le savons, le désir des hommes d'État belges et espagnols. En Italie, les ducs de Bouillon et de Vendôme traitaient avec des agents espagnols et oft'raient, si on leur donnait l'argent et les hommes néces- saires, de soulever le Languedoc et de s'emparer du port de La Rochelle où les protestants leur fourniraient un appui pré- cieux ^. De 1643 à 1648, le gouvernement espagnol, soit aux Pays- Bas, soit en Italie, correspondit avec les exilés français, sans que de part et d'autre on prît des engagements positifs. Les conjurés étaient exigeants et la cour de Madrid prudente, pour ne pas dire défiante. On lui demandait de l'argent et elle voulait .des garanties, une ville qui pût servir de base d'opérations à ses armées ou à celle de ses alliés, comme Péronne, dont le gouverneur paraissait gagné aux ennemis de Mazarin '^. Aussi, le gouverneur des Pays-Bas se garda-t-il de se lier par un engagement formel. Tout en donnant des encouragements à M"'^ de Chevreuse et à ses amis, il ne perdait pas l'espoir d'obtenir de Mazarin des conditions de paix favorables, et l'ambassadeur espagnol à Munster, le comte de Penaranda, accueillit d'abord assez froidement les propositions de Saint- Ibal 3. ^ Voir à ce sujet la lettre précitée de Saavedra. — Cf. les propositions remises par M"ie de Chevreuse à Caslel Rodrigo et que le gouverneur l'envoya au roi dans sa lettre du t4 octobre 1645. (S. E. E., t. LVllI. f. 14.) - Sur les dispositions de Philippe IV, voir sa lettre à Castel Rodrigo, du In janvier 1646. (S. E. E., t. LIX, f. ±1.) 3 Lettre de l'archiduc Léopokl à PliilippelV, 55 juillet 1647. (S. E. E., t. LXII, f. 71.) ( 145 ) Il eût été imprudent, pourtant, de rebuter des alliés qui comptaient en France de nombreux amis et dont le concours pouvait devenir efficace si Mazarin était renversé. L'abbé de Mercy, qui avait été mêlé jadis aux intrigues du comte de Soissons et qui était devenu l'aumônier de Tarchiduc Léopold, fut envoyé en Hollande pour reconnaître quel parti on pou- vait tirer des émigrés et quel traité on pouvait faire avec eux ^. 11 signala les ressources dont les émigrés disposaient en France où l'agitation grandissait et insista pour qu'on ouvrît des négociations avec eux. Condé même figurait parmi les mécontents. On lui avait refusé l'amirauté à la mort d'Armand de Brézé, son beau-frère, et il accusait Mazarin de l'avoir aban- donné devant Lérida. L'abbé de Mercy ^ et François de Galarelta, secrétaire d'Etat et de guerre des Pays-Bas, s'abou- chèrent donc avec la duchesse de Chevreuse et Saint Ibal qu'ils virent, tantôt à Korpen, près de Cologne, tantôt à Spa, mais Léopold subordonna son adhésion à la prise d'une place forte qui servirait dégage, comme La Rochelle; il ne voulait passe lier avec les conjurés tant que ceux-ci n'auraient pas formé un parti sérieux sur qui Ton pût compter ^. Celte fois, cependant, l'Espagne avait plus de chances de succès qu'en 1641. Vendôme et le duc de Beaufort renouve- laient leurs otl'res d'entrer en France avec un corps d'armée si on k'ur avançait des fonds 'K En même temps Paris s'agitait ; le Parlement ralliait tous les mécontents, tous les ennemis du ' Voir, sous la date du :27 septembre 1647, un mémoire de P. Ernest de Mercy « de ce qui s'est négocié et traité au voyage de l'abbé de Mercy ■en Hollande entre lui, le comte de Saint Ibal et Madame la duchesse de Chevreuse », publié par Victor Cousin, dans Madame de Chevreuse, appendice, pj). 4:25 et suiv. - Instructions à Mercy, du 15 avril \(Si'f<, jointes à la dépêche de Léopold au roi du IH. (S. E. E., t. LXIV, f. 16.)-— Cf. Léopold au roi, 50 août. {Ibidem, t. LXV, f. 181.) '' Léopold à Galaretta, 15 août 1648. [Ibidem, t. LXV, f. 187.) ^ Léopold au roi, 50 août; le roi à Léopold, 17 septembre 1648. {Ibidem, If. 181 et -205.) Tome LIV. 10 ( 146 ) ministre. Mazarin et la cour durent se retirer à Saint-Germain. D'autre part, la défaite de Lens allait rendre les Espagnols . moins difficiles et leur faire comprendre qu'ils ne pouvaient se relever que par des intrigues. Ils nouèrent donc des relations avec les révoltés ou, comme l'histoire les appelle, avec les Frondeurs^. Saint-lbal se chargea de travailler les membres influents du Parlement, les princes et les généraux, surtout le coadjuteur de Paris, Paul de Gondi, le futur cardinal de Retz, dont l'influence sur la population parisienne était considé- rable 2. Il avait à Paris des amis sur lesquels il pouvait compter, le duc d'Elbœuf, de la maison de Lorraine, qui avait été longtemps au service de l'Espagne, surtout le duc de Bouillon qui, nous l'avons dit, avait besoin de l'Espagne pour rentrer en possession de sa seigneurie de Sedan. Le duc, en eff'et, avait pris part à la conspiration de Cinq-Mars, et quand le complot fut découvert, il fut arrêté à l'armée d'Italie où il exerçait un commandement, et condamné à mort avec ses complices. L'intervention de son oncle, le stadhouder Frédéric- Henri, le sauva de la peine capitale, mais le prince rebelle avait dû remettre Sedan à la France. Léopold seconda énergiquement Saint-lbal. Il envoya i\ Paris un agent secret, du nom d'Arnolfmi 3, moine bernar- din, qui, d'après M'"^ de Motteville, avait été l'aumônier du comte de Garcies, gouverneur de Cambrai, pour proposer aux Frondeurs de rendre le Parlement arbitre de la paix générale entre les couronnes de France et d'Espagne. Arnolfini arriva à Paris, le 1^'" février 1649, tandis que le prince de Conti, le chef des Frondeurs, désignait le marquis de Laigues, capitaine des gardes du duc d'Orléans, pour s'entendre avec Fuensaldaiia ^. 1 Galaretta au marquis de Fuensaldana, 6 août 1648. — Cf. le rapport remis par la duchesse de Chevreuse et Saint-lbal à Galaretta. le même jour. (S. E. E., t. LXV, û\ 189 à 183.) 2 Dépêche précitée de Galaretta. — Cf. Mémoires du cardinal de Retz- dans la Collection des grands écrivains de la France, t. II, p. 63. . 5 ViNCART, relation de 1649, p. 15. * Les instructions sont du 3 février; le texte se trouve dans le Ms. 3854 de la Bibhothèque nationale à Paris. ( 147 ) Conti accepta la proposition de l'archiduc, et l'engagea à s'avancer en diligence avec son armée pour se mettre en rapport avec le Parlement lui-même i. Cependant les Frondeurs n'étaient pas également disposés à s'allier avec l'Espagne. Retz, s'il faut croire ses mémoires, hésita longtemps avant de prendre un parti. Comme il le disait, il ne voulait pas être le premier à mettre le grain de catho- licon dans ses attaires, et il lui convenait peu de devenir l'au- mônier de Fuensaldaâa. 11 répondit d'une manière évasive aux premières propositions de Saint-Ibal. Mais quand il sut que Mazarin avait député le seigneur de Vautorte auprès de l'archiduc pour traiter de la paix, quand il vit Paris assiégé par l'armée royale, il s'enhardit. Il se crut permis d'entendre les propositions qu'on lui ferait pour débloquer Paris, et il se mit en rapport avec la cour de Bruxelles, secrètement, il est vrai, car toutes les communications passaient par le canal du duc d'Elbœuf -. Retz se défiait du Parlement ; il craignait qu'en se découvrant trop il ne fût un beau moment abandonné lui- même et obligé de suivre la populace, perspective dont il avait horreur. Aussi quand Arnolfini retourna à Paris, ce fut chez le duc et la duchesse de Bouillon qu'il descendit et avec qui il ouvrit les premières négociations ^. Il apprit à ses hôtes que Fuen- saldana refusait de prendre aucun engagement avant d'avoir la signature des Frondeurs '^ Bouillon, qui connaissait les scru- pules du coadjuteur, imagina de faire recevoir Arnolfini par le Parlement lui-même. Retz pourrait-il encore se défendre de traiter avec un député à qui la première assemblée de France aurait accordé les honneurs d'une audience » ? On sait l'émotion que provoqua dans le Parlement la propo- sition d'entendre l'envoyé de l'archiduc, qui vint déguisé en < Instructions précitées. * Mémoires du cardinal de Retz, t. II, pp. :23-2 et suiv. 5 ViNCART, relation de 1649, p. 15. — Cf. Mémoires de Retz, t. II, p.25î). * Mémoires de Retz, t. II, pp. 257 et suiv. - Ibidem, p. 242. ( 14S ) cavalier, sous le nom de dom Joseph de Illescas. « Est-il pos- )) sible, s'écria le président de Mesme, qu'un prince du sang )) de France propose de donner séance sur les tleurs de lis à » un député du plus cruel ennemi des fleurs de lis i? » Néanmoins la proposition passa, et Arnolfini put lire sa lettre de créance dont les termes avaient été dictés par Retz et le duc de Bouillon, formalité sans conséquence, il est vrai, car le Parlement avait décidé d'envoyer au roi et à la reine la teneur des propositions de l'archiduc en suppliant Leurs Majestés de donner la paix à leurs peuples et de retirer les troupes royales des environs de Paris -. Dans l'entre-temps, l'archiduc Léopold s'était mis en mesure de répondre à l'invitation du prince de Gonti. 11 avait levé des troupes en Allemagne par l'intermédiaire du baron de Lam- boy. Le 26 février, il quittait Bruxelles, et le 5 mars, il arri- vait à Valenciennes où il fut rejoint par le duc de Lorraine, qui lui amenait seize régiments, huit d'infanterie et huit de cava- lerie 3. L'armée espagnole entra en France, guidée en quelque sorte par le marquis de Noirmoutiers 4, et s'avança jusqu'à 1 Mémoires de Retz, t. Il, p. 247. — Cf. Registres du Parlement, t. II, ff. 213-2:20 (note de Feillet, éditeur de cette partie des Mémoires): Journal de d'Ormesson, t. I, pp. 673-076 ) - Le Journal du Parlement, dit le savant éditeur de Retz, contient (p. 88) la lettre de créance, et la Suite de l'histoire des temps (pp. 275-277\ la lettre où étaient les propositions de l'archiduc, datées de Bruxelles, 10 février 1640. — Cf. les Mémoires d'Omer Talon, collection Petitot, t. II, pp. 414 et suiv., le Journal de d'Ormes.^on, t. I, p. 077, et surtout les Mémoires de Retz, t. I, pp. 251 et suiv ^ Surtout ceci, voir la relation précitée de Vincart, pp. 18 et suiv. * Voir, dans le manuscrit 5854 de la Bibliothèque nationale, à Paris, les instructions données au marquis de Noirmoutiers par le prince de Conti, le 10 février 1049. — Voir, à la même Bibliothèque : Cinq cents de Colbert, t. III, f. lôo, l'ordre du jour du 15 mars, par lequel Noir- moutiers, qui s'intitule lieutenant général des armées du roi, à Paris, l'ecommande aux populations de seconder l'armée espagnole qui entre en France pour servir la ville de Paris et donner la i)aix aux deux couronnes. ( 149 ) Pontavert, sur l'Aisne. Léopold attendit l'issue des pourparlers entamés avec les chefs des Frondeurs, auprès de qui il venait de députer don Francisco de Romero, un de ses écuyers, avec plein pouvoir pour traiter avec tout le monde, dit Re(z, une instruction pour M. de Bouillon, une lettre fort obligeante pour Conti et un billet du comte de Fuensaldagne, « très galant, mais très substantiel » pour le coadjuteur de Paris i. Cependant tous les Frondeurs n'étaient pas prêts à s'allier avec l'Espagne "^. Retz résistait aux sollicitations du duc et de la duchesse de Bouillon. Ce fut seulement lorsqu'il eut appris la défection de Turenne et qu'il fut assuré d'un appui à l'inté- rieur qu'il consentit à traiter avec les Espagnols et k s'engager à ne déposer les armes qu'après la conclusion de la paix, paix dont le Parlement serait l'arbitre 3. Celaient les conditions auxquelles l'archiduc avait offert son alliance aux Frondeurs. Aussitôt des divergences surgirent. Bouillon craignait que Phi- lippe IV, dont il connaissait mieux que personne la détresse, ne signât la paix à tout prix et ne l'abandonnât à son sort. Il pro- posait donc de s'allier purement et simplement avec l'Espagne, sans attendre la décision que prendrait le Parlement au sujet du rétablissement de la paix; il espérait que le traité conclu, la cour en viendrait à un accommodement dont lui-même profiterait K Retz, par contre, qui savait que le Parlement négociait avec Mazarin, proposait une union immédiate du Parlement avec l'Espagne en vue de la paix; il comptait ainsi engager la haute assemblée, la retenir en quelque sorte sur la pente où il la voyait glisser; Bouillon l'emporta, et les chefs de la Fronde, à l'exclusion de Retz, signèrent avec Arnolfini • Retz, Mémoires, t. Il, p. 521. — Cf. Vincart, relation de 16i9, p. 25. Les instructions données à Romero sont du 9 mars. (Voir le Ms. 58oi précité.) 2 Sur ces hésitations des Frondeurs, voir les Mémoires de Retz, t. Il, pp. 325 et suiv. 5 Retz, Ibidem, p. ôô8. * Idem, Ibidem, pp. 346 et suiv. ( 450 ) et Romero, les envoyés de l'archiduc, un traité d'alliance pro- visoire ^. Ce traité ne donnait aux Espagnols aucune garantie d'un prochain rétablissement de la paix, rétablissement dont ils avaient fait une condition de leur union avec les Frondeurs; aussi ne satisfit-il personne à Bruxelles. Quand le maître de camp, don Gabriel de Tolède, vint en rapporter la ratification à Paris, il essaya d'en conclure un nouveau en vue de la paix générale; il proposait ainsi d'adopter l'idée première de Relz 2. C'était trop tard. Le Parlement venait de se réconcilier avec la cour par le traité de Ruel 3; d autre part, Turenne avait été abandonné par ses troupes, ce qui dégageait Retz et sauvait l'honneur de sa combinaison 4. Toutefois avant que la paix ne fût signée définitivement, les Frondeurs avaient imaginé un moyen de ménager l'amour-propre des Espagnols et de leur fournir un prétexte honorable, un pont cVor, comme disait Bouillon, pour rentrer en Belgique. Ils recommandèrent aux députés de l'archiduc de remplir un blanc-seing et de l'adres- ser au prince de Conti, l'ex-chef de la Fronde; dans cette pseudo-protestation rédigée en son nom, Léopold aurait donné à entendre qu'il était entré en France uniquement pour pro- curer à la chrétienté la paix générale et non pour profiter des divisions existant dans le royaume^ et qu'il offrait d'en retirer ses troupes, dès le moment qu'il aurait plu au roi de nommer un lieu d'assemblée et des députés pour la traiter s. Les députés rédigèrent cette pièce dans le sens que Bouillon indiqua, et ils passèrent par ce pont d'or, pont d'or dont Arnolfini ne fut pas si satisfait qu'il ne déclarât après à Retz, en particulier, qu'il en eût aimé beaucoup mieux un de bois sur la Marne ou sur la Seine ^'. Ce ne fut pas la fin des rapports des Frondeurs ' Retz, Mémoires, t. II, p. 360. - Idem, Ibidem, t. II, p. 4U. 3 Idem, Ibidem, t. II, p. 379. Le texte du traité a été publié par l'édi- teur dans les pièces justificatives, n® X. * Idem, Ibidem, p. 416. •' Idem, Ibidem, pp. 448, 462 et 465. '' Idem, Ibidem, p. 464. ( loi ) avec Léopold : leurs plénipotentiaires en Belgique, les mar- quis de Laigues et de Noirmoutiers, et Saint-lbal, essayèrent de reprendre à Landrecies les négociations interrompues i\ Paris et proposèrent un traité d'alliance auquel Léopold était prêta adhérer, mais qui ne fut pas ratifié, car le 1^>' avril la paix de Ruel fut confirmée à Saint-Germain i. La première Fronde était terminée. Quant à la cour, elle sortit aisément de la proposition faite pour l'archiduc au sujet de la paix géné- rale. Elle répondit qu'elle l'acceptait avec joie et elle envoya dès le jour même M. de Brienne au nonce et à l'ambassadeur de Venise pour conférer avec eux, comme médiateurs, de la manière de la traiter -, X. Ces événements inattendus ne déconcertèrent pas Léopold. Les dernières instructions qu'il avait reçues de Madrid lui enjoignaient de faire la guerre en France, de profiter des divi- sions qui éclateraient dans le pays et de traiter avec le parti qui lui semblait le plus disposé à conclure une paix avantageuse 3. Aussi, pendant qu'il traitait avec les Frondeurs, Léopold négo- ciait avec Mazarin. Dans le courant de janvier, à la suite de 1 On troiivora le texte de ce traité de Landrecies, du 28 mars 1649. dans le manuscrit 5,>. — Cf. les mémoires ilii tem[)s : Uct/, Monli^lal, M""' de Motloville, etc. — Voir les liistorions modernes : Henri Martin, Chériiel, le diu'.d'Aumale. ( 161 ) sur la frontière du nord ; les Espagnols comptaient sur Condé lui-même pour venger les défaites humiliantes de Rocroi et de Lens. Mais M. le Prince fut moins heureux à la solde d'un roi étranger qu'au service de sa patrie. Il ne trouvait pas, du reste, chez ses nouveaux amis, le concours qu'on lui avait promis. Léopold était souvent malade; les dépêches du temps nous le montrent souffrant de la migraine ou de coliques. Fuensal- dana, son lieutenant général, était timide, hésitant, trop pru- dent à coup sûr pour lutter avec un génie aussi primesautier que Condé; le duc de Lorraine, plus versatile que jamais, se dérobait au moment où l'on avait besoin de lui. Dansées con- ditions, on ne marchait ni avec méthode ni avec entrain. Condé demandait qu'on se portât sur Paris. Fuensaldafia lui objectait que le pays était épuisé, qu'il était imprudent d'envahir la France, alors qu'il restait tant de places importantes à recon- quérir. Pourquoi ne pas entreprendre le siège d'Arras? Mais Condé tenait à son idée : entrer dans Paris en vainqueur et dominer la cour. De là, des propos très vifs entre ces deux hommes de tempéraments si différents, l'un froid et cassant, fidèle exécuteur des ordres du roi son maître, scrupuleux et formaliste comme un vrai Castillan; l'autre fougueux et emporté, tout feu et tout flamme, esprit indépendant s'il en fut, ne supportant pas mieux la volonté d'autrui qu'il n'avait supporté celle de ses proches ^. Il fallut quelquefois passer par ses exigences, lui accorder les quartiers d'hiver qu'ilréclamait, au risque de se brouiller avec les populations voisines, avec les Liégeois notamment, dont le petit territoire était continuelle- ment infesté par les maraudeurs du Lorrain et les gens de M. le Prince. Pour lui être agréable, on alla assiéger Kocroi, témoin de son premier grand triomphe. On lui laissa la place, bien qu'elle ne fût pas comprise dans la zone des terres qu'on s'était engagé à Bruxelles à lui abandonner dès qu'il en aurait fait la conquête. Ce siège nous avait coûté cher. Turenne, d'autre part, avait repris Mouzon. et les Lorrains nous avaient * Duc d'Aumale, Histoire des princes de Condé, t. VI, pp. 270-28-2. Tome LIV. H ( m ) tourné le dos. Leur duc avait brûlé une fois de plus la poli- tesse à ses amis les Espagnols, en laissant ses quartiers d'hiver dégarnis. Fuensaldaiia le poursuivit et le rejoignit à Mariem- bourg. Le fugitif, pour rentrer en grâce, offrit de secourir Sainte-Menehould avec les troupes de Condé et l'armée de Léopold, mais il fit encore une fois défection, et la place fut perdue ^. XL L'année suivante, les Français se mirent les premiers en campagne. Au lieu d'entreprendre comme par le passé le siège d'une place du Hainaut ou de la Flandre, ils entrèrent dans la principauté de Liège qui, depuis quelques années, était deve- nue la place d'armes de tous les alliés du roi Catholique, malgré les habitants soucieux de leur neutralité et malgré Léopold qui voulait rester en bons termes avec le prince régnant, Maximilien-Henri de Bavière. Ce Maximiiien, qui avait aidé son oncle Ferdinand à remonter sur le trône en pre- nant Liège de vive force et en foisant monter sur l'échafaud les chefs de la révolution populaire dont nous avons décrit ailleurs les origines, ne montrait pas le même attachement qu(i ses prédécesseurs à la maison d'Espagne. Aussi Philippe IV, qui voulait se concilier à tout prix l'amitié des États secon- daires, voisins des Pays-Bas, avait-il recommandé à Léopold do ménager la petite principauté, en l'exemptant de tout loge- ment militaire -. C'était la présence des Impériaux de Jean de Weert et de Piccolomini qui avait provoqué, en partie, les troubles de 1636 et de 1637, et le roi d'Espagne voulait préve- nir le retour de semblables désordres qui pouvaient avoir leur contre-coup dans les Pays-Bas ou appeler les ennemis, c'est-à- ' Relacio7î de lo sucedido en Flandes desde 1648 hasta iOiiS. 2 Philippe IV à Léopold, \G novembre IGol. (S. E. E., t. LXXV.) — Le même au même, 19 septembre 1653. {Ibidem, t. LXXX.) ( d63 ) dire les Français, dans la vallée de la Meuse et les introduire ainsi au cœur de ses États. Prince pacifique de sa nature, Léopold ne demandait qu'à donner toute satisfaction à l'évêque de Liège. Mais il avait à compter avec Condé d'abord, avec Charles de Lorraine ensuite. Les deux princes prétendaient servir l'Espagne à leur guise et se souciaient très peu des difficultés qu'ils créaient au gouver- neur des Pays-Bas. Hommes de guerre avant tout, et d'humeur fort peu accommodante, ils ne comprenaient pas les attentions que la cour de Bruxelles montrait au chef d'un petit État, comme le pays de Liège. Aussi ne tinrent-ils nul compte des recommandations de l'archiduc et ils lâchèrent la bride à leurs soudards. Maximilien prit toutes les mesures possibles pour protéger ses sujets contre les attaques incessantes des Lor- rains. Rien n'y tit. Il promit à Charles IV 18,000 patagons, à condition qu'il évacuât définitivement le pays. La conven- tion i fut violée. Des villages entiers de la Ilesbaye et du comté de Looz furent livrés aux flammes. Des villes même, Waremme, Looz, Bilsen, Peer, Hamont, Beringen, Herck, furent rançon- nées. Léopold dut recourir à un moyen extrême pour mettre fin aux insolences d'un allié aussi compromettant et dont il suspectait depuis longtemps la fidélité : Charles de Lorraine fut arrêté, conduit à Anvers, puis transféré en Espagne oi^i il resta prisonnier jusqu'à la paix des Pyrénées'^. Il n'était pas aussi facile de se débarrasser de Condé. Et cependant les exigences de M. le Prince étaient aussi hautaines que celles de son cousin, Charles de Lorraine. Sa tidélité, sans doute, était plus sûre et ses services plus réels. Mais à quel ' Elle est du 19 octobre ICoi. (Daris, Histoire du diocèse et de la prin- cipauté de Liéfie au XVII^ siècle, t. II, p. -Ji>.) — Le duché de Bouillon soutïi'il cruellcmenl aussi des Lorrains. (Voir Ozeray, Histoire de Bouil- /o??, p. 141.) "^ Pour CCS événements, voir particulièrement d'HaussOxNVIlle, Réu- nion de la Lorraine à la France, t. II, chap. XIV. — Sur les ravages des Lorrains au pays de Liège, voir les documents publiés par M. Piot ('ans C. R. H., 4c série, 3 juillet 1873. ( 164 ) prix? Il traitait d'égal à égal avec l'archiduc, disposait des troupes à sa guise, prenait les quartiers d'hiver à sa conve- nance ^. Il prétendait être autorisé par l'Empereur à cantonner son monde dans l'archevêché de Cologne et le pays de Liège -. Aussi la malheureuse principauté, dont les frontières étaient ouvertes à tous les belligérants, eut-elle à souffrir cruelle- ment des fourrageurs de M. le Prince. Tout l'Entre-Sambre- et-Meuse, Fosses, Couvin, Florennes, Ciney même et le Condroz furent impitoyablement rançonnés. Harcelée par les Lorrains au nord, par les soudards de Condé au sud et à l'ouest, la principauté liégeoise, malgré sa neutralité, souffrait plus cruellement que les Pays-Bas eux-mêmes de la guerre acharnée qui se faisait sur ses frontières. Mazarin voulut profiter de la maladresse ou de l'impuissance de Léopold. Fidèle exécuteur des plans de Richelieu, le ministre d'Anne d'Autriche comprenait l'importance du pays de Liège, qu'il avait traversé deux fois pendant son court exil et où il s'était créé de précieuses intelligences. Ordre fut donné au maréchal de Fabert, commandant de Sedan, de marcher au secours des Liégeois 3. Mais Maximilien, malgré l'imminence du péril, hésitait à accepter l'assistance de l'étranger. L'intervention de la France ne serait-elle pas regardée à Bruxelles comme une provocation? Ne le soupçonnerait-on pas d'être sous main l'allié du ministre qui se donnait comme son protecteur désintéressé? Ne l'avait- on pas déjà accusé d'avoir promis les places de Bouillon et de Dinant aux Français ^*? Il préféra requérir l'intervention de son protecteur naturel, l'Empereur. Ferdinand III, qu'il vit à la < Léopold à Philippe IV, 20 décembre 1655. (S. E. E., t. LXXX.) 2 C'est ce que Lenet, le secrétaire du prince, assurait à Léopold. (Voir Léopold à Philippe IV, 18 novembre 1C53. [Ibidem.]) 3 Mazarin à Fabert, 19 mars 1653. (A. E., Liège, t. II.) — Talon à Maza- rin, 2 janvier lG5i. (A. N., K. K. 1075.) ^ Léopold à Maximilien, 25 janvier 1654. (S. E. E., t. LXXXI.) — Léo- pold à Philippe IV, 25 janvier et 14 février 1654; Maximilien à Léopold, 14 février 1654. (Ibidem.) ( i6o ) diète de Ratisboniie, lui promit son appui ; en même temps, le cercle de Westphalie, dont la principauté faisait partie, les électeurs de Trêves et de Mayence décrétèrent l'envoi de troupes dans la vallée de la Meuse. Maximilien s'était adressé aussi aux Provinces-Unies; mais l'ambassadeur espagnol à La Haye, Antoine Brun, empêcha, paraît-il, l'envoi de secours i. Cependant le danger pressait. Les Allemands n'arrivaient pas, et les Lorrains et les Espagnols étaient maîtres de tout le comté de Looz et de la Hesbaye. Quoi qu'il lui en coûtât, Maximilien accepta le secours que la France lui offrait. Il posa toutefois des conditions. Le 6 février 16oi fut conclue, à Sedan, une convention aux termes de laquelle les Français évacueraient la principauté quand ils en auraient chassé les étrangers, à la première requête du prince- évêquc et sans garder aucune place forte, l'eussenl-ils même conquise i» leurs frais -. L'armée de Fabert, forte de 0,000 hommes, entra dans la principauté par le Luxembourg et arriva au Val-Saint-Lambert, à deux lieues de Liège. En ce moment, les Lorrains assiégeaient la petite ville de Brée, dans le comté de Looz. Dès qu'ils furent au cœur du pays, les Français firent sentir qu'ils étaient des protecteurs nécessaires; ils étaient bien près de parler en maîtres. Fabert déclarait à Maximilien que ses sujets devaient se montrer reconnaissants du soin que Sa Majesté Très Chrétienne prenait de leur défense. « S'ils en usaient autre- ment, ajoutait-il, je me verrais contraint de m'ouvrir le chemin par la force et prendre dans le pays des avantages égaux à ceux qu'en tirent les ennemis, quoique avec vérité le roi n'ait d'autre but que de les en chasser et retirer son armée incon- tinent après qu'ils en seront sortis •^. )> Maximilien se trouvait pressé entre les Espagnols et les Français, L'intervention des troupes du cercle de Westphalie ' Le rhingrave à Mazarin, 6 janvier lO.")!. (A. E., LtVV/^', t. II.) 2 A. N., K. K. 1073. Colonel Bourelly, Vie du murccJud de Fabert, Ue partie, pp. ^o et 26. 3 Fabert à Maximilien, il février 1651. (A. N., K. K. lOTô.) ( 166 ) et des États rhénans le sauva. Les Lorrains durent lever le siège de Brée. En même temps le prince de Ligne négociait, au nom de l'Empereur, un traité de neutralité avec les agents de l'archiduc. Signé le 17 mars 1654, dans la petite ville bra- bançonne de Tirlemont, ce traité, dont nos historiens ne parlent guère, rétablissait la paix entre le souverain des Pays- Bas et l'évoque de Liège, reconnaissait de nouveau la neutralité de la principauté, stipulait la retraite des Lorrains et de tous autres soldats du roi Catholique ainsi que le départ de l'armée française qui ne serait pas inquiétée tant qu'elle ne commet- trait aucun acte d'hostilité contre les sujets du roi d'Espagne ^. Fabert fut singulièrement surpris quand il apprit la conclu- sion du traité de Tirlemont. 11 voyait disparaître tous les avantages qu'il se promettait de son entrée dans la vallée de la Meuse. Il ne partit pas avant d'en avoir reçu l'ordre formel et avant d'avoir conseillé aux partisans de la France de travailler à la rupture du traité '^. Parmi ces partisans figurait le seigneur (!c Wagnée, ancien gouverneur de Bouillon, devenu l'agent de Mazarin, dont nous aurons à parler quand nous étudierons plus spécialement le rôle de la diplomatie française dans nos contrées. C'était lui qui avait préparé l'entrée du général français dans la principauté et qui écrivait à Mazarin que Fabert avait laissé dans tout le pays « un monument éternel à la gloire )) des armes du roi et à celle du cardinal et une disposition » entière, en ménageant bien les esprits, à se jeter dans les )) bras de la France à la première occasion que ses ennemis » lui pourraient donner 3, » ^ De Louvrex, Recueil des é lits et règlements de riuicien pays de Liège, ;''f partie, pp. 25;) et suiv. - Fabert à 3Iazarin, Hervé, lo mars 16o4 : u En partant je dis à M. l'in- tendant et à M. le comte de Wagnée qu'il ne fallait rien oublier pour rompre le traité. » (A. N., K. K. 1073.) "' Wagnée à Mazarin, :27 mars 16."î4. (A. E., Liège, t. II.) — Sur l'ex- l)édition de Fabert dans la principauté, voir le travail précité du colonel Bourellv. (167) Pour faire une diversion, une armée do 26,000 Espagnols commandés par Léopold, Condé et Fuensaldana alla bloquer rimportante place d'Arras (3 juillet). La ville résista. Turenne vint avec La Ferté pour la dégager. Kejoint par Hocquincourt, il attaqua l'assiégeant dans ses lignes. Il avait choisi comme point d'attaque le côté le plus fortitié, parce que, comme il l'expliquait au jeune duc d'York, ce point était gardé par les Espagnols, paresseux et faciles ii surprendre, et non par le vigilant Condé qui dormait peu. La victoire des Français fut complète : ils gardèrent Arras. Nous laissions 3,000 prison- niers, 900 chevaux, 63 canons, et le désastre eût été plus grand encore si Condé n'avait protégé la retraite et rallié les fuyards à Bouchain et à Cambrai. Le vainqueur de Rocroi se montra plus grand général que jamais dans cette retraite, sur- tout dans une marche de nuit que l'on regarde comme un de ses chefs-d'œuvre '. Sans lui, l'ennemi entrait dans le Brabant. Le 6 août, les Français reprirent Stenai. Dans la campagne de 165o, Turenne s'empara de Landrccies, de Condé et de Saint-Chislain. Le maréchal de Hocquincourt, qui avait été gagné par la duchesse de Châtillon et voulait livrer Péronne au prince de Condé, fut prévenu et contraint de rester dans le devoir. Au sud des I*yrénées, Conti reconquit une partie de la Catalogne et le duc de V^endôme battit une escadre espagnole devant Barcelone. La France fut moins heureuse en 16S6. Turenne et La Ferté étaient venus mettre le siège devant l'importante place de Valenciennes oii commandait le comte de Henin (15 juin), « un fort grand siège », comme disait Turenne. La place était bien fortiliée. Condé y trouva la revanche d'Arras. Les deux géné- raux français étaient campés sur l'une et l'autre rive de l'Escaut et communiquaient par deux ponts de bateaux. La garnison de Bouchain, autre place située à peu de distance en amont, ouvrit les écluses. Le camp des assiégeants fut inondé. Condé arriva ♦ Duc d'Aumale, Histoire des princes de Condé, t. VI, pp. 397 et suiv. (168 ) avec don Juan, le successeur de Léopold ^, et surprit La Ferté dans la nuit du lo au 16 juillet. Le maréchal fut battu, fait prisonnier avec Grampré, son lieutenant général ; ses soldats furent jetés dans l'Escaut. Turenne dut battre en retraite. Il enleva cependant La Capelle, à la fin de la campagne, pen- dant que les Espagnols s'emparaient de la ville de Condé. Somme toute, rien de décisif 2. XIL La campagne suivante fut plus importante. La France avait obtenu l'alliance de l'Angleterre où, depuis 16i9, dominait Olivier Cromwell. Ici encore elle avait été plus avisée que sa rivale. Il y avait toujours eu une certaine froideur entre l'Espagne et l'Angleterre. Les Anglais n'avaient pas oublié l'Armada et ils voyaient dans les Espagnols des rivaux de leur commerce en même temps que des ennemis de leur religion. Leurs corsaires infestaient les côtes de la Péninsule, et les navires espagnols qui devaient fuir devant les escadres hollan- daises ne trouvaient pas toujours un accueil bienveillant dans les ports anglais. De là d'incessantes réclamations auprès de la cour de Londres qui répondait par des promesses, mais donnait rarement satisfaction 3. Aussi Philippe IV montra-t-il une réserve extrême quand il vit Charles I^^' aux prises avec la révolution qui devait lui coûter le trône et la vie. Quand il apprit la mort de l'infortuné monarque, il feignit une profonde douleur. C'était une chose bien extraordinaire et bien triste, écrivait-il à Léopold, et il eût voulu montrer au monde ce qu'il fallait faire en pareille circonstance; mais, s'empressait-il « Ce don Juan, comme nous l'avons dit plus haut, était le fruit des amours adultérines de Philippe IV et de la Calderona. On trouvera dans la Coleccion de libros raros 6 curiosos, t. XIV, le récit de son voyage de Catalogne aux Pays-Bas. 2 Voir dans la collection précitée la Relacion de la campana de 1666 en los estados de Flandes gobernandoles et senor Don Juan de Austria. 5 Voir la relation précitée de Cevallos y Arce, pp. 251 et 312. ( 169 ) d'ajouter, il fallait céder devant la nécessité. Le Parlement était puissant, tandis que les princes européens, par suite de leurs embarras intérieurs, étaient dans l'impossibilité de rien tenter pour la famille déchue. D'autre part, les Parlementaires faisaient mine de vouloir vivre en bonne amitié avec lui, et leur amitié était précieuse tant que l'on restait en guerre avec la France. Il jugeait donc prudent de s'abstenir de toute décla- ration tant que la nécessité ne s'en faisait pas sentir. Après tout, ajoutait-il, il ne devait rien à la maison d'Angleterre. Le monarque défunt n'avait-il pas encouragé, au mépris de l'amitié, les révoltés du Portugal? Léopold ne devait donc se prononcer ni pour le fils de Charles l" ni pour le Parlement avant de voir la tournure des événements. On pouvait donner au prince de Galles le titre de Majesté, mais il fallait avoir soin d'anti- dater la réponse pour faire croire au Parlement qu'elle avait été rédigée avant que l'on n'eût connu le décret d'exclusion prononcé contre les Stuarts. Bref, Léopold devait user de la plus grande prudence •. Aussi le roi d'Espagne fut-il très embarrassé quand il apprit de Bruxelles le prochain départ d'un agent de Charles Stuart pour la Péninsule. [1 voulait savoir avant tout l'accueil que la France lui réservait. Il conseilla donc ù Léopold d'amuser l'ambassadeur, de lui marquer qu'il convenait d'attendre ses instructions avant d'aller à Madrid et que la restauration des Stuarts dépendait du rétablissement de la paix entré l'Espagne et la France "'^. Philippe IV voulait savoir les forces respec- tives des deux partis, l'appui que le prince de Galles aurait trouvé en Danemark et en Suède, le nombre de ses parti- sans en Ecosse et en Irlande •^. Dans l'incertitude, il croyait ' Philippe IV à Léopold, 3Iadnd, 10 avril IGiO. iS. E. E., t. LXVII, fol. 247.) 2 Philippe IV à Léopold, 10 juin lG.i9. (Ibkiem, t. LXVIII, f. 90.) — Philippe IV à Gardenas, ambassadeur à Londres, même date. {Ibidem, fol. 93.) 5 Philippe IV à Léopold, 8 septembre KU9. {Ibidem, t. LXIX, f. 58.) — Le même au même, 13 décembre 1C49. {Ibidem, f. 120.) ( no ) plus prudent et plus profitable de se ranger du côté du Par- lement. En tout cas, Léopold devait rester neutre jusqu'à nouvel ordre. Si le Parlement parlait d'envoyer quelqu'un à Madrid, l'archiduc jouerait avec son député le même jeu qu'avec le ministre de Charles Stuart. Aussi Philippe IV fut-il quelque temps en bons termes avec le Parlement d'Angleterre. La Hotte anglaise, en 1652, empêcha les Français de ravitailler Dunkerque par mer, quoique Crom- well, quelques mois auparavant, eût propose au comte d'Es- trades la cession de Dunkerque contre des secours en hommes et en vaisseaux. Philippe IV remercia le Parlement. Mais il refusa son intervention quand le même Parlement voulut l'entraîner dans la guerre qu'il préparait contre la Hollande i. Premier froissement. Quand Cromwell fut devenu protecteur, il réclama pour ses compatriotes le droit de faire le commerce aux Indes, ce que le roi d'Espagne ne voulut accorder à aucun prix, non plus que le privilège d'être affranchis de l'Inquisition pour les Anglais établis en Espagne '^. Deuxième froissement. On ne croyait pourtant pas encore à une rupture prochaine. Pendant que Mazarin promettait Dunkerque et de l'argent, l'Espagne, par l'intermédiaire du marquis de Cardenas et du marquis de Lède, offrait Calais et proposait une descente en (iuienne. Mais, en mai 1655, une flotte anglaise s'emparait de la Jamaïque 3, Le 3 novembre, un traité était signé à West- minster entre la France et l'Angleterre, consacrant la liberté du commerce entre les deux nations. Bientôt après, Cromwell déclarait la guerre à l'Espagne. L'Espagne, de son côté, traitait avec Charles Stuart ^. ' Philippe IV à Léopold, 27 novembre 16:i2. (S. E. E., t. LXXVII, f. 549.) 2 Le même au même. {Ibidem, t. LXXVIII, f. î'ô.) 5 Philippe IV à Cardenas, 10 sej)tembre 1(355. [Ibidem, t. LXXXIII, loi. 513.) ^ Don Juan à Philippe IV, 7 avril 1656. {Ibidem., t. LXXXV, f. -210.) — Philippe IV à don Juan, sans date. (Ibidem, f. 158.) — Cromwell avait nommé ambassadeur à Paris son neveu le colonel William Lockart. ( ni ) Le 23 mars 16o7, un nouveau traité unissait la France et l'Angleterre. Les deux pays convenaient d'assiéger de concert et à frais communs les villes maritimes de Gravelines, de Mar- dijk et de Dunkcrque, la France fournissant 20,000 hommes et l'Angleterre G, 000 avec une flotte. Dunkcrque et Mardijk devaient être remis aux Anglais. Peu de temps après la signature de ce traité, qui donnait une flotte à la France, 24,000 hommes sous les ordres de Turenne se trouvaient aux lieux de rassemblement qui leur avaient été assignés sur les frontières de Champagne et de Picardie. Pour mieux tromper l'ennemi, Turenne se jeta brusquement sur Cambrai, dont la garnison n'était que de iOO hommes, parce que les Espagnols, croyant à une attaque prochaine des places maritimes, avaient concentré leurs forces le long de la côie. Le 28 mai, le maréchal partait de Béthune et le lendemain, de grand malin, il était devant Cambrai. Le soir, après l'arrivée des munitions et des équipages de siège, la circonvallalion était commencée. On y travaillait depuis (juatre heures quand Condé se présenta i\ la tète de 3,000 chevaux. 11 était revenu de l'Enlre-Sanibre-et-Meuse, oi^i il tenait tète au maréchal de La Ferlé, avec une rapidité telle qu'il trompa Turenne et sauva Cambrai. Pour réparer cet échec, La Ferté alla assiéger Montmédy dans le Luxembourg. Il avait 20,000 hommes et la garnison n'en comptait que 600 à 700. 11 est vrai que le gouverneur de la |)lace, Jean d'AlIa- mont de Malandry, était un héros. Pendant plus de six semaines il résista aux forces supérieuies de l'ennemi. 11 fut mortellement blessé sur un bastion et Montmédy, que les Espagnols, contenus par Turenne, ne purent secourir, se rendit le surlendemain (6 août). Louis XIV entra dans la place et rendit hommage à la dépouille mortelle du brava officier L Malgré ses marches et ses contremarches, l'armée de don Juan n'avait pu donner le change à l'ennemi. -Elle n'avait pu sur- * Sur Jean d'Allamont, voir la notice du général baron Guillaume dans Biographie ualiona le. ( 172 ) prendre ni Calais ni Ardres, non plus qu'empêcher Turenne d'emporter Saint- Venant presque sous les yeux de Condé (27 août). Mais le principal théâtre de la guerre était la côte de la mer du Nord. Cromwell pressait Mazarin d'exécuter le traité du 23 mars. C'est pourquoi Turenne entreprit le siège de Mardijk qui était défendu par don Juan de la Torre et qui se rendit moins de quarante-huit heures après l'ouverture de la tranchée (30 octobre). La place fut remise aux Anglais, puis elle fut agrandie et mise à l'abri d'un coup de main. Turenne songea ensuite à investir Gravelines, mais l'inondation des abords de la place le força à s'éloigner. 11 n'osa rien tenter contre Dunkerque parce que l'ennemi avait jeté des renforts dans la place. Cependant Philippe IV espérait toujours dissoudre l'alliance de Cromwell et de Mazarin. Il promettait Calais comme Mazarin avait promis Dunkerque; mais Cromwell donna la préférence à la France, nation jeune et robuste, en qui il avait plus de confiance que dans l'Espagne épuisée, et qui à ses yeux avait le grand tort d'être la nation catholique par excellence. Un nouveau traité, celui du 28 mars 1658, lia délinitivement le protecteur à Mazarin. Le principal article concernait le siège de Dunkerque, qui devait commencer entre le 20 avril et le 10 mai. Le traité ne fut pas exécuté dans le délai prescrit. Condé, qu'on avait tenté de rallier à la cour, restait fidèle 5 Philippe IV. Balthazar de Fargues, major de la place de Hesdin, en Artois, se révolta, d'accord avec le maréchal d'Hocquincourt, gouverneur de Péronne, et se donna à Condé. D'Hocquincourt vint à Bruxelles rejoindre M. le Prince (30 mars). C'était un exemple fâcheux. Cette défection pouvait en amener d'autres, car il y avait beaucoup de mécontents en France, et dans certaines provinces les paysans, accablés d'im- pôts, s'étaient soulevés. Le 14 mai, les Français essuyèrent un contretemps d'un autre genre. Le maréchal d'Aumont, égaré par les fausses indications d'un nommé Spindeleer, entreprit de s'emparer d'Ostende. Mazarin l'avait cependant mis en garde contre les déclarations optimistes de son confident. D'Aumont ( 173 ) tut cruellement trompé. Il était à peine débarqué qu'il était cerné par les Espagnols, fait prisonnier et conduit à Anvers. Un maréchal de France avait été joué par un aventurier et promené de ville en ville comme un objet de curiosité ''. l.es Français ne se laissèrent pas décourager par des échecs qui après tout étaient de peu d'importance. L'armée de Turenne, ([ue relevait la présence du jeune roi , fit mine d'assiéger Hesdin, puis se dirigea vers la Lys. Créqui s'empara de Cassel. Turenne, avec 30,000 hommes, s'approcha de Dunkerque malgré les inondations qui couvraient presque tout le pays environnant et, le 25 mai, il investissait la place. Dunkerque, nous l'avons déjà dit à l'occasion du siège de 1(346, avait une importance de premier ordre. C'est de ce port, qui dominait la mer du Nord, qu'étaient partis tant de corsaires fameux qui avaient infesté les cotes de France, mais la place n'avait pas été ravitaillée. A Bruxelles, on croyait que Cambrai était l'objectif de Turenne et l'on avait laissé la garnison de Dunkerque dans le plus cruel déniiment. Le marquis de Lède, l'énergique soldat qui y commandait en 1646, n'avait pu obtenir ni les renforts ni les munitions nécessaires. Il fallait cependant tenter quelque chose pour empêcher l'ennemi de devenir maître de toute la zone maritime. Dans un conseil de guerre auquel assistaient * Le cardinal Mazarin joué par un Flamand ou relation de ce qui se passa à Ostende le H de mai de Vannée I6ù8. A Cologne, chez Pierre Mar- teau, 1671, petit in-I2. Le traité (pp. 62 et suiv.) par lequel les prétendus conjurés s'encjageaient à livrer Oslende au roi, existe encore aux Archives communales d'Ostende. Le général Guillaume, qui a retrouvé ce docu- ment et qui ignorait qu'on l'eût j)ublié il y a deux siècles, en a fait l'objet d'un article qui a paru dans le tome IV de la Revue d'histoire et d'archéo- logie (Bruxelles, 186-2) sous un titre à peu près identique à celui du vo- lume. — Cf. Alphonse Willems, Les Ehevicr, p. 498. Sur celte campagne de 1658, voir dans la Coleccion de libros raros ô cuRiosos, t. XIV, le récit qui a pour titre : Relacion de la campana del (uio 1658 en las estados de Flandes gohernandoles cl senor D. Juan de Aus- iria, pp. 570 et suiv. — Cf. Jules Bourelly, Deux campagnes de Turenne en Flandre; la bataille des Dunes, p. 126, et surtout le duc d'Aumai-e, Histoire des princes de Condé, t. VII, pp. 1 et suiv. ( 174 ) Condé, le marquis de Caracena, Alonso de Cardenas, le maré- chal d'Hocquincourt, don Estevan de Gamarra, le prince de Ligne et don Juan, il fut résolu de rassembler à Ypres toutes les forces disponibles et de marcher par Furnes au secours de Dunkerque. Cette armée vint par l'abbaye des Dunes et campa à une lieue des lignes ennemies. Turenne, qui jugeait impru- dent de s'obstiner dans la défensive dans un terrain coupé d'obstacles, se porta résolument en avant quand il sut que l'ennemi n'avait pas encore toute son infanterie et manquait d'artillerie. Ce fut le 44 juin qu'eut lieu cette célèbre rencontre entre les deux plus illustres généraux du siècle. Turenne, quoiqu'il eût l'avantage du nombre, procéda avec sa prudence habituelle. La bataille s'engagea à l'aile gauche. Turenne enfonça la droite des Espagnols, puis le centre et enfin la gauche. Ici Condé retint quelque temps le marquis de Créquy. Il eut quelques beaux mouvements. Peu s'en fallut qu'une charge de cavalerit; ne le menât droit à Dunkerque. Mais il ne fut pas soutenu. Il fut entraîné dans la déroute et ne dut même qu'à la vitesse de son cheval et à son sang-froid de ne pas être fait prisonnier. Une sortie de la garnison de Dunkerque et le pillage de ses quartiers n'empêchèrent pas Turenne de remporter une vic- toire complète. La bataille avait duré quatre heures. Turenne était rentré dans ses lignes vers midi. 11 avait profité habile- ment de tous les avantages que lui donnaient la supériorité du nombre et sut se servir à propos de son artillerie. Au dire de Napoléon, ce fut une action des plus brillantes ''. \ La bataille gagnée, il fallut reprendre le siège de Dunkerque. Le marquis de Lède montra la même valeur qu'en 1646, il se défendit jusqu'au dernier moment et mourut les armes à la main. La place se rendit le 23. Le 25, le roi y fit une entrée triomphale. Le soir même Dunkerque était remis aux Anglais. ^ Sur la bataille des Dunes, voir la relation espagnole précitée qui con- corde généralement avec les documents français utilisés par M. Bourelly et le récit du duc d'Auraale dans son Histoire des princes de Condé, t. Vil. ( 175 ) Les autres places ne pouvaient opposer une longue résistance. Bergues capitula le i^" juillet, Furnes le 3, Dixmudc le 6, Gravelines, qui passait pour une des plus fortes places du pays, le 27 août, après vingt-sept jours de tranchée ouverte, sans que ni don Juan ni Condé eussent songé à la secourir en rappelant des places du Luxembourg, du Hainaut et do Lille le peu de monde qu'il y avait encore. Turenne rassembla ensuite son armée, forte de 20,000 hommes, s'avança jusqu'à Thielt, puis se dirigea vers Deynze, descendit la Lys et enleva le château de Gavre sur l'Escaut. Ses cavaliers poussèrent jusqu'à quatre lieues de Bruxelles. Lui-même se rabattit sur Audenarde qui capitula le 9 septembre. S'il avait eu des pièces de gros calibre et suffisamment de vivres, il marchait sur la capitale du Brabant. En attendant, il se retourna vers iMenin, surprit le prince de Ligne, un de nos meilleurs généraux, à la tète de 2,000 hommes et de l,o00 chevaux; le prince put se réfugier à Ypres qui capitula à son tour le 25 septembre. Puis ce fut le tour de Comines, de Grammont, de Ninove. Turenne était presque maître de toute la Flandre. Pour la deuxième fois, Bruxelles fut menacé. Comme en 1635, l'ennemi était à ses portes^. Mais Turenne n'accordait rien au hasard. Il évita de s'avancer dans un pays où les pluies avaient rendu les chemins impra- ticables, et son armée retourna vers la Lys, s'arrêta à Iseghem et entra dans ses quartiers d'hiver. Ainsi tinit cette campagne de 1058, campagne mémorable, une des plus belles de Turenne et qui, au jugement de Napoléon, devait se terminer par une marche rapide sur Bruxelles, oi^i le vainqueur aurait dicté la paix. Napoléon oublie que Condé était à Bruxelles, bien résolu à opposer une résistance désespérée, qui eût peut- être compromis tous les résultats des savantes manœuvres de son heureux rival ; Napoléon oublie aussi que l'on était, cette fois, à la veille d'une paix définitive. • Relacion précitée de lGo8, p. 5Î (176) XIII Interrompues en 1651 ^, les négociations avaient repris en 1656, à Madrid, entre Hugues de Lionne et don Luis de Haro. Mais les deux diplomates ne s'entendirent pas sur la question du prince de Condé, que Philippe IV voulait voir rétablir dans tous ses honneurs, et la guerre continua. La victoire des Dunes semblait présager la prompte soumission des Pays-Bas et la réalisation des projets depuis longtemps mûris par Richelieu et par Mazarin lui-même. « L'acquisition des Pays-Bas, écrivait » le premier ministre d'Anne d'Autriche dans une lettre que » nous avons déjà citée, formerait à la ville de Paris un bou- » levard inexpugnable, et ce serait alors véritablement que l'on )) pourrait l'appeler le cœur de la France et qu'il serait placé )) dans l'endroit le plus sûr du royaume. » C'était donc le moment où Mazarin aurait dû poursuivre avec le plus d'achar- nement la conquête des Pays-Bas. S'il reprit, malgré l'avis des gens de guerre, les négociations interrompues, ce fut unique- ment dans l'intérêt dynastique, afin d'assurer le mariage du roi et la succession au trône. Pour plaire à Anne d'Autriche, Mazarin crut nécessaire de reprendre l'idée d'un mariage avec l'infante, idée d'une réalisation plus facile, cette fois, puisque linfante avait un frère '^, et pour forcer la main au ministre espagnol, il feignit de vouloir faire épouser à Louis XIV la princesse Marguerite, seconde fille de la duchesse douairière (le Savoie, Christine de France. La cour de France se rendit ^ Après la conclusion du traité de Munster, il y eut deux nouveaux essais de négociation, l'un de Mazarin avec don Antonio Pimentel, lors de l'exil du ministre français à Cologne ; l'autre du marquis de Sillery, ù Bruxelles. Ils échouèrent complètement. (Histoire des traités depaix, t. II, i; II, p. 157.) — Cf. Morel-Fatio, Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France depuis le traité de Westphalie- Espagne, 1. 1, pp. 58 et suiv. 2 L'infant Philippe-Prosper, né le 28 novembre 1657. (177) à Lyon. Louis XIV vit la jeune princesse et lui prodigua de bonne foi, pendant quarante-huit heures, les galanteries les plus flatteuses. Mais un envoyé du roi d'Espagne, don Antonio Pimentel, entrait à Lyon en même temps que la maison de Savoie par une porte opposée. Il alla voir secrètement le car- dinal et la reine, et leur proposa l'infante. Tous deux apprirent au jeune roi qu'il devait renoncer à la princesse Marguerite pour accepter la main de Marie-Thérèse. Les négociations reprirent cette fois à Paris (février-juin 1659). Tout le mois d'avril fut consacré à discuter les cessions de territoire auxquelles se résignerait le roi d'Espagne. Une sus- pension d'armes, fortement désapprouvée par Turenne, fut signée le 7 mai. On s'entendit facilement sur les questions du Portugal, de la Lorraine, de la maison de Savoie. Mais le réta- blissement de Condé dans ses biens, charges et gouverne- ments, comme le voulait Philippe IV', souleva de nombreuses difficultés. Enfin, Pimentel, le plénipotentiaire espagnol, céda, et un traité préliminaire fut signé le 4 juin 1659. Il fut ratifié par don Luis de Haro, bien que le Conseil de Castille le trou- vât déshonorant et déclarât que Pimentel méritait d'avoir la tète tranchée pour avoir faibli dans la question relative à Condé. Restait à rédiger le traité final. Les deux premiers minis- tres, Mazarin pour la France, Luis de Haro pour l'Espagne, se chargèrent de ce soin. Le premier s'était fait accompagner de Lionne, le second, de don Pedro Coloma. Les deux plénipo- tentiaires se réunirent dans l'île des Faisans, à l'embouchure de la Bidassoa. Ils eurent vingt-quatre conférences, du 13 août au 7 novembre 1659. C'est de ces conférences que sortit le traité célèbre connu sous le nom de traité des Pyrénées, qui fut signé le 7 novembre. Condé rentrait en grâce après avoir fait sa soumission â Louis XIV. L'Espagne cédait à la France, au sud : le Roussillon avec une partie de la Cerdagne et la val- lée de Conflans ; au nord : l'Artois, à l'exception d'Aire et de Saint-Omer; en Flandre : Gravelines avec le fort de l'Ecluse et Bourbourg; dans le Hainaut : Landrecies, Le Quesnoy, Tome LIV. 12 (478 ) Avesnes, Philippcvillc et Mariembourg; dans le Luxembourg : ïhionvillc, Montniédy, Damvillers, Ivry, Chavancy, Marville. I.e duc de Lorraine recouvrait la plus grande partie de ses Etais. Le roi de France renonçait à soutenir le Portugal. Il épousait sa cousine Marie-Thérèse qui devait recevoir une dot de oOO,OOOccus d'or, moyennant laquelle elle renonçait i\ tout droit i\ la succession paternelle i. Telle fut la lin de cette guerre de vingt-quatre ans, la Grande guerre, comme nous l'avons appelée, parce qu'elle décida de la rivalité, qui existait depuis deux siècles, entre la France et FEspagne, au sujet de la prédominance en Europe. Cette prédominance, que l'Espagne possédait depuis Charles- Quint, passa définitivement à la France. Puissance militaire redoutable encore au lendemain de Nordlingen, l'Espagne, pendant ces vingt-quatre ans, n'a fait qu'essuyer des revers. Son prestige en Europe, même dans les États catholiques de l'Allemagne et à la cour de Vienne, est ébranlé; ses finances sont épuisées, son commerce détruit. Si elle combat encore la France, ce ne sera plus pour reprendre un rang qu'elle a défi- nitivement perdu, mais pour sa propre existence. Et encore, dans les guerres qu'elle entreprendra, aura -t- elle besoin d'alliés. Sans marine et avec des armées désorganisées, elle ne pourra résister aux forces écrasantes de la France. Voilà où aboutissait la politique entreprenante d'Olivarès. Voilà le résultat des velléités belliqueuses de Philippe IV. Le roi d'Es- pagne avait voulu continuer la guerre en lOiS. En prétendant tout garder, il avait failli tout perdre. 11 ne dépendit pas de lui que les Pays-Bas ne lui échappassent complètement. Si Mazarin n'avait pas sacrifié les fruits de la belle campagne de • Sur lo traité des Pyrénées, voir les travaux de J. Valfrey, Htigties de Lw)uic, SCS ambassades en Espagne et en Allemagne; La paix des Py)i')iées; et de Lkcueu.e, La diplomatie française et la succession d^ Es- pagne, l. 1, ciiap. I. — Tne excellente édition avec commentaire expli- catif a paru dans l'ouvrage déjà cité de Vast, Les grands traités de Louis XIV. (179) Turenne aux intérêts dynastiques des Bourbons, notre patrie devenait terre française. La Catalogne, cette province pour laquelle on ne s'était pas entendu en 1648, avait fait retour à l'Espagne, mais le Portugal était définitivement perdu. Et ces Pays-Bas, qui avaient tant d'importance pour lui, Philippe IV ne les conservait pas intacts. Il avait dû céder toute une pro- vince, l'Artois, et les places les plus fortes de la frontière du sud, celles précisément dont la France avait le plus besoin pour défendre Paris. Le roi Catholique fut aussi malhabile que malheureux. Il ne sut pas traiter à temps. Il ne profita pas de la Fronde, et, comme le remarque un écrivain moderne ', dont le témoignage ne sera pas suspect, son grand tort ne fut pas tant de s'être mis dans l'impossibilité de continuer la lutte que de ne pas avoir profité des occasions de conclure une paix avantageuse. Dans cette longue guerre, la plus longue qu'elle ait eu à soutenir contre la France, TEspagne avait été plus héroïque que sage. ' La Fuente, Historia gourai de Espana, t. XVI, p. 476. f^9r) ) CHAPITRE IV. LA GUERRE DE LA DÉVOLUTION. Pour se maintenir aux Pays-Bas, l'Espagne a besoin d'alliés. — Le traité de Weslphalie. — La supériorité territoriale des princes allemands. — Influence acquise en Allemagne par la France pendant la dernière guerre. — Instruciions de don Juan, — Les diplomates espagnols. — Organisation de la Secrétairerie d'État, — Retards dans l'expédition des affaires. — Supériorité de la diplomatie française, — Piivalité de la France et de l'Espagne dans l'électoral de Cologne, — Maximilien- Henri de Bavière, — Le comte de Wagnée. — Wagnée rallie les Furstemberg à Mazarin, — L'électeur de Cologne devient l'allié de la France, — Projet d'une ligue rhéno-belgique, — La ligue du Rhin, — La question de la renonciation de Marie-Thérèse. — La dot de l'infante n'est pas payée. — Négociations de Louis XIV avec l'Espagne en vue de faire annuler la renonciation de la reine. — Refus de l'Espa- gne. — Négociations de Louis XIV avec les Hollandais. — Projet d'alliance enire l'Espagne et les Provinces-Unies. — Projets de Jean de Witt sur les Pays-Bas, — Louis XIV ne s'entend pas avec les Hollandais. — Son rôle pendant la guerre entre la Hollande et l'Angleterre, — Il empêche l'Espagne de s'unir aux Provinces- Unies. — Circonspection du gouvernement de Madrid. — Situation difficile de Estevan de Gamarra. — Louis XIV amuse l'Espagne par des négociations trom- peuses. — L'Espagne et l'Empire. — Mission de Stockmans en Allemagne. — Mort de Philippe IV. — Négociations de Louis XIV avec l'empereur Léopold, — Le droit de dévolution. — Dernières propositions de Castel Rodrigo à Louis XIV. — Invasion des Pays-Bas. — Nouvelles propositions hollandaises. — Les Hollan- dais refusent de s'engager envers l'Espagne, — Louis XIV conclut avec l'empereur un traité de partage des Pays-Bas. — Conquête de la Franche-Comié. — La triple alliance. — - Le traité d'Aix-la-Chapelle. I. Sortie ruinée de cette terrible guerre dont nous venons de rappeler les principaux épisodes, TEspagne devait, si elle vou- lait garder les Pays-Bas, qui avaient tant d'importance pour elle, se ménager l'appui des États voisins. Elle s'était réconciliée avec les Provinces-Unies auprès desquelles, depuis 1650, elle entretenait «n ambassadeur, mais, par contre, elle s'était brouillée avec l'Angleterre. Elle devait intéresser à la conser- ( 181 ) vation de nos provinces tout l'empire d'Allemagne dont les Pays-Bas faisaient partie comme Cercle de Bourgogne, aussi bien la maison d'Autriche, qu'inquiétait l'expansion de la France vers le Rhin, que tous les Etats secondaires, surtout les principautés ecclésiastiques, dont l'indépendance était menacée par les visées ambitieuses du jeune Louis XIV. Le traité de Westphalie, en leur accordant ce qu'on appelait la supériorité territoriale, avait relevé singulièrement la puissance de ces principicules, en avait fait presque des souverains, puisqu'il leur était permis de conclure des alliances avec des États étrangers, j)Ourvu que ce ne fut pas contre l'Empire lui- même ^. Pendant la dernière guerre, la diplomatie française s'était insinuée dans ces cours et y avait presque annihilé riniluence jadis prépondérante de l'Espagne. Il importait à Philippe IV de reprendre^ son prestige, s'il voulait conserver en Europe un rang honorab'e et se maintenir aux Pays-Bas. L'Espagne comprenait l'importance de l'amitié des Etats allemands, comme nous le voyons par les instructions secrètes qui furent remises à don Juan, le successeur de l'archiduc Léopold dans le gouvernement général des Pays-Bas. Ordre lui était donné de ménager les Liégeois qui avaient eu tant à souffrir du passage ou du séjour des soldats espagnols, de ménager surtout leur souverain, Maximilien de Bavière, qui inclinait vers la France, comme aussi l'électeur de Trêves, qui n'avait pas encore donné de preuve de mauvais vouloir et dont on devait s'assurer le concours en vue de la prochaine élection du roi des Romains; il fallait aplanir les différends survenus entre le duc de Neubourg et l'électeur de Brandebourg; s'attacher le premier de ces princes, tidèlc défenseur de la cause catholique; rester en bons termes avec les villes han- séatiques, qu'unissaient ù l'Espagne d'anciens traités renou- velés depuis, ainsi qu'avec les Danois, tout en observant le parti qu'ils prendraient entre la Hollande et l'Angleterre ou entre la Hollande et la Suède; se défier, par contre, des * Art. Ci. ( 182 ) Suédois, les anciens alliés de la France; maintenir la paix entre les États de Neubourg et de Brandebourg, afin d'enlever au roi de France tout prétexte d'intervention en Allemagne, intervention toujours à craindre parce qu'elle contenait une menace pour les Pays-Bas; complaire aux Hollandais, et par- ticulièrement à Amélie de Solms, la veuve de Frédéric-Henri, et l'aïeule du jeune prince d'Orange, qui avait toujours été portée vers l'Espagne ; entretenir, enfin, la jalousie entre les Provinces-Unies et l'Angleterre ; fomenter des divisions au cœur de ce dernier pays afin de s'assurer par là la domina- tion aux Indes i. Malheureusement pour nous, l'Espagne n'était pas plus en état de résister à la France sur le terrain diplomatique que sur les champs de bataille. Elle n'avait pas les ressources financières de sa rivale et ne pouvait jamais payer régulièrement les pen- sions ou les cadeaux qu'elle promettait à tous ceux dont elle recherchait l'amitié; elle se trouvait aussi trop loin du théâtre des négociations. Ce n'étaient pas les diplomates qui lui man- quaient. Si elle n'était plus servie, comme au temps de Charles- Quint et de Philippe H, par des Mendoza, des Granvelle, des Requesens, elle trouvait cependant en Castille, aux Pays-Bas, en Franche-Comté ou en Italie des serviteurs actifs et intelli- gents dont le zèle ne devait jamais lui faire défaut, même dans sa plus grande détresse. Elle rencontrait dans les ordres men- diants, surtout dans les capucins, des agents secrets d'une rare habileté quelquefois, tel ce Père Philippe, de Bruxelles, l'ami du président Roose, qui fut chargé de différentes mis- sions en Allemagne et en Espagne par l'infante Isabelle et qui mourut à Madrid, en 1636, après avoir joué un rôle moins connu, mais tout aussi actif que son contemporain le Père Joseph î^, le bras droit de Richelieu ; tel cet Héliodore de Barea, * Instructions secrètes de don Juan, du 26 mars 1656. {Audience, In- structions des gouverneurs généraux, t. MCCXXVP'% p. 159.) 2 Voir sur le rôle de ce capucin, la correspondance de Roose, chef et président du Conseil privé, aux Archives du royaume. (183) dont nous parlerons plus loin, l'agent secret de Castel Rodrigo ; tel aussi ce Christoval de Rojas, provincial des Franciscains de Saxe, évêque in parlibus de Stephania, qui, à l'époque où nous sommes arrivés, parcourait l'Allemagne pour traiter d'affaires commerciales et recruter des adhérents à la cause du roi Catholique ^. C'était l'organisation de la chancellerie, ou disons mieux, de la secrétairerie d'Etat de nos provinces qui était défec- tueuse. Le gouverneur général des Pays-Bas était assisté d'un haut fonctionnaire appelé secrétaire d'État ou secrétaire d'État et de guerre, quand il dirigeait à la fois les affaires politiques et militaires, secrétaire qui recevait et déchiffrait toutes les dépêches diplomatiques qui venaient de Madrid. Comme le souverain résidait en Espagne, tous les ordres venaient de la Péninsule. 11 fallait généralement trois semaines à un courrier pour aller de Bruxelles à Madrid. Comptez le temps qu'il fallait pour la préparation ou la rédaction de la réponse, rédaction qui nécessitait souvent une convocation des conseils compé- tents, puis le retour, et vous verrez qu'il s'écoulait souvent deux mois et même plus avant que le gouverneur ne reçût la réponse désirée. De là des retards considérables et toujours hautement préjudiciables au succès des négociations. JN'avait-on pas vu au congrès de Munster Brun et Penaranda rester des mois entiers sans recevoir les pouvoirs ou les instructions nécessaires, len- teurs inconcevables qui indisposaient les autres agents diplo- matiques contre l'Espagne, qu'ils accusaient de mauvais vouloir ou de duplicité? En outre, depuis la mort d'Isabelle, le gou- vernement des Pays-Bas n'envoyait plus d'agent diplomatique dans les Etats voisins -. Le cas échéant, il se faisait renseigner par un habitant du pays, comme nous le voyons à Liège où ' Voir la correspondance du marquis de Caracena, gouverneur des Pays-Bas, avec Philippe IV. (S. E. E., t. XCV, passim.) 2 Voir une décision du Conseil d'État, du 2-4 décembre 1033. (Archives du royaume, Conseil d'État, carton 140.) — On ne conserva que le poste de Rome. ( 184 ) l'avocat de Marche, sous Ferdinand de Bavière, De Gaene, prévôt de Condé, sous Maximilien-Henri, rendaient compte régulièrement des événements du jour. Se présentait-il une affaire urgente, le gouverneur recourait à l'aml^assadeur espa- gnol accrédité dans une cour voisine, soit à celle de Paris, soit à celle de Londres, surtout à celle de La Haye, qui, à partir de 1650, devient le centre des affaires politiques du nord de l'Europe. De là des froissements, des conflits même avec le gouvernement central. Dans les dépêches du temps, nous ne trouvons que trop souvent la preuve des dissentiments qui existaient entre les agents du roi d'Espagne à l'étranger et le cabinet de Madrid. La France, au contraire, était rapprochée du théâtre des négociations. Son territoire confinait à l'Empire. En quelques jours, un agent diplomatique avait reçu de Paris les pièces nécessaires. Tenez compte du prestige que cette puissance avait acquis depuis ses dernières victoires, de l'incomparable séduction qu'exerçait un monarque jeune et fastueux dont les libéralités semblaient inépuisables pour ses amis, de l'expé- rience et de la science consommée de tant de diplomates for- més par Richelieu et par Mazarin, et vous comprendrez com- ment la France parvenait à éliminer peu à peu l'influence de l'Espagne dans la vallée du Rhin. Ce fut surtout dans l'électoral de Cologne que la France réussit le mieux à supplanter sa rivale. Le souverain régnant, Maximilien-Henri, dont nous avons déjà parlé, appartenait à cette puissante maison de Bavière qui, jusque dans les der- nières années de la guerre de Trente ans, avait prêté à la cause catholique et, par conséquent, à la maison d'Autriche le con- cours le plus dévoué et le plus efficace. Si Maximilien avait suivi sa propre inclination, il serait probablement resté le partisan des Habsbourg. Mais Maximilien manquait d'énergie. Il n'avait rien de ses prédécesseurs, Ernest et Ferdinand, ni la dextérité du premier, ni l'activité du second. C'était un prince affable, ouvert, très accommodant, pourvu que ses sujets ne méconnussent pas son autorité, comme on le vit à Liège, ( 18S) en 1649, quand il était encore le coadjuteur de son oncle, et comme nous le verrons en 1684, quand il rentrera dans la cité qui avait osé reprendre les armes contre lui, son souverain légitime. Le duc de Grammont i, qui l'a connu à la fleur de l'âge, a rendu justice à sa sobriété, à son naturel facile et agréable. Ses deux passions favorites étaient l'alchimie et la chasse. On ne lui connaît aucune liaison galante; il prit même au sérieux ses fonctions ecclésiastiques, car il s'empressa de recevoir la prêtrise, ce que ses prédécesseurs, plus hommes d'État qu'hommes d'Eglise, avaient négligé de faire. Comme homme privé, Maximilien était irréprochable, et son existence paisible contrastait avec la vie fort peu évangélique de ses deux voisins, l'archevêque de Trêves et l'évêque de Munster, l'un buveur impénitent, l'autre batailleur forcené. Malheureusement pour l'Allemagne et aussi pour les Pays- Bas, Maximilien subit, toute sa vie, l'influence de son entou- rage, et son entourage était vendu à la France. Ses deux con- seillers intimes étaient François et Guillaume de Furstenberg, ses amis d'enfance; François, l'aîné, devint son chambellan; Guillaume, le cadet, son représentant ordinaire dans les cours étrangères. Saint-Simon nous a laissé un portrait du second : « C'était un homme de médiocre taille, grosset, » mais bien pris, avec le plus beau visage du monde et qui, à » son âge, l'était encore, qui parlait fort mal français; qui, à )) le voir et â l'entendre à l'ordinaire, paraissait uni butor, et » qui, approfondi et mis sur la politique et sur les aff*aires, à » ce que j'ai ouï dire aux ministres et à bien d'autres de tous » pays, passait la mesure ordinaire de la capacité, de la )) finesse et de l'industrie '^. » De bonne heure, la France et l'Espagne s'étaient disputé la ' Mémoires de Grammont, collection Petitot? i^ série, t. LVI, p. 458. — Voir aussi sur Maximilien-Henri de Bavière les mémoires de Pom- ponne et les rapports des ambassadeurs vénitiens Contarini et Fran- cesco Michel, dans Fiedler, Fontes rerum austriacarum, n» 190. 2 Saint-Simon, Mémoires, édit. Gliéruel, t. II, p. 591. ( 186 ) faveur des deux princes ^. La France l'emporta, grâce à son crédit et à l'intervention d'un personnage dont nous avons déjà parlé, le seigneur de Wagnée. Jean-Ferdinand de Pottiers, seigneur de Wagnée, était le deuxième fils de Denis de Pottiers, seigneur de Fenffe ^2, et d'Elisabeth de Sales. Il entra, comme chanoine noble, dans le chapitre de Saint-Lambert, à Liège, et quatre de ses frères suivirent son exemple. Plus tard, il renonça à la vie religieuse et prit du service en Allemagne. Nous le voyons tour à tour colonel d'un régiment d'infanterie, capitaine de cavalerie, gou- verneur de Bouillon, où il succéda à son père, après lui avoir remis sa prébende de chanoine. Le père entrait donc dans le chapitre de Saint-Lambert quand le fils en sortait 3. Gouverneur de Bouillon, le seigneur ou le comte de Wagnée, comme on l'appelle dans les écrits du temps, était plus près de la France que de Liège. Il était naturel qu'il s'occupât des affaires de ce pays. Il n'était pas un inconnu pour Mazarin auprès de qui il avait été député, en 1649, quand il s'agissait d'enlever l'appui de la cour aux révolutionnaires liégeois. Le premier ministre français l'avait captivé par ses manières pré- venantes. Il le revit en 16o0 et en 16ol, quand, banni de France, il passa par Bouillon pour se retirer en Allemagne; dès lors le sort de Wagnée est fixé. Il résigne sa charge de gouverneur à son frère Maximilien et passe au service de IMazarin, qui en fait son représentant auprès de Maximilien de Bavière ^. « Philippe IV à Léopold, -20 juin 1651. (S.E.E., t. LXXIV, f. 198.) Le roi approuve son lieutenant d'avoir alloué au comte de Furstenberg une pension de t,oOi) écus. - Ce seigneur de Fenffe était très influent auprès de Maximilien et bien vu à Paris où il avait été envoyé quatre fois par Ferdinand de Bavière. Philippe IV recommanda à Léopold de se l'attacher. — Voir Philippe IV à Léopold, 10 novembre 16ol. (S. E. E., t. LXXV, f. 277.) ^ Archives de l'État, à Liège : Manuscrits du héraut d'armes Le Fort, l'-e série, t. XVIII, f. isn. * Voir aux Archives des Affaires étrangères, à Paris, Liège, t. II, les lettres de Wagnée à Mazarin, du 2 mars, du 1-5 et du 21 avril, du 18 et ( 187 ) Dès ce moment, l'influence de la France prédomine à Liège. C'est Wagnée qui, en 10-ji, pousse Maximilien à réclamer l'in- tervention de Fabert, qui prépare la marche du corps expédi- tionnaire français, qui détermine les Furslenberg hésitants à se rallier à Louis XIV. Travail ditlicile, il faut le dire, car les amis de Maximilien étaient d'une exigence rare, ils prenaient de toutes mains, sans le moindre scrupule, faisant mine de rester fidèles à l'Espagne pour se faire acheter plus cher par la France; François, surtout, que Wagnée appelait dans un moment de dépit « une âme basse i » et dont il disait : « Il faut que la nécessité plutôt qu'un sentiment de gloire et de justice lui fasse prendre la résolution qu'on veut lui inspi- rer -. » A la fin, la France l'emporta. Elle donna aux deux frères les cvêchés cl les abbayes qu'ils réclamèrent et, par lu, s'assura leur amitié et celle de Maximilien. C'était un beau succès pour Mazarin et pour son agent, le comte de Wagnée. Ainsi Maximilien, qui avait eu tant de fois ii se plaindre^ des Espagnols, surtout de leur arrogance et de leur manque de parole, Maximilien qui voyait Condi, leur allié, violer le trailé de Tirlemont 3, se rapprocha peu à peu de Louis XIV. Il n'y avait personne à Liège pour contre-balancer l'influence des Furstenberg et des Poitiers. Jean-Paul de Groesbeck, l'ancien chancelier de Ferdinand, était en disgrâce pour avoir protesté contre le traité de Tirlemont; le cardinal-landgrave de Hesse, dont le gouvernement des Pays-Bas voulait faire le coadjuteur de Maximilien, avait failli se brouiller avec le prince-évéque pour une question d'étiquette -^^ de soi te que les rares partisans du 26 juillet 1051 ; du ^l août 1052; sa lettre à Fabert, du 7 septembre IGol. — Voir, dans Chéruel, Lettres du cardinal Mazarin pendant son ministère, t. IV, Mazarin à Fabert, 18 novembre 1031. ^ Affaires étrangères, Ibidem, Wagnée à Mazarin, 5 et 29 janvier lGo7. ' Ibidem, Wagnée à Mazarin, 18 janvier 16o6. 5 Léopold à Piiilippe IV, 13 mars IGoo. fS. E. E., t. LXXXII, f. 107.) * Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège au XVII^ siècle, t. IL — Pour le landgrave de Hesse, voir don Juan à Piiilippe IV, 28 dé- cembre 1058. (S. E. E., t. LXXXVIII, f. 213.) — Philippe IV à Caracena, 25 mars 1659. {Ibidem, t. LXXXIX, f. 54.) ( 188 ) que l'Espagne comptait à Liège étaient sans crédit. Maximilien s'était inféodé à la France. En apparence, il est toujours l'ami de l'Espagne; il lui prodigue, à l'occasion, ses assurances de dévoûment; François de Furstenberg alla même un jour jusqu'à lui offrir ses bons offices, au point que le marquis de La Fuente, ambassadeur d'Espagne à Paris, croyait i l'avoir complètement gagné; mais, vienne une nouvelle guerre, et le Bavarois, sous l'influence de ses deux conseillers, se confor- mera absolument aux désirs du roi de France. Mazarin avait donc réussi à se faire un allié d'un des prélats les plus puissants de la vallée du Rhin. Il avait eu le même succès à Munster dont l'évêque, un de ces prélats batailleurs comme on en vit au moyen âge, querellait continuellement les Hollandais ses voisins. Peu à peu tous les princes rhénans devinrent les satellites du puissant monarque français. Un moment même, Mazarin espéra faire monter son maître sur le trône impérial. Voyant qu'il ne parviendrait pas à ses fins, il changea de tactique et travailla à diminuer les prérogatives déjà si restreintes de l'Empereur, ahn que le concurrent de Louis XIV qui l'emporterait n'eût aucune autorité réelle en Allemagne. Le 15 mai IG08, les négociateurs français, le maré- chal de Grammont et Hugues de Lionne, obtinrent des élec- teurs la signature d'un conclusum en vertu duquel il était inter- dit au futur empereur de porter aucun secours aux Espagnols, soit contre les Français, soit contre les Anglais, leurs alliés. Léopold, le fils de Ferdinand 111, ne fut élu qu'après avoir accepté ces conditions onéreuses. L'électeur de Brandebourg avait bien obtenu l'engagement du roi de France de ne point assister les ennemis de l'Empereur ni des États de l'empire, mais cet article, avantageux pour la maison d'Autriche, ne l'était nullement pour l'Espagne. * C'est, ce que le roi apprend au marquis de Caracena, gouverneur des Pays-Bas, le 10 septembre 1600. (S. E. E., t. XCI, f. 27.) — Caracena se montrait très sceptique à l'égard de Furstenberg, comme on le voit par sa réponse du 2 novembre. {Ibidem, f. 172.) ( 189 ) La conclusion de la ligue du Rhin fut une nouvelle déception pour Philippe IV i. Depuis 1648, les électeurs et les princes allemands, en vertu des droits que leur reconnaissait le traité de Munster, songeaient à s'unir pour fermer la frontière de leurs Etats aux soldats étrangers et pour se prémunir ainsi contre une invasion future. On sait combien les petits États rhénans, lesduchés deJuliers et deClèves, l'électorat de Cologne notamment, avaient eu à souffrir des réquisitions et des brigan- dages de toutes les armées suédoises, espagnoles, impériales, qui avaient tour à tour campé ou hiverné sur leur territoire. La guerre continuant entre la France et l'Espagne, ces Etats se souciaient peu d'héberger les troupes que l'Empereur pourrait être tenté d'envoyer à son cousin, le roi d'Espagne, et qu'il envoya, en effet, malgré une clause formelle du traité de iMun- ster 2. Sans être une menace pour les Pays-Bas, cette ligue allait priver le gouvernement de Bruxelles des secours qu'il recevait d'outre-Rhin. Les États intermédiaires seraient cette fois en mesure de faire respecter leur neutralité qu'on avait violée jusqu'alors. Or, l'Espagne, en vue de protéger les Pays-Bas, songeait de son côté à conclure une vaste ligue, soit avec les Provinces-Unies, soit avec le cercle de VVestphalie 3. Mais elle n'avait plus assez de crédit pour rallier à sa cause les princes allemands, même ceux qui y étaient le plus intéressés. Ceux-ci conclurent des ligues particulières. En 1651 , les électeurs de Trêves et de Cologne, l'évêque de Munster et le duc de Neubourg signaient à Francfort une première ligue < Voir le texte de celle ligue dans rédition de H. Vasï, Les grands traités du règne de Louis XIV. 2 Dès l'année 1650, 4,000 Impériaux passèrent aux Pays-Bas. Les com- missaires du roi de France, chargés de régler à Nuremberg les dernières difticultés, les sieurs de la Court, de Vautorte et d'Avangour protestèrent immédiatement. (Vast, loc. cit., p. 65.) 5 Voir à ce sujet un mémoire du conseiller Antoine Brun envoyé de Munster au roi par le comte de Penaranda avec sa dépêche du ^(3 juin 1048. {bocumentos ineditos, t. LXXXIV, p. 295.) ( 190 ) qui fut renouvelée en 1654. C'était une ligue catholique. Le roi de Suède, en sa qualité de duc de Brème, de Verden et de seigneur de Vismar, les trois ducs de Brûnswick-Lunebourg et le landgrave de Hesse-Cassel, signèrent, la même année 1651, une ligue analogue. C'était une ligue protestante. Les signa- taires désiraient former une ligue générale et y comprendre les Provinces-Unies. Le gouvernement des Pays-Bas était averti de ce projet dont il comprenait les inconvénients i. En même temps, les amis de l'Espagne en Allemagne proposaient la création d'une autre ligue, d'une ligue rhéno-belgique. C'était ridée de l'électeur de Trêves. Ce prélat envoya à Madrid, en 1658, un capucin déjà nommé, le père Héliodore de Barea, qui avait contribué à l'élection de l'empereur Léopold, avec plusieurs mémoires pour le roi et Luis de Haro. L'électeur eût voulu confier la direction de la ligue au prince Maurice de Nassau, qui, à la diète de Francfort, où il représentait rélecteur de Brandebourg, s'était employé dans l'intérêt de la maison d'Autriche. A son neveu qui servait aux Pays-Bas on eût donné la Toison d'or ou quelque poste lucratif. La ligue eût embrassé les pays depuis Cologne jusqu'aux Pays-Bas, c'est-à-dire Munster et une partie de la Westphalie, le comté de La Marck, le duché de Clèves, Ravenstein, le duché de Juliers, le pays de Liège, la ville de Trêves et une partie de rélectorat jusqu'à la forteresse d'Ehrenbrcitstein. C'était une occasion pour l'Espagne de ressaisir l'hégémonie en Allemagne. Elle n'en profita pas. Le marquis de Los Balbases, à qui l'affaire fut remise, garda huit mois les mémoires du capucin sans présenter de conclusion -. Dans l'intervalle, la fusion des deux ligues s'était faite, le 14 août. La France fut plus avisée. Peu favorable d'abord à une fédération qui eût été dirigée contre elle, si Louis XIV était devenu empereur, elle travailla 1 Don Juan au roi, 5 juin IGoG. (S. E. E., t. LXXXV, f. loi.) - Sur cette mission du père Héliodore de Barea, voir les documents analysés par Gachard dans les Bibliothèques de Madrid et de. VEscurial, p. va. ( 191 ) à l'absorber ou à la diriger quand elle reconnut que la couronne impériale resterait dans la maison d'Autriche. Elle prit la ligue sous sa protection par un traité qui devait être renouvelé deux fois, en 1661 et en J664. Une grande partie de l'Allemagne entrait ainsi dans la clientèle politique de la France. II. Les différents échecs diplomatiques que l'Espagne venait d'essuyer en Allemagne lui étaient d'autant plus sensibles qu'elle rencontrait de nouvelles contrariétés aux Pays-Bas. Louis XIV reprochait au marquis de Caracena i, le successeur de don Juan, des tracasseries qui rendaient difficile, selon lui, un rapprochement entre les deux couronnes. Il se plaignait que le traité des Pyrénées n'était pas loyalement exécuté par ses anciens adversaires et il signalait une foule d'infractions commises au préjudice de ses droits dans les différentes parties de la monarchie espagnole. Par contre, lui-même continuait de soutenir les Portugais contre lesquels Philippe IV avait entrepris une nouvelle expédition aussi malheureuse que les précédentes. Il s'en fallait que la paix des Pyrénées eût récon- cilié définitivement les deux rivaux ^. Les difficultés relatives à l'exécution du contrat de mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse étaient plus graves encore. On se rappelle combien Mazarin tenait à ce mariage, et comment, pour en assurer la conclusion, il avait sacrifié une ' Don Louis de Benavidcs, Carillo y Toledo, marquis de Fromista y Caracena, comte de Pinto, conseiller d'Élat, fut successivement maitre de camp général, gouverneur des aimes, gouverneur des Pays-Bas. Ses patentes sont du G novembre Mjo^. Voir la notice que Gachard a con- sacrée à ce gouverneur dans la Biographie nationale. '^ Legrelle, La diplomatie française et la succession d^Espagne, t. I, p. 50. ( 192 ) partie des conquêtes faites par Turenne aux Pays-Bas. Mais ce qu'il perdait d'un côté, Mazarin voulut le reprendre de l'autre. Craignant qu'un prince français ne montât un jour sur le trône d'Espagne, puisque le roi n'avait qu'un fils, d'une santé chétive, et qu'à sa mort, Marie-Thérèse deviendrait l'héritière de la monarchie, la cour de Madrid exigeait que la future reine de France, comme sa tante Anne d'Autriche, renonçât à ses droits à la couronne. Mazarin ne fit aucune objection ; dans sa pensée, une telle renonciation n'aurait eu qu'une médiocre impor- tance 1. II n'eût tenu réellement à excepter de toute renoncia- tion que les Pays-Bas, preuve du prix qu'il attachait à ces États dont il voulait, d'une manière ou de l'autre, assurer la possession à la France '^. Mais l'Espagne exigeait une renonciation générale et ne voulait pas donner à la France des droits éventuels sur les Pays-Bas. Voyant qu'il devait céder sur ce point, Mazarin réclama une dot. Il fit entendre qu'elle pourrait être constituée sur quelques-unes des conquêtes faites dans la dernière cam- pagne, pourvu qu'elles lui demeurassent tout entières. Une grande partie des Pays-Bas devenait française. C'était un moyen adroit de faire consentir l'Espagne à un sacrifice auquel elle ne paraissait pas se résigner. Don Luis de Haro, qui devinait les projets de son rival, promit une dot en argent. 11 fut con- venu que Marie-Thérèse recevrait 500,000 écus d'or payables en trois termes, le premier, le jour même du mariage; le second, un an après; le troisième, six mois plus tard. Lionne, â qui la rédaction fut confiée, lia les deux articles fondamen- taux du contrat, la dot et la renonciation, en stipulant expres- * Voir la dépêche déjà citée de Mazarin aux plénipotentiaires à Mun- ster, du 20 janvier 1646 : « L'infante étant mariée à Sa Majesté, nous pourrions arriver à la succession du royaume d'Espagne, quelque renon- ciation qu'on lui en fit faire, et ce ne serait pas une attente fort éloignée, puisqu'il n'y a que la vie du prince, son frère, qui l'en peut exclure. » 2 MoNTGLAT, Mémoires, édit. Petitot, p. 539. — Cité par Legrelle, loc. cit., p. 15. ( 193 ) sèment que le paiement de la première était une condition sine qua non de la validité de la seconde ^. Or, l'Espagne ne sut pas ou ne voulut pas payer la dot de Marie-Thérèse, et Louis XIV, se regardant comme dégagé, tint la renonciation pour nulle et songea à faire valoir les droits de sa femme, droits qu'il eût fait valoir en tout état de cause, la dot eût-elle même été payée. Car, il importe de le dire, jamais la diplomatie française ne prit au sérieux cette renoncia- tion. Elle n'avait été faite que pour la forme, afin de ménager l'amour-propre castillan, et Louis X[V, non plus que Lionne et Mazarin, ne la crut valide '^. Le roi de France insistait sur * M. Legrelle, loc. cit , p. IP, prétend que dans le texte du contrat une distinction était faite entre la succession politique et la succession privée de Marie-Thérèse, et que la renonciation à la succession privée était seule subordonnée au paiement de la dot. En d'autres termes, Marie-Thérèse aurait renoncé à tout, comme le prétendit Jeande Witt en 1GG4, puisque la fortune privée de son père était insignifiante. Mais nous croyons avec M. Vast {Les grands traités de Louis XIV, p. 17î^, note) que c'est là une distinction subtile et que si les articles relatifs aux deux successions firent l'objet de paragraphes séparés, ce fut pour le bon ordre des afïaires. Au reste, dans l'esprit des Espagnols, il ne s'agissait que de la succession politique, puisque Coloma disait : « Il faudra ou que l'Espagne abime entre ci et la veille des noces ou que tous les Espagnols tant que nous sommes engagions tout notre bien et nous mettions tous en prison, s'il est nécessaire, pour ne manquer pas un instant à payer les 500,000 écus d'or et toujours un jour avant l'échéance de chaque terme, pour ne détruire pas nous-mêmes et par notre faute tout l'effet des renon- ciations de l'infante qui deviendraient constamment nulles, si la dot n'était pas payée précisément aux mêmes termes que nous stipulerons. » - Rappelons-nous toujours la célèbre lettre de Mazarin, du :20 janvier KUn. — ftlarie-Théièse avait-elle le droit de renoncer à la monarchie espagnole? La question était controversée. Pour beaucoup de bons esprits, dit M. Legrelle, loc. cit., p. 20, les droits de souveraineté, fussent-ils seulement éventuels, demeuraient, -^par leur nature même, absolument inaliénables. C'était l'avis de Lionne, le rédacteur même de l'article de la renonciation, comme on le voit par la relation qu'il fit à Mazarin de ses négociations avec Pedro Coloma où il remarquait qu'un simple article d'un traité ne peut pas détruire les maximes fondamen- ToME LIV. 13 ( 194 ) le paiement des 500,000 écus, parce qu'il réorganisait ses tinances et voulait rentrer dans toutes ses créances. C'était taies d'une monarchie, ni rompre le lien indissoluble que les lois d'Es- pagne ont depuis tant de siècles établies entre les rois et leurs sujet:-, sur le fait de la succession des filles au défaut des mâles. Nous avons du reste le témoignage formel de Louis XIV. Le \i octobre 1*361, il écrivait à l'archevêque d'Embrun, son ambassadeur à Madrid, — qui lui conseil- lait de ne plus insister sur le paiement de la dot, mais de faire valoir les droits de la reine, plus importants que la somme due, — il écrivait de presser, au contraire, le recouvrement des termes échus, « parce que je suis persuadé, ajoutait-il, que la validation ou nullité de la renonciation de la reine ne dépend pas de ce paiement ou de son défaut et qu'il y aurait des raisons plus fortes à dire, si jamais l'occasion arrivait de débattre cette question. Je n'aurais qu'à m'en tenir à ce que le roi mon beau-père lui-même a dit souvent là-dessus à l'infante et don Louis à mes ministres, qu'il savait bien que pareilles renonciations n'étaient d'aucun fonds ni valeur et ne se faisaient que pour la forme. » (Louis XIV à l'archevêque d'Embrun, 14- octobre 1CC4, dans Legrelle, loc. cit., t. 1, )). 37.) Aussi, le grand-dauphin, qui naquit le jour même où mourait l'infant Prosper, fut-il regardé comme l'héritier présomptif des deux couronnes de France et d'Espagne, bien qu'à ce moment, le l^^' novem- bre 1661, on ne fût pas encore arrivé au dernier délai assigné pour le paiement de la dot et qu'on n'eût pas encore la preuve définitive de l'im- puissance de l'Espagne à s'exécuter. Le dauphin perdit vite ses droits, il est vrai, puisque, dix jours plus tard, la reine d'Espagne mit au monde un fils qui fut Charles II; mais le fait même de l'appeler héri- tier présomptif, comme s'exprime M'^c de 3Iotteville {Mémoires, t. V, p. 154), prouve le peu d'importance qu'on attachait à la renonciation de Marie-Thérèse. Chose curieuse, M. Leghelle, qui prétend cependant, à tort selon nous, que la renonciation à la fortune privée était seule, de par le texte du contrat, subordonnée au paiement de la dot, pense comme Bossuet ou comme M"'^ de 3Iotteville, quand il dit du dauphin (loc. cit., p. 41) : M Le nouveau-né se trouvait donc par le fait seul de son entrée en ce monde, le futur maitre de la moitié de l'Europe occi- dentale, de l'Amérique du Sud et de bien d'autres établissements de l'Afrique à l'Océanie. » Pourquoi alors (p. 4:2) approuver Louis XIV de ne pas rester passivement la dupe de son oncle et beau-père? Si Louis XIV n'était pas tenu d'être la dupe de son beau-père, Philippe IV était-il tenu de rester la dupe de son gendre, c'est-à-dire de payer une dot qui ne satisferait nullement l'ambition du roi de France? ( 195 ) aussi un moyen de tenir la cour de Madrid. Au fond, il ne devait pas être trop fâché que l'Espagne tardât à payer sa dette, parce qu'ainsi elle lui donnait des droits pour l'avenir ou assurait les droits de son fils. « II est même considérable, » écrivait-il plus tard, que mon fils soit né avant le paiement » de la dot, parce que dès qu'il a vu le jour, il a eu son droit » acquis, qui ne peut plus lui être enlevé i. » Le 31 août 1G61, alors que les délais pour le paiement des deux premiers termes seulement étaient expirés, qu'en droit Louis XIV ne pouvait donc pas taxer son beau-père d'insolva- bilité, il otïVait à l'Espagne son amitié et d'autres avantages présents, si elle annulait la renonciation. On le voit, Louis XIV était plus préoccupé de faire valoir les droits éventuels de sa femme que de toucher de l'argent. Il semblait ne désirer qu'une chose, que Philippe IV ne s'exécutât pas; le bon droit était alors pour lui et son beau -père n'était plus devant le monde qu'un débiteur insolvable. En quoi il fut servi à souhait; Philippe IV ne donna rien à sa fille, soit qu'il fût convaincu que la cession de l'Artois, du Roussillon et des nombreuses places fortes mentionnées dans le traité des Pyré- nées était la dot même et une dot suffisante, soit qu'il se défiât de son gendre, ou qu'il n'accordât aucune valeur à ses pro- messes de renonciation et ne voulût pas, après avoir payé une somme élevée, avoir encore â compter avec les prétentions d'un monarque ambitieux '^. Quand Louis XIV reconnut qu'il ne toucherait rien de la dot de sa femme et qu'il eut mis les apparences de la justice de son côté, il chercha à obtenir l'annulation de la renonciation, renonciation à laquelle, sans doute, il n'attachait guère d'im- 1 Louis XIV à d'Estrades, 21 septembre 1GC4, cité par Legrelle, loc. cit., p. 4^2. 2 D'après M"ie cle Motteville, Philippe IV aurait déclaré devant sa cour que l'article de la renonciation était un enfantillage : Eslo es iina pâtu- rai la y si fal tasse et principe, de derecho mi hija a dlieredar. — Voir Legrelle, loc. cit., p. 21. (196 ) portance, mais qu'il voulait voir déchirer par son beau-pèn; lui-même, afin d'écarter tous les obstacles d'une succession qu'il désirait réserver tout entière à son fils. Il connaissait les embarras de son rival et sut en profiter. Il préparait un traité avec les Provinces-Unies, traité de garantie mutuelle de leurs possessions, et on put craindre que cet accord n'eût pour con- séquence la conquête et le partage des Pays-Bas, quoique l'Espagne tut alors en paix avec les Provinces-Unies. On par- lait de comprendre dans ce traité les Portugais que Louis XIV avait réconciliés avec les Hollandais et qu'il continuait de sou- tenir contre Philippe IV malgré le traité des Pyrénées; il leur avait même ménagé l'amitié de l'Angleterre en négociant le mariage de l'infante Catherine avec le jeune Charles II Stuart. L'Espagne était donc menacée d'une quadruple alliance de l'Angleterre, de la Hollande, du Portugal et de la France. Mais Louis XIV tenait tellement à s'assurer la succession éventuelle de la monarchie espagnole, qu'il tenta encore une fois de se ménager la bienveillance de son beau-père et d'obtenir l'annu- lation de la renonciation avant d'en venir à une rupture défi- nitive. Il offrit d'abandonner les Portugais qui, du reste, deve- naient pour lui, le jour où il aurait été proclamé héritier de Philippe IV, de simples rebelles; il était prêt également ù tourner le dos à l'Angleterre, si l'Espagne voulait se joindre à lui pour reprendre le port de Dunkerque que Cromwell s'était fait remettre en I608, au grand chagrin des patriotes français. Il consentait à tenir secrète l'annulation de la renon- ciation de Marie-Thérèse et ne demandait qu'un prétexte pour rompre avec l'Angleterre, comme, par exemple, une avance d'Iioirie, équivalent de la dot de la reine, dans les Pays-Bas. A ce titre, il réclamait la cession immédiate de la Franche- Comté, du Luxembourg, du Hainaut, de Cambrai, plus Aire et Saint-Omer, c'est-à-dire les territoires dont l'acquisition importait le plus à la France. Il avait même chargé son ambas- sadeur à Madrid, l'archevêque d'Embrun, de réclamer, pour entrer en matière, tous les Pays-Bas, afin d'avoir plus de marge en vue des concessions à faire. Il restait bien entendu, par ( 197) contre, que les conquêtes à effectuer tant en Portugal qu'en Angleterre, seraient pour le roi d'Espagne, sauf Dunkerque dont il voulait h tout prix faire un port français ^. On voit maintenant les vrais desseins de Louis XIV : assurer à son fils la succession de la monarchie espagnole, c'est l'ave- nir; s'emparer d'une partie des Pays-Bas, c'est le présent. Le jeune roi avait profité des leçons de Mazarin. Comme ce grand ministre, il comprenait l'importance de ces provinces belgiques dont l'acquisition assurerait la sécurité de ses frontières. La conquête des Pays-Bas, plus encore que la succession d'Es- pagne, a été le pivot sur lequel a tourné presque tout le règne de Louis XIV. Dans toutes les propositions d'échange, il est question de nos provinces. Que le duc de Médina de las Torres, le successeur de don Luis de Haro, offre au lieu des Pays-Bas ou de Dunkerque une partie de l'Angleterre, M. d'Embrun lui répond qu'il faut ou le Portugal ou d'autres biens de la couronne d'Espagne, pensant sans doute que l'Espagne aban- donnerait nos provinces plutôt que de renoncer définitive- ment au Portugal et de consentir ainsi au démembrement de la Péninsule. Il n'y a pas de raison que l'ambassadeur français n'invoque pour justifier une semblable cession. Philippe II avuit donné les Pays-Bas h sa fille Isabelle; pourquoi Phi- lippe IV ne donnerait-il pas ces mêmes provinces à sa fille aînée Marie-Thérèse? M. d'Embrun oubliait ou ignorait que la cession des Pays-Bas aux archiducs avait été entourée de res- trictions que l'Espagne juge:iit nécessaires pour garder son inlluence dans le nord de l'Europe, comme l'occupation de quelques-unes de nos forteresses, restrictions dont un roi de France ne se serait pas accommodé; il oubliait surtout qu'une semblable cession, admissible quand elle était faite à un simple archiduc, cadet de la famille, devenait dangereuse pour l'Eu- rope dont elle menaçait l'équilibre, quand elle échoyait à un monarque aussi puissant et aussi ambitieux que Louis XIV. * Legrelle, loc. cit., pp. 4P, oO, 51, d'après les correspondances diplomatiques du Ministère des Affaires étrangères, à Paris. (198) Pareille donation aurait rencontré assurément l'hostilité des États voisins, à commencer par les Hollandais, jaloux depuis longtemps des progrès des Français et fort peu désireux de les avoir pour voisins. Louis XÏV réclamait donc à la fois l'annulation de la renon- ciation imposée à sa femme et une avance d'hoirie qui eût été comme le remploi ou, si l'on veut, la compensation des oOO,000 écus d'or stipulés dans son contrat de mariage. En échange, il offrait son concours aux Espagnols contre les Por- tugais, ces mêmes Portugais dont il avait été le premier ù encourager la rébellion, et contre les Anglais dont l'assistance lui avait été si précieuse dans la dernière guerre. Disons que dès le début il témoignait fort peu de confiance dans le succès de cette négociation et qu'il terminait sa dépêche à l'arche- vêque d'Embrun, par l'ordre « de conclure promptement l'affaire ou de rompre tout pourparler ». Il était peu proba- ble, en efl'et, que l'Espagne consentît à passer par les fourches caudines du roi de France. Non pas qu'elle n'eût été heureuse de récupérer le Portugal, mais jamais au prix de la cession d'une partie des Pays-Bas. Nous l'avons déjà dit, sans les Pays- Bas, l'Espagne n'aurait joué aucun rôle marquant dans le nord de l'Europe. Il avait fallu les nombreux désastres de la der- nière guerre pour l'amener à céder une partie de notre ter- ritoire. Il était donc puéril de s'imaginer qu'elle accéderait à de pareilles propositions. Elle estimait à sa valeur l'amitié de Louis XIV ; elle tenait à être comprise dans les traités d'alliance que conclurait sa voisine, elle était prête même à signer un irai'é avec la France contre le Portugal et contre l'Angleterre, bien entendu sans stipulation d'avance d'hoirie, mais jamais elle ne consentit ni à annuler la renonciation de Marie-Thérèse ni à céder les Pays-Bas, et avant la fin de l'année 1662, Louis XIV dut se convaincre que sur ce chapitre il ne pourrait pas s'entendre avec Philippe IV ^. * Sur ces néi^^ociations, voir le chapitre III du tome I^»" de l'ouvrage précité de M. Legrelle, La diplomatie française et la succession d'Es- pagne. ( 199 ) Toute l'histoire de Louis XIV et de nos provinces à la fin du XVII® siècle dépend de ces négociations. Si Philippe iV était entré dans les vues de son gendre, c'est-à-dire s'il avait révo- qué la renonciation qu'il avait imposée à sa fille et abandonné les provinces des Pays-Bas que la France désirait et dont la conservation lui coûtait si cher, il se fût définitivement récon- cilié avec Louis XIV. La question de la renonciation, d'ailleurs, n'était que secondaire; elle ne devait avoir d'effet qu'à la mort de l'infant; or, Charles H régna trente-cinq ans. Jusqu'en 1700, il n'y aurait pas eu d'ouverture de succession, et si l'Espagne eût donné les Pays-Bas à titre d'avance d'hoirie ou comme compensation de la dot de Marie-Thérèse, il n'y aurait plus eu de motif de guerre, plus même de cause de rivalité entre les deux peuples. L'Espagne renonçait à cette suprématie pour laquelle elle avait versé tant de sang et dépensé tant d'argent; elle abandonnait un rôle qu'elle n'était plus de taille à remplir, elle redevenait la puissance péninsulaire et méridionale qu'elle était au temps de Ferdinand et d'Isabelle, gardant encore des intérêts en Italie, où elle conservait le royaume de Naples et le Milanais, mais se désintéressant complètement des affaires de l'Allemagne et du nord de l'Europe. Cet effacement ou ce recueillement l'eût peut-être sauvée de la ruine. Elle eût peut- être récupéré le Portugal et, en tout cas, elle eût refait ses finances et trouvé par lu les moyens de reconstituer sa marine et son armée. Par contre, la nationalité belge était détruite pour toujours, et la France devenait, sans conteste, la pre- mière puissance de l'Europe. Y aurait-elle gagné le bonheur et la tranquillité? Il est permis d'en douter. Maître des Pays- Bas, c'est-à-dire du cercle de Bourgogne, Louis XIV, déjà pro- tecteur de la ligue du Rhin, fût intervenu plus activement dans les affaires de l'Empire, dont il avait songé à demander la couronne au début de son règne. Il eût peut-être été tenté de faire valoir les anciens droits de l'ETspagne sur les Pro- vinces-Unies, pour son compte cette fois, et pour avoir un prétexte de s'agrandir jusqu'au delà du Rhin. En cédant les Pays-Bas, l'Espagne aurait simplement évité les difficultés aux- ( 200 ) quelles nous la trouverons bientôt mêlée et des guerres désas- treuses, mais il est douteux que cette cession eût satisfait l'ambition de Louis XIV. in. Persuadé qu'il n'obtiendrait rien de son beau-père, Louis XIV se tourna du côté des Hollandais. Il voulait se faire reconnaître par ces anciens alliés de la France des droits sur les Pays-Bas. Nous avons vu comment, en 1635, Richelieu avait signé avec les Provinces-Unies un traité d'alliance où il était question d'un partage éventuel de notre pays, partage que les désastres de la campagne et les dissentiments survenus entre les deux États no permirent pas d'exécuter. Les Hollandais devinrent jaloux des Français après Rocroi, et cette jalousie avait été habilement exploitée par les Espagnols qui amenèrent, comme nous l'avons vu, leurs anciens adversaires à déposer les armes, alors que la lutte avec la France continuait plus vive que jamais. Les hommes d'État français, et Mazarin tout le premier, ne désespérèrent pourtant pas de reprendre le projet primitif du partage des Pays-Bas. Quoique l'Espagne eût un ambassa- deur à La Haye, qu'elle s'évertuât à rester en bons termes avec les Provinces-Unies, qu'elle pût compter, au besoin, sur les bons offices des états de la province de Hollande, où domi- naient les négociants d'Amsterdam fort peu désireux de recom- mencer une guerre, il y avait dans la république un parti hostile au roi Catholique, le parti de la maison d'Orange, dirigé alors par un jeune homme ambitieux, le stadhouder Guil- laume II, fils de Frédéric-Henri, parti tout-puissant en Zélande et qui attendait avec impatience la reprise des hostilités. Phi- lippe IV avait donné ordre à Antoine Brun, un des négo- ciateurs de Munster et maintenant son représentant à La Haye, d'offrir une pension au stadhouder, pension qu'il pouvait ( 201 ) porter jusqu'à 80,000 florins K Guillaume II avait bien plus à gagner dans une guerre. Le 20 octobre 1650, il était convenu avec le comte d'Estrades, l'ambassadeur français, d'un projet de partage des Pays-Bas sur les bases de celui de 1635 2. Les deux États, la France et la république des Provinces-Unies, auraient déclaré la guerre à l'Angleterre, rétabli les Stuarts, et Guillaume II, pour prix de sa coopération, aurait reçu le marquisat d'Anvers. Le nouveau stadhouder était un homme résolu et le coup d'Etat qu'il avait fait récemment en Hollande prouve que nous eussions trouvé en lui un adversaire impla- cable. Sa mort subite délivra l'Espagne et la Flandre de ce nouveau souci. Le pouvoir en Hollande passa au parti répu- blicain et à son chef, le grand pensionnaire Jean de Witt. Les Espagnols reprirent leur ancien projet d'union avec les Pro- vinces-Unies. Depuis la conclusion de la paix de Munster, en effet, on avait compris à Madrid que le meilleur garant de la sécurité des Pays-Bas était l'amitié de la Hollande. Antoine Brun s'efforçait d'établir des relations amicales entre 'es deux États. Il exploitait habilement l'inquiétude que causait à la répu- blique l'ambition grandissante de la France. L'alliance du roi de France avec l'Angleterre, leur rivale et bientôt leur ennemie, la cession de Dunkerque à Cromwell, les progrès de Turenne en Flandre, avaient éloigné encore davantage les Hollandais des Français, et le successeur d'Antoine Brun à La Haye, don Estevan de Gamarra y Contreras, ancien otlicier qui s'était * Sur la situation des partis en Hollande et leurs rapports avec l'Es- pagne à cette époque, voir P.-L. Muller, Spanje en de partijen in Neder- land in i6S0 (uit de correspondentie van Antoine Brun), dans les Bijdra- GEN VOOR VADERLANDSCHE GESCHIEDENIS EN OUDHEIDKUNDE, nouvelle Série, t. II 2 SiRTEMA DE Grovestins, GuUlaume m et Louis KIV, t. I, pp. 78-79. — Cf. Lettres, mémoires et négociations du comte d'Estrades, t. I, pp. OO-IO"). — Basnage, Annales des Provinces-Unies, in-fol., p. tDO, et les historiens hollandais. ( 202 ) distingué dans le Milanais et aux Pays-Bas i, crut le moment arrivé de proposer une ligue défensive entre l'Espagne et les Provinces-Unies pour la commune sécurité de toutes les pro- vinces des Pays-Bas '^. C'était aller trop vite. Bien que cette proposition n'eût rien d'agressif, puisqu'il aurait été permis à la France d'entrer dans la ligue, les Hollandais la trouvèrent quelque peu compromettante. La vérité est qu'ils étaient circonvenus par la France. Louis XIV profitait des craintes inspirées par le mauvais vouloir du roi d'Angleterre, Charles II, et proposait à son tour aux Provinces-Unies un traité d'alliance offensive et défensive ainsi qu'un traité de commerce. Ce double traité fut signé le 27 avril 16G2. L'ambassadeur espagnol à Paris, le marquis de Fuensaldaila, l'ancien ministre de l'archi- duc Léopold, avait demandé que les Pays-Bas fussent compris dans le traité. Son maître n'avait-il pas offert d'admettre la France dans l'alliance qu'il proposait aux Provinces-Unies? Mais Louis XIV était mécontent de l'Espagne, qui refusait d'annuler la renonciation de Marie-Thérèse et de lui donner, à litre d'avance d'hoirie, une partie des Pays-Bas; il refusa, et l'Espagne se trouva sans allié en Europe. Cependant Louis XIV connaissait trop la méfiance des Hollandais à son égard pour ne pas prendre ses précautions. Pendant quelque temps il s'évertua à dissiper leurs préventions en protestant qu'il n'entreprendrait rien contre l'indépendance des Pays-Bas. Il ne réussit pas à calmer les appréhensions du parti républicain qui avait alors la majorité en Hollande, ni * Voir une partie de ses états de service dans S. E. E., t. XLV, f. 80. — Sous l'infant et sous l'archiduc Léopold, il avait été emprisonné à la suite d'excès commis par ses soldats. — Voir ibidem, t. LXXVI, f. iHi, une lettre de Philippe IV à Léopold, du 9 juin 1652, dans laquelle le souverain le recommande à l'indulgence du gouverneur général. 2 La première proposition est du la décembre 1061. Elle fut renou- velée le 5 décembre 1603, le 7 mai 1661, le 9 septembre et le 5 octobre 166o. Voir la note remise à ce sujet par Gamarra aux états généraux, le 16 octobre 1665. (S. E. E., t. CXXXIII, 1. '258.) ( 203 ) surtout celles du grand pensionnaire Jean de Witt. Cet homme d'État, dont la science était vaste et le patriotisme ardent, voulait faire de la Hollande l'arbitre des puissances voisines. Répudiant la politique agressive et franchement militante des stadhoudcriens, il consacrait tous ses soins au commerce et ;\ la marine, afin de donner aux Provinces-Unies l'empire de la mer. A l'égard de la France et de l'Espagne, il pratiquait une politique d'équilibre qui consistait ;\ donner à ces deux puissances rivales des assurances de bon vouloir, miis sans jamais se lier franchement avec aucune d'elles. Il redoutait trop la France pour ne pas la ménager. Il craignait, d'autre part, que la restauration des Stuarts, qui venait d'avoir lieu en Angleterre, ne relevât les espérances des partisans de la mai- son d'Orange en Hollande. Aussi comprit-il qu'il devait se rapprocher de la France, et le traité de IGB^, qui assurait à ses compatriotes de grands avantages commerciaux, fut en partie son œuvre. Mais, tout en profitant de l'alliance com- merciale de la France, il redoutait ses visées ambitieuses. 11 prévoyait le moment où Louis XIV entreprendrait la con- quête des Pays-Bas (^t deviendrait le voisin des Hollandais. Cette conquête, il voulait la prévenir à tout prix, et comme il connaissait l'épuisement de l'Espagne, il croyait désarmer l'ambitieux monarque en lui proposant le partage de nos pro- vinces ou la constitution d'une république bidge, sorte d'Etat intermédiaire entre la France et les Provinces-Unies, après que la France aurait pris les places fortes qui assureraient le mieux la sécurité de sa frontière du nord. D'une manière comme de l'autre, il donnait au territoire de la république des Provinces-Unies un notable accroissement, et la nouvelle république belge, si jamais elle parvenait à se constituer, n'eût été qu'un misérable Etat, sans port, sans commerce, sans défenses naturelles, et qui, tôt ou tard, eût disparu dans les vastes possessions de la France. Jean de Witt, comme le grand parti commerçant qu'il représentait, ne pouvait désirer avoir pour voisine une république rivale de la Hollande. Le grand leader, dont les Hollandais sont si fiers, pratiqua à notre égard ( 204 ) uno politique égoïste et lortueus»^ dont rEs[)agne fut quelque temps la dupe et que nous devons juger sévèrement, quelle que soit notre admiration pour la science et le caractère de cet homme d'Etat. Il ne comprit pas que le meilleur garant de l'indépendance des Provinces-Unies contre Tambition de la France était Térection d'une république belge, puisque l'Espagne n'était pas en état de nous défendre, mais d'une république forte et unie, avec des débouchés commerciaux, une marine, une armée, des forteresses, bref, une Belgique comme l'a créée le traité des XXIV articles, et non un Etat tampon, qu'on nous passe le mot, un État barrière, comme on disait alors, qui eût élé la risée et le mépris de l'Europe. Les Hollandais auraient dû tendre la main aux Belges, les aider k réparer le désastre de la guerre précédente, et non fermer nos rivières, ruiner Anvers et convoiter les quelques ports qui nous restaient sur la mer du Nord. Telle fut la politique extérieure du grand pensionnaire. S'il se défie de la France, il évite de s'unir à l'Espagne. L'Espagne, pourtant, n'était plus à craindre. En 1048, pour obtenir la paix, elle avait cédé aux Provinces-Unies un territoire consi- dérable qui leur assurait la possession définitive des bouches de l'Escaut. Récemment encore, par la convention du IC dé- cembre IGGl, elle avait donné toute satisHiction aux Provinces- Unies dans le partage des trois pays d'outre-Meuse. Elle leur offrait maintenant un traité d'alliance défensive, et on n'en, voulait pas. On semblait prendre plaisir à La Haye h contra- rier les Espagnols. Les Français négociaient avec l'Angleterre le rachat de Dunkerque et demandaient aux Hollandais que les ratifications du traité de 1662 fussent suivies d'un acte qui leur garantît la possession de ce grand port. Gamarra représenta aux Hollandais les inconvénients d'un tel arrange- ment et l'avantage qu'il y aurait pour eux ;\ ce que Dunkerque retournât aux Espagnols, ses anciens maîtres '. Il échoua. Les Hollandais profitaient trop du dernier traité de commerce; ils * Philippe IV à Gamarra, 2i octobre 1662. (S. E. E., t. CXXVII.) ( 205 ) laissèrent Dunkcrquo h la Franct; i. Or, on craignait on Hol- lande que Louis XIV n'otfrîl Dunkerque contre .Maestricht. Philippe IV avait donné l'ordre à son agent à La Haye d'em- pêcher cet échange à tout prix et, pour le prévenir, de négocier le lacliat de Maestricht qui, jusqu'en 163!2, lui avait appartenu cl qui, par sa situation même, était plutôt une ville liégeoise ou brabançonne que hollandaise -. En Hollande, on devinait Its intentions du roi de France. Louis XIV désirait Maestricht pour être maître de la Meuse. Quand bien même, disait-on à (iamarra, on nous offrirait Dunkerque, Gravelines et d'autres ports encore, nous ne céderions pas Maestricht à la France. Mais quand (iamarra parlait de racheter Maestricht : Oh ! non, t)'écriait-on, nous sommes mieux en étit de défendre la place que vous, et nous la gardons •^ Cette appréciation était fondée peut-être, mais, en tout cas, peu flatteuse pour l'amour- propre espagnol. En même temps, les Hollandais approvision- naient les [Portugais, toujours en guerre contre l'Lspagne, et cela malgré les protestations énergiques de Philippe IV 't. L'habileté dedamarra, les offres alléchantes du roi d'Espagne pour Jean de Witt, telles qu'une place de commis au Conseil des nuances des Pays-Bas, ci; qui eût mis le grand pension- naire au courant de nos affaires, ne réussirent pas à con- vaincre les Hollandais. Jean de Witt opposait des fins de non-recevoir, alléguait des obstacles imprévus, demandait des explications. Camarra fut qu('lque temps dupe de ce jeu. Le pensioimairc ne lui avait-il pas dema::(lé une copie de l'acte de renonciation de la reine de France, comme s'il voulait donner aux élals généraux la preuve que Louis XIV n'avait aucun droit à la succession éventuelle de la monarchie espa- * Gcimarra au roi, -20 mai lOGô. (S. E. E., t. CXXVIII, f. -201.) - Philippe IV à Gamarra, -2.S décembre l(5(;-2 {Ibidem, t. CXXMl, f. 305), et le même au môme, IG janvier l( (iô. {Ibidem, t. CXXVllL) ^ Gainaira au roi, \o mai KHiô. {Ibidem, t. CXXVIII, f. 2 il).) ^ Proleslaûon du roi, du G juin ÎGGÔ. {Ibidem, t. CXXVIII ) — Cf. Phi- lipl)e IV à Gamarra, .<^>' décembre 1GG2. {Ibidem, t. CXXVII, f. 52' .) ( 206 ) gnole? Ne prenait-il pas ses précautions contre les Français qui parlaient déjà d'un droit de dévolution en vertu duquel, à la mort de Philippe IV, une partie des Pays-Bas devait reve- nir à Louis XIV, du chef de sa femme Marie-Thérèse, fille aînée du monarque défunt ^ ? Or, en ce moment même, Jean de Witt méditait un projet qui ne tondait à rien moins qu'à chasser les Espagnols de notre pays. Comme s'il avait reconnu le bien-fondé des pré- tentions de Louis XIV, comme s'il se fût dit que pour prévenir l'annexion totale des Pays-Bas à la France, il fallait s'en faire remettre d'avance une partie par le futur prétendant, il songea d réaliser un dessein qu'il avait conçu depuis longtemps au sujet de notre pays. A la tin de mai 1663, il remit à M. d'Estrades un mémoire où il était question d'un partage des Pays-Bas sur le pied du traité de 1635. On inviterait les Pays-Bas à se cantonner, autrement dit à former une république fédérative à l'instar des cantons suisses. Si les habitants refusaient et que, à la mort de Philippe IV, Louis XIV fût résolu à faire valoir les droits de sa femme sur les Pays-Bas par la voie des armes, les états généraux enverraient sur la frontière un corps d'ar- mée pour s'emparer d'Ostende, de Plasschendaele, de Bruges, de Gand, de Termonde, de Malines, d'Aerschot, de Sichem, de Diest, de Haelen, de Maestricht, de Navagne et d'Argenteau, avec tout ce qui se trouverait en deçà de celte ligne, tout ce qui se trouvait au delà restant à la France ^. De Witt avait donc prévu le cas où les provinces belges se révolteraient contre le roi d'Espagne. Il avait reçu doux mois auparavant, disait-il à d'Estrades, la visite de deux députés des quatre membres de Flandre qui lui auraient proposé, au nom des principales villes de la Flandre, de les soutenir contn; l'Espagne, se sentant, affirmaient-ils, en mesure de s'atfranchir et de former une république fédérale. Mais de Witt n'accordait. 1 Gamarra au roi, i:i mai IGHô. (S. E. E., t. CXXVIII, f. 240.) 2 3IIGNET, Négociations; relatives à la succession d'Espagne, 1. 1, p. 212. — Legrelle, loc. cit.^ t. I, p. 85. ( 207 ) ajoutait-il, qu'une médiocre confiance à ces propositions inat- tendues et il se demanda même si ces deux députés n'avaient pas été envoyés par Gamarra pour le compromettre. En tout cas, si la république se constituait, Louis XIV n'obtenait que le stérile honneur d'avoir contribué à chasser les Espagnols de notre pays. Si un partage devenait nécessaire, dans le cas où les Belges refuseraient de prendre les armes, ce qui était à pré- sumer, il recueillait la partie méridionale de nos provinces. En somme, il n'obtenait que la moitié du pays qu'il convoitait avec tant de persistance, et encore, dans ce cas, s'exposait-il à des difficultés avec les Hollandais lorsque ceux-ci deviendraient ses voisins. Il adhéra néanmoins au projet du grand pension- naire; mais ce projet n'eut pas de suite. Dans son projet de partage, Jean de Witt avait adjugé Anvers à ses compatriotes, afin de rester maître de l'Escaut. Mais l'idée d'une annexion d'Anvers fi la république alarma les négociants d'Amsterdam, tout-puissants au sein des états de Hollande, qui eux-mêmes dominaient toute la confédération : Anvers devenant hollan- dais redevenait du coup une grande place commerciale, et Amsterdam avait une rivale. Les Hollandais poussèrent de hauts cris et devant leur opposition Jean de Witt dut renoncer à son projet. Le pensionnaire imagina une autre combinaison qui consis- tait, non plus à provoquer un soulèvement immédiat des Belges, tentative d'un résultat douteux, mais à préparer sous main une agitation dans les Pays-Bas, afin qu'à la mort de Philippe IV, ou plutôt de son successeur, chélif enfimt qui ne promettait pas une longue vie, les Belges pussent définitivement s'émanci- per. Au besoin on les y forcerait : « on ferait cantonner lesdites provinces de haute lutte ». Mais, quelle que fût l'époque de ce cantonnement, afin d'avoir les uns et les autres des frontières plus solides, on écornerait de droite et de gauche la république naissante. Les états généraux s'incorporeraient Ostende, Plas- schendaele, Bruges, Damme, Blankenberghe, les possessions de l'Espagne dans la province de Gueldre, les quatre quartiers d'outre-Meuse et les deux châteaux de Navagne et d'Argcnteau ( 208 ) avec leurs dépendances, tandis que la France s'attribuerait « les villes et places de Cambrai, châlellenies, lieux et pays en dépendant, Saint-Omer, Aire, Nieuport, Furnes et Lynck i. » Mais ce projet accordait trop peu à Louis XIV. Les Hollan- dais, d'autre part, commirent la maladresse d'exiger du roi les raisons qu'il avait de « prétendre ses droits successifs malgré la renonciation ». Froissé dans son amour-propre, le roi de France répondit par un contre-projet dont les parties essen- tielles étaient le maintien du statu quo dans les Pays-Bas et la reconnaissance, au moins indirecte, par les Hollandais, des droits de la reine à la succession générale de Philippe IV ou plutôt de Charles IL Par contre. Sa Majesté voulait bien « ne pas user de la plénitude de ses droits en ce qui concernait les provinces des Pays-Bas » et consentait que les provinces devinssent libres et formassent une nouvelle république alliée desdits Etats, sous sa protection. Toutefois, afin que les deux contractants eussent des frontières mieux couvertes, Sa Majesté accordait encore aux Provinces-Unies Ostende, Plasschendaele, Bruges, Damme et Blankenberghe, avec la Gueldre et la Basse-Meuse espagnole, comme précédemment, pourvu qu'elle-même entrât en possession de Cambrai, Aire, Nieuport, Lynck, Furnes, plus les châtellenies de Cassel, Bailleul et Poperinghe. Si l'on examine ces propositions, on remarquera que le but de Louis XIV en ce moment était moins l'acquisition de telle ou telle place forte des Pays-Bas que la reconnaissance des droits de sa femme à la succession prochaine de Philippe IV. C'étaient précisément ces prétentions du roi qui inquiétaient Jean de Witt, d'autant que d'Estrades lui avait parlé déjà, par simple voie de prétérition '-, d'un prétendu droit de dévolution, contirmant ainsi des rumeurs qui avaient cours depuis quelque ^ Legrelle, loc. cit., p. 91. — Ce second projet de traité fut proposé le 1() août 1603. — Voir Mignet, Négociations relatives à la succession d'Espagne, t. I, p. 217. 2 Legrelle, loc. cit., p. Cô. ( 209 ) temps. Dès lors, la défiance du grand pensionnaire fut éveil- lée. Les Hollandais craignaient, nous l'avons souvent dit, le voisinage des Français. S'ils consentaient à leur laisser prendre quelques provinces des Pays-Bas, c'était parce qu'ils recon- naissaient l'impossibilité pour eux-mêmes de les garder toutes, mais ils ne voulaient y renoncer que par suite d'un partage à l'amiable et non en raison d'un droit quelconque de Louis XIV à la succession de Philippe IV, droit dont le monarque aurait pu se prévaloir un jour pour leur contester la possession des territoires qui leur auraient été attribués. Aussi le grand pen- sionnaire, dès qu'il entendit l'étrange prétention de Louis XIV, s'empressa de la combattre et de démontrer par les précédents historiques qu'elle n'était pas fondée ^. Jean de Witt était embarrassé. Il savait que Louis XIV ne se contenterait pas d'une réponse dilatoire; d'autre part, l'ambas- sadeur espagnol le pressait plus vivement que jamais de signer un traité d'alliance défensive. Un moment, il voulut sonder Gamarra, voir s'il n'obtiendrait pas de l'Espagne épuisée ce partage ou celte émancipation des Pays-Bas que la France n'admettait que moyennant d'amples compensations. Il parla au ministre de Philippe IV du cantonnement de nos provinces, en donnant même à entendre qu'on pourrait faire des Pays- Bas la dot de l'infante J\Iarguerite, fiancée à l'empereur Léopold '^. Si les Espagnols entraient dans ses vues, Jean de Witt n'avait plus à compter avec Louis XIV, et il arrivait à son but sans exposer ses compatriotes au voisinage de la France, à moins que cette proposition de constituer à la future femme de Léopold une dot assignée sur les Pays-Bas, ne fût, de la part du pensionnaire, un piège, un moyen détourné de connaître les vraies intentions de la cour de Madrid, pour les divulguer ensuite à Paris afm d'obtenir un prix avanta- geux de sa confidence, car il savait que la cession de nos * Voir le mémoire rédigé par lui, à cet effet, en décembre 1663, dans MiGNET, loc. cit., t. I, p. 255. 2 Gamarra au roi, 7 octobre 1G65. (S. E. E., t. CXXIX, f. 199.) Tome LIV. 14 ( 210 ) provinces à l'Empereur ferait revivre d'anciens droits de la maison d'Autriche sur tous les Pays-Bas, tels qu'ils étaient du temps de Charles-Quint, et que sa patrie n'avait rien à gagner dans une guerre avec l'Allemagne. Ces insinuations, que Philippe IV devait trouver odieuses i, indignèrent l'ambassadeur espagnol. II rappela à son interlo- cuteur que ces propositions de cantonnement n'étaient pas nouvelles, qu'en 1632 il avait déjà été question à Bruxelles et dans le reste du pays, de demander au roi d'Espagne de renoncer à ses États de Flandre, et que sans les sacrifices que Philippe IV s'était imposés, les Pays-Bas depuis longtemps auraient été perdus; il objecta que, cantonnés, les Pays-Bas ne seraient pas plus forts, que l'Empereur n'était pas plus en état de les défendre que l'Espagne, que jamais son maître ne céderait des Etats qu'il tenait de ses aïeux, et que, s'il devait les échanger malgré tout, ce serait contre quelques provinces voisines de l'Espagne 2. Jean de Witt reconnut donc que l'Espagne ne consentirait jamais à un autre projet que la ligue dont Gamarra pressait la conclusion. Mais était-ce quand Louis XIV devenait plus exigeant qu'il fallait s'unir à son rival ? De Witt amusa les Espagnols; il répondit qu'il ne désirait pas le voisinage des Français, mais qu'il ne voulait pas non plus se brouiller avec un monarque qui avait des droits sur un Etat, « a quien por derecho le jmdiese tocar un estado ». Gamarra avait beau lui montrer qu'il était un politique imprévoyant ; que la France serait une voisine dangereuse; que, si Louis XIV possédait les Pays-Bas catholiques, il convoiterait les Provinces-Unies afin de laisser tous les Pays-Bas à son héritier : rien n'y fit. Jean de Witt ne voulait pas s'engager. Et quand il était pressé davantage, il insinuait que la renonciation de Marie-Thérèse était subordonnée au paiement de sa dot 3. H le croyait si 1 Philippe IV à Gamarra, 6 novembre 1663. (S. E. E., t. CXXIX, f. 286.) 2 Gamarra à Philippe IV, 7 octobre 1665. (Ibidem, p. 199.) 5 Dépêche précitée. ( 211 ) peu que lorsque d'Estrades parlait des droits de son maître découlant de la non-exécution d'un article essentiel de son contrat de mariage, il répliquait que la renonciation politique n'était pas, elle, expressément subordonnée au versement des 500,000 écus 1. Mais de Witt, Van Beverningh et les autres hommes d'Etat hollandais voulaient gagner du temps; ils in- sistaient sur l'inexécution du contrat de mariage de Louis XIV, inexécution qui donnait des droits au monarque français, pré- tendaient-ils devant Gamarra, parce qu'ils savaient qu'il s'écou- lerait un long temps avant que l'Espagne ne satisfît le roi de France sur ce point, si elle le satisfaisait jamais, et qu'ils auraient toujours une raison plausible pour refuser les avances de l'Espagne. Aussi pressaient-ils les Espagnols de se mettre en règle avec Louis XIV "^i c'était, selon eux, le seul moyen d'épargner au monde les horreurs d'une nouvelle guerre. Si le roi de France ne réclamait plus d'argent, c'est qu'il avait une arrière- pensée. 11 est temps de vous exécuter, disait-on ù Gamarra ; après tout, on ne peut vous imputer qu'un retard dans le paiement des termes échus. Le grand pensionnaire faisait entrevoir quelquefois d'autres difficultés. Si la ligue aboutissait, on devait y comprendre le roi de France ou le roi d'Angleterre. Jl fallait ménager le premier, dont les forces militaires étaient imposantes; il ne fallait pas dédaigner non plus le second, qui était maître de la Manche. Si une guerre éclatait avec la France, dans le cas où l'Angleterre n'eût pas adhéré à la ligue, il pouvait s'ensuivre une contre-ligue de la France et de l'Angleterre. Toutes ces objections étaient sérieuses, et Gamarra recommandait i» Philippe IV d'en tenir compte, mais, au fond, comme il l'écrivait lui-même, les Hollandais se souciaient peu d'entreprendre une guerre dont * Legrelle, p. 94. 2 Dépêche précitée du 6 novembre (1663) et non du 6 septembre comme le renseiiijne M. Lefèvre-Pontalis, Jean de Witt, 1. 1, p. 299, et après lui M. Legrelle, loc. cit., p. 94 (note). ( 212 ) ils auraient à supporter les frais ^. Quoique le roi d'Espagne fût prêt à leur donner satisfaction sur tous les points, à admettre, par exemple, les Anglais et les Français dans la fédération projetée "^, quoiqu'il fît même mine un moment de payer la dot de sa fille 3, les Hollandais n'osaient pas se brouiller avec le puissant monarque français. Jean de Witt comprenait que le danger viendrait de ce côté, et ce danger, il voulait le conjurer à tout prix. Le 6 mars 1664, il expliqua à ses concitoyens qu'il était prudent de s'entendre avec Louis XIV au sujet du partage des Pays-Bas avant la mort de Philippe IV ou de son héritier; que personne n'était en état de tenir tête au roi de France et qu'il fallait prévenir ses desseins par une transaction équitable; enfin que les états généraux ne trou- veraient nulle part de l'appui contre Louis XIV. L'Espagne, disait-il, était un roseau cassé et l'Empire une chimère, un squeleile dont les parties étaient attachées, non avec des nerfs, mais avec du fil d'arcfial, de sorte qu'il n'y avait point de fon- dement à faire sur son amitié ni sur son secours ^. (rétait trop tard. Louis XIV avait acquis la conviction qu'il n'avait à par- tager avec personne. Dans son entourage, on étudiait la ques- tion de la dévolution. Il découvrait en même temps qu'un commis infidèle envoyait de Paris au gouvernement espagnol la copie de la plupart des dépêches qui avaient trait à cette grave question. Craignant que ses projets ne fussent dévoilés avant l'heure, Louis XIV rompit les négociations ^. D'autre part, les Hollandais eurent bientôt à se préoccuper de l'atti- tude plus hostile que jamais de l'Angleterre à leur égard, atti- tude qui amena une guerre entre les deux puissances maritimes. ' Dépêche précitée de Gamarra, du 7 octobre 1663, et dé[)êche du même au roi, du 27 novembre. (S. E. E., t. CXXIX, f. 336.) ' Gamarra au roi, 5 décembre 1663. {Ibidem, f. 398.) ^ Dépêche précitée du roi à Gamarra, du 6 novembre 1663. ^ Ces expressions sont extraites d'un mémoire composé par de Witt pour combattre les offres de l'ambassadeur espagnol. (Voir Mignet, loc. cit., t. I, p. 267.) ^ Legrelle, loc. cit., pp. 97 et suiv. ( 213 ) IV. La guerre qui éclata entre l'Angleterre et la Hollande mettait le roi de France dans une situation délicate. Soutiendrait-il Charles [[ qui lui montrait la plus grande condescendance? Exécuterait-il le traité de 1662 qui le liait moralement aux Provinces-Unies? Croyant très habile de profiter de l'embarras des Hollandais, il revint sur le projet de partage des Pays-Bas. Hugues de Lionne offrait d'assister la République pourvu qu'on lui laissât prendre Cambrai. Jean de Witt recula devant une condition aussi onéreuse; mieux vaudrait, disait-il, perdre l'amitié de la France que de lui laisser Cambrai, la clef du Hainaut. Qui assurait que Louis XIV, une fois en possession de cette place, ne réclamerait pas tous les Pays-Bas? Et Gamarra, mis au courant de ces intrigues par un de ses amis de Hollande, avertissait Philippe IV de fortifier Cambrai et de la mettre, ainsi que Namur, ù l'abri d'une surprise K II insis- tait de nouveau sur la nécessité d'une union avec les Provinces- Unies par un traité en due forme qui leur lierait les mains, car, malgré les assurances du grand pensionnaire, il craignait que les Hollandais, ces marchands, comme il les appelait, ne se jetassent dans les bras de la France '^. Le refus des Hollandais de lui laisser prendre Cambrai avait vivement irrité Louis XIV. A cause d'eux, il s'exposait à se brouiller avec l'Angleterre, laquelle en ce moment lui donnait carte blanche pour toute entreprise dans les Pays-Bas 3, et ces fiers républicains s'obstinaient ù vouloir ériger une barrière * Gamarra à Philippe IV, 20 février 1663. (S. E. E., t. CXXXII, f. ItO.) 2 Le même au même, 4 février 166o. (Ibidem, f. 47.) — Sur les négo- ciations de la France avec les Provinces-Unies et les États voisins à celte époque, voir les documents réunis par Mignet- dans son grand travail déjà cité, Négociations relatives à la succession (VEspagne, travail indis- pensable à celui qui étudie la politique française au XVIIe siècle. 5 Voir MiGNET, ibidem, d'après les Négociations du comte d'Estrades et les Arcliives du Ministère des Affaires étrangères. ( 214 ) qui lui fermerait en quelque sorte l'accès de nos provinces. Mais, si les Hollandais hésitaient à laisser la carrière libre à la France dans les Pays-Bas, ils hésitaient aussi à s'unir avec TEspagne de crainte d'une brusque alliance de la France et de l'Angleterre. C'était du moins ce qu'ils répondaient à Gamarrai. Avant de prendre un parti, Louis XIV tenta de réconcilier les belligérants. Il échoua devant le refus de Charles II; en Hollande, on eût été disposé à une transaction. De bons esprits disaient que cette guerre, en affaiblissant la République, était un événement heureux pour la France, qui ne rencontrerait aucune résistance sérieuse le jour où elle attaquerait les Pays- Bas 2. Mais Charles II voulait la continuation des hostilités; il traita avec Bernard de Galen, l'évêque de Munster, qui était depuis longtemps en contestation avec les Hollandais pour la possession de quelques petites seigneuries, et les Hollandais curent deux ennemis à combattre. Le monarque anglais rechercha même l'alliance de l'Espagne. D'abord l'Espagne refusa, parce qu'elle espérait toujours se rallier les Provinces- Unies, mais quand Louis XIV se fut prononcé en faveur des Hollandais et eut promis de tenir douze vaisseaux dans la Médi- terranée et trente-deux dans l'Océan contre leurs ennemis 3, quand il eut envoyé des troupes contre l'évêque de Munster, bien que ce prélat fût membre de la ligue du Rhin, le cabinet de Madrid, craignant pour les Pays-Bas, se rapprocha de l'An- gleterre. Louis XIV avait demandé à Castel Rodrigo, notre gouverneur général, l'autorisation de faire passer par notre pays les troupes qu'il envoyait en Hollande. Le gouverneur refusa et l'armén française dut passer par la principauté de Liège. Telle était la crainte que la France inspirait en Flandre, que Rodrigo ht surveiller la marche de ses troupes par le prince de Chimay, gouverneur du Luxembourg; maisTurenne, qui les commandait, évita toute collision et arriva sans encom- * Gamarra à Philippe IV, ôt mars 1665. (S. E. E., t. CXXXII, f. -203.) Ibidem. Louis XIV à d'Estrades, 21 août 1663. (215) bre à Maestricht où ses forces se joignirent à celles des Pro- vinces-Unies pour attaquer l'évêque de Munster K C'est ainsi que l'Espagne se rapprocha de l'Angleterre avec laquelle elle signa, le 6 décembre, un traité de commerce qui fut ratifié l'année suivante, le 4 janvier 1666. La France, qui n'osait pas encore rompre ouvertement avec sa rivale, travailla à faire échouer les négociations entamées par Philippe IV avec les états généraux en vue d'une alliance de l'Espagne et des Provinces-Unies. Elle représenta à La Haye les Espagnols comme complotant la ruine des Provinces-Unies avec l'Empe- reur, l'évéque de Munster et l'Angleterre '2. Ailleurs, on disait que l'ambassadeur espagnol à Londres, le comte de Molina, avait traité avec l'ambassadeur français de l'échange des Pays- Bas contre le Roussillon. En répandant ces bruits, que Ga- marra avait pour mission de dissiper 3, les Français espéraient amener les Hollandais à conclure une nouvelle ligue plus étroite que celle de 1662 et dont notre pays aurait été le prix. Cette ligue, Gamarra devait l'empêcher d'aboutir en insistant sur le projet d'union avec le roi Catholique qu'il mettait en avant depuis 1661 ; mais les Hollandais, indécis jusque-là, pen- chaient vers la France depuis que Louis XIV leur avait expédié des secours ■*. Les libéralités du monarque français produi- saient aussi leur effet ordinaire. On savait bien en Hollande qu'une alliance avec la France ne serait pas durable, mais l'on subordonnait l'avenir au présent. S'il y avait autant d'argent en Espagne qu'en France, disait à Gamarra un de ses confi- dents hollandais, la France n'arriverait pas à ses fins s. ^ D'Estrades aux états généraux, i novembre 1665. (S. E. E., t. CXXXIII, f. 272, copie.) — Cf. Mignet, Négociations relatives à la succession d'Es- pagne, t. I, p. 423. 2 Gamarra au roi, l^i- septembre 1665. (S. E. E., t. CXXXIII, f. H4.) 3 Philippe IV à Gamarra, 26 août 1665. {Ibidem, f. 100.) * Gamarra à Philippe IV, 21 novembre 1665. {Ibidem, f. 298.) ^ Le même au même, 24 décembre 1665 (Ibidem, f. 362) : « Que si corriera tanta moneda de Espana como de Francia que ténia por cierto que no saldria con su intento. » ( 216 ) D'autre part, Gamarra n'osait s'aventurer trop loin. Les instructions qu'il recevait de Madrid lui commandaient d'agir avec la plus grande circonspection. La reine régente Marie- Anne d'Autriche — qui depuis la mort de Philippe IV gou- vernait l'Espagne au nom de son fils mineur Charles II — lui représentait que les temps étaient changés, que la guerre allu- mée entre la Hollande et l'Angleterre était avantageuse aux Espagnols, puisqu'ils n'avaient plus à redouter la concurrence de ces deux puissances maritimes aux Indes ^ ; qu'il devait teindre d'offrir sa médiation, tout en évitant d'être pris au mol, car si la paix intervenait, le roi de France ne manque- rait pas d'attaquer les Pays-Bas ; qu'il devait éviter d'entrer dans la ligue que la Hollande projetait avec les États de Dane- mark, de Brandebourg et de Lunebourg, ligue qui fut con- clue le 25 octobre 1666; éviter surtout de froisser l'Angleterre. Castel Bodrigo j^i Bruxelles, Molina à Londres recevaient des instructions analogues '2. Bref, les Espagnols ménageaient à la fois les Anglais et les Hollandais, et ils étaient assez naïfs pour croire que les Hollandais seraient longtemps dupes de leur réserve calculée. La mission de Gamarra était extrêmement délicate. Les Anglais cherchaient un prétexte pour débarquer à Nieuport et à Ostende. Quand Turenne se porta au secours des Hollandais, ils s'étaient déjà off'erts pour repousser les Français dans le cas où ceux-ci envahiraient notre pays. On les avait naturelle- ment éconduits 3. On craignait à Bruxelles que les Anglais ne s'établissent définitivement sur la cote, et à La Haye on avait les mêmes inquiétudes. Comme les Espagnols protestaient de leur amitié pour les Hollandais, ceux-ci demandaient qu'on refusât aux Anglais l'autorisation de débarquer dans l'un de ' La reine à Gamarra, 30 novembre et 14 décembre 1665. (S. E. E t. CXXXIII, ff. 30-4et332.) 2 La même au même, 25 mars 1666. {Ibidem, t. CXXXIV, f. 209.) ^ Blasco de Loyola au marquis de San-Lucar, ±2 août 1663, copie, (Ibidem, t. CXXXIII, f. 102.) ( 217 ) nos ports. La situation de Gamarra ne laissait pas d'être em- barrassante. Refuser, c'était s'aliéner l'Angleterre; consentir, c'était se brouiller avec la Hollande. Or, l'Espagne ne voulait pas rompre avec la République. L'ambassadeur devait décla- rer aux Hollandais qu'il n'y avait aucun accord secret entre Londres et Madrid, et que les démonstrations d'amitié qu'il prodiguait étaient sincères K Quand, enfin, il fut question de réunir un congrès à Bréda pour traiter de la paix entre les deux puissances maritimes, Gamarra eut ordre d'observer la même réserve. « Qu'on ne sache pas, écrivait la reine, le 1<" mai 1667, que nous ne désirons pas la paix, ce qui nous rendrait odieux aux deux peuples, mais il convient au roi, mon fils, que la discorde continue entre la Hollande et l'Angle- terre -. )) L'Espagne fut prise dans ses propres filets. Elle n'obtint ni l'alliance de la Hollande ni celle de l'Angleterre, et se trouva isolée au moment où Louis XIV réconciliait ces deux puis- sances. Le roi de France n'attendit pas que la paix fût signée à Bréda (31 juillet 1667) avant de se jeter sur les Pays-Bas. Auparavant, il avait enlevé à ses adversaires tous les appuis sur lesquels ils pouvaient compter. L'Espagne espérait que l'Angleterre interviendrait en sa faveur dans la révolution portugaise; elle croyait que Louis XIV allait rompre avec Charles II, et elle s'en réjouissait d'avance, quand le roi de France offrit brusquement ses bons offices pour terminer à ' La reine à Gamarra, 1 avril 166G. (S. K. E., t. CXXXIV, f. 249.) 2 «... y en quanto al Congresso de Breda y diligencias que pasan » entre vos y el conde de Molina (a quien se escrive en la propia sub- » stancia en esta materia) me ha parecido advertiros que os governais » pasivamente sin hacer ninguna manifestacion ni hablar palabra en que » de mi parte no se desea aquella paz, pues lo contrario séria cjrangear » odio con los interesados sin ningun provecho quanto quiera que la » eonveniencia de la corona del rey mi liixo es que duren las disencioncs » entre Ingleses y Olandeses y por esto mismo es muy necessario cami- » nar con gran recato en que no parezca que se fomentan fiando de » vuestro zelo que os porlareis en esto con la inteligencia y destreza » que pide su importancia. » {Ibidem, t. CXXXVI, f. 236.) ( 218 ) l'amiable la question portugaise ^. 11 voulait déjouer la média- tion anglaise et amuser l'Espagne pour mieux l'isoler 2. l| réussit si bien qu'il détourna les Espagnols d'accepter l'ar- bitrage de l'Angleterre, et, quand il vit que les Portugais n'obtenaient aucune satisfaction de la cour de Madrid, il fit volte-face et leur offrit son alliance, ce qui ne l'empêcha pas d'entretenir les Espagnols d'une ligue contre l'Angleterre; mais son ambassadeur se garda bien de faire des propositions écrites. Ainsi, Louis XIV avait réconcilié la Hollande avec l'An- gleterre et avec Tévêque de Munster, comme il avait définiti- vement éloigné l'Espagne des deux puissances maritimes. 11 fit plus : il lui enleva l'appui de ses alliés naturels, les Impériaux. L'Espagne avait fait une suprême tentative pour obtenir l'assistance des Allemands. Son ambassadeur ordinaire à Vienne, ainsi que les différents députés envoyés à la diète de Ratisbonne par le gouvernement de Bruxelles, comme notre jurisconsulte Pierre Stockmans, travaillèrent k faire recon- naître le cercle de Bourgogne^ autrement dit les Pays-Bas, comme un vrai cercle allemand, et à lui assurer la protection de l'Empire. Stockmans, qui fut envoyé dans le courant de l'année 1663 par notre gouverneur général, le marquis de Caracena, avait eu à signaler aux Allemands l'ambition du monarque français et les dangers qu'ils courraient si jamais il devenait empereur. Pour faciliter sa mission, on lui avait révélé confidentiellement la politique que chacun des princes avait suivie vis-à-vis de l'Espagne. La plupart étaient douteux, quelques-uns franchement dévoués à Louis XIV; l'électeur de Trêves était un honnête homme qui n'était entré dans la ligue du Rhin qu'à son corps défendant, mais il n'avait pas grand crédit en Allemagne. Le plus sûr était l'électeur de Saxe. Le plus retors était celui de Mayence; aussi fallait-il êtreextrême- « MiGNET, JScgociations relatives à la succession d'Espagne, 1. 1, p. 467. 2 « Il ne s'agit, écrivait Louis XtV à son ambassadeur, clans sa lettre du 24 juillet 1666, que d'embarrasser le théâtre,... d'amuser le tapis. » {Négociations relatives à la succession d'Espagne, t. I, pp. 487 et 488.) ( 219 ) ment prudent avec lui i. En même temps, le religieux fran- ciscain dont nous avons déjà parlé, le père Christoval de Rojas, s'arrêtait à Mayence, en apparence pour traiter d'affaires relatives à son ordre, en réalité pour sonder l'élecleur et le gagner à la cause du roi Catholique 2. Philippe IV songeait à entrer dans la ligue du Rhin; comme souverain du cercle de Bourgogne 3, sa présence y eût été plus naturelle que celle d'un monarque étranger, tel que le roi de France; malheu- reusement, Philippe IV n'était plus ni assez riche ni assez puissant pour contre-balancer l'influence grandissante de la France en Allemagne. Caracena ne demandait pas mieux que de seconder les agents de son maître, mais, comme il le lui écrivait tristement, il ne savait où trouver de l'argent ^^ et dans ces conditions il lui était impossible de réussir. Stockmans eut beau promettre que dorénavant le cercle de Bourgogne con- tribuerait pour sa part aux charges communes, il n'obtint pas les secours qu'il attendait. En 1666, Louis XIV reçut des quatre électeurs du Rhin la promesse qu'ils refuseraient le passage par leur territoire aux troupes que l'Kmpereur serait tenté d'envoyer en Flandre. L'abbé de Gravel, son ambas- sadeur, présenta un mémoire 5 l'effet de prouver que notre pays ne faisait plus partie du corps germanique. Lui-même fit savoir à la diète que l'Allemagne n'avait pas à défendre les Pays-Bas, si une nouvelle guerre éclatait entre la France et l'Espagne, et qu'il lui déniait tout droit d'intervention comme contraire au traité de Westphalie. L'abbé de Bellevaux et Philippi, successeurs de Stockmans, eurent beau réfuter ces assertions téméraires, les princes allemands, qui avaient été achetés par Louis XIV, manifestèrent le désir que l'Empire ^ histructions remises à Stockmans, le 1 1 mai 1663. (S. E. E., t. XCVIII, fol. 165.) 2 Rapport du père Christoval de Rojas sur sa mission en Allemagne, Bruxelles, 10 juillet 1663. [Ibidem, f. 113.) ^ Philippe IV à Caracena, 2 juin 1663. (Ibidem, f. 27.) ^ Caracena à Philippe IV, 11 juillet 1663. (Ibidem, f. 79.) ( 220 ) s'abstînt de toute intervention en notre faveur, et la diète se contenta d'exhorter Louis XIV à la paix i. La politique française triomphait donc en Allemagne comme à Londres, à La Haye et à Lisbonne. Si, en 1666, Louis XIV n'avait pu faire renouveler la ligue du Rhin, il avait conclu avec la plupart de ses membres des traités particuliers extrême- ment avantageux. Maximilien-Henri de Bavière, entre autres, par une convention datée du 22 octobre de cette année, recevait la promesse de secours en hommes et en argent, dans le cas où il serait attaqué, et il s'engageait en retour, comme l'avaient fait les autres princes rhénans, à fermer le territoire de l'élec- torat aux troupes impériales qui marcheraient au secours des Pays-Bas, sous prétexte que, par le traité de Westphalie, l'Em- pereur s'était interdit d'assister les ennemis présents et futurs du roi Très Chrétien '^. Louis XIV avait formé ainsi un solide faisceau d'alliances contre l'Espagne; il pouvait sans crainte envisager l'avenir et donner libre cours à son ambition. V. Or, nous le savons, Louis XIV convoitait les Pays-Bas. Avant la mort de son beau-père, il invoquait déjà les droits éventuels de sa femme sur le Brabant et d'autres parties de notre pays. Il était à prévoir que la mort de Philippe IV serait suivie de l'entrée d'une armée française en Flandre, à moins que le roi Catholique, qui de son vivant avait toujours refusé de recon- naître le moindre droit h son gendre et de lui donner la moindre compensation territoriale, ne disposât en sa faveur d'une partie de ses Etats. Sa s«Kur, Anne d'Autriche, la propre mère de * De Borchgrave, Histoire des rapports de droit public qui existèrent entre les provinces belges et l'Empire d'Allemagne, p. 289, dans les Mém. COUR. iN-40 DE l'Académie royale de Belgique, t. XXXVI. - Mignet, Négociations relatives à la succession d'Espagne, t. Il, pp. 28 et suiv. — Cf. les articles 3, 4, 5 du traité de Munster. ( 221 ) Louis XIV, qui portait une affection sincère à ses deux familles et à ses deux patries — le mariage de Louis XIV et de Marie- Thérèse était en grande parlie son œuvre — essaya de prévenir une guerre qu'elle croyait devoir être fatale à l'Espagne, en invitant son frère à céder à Louis XIV les territoires qu'il ne manquerait pas de prendre à la première occasion. Elle eut à ce sujet un entretien avec le marquis de La Fuenle, l'ambas- sadeur d'Espagne à Paris, entretien auquel -Marie-Thérèse assistait et où elle fit valoir les raisons qui devaient porter Philippe IV ù un accommodement. Quand le résumé de celte conversation arriva à Madrid, Philippe IV était mourant. Il ne put en prendre connaissance et il expira quelques jours plus tard, le 17 septembre 1665. Son testament, daté du 14, confir- mait la politique de sa vie entière. 11 déshéritait absolument Marie-Thérèse et sa postérité au profit de son fils Charles II et, à défaut de celui-ci, au profit des enfants qui seraient issus de sa fille cadette Marguerite, fiancée à l'empereur Léopold, ou de sa propre sœur Marie, femme de feu l'empereur Ferdinand III, et finalement en faveur de sa tante Catherine, duchesse de Savoie. Quant aux Pays-Bas, ils étaient déclarés inséparables à jamais de la monarchie espagnole. Louis XIV fut cruellement mortifié. Il n'avait pas même été désigné pour faire parlie du conseil de régence qui devait assister la reine-mère, Maria-Anna, pendant la minorité de Charles II. Il se voyait frustré des Pays-Bas, objet de sa con- voitise, au profit peut-être d'un rival, l'empereur Léopold. Le bruit courait depuis longtemps que nos provinces seraient données en dot à l'infante Marie-Marguerite, et quoique Philippe IV se fût jadis expliqué ù ce sujet, Louis XIV n'était nullement rassuré. Si les Pays-Bas ne constituaient pas la dot de l'infante Marguerite, ne seraient-ils pas donnés au deuxième fils qui naîtrait de ce mariage, en vertu d'une capitulation secrète que le roi, prélendait-on, Q.\mi signée in ext?X7nis^'î * Le mariage de l'infante Marguerite avec Léopold n'eut lieu que le 23 avril 1C66. Au sujet de celte donation secrète des Pays-Bas, voir les remarques de Legrelle, loc. cit., t. I, p. 102, note 1. ( 222 ) Louis XIV ne prit pourtant pas les armes sur-le-champ. Il trouva plus sage, comme il l'explique dans ses Mémoires ^ d'attendre la fin de la guerre anglo-hollandaise. Il avait envoyé des secours aux Provinces-Unies parce qu'il s'y croyait tenu par le traité de 1662 et qu'il espérait, par cette intervention oppor- tune, avoir les coudées franches aux Pays-Bas. Il attendit donc la fin des hostilités avant de rompre avec l'Espagne et de s'en- gager dans une nouvelle guerre, et il ouvrit de nouvelles négo- ciations en Allemagne. N'obtiendrait-il pas de Léopold ce que Philippe IV lui avait si obstinément refusé? Ne pouvait-il pas conclure avec le chef de la maison d'Autriche une transaction équitable qui lui donnerait toute satisfaction aux Pays-Bas et mettrait fin à ses ditïérends avec l'Espagne? Louis XIV, qui aimait autant à négocier qu'ù guerroyer et qui était représenté à l'étranger par des diplomates de premier ordre formés à l'école de Richelieu et de Mazarin, ne crut pas la chose impos- sible. Deux princes ecclésiastiques dévoués à la France et qui avaient tout intérêt à prévenir une guerre dont ils eussent été les premiers à souffrir, les archevêques de Cologne et de Mayence, se montrèrent favorables au projet du monarque français, quoique l'archevêque de Mayence eût des craintes au sujet des Pays-Bas. Mais Léopold n'osa prendre d'engagement, quoi- qu'il y fût poussé par Guillaume de Furstenberg, le prince allemand le plus attaché à Louis XIV, et par l'ambassadeur de France à Vienne, le comte de Grémonville, diplomate retors et subtil. L'Empereur proposa au roi de France de soumettre un projet d'accommodement à la reine régente d'Espagne. C'était lui demander une démarche incompatible avec sa dignité. Louis XIV s'y refusa et déclara la guerre à l'Espagne. En effet, le 8 mai 1667, le monarque français rappelait à la reine régente les efforts tentés de sa part, vers la fin de 1665, pour maintenir la paix entre les deux couronnes, les démar- ches de sa mère auprès du marquis de La Fuente pour faire 1 Mémoires de Louis XIV, édit. Charles Dreyss, l. II, pp. 218 et suiv. Paris, 1860. ( 223 ) reconnaître à Madrid les droits de Marie-Thérèse sur divers États des Pays-Bas, la réponse décevante qu'il avait reçue, le serment qu'on avait exigé des États de Flandre. « Ce refus » absolu de nous rendre justice, continuait Louis XIV, et » cette dernière résolution de lier à Votre Majesté par leur » serment des peuples qui sont véritablement nos sujets du » chef de la reine notre épouse, nous ayant réduit à la fâcheuse » et indispensable nécessité ou de manquer à ce que nous )) devons à notre honneur, à nous même, à la reine et au » dauphin notre fils, ou de tâcher de nous procurer par quelque » eft'ort de nos armes la raison qui nous a été refusée, nous )) avons embrassé ce dernier parti, que la justice et l'honneur » nous ont conseillé; et par ce courrier exprès que nous dépê- » chons â l'archevêque d'Embrun, notre ambassadeur, nous » lui ordonnons de faire savoir à Votre Majesté la résolution » que nous avons prise de marcher en personne à la fin de ce » mois â la tête de notre armée pour essayer de nous mettre en » possession de ce qui nous appartient dans les Pays-Bas » dudit chef de la reine, ou d'un équivalent, et en même » temps de présenter à Votre Majesté un écrit que nous avons » fait dresser contenant les raisons de notre droit, et détruisant » pleinement les frivoles objections des écrits contraires que )) le gouverneur de Flandre a divulgués dans le monde. Nous » nous promettons cependant de son équité qu'aussitôt qu'elle )) aura vu et fait examiner ledit écrit, elle blâmera fort le con- » seil qui lui a été donné de nous refuser une justice qu'elle » trouvera si claire et si bien établie et voudra bien embrasser » les mêmes moyens que nous lui avons fait insinuer et que » nous lui offrons encore aujourd'hui de terminer ce différend » entre nous par un accommodement amiable, assurant en ce » cas Votre Majesté de deux choses: l'une que nous nous astrein- » drons sur les conditions de cet accord à des prétentions » fort modérées, eu égard à la qualité et â l'importance de » nos droits, et l'autre, que quand les progrès de nos armes » seraient aussi heureux que leur cause est juste, notre inten- » tion n'est pas de les pousser au delà de ce qui nous appar- ( 224 ) » lient ou de son équivalent en quelque endroit où nous le » puissions avoir, et que pour tout le reste des Etats de notre » cher et très aimé frère le roi d'Espagne, ce premier fonde- » ment supposé qu'on nous rende la justice qui nous est due, » nous serons toujours prêt à les défendre contre toute agres- » sion, pour les lui conserver et à sa postérité, que nous lui » souhaitons nombreuse et sans fin, comme au surplus d'en- » tretenir religieusement la paix, ainsi que nous en assurâmes » le marquis de La Fuente lorsqu'il prit congé de nous, n'en- )) tendant pas que ladite paix soit rompue de notre part » par notre entrée dans les Pays-Bas, quoique à main armée, » puisque nous n'y marcherons que pour tâcher de nous » mettre en possession de ce qui nous est usurpé ^, » Remarquons l'habileté avec laquelle ce manifeste est rédigé. Fidèle élève de Mazarin, Louis XIV convoite tous les Pays-Bas comme il réclamera plus tard toute la succession de Charles IL Mais pour avoir les apparences de la justice de son côté, il ne revendique que les provinces, les divers États des Pays-Bas^ que Marie-Thérèse, selon lui, pouvait réclamer dès la mort de son père en vertu d'une certaine coutume du droit braban- çon. Au besoin, il se contentera d'un équivalent^ moyen habile d'obtenir, lors des négociations finales, les places qui lui con- viendront le mieux. Vienne le moment où il aura ces places ou leur équivalent, il réclamera, en vertu de traités antérieurs, de nouveaux territoires, des provinces entières, qu'il se fera adjuger par des tribunaux nommés par lui. Il se souciera moins alors d'avoir les apparences de la justice; il agira par la force et tranchera en despote. Pour le moment, il est prudent; il cherche à mettre tous les torts du côté de l'Espagne, comme naguère il se prévalait du non-paiement de la dot de sa femme pour faire annuler la renonciation qu'il avait faite à ses droits successifs, bien que dans sa pensée, dot payée ou non payée, cette renonciation n'eût jamais eu la moindre valeur. * MiGNET, Négociations relatives à la succession d'Espagne, t. II, pp. 58 et suiv. I ( 225 ) L'écrit dont il est parlé dans la lettre du roi est le célèbre Traité des droits de la reine Très-Chrétienne sur divers États de la monarchie d'Espagne, divisé en deux parties : Tune consacrée à prouver la nullité de la renonciation imposée à la reine de France, l'autre à déterminer l'étendue de ses droits dans la succession de ses parents. On y voit les divers Etats des Pays- Bas que Louis XIV réclamait du chef de sa femme; c'étaient le duché de Brabant avec ses annexes, le marquisat d'Anvers et le duché deLimbourg; la seigneurie deMalines, laHaute-Gueldre, le comté de Namur, ce qui restait du comté d'Artois; Cambrai, comme soumis au droit de dévolution ; \e comté de Hainaut, comme formant un franc-alleu et devant en cette qualité, d'après la coutume du comté, appartenir aux enfiints du pre- mier mariage; le quart du Luxembourg, dont la coutume appelait tous les enfants à la succession, en donnant toutefois aux fils le double de ce qu'elle accordait aux filles. Le roi récla- mait encore le tiers de la Franche-Comté, régie par une loi qui admettait le partage égal entre tous les enfants K II ne restait plus que le comté de Flandre, Tournai et le ïournaisis, les trois quarts du duché de Luxembourg et les deux tiers de la Franche-Comté, dont l'Espagne pourrait conserver la libre jouissance, à moins qu'elle ne préférât les céder à titre d'équi- valent des territoires contestés. Nous avons vu que Louis XIV réclamait la plupart de nos provinces en vertu du droit dit de la dévolution. C'était un droit ou plutôt une coutume en vertu de laquelle, dans cer- taines parties du Brabant, tous les biens d'une succession étaient dévolus aux enfants du premier lit. Marie-Thérèse aurait donc eu une priorité, ou plutôt un privilège, sur son * Traité des droits de la reine Très-Chrétienne sur divers États de la monarchie d'Espagne, analysé par Mignet, loc. cit., t. II, pp. 62 et suiv., et par Borgnet, Louis XIV et la Belgique, dans la Revue nationale de Belgique, t. XVI, pp. -2G et suiv. Bruxelles, 1847. Il parut de ce livre, dit Borgnet, deux éditions officielles, l'une en 270 pages in-i», et l'autre en 325 pages in-18. Le Gouvernement français le lit traduire en espagnol et en latin. Tome LIV. 15 ( 226 ) frère Charles II, parce qu'elle était née de la première femme de Philippe IV. Mais cette disposition ne réglait que les suc- cessions privées; elle ne s'appliquait que dans quelques loca- lités et des moins importantes du Brabant. Elle ne pouvait prévaloir en tout cas contre les lois politiques fondamentales des Pays-Bas, telles que la pragmatique sanction de Charles- Quint qui faisait des Pays-Bas une masse indivisible. Eût-elle même été valable, nos provinces, comme Gamarra l'avait déjà fait remarquer à La Haye, revenaient dans ce cas aux enfants de Catherine de Savoie, née du troisième mariage de Philippe II et dont la postérité primait, par conséquent, la descendance de Philippe III, issu, lui, du quatrième mariage '. Les prétentions de Louis XIV étaient juridiquement insou- tenables. Néanmoins, il les maintint parce qu'il lui fallait des arguments pour expliquer l'agression qu'il méditait depuis longtemps contre nos provinces. Dès 1663, on parlait du droit de dévolution. Plus tard, on vit paraître en France de nom- breuses dissertations consacrées à la défense des prétendus droits de la reine. Elles furent victorieusement réfutées dans notre pays. Stockmans, dans son Tractatiis de jure devolulio- nis, qu'il dédia au gouverneur, Castcl Rodrigo, ouvrage d'un style rude, mais d'une logique serrée, montra le néant des revendications de Louis XIV. Le célèbre pamphlétaire et diplo- mate, le baron de Lisola, qui en ce moment, c'est-à-dire en 1667, représentait l'empereur Léopold auprès des Provinces- Unies, composa le Bouclier d'Eslat et de justice, où il dénonçait les prétentions de Louis XIV à la monarchie universelle 2 : « Il s'agit ici, s'écrie l'auteur, de maintenir le droit des ^) gens qui est commun à tous et d'empêcher que l'on n'intro- » duise des maximes dans le monde qui détruiraient tout le » commerce des hommes et rendraient la société humaine » aussi dangereuse que celle des lyons et des tygres ; il s'agit » de défendre la foi publique des traités contre les ruses de la 1 Voir La vérité défendue des sofismes de ta Finance, 1668, t. II, p. 81. 2 Voir, à ce sujet, le travail précité de Borgnet, Louis XIV et la Bel- gique (Revue nationale de Belgique, 1847, pp. 130 et suiv.). ( 227 ) )) chicane; de conserver le droit des armes dans les règles et )) les formalités que le consentement universel de toutes les » nations a établies, et d'esloigner des yeux de la chrétienté » un exemple scandaleux qui, par ses funestes conséquences, » exposerait les plus faibles ;\ la discrétion des plus puissants » et rendrait la force le seul arbitre de tous les procès. Il s'agit )) d'arrêter le cours d'un rapide torrent contre l'impétuosité n duquel la paix, les mariages, les serments, le sang, le )) parentage, l'amitié, les déférences, ne sont pas des digues » assez fortes. Il s'agit de défendre le commun boulevard )) contre un vaste dessein qui n'a pour cause que l'avidité des )) conquestes, pour fin que la domination, pour moyen que les » armes et l'intrigue, ny pour limites que celles que la fortune » luy voudra prescrire : enfin il se traite icy de décider le sort » de l'Europe et de prononcer la sentence de sa liberté ou de « son esclavage. » Et quelques pages plus loin, Lisola ajoutait : « Ces grands )) desseins ont une plus vaste idée que la conqueste des Pays- » Bas; on les attaque les premiers comme les dehors pour >i s'attacher sans empêchement au corps de la place; les » Français ont des prétentions sur la plus grande partie de » l'Allejnague, comme un ancien domaine de France qui n'a » pu être aliéné; ils se vont faire un préjugé contre les Etats » de Hollande, par l'annulation de toutes les cessions royales » et l'établissement de la dévolution; ils affectent des ports )) en Espagne, des ligues en Empire, des factions en Pologne, « des guerres en Hollande et en Angleterre, des passages en » Italie, et le souverain arbitrage partout; leur repos consisté )) dans le trouble de tous les autres, leur gloire dans les con- » questes, et leur utilité dans les misères publiques; ils suivent » en cela leur unique et suprême règle de l'intérêt; c'est aux » autres à prendre leurs mesures là-dessus et songer sérieu- » sèment à suivre le leur ^. » ^ Bouclier cC Estai et de justice, 2e édition, 1667, pp. 318 et 347. Cf. Alfred Francis Pribram, Franz Paul Frciherr von Lisola, iôio- i674j und die Politik seiner Zeit. Leipzig, 1894, pp. 551 el suiv. ( 228 ) Si l'Espagne était victorieuse par ses arguments, elle ne le fut pas par ses armes. Il n'est rien de plus lamentable que le récit de cette campagne de 1667. Notre pays avait été laissé dans le plus cruel dénûment. Malgré l'imminence du péril et les avertissements pressants du marquis de Castel Rodrigo ^, le nouveau gouverneur des Pays-Bas, et du marquis de Monroy, gouverneur de la Franche-Comté, on n'avait fait aucun prépa- ratif de défense. « 11 est certain, écrivait Rodrigo, que jamais » les Français ne pourraient nous faire plus de mal ; car s'ils » nous attaquent ce printemps, je ne vois pas connnent les » Pays-Bas seraient sauvés, à moins d'un miracle. » Pour pré- venir un désastre irréparable, il proposa à Louis XIV d'ouvrir des négociations oii l'on discuterait ses prétentions, « Si Votre » Majesté a quelque prétention ou sujet de plainte, écrivait-il, » la raison et la justice exigent que Votre Majesté la déclare » auparavant, non pas seulement en particulier à l'intéressé, » mais aussi aux princes voisins, à leurs peuples et même à » ses sujets. Votre Majesté ne pouvant point par la loi natu- » relie procéder par voies de fait contre ses propres sujets ni )) même contre des esclaves, elle le peut encore moins contre » un roi innocent et contre un gouvernement soumis aux » lois de deux traités et à celles du Saint-Empire; au mépris » de ces lois elle ne peut démembrer une si noble part que » celle du cercle de Bourgogne violant ainsi la paix de Munster, » en laquelle il est inclus, ainsi que celle des Pyrénées et cela » sans intimer, comme il est stipulé, la rupture six mois » auparavant aux princes voisins qui sont obligés à leurs * Francisco de Moura, troisième marquis de Castel Rodrigo et fils de don Manuel de Moura qui fut gouverneur des Pays-Bas de 1644 à 1646. Du vivant de son père, il portait le titre de comte de Lumiares. Sur ce gou- verneur, voir le portrait tracé par un contemporain. (C. R. H., ôe série, t. X, p. 5:29.) On lui reconnaissait de la probité et de l'éloquence, mais il était vain et changeant ; il se détachait du certain pour l'incertain, dit l'auteur anonyme que nous citons, « et il avait laissé périr les troupes qu'il avait aux Pays-Bas pour engager celles qu'il a cru avoir en Alle- magne et qu'il n'a point eues au besoin ». ( 229 ) » risques de s'y intéresser. De plus, Votre Majesté ayant dit )) au marquis de La Fuente qu'il était témoin de l'intention » qu'elle avait toujours manifestée de maintenir la paix et la » bonne correspondance, le chargeant d'en assurer de sa part n la reine ma maîtresse, ajoutant encore qu'elle continuerait » dans le même désir et avec la même bonne volonté, et enfin » l'ambassadeur deVotre Majesté à Madrid ayant répété plu- » sieurs fois les mêmes assurances, je la prie de considérer )) combien il serait éloigné de sa justice chrétienne et de sa » générosité d'entreprendre une invasion sans recours préa- )) lable aux formalités d'interpositions requises, telles qu'elles » ont toujours été observées entre les princes chrétiens ; et w combien il importe que Votre Majesté ne donne pas un » exemple si contraire aux intérêts des princes, aux siens et à )) ceux de sa postérité ''. » Comme la reine régente le fit remarquer dans la dépêche qu'elle envoya, le 21 mai, en réponse au manifeste royal du 8, Louis XIV ne pouvait refuser de se prêter à un accommode- ment, accommodement (|u'il proposait encore dans sa lettre du 10; il devait au moins attendre la fin du mois, délai qu'il avait lui-même fixé avant de rompre ofliciellement. Ni les représentations de Rodrigo ni celles de la reine régente n'arrê- tèrent Louis XIV. L'ambitieux monarque était décidé à s'em- parer d'une partie des Pays-Bas. Le 16, il était parti de Saint-Germain, et le 21, le jour même où la reine faisait cette suprême tentative d'accommodement, il donnait le signal de l'entrée en campagne de son quartier général qu'il avait établi devant Amiens. Les opérations militaires commencèrent aussitôt. Elles ne devaient consister que dans des sièges, car nous n'avions pas de forces suffisantes pour tenir la campagne ni même pour défendre l'entrée de notre pays. Rodrigo avait dû démolir les fortifications de La Bassée, de Condé, de Saint-Ghislain, d'Armentières et de quelques petites places qu'il eût été trop * MiGNET, Négociations relatives à la succession d'Espagne, t. II, p. 95. ( 230 ) difficile de garder, pour renforcer autant qu'il l'avait pu les garnisons des autres. Le pays était épuisé et hors d'état de répondre à l'appel de la reine mère qui le pressait de faire un dernier effort « à trouver des moyens prompts et efficaces, pour résister à l'attentat si surprenant » que le roi de France médi- tait contre nous, en attendant qu'elle-même pût nous envoyer les secours nécessaires i. Le 24 mai, le maréchal de Turenne occupa Armentières et fit avancer ses troupes par divers points sur Charleroi, qui couvrait la route du Brabant. Il n'y avait là auparavant qu'un village du nom de Charnoi dont la position avait paru assez importante à Castel Rodrigo pour en faire une place de guerre à laquelle il avait donné le nom de son souverain 2. ïurenne s'empara de Binche le 31, et entra, le 2 juin, dans Charleroi que les Espagnols avaient évacué le 27. L'armée française y resta quinze jours, jusqu'à ce que les remparts de cette ville si importante par sa position fussent relevés. Elle y laissa une garnison et un gouverneur, l'énergique comte de Montai, L'armée du centre fit ensuite une fausse démonstration sur Bruxelles où Rodrigo s'était renfermé, puis tournant brusque- ment à gauche, prit Ath et investit Tournai. Turenne fut rejoint devant cette place par le maréchal d'Aumont qui s'était mis en mouvement presque aussitôt que lui et s'était emparé de Bergues et de Furnes. Tournai, entièrement cerné le 21 juin, fut attaqué le 22 ; le marquis de Trazegnies, qui y commandait, était trop faible pour se défendre avec succès et fut obligé de se rendre. La ville capitula le 24, et la garnison du château, le 25. Douai capitula le 6 juillet; Courtrai, le 18; Audenarde, le 31; Lille, le 27 août, après neuf jours de siège, et Alost, le 11 septembre. Termonde seul avait su opposer * Marie-Anne d'Autriche aux états des différentes provinces, Madrid, 2 juin 1667, imprimé par Gachard, Lettres écrites par les souverains des Pays-Bas aux états des provinces. (G. R. H., 2© série, t. I, p. 410.) 2 Voir la médaille qui fut frappée en 1667 à cette occasion, dans Van Loon, Histoire métallique des Pays-Bas^ t. III, pp. 4 et 5. ( 231 ) une résistance victorieuse; ïurenne dut renoncer à s'en ren- dre maître. Partout ailleurs, la défense avait été nulle. Le comte de Marsin, gentilhomme liégeois qui avait servi la France jusqu'à la trahison de Condé, son ami, et qui depuis lors resta aux ordres de l'Espagne, avait reçu la mission de se porter au secours de Lille, mais la reddition prématurée de la place l'obligea à replier son infiinterie vers les villes mari- times, et sa cavalerie vers le nord. Près de Bruges, il fut sur- pris par les maréchaux de Créqui et de Bellefonds, et complè- tement battu. Louis XIV était maître absolu de la campagne, si l'on peut appeler de ce nom une expédition qui avait été plutôt une promenade militaire dans laquelle, comme on l'a dit, « les valets auraient suffi pour ouvrir les portes i ». Ces succès faciles des Français alarmèrent les Hollandais. Ils crurent qu'en offrant une partie de nos provinces ils arrête- raient l'heureux vainqueur. V'an Beuningen, échevin d'Amster- dam, vint, au nom de Jean de Witt, offrir la Franche- Comté, puis Cambrai, Aire et Saint-Omer. C'était moins que le grand pensionnaire n'offrait en 1663. Aussi Louis XIV réclama-t-i! en outre, pour tous les droits échus à la reine depuis la mort de son père, le Luxembourg, Bergues, Charleroi, Tournai et Douai avec leurs dépendances. Il était entendu que les étals généraux s'enjploieraient auprès de la cour de Madrid pour la faire consentir à l'abandon de ces provinces, et si dans les trois mois ils n'avaient obtenu aucune réponse satisfai- sante, ils auraient à joindre leurs armes aux siennes pour faire valoir les droits de la reine en conséquence du traité de 1662. a Si iM. de Witt, écrivait Lionne à d'Estrades, ne four- )) nissait pas ladite déclaration des États dans les trois mois, » ou que la reine refusât dans les trois autres mois qui sui- » vraient, de lui donner satisfaction sur 1rs instances desdits » Etats, Sa Majesté, dans ce cas, demeurerait quitte de son * Pour les opérations militaires de celte année, voir Mignet, Ncgo- dations relatives à la succession d'Espagne, t. II, pp. "226 et siiiv., et Gous- set, Histoire de Louvois, t. I, pp. 82 et suiv. ( 232 ) » engagement et rentrerait dans les mêmes prétentions qu'elle » avait auparavant ^. » Louis XIV croyait que ses prétentions étaient modérées. A La Haye, on les trouvait excessives. Il paraissait dur de consen- tir à l'annexion à la France du Luxembourg, de Tournai et de Charleroi. On voulait savoir les intentions du roi à la mort de Charles II, Réclamerait-il le reste des Pays-Bas comme héritier universel? D'après Jean de Witt et ses amis, il fallait revenir au projet antérieur en vertu duquel, une fois quelques places cédées à la France, à titre de satisfaction, on inviterait les grandes villes à se cantonner, c'est-à-dire à former une répu- blique fédérale. Louis XIV se montra disposé à faire quelques concessions pour le moment, comme, par exemple, à renoncer à Tournai et à Charleroi, en se contentant, soit du Luxembourg, soit de la Franche-Comté, au choix du gouvernement espagnol, mais il ne voulait à aucun prix s'interdire do pousser plus loin ses conquêtes, si l'Espagne refusait d'accepter ses condi- tions, et de faire valoir ses titres à toute la succession, si Charles II décédait sans enfants. Il refusa également de retirer ses troupes de la Flandre, comme le proposait Jean de Will, pour les envoyer en Franche-Comté, en Espagne et en Italie, où le grand pensionnaire lui permettait de porter ses armes aussi loin qu'il le voudrait '^. Mais Louis XIV était presque aux portes de Bruxelles et les Hollandais, qui sortaient à peine de leur guerre avec l'Angle- terre, n'étaient pas en état de l'arrêter 3. L'Espagne revenait avec ses propositions d'alliance. On avait changé de ton à Madrid depuis l'ouverture des hostilités. On ne parlait plus, comme jadis, de prolonger la guerre entre l'Angleterre et la Hollande. On attendait, au contraire, avec impatience la fin de cette cam- ' Lionne à d'Estrades, 4 juillet 1667, cité par Mignet, t. II, pp. 466-487, et publié pnr Legrelle, 1. 1, pp. 127-128. * Legrelle, 1. 1, p. 130. ' Le traité de Bréda, qui réconciliait la Hollande et l'Angleterre, est du 31 juillet 1667. Voir plus haut, p. 217. ( 233 ) pagne désastreuse qui empêchait la Hollande de tourner toutes ses forces contre la France. Gamarra avait ordre cette fois de s'employer à rétablir la paix entre la Hollande et Charles II Stuart ^. Avant tout, il fallait sauver les Pays-Bas. Le même danger menaçait les Provinces-Unies et l'Espagne. Malgré cela, les Hollandais ne se prononçaient pas. Aux demandes de Castel Rodrigo, ils avaient répondu que tant qu'ils n'avaient pas signé la paix avec l'Angleterre et qu'ils n'étaient pas sûrs du côté des Suédois, ils ne pouvaient envoyer de secours 2. Et quand ils crurent être en état de nous prêter leur assistance, ils en débat- tirent le prix. Ils réclamèrent comme garanties les meilleures places de la Flandre : Bergues, Ostcnde, Damme, Plasschen- daele, les forts de Sainte-Isabelle et de Saint-Donat. A ce compte-là, comme Rodrigo le remarquait, il aurait mieux valu traiter directement avec la France et lui céder les Pays-Bas en échange du Roussi lion et de la Basse-Navarre ^. Les exigences des Hollandais pouvaient jeter l'alarme en Angleterre, pousser cet État rival à réclamer un port de refuge sur nos côtes. Qu'al- laient devenir les Pays-Bas le jour oii ils seraient dépouillés de leurs places fortes? (In navire désemparé à la remorque de l'Angleterre ou de la Hollande. Aussi la reine régente rejeta- t-elle d'abord avec fierté ces propositions hautaines. Elle vou- lait garder intacts les Pays-Bas. Elle désavoua son ambassadeur quand celui-ci eut oflfert Nieuport et Plasschendaele ou le pays de Waes à condition de conserver Ostende, parce que ces concessions, si modérées qu'elles fussent, lui paraissaient encore déshonorantes pour l'Espagne ^^ Pourquoi, se disait-on à Madrid, la Hollande voulait-elle acquérir à titre gratuit des places importantes dans notre pays, alors que son propre intérêt lui commandait de s'unir étroitement avec l'Espagne, ' La reine régente h Gamarra, 28 mai 1667. (S. E. E., t. CXXXVI, f. 312.) - Gamarra à la reine régente, 24 mai et 21 juin 1067. {Ibidem, ff. 297 et 337.) 3 Castel Rodrigo à Gamarra, 26 septembre 1667, i Ibidem, t. CXXXVIl, fol. 9S.) * Ibidem. ( 234 ) car elle était menacée tôt ou tard d'une invasion française ^ ? La vérité était que les Hollandais convoitaient quelques villes des Pays-Bas, sous prétexte d'en faire des barrières, comme ils le diront plus tard, barrières qu'ils prétendaient être mieux en mesure de défendre que les Espagnols, en réalité, parce qu'ils voulaient être entièrement maîtres de nos canaux et de nos rivières et accaparer tout le commerce de la Flandre. De leur côté, les Anglais réclamaient comme prix de leur entrée dans une ligue offensive et défensive avec l'Espagne des avantages commerciaux exorbitants aux Indes, avantages que la cour de Madrid refusait de leur accorder '^. Plutôt que de passer par les humiliantes conditions que la Hollande et l'Angleterre lui proposaient, l'Espagne traita avec le Portugal dont elle reconnut l'indépendance (18 février 1668), et sollicita derechef les secours de l'Empereur et de la diète germanique. Elle se croyait encore si bien (m état de tenir tête à la France qu'aux offres de médiation de Clément IX, elle répondit en exigeant une suspension d'armes pendant les négociations et en demandant que les places conquises par Louis XIV fussent mises en séquestre entre les mains du pontife 3. Elle éprouva de nouvelles déceptions. Les princes allemands, qui étaient achetés par Louis XIV, firent rejeter les propositions du cabinet de Madrid et se contentèrent de demander un armistice. Quant à l'Empereur, le monarque français était parvenu à se l'attacher définitivement, grâce à l'habileté du comte de Grémonville, son ambassadeur à Vienne, et il avait conclu avec lui un traité secret de partage de la monarchie espagnole qui devait recevoir son exécution dès la mort de Charles IL Ce traité fut signé le 20 janvier 1668. L'article 2 réglait la situation transitoire des Pays-Bas en attribuant à la France, lors du rétablissement de la paix, soit le Luxembourg, soit la Franche-Comté, mais ^ La reine régente à Gamarra, 7 novembre IG67. (S. E. E., t. CXXXVII, fol. 161.) - La même au même, 2.1 décembre IfiGT. {Ibidem, f. 266.) ^ MiGNET, Négociations, etc., t. II, pp. 578, 590. ( 235 ) seulement l'une ou l'autre de ces deux provinces, plus Cam- brai avec le Cambrésis et les places de Douai, Saint-Omer, Aire, Bergues et Furnes. Les autres conquêtes du roi devaient être restituées, avec la condition cependant que les fortifications de Charleroi seraient rasées. Si Charles II mourait sans postérité, ses États devaient être partagés entre Léopold et Louis XIV, de manière que celui-ci reçût les Pays-Bas et la Bourgogne i. VI. 11 y avait un moyen honorable pour la Hollande de sortir de la situation difficile où elle se trouvait, et c'était Louis XIV lui- même qui le lui fournissait. En prenant les armes, déclarait- il dans son manifeste du 8 mai 1667, il ne revendiquait que son dû, non tous les Pays-Bas, mais les territoires que certaines coutumes et le droit de dévolution lui attribuaient. Qu'on lui cédât ces territoires ou un équivalent, et il s'estimerait content. Or, cet équivalent existait aux Pays-Bas mêmes, dans les provinces de Flandre, de Tournai et du Tournaisis, dans les parties de la Franche-Comté et du Luxembourg que le roi de France n'avait pas réclamées. Si donc les Hollandais craignaient que le Brabant ou la Gueldre ne devinssent des provinces françaises, en vertu du droit de dévolution, ils n'avaient qu'à s'employer auprès de l'Espagne pour qu'elle cédât soit la Franche-Comté, soit le Luxembourg, avec quelques places fortes, comme équivalents des places conquises par les Français au cœur des Pays-Bas. La Franche-Comté ou le Luxembourg pouvaient être incorporés à la France sans que les Français devinssent les voisins des Hollandais, ce qu'à La Haye on redoutait par-dessus tout. Louis XIV avait fait déclarer à Jean de Wilt comme aux Anglais qu'il admettrait l'une ou l'autre de ces deux provinces en échange des conquêtes qu'il aurait faites pendant la campagne et cette alternative, * Voir le texte latin de ce traité dans Legrelle, t. I, pp. 318-528. ( 230 ) comme on disait alors, avait élé reproduite dans le traité secret conclu avec l'Empereur le 20 janvier. Ce fut sur cette base que l'on négocia. Charles II d'Angle- terre, qui avait promis sa neutralité, avait été forcé par le Par- lement de se rapprocher de la Hollande. Le chevalier Temple, son résident à Bruxelles, eut ordre de concerter avec de Witt les moyens d'arrêter Louis XIV. Un traité d'alliance fut signé à La Haye, le 23 janvier 1668, entre la Hollande et l'Angleterre. Ce traité, auquel la Suède accéda le même jour et qu'on appelle le traité de la Triple Alliance, admettait l'alternative proposée par Louis XIV, c'est-à-dire l'abandon à la France des places con- quises ou le Luxembourg (^Luxembourg ou Franche-Comté), avec Cambrai, le Cambrésis, Douai, Aire, Saint-Omer, Bergues, Furnes et Linck avec leurs dépendances K Les signataires s'en- gageaient à ouvrir des négociations avec Louis XIV et l'Espagne pour l'acceptation de ces préliminaires, en demandant une sus- pension d'armes atin d'avoir le temps de convaincre la cour de Madrid de la nécessité de transiger. Si l'Espagne refusait V alternative, la Hollande et l'Angleterre l'y contraindraient, à condition que la France leur laissât toute liberté d'action et s'abstînt de tout acte d'hostilité dans les Pays-Bas. Louis XIV répondit ù cette coalition en faisant envahir la Franche-Comté (3 février 1668). En dix- huit jours, Besançon, Salins et Gray tombent au pouvoir de Condé. Dole ouvre ses portes au maréchal de Grammont. Cette brillante chevauchée hâta la conclusion définitive de la Triple Alliance de La Haye et son intervention en faveur de l'Espagne. Louis XIV était à peine rentré dans son palais de Saint-Germain qu'il reçut les propositions de la Triple Alliance que lui porlèrent Van Beuninghen, ambassadeur hollandais, et Trevor, envoyé de Charles II ; on lui offrait décidément Valternative dont il a été question plus haut, alternative qui, après tout, avait été mise en avant par lui-même et à laquelle il pouvait adhérer sans ' DuMONT, Cours universel diplomatique du, droit des gens, t. VII, l" partie, p. 68. ( 237 ) déshonneur. Le traité de Saint-Germain-en-Laye, du 1.^ avril 1668, mit d'accord la France et la Triple Alliance : l'alternative fut acceptée i. Ainsi les puissances médiatrices avaient reconnu qu'un sacrifice était nécessaire. Louis XIV avait réclamé une partie du territoire belge et, par une modération qui était de sa part un acte de profonde politique, il se contentait des places con- quises ou d'un équivalent. Au reste, cette modération ou cette magnanimité ne lui coûtait rien. Louis XIV pouvait attendre ; il était sûr d'avoir un jour tous les Pays-Bas, puisque le traité secret qu'il venait de signer avec Léopold les lui attribuait, et s'il se contentait de quelques places ou de quelques provinces, c'était précisément de celles qui lui étaient assignées par le susdit traité. En réalité, le traité public ou le traité signé avec les puissances de la Triple Alliance n'était que la reproduction de la convention secrète du 20 janvier 4668, convention dont les Hollandais ou les Anglais étaient loin de soupçonner l'exis- tence. 11 restait à obtenir l'adhésion de l'Espagne. Louis XIV lui avait donné jusqu'au 31 mai pour se décider. On comprit enfin à Madrid qu'il fallait céder à la nécessité, et la reine régente, après quelques observations sur des points secondaires et quel- ques protestatiorns pour la forme, accepta aussi l'alternative 2. Alors seulement les Hollandais consentirent à prêter aux Espa- gnols 2,000,000 de livres hypothéquées sur les places d'Ar- genteau, Navaigne, Stevensweert, Venloo, la ville de Gueldre, les forts de Saint-Donat et de Sainte-Isabelle 3. Les signataires de la Triple Alliance ne comprenaient pas la modération de * DuMONT, Cours universel diplomatique du droit des gens, t. VII, ire partie, p, gg. « La reine régente à Gamarra, 25 mars 1668. (S. E.E., t. CXXXVIII, f. 149.) -- La même à Rodrigo, l^r avril \ms.^(Il)idem, f. 185.) 5 Gamarra à la reine, 10 avril 1BG8. {Ibidem, f. 208.) — Le traité est du 9 avril. (Voir Dumont, Cours universel diplomatique du droit des gens, t. VII, lie partie, p. 82.) ( 288 ) Louis XIV, parce qu'ils n'en soupçonnaient pas la vraie cause, et ils voulaient prendre leurs précautions pour le cas où les négociations échoueraient. Si le roi de France eût écouté Turenne et Condé, surtout Louvois, il eût continué la guerre. Mais pour les raisons que nous connaissons, il n'avait aucun motif de revenir sur ses premières déclarations, quoique la hauteur des Hollandais l'eût profondément irrité. Il déposa donc les armes, et le traité convenu à Saint- Germain avec les envoyés de la coalition fut ratifié solennellement à Aix-la- Chapelle, le 2 mai 1668, dans un congrès convoqué par le pape et que présidait le nonce, « fantôme d'arbitre entre des fantômes de plénipotentiaires », comme dit Voltaire 'i . Louis XIV garda les villes qu'il avait prises dans les Pays-Bas, savoir Bergues, Furnes, Armentières, Courtrai, Lille, Douai et le fort de Scarpe, Tournai, Audenarde, Ath et Charleroi. Il restitua la Franche-Comté, après avoir fait raser les fortifications de Dole et de Cray 2, Louis XIV n'avait point usé de la latitude qui lui avait été laissée par le traité de Vienne et par celui de Saint- Germain. Il n'avait pas réclamé une province entière, le Luxem- bourg ou la Franche-Comté, comme équivalent des places conquises, mais sa position n'en était pas moins forte pour cela. Cambrai, Valcnciennes, Mons, Saint-Omer, Aire et Ypres devenaient des enclaves en territoire enneiîii, et Louis XIV, maître désormais d'excellents postes dans la Flandre et dans le Hainaut, pouvait se jeter à son gré d'Audenarde sur Gand. de Biuche sur Mons et d'Ath sur Bruxelles. Bref, comme le remarque un historien 3, il avait étendu la France jusqu'au Brabanten posant des jalons qui lui permettaient de se montrer patient à bon compte. * Le siècle de Louis XIV, chapitre IX. * DuMONT, Cours universel diplomatique du droit des gens, t. VII, l^e partie, p. 89. 3 Legrelle, t. I, p. U8. i^'p CHAPITRE V. LA GUERRE DE HOLLANDE ET LA TRÊVE DE RATISBONNE. La cour d'Espagne sous Charles II. — La reine régente et don Juan d'Autriche. — Dispositions des hommes d'État espagnols à l'égard des Pays-Ras. — La France et l'Espagne après le traité d'Aix-la-Chapelle. — Projets d'cchange des Pays-Bas contre le Roiissillon.— Hésitations de l'Empereur. — Nouvelles propositions hollan- daises d'un partage des Pays-Bas. — Refus delà France. — La Hollande se tourne vers l'Espagne. — Traité secret du 17 décembre 1671. — Prudence de l'Espagne. — Isolement des Provinces-Unies. — Louis XIV leur déclare la guerre. — Passage des Français par la principauté de Liège et l'électorat de Cologne. — Invasion des Provinces-Unies. — Les Hollandais font des propositions de f;iit qui sont rejetées par la France. — Continuation des hostilités. — Révolulion en Hollande. — Avè- nement de Guillaume d'Orange. — Les Provinces-Unies obtiennent l'assistance de l'Empereur et de l'électeur de Brandebourg. — Siège de Charleroi. — Entrée des Français dans les Pays-Bas. — Le congrès de Cologne. — Ultimatum de Louis XIV. — La Grande-Alliance de La Haye. — Position des belligérants dans les Pays-Bas. — Importance delà place de Liège. — Activité de Lisola. — Campagne de 1674 en Flandre. — Bataille de Senelfe. - Prise de Liège et de Limbourg par les Français. — Faiblesse de la coalition. — Dénùment de l'Kspagne. — Démêlés des Provinces-Unies et de l'Espagne. — Opérations du prince d Orange. — Disscn- timenls entre le prince et les Espagnols. — Siège de Maestriclit. — Propositions de Louis XIV au prince d'Orange. — Ouverture d'un congrès à Nimègue. — Perte de Valenciennes, de S'-Omer et de Cambrai. — Négociations franco-hollandaises. — Le prince d'Orange veut la continuation de la guerre. — Pieprise des négo- ciations entre la France et la Hollande. — Intervention de Charles II Sluart. — L'Angleterre se rapproche des Provinces- Unies. — Perte de Gand. — Propositions de Louis XIV. — Louis XIV traite directement avec les Hollandais. — La question de la Suède. — Ultimatum anglo-hollandais. — Siège de Mons et bataille de Saint- Denis. — Paix de Nimègue. — Le traité franco-hollandais et le traité franco- espagnol. — Macstricht reste aux Hollandais. — Nouvelles prétentions de Louis XIV. — Interprétation des tiaités. — Invasion du Luxembourg. — Confé- rences de Courtrai. — Chambres de réunion. — Invasion de la Flandre.— Blocus de Luxembourg. — Mission de La Neuveforge en Allemagne. — Proposition de trêve faite par Louis XIV. — Perte de Courtrai et de Dixmude. — L'Espagne déclare la guerre à la France. — Bombardement de Luxembourg. — Révolution à Liège. — Retour de Maximilien de Bavière. — Congrès de La Haye. — La France traite de nouveau directement avec la Hollande pour obliger l'Espagne à accepter ses conditions. — Convention de La Haye. — Trêve de Ralisbonne. — Position des Français aux Pays-Bas. I. La facilité avec laquelle Louis XIV s'était emparé de nos places fortes dans la dernière guerre s'expliquait moins par la ( ^240 ) supériorité de ses armes que par le cruel dénûment dans lequel l'Espagne nous laissait. Notre souverain, depuis 1665, était Charles II. Nous n'avons pas à refaire le portrait de ce triste roi, dernier rejeton d'une race épuisée, qui, jusqu'à l'âge de cinq ans, avait eu besoin du sein de sa nourrice et dont la complexion était si délicate que l'on douta longtemps s'il atteindrait l'âge viril i. Sans être absolument dénué d'esprit ni d'intelligence, comme d'aucuns l'ont prétendu, Charles II était d'une irrésolution extrême, et comme sa faiblesse phy- sique lui interdisait tout travail prolongé, il ne put supporter le poids des affaires qu'il abandonna à son entourage. On vit reparaître les favoris, les validos, comme on les appelait, et qui furent, comme avait été jadis Olivarès, mais avec moins de grandeur, les véritables chefs du gouvernement. Pendant la minorité du jeune roi, c'est-à-dire de 1665 à 1676, ce fut sa mère, Marie-Anne d'Autriche, qui, conformément aux dernières volontés de Philippe IV, exerça la régence avec un conseil ûhjunta de govïerno, composé du président de Castille, du vice-chancelier d'Aragon, de l'archevêque de Tolède, du grand inquisiteur, du marquis d'Aytona et du comte de Penaranda, par conséquent des plus hauts fonctionnaires de la monarchie et des représentants des plus grandes familles. La reine mère était une femme sensuelle, cupide et ambitieuse, qui ne vit dans le pouvoir qu'un moyen de satisfaire ses pas- sions et d'enrichir les Allemands, ses compatriotes, aux dépens des Espagnols. Elle donna d'abord sa confiance à son confes- seur, le père Nithard, jésuite allemand, fort bon théologien, mais d'un esprit étroit et sans capacité pour les affaires, qu'elle fit entrer dans le conseil de régence et qu'elle nomma conseiller d'Etat, inquisiteur général et premier ministre. L'insuffisance et la morgue du prélat provoquèrent * Sur riiistoire intérieure de l'Espagne à cette époque, voir La Fuente, Historia de EspaFia, t. XVII. — Leguelle, loc. cit., t. II, chap. I", et BoissoNNADE, V Espagiw, le dernier Habsbourg, Charles II, dans l'His- TOIRE GÉNÉRALE DU IV^ SIÈCLE A NOS JOURS de LaVISSE et RamBAUD, t. VI. ( 241 ) bientôt un mécontentement général. Les mécontents se tour- nèrent vers don Juan d'Autriche, l'ancien gouverneur des Pays-Bas, qui séjournait en ce moment au prieuré de Con- suegra en Aragon, où Philippe IV, son père, l'avait relégué après l'échec d'une expédition qu'il avait entreprise contre les Por- tugais. Pour se débarrasser du prince, la régente lui rendit le gouvernement des Pays-Bas ^. C'était le moment où Louis XIV envahissait la Franche-Comté. Mais don Juan, dont les Belges attendaient la venue, ne sortit pas du port de La Corogne '^, où il devait s'embarquer, et la reine mère le renvoya dans son prieuré. Le prince n'y resta pas longtemps. Quand il sut qu'on voulait l'arrêter, il marcha sur Madrid à la tête de ses partisans et força le père Nithard à se retirer. Il s'en fallut de peu qu'il ne fût proclamé roi : Charles II était gravement malade, et les partisans du bâtard voulaient faire passer celui-ci pour l'infant Balthasar, qui était mort en 16i6; ils criaient la nuit dans les rues : « Vive le roi don Juan ! » Mais Charles II guérit, et don Juan, satisfait de sa vengeance, quitta Madrid et se contenta du titre de vicaire général des royaumes de la cou- ronne d'Aragon. La reine mère accorda alors sa faveur à Fernand de Valen- zuela, gcntillâtre andalou qui, après avoir exerce jusqu'alors toutes sortes de métiers louches, avait épousé sa camériste pré- férée : Maria de Uceda. Le favori reçut les plus hauts emplois et gouverna avec une autorité que personne n'avait possédée depuis don Luis de Haro ; aussi son impudence ne connut pas de bornes ^. La noblesse s'indigna d'être assujettie à un par- • 3Iarie-Anne d'Aulriche aux étals des ditïérentes provinces, 9 février 1G88. (Gachard, Lettres écrites par les souverains des Pays-Bas aux états lie ces provinces, p. 412.) 2 I.a même aux mêmes, 7 août 16G8. {IbiUem, p. 414.) 5 Sur les progrès de Valenzuela dans la faveur du roi, voir différentes lettres adressées de Madrid, en 1G76, par notre compatriote, le comte de Bert,^eyck, membre du Conseil suprême de Flandre à Madrid et des Conseils d'État et des finances des Pays-Bas, plénipotentiaire au congrès Tome LIV. 16 ( 242 ) venu sans talent et rappela don Juan. La reine essaya en vain d'éloigner le bâtard en le nommant vice-roi de Sicile. Le jeune roi, circonvenu par son précepteur, son confesseur et le secré- taire de la dépêche universelle, appela auprès de lui son frère le jour même où l'on devait proclamer sa majorité (6 novem- bre 1675). La reine crut tout perdu. Cependant, quelques jours après, elle obtenait de son fils le renvoi de don Juan. Dès lors la faveur de Valenzuela ne fit que grandir; il fut créé grand écuyer de la reine, capitaine général de Grenade, mar- quis de Villa-Sierra, grand d'Espagne, logé au palais dans l'appartement des infants. Mais la grandesse, irritée de la morgue du parvenu, l'abandonna. Une grêle de satires l'assail- lit. Enfin, ses adversaires menacèrent la reine d'une guerre civile et persuadèrent à don Juan de soulever une partie de l'ar- mée delà Catalogne. Le roi lui-même, conspirant contre sa mère, quitta de nuit le palais pour se réfugier au Retiro et y appela son frère (décembre 1676 -janvier 1677). Madrid illumina, les grands comme le peuple firent à don Juan une réception enthousiaste. Don Juan devint alors premier ministre. Ce prince était brave, séduisant, chevaleresque, mais vaniteux, jaloux, méti- culeux; « il avait, comme dit Villars, tous les deliors du mérite sans le mérite même ». On l'avait vu aux Pays-Bas. N'était-ce pas ce gouverneur présomptueux qui avait forcé Condé à livrer la bataille des Dunes, bataille dont le grand capitaine prévoyait l'issue fatale? Aussi le nouveau premier ministre perdit vite sa popularité. Il fatigua le roi par la surveillance jalouse qu'il exerçait autour de lui et s'attira l'inimitié des grands par la rigueur de son gouvernement. On lui reprocha son orgueil, les désastres des Pays-Bas dans la guerre que nous allons décrire, la paix de Nimègue et la conclusion du mariage du d'Aix-la-Cliapclle, en 1668, à noire gouverneur général, le duc de Villa Hermosa, qui l'avait envoyé à la coui- d'Espagne pour ditïérentes affaire? intéressant nos provinces. Ces lettres sont analysées par Gachakd, Biblio- thèfjucs de Madrid et de VEscurial, i)p. 348 et suiv. ( 243 ) roi avec une princesse française, Marie-Louise d'Orléans. Le roi à la tin l'abandonna. Le prince mourut à la veille d'une disgrâce, après vingt-quatre jours de maladie (septembre 1679). Mais le maltieureux Charles II ne devait jamais sortir de tutelle. Après don Juan, il continua d'être dominé par des favoris, par le duc de Médina Celi (1680-1685), seigneur de haute nais- sance, mais d'une nullité qui n'avait d'égale que celle de son souverain; parle comte d'Oropesa (168o-1690), président du conseil de Castille, homme d'une réelle valeur, mais qui ne sut dominer les factions qui renaissaient sans cesse à la cour. Oropesa déchaîna contre Marie-Louise les passions de la foule qui accusait la reine de se livrer à des manœuvres criminelles pour éviter une grossesse. La princesse étant morte subite- ment (1789), empoisonnée, dit-on, par des drogues destinées à la rendre féconde, le roi épousait, quelques mois plus tard, Marie-Anne de Neubourg, belle-sœur de l'Empereur. Le pre- mier soin de la nouvelle souveraine fut de renverser Oropesa. Ce fut elle dès lors qui gouverna, et pendant près de dix ans, les Allemands furent les maîtres à Madrid. La reine leur don- nait tous les emplois; l'ambassadeur impérial, le comte de Har- rach, était le vrai chef du gouvernement. Mais la domination de la camarilla allemande provoqua une réaction, qu'activèrent les désastres extérieurs de l'Espagne. Le cardinal Porto Car- rero, archevêque de Tolède, s'en lit le chef, et quand Charles II mourut (novembre 1700), les Allemands avaient perdu toute leur intlucnce à la cour. Ce sera un prince français et non un archiduc d'Autriche que Charles U reconnaîtra comme son légataire universel, et le choix du roi devait être ratifié par toute la nation espagnole ^. Nous avons tenu à montrer d'avance les intrigues de cour et les crises politiques qui troublèrent le règne de Charles II, parce que sans cela on comprendrait difficilement l'anarchie dans laquelle se trouva l'Espagne et par contre-coup les Pays- 1 Voir l'article précité de Boissonnade, L'Espagne, le dernier Uabc- boiirg, Charles II. ( 244 ) Bas pendant la période qu'il nous reste à décrire. On voit déjà que ce n'était pas de ce prince dégénéré que notre pays devait attendre son salut. Non pas que le roi ni ses ministres aient dédaigné nos provinces. Au contraire. Comme son père, Charles II prodigue à ses sujets des Flandres les expressions d'affection et de gratitude. Quand il leur écrit, c'est dans les termes les plus flatteurs. Parmi les soins qui l'occupent, il n'y en a aucun, dit-il, qu'il place au-dessus de celui de les proté- ger, car ils sont ses enfants chéris i ; ailleurs, il appelle notre pays l'appui et la sécurité, el apoyo y segwidad, de sa monar- chie ', et pour le défendre, il exposera, s'il le faut, tout le reste de ses États <^. Il ne se contente pas de les assurer de sa protection royale, il invoque celle des puissances célestes. Phi- lippe IV avait placé la Belgique sous le patronage de la Vierge ^; Charles II la placera sous celui de saint Joseph s. Malheureusement, ces pompeuses déclarations devaient être démenties de la façon la plus cruelle. Dans cette cour de Madrid, occupée de ses plaisirs et livrée aux intrigues, on s'applique peu aux affaires publiques et, comme disait un diplomate hollan- dais, Sébastien de Chieze, « les ministres n'ont d'autre habileté que celle de rejeter sur autrui les fautes dont ils sont seuls coupables G. » Des premiers ministres de Charles II, il n'y en aura qu'un seul qui connaisse les Pays-Bas : c'est don Juan ' Lettre du 21 août 1692. (Gachard, Lettres écrite.^ par les souverains des Pays-Bas aux états de ces provinces, p. 417.) 2 Instructions générales données, le 13 décembre 1691, à Emmanuel de Bavièi-e. (Gachaud, Une visite aux Archives et à la Bibliothèque loyales de Munich, dans G. R H., ô^ série, t. VI, p. 55.) 5 Charles II aux étals, 3 novembre 1690 et 15 octobre 1695. (Gachard, Lettres écrites par les souverains des Pays-Bas aux états de ces provinces, ))p. 439 et 449.) * Lire, à ce sujet, la notice consacrée au marquis de Caracena i)ar Gachard dans la BiograpJiie vationale. ^ Charles II aux étals, 6 décembre 1678. (Gachard, Lettres écrites par les souverains des Pays-Bas aux états de ces provinces, p. 429.) 6 Cité par Kramer, De nederlandsch-spaansche diplomatie, p. 48. ( 245 ) d'Autriche; mais ce prince n'exerça le pouvoir que trois ans (1677-1679), et, comme nous l'avons montré, il n'était pas à la hauteur du rôle qu'il voulait jouer. Dans le Conseil d'État, le plus important de tous les conseils de la monarchie, comme dans le conseil qui assista la reine mère jusqu'à la fin de sa régence, nous trouvons sans doute des hommes de mérite, d'un savoir étendu et d'une grande expérience des affaires, comme Penaranda, le premier plénipotentiaire au congrès de Munster et qui faisait partie des deux conseils. Mais Penaranda, qui autrefois, de 1645 à 1648, avait combattu les prétentions de la France avec une fermeté si hautaine, Penaranda qui écrivait à Castel Rodrigo qu'il céderait plutôt Tolède que Cambrai ', avait changé d'opinion. Il était devenu l'adversaire irréconciliable de l'Autriche et le partisan de l'alliance française. Il était même prêt à abandonner les Pays-Bas, qu'il considérait maintenant comme un fardeau pour la monarchie, et il devait s'opposer énergiquement à la guerre qui fut déclarée à la France en 1673. Son collègue au Conseil d'État, le second Rodrigo, était au con- traire l'adversaire de la France et un partisan de l'alliance avec les Provinces-Unies. Il avait été gouverneur des Pays-Bas de 1664 ù 1668; mais, malgré l'activité qu'il y déploya, il ne par- vint pas à se faire aimer des Belges, non plus que don Inigo Fernandez deVelasco y Tovar, le connétable de Castille, membre comme lui du Conseil d'Etat, et son successeur à Bruxelles où il resta jusqu'en 1670. Le comte de Monterey '^, qui vint après eux dans notre pays prendre les rênes du gouvernement, ayant réussi à se rendre populaire, s'attira l'inimitié de ces deux conseillers, et, comme nous le verrons, il ne sera pas soutenu • Voir plus haut, p. 132, la lettre de Penaranda à Rodrigo, du 28 octo- bre 1645. 2 Don Juan-Domingo de Zuniga y Fonseca, comte de Monterey, était fils de don Luis de Haro, le signataire de la paix des Pyrénées. Il n'avait que vingt-huit ans quand il fut nommé gouverneur des Pays-Bas. Mais, dit DE Neny dans ses Mémoires historiques et politiques des Pays-Bas autrichiens (t. I, p. 104, édit. de 1784), il avait beaucoup de zèle, d'appli- cation et de capacité. ( 246 ) dans la campagne active qu'il mènera contre la France avant la guerre de Hollande. Rodrigo et Pefiaranda étant morts, le premier en 1675, le second en 1676, le connétable fut le seul conseiller d'État qui pût dire qu'il connaissait les Pays-Bas. Quand Monterey eut été rappelé à Madrid, en 1675, il n'eut plus de raison de contrarier le gouvernement de Bruxelles et il prit notre cause en main. Le comte de Bergeyck écrivait de Madrid, en 1676, que nos seuls protecteurs en Espagne étaient le connétable et don Pedro Fernandez del Campo y Angulo, marquis de Mejorado, secrétaire de la dépêche universelle, c'est-à-dire le premier secrétaire d'État de l'Espagne i. Les Espagnols connaissaient si peu ce qui se passait chez nous que le même connétable, réclamant l'année précédente un rapport détaillé sur notre pays, prétendait que ni la reine ni le Conseil d'État n'avaient depuis cinq ans la moindre connaissance de nos affaires '^. Malheureusement, les dispositions bienveillantes du conné- table ne provoquèrent pas dans la cour de Madrid la sympathie dont nous avions besoin. Le connétable était rude et impérieux; trop tier pour se courber devant Valenzuela ou don Juan, il était peu recherché des autres fonctionnaires, et il n'eut jamais l'inlluence que sa haute naissance et ses fonctions élevées auraient dû lui procurer. Sa capacité était, du reste, très con- testée. A Bruxelles, il avait complètement échoué. Ce fut même le plus insignifiant de nos gouverneurs. A en croire de Ncny 3, il passait son temps à toucher du clavecin, sans autre compa- gnie que celle de ses nains et de ses favoris, et criait qu'on voulait le tuer quand on lui parlait d'affaires. Le secrétaire de la dépêche universelle avait, au contraire, la contiance de ' Bergeyck à Villa Hermosa, Madrid, 17 juin 1676, dans Gachard, Bibliothèques de Madrid et de VEsmrial, \). 554. - Le connétable de Castille h Villa Hermosa, 2 janvier 1675, ibidem, p. 342. •"' DE Neny, Mémoires historiques et politiques des Pays-Bas autrichiens, t. 1, p. lOi. Paris, 1784. ( 247 ) la régente, confiance que ses mérites justifiaient; mais il la perdit le jour où il se brouilla avec Valenzuela, et son emploi lui fut retiré pour être conféré 73. {Ibidem, t. CCXIIl, f. 15.) 3 Le même au niême, 16 juin 1672. {Ibidem, t. CCX, f. 218.) — Cf. la reine régente à Lira, 9 novembre \61'2{Ibidem, t. CXLIV, f. 337), et Mon- terey à Lira, 3 janvier 1673. > Ibidem, t. CCXl, f. 243.) ( â64 ) deux États se garantirent leurs positions respectives sur terre et sur mer et les états généraux s'engagèrent à ne point faire la paix avec le roi de France avant que l'Espagne n'eût été remise en possession des territoires qui lui avaient été enlevés depuis le traité des Pyrénées. Réciproquement, la Hollande devait recouvrer tout ce qu'elle avait perdu, ù l'exception de Maestricht qui serait réuni aux Pays-Bas espagnols. Entraîné par le bouillant Lisola, son ministre à La Haye, l'empereur Léopold signa un traité semblable. L'Espagne, qu'impatientait la lenteur des hommes d'État autrichiens, avait représenté à Vienne que le but du roi de France n'était pas seulement de ruiner les Hollandais, mais de s'emparer des Pays-Bas pour arriver à l'empire et à la monarchie universelle i. Enfin, le duc Charles IV de Lorraine, à qui l'on promettait la restitution de son duché, entra à son tour dans la coalition. Les trois traités furent signés à La Haye le même jour, le 30 août 1673 ^2. Le 16 octobre, Monterey déclarait la guerre à la France au nom de Charles IL Avant de reprendre le récit des hostilités, représentons-nous les positions et les forces respectives des belligérants. Les Français occupent dans le sud des Pays-Bas espagnols les places de Bergues, de Furnes, d'Armentières, de Courtrai, de Lille, de Douai avec le fort de Scarpe, de Tournai, d'Aude- narde, d'Ath, de Binche et de Charleroi. Au nord, c'est-à-dire dans les Provinces-Unies, ils ont retiré les garnisons des for- 1 Voir les instructions données, le 10 juin 1673, à don Pedro Ron- quillo, membre du Conseil de Castille et du Conseil des Indes, superin- tendant de la justice militaire, envoyé extraordinaire à Vienne (S. E. E., t. CCXII, f. 215) et le traité d'alliance du 28 août de la même année entre l'Autriche et l'Espagne dont le texte a été imprimé par M. Pribram, loc. cit., pp. 6^9 et suiv., d'après l'original qui est aux Archives de Vienne. 2 On en trouvera le texte dans Dumont, Corps universel diploma- tique du droit des gens, t. VII, i^e partie, pp. 240 et suiv. ( mo ) teresses dont ils se sont emparés et n'ont conservé que Maes- tricht et Grave. Ils sont maîtres de la plus grande partie du pays de Liège où ils occupent Tongres, Visé et Maeseyck. Maximilien de Bavière, leur allié, n'a protesté que pour la forme contre la violation de la neutralité du territoire épis- copal. Il devra cependant abandonner Louis XIV quand l'Em- pire, par l'organe de la diète de Ratisbonne i, aura déclaré la guerre à la France. La coalition dispose de forces nom- breuses. On y compte des corps d'armée hollandais, espagnols, impériaux avec lesquels elle attaquera son adversaire par le nord et par l'est, c'est-à-dire aux Pays-Bas et sur le Rhin, mais ses forces sont disséminées ; ses généraux, notamment le prince d'Orange et le comte de Souches, le commandant des troupes impériales, s'entendent fort mal ; ses soldats manquent sou- vent du nécessaire et les forteresses qui devraient les abriter tombent en ruines. La France a l'avantage de l'unité et de la concentration. Colbert a rétabli ses finances; Louvois a réor- ganisé ses armées. Ses soldats sont disciplinés et les généraux qui les commandent s'appellent ïurenne et Condé. Jamais roi n'avait eu à sa disposition des troupes plus aguerries ni des capitaines plus habiles. La vallée de la Meuse avait alors comme maintenant une importance stratégique de premier ordre. C'était par là que Louis XIV avait pénétré dans l'électorat de Cologne, sa pre- mière base d'opérations contre les Hollandais. Il y détenait, comme nous venons de le dire, les postes avancés de Tongres, de Visé, de Maestricht, de Maeseyck et de Grave. Les alliés devaient le prévenir dans la partie supérieure du fleuve, s'ils ne voulaient pas voir couper toutes les communications entre les Pays-Bas et l'Allemagne. Tout d'abord, il fallait être maître de la place de Liège. C'est ce qu'avait compris depuis long- temps François de Lisola, l'ambassadeur d'Autriche près les Provinces-Unies. Avant que Léopold n'eût rompu avec la France, l'infatigable diplomate, que nous retrouvons partout < Le 26 mai 1674. ( 266 ) où il s'agit de combattre la France, se préoccupait déjà de la principauté. Un de ses amis, François d'Allamont, évêque de Gand et chanoine de Saint-Lambert, le secondait activement et cherchait ù ruiner l'influence de la France dans la bour- geoisie et le haut clergé liégeois. Son secrétaire, Claude Ligier, se rendit même à Liège et il y resta longtemps, aux frais de son maître, car Léopold, qui n'osait pas encore rompre avec la France, désapprouvait cette intervention de son ministre dans un État neutre. Quand le traité du 30 août 4673 eut rapproché l'Autriche de l'Espagne, Lisola renouvela ses instances auprès du comte de Monterey, le gouverneur des Pays-Bas, pour qu'il empê- chât la citadelle de Liège de tomber aux mains des Français. L'Empereur, écrivait-il, lui avait donné des ordres en ce sens ^. Le comte de Schélard devait commander le corps d'Allemands qu'on introduirait dans la place. Il demanda à Monterey de lui prêter main-forte, en se tenant près de Léau ou à Namur : 1,800 soldats suffisaient pour tenter la chose '^. Lisola se trou- vait en ce moment au congrès de Cologne. Monterey répondit à Lira qu'il ne perdait pas de vue une aff'aire de cette impor- tance 3. Vers la fin de l'année, Lisola se rendit même avec Schélard à Liège afin de préparer les esprits. Le jeudi 14 dé- cembre, les Espagnols devaient se réunir aux Hollandais, et le surlendemain, les alliés devaient camper sous les murs de Liège. Mais le concours des Espagnols fit défaut. Du reste, les habitants du plat pays, qui avaient déjà à se plaindre des con- tributions prélevées par les alliés, se souciaient peu d'encourir la vengeance des Français en favorisant les entreprises du gou- vernement de Bruxelles 4. Une tentative du prince d'Orange * Lisola à Monterey, Cologne, ô septembre 1673. (S. E. E., t. CCXIIl, f. rs.) — Lisola à Lira, 2-2 septembre 1673. [Ibidem, f. 76.) 2 Dépêche précitée de Lisola à Monterey, du 3 septembre. 3 Monterey à Lira, 8 octobre 1673. (Ibidem, f. 103.) * Lira à Monterey, 16 mars 1674. (Ibidem, t. CCXIV, f. 102.)— Cf. JuLius Grossmann, Der haiscrHche Gesamlte Franz von Liwla im Haag, ( 267 ) sur Charleroi h h fin de cette même année 1673 n'eut pas plus de succès. Les Français furent plus heureux. Ils avaient pris Huy et Dinanl, ce qui leur donnait deux nouveaux postes avantageux sur la Meuse. Ils entrèrent derechef dans la Franche-Comté. Besançon capitula le 16 mai 1674, et cette province, que l'Espagne n'avait pas su mieux défendre qu'en 1668, resta définitivement à la France. Cefto conquête permit à Louis XIV de renforcer l'armée du non', que commandait le prince de Condé,et l'armée du Rhin, qui était sous les ordres de Turenne. Le prince d'Orange, généralissime des forces austro-hollan- daises, voulut chasser les Français du Hainaut, mais il trouva Condé fortement établi dans une position inattaquable, le long du Piéton, non loin de Charleroi, et préparé à se porter, sui- vant les circonstances, sur la Meuse ou en Flandre. Après être resté quelques jours sur les coteaux opposés, il leva son camp et prit la route de Mons. Pendant que les alliés marchaient en (lies amincies, Condé se jeta sur leur arrière-garde, que com- mandait le prince de Vaudemont, fils de Charles de Lorraine et de Béatrice de Cusance, et la mit en pleine déroute. En même temps, il faisait occuper le village de Senefïe, après un engagement meurtrier. Quelques régiments ennemis ayant fait un retour offensif, la bataille devint acharnée et coûta beau- coup de monde aux deux armées en raison de la difficulté des lieux. Au bout de cinq heures, Condé avait détruit un corps ennemi, fait trois mille prisonniers, enlevé une centaine de drapeaux, les équipages des généraux, les voitures, les caisses militaires, les bagages. Dans ce moment, le prince d'Orange et le comte de Souches, le général en chef des Impériaux, avaient rallié leur avant-garde sur les hauteurs de Fayt. Ils 1672-1675, dans I'Archiv fijr ôsterreighische Geschichte, t. LI. — Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège au XVU^ siècle, t. II, pp. 58 et suiv., et surtout le travail déjà précité de Pribram, Franx- Paul Freiherr von Lisola (1613-1674) und die Politik seiner Zeit, pp. 653 et suiv. ( 268 ) avaient avec eux leur canon, très supérieur à celui des Fran- çais. Condé, qui voulait une victoire complète, lança ses troupes à l'assaut des positions ennemies. On se battit toute la soirée et une partie de la nuit, mais les Allemands montrant autant de vigueur à se défendre que les Français à les attaquer, ne se laissèrent pas entamer et infligèrent des pertes énormes à la cavalerie française. De part et d'autre on s'attribua la victoire (11 août 1674) 1. Après cette bataille indécise, les coalisés, qui conservaient toujours l'avantage du nombre, voulurent au moins enlever une place. Ils investirent donc Audenardc, une des plus avancées de celles que Louis XIV possédait aux Pays-Bas. Vauban s'y jeta. Condé rallia le maréchal d'Humières avec quelques garnisons de Flandre et marcha pour la secourir. Guillaume était d'avis de livrer une seconde bataille, mais le comte de Souches et Monterey, paraît-il, s'y opposèrent. Les coalisés se séparèrent alors par suite de la mésintelligence de * Pour le récit de la bataille, nous renvoyons à Camille Rousset, His- toire de Louvois, t. Il, pp. 41 et suiv., et surtout au duc d'Aumale, His- toire des princes de Condé, t. Vil, pp. 486 et suiv. — Parmi les sources, nous signalons quatre relations espagnoles, puJDliées dans les Documen- tos inedilos, t. XGV, et analysées par Gachard dans les Bibliothèques de Madrid et de VEscurial, pp. 357 et suiv. L'une d'elles est extrêmement sévère pour le comte de Monterey qu'elle accuse de légèreté, d'incapa- cité, presque de trahison. Ces reproches ne concordent guère avec les témoignages que nous avons sur le compte de ce gouverneur. Que 3Ion- terey, qui avait à peine trente-deux ans, n'eût guère d'autorité sur les généraux de la coalition, nous le croyons volontiers, mais qu'il se fût montré aussi indifférent au succès des alliés et au sort des blessés, nous l'admettons avec peine. Une telle conduite ne cadrerait pas avec l'acti- vité qu'il avait déployée l'année précédente pour relever les fortifications de Bruxelles. Cette relation nous parait avoir été écrite par un ennemi du gouverneur et destinée à le perdre dans l'estime de Valenzuela. Le comte demanda du reste son rappel. Quand il retourna en Espagne, en 1675, il tomba en disgrâce. Ce ne fut que plus tard, en 1680, qu'il obtint la présidence du Conseil de Flandre. Voir, à ce sujet, les lettres du comte de Bergeyck cà Villa Hermosa, analysées par Gachard dans les Bibliothèques de Madrid et de VEscurial, pp. 544 et suiv. ( 269 ) leurs chefs. Les troupes impériales allèrent grossir l'armée du Rhin. Le prince d'Orange se replia sur Grave dont il s'empara. Ce fut le seul succès de la campagne. L'année suivante, Louis XIV dirigea une expédition en per- sonne dans la vallée de la Meuse. Dinant et Iluy avaient été reconquis par les Impériaux. Liège était toujours libre. Le prince d'Orange, reprenant les projets de Lisola, mort le 13 décembre 1674, cherchait à introduire des troupes dans la place. Un agent de l'Autriche, le cardinal de Baden, chanoine de la cathédrale, recrutait des partisans dans la bourgeoisie et le clergé, et travaillait à se faire nommer coadjuteur de Maximilien. Mais, pas plus en 1675 que les années précédentes, les coalisés ne surent agir de concert ni tenter un sérieux effort pour s'emparer de Liège. Ordre même fut donné de Madrid au comte de Monterey de renoncer à faire la guerre aux Liégeois t. Or, en ce moment même. Des Carrières, l'agent fran- çais à Liège, négociait avec le baron de Vierset, le commandant de la citadelle. On s'était emparé des bagages du cardinal de Baden et on avait surpris les desseins des Impériaux. Pour les prévenir, Louvois donna l'ordre à Des Carrières de traiter à tout prix avec le gouverneur. Dans la nuit du 27 au 28 mars, 1,500 hommes de la garnison de Maestricht entraient dans la citadelle et Vierset se retira en France où, pour prix de sa trahison, dit Pomponne, il reçut une pension de 12,000 livres et le gouvernement de Pontoise "^. Quelques semaines 1 La reine régente à Monterey, 15 janvier 1675 (S. E E., t. CIV, f. 28) : « ... y os encargo que guardeis las ordenes que teneis para no mover la guerra por nostra parte ni por nostros ofïicios a los de Lieja como se Qs tiene prevenido. » Le prince d'Orange avait raison quand il écrivait à Fasjel, le pensionnaire de Hollande : « Vous savez combien de fois j'ai écrit à Bruxelles de prendre ce i)Osle, et cependant toutes mes précau- tions n'ont servi de rien et les Espagnols et les Allemands ont gasté toutes mes affaires en laissant perdre la citadelle de Liège dont vous voyez les suites. » (Cité par Rousset, loc. cit., t. II, pp. 1G5 et suiv. 2 LoNCHAY, La principauté de Liège, la France et les Pays-Bas au JV7/e et au XV IW siècle, p. 105. ... ( 270 ) plus tard, le 11 mai, Louis XIV se mettait à la tête de son armée; il reprit Huy et Dînant et envoya une division assiéger Limbourg. Le prince d'Orange, uni au nouveau gouverneur des Pays-Bas, le duc de Villa Hermosa, marcha au secours de la place, mais il fut paralysé par la faiblesse et la lenteur des alliés. Limbourg capitula le 21 juin, jour où Louis XIV rentrait à Versailles, après une promenade triomphale de quelques semaines i. VI. Tant d'échecs étonneront peut-être si l'on songe aux forces dont disposait la coalition, mais nous avons vu que plusieurs causes paralysaient ses efforts. Chacun combattait pour ses propres intérêts. Les Espagnols espéraient reprendre aux Pays-Bas ce qu'ils avaient dû abandonner par les traités des Pyrénées et d'Aix-la-Chapelle. Les Hollandais, depuis que leur pays n'était plus le théâtre des hostilités, cherchaient à traiter avec la France aux conditions les moins désavantageuses, quittes à laisser retomber tout le poids de la guerre sur les Espagnols qui s'étaient compromis pour eux. Les Impériaux procédaient avec leur lenteur habituelle '^, qui faisait quelque- fois échouer les opérations militaires le mieux combinées. Les généraux français, au contraire, agissaient avec ensemble et commandaient à des troupes disciplinées qui brûlaient de se distinguer sous les yeux d'un monarque qui savait reconnaître généreusement la valeur militaire. D'un côté donc, discorde et impuissance; de l'autre, harmonie et vigueur. En réalité, c'était pour l'Espagne que les coalisés faisaient la guerre. Car, si l'on voulait contenir l'ambition de Louis XIV, * MiGNET, ^Négociations relatives à la succession d'Espagne, t. IV, pp. .350-556. — Namèche, Cours d'histoire nationale, t. XXIV, p. 10. 2 Voir les termes sarcastiques dont se sert Lira à l'égard du général impérial Monteciiculi dans sa dépêche à Monterey, du 5 mars 1675. (S.E.E.,t. CCXV, f. 252.) ( 271 ) arrêter celte expansion de la France vers le Rhin, expansion qui menaçait l'équilibre européen, il fallait maintenir la monarchie espagnole, empêcher surtout le démembrement des Pays-I^as. Or, TEspagne, qui était la puissance la plus intéressée au succès de la coalition qui s'était formée contre Louis XIV, était aussi la puissance qui y contribuait le moins. Elle avait courageusement déclaré la guerre à la France, mais l'épuise- ment de ses finances la condamnait à un rCAe purement passif. Aussi les Hollandais se plaignaient-ils amèrement de l'inaction des Espagnols. Ils avaient équipé plusieurs flottes pour main- tenir l'autorité de l'Espagne en Sicile et ils ne recevaient jamais qu'avec des retards considérables et quelquefois pas du tout les subsides que la cour de Madrid s'était engagée ù leur fournir. Leur conduite avait été très correcte. Ils avaient tenu jusque-là leur promesse; ils avaient même été au delà. Lira était le pre- mier à leur rendre justice à cet égard ^ Il montrait à la reine régente combien l'indécision ou l'inertie de ses conseillers était funeste. Il importait de savoir ce que l'on voulait. Désirait- on traiter de la paix à la première victoire que l'on remporte- rait? Dans ce cas, il fallait donner des instructions positives à Bruxelles, car si pour traiter de la paix on faisait attendre deux mois les ordres nécessaires, on laisserait à l'ennemi le temps d'exécuter ses projets. Voulait-on continuer la guerre? 11 fallait fournir des moyens réels et non imaginaires. Sinon, on n'avait pas d'armée et l'on perdrait ses alliés. La défec- tion d'un seul suffisait pour qu'on fût obligé de signer une paix honteuse 2. Si ces moyens existaient, il fallait pousser • « De Holandeses ni tenemos que quexarnos ni que pretender dellos, pues han heclio hasta hoy lo que nadie esperô de su empeno ni de sus obligaciones, pasando mas alla de là que les imponen sus tratados con V. M. y con el Senor Emperador. » (Lira à la reine régente, 8 janvier 1675, dans S. E. E., t. CXLVII, f. 16.) — Sur l^inexactitude des Espagnols à remplir leurs engagements, voir l'ouvrage précité de Kramer, De neder- landsch-spaansche diplomatie, pp. 151 et suiv. 2 « Para la continuacion de la guerra y para la tratacion de la paz son menesler resoluciones positivas, aunque sean eventuales, las unes ( 272 ) Jes opérations avec vigueur; sinon, s'empresser de traiter; plus la paix serait tardive, plus elle serait désavantageuse. Les alliés perdront confiance, ajoutait-il, quand ils verront que nos actes ne cadrent pas avec nos paroles et nous serons les seuls trompés i. Lira signalait donc courageusement les causes du discrédit de TEspagne auprès de ses propres alliés. Ses représentations, si véridiques et franches, ne troublèrent pas les conseillers de la reine Marie-Anne. On répondit à l'ambassadeur qu'il n'avait ni conseil à donner ni blâme à infliger, mais simplement des ordres ù exécuter. Avant le commencement des hostilités, ajoutait- on, on prévoyait les inconvénients signalés, et quant aux subsides, on faisait le possible pour les envoyer réguliè- rement 2. Les plaintes des alliés, particulièrement des Hollandais, devinrent de plus en plus vives. Ceux-ci déclaraient qu'ils ne pouvaient plus continuer à subsidier un gouvernement, comme celui du roi Catholique, qui ne savait pas faire honneur à sa parole. Quand Lira les accusait dingratilude en leur représen- tant que l'intervention de l'Espagne avait détourné de la Hol- para concluirla con las armas en la mano a qualquiera contratiempo de la Francia, cuya coyuntura no puede subsistir dos meses que se tarda en dar quenta y esperar ordenes, y la olra para continuarla con medios reaies y no supuestos, porque de otra mariera no tendremos exercito ni aliados de los qiiales uno solo y el menor que se sépare de nuestro partido es bastante a destruyrle enleramente y obligarnos a recivir de nuestros enemigos (como otras veces) la ley de un acomodamiento poco glorioso y poco afortunado. » (Lira à la reine régente, 8 janvier 1675, dansS.E.E., t. CXLVII, f. 16.) ^ « V. S. por su zelo se sirva representar posilivamente al Consejo que si hay medios de mantener la guerra no se dilaten un punto y si no los liay, ajustemos una paz que quanto mas arrebalada sera menos perni- ciosa : los aliados desconfian de nuestro procéder, no conviniendo nues- iras palabras y entretiniendolos conincertidumbre, solo nosotros seremos los enganados. » (Lira à Pedro Coloma, secrétaire d'État, 8 janvier 167S, ibidem, f. 12.) , . 2 La reine régente à Lira, 26 février 1675. (S. E. E., l CXLVII, f. 101.) ( 273 ) lande les forces ennemies et sauvé leur propre pays d'une destruction complète, ils répliquaient qu'ils n'étaient pas ingrats, mais malheureux i, que la guerre les ruinait, que la diversion tentée par les Espagnols du coté de la Catalogne n'avait pas réussi, que les mêmes Espagnols n'avaient pas bougé dans le Milanais, et qu'ils avaient envoyé trop peu d'hommes en Sicile. La cour de Madrid devait prendre une résolution positive : entamer des négociations en vue de la paix ou mener les opérations militaires avec plus de vigueur et avec moins de frais pour ses alliés 2. L'ambassadeur hollan- dais à Madrid, Adrien Paets, pressait de son côté les ministres de Charles 11 de tenir leurs engagements avec plus de fidélité qu'ils n'en avaient montré jusqu'alors. La position de Lira à La Haye devint des plus pénibles. Le malheureux diplomate n'avait pas d'argent et ne savait com- ment se dérober aux exigences de plus en plus fortes des Hollandais. 11 lui fallait, à ce fier Castillan, essuyer les invectives des armateurs d'Amsterdam, faites quelquefois dans des termes tellement blessants qu'il n'osait les reproduire dans sa corres- pondance. 11 en rougissait déboute pour son propre pays, car il devait reconnaître que les réclamations des Hollandais étaient fondées. « J'ai reçu hier, écrivait-il, le 6 décembre 1675, au )) duc de Villa Hermosa, une lettre si fière et si fondée de » l'amirauté, que par respect pour le Koi, par pitié pour Votre )) Excellence, et désespéré comme je suis, je ne vous la remets » pas. Je n'ai rien à ajouter ni à mes pleurs ni à mes prophé- » ties, sinon que nous sommes perdus ici et à Messine, dans )) le cas où l'on n'enverra pas de secours à cette armée-ci et un » peu d'argent avant l'arrivée de l'escadre de la Baltique et le » départ de la flotte du Levant ^. » Plus d'une fois, Lira fut ' Lira à la reine régente, 17 septembre 1-675. (S. E.E., t. CXLVII, f. 410.) - Le même à la même, -26 novembre 1675. (Ibidem, l. CXLVllI, f. t27.) 5 Lira à Villa Hermosa, 6 décembre 1675 {Ibidem, t. CCXVIl, f. 550) : « Ayer tuve una carta tan fiera y tan fundada del almiranlazgo que de verguenza por el Rey, de lastima por Vuestra Excellencia y de desespe- ToME LIV. 18 ( 274 ) obligé de sortir de La Haye et de venir à Bruxelles pour se soustraire aux remontrances ou aux réclamations trop pres- santes des créanciers de son pays. En présence de cette négligence, qui n'était pas le fait de la malveillance des Espagnols, mais de leur épuisement, les Hol- landais se crurent autorisés à ne conduire les opérations mili- taires que dans leur seul intérêt, et le nouveau gouverneur des Pays-Bas, le duc de Villa Hermosa, grand seigneur aux manières arables et d'une bonté qui confinait à la faiblesse i, eut encore moins d'influence sur les alliés que son prédéces- seur, le comte deMonterey. Le prince d'Orange voulut marcher sur la place de Liège. Le duc de Villa Hermosa l'en détournait en objectant avec raison que ce mouvement vers la principauté allait découvrir la Flandre et laisser le terrain libre aux Fran- çais^. Le prince songeait d'autre part à reprendre Limbourg^ afin de rentrer dans les pays d'outre-Meuse. Son intérêt ou plutôt celui des Provinces-Unies le portait donc vers la Meuse tandis que les Espagnols devaient tenir tête aux Français dans l'ouest des Pays-Bas. Des raisons stratégiques très importantes auraient dû cependant détourner le stadhouder d'une entre- prise sur Liège. 11 fallait attendre le résultat du siège de Trêves avant de rappeler les troupes campées devant cette place pour tenter une diversion utile. Le duc de Lunebourg n'avait pas fourni son contingent, non plus que le duc de Lorraine. C'était autant de perdu pour la coalition. Cependant le prince racion por mi no se la remilo a Vuestra Excellencia ni lengo que anadir a mis planamientos ni a mis prophelias, sino que somos perdidos aqui y en Messina en caso de que no se vaga socoriendo a esta gente y tenga- mos un golpe de dineros antes que entre la esquadra del mar Baltico y antes que saïga la flotta para Levante... » • Voir les reproches que lui adresse à ce sujet le comte de Bergeyck dans une lettre écrite de Madrid, le 2 décembre 1676. (Gachard', Biblio- thèques de Madrid et de l'Escurial, p. 355.) 2 Villa Hermosa à Lira, 17 et 26 juillet, 15 septembre 1675. (S. E. E., t. CCXVIl, ff. 2i, 40, 141.) 5 Le même au même, 18 septembre 1675. {Ibidem, f. 142.) ( 275 ) persistait dans son projet d'assiéger la cité épiscopale, alors qu'il n'avait que seize régiments d'infanterie et deux mille chevaux. Or, comme le conseil de guerre l'avait reconnu, Liège était défendue par une puissante garnison fortement approvisionnée et une partie de la bourgeoisie était portée pour la France. Il pouvait venir ù l'ennemi des secours de Huy, de Limbourg ou de Maestricht. Ces deux dernières villes étaient en état de fournir un corps de 5,000 ù 6,000 hommes. Quant au gou- verneur des Pays-Bas, il ne disposait que de 10,000 soldats, décompte fait des impotents, des blessés, des déserteurs, tandis que l'ennemi était en mesure de réunir en vingt-quatre heures plus de 30,000 hommes, dont 14,000 cavaliers et 16,000 fan- tassins, et de lui couper la route de la Flandre ou du Brabant. L'armée du roi Catholique, au dire de Hermosa, devait rester au cœur du pays ; on verrait ensuite le résultat de la campagne de Montecuculli sur le Rhin, et si une diversion du côté de Liège était possible, il la favoriserait de tout son pouvoir i. Le prince d'Orange dut renoncer à son entreprise, mais ses mouvements avaient donné l'éveil aux Français qui s'établirent plus fortement sur la Sambre en s'emparant de Thuin, et Villa Hermosa ne put faire la diversion qu'il projetait du côté du Veurne Ambacht -. L'année suivante, mêmes dissentiments. Les Français avaient évacué Liège après avoir fait sauter la citadelle, et le prince d'Orange avait résolu d'investir 31aestricht. Pour les mêmes raisons que précédemment, Hermosa lui représentait que les coups décisifs devaient être portés dans les Pays-Bas où les * Villa Hermosa au prince d'Orange, 30 septembre 1675. (S. E. E., t. CCXVII, f. IbS.) — Lira à la reine régente, 2 octobre. [Ibidem, f. 176, copie.) 2 Lira à Villa Hermosa, 5 octobre. {Ibidem, f. 167.) — Villa Hermosa à Lira, 28 octobre. {Ibidem, f. 234.) — Ponr le duc de Villa Hermosa, lire : Memoria de los accidentes mas notables svcedidos en la giierra passada de I675-i678 durante el gobierno del duqiie de Villahermosa (Documentos INEDITOS, t. XCV), que nous appellerons désormais plus simplement les Mémoires de Villa Hermosa. ( 276 ) Français venaient de prendre Condé et Bouchain. Le prince d'Orange et le prince de Waldeck, les deux commandants de l'armée hollandaise, répliquèrent que Maestricht dominait la Meuse et que, puisque la place devait faire retour aux Pays- Bas en vertu du traité d'alliance du 30 août 1673, il était naturel que les Espagnols aidassent à la reprendre ^. Qu'arriva-t-il? Le prince d'Orange dut lever le siège de Maestricht et les Fran- çais profitèrent de cet éparpillement des forces ennemies pour s'emparer d'Aire en Artois 2. Ce double échec amena de nouvelles récriminations. Le gouverneur des Pays-Bas imputa la perte d'Aire au prince d'Orange et à sa tentative sur Maestricht. Il avait eu la faiblesse d'acquiescer aux projets du prince et en retour, disait-il, il s'était attiré un désastre dont il aurait de la peine à se justifier en Espagne '^. S'il fallait en croire le gouverneur des Pays-Bas, le stadhouder aurait montré une lenteur injustifiable. En douze jours, il n'avait pas avancé d'un pouce de terrain. Il aurait même eu connaissance par des lettres interceptées du projet des Français de renforcer la garnison : il semble que le prince va profiter de ce renseignement et chercher à anéan- tir la colonne de ravitaillement; pas du tout, il lève son camp et se transporte vers Perwez sous prétexte de fermer la chaus- sée à l'ennemi. Les soldats étaient joyeux; on allait se battre, quand, le lendemain, le prince part pour Thorembais, laissant Hermosa dans une position telle que 2,000 cavaliers ennemis pouvaient le culbuter! Désireux, au début, de reprendre Maes- tricht, le prince d'Orange aurait montré de la tiédeur dans la suite parce qu'il avait reconnu que les Espagnols avaient hâte de rentrer dans cette place, comme le stipulait le traité d'alliance de 1673. Aussi Hermosa, qui avait prêté son assis- < Villa Hermosa à Lira, 19 juillet 1676. (S. E. E., t. CCXIX, f. 83.) 2 Sur la perte d'Aire et les efforts faits par Villa Hermosa pour sau- ver la place, voir Villa Hermosa à Lira, 9 août 1676. (S. E. E, t. CCXIX, f. 106.) 5 Villa Hermosa au sieur de Pontamugard, envoyé auprès du prince d'Orange, 5 août 1676. (Ibidem.) ( 277 ) tance au prince afin que celui-ci ne pût pas prétexter l'in- action du gouverneur espagnol pour se désister de son entre- prise, était-il très inquiet au sujet du résultat final de la campagne. Fallait-il continuer la guerre quand on était à la veille d'une banqueroute i ? Aux termes des traités conclus avec l'Empereur et les princes allemands, les Provinces-Unies et l'Espagne devaient intervenir chacune par moitié dans les frais généraux de la coalition. Les Hollandais avaient payé leur quote-part; les Espagnols, eux, n'avaient pres((ue rien donné. Quel crédit pouvait encore avoir en Europe une nation qui manquait à ses engagements les plus précis 2 ? Vil. Est-il étonnant que les Hollandais, qui continuaient à leurs frais une guerre ruineuse dont, après tout, ils n'avaient plus rien à retirer, puisque leur territoire n'était plus menacé d'un retour offensif des Français, aient manifesté le désir de con- clure la paix? Le prince d'Orange, par contre, qui voyait dans la continuation des hostilités, le maintien de l'autorité presque dictatoriale dont il avait été revêtu, et qui voulait à tout prix accabler Louis XIV, était partisan d'une guerre à outrance. Manuel de Lira, de son côté, comprenant que si la Hollande • Sur ces événements, voir Villa Hermosa à Lira, 23 et 27 août et 9 septembre 1670. (S. E.E., t. GCXIX, ff. 158, 134, 150.) La dernière dépêche est particulièrement intéressante. Cf. les Mémoires de Villa Her- mosa. 2 Lira à Coloma, 9 décembre 1676 (S. E. E., t. CXLIX, f. 309) : « V. S. save que todos los tratados que hemos hecho con el Senor Emperador con los principes y potentados de Alemania han sido a média costa de Holanda; ellos los pagan todos y nos -otros ninguno. Considère V. S. como créera quien se redujeré a hazer algo para el servicio del Rey, nuestro Senor, que le pueda dar nada de galanteria el que no da ni aun 10 que es de obligaciones... » — Voir du même au même, les dépêches du 4 août, du 13 et du 28 octobre. ( 278 ) se retirait de la lutte, l'Espagne devrait immédiatement dépo- ser les armes et accepter une paix honteuse, poussait à la prolongation des hostilités '. Partout ailleurs, on remarquait une tendance à la paix. Charles II d'Angleterre, qui était resté l'allié de Louis XIV, malgré l'antipathie de son peuple pour les Français, crut devoir donner une sorte de satisfaction à l'opinion publique et il se porta médiateur. 11 proposa la réu- nion d'un congrès, qui fut convoqué à Nimègue. Les plénipo- tentiaires français, le comte d'Estrades, Colbert de Croissy et le comte d'Avaux, arrivèrent dans cette ville au mois de juin 1670, mais les négociations ne commencèrent sérieusement que l'année suivante. Louis XIV avait tenté inutilement de détacher le prince d'Orange de l'Espagne. Il ne réussit pas mieux dans ses tentatives pour détacher de l'Empereur les princes de l'Empire et leur faire croire qu'il ne voulait que la garantie des traités de Munster. En vain proposa-t-il d'aban- donner les places nécessaires pour couvrir Gand et Bruxelles, de faire un traité de commerce avec la Hollande et de con- clure avec elle à ces conditions une trêve de huit ans, qui don- nerait à l'Espagne le temps de réfléchir. Si, ce délai expiré, la cour de Madrid persistait à soutenir les mêmes prétentions, la France et la Hollande se partageraient les Pays-Bas, d'après le projet de 1635, modifié seulement sur quelques points 2. Guil- laume ne voulait pas abandonner ses alliés, et, comme l'Es- pagne se refusait à toute concession, la guerre continua. Le 17 mars, l'armée française s'empara de Valenciennes, la plus forte place du Hainaut, après avoir fait attaquer les dehors en plein jour contre toutes les habitudes. En une demi-heure, écrivait le gouverneur général, l'ennemi s'était rendu maître de tous les ouvrages 3. Les confédérés, surpris par cette brusque 1 Lira à Charles II, 18 août 1676. (S. E. E., t. CXLIX, f. 156.) 2 Extrait d'une lettre de Louis XIV au comte d'Estrades, Saint-Ger- main, 50 janvier 1677. (Mignet, t. IV, pp. 417 et suiv. i 3 Villa Hermosa à Lira, :21 mars 1677. (S. E. E., t. CGXX, f. 85.) Cf. Mignet, t. IV, j). 438. — Dans ses mémoires. Villa Hermosa dit que les Français s'emparèrent de Valenciennes après six jours de siège. ( 279 ) attaque, n'avaient pu envoyer aucun secours. Quelques jours après, Louis XIV fit investir Cambrai i, où il arriva le 22 mars, pendant que son frère, le duc d'Orléans, assiégeait Sainl-Omer. Le prince d'Orange tenta en vain de débloquer cette dernière place; le duc d'Orléans vint à sa rencontre près de Cassel et le mit en pleine déroute, après quoi il alla conti- nuer le siège de Saint-Omer, qui capitula le 19 avril. La veille, la citadelle de Cambrai s'était rendue. Louis XIY, avant l'ou- verture ordinaire de la campagne, avait ainsi pris trois places fortes et remporté une importante victoire '^. Il crut pouvoir imposer ses conditions, mais il comprit qu'il serait plus facile de négocier séparément avec les Provinces-Unies. Il laissa espérer aux plénipotentiaires hollandais un traité de commerce analogue à celui de 1662, la formation de la barrière désirée par les états généraux du c(3té des Pays-Bas,, moyennant des dédommagements territoriaux dans une autre partie des pos- sessions espagnoles, et la restitution de Maestricht. M. de Beverningh, le fondé de pouvoir des Provinces- Unies, prêta volontiers l'oreille à ces propositions et il assura qu'un traité de commerce sur le pied de celui de 1662 était le plus sûr moyen de ramener la Hollande 3. Mais ces négociations détournées no convenaient pas au prince d'Orange. D'un autre côté, l'Espagne voulait continuer la guerre jusqu'à ce qu'elle eût recouvré les territoires qu'elle avait perdus aux Pays-Bas. Lira avait reçu un million cinq cent soixante-cinq mille écus pour le payement de la flotte et des troupes 4. L'armée hispano-hollandaise avait été réorganisée après la défaite de Cassei, et le prince d'Orange fondait de grandes espérances sur les Impériaux qui s'avançaient pour agir en Lorraine et en Flandre. Il croyait à l'adjonction pro- chaine de l'Angleterre à la coalition, il avait fait partir le lieu- * MiGNET, t. IV, pp. 438-459. 2 Idem, t. IV, p. 439. 5 Idem, t. IV, p. 450. * Idem, t. IV, p. 453, d'après une lettre de La Haye du :25 mars 1677. ( 280 ) tenant amiral ïromp avec vingt vaisseaux pour aller joindre dans la Baltique la flotte de Danemark; lui-môme, après avoir joint, à la fin de juillet, les troupes de Munster, de Brunswick et de Neubourg, se trouvait à la tête de 50,000 hommes et se proposait d'attaquer Charleroi, pour se réunir ensuite au duc de Lorraine qui s'avançait à la tête de 6,000 Impériaux. Pour réaliser ce plan, le prince d'Orange menaça Maestricht, puis se présenta, le 6 août, devant Charleroi qu'il investit. Luxembourg accourut avec 40,000 hommes, vint se poster entre Bruxelles et Charleroi, menaça les derrières des assié- geants, auxquels il coupa les vivres, et contraignit le prince d'Orange à lever (le 14 août) le siège de cette dernière ville, avant même d'avoir ouvert la tranchée K Le prince refusa la bataille que lui otfrit le maréchal de Luxembourg et que les Espagnols voulaient accepter. Après avoir repassé la Sambre, il fut contenu pendant tout le reste de la campagne par le maréchal et ne put rien tenter. Le duc de Lorraine avait été aussi malheureux. Il avait dû reculer devant le maréchal de Créqui et ne put sauver Fribourg-en-Brisgau. Le maréchal d'Humières couronna la campagne en s'emparant de Saint- Ghislain vers la fin de l'année '^. Tous ces revers aggravèrent le mécontentement qui existait déjà entre les confédérés. Le prince d'Orange était l'objet des reproches universels. Sa conduite déjà suspecte l'année précé- dente, après la levée du siège de Maestricht, le fut bien plus après l'échec de Charleroi. Le prince de Vaudémont et le comte de Waldeck ne voulaient plus être commandés par un général dont l'incapacité, disait-on, était notoire. Aussi les Hollandais qui passaient par Bruxelles et par Anvers étaient accablés d'in- jures et d'outrages. Les Espagnols, qui avaient fait de grands sacrifices pour le siège de Charleroi, étaient les plus irrités. Mais quelle que fût leur animosité contre le prince, ils le ménagèrent, parce que Guillaume était le plus chaud partisan * MiGNET, t. IV, pp. 45i-435. 2 Idem, t. IV, pp. 450-457 ( 281 ) de la guerre en Hollande et que sans lui la République aurait déjà conclu la paix avecla France au détriment de l'Espagne et des Pays-Bas i. VllI. Après la levée du siège de Charleroi, les négociations recom- mencèrent. L'épuisement était grand de part et d'autre. On ne trouvait plus de recrues dans notre pays puisqu'on n'avait pas d'argent pour les payer '^. Van Beverningh réclamait de la France un traité provisionnel de commerce et une barrièi'e dans les Pays-Bas. Il proposait de laisser l'Artois, le Cam- brésis, la Franche-Comté à Louis XIV, qui raserait Bouchain, rendrait Valenciennes, Condé, Charleroi, Ath, Audenardc, Courtrai, Maeslricht, Limbourg, et évacuerait la Sicile. Le plé- nipotentiaire hollandais réclama des conditions raisonnables pour les Espagnols et le duc de Lorraine, les seuls alliés envers lesquels les états généraux se crussent engagés par des devoirs stricts, et il soutint que la Suède n'aurait pas de peine à ren- trer dans ses possessions dès que les Hollandais n'enverraient plus leur flotte au secours du Danemark et ne paieraient plus de subsides à l'électeur de Brandebourg -K Louis XIV n'accéda ni aux propositions territoriales ni aux clauses commerciales des Hollandais. Il consentait à rendre Charleroi, Ath, Audenarde, ainsi que Limbourg et Maestricht, qu'il avait offerts depuis longtemps, mais il refusait de resti- tuer Condé, Valenciennes, Tournai et Courtrai. Il demandait de plus, en échange des restitutions auxquelles il adhérait pour » Lira à Villa Hermosa, "20 août et 15 octobre 1677. (S. E. E., t. CGXX, f. 536.) — Cf. les lettres de La Haye, du. 2 et du 8 septembre 1677, et la dépêche du comte d'Estrades à M. de Pomponne, du 16 juillet, citées par MiGNET, t. IV, pp. 438-459. 2 Lira au roi, 14 et 28 septembre 1677. (S. E. E., t. CLI, ff. 163 et 186.) 5 MiGNET, t. IV, pp. 463-465. ( 282 ) la formation de la barrière, « un équivalent qui lui fût égale- ment commode et qui couvrît les frontières de son royaume ». Il voulait que la Suède recouvrât tout ce qui lui avait été enlevé. Il s'expliqua plus vaguement sur le traité de commerce, et le désaccord qui surgit ù ce sujet fit encore ajourner l'ac- commodement tant désiré '. Louis XIV ne s'entendit pas mieux avec Charles II d'Angle- terre. Ce prince, qui voulait jouer le rôle de médiateur, le seul qui convînt h son caractère timide et irrésolu, avait fait de nouvelles propositions. 11 demandait la restitution à l'Espagne des places de Charleroi, Ath , Audenarde, Courtrai, Tour- nai et Condé 2. Louis XIV lui montra les raisons qui exi- geaient que ces places restassent à la France. Il insista sur- tout sur l'importance de Courtrai, de Tournai et de Condé qui couvraient l'Artois, la châtellenie de Lille et Valenciennes. Il consentait à céder Charleroi, Ath et Audenarde contre Ypres, Charlemont et Luxembourg 3. L'essentiel pour le mo- narque français était que la frontière du nord fût suffisam- ment protégée, que Paris fût définitivement à l'abri d'une invasion comme celles de 1636 et de 16o0. La formation d'un Etat barrière, constitué par ce qui resterait des Pays-Bas, lui importait peu, pourvu que lui-même ne perdît pas les avan- tages stratégiques que lui assuraient les traités des Pyrénées et d'Aix-la-Chapelle. Or, c'était sur l'étendue et la force de cette barrière que l'on ne s'accordait pas. Charles II craignait que les états généraux ne la trouvassent trop faible, étant données les conditions présentées par Louis XIV. D'autre part, la perspec- tive d'un mariage entre sa nièce, Marie d'York, et le prince d'Orange éloigna momentanément le roi d'Angleterre du roi de France. Guillaume exerça dorénavant un grand ascendant 1 MiGNET, t. IV, pp. i6D-466. 2 Extrait d'une dépêche de M. Gourtin à Louis XIV, Londres, 21 juin 1677. iMiGNET, t. IV, pp. 479 et suiv.) 5 Extrait d'une lettre de Louis XIV à M. Gourtin, Versailles, 3 juillet 1677. (MiGNET, t. IV, pp. 485 et suiv.) ( 283 ) sur l'esprit de Charles II. Or, Guillaume était pour la guerre à outrance. Quoiqu'il prolestât de son désir de terminer hon- nêtement une guerre dans laquelle il était si peu aidé, il éleva des difficultés sur la cession de certaines places, comme Cour- trai et Luxembourg. Il eût préféré que Louis XIV gardât la Franche-Comté, pourvu qu'on le laissât jouir des terres qu'il y possédait ou bien qu'on les lui rachetât. Louis XIV fit des con- cessions; il renonça à Ypres pour Puycerda et à Luxembourg pour une place de la Catalogne, de la Navarre ou de l'Italie t. Néanmoins, Charles II, sous l'influence du prince d'Orange, maintint des conditions qui étaient trop éloignées des siennes pour qu'il pût y souscrire : on exigeait de lui, entre autres, qu'en gardant la Franche-Comté, Aire, Saint-Omer et Cambrai, il remît Maestricht aux étals généraux, Charleroi, Ath, Tournai, Audenarde, Courirai, Valenciennes et Condé à l'Espagne, qu'il rendît Philippsbourg rasé et restituât la Lorraine au prince Charles '^. Tout ce que Louis XIV pouvait faire, à la considé- ration de Charles II, afin de calmer les inquiétudes de l'Angle- terre et de la Hollande sur la conquête du reste des Pays-Bas, était d'offrir un an pour une suspension d'armes qui mît à couvert de ses entrei)rises toutes les places situées entre la Meuse et la mer 3. H fit offrir, en effet, au roi d'Angleterre ou une trêve particulière pour les Pays-Bas ou une trêve générale avec tous ses ennemis, comme acheminement à la paix 4. Il renonça même aux trois places de Luxembourg, Ypres et Courtrai, sans demander de dédommagement en Catalogne ni en Italie. Il réclamait, il est vrai, du côté de la Champagne, Charlemont pour couvrir sa frontière, ou Bouvines, ou Dînant, ce qui eût obligé le roi d'Espagne à dédommager l'évêque de Liège, à qui Dinant appartenait, et d'autres places en Lor- ' MiGNET, t. IV, p. 515. - Extrait d'une lettre de Louis XIV à Barillou, Saint-Germain, 50 no- vembre 1677. (MiGxNET, t. IV, pp. 314 et suiv.) 5 MiGNET, t. IV, pp. 517-518. * Idem, t. IV, p. 52-2. ( 284 ) raine et en Allemagne i. Il semblait que cette modération de Louis XIV dût faciliter la paix. Mais comme les confédérés ne voulaient pas encore la conclure et que Charles II était hors d'état de la leur imposer, l'abandon de Luxembourg, d'Ypres et de Courtrai ne mena à rien. Cependant l'opposition en Angleterre devenait menaçante ; Charles II dut ouvrir des négociations avec les états généraux. Les deux nations s'engagèrent à travailler au rétablissement de la paix générale aux conditions suivantes : Charleroi, Ath, Courtrai, Tournai, Valenciennes, Saint-Ghislain, Limbourg, Binche, toutes les conquêtes faites en Sicile devaient être res- tituées à l'Espagne par la France qui garderait Aire, Saint- Omer, Cambrai et la Franche-Comté. Outre ce traité d'alliance, qui comportait encore d'autres conditions que nous jugeons inutile de reproduire, parce qu'elles n'intéressent pas notre pays, Charles II avait demandé Ostende aux Espagnols pour y débarquer des troupes et s'en servir comme d'un port d'attache sur le continent 2. L'Espagne eût préféré céder Dixmude ou Nieuport et garder Ostende, le port le plus important qu'elle possédât sur notre cote. Néanmoins, pour ne pas déplaire au monarque anglais, le gouverneur des Pays-Bas acquiesça h sa demande. Quelques régiments de la garde du roi et du duc d'York débarquèrent à Ostende et s'établirent entre cette place, Nieuport, Damme et Bruges. Ce fut en vain qu'on chercha à les faire entrer plus avant dans le pays. On fondait de grandes espérances en Hollande sur l'adjonc- tion de l'Angleterre à la coalition, mais Louis XIV déconcerta ses ennemis en investissant Gand. Il avait fait mine d'attaquer le Luxembourg, et les Espagnols, prenant le change sur ses projets véritables, avaient dégarni la grande ville flamande * Extrait d'une lettre de Louis XIV à Barillon, Saint-Germain, 4 jan- vier 1678. (MiGNET, t. IV, pp. 52 i et suiv.) 2 Lira à Villa Hermosa, -2Gjanvieret 12 février 1678. (S.E.E., t. CCXXI, ff. 31 et 53.) — Cf. les Mémoires de Villa Hermosa et Mignet, loc. cit., t. IV, pp. 5-28 et suiv. ( 28", ) pour renforcer les garnisons menacées. Il n'y avait dans la ville, au dire de Veilla Hermosa, que 4,000 honimes de guerre dont les deux tiers se composaient de cavalerie. L'attaque fut si vivement menée que cinq jours après la ville se rendait ^. Cette fois encore, le prince d'Orange n'avait pu sauver la place. 11 avait répondu au duc de Villa Hermosa qu'il devait avant tout pourvoir h la sûreté de son propre pays '^. Ypres succomba quinze jours plus tard, le 25 mars, La prise de Gand et d'Ypres avait causé partout une profonde émotion. On ne doutait plus de la perte des Pays-Bas et les malheureuses populations de nos provinces discouraient sur l'avantage qu'elles auraient à être réunies à la France, à la Hol- lande ou à l'Angleterre 3. Les Espagnols, surtout Villa Her- mosa, se montrèrent disposés à traiter 4. Charles H eût désiré que Louis XIV renonçât à Condé, à Tournai et ù Gand, en échange de Valenciennes et de Charlemont ^. On ne parvint pas encore à s'entendre. Le prince d'Orange ne voulait pas que l'Espagne cédât la place d'Ypres. Voyant l'indécision du roi d'Angleterre et convaincu que toute intervention de sa part serait ineflicace, Louis XIV résolut de traiter directement avec les états généraux. Les Hollandais étaient las de continuer une guerre qui leur coûtait plus de cinquante millions par an, et beaucoup d'entre eux redoutaient l'ambition du prince d'Orange, qui exerçait depuis l'ouverture des hostilités une véritable dic- tature. Des négociations s'ouvrirent et le monarque fit con- naître son ultimatum le 9 avril 1678. « Comme l'intérêt de » l'Espagne paraît le plus grand dans cette guerre, dit le * OEuvTcs de Louis XIV, t. IV, pp. 1:^5-149, cité par Mignet, t. lY, p. 539. Cf. les Mémoires de Villa Hermosa. 2 Villa Hermosa à Lira, 0 et 9 mars 1678. (S. E. E., t. CCXXI, ff. 92 et 96.) Cf. les Mémoires j^récités. 5 Mémoires de Villa Hermosa. * Villa Hermosa à Lira, 10 avril 1678. (S. E. E., t. CCXXI, f. 134.) ^ Dépêche de Barillon à Louis XIV, du 13 mars 1678. (Mignet, t. IV, p. o41.) ( 286 ) )) monarque français, la Hollande et les Etats voisins de la )) Flandre ont témoigné désirer davantage qu'il restât à cette » couronne une frontière aux Pays-Bas qui fût capable de » former cette barrière qu'ils croient si importante à leur » repos; j'ai bien voulu accorder, par l'entremise du roi de la )) Grande-Bretagne, les moyens de l'établir. C'est dans cette » vue, ainsi que je m'en suis déjù expliqué à ce prince, que » j'ai otïert et que j'otïre encore de remettre à l'Espagne les » places suivantes : » Premièrement, la place de Charleroi et ses dépendances; » Limbourg et ses dépendances ; )) Binche et sa prévôté ; » Ath et sa châtellenie ; » Oudenarde et sa châtellenie ; » Gourtray et sa châtellenie, à la réserve de la verge de » Menin; » Gand et toutes ses dépendances ; » Saint-Ghislain, mais dont les fortifications seraient rasées. « Pour tant de places si importantes et fortifiées par mes » soins avec tant de dépenses, je demande en échange que )) l'Espagne me cède ce que j'ai occupé par mes armes dans » cette dernière guerre : )) La Franche-Comté entière; » La ville de Valenciennes et ses dépendances; » Bouchain et ses dépendances; » Condé et ses dépendances; )) Cambrai et le Cambrésis ; w Aire, Saint-Omer et leurs dépendances; )) La ville d'Ypres et sa châtellenie; » Les lieux de Wervick et de Warneton sur la Lys; )■) Poperingue, Bailieul et Cassel avec leurs dépendances. » En un mot, toutes les places et pays dont je suis en pos- » session, à l'exception de celles que j'ai marquées ci-dessus » que je voudrais bien remettre à l'Espagne. » La ville, de Charlemont, ou en échange celle de Dinant et » Bouvines au choix du roi Catholique, à condition q-u'il se ( 287 ) » chargera d'obtenir de l'évêque de Liège la cession de Dînant )) et le consentement de l'Empereur et de l'Empire; en celte » sorte la frontière de l'Espagne aux Pays-Bas serait dorénavant )i àcommencerde lamer àlaxAIeuse, Nieuport, Dixmude, Cour- » tray, Oudenarde, Ath, Mon s, Charleroi et Namur. Et cette » barrière sur laquelle on insiste depuis si longtemps serait )) appuyée par des places dont la fortiMcation m'a coûté des » millions, et me priverait de l'avantage que j'ai jusqu'à cette » heure d'avoir des postes si avancés et si importants jusqu'aux » portes de Bruxelles. » Je n'ai pas besoin de vous dire de quelle étendue sont les » châtellenies et prévôtés que j'offre de remettre. Vous les )) connaissiv. assez. Je vous le fais remarquer seulement pour )) vous mettre en état de répondre aux objections qui vous » seront faites sur l'étendue des châtellenies et prévôtés de )) Poperingue, Cassel, Bailleul, Bavay et Maubeuge, et je le » fais d'autant plus que le roi d'Angleterre a paru déjà y faire » difficulté. Il continue de même à en faire sur la cession » d'Ypres que j'ai demandé et je vous le remarque encore pour » vous instruire que je m'attache indispensablement à cette » place, et qu'il est bien juste que lorsque je veux sans aucun )) équivalent me dépouiller de Gand, qui pourrait m'acquérir )) en quelque sorte le reste de la Flandre, je retienne cette )) partie, sans comparaison la moins considérable de deux con- « quêtes que je viens de faire ^ » IX. Nous avons tenu à rappeler les termes dont se servit Louis XIV afin de mieux marquer l'importance que ce prince attachait à certaines places de la Belgiqu e. Comme on l'aura vu, le grand roi demandait qu'on lui cédât les places qu'il jugeait indis- * Extrait d'une lettre de Louis XIV à MM. d'Estrades, d'Avaux et Col- bert, du 9 avril 1678. (Mignet, t. IV, pp. 550 et suiv.) ( 288 ) pensables à la défense de la France, moyennant quoi il s'enga- geait à déposer les armes. Mais les Espagnols, malgré la ruine de leur pays, malgré la profonde misère de nos provinces, hésitaient encore à conclure la paix. On la réclamait cepen- dant de partout à grands cris. Les paysans de Schaerbeek s'étaient soulevés parce que l'ennemi leur avait enlevé des troupeaux, et cette émeute avait eu un écho dans Bruxelles. Il avait fallu l'intervention du gouverneur pour rétablir l'ordre. Les salves tirées par les Français en l'honneur de la prise de Puycerda en Catalogne avaient provoqué un nouveau tumulte dans la capitale; les bourgeois craignaient un bombardement, car l'ennemi avait placé quarante-huit pièces près du village d'Anderlecht ^. Malgré cela, les Espagnols ne faisaient pas mine de se rendre, comme s'ils attendaient encore un retour de la fortune qui jusqu'alors leur avait été si peu favorable. Aussi Louis XIV comprit qu'un accommodement avec les Hollandais était seul possible. Tout en s'avançant jusqu'à Deynze, il leur fit part de son intention de conclure la paix et d'y admettre l'Espagne en lui accordant la barrière dont il avait été convenu et en s'engageant même à ne plus continuer la guerre en Flandre'^. Les Hollandais obtinrent du duc de Villa Hermosa son adhésion à une trêve de six semaines 3. Charles II d'Angleterre, à son tour, se rapprocha de Louis XIV et demanda au prince d'Orange de s'employer au rétablissement de la paix. De Madrid même, don Juan, alors premier ministre, donnait à Bruxelles et à Nimègue l'ordre de négocier, car il ne pouvait plus envoyer d'argent pour continuer la guerre. 11 semblait que le traité définitif ne fût plus qu'une question de jours, quand on vit Louis XIV, par un scrupule des plus honorables, 1 Villa Hermosa à Lira, li2 juin l(j7«. (S. E. E., t. CCXXl, f. i>48.) — A plusieurs reprises, Bruxelles se crut menacé d'un siècle; voir, à ce sujet. Henné et AVauters, Histoire de Bruxelles, t. II, pp. UC et suiv. 2 Louis XIV aux états généraux des Provinces-Unies, au camp de Deynze, 18 mars 1G78. (Mignet, t. IV, pp. ob5 et suiv.) 3 Mignet, t. IV, p. 560. ( 289 ) faire du rétablissement de la Suède dans ses anciennes posses- sions une condition sine qiia non de son acquiescement aux propositions des alliés i. Peu s'en fallut que la guerre ne recommençât. La Hollande et l'Angleterre signèrent alors un nouveau traité, décidées à reprendre les armes si Louis XIV ne déclarait pas avant le 11 août, et sans insister sur le réta- blissement préalable de la Suède, qu'il était prêt à évacuer les places cédées à l'Espagne immédiatement après la ratification du traité. La Suède délia le roi de France de ses engagements et le 10 août, avant minuit, à l'expiration du délai, on tombait d'accord sur toutes les questions territoriales '^. Louis XIV restituait aux étals généraux Maestricht, le comté de Vroen- hoven, les comtés et pays de Fauquemont, Daelhem, Rolduc, autrement dits les pays d'outre-Meuse, avec les villages de rédemption, le ban de Saint-Servais et tout ce qui dépendait de Maestricht. La plus stricte neutralité était imposée aux états généraux pendant la continuation de la guerre. Le roi d'An- gleterre était compris dans le traité et on y admettait de la part du roi de France les divers princes allemands qui avaient suivi sa fortune, et de la part des Provinces-Unies le roi d'Espagne et tous les autres alliés qui dans les six semaines à dater des ratifications déclareraient accepter la paix. Un traité de com- merce mettait fin aux contestations douanières qui avaient pré- cédé la rupture de la Hollande et de la France. Acceptés et rédigés dans la journée du 10 août 1678, ces traités furent signés à 11 heures du soir, un peu avant l'expi- ration du terme fixé par les étals généraux ^. La paix était cette fois conclue et la nouvelle en arriva à La Haye le 12, à Londres le 14, à Saint-Germain le 15. La place de Mons, pressée par le ' MiGNET, t. IV, pp. 399 et suiv. 2 D'Estrades, Colbert et d'Avaux à Louis XIV, 10 août 1678 à minuit. (MiGNET, t. IV, pp. 612 et suiv.) ' MiGNET, t. IV, p. 625. — Pour le texte de ces traités, voir Dumont, Corps universel diplomatique du droit des gens, t. VII, l^e partie, pp. 350 et suiv. Tome LIV. 19 ( 290 ) duc de Luxembourg, était sur le point de se rendre. Le 14, au matin, le prince d'Orange qui, comme il le soutint plus tard, n'avait pas encore reçu la nouvelle officielle de la conclusion de la paix, attaqua brusquement le généralissime français qui, lui, croyait la guerre terminée i. II enleva d'abord les hauteurs de Saint-Denis et de Casteau, mais, le soir, Luxembourg par- vint à réunir toutes ses troupes éparses dans leurs quartiers, à arrêter l'ennemi et à reprendre les postes qu'il avait dû évacuer le matin. Mons n'avait pas été délivré. Le lendemain, les deux généraux convinrent d'une suspension d'armes en attendant la trêve à laquelle Louis XIV consentit et qui fut conclue le 19 août '^. Les deux armées se retirèrent ensuite de devant Mons, le même jour, à la même heure, et se portèrent, celle de France, du côté d'Ath, celle des états généraux, du côté de Bruxelles. La nouvelle de la paix et le rétablissement du commerce avaient comblé de joie tout le peuple des Provinces-Unies. Le roi d'Angleterre, au contraire, en fut mécontent. Son ambas- sadeur à La Haye, sir William Temple, et le prince d'Orange, firent tout ce qu'ils purent pour en retarder les ratifications. Les difficultés survenues à l'occasion du traité qui était débattu entre la France et l'Espagne leur fournirent un prétexte pour refuser leur adhésion. Don Manuel de Lira avait déclaré ne ' Villa Hermosa, dans ses Mémoires, pi"éteud que le prince d'Orange était informé de la conclusion de la paix. Selon lui, le prince voulait déposer l'épée avec quelque renom, après celui qu'il avait perdu précé- demment, de sorte, ajoute-t-il, que plus de dix mille hommes, qui de l'une et de l'autre part perdirent la vie dans cette sanglante action, furent sacrifiés à sa satisfaction personnelle. « Siendo probable que el Principe quiso en aquella occasion sentar la espada con algun credito por él que habia perdido en las antécédentes, pues es cierto que va ténia noticias de haber concluido Holandeses la paz, aunque solo la divulgo el dia des- pues de la batalla, de suerte que solo a su satisfaccion se sacrificaron mas de diez mil hombres que perdieron las vidas de una y otra parte en aquella tan sangrienta refriega. » {Doc. ined., t. XCV, p. 4i.) « MiGNET, t. IV, pp. 626-627. ( 291 ) pouvoir consentir à la remise de Bouvines et de Beaumont, que Louis XIV revendiquait comme dépendances de Dinant i, et il réclama l'assistance des Provinces-Unies pour le cas où le roi de France persisterait à exiger ces deux places. Les états généraux ajournèrent la ratification de leur propre traité jus- qu'après la signature du traité à intervenir entre la France et l'Espagne, en se rendant toutefois médiateurs entre ces deux puissances. ïls obtinrent que, dès le 12, les plénipotentiaires de Louis XIV et de Charles II échangeassent réciproquement deux projets de traité -\ Les plénipotentiaires étaient d'accord sur la restitution à l'Espagne des places et châtellenies de Charleroi, Ath, Audenarde, Binche, Courtrai que la France possédait depuis la paix d'Aix-la-Chapelle, de la ville et du duché de Limbourg, de la ville de Gand, de Léau, de Saint- Ghislain dont les fortifications seraient rasées, de la ville de Puycerda en Catalogne dont Louis XIV s'était emparé pendant la dernière guerre. Ils étaient également d'accord sur la ces- sion à la France de la Franche-Comté, de Valenciennes, Bou- chain, Condé, Cambrai et le Cambrésis, Aire, Saint-Omer, Ypres, Wervicq, Warneton, Poperinghe, Bailleul, Cassel, Menin , Bavai, Maubeuge et toutes leurs dépendances. La France renonçait à ses prétentions sur les écluses de Nieu- port qu'elle avait jusqu'alors considérées comme dépendantes de Furnes 3. Mais à partir de là on ne s'entendait plus. Les plénipoten- tiaires français demandaient pour couvrir la Champagne, ou Charlemont avec le château d'Agimont, ou Dinant avec la ville et prévôté de Bouvines, à condition que le roi Catholique, dans ce dernier cas, obtînt la renonciation de l'évêque de Liège, de l'Empereur et de l'Empire, dans les trois mois qui suivraient la ratification. Les plénipotentiaires espagnols accordaient Dinant sans Bouvines et exigeaient un temps illimité pour obtenir * MiGNEï , t. IV, pp. 630-631 - Idem, t. IV, p. 643. •' Idem, t. IV, p. 644 ( 292 ) les renonciations nécessaires. Ce n'était pas l'unique point de désaccord. Tandis que Louis XIV se croyait seulement tenu de restituer avec ses limites présentes la châtellenie d'Ath, dont il avait détaché en 1669 un assez grand nombre de villages pour les annexer h la châtellenie de Tournai, les Espagnols entendaient que cette châtellenie leur fût rendue dans sa tota- lité et telle qu'ils la possédaient en 1667. Tandis que Louis XIV voulait retirer des places qu'il abandonnait les munitions et l'artillerie dont il les avait abondamment pourvues, les Espa- gnols exigeaient qu'elles fussent laissées avec tout ce qui s'y trouvait dans le moment. Tandis que Louis XIV prétendait étendre jusqu'au 16 octobre les contributions de guerre sur les pays qui y étaient soumis, les Espagnols n'en faisaient aucune mention dans leur projet. Tandis qu'accordant son appui aux exilés de Messine, Louis XIV demandait par un article exprès qu'ils fussent rétablis dans leur patrie, leurs biens, leurs droits et leurs charges, les Espagnols s'y refusaient par leur silence pour ne pas paraître consacrer un acte de révolte. Enfin, tandis que Louis XIV réclamait de la part de l'Espagne une exacte neutralité tant que durerait la guerre, les Espagnols ne s'engageaient pas à n'assister ni directement ni indirectement ses ennemis i. Comme de part et d'autre on ne s'entendait pas sur tant de points litigieux, particulièrement sur la cession de Bouvines et de Beaumont et le démembrement de la châtellenie d'Ath, que le prince d'Orange intriguait pour faire rompre les confé- rences, les plénipotentiaires français résolurent de s'en remettre à l'arbitrage des états généraux. Par cette marque de défé- rence envers la haute assemblée et en cédant sur des points insignifiants, ils enlevaient au parti de la guerre en Hollande les derniers prétextes dont il se servait pour chercher à la continuer. Un projet de traité fut dressé par les soins des médiateurs hollandais de Beverningh et Guillaume Van Haren ' MiGNET, t. IV, pp. 644 et suiv. ( 293 ) dans la conférence du 46 septembre et signé le lendemain par les trois plénipotentiaires français, le maréchal d'Estrades, le comte d'Avaux et Colbert de Croissy, et les trois plénipoten- tiaires espagnols, don Paolo Spinola Doria, marquis de los Balbases et petit-fils du grand Spinola, le marquis de La Fuente et le jurisconsulte brabançon, Jean-Baptiste Christin. Ce traité, que nous appellerons le traité franco- espagnol, conclu aussi à Nimègue et cinq semaines après le traité franco- hollandais, stipulait que Louis XIV, après l'échange des rati- fications, rendrait au roi Catholique Charleroi, Binche, Ath, Audenarde et Courtrai, ainsi que les villes de Gand, de Lim- bourg, de Léau et de Saint-Ghislain et de Puycerda, mais qu'il garderait la Franche Comté, les places de Valenciennes, de Condé, de Cambrai, d'Aire, de Saint-Omer, d'Ypres, de Wer- vick et de Warneton, de Poperinghe, de Bailleul et de Cassel, de Bavay et de Maubeuge, avec leurs appartenances et dépen- dances. Enfin, Charles II gardait Charlemont et s'obligeait à s'entremettre auprès de l'évêque de Liège et de l'Empire pour obtenir la cession de Dinant à la France ^. L'accomplissement des dernières formalités donna lieu encore à quelques difficultés. De même que les Hollandais avaient subordonné l'échange des ratifications de leur traité à la conclusion du traité des Espagnols, de même les Espagnols désiraient, pour ratifier le leur, attendre que celui de l'Empe- reur fût signé. La paix de cette façon devenait incertaine. Louis XIV ordonna un mouvement de troupes du côté de Bruxelles et les plénipotentiaires espagnols, paraissant alors aux yeux de leurs alliés avoir cédé à la contrainte, se rési- gnèrent. Le 15 décembre, ils remirent les ratifications au maréchal d'Estrades et à M. Colbert. Le traité entre l'Empereur, l'Empire et Louis XIV fut signé le 5 février 1679 et ratifié le 26. * MiGNET, t. IV, pp. 661 et suiv. Cf. Actes et mémoires de la paix de Nimègue, t. II, pp. 729-751. — Voir le texte des traités dans Dumont, Corps universel diplomatique du droit des gens, t. VII, ire partie, pp. 565 el suiv. ( 294 ) 11 enlevait le duché de Bouillon à la principauté de Liège pour le donner à la maison de la Tour d'Auvergne. Le roi de Dane- mark et l'électeur de Brandebourg furent les derniers à déposer les armes. Tel fut le dénouement de cette lutte de huit années que l'on appelle d'ordinaire la guerre de Hollande, parce que ce fut en Hollande que les hostilités commencèrent. Peu à peu d'autres puissances intervinrent et la guerre devint européenne. L'Es- pagne y était entrée une des premières. De toutes les fautes politiques qu'elle commit dans ce siècle, — et nous savons si elles furent nombreuses, — celle-là fut la plus grande. Elle ne devait pas provoquer Louis XIV et lui fournir un nouveau pré- texte pour se jeter sur les Pays-Bas; elle ne devait pas se lier avec les Hollandais qui, dans la guerre antérieure, n'avaient jamais voulu de son alliance et n'étaient intervenus qu'en dernier lieu, quand ils se voyaient eux-mêmes menacés d'une invasion française; elle devait, enfin, refuser de participer à une guerre où l'épuisement de ses finances la condamnait h un rôle humiliant. Malgré tout, l'Espagne s'obstina à reprendre les armes. Elle ne sut pas faire honneur à ses engagements et les Hollandais s'en prévalurent pour garder la place de Maes- tricht qu'ils avaient promis de nous restituer par le traité du 30 août 1673 '•. Elle fut battue de toutes parts et, en défini- tive, dut abandonner toute une province, la Franche-Comté, et les places fortes dont Louis XIV avait besoin pour rectifier la frontière du nord de la France, comme Cambrai, Aire, Saint-Omer, Ypres, Valenciennes et Cassel. Elle fut traitée avec autant de dédain par ses alliés que par ses ennemis. « Elle n'a rien mérité de nous », disait le prince d'Orange. Ce jugement, qu'un historien hollandais vient de ratifier, nous paraît trop * Sur les discussions qui surgirent entre Hollandais et Espagnols à cet égard, voir les dépêches de Lira au duc de Villa Hermosa, du 20 janvier, du 3, du 7 et du 17 février, du 21 et du 28 avril, du 25 juillet 1679. (S. E. E., t. CCXXIII, ff. 34, 57, 02, 72, 186.) — Lira au roi, 5 août 1679. [Ibulem, t. CLIV, f. 279.) ( 29o ) sévère^. Qu'eussent fait les Hollandais si TEspagne avait accepté l'alliance que la France lui proposait et négocié avec Louis XIV l'échange de quelques places du sud des Pays-Bas contre les parties de la Hollande, comme les pays de la généralité, où dominaient des populations entièrement catholiques, dési- reuses de rentrer sous l'autorité d'un souverain de leur reli- gion? Au début des hostilités, l'Empereur était tout dévoué à Louis XIV, les princes allemands, du moins les anciens mem- bres de la ligue du Rhin, lui étaient liés par des traités parti- culiers; le roi d'Angleterre était stipendié par lui; si l'Espagne eut pesé sur Léopold, qui penchait vers la France depuis le traité secret du 2 janvier 4668, et si elle se fût ralliée franche- ment à Louis XIV, la Hollande eût payé cher son audace à braver le monarque français. Si l'Espagne au premier tort de rompre avec la France joignit celui de prolonger une guerre dont l'issue n'était pas douteuse, ce n'était pas au prince d'Orange à lui adresser des reproches, car il fut, bien plus que l'Espagne, partisan d'une guerre à outrance, guerre dont il avait besoin pour satisfaire sa haine personnelle contre Louis XIV et conserver dans son propre pays le pouvoir suprême. Si, enfin, les Espagnols restèrent à découvert de quelques millions d'écus vis-à-vis des armateurs ou des col- lèges de l'amirauté hollandaise, ils furent seuls à indemniser le vainqueur. La Hollande qui, au début, paraissait menacée d'une destruction totale, conserva, en définitive, son territoire intact et conclut même avec ses ennemis un traité de com- merce avantageux. L'Espagne, au contraire, céda à la France un territoire considérable et par ce sacrifice elle méritait plus d'égards de la part de son alliée. Mais la reconnaissance est la vertu que les hommes politiques et les États pratiquent le moins. • « Spanje had niets aan ons gemeriteerd »; c'est le mot final du tra- vail déjà cité de Kramer, De nederlandsch-sp aansche diplomatie vôér den vrede van Nijmegen, et auquel l'auteur se rallie. ( 296 ) X. La modération que Louis XIV avait montrée dans les der- nières négociations, modération dont les historiens français lui ont fait gloire, était calculée. Le roi de France avait à peine désarmé l'Europe qu'il chicanait sur l'interprétation de quel- ques articles du traité de Nimègue. Ce traité, comme les précé- dents, stipulait la cession à la France, non seulement de quel- ques-unes de nos places fortes, mais de leurs dépendances. Quelles étaient ces dépendances? Point délicat dont les inté- ressés auraient dû remettre la solution à des arbitres s'ils ne parvenaient pas à s'accorder. Des conférences s'ouvrirent à Courtrai, au mois de décembre 1679, entre les représentants du roi de France et du roi d'Espagne; elles n'aboutirent à rien. Cependant Louis XIV, au mépris de ses engagements, avait ordonné à ses troupes de rester dans plusieurs des places qu'elles auraient dû évacuer, et de s'emparer de quelques autres dont la restitution n'avait point été stipulée. Le 30 décembre 1678, un officier français, nommé Labruyère, occupa Roden- macher, dans le Luxembourg, en fortifia le château et força les habitants à prêter serment de fidélité au roi son maître ^. Le 12 octobre de l'année suivante, les Français s'emparèrent d'Hespérange, en alléguant que c'était une dépendance de Kodenmacher. Ils y démolirent les ruines d'un vieux château, firent défense aux habitants de reconnaître désormais l'auto- * Pour les événements qui suivent, nous renvoyons à Levâe, Essai historique sur les négociations de la trêve de vingt ans conclue à Rafis- honne en 1684. Bruxelles, 1843. Il est regrettable que Namèche, qui pour le XVIIe siècle utilise surtout les ouvrages français, ait ignoré l'existence de ce consciencieux travail fait d'après nos archives et qui nous ren- seigne si abondamment sur une des périodes les moins connues de notre histoire. — Sur la question du Luxembourg, voir un article de M. Piot, La conférence de Francforts ur-le-Mein et le duché de Luxembourg en 1681 et en 1682, avec pièces justificatives, dans les Bulletlns de la Com- mission ROYALE d'histoire, 4^ série, t. XI, p. 39. ( 297 ) rite du roi d'Espagne et d'aller au marché de Luxembourg, sous peine de chastoi corporel. On chassa les garnisons espa- gnoles de Chièvres, d'Agimont, de Givet. On occupa Raville et dix-sept autres villages dont on fit les échevins prisonniers pour les contraindre par la rigueur à prêter serment à leurs nouveaux maîtres ; on s'empara enfin des petites villes de Fumay et de Revin sur la Meuse, d'Antoing sur la rive droite de l'Escaut, de Renaix dans la Flandre. Le 5 mai 1680, le comte de Bussy se présenta à la frontière du Luxembourg avec un corps de cavalerie et de dragons, menaçant d'envahir le pays si les troupes espagnoles n'évacuaient les châteaux de Putlange et de Preich. On obéit pour éviter de plus grands malheurs ^. Deux mois auparavant, Louis XIV avait institué, au Parle- ment de Metz, une Chambre royale dite de réunion, composée d'un président, de dix conseillers et d'un procureur général, chargée de réunir à la couronne les biens qui avaient autrefois appartenu à l'évêché de Metz ou qui en avaient relevé, non- obstant quel traité il ij ait pu avoir, et cette Chambre se faisant l'interprète unique, absolue, sans appel, des traités, lui adjugea tout ce qu'il lui convint de demander. C'est ainsi que le cha- pitre de la cathédrale de Verdun, ayant prétendu que les anciens évéques avaient négligé de faire valoir les droits de leur église sur Virton et Saint-Mard qui en dépendaient avant le traité de Munster, la Chambre, par un arrêt du 24 juillet, réunit lesdits territoires de Virton et de Saint-Mard à la France. L'Espagne avait cédé Charlemont, parce que Maximilien de Bavière ne voulait pas livrer Dinant 2. Cette dernière ville, quoiqu'elle fît partie de la principauté de Liège, n'en resta pas moins au pouvoir des Français, et comme Louis XIV désirait dominer tout le cours de la Meuse supérieure afin de pouvoir marcher à la première alerte sur Namur, il interdit à Alexan- dre Farnèse, notre nouveau gouverneur général, de fortifier * Levae, toc. cit., pp. 4-2!. 2 LoNCHAY, mémoire précité, p. 116. ( 298 ) Bouvines, située en face de Dinant, mais dans le marquisat de Namur i. 11 réclamait en même temps à la principauté de Liège des territoires entiers : le Condroz, le marquisat de Franchimont, l'Entre-Sambre-et-Meuse. Les fonctionnaires et les curés de ce dernier district ainsi que ceux de Saint-Hubert durent, en 1680 et 1681, prêter serment de fidélité à Sa Majesté Très Chrétienne 2 ! La cour de Bruxelles abandonna Bouvines sans parvenir à satisfaire l'ambitieux monarque. Les commis- saires français, à Courtrai, ne se bornèrent plus à soutenir que Virton et Arlon leur appartenaient incontestablement, mais demandèrent la remise du comté de Chiny 3, de Remich, de Greven mâcher, de Kodenmacher et de l'abbaye d'Echternach pour envelopper la forteresse de Luxembourg de tous les côtés. Le 9 mars 1681, le comte de Bussy entre dans le Luxembourg avec 1,200 cavaliers et dragons. Le 13, il arriva devant Virton et somma cette place de se rendre. Le commandant espagnol répondit qu'il n'avait pas reçu d'ordre pour obéir à pareille injonction. Le comte s'éloigna avec sa division et alla occuper Orchimont, Arlon et les communes environnantes. Partout, les Français commettaient les plus horribles cruautés. Bientôt après, la France se saisit, toujours en vertu d'arrêts de la Chambre de Metz, d'un grand nombre de localités et de leurs dépendances. La seigneurie de Raville, consistant en dix-sept villages, opposa à l'usurpation des titres incontestables. Soins superflus. On contraignit les bourgmestres et échevins, en lan- çant contre eux des ordonnances de prise de corps, à prêter serment de fidélité à Louis XIV. La Chambre de Metz ajourna le prétendu seigneur de Chiny, qui n'était autre que le roi d'Espagne, pour faire hommage de son fief à la France. Le ' Levae, p. 39. 2 LONCHÂY, p. 117. ^ Voir la Dcfence du comte de Chiny contre les procédés irréguliers de la France dont elle s'est servy pour surprendre ledit comté et le pays de Luxembourg, etc., par Maistre N.-C, licencié es loix et pensionné des trois Estais dudit pays. Liège, 1683. ( 299 ) gouvernement ne se montrant pas disposé à obéir à cette som- mation, les troupes françaises allèrent lever des contributions dans le marquisat de Namur. La Chambre de réunion pro- nonça que faute au seigneur de Chiny d'avoir comparu, ses terres seraient réunies à la couronne. Le gouverneur de Bouil- lon défendait aux habitants d'Orchimont de reconnaître d'autre souverain que Louis XIV et d'avoir aucune relation avec les officiers ou sujets espagnols sous peine des galères. Le 22 mai, de Barillon, le gouverneur de Charlemont, se présenta à Roche- fort. Il se dirigea vers le château et en trouva les portes fer- mées. Le commandant répondit aux sommations par un refus formel. On menaça de traiter les habitants en rebelles et en félons, ce qui ne produisit pas plus d'effet. Alors de Barillon donna l'ordre d'enfoncer les portes du château à coups de hache, et ses soldats y pénétrèrent de vive force ^. Dans une autre partie de notre pays, en Flandre, les Français procé- daient avec la même brutalité. Ils levaient des contributions i\ Courtrai et à Audenarde. Les commissaires du roi récla- mèrent pendant les conférences de Courtrai, comme dépen- dances de Gand, le Vieux-Bourg, Alost, Grammont, Renaix et Ninove; ils exigèrent la cession des territoires de Bornhem, de Flobecq et de Lessines; des métiers d'Assenede et de Bou- chant, de Beveren, de Weert, Saint-Amand, Mortzeel, Opdorp, Heertbrugge, sous prétexte que Louis XIV avait acquis ces lieux par les armes; qu'il en avait eu la possession effective; qu'il y avait exercé tous les droits de la souveraineté; que leur restitution à l'Espagne n'avait pas été stipulée, et qu'ils ne formaient pas des dépendances des places restituées, « que le roi en avait bien voulu retirer ses troupes, parce qu'il savait que la situation de ces lieux était telle qu'il ne pouvait les • Levae, loc. cit. y pp. 46-61. — SurMes usurpations et les violences commises parles Français dans le Luxembourg après la paix de Niraègue, voir une lettre du gouverneur, le prince de Chimai, du 12 avril 1682, et qui parait avoir été adressée au marquis de Grana, gouverneur général des Pays-Bas. (Gachard, Analectes historiques, série XIV, pp. 95 et suiv.) ( 300 ) garder sans entraîner la ruine des pays qui restaient sous la domination du roi Catholique et que par conséquent il écou- terait volontiers les propositions d'échange qui lui seraient faites ^ )). Mais la Flandre préoccupait moins Louis XIV que le Luxem- bourg. Il ne suffisait pas au grand roi d'avoir acquis un grand nombre de villes importantes devenues sous la direction de Vauban des forteresses de premier ordre, qui faisaient à la France une barrière presque infranchissable, il convoitait, pour être définitivement maître de la vallée de la Moselle, la place de Luxembourg, la plus forte de la région, et qui, chose sin- gulière, n'avait plus attiré l'attention des stratégistes français depuis l'expédition de Condé, en 1643, expédition qui valut à la France, comme on sait, l'acquisition de Thionville. LouisXlV avait obtenu de Charles II d'Angleterre pleine liberté pour investir la place et il la cernait peu à peu en enlevant, sous des prétextes futiles, tous les districts environnants. Il inter- cepta ensuite les relations commerciales et finit par bloquer la ville. Le blocus dura dix mois et ne cessa que parce que l'Em- pire était menacé d'une invasion turque. « Je ne voudrais pas, » écrivit-il au maréchal de Créqui, commandant du corps d'in- vestissement, « que ceux qui se doivent opposer à l'invasion » des Turcs, puissent me reprocher que les mouvements qui » se font dans les Pays-Bas pour faire valoir les justes droits » que j'y ai, les missent hors d'état de pouvoir veiller avec » succès à la défense de la chrétienté. )> Malgré cela, les armées françaises ne continuèrent pas moins à occuper une grande partie de notre pays qu'elles épuisèrent par leurs réquisitions et leurs rapines 2. Toutes ces conquêtes s'étaient faites en pleine paix. C'était l'époque où Louis XIV agrandissait la France d'une foule de * Levae, loc. cit., p. 62. Cf. Procès-verbal entre les procureurs des deu.v roijs devant les commissaires de leurs Majestés députés à la Conférence de Courtray. MDCLXXXI. « Levae, p. 140. ( 301 ) localités dépendantes de la Franche-Comté : de Montbéliard, de Sarrebourg, de Sarrelouis, de Pont-à-Mousson, du duché des Deux-Ponts, des dix villes libres de l'Alsace, bref, de territoires dont il se faisait attribuer la possession par arrêts de ses par- lements; c'était l'époque aussi où, toujours à la faveur de la paix, la France s'emparait de Strasbourg et de Casai. L'Eu- rope était trop épuisée pour protester contre celte odieuse violation du droit des gens ; aussi l'Espagne ne trouvait que des fins de non-recevoir dans les cours où elle s'adressait. Elle ne reçut rien de l'Angleterre, ni des Provinces-Unies, ni de l'Empire. Elle ne put pas même obtenir de ces puissances la garantie, nous entendons la garantie efficace, du traité de Nimègue. Son représentant en Allemagne, ou plutôt le repré- sentant des Pays-Bas comme cercle de Bourgogne à la diète de Ratisbonne, le conseiller Louis de la Neuveforge, originaire du Luxembourg et un de nos meilleurs diplomates, ne rece- vait que des assurances de bon vouloir, mais ne put entraîner la maison d'Autriche ni les princes allemands dans une nou- velle guerre contre la France. Disons à l'honneur de l'Espagne que, quoique abandonnée de tout le monde et en proie à une misère profonde, elle ne se laissa jamais humilier par son insolent voisin. Elle avait remplacé l'incapable Alexandre Far- nèse par le marquis de Grana, ancien ambassadeur de Léo- pold à Madrid, qui passait pour posséder de grandes connais- sances dans l'art de la guerre et les aff'aires publiques. Comme elle avait des armées prêtes à entrer en campagne, la cour de Madrid ordonna au gouverneur de repousser la force par la force et, le 12 octobre 1G83, Grana fit publier en flamand un long placard où, après avoir rappelé les usurpations des Fran- çais, il ordonnait à tous les gens de guerre du pays de se défendre énergiquement contre toute nouvelle hostilité i. La France répondit en s'em parant de Courtrai et de Dix- mude. Un mois plus tard, le 11 décembre 1683, l'Espagne déclarait la guerre à la France -. * Levae, pp. 95 et suiv. ' Placcaet-boeck van Vlaanderen, t. III, 2^ partie, p. 1351 et suiv. ( 302 ) Bien que de courte durée, cette guerre fut atroce i. Les Fran- çais renouvelèrent les horreurs qu'ils avaient commises dans notre pays lors de la campagne précédente. Louis XIV avait imaginé un nouveau moyen de réduire ses ennemis : c'était de bombarder les villes, non pour les prendre, mais pour les détruire ; de s'attaquer, non aux fortifications, mais aux maisons ; non aux soldats, mais aux habitants paisibles, aux femmes et aux enfants, et, comme le dit Sismondi, « de confondre des milliers de crimes privés, dont chacun ferait horreur, dans un grand crime public, un grand désastre ». Luxembourg fut bombardé du 20 au 27 décembre. Les Français ne s'éloignèrent que parce que leurs munitions étaient épuisées. Audenarde eut son tour, le 23 mars 1684. Le bombardement dura cin- quante-huit heures, du 23 au 26. Des 600 maisons, hôtels et couvents qui formaient la ville, 77 étaient entièrement brûlés, 97 ruinés de fond en comble, 173 en grande partie démolis, 95 n'avaient plus de toitures. Les Français se reti- rèrent, le 26, sans avoir sommé la place ou essayé de la prendre. Partout ils promenèrent ainsi l'incendie. Ce fut une dévastation en règle aussi terrible, quoique moins connue, que celle du Palalinat en 1688. Aucun fait d'armes important, du reste. Les Espagnols n'étaient pas en état de résister. Il n'y eut que Luxembourg qui se signalât par l'énergie de sa défense. Cette ville, qui était de fait bloquée depuis plus de trois ans et avait eu tant à souffrir du bombardement de l'année précédente, fut investie, le 18 avril 1684, par le maréchal de Créqui. La garnison, commandée par le prince de Chimai, se compo- sait d'Espagnols, de Wallons, de haut- et de bas-Allemands et de compagnies bourgeoises; elle comptait une force totale d'environ 3,600 hommes. Les remparts étaient garnis de ^ Voir, à ce sujet, les extraits des chroniques des monastères de Forest et tl'Heylissem et d'autres documents du temps publiés par M. Piot dans un article intitulé : Les guerres en Belgique pendant le dernier quart du XVII^ siècle. (C. R. H., 4^ série, t. VllI, p. 31.) — Sur les ravages commis aux environs de Bruxelles, voir l'ouvrage de Henné et Wauters, t. II, p. lie. ( 303 ) 130 à 140 bouches à feu , mais les munitions de guerre non plus que les vivres n'étaient pas suffisantes. Les travaux d'attaque, dirigés par Vauban, furent poussés avec vigueur. Quoiqu'il ne pût pas s'attendre à cette brusque attaque et qu'il manquât même de canonniers et de mineurs, le prince de Chimai, aidé par la garnison et la bourgeoisie, opposa une résistance que l'histoire, comme le dit Th. Juste, doit signaler comme un fait exceptionnel à cette époque funeste pour l'hon- neur de l'Espagne et des Pays-Bas catholiques. Ce ne fut que le 4 juin, après vingt-six jours de tranchée ouverte, que le prince de Chimai, pressé par la bourgeoisie qui redoutait un assaut, consentit à signer la capitulation, capitulation hono- rable pour lui et pour la garnison. Il lui fut permis de sortir de la ville avec armes et bagages, mèche allumée, timbales et tambours battants, drapeaux et guidons déployés ''. Dans ces conditions, Louis XIV était de nouveau en mesure de dicter la loi ù l'Espagne, sinon à l'Europe. Personne n'avait pris les armes pour défendre l'équilibre européen, menacé plus sérieusement que jamais par la folle ambition du grand roi. Les Hollandais s'étaient bornés à une intervention diplomatique auprès des autres cours. Un congrès se réunit à La Haye pour discuter les prétentions de Louis XIV. La menace de l'ambas- sadeur espagnol intérimaire, don Balthazar de Fuen Mayor, marquis de Moncayo, d'abandonner les Pays-Bas à la France, réveilla les craintes des hommes d'État hollandais '^. La France ' Juste, Histoire de Belgique, 1. 11, pp. 222-225. Cf. C. Rousset, His- toire de Louvois, t. 111, pp. 243 et suiv. ; Arthur Knaff, Die Belagerung der Festung Lnxemlmrg durch die Franzosen unter Maréchal de Créqui im Jalire 16H4. (Publications de la Société historique de l'Institut grand- ducal, année 1881 , pp. 364-417.) — Pour les sources, voir la relation d'un témoin oculaire, publiée aussi par M. Knafï dans la même collection, t. XLIV, 1895, pp. 28-3G, et le rapport du prince de Chimai lui-même que M. Jules Van Nérus vient de publier, ibidem, 1896, t. XLV. Ce rapport est la contre- partie des Mémoires militaires de Vauban et des ingénieurs Hue de Caligny, publiés par Favé. Paris, 1847. 2 Levae, loc. cit., p. 162. ( 304 ) eut encore une fois l'habileté de traiter séparément avec les Provinces-Unies. L'année précédente, avant la déclaration de guerre officielle, elle avait donné à entendre qu'elle accepterait Luxembourg ou Dixmude et Courtrai pour l'équivalent d'Alost et de Gand ou même d'un territoire en Catalogne. La Hollande pouvait traiter sur ces bases, car l'annexion de Luxembourg ou de Dixmude et de Courtrai, places assez éloignées de sa frontière, n'avait rien d'inquiétant pour elle. Louis XIV recti- fiait simplement sa ligne de défense aux dépens des Espagnols. Le retour de Gand et d'Alost aux Pays-Bas consolidait cette barrière dont les hommes d'État hollandais voulaient plus que jamais le maintien. Louis XIV avait en outre offert une trêve de vingt ans à l'Empire. Il modifia quelque peu ses préten- tions, il est vrai, l'année suivante; dans un mémoire remis aux états généraux, le 29 avril, par le comte d'Avaux, il décla- rait que si on lui remettait Luxembourg, — ceci se passait pendant le siège de la ville, — il restituerait Dixmude et Courtrai, et que de tous les lieux occupés depuis le 20 août 1683, il ne garderait que trois places : Beaumont, Chimai et Bouvines. Ces exigences, toutefois, n'avaient rien d'inadmis- sible aux yeux des Hollandais. Aussi la convention qui fut signée à La Haye, le 29 juin 1684, par les plénipotentiaires hollandais et français donna gain de cause à Louis XIV. Le monarque français s'engageait à restituer Dixmude et Courtrai à condition qu'il garderait Luxembourg, Chimai, Beaumont et Bouvines pendant une trêve de vingt ans, trêve que les états généraux s'efforceraient de faire accepter par le roi Catho- lique 1. Du moment que les états généraux s'étaient accom- modés avec Louis XIV, la paix ou plutôt l'acceptation de la trêve était certaine. L'empereur Léopold, qui avait reçu du roi d'Espagne la mission de traiter en son nom, accepta la con- vention de La Haye, et un traité fut signé, le 15 août, à Balisbonne entre les plénipotentiaires allemands et ceux de * DuMONT, Corps universel diplomatique du droit des gens, t. VII, 2e partie, pp. 79 et suiv. ( 30o ) Louis XIV, traité qui confirmait les clauses précédentes ^. Ainsi le roi de France avait complété le système défensif qui mettait son pays à l'abri d'une attaque des Espagnols. Maître de Luxembourg, il dominait le cours de la Moselle et d'une partie du Rhin, comme par Bouvines 2, Dinant et Charle- mont il menaçait Namur. Jamais Louis XIV n'avait été aussi puissant. Il avait châtié Alger, et bombardé Gênes la Superbe. Au mois d'octobre de cette même année 1684, il avait aidé Maximilien de Bavière, redevenu son allié, à rentrer dans sa bonne ville de Liège, en proie depuis 1676 à une révolution populaire plus redoutable que les précédentes et dont l'Es- pagne, par inertie autant que par épuisement, n'avait pas cherché 5 tirer parti 3. Louis XIV est à l'apogée, tandis que son rival est à l'agonie. Mais malgré sa profonde détresse, l'Es- pagne ne songeait pas encore à abandonner les Pays-Bas, ces Pays-Bas que Charles II appelait emphatiquement l'appui et la sécurité de la monarchie. * DuMONT, Corps universel diplomatique du droit des gens, t. VII, 2e partie, pp. 81 et suiv. 2 M. Legrelle, 1. 1, p. 254, commet, à ce sujet, une plaisante méprise. Il confond Bouvines, petite localité sise à l'opposite de Dinant, sur la Meuse, et place assez importante autrefois, avec Bouvines près de Lille, illustré par la grande victoire de Philippe-Auguste sur Fernand de Por- tugal et Otton de Brunswick, en 1214. Cette dernière localité, qui appar- tenait à la France depuis 1668 comme dépendance de Lille, ne fut jamais une place de guerre. 5 LoNCHAY, mémoire précité, p. 119. Tome LIV. 20 [Sut) CHAPITRE VI. LA GUERRE DE LA LIGUE D'AUGSBOURG. Mariage de Marie-Antoinette avec Maximilien-Emmanuei de Bavière. — Léopold pré- lend à la succession éventuelle de Charles Il. — Griefs de l'Europe contre Louis XIV. — Ligue d'Augsbourg. — Charles II refuse d'abandonner Léopold. — Préparatifs de guerre. — Nouveau projet d'échanger les Pays-Bas contre le Roussillon. — Louis XIV déclare la guerre à l'Espagne. — Guerre sur le P»hin. — Guerre aux Pays-Bas. — Combat de Walcourt. — Bataille de Fleurus. — Mésintelligence entre les alliés. — Plaintes des états de Brabant — Siège de Mons. — Bombardement de Liège. — Nouvelles plaintes des états de Brabant. — Charles il est partisan de la continuation des hostilités. — Bataille de Steenkerque. — Perte de Namur. — Inaction des Hollandais. — Maximilien-Emmanuei arrive avec le titre de gouver- neur général des Pays-Bas. — Perte de Furnes. — Bataille de Neerwinden et perte de Charleroi. — État misérable des troupes hispano-belges. — Épuisement de la France. — Tentatives de négociations. — Propositions de Louis XIV rela- tivement à la succession de Charles II. — Elles sont mal accueillies à Madrid. — Bombardement de Bruxelles. — Reprise de Namur. — Charles II charge Léopold de traiter en son nom. — Refroidissement entre les Provinces-Unies et l'Espagne. — Suite des négociations. — La France travaille à détacher la Hollande de la coa- lition. — Louis XIV est prêt à renoncer à l'héritage de Charles II si Léopold est dans les mêmes dispositions. — Désaccord des Français et des alliés au sujet de la place de Luxembourg. — Quelle sera la base des négociations, la paix de Nimègue ou la paix des Pyrénées? — Divisions à ce sujet entre les Provinces- Unies et l'Espagne. — Médiation de la Suède. — Concessions de Louis XIV. — Charles II se résigne à traiter sur le pied de la paix de Nimègue. — Congrès de Rijswick. — Luxembourg fait retour aux Pays-Bas. — Services rendus à cette occasion par l'ambassadeur espagnol Bernard de Quiros. — Traités de Rijswick. — Situation matérielle des Pays-Bas à la tin du XVIl^ siècle. — Détresse financière. — Incapacité des gouverneurs. — Appréciation finale. I. En enlevant nos places fortes, Louis XIV ne songeait pas seulement à donner un solide rempart -^ la France, mais aussi à s'assurer la succession éventuelle de son beau-frère, Charles II. L'avenir ne lui offrait plus d'aussi riantes perspec- tives qu'en 1668. L'ambitieux monarque s'était brouillé déci- ( 307 ) dément avec l'Empereur. Léopold avait eu de son premier mariage une fille, du nom de Marie-Antoinette, qu'il maria à Maximilien-Emmanuel, électeur de Bavière, en promettant à son gendre de détacher à son profit de la succession de Char- les II les Pays-Bas espagnols. Il s'obligeait de plus à lui fournir 20,000 hommes et 100,000 écus en numéraire chaque année pour mettre notre pays en sûreté contre la France, ou pour reprendre au besoin les territoires que nous avions perdus. Enfin, il prenait l'engagement d'employer ses bons offices à Madrid, de manière à faire obtenir à son gendre, du vivant même du roi Charles II, la vice-royauté des provinces en question et, subsidiairement, un titre sonore qui le désignât comme leur souverain présomptif i. Cet arrangement qui annulait, en ce qui concerne les Pays- Bas, les articles essentiels du traité secret du 20 janvier 1068, dont nous avons parlé précédemment "^^ devait profondément irriter Louis XIV; Léopold prétendait h la succession de Charles II et promettait de remettre les Pays-Bas à un prince allemand au lieu de les donner à Louis XIV à titre de com- pensation et en vertu de ses premiers engagements! Aussi le roi de France demanda-t-il des explications à la cour de Madrid : le faible Charles II ne donna qu'une vague assurance de son désir de rester fidèle à la trêve de Ratisbonne, assurance dont Louis XIV se contenta pour le moment 3. H devait cepen- dant se préoccuper de tout ce qui se disait en Espagne. L'opinion publique, dans ce dernier pays, s'inquiétait des sacrifices d'hommes et d'argent que coûtait à la monarchie, * Onno Klopp, Der Fall des Hanses Stuart und die Succession des Han- ses Hannover in Grosshritannien und Irland im Zusammenhange der europàischen Angelegenfieiten von 1666-1714, t. III, p. 42. Cité par Le- GRELLE, t. I, p. 257. 2 Voir plus haut, page 234. •-' Louis XIV à Feuquières, 26 avril 1685, cité par Legrelle, 1. 1, p. 272. — Voyez les instructions données à Feuquières, le 16 février 1685, et publiées par M. Morel-Fatio, Recueil des instructions données aux am- bassadeurs et ministres de Finance, t. XI, Espagne, l»e partie, p. 341. ( 308 ) depuis un siècle, la possession des Pays-Bas, et bien des gens pensaient qu'il serait avantageux de donner non pas seulement le gouvernement, mais la souveraineté même de ces provinces à un prince allié à la maison royale i. La cour de Vienne eût désiré que ce fût un de ses archiducs, ou tout au moins un prince allemand, qui reçût nos belles provinces. Elle redoublait d'efforîs pour combattre à Madrid l'influence de la reine, Marie-Louise d'Orléans, Française d'origine, et y faire prévaloir, au contraire, le parti de la reine mère, Anne d'Au- triche, qui était Allemande par sa naissance. De son côté, Louis XIV, grisé par le succès et enhardi par l'inaction de ses adversaires, portait défi sur défi à l'Europe. Le bombardement de Gênes, la révocation de l'édit de Nantes, ses démêlés avec la cour de Rome, ses prétentions au Palatinat et la conquête de ce pays, l'appui prêté à Guillaume de Fur- stenberg , son candidat à l'archevêché de Cologne , contre Joseph-Clément de Bavière, le candidat du Saint-Siège, étaient autant d'actes arbitraires ou despotiques qui achevèrent d'in- disposer les puissances rivales de la France. Déjà en 1686, Léopold comme empereur et archiduc d'Autriche, le roi d'Es- pagne comme possesseur du cercle de Bourgogne, le roi de * Il parut vers cette époque (1683) en Espagne un factum où l'on exa- mine : « Si conviene à la monarquia de Espana zeder los Puises Baxos al duque de Baviera en dote con la arcliiduquesa, y no teniendo efecto, si es mas de sus intereses darlos à Francia en trueque de olras conveniencias, 6 conservarlos y retenerlos. » Ce factum, dit Gachard. est rédigé en forme de dialogue entre un Castillan et un Catalan. Le Castillan est pour l'affir- mative des deux premières propositions ; il fait valoir les avantages que l'Espagne en retirerait. Le Catalan montre beaucoup plus longuement les dommages qui résulteraient pour la monarchie de la cession des P,ays-Bas. Le<^ raisonnements du dernier s'expliquent : la Catalogne était exposée aux attaques des Français, qui l'avaient désolée l'année précé- dente; elle pouvait craindre que si leurs armes n'étaient point occupées aux Pays-Bas, toutes leurs forces ne tombassent sur elle. (Gachard, Une visite aux Archives et à la Bibliothèque royale de Munich, dans C. R. H., 3e série, t. VI, p. 25, et du même, Bibliothèques de Madrid et de VEscu- rial, p. 593.) ( 309 ) Suède pour ses possessions en Allemagne, Téiecteur de Bavière en son nom et en celui du cercle de Bavière, le cercle de Fran- conie, la maison de Saxe et les États du cercle du Haut-Rhin avaient conclu à Augsbourg une ligue dont le prince d'Orange était le principal artisan, pour le maintien des traités de Westphalie et de Nimègue et de la trêve de Ratisbonne. Une coalition formidable se préparait contre Louis XIV ; pour la prévenir, le monarque français ouvrit les hostilités en enva- hissant l'Allemagne (septembre 1688). Deux mois plus tard, le prince d'Orange débarquait en Angleterre et détrônait son beau-père, Jacques II Stuart. Une nouvelle guerre européenne commençait Elle devait durer de 1688 à 1697. On l'appelle la guerre de la Ligue d'Augsbourg ou de la succession d'Angle- terre. Dès le début, Louis XIV s'eiforça d'obtenir la neutralité de l'Espagne; mais Charles II, raffermi par le succès de la révolution d'Angleterre, refusa de se séparer de Léopold. Il fit répondre qu'il s'en tenait aux conventions antérieures et que, par conséquent, il était inutile de conclure de nouveaux traités, traités qui n'auraient d'autre résultat que d'affaiblir les anciens •. En même temps, par l'organe de don Manuel Coloma, son ambassadeur à La Haye, il pressait les Hollandais de lever des troupes pour entrer au premier appel dans les places fortes des Pays-Bas -. Coloma requit le prince de Wal- deck de mettre de l'infanterie à Berg-op-Zoom, à Bréda, au Sas-de-Gand et de couvrir Bruxelles et Gand ; il demanda au prince d'Orange, que nous appellerons désormais Guillaume IIÏ, de renforcer les garnisons de Damme et d'Ostende pour pro- téger Bruges, et lui-même, d'accord avec le gouverneur des Pays-Bas, don Francisco Antonio de Agurto, créé plus tard ' Rebenac à Louis XIV, 15 janvier 1689. Cité par Legrelle, 1. 1, p. 330. — Voir S. E. E., t. CLXIII, f. 110, une copie du mémoire remis par l'am- bassadeur de France au marquis de Los Balbases. 2 Charles II à don Manuel Coloma, 29 janvier 1689. (S. E. E., t. CLXIII, fol. 37.) ( 310) marquis de Gastaîïaga, conclut un traité avec l'électeur de Brandebourg pour placer 500 fantassins et 300 dragons en Gueldre. S'il n'obtint pas tous les renforts dont il avait besoin, si, par exemple, le prince de Waldeck s'excusa de ne pas envoyer les hommes nécessaires dans les places de Damme, de Bruges et d'Ostende, parce qu'une partie de son monde était à Clèves au service de l'électeur de Brandebourg , le ministre espagnol prit les mesures indispensables pour mettre nos principales forteresses à l'abri d'une surprise ^. L'arrivée des Français était imminente, surtout depuis l'échec d'un projet conçu par la reine Marie-Louise et qui consistait cette fois encore à échanger le Boussillon contre notre pays pour rétablir l'amitié entre les deux couronnes '^. Louis XIV déclara la guerre par un manifeste, daté du "15 avril 1689 3, où il reprochait entre autres à Charles II d'avoir favorisé l'entreprise de Guillaume d'Orange, contrairement à ses devoirs de chré- tien. Le 44 mai, Charles H répondit par un manifeste analogue où il rappelait au monarque français toutes ses usurpations dans les Pays-Bas et ses torts envers les Etats européens *. Le 6 juin 1690, l'Espagne accéda à la coalition qui s'était formée contre la France et où entrèrent, avec les signataires de la ligue d'Augsbourg, les Provinces-Unies et l'Angleterre. Quelques mois avant, le 4 mai 1689, Léopold avait renouvelé son traité d'alliance avec Maximilien de Bavière. Lui-même avait fait reconnaître par les alliés comme héritier légitime de Charles II l'archiduc Charles, son fils cadet, qu'il avait eu de sa deuxième femme, Éléonore de Neubourg ^. * Coloma à don Crispin Gonzalez Botello, premier secrétaire d'État, 15 février, 10, 15 et -29 mars, 12 avril 1689. (S. E. E., t. CLXIII, ff". 81, 110, 126, 136, 148.) 2 Voir plus haut, page 249. Cf. Legrelle, t. I, pp. 331 et suiv. 5 Voir une copie de ce manifeste dans S. E. E., t. CLXIII, f. 198. — La Gazette de France du 25 avril en donne un résumé. * S.E.E., t. CLXIII, f. 196. ^ Legrelle, t. I, pp. 355 et 358. ( 311 ) II. La guerre commença par la vallée du Rhin. Louis XIV s'était emparé de Philippsbourg, de Manheim, de Frankenthal. A la fin de 1688, il était maître du Palatinat, qui fut dévasté de la manière la plus horrible. Des villes entières, Heidelberg, Man- heim, Spire, Worms, Oppenheim, Bingen, furent brûlées. Un cri d'horreur s'éleva en Allemagne. Tous les États prirent les armes. Les coalisés enlevèrent aux Français les places de Mayence et de Cologne, que Louis XIV s'était fait remettre par les princes électeurs, souverains de ces deux villes, et rem- portèrent un léger succès à Walcourt, dans le marquisat de Namur. Le prince de Waldeck, généralissime des troupes alle- mandes, qui était accouru au secours de nos provinces, y battit le maréchal d'Humières. Si les Allemands s'étaient admirablement entendus pour défendre leur patrie, au point d'étonner Louvois qui avait compté sur leur lenteur et sur leurs divisions, et qui pour cela fut obligé de rester sur la défensive, ils retombèrent dans leur indécision habituelle quand noire pays fut devenu le principal théâtre des hostilités. Après l'entrée en campagne des Hollan- dais et des Espagnols, les Français avaient envahi les Pays-Bas. Luxembourg reçut le commandement de l'armée du Nord à la place du maréchal d'Humières, qui fut chargé de garder avec une division les côtes de Flandre. C'était le meilleur élève de Condé. H vint s'établir en deçà de la Sambre, près de Mau- beuge, pour tenir tête au prince de Waldeck, qui était posté h quelques lieues de l'autre côté de la rivière avec une armée de force à peu près égale, composée d'Allemands et d'Espa- gnols. Les deux généraux étaient appuyés sur des places fortes. Louvois prescrivit à Luxembourg d'empêcher la jonction de Waldeck avec l'électeur de Brandebourg, qui était déjà dans l'électorat de Cologne, et de livrer bataille s'il le fallait. Luxem- bourg passa la Sambre, le 29 juin 1690, entre Charleroi et Namur, et parut en face de Waldeck, campé avantageusement ( 312 ) derrière le ruisseau de Fleurus. Le 2 juillet, il donna le signal de l'attaque en n'opposant à Waldeck que la moitié de ses troupes; avec l'autre moitié, composée surtout de cavalerie, il avait fait un détour de sept lieues pendant la nuit pour prendre l'ennemi en flanc. Cette manœuvre décida du sort de la journée : Waldeck fut obligé de changer son ordre de bataille au moment suprême. Il n'en eut pas le temps. La cavalerie française balaya la plaine de Fleurus. L'ennemi s'em- para des canons, des tentes, et fit plusieurs milliers de prison- niers ^. Celte victoire fut inutile pour les Français. Waldeck se replia sur ses places fortes ; il fut rejoint quelques jours après par l'électeur de Brandebourg, et les deux princes réunis reprirent leurs positions. Néanmoins, la coalition avait subi un échec; elle ne sut gagner un pouce de terrain. Louis XIV put même retirer des Pays-Bas plusieurs régiments pour les envoyer en Allemagne au dauphin. L'armée alliée comprenait, outre les régiments hollandais et hispano-belges, des corps allemands tirés du Hanovre, du Palatinat, du Brandebourg, des duchés de Nassau et de Bruns- wick-Lunebourg, de l'évêché de Munster. La rivalité de ces troupes d'origine diff'érente et la divergence de vues de leurs chefs, nuisaient aux opérations. On accusait l'électeur de Bran- debourg d'avoir été la cause de la défaite de Waldeck par suite de la lenteur qu'il avait mise à rejoindre le quartier général. Lui- même réclamait les subsides qu'on lui avait promis. A peine était-il arrivé dans notre pays, qu'il demandait des munitions "^. Son avidité inspirait des craintes à tous ses amis. De son côté, Waldeck ne voulait plus garder le commandement si le comte de Nassau restait général de la cavalerie; celui-ci, à son tour, 1 Pour les opérations militaires de cette époque, nous renvoyons au chevalier de Beâurain, Histoire militaire de Flandre depuis r année 1690 jusquen 169i. Paris, 175.^, 2 vol. in-folio. — Pour la bataille de Fleurus, voir Camille Rousseï, Histoire de Louvois, t. IV, pp. 402 et suiv. 2 Coloma à Charles II, l^'' et iS août 1690. (S. E.E., t. CLXV, ft. 76 et 103.) (313) demandait qu'on remplaçât le généralissime par un officier plus vigoureux et plus capable. Guillaume III, qui dominait et dirigeait la coalition et qui, par son ascendant, aurait pu mettre un terme à ces rivalités, guerroyait en Irlande. Il voulait se rendre maître de toute l'Angleterre, y éteindre les derniers restes de l'insurrection jacobite, et il négligeait les Pays-Bas en proie à la plus vive inquiétude depuis la défaite de Fleurus ^. Comme dans la guerre précédente, les alliés, par suite de leur mésintelligence, ne purent entreprendre un mouvement décisif. Après Fleurus, il avait été question de tenter une diver- sion du côté du Rhin, mais on était à la fin d'août, ù une époque où les pluies rendaient toute opération difficile "^. Les petits princes allemands entrés dans la coalition et dont toute la fortune consistait dans leur armée, se jalousaient profondé- ment et n'osaient risquer une action décisive. A peine était-on au milieu de la saison qu'ils songeaient déj?» à renvoyer leurs troupes dans leurs quartiers d'hiver. Cette inaction refroidis- sait naturellement le zèle des Hollandais. N'avaient-ils pas déclaré à Manuel Coloma, après le départ des Hanovriens 3, qu'ils n'étaient plus en état de nous défendre, qu'ils devaient songer à eux-mêmes et qu'ils ne voulaient point être les vic- times de notre incurie ^'! Coloma avait beau protester du dévouement de son maître à la cause commune, on lui répon- dait que l'Espagne était ruinée et que tout le poids de la guerre retombait sur ses alliés. L'Espagne, en effet, faisait moins que jamais honneur à ses ' Coloma à Charles II, 5 août 1690. (S. E. E., t. CLXV, f. 115.) 2 Le même au même, 29 août 1690. {Ibidem, f. 129.) 5 Au mois d'octobre, le duc de Hanovre avait rappelé ses troupes sous prétexte qu'on avait avantagé l'électeur de Brandebourg. Voir Coloma au marquis de Gastanaga, 13 octobre 1690 {Ibidem, f. 257), et Coloma à Charles II, 27 février 1691. {Ibidem, t. ClXVI, f. 153.) — Pour les diffi- cultés avec le Hanovre, voir aussi la correspondance du marquis de Moncayo. * Coloma à Charles II, 13 octobre 1690. {Ibidem, t. CLXV, f. 257.) Cf. le même, 27 février et 13 mars 1691. {Ibidem, t. CLXVI, ïï. 153 et 185.) (314) engagements. Elle n'envoyait plus de secours aux Belges, ses plus fidèles sujets. Aussi les plaintes des états de nos provinces deviennent de plus en plus vives. « Nous nous trouvons, » écrivaient les états de Brabant, le 26 septembre de cette année, a réduits à la dernière des extrémités où puissent venir ceux » que de longues et frayeuses guerres ont épuisé jusques à la » dernière substance et qui ne peuvent plus présenter à Votre » Majesté que des infirmités et des playes, que des gémisse- » ments et de la douleur, au lieu de moyens et de secours pour » subvenir à la continuation des grosses dépenses qu'entraisne » après elle la présente guerre; laquelle, ayant achevé de don- » ner la dernière secousse à cette province, vient de la mettre » hors de tout estât de se pouvoir relever, après avoir donné » tant de preuves de sa fidélité, qu'elles peuvent servir d'exemple » et de model à tous les peuples de la terre. Car, Sire, quelles » plus fortes marques peut-on en donner que d'avoir essuyé, » avec la fermeté que nous avons fait, touttes les foules et » ravages des successives guerres auxquelles ces pais ont esté » esposés durant tant de siècles, et que de n'avoir rien épargné » de nos biens et de notre sang, pour nous conserver (malgré M tous les efforts de nos ennemis) dans la légitime domination » de V. 31. ; sans que la vue de tout ce que les malheurs de la » guerre ont de plus affreux et qui ont particulièrement » accueilly cette province, auxquels elle a comme esté en but, » n'a jamais donné le moindre bransle ou causé la moindre » altération à cet esprit d'amour, d'affection et d'obéissance » que nous avons toujours eu et que nous conserverons éter- » nellement pour la personne et le service de V. M ? » Les états rappelaient au roi les promesses de secours, en hommes et en argent, qu'il leur avait faites par sa lettre du 28 février 1686 et qu'il avait réitérées dans une lettre écrite au marquis de Gastaiiaga, notre gouverneur général, le 25 mars 1688. Ils se flattaient qu'enfin elles seraient réalisées « le plus » long délay, » continuaient-ils, « nous jettera infailliblement » dans le dernier désordre et confusion, par le défaut des )) paiements militaires et d'autres nécessités inexcusables, pour ( 318 ) » lesquelles nous ne sçavons aucunes ressources et moyens, » car ayant moissonné le fruit avant sa maturité, consommé » tous les revenus publics de cette province, présens et à » venir, engagé tout nostre crédit, tant en général qu'en par- » ticulier, pour contribuer aux fraiz et despenses de cette » guerre, dont les succès n'ont pas suivi noz attentes et » voyant la campagne déserte se décharger dans les villes, et » jusques dans les pays étrangers, de la plus grande partie de » ses habitans qui ont perdu leurs bestiaux, abandonné leur )) labour et leurs maisons, pour chercher ailleurs la subsis- » tance que les nombreuses armées tant ennemies que amies, » qui y ont campé, les deux dernières années, au nombre » de plus de deux cens mille hommes, ont entièrement con- » sommé, détruit et enlevé grains, fruits, fourrages, légumes, » les meubles et les effets mesmes, où ils se sont trouvés, » ayant subi le mesme sort, avec tant d'excès et de rigueur » qu'il s'est fait sentir jusqu'aux personnes qui sembloient en » devoir estre le plus exemptes par les avantages de leur nais- » sance et de leurs dignités, il ne nous reste, Sire, dans ce » dernier malheur qu'à soupirer après le secours et remises » que Votre Majesté nous a promises, et dont nous avons été » frustrés depuis tant d'années, et qu'à espérer que, touchée » de compassion pour les souffrances de ses fidels vassaux, » Elle nous donnera, au plus tost, ce soulagement et cette )) consolation pour la conservation de cette province, la pre- » mière et la plus importante des Pays-Bas. Ce ne sont pas, )) Sire, des particuliers qui vous font cette démarche, ce sont » universellement tous les habitants de ce duché de Brabant, » que nous représentons, et pour lesquels nous portons la » parolle, qui gémissent et qui implorent l'assistance de V. M. » et qui tachent de la rendre sensible à leurs maux et à leurs )) playes, n'ayant plus en leur corps de parties qu'ils puissent » dire saines, que leurs cœurs, qui ne respirent que par l'at- » tente de cette assistance si désirée... '. » * Gachard, Lettres écrites par les souverains des Pays-Bas aux états de ces provinces. (G. R. H., 2e série, t. I, p. i39.) — Cf. les représentations ( 316) Les dissentiments entre alliés sont le fait dominant de cette guerre. Ni d'un côté ni de l'autre on ne remporte de succès décisif. Luxembourg n'avait pas profité de sa victoire de Fleurus. L'année suivante, le 15 mars, une armée française vint investir la place de Mons. Tout avait été préparé dans le plus grand secret; en quelques jours, 45,000 hommes de pied et 30,000 chevaux, indépendamment des garnisons voisines, se trouvèrent réunis. Louvois présida aux premiers travaux entrepris sous les ordres de Vauban i. Louis XIV arriva le 21 avec le dauphin, Monsieur et le maréchal de la Feuillade. Luxembourg et d'Humières commandaient le corps d'armée chargé de protéger les assiégeants. Guillaume III était alors à La Haye où s'étaient réunis en congrès les représentants de tous les souverains ennemis de Louis XIV et où l'on discutait le plan de la campagne prochaine. A la nouvelle de l'investis- sement de Mons, le roi d'Angleterre courut à Bruxelles où il réunit une division hollandaise et un corps espagnol, mais il ne trouva pas ces forces suffisantes pour attaquer le maréchal de I uxembourg. Coloma, de son côté, proposait une diversion dans la vallée du Rhin. Mais l'évêque de Munster, que les Hol- landais pressaient de rejoindre le comte palatin, ne bougea pas, non plus que le duc de Hanovre, non plus que le land- grave de Hesse qui ne parvenait pas, disait-il, à concentrer ses troupes '^. Aussi Luxembourg ne rencontra aucune résistance. des mêmes étals du 16 avril de cette année et citées par M. Piot dans un article intitulé : Les efjets désastreux de la guerre en Flandre pendant les années 1689 à 1694 et qui a paru dans les Annales de la Société d'ému- lation DE Bruges, 3^ série, i. VII, 1872. 1 Camille Kousset, Histoire de Louvois, t. IV, pp. 459 et suiv. 2 Coloma à Charles II, La Haye, 10 avril 1691. (S.E.E., t. CLXVI, f. 269.)— Le même au même, 24 avril. {Ibidem, f. 295.) Cette dernière dépêche est particulièrement intéressante, parce qu'elle nous fait con- naître les dispositions des princes allemands dans celte guerre : « De todo este hecho y resoluciones, conclut Coloma, se dignara comprehen- der V. M. la discordia, desunion y mala intelligencia (sin omitir codicia) que ay entre eslos principes alemanes, pues aunque lodos eslan armados, ninguno tiene para sustentar sus tropas y necessitan hazerlo de subsi- ( 317 ) Mons capitula le 8 avril, Hal fut brûlé et rasé à la fin de mai, Liège, dont le souverain, l'évêque Jean-i.ouis d'Elderen, était entré dans la coalition, faillit avoir le même sort. Le marquis de Boufflers la fit bombarder pendant cinq jours. Trois mille maisons furent brûlées. Louvois avait même ordonné de bom- barder Bruxelles, mais Luxembourg et Vauban protestèrent; ils soutinrent que les bombes faisaient un mal inutile et ne ser- vaient qu'à exaspérer l'ennemi. Ce dernier ordre ne fut donc pas exécuté. Luxembourg se contenta de manœuvrer vis-à-vis de Guillaume III et de le tenir en respect. Il le battit à Leuze, vers le 18 octobre, dans un engagement de cavalerie oh il n'avait que vingt-huit escadrons contre soixante-dix, mais cette victoire ne lui fut non plus d'aucune utilité; il se retira jusque sous les murs de Courtrai où il plaça une garnison, après quoi les troupes entrèrent dans leurs quartiers d'hiver. IIL Malgré ses embarras financiers, l'Espagne ne songeait pas encore à déposer les armes. Le 13 août 1691, les états de Brabant avaient prié la reine mère d'employer ses bons offices auprès du roi pour que des secours efficaces fussent envoyés aux Pays-Bas. Ils se prévalaient de l'affection que Philippe IV avait montrée à ces provinces, des efforts qu'il avait toujours faits pour les conserver sous son obéissance et les garantir des entreprises de leurs ennemis, de la disposition de sa dernière volonté par laquelle il avait ordonné qu'elles demeurassent à dios y quarteles y siendo unos y otros mas escassos de lo que requière la urgente necesidad de cada uno, la guerra iio se puede hazer vigorosa ni de concierto, mucho mas a visto de las continuas sujectiones y ofertas de la Francia que como ha posehido el espiritu de los mas de estos prin- cipes y de sus ministres, conserva y sobre elles un cierto genero de pos- session y summa facilidad acia su relaxacion, de cuyos fundamentos ver- daderos y solides no puedo menos de sacar poco favorables consecuencias en el processo de los cosas y de todo tengo informado a los ministros... » (318) jamais réunies à ses autres royaumes, en chargeant expressé- ment ses successeurs de les assister de toute leur puissance. Ils rappelaient que, grâce aux soins de ce bon et généreux prince, a on avait toujours arrête et empêché en quelque manière » les entreprises et dangereux desseins des ennemis. Mais, » Madame, disaient-ils, que les choses ont changé de face et » que ces pays, autrefois si florissants et si puissants, sont » maintenant réduits à des extrêmes misère et désolation ! Les » terres ci-devant si abondantes et si fertiles, se voient à la )) veille de former un vaste désert, les peuples et les habitants, » tant des villes que de la campagne, sont si exténués et si » dépouillés de moyens, qu'ils ne sont plus capables de ren- » dre aucun service à leur souverain. » Nos députés ne lui laissaient pas ignorer ([ue « par de plus longs délais de secours et d'une résolution vigoureuse » les Pays-Bas couraient grand risque de tomber sous la domination de la France. Une autre considération bien grave qui devait déterminer le roi à ne rien épargner pour relever la gloire de ses armes, était, poursui- vaient-ils, que les alliés mêmes, se prévalant de la faiblesse de la monarchie « s'attribuaient des pouvoirs et des autorités telles qu'elles allaient en vilipendance de celles de Sa Majesté i ». Marie-Anne promit de s'interposer auprès de son fils pour qu'il nous envoyât les secours dont nous avions besoin '^. Le souverain pontife insistait d'un autre côté sur la nécessité d'une paix définitive. Charles II répondit qu'on n'aurait pas la paix tant qu'on n'aurait pas réduit Louis XIV, le plus grand viola- teur de traités qu'on eût jamais vu '■^. 11 envoyait de nouvelles protestations à La Haye de son dévouement à la cause com- mune et promettait de tenir la campagne en Flandre, dans le ' Gachard, Lettres écrites par les souverains des Pays-Bas aux états de ces provinces. (G. R. H., 2e série, t. I, pp. 442-443.) - Marie-Anne d'Autriche aux états de Brabant, 21 septembre 1691. (Gachard, ibidem, pj). 442-443.) ■' Charles II au pape Innocent XII, 14 lévrier 1692. (S. E. E., t. CLXVIII. fol. 55.) (319 ) Milanais, en Catalogne; d'équiper vingt-quatre navires et trente-deux galères K Dans les instructions qu'il donnait à Francisco Bernard de Quiros, son nouvel ambassadeur auprès des Provinces-Unies, instructions minutieuses qui nous ren- seignent admirablement sur les projets de la cour de Madrid, Charles II recommandait de ne pas prêter l'oreille aux propo- sitions de paix, mais, au contraire, de les écarter comme nuisibles aux intérêts des alliés et à ceux de l'Espagne en par- ticulier 2. Mais le marquis de Moncayo, ambassadeur par inté- rim à La Haye, ne put pénétrer les projets des alliés pour la raison bien simple que ceux-ci n'en avaient pas. Divisés d'in- térêts, ils voulaient conduire les opérations à leur guise, sans trop se soucier du résultat final. Aussi la guerre fut-elle cette année simplement défensive comme les années précédentes. Elle fut marquée du côté des Français par une victoire. Luxembourg était campé à Steenkerque, près d'Enghien, à trois ou quatre lieues de Guillaume, lorsque, le 3 août, de grand matin, il se laissa surprendre. Notre avant-garde détruisit la brigade du Bourbonnais qui occupait l'extrémité du campe- ment français. Mais la nature du terrain, coupé de fossés et de haies, ralentit la marche des assaillants. Le maréchal mit rapi- dement ses troupes en bataille. Boufiïers, campé quatre lieues plus loin, entendit le canon et marcha. Les coalisés conti- nuaient d'avancer, la division anglaise tenant la tête. Luxem- bourg vit fléchir ses premiers rangs, composés des Suisses 1 Charles II au marquis de Castel Moncayo, il avril 1692. (S. E. E., t. CLXVlll, f. i3.) — Castel Moncayo à Charles II, G mai 1692. (Ibidem, fol. 82.) - « Estareis advertido de no dar oydos a proposiciones de pazes, antes bien procurareis desviarlas embarazando quanto sea possible que se liable en este punto, como tan pernicioso a los intereses de todos los aliados y a los nueslros en particular en el èstado présente de las cosas. » (Art. 23 des instructions données à Bernard de Quiros, le 30 avril 1692 [S. E. E., t. CLXIX, f. 1].) Don Francisco Bernard de Quiros était membre du Conseil de Castille et du Conseil des ordres. Il avait été ambassadeur en Pologne avant d'être envoyé k La Haye. ( 320 % auxiliaires. Pour ranimer les soldats, il donna l'ordre de char- ger à la maison du roi, composée de la fleur de la noblesse de France. Tous ces gentilshommes quittèrent leurs chevaux, prirent le mousquet et marchèrent avec les gardes suisses et françaises. La mêlée fut chaude et bien peu revinrent sans blessures. Enfin, la division anglaise dut céder. Elle avait cinq régiments taillés en pièces et les troupes de la seconde ligne ne l'avaient pas soutenue à temps. Guillaume ne voulant pas attendre l'arrivée de Boufïlers, fit sonner la retraite. Il avait perdu près de sept mille hommes. Heureusement pour nous, Luxembourg ne s'aventura pas à la poursuite de l'ennemi i. Deux mois plus tôt, trente mille hommes de l'armée de l'Entre-Sambre-et-Meuse, commandés par le roi de France en personne, étaient venus investir Namur. Vauban dirigeait ce siège qui passe pour un chef-d'œuvre. Il eut à lutter contre des pluies continuelles, le débordement des rivières, des inon- dations sans exemple dans le pays; enfin, contre l'habileté d'un ingénieur hollandais, le célèbre Cohorn, son digne rival, mais qui fut blessé et mis hors de combat. La ville capitula la première; la citadelle se rendit le 30 juin. Louis XIV voulut qu'on respectât les privilèges des habitants ainsi que les pro- priétés. La perte de Namur provoqua dans tout le pays une émotion profonde. Cette place était regardée co'mme le boulevard des Pays-Bas espagnols, et depuis sa chute les routes de Liège et de Bruxelles étaient ouvertes aux Français. Les ennemis s'étant emparés des provinces de Hainaut et de Namur, il restait, disaient les états de Brabant, bien peu de chose de cette féconde et illustre Belgique, antique patrimoine du roi et si redoutable jadis à ses ennemis 2. La frontière hollandaise n'était plus qu'à * Nawèche, Cours cV histoire nationale , t. XXIV, pp. 273-274. Nous ferons remarquer toutefois que l'auteur donne faussement à la bataille de Sleenkerque la date du 3 mai. 2 « Quedar poquissimas reliquias de la fecunda, populosa y illustre Bel- gica, antiguo patrimonio paterne suyo, y antes tan formidable a los enemi- ( 321 ) trois journées de marche de l'ennemi. Aussi le marquis de Moncayo avait-il insisté sur les raisons qui réclamaient une prompte intervention des alliés en faveur d'une place aussi importante. Si elle succombait, disait-il, il était à craindre que le pays ne se rendît de désespoir aux Français, ou que les Anglais n'accordassent plus des subsides qu'ils jugeaient inu- tiles et que le pays de Liège ne se détachât de la coalition. Les Hollandais ne goûtèrent pas ces raisons si sensées. Avec leur méfiance habituelle, ils hésitaient à risquer une bataille pour sauver une ville étrangère, et leur inaction explique pourquoi Namur succomba si vite, au grand chagrin des Impé- riaux qui appréciaient mieux l'importance de cette place i. Les Hollandais, écrivait Moncayo, étaient comme le malade qui est tout heureux de ce qu'on n'a pas dû lui appliquer des remèdes énergiques. Ils n'avaient pas dû risquer une bataille pour sauver Namur. Peu leur importait que Louis XIV fût maître d'une province belge de plus, pourvu qu'ils gardassent, eux, leur armée intacte. Ils n'avaient pas dû engager leurs troupes, et les fonds publics remontaient à la bourse d'Am- sterdam i2. C'était l'essentiel pour ces marchands qui, en défi- nitive, étaient les maîtres de la République. D'autre part, plusieurs princes allemands avaient fait défaut. Le Palatin et révêque de Munster, sous prétexte que le duc de Joyeuse menaçait leurs propres États, s'abstenaient, et les Hessois, qui gos. » (Extrait d'une lettre des étals de Brabant à Charles II, du 21 août 1692, cité par Gachard, Lettres écrites par les souverains des Pays-Bas aux états de ces provinces, p. 446.) — Cf. pour les dégâts commis par les Français à la même époque, la remontrance des baillis et féodaux de la cliâtellenie du Vieux-Bourg de Gand et du magistrat du Franc de Bruges dont des extraits ont été publiés par M. Piot dans un article déjà cité : Les effets désastreux de la guerre en Fland7X pendant les années 4689 à 1694. (Annales de la Société d'émulation de Bruges, 3e série, t. Vil, 1872.) * Le marquis de Moncayo à Charles II, 5 juin et i^r juillet 1692. (S.E.E., t. CLXVIII, ff. 147 et 223.) - Le même au même, 15 juillet 1692. {Ibidem, f. 245.) Tome LIV. 21 ( 322 ) devaient rejoindre l'armée du Rhin, avaient pris la route de la Moselle sur un ordre de Vienne. Aussi celte fameuse diver- sion vers le Rhin, dont on parlait toujours, fut encore remise pour de misérables motifs d'intérêt personnel, alors que les Français étaient au cœur même des Pays-Bas ^. Qu'arriva-t-il ? Louis XIV, dès qu'il fut maître de Namur, put envoyer des renforts à l'armée du Rhin ; pour n'avoir pas voulu combattre les Français dans notre pays, les princes allemands durent les combattre chez eux, et les Pays-Bas restèrent dégarnis de troupes. Maximilien-Emmanuel de Bavière était alors notre gouver- neur général. Charles II l'avait nommé, à la demande de l'Em- pereur lui-même, en lui donnant une autorité égale à celle du cardinal-infant et de l'archiduc Léopold 2. Mais le nouveau gouverneur n'avait que l'ombre du pouvoir. Il ne disposait, en réalité, pour nous défendre, que de ses régiments bavarois et de quelques compagnies de Wallons et d'Espagnols. Or, l'entretien des troupes étrangères, des troupes auxiliaires, comme on les appelait, était devenu un fardeau insupportable pour la nation, et pour s'y soustraire les états du Brabant avaient consenti à payer leur quote-part dans l'entretien d'un corps de milice composé de soldats du pays. Les mêmes états conjuraient le roi de réaliser ses promesses atin de seconder les efforts de l'électeur, prince si bien intentionné, disaient-ils, pour la cause commune et pour la gloire et l'avantage de sa couronne 3. H importait de relever le mora! des populations en * Le marquis de Moncayo à Charles II, 5 et 17 juin, 29 juillet 1692. (S. E. E., l. CLXVIII, ff. 147, 149, 258.) 2 L'électeur reçut des patentes en français datées du 12 décembre IG9I et des patentes en espagnol en date du 13. Il est dit dans les dernières que le roi lui donne les mêmes pouvoirs et autorité qui lui appartiennent comme souverain. (Note de Gachard, Lettres écrites par les souverains des Pays-Bas aux états de ces provinces, p. 444.) — Voir du même : Une visite aux Archives et à la Bibliothèque royale de Munich. (G. R. H., ûC série, t. VI, pp. 23 et suiv.) 5 Les états de Brabant à Charles II, 19 novembre 1692. (Gachard^ Lettres écrites par les souverains des Pays-Bas aux états de ces province^, p. 448.) ( 323 ) tentant au moins de reprendre une place forte, puisqu'on n'osait pas livrer bataille. Maximilien et Bernard de Quiros, qui venait d'arriver à La Haye comme successeur de don Manuel Colonial, proposaient de faire le siège de Namur. Guillaume IIJ, d'accord avec les Hollandais, faisait des objections : en inves- tissant Namur, on découvrait Bruxelles, Gand, Ostende, places tout aussi importantes et pour la défense desquelles les troupes disponibles suffisaient à peine 2. La vérité était, comme nous l'avons déjà dit, que les Hollandais ne voulaient s'imposer aucun sacrifice pour délivrer une place belge. Quand on les poussait ù bout, ils répondaient que l'Espagne n'envoyait plus ni d'argent ni de soldats. Le pays, en effet, était dénué de tout. Furnes, par exemple, n'opposa aucune résistance 3. L'ennemi n'eut qu'à se montrer pour que la place se rendît. Heureuse- ment l'électeur put jeter quelques troupes dans Nieuport, et l'envoi de ce renfort sauva la Flandre 4. Plus que jamais il aurait fallu des Iroupes nationales, car en séjournant sur notre territoire, en gardant à titre d'alliés une partie de nos forteresses, en avançant l'argent nécessaire pour leur entretien, les Hollandais en vinrent peu à peu à regarder l'occupation de notre pays comme un droit, et c'est ainsi qu'ils imaginèrent de faire de quelques-unes de nos villes des barrières placées sous leur autorité directe et exclusive, idée qui sera réalisée par le célèbre traité de 1745, un des plus humiliants que nous eûmes à subir s. Aussi la campagne de 1693 fut-elle aussi malheureuse que les précédentes. Le 18 mai, Louis XIV partit pour aller prendre * Manuel Coloma fut envoyé à l'ambassade de Londres. (S. E. E., t. CLXIX, ff. 1 et suiv.) 2 Bernard de Quiros à Charles II, 15 et 26 août 1692. {Ibidem, ïï. 20 et 34.) •"' Le même au même, 29 janvier 1695. {Ibidem, t. CLXX, f. 35.) ^ Même dépêche. ^ Voir, à ce sujet, les représentations de Quiros au roi, du 29 janviei' 1693 {Ibidem, t. CLXX, f. 48), surtout sa lettre du 5 juillet 1693 (t. CLXXI^ fol. 29). ( 324 ) à Geiïibloux le commandement de l'armée des Pays-Bas, forte de 120,000 hommes. Il se proposait encore de faire le siège d'une de nos grandes villes. Son plan, dit-on, était d'investir Liège; mais Guillaume, qui cette fois avait eu le temps d'unir ses forces à celles de Maximilien, s'avança jusqu'à Louvain et s'établit de manière à couvrir également Liège et Bruxelles. Le roi ne voulut pas compromettre sa fortune et se retira en laissant le commandement à Luxembourg. Le maréchal prit la petite ville de Huy et fit une démonstration sur Liège, espé- rant obliger Guillaume à diviser ses forces pour en envoyer une partie au secours de la place. Ce calcul réussit, mais Guil- laume se retira à plusieurs lieues de là, derrière la petite rivière de la Geete, dans une position où il se couvrit par des haies et des marais entre les villages de Neerwinden et de Neerlanden. Il avait 50,000 hommes. Luxembourg, qui en avait un tiers de plus, résolut de lui livrer bataille. Le 29, après une marche forcée de sept lieues, il l'attaqua dans ses lignes, bien qu'il les trouvât très fortes. L'action fut plus chaude encore qu'à Fleurus et à Steenkerque. La clef de la position était le village de Neerwinden, qui fut pris et perdu trois fois. De part et d'autre, on montra la plus brillante valeur. La cavalerie française resta cinq heures exposée au feu meurtrier de l'artil- lerie ennemie qu'elle essuya avec une constance héroïque, ce L'insolente nation ! » s'écria Guillaume, impatienté de cette résistance dont il ne croyait pas les Français capables. Les positions de l'ennemi furent enfin enlevées. Les Français avaient perdu 10,000 hommes; la perle des alliés était plus grande. Ge fut la plus sanglante bataille de la guerre. Elle valut à Luxembourg le surnom de Tapissier de Notre-Dame, à cause du grand nombre de drapeaux qu'il avait pris à l'ennemi. Guillaume avait dirigé la retraite avec un sang-froid admi- rable. Trois semaines après, il passait en revue sous les murs de Bruxelles une armée aussi forte que celle avec laquelle il avait combattu à Neerwinden i. La campagne se termina par * Sur la bataille de Neerwinden ou de Landen, comme disent quelque fois les Français, ou de Wanghe, comme disent les Espagnols, du nom ( 325 ) le siège de Charleroi, que le maréchal de Villeroi et Vauban forcèrent à capituler, le 11 octobre, sans que Guillaume eût pu la secourir. Ce qui s'était passé pendant le siège de Mons et de Namur se revit au siège de Charleroi. M. de Quiros insista pour qu'on se portât au secours de la place. Les Hollandais montraient de la répugnance. On parla ensuite de marcher vers la Flandre pour reprendre Furnes. C'était exposer Bruxelles, Louvain, Malines, Liège même. L'électeur se montra hésitant; après avoir donné l'ordre de se rendre à Charleroi, il se ravisa et se dirigea vers Furnes. Quant à Guillaume, il avait subi l'in- rtuence de ses conseillers hollandais, Portland et Dickveld, et c'est ainsi que Charleroi ne fut pas secouru. C'était la quatrième place que l'ennemi nous enlevait, sans que du côté des alliés on eût fait le moindre effort pour le prévenir ^. Si Luxem- bourg avait été plus audacieux, il aurait pu s'emparer de Bruxelles : il n'aurait rencontré aucune résistance sérieuse. Telle était la misère des troupes, que beaucoup de cavaliers avaient dû vendre leur monture. Quatre régiments allemands ne comptaient ensemble que 800 hommes. La garnison de notre capitale, paraît-il, ne comprenait qu'une centaine d'hommes valides, tant les malades étaient nombreux 2. d'un village voisin, voir la relation faite par Bernard de Quiros au roi, le 1" août 1695. (S. E. E., t. CLXXI, f. 69.) — Pour le récit de la bataille, voir Camille Rousset, Histoire de Louvois, t. IV, p. 322. 1 Quiros au marquis de Leganes, gouverneur de Milan, et au marquis de Bourgomayne, ambassadeur à Vienne, 18 septembre 1693. {Ibidem, f. 187.) Cf. la relation de ce siège de Charleroi par Francisco de Castillo Faxardo, commandant de la forteresse, publiée par M. Piot dans C. R. H., 5e série, t. IV. 2 Quiros à Charles II, 25 septembre 1693. (S. E. E., t. CLXXI, f. 175.) — Voir, dans le même volume, f. 236, un projet de réforme militaire envoyé à la cour de Madrid. ( 326 ) IV. Malgré ses victoires, la France n'avait pu frapper un coup décisif. L'entretien de ses armées, qui ne pouvaient plus vivre sur le territoire ennemi, dans des pays ruinés depuis long- temps, devenait très coûteux. La récolte avait été mauvaise en 1692. Elle fut détestable en 1693. Le blé manqua. Les inten- dants constatèrent une extrême mortalité. « On périssait de misère, dit Voltaire, au bruit des Te Deum. » Aussi Louis XIV, qui s'était réconcilié avec le Saint-Siège, se montra disposé à traiter et accepta la médiation du Danemark et de la Suède. Il offrait (le rendre les places conquises dans l'Empire, sauf Strasbourg, et de soumettre les autres réunions à l'arbitrage d'une puissance neutre, comme Venise. Il s'engageait à resti- tuer à Charles II les villes conquises dans la Catalogne; pour former la barrière demandée par les Provinces-Unies, il vou- lait rendre Mons et Namur ; l'évêque de Liège rentrerait en possession de la ville de Huy et serait dédommagé de la perte de Dinant et de Bouillon par une certaine portion du plat pays de Luxembourg. Il consentait à renoncer, tant en son nom qu'en celui du dauphin, et en faveur de l'électeur de Bavière, à tous les droits qui pourraient lui échoir sur les Pays-Bas espagnols à la mort de Charles II, pour autant que l'Empereur fît une semblable déclaration ; quant au reste de la succession, il offrait, la paix conclue, de s'en rapporter à l'arbitrage de la Suède ^. * Mémoire présenté à la cour de Suède par d' A vaux, dans les Actes et mémoires des négociations de la paix de Rijswick, t. I, p. 38. Cf. les dépêches de Louis XIV à d'Avaux, du 12 novembre, et à Bonrepaus, du 19 novembre 1695, publiées par Legrelle, t. I, pp. 377 et 379, dépêches qui complètent en quelque sorte les instructions données par Louis XIV à d'Avaux, le 2 juillet 1693, publiées par J.-A. Wijnne dans ses Négociations de M. le comte d'Avaux, ambassadeur extraordinaire à la cour de Suéde pendant les années 4693, 1697-1698, t. I. ( 327 ) Ces concessions parurent insuffisantes. Les alliés avaient pris les armes pour rétablir les choses sur le pied des traités de Westphalie et de Nimègue. A ce compte, Luxembourg devait revenir à l'Espagne et Strasbourg à l'Empire. Les Hol- landais trouvaient insuffisante la barrière offerte par Louis XIV. Ils l'auraient voulue plus forte que celle qui avait été créée par le traité de Nimègue. Dans la ligne de forteresses qu'il réclamait, Dickveld, un des conseillers du stadhouder, com- prenait Menin, Ypres, Tournai, Condé, Maubeuge, Valen- ciennes, Lille, même Saint-Omer. A quoi un diplomate français aurait répliqué : « Ce n'est pas une barrière qu'on demande » pour la sûreté des Hollandais, mais plutôt l'ouverture et le » renversement de celle qui doit garantir la France i. » Le projet d'abandonner les Pays-Bas à Maximilien de Bavière était fort suspect aux Espagnols. Diplomate aussi actif que perspicace, M. de Quiros, leur ambassadeur à La Haye, crai- gnait que Louis XIV ne songeât à séduire l'électeur et à le déta- cher de la coalition 2. Loin d'accepter les offres de la France, il fallait, selon lui, profiter de sa misère et continuer la guerre d'accord avec les alliés ^. La défiance de l'ambassadeur n'était pas sans fondement. Quelques années auparavant, en 1688, Maximilien-Emmanuel, dans une conversation avec le marquis de Villars, avait laissé entendre que si l'Empereur le mettait en possession de quelque État considérable, il pourrait un jour, dans le cas où Charles II mourrait sans enfant, redonner cet Etat à Louis XIV, moyennant qu'on lui attribuât les royaumes de Naples et de Sicile ^. Peut-être Maximilien-Emma- nuel était-il encore dans les mêmes dispositions; dans ce cas, la cession des Pays-Bas au prince bavarois n'eût été qu'un ache- minement vers leur réunion à la France. L'Espagne n'accepta * Dickveld à Heinsius, 31 août et 21 septembre 1693, dans VArchief van Heinsius, publié par Van den Hein, t. III, pp. 19-21 et 22-23. •^ Quiros à Charles II, l^r janvier 1694. (S. E. E., t. CLXXII, f. 33.) ' Le même au même, 9 et 23 février 1694. {Ibidem, iï. 174 et 198.) * Legrelle, t. I, p. 346. ( 328 ) donc pas les propositions de Louis XIV, et comme, enfin, Guil- laume III exigeait qu'on le reconnût comme roi d'Angleterre, reconnaissance qui répugnait au monarque de Versailles, la guerre continua. Les opérations de l'année 1694, pour ce qui regarde notre pays, se réduisent à une marche très admirée de Luxembourg pour couvrir la Flandre maritime, et à la reprise de la petite ville de Huy par les alliés. Luxembourg mourut le 4 janvier 1695. Il fut remplacé par Villeroi, cour- tisan magnifique, mais médiocre officier. Le nouveau générai établit depuis Dunkerque jusqu'à Mons et Namur une longue ligne de défense formée par les canaux et les rivières. Les intervalles furent remplis par des fossés et des retranchements, de manière à fermer tout passage à l'ennemi. Villeroi s'établit à Tournai vers le milieu de cette ligne, en s'appuyant sur Boufïlers qui gardait les forts de la Sambre. Guillaume profita habilement de l'inaction de l'ennemi. Il fit une démonstration vers la Flandre maritime qui trompa Villeroi et dirigea le gros de ses forces sur Namur. Boufïïers se jeta dans la place avec Mesgrigny, un des meilleurs élèves de Vauban, et 13,000 hommes. L'armée assiégeante, que commandaient Guillaume III et l'électeur de Bavière, était composée d'Anglais, de Hollandais, de Brandebourgeois et de Bavarois. Coloma dirigeait maintenant les travaux d'attaque. Après plusieurs semaines de résistance et deux assauts meur- triers, Boufïlers dut rendre la ville et se retirer dans la cita- delle. Au lieu de marcher à son secours, Villeroi avait perdu son temps à poursuivre le prince de Vaudemont, que Guil- laume avait laissé devant lui avec une division, et à prendre deux petites places, Deynze et Dixmude. Il laissa s'échapper Vaudemont et, pour obliger Guillaume III à lever le siège de Namur, il vint bombarder Bruxelles (13, 14 et 15 août). Il brûla ainsi plus de quinze cents maisons, fit de grands dégâts à l'hôtel de ville et aux édifices de la Grand'place, et causa aux habitants une perte qui fut estimée à plus de vingt millions de florins i. ' Mémoires du feldmaréchal comte de Mérode-Westerloo, 1. 1, p. 99. — Henné et Wauters, Histoire de la ville de Bruxelles, t. II, pp. 128 el ( 329 ) Mais Guillaume no lâcha pas prise. Villeroi, enfin, s'avança contre lui, décidé à lui livrer bataille, mais il le trouva si for- tement retranché qu'il dut y renoncer. Le 20 août, les alliés donnèrent un assaut ^ la citadelle de Namur, assaut qui fut sanglant, et parvinrent à se loger dans la contrescarpe. Le lendemain, Boufflers capitula avec les honneurs de la guerre. Guillaume lil le retint prisonnier, malgré la capitulation, pour obtenir la mise en liberté des soldats des garnisons de Dix- mude et de Deynze, que Villeroi avait arrêtés au mépris du droit des gens. Le maréchal ne fut élargi qu'après que les soldats eurent été rendus à la liberté i. V. La prise de Namur était le seul succès que nos armées eussent remporté aux Pays-Bas et il était dû cette fois à la vigilance de Guillaume IIL Dans cette guerre comme dans la précédente, l'Espagne n'avait joué qu'un rôle passif. Elle était tellement pauvre que les Hollandais durent avancer 100,000 écus pour réparer les fortifications de Namur 2. Aussi, ses alliés la regar- daient comme une quantité négligeable et traitaient isolément. L'année précédente, dos conférences avaient eu lieu à son insu, à Maestricht, entre des agents français et des agents hollandais; à Soleure,en Suisse, entre des agents français et des envoyés de l'Empereur '^. Charles II s'en plaignit à Guillaume III et à suiv. — Wauters, Le bombardement de Bruxelles en 1695. Bruxelles, 1848. — PiOT, Les guerres en Belgique pendant le dernier quart du XYW siècle. (C. R. H., 4^ série, t. VIII.) ' Namèche, loc. cit., t. XXIV, pp. 285 et suiv. — Quiros à Charles II, 6 septembre 1695. (S. E. E., t. CLXXVII, f. 161.) Cf. Relation de la cam- pagne de Flandre et du siège de Namur en l'année 1695. La Haye, 1696, in-folio, et les Mémoires du feldmarcchal comte de Mérode-Westerloo, t. I, p. 97. 2 Quiros à Charles II. (S. E. E., t. CLXXVII, f. 178.) •"' Ces conférences n'aboutirent pas. Voir Legrelle, t. I, pp. 390 et suiv. ( 3:^0 ) Léopold, en leur rappelant que le rétablissement de la paix des Pyrénées était la base même de leur alliance et qu'il con- venait que rien dorénavant ne s'effectuât sans son interven- tion ^. Mais le monarque espagnol comprit qu'il ne pouvait exiger que l'on revînt à la situation telle qu'elle avait été créée par le traité de 16t)9. Depuis le commencement des hostilités, il n'avait fait qu'essuyer des désastres. Il avait perdu de nom- breuses places aux Pays-Bas. Il était attaqué en Catalogne et en Amérique; il avait perdu Ceuta et Melilla sur les côtes d'Afri- que ; il sentait que son trône s'écroulait; il avait reçu de sérieuses représentations de plusieurs de ses conseillers qui se prononçaient pour l'abandon définitif des Pays-Bas 2. M. de Quiros lui-même déclarait qu'il ne pouvait blâmer les Hol- landais de négocier directement avec les Français, car l'impuis- sance de l'Espagne était manifeste 3. Nous sommes sur un navire, disait-il, dont la direction est aux Hollandais. Aussi Charles II chargea Léopold de traiter pour lui aux conditions les plus favorables '^ Or, pour l'Empereur, il y avait une base tout indiquée pour les négociations : c'était la paix de West- phalie, comme pour l'Espagne c'était la paix de Nimègue. Revenir au traité des Pyrénées, il ne fallait pas y songer. Comme le remarquait M. de Quiros, on n'aurait su garder les places que l'on aurait recouvrées; il aurait fallu y introduire des garnisons étrangères s. L'Espagne n'avait plus les moyens de faire la guerre et elle ne pouvait avoir d'autre autorité dans les Pays-Bas que celle qu'il conviendrait aux Hollandais ' Charles II à Guillaume III et k Léopold, ô mars 1693. (S. E. E., t. CLXXV, f. 123 [copie].) - Voir la consultation donnée par le marquis de Mancera, le 6 août 1694, et publiée par La Fuente dans son Historia gênerai de Espana, t. XVII, p. -273. ■' Quiros au marquis de Bourgomayne, 14 octobre 1694. (S. E. E., t. CLXXIV, f. 144.) ' Charles II au même, 3 mars 1695. [Ibidein, t. CXCV, f. 115.) •■- Quiros à Charles II, 26 juillet 1695. {Ibidem, t. CLXXVII, f. 83.) (331 ) de lui laisser ^. Comme toujours, l'ambassadeur réclamait l'envoi de troupes nationales, sinon il ne pourrait traiter sur un pied d'égalité avec les alliés '^. Les rapports devinrent à la fm très tendus entre La Haye et Madrid. Les Hollandais avaient fait réclamer les sommes qu'on leur devait 3. Leur envoyé fut mal reçu à la cour et dut quitter l'Espagne. Peu s'en fallut que cet incident n'amenât une rupture entre Guil- laume III et Charles IL Le monarque anglais, qui était en même temps stadliouder des Provinces-Unies, ne voulait plus traiter à Londres avec le marquis de Canales ni à La Haye avec don Bernard de Quiros, tant qu'on ne lui eût pas donné satis- faction 4. Cependant les négociations continuaient. Fidèle à sa vieille tactique de diviser ses ennemis, la Franco renouvelait ses démarches auprès des Hollandais afin de conclure avec eux une paix séparée. Le 10 mars 1696, M. de Callières se rendait dans les Provinces- Unies en passant par Gand pour porter les propositions de paix de Louis XIV. Le monarque français était toujours prêt à renoncer à l'héritage de Charles II, pourvu que l'Empereur montrât les mêmes dispositions. Bien que M. de Callières ne crût pas devoir s'aventurer aussi loin que le per- mettaient ses instructions, qu'il refusât même de s'expliquer sur le point de la renonciation, il put se convaincre que la paix était ardemment désirée et que l'on n'était pas loin de s'entendre s. Si les Hollandais appréhendaient que notre pays ne passât à la France ou à l'Autriche, ils n'étaient pas hostiles à l'idée de le remettre à un prince originaire d'une de ces deux contrées. L'essentiel était que la Flandre ne fût pas réunie à la ' Quiros au marquis de Bourgomayne, 22 septembre 1695. (S. E. E., t. CLXXVII, fol. 24o.) 2 Le même à Charles II, 24 février 1696. {Ibidem, t. CLXXIX, f. 71.) '' Résolution des états généraux, du 8 mars 1695. {Ibidem, t. CLXXV, f. 199 [copie].) * Quiros à Charles II, 6 octobre, l*-i' novembre, 30 novembre et 27 dé- cembre 1695. (Ibidem, t. CLXXVIIl, ff. 20, 150, 505, 543.) •• Legrelle, 1. 1, p. 597. ( 332 ) monarchie française, qu'elle eût un souverain indépendant, que l'équilibre européen, en un mot, fût sauvegardé. Louis XIV devait donc ménager la susceptibilité des Hol- landais et donner quelques satisfactions à l'Empereur. Il eût voulu garder Strasbourg et Luxembourg. Or, l'Espagne tenait à ravoir cette dernière place, qui, du reste, devait lui revenir, si l'on prenait pour base le traité de Nimègue. Les Impériaux, de leur côté, refusaient de laisser une forteresse de cette impor- tance à la France. Les Hollandais, à cet égard, étaient moins exigeants : Luxembourg, avons-nous déjà dit, était trop loin de leurs frontières. Ils auraient laissé cette ville à la France en échange de quelques places fortes de notre pays. Dickveld, l'homme de confiance de Guillaume III et qui fut chargé de traiter avec Callières, faisait entendre à M. de Quiros qu'il conviendrait d'échanger Luxembourg contre un équivalent t ; qu'après tout, l'Espagne n'avait plus d'armée; que si Luxem- bourg retournait aux Pays-Bas, les Hollandais devraient y tenir garnison comme h Namur '^. On eût dit que les Hollandais préparaient les Espagnols à l'idée que Luxembourg leur appar- tiendrait un jour (pour être échangé plus tard contre un ter- ritoire belge), comme Maestricht, qui leur était resté ou plutôt qu'ils avaient retenu en compensation des sommes d'argent avancées au gouvernement de Madrid. En tout cas, Quiros, défiant de sa nature, n'augurait rien de bon des pourparlers échangés à Gand entre le même M. de Callières et M. de Voeler, le bourgmestre d'Amsterdam; il craignait que les Hollandais n'entamassent des négociations séparées avec la France, comme on l'avait vu à Maestricht en 1694, craintes qui n'étaient pas sans fondement, puisque, le l®'" octobre, les relations commerciales étaient rétablies entre les deux pays 3. • Heinsiiis à Dickveld, 27 janvier 1694. {Archief van Heinsius , t. III, p. 69.) — Guillaume III à Heinsius, 3 et 17 décembre 1694. {Ibidem, pp. 123-125.) — Voir Legrelle, t. II, p. 444. 2 Quiros h Charles II, 1er mai 1696. (S. E. E., t. CLXXIX, f. 240.) ^ Le même au même, ô mai 1690. {Ibidem, f. 2S1.) — Quiros à Kinsky, 7 mai. {Ibidem, f. 267.) ( 333 ) Louis XIV, qui avait réussi à délacher la Savoie de la coali- tion, fit de nouvelles concessions : il offrit de restituer Stras- bourg et Luxembourg. L'Espagne exigea que les restitutions fussent entières, sans réserve aucune, afin que la France ne pût élever aucune prétention à l'avenir ^. Il ne lui suflisait pas que Louis XIV négociât sur la base des traités de Westphalie et de Nimègue, comme le demandaient les alliés. Puisqu'on s'en rapportait pour l'Empire à la paix de Westphalie, disait M. de Quiros, il fallait, si l'on voulait être logique, traiter avec l'Espagne sur le pied du traité des Pyrénées, le traité qui avait rétabli avec la France les relations rompues pendant la guerre de Trente ans '^. Il s'était souvent exprimé dans ce sens, quel- quefois même avec une telle énergie qu'il avait été quasi désa- voué par l'indécis Charles II 3. Bien que Quiros connût mieux que personne la détresse de son pays, — ses lettres en font foi, — qu'il craignît depuis longtemps que les Hollandais ne s'entendissent sous main avec les Impériaux et les Français au détriment des Espagnols ^, il voulait, en fier Castillan qu'il était, obtenir pour sa patrie les conditions les plus favorables. Selon lui, le congrès qui allait s'ouvrir devait discuter sur une base plus large que le traité de Nimègue ; ce traité, à son avis, contenait le maximum des concessions que l'Espagne dût faire. On pouvait le subir, mais non le proposer. Le minimum, c'était le retour à la paix d'Aix-la-Chapelle avec Charleroi, Binche, Ath, Audenarde, Courtrai, Furnes et la Franche-Comté ; l'idéal, enfin, était le rétablissement des choses sur le pied de la paix des Pyrénées ». Quiros ne trouvait donc pas suffisantes les « Quiros à Charles II, 27 juillet et 9 août 1696. (S. E. E., t. CLXXX, iï. 91 et 1-29.) 2 Le même au même, 21 août 1696. {Ibidem, f. 149.) "' Le même au même, 24 février 1696. (Ibidem, t. CLXXIX, f. 71.) 1 Le même au même, 30 juin 1695 (Ibidem, t. CLXXVI, f. 208) et d'au- tres dépêches de la même époque. •'^ Dépêche précitée du 21 août 1696. Cf. Quiros à Charles II, 7 sep- tembre 1696. {Ibidem, t. CLXXX, f. 207.) — Le même au même, 4 octobre IQm, {Ibidem, f. 259.) ( 334 ) concessions que M. de Callières avait proposées au nom de Louis XIV, bien qu'il rendît justice ù la diligence de l'envoyé français qui, selon lui, avait plus fait pour la paix en trois mois que les Suédois en trois ans. Il ne voulait donc pas une nou- velle confirmation du traité de Nimègue. Mais Dickveld et le grand pensionnaire Heinsius lui répliquèrent que l'Empereur avait insisté à Stockholm sur le rétablissement des traités de Nimègue et de Westphalie et qu'en présence de cette insis- tance, ils s'étaient crus en droit de conclure que Charles II par- tageait la manière de voir de son impérial cousin i. On épilogua longtemps de part et d'autre sur la base des traités futurs comme sur le sens des traités passés; les Hollandais ne s'arrê- tèrent ni devant les protestations ni devant les objections du ministre d'Espagne et, à la fin, Charles II, que ces négocia- tions impatientaient, donna carte blanche à Quiros, de crainte que l'obligation dans laquelle se trouvait son agent de s'en référer continuellement à Madrid ne causât un retard préjudi- ciable à la marche des aiïaires '^. A côté de ces questions générales, il y avait des questions particulières dont les diffi- cultés n'étaient pas moindres, telles que la restitution des dix villes de l'Alsace et de Strasbourg, surtout la restitution de Luxembourg. Quiros, qui regardait Luxembourg comme la place forte la plus importante du bassin de la Moselle, voulait que cette ville retournât à l'Espagne avec les fortifications que les Français y avaient ajoutées; Callières, au contraire, pré- tendait que ces fortifications devaient être démolies et que la France ne pouvait souffrir que des ouvrages élevés par ses ingénieurs fussent tournés contre elle 3. * Dépêche précitée du 21 août 1696. Ce document, de 30 pages de texte, est de la plus grande importance pour l'étude de la politique espa- gnole à cette époque. 2 Quiros à Charles II, 20 septembre 1696. (S. £. E., t. CLXXX, f. 224.) — Charles II à Quiros, 29 octobre 1696. {Ibidem, f. 285.) 5 Quiros à Charles II, sans date. (Ibidem, f. 346.) ( 335 ) VI. Malgré ces difticultés, les négociations préliminaires faisaient leur chemin. Les états généraux s'étaient entendus avec la France presque aussi vite que la maison de Savoie. Dès le mois de mai 1696, le bourgmestre d'Amsterdam s'était abouché avec Callières dans une maison de campagne d'un de ses amis, sur le canal d'Amsterdam à Utrecht, et avait réglé avec lui les préliminaires de la paix. Le 4 février 1697, les belligé- rants se décidèrent enfin à accepter la médiation de la Suède, proposée depuis tant d'années, sur les bases de la paix de Westphalie et du traité de Nimègue. Le 23 février, Louis XIV, qui avait hâte d'en finir, afin de pouvoir traiter spécialement de la succession d'Espagne, donna ses instructions à Callières, Harlay Bonneuil et Verjus, les trois diplomates qui allaient défendre la cause de la France à Rijswick, lieu choisi pour la réunion du congrès ^. Il avait fait cette fois d'importantes con- cessions : retour de Strasbourg à l'Empire; de Mons, de Char- leroi, de Luxembourg et des places de la Catalogne à l'Espagne; de Dinant à l'évêque de Liège; de la Lorraine au duc Léopold 2. L'Espagne n'était pas encore contente; elle avait dressé une liste d'un certain nombre de localités qu'elle prétendait lui appartenir, quoique la France les eût conquises avant le traité de Nimègue. La France répondit par une contre-liste 3. D'un 1 Legrelle, 1. 1, p. 406. 2 Extrait du protocole du ministre de S. M. le roi de Suède, médiateur, ou articles préliminaires de la paix future dictés au médiateur par M. de Callières avec la déclaration y jointe touchant la manière dont de Callières était tombé d'accord de reconnaître le roi d'Angleterre lors de la signature de la paix, 10 février 1697.- {Actes et mémoires des négo- ciations de la paix de Rijswick, t. I, pp. 262 et suiv.) 3 Voir cette liste et cette contre-liste, ainsi que tous les documents y relatifs, dans le tome II, pp. 112 et suiv. des Actes et mémoires précités. Quant à la liste de toutes les réunions faites par la France depuis le traité ( 336 ) autre côté, les Hollandais et les Impériaux, ou plutôt les Hol- landais et les Autrichiens, étaient divisés; les premiers vou- laient traiter à tout prix; les autres voulaient prolonger les hostilités jusqu'à la mort de Charles II, qu'ils croyaient pro- chaine, afin d'être encore sous les armes au moment où Louis XIV réclamerait la succession. En présence de ce désac- cord, la cour d'Espagne demanda un armistice. Mais Louis XIV était cette fois en mesure de dicter la paix ou tout au moins d'en presser la conclusion. 150,000 Français entrèrent dans notre pays, sous les ordres de Villars, de Boufflers et de Catinat, pendant que deux autres armées, sous Choiseul et Vendôme, tenaient la campagne en Allemagne et en Catalogne. Chez nous, tout se réduisit à la prise d'Ath, que Catinat et Vauban forcèrent à capituler, le 7 juin. On fit une démons- tration sur Bruxelles, mais Guillaume accourut et couvrit la ville. En Allemagne, on se borna à s'observer. Il n'en fut pas de même en Catalogne. Barcelone fut assiégé. Une escadre française cernait le port pendant que Vendôme, avec 30,000 hommes, repoussait une armée de secours. La ville se rendit le 10 août, après cinquante-deux jours de tranchée ouverte et deux assauts ^. Avant la chute de cette place importante, M. de Quiros avait compris qu'il fallait accepter définitivement cette paix de Nimègue qu'il avait jugée jusque-là comme trop onéreuse pour son pays, mais dont les alliés n'avaient pas voulu démor- dre 2. Charles II, du reste, lui avait ordonné de traiter à tout prix 3. Le congrès s'était ouvert le 9 mai. Le règlement des questions d'étiquette et des formalités préliminaires faisait de Nimègue et dont nous avons indiqué les plus importantes à la fin du chapitre précédent (pp. 296 et suiv.), on la trouvera dans le recueil pré- cité, t. I, pp. 245 et suiv., et dans Dumont, Corps universel diplomatique du droit des gens, t. VII, 2e partie, pp. 411 et suiv. ' Namèche, t. XXIV, p. 296. - Le 1 1 juillet, il trouvait encore que le traité de Nimègue était insuffi- sant. (S. E. E., t. CLXXXIII, f. 13.) •' Charles II à Quiros, 5 juillet 1697. {Ibidem, f 7.) (337 ) craindre de longs délais. Guillaume IH résolut de brusquer la conclusion. Bentinck, son confident, qu'il avait créé comte de Portland, s'aboucha avec Boutïlers, qui commandait une des trois divisions françaises aux Pays-Bas. Les nouveaux négo- ciateurs s'entendirent dès les premières entrevues sur les points essentiels et signèrent des conventions que le congrès n'eut qu'à enregistrer t. Louis XIV restituait toutes les acquisitions postérieures au traité deNimègue, reconnaissait Guillaume III pour roi d'Angleterre en s'engageant à ne plus provoquer de troubles dans son pays, accordait aux Hollandais la suppres- sion complète des tarifs postérieurs à 1664 avec celle du droit de 50 sous par tonneau. Seulement, il refusa de bannir Jacques II de France, et même de l'éloigner de Saint-Germain. La paix signée entre les Provinces-Unies, l'Angleterre et la France, l'Espagne ne pouvait plus tarder à déposer les armes. Guillaume III avait fait comprendre à Maximilien-Emmanuel, notre gouverneur général, qu'il fallait en finir. Une jointe qui fut convoquée à Bruxelles et qui était composée du prince de Vaudemont, gouverneur des armes, d'Albert de Coxie, chef- président du Conseil privé, du comte de Bergeyck'^, conseiller d'Etat et trésorier des finances, et de Henri Davalos, veedor général, se prononça dans le même sens. Telle était la lassi- tude générale que cette jointe ne formula aucune réserve. Elle était prête à abandonner Luxembourg contre un équivalent; Maximilien-Emmanuel n'insista pas davantage sur la rétro- cession de cette place '^. Aussi M. de Quiros, qui regardait Luxembourg comme le boulevard des Pays-Bas, se plaignit vivement à Madrid du découragement de la cour de Bruxelles. • Quiros à Charles IL 8 août 1607 (S. E. E., t. CLXXXIII, f. 102.) - Ce comte de Berii;eyck (Jean de Brouchoven, comte de) était le fils de Jean-Baptiste de Brouchoven, comte de^Bergeyck, membre du Conseil ^suprême de Flandre à Madrid, et qui, comme nous l'avons vu, fut, en 1676, chargé d'une mission spéciale en Espagne par le duc de Villa Her- mosa. ^ Dépêche précitée du 8 août 1697. Tome LIV. • 22 ( 338 ) Si ses compatriotes, écrivait-il, ne pouvaient plus tenir garni- son dans Luxembourg, les Impériaux les suppléeraient et les habitants des Pays-Bas seraient heureux d'avoir moins de charges militaires à supporter i. Quiros craignait que l'Es- pagne ne dût accepter un équivalent et que Louis XIV ne proposât d'échanger Luxembourg contre Barcelone 2. Disons-le à l'honneur de ce diplomate, Quiros défendit mieux les inté- rêts de la Belgique que les Belges eux-mêmes. Louis XIV, du reste, se montra généreux : il voulait se faire un allié de Charles H afin d'obtenir un testament avantageux; il n'exigea pas d'échange, et c'est ainsi que Luxembourg avec toutes ses munitions fit retour à l'Espagne ou plutôt aux Pays-Bas. C'était un grand succès pour la cour de Madrid et surtout pour Ber- nard de Quiros, son représentant à La Haye. Au dernier moment, les Hollandais firent des difficultés. Ils refusaient de signer sans les Impériaux, et ceux-ci éle- vaient de nouvelles prétentions -K Quiros leur montra l'étran- geté de leur conduite. Jadis ils faisaient du rétablissement de la paix de Nimègue une condition sine qua non et repro- chaient aux Espagnols de prolonger la guerre par leurs exigences; maintenant les Espagnols déposaient les armes, et c'étaient eux qui cherchaient des chicanes. A son tour, l'am- bassadeur espagnol leur représenta que la continuation des hostilités était impossible '*. Les Anglais et les Hollandais se rendirent à ses raisons. Le li2 septembre, trois traités furent signés avec la Hollande, l'Angleterre et l'Espagne. Par le traité conclu avec l'Espagne, celui qui nous intéresse le plus, la France restituait ses conquêtes en Catalogne, la ville et le duché de Luxembourg avec le comté de Chiny, Charleroi, Ath, Mons et Courlrai avec leurs dépendances. Elle restituait tous * Dépêche précitée du 8 août 1097. 2 Quiros à Charles II, 5 septembre 1697. (S. E. E., t. CLXXXllI, tï'. 191 et 197.) 5 Voir un résumé général des négociations, Ibidem, f. 159. — Sur la conduite de Quiros, voir sa lettre à Charles II, du '20 septembre. {Ibidou, f. 2-27.) Cf. les dépèches précitées du 5 septembre 1697. * Dépêches précitées du S septembre 1697. ( 339 ) les lieux, villes, bourgs, places et villages que Louis XIV avait réunis depuis le traité de Nimègue, dans les Pays-Bas, à la réserve de quatre-vingt-deux villes, bourgs, lieux et villages, relevés dans une liste d'exception qui fut jointe au traité et que Louis XIV prétendait être des dépendances des villes de Charlemont, Maubeuge et autres qui lui avaient été précédem- ment cédées. Dînant était rendu à l'évêque de Liège. Le 30 octobre, la paix fut signée entre la France, l'Empire et l'Empereur. Louis XIV rendit tout ce qu'il occupait en Alle- magne, excepté Strasbourg, et restitua la Lorraine au duc Léopold. Clément de Bavière demeura en possession de l'élec- torat de Cologne, mais le cardinal de Furstenberg recouvra ses titres et ses biens confisqués K Tels sont les principaux articles de cette paix de Rijswick - qui mettait fm au long différend de Louis XIV avec l'Espagne. Elle causa en Angleterre une vive et bruyante explosion de joie. Elle ne pouvait produire le même effet en France, où régnaient deux sentiments contradictoires, la lassitude de la guerre et, comme dit M'^^de Maintenon ^,« une espèce de honte à restituer ce qui avait coûté tant d'efforts et de sang ». En réalité, selon l'expression d'un auteur français, Louis XIV avait été obligé de reculer à l'année 1679 ou tout au moins à 1681. On avait toujours admis la nécessité de faire des restitutions, on n'avait jamais cru devoir en faire d'aussi complètes. Si la paix de Rijswick sauvait l'honneur du pays, il était impossible de ne pas y voir l'échec final et la condamnation de la politique suivie depuis Nimègue 'K ' Voir le texte de ces traités dans Dumont, Corps universel diploma- tique du droit des gens, t. VII, 2e partie, pp. 381 et suiv. 2 Sur la paix de Rijswick, principalement pour ce qui concerne TAllemagne, voir D^" J.-C. Neuhaus, Der Friede von Ryswick und die Ab- tretung Strassbiirgs an Frankreich, 1697. 528 pages. Fribourg-en-Bris- gau, 187o. 5 M"ie de Maintenon à M^e de Saint-Géran, 2o septembre, cité par Dareste dans son Histoire de France, t. V, p. G50, et reproduit par Namèche, t. XXIV, p. 299. * Dareste, loc. cit., pp. 630-631, ( 340 ) VU. L'époque dont nous venons de relater les événements mili- taires est, aussi bien que la précédente, la période de la guerre de Hollande, une des plus tristes de notre histoire. Notre pays, qui depuis longtemps était, pour ainsi dire, le champ de bataille de l'Europe, ne cesse plus d'être foulé et ravagé par les armées, par celles de la coalition qui avaient pour mission de le défendre, comme par celles de Louis XIV qui venaient pour s'en emparer. Ce ne sont plus seulement, comme au temps de Philippe IV, les places de la frontière, mais les villes de l'intérieur elles-mêmes qui sont occupées par l'ennemi ; presque toutes ont à souffrir d'un bombardement. On ne voit plus dans les campagnes de la Flandre et du Brabant que des champs en friche, des hameaux abandonnés, des ruines fuman- tes. Bruxelles même, la capitale du Brabant et la résidence de la cour, qui avait échappé jusque-là au danger d'être assiégée,- vit un de ses plus beaux quartiers détruit par les bombes de Villeroi. Aussi la misère de nos populations est-elle indescrip- tible. Le gouvernement n'a pas d'argent pour payer les troupes; celles-ci errent en haillons dans les campagnes, rançonnent les voyageurs, viennent mendier dans les rues des villes i. Les fonctionnaires, y compris le gouverneur général , ne reçoivent leur traitement qu'après de longs mois d'attente, quelquefois même ils ne touchent rien du tout. Quelques-uns se dédom- magent en prévariquant. Le peu d'argent qui vient de Madrid et qui est destiné à l'armée, passe souvent dans les poches des intendants ou des courtisans. Il est rare qu'un général retourne en Espagne sans être poursuivi par une meute de créanciers qui essaient de retenir en gage ses meubles ou sa vaisselle. Quand le duc de Montalto quitta Bruxelles en 1678, il laissait * Mémoires du feldmaréchal comte de Mérode-Westerloo, 1. 1, p. 138. — Mémoires secrets de FoppenSj publiés par Galesloot dans G. R. H., 4^ série, t. IV, p. 413. (341 ) pour 300,000 florins de dettes i. Bernard de Quiros, le repré- sadeur du roi à La Haye, se trouva quelquefois dans un tel dénuement qu'il n'avait plus même de quoi entretenir la cha- pelle de l'ambassade '^. Il n'y a plus de police. On vole, on tue, on incendie impunément. Les routes sont infestées de bri- gands; les communications d'une ville à l'autre sont presque interrompues'^. Des scandales inouïs se commettent à Bruxelles, dans les rues et même dans les églises ^. Le gouvernement, par surcroît, arrache à nos malheureuses populations leur dernier sou, et des émeutes éclatent fréquemment, surtout dans les villes du Brabant, où l'esprit d'indépendance s'était le mieux conservé ^. Quand on lit ces horreurs dans les plaintes des états et dans les relations contemporaines 6, on éprouve une sorte de cauchemar et on se croit ramené aux temps les plus sombres du moyen âge. La cour de iIJadrid était seule responsable de cette déca- ^ Gesckiedenissen van Brussel, f. 252. (Ms. cité par Henné et Wauters dans leur Histoire de la ville de Bruxelles, t. II, p. i04.) 2 Quiros au roi, 8 mars 1695. (S.E.E., t. CLXXV, f. 193.) Cf. les autres lettres du même diplomate des années 1 694 et 1695. {Ibidem, tomes CLXXIV, CLXXV, CLXXVI, passini.) — Voir la lettre du marquis de Moncayo à Charles II, La Haye, 22 avril 1692, dans laquelle notre diplomate raconte les embarras qu'il eut avec ses créanciers quand il voulut sortir de Bruxelles. (Ibidem, t. CLXVIII, f. 57.) 5 Mémoires secrets de Foppens, p. 413. Cf. Coremans, Notice sur les Éphémérides de Léonard de Voeller, secrétaire d'État de r Allemagne et du Nord, (C. R. H., l^e série, t. XI, n» I, pp. 17 et 18.) * Pour les détails, voir Henné et Walters, Histoire de la ville de Bruxelles, t. II, pp. 90 et suiv. s Henné et Wauters, ibidem. — Gai.esloot, Het knickerspel, épisode inédit de l'histoire communale d'Anvers, dans les Annales de l'Académie d'archéologie de Belgique, 2^ série, t. VIII, pp. 572 et suiv. Anvers, 1872. Du même auteur : La commune de Louvain, ses troubles et ses émeutes au XVW et au XYIW siècle. Louvain, 187i. <"' Par exemple : le Voyage anonyme d'un janséniste en Hollande et en Flandre, édité par Fierville. Paris, 1889; les Mémoires du feldmaréchal comte de Mér ode- West erloo, t. II, p. 138; surtout les Mémoires secrets de Foppens, pp. 369 et suiv. ( 342 ) dence. Elle n'avait introduit, ni dans l'administration civile ni dans l'administration militaire de notre pays, aucune des réformes que les personnages les plus autorisés avaient si souvent réclamées. Si elle avait réduit la solde des officiers et diminué le nombre trop considérable des membres de nos grands conseils, elle avait laissé subsister tous les abus que nous avons signalés dans le second chapitre de ce travail ^ . Au lieu de mettre à la tête de notre pays des hommes de valeur, car le poste de gouverneur des Pays-Bas était certai- nement un des plus importants de la monarchie, elle nous confie à des fonctionnaires sans expérience et sans crédit. Quand, par hasard, elle nous envoie un homme de talent, celui-ci se voit aussitôt en butte à mille tracasseries de la part des ministres de Madrid. Ce fut le cas pour Montereyet Villa Her- mosa. Le premier, que l'on accusait d'être l'auteur des désastres de la guerre de Hollande, dut solliciter son rappel. A son retour en Espagne, il se vit disgracié, exilé, et ne rentra en faveur qu'en 1677 2. Le second essaya vainement d'intéresser la cour à notre pays : le comte de Bergeyck, qu'il envoya à Madrid, en 1676, pour exposer les besoins des Pays-Bas, ne reçut que de vagues assurances de bon vouloir. Le roi, la reine mère, les ministres, chaque fois qu'il leur exposait la misère de nos provinces, protestaient de leur dévouement et promet- taient de nous envoyer de prompts secours, mais l'effet ne suivait jamais les promesses. Aussi notre compatriote se lamentait-il souvent à ce sujet : « Je défie, » écrivait-il au duc de Villa Hermosa, « je défie les plus habiles gens et politiques ' C'est ce qui résulte des consultes du Conseil d'État, du 3, du 8, du :20 et du 26 octobre 1678. (C. R. H., 3e série, t. VII, pp. 100 et suiv.) 2 Sur la disgrâce du comte de Monterey, voir différentes lettres du baron de Bergeyck au duc de Villa Hermosa, entre autres celles du 23 avril et du 23 septembre 1676, et celle du comte lui-même au duc, du ■l décembre 1675, dans Gachard, Bibliothèques de Madrid et de VEscurial, pp. 344 et suiv. L'Espagne était alors gouvernée par Fernando de Valen- zuela; plus tard, en 1680, Monterey fut nommé président du Conseil de Flandre. (343) » du monde de pouvoir prendre leurs mesurer, non plus avec » Leurs Majestés (Charles II et la reine mère) qu'avec leurs » ministres; et, \a conveniance prédominant entièrement, un » chacun concurrant pour avoir part aux grâces et aux mer- » cèdes, et personne au travail et labeur, le vaisseau va au » fond, faute de pilote, pour les grandissimes orages auxquels » il est exposé et le sera de plus en plus, comme je prévois )> avec les larmes au cœur, si le bon Dieu, par sa divine misé- » ricorde et par miracle évident, n'en prévient la chute ^. » Le même diplomate disait ailleurs : « Les résolutions et les )) choses présentes changent du jour au lendemain en sorte en » cette cour qu'il est impossible de se pouvoir assurer des évé- » nements futurs ou d'en faire un jugement solide '^. » Couime nous l'avons dit plus haut, les intrigues de palais et les plaisirs absorbaient tout le temps des hommes d'État espagnols. La reine mère se préoccupait moins des Pays-Bas eux-mêmes que des oiseaux chanteurs qu'on y élevait, des oiseaux canariens sifflant et chantant musique, comme les appelle Bergeyck, qui avait été chargé d'en demander pour la cour au duc de Villa Hermosa 3, et sans l'énergie de Guillaume IIÏ et de ses alliés, notre malheureux pays fût devenu facilement la proie de ses ennemis. La plupart de nos gouverneurs, du reste, n'exercèrent leurs fonctions que par provision, en attendant la nomination d'un prince du sang royal. C'était l'habitude en Espagne de ne con- férer la direction suprême de nos provinces qu'à un infant ou à une infante, ou tout au moins à un membre de la maison d'Autriche. Tels furent, pour ne parler que du XVII® siècle, l'infante Isabelle après la mort de l'archiduc, le cardinal-infant, l'archiduc Léopold et don Juan d'Autriche. Nous avons vu que ce dernier refusait de reprendre le gouvernement des * Bergeyck à Villa Hermosa, 1er juillet i676. (Gachard, Bibliothèques de Madrid et de l'Escurial, p. 354.) - Le même au même, 12 août 1676. (Ibidem, p. 350.) ^ Le même au même, 15 juillet 1676. {Ibidem, p. 350.) ( 3ii ) Pays-Bas ^ . Force fut donc à la cour de Madrid de nous envoyer des intérimaires en attendant que le prince se décidât à retour- ner à son poste ou qu'on trouvât un membre de la famille royale qui voulût le remplacer. Nous vîmes ainsi arriver à Bruxelles une série de gouverneurs, grands seigneurs aux noms ronflants, dont la plupart, il est vrai, avaient donné des preuves de bravoure sur le champ de bataille, mais chez qui, le plus souvent, l'ignorance égalait la présomption. Les gouverneurs du temps de Philippe IV étaient du moins des hommes de mérite. Il serait injuste de méconnaître le zèle éclairé du marquis d'Aytona, l'activité de Francisco de Melo et des deux Rodrigo, surtout du marquis de Caracena. Que dire de leurs successeurs? L'incapacité du connétable de Castille resta légendaire. Monlerey et Villa Hermosa étaient d'intrépides soldats; comme gouverneurs, malheureusement, ils n'eurent aucune autorité ; bafoués par les généraux des alliés, discré- dités à Madrid, ils durent solliciter leur rappel comme une grâce !2. Faut-il rappeler cet Alexandre Farnèse, le plus inca- pable et le plus méprisable de nos vice-rois, qui se rendit odieux aux Espagnols eux-mêmes par la partialité qu'il montra à l'égard de son entourage, composé en majeure partie d'Ita- liens 3. Son successeur, le marquis de Grana, avait, il faut le reconnaître, des aptitudes réelles, comme il le montra par l'énergie avec laquelle il résista aux empiétements de la France de 1682 à 1685. Mais son esprit autoritaire le mit aux prises avec les états de presque toutes nos provinces ^ et provoqua * Il accepta en 1674, mais à la condition qu'on prit les mesures néces- saires à la conservation de nos provinces. — Voir le connétable de Cas- tille à Villa Hermosa, 2 janvier 1673. (Gachard, Bibliothèques de Madrid et de VEscurialy p. 342.) 2 Voir la lettre du duc de Villa Hermosa à don Juan, du 7 juillet 1677, dans laquelle il demanda son rai)pel. A la mort du marquis de Grana, en 1685, Charles II voulut rendre au duc le gouvernement de nos pro- vinces; il refusa. (Gachard, ibidem, pp. 354, 35o, 356.) 2 Voir, sur ce gouverneur, les Mémoires secrets de Foppens. * Ibidem. (345 ) même des émeutes, notamment dans la ville de Louvain, qui vit monter sur l'échafaud un de ses citoyens les plus popu- laires, le doyen des brasseurs, Thierry Van der Borcht ^, pour le courage avec lequel il avait défendu les franchises municipales. Aussi, malgré son talent, le marquis de Grana ne sut jamais se concilier la faveur publique, non plus que son successeur, Antonio de Agurto, marquis de Gastaiïaga -. Le seul gouverneur du règne de Charles II que le peuple ait aimé fut Maximilien-Emmanuel de Bavière, le dernier gouverneur général des Pays-Bas nommé par la maison d'Espagne, prince éclairé et libéral, qui, par son courage, lors du bombardement de Bruxelles notamment, et par ses mesures réparatrices, fit oublier jusqu'à un certain point l'incapacité et la morgue de ses prédécesseurs. L'Espagne, du reste, n'était plus en état de nous défendre. Elle n'avait plus à son service que quelques milliers de sol- dats en guenilles; ses arsenaux étaient vides, et ses derniers navires pourrissaient dans ses bassins déserts. Sa dette s'accrois- sait chaque année, et la banqueroute était imminente. Aussi se vit-elle obligée d'entrer dans l'alliance des Provinces-Unies et des États qui avaient à craindre l'ambition grandissante de la France. Elle obtint les secours dont elle avait besoin, mais à des conditions fort onéreuses, et comme elle était hors d'état de payer régulièrement les subsides qu'elle devait à ses alliés, elle eut à subir quelquefois, dans la personne de ses généraux et de ses diplomates, les plus cruelles humiliations. Le com- mandement des armées qui furent chargées de la défense de notre pays n'appartenait plus, comme du temps de Philippe IV, • Le 31 août 1684. Voir, à ce sujet, l'ouvrage précité de Galesloot, La commune de Louvain, ses troubles et ses émeutes au X\W et au XYIW siècle, pp. 75 et suiv. 2 Sur l'impopularité de ce gouverneur," voir les Mémoires du feldmarv- chal comte de Mérode-Westerloo, 1. 1, p. 74, et une lettre d'Olympe Man- cini à Maximilien-Emmanuel de Bavière (s. d.), publiée par Gachard, Une visite aux Archives et à la Bihliothcque royale de Munich. (G. R. H., 3e série, t. VI, pp. 41 et suiv.) ( 346 ) au gouverneur général ou à un haut fonctionnaire espagnol, mais aux généraux de la coalition. Ce furent des officiers alle- mands et hollandais, un comte de Souches, un prince de Waldeck, surtout le prince d'Orange, qui décidèrent des plans de campagne, fort souvent sans l'avis et quelquefois même contre le gré et les intérêts des officiers espagnols. De là ces récriminations, ces insinuations, ces accusations même, dont les alliés, surtout le prince d'Orange, sont l'objet dans la cor- respondance ou dans les écrits des hommes d'État espagnols de ce temps, comme dans les Mémoires de Villa Hermosa, accusations que l'historien doit accueillir avec une extrême prudence, parce qu'elles sont dictées quelquefois par la colère ou par la passion. Nos gouverneurs généraux ne jouent plus qu'un rôle effacé. La veille de la bataille de Senefîe, nous voyons les alliés refuser d'obéir au comte de Monterey; il n'a pas d'armée, disait-on, pourquoi commanderait-il i? Pour dire le vrai, jamais les Espagnols n'avaient été si peu nombreux. Nous savons que du temps de Philippe IV, leur effectif dépassa rarement 7,000 hommes. Aussi était-il passé en proverbe chez les ennemis de l'Espagne, dit un écrivain moderne, qu'on ne pouvait voir réunis nulle part plus de 8,000 soldats de cette nation 2. Or, à Seneffe, la bataille la plus importante de la guerre de Hollande, on ne comptait, au dire des Espagnols eux-mêmes, que 1,200 fantassins du roi Catholique et un nombre insignifiant de cavaliers 3. Les Espagnols ne formaient plus dans nos armées qu'une quantité négligeable. Et leur * Voir une des relations espagnoles de la bataille de Seneffe, analysées par Gachard dans ses Bibliothèques de Madrid et de VEsciirial, p. 364. 2 Canovas del Castillo, Estudios del reinado de Felipe IV, l. II, p. 36. ' Voir deux des relations précitées d'après l'analyse de Gachard, Bibliothèques de Madrid et de VEscurial, pp. 357 et 363, ou d'après le texte qui en a paru dans les Docunientos ineditos, t. XCV, pp. 53 et 63. Les auteurs de celte dernière collection n'ont reproduit que trois des cinq relations de la bataille de Seneffe annoncées et analysées par Gachard dans le recueil cité plus haut. (347) nombre ne fit que décroître i. Aussi l'histoire militaire de l'Espagne pendant la seconde moitié du XVII« siècle ne pré- sente plus guère d'intérêt pour l'historien. Les Belges et les Espagnols sont désormais à l'arrière-plan. Si l'on signale encore, çà et là, des actions d'éclat, de beaux dévouements, comme dans la défense de nos places fortes, le rôle militaire de l'Espagne est fini. Depuis Rocroi, elle n'a plus h enregis- trer que des défaites. Mais sa fierté grandit avec ses malheurs. Elle veut ressaisir cette hégémonie qu'elle a exercée si long- temps en Europe et qu'elle a perdue depuis la paix des Pyré- nées ; elle se ruine pour garder les Pays-Bas qui lui avaient déjà coûté tant d'hommes et tant d'argent. Pour conserver le moindre lopin de terre de notre pays, elle déploie une activité diplomatique qui contraste avec son impuissance militaire et qui n'a pas été assez remarquée. Elle trouve, jusque dans ses plus mauvais jours, des diplomates qui, à défaut d'un profond génie politique, ont le sentiment de leur dignité et de l'hon- neur de leur patrie. Est-il rien de plus saisissant que les efforts que déploya Bernard de Quiros au congrès de Bijswick pour rentrer en possession de Luxembourg? Est-il un spectacle plus dramatique que cet ambassadeur, dont la détresse finan- cière rappelle certaines scènes du Lazanllo de Tonnes et des romans picaresques, qui conserve une fermeté inébranlable au milieu des périls qui assaillent sa patrie à laquelle il veut, malgré tout, rendre la vieille cité luxembourgeoise, la forte- resse la plus importante des Pays-Bas? » Dans une lettre au roi, du 15 mai 1G99 (S.E.E., t. CLXXXIV, f. 259), Bernard de Quiros propose de porter l'effectif du tercio à 1,^200 hommes répartis en 12 compagnies de 100 hommes chacune, ce qui eût fait pour les six tercios espagnols un total de 7,200 hommes, sans les officiers. Inutile de dire que ce maximum n'aurait pu être atteint. Or, nous avons vu plus haut, p. 36, qu'en 1632 le tercio devait être de 3,000 hommes répartis en 15 compagnies de 201) soldats. On voit la réduction dont ces corps avaient été l'objet. {3L^^) CONCLUSIOiN. La paix de Rijswick ne scellait pas encore définitivement la réconciliation de la France avec l'Europe. Elle ne réglait, après tout, que des différends de frontières. Elle laissait dans l'ombre la question qui domine tout le règne de Louis XIV : la suc- cession espagnole. Charles II se mourait, et tout le monde attendait avec impatience l'ouverture de cette succession qui depuis trente ans était la plus grande préoccupation de la diplomatie européenne. Guillaume III et Louis XIV prirent leurs précautions. Le 14 octobre 1698, un traité fut signé à La Haye, qui donnait l'Espagne et les Pays-Bas à Joseph- Ferdinand, le fils de Maximilien-Emmanuel de Bavière, le Milanais à l'archiduc Charles, le second fils de l'empereur Léopold, et le royaume des Deux-Siciles au dauphin. La plus grande partie de la monarchie espagnole allait ainsi passer à un prince dont la puissance ne menaçait pas l'équilibre euro- péen, puisqu'il appartenait à une maison secondaire de l'Alle- magne. Charles II le comprit et il fit un premier testament qui instituait le jeune prince bavarois son héritier universel. Malheureusement pour la paix du monde, Joseph-Ferdinand de Bavière mourut, et tout fut remis en question. Un second traité, signé à Londres, le 13 mars 1700, attribua presque toute la succession à l'archiduc Charles, et ne réserva au dauphin que les Deux-Siciles, plus un des trois États : la Navarre, la Lor- raine ou la Savoie, à condition que le Milanais fût donné comme dédommagement au duc de Lorraine ou au duc de Savoie. Louis XIV ne s'était donc adjugé qu'une part minime du colossal héritage de Charles II; il avait compris depuis la dernière guerre i que les autres puissances ne consentiraient jamais à laisser passer la moitié du continent sous son sceptre, ^ Voir les instructions secrètes de Louis XIV à Rebenac, son ambas- sadeur à Madrid en 1688. (Legre[.le, t. I, p. 5:20.) ( 349 ) non plus qu'à reconstituer au protlt de Léopold la monarchie de Charles-Quint, et c'est pourquoi il négocia avec Guillaume III le partage à l'amiable des différents États de la monarchie espa- gnole. La Belgique même ne figurait pas dans le lot de la France. Louis XIV pratiquait cette fois une politique aussi modérée que sage, à laquelle malheureusement il ne resta pas tidèle. Charles II, par son deuxième testament, avait institué le duc d'Anjou son légataire universel ; à sa mort, le roi de France revint à ses premiers projt^ts et déclara qu'il acceptait l'héritage pour son petit-fils; loin de se conformer aux traités de La Haye et de Londres, il refusa même de donner à l'An- gleterre et à la Hollande l'assurance que jamais la France et l'Espagne ne seraient réunies sous le même sceptre. De là une nouvelle guerre, plus longue et plus désastreuse encore que les précédentes, et qu'on nomme la guerre de la succession d'Espagne, Le traité d'Utrecht, qui la termina, laissa l'Espagne au duc d'Anjou, qu'on, appela désormais Philippe V, et donna les Pays-Bas à l'Autriche. . Les Pays-Bas avaient donc échappé au péril qui les menaçait : l'annexion à la France, et les Belges avaient encore une patrie. Deux causes expliquent cette survivance d'une nation que l'on croyait à l'agonie : la ténacité espagnole et l'ambition de Guil- laume III. Nous avons exposé pourquoi la France désirait les Pays Bas. Elle regardait notre pays comme une ancienne pos- session de la Gaule et elle voulait reculer sa frontière du nord ahn de mieux couvrir Paris. « L'acquisition des Pays-Bas, » écrivait Mazarin dans sa célèbre lettre du i20 janvier 1646, que nous avons citée plusieurs fois et que nous rappelons encore, parce qu'elle nous dévoile tous les secrets de la poli- tique du grand ministre, « formerait à la ville de Paris un » boulevard inexpugnable et ce serait alors véritablement que » l'on pourrait l'appeler le cœur de la France et qu'il serait » placé dans l'endroit le plus sûr du royaume. » Mazarin avait laissé ainsi à ses successeurs un programme qui devait avoir pour conséquence la disparition de la nationalité belge. On sait comment Louis XIV se conforma aux vues de son ministre. Aussi bien que la succession d'Espagne, la question belge fut ( 350 ) une des grandes affaires de son règne. La première n'entrait dans le domaine des réalités qu'à la mort de Charles U; le sort des Pays-Bas, au contraire, fut discuté dès la mort de Philippe IV. En 1667, le roi de France envahit nos provinces, dont il récla- mait la plus grande partie en vertu du droit de dévolution et ne garda que les places qu'il avait conquises. Or, cette modé- ration, nous l'avons montré, était un acte de haute politique. c( Louis XIV, quoi qu'en ait dit Van Beverning, n'était pas un » engloutisseur de pays et d'Etats à tort et à travers L » Tout est calculé chez ce prince. Jamais il ne perd de vue ces Pays-Bas dont l'acquisition lui est si nécessaire. Toutes ses combinaisons diplomatiques sont subordonnées à ce grand dessein, même celles qui, au premier abord, paraissent y être les plus étran- gères. S'il entreprend la guerre de Hollande, par exemple, n'est-ce pas parce que les Provinces-Unies ont tenté d'arrêter sa marche victorieuse dans les Pays-Bas et parce que, suivant l'expression d'un écrivain français '^, il allait chercher à F^a Haye les clefs de Bruxelles ? Le grand roi a, du reste, tout ce qu'il faut pour réussir. Il commande la meilleure armée de l'Europe et il est secondé par des généraux et des diplomates de premier ordre. Aussi, à chaque campagne pose-t-il un jalon; il s'empare petit à petit des places fortes qui lui sont nécessaires; il fait son pré carré. Jusqu'à la trêve de Batisbonne, c'est-à-dire jusqu'en 1684, cha- cune de ses expéditions est un succès. Il a fini par être maître de Luxembourg et, dès lors, il enserre les Pays-Bas dans un cercle infranchissable. Mais vient la période des fautes et des revers. Le grand roi s'aliène l'Europe et particulièrement l'Alle- magne par les arrêts de ses chambres de réunion, la révoca- tion de redit de Nantes, la prise de Strasbourg; il se brouille définitivement avec Guillaume III qu'il refuse de reconnaître comme roi d'Angleterre. Il s'attire ainsi une nouvelle guerre * MiGNET, loc. cit., t. 111, p. 578. 2 Camille Rousset, Histoire de Louvois, t. I, p. 32i. Voyez dans le même ouvrage, t. I, pp. 321-323, le Mémoire de Louis MV, dans lequel ce roi explique pour quelles raisons il déclara la guerre aux Hollandais. (331 ) continentale, compliquée bientôt d'une guerre maritime. Il refuse, enfin, de partager la succession de Charles II et de donner à l'Europe les garanties qu'elle réclame. Pour avoir voulu tout prendre, il n'obtint presque rien. La succession d'Espagne, tout en allant à un prince français, échappa à la France, et malgré tant de combinaisons diplomatiques et des campagnes ruineuses, Louis XIV ne garda qu'une partie de ses conquêtes dans les Pays-Bas. A Rijswick et à Utrecht, il dut céder une partie des territoires qu'il avait obtenus à Nimègue et à Katisbonne. Nous avons vu d'autre part que l'Espagne avait autant d'in- térêt à conserver les Pays-Bas que la France à les conquérir. Comme nous l'avons dit au début de ce travail, l'Espagne, sans notre pays, eût gardé difficilement la prépondérance qu'elle exerçait dans le nord de l'Europe depuis Charles-Quint. Comme Penaranda le disait à Castel Rodrigo à l'époque des négocia- tions de Munster, dans une lettre i que nous avons rappelée plusieurs fois, parce qu'elle reflète les sentiments de la plupart des hommes d'État espagnols, l'Espagne ne pouvait renoncer à des provinces qui lui permettaient de conduire en quelques jours ses armées au cœur de la France. Aussi l'Espagne s'im- posa-t-elle les plus grands sacrifices pour nous défendre, et quand elle nous abandonna à notre malheureux sort, elle était ruinée. Quoiqu'elle eût plusieurs fois l'occasion de nous échanger contre d'autres contrées plus proches de ses fron- tières, comme le Roussillon, elle refusa toujours de nous don- ner à sa rivale, parce qu'elle se faisait illusion sur sa puissance réelle et qu'elle comptait sur un retour de la fortune pour reprendre en Europe la suprématie qu'elle avait possédée au temps de Charles-Quint et de Philippe II. On peut dire que, par cette obstination à être quelque chose dans le monde, l'Espagne a sauvé la nationalité belge, et nous lui en savons gré, quelque sévères que nous ayons à nous montrer pour les fautes que ses rois commirent dans l'administration de nos 1 Penaranda à Rodrigo, Munster, 28 octobre 1645. Nous publions celle dépêche in extenso à la fin de ce travail. ( 352 ) provinces qu'ils avaient reçues si florissantes et qu'ils laissèrent si appauvries. Mais l'Espagne, dans la seconde moitié du XVIl« siècle, est une puissance déchue. Elle a été trop souvent battue pour qu'elle puisse lutter contre la France sans allié. Le plus impor- tant de ses alliés fut la Hollande. Ce pays, qui avait combattu les rois Catholiques pendant quatre-vingts ans pour obtenir sôti indépendance, devint leur plus énergique soutien quand la France fit mine de vouloir nous conquérir. Richelieu avait été prophète quand il s'opposait au morcellement des Pays-Bas que les hommes d'État hollandais lui proposaient en 1634. « Et quand même la France serait si heureuse que de conser- » ver les provinces qui lui seraient tombées en partage, disait » le grand ministre, il pourrait arriver bientôt après que, n'y w ayant plus de barre entre nous et les Hollandais, nous entre- » rions dans la même guerre en laquelle eux et les Espagnols » sont maintenant, au lieu que présentement nous sommes en » bonne intelligence, tant à cause de la séparation qui est entre )) nos Etats, qu'à cause que nous avons un ennemi commun )) qui nous tient occupés en tant que nous sommes également » intéressés ù son abaissement K » Les Hollandais n'atten- dirent pas que notre pays fût devenu la proie des Français pour se tourner du côté de l'Espagne. Le jour où les Pays-Bas furent menacés, ils prirent nettement position contre Louis XIV et travaillèrent à maintenir entre leur pays et la France une zone intermédiaire dont les points stratégiques, autrement dit nos places fortes, deviendraient les avant-postes, en quelque sorte, de la défense des Provinces-Unies, car ils croyaient, comme le disait le grand pensionnaire Fagel à l'ambassadeur du Brandebourg, qu'il valait mieux pour eux se défendre à Bruxelles ou à Anvers, qu'à Bréda ou à Dordrecht '^. • MiGNET, Négociations relatives a la succession (U Espagne, t. I, p. t7-i. Cf. Waddlxgton, Les Provinces-Unies, la France et les Pays-Bas espagnols, t. I, pp. :242 et suiv. - « Dat het beter luas den Fransclunan te Brussel of te Antwerpen te gemoet te trekken dan te Breda vf te Dordrecht. » Cité par Edmond Wn.- LEQUET, Histoire du siistème de la Barrière, p. 6:2. Bruxelles, 1849. ( 353 ) C'est ainsi que la Hollande fut l'âme de toutes les coalitions qui se formèrent contre le monarque de Versailles. Elle se fit payer cher le service qu'elle nous rendait. Tout en nous défen- dant contre l'ambition de la France, elle nous empêchait de lui faire concurrence sur mer en bloquant nos côtes et en fermant l'Escaut. Sous prétexte de garnir cette barrière que notre pays devait former à son profit, elle introduisit ses troupes dans nos places fortes, au grand chagrin des Espagnols ^, froissés de partager la défense de notre territoire avec des hérétiques, et à la honte de nos ancêtres qui se virent obligés d'entre- tenir des garnisons étrangères. C'est ainsi que les Hollandais pénétrèrent dans nos forteresses, notamment à Luxembourg, à Mons, à Ath et à Courlrai, bien longtemps avant que le traité dit de la Barrière '^ ne les y eût autorisés. Néanmoins, la Belgique était sauvée. Si les Pays-Bas avaient été conquis par Louis XiV, nous devenions Français et nous le restions. C'était le coup de mort de la nationalité flamande. La France remportera encore de grandes victoires, mais elle ne saura pas en profiter. Louis XV, vainqueur à Fontenoy, à Kaucour, à Lavvfeld, maître de Bruxelles en d745, aurait pu garder les Pays-Bas : l'Autriche qui nous gouvernait alors n'attachait pas la môme importance que l'Espagne à nos pro- vinces, puisqu'elle voulut plusieurs fois les échanger contre des États plus rapprochés de sa capitale. Mais Louis XV fut magnanime 3 ; il restitua ses conquêtes, voulant traiter de la * Voir, à ce sujet, Râhlenbeck, La Belgique et les garnisons de la Bar- rière, pp. 16 et suiv. 2 Voir les Relations véritables, 7 et 28 janvier, 8 février, 12 avril 1698, pp. 12, 64, 105-104, 240. Cité par Legrelle, loc. cit., t. Il, p. 445. Cf. Ulve- LiNG, U7îe garnison hollandaise à Luxembourg, en 1698, dans le tome XII des Publications de la Société des monuments historiques du grand- duché DE Luxembourg, p. 158, 1856. Cité par Legrelle, ibidem. — Cf. ce que nous avons dit plus haut, p. ô23. 3 Nous n'osons pas dire sottement magnanime, comme on le pensait à Paris, où la plus grossière injure à cette époque était de dire à quel- qu'un : « Tu es bête comme la paix. » Tome LIV. 23 (334) paix, disait-il, en roi et non en marchand. Le plus méprisé des rois de France fut ainsi, à un moment donné, le protec- teur de la nationalité belge. Survint la révolution de 1789. La république, qui fut pro- clamée trois ans plus tard, fut plus avisée que ne l'avait été la royauté : les Pays-Bas furent conquis par les armées républi- caines, annexés à la France, divisés en départements. On pou- vait croire à la disparition définitive de notre nationalité. Les fautes de Napoléon firent perdre à la France toutes ses con- quêtes, et la Belgique fut réunie à la Hollande pour former le royaume des Pays-Bas. L'union ne dura guère; la révolution de 1830 prouva que les Belges voulaient se gouverner eux- mêmes. Ce qui n'était pas possible en 163o, l'était en 1830. Du moment que la Belgique affirmait ses droits à l'indépendance, ce qu'elle avait refusé de faire à l'époque de Richelieu, force était à l'Europe d'en tenir compte. Les grandes puissances le comprirent, et le traité des XXIV articles reconnut définitive- ment le nouvel État, en lui imposant une neutralité perpé- tuelle, sage précaution qui le mit désormais à l'abri des con- voitises de ses voisins. Il y avait dès lors une Belgique, non pas une misérable république, comme le rêvaient les compatriotes de Jean de Witt, sans commerce et sans avenir, mais une Bel- gique prospère et industrieuse, maîtresse de son beau fleuve qui avait été fermé pendant deux siècles, et en mesure de défendre son territoire. La France, qui lui fut si longtemps hostile, contribua cette fois à aff'ermir son indépendance mena- cée un instant par le retour de l'armée hollandaise. La Hol- lande elle-même finit par se réconcilier sincèrement avec sa jeune sœur. La Belgique avait désormais sa place dans le droit public européen, et elle occupe maintenant un rang trop élevé pour avoir encore à craindre des malheurs comme ceux que nous venons de décrire. {M) APPENDICE. I. Note sur un passage du drame de Calderon : El sitio de Breda. (Texte de J.~E. Hartzenbusch, Madrid, Rivadenefjra, 18od, p. 110.) Les explications que nous avons données au chapitre II (pp. 55 et suiv.) sur la composition des armées espagnoles serviront à éclaircir la pre- mière scène du drame de Calderon, El sitio de Breda. II s'agit ici du siège de 1625 où s'illustra Spinola; l'auteur distingue les diff'érents corps qui étaient en ce moment au service du roi Catholique avec une préci- sion qui n'a rien d'étonnant quand on sait que Calderon avait servi dans notre pays. JOENADA PRIMERA. Campo extra muros de Tornante '. ESCENA PRIMERA. EspiNOLA, Alonso Ladron. (Toque de cajas y trompetas adeniro.l Alonso. « Hoy es, Senor, cl venturoso dia, » Que obediente â las ordenes que disle, )) Tornante hospeda tanta bizarria, )> Que el tiempo de lisonjas y honor viste; w Porque el bronce y las armas â porfia w Le ven alegre y le obscurecen triste, » Cuando, confusos entre si, presumo » Que es la aurora su luz, la noche el bumo. * Tornante. Turnhout. ( 3oG ) » Aqui la pJaza de armas lias mandado )) Hacer, y aqui la frente de banderas, » Que son ciento y noventa, y numerado » El ejerc'ito va por sus hileras, » Es la muestra que han liecho, y se lia hallado » Que entre proprias naciones y estranjeras, » De ejercitos del Rey solo son treinta » Y cualro mil seiscientos y noventa. )) Las del j)ais, que llaman escogidos ', » Son dos mil, de felices esperanzas ; « Y seis mil y ochocientos prevenidos » De los que llaman gente de fmanzas - ; » De la liga catholica lucidos » Cinco mil y trecientos, que a venganzas » Ya se previenen : cinco mil la gente » De nuestro Emperador noble y valiente. » Hasta aqui repeti la infanteria )i Y no menos admira la opulenta » Majestad de la gran caballeria : » Si se reduce a numéro su cuenta » De ejercitos del reino, mas habia » Siete mil y seiscientos y sesenta ; » Dos mil (no se si diga Martes fieros) » De bandas, de hombres de armas y de arqueros. » * Escogidos, les élus, les keurlingen, sorte de corps spéciaux dont la levée était ordonnée dans les circonstances difficiles par le gouverneur général. Celte levée com- ])renait en général deux hommes sur cinq feux ou le dixième homme capable de porter les armes et désigné par le sort. On recourut à cette ressource en 1601, 1603, !622, 4624, 4625, 4632, 4635, 1(^39, 4648. Voir Robaulx de Soumoy, Histoire des guerres de Savoie, de Bohême, du Palatinal et des Pays-Bas, de Louis de Haynin, sire du Cornet, préface, p. xlvu. L'éditeur, à la fin du tome II (pp. 224 et suiv.), donne ia liste des capitaines d'élus de cette année 4625. - Gente de finamas : les troupes payées par le Conseil des finances des Pays-Bas, par opposition avec les Ejercitos del Bey, ou, comme on disait plus simplement, VEjercito, dont les régiments étaient payés par le Trésor espagnol. ( 357 ) II. Lettre de Penaranda au marquis de Cas tel Rodriqo. Munster, 28 octobre i64Ô. [Secret air erie d'fLtat espagnole, t. LVIK, ff. 139 et suiv.) (Copie.) He Visio algiinas vezes el papel ({ue V. E. me remite con los dos medios de ensanche que en él se proponen y tambien la carta que Su Majestad escrivid a V. E. en laquai se apuntan algunas restricciones y limitaçiones para la inteligencia y execucion de dicho papel, pero remitiendosse todo à la direccion, prudencia y zelo de V. E. verdaderamente (jue ({uien oye los motivos del conde de Monterey, el extremo a que havemos llegado en todas partes, no puede maravillarse de quanto se offreziere de nuestra parte por salvar la barca; la desdicha es tan grande que aun allanandosse Su Majestad y conformandosse en medios tan duros, temo que aun no nos admitan a ninguno de los partidos, particularmente Franceses, los quales juzgan de su poder con tanta altivez que no nos quieren consen- tir arbitrio ni eleccion en materia de la paz, antes estranan que no nos rindamos totalmente a pedirles la ley que nos quisieren dar y unas vezes llaman esto constancia, pero lo mas ordinario es tenernos por soberbios y aun por imprudentes, todos quantos avisos tengo, quantas senales he podido juntar de lo que he platicado con los medianeros y entendido por otros caminos me fuerzan a creher que el animo de Francesses es conservar el pie que tienen en Espana y no desamparar al tirano de Po;- tugal; holgaria de enganarme y de que se engafiassen tantos como entien- den esto mismo, y por dezir a V. E. la verdad mi discursso es que como el cardenal Mazarini aborreze la paz con Espana y no quiere conl'essarlo derechamente, tiene por temperamento publicar que la quiere, pero pro- poner taies condiciones que moralmente sea impossible ajustarse con ellas Su Majestad. Yo confiesso a V. E. que luego que llegué, formé este concepto, viendo que los Franceses excluyeron a los medianeros todo genero de cessassion de armas, suspension 6 tregua, y viendo justamente la constancia conque los medianeros affirmavan no poder sacar de Fran- cesses mas avertura que estar siempre firmes en la primera proposicion que hizieron, no quedava a que apelar sino a la prosperidad de la cam- pana; mas haviendo sido esta tan infeliz en todas partes, como he de entender yo que el cardenal Mazarini querra descaezer teniendo un tan especiosso pretexto para continuar la guerra con nossotros en la felicidad y prosperidad de los progressos que con tanta gloria de la Francia van ( 358 ) ensanchando cada dia su dominio, conforme a esto creo que V. E. deve poner toda la fuerza en el tratado con Olandesses y assi me ralifico lanto mas en el parezer que sobre este punto he tenido, y anado que antes eligiera por mi veto hazer dueno a los Olandesses de todo lo que tiene Su Majestad en los Payses Baxos que aventurar a incorporarlos en la corona de Francia por qualquiera de los dos cassamientos, lo primero por que tengo a los Olandesses por mas religiossos y seguros en obser- var la promessa y juramento de la paz que a los Franceses, y assi se pudiera quedar con mas seguridad en lo que con Olandesses se assen- tasse; lo segundo por que nunca la potencia de estos puede ser tan for- midable a la monarquia de Su Majestad como la de Franceses; lo tercero por que Olandesses no tienen con nossotros la enemislad ni la emulacion de nacion que los Francesses ; lo quarto porque no confinan con noss- otros corne los Franceses; lo quinto por que si acrecentamos a Francesses en el Pays Baxo, los damos armas y medios con que se hagan duenos de todas 17 provincias siendoles tan facil esta conquista, pero si acrecenta- mos a Olandesses en el Pays Baxo los haremos formidables a los France- ses, cuyos rebeldes y mal contentes y fautores de los Hugonotes, tendran a la mano segun la sazon y coyuntura de los tiempos muclios ocassio- nes de excitar graves tumultos en la Francia, pues vimos que en los principios de la guerra de religion que tanto duré en aquella })rovincia ontraron potentissimos exercitos formados en los ultimos terminos de Alemania Hugonotes y en qualquier dia que por qualquier accidente Francesses se separassen de Suecos y Hassos unos y otros se juntarian con Olandesses para favorezer unanimy (sic) la causa de la religion ; por todos estos motivos y porque creo que con Franceses séria aun mas difi- cultuoso qualquier tratado mientras los successos de la guerra no les hubieren humillado un poco, entiendo que se deve poner gran fuerça en que los estados de Olanda y Provincias Unidas quieran oyrnos, ô, con el Principe 6 sin el principe de Oranje; V. E. governara esto segun la posi- bilitad y medios que le offreziere cl tiempo, y por mi voto (aunque es harto lo que se les offreze) sino bastare les dariamos antes que llegar a mover platica con Franceses sobre los otros medios, y no permita Dios que yo vea que se casse el Rey Christianissimo con la infanta mientras nuestro amo y su hijo no tienen otros muchos bijos, confiesso que solo pensarlo me congoxa tanto que antes dexara a Franceses todo quanto oy posseen que venir en partido semexante, siendo cossa notoria que no ay prevençion de cautela, de palabras, ni capitulaçion, ni juramento que bastc a assegurar la observancia de lo que se assentare y tratare en quanto a la separacion de essos estados en el hijo segundo, poique ni los regnos se difieren por el derecho de las leyes escritas quando falta el poder para hazerlas executar, ni los reyes se ajustan a cumplir contra... semejantes ( 3o9 ) oontra la cônveniencia del Estado, separando de sus coronas y dominios iniembros tan principales que por si solos, quanto mas unidos al cuerpo de potencias tan grandes como la de la Francia, pueden hazerse lugar, y ijuien conlendria la soberbia de Franceses si se vieran senores de essas provincias para no emprender aun mucho mayor imperio que él de Carlo Magno, con gran recato lo digo, pero hablo con V. E. que me sufrira y me perdonara mucho, antes viniera en dexar a los Franceses el condado de Rossellon que en liazerlos duenos de essos estados, por que si la paz se haze y Dios dis})one algun dia que se revuelva Francia entre si, 6 que por otro accidente de aquellos, a (jue estan sujetos las monarquias, descaezca de la grandeza en que oy se halla, el Rey nostro senor quedando con pie en essos estados podra meter en Francia sus tropas tan adentro que récupère todo lo perdido en Espana y aun dee leyes à los Franceses, (juando me acuerdo del camino que ay de Cambrai à Paris y que si Dios fuesse servido de encaminarnos un dia la surpressa de Perona, podriamos capitular dentro de ocho dias en el Burgo de San Martin de Paris, es Dios verdad que estoy por dezir que diera antes a los Francesses a ïoledo que a Cambray, y si conforme mi parezer se deve reussar tanto la platica de cassamientos con Francia por el peligro de unirsse estos estados con aquella corona, que dire del peligro de recaer los reynos de Castilla en la senora Infanta con un hermano solo? Los derechos de la infanta dona Blanca y la opinion del Padre Mariana de haver sido hija mayor de sus padres han dado motivo a que Francesses hinchan de escritos el mundo en todos tiempos y particularmente en este ; no permita Dios que se les dee nueva y mayor ocassion de renovarlos, de mi puedo dezir a V. E. que me tubiera por el mas infeliz hombre de la lierra si fuesse instrumento 6 medio de cassamiento semejante y de qui mi nombre quedase en la posteridad con esta nota; sino podemos hazer la jura démos a los Fran- cesses lo que piden y rompamosles la paz quando podamos, que la justicia esta de nuestra parte, y aunque Dios nos aflixe se ha de dexar de todo punto, cassesse el Rey y cassesse su hijo, y tengan muchos hijos que los novios bien pueden esperar; estoy tan firme en este sentir que si supiera que Francesses han de aftloxar algo en la guerra de Espana, no dudara de consultar que Su Majestad personalmente viniesse à Flandes, y pensara que mejoraria infinitamente con esto las cossas de Espana ; sobre todo V. E. procure ajustarse con Olandesses, que esto es lo que nos conviene, a qualquier precio; de La Haya avisan que estando prevenido, empaquetado y embarcado todo el equipax^ de los diputados se ha vuelto a desembarcar y desempaquetar; assi me lo ha dicho el arcobispo de Cambray que ayer tubo cartos dello, entretanto nuestros Alemanes muerden en un confite con el duque de Longavila y demas Francesses; la forma como esto passô y las circonnstancios que tubo veera V. E. en el ( 360 ) • capilulo de caria que escrivi al duque de Terranova; este me ha respon- dido en nombre del emperador a la proposicioii que hize a Sa Majestad Cessarea de acomodarse con Suedesses, los quales verdaderamente quieren tratar, y el ressidente que aqui esta ha oftrezido hablar commigo en la maleria, y le piensso veer el lunes siendo Dios servido; el emperador esta muy conforme con mi parezer y agradezido a la proposicion, yo procurare mantener el negoçiado en buena forma sin passar a mucho empeno, porque temo la condiccion y conssejo de los ministros del emperador y no querria empeorar la materia y padezer algun desayre caussado delà ruyn intencion con que algunos aconssejan al emperador. Dios iîuarde a Vuostra Excellencia. — Munster 28 de oltobre 1645. m. Traité de Lamlrecies , 28 mars 1649 (copie) >. Bibliothèque nalionale, k Paris, Matuischts, fonds espagnol, n» 3854, f. ti.) Tratado que contiene los articulos convenidos y ajustados entre el senor archiduque de una parte en nombre de su Magestad catholica, y de la otra los senores de Noirmoutier y de Lègle Diputados Plenipotençiados del seîlor Principe de Conti, y de los otros senores Principes y générales unidos en Paris, por el bien de la Paz universal, de la Iglesia y de todo el orbe christiano,y el senor Santival, Diputado Plenipotençiado del senor duque de Longavile, que al présente se halla en la provincia de Normandia unido y interessado con el mismo partido y para el mismo intento. Despues de varias conferencias, papeles y respuestos de parte y otra, tinalmente los dichos senores de Noirmoutier, de Legle y de Santival dieron al senor archiduque un papel tirmado de sus nombres en Lan- dressis a veinte y ocho de Marzo de mill seiscientos y quarenta y nueve, en el quai piden que su Alteza mande avanzar las tropas hasta la rivera de Eyne, y en caso que su Alteza lo resuelva offreçen lo signiente : Premiramenle que baron proveer las tropas de los viveres necessarios pagandolos como se ha hecho hasta aqui en Cresi, y en los otros quarteles ; * Voir plus haut, p. 451. M. Eugène Lameere nous a envoyé une copie de ce traité pendant la revision de notre travail. Nous le prions de recevoir ici tous nos remer- ciements. ( 361 ) Assi mismo que jiintaran tropas suias con la del senor archiduque (M1 el lugar que su Alleza juzgara conveniente. Item prometen que los dichos senores Principes, sus principales no concluiran directa, ô indirectamente algun tratado con la Corte hasta que el duque de Longavila se haia abacado con los ministros de Espana en un lugar comodo, y en el tiempo que desde aora se senalare, para tratar y concluir la paz uni versai 6 tratado de union que conveniere. Item ])rometen que las armas entre tanto assi las que es tan en la parte de Paris, como las que estan en Normandia haran todos los actos de hostilidad que el senor archiduque jusgara necessarios y possibles obrando con las armas, assi por via de diversion como por junction, tanto por la seguridad de la armada que por librar el bloqueamiento de Paris y por el abanzamiento del tratado de la paz gênerai. De parte del senor archiduque se promete de marchar a la rivera de Ëyne y que en esta conformidad dara luego la orden para avanzar las tropas y su persona a Marlen (sic) y la avanguardia a la dicha rivera de Eyne y embiara persona expressa a Paris a dar aviso de esta resoluçion y otra persona al senor duque de Longavila con el mismo intento lasquales personas havian de avisar a su Alteza de la execucion y cumplimiento de lo que esta oifreçido, a saber del rompimiento en la guerra, cesaçion de todo genero de tratados con la Corte, de la marcha que haran las tropas que han de venir ajuntarse con su Alteza, que par lo menos havian de ser mas de dos mill cavallos, y del dia que podran arrivar sobre la rivera de Eyne para que al mismo tiempo haviendose cumplido con su Alteza lo promettido su Alteza cumpla poniendose sobre la misma rivera. Item esta convenido que en casa de venir el senor duque de Longavila ajuntarse con el senor archiduque con tropas, 6 sin ellas, se nombre un lugar, el que pareciere mas oportuno, para ajustar el tratado de paz que se dessea 6 él de union para promover y executar la dicta paz. Item que en caso ^ue no venga el sefior duque de Longavila, por hallarse en algun empleo que sea de utilidad del partido, los senores diputados de Paris que vinieran con las tropas que se han de juntar con su Alteza sobre la rivera de Eyne, traieran poderes y instrucciones sutïi- cientes para ajustar los dichos tratados de una justa y razonable paz o de union. Item se convendra en el mismo lugar de todas las operaciones que convendra hacer por el comun interes, o, sea estando unidas, o, separadas las armadas, todo en buena conformidad, y con entera sinceridad y realidad; Y porque puede succéder que no se ajuste algun tratado de paz ni union esta convenido y asentado entre las partes que por quince dias despues de disuelto el congresso se continuaran las hostilidades sin poder ( 362 ) hacer algun acuerdo entre los principes y la Corte, en el quai tiempo hauran de continuar los viveres para el exercito en la forma referida. Fue hecho, accordato, y terminado en la villa de Landrescies a veinte y ocho de Marzo de mill seiscientos y quaranta y nueve anos •. Por mandado de Su Alteza, Augustin Navarro Burena. ' On trouvera dans le même manuscrit d'autres documents relatifs aux rapports de l'Espagne avec les Frondeurs pendant l'année 1649, notamment les instructions données par le prince de Conti au marquis de Laigues, le 3 février, et au marquis de Noirmoutiers, le 10 février; les instructions données par l'archiduc Léopold au mar- quis de Laigues, le 10 février; les instructions données par le prince de Conti à Bré- quigny, le 23 février; une lettre de l'archiduc Léopold au prince de Conti, datée de Valenciennes, le 9 mars, et deux lettres de Augustin Navaro Burena, secrétaire d'État et de guerre de l'archiduc : la première, de Valenciennes, du 13, et la seconde, de Landrecies, du 23 mars de la même année. ERRATA. Page o, ligne 29, ait lien de 2e livraison, lisez : 3e livraison. 8, - 25, — 3e série, — 5e série. 17, - 22 — Philippe IV, - Philippe III. 31, — 32', — CoUeecion, — Colecion. 34, - 13, — ou, comme, — et, comme. 70, - 6, — Herbeumont, — La Forêt. 71, - 24, — le marquis d'Aytona, lisez : le comte de Fontaine. 72, - 25, — à Tinlot, lisez : de Tinlot. 73, - 10, — ramener, — rallier. 74, — 11, — pas même de la moitié, lisez : pas même la moitié. 104, — 3, — aux sièges de Dôle et d'Arras, lisez : au siège" de Dôle. 104, — 35, et ailleurs. au lieu de : Cours universel, lisez : Corps universel. 143, - 25, au lieu de ; l'honneur, lisez : l'humeur. 145, - 1, — des alliés, — d'anciens alliés. 161, - 9, — lutter, — s'accorder. 201, - 31, — t. II, - t. VII. [31^) TABLE DES MATIÈRES. rages. Introduction 3 Chapitre premier. — Les Pays-Bas esinignols en 1635 Il Mort d'Isabelle. — Ruine des Pays-Bas. — Prospérité des Provinces-Unies. — Antagonisme des Belges et des Hollandais. — Les Belges restent fidèles à l'Espagne. — Importance des Pays-Bas pour l'Espagne. — Politique mal- adroite de l'Espagne à l'égard des Belges. — Contradictions de la diplo- matie espagnole. — Rapports de l'Espagne avec les Provinces-Unies. - Négociations de 4628. — Les états généraux de 16:>2. — Diftercntes phases des négociations. — Cause de leur échec. — Intervention de l'Espagne dans la guerre de Trente ans, — Rapports avec l'Angleterre. — Rapports avec la France. — Politique de Richelieu. — L'Espagne soutient les adversaires du cardinal. — Fautes administratives de l'Espagne aux Pays-Bas. — Im- popularité du gouvernement espagnol. — Plaintes du marquis d'Aytona. — Nomination du cardinal-infant comme gouverneur général des Pays-Bas. — Ses instructions. — La bataille de Nordlingen. — Arrivée de l'infant à Bruxelles. — Arrestation de l'électeur de Trêves. — Déclaration de guerre de la France à l'Espagne. Chapitre II. — Organisation militaire des Pays-Bas 33 Le recrutement au XVI !« siècle. — Les élus. — Les troupes nationales et les troupes étrangères. — La compagnie. — Le tercio ou le régiment. — Les racoleurs. — L'Au/geld. — Composition de la compagnie. — Les arquebu- siers. — Les piquiers. — Les mousquetaires. — Nomination des officiers. — La cavalerie. — Les bandes d'ordonnance. — La cavalerie légère. — L'artil- lerie. — Les pionniers. — Leur position dans l'armée. — Siège par entre- prise. — Les travaux du génie. — Les ingéniaires. — L'artillerie espagnole est mieux organisée que l'artillerie française. — Les grades. — Les officiers généraux. — État-major du régiment. — Le cadre de la compagnie. — Mœurs de la soldatesque. — Vertus militaires. — Misère du soldat. — Le soldat espagnol. — Excès des troupes en marche. — Réclamations des états (364) Page». généraux de 163!2. — Ruine des campagnes. — Retard dans le paiement de la solde. — Les aides. — Les troupes dites des Fi)mnce, est-il dit au Shi-King, III, 3, ode 27, et au Tchong-Yong : (( Qu'elle est grande et parfaite, la puissance des esprits! Nous regardons et nous ne les voyons pas; nous écoutons et nous n'entendons rien; ils pénètrent tout et l'on ne peut les tenir à l'écart. » On lit encore au Shi-King, à la même ode, § 0 : « Prenez * D'après le Shuo-wen, c'est l'ensemble des douze ])arties du corps ; l)Our le Knavg-yun, ce sont les quatre membres réunis. ( 9 ) garde de commettre quelque faute, quelque injustice; étant dans votre chambre, faites attention à ne pas laisser venir la honte par la fenêtre. Ne dites pas : Je suis hors de vue. La présence des esprits ne peut être prévue. » Ces paroles sont reproduites dans le grand recueil philosophique du Sing-li. iMais pour se faire une idée exacte des conceptions chinoises, il ne faut pas y chercher les notions métaphysiques de matière et d'esprit, telles que nous les concevons de nos jours, avec une précision parfaite, encore moins des définitions exactes. Les Chinois ont la notion de l'être perceptible aux sens par les couleurs, le son, le toucher, et de celui qui échappe aux sens, de l'être incapable de penser et de celui qui est le siège de la pensée et de la volonté. Ils les distinguent encore par d'autres propriétés réelles ou imaginaires, tout extérieures, mais ils ne vont guère plus loin et ne considèrent pas généra- lement les deux grandes catégories des êtres comme irréduc- tibles; souvent ils y voient simplement les deux parties de la masse de l'être primordial, l'une lourde, impure, ténébreuse, non spontanée; l'autre légère, subtile, pure, intelligente, active par elle-même. Cette division du composé humain en corps et esprit est la plus ancienne, et les Chinois primitifs n'en soupçonnaient point d'autre. Mais quand nous nous rapprochons des temps mo- dernes, nous trouvons une autre conception plus développée, qui distingue dans l'homme le corps et deux principes supra- sensibles que l'on appelle le pek et le luvan, et que nous distin- guerons d'abord par ces deux notions générales de « principe vital animal » et « principe intellectuel ». Le premier réside dans le corps, lui donne la vie et la sensi- bilité, reçoit les impressions des sens et les communique au principe spirituel. Celui-ci correspond au slien ancien ou peu s'en faut. Les caractères chinois qui figurent ces deux idées sont formés d'un signe qui représente un esprit, mais avec une nuance indiquant un sentiment défavorable; c'est le knei i qui désigne aussi les ' ^k ce qui figure un liomiue avec un croclict indiquant la nuisance. ( 10 ) esprits méchants ou les âmes abandonnées dans l'autre monde par leur descendance, privées desacritices et conséquemment de la plénitude des qualités intellectuelles et du bonheur i. Ce caractère est accompagné, pour le pek, du caractère pek "^^ qui signitie blanc et distingue ici la couleur qui rend tout objet sensible : iWI pek. Pour le Hwan, c'est le caractère yuu, qui veut dire « parler » et qui n'a jamais varié ^^; XT représente les ondes sonores sortant de la bouche. On ne peut mieux indiquer graphiquement la nature de ces principes : le principe animal produisant et desservant les sen- sations et le principe qui donne à l'homme la faculté de parler, de raisonner, c'est-à-dire « l'âme ». Le pek descend avec l'homme dans le tombeau et cesse de vivre avec lui. Voilà les deux systèmes fondamentaux de l'anthropologie chinoise. Mais on doit bien remarquer qu'ils ne s'excluent nullement l'un l'autre. Comme les Orientaux, et spécialement les Chinois, mt vont généralement pas au fond des choses et se contentent de notions extérieures, et que, par conséquent, ils ne précisent pas le sens des mots qu'ils emploient, on ne doit pas s'étonner que les ternies de shen, de hivan et autres encore se croisent et se confondent sans que pour cela l'auteur qui s'exprime de cette façon ait changé de principes. On verra même les termes désignant l'âme immatérielle figurer dans des systèmes qui, à nos yeux, seraient complète- ment matérialistes. C'est que les Chinois n'envisagent pas les choses comme nous et ne croient pas devoir assigner à l'une des deux grandes catégories de l'être une origine absolument étrangère à celle de l'autre. Après avoir posé ces prémisses, nous allons examiner en détail les différentes théories émises par les penseurs chinois ' Ce mot kuei a différentes acceptions, mais au fond c'est V esprit de l'homme. Anciennement il était souvent écrit avec adjonction du caractèn^ .ski (113), qui indique une manifestation de l'invisible. 2 En caractères antiques ou Kti-wen, il est écrit autrement, mais alors il avait un autre sens : « lune décroissante »: aussi est-il figuré par « la lune » et les nuac-es ou le brouillard. ( 11 ) en nous bornant pour le moment, à l'exemple de leurs ency- clopédistes, aux systèmes de l'école orthodoxe qui se réclame du nom de Kong-tze, bien qu'elle ne puisse avoir en réalité aucun rapport avec un philosophe qui affichait une ignorance complète de la nature intrinsèque et de la provenance des êtres. Mais avant de mettre le pied sur le terrain philosophique, rappelons ce que les croyances primitives des Chinois leur enseignèrent quant au principe spirituel de l'homme. Dès l'aurore de leur histoire et de leurs légendes, les Chinois nous apparaissent comme fermement convaincus de l'existence d'une âme spirituelle entièrement distincte du corps et survi- vant à sa mort, à sa dissolution. Deux faits suffiront pour le prouver. L'ancienne expression pour indiquer la mort d'un personnage est celle-ci : « [i monta et descendit », ce qui, de l'avis de tout le monde, veut dire que son âme monta au ciel tandis que son corps était descendu dans la terre. En outre, en plusieurs endroits, le Shu et le Shi nous mon- trent les rois et les grands hommes antérieurs vivant dans le ciel près de Shang-ti, ou de là protégeant leur descendance. Le Li-ki dit expressément que le corps est mis en terre, tandis que l'esprit s'en va et se porte oii il veut. (Voir liv. XXf, § 2, 1.) Ces croyances ont survécu à toutes les spéculations, à tous les systèmes, quelque opposés qu'ils puissent être en apparence à ces notions spiritualistes si précises et si claires. Nous les retrou- vons dans la philosophie de Tchou-hi, qu'on a voulu faire passer pour matérialiste. § 2. — Origine de l'homme. Les croyances primitives des Chinois assignaient à l'homme une double origine : son corps, il le devait à la terre, et son esprit (son âme ou son shen), au ciel lui-même '. La terre, • AuShu-king, il est dit que « le ciel et la terre sont père-mère du peuple^». Mais le seuis de cette phrase n'est nullement en rapport avec la théorir philosophique dont nous parlons. La phrase suivante porte, en effel, que le prince est père-mère de ses sujets. Il s'agit simplement de l'affec- tion que le ciel et la terre ont pour l'homme, du soin qu'ils ont de ses intérêts, le soutenant, le nourrissant, etc. (Voir le Slin-king, V, p. 1, îî 8.) ( 12 ) d'après cette théorie philosophique et religieuse, fournit les éléments du corps, le ciel lui donne et y réunit l'âme. Comment cette double opération se fait-elle? Les Chinois ne nous l'ont point dit, et peut-être n'y ont-ils jamais pensé. Il leur suffisait de constater la matérialité du corps et l'invisibilité de l'esprit pour décréter que les choses devaient se passer de cette manière. Quand la théorie cosmogonique du Yin et du Yang i eut prévalu, on proclama que le corps était du ïin, et l'âme, l'esprit, (lu Yang. Cela devait être ainsi, puisque les éléments matériel et spirituel procédaient nécessairement de ces deux principes, selon la nature de chacun d'eux. Mais ici encore nul ne cherche à justitier ce dire ni à donner une explication quelconque de ce double mode de provenance. Personne aussi ne songeait à contester ce qui paraissait être un fait incontestable et néces- saire. Il est une expression usuelle qui pourrait faire croire que les Chinois attribuent â la vie humaine une sorte d'éternité. * Les deux éléments cosmiques qui composent tous les êtres et qui, j)ai' leurs combinaisons, leur action successive, produisent la variété de la nature. Le Yang est actif-spontané, lumineux, léger. Le Yin est passif- réactif, ténébreux, lourd. L'élément mâle a plus du Yang et le femelle plus du Yin. Dans les anciens kings, cette théorie n'apparait point encore. Les mots Yin et Yaiig y sont bien employés, mais ils désignent encore, comme originairement, la lumière et l'obscurité, le côté sud ou nord des montagnes. Les caractères correspondants contiennent la figure des collines, ce qui prouve que c'est bien là le sens primitif. La conception des deux éléments n'apparait que dans les annales dites Tso-tchuen et Kiié-yii, qui datent au plus tôt du V^ siècle A. C. C'est une importation étrangère; l'ordre dans lequel ces deux mots sont toujours employés le prouverait à lui seul. Les Chinois inventeurs auraient mis l'élément fort le premier : Yang-yin. (Cf. Ski-king, III, 2, odes 6, 7. — 1, 2, ode 8,1, 11,3,0, 3,4.) Au Sku-king, voir liv. XX, § o, ces termes indiquent l'universalité des régions : discuter la loi de la sagesse {lao\ mettre en ordre les États, liarmoniser, régler le Y'in et le Yang, c'est la tâche des trois ministres dits kongs qui ne pouvaient certainement |)as prétendre à régler les éléments primordiaux; ou bien ce passage est interpolé. ( 13 ) C'est celle qui désigne le Ciel, la Terre et l'Homme comme les trois puissances de l'univers : San-tsai ^ Mais ce serait la mal comprendre, lui attribuer une portée qu'elle n'a aucunement. V'oici en eftet l'explication qu'en donnent les lettrés chinois eux-mêmes et que l'on peut lire dans toutes les encyclopédies à l'usage de la jeunesse. Le ciel a la puissance de recouvrir, de protéger toutes choses; la terre a celle de les supporter. L'homme parfait, le saint, sait combiner ce qu'il doit faire pour aider l'achèvement de l'univers et assister le ciel et la terre, en ce qu'ils n'effectuent pas eux-mêmes; il peut ainsi achever, compléter les êtres. Le ciel et la terre commencent les êtres et les développent, étendent et dispersent; l'homme seul ici-bas sait rassembler et apprécier; il entretient et transforme; il concourt avec k- ciel et la terre à l'achèvement des êtres. C'est pourquoi il est rangé avec eux comme troisième puissance '-^. Cette expression ne dit donc rien de l'origine de l'humanité; force nous est de chercher ailleurs. D'après Tcheou-tze, le fondateur de l'école du Singli ou du u Système de la Nature », le principe suprême sans principe {Kih ivuh kili 3) a produit les deux principes secondaires du mouvement d'impulsion et de réaction, de la lumière et des ténèbres, c'est-à-dire du Yin et du Yang. (Voir la note, p. Ii2.) Ceux-ci ont engendré les éléments premiers dont les ' Les lexiques expliquent tsai par jieng, pouvoir, être capable de ; Les trois isai, dit le Hi-lze du Yi-king, sont le ciel, la terre et l'homme (|ui ont chacun leur loi itao) particulière. La loi de l'homme consiste à entre- tenir, développer les êtres produits par les deux autres puissances. 2 Voir le Sing-li-tsing-i. 5 Kih est le sommet du toit, la poutre faîtière, le principe qui soutient tout, qui est élevé au-dessus de tout. Lui-mêijie est sans principe, il est a .^r- comme disent les théologiens. L'expression chinoise est de beaucoup préférable. « Être par soi », c'est quelque peu contradictoire: c'est comme « se donner l'existence ». Cf. notre Sing-li-lsing-i traduit, pp. 10 et suiv. {U ) Chinois comptent cinq : le feu, le métal, le bois, la terre et l'eau 1. Quand ces principes fondamentaux et généraux sont produits, les êtres particuliers en proviennent. L'essence du premier principe et le principe dynamique du Yin et du Yang, comme celui des cinq éléments, se combinent et engendrent toutes choses. Dans les êtres qui se distinguent par le sexe, le prin- cipe mâle prévalant produit les maies, le principe femelle pro- duit les femelles. Dans cette opération, il est des êtres qui atteignent différents degrés de perfection; celui qui atteint le sommet de la perfection matérielle et intellectuelle, c'est l'homme. La partie matérielle et sensible de son être se forme la première; quand elle est formée, l'esprit y produit la con- naissance et avec elle les appétits et volontés -, Tcheou-tze ne s'explique pas davantage. Des commentateurs complaisants ajoutent, pour interpréter sa pensée, que le corps vient du Yin et l'esprit du Yang. Les autres maîtres de l'école ont à peu près les mêmes idées quant h la production définitive de l'être humain, mais ils professent des opinions différentes quant aux bases du système. * Il en est déjà ainsi au temps du Sliu-king. Les Chinois ne consi- dèrent en ceci que les éléments terrestres; c'est pourquoi ils ne rangent pas l'air parmi ces éléments, et le bois leur parait être d'une nature toute l)articulière ainsi que l'or et les autres métaux du même genre, argent, fer, cuivre, etc. - Voirie traité Tai-kih-tîi au Sing-li-Tsing-i et dans mon livre, pp. IT et suiv. Tchou-hi, le grand philosophe du Xil^ siècle, qui popularisa le Sing-li et dont les opinions sont encore suivies de nos jours, s'exprime ainsi : C'est du khi, substance vivante universelle, que se forment tous les êtres; ceux-ci sont plus ou moins parfaits; ils possèdent plus ou moins des qualités de l'être sensible et de l'intellectuel. L'homme seul en atteint le |)0int suprême. En l'homme, la partie sensible est formée d'abord, puis le principe intellectuel y produit la connaissance, l'intelligence. (Voir le commentaire du Tai-kih-lii dans mon livre, p. 17.) Tcheou-tze vivait au \V siècle et fonda l'école du Sinc;-li. ( 15 ) Tchang-tze^, le plus célèbre des philosophes après Tcheou- tze, ne parle pas du premier principe; il établit seulement les différents éléments originaux qui forment les êtres '^. Il distingue ainsi : i° l.e Kien et le Kuen ou les principes actif, spontané, impulsif et réceptif, correspondant; 2° Le Khi ou la masse atomique de la matière qui se disperse, s'unit, se diversifie, pour prendre diverses formes, et le Shen ou principe intellectuel, pur, subtil, impénétrable, sans forme; 3» Dans la substance du ciel et de la terre il y a un principe de raison, Li, qui en rend les opérations et les productions exemptes d'erreurs. L'homme est le produit des combinaisons des deux prin- cipes primordiaux qui combinent le Khi pour former les corps et le SheJi pour produire l'esprit. Tchang-tze n'en dit pas plus. Shao-tze ''> est encore moins clair. Il place à l'origine de l'univers le ciel et la terre comme principes producteurs et se contente de dire que l'homme est le summum de l'être. Ses disciples, dans un traité publié sous son nom -i, lui font dire que les esprits célestes et terrestres sont sans forme visible et tout acte, puisque les organes des sens et les membres de l'homme sont leur œuvre. Comment les pro- duisent-ils? C'est un problème dont ces doctes lettrés ne se ' Tchang-tze, appelé Tchang-tsai et Tchang-min-laô, vécut de 1020 à J077. Il ouvrit une école et pendit aux murs deux traités qui servaient de base à son enseignement. Voir noive Sing-li-t.nng-i, p. 11. - Voir le traité du Tcheng-meng, au Sing-li-tsing i, pp. 36 et suiv. de ma traduction. Tcheng-meng veut dire « correction des esprits grossiers ». C'est un traité d'ontologie et de morale où toutes les conceptions ne sont pas indignes d'attention. •' Shao-tze ou Shao-yang, autre disciple de Tcheou-tze, vécut de lOoT à 1134. II se distingua par un commentaire du Yi-king et composa deux traités de philosophie : le Hoang-kih, « principe suprême vénérable », et le King-sse-kuan-wuh ou « examen des êtres ». Le premier est un essai d'explication du premier principe et de l'origine du monde. Le second est un traité ontologique suivi de calculs plus ou moins cabalistiques. ' La seconde partie du Kuan-wuh. Voir ma traduction, pp. 93 et suiv. ( 16) préoccupent aucunement. A l'exemple des autres Orientaux, les penseurs chinois, quand ils ont fait miroiter des mots devant les yeux de leurs lecteurs, croient avoir accompli leur tâche. Tchou-hi 1, le plus renommé d'entre eux, a voulu chercher quelque chose de plus, et voici à quel résultat il aboutit : « Le Khi -, dit-il, se condensant, produit l'être sensible, les formes. Puis la forme se prêtant à l'action du Khi qui l'in- fluence, les êtres sensibles subissent des modilications de pro- duction et de transformation, les hommes et les autres êtres naissent successivement par des modifications et une action incessante. » L'homme reçoit le principe rationnel du mouvement et du repos, du Yin et du Yang. Dans la formation des êtres particu- liers, le Yin et le Yang, les cinq éléments, l'être matériel et le principe de vie opèrent alternativement et chacun selon son rôle. » La perfection de leur action combinée produit l'homme; son cœur seul est complètement intellectuel. » Son corps vient du Yin, son esprit du Yang. Les sentiments naissent du contact des choses. Le caractère de l'homme vient de la prédominance des qualités d'un des cinq éléments, le chaud, le froid, l'humide, le dur, etc. 3. » 11 n'est pas besoin de le faire remarquer, toutes ces disserta- lions nous tiennent à la surface des choses et ne nous aident point à en pénétrer la nature intime. Nous chercherions en vain ailleurs des idées plus claires, plus précises. Le Sing-ming IJ-klii du Sing-li-tsing-iy répertoire philoso- ' Tcliou-hi (1130-1200). On a de lui de nombreux traités de toute espèce, une édition des Kings avec commentaires II étudia d'abord le bouddhisme el le taoïsme, puis les abandonna pour s'attacher à l'école de Tcheou-t/e dont il développa les principes, qu'il piopagea avec ardeur. Accusé par ses adversaires de corrompue la doctrine de Kong-tze, il fut disgracie, exilé et mourut dans le chagrin. Après sa mort, il fut réhabilité et ses doctrines l'ont encore loi aujoui'd'hui en Chine. 2 Klii ou souftle ; ce mot désigne l'élément général dont les êtres sont formés, mais il a différentes acceptions que l'on verra plus loin. '' Voir TcHOU-Hi, commentaire du Tai-kili-tu, §§ 5 et 6. (17) phique rédigé au siècle dernier, nous apprend seulement que l'homme est le produit du ciel et de la terre; qu'il a une nature intermédiaire entre celles de ces deux agents cosmiques; que cette nature est originairement bonne, mais se gâte par les excitations des objets extérieurs. L'homme est le cœur du ciel et de la terre, est-il dit plus loin i. Plusieurs passages font du ciel seul le producteur de l'homme. Cela est vrai en ce sens que la terre fournit seulement de la matière à l'action du ciel. En tout cela, il y a le manque de pénétration que nous avons signalé plus haut. Au fond, les anthropologistes chinois admettent une sorte d'évolution qui tit que l'homme fut engendré quand l'action combinée des éléments eut atteint le plus haut point de sa puissance. Ils se sont arrêtés là. Cela nous surprend; mais, à mon avis, la sélection naturelle chère au darwinisme ne forme pas une thèse plus précise et mieux raisonnée. Et tant de penseurs européens s'y arrêtent, s'en contentent. Les philosophes taoïstes sont un peu plus explicites; c'est pourquoi nous croyons pouvoir reproduire ici l'explication que donne le célèbre Hoei-nan-tze - dans un chapitre spécialement consacré à ce sujet. Bien que ce soit étranger à notre cadre, nos lecteurs désireront peut-être savoir ce qui a été dit de quelque importance en cette matière. Voici cette explication; la com- prenne qui pourra : (( La substance spirituelle est reçue du ciel ; le corps, les membres sont fournis et entretenus par la terre. C'est pour- quoi il est dit que un engendre deux et que deux engendrent *■ Voir TCHOU-Hi, commentah-e du Tai-kih-lu, 1. 2 Hoei-nan-Ue, le prince du Hoei-nan, de son nom Hiu-ni^nan, était un prince de la famille impériale des Hans, chef de l'État feudataire de Kuang-ling. Ardent scrutateur des mystères de la nature, il s'entourait de philosophes et de charlatans taoïstes II consigna le résultat de ses études dans un gros volume où il accumula, avec des considérations parfois justes et ingénieuses, ies idées les plus bizarres et les faits merveilleux. On ignore l'année de sa naissance ; il mourut l'an 122 A. C, de sa propre main, dit le grand historien Sze-ma-tsien. Mais les taoïstes lui adjugent l'immortalité. Voir mes Textes taoïstes, art. Hoei-nan-tze. ToMK LIV. 2 ( 18 ) trois et trois, toutes choses. Tous les êtres s'appuient sur le Yin et embrassent le Yang. Le Khi qui leur est intermédiaire forme la liaison, l'harmonie. De là vient le dicton : « En un mois, il y a masse charnue; en deux mois, chair )) formée; en trois mois, se forme le ventre; en quatre mois, )) se forment les muscles ; en cinq mois, les nerfs ; en six mois, )) les os; en sept moi ', le corps est achevé ; au huitième mois, )) il y a mouvement ; au neuvième, le fœtus s'agite; au dixième, )) l'homme naît. » C'est quand le corps est achevé qu'il reçoit l'intelligence, » l'esprit. » Ceci devient plus clair; mais voici autre chose encore : Un commentaire du livre de Hoang-ti i, orthodoxe celui-ci, s'exprime de la façon suivante : « Quand l'homme commence à naître, avant tout, le tsiiig se parfait '^. Quand il est achevé, le cerveau et la moelle se pro- duisent. Alors successivement les os se forment en bon ordre, le pouls se meut, les nerfs s'affermissent; la chair prend con- sistance autour du reste ; la peau se durcit ; les cheveux et les poils grandissent; la substance alimentaire entre dans l'esto- mac, le pouls fait pénétrer le sang dans les veines avec la vie. Tous ces éléments du corps humain n'existent qu'après que le ciel a produit le tsing; c'est après cela seulement que les sub- stances humides et solides se répandent dans le fœtus; ainsi les éléments propres se forment et se développent-'^, w 1 Empei'eur légendaire qui vécut de 2697 à 2S97 A. C. Les Tao-sse ont publié sous son nom un livre de philosophie et de médedne qui est encore en grand honneur en Chine, à cause du nom de son auteur supposé; car rien n'est plus dépourvu de bon sens en général. (Voir mes Textes taoïstes, art. Hoang-ti.) 2 Littéralement : On parfait le tsing. Qui est cet «on»? Le texte n'en dit rien ici, mais plus loin on verra que c'est le ciel. Ce tsing est ici l'élément corporel. On trouvera plus loin l'explication de ce mot et de ses diverses acceptions. 5 C'est un fait aussi remarquable qu'extraordinaire que les philosophes chinois ne mentionnent point la part prise par les parents à la formation de l'être humain. Ils ne disent pas même que le ciel produit la matière première du fœtus dans le sein de la femme. ( 19 ) Pour comprendre quelque chose à cette explication tant soit peu fantaisiste, il nous faudrait savoir exactement ce que c'est que le tsing qui est la condition première de l'existence de l'être humain et le Jihi qui commence la partie spirituelle de notre composé. Malheureusement les philosophes qui en parlent ont dédai- gné de nous dire ce qu'ils entendent par là : force nous est de demander quelque lumière à l'ctymologie graphique. Le caractère qui correspond au mot khi est formé de deux autres, dont le premier désigne un grain, une semence, et le second, la couleur de l'espace céleste, de l'éther, l'azur des cieux, et dénote en même temps l'idée de la pureté. C'est le grain, la semence pure, et quand il s'agit de l'être, c'est l'es- sence, la substance atomique pure. La pureté est expliquée chez les penseurs chinois par cette comparaison : L'eau sort pure de sa source, c'est-à-dire qu'il n'y a en elle que l'élément aqueux; phis loin, si elle devient trouble et sale, c'est que des éléments étrangers s'y sont mélangés. La pureté consiste donc dans l'absence complète d'éléments autres que ceux dont un être quelconque est constitué essentiellement. Ici c'est l'élé- ment de l'être humain, pur et sans mélange. Le grand appendice du Yi-King, dit IJi-tze, distingue le tsing et son essence, i, du shen ou « esprit ». « Quand le tsing, en sa loi rationnelle, s'unit au shen, à la substance spirituelle, son activité atteint son maximum », et son commen- taire Tchoii distingue le tsing du ling qui est aussi l'être spiri- tuel, intelligent. Le Yin et le Yang, y est-il dit, sont les sub- stances du tsing et du ling. D'autre part, si nous consultons les dictionnaires chinois indigènes, nous y voyons que le tsing désigne non seulement ce qui est pur, infiniment petit, d'une seule nature, sans mélange, mais aussi profondément caché, immobile et même spirituel, ling. On s^y perdrait à moins. C'est que les Chinois n'ont pas des idées très claires des termes qu'ils emploient, des notions auxquelles ces termes correspondent et commettent à chaque instant des confusions qui déroutent complètement ceux qui ont la patience de les ( 20 ) étudier. Ling est pris parfois comme signifiant l'esprit animal qui donne la vie au corps, et tsing comme l'élément pur de la matière que l'on confond avec le principe qui l'anime; de là l'identification. Quant au khi ^ , ce mot signifie proprement respirer, émettre l'haleine. C'est le souffle, le spiritus. Mais il désigne plus proprement l'élément atomique du souffle, comme l'indique le caractère correspondant composé de deux autres dont l'un représente le souffle ~C et l'autre, la semence, le germe tR . Le mot khi a différentes significations selon l'auteur qui l'em- ploie et le système dont il fait partie. Opposé à tsing, il désigne spécialement l'élément pur, imperceptible, qui sert de germe à l'esprit i. Dans toutes les explications que les penseurs chinois donnent de ces termes et des objets qui y correspondent, on sent l'em- barras qu'ils éprouvent quand ils veulent se rendre compte de la double nature de l'homme, de l'élément matériel avec sa vie physique et du spirituel avec la pensée et la volonté, les affections. Beaucoup reconnaissent que l'esprit est inaccessible aux sens; d'autres ne peuvent comprendre un être absolument imperceptible et douent l'esprit d'une sorte d'élément matériel d'une finesse infinie. Ce n'est point étonnant : des docteurs de l'Eglise catholique ont eux-mêmes doté les anges de corps éthéréens. En résumé, les mots tsing et khi sont pris dans des sens divers et c'est au contexte, aux textes plus explicites, qu'il faut demander l'acception dans laquelle ils sont pris par un auteur en un endroit déterminé. Kn ce qui concerne le sujet que nous * Dans son fameux système du Li-khi, c'est-à-dire du principe rationnel et de l'élément, substance universelle, Tchou-hi donne le khi comme élé- ment premier, le protoplasme d'oij tout est sorti, qui a servi à former tous les êtres particuliers en suivant les règles du principe rationnel. Ce dernier ne semble nullement être l'élément intellectuel, mais la loi inhé- rente à tous les êtres et les constituant conformément à leur but spécial; c'est le dharma, la loi des bouddhistes, qui n'a pas non plus une existence personnelle. (21 ) traitons, ce sont les deux éléments généraux de la matière et de l'esprit. Mais ce n'est point le cas partout. Tout ce que l'on peut dire en général, c'est que les Chinois, pour la plupart, reconnaissent une différence radicale entre le principe matériel vivant et le principe pensant et voulant; que le tsing et le pek sont attribués plus spécialement au premier, tandis que le khi et le Iiwan sont rapportés au second. Mais la théorie du Yin et du Yang, des deux principes universels, actif et passif, lumineux et obscur, comme celle du Ciel-Yang et de la Terre-Yiu, est venue entraver tout essor, tout progrès, toute création d'un système logique. Comment y arriver quand il faut de toute nécessité rapporter tout à ces deux agents imagi- naires '? Ajoutons, pour terminer ce point, une théorie anthropolo- gique qui n'est pas sans quelque teinte de rationnabilité. Elle est de Kuan-Yin-tze '-^. « Quand l'homme naît, le tsing et le khi s'unissent (pour le former) et cela suffit. Le tsing est congénère au sang, il déve- loppe et entretient le corps, conséquemment il appartient au Yin. Le khi a la faculté de savoir, de connaître, de bien agir, de diriger les opérations. Ainsi il appartient au Yang. Les deux réunis composent l'être humain. » Le tsing est le pek. Ce par quoi l'oreille entend, l'œil voit, c'est l'œuvre du tsing ; c'est pourquoi on l'appelle pek. Le khi se * Cette théorie du (iualisme élémentaire est sacro-sainte en Chine. Aucun philosophe n'oserait s'en écarter. Ceux-là même qui ont conçu un système plus raisonnable, étonnent en revenant au Yin-yang au moment où l'on s'y attend le moins et d'une manière qui les met souvent en contradiction réelle avec eux-mêmes. Mais c'est là ce dont ils se préoc- cupent le moins. - On possède, sous ce nom, un livre de philosophie qui n'est pas sans mérites. Les Tao-tse prétendent que cet auteur vivait au temps de Lao-tze, qu'il était même le fameux gardien des portes de l'ouest, qui les ouvrit au maître partant pour les régions occidentales et avec lequel il eut à cette occasion un entretien resté célèbi-e. Mais c'est là une fable: rien ne justifie ce dire. Ce livre n'apparut qu'au IV^ siècle A. C. et il ne doit pas être beaucoup plus ancien. ( 22 ) parfait dans le cœur. Aussi tout ce que le cœur pense et ce que le corps fait est dû au khi. Les deux se complètent. La vieillesse les affaiblit. Quand l'homme meurt, le hwan va au ciel suivant le Yang, et le pek va en terre suivre le Yin ^, » Voilà, si je ne me trompe, un exposé philosophique qui serait presque sans reproche sans l'intervention inattendue et peu congruente du Yin et du Yang. Nous avons en effet ici les deux éléments qui constituent réellement tous les êtres : l'élément matériel sous la forme du Tsing, et l'élément spirituel sous la forme du Khi. Le premier constitue le corps de l'homme, et le second, son âme. l^e tsinçi ou le corps est animé par le pek qui se confond avec lui, qui ne forme pas une substance distincte. Le hwan, qui est la mani- festation du khi dans l'homme, lui donne la pensée et la volonté; il se réalise dans le corps, il n'existe pas d'abord sépa- rément. Le corps et l'esprit réunis complètent l'être humain qui s'affaiblit par la vieillesse; mais la mort même ne détruit pas le hwan; \e pek seul suit le corps dans la terre oii on le dépose et le hwan ou l'âme va au ciel. La philosophie spiritua- liste de nos régions occidentales ne dirait pas mieux que ce taoïste chinois. Nos recherches anthropologiques nous ont conduit jusqu'ici à ce double résultat: l'homme est le produit de l'action com- binée du Yang et du Yin, ou du ciel et de la terre, et de ces principes producteurs il reçoit un corps maiériei et un esprit, une âme, ou bien un principe animal et un principe spirituel; le premier anime le corps, le second donne au tout sa nature et ses opérations spirituelles, son esprit et sa volonté. Le premier périt avec le corps; le second lui survit et va dans le ciel; les sages chinois ne le suivent pas plus loin. Dès qu'il a disparu dans les régions célestes, ils ne s'occupent plus de son sort; on dirait qu'ils subissent l'inffuence du Grand Maître qui ne voulait pas s'enquérir des choses d'outre-tombe. * Le pek est le pi'incipe vital du corps matériel ; le hwan est le principe spirituel de l'homme ; on verra plus loin l'explication de ces termes. . ( 23 ) Voyons maintenant ce que nos philosophes nous disent de la nature particulière de chaque partie de ce double ou triple composé. § 3. — Du corps humain. Nous suivons ici, jusqu'à un certain point, l'ordre des matières établi par les rédacteurs du Tu-shu-tsih'tvJieng, puis- qu'il nous rend, mieux que tout autre conçu par nous, la vraie pensée des philosophes de la terre des Hans. Cela déroutera (juelque peu des lecteurs européens, mais ils n'en seront que mieux transportés dans le domaine intellectuel des lettrés chinois. Le traité du corps humain dans notre grande encyclo- pédie commence par nous apprendre pourquoi les parties de gauche et de droite de ce corps ne sont point parfaitement égales. Le ciel a un déficit, au nord -ouest; c'est là le lieu du Yin. C'est pourquoi l'œil et l'oreille de droite ne perçoivent pas aussi clairement que ceux de gauche Par contre, la terre n'est pas pleine au sud-est, qui est la région du Yang. Aussi la main et le pied gauches ne sont pas aussi vigoureux que les mêmes membres de droite i. La substance pure, éthérée, monte et ainsi le haut est éclairé et le bas vide et obscur; cette substance, qui est celle du Yang, est à l'est montant et illuminant; elle donne la clarté à la vue et à l'ouïe; tandis que les pieds et les mains perdent de leur force. L'ouest, qui est la région du Yin, voit les phénomènes tout contraires. Le sage imite le ciel pour entretenir sa tête -, c'est- à-dire la clarté de la vue et de l'ouïe ; il suit la terre pour I Extrait du Slm-wen attribué à Hoang-ti. Chapitre de la correspon- dance du Yin et du Yang. '2 La tète est ronde et en haut comme le ciel ; les pieds sont carrés et en bas comme la terre; l'homme est au milieu comme les organes internes, cœur, foie, poumons, etc. ( 24) entretenir ses pieds et tout ce qui est en dessous de la cein- ture; il s'appuie sur les actes humains pour entretenir les cinq organes vitaux, c'est-à-dire qu'il règle l'usage des cinq goûts et modère les cinq volitions i. La substance {Khi) du ciel forme les poumons; celle de la terre pénètre la gorge; celle du vent pénètre le foie; de la même façon, les éléments du tonnerre, des vallées et de la pluie servent au cœur, à l'estomac et aux reins. Cela doit être ainsi, parce que le tonnerre est un bruit du feu et que le cœur est l'organe du feu, parce que l'estomac est l'organe de la terre et que les reins sont ceux de l'eau. Les cinq organes vitaux (à savoir : le cœur, le foie, les poumons, l'estomac et les reins) sont les sources de la force du corps; c'est de là qu'elle se répand dans les membres, les os, les nerfs, etc. Nos encyclopédies nous donnent encore une foule de détails plus intéressants les uns que les autres sur la constitution et la formation du corps humain, les uns anatomiques, les autres philosophiques; mais ces derniers mêmes sont si abondants qu'il nous est impossible de tout reproduire. Nous devons bien nous contenter de choisir les plus importants, que voici : L'élément du ciel pénètre par le nez et celui de la terre par la bouche. Le ciel nourrit, entretient l'homme par les cinq kliis -, c'est-à-dire la pluie, l'air serein, la chaleur, le froid et le vent, que le nez reçoit. La terre le fait par les cinq ' Il tempère les appétitions et règle les satisfactions sensibles. 2 On voit que le mot khi, « souftle », est un terme commun servant à désigner une foule de choses différentes. Ainsi nous avons vu que c'est tantôt l'élément universel, le protoplasme actif cjui a tout formé sous la direction du Li ou principe rationnel; tantôt c'est l'élément constitutif du Yin et du Yang; puis c'est la substance du ciel et de la terre ou celle des cinq éléments. Ici c'est enjcore autre chose : ce sont les agents atmosphériques pro- duisant les diverses conditions de la température : éther serein, pluie, vent, chaleur et froid. Ailleurs on en trouvera encore d'autres emplois différents de ceux-ci. En somme le khi est un élément quelconque doué d'activité. ( 2o) goûts ^ ou les objets qui ont les divers goûts, c'est-à-dire le doux, l'aigre, le salé, le piquant et l'amer, que la bouche engloutit. Les parties du corps appartiennent au Yang ou au Yin, selon leur nature. En général, le haut du corps est Yang et le bas est Yin. Le sang est Yin comme liquide, mais il appartient au Yang par sa couleur rouge. Les oreilles et les yeux sont du Yang; les mains sont du Yin. On a vu plus haut ce qui déter- mine leur supériorité de force d'après le côté du corps oii ces organes se trouvent. Il va sans dire que les hommes ont plus du principe actif et les femmes plus du principe réactif. C'est la prédominance de l'un de ces deux agents cosmiques qui détermine le sexe du nouveau-né. Le Yang de l'homme réside principalement dans les reins, centre de h force, et celui des femmes dans le ventre, siège de la génération. L'élément (^^/îi) du ciel, qui est du Yang, descend dans le corps; celui de la terre, qui est du Yin, y monte. Ainsi les Yangsdu corps, des mains et des pieds vont des mains à la tête et de la tête aux pieds. Les Yins vont des pieds aux intestins et de là aux mains. L'homme diffère des animaux parce qu'il reçoit la substance complète et pure du ciel et de la terre. La tête a la forme du ciel ; les pieds, celle de la terre -. Les quatre membres corres- pondent aux quatre saisons; les cinq organes internes, aux cinq éléments, et de là sa supériorité sur les bêtes de toute espèce qui n'ont point ces privilèges. On distingue dans le corps dix organes principaux : la tête, ' Le nombre cinq est un nombre mystique en Chine depuis l'antiquité. De là, des divisions forcées que l'esprit chinois affranchi de cette tyrannie de l'usage n'aurait point admises. Il y a ainsi cinq éléments, cinq condi- tions atmosphériques, cinq couleurs, cinq goûts, etc. D'où provient ce caractère attribué au nombre cinq? Il n'est guère possible de lui trouver une origine autre que celle du nombre des planètes connues de l'antiquité. 2 Les anciens Chinois croyaient que la terre est carrée ; on ne saurait dire ce qui leur avait inspiré semblable idée. Plus tard ils reconnurent la forme réelle de notre globe; mais l'habitude était prise et les Chinois parleront encore maintenant des pieds carrés comme la terre, bien qu'un instant après ils mentionneront la forme réelle de notre planète. ( 26 ) les bras et les jambes désignés spécialement comme les « quatre membres » et les cinq organes mystérieux ts'ong nM , c'est-à-dire les cinq organes internes, principaux agents de la vie : le cœur, les poumons, le foie, la rate et les reins. Le caractère représentant ce ts'ong est formé de deux autres dont l'un, celui de gauche, figure la chair, le corps, et l'autre un réceptacle, un trésor caché. En outre, six organes internes appelés fit Wn ^ forment une catégorie spéciale; ce sont : l'estomac, la vésicule biliaire, le gros intestin, l'intestin grêle, la vessie et le membre émetteur des urines. Le livre de Hoang-ti a une autre division que nous donnons en entier à titre de curiosité : la tête est le réservoir de l'es- sence intelligente; tout l'élément spirituel du Yang y monte et s'y rencontre. Toute la substance pure de la moelle se concen- tre dans le cerveau; c'est pourquoi la tête est le magasin de la moelle pure et de l'intelligence spirituelle. Quand la substance ainsi montante delà moelle est en quantité insuftisante, la tête s'affaisse, la substance de l'esprit s'amincit, la vue s'affaiblit, l'œil perd sa vigueur. Le dos est le soutien, le magasin de la poitrine; quand il plie, les épaules le suivent et s'inclinent, le réservoir des for- ces pectorales se détruit. C'est que les épaules et le dos sont du Yang, tandis que la poitrine et les intestins sont composés de Yin -. Le Yang forme ces magasins; le Yin constitue les réceptacles internes. Le cœur et les poumons sont dans le sein de la poitrine; et celle-ci s'appuie sur le dos et les épaules, c'est-à-dire que le dos est le magasin ifu) de la poitrine. Les hanches sont le contenant des rognons; leur déplace- ment, leur agitation exagérée font dépérir les rognons. • Ce caractère est formé du premier, qui entre dans la composition du précédent, et d'un autre, le fu, qui représente un magasin. 2 Encore les inévitables Yin et Yane;. Celte distribution des organes n'a d'autre motif que le plus ou moins de consistance de leurs éléments : les os du dos et des épaules sont durs et forts ; c'est là tout. ( 27 ) Les genoux sont le soutien, le réservoir des nerfs; s'ils s'af- faissent, on ne peut plus marcher; alors les nerfs qui s'y atta- chent, plies eux-mêmes, dépérissent. Les nerfs tiennent ainsi les éléments du Yang et forment leur point de concentration aux genoux. S'ils plient, le corps plie. Les nerfs forment aussi les liens du foie; s'ils faiblissent, le foie dépérit. Les os sont les contenants de la moelle; si celle-ci est mouvementée, les os s'affaiblissent. Si elle acquiert de la force, on vit; si elle la perd, on meurt. Le commentaire applique cette dernière phrase aux cinq organes également. Ici les cinq organes vitaux sont donc la tête, le dos, les hanches, le ventre et les os. Les parties du corps se divisent aussi d'après le nombre et la direction des cinq points cardinaux ^. L'est '-i, qui est la région du bois, domine le foie, la bile, les nerfs, la peau intérieure et le liwan fpar le bois) •^. Le sud, région du feu, domine le cœur, les petits intestins, le sang, les veines et l'esprit, shen (par le feu). L'ouest, région du métal, domine les poumons, le gros intestin, la peau extérieure, les cheveux et le principe vital, pek (par le métal). Le nord, région de l'eau, domine les rognons, les côtes, l'œsophage, les os, le tsing et la volonté ^lii* tchi (par l'eau). Le centre, région de la terre, domine la rate, l'estomac, les muscles, la chair, la pensée, la connaissance >^ tchi (par la terre). Il n'est pas facile de deviner quelle pensée a présidé à cette distribution des organes et je crois que les auteurs chinois ' Les Cliinois ajoutent le centre à nos quatre points. - Pourquoi les Chinois commencent-ils leur énumération des points cardinaux par l'est? Deux raisons peuvent être données. La première, c'est que leur marche conquérante se faisait vers l'est; la seconde, qu'ils suivaient ainsi la marche du soleil jusqu'à son coucher. Le nord, pays des ténèbres, devait venir le dernier, [)uis le centre. 5 Littéralement : A l'est, le bois domine, etc. ( 28 ) seraient eux-mêmes très embarrassés s'ils devaient nous la dire ; ils ont procédé au hasard et sans chercher de raison sérieuse. Il n'y en a pas plus que dans la supputation suivante. Le ciel a quatre saisons, cinq éléments, neuf sphères et trois cent soixante-cinq jours; c'est pourquoi l'homme a quatre membres, cinq organes vitaux cachés (tsomj), neuf orifices du corps (oreilles, yeux, nez, bouche et orifices d'excrétion) et trois cent soixante-six nerfs. Le ciel a pluie, vent, froid et chaleur;, c'est ainsi que la bile produit des nuages, les poumons du souffle, le foie du vent, les rognons de la pluie et l'intestin du tonnerre pour imiter le ciel. Mais ne nous arrêtons pas à cette fantaisie dépourvue de sens et continuons notre étude. Les moralistes chinois ont par rapport à l'intégrité matérielle du corps humain une théorie que l'on ne rencontre nulle part ailleurs et qui vaut la peine d'être citée. C'est, à leurs yeux, un grave devoir pour l'homme de con- server son corps parfaitement intact, et ce devoir naît des obli- gations que les enfants ont vis-à-vis de leurs parents, de ces devoirs de la piété filiale qui forment la base de la société chinoise. Aussi ce commandement n'a-t-il d'empire que pen- dant la vie des parents et grands-parents de l'obligé. Je ne puis mieux définir ce principe qu'en reproduisant en entier un passage de la Siao-hio qui s'y rapporte : Yo-tzeng-tze, disciple du petit-fils de Kong-tze, s'était blessé au pied en descendant un escalier. Comme il avait l'air consterné tout le temps qu'il était obligé de garder la chambre, ses disciples lui dirent : a Le pied de notre maître se guérit; pourquoi donc a-t-il encore l'air tout affligé? » Yo-tzeng-tze répondit : « Votre demande est faite à propos. Voici ce que j'ai entendu de Tzeng-tze, qui l'avait entendu de Kong-tze : Enfanté par le ciel, nourri par la terre, l'homme seul est grand. Ses parents l'enfantent avec un corps entier; s'il meurt entier également, il est vraiment un fils pieux. S'il n'endommage ni ses bras ni ses mains, s'il ne se fait pas rougir, il reste intact. Cela étant, les sages, quand ils sont en marche, n'oseraient jamais oublier les devoirs de ( 29 ) la piété filiale. A moi donc, qui ai oublié cette loi, mon visage doit garder un air affligé. )) A cela le philosophe Tchou-hi ajoute : « Quand on se met en marche, on doit se souvenir de son père et de sa mère. C'est pourquoi l'on ne doit prendre que les grands chemins et pas les sentiers; sur l'eau, on ne doit aller qu'en bateau et pas nager. On ne doit rien faire qui soit funeste pour le corps qu'on a reçu de ses parents. Bien plus, dès que l'on profère une parole, on doit penser à ses parents afin de ne pas dire un mot qui provoque la colère ou attire la honie, dont les effets rejailliraient sur les auteurs de ses jours. Celui qui observe ce précepte a la vraie piété filiale.» (Voir Siao-hio, liv. II, § 2, 22, pp. Io0-151 de ma traduction.) CHAPITRE IL SHEN. L'esprit ou l'âme. Voici comment le ministre K'i-pe, de l'empereur Hoang-ti, définissait le shen d'après le Shu-Wen au chapitre Shen- ming-lun i : « Le shen, c'est ce que l'oreille n'entend point, ce que la parole ne peut exprimer, ce par quoi l'œil éclairé aperçoit dans les ténèbres et le cœur ouvert conçoit les pensées. On le comprend, mais le langage ne peut en exprimer la nature merveilleuse. Tous constatent son existence, moi seul "^ la sens; tous cher- chent à le voir, moi seul le connais en moi. Il se manifeste dans les ténèbres comme en plein jour ; il agit invisible comme * Nous combinons le texte avec les divers commentaires, sans lesquels il serait inintelligible. 2 L'auteur parle de son propre esprit, de son âme que lui seul con- naît, qu'il sent en lui-même. ( 30 ) le vent qui chasse les nuages, et fait voir l'azur des cieux. Son essence est obscure, mais sa manifestation m'éclaire i. » Kuan-tze "^^ au chapitre « Des artihees du cœur », s'exprime de la manière suivante : a Quand on renonce à ses désirs, on en est maître; quand on en est maître, on est en repos ; quand on est en repos, on a sa substance pure ; en ce cas, on est seul, et quand on est seul on est éclairé, intelligent et clair : c'est le s/ien Le shen est tout ce qu'il y a de plus élevé. » Dans une auberge dont le porche est encombré, les gens de haut rang ne logent point. De même quand (l'intérieur) n'est pas pur, le shcn n'y demeure point. » Il semblerait, d'après ce passage, que le shen est, aux yeux de Kuan-tze, plutôt un état de l'âme que son entité. Mais les derniers mots inditjuent une autre idée et donneraient à supposer que le shen peut quitter l'homme. Ce serait comme une entité intellectuelle générale qui se communiquerait à rhomme quand son intérieur est pur, et se déroberait derrière les nuages obscurcissants des passions. Nous aurions ici une conception tout indienne. Mais il ne faut pas trop presser les termes employés par les philosophes chinois; la plupart usent plus de figures que de raisonnements. Kuan-tze voit dans le shen l'intelligence naturelle pleine, en possession complète ' «Obscure», c'est-à-dire difficile à comprendre, parce qu'elle échappe aux sens. Je ne pénètre pas jusqu'à son essence qui me reste un mystère; mais quand elle agit, qu'elle se manifeste en moi, alors elle se fait con- naître et elle m'éclaire. - Kuan-txe est l'homme d'État le plus célèbre de la Chine historique avant notre ère. Il n'était cependant le ministre que d'un État feudataire d'une étendue très restreinte, la principauté de Tsi, située à l'ouest du Shan-tong actuel, entre le Hoang-ho et la mer. Mais il sut diriger les affaires avec tant d'habileté que son maître put s'imposer aux autres princes comme chef de la confédération et eut un règne long et glorieux. La haute position de l'État de Tsi ne dura que la vie de son grand ministre, qui mourut en 645 A. C. Kuan-tze a laissé probablement quelques mémoires gouvernementaux. Mais le livre qui porte son nom n'est certai- nement pas de lui. Il y est fait mention d'événements arrivés longtemps après sa mort. Il traite surtout d'art gouvernemental et de législation. ( 31 ) de ses facultés, et déclare qu'elle ne peut être telle que quand les passions ne l'obscurcissent en rien et ne produisent aucun trouble qui entrave son acte interne. Sze-ma-tsien, le grand historien, a des idées un peu plus rationnelles. Ce qui donne la vie à l'homme, dit-il, c'est le shen (l'âme); ce qui le soutient, c'est le corps [hing). Si l'esprit est mis trop en action, il s'épuise; si le corps est trop fatigué, il se détruit. Quand le shen et le corps sont séparés, l'homme meurt; ce qui est mort ne peut revenir à la vie; ce qui est ainsi séparé ne peut plus être rejoint. C'est ce que le sage considère toujours. Le shen est le fondement, la racine de la vie ; le corps en est l'instrument, le moyen. Hoei-nan-tze reconnaît également que le shen est invisible et ne peut être entendu ; il ajoute qu'il doit dominer le corps et se faire obéir par lui, que là est le salut de tous deux. Car si le corps est maître et que l'esprit obéit, il en résultera grand dom- mage. Le corps reçoit du dommage du froid, du chaud, et meurt par leur excès ; quand le corps meurt, l'esprit conserve sa force; mais ce qui lui nuit, ce sont les passions, la joie, la peine, les anxiétés excessives. Quand l'esprit s'épuise, le corps reste. Le saint use de son cœur et de son esprit de telle façon qu'il soutient sa nature; son corps et son Ame s'entr'aident ; ainsi il jouit de tout le temps de sa vie naturelle; son sommeil est sans rêve, sa veille sans chagrin. Ailleurs Hoei-nan-tze distingue dans l'état des âmes deux conditions conformes aux croyances populaires. De ceux qui sont morts de mort violente, l'âme est un kuei ou esprit malheureux, affamé, prêt à tourmenter les vivants. Pour celui, au contraire, qui a pu achever le cours naturel de son existence terrestre, l'âme est un shen, esprit parfait, pleinement intelli- gent, heureux. Ce qui précède provient de penseurs plus ou moins isolés. La grande école philosophique qui fut créée au XI^ siècle ne pouvait manquer d'avoir des théories propres. Malheureuse- ment, comme leurs prédécesseurs, les philosophes de cette école se sont bornés à lancer des aphorismes sans composer un système d'ensemble; en sorte qu'il est assez imprudent de ( 32 ) vouloir en formuler un à leur place. Vu l'art de se contredire et de disserter dans le vague que possèdent admirablement les auteurs chinois, on est fortement exposé à substituer ses propres idées à celles que l'on veut expliquer et systématiser. Nous ne pouvons donc guère assumer que le rôle de rappor- teur et passer en revue ce que les chefs de l'école de la Nature ont dit concernant notre sujet. Tcheou-tze i, le fondateur de l'école moderne, n'a consacré qu'un très court chapitre à cette matière, quatre-vingt-dix mots seulement. Il nous y apprend que « l'esprit est ce qui connaît les choses invisibles, le principe invisible des tendances [ki] '^ .» Son acte essentiel est la pensée, la réflexion. I^a pensée, c'est ce qui approfondit, pénètre les natures. L'esprit est d'abord sans pensée; l'absence de la pensée est à la racine de l'esprit^, dont l'acte parfait est la réflexion, la « Tcheou-tim-i, connu sous le nom d'école de Tcheou-tze, c'est-à-dire Tcheou le maître, le docteur, vécut de 1017 à 1073 et occupa de hautes positions dans l'État. Il fut le fondateur de la nouvelle école philosophique qui innova complètement sur ce terrain, bien que ses idées se retrouvent en partie dans des écrits antérieurs, spécialement dans le grand appen- dice du Yi-king appelé Hi-tzc. Il a laissé deux ouvrages principaux, nommés, le premier, le Tai-ki/i-tu ou tableau du premier principe, et le second, le Tong-shu ou traité approfondi expliquant le piecédent. Son système a été appelé du nom de Sincj-li, le « système rationnel de la nature », ou bien « nature et principe rationnel «. Le premier il a cher- ché à expliquer l'essence de l'être, sa nature, son origine et celle des êtres particuliers. Il pose à l'origine de tout un principe sans principe. Tcheou-tze eut de nombreux disciples de son vivant et son école est encore prépondérante aujourd'hui, grâce surtout à l'influence de Tchou-hi, dont nous parlons ailleurs. 2 Ce mot ki désigne le ressort intérieur caché, qui fait mouvoir un mécanisme, le principe caché des mouvements d'un être. '> « L'essence réelle, pure est d'abord sans mouvement ; quand elle se meut, ce qui se manifeste au dehors, c'est l'intelligence ; ce qui existe alors et se meut avant que ce mouvement ait produit une forme sensible, c'est la tendance, Vaffectus. » Ainsi Vaffectus est produit par une cer- taine perception antérieure et produit la perception pleine et entière à laquelle on ne parvient que tiré par « l'attrait ». Voir Tong-shu, cha- pitre III, p. 27 de ma traduction. ^ 3:-! ) pensée pénétrant les natures. L'appétition naît d'abord et la réflexion se parfait par l'acte. La pensée engendre la pénétration intellectuelle et celle-ci produit l'intelligence de toutes choses. Sans pensée, tout cela est impossible. La perfection consiste à tout pénétrer intérieu- rement, sans réllexion prolongée '. Voilà tout ce que nous pouvons recueillir dans le traité capital de Tcheou-tze, le Tonij-shu. ïchang-tze i^, qui lui succéda, nous a laissé un système plus complet et mieux coordonné. Le voici en résumé. A l'origine de toutes choses est le Ta-hu, « le Grand Vide 3» * C'est là une ancienne doctrine prêcJiée déjà par Kong-tze. L'homme parfait perçoit instinctivement et non par raisonnement ou élude. Tcheou-tze ajoute encore : « L'esprit est ce qui se manifeste tout en restant caché, invisible; ce qui remplit tout, se trouve partout inépui- sable. » (Von- chapitre IV. ) Et plus loin nous trouvons ce passage que je ne puis m'empêcher de citer : « Les êtres sensibles sont ou bien en activité ou bien en repos. Les esprits seuls sont à la fois actifs et immobiles, actifs et en repos; leur action ne requiert pas le mouvement corporel. En leur repos il y a mouvement; en leur mouvement il y a lepos. Les objets matériels sont impénétrables, les uns aux autres ; l'être intellectuel spiritualise tous les êtres, leur donne un pouvoir merveilleux ^^ .» Mallieureusement Tcheou-tze n'ex- plique pas ces derniers termes. Cela semble indiquer ce que l'âme fait du corps. (Voir chapitre XIV.) 2 Tchang-tze (voir mon Sing-li, pp. 33-75) innova plus encore que Tcheou-tze. Aussi fut-il combattu et mis hors de l'école commune. Tchou- hi prit sa défense, publia son texte et lui fit rendre justice. Mais ce fut seulement après la mort de Tchou-iii que Tchang-tze prit rang parmi les philosophes orthodoxes. ^ On ne doit point se laisser tromper par les apparences Le hu ou « vide » des philosophes chinois n'est pas du tout celui des bouddhistes ou des brahmanistes, de même que leur non (wu) n'a rien de commun avec Vasat des brahmanes, ou le non-être hégélien. Pour les Cliinois est « vide » ou nonité, ce qui n'a pas une forme sensible, ce que nous ne pouvons saisir en lui-même, mais que nous ne percevons ou comprenons que par raisonnement en vertu du principe de causalité. Les termes corrélatifs Yen et Wu, «être et non-être», n'ont pas d'autre signification. La preuve en est à chaque page des traités philosophiques. Par exemple : Le Tao engendre le Wu connue le Vin (Wen-tze. I, §§ 2, 5). Engendrer le non-être serait chose assez plaisante. Et plus loin il est dit'^que les puissances des êtres {Té) sont VV«,mais que leurs manifestations sont Yen. Tome LIV. 3 ( 34 ) OU l'ensemble de l'être indéterminé. Mais en ce Ta-hu réside un principe rationnel, L/, qui préside à la formation des êtres d'après une règle de raison. Sous son action, le Grand Vide ou amas des éléments chaotiques se forme en khi, ou élément propre à constituer des êtres particuliers d'après un principe rationnel. Ces êtres se forment par l'agrégation des éléments atomiques du khi, chacun d'après sa loi particulière. Mais le khi se compose de deux parties distinctes. L'une en est la partie basse, obscure, souillée et comme la lie : c'est la matière. L'autre en est la partie pure, supérieure, lumineuse : c'est l'esprit, le shen. Le shen, c'est ce qu'il y a de merveilleux dans le Ta-hu i. Toute forme matérielle est l'élément bas, impur des créations de l'Intellectuel {Shen). Ce que Tcheng-I-tchuen exprimait de cette manière, jugée moins bonne par Tchou-hi : (( Les esprits sont les manifestations du créateur, de la puis- sance créatrice et formatrice iS TU 'W j3h . » Tout cela ressemble quelque peu ù un système; malheureu- sement Tchang-tze nous prouve un peu plus loin combien les idées étaient confuses dans son cerveau. Il nous dit en effet au chapitre IV : « Le Shen est la vertu active, essentielle du ciel ; créer, former en est la loi. Cette vertu est le corps, la substance du ciel ; cette loi en est l'acte. Tout se réunit dans le Khi et c'est tout. La lumière du vide reflétée est celle du Shen, qui éclaire tout. La plénitude du Shen n'a point d'interstice. )) La notion du Shen se résume en ce mot : l'insondable. Qui le pénètre comprend toutes les créations et transformations possibles. Mais les sens ne peuvent le percevoir et l'esprit humain ne peut en comprendre toutes les opérations. >> Voilà, à peu près, tout ce que Tchang-tze nous apprend de * Le commentaire de Po-lchou ajoute : Les mouvements du Khi sont ses moyens d'action; il se concentre ou se disperse, s'élend, se commu- nique, change, évolue. Dans l'homme, ilesU'intelligence, la connaissance. Dans les choses , il est le principe de communication, de relation mutuelle. C'est la manifestation de la nature, la loi en acte. Ces actes sont les dix juille branches d'une même racine. Le tout a une source unique. ( 3o ) la nature spirituelle en général. Quant à l'ànie humaine en par- ticulier, à son origine, à sa constitution, il n'en dit absolument rien. Mais d'après le système reçu, nous devons croire que, selon noire philosophe, c'est le ciel qui répartit à chacun la portion d'être spirituel qui lui revient. Il nous dit seulement ces quelques mots : « Quant à l'homme, son esprit est, comme tout autre, le produit d'une action commune et insondable du Yin et du Yang, quand il connaît toute justice et sait faire un heureux usage de ses facultés, toute l'opération de l'esprit est accomplie en lui (chap. IV). La vertu parfaite porte l'esprit à sa perfection. » Voilù ce que nous pouvons puiser d'original chezTchang-tze, et c'est à peu près tout ce que l'élude des innombrables philo- sophes chinois pourrait nous apprendre. Tchou-hi lui-même, la plus parfaite incarnation de l'école moderne, le maître dont les doctrines sont enseignées partout comme la j)lus haute expression de la science philosophique, ne nous en apprendrait pas beaucoup plus. Pour lui comme pour Tchang-tze, il n'y a à l'origine que le khi et le /i, qui produisent le Yin et le Yang, et par eux le ciel et la terre, l'esprit et les corps. Tout cela, malheureusement, est conçu et expliqué de la façon la plus confuse et souvent de manières contradictoires. Ainsi Tchou-hi nous représente parfois le ciel comme existant par lui-même, tse-jân-tche, ou comme le principe rationnel li lui-même, ou même comme l'essence intellec- tuelle. Mais il nous apprend quelque chose de plus que ses prédécesseurs quant à la nature humaine. Notre nature, c'est l'ordonnance céleste; la nature particulière de chacun, c'est le deslin personnel, c'est celui qui nous donne notre slieii avec toutes ses facultés intellectuelles et morales. Du reste, la variété la plus délectalile règne dans les expli- cations des penseurs chinois. On en a déjà vu quelques exem- ples; en voici d'autres encore, non moins instructifs. Au livre du Kuan-wu de Shao-tze, on lit ce que voici : c( On demande ce que sont le tsmg et le shen. La réponse est ( 36 ) celle-ci. Le tsing, c'est l'ietre en) repos parfait, sans aucune perturbation. C'est la substance (khi) du Grand Yin se répan- dant, donnant les formes; il naît, agit, se transforme comme le feu. )) Le Shen, c'est l'élément du Grand Yin troublé. » Le Grand Yin est le Yin primitif en lui-même, antérieur aux êtres produits du Yin postérieur. » Quant à la signification de cette sentence, j'en laisse à de plus habiles l'interprétation. Il est toutefois très probable que l'auteur n'y voyait lui-même pas très clair i. Autre définition : La forme est l'instrument du cœur^Vj), le cœur est le maître du corps. Le Shen est le joyau du cœur -. Quand le Shen est en repos, le cœur est en paix; quand le cœur est en harmonie, le corps conserve son intégrité. Mais si le Shen est en une activité démesurée, alors le cœur est vagabond et le corps en subit du dommage 3. Si donc on veut conserver l'intégrité du corps, on doit avant tout régler son esprit selon la droite équité. Quand le Shen est uni au corps, il y a vie; quand il s'en * Shao-tze divise arbitrairement le Yin et le Yang en ta et siao, c'est- à-dire « grand » et « petit », a supérieur » et « inférieur ». Le grand Yang, dit-il, est le soleil et le grand Yin, la lune. Le petit Yang, ce sont les étoiles et le petit Yin est l'étlier. L'harmonie rie ces quatre éléments forme le corps du ciel. Ce qui ne veut pas dire que le Yin et le Yang se résument uniquement en ces corps. Comme l'explique le disciple Shao-pe-wen, il faut entendre cette phrase dans ce sens que les Yangs et les Yins ont pris corps, une forme visible dans le soleil, la lune, les étoiles et l'éther (jui se montre rians l'azur du ciel. « Tout ce qui est azur au delà du soleil, rie la lune et des étoiles est cliang, voûte céleste, éther. » 2 Comme nous l'avons riéjà dit, le cœur, pour les Chinois, représente I out l'élément spirituel actif rie l'homme, non seulement la volonté et les tenriances, mais aussi l'esprit. Les pensées proviennent riu cœur, des attraits; il n'y a pas rie pensée ;5ans attrait. Quelques auteurs seuls fonl exception. '' Quanri on se livre 'son cœur selon les Chinois), à toutes les pensées qui frappent l'esprit, le cœur les suit ; il est dans le trouble et le corps, dans cette agitation, subit un continuel riommage; il s'épuise à suivre l'esprit et le cœur vagabonris. ( ^57 ) sépare, l'homme meurt. Ainsi le corps est la demeure de l'àme. Le Yin (source du corps) en se remplissant ^ forme la sub- stance ; le Yang en se vidant - forme les actes. Le cœur est le réservoir de l'intelligence abstraite. Le Shen est le siège de la connaissance. C'est en lui que se produisent les idées, les pensées, la réflexion, que s'opèrent tous les actes intellectuels. Mais lui-même il réside dans le cœur. Il n'est pas besoin d'insister sur le caractère clairement spiri- tualiste de cette théorie. Nous avons vu précédemment que le Shen est inaccessible aux sens, qu'il agit et se meut sans changer de place. Ce sont là, sans contredit, les caractères essentiels de l'immatérialité. Nous voyons ici en plus que le Shen donne la vie au corps, que sans lui le corps est privé de vie. Il y a donc distinction complète entre le corps et l'esprit ; le corps n'est que la demeure de l'âme. Descaries n'eût pas parlé autrement. La phrase suivante nous donne quelques lumières sur le rôle si prépondérant du cœur, même au point de vue intellectuel. « Le cœur, dit Shao-tze, est le réservoir de l'intelligence abstraite. » Le cœur, c'est l'être spirituel se mouvant soit par des idées qui s'actualisent en lui, soit par des mouvements d'affectus. Nous disons qu'il n'y a pas de désir sans concept, sans con- naissance. Les Chinois pensent qu'il n'y a pas de pensée sans mouvement affectif. Tchou-hi prétend expliquer tout le mécanisme de l'être humain par la comparaison suivante : « La nature de chaque être, c'est sa part de bien décrétée par le ciel, \eming '^. Ce ming est comme un diplôme de collation ♦ Substance légère êthéréale; elle se condense pour former les corps. 2 « Le Yang se vide », c'est-à-dire qu'il sprt comme de lui-même pour agir et faire agir les êtres qu'il produit. '' Ce qu'on appelle le destin. Il est à remarquer que ce même mot ming signifie un ordre souverain, spécialement celui qui confère un emploi et le diplôme de cet emploi. C'est probablement là ce qui a suggéré cette comparaison. ( 38) d'emploi. La nature est le devoir de la fonction que chacun doit remplir selon le droit. Le cœur, c'est le fonctionnaire lui- même. Le principe vital et le corps, c'est la pratique, la connaissance requise, le zèle qui peuvent varier i. La pensée est le juge siégeant et décidant dans sa cour. » Pour Tchou-hi, le Shen est aussi la pensée dans le cœur ou dans l'esprit. Mais qu'est-ce que ce Shen? Comment subsiste-t-il en nous? Quels sont ses rapports avec le corps et sa vie? Ce sont là des questions auxquelles Tchou-hi ne semble pas avoir pensé, ou qu'il n'a pas jugé à propos de traiter. Nous devons bien en convenir, les efforts de génie de nos plus illustres philosophes ne les ont guère éclaircies. Tchou hi attirme la similitude de nature des hommes et des animaux; d'après lui, la différence vient de ce que les facultés animales ne sont pas susceptibles de développement; les facul- tés diffèrent de puissance, mais le fond est le même. Chez les animaux, l'intelligence est obscurcie, couverte d'un voile que rien ne les excite ù écarter, qu'ils ne sauraient rejeter. C'est le contraire chez l'homme. D'autres expliquent que les facultés sont les mêmes, mais que celles des animaux sont écourtées '-^. L'homme a plus ou moins d'intelligence et de vertu, selon que la substance spirituelle lui est donnée plus ou moins pure. Mais C(!tte qualité de la substance spirituelle n'est pas immua- ble. L'homme peut la purifier et rendre son intelligence plus lucide et plus perspicace (§ II, chap. II, Simf-ming). En ceci Tchou-hi contredit Kong-fou-tze, qui divisait les hommes en : !•• supérieurs, saints, illuminés, éclairés sans étude; 2» moyens, ou éclairés par l'étude, et 3^ inférieurs, bas, incapables d'instruction, et traçait entre ces diverses classes des 1 No\Y\eSmg-minç), chapiti'e II, § 8. De notre traduction, p. 122. - Ce n'est pas en Chine seulement que l'on débite des explications boiteuses de cette espèce. Je me rappelle avoir entendu dans ma jeunesse affirmer avec un sérieux parfait que les facultés des animaux différaient de celles de l'homme en ce que les premières étaient des commencements ! — « Des commencements de facultés » ou « des facultés écourtées », c'est bien la même cliose, sans aucun doute. ( 39 ) lignes (le démarcation infranchissables. D'après le philosophe du XII« siècle, au contraire, la voie de la sainteté et de l'instruc- tion n'est fermée pour personne. C'était là un grand progrès de doctrine. Nos lecteurs se demanderont bien probablement comment il faut considérer ces systèmes; s'il faut y voir l'athéisme pur et simple. A première vue, l'atiirmative ne semblerait pas dou- teuse. Entre le Khi et le Li^ auprès du ciel source de Vespril, on ne voit pas bien la place qui peut être assignée à la person- nalité divine. Mais c'est là raisonner à l'européenne, et les Chinois n'en- tendent pas les choses de cette façon-là. Aussi tous ces pro- fonds penseurs qui ont imaginé, développé, diversifié le « sys- tème de la nature », le Sing-li, n'entendent nullement suppri- mer Dieu et par moment ils parlent de Dieu, de Shan(j-ti ou de Ti absolument comme des théistes déterminés. Ainsi Tchou-hi lui-même pose, à la base de ses préceptes moraux, cette maxime toute chrétienne : « Faites toutes vos actions en vous souvenant que vous êtes en présence de Shang-ti i. » Evidemment la présence d'un agent cosmique, impersonnel, matériel même, ne pourrait pas inlluer sur la conduite du sage qui se la rappellerait avec soin. C'est contradictoire, dira t-on. Soit! mais nos philosophes chinois, ou ne s'en aperçoivent point, ou s'en inquiètent mé- diocrement. Peut-être aussi conçoivent-ils ces choses tout autrement que nous, comme en bien d'autres conjonctures. De la même façon, Tchang-tzo dit au milieu de ses sentences morales : <( Celui dont la venu est achevée peut sacrifier à Shang-ti. » Et les auteurs du Sing-ming rappellent comme principe admis les paroles des Kings qui parlent du pouvoir suprême de Shang-ti : « C'est Ti qui fait descendre les calamités sur le peuple. » Cela exprime, ajoutent-ils, la puissance suprême 2. * Voir mon opuscule : Tclm-ki, his doctrine and liis influence (Londou, 1896j, où la difficulté est résolue. 2 LiUéralement, cela contient la notion du maitre souverain. ( 40 ) Ces contradictions pourraient s'expliquer de deux façons : ou bien ces philosophes séparent entièrement la religion de la philosophie et admettent dans l'une ce que l'autre rejette, ou bien ils considèrent, avec Tchou-hi, l'être divin lui-même comme supérieur aux éléments constitutifs du monde. La Chine n'a point manqué cependant de théories purement matérialistes. On ne saurait considérer autrement, par exemple, cette thèse du Tu-sini-pien, chap. Shen-mie liin : ce L'esprit est le corps et le corps est l'esprit. Aussi tant que le corps subsiste, l'esprit demeure; quand le corps périt, l'esprit s'éteint. Le corps est l'élément de l'esprit; l'esprit est l'acte du corps. Il n'y a pas de différence essentielle entre le corps et l'esprit, puisque l'un est la faculté de l'autre. Le premier est considéré comme incapable de connaissance et le second comme source et siège de la connaissance ; mais cela n'établit pas entièrement une différence d'entité. » Le rapport de l'esprit au corps est celui du glaive avec l'usage qui en est fait. Glaive et usage ont des noms différents: c( glaive )) et « couper » ; cependant on ne saurait les considérer comme choses distinctes. Il ne peut arriver que l'un existe sans l'autre, que l'on coupe sans couteau ou que l'usage du cou- teau persiste après la perte de cet instrument. On objecte que « l'esprit connaît, a l'intelligence, et que le corps en est dépourvu. L'homme a un corps, un élément matériel comme l'arbre, mais l'arbre n'a point la connaissance. Le corps et l'esprit sont donc deux êtres différents. » Mais cette difficulté n'embarrasse pas notre homme i, qui s'en défait en remarquant que l'élément de l'homme n'est pas celui de l'arbre et que le premier peut avoir la connaissance sans que le second la possède. L'homme mort redevient ce qu'est l'arbre mort; il perd toute intelligence, sa nature se transforme comme celle de l'arbre qui du vert passe au sec, etc. ' Non plus «{ue les lettrés chinois conipihiteurs d'ouvrages, qui entassent ■el placent à la suite les unes des autres les thèses les plus contradictoires, sans avoir l'air de s'en douter, sans faire l'ombre d'une réserve ou d'une remarque. ( -41 ) Nous ne suivrons pas notre discoureur dans tous les méan- dres de sa dialectique; il sutîit d'en avoir donné un spécimen. Notons seulement sa manière de distinguer la connaissance de la rétlexion. «La connaissance est une vue de la surface; quand on approfondit, c'est la réflexion. » Nous nous sommes occupé jusqu'ici du duo « corps et esprit », de leur nature et de leurs ditîërences générales. Nous devons examiner maintenant les diverses espèces d'agents vitaux ou intellectuels dont la philosophie chinoise dote notre nature. Et d'abord le Hwan et le Pek, dont nous avons parlé plus haut. CHAPITRE in. LK PKK ET LE HWAN. Cette distinction des puissances de l'homme est mentionnée pour la première fois dans les annales des principautés chi- noises appelées Tso-tchuen, l'an VII du prince Tchao de Lou, c'est-à-dire en 533 A. C. Nous les trouvons après cela au Li-Ki, ou grand rituel, et au grand appendice du Yi-King appelé Hi-tze, le troisième dans la traduction de Legge; ce qui nous reporte aux derniers temps de l'ère ancienne, au III« ou.au IV^ siècle. L'explication du Tso-tchuen est très explicite ; c'est pour- quoi nous la rapportons en entier. Pe-Yeu, prince de Tcheng, avait été tué par ses sujets irrités de ses désordres. Après sa mort, des fourbes s'amusèrent à etfrayer le peuple en racontant des apparitions du prince assassiné. Ces racontars préoccupaient vivement Tchao-King- tze, prince de Tsin; pour se rassurer, il demanda à un célèbre astrologue, nommé Tze-tchan, si Pa-yeu pouvait réellement revenir et apparaître. L'astrologue lui affirma la possibilité de la chose, puis ajouta ce morceau d'anthropologie bien curieux : « Quand l'homme vient à la vie, ce qui commence ses mou- ( 42 ) venients, ses transformations, c'est le pek. Quand (la nature humaine) a produit le pek, ce qui est en lui d'actif, d'éthéréal s'appelle le fiwan. Par l'usage des objets extérieurs, sa sub- stance propre se développe ; ainsi le pek et le liwan se fortifient. Ainsi l'on acquiert une substance pure et lumineuse et l'on en vient jusqu'à la possession du shen. Quand un homme ou une femme meurent, arrivés au second point (fortifiés et possesseurs du pek et du fiwan) leur pek et leur Invan peuvent hanter les vivants et les poursuivre. Ils le peuvent, mais ils ne le font pas, dit ailleurs notre sage, car l'esprit des morts, quand il a un home agréable, ne vient point inquiéter les habitants de la terre. Ce Jwme, il l'obtient par les sacrifices, les offrandes qui lui sont faites. » De ce passage il résulte qu'aux yeux du voyant de Tsin, le pek est le principe du mouvement, de la vie végétative du corps humain; le hwan est le principe de la vie animale et le shen celui de Tintelligence. Les termes de son explication sembleraient indiquer que le hwan et le shen ne sont que le pek plus ou moins développé et que les trois ensemble ne formeraient qu'un seul principe. Mais ce serait une erreur de le croire. La fin prouve le con- traire. Tze-tchan parle du pek et du hwan oomme existant en même temps, même après la mort, et c'est à ces deux principes seuls qu'il attribue les velléités qu'ont les morts de vexer les vivants qui ne les honorent point dans leurs sacrifices. Le Hi-sze ne connaît que le liwan et le slien. L'essence pure i, dit-il, forme les êtres vivants; le hwan évo- luant forme leurs modifications ^^; ainsi l'on connaît la nature 3 et la forme des kueis et des shen. Ici, semble-t-il, kuei est pris comme synonyme d'essence pure, active, et shen comme équivalent à hwan Mais tous deux peuvent être compris dans le hwan. Le commentaire * ïsiniî klii, ce qui peut aussi sii;nifier rélément matériel et spirituel. ' Leur développement, leurs actes. '' Les sentiments. ( 43 ) Pen-i (sens fondamental) prend //w ' (que nous avons traduit par «évoluant») comme signifiant monter (au ciel) et j^t'A' comme identique avec le kuei du texte. Le hwan monte, dit-il, le pek descend, ils se séparent, l'iiomme se transforme et le kuei retourne à sa source '^. Pour Tchang-tze, la substance pure est le hwan, qui retourne au ciel après la mort. Tchou-hi sépare tsing de hfii; pour lui, le premier est \epek et le second le liwan. Puis il ajoute cette explication merveilleuse : « L'élément pur des oreilles et des yeux, de l'ouïe et de la vue forme le pek; celui de la bouche et du nez constitue le hwan ; tous deux réunis parfont les êtres vivants. » A la mort, l'élément matériel s'évanouit-^, \epek descend en terre, le khi se disperse i et le hwan prend son vol libre, allant où il veut. » Puis il continue sans s'apercevoir qu'il varie étran- gement : «le pek forme le Kuei elle hwan, l'esprit, le Shen^. » Le Li-ki désigne l'âme par le mot hwan, et le principe de la vie corporelle par le terme pek. « Le khi du hivan, la substance active de l'âme, y est-il dit, retourne au ciel; le pek du corps retourne â la terro) Et ailleurs : « Le pek du corps descend en terre, le khi intelligent reste en haut dans le ciel ^k » * \ii sit^iiitic proprement « se pronuMier, errer çà et là ». C'est le terme employé par les taoïstes pour désigner la vie que mènent les immortels dans les régions étliérées; ce qui explique le sens donné par le Pen-i. 2 Ce sont les expressions du Li-ki et en somme celles du Shu-king, exprimant la mort par « monter et descendre ». Le dernier est signifi- catif. C'est le retour à la pairie, au logis. Le Kuei vient du ciel et y retourne, comme dit Tcheng-tze. ^ Retourne dans le vide, c'est-à-dire dans la masse de l'être matériel indistinct. * Ceci est assez difficile à expliquer. Le khi est la substance spirituelle en elle-même, destinée à former le hwan. Si elle se dissout, comment le hivan ou l'esprit subsiste-t-il? On ne peut expliquer cela qu'en supposant que le khi i^ignifie ici l'esprit animal. •' Plus loin encore, nous apprenons que" le Ising est du Yin et le khi du Yang, ce qui comj)lique encore l'imbroglio. ♦' Ici il n'est pas question de dissolution; le khi est l'égal du hwan ou du shen. (Voir le livre Kiao-ti-skeng . On traduirait mieux le khi « du hwan ». Au livre Li-yun, il est prescrit, après un décès, de monter sur le toit de la maison mortuaire et d'appeler le hwan à liante voix en criant : « Revenez, revenez. » ( 44 ) Enfin au livre Tchi-i nous lisons que le khi est ce qui forme complètement le sfien, ce qui lui fait atteindre son achèvement, et que le pek est l'achèvement du kuei '. Qu'est-ce que cela peut signifier? Les plus savants commen- tateurs y perdent leur temps et leurs peines ou ne donnent que des explications de la plus parfaite absurdité, comme celle-ci par exemple: « Le nez et la bouche émettent un souffle; or le khi est un souffle'^; donc le hivan appartient à ces organes; l'œil et l'oreille sont les lumières du corps et appartiennent ^u ])ek. » Cela est bien irrationnel ; mais que dira-t-on d'un exposé tel que celui-ci? Le tsing (élément corporel) est de l'eau, le pek est de l'or, le shen est du feu, le hwan est du bois. Le tsing commande l'eau, le pek commande l'or, l'or engendre l'eau : c'est pourquoi le pek contient le tsing. Le shen commande le feu, le hwan commande le bois ; or, le bois engendre le feu : c'est pourquoi le hwan contient le shen... Le shen au ciel fait la lumière et sur la terre le feu. Dans l'homme, il est l'action. Le pek au ciel est la cha- leur brûlante; sur la terre, c'est l'or; dans l'homme, c'est le pek. Le hwan au ciel est le vent; sur la terre, c'est le bois; dans l'homme, c'est le hwan. Mon tsing réunit tous les tsings de tous les êtres du ciel et de la terre, comme dix mille eaux s'unissent pour former une eau. Mon shen réunit tous les shen du ciel et de la terre, comme dix mille feux réunis font un feu, etc., etc. L'auteur de ce spirituel exposé s'appelait Kuan-Yin-tze; son nom mérite d'être connu •>. Mais peut-être trouverons-nous ailleurs des définitions plus acceptables. C'est ce qu'il nous reste à rechercher. * Lin-Tchuen-ngo-lii dil aussi claii-eiuent que Khi et Shen sont une ^eule et même chose. 2 Le caractère correspondant rcprcscntr un souffle. "• C'est cehii dont il a été question plus haut. Voir le chapitre Sze-fu. ( 45), Le Yo-tchiien ' définit le pek et le liwan comme étant Tun le principe élémentaire pur de Tètre humain et le second la puis- sance du cœur, ce qui équivaut à peu près à « principe actif ma- tériel » et « esprit ». Hoei-nan-tze enseigne que le pek est de la substance {hiti) de la terre, et le liwan de la substance du ciel; ce qui revient en somme à nos idées de matière et d'esprit, car le ciel n'est point ici bien probablement la voûte maté- rielle. Ce sont du reste des termes reçus dont les Chinois ne scrutent nullement la valeur; les mots qui les tirent d'affaire ont pour eux toute celle des idées. Le Pe-hu-tong - contient l'explication suivante : « Le hwan est comme une onde mobile, qui va toujours sans s arrêter. Il agit à l'extérieur et domine les sentiments intérieurs, les mou- vements des passions. Le pek est inférieur, de qualité com- mune; c'est ce qui rend l'homme visible; il domine la nature en ses qualités. » Ici nous sommes dans la réalité et l'on reconnaît sans peine dans cette explication un effort sérieux et non sans succès pour définir l'esprit et la matière. En voici une autre de Mien-tchai-hoang-shi, qui n'est point non plus sans mérite : « L'esprit (shen) de l'élément du corps [Isimj) s'appelle l^pek ; celui de l'élément actif ikhi) est le hwan. Ce par quoi l'oreille 1 Voir le Yuen-kfiien-iui-han. article? Pek et Hwan. 2 Recueil de dissertations diverses rédigées par l'historien Pan-kou à la suite de conférences tenues dans la salle du Pe-hu ou du Tigre blanc, sous la présidence de l'empereur Hiao-Shang-ti des Hans, vers l'an 80 de notre ère. Le but do ces conférences était la l'éfutation des doctrines hétéro- doxes qui s'étaient ré})andues en Chine, grâce aux enseignements des taoïstes. L'ouvrage est divisé en quarante-quatre sections. Ces passages sont tirés de la section Tsing-sing, « Élément pur et nature ». A la suite des lignes citées, on lit encore : Le hwan est un parfum qui écarte les impuretés par sa pure substance. Le pek est manifeste, visible; par l'essence même il régit l'intérieur. C'est-à-diie que le hwan est la substance immatérielle qui écarte les vices, les passions mauvaises nées dans les sens. Le pek visible régit le corps en dominant l'élément qui le constitue. ( 46 ) entend et l'œil voit, c'est le pek qui le produit; ce par quoi le cœur 1 pense et réttéchil, c'est le hwan. » Malheureusement cette distinction judicieuse est un peu gâtée par ce qui suit : « Le pek et le hwan réunis sont le sfen du Yin et du Yang, et la raison, l'équité se réalisent en eux, mais en eux seuls -. » Notons encore la théorie de Huang-shen 3 sur la formation de l'homme; elle ne déparera pas le reste. D'après cet auteur, c'est le tsing qui survient le premier pour constituer l'embryon humain, c'est-â-dire la plus fine sub- stance purement matérielle, puis vient s'y ajouter le khi, premier état de la substance spirituelle 4^. C'est lui qui produit le corps et les parties, chair, os, sang, cheveux, etc. Quand l'élre humain commence à parler, ce qui l'anime, c'est le khi. L'esprit de la matière humaine tsing est le pek ; celui du khi est le hwan. Le pek et le hwan sont réunis par les esprits du Yin et du Yang et alors la loi rationnelle, le /i, la vérité règne dans l'homme. La réunion du Pek et du hwan, c'est la vie; leur séparation, c'est la mort. Aussi les rites des sacrifices ont pour but de les réunir de nouveau, ce qui est l'acte suprême de la piété filiale, comme dit le JJ-Ki, qui fait allusion au rite funèbre ordonnant de monter sur le toit de la maison mor- tuaire pour rappeler h grands cris le hwan fugitif du défunt. Les Chinois prenaient cela au sérieux; le poète Song-Yu raconte comment il fut rappelé à la vie par une magicienne qui * Nous savons que pour les Chinois, le cœur est le siège de l'inteHigence. 2 L'auteur ajoute : En repos, ils produisent la bonté, la justice, le respect des rites et la sagesse (les ({uatre vertus cardinales; voir plus loin). En action, ils produisent la pitié, la honte du mal, le respect, le discernement du vrai et du faux, c'est-à-dire les vertus internes, subjec- tives et celles qui ont rapport à l'extérieur, aux autres hommes. 5 Ssi-shan Tchen-shi dans le Tu-slm-lsimn-tcheng. * Littéralement : la naissance de l'homme, c'est le tsing qui se réunit au khi; c'est tout. L'auteur dit aussi qu'ajjrès la mort le hwan monte au ciel pour suivre le Yang, tandis que le peli descend en tei're pour suivre le Yin, entraîné par le Yin. ( 47 ) sut faire revenir son hwan dans son cadavre et le rendre à la vie, ranimer son tsing mort •. Aussi, malgré des efforts absolument inutiles tentes depuis quarante siècles, tout Chinois qui respecte les règles sacrées essaie de faire revenir l'esprit du mort aussitôt après le trépas. Je pense bien qu'ils n'ont guère d'espérance. Nous avons vu jusqu'ici le langage des philosophes; il nous reste à interroger les lyriques et les commentaires lexicolo- giques. I.e célèbre dictionnaire Shuo-Wen, du premier siècle de notre ère, définit le pek comme la substance vivante (le khi) du Yin et le hwan comme celui du Yang. Le commentaire Tsou du Tso-tchuen fait du premier le principe vivant attaché au corps [Isinfi); du second, l'esprit attaché au khi; il distingue ici le ling du sfien. Celui du Hoei-nan-tze dit au contraire que ce sont deux shen, l'un du Yin, l'autre du Yang de l'homme. Quant au pek, voici encore deux ou trois définitions qui mon- treront le désaccord des interprètes : « C'est l'essence pure, brillante de l'homme. >:> {\û-pien.) c( C'est le kuei -dchewé. » (Li-ki, Tchi-i.) (c C'est le corps {Tchou, id.), c'est la forme extérieure [hing). » [Tchou du Yun shuo.) a Ce par quoi l'homme domine sa nature )> (Pe-hu-tong), etc. Nous ne pousserons pas plus loin cette énumération; tout le reste est répétition ou variante sans valeur propre. Plu- sieurs même nous reprocheront d'avoir été trop long, d'ac- corder de l'importance à ce qui n'en a point. Mais cela n'est point notre idée. Nous sommes ici simplement historien, et l'histoire doit rapporter tous les faits saillants, alors même que les acteurs n'auraient fait preuve que de déraison. Nous eussions vivement désiré être plus précis et donner des notions | lus exactes au point de vue européen ; mais com- ment rendre précis et clair ce qu'aperçoivent des yeux qui ont ' Voir l'ode Kuei-hivan-fn , ohant du rappel du hwan. (48) la vue trouble? Comment expliquer des idées que leurs infor- tunés possesseurs ne comprennent pas eux-mêmes, dont ils n'ont point une notion distincte i? Si nous serrions les choses de plus près, ce seraient nos pensées et non celles des Chinois que nous exposerions à nos lecteurs. Quittons donc ce terrain et voyons comment les philo- sophes'de l'Empire des Fleurs envisagent l'homme dans son activité propre. Nous laissons de côté ce qui concerne la vie du corps, après que nous l'avons vue se former par l'agrégat des éléments du tsing sous l'action dominante du principe vital pek et se développant par celle du khi qui constitue finalement l'âme pensante et voulante. C'est de cette dernière que nous avons à entretenir nos lec- teui*s. Ce qui concerne le corps tombe dans le domaine de la physiologie; l'âme seule reste dans le nôtre, à partir de ce point. Heureusement le sujet qui va nous occuper contient des phé- nomènes que l'on peut étudier sur le terrain de l'observation; aussi nous allons trouver nos sages chinois beaucoup plus raisonnables et plus logiques que nous ne les avons vus jus- qu'ici. On sait du reste que pour tout ce qui touche à la morale, la Chine ancienne s'est montrée de beaucoup supérieure à tous les pays occidentaux et n'a été surpassée que par le christia- nisme. Aussi la perfection de la morale chinoise antique est un problème qui déroute tous les constructeurs de systèmes et les oblige, pour rester fidèles à leurs idées préconçues, de faire des hypothèses qui vont à rencontre des faits les mieux établis. Ainsi l'on a été réduit à attribuer à Kong-fou-tze toute la morale des Kings. Singulière échappatoire, qui fait du philo- sophe chinois un miracle vivant. Celui qui aurait créé de toutes pièces une morale semblable serait certainement le phéno- mène le plus inexplicable que l'histoire ait jamais présenté. Soutenir pareille chose, c'est vraiment se moquer de la science. » On peut dire du reste que ces définitions et explications varient avec l'idée que se faisaient leurs auteurs de la distinction entre la matière et l'esprit. Penchaient-ils vers le matérialisme, ils donnaient plus d'impor- tance au Pek; étaient-ils, au contraire, claii-ement spiritualisles, leHwan se détachait davantage de toute atlenance sensible, matérielle. ( 49) CHAPITRE IV. LE SHEN. § 1. — L'âme el ses facultés. Nous ne surprendrons point nos lecteurs quand nous leur dirons qu'ils ne doivent point s'attendre à trouver ici un exposé plus ou moins méthodique du sujet annoncé par le titre de cette section. Jamais les Chinois n'ont imaginé un traité de logique ou de psychologie, une étude systématique de la pensée, des idées, de leur formation, etc. Tout ce que l'on pouvait attendre d'eux et ce qu'ils ont fait, c'est de disserter avec une sagesse relative des opérations de l'esprit. Encore pour décou- vrir chez leurs philosophes quelque chose qui ressemble à une oeuvre de ce genre, devons-nous remonter jusqu'à l'école du X*^ siècle. Avant cela nous ne trouverons que des sentences éparses dont la réunion même ne nous mènerait pas loin. Pour ne point perdre notre temps à glaner çà et là des épis trop peu nombreux pour une gerbe présentable, nous laisse- rons de côté tous les anciens auteurs et nous irons directement à l'école dont les doctrines régnent encore aujourd'hui, la seule qui puisse nous donner quelque chose qui soit digne de fixer l'attention. La première question qui préoccupe les sages chinois en ce qui concerne l'homme spirituel, c'est celle de savoir si notre nature est essentiellement bonne par elle-même, si toutes ses tendances par elles-mêmes la porteraient exclusivement au ])ien. Le célèbre Meng-tze ' avait soutenu raffirmative d'une ' Meng-tze, le célèbre disciple de Koiig-tze, qui vécut de 371 à !288 et [)arcourut les cours en prêchant la vertu et le bon gouvernement, insiste L-n plusieurs endroits de ses écrits sur la bonté originaire de la nature humaine. L'homme, dit-il, a une tendance au bien, comme leau à couler vers le bas, mais il i)eut pervertir cette nature comme on violente l'eau Tome LIV. 4 ( so ) manière absolue; d'autres aftirmaient l'opinion diamétrale- ment opposée. Mais ni l'une ni l'autre ne prévalurent. L'école moderne a pris un terme moyen. Elle reconnaît que la racine de l'âme, sa condition originaire, avant tout exercice de la vie, est bonne et pure; mais elle est comme l'eau de la source la plus limpide qui dès le premier jet rencontre de la terre et autres objets qui la corrompent, altèrent sa pureté primitive et finissent par la rendre boueuse et impropre à l'usage. La différence est que l'âme peut se dégager de cette terre, repousser les objets étrangers qui attirent à eux ses facultés et corrompent un fond naturellement pur. La conclusion est qu'il est faux de dire que la pureté et la souillure, le bien et le mal existent également dans l'âme humaine; chacun de nous a l'un ou fautre en plus ou moins grande abondance, selon sa conduite. Cette opinion est basée sur ces deux principes que notre nature est un don du ciel qui ne peut rien produire de mauvais par soi-même et que les objets extérieurs, étrangers à noire nature, nous sollicitent, nous portent au mal et finissent par nous corrompre si nous cédons à leur attrait. Il n'est guère d'homme qui n'y cède parfois; aussi l'altération est-elle géné- rale; mais cette altération peut se corriger et la nature peu! être rendue, comme l'eau, à sa pureté originaire par l'exercice des vertus. C'est l'œuvre des saints. (Voir \e Sing-ming , chap. J, Sing, la nature.) Il est encore à remarquer que ce qui se corrompt n'est point la nature en son essence, mais les facultés. En principe, tous en la faisant remonter vers sa source par des digues, en la frappant, etc. Pour autant que ce sont ses dispositions naturelles, l'homme peut faire le bien; s'il fait le mal, ce n'est pas la faute de ses facultés naturelles. Les vertus ne nous viennent pas du dehors : nous les avons en nous ^voir liv. m, 1; VI, 2 et 6). Certains philosophes, tels que le Kao-tze du livre de Meng-tze, préten- daient que la nature humaine était indifférente, ni bonne ni mauvaise, que tout dépendait })Our elle de ses actes, de l'influence des choses extérieures. ( ol ) les hommes sont égaux, mais les facultés qui proviennent du Khi sont comme lui mêlées de bien et de mal. Malheureu- sement on ne nous dit point ce que sont ces facultés, en quoi elles consistent et se différencient de la nature, comment elles y subsistent, etc. Voilà ce qu'est la nature humaine prise dans son univer- salité; ce qu'elle est particulièrement dans chaque homme, c'est le décret céleste, ming, qui le détermine. Ce qui constitue l'homme est donc le .sm^ d'abord, «nature universelle commune à tous )■>, puis le ming ou ordre divin assignant et conférant à chacun sa part. On rend généralement le mot ming par « destin », mais c'est là une expression très inexacte. Ce mot, en effet, signifie un ordre souverain constituant, réglant, con- férant une dignité, un pouvoir. Le caractère correspondant figure une bouche émettant un ordre i. L'idée de fatalité en est donc totalement exclue; c'est un décret de la puissance souveraine conférant à l'homme sa part de facultés, de qualités, de vertus, et cette part est déter- minée selon la loi rationnelle, ou li, qui est inséparable du décret. Objectivement, ces trois choses se confondent ; nature, décret, loi rationnelle, sing, ming et li constituent l'être parti- culier, sans qu'on puisse les distinguer autrement que menta- lement. Tous les êtres reçoivent leur part de dons naturels; de cette manière-là, nul ne peut en augmenter la quantité; l'homme peut seulement développer ses attributs ou altérer ses qualités. Le décret céleste ne se borne pas à la première constitution de l'être humain, il le suit dans toutes les phases de son exis- tence, cherchant toujours à le perfectionner; il est la source de ses modifications, Ming-tche ho hira. Toutefois il n'ôle pas la liberté. L'inintelligence, la grossièreté ne sont point le fait ' BU . 11 est composé de M , bouche, et T* , ordre, commandement. Tchou-lii ie compare à un diplôme de collation d'emploi. ( 52 ) de la nature donnée par le ciel ; elles viennent de ce que riionime ne se vainc pas et ne sait pas développer ses facultés, par suite de la négligence, des passions auxquelles il a cédé, etc. En outre, la conduite des hommes fait souvent modifier les décrets célestes K Voilà donc ce qui compose la partie spirituelle de l'homme, une nature objective générale {sing\ particularisée, subjecti- visée par un décret du ciel [ming) porté conformément à la loi de raison (/i). Cette nature tient de celle du ciel môme et du Yang. Ce qu'est en définitive ce ciel qui distribue ainsi les dons de nature et les tire de son essence, c'est ce qu'il ne faut point demander au philosophe chinois. Il n'en sait rien et ne cherche pas à le découvrir. Mais puisque, à ses yeux, tout est ciel et terre, Yang et Yin, l'esprit de l'homme doit provenir du ciel comme du Yang et participer à leur essence. Vouloir aller au delà, c'est scruter l'insondable. § 2. — Les facultés. Ce n'est pas chose facile que de traiter ce point avec méthode. En vain chercherait-on dans les livres chinois une apparence de système ou d'idée d'ensemble. On n'y trouverait que des idées éparses, la plupart confuses, souvent même contradic- toires et toujours arrêtées à la surface. Ainsi le livre consacré à la pensée et au désir dans la grande encyclopédie Tii-skU'tshieH'tcheiig , commence par ces sentences commentées : « Se jouer des choses, traiter tout légèrement, détruit la pensée »; c< la pensée ne peut atteindre sa pléni- tude » ; que suivent de longs extraits où il est parlé de pensées spéciales envisagées à un point de vue accessoire. Le Sing-ming, qui est fait avec l'intention de donner un traité méthodique, n'est qu'une accumulation de sentences se suivant au hasard. Plus d'une se distingue par leur bizarrerie. ^ Voir le Siny-ii-îmig-i. Livre Sing-ming, chapitre II. ( o3 ) Nous lisons, par exemple, au paragraphe 1, que le cœur de tout homme est le cœur du ciel et de la terre. Qu'est-ce que le cœur du ciel et surtout celui de la terre? Nos auteurs se gardent bien de nous le dire. H est vrai que depuis que le Tien, le ciel, a remplacé Shang-ti presque complètement, ce mot désigne la puissance supérieure qui régit le monde et dont le Chinois ne scrute pas la nature. On pourrait prétendre aussi que « la terre » représente les habitants de notre globe, les hommes, le peuple. Mais l'atïirmer serait probablement interpréter trop favorablement une phrase écrite sans que le sens en ait été élucidé. Quoi qu'il en soit, nous allons tâcher de mettre un peu d'ordre dans ce chaos et de tirer de cette foule de maximes obscures et mal conçues, mal coordonnées, les principes qui les ont inspirées, parfois inconsciemment. Les philosophes chinois reconnaissent dans l'àme humaine deux facultés distinctes : l'esprit avec les pensées, la volonté avec ses appétitions. Par une confusion que nous ne compre- nons guère, ils donnent à ces deux facultés un même organe générateur : sin, le cœur. Les anciens Grecs, il est vrai, locali- saient bien l'intelligence dans les 'f psve;. Aux yeux des Chinois, c'étaient les affectus qui engendraient les pensées, comme on \i' verra plus loin. Qu'est-ce que ce CŒ'ur, ce sin générateur des idées? Le mot sin désigne le cœur de chair qui bat dans la poitrine et le caractère correspondant le figure picturalement ' . Tcheng-tze, le chef de l'école régnant aujourd'hui, le dctinit de la manière suivante : « Le cœur est indivisible, mais on peut l'envisager au point de vue, soit de sa substance, soit de ses actes. Sa substance est chose mystérieuse et immobile; mais quand il agit, il peut scruter la cause de tous les êtres. C'est quand il se manileslc au dehors qu'on peut voir ce qu'il est. » * La figure primitive le représentait plus exactement encore ; mais le caractère actuel le dénote suffisamment pour qu'on ne puisse en mécon- naître l'origine. Voir \). 36, ligne il. ( S4 ) 11 s'agit donc du principe invisible des pensées, capable de sonder la nature des êtres, mais se dérobant à l'observation tant qu'il ne se manifeste pas par des actes. « Le principe rationnel du monde {H) et le cœur en tant qu'intelligence sont une seule et même chose. )) C'est-à-dire que le fondement de l'intelligence, les principes, les idées qui en constituent le fonds et la base ne sont autre chose que le principe rationnel de l'univers. » Substantiellement, l'intelligence humaine est ui^e portion de l'élément pur et lumineux, régie par le principe rationnel qui s'incarne en elle. » L'état parfait du cœur-intelligence est dans l'immobilité et le silence; il est alors toute lumière, toute simplicité et unité; semblable au ciel et à la terre, il est intelligent et pur comme les esprits et comme un miroir sans poussière ni image. » Les pensées naissent du cœur; d'abord le cœur est une souche unique et les pensées, les idées diverses en sortent comme les branches d'une seule racine '. )) La notion de l'idée peut être exprimée par plusieurs mots et figurée par plusieurs caractères. Ce sont i, tchi, tsing, tze, etc., mais tous ces caractères renferment celui qui représente le cœur. Tant est profonde et générale chez les Chinois la conviction que le cœur est l'organe de tous les actes humains, de ceux de l'esprit comme de ceux de la volonté. Aussi ce n'est qu'au point de vue des actes qu'ils différencient les affections des pensées -. Cependant le Tu-shu-tsih-tcheng cite deux auteurs obscurs qui placent le siège de la pensée dans la tête. ^ Voirie Kuan-Wiih de Tchang-tze. au Sing-li-tsing-i, et]e Sing-miiiy, 111, § 4. On y lit aussi : « Le cœur est dans le milieu quand il est en silence avant qu'aucun objet n'ait excité ses désirs et l'ait fait sortir de son intérieur. Il peut rester ainsi tant qu'il veut. S'il sort par une appéti- tion et reste conforme aux lois de la sagesse, il est encore en rej^os, quoi- que en mouvement, etc. » - Cela vient de ce que, à leurs yeux, tout acte de l'esprit est un mouve- ment et que tout mouvement doit être excité par un objet agissant sui- la faculté affective qui est le cœur. I (5o) Parmi les opérations de l'intelligence, ils distinguent seule- ment l'idée simple (i) et la réflexion (lin) i, qu'ils définissent, la première comme s'arrêtant à la surface et la seconde comme approfondissant les notions, la nature. Notons que le second caractère se distingue du premier par l'adjonction d'un signe qui représente le tigre et pourrait faire allusion aux habitudes de circonspection du terrible animal, mais pourrait aussi n'avoir été choisi que pour indiquer le son. 11 se peut aussi que les deux motifs aient influé à la fois. Toutefois la forme la plus ancienne est un peu différente et indécise. Une courte explication de ces divers termes fera mieux com- prendre les idées chinoises. Tchi >Ui^ est le concept existant à l'intérieur du cœur (c'est- à-dire de l'intelligence, comme nous l'avons vu), dit le Skuo- wen (étant dans l'intérieur du cœur, c'est le tchi). C'est un concept déterminé par la pensée, porte le commen- taire Tsou, de Vl-li, au chapitre Ta-shai. C'est l'idée person- nelle, subjective, opposée à la raison objective, affirme le commentaire Tsou du Li-ki (chap. Shao-i). Le caractère cor- respondant est formé de la représentation du cœur et du signe i , qui indique un homme d'étude. 1 W* est le concept manifesté, « ce qui sort ôutcfii )), « ce qui en est émis » (voir le Tcheng-yin, liv. V). C'est ce que le désir propose à l'attention de l'esprit (voir le Sou du Ta-hio au Li-ki), mais sans méditation approfondie, sans réflexion ultérieure (voir le Tsou du Li-ki, chap. Li-yuii). Nous voyons ici claire- ment exprimée la conception chinoise de la pensée, fruit de l'appétition, du cœur, siège de l'esprit. M» Liu est « ce qu'on pense avec délibération {Shuo-wen) , ce qu'on médite ou calcule. Ce qui requiert le calme parfait de l'esprit » (ngan), selon le Ta-hio. • Voir les caractères plus bas. ( S6) Ira tsiny est plutôt l'affectus, ou la pensée comme produite par une appétition spécialisée. Tchou-hi donne des trois premiers mots les définitions sui- vantes : L'î est ce qui sort du cœur, ce que celui-ci émet. Le tsing est ce qui remue le cœur, c'est le mouvement du cœur. Le tclii est ce vers quoi se porte le cœur, mû par une appé- tition. Les philosophes chinois discutent gravement et longuement sur la question de savoir si le cœur comprend l'essence de l'esprit et la pensée 1. Yang-heu-kin soutient l'aftîrmative. Mais c'est inadmissible, dit Tchou-hi. « L'essence de l'homme (en tant qu'esprit) est hi bonté, la justice, l'observation des règles rationnelles et la sagesse pratique. » Accorder et refuser, affirmer et nier, aimer et haïr sont les actes constitutifs de la pensée. Le cœur de l'homme est essentiellement intelligent, ajout<:î notre philosophe; il l'est toujours, quand même il n'a aucune pensée distincte. 11 est alors comme le soleil derrière les nuages ou les montagnes de la nuit, imperceptible et néan- moins toute lumière (voir le Sing-ming, chapitre du cœur). Quand l'homme dort, s'il a un rêve, alors il pense comme à l'état de veille. S'il ne rêve point, l'intelligence est toute ren- fermée en elle-même; elle paraît semblable au bois ou à la pierre, mais ce n'est qu'une apparence. a Dans le plus profond sommeil même, le cœur n'est pas sans action interne. » Il est alors inconscient sans doute, mais nous ne savons pas la pensée de Tchou-hi à ce sujet, car notre philosophe, embarrassé, recourt à l'éternelle ritournelle de ses congénères, c'est-à-dire à la fatale théorie du Yin et du Yang. Quand l'homme est éveillé, c'est le Yang qui agit en lui; dans l'inaction mentale apparente, c'est le Yin. Or, le Yang rend 1 Ici tsing qui, opposé au cœur, doit être « la pensée ». ( 57 ) l'esprit actif, perspicace, maître de sa nature. Le Yin le laisse lourd, assujetti. Dès que le Yang reprend, l'activité, qui n'était qu'alourdie et non arrêtée, reparaît et se manifeste par la pensée consciente : car on peut penser sans s'en apercevoir. L'esprit est parfois éclairé, parfois inintelligent; il ne reste pas toujours dans le même état; il varie principalement sous l'influence des appétitions excitées par les objets extérieurs et auxquelles la pensée s'accommode. Les saints seuls sont toujours éclairés, toujours sous l'in- fluence du Yang qui les maintient en activité et en lucidité; tandis que le Yin, prédominant, n'éteint pas, il est vrai, tout<' action mentale, mais grâce à sa lourdeur, à l'obscurité de l'élé- ment qui entretient alors cette action, la rend imperceptible au sujet en qui elle se produit. En un autre endroit, Tchou-hi définit ainsi la pensée : C'est l'action du cœur se mouvant en tout circulairement (/î//i). Puis il ajoute : L'affectus est ce qui sort du cœur, la pensée est cv qui détermine que telle chose est de telle nature. Ici il prend le mot i, a pensée », comme synonyme de lin, « réflexion » ; ces confusions sont ordinaires chez les Chinois. Tchi est « ce vers quoi on va directement » (par la pensée). C'est donc l'intention, le but. 1 est la recherche circulaire quant à ce but; c'est-à-dire que c'est la réflexion et même la délibération. Nous passons une foule d'autres explications qui ont plutôt l'air de rêveries que de définitions sérieuses ou même d'essais sérieux. Nous nous sommes déjà arrêtés trop longtemps sur ce point. Nous devons revenir sur le terme « saint » que nous avons employé en traduisant l'explication de Tchou-hi. c< Saint » est le mot reçu pour traduire le mot chinois sheiig se , mais il serait beaucoup plus exact d'employer celui d' « illuminé ». Le sheng n'est pas tant l'homme parvenu à une vertu parfaite, que celui dont l'intelligence a acquis un tel degré de perspicacité qu'elle saisit tout par intuition, sans plus ( oH ) réiléchir ou étudier. Le sheng saisit tout par une simple vue intuitive, à rencontre du sage qui ne comprend que par des efforts d'intelligence. Le caractère afférent est composé de l'idéogramme du roi avec ceux de l'oreille et de la bouche superposés au premier. De même que l'homme supérieur est qualifié de Kiun-tze, « fils de prince », ainsi l'homme à l'intel- ligence parfaite est censé avoir des oreilles et une bouche de roi; des oreilles qui entendent tout, une bouche qui profère toutes les sages maximes. Ce qui conduit à rendre sheng par « saint », c'est que pour arriver à cette vue intuitive de toutes choses, il faut avoir complètement purifié sa nature, ne plus jamais céder aux attraits de l'extérieur, ce qui implique la sainteté. Quant à l'ac- tion de l'intelligence, voici comment elle est expliquée par Hoang-shi : L'homme ^ est uniquement matière {khi), esprit (shen) et principe rationnel (H). Le principe rationnel est plus pur, plus immatériel "^ que le shen, l'esprit; celui-ci l'est plus que le Jihi ou substance qui supporte l'esprit, et le Jihi l'est plus encore que le hing ou substance matérielle, sensible. Quand le corps, la substance matérielle est formée, alors l'individu est fixé; le khi peut donner la respiration, le froid et le chaud (la vie animale). Quand le s/îe?^, l'esprit, est (introduit dans les élé- ments précédents), alors l'homme peut savoir, être éclairé, raisonner. Le principe rationnel présidant à ces opérations, on peut en outre suivre la raison et l'équité (voir \e Sing-ming , chap. m, § 14). L'esprit humain reçoit l'intelligence des qualités matérielles, * Ici shen, la personne humaine. • Ce principe ne semble pas être personnel ; c'est quelque chose comme la loi, dharma, des bouddhistes, qui a pour ainsi dire une existence, une action universelle sans substance propre. Le shen est ce principe réalisé dans une substance particulière, ce qui paraît une condition inférieure à la rationnabilité universelle. Quant au khi, c'est la substance générale d'où se forme le shen particulier de chaque individu. Ici il semble n'être que l'esprit animal. Tous les penseurs chinois ne sont pas d'accord sur ces divers points. ( o9 ) (les êtres extérieurs i; des couleurs par les yeux, des sons par les oreilles, etc. (voir le Kttan-wuh de Shao-tze, I, 8). Son intelligence est imparfaite, mais l'homme peut arriver à la perfection de sa nature en la purifiant, la corrigeant de manière à devenir entièrement juste et droit. Quand il en est là, il sait atteindre le plus haut point de l'être intellectuel -. Si rhomme sait ainsi parfaire sa nature, connaître le ciel et ne point se préoccuper de choses indignes de lui, il sera bien près de sa perfection, il s'élèvera et pénétrera tous les mystères (voir le Tcheng-meng de Tchang-tze, § 48). § 3. — De la mémoin' et de Vimaginalum. Je n'ai point rencontré chez les auteurs chinois un passage quelconque traitant de la mémoire; la nature et les opérations de cette précieuse faculté ne semblent pas les avoir préoccupés le moins du monde. Us n'ont point même de terme spécial qui soit consacré exclusivement à la désigner. Ils emploient pour cela les mots i^\ tchi (proprement, intention, volonté); mien 'Uk^ , rélléchir, répéter de mémoire, ou siang j^ (méditer, penser, désirer) et pu ou | 'I^ ; H-stug, mémorial, faculté relatant; siang sert le plus souvent à exprimer l'idée de « se rappeler » et le caractère correspondant figure « l'aide, l'assis- tance du cœur » et dont le sens principal est expliqué par i-sze c( réfléchir à ce qu'on attend, on espère ». Hao [ 5r j ki-sing signifie une bonne mémoire. Cette expres- sion Jd-sing, dans laquelle entre le mot « nature », sing^ et non tek, « faculté », nous indique que les Chinois, comme il a été dit plus haut", considèrent le souvenir comme l'œuvre directe de l'essence intellectuelle de l'homme. Mais, nous le savons, ' Les êtres extérieurs^ sensibles, parleur imjiression surles sens, pro- duisent la connaissance des qualités matérielles que l'esprit n'a point par lui-même. Il n'a d'inné que les notions intellectuelles, mais elles le sont obscurément et imparfaitement. L'honmie doit parfaire lui-même sa nature intellectuelle. - Littéralement, l'épuiser. ( 60) il ne faut pas serrer ces expressions de trop près, ni réclamei' des Chinois qu'ils nous disent avec précision ce qu'ils entendent par tel ou tel terme, quelle idée exacte ils se font de ce dont ils parlent. A cette question ils n'auraient pour réponse qu'un silence de surprise et d'embarras, vu qu'ils ne se la sont jamais posée à eux-mêmes. Moins encore parlent-ils de la facult*' imaginative; ils ne la distinguent pas de l'idée. Us ont bien le terme siamj, image qui sert à designer les images sensibles internes qui communiquent un objet, un concept à l'esprit i, mais l'imagination elle-même n'est que « l'ondulation du cœur )) ou son « flottement », ou bien la pensée elle-même 2. Où et comment se forment en nous les images? Comment renaissent-elles sans le concours des objets extérieurs? Ces ques- tions et les autres relatives à ce pointsont autant de sujets que les Chinois n'ont pas même entrevus dans leurs spéculations phi- losophiques. Jusqu'ici, du moins, je n'en ai trouvé nulle trace dans leurs écrits. Le rôle du cerveau comme compagnon et soutien des actes intellectuels leur est entièrement inconnu, comme tout ce qui concerne la psycho-physiologie. Un traité de logique, quelque élémentaire qu'il puisse être, est une conception qui n'a jamais pu entrer dans l'esprit d'un Chinois. A peine trouve-t-on, par-ci, par-là, quelque notion qui. rentre dans cet ordre d'idées. Voici, par exemple, comment Lie-tze, philosophe taoïste du \^ siècle '■'> peut-être A. C, exprime la nécessité d'admettre les conséquences immédiates d'un principe de prémisses. C'est écrit dans le style imagé qui lui est habituel. Il se suppose à l'école d'un philosophe du nom de Hu-Khiu- ' Et qui excite dans le cœur l'appélition ou la répulsion avec le^- diverses passions et actes qui en proviennent. '^ Ou il& , Siang. Ce que la pensée peut atteindre répond à notre ima- ginable. « Ce qui s'atteint parla pensée » égale l'imagination objective. ^ L'époque en est incertaine; on a môme prétendu qu'il n'a jamais existé. Son livre n'est certainement point de lui pour la majeure partie : c'est une compilation de ses disciples. ( 61 ) Ize et lui demande la manière de suivre les conséquences d'un principe : « Tournez-vous vers votre ombre, répondit le maître, et vous comprendrez.» Lie-tze le fit, continue fauteur, vt regarda son ombre. Quand son corps se courbait, l'ombre rtait aussi courbe; quand il se redressait, l'ombre redevenait nu désigne principalement, « la colère «, mais ici c'est plutôt l'aversion ou le sentiment de déplaisir que nous éprouvons quand quelque chose nous cause du mécontentement; c'est l'opposé de hi, con- tentement, joie. 5 Indépendant du plaisir ou du déplaisir que cause l'objet de ce senti- ment, ce qui distingue ce doublet du premier. ( 68 ) Terreur, le repentir ou regret, et la patience, le support, l'en- durance. Toutes ces affections sont bonnes en soi ; le mal, en elles, n'est point originaire (disent les auteurs du Sing-ming, citant Tchang-tze), il provient des circonstances où ces passions exercent leur action, leur objet à un moment donné, l'excès ou l'insuffisance de l'acte, etc. Ainsi la sympathie, la pitié sont choses excellentes, mais avoir pitié, sympathie pour un objet indigne, c'est mal. Être ferme et décidé, c'est bien; l'être (juand il ne le faut pas, c'est mal. Bien que ces actes soient mauvais dans ces circonstances, leur principe, la faculté, la passion doit subsister; autrement on ne pourrait plus faire aucun acte. C'est que l'affection sort du principe céleste; le mauvais usage de cette tendance, le choix d'un objet indigne est l'œuvre de l'homme qui n'entache point le principe par l'abus qu'il en fait. C'est comme la faux destinée à couper le grain qui ne devient point mauvaise parce qu'elle aura servi i\ tuer un homme. Si le principe céleste était mauvais en soi, il n'y aurait pas moyen d'agir vertueusement. Car ce qui est essentiellement mauvais ne peut produire le bien. C'est la même pensée que Yang-Hiang exprime en ces termes : « Le principe des choses est bon; avant que les senti- ments s'élèvent dans le cœur, joie ou colère, plaisir ou peine, tout y est bon. Quand ces mouvements se produisent, s'ils sont conformes au principe, tout est bon encore. S'ils y sont opposés, alors le mal se produit. Ainsi le mal vient des facultés et non de la source du principe. » (Voir le commentaire du Sing-ming, § 3, qui s'étend longuement sur cette idée et ses conséquences ^ .) Quant aux circonstances déterminant la nature * Ici revient encore la comparaison de l'eau qui sort pure de sa source, qui se souille en coulant à travers la boue, mais peut reprendre son état jtrimitif quand elle est complètement épurée par une main habile. Donc jjour établir solidement, sur la vraie doctrine, la loi des saints, il faut se conformer à la production naturelle de la nature humaine, qui par elle- même ne donnerait que du bon, comme l'eau restée elle-même sans mélange {Sing-ming, l, c. fin). ( 69 ) morale d'un acte, le Siny-miny cite comme exemple : mettre le feu, tuer un homme. En soi, ce sont des actes coupables; mais si on allume le feu pour cuire le riz, si on exécute léga- lement un criminel, ces actes sont bons et légitimes (§ 12). Les actes du cœur sont exprimés fréquemment par ces deux mots : « Il entre et sort » ÎH /V , tchiit, juh. Ce doublet est employé communément pour désigner les actes des hommes h l'intérieur de la maison, pour la famille, et au dehors pour les intérêts publics, et d'une manière générale, toute la conduite. Le Siiuj-ming ajoute ù ces termes : « On ne sait où il est. » Ceci servirait donc à peindre la mobilité du cœur et l'invisibilité de ses actes. Mais Tchou-hi l'explique de cette façon : « Quand le cœur se maintient en droiture, il est à l'intérieur; quand il se relâche et ne se retient point, il sort. Alors son fondement, qui est bon en soi, se laisse aller au mal comme l'onde cou- rante. S'il n'est pas bien gardé, le cœur humain s'en va comme un radeau emporté par les flots, poussé dans tous les sens; ou bien il ressemble à un miroir suspendu où tous les objets les plus divers viennent se refléter. Qu'ils soient bons ou mauvais, beaux ou laids, le miroir prend toutes leurs formes, )) Les philosophes chinois reconnaissent aussi la double loi qui produit la lutte au sein du cœur humain. « Dans la poitrine de l'homme, est-il dit au Sing-ming (lll, § 2\ il y a comme deux hommes, Z ho y eu erhjin. S'ils veulent faire le bien, le mal semble les entraver; s'ils veulent faire le mal, ils ont honte de leur mauvaise disposition. Ces deux hommes ne sont point originairement entre eux; aussi sont-ils en désaccord complet. » Si l'on sait maintenir pures sa pensée, ses intentions, on ne laisse point troubler, maculer sa substance spirituelle {khi). Cela mérite toute attention; car la pensée maculée entraîne de plus en plus au mal. Les passions ne viennent pas du dehors; elles sortent du dedans, excitées par l'extérieur. Ce sont comme les vagues de l'eau. La nature de l'eau est d'être claire et tranquille comme un miroir. Si elle choque du sable et des pierres, elle devient (70) inégale et tourbillonne tout autour des obstacles. Si un vent violent passe par-dessus, elle s'élève en vagues contrai- rement à sa nature. C'est ainsi que dans le cœur de l'homme s'élèvent les tendances mauvaises {Sing-ming^ 111, § 2) par l'impression des objets extérieurs ^. C'est l'explication reçue en dernier lieu; mais elle n'est pas universellement admise. Et le même livre, au chapitre P»", nous en donne une et même plusieurs autres sans souci de la contradiction. D'abord, c'est le kJd ou substance-fondement de l'être qui est en faute; c'est lui qui contient les bonnes et les mauvaises tendances, le bien et le mal, parce qu'il a à la fois l'élément pur et le trouble. On est sage ou grossier, vertueux ou vicieux, selon qu'on possède plus ou moins de l'élément pur ou du troublé (III, 2) '-Î. Un peu plus tard, ce sont les principes vital et matériel (khi-tchi) qui sont les coupables, c'est en eux que sont les imper- fections, les inégalités de clarté et de force. Dans leurs actes, ils peuvent ajouter des défauts aux vertus, comme la faiblesse, la bassesse à la bonté ; ou laisser la honte, la haine se porter sur des objets qui ne doivent point inspirer ces sentiments. Nous n'entrerons pas dans une discussion plus ou moins approfondie de la nature des diverses passions que nous avons énumérées ci-dessus. Les Chinois, d'ailleurs, ne nous ont donné que de bien maigres renseignements à cet égard. La grande encyclopédie Tii-shu-tsiuen-tcheng, qui leur consacre de nombreuses pages , ne contient que des phrases où les termes exprimant ces affections de l'âme sont employés en raison des faits qui y sont relatés. Par exemple : « Tel personnage se réjouit », « tel autre se fâcha », etc. Mais de définitions, point ♦ Nous reconnaissons ici la théorie de Meng-tze que nous avons exposée plus haut (p. 49, note). C'est aussi, chez ce philosophe, le khi qui engendre les passions, mais il semble que Meng-tze prenne ce mot dans un sens assez différent. Pour lui, ce n'est pas l'élément premier, mais la faculté affective. - Mais c'est l'eau elle-même qui se soulève et tourbillonne, comme c'est la faculté aff'ective qui est excitée en elle-même. Ce n'est point un agent extérieur s'ajoutant à la nature humaine. ( 71 ) de trace. Nous nous bornerons donc à dire quelques mots de chacune d'elles. Khi -& désigne la satisfaction que Ton éprouve dans la jouis- sance d'un objet qui nous plaît, que nous sommes portés à aimer. Le plus souvent cela se rapporte à un plaisir des sens. Le caractère est formé de deux autres désignant la bouche et une troupe de danseurs. .\u^ est la colère accompagnée d'un sentiment de haine pour un objet qui nous cause un mal et dont nous nous éloignons avec répugnance. C'est l'opposé du précédent. Ces termes carac- térisent l'attrait par le plaisir et la répulsion par le mal. Gai ^ est l'amour, l'affection fruit d'un attrait intérieur pro- voqué par les belles qualités, les bienfaits et non par le plaisir. C'est l'émanation naturelle du cœur, dit l'auteur du Shuo-wen. Wn ^ , qui lui est opposé, désigne la haine, l'animadversion pour ce qui est laid, mauvais, méchant. La figure représente un cœur mal disposé; 5H figure le mal. Gai et tuu sont deux dispositions, deux sentiments régnant à l'intérieur du cœur; tandis que les deux précédents indiquent des mouvements vers le dehors. W Yuk est le désir, l'aspiration vers un objet, abstraction faite de la joie, de la jouissance que l'on peut éprouver en le possédant ou qui en inspire la pensée. C'est ce qui fait sortir le cœur de ce milieu qui est sa norme et sa perfection comme nous le disons plus loin. tM Kû est la crainte opposée au désir, la crainte d'un mal et aussi l'appréhension, la timidité. L'idéogi-amme assez sin- gulier est composé du symbole du cœur à gauche, et, à droite, de l'idéogramme de l'oiseau 'S surmonté de deux yeux. C'est ce qui figure la crainte, la timidité, l'oiseau observant le danger. Kû est cette crainte qui fait perdre contenance, Wuh-shèu-maô . Gaiy enfin, est le sentiment de la douleur causée spéciale- ment par la perte d'un parent; le bas de la figure représentait jadis un vêtement, le vêtement de deuil. Gni est la douleur et { 72 ) son expression par les gémissements, les lamentations ainsi que par les paroles de condoléance. C'est le sens principal que lui donne le Shuo-weri qui l'explique par P^ , mot désignant spécialement les lamentations qui se font à la porte d'une maison mortuaire. Pour le Yû-pien, c'est la tristesse produite par une perte, un dommage. Tous les deux ont raison, mais le premier sens est primitif. Ces sept passions principales sont généralement admises comme telles par les moralistes chinois; c'est la division clas- sique. Nous avons vu que le Tu-shu-tsieii-tcheng en a d'autres et emploie quelques autres termes; les deux premiers et le sixième seuls sont admis de part et d'autre. Aux troisième et quatrième les auteurs de ce livre substituent Yéu et lOy le chagrin et le plaisir, le contentement du cœur qu'ils font suivre de la compassion et de la joie. Fei, « la compassion », est ce sentiment du cœur qui le remue et le peine sans paroles ni larmes. Hue et i, « soupçon, doute », impliquent le trouble de l'es- prit incertain, anxieux. L'encyclopédie y ajoute en sous-ordre /îod-^?', sentiment qui fait éviter, fuir quelque chose, et mi-wa»^, « erreur et oubli ». Les caractères correspondants représentent, pour le premier, la semence emportée par le vent (cheminant); pour le second, le cœur et la mort. L'oubli est la mort morale du cœur. La sensualité et la gourmandise figurent également dans cette liste. La première se rapporte spécialement à l'inconduite. Après cela viennent en un même chapitre : l'esprit de trom- perie ou l'erreur, l'illusion; puis le repentir et l'attention, la conscience de ses fautes. 11 y a passablement de désordre dans cet assemblage. Le fait de l'erreur, par exemple, y est uni au sentiment du repentir et celui-ci forme l'acte d'une faculté, une passion comme la colère. Ls^ pî^ofondeur des spéculations chinoises dont parlent les sages, ne descend pas jusqu'à cette précision, cette clarté des notions qui préviennent une confusion de ce genre. ( 73 ) En outre, il serait inutile de chercher dans ces longs cha- pitres de l'encyclopédie, une définition, une explication quel- conque de la nature de ces affeclus : il n'y en a d'aucune sorte. Tout s'y réduit, comme je l'ai dit plus haut, à des reproduc- tions de textes où ces termes sont employés. La sagacité des compilateurs n'a pas su les faire sortir de ce rôle vulgaire. Ainsi, au premier chapitre, il rapporte ce passage des annales de Sze-ma-tsien i, où il est dit que Kong-kong ayant combattu contre Tcho-yong et ayant été vaincu, s'irrita, choqua de la tête le mont Pou-tchéou et le renversa, de sorte que les piliers du ciel furent brisés ; puis vient un autre du Li-ki qui raconte la joie de Wen-wang lorsqu'il avait appris que son père Wan-ki se portait bien ; etc. Nous y trouvons cependant des notes de la profondeur de la suivante, empruntées au Pe hu-tong : La joie a son siège à l'ouest et l'aversion à l'est, parce que c'est à l'ouest que tous les êtres reçoivent leur perfection ; de là, la joie, le plaisir; et c'est à l'est qu'ils prennent naissance, ce qui est cause de colère. L'auteur s'abstient, non sans raison, de motiver cette asser- tion étonnante. Nous ne nous chargeons pas de le faire à son défaut. Le lever et le coucher du soleil ont inspiré cette attri- bution aux points cardinaux témoins de ces scènes grandioses. Mais la naissance des êtres cause de colère, cela passe ma com- préhension. * Célèbre historien chinois qui écrivit les annales de la Chine du règne mythique de Hoang-ti (XXVI^ siècle) jusqu'en l'an 104 A. C. On l'appelle l'Hérodote chinois. Kong-kong, être mythique, héros de diverses légendes qu'il serait liO[> long de raconter. Ici c'est un mauvais génie luttant contre le génie du feu et des régions méridionales. Wen-wang, souverain de l'État de Tcheou, père de Wou-wang, qui détrôna le tyran Sheou, dernier des Hia, en 1122 A. C, et fonda la dynastie des Tcheou qui régna jusqu'en l'an 255. Wen-wang est cité comme le modèle des fils et des rois. Tous les matins il venait demandej- des nouvelles de son père, et quand on lui avait dit que Wan-ki se portait bien, il éprouvait une joie immense. ( 74) § 7. — Du milieu, Tchong T* . Toutes les passions dont nous venons d'expliquer la nature, tendent à exciter dans l'âme, dans le cœur des mouvements momentanés ou prolongés, des tendances, des habitudes qui le font sortir de lui-même et se porter vers les objets extérieurs dont l'action, l'attrait a produit ces motions internes. Tout cela trouble l'âme et la tire de l'état où sa nature l'ap- pelle et qu'elle ne devrait point quitter si elle veut rester par- faitement intelligente et maîtresse d'elle-même. Cet état est ce qu'on appelle le milieu, Tchong. Qu'est-ce que le Tchong ? Se fiant à la traduction reçue de ce mot, on le rend universellement par « milieu » et l'on en a conclu que les Chinois comme les stoïciens prêchaient que la vertu consiste dans le milieu : in medio virtus, c'est-à-dire dans le milieu entre l'excès et le manque. C'est une erreur complète; le tchong chinois a un tout autre sens que le médium des disciples du Portique. L'erreur est d'autant plus incompréhensible que les Chinois se sont donné la peine d'expliquer cent fois quel sens ils attribuent à ce terme. Déjà dans le début du livre fameux du Tchong-yong ^ , l'œuvre de Kong-fou-tze ou de ses disciples immédiats, le sens de cette expression était donné avec une précision parfaite : « L'état où aucun sentiment de joie ou de peine, de plaisir ou de colère n'est encore né est ce qu'on appelle tchong. » C'est donc, non point « le milieu », mais l'égalité d'âme parfaite. Cette définition est reprise et développée au Sing-ming (chap. III) : « Dans cet état de milieu, l'oreille n'entend rien, ^ Tcliong-yong. On s'est habitué à rendre ces termes, à l'exemple de A. Remiisat, par Vinvariahle milieu. Lecfge, plus circonspect, traduit simplement : « la doctrine du moyen », the doctrine of the mean. — En réalité, pour signifier invariable milieu, il faudrait Yong-tchong. Tchong- yong signifie : « la pratique liabituelle du Tchong, du niveau ». ( 75 ) l'œil ne voit rien, bien que le principe de l'ouïe et de la vue subsiste complètement. En cet état, on ne peut atteindre le cœur parce qu'il est sans mouvement, sans manifestation à l'extérieur. Alors on ne peu,t le scruter, le connaître. Il faut pour cela qu'il fasse un acte de volition ou d'intelligence, car dès qu'il perçoit un objet, il agit, il se meut, toute perception est un mouvement et peut s'apercevoir, s'étudier. » Ainsi parlait Tcheng-tze, mais ceci n'est point admis géné- ralement. La pensée, la perception intellectuelle ne détruit pas le Tchong. Ce n'est que l'affection qui produit cet effet. » Tel est le milieu prétendu des philosophes chinois. Il est vrai que la préface du Tchong-yong le définit ainsi : Puh piën tclii ivéi tchong. Or, d'après Legge, cette phrase signifierait : « N'incliner d'aucun des deux côtés est ce qu'on appelle tchong w, et ces deux côtés ce sont le trop et le trop peu. Mais cela n'est point. Le savant sinologue a corrigé lui-même son explication dans le vocabulaire du Tchong-yong, où il donne à piën le sens unique de partial, pervers. En effet, c'est là la vraie signification de ce mot, et puh piën est l'absence complète d'a/fect dans un sens quelconque, amour ou haine, joie, plaisir ou colère, etc. En outre, l'état du tchong dans le cœur est souvent figuré par l'eau à la surface parfaitement unie et plane, et les affects par le vent qui, souftïant sur le miroir liquide, soulève les vagues et détruit son tchong. Rien donc de plus clair que cette explication i. Le cœur que ne remue aucune sollicitation extérieure, toujours parfaitement maître de lui-même, est au tchong, dans un état d'égalité d'âme parfaite. C'est aussi son état parfait. Il ne faut pas cependant conclure de là que dès que le cœur sort du milieu il est en un état blâmable, dont il doit se retirer au plus tôt. Naturellement, quand une circonstance quelconque le force à sortir de lui-même, il doit modérer ses passions, ses mouvements, en sorte qu'aucun d'eux n'excède * Voir le Sing-ming, chapitre du cœur. ( V6) les bornes; quand tout observe la juste mesure, alors l'état du cœur, qui est ainsi ému selon les règles, est appelé du nom de Ho, c'est-à-dire « harmonie, juste proportion, concorde et paix ». C'est ce que disait déjà le Tchong-yongQi c'est ce que répètent les auteurs du Siug-minij avec leurs maîtres Tcheng-tze et Tchou-hi. A ce propos, ils attaquent la morale bouddhique qui montre la perfection dans la contemplation inerte oii l'esprit ne voit rien et le cœur ne sent rien; ce qui réduit l'homme au néant moral. Les sages n'enseignent que de se tenir ferme et droit le, tchi = stare, et non immobile de cœur et d'esprit, ting. Malheureusement les hommes ne savent pas se tenir en cette fermeté, puh nPng tchi; mille choses les préoccupent, et quand il survient quelque affaire, ils la prennent trop à cœur et le cœur sort de lui-même. C'est une faute. On ne doit point se livrer ainsi, mais s'exercer avec grand soin à conserver l'unité intérieure. Dans un moment de repos intérieur, une affaire se présente à l'esprit; il faut d'abord examiner s'il faut s'en occuper ou non ; en aucun cas, on ne peut écouter ou regarder d'une manière contraire aux bonnes règles. Au sujet de cet état de Tchong; une controverse s'est élevée; entre les penseurs chinois. Quelques-uns disent que pour con- naître véritablement la nature du cœur, il faut le prendre en cette situation, que c'est seulement alors qu'il est vraiment lui- même et non moditié par l'inlluence des objets extérieurs dont l'action reçue par le cœur altère sa nature. A cette raison, Tchou-hi oppose .avec justesse que dans ce milieu le cœur est insaisissable par l'esprit; que sa substance échappe à l'observation et que c'est seulement par ses mouve- ments qu'on peut constater ce qu'il est, de quelles qualités il est doué. « C'est par le mouvement seul, dit Tchou-hi, que Ton peut connaître l'état du repos. » Ceci est dirigé contre les théories du bouddhisme qui enseignaient à se tenir dans ce qu'on appelle « la contemplation immobile ou inerte », sans affections, sans pensée même, anéantissant la vie actuelle. Au temps où vivait Tchou-hi, c'est-à-dire au XII® siècle de ( 77 ) notre ère, le bouddhisme était à la mode en Chine, non point la religion de Bouddha, dont on se souciait très peu, mais les théories philosophiques, la prétention à l'illumination subite, ■d la possession parfaite de la science par la contemplation inerte, l'immersion de l'esprit dans le vide, le néant intellectuel. Système commode de perfectionnement spirituel qui dispen- sait de la pratique des vertus commandée par les anciens sages. Parmi le peuple, c'était la doctrine de la métempsycose et des enfers redoutables qui exerçait le plus d'inlluence. ïchou-hi se plaint en différents endroits du triomphe de ces idées. Lui-même avait d'abord étudié le bouddhisme avec sympathie, mais il en avait bientôt reconnu le vide et la sottise cl il était revenu aux enseignements de Kong-tze et de son école. A propos du Niveau, Tchou-hi cite ces paroles des livres bouddhistes, ou plutôt cette maxime mise en vogue par leurs adeptes : « Que vous importe la nature bonne ou mauvaise des objets de nos pensées et de nos affections? Si je suis plonge dans la contemplation inerte, je n'ai plus aucun effort à faire. » Tchou-hi condamne naturellement ce principe destructif de toute morale et lui oppose cette vérité que les objets extérieurs souillent le cœur quand ils l'entraînent vers ce qui est mauvais, impur. Si dans un moment de repos interne, dit-il, des objets se présentent à votre vue ou à votre ouïe, examinez d'abord ce que c'est. S'ils ne conviennent pas, ne laissez distraire ni vos yeux ni vos oreilles; en aucune circonstance, n'écoutez, ne regardez contrairement aux bonnes règles. Si l'objet est bon et mérite l'application du cœur, suivez-le momentanément. Mais une fois l'afi'aire achevée, que votre cœur se retire, s'en détache, se débarrasse des idées étrangères et rentre dans le repos. Une autre erreur des bouddhistes, c'est de supprimer le cœur en réalité et de ne parler jamais de le corriger, de le rendre ù sa nature primitive essentiellement bonne. (Voir lu Si)ifj-ming, III, §§ 3 à 6.) ( 78 ) Ajoutons en terminant que pour soutenir la thèse ûu juste milieu on a encore argué de la forme du caractère ™ où la barre perpendiculaire semble indiquer celte conception. Mais ces caractères se lisaient anciennement renversés; c'était TT où la barre indique la surface plane, le niveau. Jî 8. — Des vertus. Les moralistes chinois reconnaissent certaines vertus fon- damentales qui comprennent toutes les autres et en sont comme la racine, selon l'expression consacrée. Mais leur nombre et leur nature ne sont pas les mêmes chez tous les philosophes de l'Empire du Milieu. Les uns en admettent cinq; d'autres, quatre; d'autres encore, sept. Mais le nombre le plus géné- ralement reçu est cinq. C'est celui qui figure en tête du cha- pitre IV du Sing-mingy intitulé Wuh-tehang ou les cinq prin- cipes fixes, perpétuels i. Ce sont : la bonté, l'équité, la droiture, la convenance et la sagesse. Tout être composé de sang et de khi, est-il dit au commen- cement de ce chapitre, doit posséder ces cinq vertus fonda- mentales [Wuh-tchamj). Malheureusement on ne sait pas les développer, les entretenir. Bien plus, les sages eux-mêmes ne les comprennent pas bien. Kong-fou-tze parle de la bonté, mais pas de l'équité. Meng-tze confond ces deux vertus. C'est une erreur funeste; la bonté est comme le corps et l'équité, son action. Ou si l'on veut comparer le tout à un corps, la bonlé, est la tête et les quatre vertus 2 en sont les pieds et les mains. Le Yi-kingdi une autre théorie : il parle de quatre vertus, /W/, et de leur principe, yuen; mais nous sommes avertis que ce yuen est la bonté du Sing-ming et les quatre/^// correspondent ' 1— ji/i, bonté; ^S, /, équité; ^Hs //, convenance, rites; /^ cliiL, sagesse, science, et ll^ sin, droiture, sincérité. * Ici les auteurs changent d'expression ; ce n'est plus shang, mais tnan. princip(!s fondamentaux. ( 79 ) à ses quatre shangs. Quant à la nature intrinsèque des quatre principes ou vertus, le même livre nous apprend que la com- paraison des quatre membres s'applique également ici. De même que les mains et les bras ne sont pas les principes d'activité du corps, mais seulement les moyens d'user de celle- ci, des adjudants du corps, de même les quatre vertus secon- daires ne sont point les principes d'activité du cœur, mais seulement ses agents, ses instruments. Il est faux en outre qu<' les cinq vertus soient produites par le principe-agent extérieur, comme les cinq espèces de céréales par le Yang. L'effluve du Yang agissant en dehors de lui, c'est le tsing, « la pensée, source de passion ». La vraie comparaison est celle-ci : Le cœur est la semence, la puissance génératrice est la bonté, les vertus sont les différents grains produits de la semence par cette puissance. Le Yang, lui, illumine l'intelli- gence et lui fait saisir les concepts, la nature des objets qui provoquent les actes de vertu. Voilà donc ce que sont les vertus et quel est leur rôle res- pectif. Tâchons maintenant de déterminer la nature spéciale de chacune d'elles. Nous nous occuperons d'abord de l'école moderne; puis nous dirons en terminant quelques mots des systèmes confucien et taoïste. Nous devons commencer par << la bonté w, qui est la reine et la racine des autres vertus. A tout seigneur, tout honneur. Qu'est-ce donc que la bonté ^? Cela est vivement controversé. Examinons d'abord le caractère qui la figure. Nous le trouve- rons composé de i, abrégé de celui qui représente l'homme, et — ' , le chiffre 2. Cela représente donc les rapports qui doivent unir les hommes entre eux 2, ce qui est fort vague. En raison de cet idéogramme, on rend généralement ce terme par (( humanité »; mais c'est là rendre la figure et non le sens. » Jin t- . 2 Les égards dus aux autres, regards for others, djt Wells Williams, expression inadéquate. ( 80 ) L'àjin est beaucoup plus étendue que ce que nous entendons par humanité, « humanity ». Le Li-ki, au chapitre Li-yun, la dépeint ainsi : c'est la racine, la base de l'équité, le substratum de la concorde et de la condes- cendance ; qui la possède observe les lois du respect^. UErh-Ya n'a que ce mot : « support, condescendance w, V '«i^^/ ce qui est évidemment trop restreint. Jin est toujours rendu en mandchou par gôsin, qui signifie c( bonté, bienveillance, affection ». Mais ce terme désigne encore quelque chose de plus, car ]e Simi-ming condamne la définition du philosophe Han-Yu, conçue en ces termes : « La jin est l'afïéction, la compassion [gai] universelle. » Cette der- nière vertu y est comprise sans doute, mais ce n'est pas toute la bonté, ajoutent nos auteurs. De même, sans « la bonté » il n'y a ni savoir ni intelligence vraie, mais la bonté n'est point cette double qualité. La loi de la bonté, c'est la droite équité V ^ Kong), mais la bonté ne se résume pas dans cette justice. L'homme sincère- ment juste est bon, impartial et se préoccupe des autres êtres comme de lui-même; il sait être vaillant, aimant et compatis- sant pour tous. Si la bonté était parfaite, le ciel et la terre seraient comme un seul corps où toutes les parties s'entr'aiment et s'entr'aident; car tous les êtres en seraient comme les membres. Le saint {slieng) est la perfection de la bonté ; lui seul sait ainsi former son cœur; or, c'est là tout l'homme. La bonté {Jin) dont nous parlons est donc cette vertu qui porte l'homme à l'amour, à la compassion pour tous comme pour soi-même et qui dans ses actes se règle d'après les prin- cipes de la plus droite équité. On est bon, dans ce sens, quand on n'a dans le cœur que des sentiments vertueux, charitables, compatissants et justes, et ces sentiments doivent s'étendre à tous les hommes, si pas à tous les êtres. Le Sing-ming termine par cet aphorisme, qui ne manque * Tsiin, ce qui signifie aussi « est respectable ». (81 ) pas de profondeur : La vérité est la loi des décrets célestes ; l'égalité, l'absence de passion désordonnée est la loi de la nature; la bonté est la loi du cœur. La bonté, est-il encore dit, implique les autres vertus et quand l'affectus est réglé par ses émanations : l'affection, le respect, la convenance, la concorde et l'observation des dis- tinctions, le cœur pénètre tout, opère tout. Pour faire régner en soi la bonté, il faut se vaincre soi- même ^ et observer toutes les règles des rapports ^ avec les autres hommes. Tous les hommes, les saints exceptés, ont laissé leur nature, kmrsaffectus se corrompre. Pour la restaurer en l'état de bonté, il faut se vaincre, étoufïer tout sentiment personnel, être grave, modeste, attentif et soigneux, juste, fidèle et bienveillant; ainsi la nature céleste de notre cœur se relèvera de son abat- tement et se purifiera de ses souillures. On voit que le mot « humanité » rend très mal la « bonté » des Chinois. Il est d'autant plus inexact que cette bonté doit s'étendre jusqu'aux animaux; car il dit expressément que la bonté en l'homme aime l'homme et rend service aux êtres (animés ou non) ^. Mais en voilà assez dit de la « bonté ». Nous nous y sommes arrêté assez longtemps à cause de l'importance que les Chi- nois attachent à cette idée et des longs développements qu'ils donnent à son explication. Les autres vertus nous retiendront moins de temps. § 9. — De l'éqiiilé, l. Après la bonté, l'équité occupe parmi les vertus chinoises un rang élevé au-dessus de toutes les autres. Aussi dit-on que la bonté et l'équité sont les deux grands principes qui doivent 1 % EL . - Li ; ce qu'on appelle « les rites ». 5 Gaijin li wuh. WilH peut désigner les animaux, les êtres vivants ou bien tous les êtres. Tome LIV. 6 ( 82) être pratiqués et honorés. Qu'est-ce donc que cette équité tant prisée par nos philosophes? D'accord sur l'importance de cette vertu, ils ne s'entendent plus quand il s'agit d'en définir la nature. D'après \eShiio-iveii, c'est le respect de soi-même, la dignité; ce qui n'est certainement pas le sens principal. Aussi le commentaire tcfiou de ce dictionnaire ajoute que I est égal à Shen W , qui indique la perfection de la nature, tout ce qui est bien. Pour \q Sing-ming, c'est le synonyme de i -H- expliqué par : qui règle toute chose et traite tous les êtres de manière à ce que chacun ait son dû. Ailleurs encore nous trouverons des définitions différentes : c'est par le i que l'on fait faire à chacun ce qui est de son devoir. Nous laisserons de côté d'autres définitions qui ont pour objet des sens différents que possède ce mot comme tant d'au- tres et (|ui n'ont rien de commun avec notre vertu. De ce qui précède, il résulte que cet i est la justice distribu- tive, l'équité qui donne à chacun ce qui lui revient, sans partia- lité ni faveur. Les penseurs chinois discutent gravement sur les rapports des deux premières vertus avec les deux principes cosmiques, le Yang et le Yin. Les uns disent que la justice étant un principe fort, doit appartenir au Yang, et la bonté, naturellement faible, provient du Yin. Mais les docteurs modernes répliquent que la justice a des actes forts, tels que rechercher, décréter, et d'autres faibles, tels que penser, réfléchir, se plier, etc. Elle ressort donc des deux principes. La justice est la règle d'action de la nature dont la bonté est la manifestation. Aimer, c'est la bonté; aimer ses père et mère, ses autres parents, ses amis, chacun selon son rang et son droit à l'affection, c'est la justice. Avant tout acte, la justice et les autres vertus existent dans la substance de la bonté, et elles proviennent de là avec toutes leurs variétés. La bonté et la justice sont les principes suprêmes. Le Li-ki (83 ) les compare aux deux principaux vents de l'atmosphère. Le souflîe doux et bénin vient probablement du sud-est : c'est le souflle de la bonté du ciel et de la terre. Le souffle froid et pernicieux domine au nord-ouest : c'est le souffle de la justice du ciel et de la terre. La bonté est la manifestation de la nature; la justice est sa règle d'action. Les philosophes chinois varient ce thème à l'infini ; nous ne les suivrons pas dans cet exercice. § 10. — Des lis. Le mot H ne désigne pas seulement les rites religieux, comme le mot ce rites » semblerait l'indiquer; il a, en chinois, un sens beaucoup plus étendu, et sous ce terme on comprend toutes les règles qui dirigent les actes des hommes, soit dans leurs rapports avec les esprits et les autres humains, soit en ce qui concerne la conduite, l'attitude, le maintien de chacun pour soi-même K Les dictionnaires varient leurs explications à cause de la multiplicité des idées contenues dans cette notion générale. Le Shuo-wen (du l'^'" siècle de notre ère) n'envisage que le côté religieux de ces règles. Le Shih-ming y voit la distinction des rangs. Mais les livres confucéens nous apprennent que dès la plus haute antiquité, les lis comprenaient tout ce que nous venons de citer comme leur appartenant. Ces règles avaient fait la sagesse des princes et leur bon gouvernement, comme la soumission, la fidélité et le bonheur des peuples. Tombées plus ou moins en désuétude pendant les époques de troubles et de guerres civiles qui désolèrent l'Empire, elles devaient être restaurées à tout prix. C'était là la principale préoccupation de Kong-tze, l'objet de ses enseigne- * Primitivement les lis ne comprenaient que les cérémonies religieuses, car le caractère correspondant est formé de deux autres désignant les esprits et l'abondance obtenue par les sacrifices et les prières. ( 84 ) ments, le but de tous ses efforts. L'école taoïque ne leur attri- buait pas moins d'importance ni d'efficacité. Diriger les affaires, est-il dit au livre de Wen-tze, chapi- tre XI, doit se faire en suivant les rites, en pratiquant la bonté et la justice {fiing i jin). Comme on le voit, dans les anciens rituels, tous les actes de la vie, les plus simples môme, étaient réglés par les lis. Ils prescrivaient la manière de s'asseoir, de présenter un objet, de tenir une conversation, de faire une visite, etc., etc. ^, tout comme de paraître à la cour et d'offrir les sacrifices. En tant que vertu, le H était la disposition à se conformer aux règles des actes. On comprend l'importance que nos philo- sophes y attachaient, puisque de leur observation dépendaient le bonheur de chacun et le salut de l'État. Les lis sont la consé- (juence et les règles de la nature, du cœur; on doit les connaî- tre et les étudier avec soin ; on doit former les cœurs à leur respect. Les sages ont créé les rites, porte le Li-kij I, o, § 22, pour instruire les hommes et faire en sorte que, maîtres d'eux- mêmes et de leurs passions, il sachent se distinguer des animaux. L'homme qui observe les rites est en sécurité; celui qui les ' Les règles de la conduite privée sont exposées principalement dans les livres 1 et X du Li-ki et dans la Siao-hio de Tchou-hi (voir ma traduc- tion dans \q^ Annales du Musée Guimel, t. XX). Ce sont ces rites, ces l'ôgles anciennes que Kong-tze cherchait avant tout à rétablir, à faire pratiquer. Son respect pour ces usages était tel que dans sa bouche : « (;'est un li » avait autant de valeur que dans celle d'un chrétien la jihrase : « C'est un dogme ». Voici quelques exemples des rites privés. « Ne vous asseyez pas sur une chaise qui n'est pas droite. Ne vous tenez ])as de travers en écoutant; en répondant, ne parlez pas haut, ne regardez pas à droite et à gauche. Marchant, ne prenez pas de grands airs; arrêté, ne vous tenez pas de travers. Assis, n'écartez pas les jambes. Couché, ne vous mettez pas sur le ventre. Ne laissez pas pendre vos cheveux sans oidre. En travaillant, ne vous dénudez pas la poitrine, » etc. (voir Siao- hio, liv. III, § 2j. ( 85 ) viole, court des dangers continuels. Aussi ne doit-on jamais négliger leur enseignement. Les rites ne sont pas de vaines formules, dit le sage; ce sont les moyens de former les caractères, de développer les vertus dans les cœurs, de rendre les maîtres bons et justes, les sujets fidèles et dévoués, de maintenir l'ordre dans l'État et dans la famille, de conserver le respect pour Dieu et les esprits. C'est par eux qu'on sait garder le milieu [tcfiong), l'égalité d'ame, que la paix règne à l'extérieur et dans le cœur de l'homme. Le livre VIII nous peint mieux encore l'utilité des rites: « C'est l'instrument qui forme les caractères, qui écarte de l'homme toute méchanceté et développe ce que sa nature a de bon. Par eux, l'homme est bien réglé à l'intérieur et ses rap- ports extérieurs sont ce qu'ils doivent être, etc., etc. » Kong-tze et les anciens sages qui avaient les rites en si haute estime, qui inséraient dans leurs traités de morale ces règles de la civilité et de la convenance (|ue nous observons sans qu'elles soient écrites, n'entendaient pas se borner à régler extérieurement les actes, leur but dernier était le cœur et ses vertus. Malheureusement la multiplicité même de ces prescrip- tions et l'affaiblissement du sentiment religieux ont fait des Chinois un peuple chez qui le décorum extérieur ne sert qu'à mieux cacher les défauts du cœur. .^ 11. — Tchiy la sagesse. Les auteurs chinois ne s'occupent que très peu de cette vertu, bien qu'ils la mentionnent assez souvent. Tchi, d'après le Shuo-wen, c'est l'intelligence, la perspicacité de l'esprit qui comprend les vérités, les sentences; pour le Shih-ming, c'est l'omniscience; pour Sun-tze, c'est le discernement qui saisit les rapports des êtres, des idées. A notre point de vue, c'est la sagesse de la conduite, l'intel- ligence des principes et la volonté de les suivre dans la pratique de la vie. Les Chinois, gens essentiellement pratiques, la tien- nent en haute estime. C'est le complément de la bonté et de la (86) justice, est-il dit au Sing-ming ; l'accord de la bonté et de la sagesse est le pivot de toutes les actions, la condition de tous les succès. La sagesse recueille et rassemble, distingue et compare. Elle fait reconnaître le oui et le non, le pour et le contre sans qu'on ait besoin d'exercice. Le caractère qui correspond au mot tchi est formé de deux autres qui figurent la connaissance, la science et la clarté ; c'est donc la connaissance claire, intuitive, naturelle, et non point celle acquise par l'élude, le raisonnement. On voit par ce nouvel exemple comment les penseurs chi- nois confondent l'esprit et le cœur, l'intelligence et la volonté, ])uisqu'ils rangent la connaissance, la sagesse parmi les vertus morales et qu'ils l'envisagent, non pas tant comme réglant la conduite, que comme éclairant l'intelligence. C'est de la même façon que, pour eux, le saint est celui qui sait tout sans rien apprendre, qui connaît, qui apprécie tout sans discours intel- lectuel mental. Mais on n'en arrive point là sans exercice, et avant d'acquérir la plénitude de la tchi ou science, il faut en général passer par le degré des hien, ou sages qui ont acquis leurs lumières par leurs efforts. Les livres chinois ne nous en apprennent pas davantage con- cernant la quatrième vertu ; on y trouvera bien encore de longues phrases énumérant ses qualités externes, ses effets pro- digieux, mais rien qui nous en fasse mieux connaître la vraie nature. Pénétrer jusqu'à l'essence des choses, jusqu'à l'analyse interne d'un concept, c'est ce qu'un esprit chinois ne peut faire que bien rarement; ses amplifications sont sans intérêt pour nous. Notons seulement que la sagesse appartient à l'élé- ment passif Yin, ainsi que la justice ; tandis que la bonté et les rites proviennent de l'élément actif Yang. Cette bizarre attri- bution et distribution a pour cause l'obligation imposée à tout bon Chinois de répartir l'univers entre ces deux éléments cosmiques. Au fond, cela indique que l'on reconnaît plus d'exigence, d'activité de la part des deux vertus du Yang, et plus de raisonnement, de spéculation du côté des deux autres. ( «7) § 12. — La droiture j Kong. Ici encore nous rencontrons des divergences d'opinion, mais elles n'ont pas assez d'importance pour que nous nous y arrêtions longtemps. Les plus anciens lexiques expliquent le caractère comme formé par l'abréviation de deux autres dont le supérieur figure « le dos de l'homme » et l'inférieur idéa- lise l'égoïsme. Kong serait donc la haine de l'égoïsme, l'absence d'égoïsme. Il est vrai que la forme la plus ancienne ne peut guère être expliquée de cette manière; mais cela n'empêche qu'en la transformant de cette façon-là, les créateurs de l'écri- ture actuelle ont attesté le sens réel de ce mot. C'était, en effet, celui que lui donnait déjà Han-tze ^ au III® siècle avant notre ère, c'est-à-dire à une époque où l'écriture n'était encore qu'une légère modification des signes primitifs. « Tourner le dos, s'opposer à l'égoïsme, c'est le Kong », dit ce philosophe. Aussi VEl-ya, dictionnaire antérieur à notre ère, définit Kong : Wii'Sze, l'absence d'égoïsme. Pour le Yû-pien, c'est « l'égalité parfaite » ^ ~l fang-pin, ou, comme dit le Shuo-Wen : la distribution parfaitement égale, pin-fen. Ce même mot a encore un autre sens qui n'intéresse pas directement notre sujet, mais qui mérite cependant d'être noté. Le mot Kong a été employé pour désigner le premier rang de la noblesse inférieure au rang de chef d'Etat princier. On le rend généralement par a duc », quelque singulière que soit cette assimilation. Cette extension de sens prouve même encore la réalité de l'explication donnée ci-dessus. Le chef des nobles doit avant tout être Kong y c'est-à-dire juste et désintéressé. Ainsi, pour le Chinois, le premier noble féodal n'est pas le diix, « le chef militaire », mais « le juste ». Notre dernière vertu est donc, en somme, cette droiture, cette honnêteté, cette rectitude du cœur qui fait qu'on n'est • Aussi -itl tcheng, la rectitude. ( 88 ) point sensible aux considérations du propre intérêt, mais qu'on suit avant tout le dictamen de toutes les vertus, quelles que puissent en être les conséquences personnelles. En quoi diffère cette vertu de la bonté et de la justice? La rectitude, kong, dit Tcheng-tze, donne le corps aux autres vertus; elle est pour elles ce que la terre est pour les autres éléments; sans la terre, les quatre autres éléments ne pour- raient subsister faute de base; sans la rectitude, les autres ver- tus manquent de réalité, les rites seraient de l'hypocrisie, la sagesse ne servirait que des intérêts égoïstes, la justice pour- rait dégénérer en rigueur ou pécher par des vues person- nelles, la bonté manquerait des règles, des limites nécessaires. La rectitude a deux vertus subsidiaires et auxiliaires, néces- saires à son plein exercice. Ce sont « la sincérité » ^ tchong i, opposée à toute fausseté, à toute infidélité cachée, et « la véra- cité )> 1M sin •-^, la fidélité à sa parole. A l'observation des rites {H) est annexée une autre vertu dont les sages chinois recommandent constamment la pratique. C'est « le respect », King WC qui porte le cœur à respecter tous les hommes, je dirais même tous les êtres, et à les traiter avec toute la considération qui est due à chaque classe, à chaque rang, à chaque âge, à chaque vertu. Le respect est dû à Dieu et aux esprits, d'abord pour eux- mêmes, puis à tous les êtres sous le ciel, comme les créations du ciel; aux hommes spécialement comme les œuvres les plus parfaites des puissances célestes. Le respect s'exprime aussi par le mot Kong dont le caractère figuratif représente le cœur et l'universalité; c'est la dispo- sition du cœur à l'égard de tous les êtres. Quant à l'idéogramme du King^ il est formé d'une manière assez curieuse. Dans sa * Caractère formé de « cœur » et de « milieu », cœur sans partialité, droit et sincère, n'inclinant ni à droite, ni à gauche. 2 Formé de « homme » et « parole ». C'est la parole de l'homme parfait qui ne trompe jamais. ( 89 ) forme primitive, tout ne s'explique point clairement, mais on y distingue le C(eur et la bouche à côté d'une main qui tient une baguette. Cela indique la contrainte imposée par le respect aux pensées et aux paroles. Les deux termes kiiig et kong s'emploient souvent indiffé- remment. Cependant le premier se réfère principalement aux sentiments, aux mouvements internes; le second, aux actes extérieurs. Kong prend corps à l'extérieur, porte le Sing-miug, chapitre IX, et king domine à l'intérieur : Kong hing yii wai; king Ichu yû tcliong i. C'est lui qui parfait l'homme en lui- même. Le king le fait agir, conduire les aff'aires d'une manière excellente. Le respect intérieur doit commencer l'éducation ; l'extérieur complète, achève la vertu. Le respect comprend la modestie, la retenue, la domina- tion de soi-même, la disposition à céder aux autres, qui sont autant de vertus auxiliaires. Le Tso-tcliuen va jusqu'à dire que le respect est a la réunion de toutes les vertus », Kong teit tcfii tsih. Le respect intérieur rend craintif et prudent; le respect exté- rieur, Kong, fait délibérer avec prudence; bien différents des sentiments inspirés par la force et la sévérité qui détruisent et dispersent. La bonté a aussi ses qualités subordonnées dont les princi- pales sont : Taff'ection, la bienveillance et la compassion. L'aff'ection est le sentiment intime qui porte le cœur à se plaire en l'objet aimé; la bienveillance le dispose à faire du bien à autrui, comme la compassion à s'attrister de ses maux et à chercher à les soulager. Nous n'entrerons point dans de plus amples détails à ce sujet. Ce n'est point un traité de morale que nous avons entre- pris ici, et si nous avons exposé ce qui concerne la nature générale des vertus fondamentales, c'e^st que celles-ci sont, aux yeux des Chinois, non point tant des qualités morales que des • Le Tchou du Li-ki ajoute : Dans la tprme corporelle, c est le koni;: dans le cœur, c'est le king. ( 90 ) facultés aussi bien mentales que volitives et que nous avons dû les considérer comme des produits directs de la nature, de la substance humaine. Nous avons énuméré cinq vertus cardinales ; nous avons vu que d'autres n'en reconnaissaient que quatre, parce qu'ils font rentrer la droiture {kong) dans l'équité. Le choix du nombre a du reste quelque chose de mystique. Les uns veulent cinq vertus, parce qu'il y a cinq éléments; les autres se contentent de quatre, à cause des quatre principes de l'existence *. Les philosophes taoïsants, tels que Wen-tze, en distinguent quatre également; mais ce sont teh, la vertu 2; jm, la bonté; i, la justice, et /?', le respect des rites. Ils les définissent de la manière suivante : La vertu, c'est entretenir, favoriser, faire croître, rendre ser- vice à tous sans partialité, unir son action à celle du ciel et de la terre. La bonté, c'est, étant supérieur, ne point faire état de ses bonnes actions; étant inférieur, ne point rougir de son humi- lité; ne point donner tous ses soins aux grands, en négligeant les petits; aimer tous les hommes sans vue égoïste; enfin, persister dans ces sentiments sans jamais faillir. h^i justice, c'est, étant supérieur, protéger les faibles; étant inférieur, garder la juste mesure; en cherchant à pénétrer toute chose, ne point pervertir sa pensée; épuisé, réduit à l'extrémité même, ne point changer, mais garder la juste règle ; se conformer au droit sans égoïsme ni fausseté. Vamour des rites, c'est, étant supérieur, rester déférent, digne et grave ; étant inférieur, garder son rang, le respect dû aux autres, céder, se maintenir souple, être en ce monde comme une femme, se tenir modestement, comme n'osant pas, s'estimant incapable. ' Le commencement, la croissance, la solidification et l'achèvement. - Il faudrait un autre terme pour rendre ce mot. Teh est le synonyme El quand il mourut, le 11 janvier 1519, il pouvait se flatter de l'espoir que ce vœu se réaliserait. ( IV ) Maximilien mérite le titre de véritable fondateur de la maison d'Autriche qui lui a été donné. 11 le mérite par riiabileté avec laquelle il a employé les alliances matrimo- niales comme moyen d'expansion et la constance avec laquelle il a poursuivi la grandeur de sa famille. On ferait difficilement le compte des projets qu'il a caressés dans ce but, projets qui étonnent souvent par leur hardiesse et leur étrangeté ^. A cet égard, Charles-Quint est le digne successeur de son aïeul. Dès qu'il vise à l'Empire, il rêve de devenir assez puissant pour assurer la tranquillité et le repos perpétuels de ses États et résister à tout prince, quel qu'il soit, qui entreprendrait de les assaillir ou de les envahir 2. Il suivra les traces de son prédécesseur en Espagne, Ferdi- nand d'Aragon, qui a fait la guerre, à l'honneur, profit et utilité de la chrétienté, aux infidèles et aux ennemis de la foi. Il avertit, d'ailleurs, les électeurs que, s'ils choisissent un autre prince qui ne soit pas de la nation germanique, il est décidé à ne le souffrir, ni permettre, ni tolérer; au con- traire, il emploiera sa personne, sa puissance el celle de ses amis à y résister '\ Cette menace contenait une allusion à l'élection possible du roi de France, qui mettait tout en , œuvre ])our empêcher son jeune rival d'acquérir, avec la ' Il est difficile pourtant d'admettre que Maximilien ail sonsfé sérieu- sement à aspirer à la papauté, malgré l'authenticité des lettres dans lesquelles il annonce l'intention de solliciter pour lui les votes du sacré collège. Le ton de ces lettres pourrait faire croire que l'Empereur s'est plu à exagérer lui-même les visées ambitieuses qu'il a entretenues pendant tout son règne. Voy., sur ce sujet controversé, Ui-mann, II, 439-441. ' ^ • 2 Instructions à Villinger touchant l'élection du roi des Romains. Middelbourg, août 1517. Jahrbiicher der Literatur, III, 189-193. 5 Deutsche ReichstagsaktoL Jungere Reihe, I, 339. ( V ) couronne impériale, la supériorité sur lui en Europe et n'épargnait pas plus que (Charles les promesses, les intimi- dations et surtout rinlïuence de l'argent. Charles l'emporta, non seulement parce qu'il sut agir plus ellicacement sur la vénalité des électeurs, mais parce (jue sa qualité de prince autrichien, de memhre de l'Empire était une garantie pour les Allemands. Un incident qui se produisit au déhut de la lutte donne une idée de l'ardente vivacité avec laquelle Charles recher- chait la dignité impériale. Marguerite d'Autriche, qui pour- suivait non moins ardemment cette afï'aire, avait délibéré avec le Conseil privé des Pays-Bas sur les mesures à préparer pour le cas où la majorité des électeurs manifesterait des dispositions défavorables à son neveu. Il avait été proposé, dans ce cas, d'opposer à la candidature du roi de France celle de l'infant Ferdinand, envoyé au mois de mai 1518 dans les Pays-Bas parce qu'il portait ombrage à son frère aîné en Castille, et, si les électeurs ne voulaient pas d'un archiduc, de soutenir au moins la candidature d'un prince allemand. Marguerite était d'avis que l'on envoyât Ferdinand en Allemagne afin d'y défendre les intérêts de sa maison ^ Ce projet exaspéra Charles. Il ne pouvait être, prétend-il dans une lettre où il manifeste à sa tante la plus vive irritation, que l'effet d'une machination de son rival pour démembrer ses États et en causer la « totale et perpé- tuelle destruction ». Il veut que tous les pays de la maison d'Autriche restent unis, trouve étranges les propos que l'on tient de l'élection possible de son frère, défend à celui-ci • Marguerite et les gens du Conseil privé à Charles, 20 février 1519. Le Glay, Négociations diplomatiques, If, 253-262. ( VI ) d'aller en Allemagne et déclare qu'il entend poursuivre l'élection pour lui-même et pour lui seul, parce que seul il se croit capable de conserver l'Empire et de le mettre en tel état qu'il puisse rester à l'avenir dans la famille de Habs- bourg *. Concentration de toute l'autorité dans sa main, comme chef de la maison d'Autriche, prééminence sur les autres souverains, revendication du rôle de protecteur de la chré- tienté et d'arbitre de la paix en Europe, ces idées qui constituèrent le programme de tout son règne, il les affirme, comme on le voit, dès avant son avènement à l'Empire. Et toutes les déclarations, toutes les protestations qu'il fît. tous les engagements (ju'il prit, avant comme après son cou- ronnement, lui étaient dictés par la ferme et sincère volonté de remplir ce programme ambitieux et d'y employer son énergie et son intelligence. Les rois de Erance et l'Alle- magne allaient l'empêcher de le réaliser. Battu dans l'élection impériale, Erançois V' était bien décidé à ne pas rester simple spectateur des agrandisse- ments de son rival. Il lui disputa le Milanais, même après Pavie; malgré la renonciation qu'il en avait taite, il garda le duché de Bourgogne, qu'il avait juré de restituer; il s'allia contre Charles-Quint avec les infidèles, comme Henri H s'allia avec les protestants, paralysant ainsi l'action que Charles prétendait exercer en sa qualité d'empereur, de défenseur de l'Église et de protecteur de la chrétienté. Charles -Quint entretint- il sérieusement des vues à la domination universelle? Une pareille question paraît oiseuse. ' Instruction et mémoire au seigneur de Beaurain de ce qu'il aura à dire à larchiduc d'Autriclie. Barcelone, 5 mars 1519. Ibid., II, 303-310. ( VM ) Mais comme l'Empereur y a lui-même répondu, — car elle fut posée déjà de sou temps, — nous citerons cette réponse. Elle se trouve dans les paroles suivantes qu'il adressa à l'ambassadeur de Venise, deux mois après sa seconde abdi- cation : (( Voilà bien maintenant vérifiés ces mots tant de fois et partout répétés que j'aspirais à me faire monar(|ue du monde. Je vous assure que je n'ai jamais entretenu cette pensée, bien que je puisse avoir cru à la possibilité de la réaliser K » Déçu ou non, Cbarles-Quint n'en restait pas moins le souverain le plus puissant de l'Europe au moment de son abdication. Comment un prince belge, né dans la capitale des Flandres, a Charles de Gand », ainsi que les Espagnols le désignaient irrespectueusement au début de son règne, a-t-il été amené à transmettre la suprématie conquise par lui en Europe à cette même nation qui ne l'avait d'abord accueilli qu'avec répulsion? Comment les successeurs des rois catholiques régnèrent-ils sur les Pays-Bas, avec lesquels la Castille n'avait pourtant aucune affînité de race, de langue, de mœurs, de goûts, aucuns rapports d'intérêts matériels ou politiques, d'antécédents historiques? C'est parce que le voulait ainsi le maintien de la grandeur de la maison d'Au- triche. Les intérêts de la famille de Habsbourg, c'est, en effet, le mobile qui inspire la politique de Charles-Quint, donne à son règne un caractère d'unité remarquable et explique plus d'une contradiction apparente, des combinai- sons suspectes, des arrangements d'une moralité douteuse et le sacrifice trop fréquent de l'intérêt des peuples à celui * Badoer au doge et au sénat. Bruxelles, 31 mars 1556. Venetian Calendar, VI, P. 1, 395 ( VIII ) (lu souverain. Mais (juel souverain, à cette époque, songeait à gouverner autrement qu'au profit de sa maison? Les documents imprimés (jue l'on possède au sujet du règne de Charles-Quint sont loin de suffire à une histoire de sa politique extérieure. Il en est ainsi surtout pour le sujet que nous nous proposons de traiter : l'expansion de la mai- son d'Autriche et l'étude des circonstances qui ont amené Charles-Quint à transmettre à son fils Philippe, c'est-à-dire à l'Espagne, la prépondérance conquise par lui en Europe. C'est faute d'informations suffisantes qu'il nous a été impos- sible notamment de nous étendre dans cette étude sur un point qui méritait pourtant l'attention : le projet, à diverses reprises accusé par l'Empereur, de constituer un royaume au nord de ses vastes possessions. Charles le Téméraire avait déjà rêvé la création d'un État puissant qui eût rivalisé avec la France, en train de s'unilier et d'acquérir une force de cohésion qui manquait aux Pays- Bas. Ses imprudences et son man(jue d'esprit de suite avaient fait échouer ce projet. Le plan de Charles le Téméraire semble avoir été repris par Maximilien d'Autriche en io08. En sa qualité de tuteur des enfants de Philippe le Beau, l'Empereur, le 2i2 novem- bre de cette année, dans une assemblée des chevaliers de la Toison d'or tenue à Malines, exposa que, pour permettre à l'Autriche et à la Bourgogne de résister aux insultes de leurs ennemis, il avait l'intention de les unir et de les ériger en royaume L ' Archives générales du royaume, cartulaires et manuscrits, vol. 1050, fos 278-279. C'est peut-être au même projet que se rattache un Règlement de la maison du futur roi d'Austrasie, que nous publions en appendice. Ce document se trouve aux Archives de Lille dans un registre portant la date de 1530; il nous parait être bien antérieur. ( IX ) Cette même préoccupation (jui avait inspiré à Charles le Téméraire et à Maximilien Titlée (l'un État compact et fortement constitué se produisit naturellement encore sous le règne de (Charles-Quint. Après la conclusion du traité de xMadrid, par knjuel François î ' renonçait à la suzeraineté sm' la Flandre et l'Artois, l'Emix'reur prêta l'oreille, en 1527, à un projet de création d'un royaume dont le noyau aurait été formé par les Pays-Bas; il y aurait englobé toutes les seigneuries et terres dépendant de l'Empire, y compris l'évéché de Liège. II avait fait alors déjà de l'Espagne le centre de son action politique, et peut-être sentait-il qu'il lui deviendrait impossible de pourvoir autrement à la défense des Pays-Bas contre les convoitises de la France. 11 aurait transformé le Grand Conseil en parlement et érigé ces pays, tous réunis maintenant sous son autorité immé- diate et délivrés du vasselage de la France, en une « union qui seroit une seureté perpétuelle ' ». Louis de Praet, chargé, au mois de mars 1527, par l'Em- pereur, alors en Espagne, d'aller en conférer avec Margue- rite d'Autriche, ayant été empêché de partir, son instruction fut envoyée à la gouvernante, mais avec la suppression du passage, très contidentiel, qui concernait le projet de créa- tion d'un royaume des Pays-Bas, ainsi qu'on le voit dans la réponse que Marguerite adressa le 28 juillet à l'Empereur -. Relativement au projet d'érection du Grand Conseil en parlement, la gouvernante se prononça pour l'ajournement. a 11 me semble, dit-elle, et à tous ceux auxquels j'ai commu- ' Instruction donnée par Charles-Quint à I^ouis de Praet, envoyé vers Marguerite. Valladolid, 6 mars In'^T. E. De Mauneffe, La prinripauté de Liège et les Pays-Bas au XVl^ siècle, I, 81-81. 2 Ibid., 919-2. nique, que ladite érection se pourroit différer jusques après la conclusion qui se prendra entre vous et le roi de France. » Une apostille de Charles-Quint en marge de cette réponse de sa tante indique l'intention de maintenir son projet i. Mais il n'en est plus question dans la suite de sa correspon- dance, et, en le constatant, on ne peut s'empêcher de regretter qu'il ne se soit pas réalisé, car lesPays-Bas auraient eu vraisemblablement une destinée moins malheureuse que celle à laquelle les condamna leur union deux fois séculaire à l'Espagne. Au cours des négociations entre Charles-Quint et Fran- çois T^' au sujet du Milanais, négociations souvent renouve- lées, toujours longues, difficiles, embrouillées et peu sincères d'une part comme de l'autre, on voit reparaître l'idée de la constitution d'un royaume des Pays-Ras, cette fois en foveur d'un hls du roi de France. En 1540, on put croire un moment que l'entente à ce sujet allait s'établir, François P' déclarant consentir « à ne faire pour le présent aucune demande de l'État et duché de Milan à la condition que l'Empereur donne comme dot à sa fille aisnée, épousant le duc d'Orléans, les Pays-Bas et les comtés de Bourgogne et de Charolais ». Mais une instruction à son ambassadeur, et dont copie fut remise à Charles-Quint, précisait son intention avec des restrictions telles que la rupture des pourparlers devait nécessairement s'ensuivre : le roi exigeait que Milan fût reconnu lui appartenir, à lui seul exclusive- ment et à son fils comme par droit d'héritage, sans considé- ration pour les droits du Saint-Empire; en outre, qu'immé- diatement après le mariage du. duc d'Orléans avec l'infante » Bibliothèque royale de Bruxelles, manuscrit 16068-1607'i, f» 89. ( XI ) Marie, les Pays-Bas et les comtés de Bourgogne et de Charoiais fussent abandonnés au prince français « avec exclusive et entière domination, comme si lesdits territoires lui appartenaient de fait ». Charles-Quint naturellement repoussa des prétentions aussi exorbitantes : il était l)ien décidé à ne jamais renoncer ni au duché de Milan ni à ses droits de souveraineté sur les Pays-Bas, et surtout il considérait comme hautement impolitique l'incorporation de ces États à la couronne de France K En lo44, le traité de Crespy fit revivre le projet de ces- sion des Pays-Bas au duc d'Orléans. Une des clauses de ce traité disposait que le duc épouserait ou la iille aînée de l'Empereur, qui lui apporterait en dot les Pays-Bas, ou la deuxième fille du roi des Bbmains, qui recevrait l'État de Milan. Le premier terme de l'alternative fut vivement com- battu, surtout en Espagne -, et l'Empereur Unit par se prononcer pour le second, qui ne devait d'ailleurs pas rece- voir d'exécution : quelques mois après, en effet, la mort du duc d'Orléans le délivrait d'un engagement que lui-même ne pouvait manquer de considérer comme désavantageux aux intérêts de sa maison et au maintien de sa grandeur. Peu de documents éclairent autant l'histoire du règne de Charles-Quint que les instructions et les testaments qui con- tiennent les vues politiques de l'Empereur et qui devaient servir d'enseignement à son successeur. Malheureusement, ' Chaiies-Qiiint à M. de Saint-Vincent (Bonvalot) et à M. de Peloux. Anvers, 15 mai 1540. Spanisk Calendar, Vt, P. 1, 237. — Le marquis d'Agiiilar et Granvelle, de Rome, 14 novembre 1541. Ibid., 390. 2 Cabrera, 1, 7-9. Gachard se trompe quand il dit que l'histoire n'a pas fait connaître l'opinion de Philippe et du conseil d'Espagne. Biogy^apfde nationale, III, 694. ( Xl[ ) il en est deux qui ont disparu et qui nous intéressaient d'une manière spéciale : le testament t'ait à Tolède en 15i29, dont le préambule, exposant le programme de l'Empereur, fut dicté à Charles-Quint par son confesseur Loaysa ; un autre, de 1555, dans lequel l'Empereur réglait la disposition des Pays-Bas. Le premier fut détruit par ordre de Cliarles-Quint >. Nos recherches faites, avec l'aide obligeante de MM. les archi- vistes de Bruxelles, Vienne et Simancas, pour retrouver le second sont restées sans résultat. Dans une étude consacrée aux origines de la suprématie de la maison d'Autriche, il nous a paru utile de mettre en relief la tendance à l'expansion qui caractérise la politique des Habsbourgs dès le commencement du XVl'^ siècle et d'éclaircir certains faits qui sont comme les préliminaires du rôle que cette maison va jouer sous Charles-Quint. Un mémoire sur les relations à établir entre l'empereur Maxi- milien et Ferdinand le Catholique, dont on trouvera des extraits dans l'appendice, fournit à cet égard une contribu- tion curieuse. Ce document doit avoir été rédigé par Gatti- nara en 1511, au retour d'une ambassade en Espagne. (( Mercurino Gattinara, président de Bourgogne, qui avait été envoyé par l'Empereur pour négocier au sujet des affaires et de la situation du prince Charles, dit Çurita, fut en ce temps-là honnêtement congédié parce (jue le roi lui en voulut de n'avoir pas procuré l'accord entre l'Empereur et lui selon son gré et qu'il lui paraissait excessivement affec- tionné aux idées et au parti français. Tout chargé qu'il était des instruments de l'accord arrêté entre eux au sujet du gouvernement de la Castille -, il était en même temps ' Voy. Appendice C. - Il s'agit ici du traité de Blois, conclu au mois de décembre 1509. ( Mil ) porteur des signatures de certains grands et gentilslionimes de Castille qui s'ofïVaient à servir l'Empereur et le [)rince par des moyens bien différents de ce qui avait été convenu. Mercurino en donna connaissance à Marguerite. Cette prin- cesse ne tenait pas moins à contenter le roi el à le servir qu'à satisfaire l'Empereur, son père. l*ar l'intermédiaire de Louis Gilbert ', qui était venu à la cour du prince par ordre du roi, elle lui donna avis du tout, ce qui permit au roi de déjouer leur plan tendant à lui enlever le gouverne- ment -. » Il nous parait évident que Çurita se réfère ici au docu- ment que nous analysons plus loin. Un point très intéressant de cet exposé est celui où l'auteur révèle des pourparlers qu'il a engagés avec Gonzâlo Eernândez de Cordoba. Le grand capitaine aurait consenti à servir les intérêts de Charles contre Eerdinand, sous prétexte de venir prendre part, pour le compte de Maximilien, à la guerre de Gueldre. Cette assertion est en désaccord avec la réputation d'incor- ruptibilité, de loyauté, de fidélité constante au roi catholique qu'on lui attribue généralement, et nous croyons qu'il ne faut l'accueillir qu'avec réserve. On savait le grand capi- taine peu satisfait de la conduite du roi catholique à son < Le commandeur Louis Gilljert, au service de Ferdinand, qui l'employa dans diverses ambassades. - ÇuRiTA, Rey Hernando, II, 251 r». Ai>rès avoir rendu compte à l'Empereur de son ambassade, Galtinara revint prendre sa place dans les conseils lie Marguerite. Ce fut alors, dit Le (ilay, qu'il consigna dans deux mémoires successifs son opinion sur la conduite à tenir envers le roi d'Aragon. Études biographiques sur Mercurino Arborio Gattinara. (Mémoires de la Société royale des SCIENCES de Lille, 4847, p. 196.) ( XIV ) égard; les ennemis de Ferdinand ne manquèrent pas de chercher à exploiter ce mécontentement et de solliciter le général espagnol à des actes de trahison plus ou moins déguisée. Il a la réputation de n'avoir jamais prêté une oreille complaisante à ces appels. Ferdinand pourtant le surveillait, moins peut-être parce qu'il le croyait capahle de céder que pour déjouer les intrigues de ses ennemis. Ainsi, Maximilien ayant réclamé du roi catholique un envoi de troupes pour l'aider dans sa guerre de Gueldre, confor- mément à leurs conventions, et proposé, suivant qu'on lui avait conseillé de le faire, que le commandement en fût confié au grand capitaine, comme étant le chef qui pût le mieux l'aider à venir à hout de ses entreprises, le roi, remarque Çurita, « montra ne pas l'entendre ainsi et ne voulut pas s'y laisser prendre ^ ». On comprend la détiance de Ferdinand. • ÇuRiTÂ, Rey Hernindo, II, 24o 1'°. ('/ CH4RLES-QIINT ET PHILIPPE II ETUDE SUR LES ORIGINES DE LA PREPONDERANCE POLITIQUE DE L'ESPAGNE EN EUROPE CHAPITRE PREiMlER. AVÈNEMENT DE CHARLES D'aUTRICHE AUX TRÔNES DE CASTILLE ET d' ARAGON. Le mariage de Philippe le Beau avec Jeanne de Castille eut pour les deux maisons d'Espagne et d'Autriche un résuUat bien inallendu. (Jrace à une succession de décès tout ik fait imprévus parmi les enfants de Ferdinand et Isabelle, Jeanne devint dès l'année ioOO l'héritière {présomptive de la Castille, et cette circonstance permit ù la famille de Habsbourg de se considérer dès lors comme appelée à unir aux Etats des ducs de Bourgogne les possessions des rois catholiques en Europe et dans le nouveau monde. Pour la maison d'Autriche, deve- nue puissance européenne depuis le mariage de iMaximilicn ( 2 ) avec Marie de Bourgogne, une pareille perspective offrait des avantages considéraliles; après s'être étendue au nord et à Test de la France, elle prenait pied au midi, au delà des Pyré- nées, en Italie : elle allait pouvoir tenir la France en échec. Pour l'Espagne, la situation créée par cette alliance n était pas exempte de dangers. L'unification des royaumes venait de s'opérer; des réformes importantes avaient été introduites dans l'administration, grâce à l'énergie d'Isabelle, mais elles n'avaient pas été accomplies sans susciter des mécontentemenis parmi les grands, dont les privilèges avaient été amoindris et les abus réprimés. Afin de maintenir les résultats acquis, le successeur de la reine catholique devait allier à une grande autorité et à la vigueur l'esprit de sage prudence et de justice qui avait distingué le règne précédent. Par malheur, Jeanne était totalement dépourvue de la fermeté de caractère et de l'intelligence que nécessitait une pareille tache. Aussi les cortès, tenant compte de son incapacité morale, attribuèrent dès 1503 la régence de la Castille, en cas de mort de la reine Isabelle, au roi Ferdinand, son mari, de préférence à l'archiduc Phi- lippe. L'exclusion de l'époux de Jeanne du gouvernement du royaume semblait naturelle : prince jeune, sans grande expé- rience des affaires, ne connaissant ni l'Espagne, ni ses lois, ni sa langue, ni ses mœurs, n'ayant subi jusque-là d'autre influence que celle de conseillers, ou étrangers à ce pays ou ennemis déclarés du roi catholique, lui-même hostile à son beau-père, il ne pouvait raisonnablement être appelé à prendre en main le gouvernement de la Castille. C'est en s'appuyanl sur ces considérations et sur la résolution des cortès qu'Isa- belle, dans son testament, confia la régence du royaume à son mari jusqu'à ce que son petit-fils Charles d'Autriche eût atteint au moins l'âge de vingt ans accomplis. En conséquence, à sa mort, arrivée l'année suivante, les cortès prêtèrent serment au roi d'Aragon comme gouverneur et administrateur des royaumes de Castille et de Léon. Le testament d'Isabelle, conforme d'ailleurs, comme on le voit, au vœu des représentants du pays, paraissait de nature à ( 3 ) ne pas soulever d'opposition en Castille. Il fut pourtant l'occa- sion d'une série d'intrigues, qui compromirent un moment l'œuvre des rois Catholiques. A peine, en effet, Isabelle était- elle morte, qu'on vit se former aux Pays-Bas, dans l'entourage de Philippe, toute une cour de Castillans émigrés, d'ambitieux qui visaient à se concilier les bonnes grâces de l'archiduc, de mécontents tenus jusque-là en bride par l'énergie d'Isabelle et qui voyaient avec déplaisir la régence passer dans les mains du roi Catholique plutôt que dans celles d'un prince faible : ils auraient préféré un gouvernement qui leur permît de faire revivre les abus supprimés. Parmi ces Castillans, il en est un surtout qui parvint à exercer un grand ascendant sur l'esprit de Philippe et de son père, don Juan Manuel, ambassadeur du roi Catholique près de Maximilien; ce personnage, aussi remuant qu'artificieux, se retourna contre son ancien maître, excita le père et le fils contre lui, tandis que, dans une corres- pondance active avec les mécontents de Castille, il semait l'es- prit de révolte autour du roi d'Aragon. Cette campagne fut si habilement menée que Ferdinand perdit en peu de temps une grande partie de son autorité et que ses rares fidèles le délaissèrent presque tous. Même le grand capitaine, à qui il devait pourtant la conquête du royaume de Naples, lui devint suspect. On ne pourrait reprocher au roi d'Aragon d'avoir voulu pré- venir l'orage qui le menaçait en recherchant l'appui du roi de France. Il alla plus loin : il demanda la main de Germaine de Foix, nièce de Louis XII, offrit de céder à cette princesse sa part du royaume de Naples, conquis en commun par lui et le roi de France, et de l'abandonner à ce dernier s'il n'avait pas d'enfants de son mariage. Par le traité signé à Blois, le 18 oc- tobre 1505, Louis XII, de son côté, s'engagea à soutenir Ferdi- nand contre les attaques de son gendre. Le roi d'Aragon attei- gnait ainsi son but, qui était de détacher Louis XII de Philippe le Beau, mais il y parvenait au prix d'une concession qu'il est difficile d'excuser, bien qu'elle s'explique par le désir de tirer vengeance des mauvais procédés de ce dernier : elle était en Tome LIV. 2 (4) contradiction avec la politique sage, prudente des rois Catho- liques el la sagacité jusque-là justement vantée de Ferdinand ; elle remettait en question l'œuvre capitale du règne de Ferdi- nand et Isabelle, Tunion de la Castille et de l'Aragon, ce der- nier royaume devant revenir aux enfants qui naîtraient de la reine Germaine; elle prévoyait de plus l'abandon éventuel de tout le royaume de Naples à l'ancien rival du roi d'Aragon en Italie. C'est donc avec raison que les Castillans trouvaient ce trait(' humiliant pour eux et blessant pour la mémoire d'Isa- belle, à qui, disait-on, le roi avait même promis de ne jamais se remarier. Quant à Philippe, déjà offensé par la disposition du testament de la reine qui l'excluait de la régence, il ressentit une irritation telle qu'il résolut de se venger et de revendiquer par la force le droit qu'il s'attribuait à l'administration de la Castille. Le 20 juinlo06, trois mois après la célébration du mariage de Ferdiiiand, l'archiduc, dissimulant ses projets, se rencontrait avec son beau-père à Remesal, sur les confins du royaume de Léon, de la Calice et du Portugal, sous prétexte de régler les questions qui les divisaient. Dès son arrivée en Espagne, il avait vu accourir à lui presque tous les grands de Castille, furieux de voir un roi d'Aragon disposer des revenus de la couronne et des hauts emplois du royaume. Leur présence aux côtés de Philippe encourageait le jeune prince dans ses dispositions hostiles. Ils lui avaient amené une troupe de 6,000 Espagnols, qui se joignirent aux 3,000 Allemands et Flamands arrivés avec l'archiduc. Tous ces gens de guerre l'entouraient; en avant marchaient les Allemands et les Fla- mands; l'arrière-garde était formée par les arquebusiers et la cavalerie légère. Les nobles, serrés autour du prince, portaient tous des armes sous leurs vêtements. Ferdinand, au contraire, n'était accompagné que du duc d'Albe, d'un petit nombre de gentilshommes à cheval et des oftîciers de sa maison. Cette première entrevue fut courte et sans résultat. Huit jours après, une rencontre à Villat'atila aboutit à la célèbre convention par laquelle Ferdinand, tout en protestant (5) dans un acte secret contre la violence qui lui était faite, sous- crivait, moyennant certains avantages pécuniaires, à l'exclusion de sa fille du gouvernement de la Castille comme incapable, et abandonnait la régence à son gendre. II prit aussitôt le chemin de l'Aragon. Les procureurs aux cortès prêtèrent serment à Jeanne comme reine propriétaire, à Philippe comme son mari légitime, à Charles d'Autriche comme héritier et succes- seur après la mort de sa mère. Le roi d'Aragon prévoyait-il, comme on l'a prétendu, en signant la convention de Villatafila, que les événements le vengeraient bientôt de l'humiliation qui lui était infligée, que la Castille ne tarderait pas à être livrée à l'anarchie et que, dans un avenir prochain, son intervention serait sollicitée pour rétablir l'ordre? S'il en est ainsi, ses prévisions allaient se réaliser plus vite que lui-même n'aurait pu le croire. Il était à peine parti que les plaintes les plus vives s'élevèrent contre les étrangers qui disposaient du gouvernement, recherchaient l'argent et les faveurs et introduisaient dans le royaume les mœurs de la cour de Bourgogne et une profusion inconnue jusque-là. On accusait Philippe d'attribuer à ses créatures les fonctions les plus importantes, de laisser les Flamands trafi- quer des charges du royaume. De là des jalousies, des plaintes, des divisions, des querelles fréquentes, bref, un mécontente- ment qui grandissait chaque jour; et peut-être. la révolution qui devait ensanglanter les débuts du règne de Charles-Quint en Espagne aurait-elle éclaté dès ce moment si la mort de Philippe, survenue à Burgos au mois de septembre I0O6, n'eût changé subitement la (ace des choses. Ferdinand était alors en route pour le royaume de Naples. L'irritation provoquée par l'arbitraire de Philippe lui avait ramené des partisans; mais ses plus ardents adversaires, restés irréconciliables, avaient continué à travailler contre lui; ils excitaient maintenant Maximilien à profiter de son absence pour lui disputer le gouvernement au nom de son petit-fils Charles, dont il était tuteur et dont les intérêts étaient lésés par le traité de Blois. Ce n'était pas chose aisée pour Maximi- (6) lien de se rendre en Espagne avec une armée, comme on l'y invitait. 11 préféra tenter d'abord la voie de la conciliation en réclamant du roi d'Aragon le partage de l'autorité. Ferdinand lui opposa les droits qu'il tenait des lois du royaume, du tes- tament de la reine Catholique et du serment que lui avaient prêté les cortès comme gouverneur en lieu et place de Jeanne. Et quand, revenu en Castille, au mois d'août 1507, il eut repris la régence d'une main assez vigoureuse pour obliger les mécontents ù se soumettre ou à quitter le royaume, il proposa à l'Empereur de mettre fin à leurs différends au moyen de l'envoi de l'archiduc Charles en Espagne pour y être élevé sous ses yeux et préparé à recueillir la succession du royaume. Il faisait observer avec raison que s'il venait à décéder, Charles étant éloigné, les Castillans, qui ne connaissaient pas ce prince, pourraient vouloir placer sur le trône son frère Ferdinand, né et élevé en Espagne '. Un pareil accommodement n'eût pas fait l'affaire des enne- mis du roi d'Aragon. Il est bien vrai qu'eux aussi demandaient l'envoi de Charles en Espagne, mais ils voulaient que le prince fût accompagné d'une armée, qui chasserait le roi d'Aragon. Malgré le traité de Blois, conclu le 12 décembre 1509 à l'inter- vention du roi de France, afin de mettre un terme aux difti- cultés entre Ferdinand et Maximilien, un des principaux con- seillers de l'Empereur, revenant d'Espagne, allait même jusqu'à offrir de révolutionner la Castille avec l'aide du grand capi- taine, dont le concours, assurait-il, lui était promis. Un ambas- sadeur y serait envoyé par Maximilien sous prétexte de négo- cier avec le roi d'Aragon, mais en réalité pour conspirer contre lui : des lettres signées de l'Empereur et de son petit-fils Charles devaient l'autoriser à traiter secrètement avec les grands et les villes de Castille pour expulser Ferdinand de ce royaume; * Cette demande se reproduit fréquemment dans les instructions de Ferdinand à ses ambassadeurs et dans sa correspondance avec Maxi- milien. Voy. notamment Çurita, Reii Hernando, passim, et Rodri'guez Villa, Doîia Juana. on assemblerait les corlès, on ferait proclamer roi l'archiduc; son frère, l'infant Ferdinand, dont on se défiait, serait envoyé dans les Pays-Bas et Charles emmené en Espagne dans le même temps. Marguerite était instamment priée d'accompagner son neveu ; elle avait résidé en Castille au temps de son mariage avec don Juan, le prince héritier, et y avait laissé des sympa- thies qui seraient utilement exploitées au profit du mouvement révolutionnaire '. Mais tous ces projets d'intervention armée souriaient peu à Maximilien, quoiqu'il eût paru, à certain moment, y donner son adhésion. Ce qui en rendait surtout la réalisation difficile, c'est qu'ils étaient désapprouvés par la gouvernante des Pays- Bas. Marguerite ne devait pas se dissimuler qu'au lieu de favoriser l'établissement de Charles en Espagne, les moyens violents pouvaient très bien avoir des conséquences toutes contraires, et, loin de vouloir entretenir les mésintelligen- ces entre son père et le roi d'Aragon, elle préconisait, au contraire, la paix et la concorde, moyen de tenir en respect le roi de France. D'ailleurs, on acquit bientôt la certitude, à la cour de Maximilien, que le roi d'Aragon n'aurait pas de posté- rité de son second mariage '^, et Ferdinand, de son côté, ne cessa plus, dès lors, de protester de sa ferme volonté d'assurer la succession de tous les royaumes d'Espagne à son petit-tils de Flandre. Des historiens ont attribué à Ferdinand un plan de partage des Etats de la maison d'Autriche, à propos duquel ils vantent la sagacité du roi, et qui, à première vue, semble mériter, en effet, tous les éloges : il aurait voulu léguer les royaumes d'Es- pagne au second tils de Philippe le Beau, l'archiduc Ferdinand, né en Castille. De cette façon, l'aîné aurait uni au nord les possessions des ducs de Bourgogne à l'héritage des Habs- bourgs ; au midi, le cadet, les royaumes de Castille et d'Aragon à ceux de Naples et de Sicile. Deux grandes puissances se * Voy. Appendice A. * Le seul enfant né du mariage de Ferdinand avec Germaine de Foix, le prince don Juan, mourut à Valladolid le jour même de ?a naissance, le 3 mai 1509. (8) seraient ainsi constituées. Dans cette combinaison, la supré- matie en Europe, à laquelle aspirait la maison d'Autriche, lui serait restée, mais basée sur un partage rationnel et qui eût mieux respecté les affinités des nations soumises à la domina- lion des Habsbourgs que la réunion de tant d'Etats disparates dans une seule main, comme il arriva sous Charles-Quint. Celte assertion n'est justifiée ni par la correspondance ni par les déclarations du roi ; elle est même en contradiction avec le texte du testament fait par Ferdinand à Burgos, le l!2 mai 1512, le principal document cependant sur lequel on l'appuie. Le roi d'Aragon ne pouvait et n'a jamais voulu contester les droits de Charles au trône de Castille; mais au sujet de l'administration du royaume, il avait des vues qui paraissaient dictées par un esprit de patriotisme bien entendu et qui étaient en désaccord avec les aspirations ambitieuses de la maison d'Autriche. Il croyait que Charles ne viendrait pas résider en Espagne pour y exercer la régence au nom de sa mère, et, à supposer qu'il y vînt, les royau- mes étaient exposés à être livrés, comme sous Philippe, au gou- vernement des étrangers. Au contraire, son frère Ferdinand, né à Alcala, élevé sous les yeux du roi Catholique, qui l'aimait beaucoup, semblait, par sa naissance et son éducation, réunir tous les titres à cette fonction pour laquelle Charles en possé- dait si peu. C'est sous l'empire de cette préoccupation que, dans son testament de 1512, le roi Catholique attribua à l'infant Ferdinand l'administration du royaume en cas d'absence de son frère. Cette disposition paraissait au moins raisonnable. Des conseillers du roi, réunis à son lit de mort, au mois de janvier 1515, afin de recueillir ses dernières volontés, la criti- quèrent pourtant, et le conseil, après en avoir délibéré, opina pour que le roi laissât le gouvernement des royaumes « à qui la succession en appartenait de droit », c'est-à-dire à Charles. Ce prince était jeune, il est vrai, il obéissait à l'influence de mihistres étrangers; mais Ferdinand était plus jeune encore et plus exposé à se laisser influencer par des ambitieux. Quelles difficultés le roi et la reine Isabelle n'avaient-ils pas eu à surmonter pour introduire l'ordre, la justice et la paix dans l'administration de la Castille! A quels hasards n'exposerait-on I ( 9 ) pas le royaume en rabandonnant à un (Mitant pendant l'absence du prince? N'était-il pas à craindre que des flatteurs n'entre- tinssent dans l'esprit de Ferdinand des vues ambitieuses, qu'on ne le poussât à vouloir se substituer à son frère? Le roi, les larmes aux yeux comme s'il prévoyait les redou- tables complications qui allaient se produire, céda ^ ces repré- sentations; le 12 janvier 1516, il fit rédiger un nouveau testa- ment, par lequel, tout en reconnaissant comme héritière des couronnes d'Espagne la reine Jeanne, sa fille, il désignait pour les administrer l'archiduc Charles K Quelque favorable qu'elle fût aux vues du chef de la maison de Habsbourg, cette modification au testament de 1512 ne le satisfit pas. Avec l'assentiment du pape, Maximilien enjoignit à son petit-fils de prendre le titre de roi, et, malgré l'avis con- traire de Ximenès, malgré les protestations du conseil royal, Charles ordonna qu'il fût procédé sans délai à sa proclamation. Heureusement pour lui, Ximenès, ami du pouvoir fort, employa autant d'énergie à le satisfaire, une fois la volonté de Charles notifiée, qu'il en avait mis à lui représenter les incon- vénients de la mesure, et la proclamation eut lieu, grâce à lui, sans troubles. Mais si les grands s'inclinèrent, ce ne fut pas sans tenir rancune â Charles de la violence qui leur était faite. c( Les royaumes d'Espagne, dit Argensola, prirent mal la résolution du prince de s'attribuer le titre de roi du vivant de sa mère, car la propriété de ces royaumes appartenait â la reine, si bien que l'empêchement de son jugement ne pouvait lui en ôter que l'administration '^. » ' Cârvajâi.. Anales. Dociunentos iiiéditos, XVIII, 338-349. Carvajal j>ril part, en sa qualité de membre du conseil royal, aux délibérations qui précédèrent la mort de Ferdinand. 2 Jeanne de Castille mourut seulement le 12 avril 1555. Chai'les-Quinl abdiqua les couronnes de Castille et d'AragOn au mois de janvier suivant, de sorte qu'il ne fut l'éellement « roi-i)ropriétaire » de ces royaumes que pendant neuf mois. Du vivant de sa mère, le nom de Jeanne pi'écéda toujours le sien dans les actes officiels. ( 10 ) CHAPITRE II. CHARLES-QUINT SUCCESSEUR DES ROIS CATHOLIQUES. L'avènement de Charles d'Autriche en Castille eut lieu dans des conditions qui n'étaient pas de nature à lui concilier les sympathies. Philippe le Beau n'y avait pas laissé de souvenirs favorables à la réputation des Flamands; Charles, au lieu de chercher à dissiper les préventions, laissa ses ministres et son entourage étranger les accroître dès leur arrivée en Espagne. Aussi, quand, au mois de juin 1518, les procureurs des villes de Castille se réunirent à Valladolid pour recevoir son ser- ment, ils lui imposèrent comme condition préalable de la reconnaissance, l'engagement de ne pas confier les fonctions publiques à des étrangers et de respecter les lois et les privi- lèges du royaume. Dans l'Aràgon et la Catalogne, il rencontra la même défiance. Dans le royaume de Valence, le serment lui fut refusé à l'unanimité parce qu'il y avait envoyé, pour le représenter, le cardinal Adrien d'Utrecht et qu'il ne plai- sait pas aux cortès de recevoir le serment du roi par procu- ration. On comprend l'irritation d'un peuple tier et jaloux de ses droits à l'excès contre un ministre, comme le grand chance- lier le Sauvage, qui vendait les emplois, contre le seigneur de Chièvres, qui en faisait autant, quand il ne prenait pas les places pour lui ou pour les accorder à des membres de sa famille, ainsi qu'il fit de l'archevêché de Tolède : l'attri- bution du siège que venait d'illustrer Ximenès de Cisneros à son jeune neveu Guillaume de Croy suffirait seule à justifier la haine que lui vouèrent les Espagnols. Et Charles s'était engagé à n'accorder de fonctions publiques dans le royaume qu'à des indigènes ! Parmi les vœux exprimés aux cortès de 1518, les procu- ( 11 ) reurs demandèrent que Charles n'éloignât pas son frère cadet avant que le mariage ne lui eût donné un héritier. Cette pro- position, bien que dictée par le désir d'assurer la succession au trône, déplut à Charles. Ferdinand avait des sympathies nom- breuses en Castille. Depuis la mort du roi Catholique, il avait été l'objet de sollicitations qui visaient à exciter en lui des vues ambitieuses au détriment de son frère; des flatteurs étaient allés jusqu'à le presser de se faire proclamer régent du royaume au nom de sa mère. Charles, mis au courant de leurs menées, avait changé la maison du prince et remplacé les familiers par des personnes à sa dévotion. Ces mesures ne lui paraissant pas sutiisantes, il envoya son frère dans les Pays-Bas au mois de mai 1518 i. A toutes ces causes de mécontentement, l'élection de Charles à l'Empire en vint ajouter une autre, bien grave aux yeux des Espagnols. Le jeune souverain avait à peine annoncé l'inten- tion de les quitter pour se rendre en Allemagne que l'indigna- tion publique éclata violemment et qu'il dut employer la force pour échapper à la foule qui le poursuivait. Quand, le 19 mai lo20, il mit à la voile, Tolède donnait le signal de l'insurrec- tion qui allait livrer l'Espagne aux horreurs d'une épouvan- table guerre civile. Les Espagnols n'ont pas épargné les invectives les plus outrageantes aux conseillers flamands de Charles et au roi lui- * Carvajal, Argeiisola, Saiidoval, les correspondances de l'époque s'accordent à constater que les soupçons de Charles-Quint étaient fondés. Argensola dit avoir eu connaissance de documents dont il résulte que, dès avant l'arrivée de Charles-Quint, l'indignation causée par la vente des offices et leur attribution à des étrangers était très vive. « Ce fut miracle, dit-il, que les Castillans ne prissent pas pour chef l'infant et n'en fissent leur roi, joint l'affection que le roi Catholique lui montrait. » Dans une lettre de Middelbourg, 7 septembre 1517, Charles, près de mettre à la voile pour l'Espagne, communiqua à Ximenès et à Adrien, gouverneurs en son absence, le plan d'une conspiration qui aurait été proposée à Ferdinand lui-même. Weiss, Papiers d'État, II, 89-102. ( 12 ) même, qui subissait passivement leur influence. II est intéres- sant, pour apprécier la valeur de leurs griefs, d'entendre le langage impartial d'un des témoins principaux du drame qui ensanglanta alors l'Espagne, le cardinal Adrien, à qui Charles confia la régence à son départ. Dès le début de l'insur- rection, il exprime la crainte que la Castille ne soit perdue pour son maître, et les raisons qu'il en donne, le tableau qu'il trace de la situation ne sont pas loin de justifier les injures lancées par les plus fougueux patriotes contre les Flamands. Tous, écrit-il, un mois après le départ de Charles, depuis le plus petit jusqu'aux plus grands, maudissent et abhor- rent le gouvernement parce qu'il opprime le pays, qu'il en enlève tout l'argent, qu'il vend les offices, qu'il ne tient pas les promesses faites aux cortès de Valladolid, qu'il accorde des dignités à des personnes ou trop jeunes ou inaptes ou de mauvaise vie, qu'il confère des coadjutoreries sans le consente- ment des évêques i. Le cardinal est affligé de ce que Charles donne occasion de croire qu'il veut violenter le peuple, qu'il n'a ni foi ni parole. Il est nécessaire que toutes les injustices cessent. Si l'Empereur ne tient pas les engagements qu'il a pris au sujet de la répartition des impôts, l'insurrection devien- dra générale. Déjà pendant son séjour en Espagne, Adrien l'avait averti ; ses avertissements n'ont servi à rien '^. Non moins sévère est le connétable dans une remontrance qu'il adresse, à la même date, à l'Empereur : depuis le début de son règne, le roi a témoigné peu d'affection aux indigènes; il a donné les dignités, les offices et les bénéfices à des étran- gers; il n'a pas tenu les promesses faites aux cortès; ses ministres ont violé les lois et méconnu les coutumes du royaume 'à. ' Adrien à Charles. Valladolid, 30 juin 15'20. C. V0i\ IIôfi.eu, Monumentci Hispanica, I, 16. L'Empereur avait quitté l'Espagne le mois précédent. 2 Le même au même, 6 juillet 1520. Ibid., 20 5 Le connétable à l'Empereur, 7 juillet 1520. Ibid., 19. ( 13 ) Enfin, au mois d'août 1520, Adrien, en présence des progrès de la révolution, demande que Charles fasse des concessions aux grands pour diviser les mécontents et enlever k l'oppo- sition un de ses appuis '. {^'Empereur suivit son conseil, et c'est ce qui le sauva. Les nobles tinirent par prendre parti contre les comuneros, et ceux-ci, abandonnés à eux-mêmes, privés d'une direction intelligente, affaiblis par leurs propres dissensions, furent écrasés. Quand, au mois de juillet 1o:22, l'Empereur revint en Espagne, la révolution était vaincue et le despotisme royal fortifié au détriment des libertés de la Castille. Mais la perte de la liberté en Castille allait être atténuée sous Charles-Quint par l'éclat de la gloire extérieure, à laquelle l'Empereur associa les Espagnols, et en cela il fut admirable- ment servi par les circonstances. La lutte de plusieurs siècles contre les Mores, la découverte du nouveau monde, les con- quêtes en Italie et dans le nord de l'Afrique avaient développé chez ce peuple l'esprit militaire et un besoin d'expansion que les tendances dominatrices de Charles-Quint étaient bien propres à favoriser. Les victoires de l'Empereur ne pouvaient manquer de fiatter l'orgueil national; l'estime toute spéciale que le souverain témoignait pour les généraux espagnols rejaillissait sur le peuple entier, et cette estime était justi- fiée : c'est parmi les Espagnols à son service qu'il trouva ses plus fameux capitaines, Antonio de Leyva, dont le nom se rattache glorieusement à la conquête du Milanais, le duc d'Albe, qui commandait à Muhlberg. Au début de son règne, dans ses conseils, l'intluence de l'Espagne fut d'abord à peu près nulle, et c'est même l'indiffé- rence témoignée alors pour les avis des Castillans qui indis- posa tant ceux-ci. En 1517, au moment de son arrivée en Espagne, Charles était véritablement sous la tutelle du tout- puissant Guillaume de Croy, seigneur de Chièvres, son premier ministre. Les seuls Espagnols qu'il écoutait étaient d'anciens • Adrien à l'Empereur. Valladolid, 24 août. Ibid., Il, i5i. ( 14) mécontents venus avec lui de Flandre. Ximcnès de Cisncros, le conseiller d'Isabelle, l'illustre prélat qui avait facilité par son énergie l'avènement de Charles en Castille, fut tenu à distance du prince et mourut sans avoir même pu se rencontrer avec lui, parce que l'entrevue qu'il sollicitait déplaisait au seigneur de Chièvres. Mais dès le deuxième séjour de Charles en Castille, les relations prennent un caractère tout différent. Peu à peu les préventions des premières années se dissipent; les Espagnols obtiennent une part de plus en plus considérable dans les administrations, dans les ambassades comme dans les armées. En 1530, Francisco de los Covos devient secrétaire intime de Charles. Avec Covos et le Bourguignon Nicolas Granvelle, c'est encore à des Espagnols que le prince accorde le plus de confiance : Albe, Figueroa, Idiaquez, don Juan Manrique, Luis Quixada. Ce dernier reçoit les confidences de l'Empereur, comme un seigneur flamand, le comte de Nassau, les recevait avant lui. C'est à Quixada que Charles confie le soin d'élever don Juan, après lui avoir révélé le secret de sa naissance, comme le comte de Nassau avait reçu la confidence de ses premières amours K Pendant la seconde moitié du règne de Charles-Quint, les seigneurs flamands n'apparaissent générale- ment qu'en seconde ligne dans les hautes fondions gouverne- mentales, diplomatiques et militaires; il est vrai que dans les emplois inférieurs, dans les offices de sa maison, Charles con- tinue à témoigner à ses compatriotes l'attéction qu'il a gardée pour eux. C'est encore fEspagne qui a eu le privilège de fournir à Charles-Quint ses principaux directeurs de conscience : Loaysa, Quintana, Dominique et Pedro de Solo. Plus que dans les autres pays, le confesseur des rois en Espagne, — et cela est vrai avant comme après Charles-Quint, — occupe auprès du souverain une position tout à fait privi- légiée : non seulement il figure parmi les grands dignitaires * Voy. la correspondance relative à deux filles naturelles de Charles- Quint. Documentos inédilos, LXXXVIII, 510-521. \ ( 15 ) de la cour, mais il intervient dans toutes les affaires qui ont un caractère religieux ou ecclésiastique; il assiste à toutes les délibérations du conseil oii sa qualité de guide spirituel du souverain peut justifier sa présence, c'est-à-dire dans la plupart des circonstances. A l'époque où il prit le premier confesseur dont l'inter- vention dans les affaires d'État soit connue, Charles était encore à la merci du seigneur de Chièvres. Ce ministre avait peu de sympathie pour les Espagnols et avait toujours passé pour être affectionné ù la France. Il n'est donc pas étonnant qu'il ait recommandé à l'Empereur, en 1520, un Français, Jean Glapion, provincial de l'ordre des Franciscains dans les Pays-Bas et prédicateur renommé ^. Au sujet des questions religieuses qui attiraient l'attention en Europe à ce moment, Glapion avait des vues bien diffé- rentes de celles du clergé espagnol : il était partisan d'un système de larges concessions et fit même, par le moyen de tierces personnes, des démarches près de Luther afin d'arriver Il un compromis qui aurait assuré la pacification de l'Église. Luther repoussa ces avances, et la tentative de Glapion resta sans effet -. L'Empereur eut-il connaissance des démarches de son confesseur? Les autorisa-t-il ? Nous l'ignorons. Ce qui est (certain, c'est qu'on les eût désavouées en Espagne si elles y avaient été connues. Dans le même temps où ces pourparlers avaient lieu, des appels pressants conçus dans un esprit tout opposé partaient vers Charles-Quint de ce pays, où le zèle religieux et l'horreur de l'hérésie étaient poussés jusqu'au fanatisme. Des voix élo- (|uentes et autorisées conjuraient l'Empereur d'imiter ses glo- rieux ancêtres, les rois Catholiques, en extirpant cette « détes- table peste » et en châtiant avec rigueur l'hérésiarque Martin • Glapion était né à la Ferté-Bernard, dans le Maine. 2 Maurenbrecher, Stiidien, 113-115. 258-261. — Id., Geschickte der luUholischen Reformatwn, I, 184-194. — Ranke, Deutsche Geschichte, I, 489-491. (16) Luther, ses fauteurs et adhérents i. Les Espagnols eurent la satisfaction de voir Charles-Quint entrer dans leurs vues avant même que ces supplications fussent parvenues jusqu'à lui. Dès le mois d'avril, Luther recevait l'injonction de quitter Worms; le 26 mai, il était mis au ban de l'Empire. La rivalité de Charles-Quinî et de François l^"" était alors, comme elle resta plus tard, le grand, le principal obstacle à la réalisation du programme impériah II n'est donc pas éton- nant que, sur le terrain de la politique extérieure, Glapion ait soutenu les vues de son protecteur, Guillaume de Groy, et plaidé la cause de la paix avec la France, terrain brûlant et qu'il était difficile d'aborder sans blesser l'amour-propre et l'orgueil du jeune souverain. Glapion pourtant savait se faire écouter et exprimer son avis sur un ton de franchise et de fermeté que d'autres n'auraient pas osé hasarder. Sa mort priva, dès 1522, l'Empereur d'un conseiller dévoué 2. ' Le cardinal de Tortose, l'amirante de Castille, les gouverneurs, les grands, les prélats, les gentilsliommes et les personnes principales résidant à la cour, en leur nom et au nom de tous les autres grands, etc.. à l'Empereur, 2*2 avril 1521. —Instruction envoyée au duc d'Albe parles signataires de la requête ci-dessus, même date, le chargeant de prier l'Empereur non seulement d'empêcher l'hérésie de pénétrer en Espagne, mais de l'extirper dans tous ses États. — Le président du conseil d'État à l'Empereur, 13 avril, fait des recommandations dans le même sens. — L'évêque d'Oviedo à l'Empereur, au nom des prélats, 14 avril, même objet. Spanùh Calendar. Supplément to vol. I and vol. Il, 376-390. 2 Une lettre de l'ambassadeur vénitien, G. Contarini, de Gand, 30 juil- let 1521, permet d'apprécier le caractère intime des relations entre le confesseur et le souverain. A hi demande de Contarini, le moine avait entretenu l'Empereur du danger d'une invasion turque pour la Hongrie et la chrétienté en général. Glapion lui rapporte son entretien à ce sujet avec Charles-Quint. Après avoir signalé le péril du côté des Tui'cs, il arrive adroitement à faire tourner la conversation sur les avantages qui résul- teraient de la paix avec François Ie«'. Le dialogue suivant s'établit entre eux : L'Empereur. Qui est-ce qui sait mieux que vous, mon père, ce que j'ai fait et combien je me suis humilié devant le roi de France alin d'obtenii' [ ( 17 ) De tous les directeurs de conscience de Charles-Quint, il n'en est probablement aucun qui nil vécu avec lui dans une plus étroite familiarité que le dominicain Garcia de Loaysa, son confesseur à partir de 1523 K C'est Loaysa qui lui dicta en 1530, quand il quitta l'Espagne pour aller ù Bologne, le préambule de son testament dans le((uel il exposait ses vues politiques au moment le plus solennel de sa vie : pacifier l'Italie, rendre à l'Eglise et au siège apostolique leur prestige ébranlé et affaibli, recevoir la couronne des mains du pape plus pompeusement, plus glorieusement qu'aucun de ses prédécesseurs, passer en Allemagne pour y soutenir l'édifice de la foi, faire élire son frère roi des Romains, enfin obtenir la convocation d'un concile -. Le couronnement terminé, la paix? Maintenant je vois qu'il n'y a pas de meilleur moyen d'avoir la paix que la force des armes. Le confesseur. Excusez-moi, Sire,... vous avez toutes les vertus et un seul défaut, celui de pardonner difficilement les injures. L'Empereur {en sourianl). Ne supposez pas, père, que mon cœur soit assez dur pour repousser la paix; au contraire, si je pouvais l'obtenir bonne, ferme et durable, je l'accepterais. Mais le moyen de s'assurer une bonne paix, c'est de se préparer vigoureusement à la guerre. Venetian (kdendar, III, 151. Trois semaines après, le confesseur annonce à Contarini que l'Empereur paraît moins ardent à vouloir la guerre. Ibid., 164. • Le successeur immédiat de Glapion, Francisco de Quinones, tils du comte de Luna, franciscain également, ne resta guère [)lus d'un an au service de l'Empereur. Fray Garcia de Loaysa, général de Tordre des Dominicains, évèque d'Osma en 1525, fut élevé au cardinalat en 1530. Quand il mourut, en 1546, il était archevêque de Séville et grand inquisiteur. Documentos inéditos, XIV, 5. — Spanish Calendar, IV, P. 1, xiixv. 2 Loaysa à l'Empereur, 31 janvier 1531 : « Quand tout cela sera achevé. Votre Majesté aura au moins accompli le préambule de votre testament que je dictai à Tolède par voire ordre, comme qui connaissait mieux que personne voire cœur vertueux et quel était le but auquel aspirait Votre Majesté en quittant vos royaumes obéissants pour vous rendre dans des pays sans foi et peu fidèles à leurs maîtres. » Heine, Briefe, 409-410. ( 48) Loaysa, devenu cardinal, fut envoyé à Home pour représenter l'Empereur auprès de Clément VII. On prétend que cette mis- sion lui fut donnée pour le tenir éloigné de la cour pendant les négociations qui se préparaient avec les protestants ; lui- même attribue à l'intrigue et à la jalousie une séparation qu'il ressentit comme la plus cruelle des disgrâces. Nous possédons la correspondance qu'il entretint avec l'Empereur et son secrétaire Francisco de los Covos, pendant son séjour à Rome, du mois de mai 1530 à la tin de 1532. Bien qu'il ait perdu son titre de directeur spirituel, il conserve dans ses lettres de Rome le ton d'intimité, d'affection pater- nelle et d'autorité tempérée par la douceur qu'il employait, ainsi qu'il le constate, dans ses relations antérieures avec le jeune souverain. « Je mets dans la plume, écrit-il à Covos, ce que j'ai toujours eu sur la langue quand je lui par- lais : le cœur. » A propos d'une opinion qu'il exprime sur les affaires de Florence, il excuse sa hardiesse en rappelant que l'Empereur avait l'habitude de ne pas prendre de résolution en ces matières sans lui faire la faveur d'en converser avec lui. Sa joie déborde ù la réception d'une lettre autographe de l'Empereur : « 11 me semblait que je voyais V. M. causer avec moi en se promenant d'un bout à l'autre de sa cham- bre ^ . » Les Turcs, les intrigues des Français, les affaires d'Italie, le divorce de Henri Vlil, les difficultés avec les protestants, l'attitude de Clément VII, qu'il lui arrive plus d'une fois de blâmer avec aigreur, l'occupent tour à tour, il observe et note les contradictions du pape relativement au projet de concile, que l'Empereur désire tant voir aboutir et dont le pape, au fond, ne veut pas. « Quand on prononce ce mot de concile devant lui, c'est comme si on lui parlait du diable. » Il ne faut cependant pas que l'Empereur néglige ses intérêts politiques en s'obstinant à réclamer l'impossible. « Si, pour nos péchés, on empêche ici le concile, comme V. M. ne voit pas d'autre * Le même au même, 18 novembre 1530. Ihid., 387. ( 19) moyen de ramener cette nation à la foi, alors qu'elle s'entende avec toute l'Allemagne, qu'elle passe sur ces hérésies..., tâchant de leur faire abandonner quelques-unes de leurs erreurs...; qu'ils vous servent comme leur seigneur, qu'ils s'unissent pour défendre l'Allemagne et la Hongrie contre le Turc •. «Évi- demment, il ne conseille la tolérance que comme un pis aller. c( La force eût été la vraie médecine "^. » Mais comment songer à faire la guerre aux hérétiques d'Allemagne en présence de l'hostilité du Turc, du vayvode, du roi de France et de l'indif- férence du roi d'Angleterre'^? Une préoccupation perce dans tous ces curieux épanche- ments : c'est celle de voir l'Empereur revenir en Espagne, son c( très hdèle royaume », après en avoir fini avec Luther et les Turcs. En bon Espagnol, Loaysa ne cache pas son dédain pour les Pays-Bas, qui retiennent l'Empereur, et pour les Flamands, ses compatriotes. « Rester en Flandre n'est pas ce qui vous convient parce que, bien que ces États vous soient extrême- ment affectionnés, votre séjour parmi eux a l'apparence d'un emprisonnement, d'une réclusion 'K.. Dieu ne vous a pas destiné à tuer des cerfs en Flandre •'». » Il est jaloux, dirait-on, de la confiance toute particulière que l'Empereur continue à accorder au comte Henri de Nassau ; en tout cas, il la désap- prouve, et il exprime le désir que l'Empereur éloigne ce seigneur de son entourage et, avec lui, les Flamands qui sont sous sa dépendance ^. Mais ce qui l'occupe par-dessus tout, ce dont il entretient < Le môme au même. 31 juillet 1580. ibid., 361. * 25 août lo30. Ibid., 369. 3 8 octobre 1530. Ibid., 377. ^ 24. octobre 1531. //?îd., 456. •'; 9 novembre 1531. Ibid., 462. '• Loaysa écrit à Covos, le 21 décembre l'530 : « Je désire que Nassau soit loin de la maison de notre ange et n'ait plus de relations avec lui; je désire le même de tous ceux qui sont sous sa dépendance... En vérité, cet homme, quelque part qu'il se ti'ouve, ne peut être qu'une cause d'ennui. » Spanish Calendar, IV, P. 1, 859. Tome LIV. 3 ( 20 ) l'Empereur avec les témoignages les plus vifs de sollicitude, les recommandations les plus pressantes et les plus chaleureu- ses, c'est sa grandeur, l'extension de sa puissance : tout, pour lui, est subordonné à ce but, même le retour en Espagne, qui lui tient pourtant d'autant plus au cœur que c'est le moyen de reconquérir son ancien poste. Il voudrait le voir « maître du monde ^ ». En tout cas, l'Empereur ne doit pas quitter l'Allemagne avant d'avoir mis fin à l'entreprise si glorieu- sement commencée. « J'estime plus votre réputation que ma propre vie. Que Dieu me confonde si je sens autrement que j'écris. Je dirai toujours : pas de Castille, pas de femme, pas d'enfants, si ce n'est après avoir terminé vos affaires d'État 2. ,) On comprend l'impression que devaient produire sur un jeune souverain ambitieux, comme l'était Charles-Quint, ces ardentes excitations du prélat espagnol. Le vœu de Loaysa se réalisa en 1534, à la mort de l'Arago- nais Quintana, moine franciscain qui l'avait remplacé près de Charles-Quint depuis 1530 en qualité de confesseur. Loaysa reprit alors son ancienne charge ''>. Dominique et Pedro de Soto, dominicains comme lui et théologiens renommés '^ fray Juan de Régla, à Yuste, furent ensuite successivement les directeurs spirituels de l'Empereur. Bien qu'il soit impossible de préciser le degré d'une in- fluence qui s'exerçait le plus souvent dans le secret des entre- tiens les plus intimes, il est permis d'affirmer que par le moyen des confesseurs, l'action de l'Espagne sur l'Empereur a été « 6 juillet 1530. Heine, 356. 2 Spanish Calendar, IV, P. 2, 406. '" Nous ne savons pas s'il resta jusqu'à sa mort confesseur de l'Empereur autrement qu'à titre honorifique. -* On lit dans une lettre du camp de l'Empereur, 15 mai 1547 : « L'Empereur a près de lui un moine de l'ordre des Prédicateurs, lequel est son confesseur et conseiller. Tout ce qu'il veut et conseille, l'Empereur le suit et faut qu'il se fasse. Il est son plus secret et familier conseiller. » RiBIER, II, 18. ( 21 ) considérable. Cette préférence accordée aux Espagnols dans le choix du directeur de conscience ne contribua certainement pas peu à entretenir et à développer chez Charles-Quint la piété et la dévotion auxquelles il était naturellement enclin, et à communiquer à ces sentiments l'ardeur de la conviction qui finit par aller jusqu'à l'intolérance et même, à Yuste, jusqu'au fanatisme. L'action du confesseur s'exerça évidemment encore dans la campagne contre les protestants, les mesures rigoureu- ses ordonnées pour la répression de l'hérésie, la faveur témoi- gnée à l'inquisition, la poursuite de la réunion du concile, qui valurent de plus en plus des sympathies à l'Empereur en Espagne, sympathies qu'insensiblement Charles-Quint partagea à son tour. C'est ainsi que ce pays devint comme le centre de sa puis- sance. Et on ne doit pas s'en étonner. L'Espagne, plus que tout autre de ses Etats, contribua A sa grandeur et au maintien (le sa renommée, et il le reconnaissait en prenant avant tout l'avis de ses conseillers espagnols dans les affaires intéressant la politique générale ^. C'est pour répondre à un vœu expri- mé en Castille qu'il épousa, en 11526, sa cousine Isabelle de Por- tugal, fille du feu roi Emmanuel le Fortuné : les cortès avaient réclamé ce mariage comme répondant au projet, entretenu depuis longtemps, d'une union de l'Espagne et du Portugal. Un autre vœu, exprimé par les représentants de la nation, celui de voir l'Empereur se fixer en Espagne pour ne plus s'en éloigner, ne put recevoir satisfaction. « L'absence prolongée de V. M. de ses royaumes d'Espagne, bien qu'indispensable peut-être au salut de la chrétienté menacée et à l'accomplisse- ment de vos vues politiques, lui écrivait en 1531 l'amirante de Castille, est chose à laquelle vos sujets peuvent difficilement se ' « L'Empereur, d'autant qu'il est étranger, pour ne mal contenter ce peuple d'Espagne, qui veut être manié doucement..., a pour coutume de ne conclure aucune chose de grande Importance sans leur communiquer |)remièrement. » L'évêque de Tarbes (Castelnau) au connétable. Tolède, 13 décembre 1538. Ibid., I, 292. ( 22 ) résigner; tous désirent ardemment le retour de V. Al. i ». Le môme vœu s'étant reproduit aux cortès de 1542, l'Empe- reur répondit qu'il ne songeait pas à s'absenter et qu'il ne le ferait que si des motifs impérieux l'y forçaient. A cette époque, il avait passé, depuis son avènement, quinze années en Espagne. Quel contraste avec le temps de son premier séjour! Les Flamands alors étaient tout-puissants dans les conseils; seuls ils étaient écoutés et obtenaient les faveurs. Les Espagnols, au contraire, étaient peu considérés, en butte aux vexations et aux humiliations de tout genre. A la fin de son règne, l'Espagne a conquis la première place dans ses préoccupations '^, si bien qu'il rêve de lui assurer la suprématie en Europe en instituant Philippe son héritier universel, et qu'il va même jusqu'à vou- loir faire un empereur d'Allemagne de ce prince espagnol. ' Spaiiùfi Calendar, IV, P. "2, 111. 2 « Je ne pense pas, disait en lo51 Henri de Nassau à Vieilleville, a propos de son_ fils René, que sa fortune puisse jamais bien reluire au service de l'Empereur; car qui y veut parvenir il faut estre hespaignol. » Mémoires de Vieilleuille, collection Michaud et Poujoulal, IX, 114. ( 23 ) CHAPITRE III. l'héritage de CHARLES-QUINT. — SU PU KM ATI E hK l'eSPAGNE. Le successeur de Charles-Quint, Philippe, né en Espagne, d'une mère portugaise, eut pour gouverneur le grand com- mandeur de Castille, don Juan de Zuniga, et pour premier maître un professeur de l'Université dcSalamanque, le théolo- gien Juan Martinez Siliceo, auquel furent adjoints, en 1540, llonoralo Juan, de Valence, et Juan Cinés Sepuiveda, de Cor- doue, l'historien de Charles-Quint. Ses professeurs lui appri- rent le latin, le castillan, l'italien et le français; mais il n'em- ploya guère les deux dernières langues, quoiqu'elles fussent parlées dans une grande partie des Etats sur lesquels il était appelé h régner. A quoi bon? Les armes victorieuses de l'Es- pagne, observe à ce propos Cabrera, n'avaient-elles pas répandu la connaissance de la langue castillane dans toutes les terres que le soleil éclaire i ? Tout jeune encore, Philippe fut initié aux affaires par Charles-Quint. Dès 1543, lorsque l'Empereur quitta l'Espagne pour aller s'aboucher avec Paul III en Italie, avant de reprendre les négociations avec les protestants en Allemagne et la lutte contre le roi de France, il lui confia le gouvernement des royaumes. A ce moment allait s'etfecluer le mariage de Phi- * Philippe répugna toujours à l'emploi du l'iançais, et celte répugnanco, il l'attribuait à la difficulté (ju'il avait rencontrée à en saisir la pro- nonciation. « S'il vous semble que vous pouvez arriver à posséder la langue française, disait-il à son fils, je le verrai avec plaisir, car s'il en a été autrement pour moi, ce n'est pas que je n'aie pas voulu, c'est parce que je n'ai pas su. Je la comprends très bien, mais je ne me suis jamais hasardé à la parler, parce que j'étais déjà assez avancé en âge quand je l'ai apprise et que je ne suis jamais parvenu à en bien saisir la pronon- ciation. » Jehan Lhermite, Le Passe-Temps, I, 275. (Uiimiaven der Am- WERPSCHE Bibliophilen, u'' 17. .Autwerpeu, 1890.) (24) lippe avec Marie de Portugal. Dans une instruction secrète, l'Empereur entretient le prince de son nouvel état et de la conduite qu'il doit tenir dans la vie privée. 11 lui parle sur le ton familier, affectueux du père qui a dépouillé l'homme poli- tique : qu'il ait toujours Dieu en vue, protège la foi, ne per- mette jamais que l'hérésie pénètre dans ses royaumes, qu'il favorise l'inquisition, aime et pratique la justice, écoute les bons conseillers. Quant au- gouvernement de sa personne, il lui recommande en particulier l'étude, la fréquentation d'hommes raisonnables et sérieux, la modération dans les plaisirs : il est destiné par Dieu à gouverner et pas à s'amuser. Il va se marier bien jeune : que l'intelligence supplée à son manque d'expérience dans sa nouvelle condition, qu'il soit tidèle à son épouse, que tous ses actes soient marqués au coin de la vertu et de la bonté, qu'il évite la négligence. Charles- Quint se rappelait en faisant cette dernière recommandation que ses conseillers s'étaient toujours beaucoup plaints de sa lenteur dans l'expédition des affaires. Philippe hérita de ce défaut, et on lui fit pendant tout son règne le même reproche que son père reconnaissait, semble-t-il, avoir mérité. Une seconde instruction, de la même date, écrite en entier de la main de Charles-Quint, comme la première, et destinée également à rester secrète, contient un exposé de ses appré- ciations sur les personnages qu'il avait désignés pour aider le prince dans le gouvernement. Les jugements que l'Empereur y a déposés et les conseils qu'il y donne, méritent d'autant plus l'attention que Philippe s'en est évidemment inspiré dans les rapports qu'il a eus avec ses ministres. Les jalousies, les rivalités de toutes sortes divisaient déjà alors l'entourage du souverain en Espagne. Charles-Quint indique à son fils le moyen d'atténuer les conséquences de cette tendance à l'intrigue, trop enracinée dans le caractère espagnol pour que le roi pût songer à l'extirper : c'est de donner une place dans le conseil aux chefs des partis qui se disputent la faveur du roi. De cette manière, il ne sera pas k la merci d'une faction, chacun d'eux travaillant à avoir le ( 28 ) prince pour soi. Cette recommandation, il la fait pour les grands en général. En public, dit-il, ils vous feront toutes sortes d'amitiés; en secret, ce sera le contraire. [1 faut obser- ver leurs faits et gestes. Puis, dans une série de portraits qui ont le grand mérite d'être tracés en toute franchise et sincérité, il dépeint le carac- tère de chacun des personnages avec lesquels le prince est appelé à se trouver en relations journalières : don Juan de Tavera, cardinal-archevêque de Tolède, président du conseil, le duc d'Albe, Francisco de los Covos, don Juan de Zuniga, Tancien gouverneur de Philippe, Juan Martinez Siliceo, son ancien maître, maintenant évêque de Carthagène et chapelain de la cour. Le cardinal de Tolède lui donnera de bons avis en matière religieuse et ecclésiastique. Pour le reste, le prince ne se livrera pas plus à lui qu'à un autre. Le duc d'Albe, entré au service de l'Empereur très humble, vise à occuper la plus haute position possible. Si Philippe se laisse dominer par lui, il le payera cher. A part cette réserve, l'Empereur conseille à son fils de l'honorer, de le favoriser, de l'employer, comme lui-même l'a fait, dans les affaires d'Etat et de guerre; c'est, ajoute-t-il, ce que nous avons de mieux dans ces royaumes. Son secrétaire Covos, qu'il laisse en Espagne, il le tient pour fidèle. Philippe fera bien de lui accorder sa confiance, car il connaît à fond les affaires, mais il ne faut pas lui donner d'autre autorité que celle qui se rattache à ses fonctions. « Je crois bien, ajoute l'Empereur, pour expliquer sa pensée, qu'il travaillera, comme tous les autres, à capter vos faveurs, et, comme il a été grand ami des femmes, s'il vous voit porté à les fréquenter, il vous y aidera plus qu'il n'y mettra obsta- cle. Gardez-vous-en. » Don Juan de Zuniga reste chargé de tout ce qui conct'rne le gouvernement de la personne du prince. On voit que Charles, d'après ce qu'il en dit, lui attribue de larges pouvoirs et même une autorité sur certain point spécial, quand le ( 26 ) prince sera marié. Il paraît que Philippe le trouvait un peu sévère. L'Empereur en fait un mérite à l'ancien gouverneur. « 11 ne faut pas vous en formaliser ; au contraire, vous devez tenir pour certain que ce ton (ie rudesse est un effet de l'affection qu'il vous porte, de son désir de vous voir tel qu'il est nécessaire. Considérez que ce qui le fait trouver dur, c'est que tous ceux de votre entourage se montrent aimables et désireux de vous contenter. S'il avait été comme les autres, tout aurait été à votre volonté; il ne convient pas qu'il en soit ainsi... Pour ce qui touche le gouvernement de votre personne, vous ne pouvez avoir de meilleur conseiller que lui. » i^'évêque de Carthagène est un très brave homme, mais l'Empereur voudrait que Philippe eût un confesseur moins mou. (c Certainement il n'a pas été et n'est pas celui qui convient pour vos études : il a fait tout pour vous contenter. Il est votre grand chapelain et votre confesseur. 11 ne serait pas bon qu'en matière de conscience il désirât autant vous plaire que dans les études. Jusqu'ici cela n'a pas eu d'inconvénient; k l'avenir, il pourrait y en avoir un très grand.... Il serait bon que, l'évêque restant votre grand chapelain, vous prissiez un bon religieux pour confesseur. » A côté de ces personnages, tous Espagnols, on rencontre un Bourguignon, Granvelle, le père, que Charles-Quint estimait beaucoup pour sa fidélité et la grande connaissance qu'il possédait des affaires d'Italie, de Flandre, d'Allemagne, de France et d'Angleterre, son beau-frère, le seigneur de Saint- Vincent, son fils, le jeune évêque d'Arras, le futur cardinal, que son père instruisait bien et qui, au jugement de Charles- Quint, pourrait rendre des services ' . ' La première de ces instructions est datée de Palanios, 4 mai 1543; la seconde, du 6 mai. Celle-ci, que l'Empereur considérait comme étant absolument confidentielle, devait rester secrète, même pour la femme de Philippe, dont le mariage avec Marie de Portugal allait s'effectuer ie 15 novembre suivant. Le meilleur texte que l'on possède des instructions de Palamos est celui que Maurenbrecher a publié dans les Forsclmngeii zur deiitschen Geschichte, III, 283-310, d'après l'original, de la main de l'Empereur, qui se trouve au Ministère des afiaires étrangères, à Madrid. ( 27 ) Quand, en lo49, l'Empereur fit venir son fils dans les Pays- lîas pour le mettre en rapport avec les peuples sur lesquels il était appelé à régner, il compléta son éducation politique en travaillant journellement avec lui, quelquefois pendant plu- sieurs heures K Quels enseignements donna-t-il alors à son successeur? Comment le prépara-t-il à porter le lourd fardeau dont il songeait déj;"^ alors à se décharger '^? Les instructions politiques rédigées à Augsbourg l'année précédente nous per- mettent de pénétrer sa pensée intime et d'apercevoir les moyens qu'il jugeait les plus propres à assurer le maintien de la supré- matie de sa maison •>. Avant tout il recommande d'éviter la guerre autant que possible, et l'une des raisons qu'il donne, c'est l'état d'épuisement des États héréditaires par suite des guerres multipliées dans lesquelles l'ont « entraîné à diverses époques et en divers lieux le soin de leur défense et le désir de les préserver de toute oppression ». [I conseille la paix, même avec la France, bien qu'il n'ait pas confiance dans les disposi- tions du roi; il recommande l'entretien des bons rapports avec l'Angleterre, moyen de tenir la France en respect. Les ' « Ledit seigneur (Charles) n'omet rien de ce qui peut servir, non seulement pour assurer les états de son fils, mais pour l'instruire et lui faire goûter tous les points qui sont requis au gouvernement d'iceux ; car, outre qu'il le fait assister à tous les conseils qu'on tient des affaires du pays, il lui fait rendre raison de tout ce qu'on ordonne, atin qu'il imprime d'heure les maximes qui peuvent mouvoir ceux de son conseil ù manier ainsi les aff'aires publiques. » Dépèche de Marillac. Lille, 2 août 1549. Gachard, La Bibliothèrjue nationale à Paris, II, 102. 2 Le projet d'abdication remonte à l'année 1547, ainsi qu'il résulte d'une déclaration faite par l'Empereur lui-même. Dans le discours qu'il prononça, le 16 janvier 1556, lorsqu'il céda à Philippe les royaumes d'Espagne et de Sicile, il affirma que déjà après ses victoires sur le duc de Saxe et le landgrave de Hesse, il avait résolu d'abdiquer. Badoer au doge et au sénat. Bruxelles, 16 janvier 1556. Venetian Calendar, VI, P. 1,318. ^ Les instructions d'Augsbourg sont datées du 18 janvier 1548. Le texte le plus correct est celui qui figure dans les Papiers d'État du cardinal Granvelle, IIL -267-318. ( 28 ) considérations qui concernent cette puissance portent naturel- lement l'empreinte des souvenirs de la vieille rivalité, et, quand Charles-Quint conseille le maintien de la paix avec la France, il s'empresse d'ajouter que c'est à la condition de n'abandonner aucun des droits que l'Espagne possède sur les Etats de Flandre et sur le Milanais. Son fils ne manquera même jamais l'occasion de revendiquer ses droits sur le duché de Bourgogne, mais sans aller jusqu'à faire la guerre pour le recouvrer. Entre les souverains étrangers, ceux à qui il doit témoigner le plus d'affection et de confiance sont le roi des Romains et le roi de Bohême, son fils. « Une union entre vous, ajoute t-il, ne saurait manquer d'imposer à ceux qui seraient dans de mauvaises dispositions envers tous deux, et la puissance de l'un tournerait au bénéhce de l'autre. » Et cette union qu'il recommandait avec raison comme néces- saire pour le maintien de la suprématie de la maison d'Au- triche, il allait la troubler lui-même, afin de satisfaire les vues ambitieuses de son fils. Le successeur désigné de Charles-Quint à l'Empire était sou frère Ferdinand, qu'il avait fait élire roi des Romains, et il était naturel que le fils aîné de celui-ci, Maximilien, se considérât conime appelé à recueillir plus tard la succession impériale. Mais Marie de Hongrie, sœur de Charles-Quint, gouvernante des Pays-Bas, comprit autrement les intérêts de la famille ; en vraie princesse de Habsbourg, elle désirait le maintien de la puissance entière de leur maison dans la branche aînée, et elle prêta la main à une combinaison qui tendait à la réalisation de ses vues : il s'agissait de faire passer la dignité impériale dans les mains de son neveu d'Espagne. [)ès que Ferdinand succé- derait à Charles-Quint, Philippe deviendrait roi des Romains; à la mort de son oncle, il recevrait à son tour la dignité impé- riale et céderait le titre de roi des Romains à son cousin Maximilien. Quant aux vœux de l'Allemagne, à ses intérêts, à la volonté des électeurs, dont dépendait le choix, il n'en était question que comme de points secondaires à régler après que les membres de la famille se seraient mis d'accord. ( 29 ) Les succès de l'Empereur en Allemagne, qui le rendaient maître incontesté de l'Empire en 1547, semblèrent de nature à favoriser le projet, et les pourparlers commencèrent sous l'inspiration de la reine Marie L Ces pourparlers ont dès le début et gardent jusqu'à la tin le caractère d'une véritable conspiration contre la branche cadette. Ferdinand, à l'origine, les ignore; Philippe a, comme sa tante, le plus vif désir de réussir dans cette négociation; l'Empereur ne se prononce d'abord pas. Le projet, d'ailleurs, présente de grandes diffi- cultés, et la première, c'est l'établissement de l'entente entre tous les membres de la famille. Philippe déclare ne rechercher la dignité impériale qu'en vue de se créer une position solide en Europe; pour le reste, il est prêt à faire les plus grandes concessions à son oncle et à son cousin. Ferdinand, sollicité de donner son adhésion, refusa de prê- ter la main à une combinaison aussi préjudiciable à sa famille, et, tout en protestant de son dévouement à l'Empereur, déclara nettement qu'on aurait mieux fait de ne pas soulever cette question. Chose curieuse et qui étonne chez un souverain aussi prudent et sensé que l'était Charles-Quint, une fois la résistance de Ferdinand accusée, Marie parvint à lui communiquer l'ardeur avec laquelle elle poursuivait la réalisation du plan ambitieux de Philippe, et il se mita le soutenir avec une passion aveugle -. Sa colère, en présence de la résistance de Ferdinand, n'est égalée que par celle de Maximilien, furieux à la nouvelle de 1 Les documents relatifs à ces négociations ont été réunis dans A. Von Druffel, Briefe und Akten. Voy. aussi Lanz, Staatspapiere; Buchoi.tz, tomes VI et IX. * L'évéque d'Arras à Marie. Augsbourg, 22 juillet 1550 : « Nos deux maîtres, le père et le fils, sont fort ardents en cette négociation... S. M. impériale m'a dit que si le roi n'y marche de l)on pied pour seconder son désir, qu'il parlera à lui de sorte qu'il lui fera naïvement et claire- ment entendre la faute qu'il fera en ceci. » Druffel, I, 449. Philippe était alors à Augsbourg et Maximilien en Espagne, où il remplissait les fonctions de gouverneur en l'absence de son cousin. (30) machinations qui tendaient à le priver de la succession à l'Em- pire au profit de son cousin espagnol, et d'un cousin qu'il détestait ^. Deux fois Marie vint à Augsbourg pour diriger les négociations. Les pourparlers, on le comprend, furent vifs et animés. Ferdinand invoquait sa conscience, son honneur, la volonté de la nation allemande, hostile à ce projet, la répu- gnance manifestée par les électeurs, les privilèges de l'Empire. Aucune objection ne parvint ii vaincre l'obstination de la reine et de l'Empereur. Charles-Quint avait déclaré qu'il montrerait bien à Ferdinand lequel des deux frères était empereur. En efiét, le roi des Romains finit par céder, et, le 9 mars 1551, une capitulation fut signée par tous les membres de la famille selon les vœux de l'Empereur et de son fils. Ferdinand promettait à Philippe de favoriser son élection à l'Empire; Philippe, de son côté, s'en- gageait à proposer Maximilien pour lui succéder en qualité de roi des Romains et à lui laisser l'administration de l'Empire. A son tour, Maximilien prit l'engagement verbal de ne pas s'opposer à l'élection de Philippe. Cette promesse ne devait pas lui peser beaucoup, car il était convaincu que les électeurs ne se prêteraient pas à une pareille intrigue, et l'événement lui * Marillac à Henri II. Augsbourg, 16 septembre 1550 : ^ Le roi de Bohème ne peut comporter la domination des Espagnols en Allemagne, à quoi il sera d'autant plus supporté qu'il est aimé de tout le pays, comme prince gentil et de grande expectation, où, au contraire, le prince d'Espagne est haï de tous les pays, jusques aux siens propres, excepté seulement les Espagnols. » Druffel, I, 504. Le même ambassadeur écrit, le 27 novembre : « Le roi de Boiième est trop remuant pour s'accorder avec la stupidité de l'autre (Philippe). » Ibid., 533. Le seigneur d'Uifé écrit de Rome, 13 décembre 1550, au roi de France : ft S. S. m'a dit qu'elle a avis d'Espagne que, quand le roi de Bohême en partit, se déclara à quelque sien serviteur... que plus tôt il éliroit perpé- tuelle prison que de s'y accorder, et m'assura Sa S'^ deux ou trois fois d'avoir le susdit avis de bon lieu. » Ribikr, II, 279. ( 31 ) donna bientôt raison. Maurice de Saxe et l'électeur Joachim de Brandebourg répondirent qu'ils ne pouvaient, sans consulter les autres électeurs, s'obliger dans une affaire aussi impor- tante. Les électeurs de Mayence et de Trêves se prononcèrent d'une façon plus catégorique : ils refusèrent leur concours. Plus d'un prince déclara qu'il s'accommoderait plutôt avec le Turc. En réalité donc, cette fameuse capitulation, qui devait affer- mir la puissance de la maison d'Autriche, n'avait servi qu'à causer à Charles-Quint un des plus grands soucis de son règne, à rendre publique l'antipathie des Allemands pour son héritier et leur répugnance à être gouvernés par lui. L'échec qu'ii éprouva alors l'affecta sensiblement dans son orgueil et son affection paternelle. 11 y trouva bientôt une compensation. Philippe, veuf depuis neuf ans de sa première femme, allait épouser une autre de ses cousines de Portugal. Charles-Quint le fit renoncer à ce mariage et offrit son fils à la fille de Henri VIII, Marie Tudor, reine d'Angleterre, à laquelle lui-même avait été promis jadis. Dans les Pays-Bas, on accueillit avec satisfaction ce projet, qui devait avoir des conséquences favorables au point de vue des relations commerciales avec l'Angleterre. Charles-Quint proposait, d'ailleurs, d'attribuer les Pays-Bas et la Bourgogne à l'aîné des enfants qui naîtraient de cette union. En Angleterre, la réprobation fut générale. En Espagne, la nouvelle ne fut pas mieux accueillie. On chercha à donner satisfaction aux Anglais en insérant dans le contrat des dispositions par lesquelles Philippe s'obligeait à n'introduire aucun change- ment dans la constitution et dans les lois du royaume, à n'en- gager jamais l'Angleterre dans aucune guerre entre l'Espagne et la France et à maintenir dans toute sa force l'alliance entre ce dernier royaume et l'Angleterre. Charles- Quint tenait trop au mariage pour hésiter à souscrire à ces clauses et à d'autres, qu'il se proposait bien de ne pas observer, parce qu'elles étaient contraires à ses vues. Quelques jours après avoir signé le con- trat, il écrivait ù Philippe d'en faire autant sans s'arrêter aux (32 ) engagements qu'il allait prendre, attendu qu'il était convenu avec la reine qu'ils feraient à leur volonté '. Comme dans l'atfaire d'Allemagne, Philippe, animé des mêmes vues ambitieuses que son père, marcha d'accord avec lui et passa par-dessus les difticultés, les obstacles, les répu- gnances. Il n'hésita pas à s'unir à une femme plus âgée que lui de douze ans, peu avenante, vieillotte, ce qui faisait dire k un de ses familiers que, pour vider le calice, il ne lui fallait rien moins que l'assistance divine et la conviction qu'il se dévouait pour le salut des âmes du royaume d'Angleterre et le bien de ses États 2. Jusque-là, Charles-Quiiit n'avait pas renoncé officiellement au projet de faire élire son fils à l'Empire. Le contrat de mariage une fois signé, il annonça à son frère et aux princes d'Allemagne qu'il l'abandonnait définitivement ^. Philippe alla plus loin : il envoya à son cousin Maxi milieu l'assurance de son désir de le voir arriver à la dignité impériale, de son affection, du plaisir qu'il éprouverait à l'obliger, à entre- tenir avec lui des relations plus étroites. Cette démarche de * L'Empereur à Philippe. Bruxelles, 'tli janvier 15o4 : «Ils ((retendent qu'au moment où vous vous marierez, vous juriez et approuviez ledit contrat et de garder les lois et privilèges de ce royaume; mais ladite reine assure confidentiellement qu'en secret il sera fait à notre volonté, comme nous le tenons pour assuré. » Doeunienfos incditos, III, 452. 2 Ruy Gomez de Silva à Eraso, secrétaire de l'Empereur. Winchester, 29 juillet 1554. Documentos inéditos, III. 529-530. 5 Charles-Quint à Ferdinand, 3 février 1554 : « Et certes, le peu d'espoir que j'ai que pour maintenant se puisse effectuer ce qu'avoit été mis en avant que mondit fils vous succéda en l'empire, m'a fait tant plus incliner à cette pratique. Et ne sçai pourquoi les états de l'empire doivent avoir si mal pris ce que l'on proposa aux électeurs pour mondit fils, puisque tout étoit fondé sur leur propre bien et pour communiquer avec lui s'il convenoit ou non, et non pas pour y entrer violentement, comme l'on a publié, ni au préjudice de votre élection. Et pour avoir toute fois été prises les choses autrement et voir le peu d'apparence qu'il y a pour le présent, vous sçavez qu'il y a longtemps que j'en ai suspendu la pour- suite. » Lanz, Correspondenz, III, 606. (33) Philippe n'eut pas, au moins pour le moment, le résultat qu'il disait en attendre : il y avait entre les deux cousins des diver- gences de caractère et d'opinions qui excluaient toute sym- pathie ^. Le 24 mars 15o8, par l'élection de Ferdinand à TEmpire, la branche allemande de la maison d'Autriche prit place parmi les puissances européennes, dotée d'une vie propre, sinon tout à fait indépendante, car l'Autriche était destinée à se mou- voir pendant longtemps dans la sphère de la politique espa- içnole. Si Charles-Quint n'était pas parvenu à faire attribuer à son fils le titre d'empereur, qu'il ambitionnait de lui léguer avec le reste de son héritage, il ne lui laissait pas moins, en abdi- quant, une somme d'influence en Europe qui le plaçait au premier rang des souverains de la chrétienté. Par son mariage avec Marie Tudor, en 1554, Philippe avait à sa disposition les forces de l'Angleterre, qui pouvaient lui fournir un appoint considérable dans la lutte avec la France. La même année, son père lui conférait la couronne de Naples et le duché de Milan, par où il communiquait avec l'Allemagne et les Pays-Bas; en 1555, la cession des provinces belges mettait dans sa main le pays le plus florissant et le plus riche de l'Europe; les royaumes d'Espagne, qu'il reçut en 1556, lui donnaient la supériorité militaire sur tous les autres peuples; les terres découvertes en Amérique lui apportaient, avec leurs produits, de l'or en abondance. La même année, Charles-Quint lui cédait le comté de Bourgogne; il lui conférait le vicariat de l'Empire en Italie, pour lui et ses héritiers, au mépris d'une convention avec Ferdinand arrêtée à Augsbourg en 1551 - et en violation du droit inhérent à la dignité impériale; cependant Philippe • Maurenbrecher, Beitrâije. Histor. ZèitsciDijt, L, 18-19. - Par acte du 9 mars 1551, écrit de la main de Ferdinand, celui-ci s'était obligé à instituer Philippe son lieutenant en Italie et à lui en laisser exercer les fonctions quand lui-même ne se trouverait pas dans cette province. Charles, sans en prévenir son frère, attribua le vicariat ( 34 ,) n'avait pas besoin de celte attribution pour exercer en Italie la même action que son père : depuis longtemps ce pays, à la merci de Charles- Quint, n'était plus qu'une dépendance de la monarchie espagnole. On voit aisément comment la préférence de Charles-Quint est allée à l'Espagne. Partager ses Etats entre les deux bran- ches de sa maison, c'eût été agir à l'encontre de la politique d'absorption et de concentration qui était celle de la famille de Habsbourg. Favoriser Ferdinand plus qu'il ne le fit, c'était avantager l'Allemagne, qu'il n'aimait pas et dont il n'était pas aimé : il n'avait pas oublié l'insuccès de la guerre qu'il y avait livrée au protestantisme et ce traité de Passau, la plus grande humiliation qu'il eût subie. A son avènement, il avait rêvé le rétablissement de l'Empire dans l'esprit du moyen âge, étroite- ment uni à l'Eglise, les deux puissances gouvernant le monde; à l'apparition de Luther, son programme s'était compliqué du rétablissement de l'unité religieuse; son rêve n'avait pu se réaliser, en grande partie par la faute de l'Allemagne; aussi finit-il par déclarer qu'il ne voulait plus rien avoir de commun avec l'Empire. L'Espagne, au contraire, soumise, docile depuis longtemps, à l'abri de l'hérésie, du moins sous son règne, grâce à une profonde orthodoxie et à la vigilance de l'inquisi- tion, s'inclinait sous l'autorité du maître. Il avait façonné son fils de façon à lui faire incarner son idéal : c'est à lui qu'allèrent ses sympathies et ses faveurs. Mais ce ne fut pas sans préjudice pour ses autres États que Charles-Quint favorisa ainsi l'absorption de la puissance des Habsbourgs par l'Espagne. Dans les premières années de son règne, alors que ses compatriotes flamands possédaient encore une iniîuence marquée dans ses conseils, il avait paru entre- sans conditions à Pliilippe et à ses successeurs. Granvelle lui-même déclara plus tard cet acte exorbitant et sans valeur. Aussi Charles n'en donna-t-ii pas plus connaissance après qu'avant à son frère. Dans la suite, Philippe sollicita de Ferdinand, à diverses reprises, son assenti- ment à la concession du vicariat; Ferdinand refusa, de sorte que l'atti-i- bution laite par l'Empereur à son fils resta sans effet. ( 33) tenir des vues bien différentes; de là le projet de création d'un royaume au nord de son empire, projet sacrifié à des intérêts dynastiques. Quant à l'Italie, où Charles-Quint possédait les royaumes de Naples et de Sicile et exerçait une influence pré- pondérante sur les autres Étals, le résultat de son règne fut de la livrer, comme les Pays-Bas, à l'oppression et à la décadence. L'Espagne elle-même, sous le rapport du développement intérieur, fut bien loin de gagner au règne de Charles-Quint : il n'y fut pas favorable à la prospérité publique. La plupart des historiens espagnols font môme dater de l'avènement de « Charles d'Autriche » en Castille le commencement de la décadence de leur pays. Ferdinand le Catholique avait eu à cet égard des idées plus justes, plus conformes aux intérêts nationaux. Mais la politique d'expansion s'accommodait mal à ces intérêts; et c'est ainsi que l'Espagne a pu fonder sa suprématie en Europe au détri- ment de deux peuples qui l'avaient aidé à l'établir : les Pays- Bas et l'Italie. TOMK LIV. [%) (7 SOURCES PRINCIPALES. Coleccion de documentos incditos para la historia de Espana. Madrid, 1842 et années suivantes. Abarca, Segimda Parte de los Anales hùtôricos de los Rexjes de Aragon. Salamanca, 1684, 1 vol. in-fo. Argensola, Primera parte de los Anales de Aragon. Çaragoça, 1630, 1 vol. in-f". ÇuRiTA, Los ciiico lihros postreros de la historia del rey don Uernando el Catholico. Çaragoça, 1580, 1 vol. in-f». LORENZO Galindez Carvajal, Anales brèves del reinado de los Reyes CatÔlicOS (DOCUiMENTOS INÉDITOS, t. XVIII). Cartas del Cardenal Don Fray Francisco Jiménez de Cisneros dirigidas â Don Diego Lopez de Avala, publicadas... por Don Pascual Gayangos y Don Vicente de la Fuente. Madrid, 1867, 1 vol. in-8o. A. RoDRiGUEZ Villa, La reina doua Jiiana la Loca. Madrid, 1892. 1 vol. in-8o. C. VON HôFLER, Monumenta hispanica. — I. Correspondenz des Goberna- dors von Castilien Adrian von Utrecht mit K. Karl. iSSO [Abhandlungen DER K. BôHM. Ges. der VViss., VI. Folge, X. Band(1881)]. — II. Spanische Regesten, iôiS-i320 [Id., XI. Band (1881-1882), in4«]. H. Ulmann, Kaiser Maximilian L Stuttgart, 1884-1891, 2 vol. in-8o. ,1. Chmel, Urkicîiden, Rriefe und Actenstïicke ziir Geschiclite Maximi- lians L und seiner Zeit (Bibliothek des Litterar. Vereins, t. X). StuttgarL 1845, 1 vol. in-8«. Le Glây, Négociations diplomatiques entre la France et l'Autriche durant les trente premières années du XVI^ siècle. Paris, 1845, 2 vol. in-4f'. Id., Correspondance de V empereur Maximilien /«'' et de Marguerite d'Autriche, iUOJ-iôlO. Paris, 1839, 2 vol. in-8o. Ch. Weiss, Papiers d'État du cardinal de Granvelle. Paris, 1841-4852, vol. in-4". Lettres du roi Louis XII et du cardinal Georges d'Amboise. Bruxelles. 1712, 4 vol. in-8°. ( 38) RiBiER, Lettres et mémoires d'État. Paris, 1666, 2 vol. in-f". DôLLiNGER, Beitràge ziir politischen, kirclilichen und Cultur- Geschichte der sechs letzten Jahrhunderte, 1. Bd. Regensburg, 1862, in-S*'. Sandoval, Historia de la vida y liechos del emperador Carlos V. Pamplona, 1634, 2 vol. in-f». A. Henné, Histoire du règne de Charles-Quint en Belgique. Bruxelles, 1858-1860, 10 vol. in 8". dus. DE Leva, Storia documentata di Carlo V in correlazione ail' Italia. Venezia-Bologna-Padova, 1864-1894, 5 vol. in-8«. Gachard, Charles-Quint (Biographie nationale, t. III, Bruxelles, 1872). Id., Retraite et mort de Charles-Quint au monastère de Yuste. Bruxelles, 1854-1855, 3 vol. in-8«. Id., Les monuments de la diplomatie vénitienne (Mém. de l'Acad. roy. de Belgique, t. XXVII. Bruxelles, 1853, in-4o). Id., Relations des ambassadeurs vénitiens sur Charles-Quint et Phi- lippe IL Bruxelles, 1856, 1 vol. in-8«. MiGNET, Charles-Quint, son abdication. Paris, 1854, 1 vol. in-8o. K. Lanz, Correspondenz- des Kaisers Karl V. Leipzig, 1844-1846, 3 vol. in-8«. Id., Actenstïicke und Briefe zur Geschichte Kaisers Karl Y. (Monumenta IIabsburgica, II. Abth , I. Bd. Wien, 1853, 111-8"). Id., Slaatspapiere zur Geschichte des Kaisers Karl V. (Iîibliothek des i.iTTERAR. Vereins, t. XI). 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Ersler Band, bearbeitet von A. Kluckhohn. Gotha, 1893, 1 vol. in-S». A. VON Druffel, Briefe iind Akten zur Geschiclite des sechzehnlen Jahrhunderts, i:)46-iSSS. Miinchen, 1873-1882, 3 vol. in-8«. Calendars of State Papers : Calendar of letters and despatclies and State papers, relating to thr négociations between England and Spain. London, 1862-1888, 5 vol. gr. in-8". — Supplément lo vol. I and vol. II, 1868. Letters and papers, foreign and domestic, of Ihe reign of Henry VIII. London, 1862-1894, 4 vol. gr. in-8». Calendar of State papers and manuscripts, relating to English affairs in ihe archives and collections of Venice and in other librairies of Northern Italy. London, 1864-1884, 6 vol. gr. in-8''. Cabrera de Cordoba. Filipe segundo. Madrid, 1876-1877, 4 vol. in-f". F.-B. VON BuGHOLTZ, Gcschichte der Regierung Ferdinand des Ersten. Wien, 1831-1838, 9 vol. in-8o. {f^J Cv] APPENDICE. Mémoire adressé à Marguerite d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas, au sujet des relations à entretenir avec le roi d'Aragon (? 1511). (Extrait.) L'auteur annonce l'intention de développer dans ce mémoire les vues exposées par lui à l'empereur Maximilien sur les affaires d'Espagne. Et tout d'abord, il montre que, dans l'état actuel des choses, l'Empereur ne peut avoir confiance ni dans le roi de France ni dans le roi d'Aragon, « car pour ceste heure, il n'y a nul d'eux qui voulsit veoir l'Empereur plus grand qu'il est;... chacun doubte que, si l'Empereur vient au dessus de ses affaires, il les fera venir à jubé, et pour ce, chacun des deux tache de mettre l'Empereur en diffidence et dissension avec l'autre... Ces choses présupposées, faut que l'Empereur entretienne ces deux rois par dissimulation, ainsi qu'eux font avec luy ». Ce principe de la dissimulation nécessaire en tout état de cause étant établi, l'auteur aborde l'objet principal de son mémoire, la discussion des affaires d'Espagne au bien et profit du neveu de la gouvernante, l'archi- duc Charles. Deux voies sont ouvertes : l'union ou la rupture avec le roi d'Aragon, « car en chascun endroit, conduisant les choses par bon con- seil, il pourra faire le grand bien et prouffit de monsr le prince ». Si l'Empereur veut l'union, trois choses sont nécessaires : l'envoi du prince en Espagne pour être remis aux mains du roi d'Aragon, en mémo temps qu'aura lieu la remise de l'infant Ferdinand à l'Empereur; l'abandon de l'alliance entre Maximilien et le roi de France ; la rupture des relations avec les grands de Castille, auxquels l'Empereur a jusqu'ici accordé son appui, « autrement le roi d'Aragon, qui est le plus craintif, le plus suspicieulx, le plus avaricieulx et le plus grand dissimuleur de tout le monde, sous couleur de cette union, fera toujours pratiques secrètes pour entretenir l'Empereur en nécessité, afin qu'il n'ait jamais pouvoir de nuire ». ( 42 ) Toutefois de graves objections doivent être faites sur ces trois points : « Car de bailler ainsi simplement monsf le prince en la main dudil roy d'Aragon pourroit estre cause de faire priver l'Empereur du gou- vernement des pays de par deçà; et, avec ce, si le roy d'Aragon avoit enfants masles, mons'^ le prince se trouveroit en très grand danger de sa personne et de ses royaulmes. Aussi d'abandonner l'amitié du roy de France sans bon fondement pourroit estre cause que l'Empereur se trouveroit abandonné de tous costés; et laisser la protection des grands de Castille seroit les indigner tant qu'ils pourroient faire un préjudice irréparable à la succession de monsr le prince. » Au contraire, si l'Empereur voulait se résoudre k la rupture, rien ne serait plus facile : le roi d'Aragon n'a pas observé le traité; les grands sont si mal disposés pour lui qu'ils seraient maintenant les premiers à le chasser du royaume et à mettre le prince à sa place. Néanmoins il ne faut pas rompre à la légère : le roi d'Aragon, s'il était averti, s'alliej-ait avec le j'oi de France et s'arrangerait avec les grands de Castille au détriment du prince» En toute hypothèse donc, que l'Empereur se décide pour l'union ou pour la rupture, « il doit dissimuler tout le contraire de ce qu'il entend faire pour le présent ». Qu'il envoie comme ambassadeur un personnage qui ne soit pas affectionné au roi d'Aragon et en qui les grands de Castille aient pleine confiance, par exemple, M. de Vère, ancien ambassa- deur du feu roi Philippe, ou Andréa di Borgo, qui sert l'Empereur dans ses ambassades et a déjà beaucoup intrigué pour lui en Espagne. On lui remettrait des dépêches doubles, les unes dans le sens de l'union et de la concorde, les autres pour la rupture, et il en ferait usage suivant les circonstances. Dans le premier cas, il y aurait des précautions à prendre pour l'envoi du prince en Espagne et la remise de l'infant Ferdinand en Flandre. On pourrait demander que le prince fût reconnu prince d'Aragon et des Deux-Siciles, au moins après la mort de la reine sa mère et au cas où le roi d'Aragon n'aurait pas d'enfant mâle; exiger que le roi d'Aragon, à toute demande de l'ambassadeur de l'Empereur, laissât voir à celui-ci la reine de Castille, mère du prince, afin que, sa mort survenant, elle ne fût pas tenue longtemps cachée; réclamer la somme de 300,000 ducats donnée au feu roi Philippe et l'aide de Ferdinand pour le couronnement de l'Empereur. « Mais si l'Empereur tend à la union, après que l'hon auroit mis en crainte ledit Roy d'Aragon en luy remonstrant que, puisqu'il n'a pas ( 43 ) observé le traiclié desja faict, l'Empereur ne seroit obligié de le observei', et que s'il ne condescendoit à ces nouveaulx articles dessus déclairés, les chosses seroient en rompture, néantmoins, estant ledit Roy en ceste crainte, seroit meslier traictierles chosses plus gracieusement et obtenir, desdis articles nouveaulx, ce ([ue l'hon pourroit, et sur iceulx conclure .celon la qualité du temps et des affcres, ainssy que l'ambassadeur qui yroit cogneistroit estre mieulx expédiant. )) Et, par le contraire, si l'Empereur tendoit à la rompture, non seule- ment seroit mestier persister pertinacement en toutz les articles dessus- dis, mays seroit mestier en proposer des aultres de plus grande impoi- tance, auxquelz ne soit vraysemblable que ledit Roy d'Aragon doic condescendre, comant de mettre en avant que dès maintenant le prince soit intitulé Roy de Castillie, attendu que la Reyne sa mère est incapable, et que l'hon baillast dès maintenant audit prince les fortallcces en ses mains pour demourer au pays seuremant, et que toutes les forterèces fussent mises es mains de ses subjectz natifz de Castillie. et que ledit Roy d'Aragon rende compte et reliqua de ce qu'il ha administré sans tiltre ny raison ouauctorité quelcunque, en disant que, si ledit Roy d'Aragon ne faisoit tout ce que dessus, que ledit ambassadeur deubt protester contre luy de ce qu'il n avoit observé le traictié fait et des poynes qu'il auroit encourru, et qu'il déclarasl publiquement ledit ambassadeur icelluy Roy d'Aragon non debvoir estre tenu pour gouverneur, attendu qu'il n'a observé le traictié ny les loys du Royaulmes ; et toutes ces chosses doib- vent estre contenues es instructions dudit ambassadeur tant pour l'union que pour la rompture. » Or, pour mieulx parvenir à la despechie des choses dessus dites ei pour obvier aux dangiers et inconvenientz dessus mentionnés et afin que ledit Roy d'Aragon ne puisse suspicioner que ledit ambassadeur eusi aulcune commission pour la rompture, est mestier que, cependant, l'Em- pereur entretiègne touljour le Roy d'Aragon par ses lettres en bon espoir de luy vouloir envoyer le prince en ses mains, pour luy ouster toute diifidence, en disant qu'il envoyera en brief un sien ambassadeur avèque les lettres et séellés des villes et grandz de Flandres pour disposer et conclure du temps et manière de conduire le s^ Infante en Flandres el ramener mons'' le prince en Castillie ef pour conclure toutes aultres bonnes chosses servantes à la vraye union et amytié d'entre eulx deux ; car si ledit Roy d'Aragon souspecionoit que l'hon envoyast ledit ambas- sadeur à aultres fins, il ne le laisseroit point entrer en Espagne; mais (44 ) soubz umbre de bonne foy il pourra appourter doubles despechies à loutz fins. » Mais, pour tous eflfectz, est plus que nécessaire, avant que ledit ambassadeur arrive en Espagne, que l'Empereur se monstre toujours enclin à l'entretenement de l'amytié de France et monstre, le plus secrète- ment que luy sera possible, de la vouloir acroistre par noveaulx Iraictiés ou aultrement, afin de soy ayder de luy et de tenir ledit Roy d'Aragon en plus grande crainte et, soubz coleur de l'entretenement de ceste amy- tié de France et pour luy monstrer que l'Empereur se confie plus en luy que enl'aultre, se pourroit déchirer audit Roy de France cornant le Roy d'Aragon n'a observé le traictié faict à Bloys tochant le goveincmant des Royaulmes de Castillie et que, par ainsy, l'Empereur n'est plus tenu de l'observer, et, pour ce que ledit Roy de France, par ses lettres patentes et son séellé, a promis ayder celluy qui observeroit contre l'aultre qui ne observeroit ledit traictié, qu'il seroit tenu ledit Roy de France ayder l'Empereur contre ledit Roy d'Aragon pour le deschasser dudit governe- mant et, par ce moyen, se pourroit assés cogneistre et entendre de quel couragie est ledit Roy de France en cestuy affère ; et si l'hon trovoit ledit Roy de France à ce enclin, se pourroit, pour introduction de la matière, obtenir de luy un saulf conduict gênerai pour quelcunque des grandz d'Espagne ou de quelque estât qu'il soient qui voulsissent sortir de Cas- tillie et venir au service de l'Empereur et du prince, qu'ilz puissent libre- ment passer par toutes les seigneuries dudit Roy de France, et, avèque ce saulf conduit, avant que ledit ambassadeur arrive en la court dudit lloy d'Aragon, se pourroit tenir moyen que le Grand Caj)itaine, lui envoyant les lettres celon l'intelligence quej'ay prinse avèque luy, incon- tinent sortiroit d'Espagne et entreroit en France, non monstrant de venir à l'Empereur, mais faingnant de recourir au Roy de France, qui ha ancores rière luy sa femme et ses fillies, et néantmeyns ledit Grand Capitaine, après qu'il seroit en France, pourroit, à la requeste de l'Em- pereur, venir au service du prince, et monstreroit l'Empereur l'avoir appelle afin qu'il ne print aultre party et pour s'en servir à la guerre de Gheldres, et après ledit Grand Capitaine, sortiroient de Castillie beau- cop d'aullrcs grandz maistres et bons personagies qui viendroient très volontiers servir leur prince; et, avèque ce préambule de monstrer d'en- tretenir l'amityé de France et que le Grand Capitaine soit au service du [)rince ou de l'Empereur, le Roy d'Aragon condescendra à toutes bonnes condicions et fera tout ce que l'Empereur vouldra, et luy pourra baillier ( 45 ) l'Empereur toute tielle loy que luy [)laira ; niay si sans ce préambule l'hon mettroit ledit Roy d'Aragon en crainte, il pourroit gaignier ledit Grand Capitaine et les aultres grandz de Castillie, leur donnant ce qu'il leur ha prins et leur faisant plus grandz biens pour les tirer à soy ; et semblable- mant pourroit gaignier le Roy de France, faisant novelles pachies • du Royaulme de Naples, et par ainsy pourroit émovoir nouveaulz débat/ contre l'Empereur et mons"" le prince, auxquelz l'hon pourra obvier en prévenant comme dessus. » Après ces préambules, en ce mesme temps que ledit Grand Capitaine sortiroit d'Espagnie, pourroit arriver l'ambassadeur de l'Empereur en la court du Roy catolique se monstrant de non riens sçavoirdu partemant dudit Grand Capitaine, et, ensuyvant ces instructions, pourroit ledit am- bassadeur, par toutz bons moyens, tachier de induyre ledit Roy d'Aragon à la union, amityé et vraye intelligence avèque l'Empereur et condescen- dre aux articles dessus déclairés, qui sont toutz raisonables, auxquelz ledit Roy estant en crainte facilement condescendra s'il est asseuré, par moyen d'iceulx, avoir le prince en ses mains en bailliant le s"" Infante, et, si la union s'i peust trover bonne, sera la chosse plus seure et mains dangié- reuse, attendu que celluy qui doibt estre héritier de l'ung est apparant de l'estre de l'aultre ; mais si ledit Roy d'Aragon ne vouloit condescendre à la union et aux condicions raisonables et qu'il voulsist toutjour tenir l'Empe- reur en nécessité comme il ha faict jusques à présent, tiellement qu'il fail list venir à la rompture avèque luy, avant que de venir à icelle rompture seroit très nécessaire que l'ambassadeur qui ira en Espagne eust avèque luy tant et quant lettres missives de l'Empereur et du prince par lesquelles ilz escripvissent à tous les grandz et villes de Castillie. qu'il ne deussent point obéir ledit Roy d'Aragon comme governeur de Castillie, attendu que ledit prince n'avoyt poinct apprové icelluy traictié et que ledit Roy d'Aragon ne l'avoyt pas observé, et que, par icelles lellres, l'hon escrip- visset aux grandz et villes de Castillie qu'ils missent la reyne donna Johanna et les s^s Infantes don Fernando et donna Katelina en bonne et seure guarde jusques à la venue du prince, et qu'il missent ledit Roy d'Aragon dehors desdis Royaulmes et que, ce pendant, en la présence dudit ambas- sadeur, fissent assembler les Estatz et Courtz générales desdis Royaulmes en quelque lieu propice et illèques fissenreslever le |)rince pour Roy et, celon les loys desdis Royaulmes, fussent choisiz les governeurs jusques à * Pache, Pacte, accord, convention. ( 46 ) la venue du prince, pour laquelle venue lesdis Estatz deussent fèrr assembler l'armée de mer soutfisante pour envoyer en Flandres le s'' In- fante don Fernande et accompagner mondit seigneur le prince en Espa- gne, et, pour plus seure expédicion de cestuy affère se pourroient dresser deux principaulx moyens: l'ung que le prince disant soy estre délibéré de venir en Espagne à régir et governer ses Royaulmes avèque le conseil de ses vassaulx et subjectz, escripvit aux grandz de Castillie qu'il viégnent personélement devers luy, ou ceulx qui ne sont en estât de povoir venii- qu'ilz envoyent leurs enfans pour accompagner mondit seigneur le prince en Castillie, leur advertissant que si le serviront bien il les recogneistra et leurs fera des biens, et ceulx qui feront le contraire serons chastiez, et par ainsi nully demeurera qui ne acomplisse le mandemant de l'Empe- reur et du prince; l'aultrc moyen est que ledit ambassadeur apporte avèque luy lettres patentes par lesquelles soyenl députés aulcuns lieute- nantz de l'Empereur et du prince pour régir et governer jusques à leur venue, et debvroient estre choisis lesdis lieutenantz tiélemant que l'hon sastisface à toutes les partialités, et me semble que premièrement se deb- vroit nommer le cardinal de Tolleto \ puys le connestable 2, puys le duc de Nagiera •', puys l'admirant *, puys le duc de l'Infantado, puys le Grand Capitaine et le conte de Benevenle ^ et le conte de Onrognie *', joinct avèque eulx l'ambassadeur qui sera là; et se pourroit déclairer qu'il ne puissent riens fore sans estre toutz appeliez et que aulmeyns les deux partz d'eux soyent concordantz. » Ces lettres et expédicions se pourront toutes aporter par ledit ambas- sadeur qui ira en Espagne, lequel fault que se conduise très sagiemant et cautemant, et avant qu'il face aulcun signe de rompture, ayns se mons- trant toutjour vouloir tendre à la union et concorde, pourra, par bons moyens, practiquer avèque les grandz et descovrir l'affère avèque ceulx qu'il cogneislra estre bons et leur présenter secretemant les lettres et les visiter de nuict très secretemant pour ouster toute souspeçon et, avèque leur conseil et ayde, se pourront envoyer les lettres aux aultres et aux villes principales, tiellemant que la présentacion desdites lettres se treuvc ' Francisco Jiméncz de Cisneros. * Don Bernardine Fcrnândez de Velasco, duc de Frias. ^ Don Pedro Manrique, duc de Nàjera. * Don Fadrique Enriquez, comte de Melgar. * Benavenie. • « Urena. ( 47 ) faicle à toutes les villes en ung mesme jour pour les apprller en l'assem- blée des Estalz à ouyr ce que l'ambassadeur de l'Empereur et du prince leur vouldra proposer, et en ce fera beaucop la discrécion de l'ambassa- deur qui ira, lequel sagiemant et secrelemant pourra traicler et practi- quer toutz les affères avcque ceulx qu'il cogneistra estre féables et affec- lionés au service et bien de mons"" le prince. » Et pour ce que en toutes manières, soit pour la union ou pour la rompture, est très nécessaire Talée du prince en Espagne, me semble (|ue, pour obvier à toutz dangiers, oultre les chosses dessus dites, fault faire trois aultres chosses principales: la première, avoir vraye intelligence avèque le Roy de Navarre, lequel peult beaucop servir et ha assés de bonnes gens et est ung très bon belluard entre France et Espagne et est de soy mesme fort enclin au bien et service de mons^ le prince; et si Thon povoit aussi avoir la intelligence avèque le Roy de Portugal, se seroit très bonne chosse, combien qu'il ne fauldroit riens déclairer des matières de ce que l'hon vouldroit dresser en Espagne. » La seconde chosse qu'est à fère, ce seroit que vous, Madame, qui mieulx cogneissés les chosses d'Espagne que nul autre, fuissez contante prendre la cliargie d'accompagnier monsr le prince vostre nepveu en Espagne, car vous y estes bien aymée et désirée, et, par vostre moyen, (îesseroient toutes les partialités et différentz entre les grandz de Castillie. » La tierce chosse est la manière de la conduicte de mons*^ le prince pour le conduyre seurremant, en quoy faull bien et seurremant délibérer. » Et desjà ay pensé aulcuns moyens, lesquelz diray de bouchie avèque le surplus. » Archives générales du royaume, Bruxelles. Registre portant au dos : Copies faites à Lille en 1870. ( 48 Règlement de la maison du futur roi d'Austrasie. L'Empereur a veii et entendu l'advis de messeigneurs ses conseillers de ses pays d'ambas sur le concept de Testât de monseigneur, que Sa Majesté leur avoit envoyé par ses conseillers M^Hans Renner et Jaques Vil- lingher. Et pour résolucion Sa Majesté n'est point en voulenté de commectre aucuns chambellans ne gentilzhommes qui soient comptez par demy an. pour plusieurs bonnes raisons à ce le meuvans, mais veult ledit Sire Em- pereur que Testât de mondit seigneur, desdits chambellans et gentilz- hommes soit comme s'ensuyt : Premier, il y aura les IIII chambellans du conseil des finances, qui sont: les sires de Nassou, de Thierves, Fiennes et Berghcs. Item, huyt cliambellans du grant conseil pour assister madame et hon- norer le conseil des maistre des requestes, qui seront assavoir : Le seigneur de Saintpy, Le seigneur de Berssel, Le grant bailly de Haynau *, Le seigneur de Flagy, Le seigneur de Caestre, ou cas qu'il ne soit bailly de Bruges, Monseigneur de la Chaulx, Le seigneur de Montigny, Le seigneur d'Aymeries. Item, il y aura encoires XL chambellans tousjours comptez telz qui seront adviscz cy après, et deux chief assavoir : monseigneur de Bèvres, chief de XX chambellans, et le seigneur de Vasseucre, chief des autre XX. Item, l'Empereur veult avoir IIII" gentilzhommes et quatre chief d'escadre, losquclz cliicf il veult que ce soient les cy après nommez : Premier, le seigneur de Walhain, Le seigneur de Flagy, Bouton, Et le seigneur de Vcrlain. Jacques de C.avrc, seigneur de Fresin, grand bailli de Hainaut de 15^4ù 4î)35. (49 ) Item, l'Empereur veult que entre lesdits IIII" gentilzhommes soient quatre gentilzhommes appeliez lez quatre chevaliers d'onneur, dont le filz du seigneur de Vergy en sera l'ung, combien qu'il ne soit encoires chevalier, car Tintcncion dudit seigneur Empereur est de, incontinent après qu'il aura amené mondit seigneur pardeça, de faire icelluy sei- gneur Roy d'Austrazie, et faire lors lesdits llll" gentilzhommes, qui seront gens de maison, chevaliers, et aussi tous lesdits chief et XL cham- bellans. Et seront lesdits chevaliers comptez à llllcchevaulx. Item, l'Empereur ne veult avoir nulz drossetzen que ce ne soient tous allemans pour les causes qu'il leur déclairera plus à plein. Et trcuvc ledit sire Empereur que ce sera plus son prouffit de compter tousjours lesdits chambellans et gentilzhommes que de les compter par demy an, par ce que quant ilz viendront en Allemaigne ou ailleurs, qu'il fauldra que monseigneur voiiaige et que leur terme fauldroit, ilz coustc- roient beaucoup à les contenter de leurs demandes; car ledit sire Em- pereur le scet bien par ce qu'il a assez expérimenté parcidevant. Et si avec ce prandront tousjours leur excuse qu'ilz ne seront pas bien montez par ce que leur père ou frère ne leur vouldroit riens donner durant le terme qui ne seront point comptez, et fauldroit tousjours bailler argent à ccuk qui rclourncroient, et les aultres qui viendroient à service per- droient ung giunt temps en venant. Ainsi signé de la main de l'Empereur, (plus bas) : Visa. Chambre des Comptes de Lille. Art. fi. 23I)S. ( so ) G. LE TESTAMENT DE J529. I. U Empereur à la duchesse de Savoie. Barcelone, 27 juillet io29. Madame, ma bonne tante,... Je dépesche maintenant Adolf Vander Aa, i];entilhomme de ma maison, présent porteur, par la voye de mer, par lequel vous envoyé mon testament, duquel j'ay fait faire quatre escrip- lures, assavoir deux en latin et deux en castillan, toutes de mesme forme, substance et teneur, closes et scellées, comme celle que vous porte ledit Vander Aa, pour icellui testament faire bien garder rière vous, comme il appartient et selon que entièrement je m'en confie. J'avoye desja, dois ma cité de Toledo, envoyé ledit testament au port de Bilbao aux sieurs de Montfort et Moqueron à la fin que dessus, mais le courrier, à son arrivée, trouva qu'ils avoyent fait voile, et ne l'ay voulu envoyer par la voye de terre, pour doubte des inconveniens que assez entendez. Archives générales, Bruxelles. Papiers d'État et de l'audience, t. XXXVIII, f» 91 r». II. Marguerite à V Empereur . Bruxelles, 2 septembre lo2iK Monseigneur, j'ai reçu les lettres qu'il vous a plu m'envoyer parAdoll Vander Aa, duxxviF de juillet, avec vostre testament, lequel. Monseigneur, je garderay moy mesmes en mes coffres, selon que par icelles il vous plaistle me ordonner. Mais j'espère que Dieu vous donnera si longue vie que en ferès encore une douzaine d'autres, et, quant le cas adviendra, serai desja bien pourrie en terre, et aurès fait accomplir et exécuter le mien comme j'en ay l'espoir en vous. ( 51 ) III. Charles-Quint à Marguerite, Plaisance, 23 septembre 1329. Co m'a esté plaisir, Madame, entendre que vous avez reçu mon testa- ment et ((ue le garderez, comme m'escripvez, et entends bien qu'il vous desplairoit autant que à personne vivant qu'il en faillit venir au besoing; mais tousjours est ce ouvrage nécessaire, que j'ay volontiers fait par temps pour le bien des miens et de mes pais et subjectz. Et du surplus m'en remectz au bon plaisir du Créateur. Ibkl., fo-Id2. IV. Procès-verbal de la destruction du testament de iù2t). Lan quinze cens trente cinq, le vj™e du mois dauril après pasques, en la ville de Bruxelles, es présences de mess^^ larcheuesque de Palerme, chief du priue conseil, le conte de Hoochstrate et le sr. de Molembaiz, chevaliers de lordre et chiefz des finances de lempereur, Maistre Anthoine Perrenin, secrétaire destat de sa maieste, a présente et deliure a la royne douaigiere de Hongurie, de Bohême, régente et gouernante es pays depardeca le testament de ladite imperialle maieste dernièrement fait en la ville de Madril le dernier jour du mois de feurier der»' passe, escript en papier, scelle de deux grandz seaulx en cire vermeil, jjendans a layz de soye jaulne, et cloz et cacheté en pluisieurs lieux du petit seau secret de ladite imperialle maieste; disant ledit secrétaire Perennin a ladite dame que icelle maieste impériale luy enuoyoit ledit testament pour en tous aduenemens le garder, et, quant au précèdent que sadite maieste auoit cy deuant fait, ensemble aussi ung codicille subsecutif que ladite Tome LIV. 5 ( o2) dame auoit en garde, quelle les feist mectre ou feu; ce que a este laict, et ont este lesdits viez testament et condicille JDrullez, cloz et scellez comme ilz estoient; et de ce que dessus ladite dame a ordonne a moy soubzscripi audiencier de ladite impériale maieste despescher acte et attestacion par du))p]icates, lun pour joindre audit nouveau testament et lautre pour ledit secrétaire Perrenin a sa descharge et pour en faire apparoistre a ladite impériale maieste. Fait audit Bruxelles en la court en la gallerie neufue, les an, mois et jour que dessus. Duplicata. Moy présent Pensaut m. p. Archives impériales. Vienne. i^y TABLE DES MATIÈRES. Introduction , iii-xiv Chapitre premier. — Avènement de Charles d'Autriche avx trônes de CastUle et d'Aragon 1 Chapitre II. — Charles-Quint successeur des rois catholiques. . . 10 Chapitre III. — L'héritage de Charles-Quint. — Suprématie de l'Espagne 23 Sources principales 37 Appendice ^i TABLE u DES MEMOIRES CONTENUS DANS LE TOME LIV SCIENCES. ^ i. Explorations scientifiques des cavernes de la vallée delà Meliaignc (55 pages, 1 figure cl ^8j)lanchcs]j: par Julien Fraipont et F. Tihon. ^ 2 Sur l'acide fluorchlorbromacctique (26 pages); par Frédéric SWARTS. 3. Les tufs kératophyriques de la Meliaigne (44 pages et 5 pi. par Charles de la Vallée Poussin et A.- F. Renard. LETTRES. I 4, La rivalité de la France et de l'Espagne aux Pays-Bas (1655-1700). — Étude d'histoire diplomatique et militaire {3Iém. cour., 567 pages); par H. Lonchay. 5. Essai d'anthropologie chinoise (104 pages); parCh. de Harlez. ^ 6. Charles-Quint et Philippe 11. — Étude sur les origines de la prépondérance politique de l'Espagne en Europe (67 pages); par Ernest Gossart. 3 2044 093 292 274