1 —
ET
AUTRES MÉMOIRES,
PmîMKS Pi «
l’académie royale
DES SCIENCES, DES LETTRES ET DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE.
COIÆECTIOW I.I-8 . -TOME XII.
MÉMOIRES COURONNÉS
ET
AUTRES MÉMOIRES.
i
\ i ,
ERRATA
UH MÉMOIRE l>E M. GOSSE, INSÉRÉ DANS LE TOME XII
DE CETTE COLLECTION.
4, ligne 4, au lieu de gagner,
4, « 19, » Ronhe ,
lire : avoir.
» Roehii.
11, » 24, »
11, » 26, »
19, note, 1. 9, »
1750, » 1749.
existaient, » existent.
non plus que la forme clés fruits, lire : les
fruits représentés sont frais.
19, note, 1. 14, »
89, ligne 15, »
152, » 20, «
bifurqué , lire : bidenté et ajouter : Les
fruits représentés sont secs.
«
sous le chef, lire : avec le chef,
le golf du Mexique , lire : la mer des An-
tilles.
ESSAI
SUR LA
VÉRITABLE ORIGINE OU DROIT DE SUCCESSION,
TAU
C.-F. GABBA ,
PROFESSEUR DE DROIT COMMERCIAL A L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE
DE MILAN.
(Mémoire couronné par l’Académie, le G mai 18G8.)
Palet testante h Ut esse jttris iwlurulis.
(Wolf, Jur. mit. scicuc. melh pcl'-
truct. pars VII , c. V, § 999.)
I
Tome XL
La classe des lettres de l’Académie royale de Belgique avait
inscrit dans son programme de concours pour 1858 la ques-
tion suivante :
Établir la véritable origine du droit de succession ; recher-
cher si ce mode de transmission décoide de la nature des choses
ou s'il n’est qu’un établissement créé dans un but d’utilité ci-
vile; exposer la doctrine des principaux auteurs qui ont traité
cette question; proposer une solution motivée...
Le mémoire actuel, accueilli avec bienveillance par l’Aca-
démie et couronné par elle dans sa séance du 5 mai, a pour
objet de fournir la solution de la question posée.
Le lecteur excusera les incorrections du style qu’il rencon-
trera dans ce travail, en remarquant que l’auteur, obligé par
le programme d’écrire en français, est Italien de naissance.
C.-F. Gabba.
-,
Quiconque connaît un peu l’histoire du droit n’ignore pas le
désaccord des jurisconsultes quant à la véritable origine et au fon-
dement philosophique du droit de succession. Si nous en croyons
le cardinal De Luca, on avait déjà élevé dans la plus ancienne
jurisprudence romaine de vives disputes sur le pouvoir de dis-
poser de ses biens après sa mort *. Depuis la renaissance des
études juridiques en Europe jusqu’à nos jours, des jugements
très-différents ont été prononcés sur ce sujet, d’abord par les in-
terprètes du droit romain, ensuite par les jurisconsultes doctri-
naux et par les écrivains du droit scientifique. Pour ce qui con-
cerne notre siècle, il suffit de rappeler les objections que Toullier
opposait au principe qui fait dériver le droit de succession du
droit de propriété 1 2, les protestations des saint-simoniens contre
toute admission d’un tel droit 3, enfin la répugnance de Ilégel 4
pour la transmission des héritages par testament. Des points de
vue très-différents ont été choisis par les différents auteurs; ils
ont. consulté tour à tour le droit naturel , le droit civil , la poli-
tique, l’histoire et même la tradition des sociétés. L’esprit de la
1 Theatrum jnslitiae et veritatis. — De fideicom., sumrria. I.
2 Le Code civil expliqué , t. V, § 342.
r> Reybaucl , Eludes sur les réformateurs , ch. II! , p. 124.
4 Grundlinien der Rechtsphilosophie , t. Y, § 179.
jurisprudence à chaque époque, le caractère meme de chaque
époque, ont joué un grand rôle dans cette fluctuation des doc-
trines.
En résumé, on s’est demandé si le droit de succession découle
immédiatement de quelque droit individuel incontesté, ou s’il
n’est qu’un établissement positif des législations, s’appuyant, soit
dans son principe, soit dans la forme de son exercice, sur de sim-
ples convenances de la société, et même sur des fictions du droit
ou sur des combinaisons factices de rapports privés.
Les déductions scientifiques et la portée pratique des doctrines
sur le droit de succession n’ont pas toujours été les mêmes. Les
écrivains ne s’en sont pas tous occupés avec une égale profon-
deur, et par conséquent le procédé, la méthode de leurs appré-
ciations n’ont pu être également sérieux, ni rigoureux. La ques-
tion n’a revêtu un aspect grave et imposant qu’au dix-huitième
siècle, à l’origine des mouvements de réforme en Europe. L’or-
ganisation des successions ayant été associée à l’organisation de
la propriété et même absorbée en elle, la question philosophique
de la véritable origine du droit de succession a toujours reçu
une solution dictée par les utopies communistes et socialistes.
La question a été traitée souvent aussi pour donner des armes
au bouleversement de l’assiette économique des sociétés euro-
péennes.
L’importance de la question subsiste encore aujourd’hui. Le
régime économique et social n’est pas encore assis sur des fonde-
ments inébranlables; la fièvre des réformes ne s’est pas apaisée; la
propriété et la succession ne sont pas encore à l’abri de secousses
et d’innovations. 11 y a donc là un sujet de profondes études,
digne de la méditation des savants , et tout le monde reconnaîtra
l’opportunité de l’appel que l’Académie royale de Belgique est
venue faire aux jurisconsultes philosophes.
Nous avouons qu’en fait, l’admission ou l’abolition du droit de
succession chez les peuples civilisés ne saurait dépendre uni-
quement des avis dominants des jurisconsultes. Les réformes har-
dies et qui rompaient entièrement avec le passé et les traditions
de la nation, appliquées au régime des successions, pendant la
révolution française, n’ont pu se soutenir qu’un instant. Plus
tard, les utopies des socialistes et des saint- simoniens n’ont pu
même remporter un court triomphe. 11 y a plus : les écrivains
de notre siècle ne sauraient, en général, braver dans leurs doc-
trines les convictions communes et traditionnelles des nations
sur un sujet qui de tout temps constitua un des intérêts les
plus intimes de la conscience individuelle, un des plus grands
et des plus absorbants phénomènes dans la vie des peuples et
des familles, un droit enfin, auquel, selon les expressions de Pel-
legrino Rossi, le monde ancien et le moderne doivent tout ce que
la civilisation y a montré de grand , de brillant , de durable b
Cependant, en conservant au fond le droit de succession, com-
bien de restrictions ne peut-on pas introduire dans son exercice;
ces restrictions mêmes lui portent de graves atteintes et préparent
de loin la suppression totale du droit lui-même?
Nous pouvons recourir ici à un exemple.
Rappelons -nous les projets de M. Buret 1 2, touchant la part
qu’on devrait, à son avis, confisquer dans tout héritage au profit
d’une plus égale répartition des richesses, en vue de favoriser
l'amélioration économique des classes inférieures de la société.
M. Buret n’est pas allé, sans doute, jusqu’à proposer la suppres-
sion totale du droit de succession, mais ses projets n’en seraient
pas moins d’une immense portée dans la pratique, en même temps
5 qu’ils respirent la doctrine de l’auteur, savoir : « que la mort est
» une véritable expropriation pour cause d’utilité sociale, et qu’il
j’ faut lui conserver son caractère d’utilité et de justice, »
Pas un point de détail n’existe dans le régime des successions
qui ne puisse recevoir l’empreinte des doctrines du législateur
sur la nature philosophique du droit de succession; pas un dont
on puisse dire, avec le cardinal DeLuca, qu’il n’y a plus là qu’une
question oiseuse qu'on doit laisser désormais à la subtile curiosité
des académiciens et aux dissertations des étudiants en droit. Les
grandes questions sur l’établissement des légitimes, sur les sub-
1 Cours d’économie politique, 26me leçon.
2 De la misère des classes inférieures de la société , liv. IV, ch. VII.
stitutions des iïdéicommis, sur les limites à poser à la faculté de
tester dans l’intérêt de la propriété territoriale, ne peuvent être
bien décidées qu’après qu’on aura établi la plus exacte et la plus
complète notion du caractère et de la portée naturelle du droit de
succession, dont, tout en reconnaissant le principe, on voudrait
cependant régler l’exercice. Rappelons-nous ici les sages et bril-
lantes discussions sur le droit d aînesse et sur les substitutions
fidéicommissaires, qui eurent lieu, en 1820, au sein des cham-
bres des Pairs et des Députés de France. Pas un des orateurs,
soit en appuyant, soit en combattant les projets du ministère, n’a
omis alors de rattacher son opinion à des maximes préalablement
établies sur le droit de tester en général, qu’il s’agissait de régle-
menter dans ses applications pratiques.
Dans l état actuel de la science, mieux qu’à toute autre époque,
nous pouvons attendre d’elle une doctrine complète et satisfai-
sante touchant l’origine du droit de succession.
Ennoblie par sa vocation législative, la science du droit sent,
d’une part, le besoin de faire converger à son but toutes les
sciences sociales, et de l'autre, elle puise dans ces auxiliaires des
lumières qui n’ont jamais été aussi puissantes, ni aussi étendues.
La physiologie sociale, étudiée par Jcs publicistes dans la récente
expérience de tant de systèmes, de tentatives de réforme, dans le
spectacle du développement intérieur des grandes nations civi-
lisées, et révélée dans beaucoup d’ouvrages excellents, voilà les
précieuses données à l’aide desquelles la science du droit peut
faire subir à ses doctrines une infaillible épreuve, en remontant
à ses véritables sources et en donnant à l’ordre civil des bases
solides et inébranlables.
Sans doute, la société a besoin de profondes et sûres con-
victions, et la gravité de ce besoin dédaigne les vues étroites et
stériles, les vaines et frivoles suppositions, les argumentations
hasardées, que l’on a débitées longtemps sous le titre de « droit
naturel. » On veut autre chose aujourd’hui; on veut du substan-
tiel, de la lumière et de la vie.
Nous avons déjà de belles réflexions, de puissants arguments
en faveur du droit de succession épars dans les travaux d éco-
nomie politique; cependant il nous paraît que ces appréciations
ne suffisent point pour résoudre une telle question. En effet, tout
en admettant que la supériorité de la jurisprudence actuelle sur
l’ancienne soit due en grande partie aux secours des sciences
sociales, on ne doit pas aller jusqu'à établir que dans notre
sujet, ni même dans tout autre, la science du droit ait à céder
son domaine à celui de la politique. La politique, c’est la conve-
nance et l’utilité; la science juridique, c’est la rigoureuse justice.
Or, comme la convenance et l’utilité accompagnent naturellement
l’exercice de la bonne et véritable justice, l’une d’elles peut bien
être l’épreuve de l’autre; la science politique peut bien avertir la
jurisprudence du défaut de ses doctrines par leurs conséquences
pratiques, et la science du droit doit y prêter attention. Cepen-
dant, cette dernière n’introduira aucune correction dans ses doc-
trines qu’après avoir cherché auparavant d’elle-même, à l’aide de
son propre critérium, ou gît précisément le défaut, et en assujet-
tissant ensuite de nouveaux éléments, ou des éléments plus purs,
à l’action de sa propre méthode d’argumenter. On ne presse
même la science du droit d’améliorer ses doctrines, que parce
que c’est toujours le droit conçu qui maîtrise les faits. La question
sur l’origine du droit de succession doit d’autant plus se débattre
sur le champ de la science juridique, que c’est par la fausse ap-
plication des maximes les plus certaines de la jurisprudence que
l’on proposa des solutions étranges et hasardées, dont le sou-
venir pourrait entretenir de fâcheuses préventions contre un tel
droit, tout aussi aisément qu’une critique adroite en pourrait dis-
siper le prestige.
Nous ne possédons pas encore de travaux consacrés à l’étude
de l’origine du droit de succession qui, tout en profitant du pro-
grès scientifique actuel , ne soient pas sortis en même temps du
domaine de la science du droit, et qui embrassent la matière
sous tous ses points de vue.
Nous n'oublions pas ici les considérations sur le droit de tester
de M. Troplong, au début de son ouvrage sur les donations et
les testaments. L’illustre jurisconsulte a exposé, sans doute, des
aperçus féconds et nouveaux. Cependant , que l’on nous permette
( 10 )
de faire observer qu’à tout prendre, il n’a pas porté la question
hors du terrain où l’avaient placée les anciens docteurs et qu’il a
combattu les théories de ces derniers par leurs propres armes,
au lieu d’en bouleverser les fondements. Par là n’est-il peut-être
pas tout à fait exempt lui-même des sophismes des anciennes
écoles, plus aptes à semer le scepticisme qu’à entraîner la per-
suasion.
Si maintenant l’on examine la méthode qu’il convient de suivre
dans une recherche nouvelle sur les fondements du droit de suc-
cession, on arrive au plan que l’honorable Académie a tracé dans
son programme.
Soit que l’on s’attache à la réfutation des vieilles objections des
jurisconsultes, soit que l’on accueille les doctrines de l’école his-
torieo-juridique, toujours est-il que le côté historique de la ques-
tion ne doit pas être négligé, en exposant ces différentes théories
et en les soumettant à une appréciation critique.
Cependant, une solution satisfaisante de la question est toujours
le but de telles recherches, et elle ne sera même qu’un complé-
ment des appréciations historiques à travers lesquelles on l’aura
déjà maintes fois soupçonnée. Par conséquent, la vraie nature
du droit de succession doit être étudiée , comme l’indique le pro-
gramme académique , autant sur le terrain de l’histoire que sur
celui de la critique et de la théorie.
Après tout ce que nous venons d’exposer, nous osons à peine
avouer ici au lecteur que nous voulons tenter de résoudre le pro-
blème proposé. Cependant nous avons pensé que le moyen le
plus sur de nous concilier l’attention et la bienveillance était de
montrer que nous connaissions toute l’importance, toutes les dif-
ficultés et toute l’étendue du sujet que nous allons aborder.
ESSAI
SUR LA
VÉRITABLE ORIGINE DU DROIT DE SUCCESSION.
^THÜ>
PREMIÈRE PARTIE.
CHAPITRE Pr.
qu’est-ce QUE LE DROIT DE SUCCESSION ?
Avant de nous livrer à nos recherches sur la véritable origine
du droit de succession, il faut bien déterminer la nature de ce
droit. Cicéron nous enseigne 1 que toute discussion entreprise sur
un sujet quelconque doit débuter par la définition du sujet, afin
que l’on sache bien sur quoi Ton veut discuter.
Dans toute succession interviennent, d’une part, deux personnes,
le successeur et celui à qui l’on succède, d’autre part, une chose,
savoir la totalité ou une portion de la masse des biens laissés par
le défunt , ou la succession en sens objectif. Nous ne parlons ici que
des successions par cause de mort, parce que les successions du
1 De Officiis, proem. infin.
( 12 )
vivant des propriétaires ne pourraient reposer, elles aussi, que
sur la fiction d’une mort civile.
Il est évident qu’en l’absence de toute règle sur les succes-
sions, les biens délaissés ne périssant pas, ils n’en passeraient pas
moins en propriété à quelqu’un , ou à quelques-uns d’entre les
survivants, et cela aussi nécessairement que le défunt n’a pu les
emporter avec son âme b De fait, il y aurait bien alors une suc-
cession ouverte à la société tout entière, et cependant, est-ce que,
dans cette hypothèse, il y aurait lieu de parler de droit de succes-
sion? Nous ne le croyons pas, si l’on emploie les mots dans leur
sens usuel. En effet, on ne parle de droit qu’en supposant une
obligation déterminée dont la satisfaction peut être demandée par
un individu à l’exclusion de tous les autres. Or, dans l’hypothèse
donnée, il est évident qu’au lieu de la préférence d’un individu, il
n’y aurait que le concours matériel de tous les hommes avec
d’égales prétentions; dès lors, celui qui se serait approprié, à lui
seul, les biens vacants serait bien un propriétaire, mais son droit,
étant né du fait de l’occupation, ne pourrait être ramené à aucun
autre droit antérieur, ni au droit de succession en particulier.
Le droit de succession ne peut donc appartenir qu’à des indi-
vidus, à l’exclusion de tous les autres, en vertu de titres tout par-
ticuliers nés de leur situation ou de leurs rapports personnels.
Maintenant, quels seront ces titres en vertu desquels la succes-
sion appartiendra à certaines personnes exclusivement?
Puisque le droit ressort des faits 2, ces titres-là ne seront en der-
nier résultat que des faits. Or les faits d’où découlent les droits
des citoyens ne sont à leur tour que les effets de la loi, ou bien les
résultats de la volonté de l’homme. L’existence d’une loi qui règle
les successions est facile à supposer. Cependant l’œuvre de la vo-
lonté de l’homme, comment pourra-t-elle intervenir dans la suc-
4 « Sous quelque forme de gouvernement que nous vivions, il sera toujours
» vrai de dire : Le mort saisit le vif , c’est-à-dire qu’il y aura toujours héri-
» tage et succession, quel que soit l’héritier reconnu. » (Proudhon, Qu’est-ce
que la propriété ? p. 80.)
2 Leibnitz définit la jurisprudence : Scientia juris, (lato casa aliquo vel
facto (Nova Meth.).
cession? A priori , l'on ne peut imaginer iei que l’intervention de
Ja volonté du défunt; car, d’un côté, ce 11 est qu’entre le défunt et
son successeur que le phénomène de la succession s’accomplit;
de l’autre côté, si le successeur, avons-nous dit, pouvait devenir tel
par sa seule volonté, nous serions entraînés hors du champ du
droit. Par conséquent, le véritable droit de succession ne saurait
jamais découler d’autre source que du fait de l’existence d une
loi, ou bien de celui d’une déclaration de volonté de la part du
défunt; tels pourront être aussi ses uniques titres. *
Toute législation positive a dû nécessairement faire le choix
d’une de ces deux sources possibles du droit de succession : la vo-
lonté du défunt et la disposition de la loi.
Dès lors, la recherche des titres d’où le droit de succession dé-
coule nous mène nécessairement à établir laquelle des bases pos-
sibles a été adoptée par nos législations actuelles.
On peut affirmer que, dans l’état actuel des législations des peu-
ples civilisés , de même que dans la législation romaine, on ne
succède, en maxime , que d'après la volonté assurée du défunt.
En effet, la loi n’intervient actuellement dans le régime des suc-
cessions, que pour affecter une certaine quotité de la succession des
parents au profit de leurs enfants ou de ces derniers au profit des
premiers, ou pour régler le sort des successions, lorsqu’il n’y a pas
de testament du défunt. Tâchons d’analyser le vrai sens de ces faits.
11 suffit de remarquer qu’en aucun cas, nos lois ne font inter-
venir dans le partage des successions une personne physique ou
juridique, étrangère à la famille du défunt, pour se persuader
qu'en définitive , l’intérêt et le plaisir des défunts prévalent sur tout
intérêt social, et sur les intérêts politiques, dans le régime actuel
des successions. Quant à rétablissement des légitimes en parti-
culier, il ne faut pas l’envisager avec Troplong comme une excep-
tion au droit de tester, pour le concilier avec le respect de la
volonté des individus '. Le législateur, en établissant les légitimes
entre certains proches, a cru interpréter un vœu naturel à tous
1 « On peut bien concilier l’origine naturelle du droit de tester avec l’obli-
» galion du itère de famille de ne pas disposer d’une certaine portion dispo-
» nible. » (Des Donations et des Testaments , préface.)
( « )
les hommes et assurer, par son intervention, 1 accomplissement
de ee qu’ils pourraient bien omettre quelquefois, ne pas vouloir
ou repousser sans des motifs exceptionnels. De sorte que si, dans
quelques cas, la disposition de la loi était contraire à celle du
défunt, l’une ne triompherait de l’autre qu’en s’appuyant sur les
vœux de la nature et en ramenant l’homme aux sentiments les
plus justes et les plus purs. Cela n’aurait pas pour effet de donner
atteinte à la liberté de l’homme ; de même ôter à l’homme le
pouvoir de faire le mal ne serait pas une atteinte à cette liberté.
Les législations modernes, on se le rappelle, après avoir établi
et ordonné les légitimes, permettent l’exhérédation, expresse des
successeurs légitimes pour des motifs puissants, établis préalable-
ment dans les codes; ce qui achève de démontrer que l’obligation
imposée à tout défunt de laisser à ses proches des portions légi-
times, n’a été nullement conçue dans un but inconciliable avec
celui de la liberté de tester.
Pour ee qui concerne la succession ab intestat; elle a été consi-
dérée en tout temps par les écrivains du droit philosophique
comme un testament présumé. Sur ce point, nous trouvons d’ac-
cord Hcineccius1, Wolf2 *, M. Bigot Préameneu 5 et M. Troplong 4.
Le rôle subordonné même que l’on assigne à la succession ab in-
testat à côté de la succession volontaire, nous semble suggérer
naturellement l’idée, que l’une remplace l’autre, en l’imitant. En
outre, comme on ne peut pas supposer qu’à l’ouverture de toute
succession ab intestat, la destination des biens vacants en faveur
des héritiers légitimes du défunt soit aussi, dans tous les cas et
en règle générale, la plus conforme aux exigences de la société,
et la plus profitable au public , cela doit nous porter à conclure
que la succession ab intestat, telle qu’elle est réglée dans nos lé-
gislations, n’est pas conçue plutôt dans des vues politiques que
dans des vues d’intérêt privé, et précisément suivant le désir du
1 De Jure nat. et gent., lib. 1, cap. XL
2 Jus nat. soient, meth. pertract., pars VII, cap. V, § 1032,
5 Exposé des motifs , etc.
A Des Donations et des Testaments , ch. V, § 1432,;
( 15 )
défunt, tel qu'il peut être raisonnablement supposé en l'absence
d’une déclaration expresse de sa part.
Ainsi le droit de succession n’a vraiment d’autre base, dans les
législations modernes, que la volonté déclarée ou présumée des
défunts; la loi ne s’y mêle qu’en s’inspirant des vœux et des inten-
tions mêmes des propriétaires pour en assurer le plus équitable
accomplissement. A ce point de vue et suivant ce que nous avons
déjà établi ci-dessus, les mots droit de succession n’expriment
désormais pas autre chose pour nous que le droit de succéder aux
défunts, dans la possession de leurs biens, à la suite et en vertu
de leur volonté assurée.
Mais ce n’est pas précisément ainsi que la science envisage le
droit de succession, quand elle l’étudie et le juge. En effet, tandis
que ce droit ne s’est présenté à nous, dans l’analyse qui vient d’en
être faite, que comme un attribut de celui que la volonté du défunt
appelle à la succession de ses biens, la science, au contraire, ne
l’apprécie que sous le rapport des droits naturels, en l’envisa-
geant, lui aussi, comme un droit primitif de tout homme et, par
suite, plutôt comme le droit du propriétaire d’appeler à sa suc-
cession ceux qu’il veut, que comme le droit de ces derniers de lui
succéder en vertu de son appel. Des lors, sans oublier le phéno-
mène substantiel, savoir la transmission des successions en vertu
de la volonté du défunt, nous devons substituer au point de vue
du successeur celui de la personne à qui l’on succède, et le droit
de disposer de sa succession après sa mort au droit de saisir une
succession échue.
D’après cela, le droit de succession peut être défini par nous,
le droit de tout propriétaire de transmettre ses biens après sa
mort à des personnes qui les tiennent soit immédiatement de lui,
soit en vertu d’une loi qui fait dériver la volonté du propriétaire
de ses affections naturelles. C’est à ce dernier point de vue sans
doute que le programme de l’Académie envisage le droit de suc-
cession, et c’est au même point de vue aussi que nous l’étudie-
rons dans le cours de cet ouvrage.
CHAPITRE IL
CONSIDÉRATIONS HISTORIQUES.
L’hisloirc du droit de succession est une
des études les plus laborieuses et les
plus difficiles.
(Hossi , Cours d'économie polit.,
2Grau leçon.)
Toute étude d'un sujet présuppose une notion exacte, non-seu-
lement de ce que son nom signifie, mais aussi de l’importance du
sujet même, soit dans l'ordre des faits, soit dans celui des idées.
C’est en vue de cette importance que l’on redouble d’attention
dans l’examen de tous les détails, et que l’on découvre souvent
des points de vue qui seraient restés inaperçus dans une obser-
vation purement théorique.
Ces maximes s’appliquent parfaitement à une étude juridique,
c’est-à-dire à une étude entreprise sur un droit quelconque des
citoyens, pour l’apprécier dans son essence et dans son dévelop-
pement naturel; par suite elles s’appliquent à la nôtre. Car un
droit étant un phénomène pratique et social, la nature et la gra-
vité des considérations dont il doit être l’objet, ne sont indiquées
que par l’aspect du rôle qu’il joue dans le système de la vie so-
ciale, ou, en d’autres termes, par son importance réelle.
Cependant l’importance sociale d'un droit, et, dans notre cas,
celle du droit de succession, dont il faut se pénétrer avant d’en
entreprendre l’étude, ne découle pas de l’analyse des rapports
intimes qui existent entre ce droit et d’autres droits fondamen-
taux, ou d’autres lois essentielles du système juridique et social:
clic résulte plutôt de l’étude des rapports du droit en question
avec l’histoire de l’humanité.
( 17 )
C’est des faits et des circonstances au milieu desquelles le droit
s’est formé et agrandi, c’est de ce qu’il en a coûté pour l’établir et
le développer, que l’on peut déduire d’une manière sûre, quoique
générale, jusqu’à quel point il est essentiel à la société civile,
dont il est un des éléments.
Ainsi l’iiistoire est une préparation nécessaire à l'étude de toutes
les branches du droit, et, dans le cas actuel, scs enseignements
doivent précéder les recherches auxquelles le présent ouvrage est
principalement destiné. L’histoire du droit de succession, ou les
vicissitudes que ce droit a éprouvées aux différentes époques, voilà
le sujet que nous allons aborder.
ARTICLE PREMIER,
DU DROIT DE SUCCESSION CHEZ LES PEUPLES PRIMITIFS.
Nous avons à rechercher d’abord ce que le droit de succession
était aux origines de l’histoire, dans l’enfance de la civilisation.
Au lieu d’une association entretenue par de nombreux rapports
mutuels, les familles formaient simplement alors des fédérations,
et n’avaient d’autres liens réciproques que ceux de la commune
défense.
Dans cet état social, les penchants et les soins des hommes se
bornaient d’un côté à l’exercice de la religion, de l’autre à l’en-
tretien de leur propre vie matérielle et à celui de leurs familles.
Qu’était alors la propriété? La propriété mobilière n’existait pas
en dehors des objets qui, destinés à l’exploitation agricole, étaient
inséparables de la terre même. L’objet unique de la propriété des
familles était alors le sol. Cependant cette propriété foncière était
loin d’avoir les caractères qui la distinguent aujourdhui. Elle
consistait plutôt en une occupation superficielle bornée aux tra-
vaux de l’agriculture, dénuée de ce sentiment de domination per-
sonnelle, qui fait lame de la propriété. Il ne pouvait être ni dans
les vues ni au pouvoir de ces anciens patriarches, de soustraire le
coin de terre qu’ils avaient enclos, à l’usage de leurs enfants et
Tome NI.
( JS )
de leurs descendants, pour favoriser des personnes qui ne leur
tenaient aucunement par les liens du sang. Loin de là, ils ne
s’étaient attachés à la terre que pour en faire le siège de la famille,
qui, ne pouvant aisément subsister sans cette ressource, avait
par conséquent un double titre aux biens du père, celui de l'in-
tention même de ce dernier, et celui de la nécessité naturelle.
11 est facile de concevoir quel était alors le sort des biens de la
famille, lorsque le père mourait. 11 y avait lieu à une succession
de fait, au profit des enfants qui n’avaient pas à craindre la con-
currence des tiers dans leur jouissance de la terre, parce que leur
position même leur donnait toujours le privilège d’être les pre-
miers occupants. Les biens passaient ainsi des pères à leurs en-
fants, sans interruption.
Cette succession des enfants aux pères était la seule à l’époque
dont nous nous occupons; ce n’était pas, disons-nous, une succes-
sion de droit, mais tout simplement une succession de fait. On ne
pourrait même la qualifier de légitime; car la loi qui n’existait pas
encore était remplacée par la coutume : et si, d’une part, l'homme
agissait peu en vertu de la conscience de son droit, de l’autre, il
n’avait pour mobiles que ses penchants naturels.
Tel est précisément le caractère des successions chez les peuples
primitifs de l’Orient, les Indous, les Chinois, les Musulmans et les
Hébreux. Il se conserva chez eux pendant tout le cours de leur
histoire, en vertu de cette immobilité qui fait le caractère des
civilisations orientales. Nous allons mieux le constater en nous
occupant de chacun de ces peuples en particulier.
Chez les Indous, la religion jouait sans doute un grand rôle dans
la conscience humaine et dans le système de l'état, mais, loin de
sacrifier aux intérêts du ciel ceux des familles, elle contribuait au
contraire puissamment à les conserver et à les garantir suivant
l'ordre de la nature.
Ainsi, c’était un devoir sacré pour tout homme, chez les Indous,
que d’avoir un fils 1 , et l’on pouvait remédier au manque d’en-
fants en chargeant un frère, ou un autre proche parent d’en pro-
1 Menu, IX, 106, 107; VI, 56, 57.
( H» )
créer un, que l'on adoptait ensuite i. Quoique ce devoir de la
procréation eût chez les Indous un but immédiat, tout religieux,
car ils croyaient que par ce moyen, le père faisait remonter ses
propres péchés jusqu’à ses aïeux les plus éloignés, il est évident
que son influence était aussi favorable à l’esprit de famille.
La succession ne s’ouvrait chez les Indous qu’au profit exclusif
de la descendance légitime du père, laquelle lui succédait par re-
présentation 2. Elle s'arrêtait, à vrai dire, au quatrième degré de
la descendance en ligne directe, mais cette restriction, loin de
contrevenir au droit de la famille, n’avait été introduite au con-
traire, que pour l’interpréter plus rigoureusement; car, d’un côté,
le lien qui rattache le père à ses descendants est plus faible à
un degré plus éloigné; de l’autre, les descendants trop éloignés
n’étaient exclus de l'héritage que pour faire place à d’autres mem-
bres de la famille. Dans le partage des biens, tous les enfants
avaient un droit égal 3. L’aîné pouvait prélever sur l’héritage
quelque chose de plus que ses frères, mais son préeiput était
borné à la vingtième partie des biens, et n’avail lieu que si les
frères y consentaient 4. Le père pouvait bien accorder quelque
préférence à un de ses enfants dans sa succession, mais seule-
ment en lui donnant une portion de ses acquêts, et suivant le
degré de son mérite 5. C’était aussi à la mort du père que la com-
munauté des biens dans la famille indienne se montrait au plus
grand jour. Les fils ne se dispersaient pas aussitôt après avoir
perdu leur chef naturel; loin de là, ils restaient tous ensemble en
pleine communauté dans la maison paternelle, tant que cela pou-
vait avoir lieu, sans préjudice pour aucun d’entre eux 6.
L’esprit de famille et de conservation n’a jamais été aussi sail-
lant chez aucun peuple que chez les Chinois. En Chine, l’état ne
repose sur aucun autre principe que sur celui de la famille; « c’est
1 Menu , IX , 57, 64
2 Ici., ibid., 185.
5 Id., ibid., 30 et suiv.
4 Id., ibid., 112. — Code of Gentoo laïcs , p. 87.
5 Code of Gentoo laws , pp. 83 , 84 , 85.
6 Menu, IX, 111.
( 20 )
» une vérité, dit Gans, qui a été reconnue par tous les écrivains
» d’un commun accord L »
La famille chinoise partage avec le père scs biens de son vivant,
quoique prohibition soit faite à tout membre de la famille d’y
toucher, sans le consentement du père, qui garde le tout pour
tous 1 2 *. Par conséquent, le patrimoine du père, à son décès, ne
sort guère du cercle delà famille, mais la famille est, au con-
traire, son unique et infaillible héritier 5. Les enfants succè-
dent au père à tout degré, et par représentation 4. Leur partage
est égal s : l’aîné n’a aucun préciput, quoique la supériorité de
Page ait conseillé de lui confier la division de l’héritage entre ses
frères qui dès lors, étaient regardés comme scs légataires 6. Quel-
ques auteurs ont avancé que le testament a été en usage en Chine.
M. Grosicr, en particulier, s’est donné beaucoup de peine pour
soutenir cette opinion 7. Cependant, après les savantes recherches
de M. Gans sur ce sujet 8, on ne peut douter que le prétendu tes-
tament du père de famille chinois ne consistât tout simplement
à confirmer ou à déclarer de plus près l’ordre de la succession
déjà établi par la coutume. Il était permis au père de famille d’ex-
clure de sa succession quelqu’un de ses héritiers légitimes, mais
cela seulement pour lui infliger un châtiment dont il devait indi-
quer les motifs.
Les Musulmans n’ont différé des Indous et des Chinois, dans
leur régime des successions, qu’en ce que les proches parents
n’excluaient pas les plus éloignés dans la succession du père de
famille, mais qu’ils concouraient, au contraire, avec eux 9. Cepen-
1 Gans, Erbreeh. in loeltgeschichtlicher Entwickelung . Berlin, 1825;
1er vol., p. 98.
2 Ta Tsing Leu Lee, p. 92.
5 Gans, ouv. cit., ltr vol., pp. 100-115.
Md., ibid , p. 119.
5 ld., ibid., p. 118.
0 Ta Tsing Leu Lee, p. 84. Sur les égards dus à la supériorité matérielle
de l’àge, chez les Chinois, voir Gans, ouv. cit., 1er vol., p. 110.
7 Grosier, Description de la Chine, VI, p. 50.
8 Gans, ouv. cit., 1er vol., pp. 113 et 123.
0 Bigyato’ 1 Bahitli, p. 186.
( 21 )
dant, tout en concourant avec les parents éloignés, les proches du
défunt n’en conservaient pas moins line véritable prééminence.
Les descendants mâles, et à leur défaut, les ascendants mâles, ou
les frères et leurs descendants étaient les seuls vrais héritiers L
Tous les autres parents qui héritaient avec les premiers étaient
réduits à la qualité de participants à l’héritage.
Le régime des successions chez les Hébreux a été le sujet de vives
discussions. Les savants ne s’accordent pas sur l’usage des testa-
ments chez ce peuple, ni sur la liberté accordée au père juif de nom-
mer ses successeurs, en dépit même de l'expectative de la famille.
Évidemment, si l’on pouvait admettre la liberté du droit de succes-
sion chez les Hébreux, ce peuple se distinguerait profondément
sous ce rapport des autres nations de l’Orient, et il se soustrairait
à un des principes fondamentaux de la plus ancienne civilisation.
Cette réflexion nous dispose peu à adopter un tel avis. En effet,
M. Gans affirme que nul peuple ne « reconnut aussi fidèlement les
liens de la parenté naturelle que le peuple juif 2. » Mais il y a
plus. Une grande institution, particulière à ce peuple, l’institution
du jubilé, témoigne, d’une manière frappante, de l’idée d’un droit
impérissable que chaque famille juive conservait sur la portion du
territoire qui lui était échue. Le droit de la famille était ainsi an-
térieur et plus fort que tout intérêt, plus fort même que la bonne
foi dans les contrats; puisqu'il était une cause d’invalidité frap-
pant ipso jure toute aliénation entre vifs. Une pareille institu-
tion exclut à elle seule la liberté du droit de succession, parce
que, par ce moyen, les propriétés des familles auraient pu être
transférées à des étrangers, soit en totalité, soit en partie. Enfin,
quoi qu’on pense de la valeur des arguments qui ont été allégués
anciennement pour et contre la testamentifactio des Hébreux,
il est certain que cette question a reçu une solution définitive par
les recherches de M. Gans sur ce sujet 5. C’est par une analyse
profonde et savante de la théorie contraire (professée par le cé-
/
1 Al Siradschijad, pp. 222-223. — Bigyato1 1 Bahilh, pp. 189, 190 et 191.
'2 Gans, ouv. cit., 1er vol., p. 130.
3 l'd., ibicl., pp. 1 19 et suiv.
( 22 )
lèbrc Miehælis) qu’il a réussi à démontrer que les prétendus tes-
taments des Hébreux n’étaient que des déclarations confirmant au
fond l’ordre de la succession légitime dans le cercle de la famille,
sauf à la régler de plus près, en fixant Sa portion de chaque fils
dans la succession du père commun. Ce pouvoir du père est con-
firmé par maint passage de la Bible, et il avait été reconnu, même
avant M. Gans, par d’illustres auteurs du droit hébraïque. Nous
adoptons cette doctrine, d’autant plus que nous avons déjà signalé
l’existence d’une coutume semblable chez les Chinois, et que
M. Gans observe que le pouvoir de partager le patrimoine de la
famille entre scs enfants, sans favoriser personne hors de ceux-ci,
a été reconnu au père de famille chez tous les peuples de l’Orient *.
Mais ce pouvoir, dit-il avec raison, n’a rien de commun avec le
testament; car tandis que ce dernier rompt quelquefois de sa na-
ture l’unité de la famille, le père, en Orient, ne pouvait aucune-
ment appeler à sa succession des étrangers avec ses fils, tandis
qu'il était libre de partager, selon son bon plaisir, ses biens entre
ceux-ci.
Il paraît aussi que le père de famille avait, chez les Hébreux, le
pouvoir de choisir le fils aîné entre les fils qu’il avait eus de plu-
sieurs femmes, et c’est précisément en ce dernier sens que l’on
doit interpréter le testament d’Abraham rapporté par la Bible 1 2 3.
Cependant le choix de famé n’a été vraiment libre que jusqu’à
Moïse, qui accorda une préférence invariable au premier-né des
enfants même lorsqu’ils étaient issus de différentes femmes 5. Ce
qui nous fournit une preuve nouvelle que le droit de la famille
tendait chez les Hébreux à faire disparaître toute trace de liberté
pure et subjective du père dans le partage de son patrimoine entre
ses enfants.
Cette même liberté n’avait probablement pas un rôle plus actif,
lorsque le père ne laissait point après lui d’enfants légitimes.
Lorsque l’héritage du père n’était pas recueilli par ceux-ci, les
1 Gans , ouv. cit., 1er vol., p. 150.
2 Genesis , 48, 5, 7 : Le préciput de l’aîné, chez les Hébreux, consistait
dans une double portion virile. Voir Gans, ouv. cit., 1er vol., p. 148.
3 Deuteron., 21, 15, 17.
( 25 )
autres membres de la famille, meme les plus éloignés, y étaient
admis, paraît-il, de plein droit !. Enfin, le pouvoir accordé par la
loi à tout Juif de léguer quelques objets de son patrimoine à des
étrangers ne faisait pas une véritable exception à la succession de
la famille, car l’aliénation par legs, de même que toute autre alié-
nation, ne pouvait avoir lieu chez les Hébreux qu’à la condition du
retour de la chose léguée à la famille, dans la prochaine année de
rémission 2.
Nous sommes donc autorisé à soutenir que le droit de succes-
sion, proprement dit, n’a pas été moins complètement inconnu
aux Hébreux qu’aux autres peuples orientaux : que la propriété
et la succession n’ont pas moins été absorbées chez eux dans le
principe de la famille, que chez tous les peuples plus anciens de
l’Orient 3.
Maintenant, si des plus anciens peuples de l’Orient, nous pas-
sons à ceux de l’Occident, nous apercevons chez ceux-ci un régime
de successions parfaitement analogue, savoir : une constante et
parfaite absorption du patrimoine du père de famille dans le cercle
des enfants qu’il laisse après lui.
Chez les Grecs, même à l’époque la plus reculée, la succession
n'a pas été réglée d’une autre manière, d’après ce que nous lisons
chez les historiens et dans les écrits d’Aristote. Il paraît que le
coin de territoire assigné à chaque famille n’était aliénable chez
les Grecs primitifs que dans le cas de nécessité; une loi d'Oxile,
chez les Eléens, allait jusqu’à défendre même le prêt à intérêt,
sur les terres de la famille 4.
1 Gen., 45, 2, 3. Abraham demandant un fils au Seigneur s’écrie : No n
declisti mihi semen , et ecce vernaculus meus haeres meus erit.
2 Num., 17, Set suiv. — Ezech., 46, 1 7, 48.
5 La succession ne différait pas chez les Hébreux, en général, du modèle
que nous en trouvons dans les Num., XXVH , 8-1 2. Dans le Talmud, qui n’est
au fond que le droit hébraïque légèrement modifié par l’influence du droit
grec et du droit romain, le testament n’est permis qu’aux malades, mais à la
condition que le testateur n’y donne pas la préférence à des étrangers sur ses
héritiers légitimes, quoiqu’il soit libre de fixer, à son plaisir, la part de chacun
de ces derniers. Voir Gans , ouv. cit., 4cr vol., p. 173.
1 Arist., Politic., lib. V, 4 ; lib. VI , 5.
( 24 )
De meme chez les Carthaginois, le territoire avait été par-
tagé entre les familles, par Phaléas, leur ancien législateur. La
portion qui était échue à chacune ne pouvait plus sortir de son
sein C
Cependant aucune des anciennes races de l’Occident n’éprouva
autant que la race germanique l’influence du principe de famille
sur la vie publique et sur la vie privée, et par suite sur le ré-
gime de la propriété et des successions. Sans doute, quand on
considère la part qui revient à cette race dans la formation de la
population de l’Europe, et plus encore l’influence qu’elle a exercée
à l’époque moderne sur la civilisation européenne, on est porté à
croire que ce principe de famille, qui est caractéristique pour
elle, est aussi un phénomène important et fécond dans l’histoire
de la civilisation en général. Mais ces harmonies historiques n’ap-
partiennent pas à notre sujet; ce qu’il nous faut établir ici, c’est
l’existence et la généralité des faits que nous venons de signaler.
Ce que Tacite nous dit des Germains de son temps en général :
haeredes successoresque sut cuique liber i , nullum lest ciment um 1 2 * ,
a été toujours constaté chez tous les peuples issus de cette sou-
che, pendant une longue suite de siècles. Mille ans après Tacite,
Glanviile, jurisconsulte anglais, disait encore : Dieu seul peut faire
un héritier et quoique hors de l’Allemagne, le principe de la
succession ait été ensuite modifié plus ou moins chez les peuples
d’origine allemande, il s’v conserva intact comme dans son foyer,
jusqu’au XIrae siècle 4.
C’est dans les régions Scandinaves, où la race germanique se
conserva plus longtemps à l’écart des mouvements de la civilisa-
tion continentale, que la succession de la famille a été plus rigou-
reuse et plus absolue. En Islande, par exemple, de même que le
lien de la famille se résout en une solidarité de la vengeance
1 Arist., Politic lib. V, 2.
2 De moribus Germanorum , XX. Le passage cité continue ainsi : Si liber i
non sunt, proximus gracias in succession e fratres , patrui, avunculi.
5 Houard , I, p. 464.
4 Voir le diplôme du pape Lucius de l’année 118-4, rapporté par Mæser. —
Osnab., Gesch. clipl., 66, t. 11 , p. 517.
( 25 )
(Blutrache) ], de même aussi la succession ne sort pas du cercle
des personnes liées par le droit et par le devoir de se venger réci-
proquement, et elle suit l’ordre d’après lequel ce droit et ce devoir
s’exercent 1 2.
Dans File de Gothland , celui qui a privé sa famille de ses biens
perd le droit de partager la succession de ses proches, et il est
rangé ipso jure parmi les étrangers, n'ayant aucun droit dans Je
pays 3. Des règles uniformes président aux successions des anciens
peuples de la Norwége 4, de la Suède 5 et du Danemark 6. La com-
munauté de la famille se manifesta en particulier dans File de Goth-
land sous une forme que nous avons déjà signalée chez les Indous.
Lorsque le père a laissé après lui des enfants impubères, l’aîné ne
peut pas se séparer du plus jeune de ses frères avant que celui-ci
ait atteint 1 âge de quinze ans. Jusqu'à cette époque, le patrimoine
de la famille reste indivis 7 .
Les législations des peuples de race germanique qui envahirent
le midi et l’occident de l’Europe au déclin et après la chute de
l’empire romain, nous fournissent les témoignages les plus abon-
dants sur l’esprit de leur plus ancien droit, soit en général, soit
touchant la succession. Ces peuplades étaient encore primitives
aux premiers siècles de l’ère moderne, car leur civilisation n’avait,
que fort peu subi les influences de la civilisation des peuples de
race romaine, en donnant lieu à cette fusion des différents prin-
cipes sur lesquels repose la civilisation moderne 8. Les Francs,
les Ripuaires, les Bourguignons, les Goths, les Longobards nous
présentent tous, dans leur constitution juridique au moyen âge,
les mêmes principes et les mêmes phénomènes qui constituaient
1 Gans, ouv. cil., 1er vol., pp. 506 et suiv.
2 Id., ibicl., p. 512,
5 Gutalagh, p. 41. — Gans, ouv. cit., 4mo vol., p. 672; Stuttgart u. Tübin-
gen, 1835.
1 Gutalagh , p. 35.
3 Paus, Samling of garnie norske lowe. — Fortale 1, pp. 115, 116, 117.
6 Upl. L. Arfd. B. Fl. 11.
7 Gans, ouv. cit., 4me vol., p. 619.
8 Guizot, De la civilisation en Europe.
( 20 )
l’ancienne vie germanique dans sa période la plus reculée. La
substance de leurs institutions appartient au droit germanique le
plus pur et le plus ancien J.
Or, les lois de tous ces peuples ne reconnurent d’autre succes-
sion que celle de la famille du défunt. Nous allons le démontrer.
Dans la loi des Longobards, le droit de succession de la famille
s’étend jusqu’au septième degré de parenté 2, et l’on ne peut tester
qu’à défaut d’enfants ou d'ascendants 3. Dans la loi des Visigoths,
qui est restée jusqu’à nos jours le fond de la législation espagnole 4,
les enfants sont déclarés les seuls vrais héritiers s. L’égalité du
partage entre les enfants appelés à la succession n’est pas moins
essentielle à ces deux législations. Dans la première, on ne peut
pas même accorder un préciput à un des enfants sans en donner
des raisons suffisantes 6. Du reste, dans la législation îongobarde
comme dans celle des Visigoths, le père ne peut outre-passer dans
la fixation du préciput une certaine quotité de 1 héritage prééta-
blie par la loi 7. Le testament, en particulier, est si étranger au
droit des Longobards, que lors meme que le père de famille peut,
à défaut d’enfants, disposer de sa succession, cela n’arrive qu'au
moyen d’une feinte donation8. De sorte qu’une telle disposition ,
1 C’est ce que reconnaît expressément M. Laboulaye : « Les lois salique et
» ripuaire, dit-il, rédigées sur des souvenirs antérieurs à la conquête, sont
» bonnes pour y chercher les coutumes primitives de la Germanie. « ( Histoire
de la propr. foncière en Occident , p. 427. Paris, 1859.)
2 Gans , ouv. cit., 3me vol., p. 192.
5 ld., ibid., p. 197.
4 ld., ibid., t. III , pp. 586 et suiv.
3 Fuero Juzgo, 2, 20.
c Leg. Long., 11, 20, 5. Et si toti et bene servierint , habeant aequaliter
substan tiam patris.
7 Cette quotité n’est pas la même dans les lois des Longobards, quel que
soit le nombre des enfants, Leg. Long., 1, 1. Dans la loi des Visigoths, elle
est üxée pour tous les cas invariablement au tiers de l’héritage. Super ter -
tiam partem rerum suarum, meliorandis fdiis aut filiabus vel nepotibns
atque neptibus ex omnibus rebus suis nihil amplius impendant. Fuero
Juzgo, 1,1.
8 Le testament est remplacé chez les Longobards par une donation, causa,
mortis, irrévocable, Leg. Longob., I, I, (11, 15, 5). Dans Joute donation, on
( 27 )
loin d’être révocable à volonté, comme tout vrai testament, est
au contraire aussi irrévocable qu’une disposition contractuelle
quelconque.
La loi des Bourguignons au sud , les lois salique et ripuaire au
nord de le France, appliquèrent les règles de la succession germa-
nique aux portions du territoire échues aux familles des conqué-
rants lors de la conquête. C'est une coutume commune aux
conquérants de toutes les époques et de toutes les nations de s’ap-
proprier et de se partager entre eux, comme butin de guerre, le
sol conquis. Les peuplades germaniques qui envahirent la France,
firent des terrains envahis autant de lots qu’il y avait chez eux de
familles jouissant d’un haut degré de puissance et de considéra-
tion. Ces propriétés, que l’on appelait des différents noms de
sortes 4, terra salica, terra aviatica 2 ou du nom encore plus gé-
néral de allodia paterna ( alleus ) 5, ont eu une très-grande im-
portance dans l’histoire de la propriété foncière en Occident, soit
pendant l’époque féodale, soit dans l’époque successive du déve-
loppement économique de la propriété. Maintenant, tant que
l’esprit du droit germanique se conserva en France, après les in-
vasions, les terres échues aux familles des conquérants restèrent
dans leur sein, par une invariable succession. Les descendants en
premier lieu étaient appelés à succéder 4; puis, à leur défaut,
exige un équivalent ( launechild ), que le donataire feint de remettre au do-
nateur. Andreae de Barulo Comment., lit. 3 3.
1 Mot employé par la lex Burgund., où il désigne terra sortis titulo ad-
quisita. Lex Burgunï)., tit. 1,1.
2 Terra salira est une expression de la loi salique, traduite dans la loi ri-
puaire par les mots terra aviatica , Lex Ripuar., lit.. 56. Ces deux expressions
équivalentes désignaient les lots du territoire échus aux familles franques lors
de la conquête de la Gaule. (Voir Gans, ouv. cit., t. IV, pp. 63 et suiv.)
5 Allodis signifiait d’abord autant les terres d’acquisition privée que les
bénéficia accordés par les rois (Voir Gans, ouv. cit., t. IV, p. 61). Dans la suite
les bénéficia s’étant grandement augmentés , et ayant même changé de na-
ture par leur conversion en fiefs , le mot d 'allodis s’appliqua exclusivement
aux terres libres des particuliers. C’est dans ce sens qu’on l’emploie ordinai-
rement.
1 Lex Burgund., tit. 1,1. — Lex Salica , tit. 62, cap. I. — Lex Bipuaria,
tit. 48.
( ^8 )
les ascendants on les frères et les sœurs du défunt, s’il y en avait;
enfin, à défaut de ceux-ci, les frères et les sœurs du père L Le
testament ne pouvait avoir lieu que lorsque la succession de la
famille s’était épuisée. Mais ce n'était pas d'un véritable testament
qu’il s’agissait alors; si l’on excepte la loi des Bourguignons, qui
ressentit, sur plusieurs points, l’influence du droit romain, les
testaments proprement dits furent remplacés dans les lois dont
nous parlons, par de véritables contrats, ce qui était arrivé aussi
chez les Longobards. Dans la loi salique, il fallait donner de son
vivant son patrimoine à celui que l'on choisissait pour héritier.
Cette donation se faisait en présence du juge, avec des formalités
compliquées qui nous paraissent ressembler beaucoup au testa-
ment per cies et libram du droit romain primitif 1 2 *. Les dernières
formalités de cette donation devaient s’accomplir à dix mois de
distance des premières, et la donation même était révocable, pen-
dant tout cet intervalle de temps 5.
Le système de la loi salique a été imité par la loi ripuaire. Cette
loi n’accorde pas la libre disposition de la succession, tant qu’il y
a des héritiers dans la famille4. Mais, dans ce dernier cas, c’est
moins un testament qu’elle permet, qu’une donation entière et
irrévocable, faite du vivant du chef de famille, par document
écrit ou par tradition en présence de plusieurs témoins 5. Ï1 n’y
a ici qu’une reproduction plus simple de la loi salique, que l’on
peut observer, en général, dans tous les points que la loi ripuaire
emprunta à la loi salique6.
Enfin le système de la loi salique et de la loi ripuaire, quant à
l’aliénation du patrimoine à défaut d’enfants, a été confirmé par
les capitulaires des rois francs. Les testaments ne figurent point
dans les capitulaires; ceux-ci ne parlent que d’une véritable tra-
1 Lex Salica, lil. 6:2, cap. 1, 3, l. ,
2 Voir Gans , ouv. cil., t. IV, pp. 60-61.
5 Id., ibicl.
4 Lex Ripuaria , lit. i8, 5, 1.
a Ib.
0 La loi ripuaire ne s’éloigne pas dans le fond de la loi salique ; on pourrait
même la nommer une édition corrigée de celle dernière. (Voir Gans , t. IV, p. iO.)
( -9 )
dilion à 1 héritier, laite en présence soit du roi, soit du comte et
des échevins, soit des missi dominici L
Dans l’exposé que nous venons de faire du système des succes-
sions chez les peuples de race germanique, l’entière ressemblance
entre ce système et celui des anciens peuples de l’Orient aura été
remarquée par le lecteur. Cette analogie, déjà annoncée par nous,
ne fait que confirmer une des lois fondamentales de l’histoire.
Partout, où le même état politique se produit, chez les peuples
les plus différents, et quoique à de grandes distances de temps
et de lieu, la civilisation y établit au même niveau des lois substan-
tiellement identiques. Les peuples que nous venons de réunir dans
un seul tableau, appartiennent en effet à cette enfance de la civi-
lisation, où les hommes n’avaient d’autre lien, d’autres intérêts,
d’autre puissance que la famille.
Nous allons clore cet article en disant quelques mots de la suc-
cession des femmes, dans la période historique que notre travail
embrasse jusqu’ici.
Nous avons toujours laissé à l’expression succession de famille
son sens naturel et général. Le lecteur n’a pu supposer, pen-
dant le cours de nos observations précédentes, que la transmis-
sion dont il s’agissait ne s'étendit pas à tous les membres de la
famille de quelque sexe qu’ils fussent; mais elle subordonnait,
par exemple, les filles aux enfants males, et aux descendants
males de ceux-ci. Cependant il y avait une limitation positive à eet
égard, et elle consistait précisément dans une infériorité légale des
femmes. Succession nécessaire et invariable dans la famille, et,
en même temps, exclusion des femmes et de leurs descendants
du partage des biens du père, tels sont jusqu’ici deux faits égale-
ment caractéristiques de l’histoire du droit de succession. Nous ne
nous sommes pas encore occupé du dernier de ces deux faits,
afin de simplifier notre travail; mais nous allons voir que loin de
renfermer une contradiction avec les principes signalés par nous,
1 Cap. IV (a. 803). Qui filios non habiter it , et alitim quemlibet haeredem
sibi facere voluerit, coram rege, vel comité elscabinis, vel misses dominicis,
qui lune ad justifiant faciendam in provincia fuerint ordinati, traditionem
facial.
( 50 )
il reposait, au contraire, sur ces principes mêmes et en formait
une inévitable conséquence.
L’exclusion des filles de la succession paternelle chez les peu-
ples primitifs consistait précisément en ce qu’elles et leurs des-
cendants n’y étaient admis que faute d’héritiers mâles et, par suite,
d’une manière en quelque sorte subsidiaire. Dans l'Inde ancienne,
par exemple, les filles ne succédaient à leurs pères que lorsqu’il
n’y avait pas d’héritiers mâles dans les quatre premiers degrés de
la descendance en ligne directe1. En Chine, elles ne succédaient
que faute de descendants mâles à tous les degrés 2. Dans le droit
hébraïque, les filles ne succédaient que pour remplacer les enfants
mâles 3, et ce droit a meme été fixé pour la première fois par
Moïse à l'occasion de la plainte des filles de Salphaad 4 *. Il paraît
qu’avant cette époque, elles n’avaient pas un tel droit, chez les
Hébreux, même à défaut d’enfants mâles s. Chez les Musulmans,
les filles et leurs descendants ne pouvaient jamais être vrais héri-
tiers, mais ils étaient rangés suivant certaines règles parmi les
participants à l’héritage, c’est-à-dire parmi les légataires 6.
L’exclusion ou pour mieux dire l’inhabilité des femmes, et en gé-
néral de la cognation, à toute succession dans la famille, est aussi
un des traits les plus saillants du droit germanique , et il se rencon-
tre dans presque toutes les anciennes législations des peuples de
cette race 7. Lorsque les femmes n’y sont pas totalement exclues de
toute concurrence avec les mâles dans la succession, elles n’y sont
1 Menu, IX, 185, Code of Gentoo laws, p. 31.
2 Grosier, Description de la Chine , VI , 50, 51.
3 Numeri, XXV11, 8-12.
^ Ibid., XXV11, 1-8.
3 Genesis, XXXI. 14-15. — Michæîis, Mosaisches Redit, 11,59.
0 Voir ci-dessus, p. 21 .
7 En parlant des lois longobardes, M. Gans dit à ce sujet: « La préémi-
*' nence que ces lois accordent à l’agnation sur la cognation, soit dans la suc-
» cession, soit dans tous les autres rapports familiers, est d’origine tout à
» fait germanique; car le droit romain s’est toujours appliqué, au contraire, à
»' faire prévaloir la dernière de ces deux parentés sur la première, i» (Ouv. eit.,
t. 111, p. 207. Berlin, 1825.)
( 51 )
admises que sur un pied d inégalité *. La loi des Visigoths, rédigée
par des évêques d’après l’exemple du droit romain, faisait seule
exception à ees principes 1 2. La loi des Anglais, par exemple,
n’admet les femmes à la succession de la terre paternelle qu’à dé-
faut de parents mâles au cinquième degré 3; la loi ripuaire 4 et la
loi salique 5 * ne sont pas moins sévères que la loi des Anglais; mais
celles des Saxons G, des Bourguignons 7, des Allemands 8 9 sont
moins exclusives et appellent les filles à la succession, tout simple-
ment quand le défunt n’a point laissé d’enfants mâles.
Une pareille prééminence accordée aux parents mâles ou à
l’agnation sur les femmes et sur la cognation, dans le régime héré-
ditaire, s’explique parfaitement, ainsi que nous l’avons déjà dit, par
ce même principe de famille qui dominait à l’époque de l’histoire
qui nous occupe. En effet, les femmes étant destinées à passer de
la famille où elles sont nées, dans celle de leur mari, les appeler
à la succession c’eût été, en dernier résultat, transférer une por-
tion des biens. Dès lors, aucune famille n’aurait pu conserver
longtemps son patrimoine intact, et toute famille où Je nombre
des filles surpassait de beaucoup celui des enfants mâles, aurait
lion 9. Cette considération devait avoir d’autant plus de poids chez
1 Laboulaye, Histoire de la propriété foncière en Occident, liv. IX , ch. XI ,
pp. 417 et suiv.
2 Lex Visigoth., IV, 29 : Faeminae ad haereditatem patris vel malris
aequaliter cum fratribus reniant.
3 Lex Angliorum et Varin., cap VI.
1 Lex Ripuaria, tit. 56, de allodibus : Dum virilis sexus extilerit, faemi-
nae in haereditatem aviaticam non succédant.
5 Lex Salica, tit. 62, § 6 : De terra vero salica radia portio haereditatis
mulieri reniât ; sed ad virilem sexum tota terra haereditatis perveniat.
G Lex Saxon., tit. 7, c. 1 , 5, 8.
7 Lex Burgund., tit. 14, 1, 65.
8 Lex Alain., tit. 57, 92.
9 Une preuve évidente de l’exclusion des tilles de la succession de leur père,
exclusion qui était, à cette époque, un hommage rendu au principe de famille,
nous est offerte par les lois des Indous, qui admettaient les fdles à la succes-
sion delà mère, après les avoir exclues de celle du père. (Voir Code of Gentoo
laivs , pp. 44-46. — Menu, IX, 156.)
( 52 )
les peuples primitifs, que les mariages étaient assez communs et
assez faciles chez eux, à cause de l'heureuse condition économique
de la plupart des familles. Du reste, l’exclusion des filles de la suc-
cession ne répugnait point aux penchants paternels de bienveil-
lance et d’amour. Car les fdles déshéritées n’étaient pas pour cela
privées du nécessaire et réduites à une condition misérable. Tant
qu’elles ne se mariaient pas, les frères devaient pourvoir à leur
subsistance l. Lorsqu’elles se mariaient, il ne leur fallait pas de dot,
parce qu’il était de coutume générale que le mari la leur consti-
tuât. Cette dernière coutume, qui forme un des traits caractéristi-
ques du droit germanique en particulier 2, est évidemment, elle
aussi, une suite naturelle de l’esprit de cette époque primitive de
l’histoire. Car, d’un côté, la simplicité des mœurs, faisant ressortir
alors plus vivement l’infériorité de la femme par rapport à l’homme,
attribuait par suite à ce dernier, le devoir de la nourrir et de la pro-
téger; de l’autre, la tendresse des époux, entretenue et augmentée
par la simplicité même des mœurs, empêchait qu’il n’y eût rien
d’humiliant ni de précaire dans la condition de la femme, subsis-
tant totalement aux frais de son mari. Ainsi, l’état du mariage
ne réclamait pas plus que l’état de virginité, la participation des
fdles aux biens de leurs pères, chez les peuples primitifs; le prin-
cipe de famille triomphait par leur exclusion de ces biens , sans
qu’aucun intérêt individuel fut sacrifié.
1 Voir, pour ce qui concerne les Chinois, en particulier, Grosier (ouv. cil.,
VI, 50, 51), et les lois anciennes de l’Islande. (Arfa-Paltr, cap. 11. — Grâgàs,
1, 172.)
2 Voiries profondes observations de Gans , ouv. cil., t. 111, pp. 202 - 203.
— Dans le droit hébraïque, la dot n’est pas connue. (Voir Genesis, XXIV, 61;
XXIX, 24, 25. — Micliælis, Mosaisches Recht , il, 101.)
( 55 )
ARTICLE DEUXIÈME.
LE DROIT I)E SUCCESSION DANS LES PREMIERS ÉTATS.
La constitution toute patriarcale des peuples primitifs, que nous
venons d’étudier, dut subir bientôt 4e profondes modifications
par la multiplication 1 et le rapprochement des hommes et par la
formation des premiers États.
Qu’est-cc qu’un État? On ne saurait encore bien le définir au-
jourd’hui, puisque les intelligences en conçoivent l'idéal sous di-
verses formes, et que, pour hâter la réalisation de cet idéal, les
nations se livrent aux troubles et à l’effusion du sang. Lorsqu’on
réfléchit au mot Etat, le sens qui se présente d’abord à l’esprit,
c’est celui d’une infinité de rapports entre les hommes et par-
dessus tout, d’une autorité et d’un pouvoir éminent qui main-
tiennent l’ordre et la paix dans le développement de ces rapports ;
cependant, ce n’est là qu’une notion tout à fait générale. Pour
mieux préciser, il faudrait savoir quelle est la loi suivant laquelle
les rapports entre les hommes se règlent et, s’échangent récipro-
quement; s’ils tendent, en dernier résultat, au bien de tous les
individus dans une égale mesure ou au bien de quelques privilégiés
seulement; si l’État, en présidant à l’ordre, n’est qu’un instrument
du bonheur individuel de tous, ou bien s'il a, lui aussi, ses vues
et ses intérêts particuliers à poursuivre, et, dans ce dernier cas,
si les intérêts et les vues de l’État amènent le triomphe d’un ordre
supérieur à 1 humanité, ou ne sont dirigés que vers des buts et
des intérêts exceptionnels et égoïstes. La solution de tous ces pro-
blèmes, et par suite la vraie, l’exacte notion de l’État, ne peuvent
nous être fournies par la simple intuition ou à priori ; elles ne
sauraient découler, au contraire, que du développement même de
1 Gans, ouv. cit., t. IV, p. 680.
Tome XI. 5
( 34 )
l’État au sein de 1 histoire, étude dont le plan est encore loin d’avoir
été entièrement tracé.
Quelle que soit d’ailleurs la dernière formule de la science
touchant la vraie nature de l’État, il nous importe d’étahlir que
la confusion qui règne actuellement dans les doctrines politiques
n’est pas moins grande que celle qui en a accompagné l'origine
réelle. Cette origine est bien loin des savantes fictions du Contrat
social. Ce n’était pas un rapprochement libre et raisonné des
hommes, établissant des relations entre eux pour agrandir le pou-
voir et le bonheur de tous, confiant la direction et la tutelle su-
prême de leurs intérêts à quelques-uns d’entre eux, revêtus de
l’autorité souveraine, auxquels ils obéissaient ensuite comme à
leur propre volonté. Loin de là, les États primitifs ont été la con-
séquence du rapprochement de races différentes, poussées par le
besoin d’empiéter les unes sur le territoire des autres et devenant
par là même ennemies. Leur organisation a été une loi dictée par
les vainqueurs aux vaincus; spoliation, oppression, mort civile
d’une part, richesse, pouvoir, droit éminent et privilège de l’autre.
On ne voyait chez eux que l’aversion et la lutte constante des deux
éléments opposés, un équilibre d’efforts contraires, toujours rompu
par la révolte et toujours rétabli au profit des puissants par la
violence et la fortune.
Voilà des traits que nous rencontrons d’abord dans l’histoire
des premières monarchies et des premières républiques de l’an-
tiquité, et ensuite dans la formation des États modernes au moyen
âge. A vrai dire, ils sont beaucoup plus saillants dans la première
de ces deux époques que dans la seconde; car c’est une vérité his-
torique que î’àgc moderne, et le moyen âge en particulier, n’ont
été qu’un vaste champ d’action pour un nombre infini de prin-
cipes les plus divergents, dont aucun ne s’est développé dans toute
sa portée naturelle, mais au contraire, a été borné et modifié de
mille manières par faction de tous les autres qui coexistaient avec
lui; d’où il suit que, dans les sujets où fbistoire ancienne et la
moderne nous offrent des faits analogues , ces faits ne peuvent être
envisagés exactement du même point de vue ni placés tout à fait
sur la même ligne. Cependant, il est impossible de méconnaître
( 53 )
qu’en général les invasions et les victoires qui les suivirent enfan-
tèrent partout, soit dans l’antiquité, soit dans l’age moderne,
l’ordre de choses compressif que nous venons de retracer, quoique
à un degré d’intensité différent, et quoique, en l’examinant de
près, il faille distinguer toujours ce qui appartient à l’une ou à
l’autre de ces deux époques.
Notre but actuel n’est pas d’insister davantage sur la constitu-
tion des premiers États; nous n’en avons parlé que pour indiquer
l’influence de cette phase de l’histoire sur le droit de succession.
Ce qui a été observé en général là-dessus nous permet maintenant
d’entreprendre cette nouvelle recherche.
Il nous faut remonter ici , comme partout, au régime de la pro-
priété avant d’examiner le sort du droit de succession.
Le dualisme entre le parti des privilégiés et celui des hommes
sans droit, qui gît au fond de la première constitution historique
des États, passe et se reproduit dans le régime de la propriété. A
ce sujet, on ne peut disconvenir que la propriété est le côté poli-
tique du droit, suivant l’expression deM. Laboulaye l. Évidemment
ce n’était pas à la race opprimée que la terre pouvait appartenir :
si elle devait être appropriée, c’était aux forts et aux maîtres de
l’État, soit à la suite de l'occupation, soit par l’effet d’une confis-
cation. Il existait chez eux un droit parfait et absolu sur ce qu’ils
possédaient individuellement, et un droit éminent sur ce qu’ils
n’occupaient pas immédiatement, mais qui, inhérent au territoire
de l’État, n’en était pas moins assujetti à leur souveraineté col-
lective. Les faibles et les sujets se trouvaient réduits à la condi-
tion de serfs ou de colons, nourris dans la maison des maîtres ou
gagnant de quoi vivre par l’exploitation des terres que ceux-ci
avaient confiées à leurs soins. Quelquefois c’était l’État qui leur
concédait, à titre imparfait et précaire, des terres qu’on ne leur
retirait pas, parce qu’on ne pouvait aller jusqu’à leur ôter le droit
de vivre.
Ce sont là des phénomènes que nous rencontrons dans les pre-
1 Laboulaye, ouv. cit., liv. 1, ch. I , p. 62.
( 50 )
mières républiques de la Grèce *, dans les gouvernements à castes
de 1 Égypte 2, dans les anciennes monarchies de l’Orient 3; mais
nulle part ils n’ont été aussi saillants que dans l’ancienne Rome.
La population se partageait à Rome en deux grandes classes,
les patriciens d’une part, les plébéiens de l’autre; les patriciens
ayant tous les droits dérivés de la domination, les plébéiens étant
les clients des premiers et leurs concessionnaires. Les patriciens
seiils s’attribuaient la jouissance du territoire que l’on appelait
bien de l’État, ager publiais 4, et que Romulus, le fondateur de
leur puissance, avait partagé entre eux seulement b. Les plébéiens
obtenaient quelque portion des terres publiques, et cette conces-
sion ne perdait jamais son caractère primitif: elle restait à jamais
un prccarium G. Le droit des patriciens sur leurs terres était un
droit parfait , jus quiritarium, celui des plébéiens, sur les terres
qu’on leur avait concédées, était un droit inférieur au précédent,
jus bonilarium , ou possessio tout simplement.
Lorsque Rome conquit des provinces hors de son territoire
primitif, et que le droit de la guerre et, de la victoire eut réduit
les provinciaux à l’ancienne condition les plébéiens de la ville,
les droits des premiers sur leurs terres ne fut ni plus étendu ni
plus parfait que celui des plébéiens sur le sol que l'État leur avait
originairement concédé. Ils étaient de simples possesseurs exclus
du droit quiritaire et reconnaissant la souveraineté de Rome par
une redevance, vecligal 1 . De cette manière, le contraste entre la
propriété quiritaire et la propriété bonitairc, ou simple posses-
sion, correspondait parfaitement à celui qui existait entre les pa-
triciens et les plébéiens, entre les vainqueurs ou maîtres, et les
vaincus ou sujets 8 .
4 Voir Troplong, Des donations et des testaments, préface.
2 Idem.
3 Voir, pour ce qui concerne la monarchie persane , Chardin , Voyage en
Perse , t. III , p. 536 ; in-4°.
4 Tite-Live, IV, 51, 53.— Denis d’Halicarnasse, VIII, 70, 73, 271; X, 32, 37.
3 Dionys. Ilalicarn., Anticj., III, 1.
ü Savigny, Recht des Resilzes (droit de possession), § 12, 42.
7 Laboulaye , ouv. cil., liv. II , ch. X , p. 97.
8 M. le prof. Stald retrace ainsi le contraste qu’il y avait à Rome entre le
( 57 )
Dans cet, état de choses, il est impossible d’apercevoir nulle
part de propriété proprement dite. Nous avons traversé l’époque
patriarcale sans qu’un pareil droit de propriété se fût montré à
nos yeux; il ne se montre pas davantage dans les États pri-
mitifs basés sur la violence et le privilège. Là, c’était la faiblesse du
sentiment de la personnalité à côté de celui de la famille qui l’em-
pêehait de naître; ici, c’est l’absorption de l’individu par l’État
qui la rend impossible; car la propriété est un droit essentielle-
ment privé, c’est-à-dire un assujettissement des choses à l’homme,
dans le but de son perfectionnement individuel. La propriété
ne peut cesser de se prêter à Faction de la liberté pour être
l’instrument de prétentions et de passions politiques , sans s'im-
mobiliser, sans être détachée en quelque sorte de l’individu pour
devenir, elle aussi, un élément du système de l’État. Les patri-
ciens de Rome n’avaient le privilège de posséder les terres que
parce qu’ils avaient d’autres privilèges antérieurs et plus forts
dans leur condition politique. Dès lors, la domination et la pro-
priété territoriale étaient pour eux des droits et des intérêts insé-
parables, et le même caractère politique était commun à toutes
deux.
Puisque le droit de propriété n’existait pas à l’époque qui nous
occupe, le droit de succession n’existait pas non plus. Celui-ci est
comme celui-là un droit individuel, et il n’exige pas moins que
l’homme l’exerce d’après les penchants libres et naturels de son
âme. Là où les objets matériels sur lesquels ces droits s’exercent
existent chez l’individu, non pour recevoir leur destination de sa
liberté, mais pour être absorbés avec cette liberté même, dans
un système de vie préétabli et inévitable pour lui, le droit de suc-
cession n’est pas moins hors de sa sphère que le droit de pro-
priété. Il y aura bien encore là un système de successions imposé
droit quiritaire et le droit bonitaire: Les patriciens nous apparaissent , dans
» l’ancienne histoire romaine, défendant leurs biens et ayant recours à tout
» expédient propre à ce but, tandis que le dernier état, les plébéiens, ne
» pouvaient oser les mêmes choses sans violer le droit. » ( Hist. de la philos,
du droit, sect. II, ch. III. Heidelberg, 1845; en allem.)
( 58 )
par cet état de choses et par les intérêts mêmes qui dictèrent la
loi de la propriété pendant la vie de l’homme; mais ce caractère
de nécessité exclut toute idée de droit de succession.
Il est aisé de discerner d’après quelles règles les biens se trans-
mettaient d’une génération à l’autre. Comme la constitution de
l'État reposait sur les privilèges d’une partie de la population, la
conservation même de l’État exigeait que ces privilèges pussent
se perpétuer dans la descendance de ceux qui en étaient investis.
Et comme la propriété constituait un privilège politique, elle ne
devait pas plus sortir des familles privilégiées que tous les autres.
Ainsi, la succession des biens était à l’époque qui nous occupe,
une succession nécessaire et invariable dans la descendance de la
caste dominante et seule maîtresse du territoire. Suite non inter-
rompue des familles et perpétuation de biens dans leur sein, voilà
deux phénomènes inséparables et également nécessaires dans la
constitution des Etats primitifs.
On ne peut s’empêcher de remarquer l'analogie qui existe entre
le régime héréditaire à cette époque de l’histoire, et celui qui do-
minait à l’époque décrite par nous dans l’article précédent. La suc-
cession de famille apparaît aussi nécessaire dans l’une que dans
l’autre. Cependant, cette analogie apparente et extérieure ne va
pas jusqu’au fond de la chose. Elle tient à des causes différentes
malgré une sorte de similitude dans les effets. Dans l’enfance des
peuples, c’est l’esprit de famille qui a présidé à une telle succes-
sion; à l’origine des constitutions politiques ce fut un principe
tout à fait différent. En effet on ne peut parler d’esprit de famille,
lorsque les affections de famille ne sont pas plus fortes que les
sentiments politiques, lorsque l’homme, loin de voir dans sa
famille tout son monde, n’y demeure que comme dans une forte-
resse, du haut de laquelle il exerce sa puissance et sa supériorité
dans la société extérieure. L’esprit de maison, esprit d’orgueil
aristocratique, sied beaucoup mieux à ce dernier état de chose.
Évidemment, cette diversité doit en entraîner une autre corres-
pondante, dans les sentiments de l’homme; car tandis que l’esprit
de famille poussé à l’exagération, anéantit la personnalité, l’esprit
de maison, au contraire, l’entretient et la fortifie par l’orgueil de
( 39 )
la naissance et du rang politique, il y a loin, sans doute, dune
telle personnalité à celle de l’homme rendu à son activité et à sa
liberté naturelle; car l’une est fausse, l’autre est vraiment digne
de 1 homme: mais, il faut bien le remarquer, il y a une distance
infiniment plus grande encore entre cette dernière et l’anéantis-
sement total de personnalité. On pourrait meme dire que le régime
héréditaire signalé par nous à l’origine des Etats, avait quelque
affinité avec le droit de succession proprement dit, tandis que
ce même régime, arrivant à l’enfance des sociétés, n’avait absolu-
ment rien de commun avec lui.
Il y a aussi un point par lequel la succession des biens dans les
Etats primitifs différait positivement de celle qui avait lieu chez
les peuples soumis au régime patriarcal. C’est qu’à côté de la
transmission des propriétés , de génération en génération, dans
la caste souveraine, il y en avait une autre pour les biens assignés,
à titre imparfait, à la population sujette. Cette dernière succession
était inconnue à l’époque patriarcale, où la nation formait une
agrégation de familles, ayant toutes des droits égaux. Cependant,
elle partait du meme principe que celle réalisée dans la caste sou-
veraine. Car il était nécessaire pour l'État, que le peuple sujet
demeurât tel à jamais et que sa propriété imparfaite ne se dé-
pouillât plus de ce caractère; il fallait aussi que les familles privi-
légiées retinssent intact et à perpétuité le dépôt de leurs préro-
gatives. C’était l’État qui avait accordé aux sujets les terres qu’ils
faisaient valoir; c’était encore lui qui ordonnait la transmission
constante et invariable de ces terres dans leurs familles; ils
n’avaient pas plus de droit de succession qu’ils n’avaient de droit
de propriété.
Nous allons confirmer ces doctrines à l’aide de l’histoire de
deux Etats primitifs les plus importants de l’antiquité, Athènes et
Rome.
Tous les rapports de la famille attique, dit M. Gans, ne tendaient
qu'au soin de la conservation du lignage et du rang de la famille J.
Or de tous ces rapports, celui qui présentait en soi, de la manière
1 Gans, ou y. cil., 1. 1 , p. 308,
( *0 )
la plus saillante, un semblable caractère, c’était précisément la
succession dans les biens des défunts. Le testament a été complè-
tement inconnu aux Athéniens. Chez eux, l’héritage appartenait
en premier lieu aux descendants males par égales portions 1 et à
tous les degrés. M. Gans a dissipé tout doute sur ce dernier point,
en réfutant victorieusement la théorie de bunsen, qui voulait
borner la succession des descendants à Athènes au troisième
degré 2. La succession dans les biens était unie chez eux à la suc-
cession dans les fonctions religieuses, Çepa > ]po; (Voir Poilux , 111.)
5 Isæus , Super Aristarchi haered, pp. 256-257.- Gans, ouv. cit., 1. 1, p. 339.
i Gans , ouv. cit., t. I , p. 339.
a Idem.
0 Demosth., In Stephan ., IV, p. 243; In Macartat., IV, p. 161. — Isæus,
super Cironis haererl., pp. 193, 195, 206, 207 et 215.
( « )
A Athènes, la libre disposition des propriétaires ne jouait pas
un grand rôle dans le règlement de leur succession, meme à défaut
d’héritiers légitimes dans toutes les lignes; car, dans ce cas, la
nomination d’un héritier, suivant la vraie signification de ces mots,
était étrangère au droit attique. Voici comment les choses se pas-
saient. Lorsqu’un père n’avait pas d’enfants mâles, il pouvait
transmettre son héritage à un étranger, qu’il avait fait admettre
auparavant dans sa famille, au moyen de l’adoption. C’était en
celte qualité de fils adoptif que cet étranger héritait de lui. Chez
les Athéniens, dit Gans h « le testament était inséparable de
» l’adoption; cette identité était si profondément sentie, que
» toute disposition même partielle du propriétaire sur ses biens,
» portait chez eux le nom d’adoption 1 2. » Evidemment, il n’y a
rien dans ce procédé qui nous rappelle l’essence du testament;
car le testament consiste, à défaut d’enfants, à choisir précisément
pour successeurs tous ceux qu’on préfère, et non à en choisir
un seul, en lui ôtant le caractère d’étranger à la famille, et qui
ait à hériter à raison seulement du nom qu’il reçoit. Cette adop-
tion, de celui qui devenait héritier, était plutôt chez les Athé-
niens une prolongation artificielle de la descendance naturelle, et
quoiqu’elle parût l’œuvre de la liberté du propriétaire, elle n’était
en réalité qu’une soumission à cette nécessité de la succession de
famille, qui était impérieusement commandée par la constitution
v politique de l’État 3.
Une pareille nomination d’héritier, permise par Je droit attique,
ne ressemblait nullement quant «à la forme au testament; elle n’en
1 Gans, ouv. cit., t. I, p. 383. — Isæus, super Pyrrhi haered. , p. 14, 56;
super Diceeog. haered., pp. 121, 122, 123, 138; super Apollod. haered.,
pp. 160-161; super Astyphili haered., p. 230; super Aristar. haered.,
p. 258; super Hagniae haered., p. 275.
2 On léguait souvent à Athènes en faveur des aînés ou des enfants natu-
rels. Voir Gans , ouv. cit., t. 1 , p. 390. Cependant on ne pouvait léguer que des
biens meubles. Bunsen, De jure haered. Athen., p. 75, nota 65. — Isæus, Sup.
Philoclem. haered., pp. 128, 129.
3 L’adoption était quelquefois conditionnelle, à l’exemple des substitutions.
Voir Gans, ouv. ci!., 1. 1, p. 386. — Demos th., in Steph., IV, pp. 244 et suiv.
( 45 )
avait pas non plus la substance. L'adoption, à laquelle cette nomi-
nation se réduisait, était un véritable contrat entre le père et le
fds adoptif, et par suite, irrévocable pour les deux parties, tant
qu’elles ne s'accordaient pas à l’infirmer l. Il n’y avait rien là de
cette indépendance et de ce changement de volonté qui sont l’es-
sence du testament proprement dit.
Le tableau du droit de succession chez les Athéniens, tel que
nous venons de l’esquisser, se reproduit exactement dans l’histoire
de Rome ancienne.
Lorsque nous songeons à une forte constitution, fondée sur la
famille comme élément politique , notre pensée évoque spontané-
ment le souvenir de cette organisation des génies et des euriae
qui résumait en soi tout le système de la ville de Romulus, tant
que subsista l'édifice politique du roi fondateur. Là, où le gouver-
nement résidait chez des sénateurs choisis au sein de ces groupes
de familles, que l’on appelait gentes, on peut dire que la famille
et l’État était entièrement identifiés. C’est ce que M. Laboulaye
a parfaitement signalé en ces termes : « L’État n’est qu’une fédé-
» ration de familles, petites sociétés indépendantes, dont le chef
» est à la fois le magistrat, le pontife et le capitaine. Une telle
» famille ne se dissout point, tandis que vit le chef; à sa mort,
» le fils prend la place du père, et le lien se conserve encore,
» quand plusieurs générations écoulées ne laissent plus de l’ori-
b gine commune qu’un souvenir lointain, conservé par la com-
b munauté de nom et de sacrifices. Dans un pareil système, c'est
» bien moins le lien du sang qui constitue la famille que le lien
b politique; et l’individu, en dépit des droits qui nous paraissent
» les plus sacrés, est impitoyablement sacrifié à cette nécessité
» publique 2. »
Cette absorption de la famille romaine par les intérêts publics
était intimement liée à l’extension inouïe de la puissance pater-
nelle suivant l'ancien droit romain. Gains nous apprend que chez
aucun autre peuple, le père de famille n’eut une puissance aussi
1 Ce poiat a été parfaitement démontré par Gans, ouv. cit., t. I, p. 392,
? Laboulaye , ouv. cit., liv. IV , cliap. 1 , p. 164,
( 44 )
étendue sur ses enfants que eliez le peuple romain *. Les Douze
Tables résument les droits qui caractérisent la puissance paternelle
dans le droit de vie, de mort et de vente 1 2. Or, si l’on recherche
l’origine d’une puissance aussi extraordinaire, ce n’cst que dans les
rapports qui existaient entre le père de famille et l’État qu’on la
découvre. Comme l’État s'appuyait sur les familles des patriciens,
et par suite sur leurs représentants naturels, c’est-à-dire les pères,
et que l’intérêt le plus puissant de toutes les familles et de tous
leurs membres était celui du maintien de leurs privilèges politi-
ques, il en résultait d’une part, que les chefs des familles patri-
ciennes étaient des membres nés du gouvernement, et de l’au-
tre, qu'ils conservaient sans scrupule, au sein même de leurs
familles, cette dignité et cette souveraineté absolue et irrésistible,
qu’ils exerçaient tous les jours à la tète de 1 État. On les appelait
patres dans le sénat souverain , de même que dans leurs familles ;
mais le sens de ce mot correspondait au rôle qu’ils jouaient dans
l’État3. Il est évident qu’une pareille condition n’était pas de
nature à accorder un libre essor aux intérêts naturels de la fa-
mille à côté des intérêts politiques, mais qu’elle devait tendre au
contraire à subordonner les uns aux autres et à les sacrifier
même quelquefois, en transformant la famille en un élément po-
litique.
L’influence que l’absorption de la famille par l’État a sur le
droit héréditaire, l’histoire des lois romaines nous la montre clai-
rement.
Un fragment d’un ouvrage juridique romain qui ne fait pas
partie de la collection de Tribonien 4, nous apprend que la partie
la plus ancienne et la plus importante de tout héritage était à
Rome les haeredici , c’est-à-dire ces portions du territoire de l’État,
1 Inslit. Justin., liv. I , tit. 9 , § 2.
* Endo liberis justis jus vitae et necis , venumdandique polestas patri
(XII Tab.).
3 L’ancienne famille romaine a été définie par J.-B. Vico : Quaedam parva
respublica , cujus pater fcimiUas princeps ( De un-o univ. jur. princ. et
fin. un.).
4 Scripta Agrimensorum , Budorff, p. 502 et suiv.
( « )
qui avaient été assignées originairement à chacune des gentes. Ces
terres, y est-il dit, ne pouvaient aucunement sortir du domaine
de la gens j ni en vertu de testament, ni par donation entre-vifs;
les femmes étaient exclues de leur possession. Ce passage nous
prouve en même temps, la perpétuité de la succession aux biens
dans les anciennes familles romaines, et l’exclusion des descen-
dants du sexe féminin de l’héritage de leurs pères.
En outre, dans l’ancienne Rome, les sacra passaient infaillible-
ment aux successeurs, avec l’héritage, comme cela arrivait dans
le droit attique; et comme ces sacra étaient perpétuels dans les
familles 1 la succession devait l’être aussi. C’est ce que nous prouve
encore la notion que le droit romain nous donne des héritiers sui
ou nécessaires. Ces héritiers, nous disent les Institutes de Justi-
nien, ont été appelés ainsi, parce qu’ils succèdent toujours, soit
lorsqu'un testament existe, soit ab intestat , qu'ils le veuillent, ou
qu’ils ne le veuillent point 2 3. Les héritiers sui étaient les fils du
propriétaire défunt. Maintenant comme le droit des héritiers né-
cessaires ou sui , a subi de nombreuses restrictions dans le cours
de l’histoire du droit romain 5, il faut bien admettre qu’il a été
parfait à l’origine de Rome. Il devait donc absorber alors la tota-
lité de la succession du père, de sorte qu'il n’y avait d’autre suc-
cession possible que celle de la famille.
La préférence des mâles dans la succession , d’après l’ancien
droit romain , nous est expressément attestée par les Douze
Tables 4. Elle consistait dans ce privilège de l’agnation qui a laissé
des traces si nombreuses dans tout le développement successif du
droit romain s.
1 Sacra privata perpétua manento (XII Tab.).
2 Necessarii ideo dicuntur , cpiia omnino, sivc retint , sire nolinl tam ab
intestalo, quam ex testamento haeredes fiant. Instit. Justin., liv. II, t. 19.
3 Par rétablissement des légitimes.
4 Si ab intesiato moritur, cuisuus haeres nec erit, agnalus proximus fa~
miliam habeto.(Gt\'pis, Instit., liv. III, 9.)
5 Mathieu Haie fut un des premiers qui soutint que l’exclusion des femmes
de la succession avait lieu dans l’ancien droit romain. Telle a été aussi l’opinion
de Hugo, Hist. du droit romain , § 118 , not. 2.
( 46 )
Au point où nous en sommes, nous ne pouvons certainement
pas nous attendre à l’existence du droit de succession ou de la
liberté de tester dans l’ancienne Rome; au contraire, elles sont
inconciliables avec l’esprit du système juridique d’une telle épo-
que. Cet argument seul, fourni par la raison et par la nature des
choses, nous suffit meme à défaut de tout témoignage historique.
Telle est aussi l’opinion d’un grand nombre de savants très-dis-
tingués, notamment de Thomasius *, Heineccius 1 2, Montesquieu 3,
Trekell 4 *, Scliott s, Schrader 6 et plus récemment de Gans 7, et
Marezzoll 8.
Cependant, il n’a pas manqué d’autres écrivains, aux yeux de
qui un pareil avis a paru peu conciliable avec tout ce que nous
savons de l’histoire du droit romain primitif. Ils invoquent à ce
sujet l’existence des testamenta calalis comitiis à cette époque, et
mieux encore la loi des Douze Tables assez connue, Pater f ami-
lias uli leg assit, etc.
Nous allons nous occuper de ces objections. Sans doute, on ne
peut contester que les testamenta calatis comitiis ne remontent
à la plus ancienne histoire romaine. Un passage du Corpus Juris
le déclare formellement. Cependant, l’identité que l’on voudrait
établir entre ces testaments et les testaments proprement dits,
n’a plus aucun fondement dans l’état actuel de la science. Les
plus récents travaux sur ce point historique, et, en particulier,
ceux de M. Gans, ont mis à l’abri de toute objection sérieuse la
doctrine, que les calata comitia de l’ancienne Rome ne furent
que des assemblées des pères de familles patriciennes, ou, en
d’autres termes, de véritables comitia curiata , ayant un carac-
1 De origine success. testament.
2 De origine testamenüfaetionis. {In op., t. Il , p. 495.)
3 Esprit des lois, liv. 27.
K Diss. de origine testamenüfaetionis praesertim apud Romanos , Lipsiae
1739.
3 De l'origine de la testamentifaction chez les Romains.
0 Matériaux pour servir à l'histoire des testaments romains.
7 Ouv.yit.,t.II.
8 Droit privé des Romains. Chap. des successions.
( 47 )
tèrc tout à fait politique. Or, il est assez peu probable qu’un
droit appartenant à tous les citoyens et complètement livré à la
liberté privée de chacun, tel que le droit de tester, dût s’exercer
toujours sous des formes publiques et aussi solennelles que l’in-
tervention d’une assemblée expressément convoquée. En outre,
comme la succession invariable des fils aux pères était, avons-
nous dit, essentielle à la constitution de Rome ancienne, il est
encore moins probable, qu’il fût permis de la violer, et que cela
dût arriver précisément en présence du corps politique qui veil-
lait à la conservation des lois.
Ainsi, on ne peut parler des testaments romains calalis comi-
liis, sans reconnaître la profonde différence qui devait nécessai-
rement exister entre ces testaments, et ceux que désigne l’accep-
tion moderne du même mot.
A défaut de renseignements historiques positifs, nous devons
avoir recours à des conjectures puisées dans le caractère général
des premiers États, pour établir quelle était la nature des préten-
dus testaments de l’ancien droit romain. Il est probable à nos
yeux, que le père de famille dans l’ancienne Rome pouvait se
nommer un héritier, faute d’héritiers légitimes dans sa descen-
dance mâle. Ce pouvoir que nous avons signalé chez les Grecs ne
devait pas non plus répugner à l'essence de la famille romaine.
Peut-être aussi le père introduisait-il dans la famille, au moyen
de l’adoption ou de l’adrogation, celui qu’il s’était choisi pour
héritier, comme cela arrivait encore en Grèce. M Gans a soutenu
cette dernière opinion qui est partagé par beaucoup d’autres écri-
vains allemands.
Il était parfaitement conforme à l’esprit de la constitution poli-
tique de Rome ancienne, que de pareils actes d’adoption s’exer-
çassent sous la forme appelée calatis comitiis. Comme il s’agissait
de suppléer parleur moyen au défaut de la succession régulière,
exigée par la loi politique, il était aussi dans l’intérêt et dans les
attributions du gouvernement de surveiller et de contrôler soi-
gneusement ces actes, afin que l’esprit d’une telle succession y fût
le mieux possible conservé. Une nomination d’héritiers, faute de
descendants mâles, faite sous forme d’adoption, et en présence
( *8 )
des curies assemblées, voilà, selon nous, ce que i on doit entendre
par lestamenta calatis comitiis.
Les Douze Tables ne contredisent aucunement cette doctrine,
lorsqu’elles attribuent au père de famille le pouvoir de régler la
succession de ses biens, suivant sa volonté. Celte loi si peu expli-
cite, telle qu’elle est parvenue jusqu'à nous, ne doit pas être prise
à la lettre, et moins encore doit-on 1 interpréter de manière
qu’elle contredise l’esprit de toute cette époque; d’autant plus
que, selon les plus récentes études sur l’histoire du droit ro-
main, les Douze Tables ne vinrent pas renouveler la législation
romaine, mais plutôt recueillir et fixer les règles juridiques déjà
établies par la coutume des siècles précédents. Puisque la loi Uti
pater familias ne dit pas expressément que le pouvoir qu’elle
reconnaît au père de famille pouvait s’exercer dans tous les cas ni
en règle ordinaire, rien ne nous empêche de croire, qu’elle fait
allusion à quelques cas seulement, et mieux encore à celui que
nous venons de signaler et dans les formes que nous lui avons
attribuées J. Si l’on admet cependant que la loi en question éta-
blissait une règle ordinaire, en accordant aux pères de familles
un pouvoir dont ils pouvaient toujours faire usage, eussent-ils
ou n’cusscnt-ils pas d héritiers légitimes, il y aurait encore moyen
de la concilier avec le droit inviolable des familles de recueillir, à
elles seules, l’héritage de leurs chefs. En effet, une semblable inter-
prétation ne pouvant pas aller jusqu’à attribuer précisément aux
pères le droit de préférer des étrangers à leurs propres descen-
dants, il nous serait libre d’admettre que ce pouvoir se bornait
à distribuer la succession dans le sein même de leur famille, dont
elle ne devait absolument pas sortir. Évidemment, il y a encore
loin de là au véritable droit de tester; un pareil pouvoir n’aurait
pas plus répugné à l’esprit de la constitution de 1 État et de la
famille aux premiers siècles de Rome, qu’il n’avait répugné aux
anciens peuples de l'Orient, ainsi que nous l avons déjà reconnu.
1 II paraît que la loi Uti legassit des Douze Tables avait pour les Romains
des âges postérieurs, un sens beaucoup moins étendu que son sens littéral.
Voir Dig. , liv. L., til. XVI , 120 , de verb. signifie.
( 49 )
Ainsi, les prétendus testaments des Romains ne pouvaient en
aucune manière donner une atteinte réelle au droit des fils de suc-
céder à leurs pères. Ce droit n’était pas moins admis et invaria-
blement respecté à Rome que dans la Grèce ancienne, et en général
dans tous les Etats primitifs. Le père de famille pouvait tout sim-
plement le remplacer peut-être en le réglant, lorsque, faute d’en-
fants, il ne lui était pas donné d’en faire l’application ordinaire;
s’il pouvait le régler, jamais il ne pouvait le violer.
ARTICLE TROISIÈME.
PROGRÈS DE LA LIBERTÉ. — DÉVELOPPEMENT DU DROIT
DE SUCCESSION.
La formation des premiers États issus du système patriarcal a
constitué un progrès dans la marche de la civilisation, ou, pour
mieux dire, elle marque son véritable acheminement, car alors
pour la première fois fut mise en jeu, quoique imparfaitement,
cette force de la personnalité, dont le développement est le fond
du travail continu de la civilisation. Cependant la liberté civile et
privée, c’est-à-dire Je droit appartenant à tout homme de satis-
faire aux aspirations et au but de sa nature, ne caractérisait pas
ces États primitifs et ne s’y manifestait qu’aeciden tellement par
des luttes toujours inégales et toujours désastreuses.
C’est, en ouvrant la brèche dans un édifice politique aussi im-
parfait que la liberté devait se faire jour et s’établir dans le
monde, de manière à engendrer tous les progrès ultérieurs. Les
effets d’un pareil événement devaient être immenses à tous les
points de vue; et, pour ce qui concerne l’objet de nos recherches
en particulier, le droit de succession apparut alors pour la pre-
mière fois parmi les hommes : car tous les droits sont des éléments
de la liberté et ils émanent d’elle.
Tome XL
4
( 50 )
11 va sans dire "que le progrès historique auquel nous faisons
allusion ne s’accomplit nullement chez ceux des anciens peuples
dont la civilisation porta l’empreinte de l’immutabilité.
A coup sûr, la transformation des États primitifs avait son prin-
cipe le plus puissant dans la condition intime de leur constitu-
tion. L’antagonisme incessant, quoique longtemps infructueux, des
deux races, des vainqueurs et des vaincus, des maîtres et des
sujets, ébranlait sans relâche l’édifice politique, et n’avait besoin
que du concours de circonstances extérieures pour en triompher
et le dissoudre. De pareilles circonstances devaient naître assez
rapidement. Il aurait suffi, en effet, que le nombre des sujets se
fût augmenté au point d’imposer aux maîtres par un déploiement
assez considérable de forces, et l’inévitable agrandissement de
1 État rendait cette augmentation probable dans un avenir plus
ou moins éloigné. Dans dette situation, la majorité du peuple
connaissant ses forces, n’aurait pas manqué de contraindre à des
pactes meilleurs ceux dont la prééminence politique n’existait
désormais plus qu’en apparence. Les privilèges auraient disparu,
l égalité des droits les aurait remplacés; 1 État aurait cessé d’ap-
partenir à un parti plutôt qu'à tous les citoyens, et son régime
aurait été amené à garantir peu à peu la sûreté et la prospérité
générale.
Telle fut aussi en réalité la marche des événements : ils trans-
formèrent l’ancienne constitution romaine que nous avons dé-
crite en celle des derniers siècles de la république et de l’ère
impériale; les privilèges du droit quiritaire disparurent complè-
tement, lorsqu’il fallut les communiquer à l’Italie d’abord, aux
provinces ou aux étrangers ( peregrini ) ensuite; les plébéiens
extorquaient aux patriciens des éléments toujours nouveaux de
réhabilitation politique et civile, toutes les fois que les patri-
ciens avaient besoin de leur secours pour contenir les autres
sujets de l’État; enfin ils firent cause commune avec tous les
peuples soumis, pour achever et assurer la conquête de la liberté
et de l égalité générale; et le jus gentium , dont tous les citoyens
finirent par jouir avec les étrangers, sanctionna le triomphe des
droits individuels, en leur donnant des formes et des moyens
( si )
d’exercice uniquement suggérés par la raison et par la nature
des choses.
Nous n’insisterons pas davantage sur ce caractère de l’histoire
politique des Romains, pour en étudier de plus près l’allure et les
phases; ceci nous détournerait trop du sujet principal, c’est-à-dire
de l’étude de phénomènes et de résultats correspondants et ana-
logues qui s’accomplirent dans l’histoire du droit romain. C’est de
ces phénomènes et de ces résultats que nous allons surtout nous
occuper.
Nous avons dit que la liberté civile et par suite le droit privé
n’existaient pas au sein des États primitifs, ayant pour bases la
souveraineté d’une minorité privilégiée et la soumission du plus
grand nombre presque dénué de droits. En effet, cette liberté
et ce droit ne pouvaient exister chez les privilégiés, dont les
sentiments et les passions étaient exclusivement absorbés dans des
intérêts politiques, tandis que les autres citoyens n’avaient que
ces droits qu’on leur concédait, ou, pour mieux dire, qu’on ne
leur enlevait pas. La propriété en particulier était invariablement
affectée, chez les uns, au maintien des familles dans leur rang po-
litique, chez les autres, elle était remplacée par une possession
octroyée et précaire; et dans l’un et l’autre cas, elle n’avait rien
de commun avec ce que nous appelons aujourd'hui de ce nom.
Tel devait être nécessairement l’effet des révolutions qui avaient
plutôt pour but d’abolir les privilèges au profit de l’égalité crois-
sante que de donner naissance au droit privé inconnu jusqu’alors.
En effet c’est quand les hommes se dépouillent de ce qui, dans
leur condition sociale, est le produit artificiel de la violence et de
l injustice, ou bien quand ils sortent de cet état de privation et de
contrainte où la violence les a placés, c’est alors, disons-nous, que
leurs actions et leurs rapports mutuels subissent la règle raison-
nable du pur droit naturel.
Le développement du droit romain n’est qu’une pleine con-
firmation de cette loi historique. Les progrès du droit privé ont
toujours été à Rome parallèles et correspondants à ceux de la
constitution politique; ils avaient leurs germes dans 1 hostilité des
plébéiens et des patriciens, et c’est lorsqu’un nivellement presque
( S2 )
complet de ces deux classes fut réalisé aux premiers jours de
l'empire, que l'organisme du droit privé fut complet.
L’ancien contraste entre le droit de la plebs et le droit des patriciï
se résumait en celui qui existait entre la propriété bonitaire [boni-
i [aria) et la propriété quiritaire [quiritaria ) à laquelle nous avons
déjà fait allusion dans le chapitre précédent L La propriété quiri-
taire, qui était l’ancienne propriété patricienne et que l’on consi-
dérait originairement comme la plus parfaite, remontait au butin
de guerre, à l’acquisition par les armes, dans un temps, nous dit
Gajus, ou les Romains ne regardaient comme pleinement à eux
appartenantes que les choses qu’ils avaient conquises sur leurs
ennemis 1 2 3 *. Le souvenir d’une pareille origine était consacré par
les nombreuses formalités requises pour tous les actes. La pro-
priété bonitaire n’avait ni une pareille origine, ni un pareil en-
semble de formalités : elle remontait, chez les plébéiens, à la con-
cession de l’État, et pour le reste de la population, savoir, chez les
provinciaux, elle reposait au fond sur l’occupation et sur d’autres
modes communs et naturels d’acquisition. Les formes du droit
quiritaire n’étaient pas moins inapplicables à son exercice. Tandis
que la propriété quiritaire était conservée et transmise de plein
droit, et que les magistrats prêtaient leur appui à sa défense, la
propriété bonitaire n’existait en quelque sorte que de fait. Tout
ce qu’on entreprenait sur elle n’était valable qu’autant qu’il ne
s’élevait point de contestations; dans ce cas, elle était livrée au
caprice et au hasard.
On voit aisément que la propriété bonitaire, dénuée qu’elle
était de toute origine et de toute forme artificielle, renfermait en
soi les germes de la véritable propriété d’après la nature des
choses 5, tandis que la propriété quiritaire n’était qu’un produit
éphémère de la rapacité et de l’orgueil d’une caste. Or ce fut pré-
1 Gajus, Comm.j liv. 54.
2 Gajus, Comm., IV, 16: Maxime sua esse credebant , quae ex hoslibus
cepissent.
3 L. 52, De adq. dom. (41 , 1) : Rem in bonis nostris habere intclligimur
quolies possidentes exceptionem , aut amittentesad recuperandam eam ac-
tionem habemus .
( 55 )
cisément en ôtant de plus en plus à la propriété quiritairc toute
importance pratique, et en reconnaissant à sa place la propriété
bonitaire d’après sa vraie nature, que les révolutions politiques
de Rome exercèrent leur action sur le développement et le perfec-
tionnement du droit privé h « Le temps vint, dit à ce sujet le
» célèbre jurisconsulte allemand Puclita, où un commerce plus
» vif, un mouvement plus animé, un échange plus fréquent dans
)> la propriété, entraînèrent à leur suite l’intolérance et l’abolition
» de ces anciennes manières de transmettre la propriété, qu’on
» appelait du nom de mancipaüo et de in jure cessio. »
Un si grand résultat a été le produit des sages et constants
efforts des préteurs romains. Ce jtis gentium, droit des étrangers
( peregrini ) , avec lesquels les plébéiens de Rome faisaient cause
commune dans des buts politiques, et qui n’était au fond que le
droit découlant de la nature des choses, ils l’introduisirent à Rome,
en l’appliquant à la tutelle de la propriété bonitaire, soit dans son
acquisition, soit dans tous ses modes de transmission. En effet,
les étrangers et le jus gentium ne connaissaient guère d’autre «
propriété que la propriété bonitaire des plébéiens de Rome, d’où
les memes motifs et la meme manière de la garantir existaient
pour les uns et pour les autres. Pour atteindre ce but, les pré-
teurs eurent recours à des subterfuges et à des fictions qui durent
même longtemps être confirmés dans l’édit, avant d’acquérir toute
la sûreté et la vigueur de l’ancien droit. Tantôt ils déguisaient le
propriétaire bonitaire sous l’apparence d’un représentant du pro-
priétaire d’après le jus quiritarium 2; tantôt ils supposaient qu’il
se fut agi d’une véritable propriété quiritaire, quand même,
dans ce cas particulier, les conditions indispensables à l’acquisi- •
tion de cette propriété faisaient défaut 3. Cependant, quoiqu’elle
ne fût pas reconnue ouvertement, la propriété du jus gentium ,
ou la propriété générale de l’humanité, n’en acquérait pas moins
une importance réelle dans la pratique à côté de la propriété privi-
1 Cocl. Justin VII, 25.
2 Gajus, Comm., IV, 35.
3 Cela arrivait au moyen des actiones fieticiae , telles que la pnbliciana in
rem. Gajus, Comm., IV, 36. — Puehla , ouv. cité, pp. 632 et suiv.
( 54 )
légiée. Son influence sur celle-ci était ? chez les patriciens mêmes,
aussi immédiate et irrésistible. 11 arrivait ici ce qui ne manque
jamais d’arriver quand certaines vérités pratiques ne trouvent
plus d’application parmi les hommes, par la seule raison que la
désuétude les a fait oublier. Il suffit qu’elles soient rappelées d’une
manière quelconque, pour que l’échafaudage éphémère des pré-
jugés et des privilèges perde toute solidité. Ainsi le jus gentium
ayant paru et ayant été en vigueur à côté du jus quiritarium , ce
dernier renonça d’abord à lui contester le terrain, puis il le lui
abandonna tout entier. Il n’y eut plus enfin dans le droit romain
qu’une seule propriété : la propriété du jus gentium , ou la pro-
priété d’après la nature des choses, et cela arriva sans doute à
Rome longtemps avant que Justinien en donnât une confirmation
expresse dans son Code.
La propriété étant ramenée à son acception et à son étendue
naturelles , le droit de succession ne tarda pas à paraître comme
une de ses manifestations les plus légitimes.
Nous voici donc en face du résultat, qui est en même temps le
but auquel nos précédentes recherches devaient aboutir, et le
dernier point dans la marche des événements que nous avons
retracés jusqu’ici. Nous avons dit, au commencement de ce cha-
pitre, que la liberté n’ouvrirait pas la brèche dans l’édifice absurde
des États primitifs sans que le droit privé surgît sur les débris du
droit politique, sans que le droit de succession prît sa revanche
sur le régime héréditaire primitif, artificiel et despotique. L’his-
toire nous signale en effet tous ces événements, jusqu’au dernier,
dans tous les-États au sein desquels, la société put s’organiser sur
. les bases de la libre activité et de l’égalité juridique. Elle nous
prouve que la liberté politique et civile, ainsi que le droit de pro-
priété et le droit de succession, n’ont pas été moins étroitement
liés entre eux aux origines de la civilisation, qu’ils ne le sont au-
jourd’hui chez les peuples les plus civilisés. C’est cependant encore
l’histoire de Rome qui nous fournit de préférence un tableau sans
égal, par sa grandeur et son éclat, des progrès juridiques dont
nous venons de parler.
Tous les Romains sans distinction , patriciens , plébéiens ou
( )
étrangers à la ville, une fois admis à la jouissance de la propriété
d’après la nature des choses, s’aperçurent bientôt de ce qu il y
avait d’injuste et d’oppressif dans la défense de disposer de ses
biens après sa mort. Dès lors, ils devaient lutter contre les lois qui
décrétaient cette interdiction ou tâcher de les éluder, en les rem-
plaçant par un droit parfait de propriété que la mort même ne
saurait détruire.
Nous avons vu que, d’après les plus anciennes lois de Rome,
une succession restait invariable dans la famille des propriétaires,
et qu’à défaut de cette succession, on n’appelait que des héritiers
proprement dits à titre universel : ce fut contre ce second prin-
cipe que les premières conquêtes du droit de succession se réali-
sèrent dans le droit romain. Il arriva ici ce qui ne manque jamais
d’arriver dans toute lutte engagée contre des institutions intolé-
rables : on s’attaque d’abord à leurs côtés les plus oppressifs. En
effet, quoique le droit romain ne fût ni moins capricieux, ni
moins dur dans la prohibition qu’il faisait de ne rien sous^
traire à la succession des héritiers de la famille en faveur d’é-
trangers, que dans la nécessité qu'il imposait de ne choisir que
des successeurs à titre d’héritiers ( haeres ), lorsque la succession
de la famille n’avait point lieu, on peut cependant affirmer que
cette dernière prescription était plus particulièrement pénible.
Car, tandis que l’affectation complète des biens à la famille n’était
pas de nature à froisser, dans la plupart des cas, les sentiments
naturels, toute restriction apportée par la loi à une donation à des
étrangers devait, au contraire, porter atteinte à la liberté indivi-
duelle.
Il paraît que les premiers avantages obtenus au profit du droit
de succession furent ceux des plébéiens, qui les premiers auraient
joui du droit de succession dans ses dispositions les plus essen-
tielles. Quelques écrivains pensent qu'ils ont employé pour attein-
dre leur but ce même testament calatis comitiis qui appartenait
jadis exclusivement aux patriciens; mais cette opinion n’est pas pro-
bable au point de vue de la condition politique des plébéiens. 11 est ,
au contraire, à supposer qu’ils ont fait usage de ce testamentum
per aes et libram , que nous rencontrons dans l’histoire de Fan-
( 36 )
cicn droit romain, et dont l'invention a été attribuée à la plebs
par M. Gans *, Ce testament avait les formes et la nature d’un
véritable contrat. H consistait en une vente fictive de l'héritage
(familia) , qui se faisait entre celui que nous nommerions testateur
et un de ses amis jouant le rôle d’acheteur (familiae emptor ), en
présence d’un notaire ( libripens ). L’acheteur de l’héritage était
prié par le testateur d’en faire usage suivant la volonté que celui-ci
lui signifiait de sa bouche 2. Le testament per aes et librcim fut
abandonné plus tard, ou, pour mieux dire, il perdit ce nom, tout
en conservant son fond originaire, sauf quelques légères modifi-
cations de forme. En effet, on continua toujours chez les Romains
à transmettre la succession à une personne jouant, soit unique-
ment, soit en partie, le rôle d’exécuteur testamentaire; cependant,
au lieu d’une déclaration de volonté faite par le testateur à son
héritier de vive voix, l’usage s’introduisit d’écrire le testament
sur un parchemin ( tabulae ) que l’héritier recevait de la main du
testateur.
Cette forme du testament des plébéiens nous laisse voir aisément
en quoi consistait le procédé à l’aide duquel ils éludaient la loi,
n’accordant de testament, à défaut de successeurs dans la famille,
qu’à la condition de transmettre l’héritage à de véritables héri-
tiers. On nommait en réalité un héritier, mais ce n’était qu’un
héritier supposé, foutes les fois que l’on voulait partager un hé-
ritage entre plusieurs légataires. Dans ce cas , l’héritier nommé
n’avait d’autre mission que de donner exécution aux véritables
intentions du testateur, en se dépouillant même de tous les biens
qui passaient par ses mains, si le testateur n’avait voulu favoriser
que des légataires.
Le subterfuge ne pouvait pas toujours rester caché aux yeux
du gouvernement. Favoriser l’exécution fidèle d’une loi qui n’avait
jamais été abrogée, c’était pour Je gouvernement ne pas sortir
de son droit, tandis qu’en s’y opposant avec trop d’obstination,
1 Gans , ouv. cit., t. II, chap. Ier. Peut-être les plébéiens aussi faisaient-ils
leurs testaments dans les comitia curiata.W oir Puchta, ouv. cit., t. III,
p. 234.
2 Voir Gajus, Comm., II, 102.
( 57 )
il aurait heurté de front les habitudes et les aspirations de la ma-
jorité du peuple, et compromis la tranquillité publique, sans aucun
résultat. Dans cet état de choses, on eut recours à l’expédient d’une
transaction entre la rigueur de l’ancienne loi, qui ne voulait que
des héritiers, et le vœu d’une autre époque réclamant une pleine
liberté dans le partage de la succession. On confirma la nécessité
de conférer à une seule ou à plusieurs personnes le titre d’héritier,
mais on consentit à ce qu’au lieu de leur laisser l’héritage tout
entier, on leur en laissât une partie seulement. Voilà l’origine de
la loi Furia *, puis de la loi Voconia 2, et enfin de la loi Falcidia 4 5,
qui remplaça les précédentes en ordonnant qu’on laissât toujours
le quart de l’héritage à l’héritier nommé. Ces lois, quoiqu’elles
n’admissent qu’en partie la liberté des dispositions testamentaires,
à défaut de la succession defamille, la reconnaissaient cependant,
et lui donnaient gain de cause en l’introduisant, dans les lois con-
curremment avec les anciens principes.
Ces premières conquêtes du droit de succession en dehors de la
succession de la famille, furent suivies d’autres qui touchaient
cette succession même. Après avoir triomphé sur les points où
l’ancien régime héréditaire était le moins justifiable, le nouveau
principe lutta contre des injustices moins évidentes, en étendant
ainsi peu à peu son empire jusqu’à ses limites naturelles. Il n’était
certainement pas au pouvoir de la loi de l’arrêter dans une pareille
marche, après avoir dû reconnaître et aider même ses premiers
efforts.
4 En vertu de la lex Furia , personne ne pouvait léguer pour une valeur su-
périeure à tOOO as. Varro, lib. 111 : De vita pop. rom. plebisque scito cautum
est , ne quis legaret, causave mortis donaret supra asses mille. — Cic., pro
Balbo , 8, in Verr., 1,42. — Gajus, Comm ., Il, 225.
2 La lex Voconia défendit tout legs dont le montant surpasserait celui de
la part de l’héritage assignée à l’héritier. Cic., in Verr., I, 43. — Gajus,
Comm., II , 226.
3 La lex Falcidia défendit les legs qui épuiseraient plus des trois quarts
de l’héritage. Dig., 35, I, 1. — Gajus, Comm., II , 227. — Paul, Sent., III, 8.
L’occasion dans laquelle cette loi fut publiée nous prouve sa grande popula-
rité. On la promulgua pour dédommager les citoyens d’un récent impôt frappé
sur les successions. Appian., De bello civ., V, 67.
( 38 )
La succession de la famille, d’après l’ancien droit quiritaire,
blessait en deux points principaux la liberté du droit de suc-
cession; d’abord en ce qu’elle n’admettait pas la moindre inter-
vention de la volonté du propriétaire à côté de l’ordre établi par
la loi; puis en ce que les membres de la famille, appelés par
la loi à se succéder mutuellement, se tenaient beaucoup moins
entre eux par les liens de la nature et du sang que par ceux
de l’agnation, dont l’origine était tout à fait politique. C’était
donc en ôtant peu à peu toute importance pratique à l'un et à
l’autre de ces deux principes, que la liberté du droit de suc-
cession, en ce qui concerne la famille, devait se faire jour. Nous
allons voir comment ces deux résultats ont été obtenus.
Quant au premier, ce fut une extension du pouvoir de léguer,
que l’on avait déjà acquis dans les successions ayant lieu hors de
la famille, qui donna le moyen de l’atteindre. On commença à
respecter au fond le droit de succéder accordé par la loi aux pro-
ches parents, en leur laissant la plus grande partie de l’héritage,
mais on y fit exception en même temps quant à une faible portion
de l’héritage qu’on assignait à des étrangers sous titre de legs. Un
semblable procédé fut usité à Rome longtemps avant la chute de
la république; car les querelae inofficiosi auxquelles il devait
naturellement donner lieu, remontent à ses beaux jours 4. Il se
maintint en vigueur longtemps, sans que la loi le reconnût, et à
la seule condition que l’on n’élevât, dans le fait, aucune querela
inofficiosi , ou que cette querela ne fut pas admise. Le préteur
l’appuya peut-être aussi de son autorité dans les tribunaux. Cepen-
dant l’usage de faire concourir des légataires étrangers à la fa-
mille, avec les héritiers du sang, jeta bientôt de si profondes
racines dans la conviction des Romains, que la loi dut se résigner
à l’admettre. Dès lors, les légataires furent assimilés en droit aux
personnes que l’on avait déjà admises dans les successions, aux-
quelles la famille demeurait étrangère. La loi Falcidia s’appliqua
à la succession de la famille, comme elle s’appliquait à la succes-
sion de Yhaeres à défaut d’enfants; la loi se déclarant satisfaite
i Ortolan , Eæplicat. Instar, des instit. de Justinien , t. ïPr, p. 615.
( 59 )
de ce qu’on laissât au moins le quart de l'héritage à l’héritier
nommé dans l'une et dans l’autre. Les héritiers nécessaires devin-
rent tout simplement des légitimaires, et la quarta falcidica prit
l’aspect d’une portion légitime que le père ne pouvait en aucun
cas enlever à ses enfants *.
Voilà l’origine de cette importante institution des portions légi-
times, qui s’enracina dans le droit pour ne plus en disparaître,
et que les codes postérieurs de l’Europe ont accueillie unanime-
ment jusqu’à nos jours. Certes, de tous les points de vue sous
lesquels l’établissement des légitimes peut être envisagé par les
savants, son point de vue historique n’est pas le moins digne de
remarque. Les légitimes n’ont été dans le droit romain, dit à ce
sujet M. Gans1 2, qu’une transaction entre la préférence absolue
des héritiers du sang d’une part, et cette liberté du droit de suc-
cession de l’autre. La loi falcidie a sanctionné et légalisé la liberté
du droit de tester au dedans de la succession de la famille, par
son application à cette succession même, comme elle l’avait sanc-
tionnée et légalisée d’abord pour les cas où la succession de la fa-
mille ne pouvait avoir lieu. Le droit accordé par la loi aux proches
parents du défunt de succéder faute de testament, fut contempo-
rain des innovations que nous venons de signaler. Cette réforme
consista précisément, comme nous l’avons déjà dit, à remplacer
le bien de l’agnation, qui présidait originairement à la succession
légitime et dont l’origine était purement politique, par celui de
la cognation ou de la parenté naturelle, qui le plus souvent ne
coïncidait pas avec la première. Il faut remarquer qu’en rappro-
chant la succession légitime des vœux du commun des hommes,
on confirmait en quelque sorte le principe de la liberté du droit
de succession, puisqu’on tâchait d’imiter le plus fidèlement pos-
sible l’exercice de cette liberté, toutes les fois que les défunts n’en
avaient pas fait usage.
1 L’établissement des légitimes remontait, à Rome, à la lex falcidia, d’où
les sources du droit romain désignent souvent la légitime des enfants par le
nom de falcidia. Voir sur ce dernier point, Ortolan, ouv. cit., t. Ier, p. 615
( 5e éd.).
2 Gans, ouv. cit., t. f, chap. IPr, passîm.
( 60 )
f
Or, voici les points sur lesquels l’ancienne succession légitime
du droit romain réclamait l’application de principes plus raison-
nables :
Le fds émancipé ne succédait pas à son père, par la raison
qu’il était soustrait à sa puissance. La descendance féminine était
exclue de la succession , lors même qu’il n’y avait pas d’héritiers
légitimes ou d’agnats, et qu’il y avait dans ces lignes des mâles.
La mère ne succédait pas à scs enfants, ni les enfants à leur mère,
parce que le rapport qui existait entre eux n’avait rien de com-
mun avec celui de la puissance paternelle. Tous ces principes
ayant leur source dans l’intérêt politique de la conservation des
familles, ne tardèrent pas à choquer les sentiments du peuple
romain, dès que les convictions engendrées par les conditions
originaires de la ville se furent atténuées. Lorsque les préteurs se
décidèrent à les abroger peu à peu par des édits réitérés d’une
année à l’autre, il faut croire que l’opinion publique les avait
déjà condamnés depuis longtemps.
C’est au moyen des bonorum possessiones 1 accordées par le pré-
teur, que l’on vit parvenir à la succession de leurs pères ou de leurs
aïeux les personnes que l’ancien droit romain en excluait contre
les vœux naturels de l’homme. Au premier rang, le préteur appe-
lait les fils (sui) 2, en admettant concurremment avec eux l’enfant
que l’émancipation ou quelque autre cause avaient fait sortir de
la famille. La puissance paternelle n’était donc qu’en apparence la
base de la succession prétorienne. Venaient ensuite les agnats 3,
ou en général les successeurs légitimes; mais le préteur ne con-
sidérait plus ces derniers comme agnats , en les admettant à la
succession au deuxième rang : il les considérait plutôt comme
cognais. C'est pourquoi il faisait triompher la parenté naturelle
quand il se trouvait des cognats plus rapprochés du défunt que
les legitimi. Après les legitimi , le préteur donnait libre essor à la
1 Bonorum possessions jus introcluctum est a praetore emendandi veteris
juris gratia. (Inslit. lib. lit. 10 pr.)
2 Par la clause unde liberi.
5 Par la clause unde legitimi.
( 61 )
succession des eoguats J , en appelant à la succession les parents
* | .
qui n’étaient plus dans la famille. Ainsi les femmes étaient ad-
mises dans la succession , et il était permis aux enfants de la fille
de succéder à leur aïeul maternel à défaut d’héritiers légitimes
(■ agnati ). Dans ce meme rang avait lieu la succession réciproque
de la mère aux enfants et des enfants à la mère : c’étaient ses
cogna ts les plus naturels. Enfin, à défaut de cognali succes-
sibles, l’édit du préteur appelait l’époux survivant à la succession
du défunt 1 2, succession devenue nécessaire, quand l’abolition de
l’ancienne puissance du mari sur la femme ( manus ) eut cessé de
faire du mari le maître des biens de la femme 3.
Un pareil idéal de succession légitime, le préteur le réalisait
d’une manière tout à fait indirecte, lorsqu’il y avait un testament
[tabula), en accordant une bonorum possessio, soit d'après le tes-
tament (secundum tabulas ), soit contre le testament ( contra ta-
bulas). Si un mourant avait institué héritier une personne qui,
d’après l’ancien droit civil, ne pouvait l’être, le préteur recueil-
lait sous son égide 1 héritier repoussé par le droit civil, et lui
donnait une bonorum possessio suivant le contenu du testament
( secundum tabulas). Si, au contraire, un testateur avait oublié
dans son testament les rapports du sang, pour faire place à ceux
tout politiques de fagnalion, le préteur donnait suite aux justes
plaintes des héritiers naturels, au moyen d’une bonorum pos-
sessio contre le contenu du testament [contra tabulas). Par ces
procédés, l’intervention du préteur ramenait la succession des
familles à ses bases naturelles avec ou sans l’assentiment des tes-
tateurs.
La succession légitime prétorienne continua longtemps à sub-
sister et à se développer, n’ayant pour appui que les édits an-
nuels des préteurs. Cette circonstance , loin de nuire à sa vigueur
pratique , a été très-favorable à sa perfection intérieure : car la loi
une fois fixée, toute modification ne peut y être introduite sans
1 Par la clause uncle cognali.
2 Par la clause uncle vir et uxor.
5 Laboulaye , ouv. cit.,lib. IV, cliap. XXI , p. 232.
( 62 :)
difficulté, tandis que le droit prétorien, par son essence même,
n’était pas immobile , mais s’améliorait de plus en plus.
Lorsque la formation d’un édit perpétuel mit fin à la législa-
tion annuelle des préteurs, la succession légitime prétorienne
devint une loi qui continua à être en vigueur pendant toute la
durée de l’empire romain, jusqu’à ce qu’il atteignît sa dernière
perfection dans l’empire d’Orient par Justinien. Elle devint alors
le fond de la novelle 8 de cet empereur, et dans ce sens on
peut même dire qu’elle est passée jusqu’à nous, parce que les
principes fondamentaux de la novelle 118 de Justinien régissent
encore aujourd’hui la succession légitime chez la plupart des
peuples civilisés.
Il est intéressant de faire remarquer comment cette pénétration
intime et ce profond respect de la liberté du droit de succession,
qui , ainsi que nous avons dit , présidèrent à la réforme de l’ancien
système héréditaire romain dans ce qu’il avait d’essentiel, furent
reconnus et avoués expressément, soit par Justinien, soit par
les jurisconsultes les plus célèbres de l’empire romain. Tandis que
les modernes aperçoivent communément dans l’établissement des
légitimes une exception faite au droit de succession, Justinien
déclare hautement qu’il veut augmenter la portion légitime des hé-
ritiers nécessaires *, précisément pour mieux interpréter les vœux
mêmes de tout père de famille. Bien des fois, dit-il, « j’ai été
» étonné que l’on obligeât les pères à ne laisser à leurs enfants
» que le quart de leur héritage , tandis qu’il n'y a pas de pères
» qui ne sentent avoir des obligations envers leurs enfants lêgi-
» tîntes et respectueux , et être débiteurs envers eux de tout ce
» qu’ils leur laissent en mourant 1 2. » Pour ce qui concerne la suc-
cession légitime en général, d'après l’édit prétorien , Justinien nous
déclare , en parlant de la succession des enfants que non-seule-
1 On sait que Justinien augmenta l’ancienne légitime des enfants, qui était
invariablement d’un quart de l’héritage , en variant les proportions suivant le
nombre des enfants. Voir nov. 118, chap. Ier.
2 Fréquenter mirati sumus , quomodo legitimis et benevolis filiis , quibus
agant gr atlas parentes , quibus quod relinquitur , jam etiam debitum va-
cant solum triuncium esse . Préambule de la nov. 118,
( üo )
ment c’est la nature qui les y appelle, mais encore le vœu commun
de tous les pères K
Ce fut encore sous l’influence du principe de la liberté du droit
de succession présidant au régime héréditaire, que les juriscon-
sultes romains les plus illustres ont donné une définition du tes-
tament qui n’a jamais été surpassée en justesse, et dans laquelle
ce principe reçoit même une reconnaissance plus ample que celle
qu’il eut effectivement dans les lois de Rome à toutes les époques.
On se rappelle ici la définition du testament, donnée par Modes-
tin, qui a été répétée mille fois par les jurisconsultes de toutes les
époques postérieures : Testamentum est voluntatis nostrae jiisla
sentent ta, de eo quod quis post mortern snam fîeri velit1 2. Ulpien
n’était pas moins pénétré du véritable caractère du testament,
lorsqu’il disait que, dans les testaments, totum facit voluntas de-
functi 3. Gajus rendait un témoignage solennel au droit de suc-
cession, lorsqu’on parlant de l’interprétation des testaments, il
écrivait : ea, quae ex ipso testamento orirentur, necesse est secim-
dum seripti juris rationem expediri 4 *. Enfin, quelle plus délicate
justification d’un tel droit que celle renfermée dans ces mots
de l’empereur Constantin : Nihil est quod mugis hominibus de-
beatur, quam ut supremae voluntatis, postquam jam aliud velle
non possunt, liber sit Stylus, et licitum, quod iterum non redit,
arbitrium 8 !
Il ne nous reste, pour achever l’étude du droit chez les Ro-
mains, qu’à l’envisager du point de vue des personnes au profit
1 Filios ad parentum bona natura simul admitlit , et parentum commune
votum. Dig., 1. 7, § 8, 1, Si tab. testam. nullae.
2 L. I, Dig., De his. qui test. fac. poss. — Voir aussi. Ulp., Frag ., XX, 1. —
Gell., YI , 12.
3 L. XXXV, § 5, Dig., De haered. instit. — Voir aussi sur ce sujet : L. II,
§2, Dig., Deadim. et transt. leg .; L. 1, 1, 151, Dig., de testam. mil.; L. I , § 4,
Dig., De adsignat. libert.; Leg. 5, Dig., de leg. 1 ; L. 18, Dig., ad leg. Falc. —
Ce jurisconsulte n’a pas manqué de faire ressortir aussi la différence qu’il y
a entre les testaments et les contrats : Verba, contraxerunt , gesserunt, non
pertinent ad testandi jus. (L. XX , Dig., de verb. signifie.)
4 L. XVI , Dig., De condit. et demonst.
3 L. I , Cod. Just. de sacros. eccl.
( 64 )
desquelles il pouvait être exercé, et de celui des formalités exté-
rieures des testaments.
Quant au droit de partager son héritage entre des personnes
étrangères à la famille, soit à défaut d’héritiers légitimes, soit en
concurrence avec eux, il était reconnu dès longtemps chez les Ro-
mains que le système politique entravait encore la liberté de les
choisir. Il y avait beaucoup de personnes exclues de la succession
des citoyens, par la seule raison qu’elles se trouvaient dans une
condition d’infériorité politique dans l’Etat. Cependant la liberté
individuelle ne pouvait pas se résigner à maintenir des entraves
qui n’avaient d’autre base qu’un ordre de choses injuste et arriéré.
La loi, à son tour, ne pouvait avoir une grande difficulté à céder
sur le point du choix des héritiers, dès qu’elle avait cédé sur celui,
bien plus important, d’en avoir en général là même où l’ancien
droit les excluait. Ce nouveau progrès ne tarda pas à s’accomplir
à l’aide d’un subterfuge très-simple. Voici lequel : celui qui voulait
appeler à sa succession des personnes que le droit civil en décla-
rait incapables, avait soin de nommer un héritier apparent, contre
lequel le droit civil n’élevait aucune exception, et auquel il con-
finait en secret 1 la tradition de l’héritage à ceux qu’il désirait avoir
pour ses héritiers réels. L’héritier apparent n’était plus qu’un
simple fiduciarius sur la foi duquel le testateur se reposait; l’héri-
tier réel était un fideicommissarius qui recevait l’héritage du pre-
mier, et l’acte qui s’accomplissait entre ces trois personnes portait
le nom de fideicommissum.
Voilà l’origine de cet établissement des fideicommissa , qui a
joué un si grand rôle dans la jurisprudence des Romains et de
tous les peuples postérieurs jusqu’à nos jours. Cependant il y a
loin de ce que nous appelons actuellement du nom de fidéicommis
à ce que ce nom signifiait chez les Romains. Dans les législations
qui l’admettent, le fidéicommis n’est aucunement un expédient
pour éluder la loi des successions, mais, au contraire, c’est une
institution d’héritier, manifeste et valable, par laquelle le fidéicom-
missaire a un droit qui n’est pas moins réel que celui du fiduciaire,
1 Au moyen de YEpistola fideiconmissaria.
( )
ce qu'ils leur auraient transmis comme un héritage naturel, si
la continuité de l’histoire n’eût pas subi une si brusque inter-
ruption.
Notre étude sur 1 histoire du droit de succession, marchant tou-
jours parallèlement avec l’histoire de l’humanité ou de la civili-
sation, doit faire ressortir les vicissitudes de ce droit chez les
peuples et pendant les époques que nous venons de décrire. Après
en avoir retracé le développement chez le peuple romain, nous
allons rechercher ce qu’il en est arrivé dans le monde établi par
les barbares sur les débris de la civilisation ancienne.
Comme cette période historique se divise naturellement en deux
parties, dont l’une embrasse les siècles entre la chute de l’empire
d'Occident et rétablissement du féodalisme, et l’autre la durée du
féodalisme même, nous allons faire successivement de l’une et de
l’autre le sujet de nos investigations.
g 1er. — * Chute de V empire romain. — Les barbares.
Les barbares qui envahirent le Bas-Empire et qui élevèrent des
9
Etats tout à fait nouveaux sur ses ruines , étaient de race germaine.
Nous connaissons le caractère du régime des successions particu-
lier à cette race. On succédait en général chez les Germains en
vertu delà loi, la liberté des propriétaires n'influant pas sur leur
succession, tant qu'il y avait des héritiers dans la famille. La suc-
cession dans les biens de ceux qui laissaient des enfants s’ouvrait
toujours au profit exclusif de ces derniers. Evidemment, il n’y
avait rien de commun entre le régime héréditaire en usage chez
les Germains et celui qu’ils trouvèrent en vigueur dans l’empire
romain, lors de leur invasion. C’était même un point où l'oppo-
sition entre les civilisations germanique et romaine offrait le moins
de chances de rapprochement, et concourait le plus puissamment
à entretenir, entre les deux peuples, ce contraste juridique qui
succédait à la guerre et à la conquête.
Par conséquent, lorsque nous examinons le sort du droit de suc-
cession après la soumission de l’empire romain aux peuplades ger-
( 70 )
maniques, nous avons devant les yeux, d’un côté, la négation de
ce droit parmi les vainqueurs, de l'autre, son admission dans
l’ancienne population de l’empire.
Cette opposition est parfaitement confirmée par le témoignage
des législations des barbares. Comme nous en avons signalé les
dispositions dans un article précédent, où il s’agissait d’indiquer
ce que le régime héréditaire des Germains était à une époque bien
plus reculée que celle qui nous occupe, nous y renvoyons le lec-
teur, en considérant comme désormais établi ce que nous vou-
lions démontrer.
Le contraste entre la barbarie des peuples du Nord établis dans
l’empire et la civilisation romaine devait naturellement faire place
un jour à un nouvel ordre de choses, soit que l une ou l’autre de
ces deux conditions sociales s’imposât à l’autre, soit qu’elles se
fondissent ensemble, et qu’il résultât de cette fusion une civili-
sation nouvelle. Dès lors il n’y aurait plus eu deux législations
animées d’un esprit totalement différent; une seule aurait pré-
valu, ou bien , un droit nouveau serait résulté de la fusion des
deux autres. Le droit de succession, en particulier, aurait dû se
communiquer à tous les peuples, ou bien ne paraître nulle part.
L’accomplissement de cette loi historique a été, en elfct, pré-
paré par le féodalisme.
§ 2. — L'époque féodale.
Le problème historique que présente l’opposition de l’élément
barbare et de l’élément romain pendant les premiers siècles qui
suivirent la chute de l’empire , reçut sa solution par la fusion de
ces deux éléments. Ce grand événement s’opéra pendant le moyen
âge, et l’instrument dont la Providence se servit pour l’accomplir
fut d’abord le féodalisme. C'est sous l’empire de celui-ci que la
civilisation ancienne perdit toute sa physionomie; c’est au moyen
âge et dans le féodalisme que se trouve le berceau de la civilisa-
tion moderne.
Qu’est-ce que le féodalisme? C’est d’abord et en général le cou-
( 'I )
ronncmcnt de l’œuvre de la conquête. D’un côté, la constitution
féodale n’était autre chose pour les peuples soumis qu’une mul-
tiplication de maîtres absolus; d'un autre côté, les feudataires
n’avaient été originairement que les compagnons du chef de la
conquête, admis comme tels à en partager les fruits avec lui. Ce-
pendant, dans l’examen de la nature du féodalisme, on ne peut
s’arrêter à l’idée de la conquête sans perdre de vue ses traits les
plus caractéristiques, ceux qui le distinguent en particulier des
résultats politiques des conquêtes à des époques de l'histoire tout
à fait différentes. Le féodalisme n’a été ni une simple division du
territoire conquis faite par le chef de l’expédition entre les sous-
chefs, constitués simples propriétaires, soumis comme des sujets
à la souveraineté du chef, ni un fractionnement du territoire
entre ce dernier et ses compagnons, comme autant de souverains
parfaits et indépendants, n’ayant d’autre rapport entre eux que
celui de s’être séparés d’une commune association originaire.
Certes, l’un ou l’autre de ces deux résultats paraît inévitable dans
toute conquête, lorsqu’on apprécie les conséquences politiques de
ce fait d’après les exemples que nous en a fournis l’antiquité;
mais le féodalisme n’a été ni l’un ni l’autre de ces deux systèmes
* politiques; il a plutôt participé, dans un certain sens, à l’un et à
l’autre, tout en ayant un caractère spécial.
Le système féodal consista précisément en un partage du terri-
toire conquis entre les compagnons du chef qui avait présidé à la
conquête, avec plein droit de souveraineté de chacun dans l’étendue
de son domaine ou fief, joint à la récognition d’une certaine pré-
éminence dans le chef et au devoir de fidélité et de secours envers'
lui. D’une part, morcellement du territoire entre plusieurs petites
souverainetés; de l’autre, ralliement de ces souverainetés autour
d’un supérieur commun à qui l’on doit fidélité et secours : voilà
l’essence du féodalisme. Il se distingue profondément de l’organi-
sation des États établis sur la conquête dans l’antiquité, précisé-
ment par cette transmission des droits souverains à plusieurs
personnes à côté d’une organisation monarchique et d’une dépen-
dance entretenue parle devoir de la fidélité. « C’est un des traits
» caractéristiques de l’esprit germain, dit Laboulaye, que cette
( 72 )
» facilité de s'attacher au service d’un chef avec un dévouement
» si noble et une dépendance si franche, que la fonction s’honore
» et s’élève bien au-dessus de la domesticité h »
Un pareil caractère du fief nous explique comment le féoda-
lisme a pu s’étendre et subsister dans les pays occupés par des
peuples d’origine teutonique, longtemps après la conquête. Il était
facile de convertir la libre propriété en propriété féodale, en
obligeant les anciens propriétaires allodiaux à reconnaître un sei-
gneur, et à tenir leurs terres comme s’ils les avaient reçues origi-
nairement de lui, quand même l’on ne pouvait plus songer à les
déposséder ni à opérer une nouvelle répartition.
Ce procédé satisfaisait aux vœux de la caste privilégiée et à ceux
du souverain féodal, qui aspiraient encore plus à la supériorité
politique qu’à l’asservissement des sujets, et qui, par suite, bor-
naient leurs prétentions à se faire représenter, d une certaine ma-
nière, dans la possession territoriale, par des hommes qui se
déclaraient leurs vassaux. Le féodalisme devint ainsi une insti-
tution organique et durable dans la plus grande partie de l’Europe,
tandis que, dans l’antiquité, l’œuvre de la conquête fut toujours
loin d’atteindre une pareille solidité.
« Les rapports qui existaient entre le roi et ses vassaux, dit *
» très-judicieusement M. Laboulaye, subsistaient entre les vassaux
» et les fidèles qui recevaient des bénéfices de leur seigneur. Tout
» chef de bande, grande ou petite, s’installant sur de vastes
» domaines possédés à titre d’alleu ou de bénéfice, subdivisa
» entre ses compagnons cette richesse nouvelle, pour avoir, lui
» aussi, son armée, sa cour et ses fidèles. Ainsi se forma peu à
» peu cette hiérarchie de propriétés et de personnes qui devait
» être la féodalité. Ainsi, par la division progressive des bénéfices,
» s’étendit de jour en jour cette chaîne de vassaux et d arrière-
» vassaux, liés les uns aux autres par des obligations de la même
» nature, toujours comprises dans ce serment de fidélité qui élait
» le titre même de la possession 1 2. » Ce passage retrace par-
1 Ouv. cit., liv. VI, eliap. X.
2 Ouv. cil., liv. VU , rhap. XVI.
( 75 )
faitement l’organisation du féodalisme, mais pour en saisir exac-
tement l’esprit, il faut remarquer que la chaîne des vassaux et
des arrière-vassaux n’embrassait pas exclusivement des personnes
de la race conquérante; elle était formée, au contraire, meme par
des possesseurs de terres qui étaient antérieurement propriétaires
allodiaux et qui furent absorbés par le système féodal. Ce fut, en
effet, au moyen des jeudi traditi, et des recommandations des
propriétaires allodiaux, soit aux seigneurs féodaux, soit aux
églises, qu’une très-grande partie des terres libres se transforma
en fiefs, et que le système féodal fut reconnu, et devint de plus en
plus au moyen âge une institution organique de la société. Il y
avait là, sans doute, une mesure imposée par la nécessité, pour
échapper aux vexations et aux violences des grands feudataires.
Cependant c’est un trait caractéristique du système féodal que
ceux-ci n’exigeassent pas de plus grands sacrifices et que les re-
commandations pussent se faire même aux églises.
Si l’on étudie maintenant les conditions de la propriété sous le
régime féodal, on peut tout résumer, en affirmant qu’il fit dis-
paraître la vraie propriété, partout où il fut en vigueur. Rien de
plus opposé, en effet, que la terre féodale et la propriété allodiale,
et le féodalisme amena précisément la ruine de cette dernière.
« Les faits et les lois, tout nous atteste, dit Laboulaye, que du
» sixième au dixième siècle les petits propriétaires d’alleux furent
» peu à peu dépouillés ou réduits à la condition soit de vassaux,
» soit de tributaires. » La possession des terres avait l’aspect d’une
concession, dès que les possesseurs s’avouaient redevables de leur
droit à des supérieurs, auxquels ils témoignaient de 1 infériorité
de leur position par des faits extérieurs. Le même système ratta-
chait en même temps les seigneurs féodaux au roi et les vassaux
aux seigneurs, les arrière-vassaux aux vassaux, et aucun ne pou-
vait y avoir, par conséquent, le sentiment de la libre propriété
telle que nous la concevons aujourd’hui. La propriété était rem-
placée partout par l’usufruit l.
Un pareil état entraînait dans le régime héréditaire des suites
i Ouv. oit., liv. VI, chap. VU.
( 74 )
correspondantes sur lesquelles il convient de fixer de plus près
notre attention.
En effet, puisque le caractère juridique de la possession des
terres pendant l’époque féodale n’avait pour motif qu’un certain
rapport politique entre les possesseurs immédiats et leurs supé-
rieurs féodaux, et que ce rapport établi entre deux rangs, entre
deux classes politiques de personnes, devait être par conséquent
permanent, comme ces classes mêmes, il s’ensuivait que ce ca-
ractère et la possession territoriale qui le soutenait devaient se
perpétuer soit chez les vassaux , soit chez les suzerains. Ainsi, per-
pétuité de la possession des terres dans les familles qui en jouis-
saient, soit à titre de vasselage, soit à celui de suzeraineté, voilà
une première loi fondamentale du régime héréditaire féodal. L’his-
toire va nous le prouver.
Quoique les fiefs aient eu leur origine dans les bénéfices con-
cédés par les rois à leurs favoris, et que ces bénéfices aient été
d’abord précaires et viagers, cependant ils ne tardèrent pas long-
temps à se convertir en de véritables fiefs, par leur transmission
aux héritiers des bénéficiaires. Un tel phénomène, puisqu’il était
tout à fait naturel, ou, pour mieux dire, historiquement néces-
saire, n’eut pas même besoin de dispositions positives des lois
pour s’accomplir : et l’on ne saurait en effet le faire remonter à
telle ou telle époque précisément; il arriva d’une manière tacite,
et en dehors des lois, par la voie coutumière. « Il ne faut pas
» rechercher dans l’histoire, dit M. Laboulaye, une brusque ré-
» volution qui changea sensiblement tous les bénéfices en fieXs.
» Quand l’empereur Conrad publia sa fameuse constitution, pre-
» mière reconnaissance légale des fiefs , il y avait dès longtemps
» des bénéfices héréditaires en Allemagne et en Italie b »
Ce qui est arrivé quant à la transmission des bénéfices, après
la mort des concessionnaires, s’applique aussi aux biens recom-
mandés. C’étaient à l’origine ceux-là mêmes qui donnaient des
biens à l’Église à la condition qu’elle les lui restituerait à titre de
précaire, qui réservaient en même temps ce précaire à tous leurs
1 Ouv. ci t., liv. VII , chap. XV.
( 75 )
descendants b Une loi de Charlemagne ordonna que, lors même
qu’une pareille réserve n’eût pas été introduite originairement
au profit de ceux qui recommandaient des biens'à l’Église, cette
dernière n’aurait pu refuser la possession à titre de précaire aux
héritiers sans fortune des recommandants 2.
Maintenant, sur la base d’une transmission invariable et perpé-
tuelle, quels étaient de plus près les traits caractéristiques de la
succession dans le fief? Ils découlent directement de l’essence et
du but de la constitution féodale.
Puisque le possesseur du fief n’était pas propriétaire, mais
ne possédait qu’à titre de concession de son seigneur, la succession
dans le fief ne pouvait pas être réglée suivant l'intérêt des vas-
saux, ni porter aucune trace du droit de succession, mais le but
même de la conservation du fief et le caractère du rapport féodal
lui dictaient uniquement la loi.
La succession ordinaire, celle qui a pour base les rapports
privés qui existent entre le successeur et le dernier possesseur,
est tout à fait incompatible avec le fief. La succession féodale
est tout autre chose. « Comme le droit du vassal, dit Gans, ne
» consiste pas en ce qu’il a le fief, mais plutôt en ce que le fief lui
» a été concédé , la racine de la succession féodale ne réside pas
» dans le droit du vassal, mais dans l’investiture. Le rapport par-
» faitement personnel qui existe entre le vassal et le seigneur
» féodal exclut la succession ordinaire, et le droit de l’héritier
» paraît dès lors tout simplement un droit qui lui est attribué dans
» sa seule personne, et non une continuation du droit du pos-
« sesseur défunt 3. »
L’ordre d’après lequel la succession dans le fief avait lieu repo-
sait sur l’idée de concession essentielle au fief et sur la nature du
service féodal.
Puisque tout possesseur de fief devait reconnaître la constitu-
tion originaire du fief par la grâce du seigneur, la transmission
du fief ne pouvait sortir de la ligne en tète de laquelle se trouvait
1 Zollweger , Dipl., 3 , 5 , 13 , 20 , 21, 22 , 24, 28.
2 Capit. IV, a. 819, cap. 4.
3 Ouv. cit., t. IV, p. 211 .
%
( 76 )
le premier possesseur. En effet, dans le cas contraire, le succes-
seur du fief se fut trouvé dans une liaison beaucoup plus immé-
diate avec le possesseur antérieur qu’avec le premier acquérant,
et, par suite, avec le seigneur féodal et sa famille *. C’est pour-
quoi les frères ne succèdent pas comme tels, dans le fief, et qu’il
faut pour que cela arrive que le père des frères ait été lui-même
possesseur du fief. Le rapport conjugal et l’affinité n’orit pas plus
d'influence que la parenté collatérale dans la succession.
La nature du service féodal imposait à son tour un choix tout
particulier de la personne du vassal dans la ligne appelée à la
succession. D’abord l’avantage qu’il y avait à ce que le service
fût prêté avec la plus grande promptitude possible, et dans une
certaine maturité d’âge, suggéra la préférence de l’aîné entre
tous les descendants du dernier possesseur. En outre, comme le
service pouvait consister à l’occasion dans des fatigues corpo-
relles, l’on adopta la maxime que les mâles étaient seuls admis-
sibles au fief1 2 3, et, entre les mâles, ceux-là seulement qui, soit
par la naissance, soit par la condition, soit par la structure du
corps, étaient en état de représenter dignement le premier con-
cessionnaire 5.
Ainsi, transmission constante du fief dans la même ligne, ex-
clusion des femmes parmi les personnes admises à la nouvelle
succession et entre les descendants mâles, préférence pour l’aîné
du dernier possesseur du fief sur tous ses autres enfants : voilà
les traits caractéristiques de la succession féodale.
Lorsqu’on étudie les rapports d’un pareil système héréditaire
avec le droit de succession, il faut convenir d’abord qu’il n’est
pas essentiellement une succession de droit privé. En effet, puis-
que le choix du successeur dans le fief n’était pas livré à la liberté
individuelle, mais déterminé invariablement et d’avance par la
nature même du fief, sans aucun égard aux liens de parenté et
aux vœux naturels des individus, l’élément privé n’entrait pour
rien dans la succession féodale. Or, si la succession féodale n’eut
1 Ouv. cit., t. III , p. 226.
2 Feud., t, 8; II , 1 1 , pr.
3 Fend., II, 30, §2; I, 6, § 2.
( '7 )
pas un caractère privé, pourra-t-on apercevoir rien de commun
entre elle et le droit de succession? Assurément non. Partout où
régna le système féodal, et tant qu’il resta en vigueur, le droit de
succession fut entièrement inconnu.
§ 3. ■— Renaissance de la civilisation en Europe.
Le système féodal était la mort de la liberté politique, et par
suite, de la liberté civile, pour la plus grande partie de la popu-
lation de l’Europe. Cette circonstance même devait en borner la
durée, car c’est dans le développement progressif de la liberté que
consiste la vraie destinée de l’humanité, et il ne peut être sus-
pendu un instant que pour reprendre aussitôt après son cours
naturel. Tel a été précisément le sort du féodalisme. Il tendait à
bure oublier aux hommes leur liberté; or ce fut la réaction de
cette même liberté qui prit enfin le dessus et qui le renversa. La
renaissance de la civilisation en Europe n’a été d’abord qu’une
émancipation du féodalisme et un nouvel avènement de la liberté
qui remporta des triomphes incessants dans les siècles posté-
rieurs et jusqu’à nous.
La renaissance de la liberté politique et civile en Europe a été
accompagnée, ainsi que nous allons le voir, de celle de la propriété
et du droit de succession.
11 ne faut pas croire que le féodalisme ait fait disparaître abso-
lument toute trace de la civilisation et du droit privé des Romains.
Au contraire, dans le midi de la France et dans les municipes de
l’Italie, le souvenir de l’ancienne organisation juridique romaine se
maintint, et maintes institutions de ce droit restèrent en vigueur.
« Au midi de la France, ditM. Laboulaye, où la population gallo-
» romaine était riche et nombreuse, où la conquête des Visigoths
» n’avait point ébranlé la législation romaine, où cette uniformité
» dans l’esprit de la législation avait effacé toute distinction entre
» les provinciaux et les vainqueurs, les propriétés libres, ou,
« comme on les nommait alors, les alleux se maintinrent, et,
» avec les alleux, la loi romaine, qui tout à la fois cause et effet
( 78 )
» de la liberté des terres, protégea les alleux contre la loi féo-
» dale, et, eontre-balançant l’esprit germain, força ce qu’il y eut
» de fiefs dans le midi à se prêter aux formes et à l’esprit de la
» législation romaine L » La liberté des terres et la loi romaine
restèrent également en vigueur dans les municipes de l’Italie.
« C’est en Italie, dit Gans, que le système féodal a poussé les
» racines les moins profondes 1 2 3. >< « Le droit romain, dit ailleurs
» ce même auteur, est toujours resté une des bases de la culture
» juridique des Italiens 5. »
Ce fut également dans les pays où le droit romain ne disparut
pas pendant le moyen âge que le droit de succession continua
aussi à être reconnu d’une manière quelconque.
Dans les anciennes coutumes de la France, le droit de tester
n'a jamais été inconnu, quoique l’on y fit une distinction entre les
biens de différente nature, pour ce qui concerne la quotité du pa-
trimoine sur lequel on pouvait tester 4, et que l’on ne pût tester
même en faveur de personnes étrangères à la famille sans en
donner des raisons g. Le principe que tout père a le droit d'ap-
peler ses enfants à sa succession a été exprimé d une manière
frappante dans la fameuse expression de l’ancien droit français :
le mort saisit le vif. « Ce canon, dit Gans, que Cujas voudrait
» faire découler d’une interprétation erronée de la L. 50, Dig. :
» Ex qiiibus causis majores , etc., ne repose, au contraire, aucu-
» nement sur une semblable erreur, mais bien plutôt sur la con-
» viction que la propriété du défunt appartient immédiatement
» à l’héritier, et que ni la faculté, ni le fait de l’adition ne peu-
» vent rien y changer. Lorsque quelqu’un est mort, l’héritier est
» saisi aussitôt par son héritage, c’est-à-dire par le défunt lui—
» même 6. » La forme des testaments , d’après l’ancien droit cou-
tumier de la France, fut aussi suffisamment libre, car il était
1 Ouv. cit., 1. 6, ch. XVI.
2 Ouv. cit-, t. III, p. 524.
5 Ouv. cit., t. III , p. 251.
1 Décisions de Jean Desmares, 149, 257. — Beaumanoir, p. 65.
3 Beaumanoir, p 66.
0 Ouv. cit., t. III, p. 149. Voir aussi Troplong, Don. et testam. Préface.
( 79 )
mime permis de tester ex- aliéna arbilrio J. Le testament fait, son
exécution était confiée à un exécuteur testamentaire expressément
nommé, et, à défaut de ce dernier, à l’évêque et au roi 1 2.
Dans les municipes de l’Italie , qui survécurent à la chute de
l’empire romain et qui devinrent le berceau des glorieuses répu-
bliques italiennes, le testament ne tomba jamais en désuétude:
tantôt il était réglé d’après la loi romaine, comme à Pise, où était en
vigueur la maxime : de ultimîs voluntatibus per legem romanam
fudicetur 3; tantôt on lui appliquait les prescriptions du droit
canonique, ainsi qu'il arrivait à Milan 4. .46 intestat, le principe
du droit de succession , n’était pas également respecté dans toutes
les anciennes villes de l ltalie, car le choix de l’héritier n’était pas
toujours fait d’après les intentions et les vœux naturels des dé-
funts, mais il était, au contraire, déterminé souvent par le prin-
cipe de l’agnation , emprunté à l'ancien droit romain. La préfé-
rence des mâles et des agnats jusqu’au quatrième degré, était
sanctionnée par les lois de Pise 5 *. Au contraire , le plan de suc-
cession ab intestat, établi par Justinien dans la novelle 418, fut
accueilli dans les lois de Ravenne °, d’Osimo 7 et de Naples 8. Cette
même succession a été adoptée aussi par les lois de Pise, pour le
cas où la branche des agnats serait éteinte 9.
L’admission du droit de succession, bornée à quelques endroits-
de la France et de l’Italie jusqu’à ce que la renaissance eût com-
mencé en Europe, se généralisa bientôt après chez toutes les na-
tions modernes.
Cet événement s’accomplit d’abord en France et en Italie.
1 Décis. de Jean Desmares, déc. 49.
2 Ibid., déc. 68,69.
5 Stat. Pisana , f. 144.
4 Verri , De ortu et progressa juris mediolanensis prodromus. Mediolani ,
1747, p. 56.
3 Stat. Pis., f. 165.
G Stat. de Ravenne , 157. — Gans, ouv. cit., t. III , p. 267.
7 Stat. Auœimi , II, 15.
8 De Rosa , Ad consuet. Neapol., tit. de suce. fil. coin, et bar.
9 Stat. Pis., f. 165, Agnatis non eœstantibus , jure romano successio défé-
rât ur.
( 80 )
Le droit de tester, qui n’avait été reconnu que parla moindre
partie des anciennes coutumes de la France, fut admis, au con-
traire, par toutes les nouvelles coutumes françaises. Dans ces der-
nières, ce n’était que la quotité de l’héritage due aux héritiers
nécessaires qui variait; cependant le droit des héritiers néces-
saires n’y absorbait jamais la totalité de l’héritage. Dans le cas où
la portion légitime n’était pas déterminée, on suivait meme la
coutume de Paris, qui la bornait à la moitié de l’héritage L
Tous les statuts réformés des villes italiennes admettent le droit
de tester, et ils n’établissent pas de plus grandes formalités pour
les testaments que celles en usage dans le droit romain. Le mon-
tant des portions légitimes n’y était pas toujours le meme, quoi-
qu’il consistât quelquefois dans les deux tiers de 1 héritage, ainsi
que cela avait lieu à Lucques 1 2.
Le triomphe du droit de succession dans les législations dont
nous venons de parler, ne fut pas aussi manifeste que dans l’ad-
mission même des testaments. Le droit de tester était consacré
dès longtemps par les nouvelles coutumes françaises et par les
statuts réformés de l'Italie , tandis que la succession ah intestçU
t
s’y conformait encore aux anciennes maximes de la préférence de
l’agnation et de la transmission lignagère.
• L’explication d’un pareil phénomène gît dans une doctrine éco-
nomique répandue chez tous les peuples au moyen âge, et qui
fut même un des traits caractéristiques de la civilisation de cette
époque. Nous faisons ici allusion à la doctrine de la conservation
presque religieuse des immeubles, et de la préférence absolue de
pas plus avancées alors que le progrès économique même des na-
tions, l’importance de la propriété mobilière n’était donc pas
connue, et, par conséquent, l’on identifiait la richesse avec la pos-
session territoriale; la transmission incessante et légitime des im-
meubles, dans la même ligne d’héritiers, devait paraître une
condition indispensable à la conservation des familles, et toute
1 Gans, ouv. cité, t. 111, pp. 196-197.
2 Stat. Lucensia, f. 65.
( 81 )
libre disposition sur ces biens aurait paru une singularité, presque
un méfait. Telle est l’origine et tel est le sens de cette fameuse dis-
tinction des anciens propres et des propres naissants ou acquêts ,
qui subsista dans le droit coutumier français et même pendant
l’âge moderne. Les anciens propres étaient les anciens immeubles
de la famille, religieusement transmis de pcrc en bis; les acquêts
étaient tout ce que chaque héritier avait acquis par sa propre in-
dustrie.
Le pouvoir de tester, accordé par les nouvelles coutumes de la
France, ne s’exercait que sur les acquêts ou sur les meubles, et
la succession dans les immeubles ne pouvant avoir lieu que ah
intestat était toujours déférée d’après les principes de la succes-
sion lignagère ou de l’agnation b
Ces restrictions apposées au développement du droit de suc-
cession, soit quant au contenu des testaments, soit quant aux
caractères de la succession ab intestat y dont nous venons de par-
ler, disparurent peu à peu dans les siècles postérieurs, en France
et en Italie. Les mêmes phénomènes s’accomplirent en même
temps chez toutes les nations civilisées de l’Europe, par suite des
progrès de la civilisation. Nous allons étudier les causes et les ca-
ractères de ces progrès, et l’état du droit de succession dans les
législations modernes.
g 4. — Continuation des développements du droit de succession
jusqu à nos jours.
L’histoire moderne nous démontre qu’aucun progrès ne s’est
accompli dans la liberté et dans l’activité des hommes, qui n’ait
été également profitable au développement économique des na-
tions et à celui du droit de propriété et du droit de succession.
Pendant le moyen âge, observe M. Troplong1 2, l’enthousiasme
1 D’où celle règle de la France coutumière, formulée par Loisel : Ou ne
fait ims héritier par testament qui l'on veut de ses propres ; mais bien de
ses meubles et acquêts. ( Voir Troplong, Don. et testam. Préface.)
2 Troplong, Don. et testam. Préface.
Tome XII.
6
( 82 )
religieux et l’empressement d immoler les biens de ce monde à
ceux du paradis, causèrent une certaine liberté dans les disposi-
tions testamentaires, lorsque le droit de propriété n’existait dans
sa pureté, ni chez les masses, ni chez les classes privilégiées.
L'usage des legs pieux s’introduisit au moyen âge comme excep-
tion à la prohibition générale de tester. Les lois espagnoles per-
mettaient aux pères de famille de soustraire à leurs enfants un
cinquième de l’héritage en faveur des églises ou pour la déli-
vrance des serfs h Les lois anglaises n’accordaient de dispositions
testamentaires que pour s’assurer les prières de l’Eglise après
le décès 2. En Islande, on pouvait disposer du dixième de 1 héri-
tage dans le même but, et avec le consentement de la famille 3.
En Norwége, les legs faits aux personnes étrangères à la famille
étaient encore inconnus, que l’usage des dispositions testamen-
taires en faveur de l’âme était toléré depuis longtemps L Les
formes établies par le droit canon pour les legs pieux, se distin-
guaient aussi par leur extrême simplicité. M. Troplong a raison
d’affirmer, dans un certain sens, que le clergé fut le principal
auxiliaire du droit de tester, en veillant sur les intérêts spirituels
des pères de famille 5. Cependant, dans cette influence du senti-
ment religieux sur la liberté du droit de succession, on ne doit
pas tant envisager le point de départ des progrès, que l’action
d’une cause analogue à celle par laquelle ces progrès ont été véri-
tablement opérés. C’était le penchant religieux qui inspirait aux
hommes le désir de tester pour le salut de leur âme, mais ce fut
le penchant de la liberté individuelle qui étendit l’usage du testa-
ment et le fît reconnaître dans les législations. Il va sans dire que
cc dernier penchant diffère essentiellement du premier et peut
seul être appelé un élément de progrès.
Ce fut en suivant une marche parallèle aux progrès de l’indus-
* Gans, Ouv. cit., t. Il , p. 557.
2 Id., t. III, p. 324.
s Id., t. IV, p. 521.
* Id., t. IV, p. 627.
8 Don . et testam. Préface.
( 85 )
trie que le droit de propriété et le droit de succession prirent
un essor toujours plus libre.
On s’accorde aujourd’hui à reconnaître dans l’industrie un des
plus puissants instruments de la réhabilitation économique des
classes pauvres. Ce que la spoliation et le partage légal des biens
n’auraient pu obtenir quirrégulièrement et sans chance de durée ,
à savoir, une répartition plus équitable et plus générale des ri-
chesses, le travail l’accomplit lentement, mais avec ordre et sta-
bilité. En fournissant aux producteurs le moyen de participer aux
avantages de la possession qui était autrefois le privilège d’une
minorité, le travail engendra aussi chez eux, par droit de nais-
sance et d’hérédité, un sentiment de propriété qui n’a jamais été
aussi puissant, ni aussi libre chez les anciens propriétaires. C’est
précisément dans les classes industrielles, chez lesquelles un pareil
sentiment a eu le plus de vigueur, que la libre disposition de
la propriété, soit pendant la vie, soit à la mort, s’est montrée
d’abord et s’est développée de plus en plus. Tel est le résumé de
l’histoire du droit de propriété et du droit de succession après la
renaissance.
La propriété mobilière qui fut toujours le plus immédiat et le
plus important résultat de l’industrie, fut aussi le premier objet
sur lequel le droit de succession s’exerça librement. Il y a là un
fait commun à toutes les nations modernes de l’Europe, et il a
été amplement prouvé par M. Mac Culloch, dans un ouvrage
assez connu K
Bientôt l’action de la propriété mobilière sur la propriété immo-
bilière communiqua à cette dernière les memes principes, et toutes
les deux furent dès lors soumises à un même régime. En effet, le
développement des capitaux à la suite des progrès de l'industrie
ayant introduit une mesure unique de la valeur applicable à toutes
les espèces de propriété sans distinction, l’échange des terres
contre des valeurs mobilières et la complète assimilation de ces
deux genres de propriété ne tardèrent pas à s’ensuivre. D’un côté,
1 M. Culloch, Treatise on the succession le property vacant by death .
London, 1848, p. 14.
( 84 )
les nouveaux propriétaires d'immeubles acquis au moyen de 1 in-
dustrie ne se résignèrent pas longtemps à jouir dans la propriété
de ces terres de moins de liberté qu’ils n’en avaient déjà dans la
propriété mobilière. D’un autre côté, les anciens possesseurs du sol
finirent par adopter à leur tour les vues et les aspirations des pos-
sesseurs nouveaux, en désavouant les vieux préjugés de l’immo-
bilité juridique de la propriété territoriale.
La marche des événements telle que nous l’avons indiquée,
devint de plus en plus rapide dans les trois derniers siècles, qui
sont les plus mémorables de l’bistoire de la liberté. La courte inter-
ruption qu’elle a subie en France , au déclin du siècle passé, n’a
fait que fournir une confirmation nouvelle et préparer un essor
encore plus grand aux droits de propriété et de succession. On
sait que la convention nationale supprima le droit de succession
par son décret du 7 mai 1795. Cette suppression, décrétée après
de longues délibérations et en vue d’un prétendu intérêt social,
excita une telle réprobation, qu’elle ne tarda pas à être révoquée.
La loi du 25 avril 4800 rendit aux propriétaires la faculté de
tester, laquelle dès lors ne trouva pas un appui moins général
dans les législations que dans la conviction des peuples de l’Eu-
rope.
Pas un clés codes actuels des nations civilisées n’omet de recon-
naître le droit de succession dans sa plénitude. Le régime héré-
ditaire établi par le droit romain est aujourd’hui en vigueur chez
la plupart des peuples de l’Europe. Chacun a le pouvoir de tester;
ce n’est que lorsqu’on a des enfants ou d’autres proches parents,
que le pouvoir subit une restriction, par l’obligation de leur laisser
.une certaine portion de l’héritage. Les législateurs de notre siècle
ne croient pas du reste s’écarter des vœux les plus raisonnables
et les plus communs, ni méconnaître le droit, en établissant les
légitimes; la restriction qu ils apportent par là au droit de tester
n’est qu’apparente à leurs yeux. Faute de testament, la succession
ab intestat est déférée par les législations actuelles conformément
à ce que l’on croit être le vœu de la nature, et elle n’est regardée,
même au fond, que comme un testament présumé.
11 est très-important de faire remarquer que c’est chez les peu-
( ss )
pics les plus avancés dans la liberté civile que le droit de succession
a obtenu une reconnaissance formelle, inconnue partout ailleurs.
Aux États-Unis de l’Amérique septentrionale, les légitimes en
faveur de proches parents ne sont pas connues. Le principe qui y
préside aux successions est tout simplement le suivant : « Tout
» homme a pleine liberté, pouvoir et autorité de disposer de ses
» biens pour tester, léguer et diviser en faveur de quelque per-
» sonne que ce puisse être, pourvu qu'il ne teste pas en faveur
» d’un corps politique ou d’une société organisée b » Ici , la liberté
des testaments ne cesse que devant les exigences de l’ordre public;
le droit de succession ne subit pas de restrictions qui lui soient
particulières : ses bornes sont les bornes mêmes de tous les autres
droits. Ni l’antiquité, ni aucun autre peuple n’ont rien vu de pareil.
CONCLUSION.
Les progrès de la liberté civile, dans Page moderne, ont con-
stamment coïncidé avec le développement progressif du droit de
succession. L’absence totale du droit de propriété au moyen âge
fut remplacée par une disposition de plus en plus libre des biens,
soit entre-vifs, soit après décès. Les nations modernes refirent
ainsi le long travail qui avait déjà été accompli par la société
romaine, pour consacrer la libre disposition du patrimoine de
l’homme. Cette répétition des mêmes événements fut due à l’action
des mêmes causes, car il est dans la destinée humaine d’étendre
graduellement la sphère de la liberté dans le monde extérieur,
ou de ne s’arrêter un instant dans sa marche qu’en vertu d’ob-
stacles momentanés, mais pour la reprendre aussitôt avec une
nouvelle vigueur. Tandis que le monde ancien était plongé dans
l’ignorance et dans 1 inaction, la Providence préparait aux hommes
1 Revised Statuts , V, 3, Àppend., p. 51.
( 86 )
une première ère de civilisation dont Rome fut le principal
théâtre. Les progrès de l’intelligence et de l’esprit humain dans
le monde romain, auraient fini par régénérer l’humanité, si le
choc violent qui détruisit l’empire n’eût replongé la civilisation
dans le chaos d’où elle venait de sortir. Cependant ce retour à la
barbarie ne fut pas fatal à 1 humanité; la force qui avait déjà en-
gendré la civilisation dans le monde, l’y fit reparaître une seconde
fois. Elle germa en quelque sorte sur les débris du passé, et loin
d’y dépérir, elle a fait au contraire, depuis le moyen âge, de gigan-
tesques progrès.
Le droit de succession ' réfléchit en quelque sorte , dans scs
diverses phases, la destinée générale de l’humanité. Il parut dans
le monde ancien avec les premiers symptômes d’indépendance
individuelle; il grandit à Rome avec les progrès de la liberté
civile du peuple; il périt avec cette liberté au moyen âge, mais
on le vit renaître dans l’histoire moderne pour y partager con-
stamment de nouveau tous les triomphes de la liberté.
DEUXIÈME PARTIE
DOCTRINES DES PRINCIPAUX AUTEURS SUR L’ORIGINE
DU DROIT DE SUCCESSION.
INTRODUCTION.
Nous venons de voir le droit de succession s’accorder avec les
destinées du droit de propriété, partager avec celui-ci les progrès
généraux de la liberté civile, en résistant aux objections doctri-
nales et aux mouvements socialistes, et recevoir enfin une con-
firmation solennelle par les législations de tous les peuples civi-
lisés de notre siècle.
Nous devons nous demander maintenant, au nom de la science,
si de pareils faits historiques ont leur source dans les nécessités
de la nature humaine, si de profondes raisons juridiques y cor-
respondent; car, tout en reconnaissant que le témoignage constant
de l bistoire engendre une forte présomption en faveur de la bonté
et de la nécessité de tout principe en général, la science ne doit
cependant renoncer jamais à sa mission, qui est de remonter des
faits aux idées sur lesquelles ils s’appuient. Elle ne saurait rester
muette, meme quand ces faits revêtent l’aspect le plus imposant
aux yeux des hommes; mais alors, au contraire, son intervention
est mieux justifiée, et son absence se ferait plus vivement sentir.
( 88 }
C'est donc après avoir fourni, pour ainsi dire, la démonstration
historique du droit de succession, que l’ordre logique de nos idées
nous porte à rechercher et à établir la véritable origine scienti-
fique de ce droit.
Ainsi qu’il a paru à l’auteur du programme académique, cette
recherche se divise, à nos yeux, en deux parties distinctes. Il
faut examiner d’abord quelles ont été les doctrines des principaux
auteurs sur l’origine du droit de succession; puis étudier direc-
tement la question sur le terrain de la théorie. En effet, dans tout
travail scientifique, il est indispensable de constater avant tout
l’état de la question; de s’orienter, pour ainsi dire, sur son terrain,
pour choisir ensuite la meilleure méthode et la meilleure voie pour
la résoudre. Maintenant, quel meilleur moyen d’atteindre ce but,
que de connaître et d’apprécier les différentes doctrines déjà
émises sur le sujet par d’autres écrivains? C’est par là que l’on
parvient à saisir les différents côtés de la question, et à démêler
(ce qui est très-important dans toute étude de science de droit
en particulier) les difficultés réelles de l’argument, celles qui n’ont
d’autre source que la méthode employée pour l’analyser. Nous
allons donc faire précéder l’étude de la véritable origine du droit
de succession d’un exposé des doctrines professées là-dessus par
les principaux auteurs, depuis les époques les plus anciennes jus-
qu’à nos jours.
Pour faire cet exposé, nous ne nous bornerons point à un
simple récit ou à une histoire externe des différentes doctrines,
ce qui ôterait à notre travail son importance scientifique, et par
suite son utilité. Loin de là, puisqu’il nous faut apprécier le vrai
point de vue d’où chaque écrivain a envisagé la question, c’est
plutôt une analyse intime de cette doctrine que nous essayerons,
en étudiant la marche des idées dont elle a été le résultat dans la
pensée môme de l’auteur, la méthode qu’il y a suivie, ce qu’il y a
mis de son propre fonds et ce qu’il a dû à des circonstances exté-
rieures ou emprunté à d’autres systèmes.
( 89 )
CHAPITRE Ipr.
LES ANCIENS PHILOSOPHES.
Toute discussion théorique sur le droit de succession est du
domaine de la science. Cependant, si nous remontons jusqu’aux
philosophes de l’antiquité, nous apercevons qu’à leur époque la
science du droit n’avait pas une existence propre, mais qu’elle
était absorbée, au contraire, dans la politique. Les anciens ju-
geaient en général par les conséquences pratiques, ce qui de sa
nature aurait dû être apprécié théoriquement au point de vue
des droits naturels de l’homme. Un pareil procédé est dangereux
dans tous les temps, par la multiplicité et la variabilité même des
rapports politiques; d’où résulte la difficulté d’en déduire des
principes sûrs ou d’une vérité absolue : mais il devait être plus
dangereux encore dans l’antiquité, où les conditions politiques
des Etats n’imposaient pas seulement à la volonté de tous, mais
aussi à la conviction individuelle de chacun. Ces réflexions nous
donnent la clef de ce qui, sur le droit de succession, a été ensei-
gné par les deux plus illustres philosophes de la Grèce ancienne ,
Platon et Aristote.
Ces philosophes en ont parlé tous deux dans leurs ouvrages,
et la doctrine qu’ils professaient leur a été directement inspirée
par la nature des conditions politiques au milieu desquelles ils
vivaient. Toutes les constitutions de la Grèce ancienne avaient cela
de commun , que les intérêts artificiels de l’État étaient censés plus
forts que ceux des individus. De sorte que ces derniers étaient ab-
sorbés par les premiers et s’identifiaient complètement avec eux.
Ce caractère de la civilisation se communiquait naturellement à la
philosophie, qui, dans tout sujet pratique, n’était qu’une philo-
sophie politique, imbue des principes mêmes sur lesquels la con-
stitulion de l’État reposait. La doctrine de Platon et d’Aristote sur
( 90 )
le droit de succession fut dictée par cette haute importance
donnée à la conservation des familles, et, par suite, à l’incessante
transmission des biens de père en fils, qui était une des maximes
fondamentales du système civil de la Grèce ancienne.
C’est au onzième livre du Dialogue des lois que Platon fait dire
à l’interlocuteur Athénion : « Je suis persuadé que ni votre per-
» sonne, ni vos biens n’appartiennent pas totalement à vous-
» mêmes, mais, qu’au contraire, vous tous, avec votre famille et
» vos richesses, vous appartenez bien plus à la cité tout en-
» tière l. »
Après ce préambule, l’interlocuteur vient caractériser le droit
de succession , en disant « que ce droit n’est que l’effet d’une eon-
» descendance excessive des législateurs 2 3, et que, puisque le droit
» de propriété ne peut subsister qu’aux conditions que la loi poli-
» tique lui impose, le régime des successions ne devrait pas être
» moins assujetti à la même loi » Cela était d’autant plus juste
aux yeux de Platon, que, suivant lui, les testateurs faisant leur
testament aux derniers instants de leur vie ne pouvaient posséder
cette pleine connaissance d’eux-mêmes, qui avait été recommandée
par l’oracle de Delphes 4. Par conséquent, l’avis de Platon était
que le droit de succession devait être remplacé par une transmis-
sion perpétuelle des patrimoines dans les mêmes familles; à défaut
d’enfants, il ne devait être permis au père de tester que pour la
dixième partie de ses biens, et le reste passait à un enfant adoptif 5.
Aristote ne voit, lui aussi, d’autre moyen pour conserver les
biens dans les mêmes familles, que d’abolir le droit de succession,
1 Voir Platon , Œuvres , trad. par Mars. Ficin.
2 Legumlatores molles fuisse mihi videntur. Ibid.
3 Quod civitati universae, generique conférât existimemus. Ibid. — Il est
curieux d’observer que Platon ne manque pas de se faire contre sa théorie des
objections que nous dirions fortes et qu’il ne daigne pas même réfuter à son
tour. Ainsi Glinias observe dans l’endroit dont il s’agit ici , que : Grave nimi-
rum, si mea mihi non licebit cuique volo relinquere. Platon ne fait rien ré-
pondre là-dessus à l’autre interlocuteur.
A Brevi morituris difficile est res suas atque seipsos secandum Delphi -
cwn epigramma cognoscere. Ibid.
3 Ibid.
( 91 )
en affectant les biens à line transmission perpétuelle dans la des-
cendance masculine. « Les successions, dit-il, ne doivent se dé-
» férer que suivant l’ordre de l’agnation. » Il ajoute que la même
personne ne devrait jamais en recueillir plus d’une , par le juste
motif que de la sorte, les « biens seraient plus également dis-
» tribués, et les citoyens pourraient s’enrichir en plus grand
» nombre l. »
Évidemment, la théorie du droit de succession donnée par
Platon et par Aristote ne contient autre chose que la confirmation
théorique de ce régime héréditaire que nous avons reconnu avoir
été commun à tous les États de la Grèce ancienne. L’influence des
conditions politiques de l’État sur les enseignements de la philo-
sophie ne saurait se montrer avec plus d’évidence.
La philosophie romaine qui manquait absolument d’originalité
n’assujettit pas à des considérations spéciales les institutions juri-
diques, même du point de vue de Platon et d’Aristote. Ce que
Cicéron en dit dans quelques passages de ses écrits philosophiques
appartient plutôt au champ de la morale qu’à celui d’une véritable
science juridique ou politique , et encore ce ne sont jamais des
vues suffisamment développées. Le droit de succession a été aussi
l’argument de nombreuses réflexions chez Cicéron, Sénèque,
Quintilien, ayant toutes le caractère que nous venons de signaler.
Elles se distinguent par leur préférence pour ce droit, ce qui
était, du reste, un produit tout à fait naturel de la sagesse juri-
dique qui caractérisait les Romains. En outre, une certaine im-
portance scientifique, découlant de leur justesse même, les signale
à l’attention des juristes théoriciens. Nous en rappellerons ici les
plus importantes.
Cicéron signala d’abord avec beaucoup de finesse l’intime rela-
tion qui existe entre le droit de tester et la pensée de l’avenir.
Quid procreatio liber or uni , dit-il, quid propcigatio nominis ,
quid adoptio filiorum , quid testamentorum diligentia , quid ipsa
1 Politic., 2, 8, H aer éditât es non testamentis, sed agnatione sunt defe -
rendue , et ad eumdem non plus una; sic enim facultates magis erunt
aequabiles , ac tenuissimorum pl tires fient loçupletes.
( 92 )
sepulchrorum monumenta , qukl elogia significant , nisi nos fit-
tura etianï cogitare 1 ? Il met ici en meme temps sur la même
ligne le droit de succession, l’affection paternelle, le point d’hon-
neur, et la religion du tombeau, par lesquels il rapproche ce droit
des mobiles les plus intimes et les plus nobles de l ame humaine.
Ailleurs, Cicéron donne pour origine des testaments le senti-
ment de l’amitié et de la bienveillance : Ex hac animorum affec-
tione testmnenta commendationesque morientium ortae sont 1 2 3.
Celte pensée eut aussi pour interprète Sénèque, d’une manière
encore plus heureuse. Quid est , dit-il, quod velimus cum mori-
mur? Quare singulorum perpendamus officia? Quare id agamus ,
in omnem vitam nostram memoria decurrentes , ne cujus officii
videamur oblili? Nihil jam superest quo spes porrigatur. In illo
tamen cardine positif abire a rebus humanis quam grati volu-
mus 5.
Une profonde persuasion des fondements naturels du droit de
tester, quoique plus instinctive que philosophique, dictait aussi à
Quintilien ce mémorable passage, où il n’hésite pas à envisager ce
droit comme une consolation suprême des mourants. Voici ses
paroles : Neque enim aliud videtur solatium mortis , quant vo-
luntas ultra mortem. Alioquin potest grave videri etiam ipsum
patrimonium • si non intégrant legem habeat ; si , cum omnejus
nobis permittatur vivent ibus , auferatur morientibus 4.
1 Quacst. tuscul,, I , cap. XI.
2 De fniibus, lib. III , cap. XX.
3 De beneficiis , lib. I, cap. II.
4 Déclara., 308.
( 95 )
CHAPITRE IL
LES JURISCONSULTES ROMAINS.
La grande supériorité des Romains dans le droit n'a pas con-
sisté en ce qu’ils ont dégagé l’essence pure de la théorie de l’en-
veloppe de la jurisprudence pratique, en lui donnant une exis-
tence propre et scientifique ou, en d'autres termes, en posant
les bases de la philosophie du droit; le travail des jurisconsultes
romains a été plutôt de développer et d’exploiter dans le droit
tous scs côtés réalisables, et de perfectionner son organisme au
milieu de la nation. Ils ont préparé par là les matériaux les plus
abondants pour la philosophie du droit, mais sans s’élever eux-
mêmes du concret à l’abstrait, de l’appréciation casuistique à des
vues d’ensemble, à des synthèses théoriques un peu étendues.
D’après ces prémisses, nous ne pouvons nous attendre à trouver
chez les jurisconsultes romains une étude philosophique des fon-
dements du droit de succession, quoiqu’ils aient porté celui-ci à
une admirable perfection dans les lois. Dans un tel sujet, comme
dans tous les autres de la même nature, ils s’arrêtèrent comme
par instinct, à une persuasion intuitive. Us partageaient cette
persuasion avec tout le peuple, mais ils ne croyaient pas que l’on
put faire mieux que d’appuyer le triomphe de la conviction na-
tionale dans les tribunaux et dans les lois. A ce point de vue, il
nous est plus facile d’établir ce que les jurisconsultes romains
n’auraient pas admis dans la question de l’origine du droit de
succession, s’ils avaient été témoins des disputes auxquelles elle
donna lieu parmi les modernes, que d’établir ce qu’on enseignait
précisément là-dessus dans leurs écoles.
Il est hors de doute que rien n’aurait répugné davantage au sen-
timent des jurisconsultes romains, que cette théorie qui voudrait
faire du droit de succession une invention de lois indulgentes.
Comment aurait-on pu persuader une semblable doctrine à des
( 94 )
hommes qui avaient consacré leurs efforts à délivrer complète-
ment le droit de succession de l’arbitraire de l’État? La faculté
de tester n’avait, aux yeux d’Ulpien, d'autre rapport avec la loi
que de ne rencontrer en elle aucun obstacle 1 , ce qui équivalait
à réduire le rôle de la loi, en face du droit de succession, à celui
d’une simple tolérance. On se tromperait fort, si l’on voulait
puiser un argument contre l’origine naturelle du droit de suc-
cession dans la loi du Digeste : Testamentifactio non privati, sed
publici juris est 2. Probablement Papinien ne fait allusion dans ce
passage qu’à la forme extérieure et accidentelle des testaments,
laquelle était chez les Romains, de même qu’elle est encore chez
nous, établie positivement par la loi. L’expression même Testa-
mentifactio n’a trait proprement qu’à l’acte matériel de faire son
testament, que l’on peut bien regarder, sans aucun inconvénient
comme un ensemble de formalités légales.
CHAPITRE III.
LES INTERPRÈTES DU DROIT ROMAIN.
Puisque la philosophie du droit n’avait pas été créée par les
jurisconsultes romains, mais qu’ils l’avaient rendue possible, la
tache des interprètes de ce droit devait être de l’y puiser. Après
Justinien, il eut un grand nombre de ces interprètes, d’abord dans
les écoles juridiques de l’empire d’Orient, et dans les écoles juri-
diques modernes qui, par leurs commentaires , fournirent long-
temps à elles seules la matière de l’histoire du droit en Europe.
C’est précisément par ces travaux que la philosophie du droit
a pris naissance, ce sont les sources primitives de cette grande
1 Lege obvenire haereditatem non improprie quis dixerit, quia lege tes-
tamentariae haer éditâtes confirmantur. h. 150, Dig., De verb . signif.
2 L. 5, Dig., Qui testam. fac. poss. (Papin.)
( 95 )
école du droit naturel, dont les travaux commencés au dix-sep-
tième siècle se continuèrent jusqu’au nôtre. Ce que nous venons
de dire des interprètes du droit romain dans leurs rapports avec
la science du droit en général, s’applique particulièrement à leurs
recherches touchant l’origine du droit de succession. Ce fut parmi
eux que ce sujet fut soumis, pour la première fois, à des appré-
ciations théoriques au point de vue des fondements du droit en
général. Voici comment cela advint :
D’un côté, le droit romain donne la notion du jus naturcie et
gentium *, qu’il distingue du droit positif ou du jus civile 2, en le
déclarant antérieur à ce dernier, et commun à tous les hommes au
lieu d’ètre restreint à une seule nation; d’un autre côté, le testa-
ment joue un très-grand rôle dans le droit romain, sans que les
sources s’expliquent sur ses origines juridiques et sur les raisons
qui le justifient. Cette circonstance devait naturellement arrêter
l’attention des interprètes, dont le travail était de puiser dans le
droit romain plus qu’il ne parait résulter immédiatement de son
contenu littéral. Ils devaient se demander si, dans la pensée des
jurisconsultes romains, le droit de tester appartenait au jus na-
turae et gentium , ou bien au jus civile d’un certain peuple, et,
par exemple, du peuple romain. Une pareille question, les inter-
prètes du droit romain se la proposèrent effectivement tous ,
depuis les plus anciens jusqu’aux plus récents. Maintenant, de-
mander si le droit de tester découle du jus naturcie et gentium ,
ou bien s’il n’est qu'un établissement du jus civile , c’était au fond
rechercher la véritable origine philosophique du droit de succes-
sion, dont le testament est la plus énergique expression. Car,
puisqu’aux yeux des Romains, le jus naturae fait une seule et
même chose avec le jus gentium , comme son complément na-
turel 3, de même que le côté purement animal de l’homme ne peut
4 L. 5, 4, 1)ig., De just. et jure . — L. 1, Instit., eod. tit.
4 L. 6, Dig., De just. et jure. — L. 2, Instit., eod. tit.
5 Jus naturale solis animantibus, jus gentium solis hominibus inter se
commune fil. — L’absorption du jus naturae dans le jus gentium est expres-
sément confirmée par le § 4 Instit ., 1, 1 , tit. Il : Jus naturae quod appellatur
ctiam jus gentium.
( 96 )
pas être séparé du côté intellectuel et social, ces deux droits
réunis devaient constituer aussi dans le droit romain ce droit
humain par excellence que la nature a établi pour les hommes
vivant en société l. D’où il suit qu’en recherchant si le testament
appartient ou non au jus naturae et gentium , on se demandait
en substance, si ce que nous appelons droit de succession a ou
non son origine dans la nature des choses.
Avant d’aborder l’étude des doctrines puisées dans le droit ro-
main. nous devons établir la méthode que nous comptons suivre.
Toutes les écoles d’interprétation du droit romain ne peuvent
pas être mises sur la même ligne. La différence des procédés em-
ployés réclame une distinction entre elles. Evidemment, lorsqu’on
examine quelle peut être la meilleure méthode d’interpréter le
droit romain, on trouve qu’elle ne doit pas tant consister en un
rapprochement tout extérieur des textes, qu’en une pénétration
intime de l’esprit, dont le droit est animé, soit dans son ensemble,
soit dans le sujet spécial qui nous occupe. Il arrive en droit ce
qui arrive en religion, c’est-à-dire que la lettre n’est qu’une chose
si on la sépare de l’esprit qui la soutient et qui la pénètre. Il y
a donc deux espèces d’interprétalion du droit romain essentielle-
ment différentes, l’une se bornant à l’analyse du contenu littéral
du corpus juris , l’autre qui ranime ce contenu et le refond pour
ainsi dire, à l’aide de la pensée que les jurisconsultes romains y
ont mise. Une pareille distinction se reproduit exactement dans
les écoles des interprètes et oblige à les ranger en deux classes,
dont l’une a pour caractère une méthode tout à fait exegétique, et
dont l’autre procède par une méthode philosophique. Nous exa-
minerons donc séparément l’une et l’autre des deux classes que
nous venons de définir.
Dans ce but, gardons-nous de bouleverser l’ordre historique,
en détachant les auteurs de l’époque à laquelle ils appartiennent,
1 C’est ce qui résulte aussi du passage cité dans une note précédente :
Quod cum ipso genere humano reruni naturae prodidit. Théophile définit le
jus gentium : Quod naluralis et Humana ratio inter orrmes hommes in-
duxit, hoc apud omnes gentes observalur , et jus gentium appellatur.
(Théoph., Inslit. parapha 1. I, t. II.)
( lJ7 )
poli i* les grouper entre eux suivant un plan préétabli. Nous pou-
vons au contraire suivre fidèlement la marche de l’histoire, car
les deux espèces d'interprétations dont nous parlions n’ont jamais
existé l’une à coté de l’autre pendant les mêmes époques, mais
tantôt l’une et tantôt l’autre a prévalu par de puissantes raisons
morales et politiques. Voici ce qu’on peut établir là-dessus avec
sûreté.
L’interprétation du droit romain que nous avons signalée comme
la plus digne d’un tel nom , parut d’abord dans l’empire d’Oricnt,
chez les jurisconsultes qui prirent pour sujet de leurs études la
codification de Justinien. Elle parut de nouveau à une époque
Irès-éloignée de la première, dans les nouvelles écoles juridiques,
après la renaissance de la civilisation en Europe.
L’interprétation que nous avons au contraire reconnue comme
frappée de stérilité caractérise en général les écoles juridiques du
moyen âge. De pareilles coïncidences historiques reposent d’ail-
leurs sur des motifs très-évidents; le droit de tout peuple ayant
une relation intime avec l’état de sa civilisation, il s’ensuit qu’on
ne peut le comprendre ni en expliquer le véritable esprit, chez
d’autres peuples jouissant d’une civilisation différente. Le droit
romain suit cette loi; son excellence même empêche qu’il puisse
convenir à tout peuple moins avancé en civilisation. Maintenant,
il est hors de doute que le droit romain, adopté d’abord dans
l’empire d Orient et resté en vigueur longtemps avant Justinien,
y vivait de sa propre vie, et que ce droit, quoiqu’il n’ait jamais
été tout à fait oublié en Europe, y avait au moyen âge, où la vie
civile était presque entièrement anéantie, des racines moins pro-
fondes qu’après la renaissance de la civilisation.
Par conséquent, la distinction à établir entre les écoles des in-
terprètes du droit romain, nous porte à examiner séparément les
doctrines émises sur notre sujet, d’abord chez les interprètes de
l’empire d'Orient postérieurs à Justinien, ensuite chez les inter-
prètes du moyen âge, et en dernier lieu chez les jurisconsultes
modernes de l’Europe, jusqu’à la nouvelle codification de notre
siècle.
Tome XI 1.
7
( »« )
ARTICLE PREMIER.
DES INTERPRÈTES DU DROIT ROMAIN SOUS l’ëMPIRE D’ORIENT.
Théophile, jurisconsulte du temps de Justinien, qui eut meme
part à la codification entreprise par cet empereur *, aborda le
premier la question de l’origine du droit de succession au point
de vue des principes du droit romain touchant le Jus naturae et
gentium. Vivant dans un pays où ce droit était la législation na-
tionale, il ne pouvait pas manquer d’en saisir le véritable esprit
et par suite de donner une solution favorable au droit de tester.
En faisant l’énumération des rapports juridiques qui devraient
être censés appartenir au Jus naturae et gentium, il n’hésita pas
à ajouter le testament au catalogue donné par le jurisconsulte Her-
mogénien dans la loi ex hoc jure, du Digeste. Ce catalogue n’était
pas complet aux yeux de Théophile; il s’appliqua donc à le com-
pléter en y introduisant précisément ce droit de tester, qui n'y
figurait pas.
Théophile avoue que les formalités extérieures du testament
sont du droit positif, ou du jus civile, mais il refuse expressément
à ce droit toute autre intervention plus intime dans la matière des
testaments. Cela donne un fort appui à une observation que nous
avons faite précédemment à l’occasion d’un passage du juriscon-
sulte Papinien.
La conviction de Théophile sur l’origine naturelle du droit de
succession est si forte, qu’il mentionne, sans y ajouter la moindre
importance, l’argument contraire que l’on pourrait puiser dans
l’exemple de quelques peuples chez qui le testament ne fut pas
en usage “1 2.
1 II n’est pas encore certain cependant si le Théophile dont nous parlons
ici est le même qui prit part à la compilation de Justinien.
2 Voici le passage de Théophile dont nous nous occupons ici : Est juris
gentium, ut contractas celebrentur, venditiones, empiiones , localiones,
( ^9 )
Cependant on chercherait en vain dans l’ouvrage de Théophile
un développement philosophique du principe que le droit de suc-
cession appartient au jus gentium. Il parait s’en remettre à la
conviction générale des contemporains, ce qui, à défaut d’autres
documents historiques, nous porte à croire que sa doctrine était
généralisée dans les écoles juridiques de l’empire d’Orient.
ARTICLE DEUXIÈME.
DES INTERPRÈTES DU DROIT ROMAIN AU MOYEN AGE ET JUSQU’AU
SEIZIÈME SIÈCLE.
La suite des interprètes du droit romain a été interrompue par
la déchéance du droit dans l’empire d’Orient, et elle ne recom-
mença qu’au douzième siècle en Italie. Pendant ce long intervalle
de temps, il s’était accompli dans le monde de nombreux évé-
nements résumés dans cet immense résultat : La civilisation du
monde romain a fini, une civilisation nouvelle se prépare.
Ce serait fausser l’histoire que de penser que la transforma-
tion du monde ancien dans le monde moderne a été un change-
ment fondamental dans les idées et dans la condition de 1 huma-
nité. La plus certaine de toutes les lois historiques nous apprend
en effet qu’au fond les hommes ont toujours été les mêmes aux
époques les plus éloignées et les plus disparates. La civilisation
moderne comparée à l’ancienne, a donc été plutôt la continuation
que le renversement de cette œuvre d’amélioration sociale qui
avait déjà commencé au milieu du monde romain. La religion
chrétienne, dont l’avénement signale le commencement de 1ère
moderne, avait établi de bonne heure des relations de paix avec
conductiones , ut donationes fiant, ut testamenla conscribantur ; — Testa-
monta saut juris gentium, etiamsi nullum testamentum Athenis ante So-
lonem, nullum in Germania, et exinde ilia snpremae volunlalis teslalio
juris gentium est, testamentifactio autem juris civilis. (Théoph., Instil.,
1. l,t. IL)
( 100 )
1 empire romain , et la mission qu'elle y poursuivait était plutôt de
purifier les convictions et les mœurs que d’arrêter la marche de
la civilisation pour lui imprimer une direction tout à fait nou-
velle. Tout nous porte à croire que l’influence bienfaisante du
christianisme aurait continué lentement et paisiblement, et amené
sans violence la civilisation moderne, si l’irruption des Barbares
d’abord, et ensuite ce mélange de brutalité et de superstition qui
caractérise le moyen âge, n’étaient venus y mettre obstacle. Le
moyen âge n’a point été une transition naturelle du monde ancien
au moderne; mais au contraire un retard et une entrave à la con-
tinuité de la civilisation de tous les siècles.
D’après ces prémisses, on conçoit que le droit romain ne pou-
vait pas être frappé de mort en Europe lors de la chute de l’empire.
La civilisation ancienne ayant beaucoup d’éléments communs avec
la moderne, il devait au contraire reparaître avec une nouvelle
vigueur, au moins en théorie, dès que la vie civile reprendrait
son mouvement. Pour ce qui concerne le moyen âge en particu-
lier, le droit romain ne pouvait cependant encore y développer
ses qualités essentielles, cette époque ayant trop peu d’aflinité
avec la civilisation raflinéc de l’époque romaine.
11 nous est aisé d’établir d’avance le caractère général que de-
vaient assumer les doctrines professées au moyen âge sur les fon-
dements du droit de succession. Ce n’est pas une interprétation
du droit romain, d’après son esprit; c’est plutôt cette interpréta-
tion tout extérieure, consistant en des combinaisons factices de
textes du Corpus juris. Cela posé, nul motif n’existait pour que
ces doctrines dussent tomber d’accord, mais comme il est pos-
sible de combiner de mille façons et avec les résultats les plus
différents, les textes détachés d’une législation aussi étendue que
la législation romaine, tantôt elles devaient aboutir à tirer l’ori-
gine du testament du jus nalurae et gentium , tantôt à la puiser
dans le jus civile. Cela est arrivé en effet, et nous allons le voir;
mais il nous sera utile de suivre dans notre exposé cette distinc-
tion entre les doctrines que nous venons de signaler.
Nous commencerons par celles qui ont rattaché le droit de tester
du jus civile.
( 101 )
§ Ier. — Des interprètes qui ont nié U origine naturelle du droit
de succession.
A. — Lu loi : Testamenti f actio , etc. Dig., Qui testant, fac. poss. i 2 * *.
En s’arrêtant à la lettre de cette loi, beaucoup d’interprètes en
tirèrent un argument puissant en apparence contre le droit de
succession. Si le testament, se dirent-ils, est du ressort du droit
publie, le droit de tester ne découle donc pas de la nature des
choses, mais il est un droit établi par la loi positive. Voilà d’abord
le raisonnement de la glose, qui n'a pas hésité à proclamer que
le droit de tester découle d’une concession des souverains -.
Ce que la glose n’avait établi que par incidence et d'une ma-
nière vague, fut poussé par Alciat à des conséquences assez
graves, lorsqu'il dit que le droit de succession étant d’origine civile
et une concession de l’Etat, peut bien être façonné suivant le bon
plaisir du souverain 5 6.
B. — L. 8, § 2, Dig., Qui testant, fac. poss. l. L. 17, § 1, Dig.. De poenis s.
L. 5, Dig., De Jtaered. instit. f\
D’autres interprètes parvinrent aux mêmes conséquences que la
glose à l’aide des trois lois du Digeste, que nous venons d’indi-
quer et dont ils faisaient une assez curieuse combinaison.
La loi 17, § 1, Dig., De poenis, déclare que le déporté ( depor-
tatus) est exempt de tout ce qui se rapporte au droit civil, tandis
1 Testamenti factio non privati, secl publiai juris est.
2 Glossae. Al. C. ilia instilutio. D. de Jtaered. instit. : testamenti factio ,
publier concedenda, ici est a principe.
5 Quum haereditas sit de jure civil i , potes t variis modis alterari per sta-
tuta, et deferri arbitrio statuent ium. (De adq. vel ornitt. Jtaered.) Œuvres
d’Alciat. Bâle, 1571.
1 Si cui igni et aquae interdictum est , ejus nec illud testamentum valet
quod antea fecit nec quod postea , déportait in eadem conditione sunt.
5 Déportait ea quae sunt juris civil is non habent; quae vero juris gen-
tium sunt habent .
6 Qui déportât i sunt , si haeredes scribantur, tamquam peregrini capere
non passant.
( m )
qu’il lui reste ce qui appartient au droit des gens. La loi 5, Dig.,
De haered instit., établit en particulier que le déporté ne peut
pas être institué héritier; à quoi la loi 8, 2, Dig., Qui testam. fac.
pos., ajoute que les déportés ne peuvent tester sur leurs biens.
C’est en faisant la synthèse de ces trois lois que plusieurs in-
terprètes parvinrent à établir que, puisque le déporté, tout en
vivant d’après le jus gentium , n’avait cependant ni la testamenti-
faction active, ni la testamentifaction passive, le droit de succes-
sion était étranger au jus gentium. Maintenant, puisque le jus gen-
tium était pour les Romains ce qu’est pour nous le droit naturel,
ils proclamèrent aussi que le droit de succession n’est qu’un éta-
blissement du droit civil ou positif.
Tel fut d’abord le raisonnement de Jacobus ab Aretio , d’après
le témoignage de Bartolus i * * *. 11 fut regardé comme invincible par
un grand nombre d’interprètes postérieurs. Le président Fabre,
tout en appartenant à une époque éloignée de celle qui nous oc-
cupe , adopta néanmoins la doctrine que nous venons d’exposer
et la résume assez clairement en ces termes : Deportcitus testa -
menti factionem haberet, tam activam quant pas.sivam, si esset
ilia juris gentium, et non potius juris civilis
C. — L. 5, Dig., De justifia et jure 5. L. 1 , § 3, Dig., De paclis h
La négation de l’origine naturelle du droit de succession a été
soutenue au moyen âge, à l’aide d’un troisième procédé aussi in-
direct mais moins simple que les deux précédents.
1 Bartolus, Ad dig. vêtus , 1. interdum 7, De condict. indeb.
- Jurisprudentiae papinianeae scientia, princip. 4, illatio. 1.
5 Ex hoc jure gentium introducta bella: discretae gentes ; régna condi ta :
dominia distincta, agris termini po.siti ; aedifteia, collocata; commercium,
emptiones, venditiones , locationes , conductiones , obligationes institutae;
exceplis quibusdam , quae a jure civili introducta sunt.
1 Conventionis verbum generale est, de quibus negolii contrahendi , tran-
si gendique causa consentiunt, qui inter se agunt ; nam sicuti convenire
dicuntur, qui ex diversis locis in unum colliguntur et veniunt , ita qui ex
diversis animi motibus in unum consentiunt, id est, in unam sententiam
decurrunt.
( 103 )
Quelques interprètes du droit romain, ne voyant pas le testa-
ment dont ils cherchaient l’origine, figurer dans rénumération
des rapports juridiques du jus gentium , faite par le jurisconsulte
Hermogènien, dans la loi 5, Dig., De justifia et jure, se demandè-
rent s’il n’était pas possible de ramener le testament à quelqu’un
de ces rapports. Or, comme le testament n’a d’affinité apparente
avec aucun des rapports juridiques nommés, excepté le contrat,
ces interprètes se demandèrent si l’on ne pouvait pas attribuer
au testament la nature d’un véritable contrat. Cela étant, ils
auraient revendiqué le testament pour le jus gentium, et ils en
auraient affirmé par suite l’origine naturelle.
Les interprètes du droit romain au moyen âge, qui donnèrent
à eette question une solution négative, raisonnaient comme suit.
Le testament ne peut être identifié avec un contrat, tant que
l’on n’y signale pas le caractère essentiel du contrat. L’essence de
celui-ci consistant, d’après la loi 1 , § 3, Dig., De partis , dans le
concours simultané, quoique idéal quelquefois, des volontés des
contractants sur l’objet du contrat *, il faudrait pouvoir signaler ce
même concours dans le testament. Or, puisque l’effet de tout testa-
ment n’est, que de transmettre l’héritage du testateur à 1 héritier,
ce serait précisément leur concours pour opérer cette transmission
qu’il faudrait constater dans le testament pour lui attribuer la
nature du contrat. Mais une pareille démonstration est impossible!
On ne peut en effet parler du concours de la volonté du testateur
d’une part, et de l'héritier de l’autre, si le testament ne s’accom-
plit qu’après la mort du premier et si l’héritier n’a aucun droit
sur l béritage pendant toute la vie du testateur. Au lieu d’un
concours de volontés, il y a là deux volontés qui se déclarent
l’une après l’autre et sans que l’une puisse se modifier par rapport
à l’autre. Le testament n’est donc pas un contrat, puisqu’il en
diffère essentiellement. Ici, en appliquant le raisonnement que
nous avons déjà exposé, on conclut aussi que le droit de tester ne
découle pas de la nature des choses, qu’il est un établissement
1 In unum colliguntur et reniant — in unum consentiunt — in imam
senten tiavn decurrun t.
( 104 )
positif do la loi. De pareilles objections contre l’origine naturelle
du testament, puisées dans la théorie du contrat, parurent d’un
très-grand poids au moyen âge. C’est un argument, nous dit Be-
rengarius, qui fit trembler les anciens *. Elles passèrent ensuite
des écrits des interprètes du droit romain dans les écoles juri-
diques postérieures, où elles prirent peu à peu un aspect plus
abstrait, plus philosophique 2. Aujourd’hui encore, il ne manque
pas de jurisconsultes qui y attachent un grand prix.
Il paraît que Panormitanus employa le premier l’argumen ta-
lion que nous venons d’exposer. Voici scs expressions rapportées
par Rolandin, de Bologne : « Le testateur dispose de ses biens
» pour un temps où il n’en sera plus le maître, parce que le lesta-
» ment ne reçoit sa confirmation qu’à la mort du testateur. Il s’en-
» suit que, bien que le testateur ait fait sa disposition testamen-
» taire dans un temps opportun (habile), c’est-à-dire lorsqu’il
» était encore propriétaire; cependant l’effet de cette disposition
» est renvoyé à un temps inopportun (inhabile), ce qui n’est pas
» conforme à la nature des choses 5. »
»
Voilà les objections principales, puisées dans le droit romain
par les interprètes du moyen âge contre la dérivation du testa-
ment de la nature des choses. Ces objections, avons-nous dit,
étaient alors d’un grand poids dans les écoles. Cependant il est
bon de faire remarquer qu’elles étaient loin d’en imposer à l’uni-
versalité des esprits. Il est de fait au contraire que la doctrine
opposée compta, avant de prévaloir aux époques postérieures,
un nombre plus grand de partisans parmi les jurisconsultes de
la même époque 4.
1 Argumentatio , qua vel antiqui trepidarunt. ( Lucubrat., 1. I.)
2 Voir Fabre.
3 De re aliéna disposait is qui testatur, licet de rebas suis tantummodo
testatur, quia scilicet confertur effectus suae dispositionis in kl tempus
qao non erit dominas , kl est qao erit mortuus. (Jurispr. Papintan. sciext.,
princ. IV.)
4 Haec opinio indubitanter est commuais. (Vasquius, De succession., lib. I,
§ 1 , n° 1 .)
( 105 )
§ 2. — Des interprètes qui ont admis l'origine naturelle du droit
de succession.
A. — L. 9, Dig., De just. et jure l.
La notion du jus gentnnn, donnée par la loi 0, Dig., De just.
et jure, comme d’un droit communément reçu parmi les nations,
fit croire qu’il serait possible de ramener le testament à ce droit, si
l’on pouvait démontrer que son usage fut toujours commun à tous
les peuples. Dès lors la question de savoir si le testament découle
ou non de la nature des choses, était tout simplement une question
d’histoire.
Dans l’imperfection des connaissances historiques au moyen
âge, il était assez facile de généraliser les phénomènes de l’his-
toire romaine à tous les peuples et à tous les âges, de mettre, par
suite, sur la même ligne le vrai et parfait testament des Romains
et celui de pure apparence qu’on rencontre chez les Juifs ainsi
que chez les Grecs, et d’en déduire l’ancienneté et la généralité
de l’usage des testaments. Une pareille argumentation fut em-
ployée par plusieurs interprètes du droit romain au moyen âge.
Bartolus paraît y avoir eu recours le premier. « Le testament ,
» dit-il, appartient dans sa pureté au jus gentnnn ., car, si l’on re-
» monte aux origines de l’histoire, on trouve que les hommes en
» firent toujours usage. » Ensuite il s’appuie principalement, sur
l’exemple des patriarches juifs de l’Ancien Testament 2.
Connasius reproduisit, longtemps après, l’argumentation de
Bartolus. Voici ses expressions : « 11 est aisé, dit-il, de démontrer
» que le testament appartient au droit des gens. Car, tandis que
» les solennités du testament ont été toujours particulières à
» chaque peuple, le droit de tester, in se, remonte à la plus haute
1 Vocatur jus gentium , quasi quo jure omnes gentes utuntur.
2 Ipsum testamentum simplicUer est de jure gentium ; nam ex ipso quo
gentes esse eoeperunt , disponebant de bonis post mortem , ut agitur in Ye-
teri Testamento de antiquis pa tribus.
»
( 406 )
antiquité : il a été en usage chez presque toutes les nations L »
B. — LL. 1 et 15, Di (j., De testam. mil.
A cette objection contre l'origine naturelle du testament , puisée
dans la condition du dèportatus, que nous avons exposée, d’autres
interprètes opposèrent ce qui est établi par le Digeste touchant
la capacité testamentaire du soldat (miles).
Le soldat a le pouvoir de nommer pour son héritier le déporté,
d’après la loi 43, De testam. mil * Or le soldat n’est pas moins assu-
jetti que le déporté au jus gentium , puisque le droit romain lui
permet de faire son testament en dehors de toute formalité du
fondé dans le jus gentium , que celui de nommer son héritier; la
testamentifaetion, soit passive, soit active, le testament en un mot,
appartient au jus gentium, et il découle par là de la nature des
choses.
Ce raisonnement est amplement exposé par un jurisconsulte
qui n’a vécu que sur le déclin du moyen âge, par Connasius 5.
Il fortifie même sa conclusion en réfutant l’objection que le dé-
porté ne tire pas du jus gentium la testamentifaetion active de
même que la testamentifaetion passive; cette objection, dit Con-
nasius, n’a aucune valeur, parce que l’on peut bien admettre
que le droit romain n’a voulu précisément accorder le droit de
tester qu’au soldat, parmi les personnes qui vivent dans le jus
gentium 1 2 * 4 5. Bartolus encore paraît avoir employé , le premier, un
1 Comment., lib. X.
2 L. 1 : Quoquo modo milites testati fuissent , rata sit eorum voluntas.
L. 13 : Et deportati, et fere omnes gentes, quae testamenlifactionem non
habent, a milite institut possunt.
5 Comrn., loc. cit.
1 Nec valet argumentum deportato non licere testari, qui tamen non est
juris gentium privât us. Dèportatus non admittitur ad tesfamentifactionem,
quia, neque jure civili kl potest, quod amisit, neque jure gentium , propterea
quod solis militibus fuit coneessum apud Bomanos testari gentium jure.
( Ibid;)
( 107 )
pareil raisonnement pour démontrer que le testament dérive du
jus gentium l 2 *. Plusieurs autres interprètes suivirent son exemple.
C. — L. 1 , Cod., De sacrosanctis ecclesüs ~.
Cette loi parut à quelques interprètes renfermer un argument
direct et immédiat pour établir que le testament dérive du jus
gentium et de la nature des choses. En effet, tandis que le jus
gentium n’est autre chose dans le droit romain, que le droit
humain par excellence, c’est précisément de la nature de l’homme
que l’empereur Constantin rapproche le testament dans la loi sus-
dite, en le considérant comme l’exigence la plus digne de respect
des mourants. Tel a été le raisonnement de deux célèbres auteurs
du moyen âge, Baldus 5 et Jason Maynus4. Ils en conclurent tous
deux que le testament appartient au jus gentium et à la nature
des choses, et que le jus civile ou le droit positif ne règle que
la forme extérieure de son exercice.
D. — L. 51, § t , Dig., De haered. instit. 5. L. 54, Dig., De adquir. vel omitt.
haered. °.
Nous avons vu que le plus fort des arguments employés contre
la dérivation du testament du jus gentium, c’était celui qu’on pui-
sait dans la différence essentielle qui existe entre le testament et
1 Ex lege 15 : De testam.. mil., sequitur quod miles pôtest instituere clepor-
tatum; ergo apparet quod de jure gentium déportât us est capaæ haered itatis
ex testamento. (Ad 1. interdum., De condict. indeb.)
2 Nihü est quod mugis hominibus debeatur, quam ut supremae voluntatis
liber sit Stylus.
5 Tu die, quod testamentifactio de jure romano , dato quod habet initium
a jure naturali, ut l. nihil, etc., Cod. de sacr. eccl., — tarnen formam et
perfeetionem habet a jure civili, ut 1. IV. Dig., De his. qui testam. fac. poss.
( Ad 1. 1 , Cod. de sacr. eccl.)
1 Testamentifactio est de jure civili , sed in se est de jure gentium. (Ad.
1. I , Cod. de sacr. eccl.)
5 Creditum est haereditatem defuncti locum substinere.
c H acres quand oque adeundo jam tune a morte successisse de f un cto in -
telligitur
' -A
« 108 )
le contrat. Or, ce fut aussi en s’efforçant de démontrer que le tes-
tament peut être réduit à un contrat que d’autres interprètes cru-
rent donner le plus fort appui à la doctrine contraire.
Le contrat, disaient-ils, exige le concours des volontés des deux
parties sur son objet. Or, il est indubitable que l’effet du testa-
ment se vérifie lorsque les deux parties qui y figurent, savoir:
le testateur et l'héritier ne peuvent plus se trouver en présence
l’un de l’autre, ni par suite faire concourir leurs volontés sur un
objet quelconque. Maintenant, est-ce que l’on ne peut pas sup-
pléer à cette différence réelle par une fiction? Le droit romain
paraît bien l’autoriser, par les lois 21, § 1, Di g., De hœred. instil. ,
et 54, Di g., De acquit'., vel omilt. hœred., combinées entre elles.
Car, puisque la première de ces lois fait continuer l’existence ci-
vile du testateur défunt, d’abord dans son héritage, ensuite dans
la personne de son héritier, on peut dire, dans un certain sens,
que le testateur se trouve présent à l’adition de l’héritage faite
après sa mort, et admettre par suite un concours idéal des volontés
à l’instant de l’adition. Et puisque la dernière des lois susdites
recule l’effet de l’adition jusqu’à l’instant de la mort du testateur,
le concours idéal que l’on vient d’admettre comme ayant lieu
entre le testateur et l’héritier à l’instant de l’adition de l’héritage,
peut être reculé, lui aussi, jusqu’à la mort de l’héritier, époque
à laquelle, si le concours réel des volontés du testateur et de l’hé-
ritier pouvait être admis, ce concours aurait dû évidemment
arriver. Il est donc permis d’affirmer avec sûreté que dans le tes-
tament on peut entrevoir avec toute vraisemblance un contrat
parfait, quoique idéal. Le testament s’appuie donc sur le jus gen-
tium, il découle de la nature des choses.
Voilà un raisonnement employé d’abord par Baldus l, et qui
fut accueilli ensuite par beaucoup d’autres interprètes. Il est clai-
rement résumé dans les écrits de Berengarius. Ce jurisconsulte
établit une parfaite analogie entre le testament et le contrat de
vente en particulier.
« Lorsque, dit-il, je vends une chose, j’en constitue maître
1 Ad. 1. ilia inslit., Dig., De haereâ. instit.
( 100 )
» l’acheteur. Or, dans le meme instant où l'acheteur acquiert la
» chose vendue, moi vendeur, je n'en suis plus maître, parce
» (pie le contraire répugnerait à la loi 5, § 15, Dig ., Commod.
» vel contra h 11 s’ensuit qu'à l’instant même où l’acheteur ac-
» quiert la propriété, le vendeur doit l’avoir perdue et que l’ache-
» teur ne commence à posséder en propre la chose vendue qu’à
» l’instant qui suit celui où le vendeur a cessé de la posséder lui-
» même. Maintenant, les mêmes choses arrivent dans le tesla-
» ment. Car la loi 54, Dig., De acquir. vel omitt. hœred. recule
» l’effet de l’adition jusqu'à l'instant immédiatement successif à la
» mort du testateur, ce qui, satisfaisant aux conditions essentielles
» de toute transmission de la propriété, laisse apercevoir dans le
» testament un véritable contrat -. »
E. — L. 5, § 2 , Di, j., De obligat. et action. 5.
La même conclusion que le testament peut être ramené au con-
trat a été puisée par d’autres interprètes dans la loi 5, §2, De oblig,
et act. Si l’héritier est obligé envers le légataire, et que cepen-
dant son obligation ne découle pas d'un contrat parfait, d’après
ce que dit Gajus dans cette loi, il ne s’ensuit pas qu’il ne soit pas
obligé envers le légataire, en vertu d’un quasi-contrat. Gajus
n’exclut point un tel avis; il n’a rayé au contraire, à ce qu’il
semble, l’obligation du testateur du rang des contrats, qu’en éta-
blissant d’une manière tacite qu’elle appartient du moins aux
quasi-contrats; cela étant, on peut bien dire que le testament par-
ticipe de la nature des contrats et que les principes des contrats
peuvent au fond lui être appliqués.
Bartolus, des premiers, a soutenu l'affinité du testament avec
les quasi-contrats y en en déduisant que le testament dérive du
jus gentium ou de la nature des choses 1 2 3 4.
1 Celsus ait duorum in solidum possessionem esse non posse , lib. 5, § 15,
De commod. vel contra.
2 Berengarius, Lucubrationes , lib. V.
3 Haeres qui legata débet, neque ex contracta, neque ex male/icio obligation.
1 Haereditate adita, obligat ur haeres ex quasi contracta , qui quasi con-
tractas habet consens uni. (Ad 11, Dig., De cond. incleb .)
( HO )
Nous avons signale les principales doctrines professées par les
interprètes du droit romain au moyen âge, sur l’origine du droit
de succession. Ces doctrines sans doute auront paru d’abord telles
que nous les avons caractérisées. Interprétation tout extérieure
du droit romain, combinaison presque mécanique de ses textes,
voilà ce que les interprètes du droit ont su faire de mieux dans
la plupart des questions, et dans celle de l’origine du droit de
succession en particulier. Leurs travaux ne pouvaient avoir d’im-
potance scientifique chez les modernes. Ils appartiennent même
plus à l’histoire du droit qu’à la science, l’indépendance de la
raison de leurs auteurs n’y ayant pas eu une grande part.
Nous allons maintenant nous occuper de ce qui a été puisé
dans le droit romain par les interprètes postérieurs à la renais-
sance de la civilisation.
ARTICLE TROISIÈME.
DUS INTERPRÈTES DU DROIT ROMAIN AU SEIZIÈME SIÈCLE.
La méthode adoptée par les interprètes du moyen âge con-
venait à cette époque. L’organisme juridique étant alors presque
réduit à l’inaction, cet admirable système du droit romain ne trou-
vait plus à s’appliquer dans la vie réelle. Dès lors, l’esprit ne
pouvait plus en être saisi par les interprètes, et les doctrines
qu’ils y puisaient manquaient nécessairement de justesse et de
profondeur. L’interprétation du droit romain est sorti de l’état
où elle était restée pendant les ténèbres du moyen âge, dès qu’un
nouveau développement de la vie juridique lui eût rendu une
utilité pratique, son vrai sens, et toute la fécondité de ses prin-
cipes.
Ces faits eurent lieu au seizième siècle. La renaissance de la
civilisation européenne avait alors commencé, et étendant son
influence vivifiante au droit et à la jurisprudence, elle donnait
MH )
naissance à la grande école des interprètes du droit romain qui
a signalé ce siècle, à l’école de Doneau, de Cujas et de ceux qui
suivirent leur méthode. La lettre du droit romain n’en maîtrise
plus l’esprit chez Cujas et son école. Ils sont guidés par des vues
bien plus vastes que celles qui peuvent être fournies par la com-
binaison de quelques passages détachés. C’est l’ensemble du droit
romain, tel qu’il existait dans la conscience du peuple d’où ce
droit a jailli et dans celle des jurisconsultes de l’âge classique,
qui préside à leurs travaux. Cujas, en particulier, ne parle le
langage juridique que lorsqu’il n’existe rien dans sa raison indi-
viduelle qui s’y oppose; c’est sa raison qu'il interroge d’abord
dans tout sujet; le droit romain ne lui sert que de moyen pour
donner à ses convictions une expression plus heureuse et une
confirmation nouvelle. Dans cette voie, il n’hésite pas à laisser
de coté les jurisconsultes romains pour résoudre une question,
dut-il même aboutir à des résultats opposés à ceux qu’ils ont éta-
blis. En procédant ainsi, Cujas vint se mettre en ligne avec les
plus illustres jurisconsultes romains : il fut véritablement le con-
tinuateur des travaux des Ulpien, des Paul et des Papinien.
Ce fut particulièrement dans la question de l’origine du droit
de succession que l’interprétation du droit romain au seizième
siècle parut telle que nous venons de la caractériser. L’école de
Doneau et de Cujas comprit que, le droit romain ne s’étant pas
prononcé sur une pareille question, il fallait la résoudre par des
arguments indépendants, savoir : en devinant la pensée des juris-
consultes, à l’aide de l’esprit général des sources, plutôt qu’en
puisant des témoignages positifs mais équivoques dans quelques
expressions éparses et détachées. Ils aperçurent aisément et d’un
commun accord, que les jurisconsultes romains, qui avaient tra-
vaillé les uns après les autres pour assurer au droit de succession
la plus libre, la plus complète manifestation, ne pouvaient le con-
sidérer que comme un phénomène tout à fait naturel, et profon-
dément enraciné dans le sentiment des hommes. Par conséquent,
ils admirent presque tous l’origine naturelle du droit de succes-
sion, comme étant fondée dans le droit romain, et s’attachèrent
à l’appuyer par de nouvelles raisons. Leurs observations sur ce
( m )
sujet constituent les plus remarquables travaux de la jurispru-
dence moderne, et ils méritent bien qu’on y fasse attention. Nous
rapporteront ce qu’elles offrent d’essentiel.
Cujas déclare adhérer à l’opinion de Théophile, touchant l’ori-
gine du droit de tester tirée du jus gentium. Cependant, tandis que
Théophile s’en remet en grande partie là-dessus à la seule inten-
tion ■*, Cujas, au contraire, tache d’analyser le sujet et de démon-
trer son avis: « Il est très-raisonnable , dit-il , que chacun songe à
» sa postérité, suivant les affections de son àme et les penchants
» de son cœur. Qu’il n’y eût pas eu de testament chez les Ger-
» mains, ni chez les Athéniens avant Solon, cela ne prouve rien
» contre mon avis, de même que l’exemple des Perses, chez qui
» l’inceste était pratiqué légalement, ne suffit pas pour détruire
» la turpitude naturelle d’un pareil dérèglement. Je conviens que
» les formalités de la testamentifaction appartiennent au droit
» civil, et ce n’est que par ce motif que chaque nation a eu sa
» forme particulière de testament. Cependant le droit de tester,
» considéré in se , est et sera toujours un acte du droit privé
» que le droit public ne fait que réglementer 1 2. »
C’est la première fois dans le cours de cette histoire que nous
voyons le droit de tester établi par un jurisconsulte sur la solida-
rité qui existe entre l’homme et sa postérité; idée noble, élevée, et
qui nous rappelle cette magnifique définition de la jurisprudence
donnée par les Romains, que c’est la science des choses divines et
humaines 3.
Doneau, le maître de Cujas, surpassé de beaucoup par son élève,
soutint aussi dignement l’origine naturelle du droit de succession.
Son opinion adoptée indépendamment des textes du droit romain,
il la confirma néanmoins par des arguments empruntés à ce droit,
sans doute afin de la mettre à l’abri des objections puisées dans la
même source par quelques interprètes du moyen âge. Voici ses
expressions. « La raison intuitive (prima ratio) ne nous permet
1 Voir ci-dessus , p. 98.
2 Ad. i. 13, Dig Quitestam. fac. poss.
5 L. 1 , Dig., De just. cl jure .
f H3 )
» pas (le douter que le droit de tester n’appartienne au droit des
» gens, tout en recevant- sa confirmation du droit civil. On objecte
» que le testateur n’étant plus maître de ses biens après sa mort,
» il ne pourrait pour lors en disposer valablement. Cependant
» je crois que l’exemple de toutes les nations qui ont admis d’un
» commun accord le testament, est une grande raison pour qu’on
» l’attribue au jus gentium. La loi nemo plusjuris , etc., ne saurait
» recevoir d’application ici. Car il n’y a pas lieu à une tradition
» matérielle entre le testateur et l’héritier. Le testateur, en faisant
» son testament, ne donne rien de sa main à son héritier, il lui
» laisse tout simplement scs choses, et il les lui laisse avec plein
» droit, parce qu’il en est encore maître lorsqu’il en dispose de la
» sorte l. »
Le célèbre président Fabre ne fut pas moins profondément
convaincu de l’origine naturelle du droit de succession que les
jurisconsultes précédents. II vit dans ce droit une manifestation
toute naturelle et immédiate du droit de propriété et des affec-
tions les plus délicates du cœur humain. « L’homme, dit -il,
» qui est né pour acquérir, ne désire rien plus vivement que
« d’acquérir en faveur des personnes qu’il choisira, dès son vi-
» vaut, pour ses héritiers 2. » Il est très-singulier cependant que
Fabre ne se soit pas résolu à déclarer franchement que le tes-
tament appartient au jus gentium. Il voit sa doctrine exposée à
I ancienne objection des interprètes du moyen âge, tirée de ce
que le testament n’étant pas un contrat, le testateur y dispose de
ses biens pour un temps où il ne sera plus en état de les trans-
mettre; or cette objection, il ne sait pas la réfuter. « Celui qui
» teste, dit-il, est bien maître de son patrimoine à cet instant,
» cependant il remet l’accomplissement de sa volonté à un temps
» où il ne le sera plus. De ce point de vue le testament paraît
» répugner au jus gentium 5. » Mais, quoique embarrassé par
ce doute, Fabre n’est pas moins supérieur aux jurisconsultes du
moyen âge qui le soulevèrent. Car ceux-ci n’avaient pas su oppo-
1 Donellus, ad. tit. 25 , Cod. de testamentis.
2 De error pragmal., dec. 56 , err. 2.
3 Ibid.
Tome XII.
8
( H 4 )
ser une opinion propre à ce qui n’a été pour Fabre qu’une objec-
tion non concluante à sa propre conviction individuelle.
L’étroite liaison du droit de succession avec le droit de pro-
priété a été l’argument par lequel l’origine du testament du jus
gentium a été soutenue par le jurisconsulte espagnol Covarruvias.
« La raison naturelle nous apprend, dit-il, que tout bomme a le
» droit de disposer à tout instant et sans aucune restriction de
» ses biens, suivant ses intérêts, quels qu’ils soient. » Il conclut
de cette prémisse que le souverain ne saurait avancer aucune
bonne raison pour abolir le droit de succession, ou bien pour y
apporter des restrictions incompatibles avec le libre exercice de la
propriété l.
Après avoir décrit le caractère de l’interprétation du droit ro-
main au seizième siècle, soit en général, soit par rapport à l’ori-
gine du droit de succession en particulier, nous devons éclaircir le
rapport qui existe entre les doctrines incomplètes de cette époque
et celles qui se produisirent à des époques postérieures.
Ce qui manquait aux interprètes du droit romain au seizième
siècle, ou, pour mieux dire, ce dont on aperçoit l’absence en
lisant aujourd'hui leurs travaux, c’est l’émancipation complète des
textes anciens, c’est la transformation d’une interprétation déjà
adroite et libre en un système plus libre encore de droit philo-
sophique. Toute question théorique sur un point particulier du
droit ne peut être saisie au juste, ni adroitement résolue, si Ton
ne la rapproche de principes généraux , si l’on ne la coordonne
par un vaste système de doctrines embrassant toute la science du
droit. Telle est l’impression que l’on éprouve en présence des opi-
nions, plutôt senties que démontrées par les interprètes dont
nous parlons, sur les fondements du droit de tester. On s’attend
à ce que la question va entrer dans une phase nouvelle, en sortant
du domaine du droit romain, pour entrer dans celui de la science
du droit en général, où la doctrine sur chaque sujet particulier
s’éclaircit et se fortifie par sa coordination et sa solidarité avec
beaucoup d’autres. Cette attente n’est pas trompée. La science du
1 Variarum resolutionum , lib. 111, cap. VL
( H5 )
droit a réellement surgi au dix-septième siècle dans les travaux
des écrivains du droit naturel ; elle a même pris alors et long-
temps conservé ce dernier nom. Le point de départ des écrivains
du droit naturel fut précisément la méthode des interprètes du
seizième siècle; ils poursuivirent la tâche de spiritualiser l’étude
du droit romain, jusqu’à y puiser une véritable science philoso-
phique; ils appliquèrent, comme nous allons le voir, à la question
de l’origine du droit de succession la méthode systématique dont
nous parlions tout à l’heure.
CHAPITRE IV.
LES ÉCRIVAINS DU DROIT NATUREL.
Une démonstration certaine de l’existence de principes géné-
raux découlant de l’étude même du droit romain, et le mouvement
philosophique de l’Europe après la renaissance, éveillèrent au
dix-septième siècle la pensée d’asseoir le droit sur une base scienti-
fique et de l’ériger en un corps systématique de doctrines. Toutes
les maximes pratiques, dans les différentes branches de la juris-
prudence civile, n’auraient été dès lors qu’autant de ramifications
de quelques axiomes primitifs se ralliant à ces axiomes par une
suite non interrompue d’idées intermédiaires, subordonnées les
unes aux autres, et toujours moins générales en s’éloignant davan-
tage du tronc commun. La science du jurisconsulte aurait préci-
sément consisté, dans chaque cas particulier, à trouver pour ainsi
dire le point de départ, à saisir la série des idées juridiques abou-
tissant à ce cas, et par conséquent propres à en fournir la règle.
Telle est la pensée à la réalisation de laquelle travaillèrent les
premiers fondateurs de l’école dite du droit naturel au dix-sep-
tième siècle et tous les philosophes de cette école; tel est aussi
( H6 )
le point de vue d’où il faut apprécier l’origine et la portée de la
doctrine très-spéciale de ces écrivains. Ils ont essayé, pour la
première fois en Europe, l’alliance du droit avec la philosophie,
la démonstration de l’un par l’autre. Qu’on ne les mette point
cependant au rang des jurisconsultes rationalistes; car, dût-on
affirmer, ce dont il ne s’agit pas ici , que leur point de départ
a été le même que celui des rationalistes, qu’ils n’ont échappé
aux égarements de ceux-ci que par des inconséquences volon-
taires ou involontaires, l’intérêt même qu’ils avaient à aboutir
en dernier résultat à des vues politiques ne permet pas de leur
faire un pareil reproche. Il suffit de jeter un coup d’œil, même
superficiel, sur les ouvrages des fondateurs de l’école du droit
naturel au dix-septième siècle, Grotius et Pufendorf, pour se
convaincre de ce que nous venons d’affirmer. Tous les points es-
sentiels du droit public et privé, soit les rapports des citoyens
entre eux, soit l’exercice de l’autorité souveraine, soit les rela-
tions internationales, sont pris en considération; tout y reçoit son
appréciation et ses règles. La définition même du droit naturel
établie par Grotius au commencement de son ouvrage, témoigne
de l’étendue de ses recherches, embrassant tous les aspects de
l’organisme juridique de la société. « Le droit naturel, dit-il, est
» une dictée de la saine raison, qui nous apprend à saisir la con-
» formité de tout acte de la liberté humaine à la loi morale, ou à
» apercevoir sa turpitude intrinsèque par voie d’appréciation de
» la convenance ou de la disconvenance de cet acte avec la na-
» ture rationnelle et sociale de l’homme l. » Evidemment, lors-
qu’on prend pour objet de la science du droit l’homme considéré
comme individu et comme membre de la société, on est à même
d’embrasser tous les éléments et tous les ressorts du système ju-
ridique.
Tandis que la science du droit revêtait aussi au dix-septième
siècle 2 une forme systématique, la question de l’origine du droit
4 Jus naturelle est dictatum reclae ralionis indicans actui alicui ex ejns
convenienlia cum ipsa natura ralionali et sociali inesse moralem turpilu-
dinem, aut necessitatem moralem. {De jure belli et pacis, lib. 1,1, 10.)
2 L’ouvrage de Grotius parut en 1625, et celui de Pufendorf en 1672
( H7 )
de succession entrait aussi dans une nouvelle phase. Elle cessa
d’être l’objet de considérations détachées ou puisées dans la
seule jurisprudence , mais on la subordonna aux questions plus
générales dont elle dépend. Comme le régime héréditaire n’est
qu’un des côtés du régime de la propriété en général, ce fut
à l’aide des doctrines préalablement admises sur la propriété que
les écrivains du droit naturel établirent l’origine et la nature
du droit de succession. Un pareil rapprochement d’une question
toute spéciale avec une autre antérieure et plus générale , devait
sans doute faire converger plus de lumière qu’il n’eût été pos-
sible d’en obtenir par des appréciations isolées.
Pour mieux étudier sur ce point les doctrines des principaux
écrivains de l’école du droit naturel, nous devons précisément tenir
compte de la circonstance que nous venons de signaler; mais nous
examinerons d’abord ce que ces écrivains ont pensé touchant le
droit de propriété en général ainsi que les prémisses et la mé-
thode établies par cette école.
Nous avons dit que l’on ne doit pas attribuer à l’école du droit
naturel le caractère ni les fautes du rationalisme pur, et nous
avons soutenu que le vrai but de cette école, toujours en harmo-
nie avec la pratique, oblige à la caractériser différemment. Nous
n’hésitons cependant pas à reconnaître que les prémisses géné-
rales et la méthode dominante de ces écrivains ont été vraiment
rationalistes. Nous déclarons même qu’on ne peut les saisir ni les
apprécier que de ce point de vue, et que c’est précisément ainsi
que nous allons les étudier.
Rechercher un principe, ex quo continue) ratiocinationis fila
deducunlur omnia, est faire emprunt au rationalisme, et même
au rationalisme subjectif, suivant l’expression du célèbre histo-
rien de la philosophie du droit, M. Stahl 1 ; car qu’y a-t-il de com-
mun entre la raison pure, qui est tout ensemble nécessaire et
absolue, et ce droit jaillissant des besoins contingents et variables
de la vie humaine, qui par suite est contingent et variable comme
eux? Il est hors* de doute qu’une exécution fidèle d’un pareil pro-
1 Geschichtc der Philosophie des Redits, Heidelberg, 1845, liv. III , sect. III.
( 118 )
gramme est impossible, et qu’on ne réussira jamais à découvrir
ni à expliquer même un seul des phénomènes de la vie juridique
par de rigoureuses argumentations faites ainsi à 'priori. Si, par
de nombreuses inconséquences, certains écrivains qui ont adopté
un pareil programme, ont abouti néanmoins à des conclusions
raisonnables qui s’accordent avec la réalité et qui l’expliquent,
cela ne peut pas être arrivé sans qu’au moins les prémisses et la
méthode de ces écrivains n’aient été insuffisantes et fausses, et
qu’elles ne leur aient permis, par conséquent, de concevoir les
phénomènes juridiques suivant leur véritable essence, et dans
toute l’étendue de leurs rapports, soit avec d’autres phénomènes,
soit avec la nature de l’homme. Telle fut la destinée du système
dont nous parlons; le rationalisme a déterminé ses premiers pas,
et il les a fourvoyés. Nous allons le constater.
La première question dans la science du droit est sans doute
celle-ci : « où gît l’aptitude naturelle de l’homme au droit, et en
» d’autres termes, quel est cet état dans lequel les hommes de-
» viennent, d’après la nature des choses, sujets et objets de droits
» réciproques entre eux? » Il y a là comme la reconnaissance du
terrain sur lequel toutes les questions successives devront être
débattues l. C’est bien moins d’un principe unique renfermant
en soi, comme en germe, tous les canons juridiques qu’on a be-
soin, que de cet élément commun à tous les droits, qui constitue,
pour ainsi dire, leur atmosphère vitale.
Cette question préliminaire a été en effet le point de départ de
tous les écrivains du droit naturel; le naturalis status , dont il est
question à chaque page de leurs écrits, a fini même par les carac-
tériser à cause du sens particulier qu’ils y attribuaient. Or, c’est
précisément dans le sens qu’ils attribuaient à ces mots, c’est dans
l’idée qu'ils se faisaient de l’état naturel de l’homme par rapport
au droit, qu’on aperçoit les funestes conséquences du point de
vue auquel ils s’étaient placés.
1 Le rôle de l’hypothèse de l’état de nature dans la science du droit a été
saisi au juste par l’italien Romagnosi, qui compare une pareille hypothèse
avec celle de la statue de Condillac dans la psychologie.
< U9 )
C’est aujourd’hui un axiome aussi commun que fécond en con-
séquences, que pour saisir soit l’origine, soit le but et les liaisons
mutuelles de tous les droits dont l’homme est revêtu dans la so-
ciété, il est indispensable de tenir compte non-seulement du côté
individuel de la vie humaine, mais aussi de son côté social, de tout
ce que l’homme tire de la société, soit en sentiments et intérêts,
soit en forces et en garanties. Si l’on se retranche dans la consi-
dération de l’homme comme individu, le grand et multiforme
spectacle de l’organisme juridique n’a plus ni raison, ni sens; on
ne peut en saisir que les caractères extérieurs et accidentels. Or,
est-ce qu’une pareille manière de considérer le droit peut s’allier
sans difficulté à cette prétention des écrivains du droit naturel, d’ex-
pliquer tout le système juridique par des raisonnements à priori?
Evidemment non, car d’un côté le rationalisme n’aime pas
moins des éléments de calcul simples et déterminés, que des pro-
cédés rigoureux, puisqu’il y a une relation naturelle entre ces
deux choses; et d’un autre côté, l’individu est certainement un
élément plus simple et plus déterminé que la société. Le point de
départ même de l’école du droit naturel, c’est-à-dire la raison
pure, entraînait cependant ses commentateurs à négliger dans
toute recherche juridique le côté social dans lequel gît principa-
lement le secret de la vie humaine, de l’essence et du dévelop-
pement du droit.
L’état naturel des hommes par rapport au droit n’était pas pour
ces écrivains l’état social, mais un état extrasocial, dans lequel on
ne supposait que des individus isolés les uns des autres n’agis-
sant que sous l’impulsion de leurs besoins individuels et dans la
limite de leurs forces individuelles. Le droit naturel n’était pour
eux que celui que l’on pouvait imaginer dans lin pareil état et
d’après une pareille hypothèse. On a donc eu raison de carac-
tériser cette école par sa théorie de l’état extrasocial , car il a
toujours été impossible d’en trouver une confirmation quelconque
dans l’histoire de 1 humanité ; elle n’est pas moins opposée aux
faits que ne l’est l’hypothèse, non moins fameuse quoique pos-
térieure, de Condillac.
( 120 )
quels étaient les droits qui la supposent? Il n’y avait là, d’après
les écrivains dont nous parlons, que des inventions humaines,
non pas imposées par une véritable nécessité naturelle, mais in-
troduites en vue de leur utilité, c’est-à-dire pour rassurer et dé-
velopper ce qu’on appelait l’état de nature et les droits qu’on en
faisait découler. L’état social et le droit, que l’on ne peut conce-
voir en dehors de cet état, n’étaient que quelque chose de secon-
daire ( status cidventitius , jus secundariiini) à côté du droit ( jus
primarium ) de l’état de nature, ce qui impliquait la fausse doc-
trine que la société n’introduit aucun élément propre dans le sys-
tème juridique. Cette doctrine était pour ainsi dire la voie par
lequel le rationalisme de l'école sortait de son cercle aérien pour
entrer dans le champ de la réalité; cependant elle renfermait une
profonde inconséquence, en ce qu’on mêlait les lois d’une simple
utilité avec les lois catégoriques de la raison. C’est à cette incon-
séquence et à celles qu’elle a entraînées que nous faisions allu-
sion tantôt; c’est par elle que les écrivains du droit naturel n’ont
été rationalistes qu’à demi et qu’ils ont abouti à des doctrines
pratiques à demi vraies que leur point de départ paraissait ex-
clure. Mais il est évident qu’en n’établissant aucune différence
essentielle entre l’état de société et l’état extrasocial, ces écrivains
pouvaient bien saisir les caractères extérieurs et pratiques du
droit, sans découvrir ni sa vraie philosophie ni la profondeur et
la fécondité de ses principes.
Telles furent les prémisses et la méthode générale de cette école
de philosophie du droit que l’on est habitué d’appeler école du
droit naturel. Le professeur Stahl exprime le même jugement en
ces termes: « Fiction d’un état de nature qui n’est pas l’état juri-
» dique réel des hommes: et, à la suite de cette fiction, effort
» pour démontrer que le principe suprême du droit n’est pas suf-
» fisamment sûr dans un tel état, et qu’il faut, par conséquent,
» créer la société et l’état politique : voilà le résumé exact et
» fidèle des doctrines fondamentales du droit naturel *. »
1 Cela est particulièrement sensible chez Ilobbes. Celui-ci faisait jaillir la
société du besoin de prévenir ce bellum omnium in omnes , auquel des hommes
se livraient nécessairement, suivant lui, hors de l’état de société.
( 121 )
La manière dont la question du droit de propriété a été résolue
par les théoriciens du droit naturel correspond parfaitement au
point de départ de leurs recherches. Puisqu’on général , la vraie
nature de tout droit peut bien être étudiée par rapport à ce que
l’on considère comme l’état juridique naturel des hommes, et que
cet état consistait pour eux dans un état hypothétique extrasocial ,
ayant pour caractère essentiel l’individualisme, la question du
droit de propriété n’était que celle-ci : quelle est la nature de la
propriété dans l’état extrasocial, et dans l’hypothèse que les droits
de l’homme sur les choses n’émanent que de ses seules forces
individuelles?
La solution d’une pareille question était évidente. En effet, si
l’on dépouille la propriété de ce qu’elle est en vertu de l’activité
des hommes vivant en société et en vertu des garanties sociales,
on la réduit nécessairement à une simple possession matérielle des
choses non encore occupées par d’autres, qui ne s’étend pas au
delà de ce que chaque individu a su occuper par ses seules forces,
et qui ne dure pas plus que le fait même de cette occupation.
Aussi tous les écrivains du droit naturel s’accordèrent-ils à ne voir
aucun autre phénomène analogue à celui de la propriété, que le
phénomène d’une occupation primitive, suivie d’une possession
continuant le fait de roccupation, et dont l’étendue et la limite sont
exclusivement en raison des forces individuelles du possesseur.
On rencontre cette doctrine d’abord dans les ouvrages de Gro-
tius et de Pufendorf, et ce n’est pas sur ce point que l’on peut
établir des distinctions entre les écrivains qui ont suivi les traces
de Lun ou de l’autre de ces deux chefs d’école. C’est une doctrine
que l’on signale communément sous le nom de doctrine de la com-
munauté négative, savoir du droit égal qu’avaient à l’origine
tous les hommes de s’emparer des biens inoccupés , droit qui n’est
qu’interrompu momentanément en vertu de l’occupation faite par
quelques individus, et qui peut revivre à tout instant par l’aban-
don des biens, de la part de ceux qui les avaient les premiers.
11 est clair que les mots de communauté négative ne sont qu’une
expression différente de ce qu’on entend par les mots : posses-
sion individuelle née de l’occupation primitive. La communauté
( 122 )
négative dans l’état de nature a été prêchée par Grotius aussi bien
que par Pufendorf, avec cette seule différence que le dernier res-
treint le droit de l’occupant à rester dans la possession tant qu’un
tiers ne la lui arrache pas, sans qu'il ait aucun droit, du reste,
de s’opposer à la possession de ce tiers tandis que le premier
soutient que la possession de tout individu ne peut passer à un
tiers sans son consentement 1 2 * *.
En adoptant cette doctrine les écrivains du droit naturel s’aper-
çurent bientôt de 1 impossibilité d’expliquer de cette manière la
propriété réelle , telle qu’elle existe parmi les hommes vivant en
société; ils comprirent qu’à ce point de vue, la question n’était
résolue qu’à demi, que tout en admettant que la propriété, telle
qu’elle est organisée réellement, n’est pas aussi raisonnable que
celle de l’état de nature, il fallait cependant examiner les motifs
quelconques qui avaient pu déterminer les hommes à l’organiser
de la sorte. C’était une recherche analogue à celle qu’ils s’étaient
proposée au début de leurs études, pour justifier l’état de société
à côté de leur état de nature extrasocial.
Ici, ils eurent recours à un procédé analogue à celui qu’ils
avaient déjà adopté. La propriété réelle, se disaient-ils, qui ne
peut exister dans 1 état de nature, a paru dans l’état de société,
dès que l’on a trouvé bon de l’établir. C’est une invention des
hommes en vue d’une plus grande utilité; elle ne tire son origine
et sa légitimation d’aucune autre source, que d un accord positif
entre eux. Cette doctrine se retrouve chez tous les écrivains du
droit naturel, en commençant par Grotius et Pufendorf5; ils com-
plétaient par elle, leur théorie de la propriété. Il va sans dire
qu’en attribuant à la propriété ce caractère tout à fait artificiel
1 De jure naturaê et gentium, lib. YI , cap. VI, § 5.
2 De jure belli et pacis , lib. II, cap. II , § 2.
5 Grotius, ibid., cap. II , § 5. Censeri débet inter omnes convenisse, ut
quod quisque occupasset, id proprium hciberet. Pufendorf dit de même : « On
» conçoit que les hommes convinrent ensemble que , dès que quelqu’un se
» serait saisi d’une chose, ou de ses fruits, à dessein delà faire servir à ses
» besoins, aucun autre ne pourrait le déposséder. » (De jur. nat. et gent.,
lib. Vf, cap. IV, § 5, trad. par Barbeyrac.)
( 423 )
ou de simple convenance, on méconnaissait les profondes harmo-
nies de ce droit avec tous les autres et avec le système écono-
mique, harmonies que la science de notre siècle a dévoilées, et
par lesquelles on est forcé d’admettre que la propriété est aussi né-
cessaire à l’homme et à la société que tout autre élément vital.
De même que la question de la propriété, celle de l’origine
du droit de succession fut aussi débattue par des écrivains de
l’école du droit naturel, au point de vue de leur état de nature
extrasocial et des droits de l’homme dans cet état. Cependant,
le droit de succession n’existant jamais que comme une suite et
un fragment du droit de propriété, ce furent les doctrines qu’ils
avaient émises, touchant le dernier, qu’ils appliquèrent à l’étude
de la nature du premier. Ils se demandèrent si le droit de succes-
sion pourrait se concilier avec cette possession individuelle, exis-
tant à côté de la communauté négative, qui seule peut apparte-
nir à l’homme dans l’état de nature?
Des solutions différentes, contradictoires même, ont été don-
nées à cette question d’abord par les deux fondateurs de l’école ,
Grotius et Pufendorf, ensuite par les écrivains postérieurs, qui
peuvent être rangés en deux classes, suivant qu’ils ont adopté
l’avis de l’un ou de l’autre de ces deux maîtres. En un seul point,
ils se sont accordés tous : c’est en établissant que le droit de suc-
cession ne peut rentrer dans le droit naturel qu’à la condition
que son exercice consiste dans un contrat. Ce point mérite toute
notre attention.
On ne peut réfléchir à la transmission des biens en vertu d’un
testament, sans y apercevoir un phénomène qui s’accomplit, lors-
que le maître de l’héritage n’est plus en présence de l’héritier qui
l’accepte. Ce phénomène ne saurait certes arriver parmi les simples
possesseurs que l’école dont nous parlons supposait dans l’état
de nature, réduits qu’ils sont alors, dans l’exercice comme dans
l’acquisition des droits, à ce qu’ils peuvent accomplir par leurs
seules forces individuelles, les uns en présence des autres. Par
conséquent, la transmission des biens par testament paraît, au
premier aspect, répugner à l’état de nature, et par suite au droit
naturel de l’école. Voilà une difficulté qui s’est présentée à tous
( 124 )
les écrivains dont nous parlons et qu'ils essayèrent de surmon-
ter. Quel moyen y avait-il pour y parvenir? Il n’y en avait préci-
sément d’autre que de tâcher d identifier les testaments avec les
contrats. Car, d’un côté, toute transmission volontaire de biens
d’homme à homme n’arrive que par contrat; d’un autre côté, le
contrat étant un acte qui s'opère par le concours de deux indi-
vidus, il se conciliait parfaitement avec l’hypothèse d'un état de
nature extrasocial où il n’y aurait que des individus et des phé-
nomènes individuels. On objectera peut-être ici que la difficulté
signalée d’abord aurait dû plutôt écarter les écrivains d’un sem-
blable expédient, parce que la nature d’un phénomène ne peut
être aucunement changée par une explication où elle serait per-
due de vue. Cette objection serait raisonnable; cependant elle
n’a pas de valeur contre le fait : au surplus, ce n’était pas alors
la première fois que des philosophes acceptaient en vertu de
leurs propres raisonnements ce qu'ils n'auraient pu croire par le
témoignage de leurs yeux. Ainsi les prémisses générales de l’école
du droit naturel, celles qu’elle a établies sur le droit de propriété
en particulier, portaient naturellement ces écrivains à faire dé-
pendre l’origine naturelle du testament ou du droit de succes-
sion de la possibilité ou de l’impossibilité de ramener le testament
à un contrat.
D'abord, Grotius et Pufendorf diffèrent entre eux sur le prin-
cipe d'identification des testaments avec les contrats, et la même
divergence distingua longtemps l’école de l’un de celle de l’autre.
Quelques citations le prouveront.
C’est dans la définition même du testament que Grotius admet
son identité avec le contrat. « Le testament, dit-il, n’est qu'une
» aliénation faite pour le cas de mort, révocable jusqu'au dernier
» instant de la vie de l'aliénant avec réserve de la possession et
» de la jouissance viagère au profit de ce dernier b » Le testament
était donc, pour Grotius, de pur droit naturel. Suivant Pufendorf,
1 Alienatio in mortis eventum, ante eam revocabilis , retento intérim
possidendi et fruendi jure, est testamentum. (De jure belli et pacis , lib. IV,
cap. X , § o. )
( \m )
au contraire, le testament est une pure invention du droit positif.
« Les choses, dit-il, dont on a introduit le domaine parmi les
» hommes, sont destinées à servir à leurs besoins pendant leur
» vie; les défunts n’en ont aucun souci; d’où il n’y a aucune né-
» cessité d’accorder aux hommes le pouvoir de disposer de leur
» patrimoine à l’occasion du trépas l. » Cette opinion, il la sou-
tient précisément en démontrant que dans le testament il est im-
possible d’apercevoir une transmission de biens valable entre-
vifs. « Dans toute translation des biens d’un homme à un autre,
» il faut, dit-il, que le consentement de celui qui transfère soit
» parfaitement coexistant avec le consentement de celui qui rc-
» çoit. C’est en vertu d’un semblable concours des volontés des
» deux parties que la translation des biens est possible dans Je
» droit naturel. Maintenant, rien de tout cela n’arrive dans le
» testament. Car entre la mort du testateur et l’adition de l’bé-
» ritier, un intervalle de temps peut s’écouler, après lequel le droit
» de l’héritier ne pourrait évidemment pas naître, s’il ne lui était
» pas attribué par la loi 2. »
Parmi les écrivains qui ont partagé l’avis de Grotius, touchant
l’identité du testament avec le contrat, on doit mentionner le
célèbre Wolf. « 11 ne peut dépendre, dit-il, que de la volonté
» du propriétaire d’après quelle forme il veut transmettre scs
» biens à autrui. Par conséquent , il peut les transmettre aussi
» sous la condition que l’acceptation n’ait lieu qu’aprèsson décès,
» ainsi qu’il arrive dans le testament. Il n’y a aucune nécessité
» dans les transmissions de biens que le consentement du trans-
» férant et celui de l’acceptant se produisent tous deux au même
» instant. Le transférant a tout fait de sa part lorsqu’il a déclaré
» sa volonté , touchant la translation de ce qui lui appartient : tant
» que celte déclaration n’est pas changée ni révoquée, l’accep-
1 De jur. nat. etgent., lib. IV, cap. X, § 4.
2 Ibid., 4, 40, G. — 11 est digne de remarque que Pufendorf n’admettait
pas un contrat ayant le contenu même du testament, tandis qu’il admettait
comme parfaitement valable en droit naturel une donation dont l’exécution
serait suspendue jusqu’au décès arrivé du donateur. (De jur. nat. et gen.,
lib. III, cap. VII, §4.)
( 126 )
» tant peut y accéder à tout instant 1. » Le testament n’était donc
pour Wolf qu’une transmission de biens entre deux personnes, à
laquelle rien ne manque de ce qui est exigé en général dans toute
convention de cette nature.
Telle fut également l’opinion de Burlamaqui 2 et de Lampredi :
« Je ne comprends pas, dit ce dernier, que l’on puisse refuser
» aux propriétaires, d’après le droit naturel, le pouvoir de pro-
» mettre et de donner valablement une chose, même avec la con-
» dition que cette chose n’appartiendra à l’acquérant qu’aussitôt
» après son acceptation, meme sans attendre qu’on ait la connais-
» sance de cette acceptation. Si une pareille donation ne peut pas
» être rejetée du droit naturel, on ne peut pas en rejeter non
» plus une donation faite sous la condition que le donataire ne
» sera maître de la chose donnée qu’après la mort du donateur.
» Or, cette espèce de donation renferme en soi tous les carac-
» tères essentiels du testament 5. »
La doctrine de Grotius a été adoptée aussi, quoique longtemps
après, par Emmanuel Kant. Celui-ci définit l'hérédité, « la trans-
» mission du patrimoine d’un mourant à quelqu’un d’entre les
» survivants, au moyen du concours de la volonté de ces deux
» personnes 4. » Seulement, il ne voit pas dans ce concours un
phénomène extérieur et matériel, comme dans tout véritable con-
trat. « Car, dit-il, la déclaration du testateur de vouloir transmettre
» ses biens à l’héritier, ne peut être raisonnablement placée qu’à
» l’extrémité de la vie du premier, savoir, dans un instant où il
» ne peut plus attendre que l’héritier prenne possession en sa pre-
» scncc de la chose donnée. » Dès lors l’acquisition de l’héritage
faite par l’héritier en vertu du testament n’est pas, aux yeux de
Kant, une acquisition proprement dite et régulière, mais plutôt
une acquisition idéale (ideale Erwerbung) 5. En analysant de plus
près la nature du testament au point de vue du contrat, Kant
1 Jus nat. scientif. meth. pertract. Pars Vil , cap. V , § 992.
2 Droit nat., p. IV, chap. IX.
3 Diritto pubblico universale , parte 1, cap. XVII, § 8. Milano, 1836.
A Rechtslehre , p. 133.
3 Jb.
( 127 )
i c mai que, que le droit conféré a l’héritier par le testament n’est,
a vrai dire, que le droit d’accepter après la mort du testateur la
promesse que celui-ci lui a faite au dernier instant de sa vie, de lui
donner ses Liens sous une telle condition. « Une pareille pro-
» messe, dit-il, peut bien être acceptée par tout homme même
» tacitement b Si donc, poursuit-il, l’héritier déclare qu’il accepte
» réellement l’héritage que lui a promis le testateur, il est censé
» devenir maître de l’héritage par voie d’une acquisition régulière
» et parfaitement valable d’après le droit naturel 1 2. »
L’incompatibilité du testament avec les contrats a été soutenue,
après Pufendorf, par des jurisconsultes non moins célèbres, parmi
lesquels nous citerons d abord Hcineccius. « Il implique contradic-
» tion, dit-il, que l’homme veuille quelque chose pour un temps
» où il ne pourra plus rien vouloir, et qu’il veuille transférer la
« propriété de ses biens dans autrui pour un temps où il n’en sera
» plus maître 3. » Hcineccius ne désapprouve pas, du reste, au
point de vue du droit naturel, un pacte d’après lequel un proprié-
taire céderait à un tiers la propriété de ses biens dès son vivant
avec réserve de l’usufruit pour lui-même b Toutefois il distingue
parfaitement ces pactes du testament. En effet, tandis que le tes-
tament ne transfère aucun droit h 1 héritier pendant la vie du
testateur, un pareil pacte constituerait aussitôt l’acquérant maître
parfait de la chose cédée, et la mort du cédant ne donnerait au
cessionnaire aucun nouveau droit.
La doctrine de Grotius à propos du testament-contrat a été com-
battue aussi par son commentateur Coccéjus. Celui-ci déclare que
la définition du testament donnée par Grotius est complètement
fausse ( Toto cœlo distat a testamento). « Car, dit- il, on ne peut
1 Rechlslehre, p. 135.
2 /&., p. 136.
v De jure nat. et gent., li , 287.
ii Nlhllcausae cur3uri naturali refragari exislimemus pacta successoria
( Ibid., § 292.) Non aliud quant pacta qmbus hommes mariantes ipsam
possesswnem cum dominio rerum suarum in altos transférant, vel sani
tllis succedendi jus in casum mortis attribuant.
( J 28 )
» parler d’aliénation, en général, sans supposer Faction de deux
» personnes, et le concours de la volonté de l’aliénant, et de celle
?» de l’acceptant; cependant, le testament est essentiellement un
» acte unilatéral, d’où aucun droit ni aucune obligation ne peuvent
» découler d’après le droit naturel l. » Coccéjus développe encore
plus cette doctrine par les considérations suivantes : « Dans toute
» translation juridique, il faut nécessairement que deux person-
» nés interviennent, car il s’agit du droit de celui auquel on trans-
» 1ère. Mais le testament est une disposition faite par une seule
» personne, et il ne peut, par conséquent, engendrer aucun droit
» dans autrui. Il n’y a pas un instant où le consentement du testa-
» teur et celui de 1 héritier concourent dans le but d’opérer la
» transmission de l'héritage entre eux, car, du vivant du testateur,
» l’héritier ne peut pas accepter, et lorsque l’adition de l’héritier
» arrive, le testateur ne peut pas y consentir, puisque les défunts
» n’ont pas de volonté. Que l’on n’objcctc pas que le testateur a
» confirmé à son décès ce consentement qu’il avait exprimé dans
» sa vie; car toute disposition valable et d’où sortent de vérita-
» blés droits pour autrui, exige que le consentement des deux
» parties soit réellement simultané. Certes, on peut feindre que
» l’acceptation de l’héritier remonte à l’instant même de la mort
» du testateur, et apercevoir par là dans le testament une aliéna-
» tion régulière dans la forme; cependant une pareille fiction,
» ainsi que toute fiction en général, est loin de dissiper les dif -
» Acuités soulevées par le droit naturel, parce que les fictions
» n’appartiennent qu’au droit civil 2. »
Ce raisonnement de Coccéjus ne diffère pas beaucoup de celui
qu’a employé Thomasius à l’appui de la même doctrine. Voici les
expressions de ce subtil jurisconsulte : « C’est une grave méprise,
» dit Thomasius, que celle des écrivains qui affirment que le tes-
)> tament n’est au fond qu’une aliénation régulière du patrimoine ,
» faite pour le cas de mort de l’aliénant, révocable par ce dernier
» à tout instant de sa vie, et sous la réserve de la possession et de
1 Animadv. ad Grotium, lib. Il, cap. Vil, § 14.
2 Ibid.
*
( m )
» ia jouissance viagère du patrimoine à son profit. En effet, com-
» ment peut-il y avoir une véritable aliénation dans le testament,
» si riiériticr n'obtient aucun droit du vivant du testateur, et que
» celui-ci conserve de son côté la plus parfaite propriété sur les
» choses formant l’objet de la prétendue aliénation? En outre,
» dans toute aliénation il faut le concours de deux parties, savoir,
» celle qui transfère la chose, et celle qui l’accepte. Or, ce serait
» une absurdité d’affirmer qu’il en est ainsi dans la transmission
» des biens par testament. Car, après la mort du testateur, l’héritier
» est encore parfaitement libre de ne point accepter cet héritage
» qui aurait formé l’objet d’un contrat entre lui et le testateur !. »
Thomasius conclut que la prétendue aliénation signalée par Gro-
tius dans le testament n’est, tout au plus, qu’une déclaration
superflue 1 2 * * n’engendrant ni droit ni obligation dans personne.
La divergence des écrivains que nous venons de citer et de
ceux qui ont professé des doctrines analogues, sur l’origine du tes-
tament ou du droit de succession tirée de la nature des choses, ne
doit point nous faire croire qu’ils n’aient absolument trouvé aucun
motif de l’introduction de ce droit parmi les hommes et qu’ils
soient allés jusqu’à en proposer l’abolition. Loin de là, ils se sont
accordés tous à admettre que des raisons de convenance et d’utilité
publique justifient assez dans l’état social ce droit qui leur parais-
sait impossible dans l’état de nature. On appliquait ici la méthode
générale de cette école, par laquelle on avait déjà réhabilité le
droit de propriété et de l’état social meme, après les avoir mis
en contradiction avec l’état juridique naturel des hommes, ainsi
qu’on l’a déjà remarqué. Thomasius nous le déclare ouvertement.
« Les écrivains, dit-il, qui ne font pas dériver le droit de tester
» du droit naturel, niais qui en attribuent l’origine au droit civil,
» admettent cependant qu’il y a d’assez bonnes raisons pour l’in-
» troduire dans les lois positives pour cause d’utilité sociale 5. »
1 De orig. success. testamentariae , 3, 12.
2 Ibicl.
5 Ibid , § 32. Qui testament i factionem non a jure naturali sed a jure
civili, n quidem non negant testamenti factionem posse in rempublicam
introduci, si pecutiaris reipublicœ utilitas suadeat.
Tome XII.
9
< J50 )
Pul'cnclorf le premier donna pour raison de rétablissement du
droit de succession par des lois positives, ce penchant naturel
qui porte l’homme à continuer ses bienfaits, même après sa mort,
aux personnes auxquelles il avait donné des marques d’affec-
tion pendant sa vie. Voici ses expressions : « Les testaments ont
» été établis parce qu’il était nécessaire au bien-être de l’huma-
» nité d’assurer aux propriétaires la possession et la jouissance de
» leurs biens à perpétuité. Puisque tout homme se préoccupe du
» bonheur de ceux qui lui tiennent par le lien du sang et qu’il
» désire la conservation de sa famille, on fut d’avis que, pour
» obtenir la paix, il fallait ne pas restreindre l’étendue du droit
» de propriété dans des limites bornées, mais, au contraire, lui
» accorder une durée illimitée, même après la vie des proprié-
» taires, en vertu du droit de tester *. »
Cette doctrine a été partagée par plusieurs théoriciens du droit
naturel et par Thomasius en particulier â. Il y en eut plusieurs
autres qui admirent que le droit de succession a été nécessaire
dans Pétât de société, dans le seul but de mettre fin aux troubles
auxquels on était continuellement exposé dans l’état de nature,
par l’incessant retour des choses abandonnées dans la commu-
nauté négative. Cet avis a été énoncé assez clairement plus tard
par Bynkershoek et par Blackstone. « Puisque, dit le premier,
» cette succession naturelle des survivants aux décédés, qui arri-
» verait dans l’état de nature par voie d’occupation, serait une
v source de désordres, le droit civil a établi un ordre de fcucces-
t sion plus régulier et plus durable; il a établi le droit de tester,
» s’exerçant d’abord dans des vues toutes politiques, mais qui
» rentra ensuite complètement dans la sphère de la liberté indi-
» viduelle » Blackstone dit à son tour : % Comme les gouver-
» nements ont été introduits pour la paix et le bonheur du genre
» humain , et comme la transmission des biens après la mort du
» dernier possesseur, d’après le droit naturel , serait une source
1 De jure ncit. et genl., 14, 10 , S.
2 Ibid.
5 Ob-servationes juris romani, 1. Il, c. II.
( 151 )
» infinie de troubles et d inconvénients, ce fut une nécessité pour
» les législateurs que d’accorder aux propriétaires le droit de léguer
» leur patrimoine par des actes de dernière volonté *. »
Lorsqu’on réfléchit aux raisons par lesquelles les écrivains du
droit naturel appuyèrent le droit de succession dans les lois, après
lui avoir refusé tout fondement dans l’état de nature , il est impos-
sible de ne point s’apercevoir qu’elles sont à peu près les mêmes
que celles qu’allèguent les philosophes modernes pour démontrer
que le droit de succession n’est pas une simple concession des
lois. Si l’on demande ensuite quelle est la plus juste de ces deux
doctrines, dont Tune n’aperçoit dans l’utilité sociale du droit de
succession qu’une raison de l’admettre, dont l’autre y voit pré-
cisément tout ce que l’on peut citer de mieux pour déduire l’ori-
gine d’un tel droit de la nature des choses, il ne faut pas sortir
des théories du droit naturel pour répondre. En effet, ces théo-
ries établissent une opposition profonde entre un prétendu état
de nature imaginaire et les besoins réels de la vie qui entraînent
l’homme vers la société. Or, une pareille opposition ne saurait
avoir aucune valeur, ni théorique, ni pratique aux yeux de la
saine raison. Comment pourrait-on admettre quelque chose de
naturel là où il n’y a rien de réel, et par suite, comment ne pas
refuser le nom d’état de nature à un état essentiellement con-
traire à l’état réel de la société? C’est donc une rectification fon-
damentale à introduire dans les théories de l’état de nature, que
d’envisager comme autant d’arguments à l’appui de l’origine natu-
relle du droit de succession, ceux quelles ne donnent que pour
arguments de son utilité et de son introduction par les lois.
L’étude des doctrines émises touchant l’origine du droit de suc-
cession 11e serait pas complète si nous ne retracions pas les con-
séquences pratiques qu’elles ont engendrées. La philosophie de
l’histoire a reconnu que les fausses théories, professées et en-
seignées longtemps par plusieurs écrivains de l’école du droit
1 Comment, sur les lois anglaises, 1. 11, chap. 1.
( 132 )
naturel, exercèrent une influence positive, quoique cachée, sur
l’opinion publique, et par suite sur les nombreux excès de la
législation révolutionnaire de la France à la fin du siècle dernier.
Le meme jugement peut s’appliquer, suivant nous, aux doctrines
de cette école sur le droit de succession en particulier. On sait que
le droit de tester fut presque entièrement aboli en France par les
lois du 7 mai 1 791 et du 1 7 nivôse an II, émanées de la convention
nationale, qui ne l’accorda que pour le dixième de l’héritage en
ligne directe, et pour le sixième en ligne collatérale. Or, il suffit de
lire les discussions qui ont préparé, quoique de loin, ces fameuses
délibérations, pour se convaincre qu’elles n’ont fait que donner
une confirmation pratique à cette doctrine de l’école de Pufen-
dorf, d’après laquelle le droit de succession ne découle pas de la
nature des choses, mais est un établissement positif des lois.
Ce fut au sein de l’assemblée nationale en 1791 que le droit de
tester eut à subir les plus amères critiques. L’histoire parlemen-
taire nous signale parmi les discours les plus remarquables pro-
noncés à cette occasion, ceux de Mirabeau, de Robespierre et de
Tronchet.
Mirafieau mourant, disait par la bouche de Talleyrand: « Quand
» la mort vient nous frapper, les relations de notre existence ne
» sauraient plus nous survivre; admettre le contraire, ce serait
» une déplorable illusion, ce serait transmettre au néant les attri-
» buts d’un être réel J. »
Robespierre s’exprimait plus ouvertement encore. Lui qui dans
la déclaration des droits de l’homme avait proclamé V origine et la
nature politique de la propriété, ne devait pas hésiter beaucoup à
s’écrier : « L’homme peut-il disposer de cette terre qu’il a cultivée
» lorsqu’il est lui-même réduit en poussière? Non, la propriété de
» l’homme après sa mort doit retourner dans le domaine public
» de la société 1 2. »
Le discours de Tronchet aurait pu sortir de la plume de Pufen-
1 Dans son fameux discours sur l’égalité des partages, lu dans la séance
du 2 avril 1791.
2 Histoire parlementaire , l. IX, p. 300.
( 133 )
dorf, tant est parfaite la coïncidence des doctrines qu’il déve-
loppe, avec celles de ce chef d'école K « Le législateur qui en-
» treprend, dit-il, de réformer les lois, risque de s’égarer, s'il ne
» distingue pas la loi positive, de la loi naturelle, s’il ne sonde pas
» toutes les profondeurs des anciennes institutions. Pour appré-
» cier le droit de tester, il faut remonter aux premiers principes
» de la propriété. Si l’on considère l'homme dans l’état de nature,
» il est difficile de concevoir un véritable droit de propriété; la
» propriété, dans l’état de nature, est moins un droit qu’un fait;
» elle est d’autant moins un droit qu’elle résulte de la force. Cette
» propriété précaire, ou plutôt cette possession, n'étant que l’effet
» de V occupation , cesse du moment que l’homme cesse d'occuper.
» Il n’y a donc pas de transmission possible. L’individu qui vient
» apres la mort du premier occupant a le même droit qu avait
» celui-ci de jouir de ce qu’il trouve vacant. C’est donc l’établis-
» sèment seul de la société, ce sont les lois conventionnelles qui
b sont la véritable source du droit de propriété et de transmissi-
b bilité. La meme convention sociale qui accorde ce double droit
b aux sociétaires doit déterminer encore à qui il appartient de
b régler cette transmission, à la loi ou à la volonté de l'homme.
b L’homme tient du droit naturel la faculté de transmettre entre -
b vifs ses biens comme il lui plaît;... mais la convention sociale
b est le seul titre du droit dont jouit l'homme social de transmettre
» ses propriétés après sa mort. » Après avoir refusé de la sorte
au droit de succession tout fondement dans la nature des choses,
Tronchet reconnaît cependant que l’utilité publique peut conseil-
ler de permettre aux pères de disposer par testament du quart
de leurs biens, même en faveur de Lun de leurs enfants. Cela
achève de démontrer l’identité des vues et de la méthode de ce
jurisconsulte avec les vues et la méthode de l’école de Pufendorf.
L'homme propriétaire, le père de famille lui-même, dit-il, peut se
trouver dans mille, positions différentes qui doivent l’autoriser à
distraire une partie de son patrimoine en faveur d’un de ses en-
fants, ou même à en distraire une portion en faveur d’un étranger.
1 Histoire parlementaire , t. IX, p. 302 et suivantes.
( 434 )
La loi ne pouvant prévoir toutes ces exceptions, elle ne peut aussi
enlever à l’homme la faculté absolue de disposer de ses biens, ce qui
1^ priverait du droit de remplir des devoirs sociaux et naturels.
L’interdiction presque totale du testament, prononcée par la
convention nationale, ne dura pas longtemps. L’opinion publique
et le sens commun ne tardèrent pas à rebâtir ce qu’une philoso-
phie égarée avait démoli. Cela eut lieu après une nouvelle confir-
mation par le Code civil.
Depuis cette époque les théories du droit naturel ne firent plus
courir aucun danger au droit de succession ni en France, ni ail-
leurs. S’il fut combattu encore dans la suite par des doctrinaires ,
ce fut à des armes bien différentes que l’on eut recours. L’école
du droit naturel, représentée dans le dix-septième siècle par des
hommes de bonne foi, mais dépourvus de sens pratique, désa-
vouée solennellement au dix-huitième siècle par l’expérience de
ses conséquences, n’est plus aujourd’hui, ne sera plus dans l’ave-
nir qu’un curieux phénomène historique.
CHAPITRE V.
LES JURISCONSULTES MODERNES JUSQU’A LA CODIFICATION.
Pendant que l’école du droit naturel exploitait la science du
droit, la jurisprudence pratique marchait en Europe sur les traces
des grands jurisconsultes du seizième siècle. C était toujours une
appréciation immédiate de la nature des choses qui présidait à
l’interprétation soit du droit romain , soit des législations natio-
nales.
L’examen de l’origine du droit de succession ne fut point négligé
par les jurisconsultes les plus éminents des deux derniers siècles :
ils consacrèrent tous quelques pages de leurs commentaires à
( 455 )
sa solution, en la cherchant dans l’étude scientifique du droit.
Le caractère de ces appréciations n’offre pas toujours une ori-
ginalité saillante dans les aperçus ni une indépendance parfaite
dans les opinions. Au contraire, il faut nécessairement classer à
part les jurisconsultes modernes qui ont abordé la question avec
les seules forces de leur propre raison, et ceux qui ne firent que
répéter les doctrines émises par les écrivains du droit naturel.
A vrai dire, cette dernière méthode ne tourna pas au détriment
de la réputation de ceux qui l’adoptèrent, car, comme l’école du
droit naturel représentait à son époque en Europe la science du
droit, c’était encore au fond avoir recours à la science que d’in-
< terroger cette école. Il est hors de doute que la plupart des juris-
consultes distingués des deux derniers siècles n’abordèrent l’étude
de l’origine du droit de succession qu’au moyen des principes et
de la méthode du droit naturel, en penchant tantôt vers l’avis de
Grotius, tantôt vers tselui de Pufendorf : peu d’entre eux émirent
des opinions nouvelles. Nous allons faire connaître ce que ces dif-
férentes doctrines offrent de plus remarquable.
Jamais le droit de 'succession n’a été combattu avec plus de
clarté et de logique, à l’aide des principes qui président à l'état
imaginaire de nature, que dans le passage suivant du juriscon-
sulte hollandais Bynkershoek.
« D’après le droit naturel, dit Bynkershoek, l’efficacité de
» la propriété ne repose que sur la possession. Quand la mort
» met fin à la possession, elle met fin aussi à la propriété, de
» même que l’homme, qui abandonne de son vivant la chose qu’il
» possède, perd en même temps son droit de propriété sur elle.
» Voilà ce qui arrive lorsqu’on raisonne d’après les principes du
» pur droit naturel. C’est seulement par l’occupation que les biens
» sont tombés dans le domaine privé; que l’occupation cesse,
» tout droit sur eux ne saurait plus subsister. C’est une grave er-
» reur que de croire que d’après la raison et la nature seules le
» droit de propriété puisse être éternel et transmissible d’héritier
» en héritier. Quand l’homme meurt, sa place dans le monde reste
» vacante; dès lors, d’après le droit naturel, tout autre homme
» peut l’occuper à son tour, de la même façon qu’une onde non-
( 136 )
» vcllc remplace toujours l’onde qui vient d’expirer sur le ri-
» vage L »
D’autres jurisconsultes distingués partagèrent l’avis de Bynkers-
lioek. Le cardinal de Luca affirme sans hésitation que « la fa-
» culte de tester est une concession gracieuse de la loi positive;
» parce que le droit naturel n’admet pas une disposition dont
» l’effet est ajourné à un temps inhabile ( inhabile ) , savoir, après
» la mort ou l’anéantissement de celui qui la fait et lorsqu’il ne
» peut plus être regardé comme propriétaire â. »
Le chancelier d’Aguesseau déclare que la capacité de faire des
actes en général est fondée sur la loi naturelle; cependant, il ne
voit dans la capacité de faire des testaments que « l’effet d’une
» loi civile qui accorde aux hommes une espèce de consolation de
» leur mortalité, en leur promettant de revivre, pour ainsi dire,
» dans la personne de leurs successeurs, et de se procurer une
» image et une ombre d’immortalité par une* longue suite d’héri-
» tiers qui puisse être un monument éternel de la sagesse et de
» la puissance du testateur 1 2 3 * 5. »
Dans ce passage, d’Aguesseau allègue en faveur de la création
civile du testament l’aspiration de l’homme à s’immortaliser, qui
avait été aux yeux de Quintilien la meilleure preuve de son ori-
gine naturelle.
La doctrine du testament professée par Grotius, et basée par
lui sur l’identité essentielle qu’il apercevait entre le testament et
le contrat, eut aussi des partisans très-distingués parmi les juris-
consultes des deux derniers siècles.
1 Observât, jur. rom., 1. c.
2 Theatr. jusl. etverit. De testam., dise. 72, n° 12. — Voy. aussi : De fidei-
comm., dise. c. I. — De testam., dise. 14 , n° 16. — De fideicomm. in summ.,
n° 1. — De testam., dise. 1 , n° 11.
5 51 mc plaidoyer. Peut-être fut-ce le dégoût pour les suites nuisibles d’une
excessive liberté des testaments qui indisposa d’Aguesseau contre ces der-
niers, et qui le poussa à assujetti]* pleinement ces actes au pouvoir social. On
se souvient de l’aversion de d’Aguesseau pour les fidéicommis, qu’il a bien
confirmés dans son célèbre édit de 1747, mais qu’il aurait voulu faire dispa-
raître, s’il eut été possible. Voir à ce sujet une lettre de d’Aguesseau écrite
en 1751 .
( 157 )
Vinnius se déclare en faveur de cette doctrine dans ses Insti-
tutes du droit romain. Voici ses expressions : « La faculté de dis-
» poser de nos biens après la mort découle du droit naturel, de
» sorte que le droit civil n’y intervient que pour ordonner les for-
» malités extérieures du testament. La raison d’une telle doctrine
» est fournie par Grotius, qui définit le testament une aliénation
» du patrimoine conditionnée à l’époque de la mort de l’aliénant,
» révocable par celui-ci, jusqu’au bout de sa vie, et avec réserve
» de la détention et de la jouissance viagère a son profit L »
Le célèbre Voet paraît avoir approuvé aussi la doctrine de Gro-
tius Cependant il ne s’exprime pas assez clairement sur ce
sujet. Voet s’est livré aussi à des considérations originales et pro-
fondes sur les avantages du testament. « Au moyen des testa-
» ments, dit-il, chacun peut rémunérer du sien ses bienfaiteurs,
» au lieu que, si la faculté de tester n’était pas admise, nos biens
» deviendraient peut-être l’apanage de ceux qui, tout en étant
» nos proches, nous causèrent cependant de graves chagrins pen-
» dant notre vie. Qui n’appellera pas misérable le sort d’un
» homme, dont le patrimoine doit tomber à son décès dans les
» mains d’un autre qui, se confiant dans les lois qui lui en garan-
» tissent la possession à cette époque, se serait livré pendant la
» vie de cet homme à l’insouciance ou, plus encore, à de mauvais
» traitements envers lui? »
Jusqu’ici Voet s’est occupé du rapport du droit de succession
avec les sentiments du cœur humain. Il ne s’enquiert pas moins
soigneusement de son utilité économique et sociale. « Il est hors
» de doute, dit-il, que la conscience de pouvoir disposer de ses
» biens jusqu’au dernier instant de sa vie pousse puissamment le
» citoyen à conserver et à augmenter son patrimoine. Dans le cas
» contraire, chacun se livrerait au luxe et au gaspillage de ses
» biens pendant sa vie, afin qu’ils fussent totalement consommés
» au terme de son existence. »
Cette dernière considération fournit encore à Voet l’occasion de
1 institut, jur. rom. De testam. ordin.
2 Ad Pandectas, I. XXVIII, tir. II.
( 438 )
remarquer l'impuissance d’une loi qui défendrait la disposition des
biens pour le cas de mort. « Il serait toujours possible, dit-il, d’em-
> pécher la succession légitime par l’interposition de la volonté des
» tiers, en partageant du vivant même l’héritage entre les per-
» sonnes que l’on jugeait bon d’avoir pour successeurs h »
Furgole n’est pas moins indépendant que Yoet dans ses aperçus
sur l’origine du droit de succession. Il abandonne les fictions de
l’état de nature pour revenir à cet argument, puisé dans l’histoire
et dans le consentement des peuples , qui avait été déjà allégué par
les jurisconsultes du moyen âge. « L’usage des testaments, dit-il,
» est si ancien que, s’il fallait ajouter foi aux actes qui sont rap-
» portés dans les livres saints sous le titre de testaments des pa-
» triarches, Adam même, notre premier père, aurait usé de la
» faculté de tester 1 2 *. » De ces données historiques à l’admission
de l’origine naturelle du droit de tester, il y avait, aux yeux de
Furgole, une conséquence immédiate et évidente : « S’il est vrai,
» dit-il, que l’usage des dispositions testamentaires a été en vigueur
» lorsqu’on n’avait d’autre loi que celle de la nature, il n’est pas
» possible d’en attribuer l’origine au droit civil 5. » Par consé-
quent, ce ne sont que les formalités extérieures du testament qui,
d’après Furgole, appartiennent à ce droit. « Quoique l’origine du
» testament, dit-il, soit du droit des gens, rien n’empêche cepen-
» dant que les législateurs ne puissent faire les règlements qu’ils
» croient nécessaires sur la faculté de tester et sur la forme du
» testament, parce que ces règlements n’ont d’autre but que le
» bon gouvernement des citoyens 4. »
Le témoignage de l’histoire n’avait pas moins d’importance dans
la question de l’origine du testament aux yeux de Gravina. « Les
» formalités, dit ce jurisconsulte, dont le droit romain entoura les
» testaments sont le seul point dans lequel le droit de tester re-
» lève du droit civil. La substance même du testament n’a pas sa
» source dans ce droit, parce que l'histoire nous apprend, qu’a-
1 Ad Pand., 1. 1.
2 Des donat. et des testant., ch. I.
5 Ibid.
4 Ibid., in fine.
( *39 )
» vant les Romains, le testament a été en usage chez presque
» toutes les nations de l’antiquité *. »
L’abandon de la méthode et des doctrines du droit naturel dans
la question de l’origine du droit de succession n’a été chez aucun
autre jurisconsulte aussi complète que chez l’italien Richeri, C’est
par la fusion de l’élément individuel avec l’élément social, dont
la séparation avait été précisément la source primitive de tous
les égarements du droit naturel, que Richeri donna des aperçus
tout à fait originaux sur l’essence et sur l’origine des testaments.
« Que l’on admette, dit-il, si l’on veut, que le testament n’ayant
» d’efficacité qu’après la mort du testateur, celui-ci ne saurait plus
» être alors en état de disposer valablement de ses biens, cela
» ne saurait cependant être une difficulté sérieuse; car, lorsque
» le testateur est frappé d’impuissance par la mort, la loi inter-
» vient pour confirmer elle -même la disposition testamentaire
» et pour lui donner plein effet, comme si le testateur vivait
» encore.
» Cette intervention de la société est d’autant plus sûre et plus
» nécessaire que le droit de tester profite à tous sans causer aucun
» dommage à personne 2. »
Par une pareille doctrine on n’hésite pas à déclarer de droit
rigoureux une aliénation conditionnée à la mort de celui qui la
fait, et qui, par suite, ne peut être accomplie alors que par la
société, au nom de l’aliénant. Un individu invoquant de la sorte
l’aide de la société pour perfectionner son œuvre, ne dépasse pas
son droit, aux yeux de Richeri, et une aliénation à laquelle un
individu a bien intérêt, mais qui exige pour son accomplissement
le concours collectif de tous les autres, n’est pas moins, suivant
4 Orig.jur. civ., 1. II, 40.
2 Universa jurisprudentia , t. 1 , § 1 556 : Dcito et concesso lestamentum
non nisi post mortem testatoris vim sumere quo tempore testator in ea
causa esse desierit, ut de rebus suis amplius disponere non jiossit , hæc
tamen dispositio a legibus firmatur perinde ac si adhuc viveret rerum
dominus , neque facilitas hæc rei publicæ moderantibus dehegari potest ,
quippe quæ publicam utilitatem respicit , neque in alicujus dispendium
vergit.
( 140 )
Ri chéri , un acte de droit privé parfait et valable d’après la
science du droit. Voilà des idées entièrement opposées aux théories
du droit naturel, d’après lesquelles l’homme ne peut transférer
ni acquérir aucun droit que par ses seules forces individuelles.
Cependant l’exemple de Richeri n’est plus qu’une singularité
parmi les doctrines des jurisconsultes des deux derniers siècles.
Nous mettrons fin à cet exposé des doctrines touchant l’origine
du droit de succession, professées par les plus célèbres juriscon-
sultes depuis la renaissance jusqu’à notre siècle, en nous occu-
pant de celle de Leibnitz. Cette théorie, quoiqu’elle n’ait exercé
aucune influence sur les études de son temps, et qu’elle n’ait
même jamais été prise trop au sérieux, est digne néanmoins d’at-
tention, soit à cause de la célébrité de son auteur, soit en vue des
nobles idées qui en sont l’âme.
Leibnitz voulut, à ce qu’il nous semble, vaincre d’un seul coup
toutes les difficultés soulevées jusqu’alors contre le testament, en
transportant la question sur un terrain nouveau. Comme tous
ceux qui admettaient ou qui niaient l’origine naturelle du droit de
tester s’accordaient néanmoins, alors comme à présent, quant
au point de départ de leurs recherches, en ce qu’ils regardaient
la mort comme une cessation de la vie juridique, Leibnitz établit
une idée fondamentale tout à fait opposée. Il eut recours à l’opi-
nion de l’immortalité de l’âme humaine. Puisque l’âme, se dit-il,
c’est-à-dire la plus noble partie de notre être, ne périt pas, mais
puisqu’elle existe encore quelque part lorsque la vie du corps a
cessé, il n’est pas plus permis de parler de la mort, comme d’un
événement qui brise nos relations juridiques, qu’il ne l’est de croire
que ces relations sont suspendues toutes les fois que nous nous
éloignons de notre domicile ordinaire pendant notre vie. Le décès
n’est donc, aux yeux de Leibnitz, qu'un éloignement de l’homme
de la place qu’il occupait en vivant parmi les autres hommes,
sans que tout ce qui lui appartenait dans cette place devienne
alors chose abandonnée ou vacante parce qu’il n’a pu l’emporter
avec lui. Cela étant, Leibnitz admet que le droit de propriété ne
s’éteint pas à vrai dire à la mort du propriétaire, mais que celui-ci
continue d’être tel au sein de l’immortalité : Mortiri revera adhuc
( 141 )
9
viviuit et manent domini rennn *. Le testament en particulier
n’est pas, suivant lui, une translation pleine et absolue à autrui de
ce que l’on ne peut plus retenir pour soi-même; il n’est, au con-
traire, que la nomination d’une ou de plusieurs personnes qui
représentent le défunt dans la possession de ses biens en qualité
de mandataires, quoique dans leur propre intérêt: Quos mortui
haeredes reliquerunt , concipiendi sunt ut procuratores in rem
suam 2. En se plaçant à ce point de vue, Leibnitz acquit la persua-
sion que le testament peut être conçu et approuvé par la philo-
sophie sans avoir recours à un établissement positif de la loi.
Certes, ce n’est point en s’attachant à l’enchaînement logique
des idées que Leibnitz fut amené à une conclusion aussi discutable.
Il confondit l’âme dans l’éternité, qui n’a de sa nature aucune
prise sur les choses de ce monde, avec la vie juridique de l’homme
tout à la fois moral et matériel; il y a là une vue bizarre, ou,
pour parler plus franchement, un non-sens trop évident, pour
qu’on puisse en tirer aucune conclusion sérieuse. Le vice radical
de la doctrine est là. D’autres écrivains avant Leibnitz, Pufen-
dorf, par exemple, avaient argumenté sur l’immortalité de l’âme
pour expliquer l’admission des testaments; ils avaient fait remar-
quer ce penchant humain à se survivre, qui fait naturellement
chérir tout acte dépassant par ses effets celte limite; Leibnitz en
exagérant le côté vrai de cet argument, lui ôta toute vraisem-
blance et toute valeur. A ce point de vue, nous n’hésitons pas à
affirmer que la théorie leibnitienne sur le fondement du droit de
tester ne pouvait pas être prise au sérieux, même par son auteur,
et qu’en tout cas, Thomasius avait raison de dire qu’on ne pour-
rait la faire accepter que par des rêveurs 5.
Voilà les doctrines professées par les principaux jurisconsultes
1 Nova Meth., pars II , § 20.
2 Ibid.
5 Voici le jugement qu’en portait Thomasius entre autres : Quod nonnulli
testament! faciendi jus ex doclrina de immortalitate animi deducere amave-
runt, subtile quidem , sed quod tamen magis sommant ibus quam vigilan-
tibus, quales nos sumus , commentari oportet. {De orig. suce, lestam § 19.)
( 142 )
♦
des deux derniers siècles. La plupart de ces doctrines respirent
les principes de l’école du droit naturel, qui exerça longtemps,
comme on sait, une grande influence sur la jurisprudence de l’Eu-
rope. C’est à cause de l’analogie entre les théories du droit na-
turel et celles des jurisconsultes modernes du dix-septième et du
dix-huitième siècle que nous avons séparé ces jurisconsultes de
ceux qui appartiennent au siècle suivant, et dont nous aurons à
parler plus tard. Comme le droit naturel perdit son influence vers
l’époque actuelle, par les causes que nous avons déjà exposées,
la jurisprudence aussi se délivra de son joug, et adopta les nou-
velles doctrines juridiques. Ce fut, en particulier, le travail de
codification fait au commencement du dix -neuvième siècle qui
engendra cette transformation. A l’exemple du Code civil des Fran-
çais, les nouveaux codes étaient au fond une protestation solen-
nelle contre les doctrines juridiques erronées qui avaient troublé
la France et scandalisé l’Europe à la fin du siècle précédent, et
qui avaient pour source éloignée les théories du droit de la na-
ture. Comment la jurisprudence aurait-elle pu commenter ces
codes d’après leur véritable esprit, si elle ne s’était pas inspirée
auparavant, dans les sujets fondamentaux, de théories bien plus
habiles et bien plus judicieuses que celles du droit naturel? Il
faut remarquer ici le changement qui s’est opéré de nos jours
dans les rapports que la jurisprudence avait eus avec la science
du droit pendant le cours des deux siècles précédents. En effet,
tandis qu’alors ce fut la science du droit qui exerça une influence
profonde sur la jurisprudence en l’égarant, dans le nôtre, au
contraire, ce fut la jurisprudence qui ramena la science du droit
à une meilleure méthode et à de meilleurs principes. Les premiers
essais d’une philosophie juridique, plus conforme à l’esprit de la
civilisation et à l’opinion publique , se trouvent dans les commen-
taires sur les nouveaux codes.
( 145 )
CHAPITRE VI.
LES DOCTRINES CONTEMPORAINES.
L’abandon total des doctrines des écrivains du droit naturel, et
le besoin de donner à la science du droit une base conforme au
caractère éminemment pratique des nouvelles lois, soit en France,
soit dans tous les pays qui avaient partagé ses destinées, voilà sous
quels auspices se fit la rénovation de la science du droit dans notre
siècle. Après l’affreuse période des restaurations, il n’a pas man-
qué en Europe d’écrivains dont les égarements nous rappellent
les jours les plus orageux de la révolution française; cependant
ils ne furent pas nombreux, et leurs doctrines trouvèrent peu
d’écho. On peut établir avec sûreté que la philosophie juridique
du dix-neuvième siècle n’a eu d’autre but ni d’autre résultat jus-
qu’ici que de raffermir les principes qui avaient été immolés avec
le plus d’ardeur pendant la période révolutionnaire du siècle pré-
cédent. Il n’y eut pas là seulement line réaction inaperçue contre
la révolution domptée, mais encore l’effet de l’esprit du siècle et
du secours prêté à la science du droit par d’autres branches im-
portantes des connaissances humaines, qui n’avaient eu jusqu’alors
aucune liaison avec elle. Aujourd’hui en effet, ce n’est plus dans
une simple philosophie abstraite que l’on puise la philosophie
juridique; c’est tout à la fois l’examen du caractère des peuples,
l’histoire, l’économie politique et la statistique que l’on fait con-
courir à l’étude théorique, pratique et sociale du droit.
Dès lors, il est tout naturel de s’attendre à ce que l’opinion des
jurisconsultes de notre siècle louchant l'origine du droit de suc-
cession, ait une autre base que celle de la nature des choses. Cette
attente est pleinement confirmée par les faits. Nous allons exposer
les doctrines émises sur ce sujet par les principaux écrivains de
( 144 )
la philosophie du droit, par les jurisconsultes pratiques et par les
économistes. Nous nous occuperons d’abord de celles des juriscon-
sultes, ce qui est conforme à l’histoire et nous rappelle aussi une
circonstance très-digne de remarque, savoir, que ce furent d’abord
les nouveaux codes, conçus sous l’impression des besoins réels de
la société, qui donnèrent le signal de la salutaire rénovation de
théories qui caractérise actuellement la philosophie du droit.
C’est dans les discussions qui ont préparé la confection du code
Napoléon, base des codes civils postérieurement publiés dans plu-
sieurs pays, que l’on trouve d’abord des doctrines très-sages sur
la nature 1 et l’origine du droit de succession.
Dans l’exposé des motifs du titre II du livre III du projet
du Code civil, Bigot-Préameneu caractérise le travail des rédac-
teurs du code dans la matière des successions par ces mots : « On
» a toujours cherché à maintenir dans ce titre cette liberté, si
» chère surtout dans l’exercice du droit de propriété : que si une
« partie des biens est réservée par la loi, c’est en faveur des pa-
» rents unis par des liens si intimes, et dans des proportions
» telles, qu’il est impossible de présumer que la liberté des chefs
» de famille en soit contrariée 2. » Dans ces expressions on voit
un retour aux théories du droit romain en ce que la volonté des
propriétaires est la règle dans le régime des successions, et que
l’intervention de la loi n’y est qu’une exception, s’appuyant elle-
même sur la volonté présumée des défunts.
Au conseil d'Etat, Treiihard exprimait sa persuasion des fon-
dements naturels du droit que possède tout homme de faire son
testament: « Il eut été dur et injuste, disait-il, d’interdire des actes
» de confiance, de bienfaisance, j’aurais pu dire, de justice envers
» ceux dont nous aurions reçu des témoignages constants d’affec-
» lion pendant tout le cours de notre vie r>. » Cambacérès avouait
aussi dans la même assemblée, que « dans la matière des succes-
» sions, c’est par les principes adoptés sur la disponibilité qu’il
» faut se décider. On s’est borné, ajoutait-il, à accorder une légi-
1 Procès-verbaux et séance du 5 floréal an XL
2 Ibicl., séance du 21 germinal an XL
5 Ibid., séance du 27 nivôse an XL
( 145 )
» time aux enfants, aux ascendants, et par innovation, aux colla-
» téraux du premier degré. Hors ces cas, chacun a la disposition
« indéfinie de ses biens, et il n’y a plus de prohibition h » Cepen-
dant l’abandon des théories du droit naturel touchant les succes-
sions n’a été chez aucun autre des compilateurs du code civil plus
complet ni plus solennel, que chez Portalis. Sa réfutation d’une
théorie émise par Tronchet est digne de la plus grande attention.
Tronchet, fidèle aux convictions qu'il avait déjà exprimées au
sein de rassemblée constituante, en 1791, déclarait au conseil
d'Etat qu’il ne croyait pas que la « faculté de disposer par testa-
» ment soit, comme la faculté de disposer entre- vifs, une suite
» du droit de propriété. Ce droit ne s’étend pas, disait-il, au delà
» de la vie; il ne peut donc produire le pouvoir de disposer pour un
« temps où le propriétaire n’existera plus. » D’où il concluait que :
« la faculté de tester n’est qu’un bénéfice de la loi civile, qui, à cet
» égard, ajoute à la loi naturelle. » A quoi Portalis répondit par les
observations suivantes, qui furent peut-être la première réfutation
scientifique des théories du droit naturel : « Ce n’est pas dans le
» droit naturel, dit Portalis, qu’il faut chercher les règles de la
» propriété. L’état sauvage ou de nature n’admet pas la pro-
» prié té : il n’y a là que des biens mobiliers, que des fruits dont
» le plus fort s’empare; ainsi, si la propriété est dans la nature,
» c’est en ce sens que la nature humaine, étant susceptible de
» perfectibilité, elle tend vers l’ordre social, qui seul fonde la pro-
» prié té. L’effet de cet ordre est d’établir entre les associés une
» garantie qui oblige chacun d’eux à respecter les biens acquis
» par un autre, et la disposition qu’il en fait. C’est ainsi que le
» droit de disposer naît du droit de propriété. Or celui qui dis-
» pose à cause de mort, dispose pendant sa vie et dans un temps
» où il est propriétaire L » Par conséquent aux yeux de Portalis
le droit de propriété et le droit de succession sont inséparables
lun de l’autre, et également parfaits; ils émanent tous deux de
1 état social, et c’est par là même qu’ils sont parfaits et qu’ils
procèdent de la nature des choses.
1 Procès-verbaux, séance du 7 pluviôse an XI.
Tome XII.
10
( 140 )
En présence d’une confirmation aussi solennelle du droit de
succession par les rédacteurs du Code civil , les vieilles objections
puisées dans l’hypothèse d’un état de nature, que l’on rencontre
chez plusieurs commentateurs des lois françaises justement re-
nommés d’ailleurs, n’ont plus que peu d’importance. La nature
même d’un commentaire sur une législation positive confirme ce
jugement. Cependant notre devoir d’historien nous oblige à faire
connaître les idées émises par Toullier et Grenier.
« Avant l’établissement de l’état civil, dit Toullier, la propriété
» n’était point séparée de la possession; elle n’était que le droit
» d’user et de jouir de la chose, pendant qu’on la possédait. Le
» possesseur ne pouvait transférer son droit que par la tradition
» et par la mise en possession. » De cette prémisse il tire la con-
clusion , « qu’il implique contradiction que l’homme puisse, en
» conservant tous ses droits pendant qu’il est vivant, vouloir et
» ordonner pour un temps où il n’est plus ; qu’il puisse transférer
» un droit, non pas actuellement, mais pour le temps où il l’aura
» perdu. » D’où émane donc le droit de succession aux yeux de
Toullier? « Le droit de tester, dit-il, fut établi par des motifs d’in-
» térêt public et par des motifs d’intérêt privé L »
Grenier1 2 * *, tout en reconnaissant que le droit de succession, tel
qu’il est admis dans les lois, paraît une suite immédiate du droit
de propriété, affirme cependant « qu’en réalité il dérive du droit
» civil, et que l’on ne peut se rendre à l’opinion des auteurs qui
» ont reporté l’origine du testament au droit des gens 5. »
Tandis que l’abandon complet du point de vue de l’école du
droit naturel dans l’appréciation du droit de succession paraissait
au grand jour dans les déclarations des auteurs des nouvelles lois
civiles, la même manière de voir s’enracinait dans l’opinion pu-
blique. La première occasion solennelle où cet important change-
ment dans les idées se manifesta en France, eut lieu, à notre avis,
1 Le code civil expliqué , vol. 5 , § 543.
2 Des Donat. et des Testam. — Discours histor. sur l’ ancienne législation ,
p. 14.
5 Avant Toullier et Grenier, Merlin avait été de la même opinion, dans son
Répertoire, art. Occupât . et Testam.
( H7 )
en 1826, pendant la discussion de la fameuse loi sur les substitua
lions. Combien d’idées arriérées et de préjugés absurdes furent
proclamés dans les deux chambres pour faire triompher une loi
considérée d’abord comme un outrage pour la nation , et plus
tard comme une des causes de la ruine du gouvernement de la
Restauration! Pas un des orateurs n’osa reproduire cependant la
théorie de Pufendorf et de ses nombreux disciples, quoiqu'ils y
eussent trouvé un appui non indigne ni de leur thèse, ni d’eux-
memes. Quelle a pu être la cause de ce silence, si ce n’est le dis-
crédit général de ces vieilles doctrines?
L’opinion publique en Europe, aussi décidément favorable au
droit de succession, exerça une influence sur les doctrines des
philosophes. L’accord des jurisconsultes philosophes les plus dis-
tingués sur l’origine d’un pareil droit d’après la nature des choses,
est un phénomène nouveau , aussi imposant que facile à expliquer.
Cependant, si on le considère à un point de vue scientifique, il est
impossible de ne point remarquer qu’il se rattache à un ordre
d’idées plus générales, savoir aux idées dominantes touchant l’ori-
gine et la nature du droit de propriété. En effet, le droit de suc-
cession n’ayant jamais pu être envisagé par la science que comme
un fragment et une conséquence du droit de propriété, elle n’a
jamais essayé de l’analyser et de le démontrer qu’en faisant l’ap-
plication des idées préétablies sur la nature de ce dernier. C’est
par conséquent de l’état de la question de la propriété que nous
devons d’abord nous occuper, pour étudier ensuite celui de la
question du droit de succession.
L’école juridique du dix - septième siècle avait pour un de ses
dogmes la propriété fondée sur le travail. Telle est, en réalité, la
doctrine soutenue par Destutt-Tracy, Cousin, Ch. Comte, Thiers,
Troplong,ct qui a fixé l’opinion générale des juristes sur ce point.
M. Ch. Comte en particulier, à qui l’on doit le plus profond et le
plus complet des ouvrages récents sur le droit de propriété, ré-
sume sa théorie fondamentale en ces mots : « C’est la loi civile qui
» donne la garantie, mais c’est l’industrie humaine qui donne nais-
» sance aux propriétés h »
1 De la propriété.
( 148 )
Ecartons ce qu’une pareille doctrine a peut-être de trop exclu-
sif 1 ; omettons surtout d’en apprécier la valeur intrinsèque par
rapport à l’histoire, pour ne nous arrêter qu’à ce qui constitue
son caractère idéal et sa profonde signification par rapport à la
nature humaine. 11 est évident qu’en faisant découler la propriété
du travail, on ramène le pouvoir de l’homme sur les choses ma-
térielles au côté spirituel de l’existence humaine, savoir à la per-
sonnalité. Car c’est au moyen de ses facultés que 1 homme travaille,
et qu’il parvient par suite à s’approprier les choses qui sont le
fruit de son travail, et M. Thiers a eu autant de raison que de
mérite à le démontrer 2. Ces fruits du travail , ces choses qui
sont devenues sa propriété par son travail, l’homme ne peut les
envisager dès lors que comme ce qu’il y a de plus immédiate-
ment et de plus étroitement lié à lui-même, après son corps et
son existence; il doit regarder son droit sur elles comme une éma-
nation, ou, pour mieux dire, comme une continuation du droit
qu’il a sur lui-même, savoir du droit de la personnalité. La pro-
priété, d’après la théorie dominante aujourd’hui, est une absorp-
tion des choses matérielles dans la sphère de la personnalité; voilà
son sens le plus profond, voilà son trait caractéristique. M. Cousin
ne fait que parlerait nom de la plupart des jurisconsultes philoso-
phes de nos jours, lorsqu’il dit :
« L’activité libre est le principe du droit de propriété; les choses
» dont notre liberté a besoin pour agir au dehors, participent na-
» turellement à l’inviolabilité de la personne 3. »
Nous n’avons qu’à nous fixer sur les idées que l’on vient de si-
gnaler, pour saisir d’avance ce que l’on pense communément au-
jourd’hui sur l'origine du droit de succession, parmi les juriscon-
sultes philosophes. Si le droit de propriété a une liaison immédiate
avec la personnalité de l’homme, la liberté, qui est l’élément essen-
1 Des auteurs ont considéré comme trop exclusive la théorie de la pro-
priété envisagée comme un résultat du travail. M. Léon Faucher: « Le tra-
» vail est la source la plus légitime de la propriété, mais il n’est pas la
■» seule , ni surtout la première en date. »
2 De la propriété, ch. Ier.
3 Philosophie morale , p. 15.
( 149 )
ticl de la personnalité, doit caractériser aussi l’usage que l’homme
fait de ses biens. Le droit de propriété doit consister dès lors dans
le pouvoir parfaitement libre d’employer ses biens, et en général
d’en disposer suivant scs intérêts et ses penchants; toute restric-
tion à une pareille liberté, vint-elle même de la loi, blesserait
tout à la fois la propriété dans son essence , et la personnalité dans
une de ses plus légitimes manifestations.
Maintenant, qu’est-ce que le droit de succession, qu’est-ce que
le testament par rapport aux principes fondamentaux de la pro-
priété? Ce n’est qu’une application tout à fait légitime, parce
qu’elle réalise un penchant réel de l’âme humaine, d’autant plus
légitime même que ce penchant est des plus élevés pour quiconque
l’éprouve, et des plus sacrés pour tous les autres. L’csscnce du
droit de propriété n’est donc pas différente de celle du droit de
succession; ce dernier y est contenu comme en germe, dès qu’on
établit que la propriété vit naturellement sous l’égide de la per-
sonnalité de l’homme, et que l’àmc de la propriété, c’est la liberté.
Ainsi les théories que l’on professe de nos jours sur la propriété
amènent directement et nécessairement l’admission du droit de
succession, comme un droit indispensable à l’homme et qui dé-
coule de la nature des choses.
Cette conjecture est confirmée par les faits. Les écrivains actuels
de la philosophie du droit les plus estimés, ceux en particulier que
nous avons cités, partagent la même conviction. Comme ils la dé-
duisent d’un vaste système de principes d’un ordre plus élevé, ils
diffèrent cependant parfois entre eux sur la manière d’en rendre
compte, mais les exigences de la démonstration sont toujours loin
d’avoir chez eux sur les principes cette dangereuse influence
qu’on remarque chez les écrivains de l’école du droit naturel. II
nous faudrait pécher par un excès de prolixité si nous voulions
appuyer ce qui précède par des citations. Nous nous bornerons
donc à faire connaître l’opinion d’un philosophe et celle d’un juris-
consulte, rangés parmi les plus éminents de notre siècle, MM. Cou-
sin et Troplong.
M. Cousin signale en ces termes l’étroite liaison qui existe entre
le droit de propriété et le droit de succession : « J’ai le droit de
( ISO )
» faire de ma propriété tel usage qui me plaît. J’ai donc le droit
» de succession, j’ai le droit de transmettre la propriété, en
» mourant, car, du moment qu’un acte de liberté a consacré ma
» donation, elle reste sainte après ma mort comme pendant ma
» vie L »
L’expression suivante de Troplong est très-digne de remarque
par rapport aux idées que nous avons développées ci-dessus :
« Liberté civile, propriété et testament, ce sont trois termes con-
» nexes, dont les deux derniers s’obscurcissent quand le premier
» est voilé 2. »
Cet admirable accord des philosophes et des jurisconsultes nous
rappelle les contradictions des écrivains socialistes. Le droit de
succession ne pouvait avoir plus de droit au respect de ces der-
niers, que n’en avait le droit de propriété; aussi ont-ils frappé
l’un et l’autre du même anathème. On chercherait en vain chez la
plupart des socialistes des objections contre le droit de succession
en particulier; ils n’étaient pas plus ennemis d’une pareille appli-
cation du droit de propriété que de toutes les autres. Les Saint-
Simoniens seuls montrèrent de la partialité dans leur haine contre
les testaments. Dans leur protestation de 1850, ils appelaient l’hé-
rédité : « le plus grand des privilèges, et qui contient tous les
autres, dont l’effet est de laisser au hasard la répartition des
privilèges sociaux parmi le petit nombre de ceux qui veulent y
prétendre, et de condamner la classe la plus nombreuse à la
dépravation, à l’ignorance et à la misère. » Ces doctrines, et
en général les doctrines socialistes ont causé bien plus de trou-
bles à la société qu’à la science, et si dans la société même elles
n’eurent qu’une influence pratique peu étendue et peu durable,
c’est à l’opinion publique, éclairée par la science, qu’en revient le
mérite.
Bien loin que les doctrines socialistes lui aient nui, le principe
de la succession fut confirmé de nos jours par la science de 1 éco-
nomie politique. Aujourd’hui, il n’y a point de panégyristes plus
4 Philosophie morale.
- Des Donat. et des Testam. Préface .
( 151 )
éloquents du droit de propriété que les économistes, et les argu-
ments pratiques qu’ils allèguent agissent sur la philosophie du
droit elle-même. L’économie politique en effet a, dans son
essence, beaucoup de points de ralliement avec la science du droit.
Les faits 1 et les phénomènes économiques ne sont, au fond, que
des produits de l’activité des individus, ayant rapport avec le
bonheur général de la société; tandis que l’activité individuelle est
aussi la source des relations juridiques, causes et effets de toutes
les règles du droit. L’économie politique est par là naturellement
une contre-preuve des canons du droit, puisqu'il n’y a pas de loi
appliquée qui, en influant sur les conditions juridiques de la
société, n’influe pas aussi sur ses conditions économiques. Main-
tenant, il suffit d indiquer le principe qui plane au-dessus de toutes
les doctrines, de tous les préceptes de l’économie politique de nos
jours, pour comprendre le soutien qu’elle accorde au droit de pro-
priété et à toutes ses légitimes dérivations. Ce principe n'est que
celui de la liberté individuelle soit dans la production, soit dans
toutes les transactions concernant les biens extérieurs. Les har-
monies économiques ne sont que les harmonies de la liberté. Par
conséquent, la propriété qui est le plus fondamental parmi les
droits créés par la liberté humaine, est pour l’économie politique
le point de départ, la base de ses doctrines, et c’est par l’applica-
tion de la liberté à un pareil droit qu’elle travaille à amener dans
la distribution des biens parmi les hommes, ces améliorations
très-justement désirables, que des théoriciens impatients vou-
draient introduire en bouleversant la propriété. Le droit de suc-
cession , qui est l’affirmation solennelle et hardie du droit de pro-
priété, jouit aux yeux de l’économie politique des mêmes titres
à la faveur.
Voici un passage qui résume fidèlement les idées des écono-
mistes modernes touchant le droit de succession : « C’est l'héré-
» dité, dit M. Léon Faucher, qui, en permettant l’accumulation
» des richesses, crée le capital, et féconde par là le travail des
» hommes. Les lois de tous les peuples libres et industrieux la
* Expression de M. Proudhon.
( 452 )
» consacrent; clic est indispensable au développement de la fa-
» mille et à la marche des sociétés. Prenez les contrées, ajoute-t-il,
» dans lesquelles la propriété se trouve, de fait ou de droit, limitée
» à rusufruil; le sol est fécond, le climat invite à la production,
» et pourtant, les produits sont misérables. Les populations vivent
» dans la pauvreté et dans l’ignorance. Le défaut de moralité égale
» l’absence de sécurité. La société paraît constamment chanceler
» sur sa base; elle n’a pas en elle la force de résistance, et elle
» manque de point d’appui. En Europe, où la propriété est liéré—
» ditaire, la richesse et les lumières semblent être échues à chaque
» peuple dans la proportion des garanties plus ou moins com-
» plètes, dont il entoure la transmission de l’héritage L »
Ces expressions de M. Faucher ne sont pas exclusivement les
siennes. Il nous serait facile de puiser des déclarations identiques
dans les ouvrages des meilleurs économistes de noire siècle; mais
nous avons voulu fixer l’attention de nos lecteurs sur l’importance
de pareils résultats. On les aperçoit en réfléchissant à ce que les
économistes des trois derniers siècles, à l’exception de Smith et
de son école, pensaient au sujet du droit de succession, et au dés-
accord des doctrines des jurisconsultes. En remontant jusqu’à
Bodin , nous trouvons qu’il en était encore aux idées d’Aristote
touchant les testaments. « On troublerait, dit-il, l’égalité du par-
» tage des terres fait à l’origine de la société, si Ton accordait à
» tout citoyen la plus ample faculté de les aliéner, et, en particu-
» lier, si l’on permettait à tous, sans distinction , le droit de tester. »
Par conséquent, Bodin pensait que les successions devraient se
déférer plutôt en vertu d’une loi politique que d’après la volonté
des particuliers 2. Mably, au dix-huitième siècle, n’a fait encore
aucun progrès ni sur Bodin ni sur Aristote dans la théorie du tes-
tament. « A son avis, dans un Etat bien gouverné, la législation
» établirait sans doute des formalités qui gêneraient la vente et
» l’aliénation des biens, pour conserver plus d'égalité dans les for-
» tunes; il ne permettrait pas sans doute que les testaments fussent
1 Ouv. cit., d. 1.
2 De Repub!., 1. VI.
( 153 )
» connus; la loi disposerait des biens de chaque mourant 1. »
Jean-Jacques Rousseau, contemporain de Mably, convient, lui
aussi, que « l’institution des lois qui règlent le pouvoir des par-
» ticuliers dans la disposition de leurs propres biens, n’appartient
» qu’au souverain, et il affirme que l’esprit de ces lois que le
» gouvernement doit suivre dans leur application est, que de père
)> en fils et de proche en proche, les biens de la famille en sortent
» et s’aliènent le moins qu’il est possible 2. »
Revenons maintenant à nos jurisconsultes.
Ici, les points de vue les plus différents subsistent à côté d’un
admirable accord dans les conclusions et dans les buts. Et d’abord
il ne manque pas d’écrivains qui, pour donner au testament la
base la plus sûre en droit, ont recours encore à la théorie de
Grotius qui explique le testament par contrat. Il y a là sans doute
un défaut de critique à l’égard des procédés scientifiques de l’an-
cienne école du droit naturel, qui s’accorde mal avec l'anathème
dont on s’est accoutumé de nos jours à la frapper, et qui révèle
un côté faible et meme dangereux dans la philosophie juridique
actuelle. M. Troplong notamment a été victime d’une pareille mé-
prise : il sc déclare ouvertement contraire aux doctrines de ces
écrivains du droit naturel, qui regardaient le testament comme
une création des législations positives, tel était le point de vue de
Pufendorf, et cependant, M. Troplong n’abandonne les erreurs de
Pufendorf que pour tomber dans celles de Grotius. Il envisage le
testament « comme une donation, faite du vivant du donateur,
» dans laquelle celui-ci, tout en conservant entre ses mains la
» propriété et la jouissance, comme dans le cas d’une donation
» avec réserve d’usufruit, ajouterait la condition qu’il pourra ré-
» voquer à son bon plaisir sa libéralité 3. » On croirait lire la
traduction de la célèbre définition du testament donnée par Gro-
tius. Cependant, M. Troplong ne cite ni Grotius, ni aucun autre
écrivain de cette école, et ne paraît pas s’apercevoir qu’il repro-
duit une vieille doctrine. Nous sommes loin de lui contester sa
1 Législation ou principe de lois , ch. t, 13.
2 Disc, sur l’ècon. polit.
3 Des Douât, et des Testam ch. Ier, 31.
( 154 )
bonne foi, d’autant plus qu'il déclare dans les recherches mêmes
sur le droit de tester, que les écrivains du droit naturel, tout en
narlant sans cesse de Fétat de nature, vont le chercher où il n’est
pas J, ce qui implique une condamnation par trop absolue de ces
écrivains, et le dessein de n’avoir rien de commun avec eux; or,
si malgré ce dessein, M. Troplong n’a pas su porter la question
du testament hors des limites où l’ancienne école l’avait ren-
fermée, c’est précisément dans le défaut de critique signalé plus
haut par nous qu’il faut en saisir le motif 1 2.
D’autres jurisconsultes envisagent le droit de succession comme
une confirmation et une explication d’une copropriété idéale,
qu’ils admettent entre le père et ses enfants sur les biens de la
famille. 11 va sans dire que cette théorie ne convient qu’à la suc-
cession des descendants, et qu’elle est, par suite, trop restreinte.
On peut observer aussi, qu’en établissant un lien intime entre le
phénomène de la succession et un autre rapport juridique pré-
existant, quoique prétendu, elle n’accorde au droit de tester ni
indépendance ni liberté. A ce point de vue, nous ne pouvons
être surpris de voir cette théorie très-répandue chez les Alle-
mands, qui, même en philosophie, préfèrent trop souvent la
symétrie à la liberté. Elle est cependant aussi professée dans quel-
ques ouvrages français. M. Tbiers l’adopta dans son- ouvrage sur
le droit de propriété. M. Ahrens la résume en ces termes dans
son cours de philosophie du droit : « Nous admettons une véri-
» table propriété entre les membres de la famille, et nous en dé-
» duisons le droit de succession 3. »
1 Des Donat. et des Testant.
2 Le caractère des doctrines du droit naturel sur la nature du testament a
été saisi par le philosophe italien Rosmini. « Le testament, dit Rosmini, n’est
« pas un contrat; il ne tire pas sa force du contrat; ce n’est que fausser la
» nature du testament que de vouloir le confondre avec le contrat. De là est
» venue l’immense difficulté rencontrée par les écrivains à démontrer le droit
» de tester d’une manière rigoureuse, et, pour beaucoup d’entre eux, la
« nécessité où ils se sont trouvés de déclarer le testament une création du
» droit civil, dans l’impossibilité de lui donner une autre explication. » Filo -
sofia del dir. Milano, lib. 5 , cap. 2 , § 1577.
3 Cours de Droit naturel , ch. du Droit de succession .
( 155 )
Au delà des deux théories modernes que nous venons de signaler
sur l’origine du droit de succession , nous ne saurions en signaler
aucune autre qui pût être appelée juridique. Par conséquent, nous
mettrons fin à ce chapitre en rappelant brièvement et par désir
d’exactitude quelques doctrines qui, tout en provenant d’écri-
vains renommés, n’eurent cependant ni un grand écho ni une
véritable influence sur les études philosophiques de l’Europe,
Telles sont les doctrines des socialistes et celles des philosophes
allemands. Les uns et les autres se sont déclarés contre l’admission
du testament; mais, les efforts des uns n’eurent pas de succès
dans la pratique, et ceux des autres n’en eurent pas davantage
dans la théorie.
Parmi les socialistes ennemis du testament, nous ne citerons
que Saint-Simon et ses disciples, dont les arguments ont été plus
ou moins fidèlement reproduits par leurs coreligionnaires. Dans
la fameuse protestation saint-simonienne de 1858, on réclamait
la destruction de l’héritage en le déclarant « le plus grand des
» privilèges, et qui contient tous les autres, dont l’effet est de
» laisser au hasard la répartition des privilèges sociaux parmi le
» petit nombre de ceux qui veulent y prétendre, et de condamner
» la classe la plus nombreuse à la dépravation, à l’ignorance et à la
» misère J. »
La philosophie actuelle de l’Allemagne, ayant pour caractère
constant ou de se perdre dans des nuages du transcendcntalisme,
ou bien de s’arrêter comme en extase devant le droit positif, saisie
d’admiration par le fait, le simple fait, cette philosophie n’a su
envisager le droit de tester que du point de vue d’un réalisme sec,
comme le produis bizarre d’un excès de liberté, qui devrait être
remplacé par une transmission légale et stable des mêmes biens
dans les mêmes familles.
D’après Hegel, le testament devrait précisément disparaître
pour faire place à la transmission légale et constante des patri-
moines dans les familles. « Les biens de tout père de famille,
» dit-il, d’après sa pensée et son intention constante, sont des-
1 Reybaud, Études sur tes réformateurs , ch. Ifl, p. 124,
( 156 )
» tinés à être transmis, après son décès, à ses enfants. Dès lors,
» lorsque le père meurt, chacun de ses enfants obtient désormais
"> en propre la possession d’une partie de ces biens qu’il avait eus
» auparavant en commun avec tous les autres h »
Ainsi, le testament ne pourrait, suivant Hegel, avoir lieu, sans
qu’il y eût là ou bien un acte inutile, si le père confirmait la
succession naturelle de ses enfants, ou bien un acte contraire à
ses intentions mêmes, si le père en excluait ses enfants, pour
favoriser des étrangers. M. le professeur Stalil nous assure que
cette théorie de Hegel est complètement nouvelle ; personne
n’ayant imaginé auparavant, dit-il, de faire de la succession ab
intestat une succession primitive, et de la succession testamen-
taire une succession tout à fait secondaire et d’imitation 2.
La doctrine de Hegel eut beaucoup de retentissement dans les
écoles juridiques de l’Allemagne , et elle s’y conserve encore en
grande partie. Les biens y sont regardés communément par les
juristes théoriciens comme le patrimoine des familles qui ne doit
jamais sortir de leur cercle, mais s’y transmettre continuellement
de père en fils. Le droit de succession, qui troublerait cette inva-
riable transmission , n’y trouve par conséquent pas, en général, un
favorable accueil. M. Gans , ce savant auteur de Y Histoire du droit
de succession , appelée par M. Laboulaye un ouvrage hors ligne 4 5,
mais en même temps disciple de Hegel , convient ouvertement
avec son maître qu’il ne peut y avoir d’autre succession que celle
de la famille, sans que la volonté du propriétaire s’y mêle. « La
» volonté de l’individu, dit-il, ne doit pas être plus forte que la
» substance de la famille et ses droits. Elle ne doit pas mécon-
» naître les droits de la famille pour les rétablir ensuite à l’aide
» d’une transaction, ainsi qu'il arrivait en droit romain, au moyen
» de la légitime des héritiers nécessaires. Par conséquent le pou-
» voir de tester n’est pas le principe ni le point de départ de la
4 Grundlinien der Philosophie des Rechts , t. Vil , § 148.
2 Das Erbreeht in weUgesehichtlicher EntwiekelUng. Berlin etStutgarde,
vol. in-4°, p. 2 1 1-2 1 5.
5 Histoire de la propriété foncière en Occident. Paris, 1859. Introduction,
p. 141 .
( 137 )
» succession, il 11’est qu’un clément tout à fait secondaire et su-
» perposé au droit de la famille. On peut bien affirmer, dans lin
» certain sens, que l’individu ait des droits sur ses biens, et que
>* tout ce qu’il a acquis de lui-mème, appartient plus à lui qu’à
» toute autre personne, ou à sa famille; et l’on peut même lui
» permettre d’en disposer par testament. Cependant, le pouvoir
» de tester ne doit pas être accordé à l’individu sur les biens qui
» lui viennent de sa famille. Dans la possession de ces biens l’in—
» dividu n’est au fond qu’un représentant de sa famille; il ne peut
» donc y toucher que par exception et dans une très-faible pro-
» portion b »
Le professeur Stahl, dont l’ouvrage sur la philosophie du droit
n’est pas moins connu des jurisconsultes, que ses travaux par-
lementaires ne le sont des journalistes, accueillit la doctrine de
Hegel sur le testament, avec quelque légère modification. D’après
Stahl, la copropriété des enfants sur le patrimoine du père, pro-
clamée par Hegel, ne doit pas être prise trop à la rigueur du
mot. « Le père, dit-il, ne doit jamais se dépouiller de son auto-
» nomie personnelle vis-à-vis de scs enfants, et, par suite, il
» est bon qu’il ne cesse jamais d’être regardé par eux comme
» le producteur et le maître des biens de la famille. Dès lors ,
» tout en ordonnant que la succession dans les biens du père ne
» sorte pas du cercle de ses enfants, attendu les vœux et les
» desseins mêmes du premier, l’on ne doit pas aller jusqu’à dé-
» fendre à celui-ci la déclaration de sa volonté sur ce point. »
Ainsi, à côté de la succession de la famille enseignée par Hegel,
M. Stahl croit possible encore le testament du père, par lequel
celui-ci ajouterait la confirmation de sa propre volonté à la suc-
cession de la famille établie par la loi, et il pourrait même la régler
de plus près (; nachere Nachbildung) en fixant la portion de l’héri-
tage pour chacun de ses enfants b M. Stahl croit concilier de
la sorte la doctrine hégélienne qui nie le testament, avec celle qui
l’admet en général pour tous les citoyens.
La théorie de Stahl, disions-nous, n’introduit qu’une légère
1 Redits und Slaatslehre, Heidelberg, 1845. Liv. 111 , sect. 111 , ch. 111 , § 62.
( 158 )
modification dans la théorie de Hegel. En effet, le testament, dont
parle Stahl, est loin d’être lin véritable testament d’après l’accep-
fion commune de ce mot. Tandis que le testament proprement
dit renferme le règlement de la succession, d’après la volonté du
propriétaire, le testament proposé par Stahl ne ferait que con-
firmer l’ordre de succession invariablement établi par la loi. 11
n’y a plus là qu’un fantôme du testament. Toute la différence qui
existe entre la théorie de Hegel et celle de Stahl consiste en ce que
Hegel fait supprimer le droit de succession parle législateur une
fois pour toutes, tandis que Stahl veut que chaque citoyen y re-
nonce de lui-même.
Si l’on remonte aux causes les plus éloignées de la faveur,
dont la théorie de la succession de famille jouit aujourd’hui géné-
ralement en Allemagne, c’est dans les sentiments mêmes de ce
peuple qu’on les découvre. Cet esprit de famille, qui présidait à la
civilisation et à la constitution politique des Germains, et qui
réglait chez eux les successions, est aujourd’hui encore un trait
caractéristique du peuple allemand ; il préside encore à ses habi-
tudes et à ses convictions, à l’empire desquelles il ne suffisait pas
d’être philosophe pour se soustraire.
TROISIÈME PARTIE.
SOLUTION DE LA QUESTION.
INTRODUCTION.
Apres avoir décrit le rôle que le droit de succession a joué dans
l'histoire de la civilisation , et apprécié les différentes manières
dont on a envisagé son origine parmi les théoriciens depuis les
temps les plus anciens jusqu’à nous, il faut que nous tâchions, à
notre tour, d’établir cette origine.
Une semblable recherche nous paraît maintenant entourée de
beaucoup moins de difficultés qu’elle n’en présentait au premier
abord. Nous savons maintenant dans quel horizon d’idées il faut
nous placer pour saisir le vrai point de la question, pour juger
quels sont les idées et les phénomènes juridiques auxquels il
faudra rattacher nos considérations, quels sont les côtés de l’argu-
ment sur lesquels nous devrons insister avec plus de soin, afin de
prévenir les objections déjà soulevées, et assurer par suite à nos
doctrines le mérite de l’opportunité.
Lorsque nous examinons attentivement la nature des recherches
auxquelles nous allons nous livrer, il nous semble qu’elles doivent
consister beaucoup plus à confirmer les convictions qui dominent
{ I GO )
aujourd'hui sur ce sujet, en les rassurant eontre toute objection
puisée dans la science du droit, qu'à tout mettre en question et
à tout découvrir par voie d’hypothèse et à priori ; car ce serait
émettre une proposition erronée que d’affirmer l’existence d’une
véritable controverse sur l’admissibilité du droit de succession
parmi les écrivains de nos’ jours. En outre, les théories actuelle-
ment reçues touchant la propriété en général et le droit de succes-
sion en particulier, puisées qu’elles sont dans toutes les branches
de la science sociale, et confirmées par le témoignage de l’économie
politique et de l’histoire du droit, en imposent trop à ceux qui se
livrent à de nouvelles appréciations dans leur domaine , pour qu’ils
n’aient pas y tenir comme à leur point de départ, et pour qu’ils
ne les considèrent pas comme des thèses à démontrer, plutôt que
comme des problèmes à résoudre. On connaît de la sorte la con-
clusion finale avant d’entrer dans l’examen du sujet, et il ne s’agit
que de rassembler autour de cette conclusion le plus de lumière
possible au lieu de puiser cette lumière même dans un procédé
de pure induction, trop long de sa nature et trop exposé à des
erreurs. Nous nous proposons donc de fournir au droit de suc-
cession, qui est devenu désormais un élément inséparable de nos
mœurs et de nos législations , une confirmation à l’aide d’une
démonstration philosophique. Nous devons aussi en particulier
fortifier ce droit contre les objections des jurisconsultes de l’an-
cienne école, dont le souvenir confus, ainsi que nous l’avons dit,
peut entretenir encore dans les esprits des doutes qui ne résis-
tent pas aux lumières d’une saine philosophie.
( 161 )
CHAPITRE I".
*
POSITION DE LA QUESTION.
Rechercher si le droit de succession découle de la nature des
choses, n’est au fond qu’étudier la question de savoir si un tel
droit appartient à l'individu considéré dans scs rapports juridiques
naturels. Lorsqu’on aura établi une démonstration sur ce point, la
question sera résolue, parce que, d’une part, on ne peut appré-
cier un droit que d’après les principes généraux touchant la capa-
cité juridique individuelle ; et d’autre part, un droit quelconque
une fois déduit d’un semblable principe, il n’est plus de motif qui
puisse dispenser la loi de le reconnaître et de le faire respecter.
Maintenant, de quel homme s’agit-il d’examiner la capacité na-
turelle au droit de succession? Est-ce du sauvage, de l’homme
isolé de ses semblables, vivant dans un état extra-social, ou bien
de l’homme vivant au sein de la société civile? Cette question
marque de prime abord le plan et le caractère de nos recherches ,
et le rapport de nos doctrines avec celles du Droit naturel.
A notre sens, il y a là moins une question de principe qu’une
question de fait. Evidemment, la condition juridique de l’homme
doit être tout à fait différente, selon qu’il se trouve dans l’état de
société ou dans un état d’isolement : il ne peut donc pas ctre laissé
à la volonté de l’écrivain de choisir théoriquement un de ces deux
étals, pas plus qu’il ne peut avoir été remis à la volonté de l’homme
de s’y placer lui-même. La nature seule doit avoir placé 1 homme
dans la sphère qui lui est la plus profitable, sans attendre le con-
cours de sa volonté; et c’est en adoptant cette donnée qu’il faut
entreprendre toute recherche scientifique. Ainsi, lorsqu'on de-
mande si la capacité juridique de l’homme doit être étudiée au
point de vue de l’état social, ou bien à celui de l’état extra-social ,
eest dans la réalité, c’est-à-dire dans celle de ces deux condi-
Tome XII.
1\
( 162 )
ditions où l’homme vit réellement qu’il faut puiser la réponse.
L’homme a toujours vécu en société, et une pareille existence a
toujours été la plus avantageuse pour lui. Ce n’est donc que de
l'homme social que nous allons faire le sujet de nos études sur le
droit de succession,
Ce point mérite qu’on l’éclaircisse davantage.
Ceux qui admettent la préexistence de l’état extra-social, allè-
guent à l’appui de leur opinion le fait du progrès continuel de
l’organisation sociale, ce qui permet de supposer un isolement
originaire, comme point de départ d’un pareil progrès. A notre
avis, cette manière de raisonner est défectueuse. Le progrès ne
consiste, à nos yeux, qu’à fournir aux droits et aux intérêts légi-
times d’abord méconnus ou sacrifiés , l’occasion et les moyens de
prendre le rang qui leur appartient dans l’organisme social. Par
conséquent, si nous remontons à l’origine de la société, nous pour-
rons bien signaler la complète absence de la justice et du bon droit
parmi les hommes; mais cette société, tout imparfaite qu’elle était,
ne méritait pas moins qu’on lui appliquât un tel nom. Car, pour
que l'idée de société surgisse en nous, il suffit que nous suppo-
sions des hommes se garantissant par le secours mutuel de leurs
forces, les moyens d’atteindre des résultats auxquels ils ne pou-
vaient parvenir par l’emploi de leurs forces individuelles. Or,
les méchants et les oppresseurs de l’humanité, plus nombreux à
l’origine de la société que dans les âges postérieurs, n’eurent-ils
pas, eux aussi, des desseins et des plans à accomplir, exigeant un
secours mutuel, une association de forces? Ni les faits, ni la raison,
ne nous permettent d’en douter. La société existait donc parmi
les hommes aux origines mêmes de ce mouvement progressif de
la civilisation qui continue sa marche à travers les siècles. La civi-
lisation développe et améliore la société; elle ne l’a pas créée du
néant. Nous devons conclure avec Peliegrino Rossi, qu’il est plus
facile d imaginer le monde sans la gravitation universelle que
d’imaginer les hommes sans association entre eux J.
i Droit pénal . — introduction.
( 165 )
CHAPITRE 11.
DE LA MEILLEURE MANIÈRE DE SE REPRÉSENTER LE DROIT
DE SUCCESSION.
11 importe qu’avant d'aborder l’étude de notre sujet, nous éta-
blissions la meilleure manière de concevoir son rôle dans la vie
humaine, c’est-à-dire, de nous représenter le droit de succession
en exercice.
L’imagination qui se glisse dans toutes nos méditations n’a pas
été, nous semble- 1 -il, sans influence sur les doctrines émises
jusqu’à présent touchant l’origine du droit de tester. Un grand
nombre d’écrivains n’aperçurent dans ce droit qu’une faculté qui
s’exerce au dernier instant de la vie de l’homme; ils ne surent
considérer le testament qu’à ce point de vue spécial, et s’accoutu-
mèrent à l’identifier complètement avec une déclaration de der-
nière volonté. Dès lors l’exercice du droit de tester devait être
envisagé comme un acte n’ayant aucune liaison avec les intérêts
de la vie humaine, comme un acte dont toute l’utilité consiste à
satisfaire le vœu d’une âme qui, regardant la mort avec horreur,
saisit avidement le moyen que le testament lui offre de laisser une
trace quelconque dans le monde qui va lui échapper. De là à re-
garder le droit de succession comme une prétention insignifiante,
que l’on pourrait interdire aux hommes sans grave scrupule, il
n’y a qu’un petit intervalle. Aussi, croyons-nous que la manière
dont on se représente communément le droit de succession en
exercice, entre pour beaucoup dans l’hostilité qu’il a rencontrée
si longtemps parmi les philosophes et qui ne s’est pas totalement
dissipée.
Maintenant, ne peut-on pas concevoir l’exercice du droit de
succession au moyen du testament, sous un autre point de vue?
Sans doute, le règlement de la succession peut être regardé
comme le seul acte de la volonté humaine, qui étende ses effets
( 164 )
au delà du terme de la vie; cependant, cette circonstance n’au-
torise pas à établir qu’il est aussi le dernier acte de la volonté
humaine et qu'il n’est ni ne peut être autre chose qu’une décla-
ration de dernière volonté. On est bien plus fondé au contraire ,
à apercevoir dans le testament un acte de l’administration ordi-
naire du patrimoine, qui peut arriver indifféremment dans un
instant quelconque de la vie, quoiqu’il s’accomplisse fréquemment
au dernier. En réalité, que de testaments précèdent le décès des
testateurs, et constituent même l’objet d’une longue et attentive
méditation? Que de fois aussi n’entend-on pas énoncer comme une
maxime de prudence et de bonne conduite de ne pas attendre les
derniers instants de la vie pour faire son testament, si l’on veut
le bien faire!
Le droit de succession est loin d’être envisagé par les législations
comme un droit essentiellement lié aux derniers instants de la
vie. Si elles permettent, ou mieux, si elles ne défendent pas que
le testament puisse avoir lieu peu de temps avant le décès, elles
ne s’opposent cependant pas à ce que cela doive arriver toujours,
comme par nécessité. On chercherait en vain un argument con-
traire dans la définition assez connue du testament donnée par
Modestin, et reproduite dans toutes les législations civiles issues
du droit romain. D’ailleurs, il n’a pas manqué de législations,
refusant toute efficacité aux testaments faits à peu d intervalle
de la mort, parce qu’elles regardaient cette circonstance comme
incompatible avec ce degré de lucidité intellectuelle qu’il faut pour
faire un testament bien conçu. Aujourd'hui encore, la législation
d’Ecosse accorde aux héritiers nécessaires une plainte en nullité
contre le testament de leur père qui aurait été fait à leur détri-
ment, pendant les soixante derniers jours de sa vie.
Nous concluons donc que la meilleure manière de se repré-
senter le droit de succession est de le considérer comme un ae(c
d’administration du patrimoine qui, de sa nature, n’est pas exclu-
sivement lié à tel instant plutôt qu’à tel autre de l’existence du
testateur.
( IGo )
CHAPITRE IIJ.
LE DROIT DE SUCCESSION ET LE DROIT DE PROPRIÉTÉ.
« Eigenthum un J Erbrecht sind Urrechte des
Menschen , und solche llrrechte in deren P.esitz
er sicli bereits befindet, die ihm nicht erst durcli
eine Umwalzung errungen zu werden brauchen.
Sic sind hcilige goUgeordnete Institutionen. »
(Staiil , Staatslehre, scct. lre, 824.)
Demander si le droit de succession est un droit qui découle ou
non de la nature des choses, c’est demander s’il est ou non une
suite nécessaire du droit de propriété. Eu effet, quoi que l’on
pense des fondements du droit de succession, toujours est-il que
ce droit n’est reconnu par les législations qu’aux propriétaires, et
précisément dans les mêmes circonstances et sous les mêmes con-
ditions subjectives, auxquelles est lié tout autre exercice du droit
de propriété.
Cela posé, il est évident que pour apprécier sainement le droit
de succession, il faut avant tout l’envisager du point de vue du
droit de propriété en général, en examinant les relations qui exis-
tent entre l’un et l’autre. Ainsi, le premier objet de nos considé-
rations doit être d’établir quelle liaison il existe entre la propriété
en général et le testament en particulier, si celui-ci peut être re-
gardé ou non comme une conséquence légitime de celle-là.
Dans ce but, il importe moins de remonter aux raisons sur les-
quelles le droit de propriété s’appuie, que de démêler sa véritable
nature. Le droit de propriété n’a plus besoin aujourd’hui d’être
démontré ; il s’agit seulement de démêler ses ressorts et ses res-
sources les plus intimes. Nous allons donc, avant tout, établir ce
que c’est que la propriété d’après son contenu et sa portée natu-
relle.
••
( 166 )
ARTICLE PREMIER.
NOTION DU DROIT DE PROPRIÉTÉ.
L’idée de propriété se décompose naturellement en deux élé-
ments distincts; l’objet matériel auquel s’attache le droit, et
l'homme par qui ce droit s’exerce. La propriété consiste dans le
rapport de ces deux éléments, dans le lien qui attache la chose à
l’homme, l’homme à la chose. De quelle nature est ce lien? Voilà
la question. Nous demandons d’abord si le lien entre la chose et
son maître dans le phénomène de la propriété, a son commence-
ment et son terme dans l’individualité du maître, ou bien, s’il sort
de cette individualité pour se continuer chez les autres hommes,
de sorte que le côté individuel de la propriété soit tout à fait
subordonné au côté social.
Cette question que d’autres écrivains discutent en comparant
les suites réelles de l’organisation de la propriété, selon qu’on
envisage ce droit comme individuel ou comme social, nous croyons
pouvoir la résoudre d’une manière plus immédiate et plus prompte,
par la seule considération des faits qui ont dû présider à l’origine
de la propriété.
Par cela seul, disons-nous, que l’appropriation individuelle des
objets matériels est possible, elle doit s’ètre réalisée parmi les pre-
miers hommes; dès lors à nos yeux, la propriété revêt dès sa nais-
sance même, un caractère tout à fait individuel.
D’un côté, l’individualisme est la force primitive et cachée qui
met en mouvement tous les ressorts de la vie sociale, et, par suite,
il est dans un certain sens antérieur à cette dernière; d’un autre
côté, on ne peut concevoir que l’individu ait jamais renoncé à Rem-
ploi utile de ses propres forces. Cela étant, lorsqu’on remonte à
l’origine historique de la propriété parmi les hommes, et que l'on
imagine l’absence de tout lien entre eux et les objets de la nature,
il faut admettre que, si la propriété devait surgir d’un pareil état,
( 167 )
cela ne pouvait arriver qu’autant que chaque individu se serait
emparé d’un ou de plusieurs objets non occupés, pour les maî-
triser et en jouir à lui seul, il serait absurde de supposer que les
hommes pussent se résigner à jouir en commun de ce que chacun
d’eux avait alors le moyen de posséder en propre.
Puisque la propriété est un droit qui de sa nature est renfermé
dans l’individualité de l’homme, voyons quel est précisément le
rapport qui existe entre l’objet matériel de ce droit et l’individu
qui en est le sujet. Ne serait-ce là qu’un faible rapport, tout exté-
rieur et négatif, tel qu’on pourrait se l’imaginer dans le prétendu
état de nature de l’ancienne école?
Cette hypothèse serait admissible, si l’homme n'avait d’autre
intérêt dans ce monde que celui de l’entretien de son existence
matérielle, parce que les choses ne seraient alors pour lui qu’au-
tant de soutiens de cette existence, assez peu complexe de sa na-
ture; mais telle n’est pas la véritable notion de la vie humaine.
Les faits journaliers et le sens intime de tout homme la démen-
tent. Comment, en effet, pourrait-on concilier avec une pareille
doctrine cette insatiable envie d’acquérir qui ne trouve de limite
dans aucun degré de la richesse? La relation qui existe entre la
propriété et l’homme n’est donc pas celle d’une simple détention
matérielle.
On objecte fréquemment à l’économie politique qu’elle néglige
trop le côté spirituel et vraiment humain de la propriété, pour ne
tenir compte que de son utilité matérielle et commerciale. Or, ce
sont précisément ces mêmes relations des choses avec la nature
spirituelle de l’homme qu’il faut étudier pour saisir la vraie nature
de la propriété.
L’homme ne vit que pour agir, c’est-à-dire pour se proposer con-
stamment un but, qu’il atteindra ensuite par l’application de sa
volonté et par l’emploi de ses forces. Ces aspirations de l’activité
humaine sont plus ou moins élevées et spirituelles; il y en a que
l’homme peut atteindre sans sortir de son individualité; il y en
a que le contrat seul avec ses semblables lui signale, et auxquelles
il ne parvient qu’avec leur secours. Cependant, ces buts différents
se ressemblent par un point commun; c’est qu’ils exigent tous des
( 108 )
choses matérielles comme leurs moyens. L’homme qui est une
intelligence servie par des organes, suivant l’expression connue
de M. de Bonald, est également une volonté servie par les objets
de la nature. En effet, si les résultats de nos actions volontaires
sont toujours des faits, il n’y a pas de faits qui ne soient sensibles,
et il n’y a de sensible que ce qui s’appuie sur des objets matériels.
Maintenant, c’est précisément dans la nature de cette liaison
intime et indissoluble qui existe entre le côté spirituel et volon-
taire de l'homme, et le monde extérieur, que l’on trouve la no-
tion de la propriété.
Comme la pensée et la volonté humaines sont parfaitement
libres de leur nature, les objets ne sont à leur service que pour
se prêter, par toute sorte de modifications et de combinaisons, à
leurs exigences. L’homme s’approprie les choses pour les façonner
et les employer en toutes manières, selon son bon plaisir; et il en
est aussi parfaitement maître que des facultés de son âme et des
forces les plus cachées de son existence. Tel est le lien qui rattache
les objets matériels à l’homme; telle est la vraie nature de la pro-
priété. La propriété est une affectation des choses aux individus,
pour servir et se plier à tous leurs intérêts, de sorte qu’ils soient
complètement absorbés dans la sphère de la liberté et de la per-
sonnalité humaine.
Que l’on ne nous objecte pas ici qu’en établissant la notion
théorique de la propriété, nous n’avons pas démontré que cette
notion, avec toutes les conséquences qui s’ensuivront, puisse s’ap-
pliquer à la propriété réelle ou de fait, parce que nous n’avons
pas encore constaté la légitimité de l’origine de cette dernière.
A notre avis, toute discussion sur l’origine de la propriété doit
rester étrangère à une étude sur sa nature. La propriété réelle
doit nécessairement être jugée d’après la propriété théorique. La
question de savoir si ce que l’on appelle du nom de propriété a
vraiment des titres suffisants à être nommé ainsi; ou si, en d’au-
tres mots, la propriété de fait porte en soi tous les traits caracté-
ristiques de la vraie propriété, cette question appartient plutôt à
l’histoire et à la politique qu'à la science du droit. Car, d’une part,
il est impossible à la science du droit d’établir d’avance toutes les
( 469 )
sources d’où la propriété peut naître en pratique, et, d’autre part,
l’esprit de système et d’exclusion se glisse très-facilement dans de
pareilles recherches, en conduisant à des théories dangereuses
pour la société. L’histoire est là pour le démontrer.
Quelques écrivains n’ont su concevoir d’autre propriété que
celle qui découle de l’occupation : d’autres n’admettent qu’un seul
moyen d’acquérir, le travail; et, par l’effet de ces théories, tel ré-
formateur voudrait faire disparaître les inégalités économiques,
sous prétexte de corriger les défauts de l'occupation originaire;
tel autre prêche la spoliation des propriétaires actuels pour dis-
tribuer plus équitablement les biens, en rétribuant chacun sui-
vant sa capacité et chaque capacité suivant ses œuvres. En outre,
la raison et l’expérience nous enseignent qu’il y aurait même peu
d’avantage pour la société dans la vérification et dans l’apprécia-
tion incessante de l’origine des propriétés, parce que l’ordre social
est beaucoup plus sûr par la tolérance de certaines possessions illé-
gitimes, confirmées par le temps, qu’il ne le serait par la maxime
de ne tolérer que des possessions reconnues légitimes.
La prescription qui réhabilite d’anciens abus en les cachant,
quoiqu’elle puisse n’être pas de l’intérêt de quelques individus,
est toujours réclamée néanmoins par les lois de la conservation
et par la sûreté de la société tout entière. A quoi bon, dès lors,
découvrir des plaies que l’on devrait plutôt ignorer, puisqu'il faut
ne pas y toucher ?
ARTICLE DEUXIÈME.
APPLICATION.
§ Ier. — Le droit de succession et le sentiment
de la propriété .
Puisque le vrai caractère du droit de propriété consiste en une
parfaite absorption des objets matériels dans la sphère de la per-
( 170 )
sonnalité individuelle, pour servir à tous les intérêts et à toutes
les aspirations de la vie humaine, c’est, avant tout, le sentiment
même du propriétaire qu’il faut interroger sur la liaison exis-
tante entre le droit général de propriété et le droit spécial de suc-
cession.
Il n’y a pas de propriétaire qui ne se sentirait troublé au fond
de son âme et déconcerté dans sa conduite, soit en acquérant des
biens, soit en en faisant usage, s’il devait se représenter l’extinc-
tion de son droit de propriété, comme un événement imman-
quable dans un avenir plus ou moins éloigné. Or, tout proprié-
taire se trouverait inévitablement dans une pareille situation, si
le droit de succession lui était interdit. En effet, la destruction
de tous nos rapports par le décès n’est pas du tout un élément
des calculs de notre vie; loin de là, le sentiment de l'infini gît au
fond de notre âme, et préside au gouvernement de notre exis-
tence. Ce sentiment nous pousse à dépasser, par nos prévisions,
les bornes de la vie matérielle, il ne nous laisse pas concevoir ce
qui sera après nous, sans que la possibilité d’y continuer l’œuvre
de notre volonté, moyennant le droit de succession, éveille en
nous l’envie d’abord, puis l’exercice de ce droit, comme une
manière tout à fait légitime de disposer de nos biens. Le droit de
succession nous paraît donc un exercice du droit de propriété,
légitime comme tous les autres, et qui, étant de sa nature le der-
nier possible pendant notre vie, ne saurait nous être refusé, sans
que nous éprouvions la même amertume, que si l’on nous dépos-
sédait de nos biens contre notre volonté. Le désagrément d une
pareille interdiction serait même incomparablement plus grand
que celui engendré par toute autre restriction apportée au droit de
propriété. En effet, l’incertitude de l’instant de la mort, de cet
instant où le droit de succession nous est le plus cher, ne nous
permettrait pas de détourner un seul moment notre pensée de la
dépossession finale. Elle serait toujours présente à notre pensée
et tiendrait continuellement notre âme en suspens.
L’influence fâcheuse de 1 interdiction du droit de succession sur
la conscience des propriétaires, et le funeste contre-coup qui s’en-
suivrait dans la production et dans le développement de la richesse
( 171 )
nationale ont été signalés par les philosophes et mis en évidence
par les économistes modernes. Personne, disent ces derniers, per-
sonne ne s’adonnerait à acquérir, dès qu’il aurait motif de craindre
que la mort ne lui ôtât cette pure jouissance que l’on éprouve en
disposant de ses biens en faveur de ses proches ou de ses amis.
Toujours prêtes à s’échapper de la main du propriétaire, sans
retenir aucun vestige de son existence et sans conserver aucun
souvenir de son nom, vouées irréparablement à la dispersion et
au retour dans la communauté négative, les richesses devien-
draient presque un objet de mépris et d’aversion. Au lieu de pro-
priétaires, il n’y aurait au monde que des producteurs pour con-
sommer, ou bien cette envie d’acquérir, qui est l’âme de l'activité
chez la plupart des hommes, s’éteindrait en livrant le monde à
l’inaction et à la confusion. Ces idées ont déjà été comprises par
Quintiiien, qui affirme, que ce serait « une chose amère que de
» posséder, lorsque la plénitude de notre droit de propriété nous
» serait accordée pendant toute notre vie, pour nous être refusée
» à la mort *. » Plutarque, de même, n’interroge que son senti-
ment intime, lorsqu’en narrant 1 introduction des testaments dans
Athènes, par Solon, il déclare « que l’on rendrait par là les hommes
» parfaitement maîtres de leurs biens 1 2. » Un ancien jurisconsulte
anglais, Heta, remarque en particulier l’incompatibilité qu’il y a,
suivant lui, entre le sentiment de la propriété et l’obligation de
laisser des portions légitimes. Voici ses expressions où il serait
injuste de n’apercevoir qu’une adhésion servile aux maximes de la
législation anglaise : De bonis defuncli nihil petere polerunt pneri
mcigis quam uxor de pim et i , ni si de gratia ; vix enim inveniatur
guis civis qui in vita magnum quaestum faceret, , si in morte sua
cogeretur invitas bona sua relinquere pueris indoctis et luxa-
riosis , et uxoribus male meritis. Et ideo necessarium est valde ,
quod ei in hac parte libéra tribuatur facilitas. Per hoc enim tollet
1 Declam., 508, in princ.
"2 Liberum fuit, liber is non existentibus , cuique visum esset , sua donare ,
amicitiam propinquitati , et gratiam praetulit necessitàti , et pecuniae inte-
gra m possessionem dominis tribuif, ( Jn Solon)
( 172 )
maleficium , animabit ad virtutem , et tam uxori quant liber is
dabit occasionem bene faciendi , quod quidem non fier et , si se
s cirent indubitanter certain partent obtinere, etiam sine testatoris
voluntate l. » Récemment, M. Troplong disait aussi, que « ce
» serait une folie que de s’imaginer que l’homme emploierait les
» forces de son corps et de son esprit si tout devait périr avec
» lui 2 *. » Ailleurs il exprime la même pensée dans ces termes :
« quel est celui qui élèverait à grands frais des constructions, qui
» entreprendrait des améliorations dispendieuses, qui se livre-
» rait aux incessants et pénibles travaux de la culture, si la chose
» devait s’échapper de ses mains, et si elle n’y était fixée à jamais
» par le droit de propriété 5? »
§ 2. — Le droit de succession et V esprit de propriété.
Le sentiment fournit sans doute un témoignage que la science
même ne peut mépriser, touchant les relations qui existent entre
un droit en particulier et les principes qui président à notre
existence juridique. C’est pourquoi nous avons puisé dans cette
source notre premier argument en faveur du droit de succession ,
envisagé du point de vue du droit de propriété. Cependant de
pareilles données ne s’imposent au philosophe que pour autant
qu’il y suppose des vérités cachées, que l’instinct aperçoit et de-
vine, pour ainsi dire, et que la science peut démêler et démontrer.
C’est donc, après avoir constaté que le sentiment des proprié-
taires se révolterait à l'idée de l’interdiction du droit de tester,
que nous allons rechercher si une pareille répugnance du senti-
ment correspond à une véritable contradiction des principes scien-
tifiques.
Cette recherche a deux côtés. Nous devons analyser d’abord s’il
y a une collision réello entre les principes que nous avons vu
régir le droit de propriété, et ceux que l'on invoquerait pour
1 Passage rapporté par Laboulaye, Condit. civ. et pot. des femmes , p. 400.
2 Donations et testaments, cliap. Ier.
5 Ibid.
( 173 )
exclure le droit de succession. Ensuite, nous verrons si la faculté
de disposer de la succession de ses biens se rattache à de véritables
intérêts de la vie humaine. Si l’un et l’autre de ces deux points
devait être affirmé par nous, il ne nous en faudrait pas davantage
pour conclure que le droit de tester est une conséquence aussi
légitime aux yeux de la science que devant le sentiment du droit
de propriété. Occupons-nous d’abord du premier point.
Lorsqu’on recherche s’il y a ou non compatibilité entre les
principes qui régissent le droit de propriété et ceux par lesquels
on voudrait condamner le droit de succession, on se rappelle aus-
sitôt les saint-simoniens qui ne l’admettaient pas. Ces politiques,
ainsi que nous l’avons déjà vu, tout en affectant du respect pour
le droit de propriété, tournèrent leur haine contre le droit de
succession, qu'ils voulaient faire bannir de nos codes et de nos
mœurs. Ce droit n’était à leurs yeux que le plus détestable des pri-
vilèges, qui contient tous les autres, dont l’effet est de laisser au
hasard la répartition des privilèges sociaux, parmi le petit nombre
de ceux qui peuvent y prétendre, et de condamner la classe la
plus nombreuse à la dépravation, à l'ignorance et à la misère.
Ainsi, les saint-simoniens réclamaient l’abolition du droit de tester
en vue d'un intérêt éminent qu’aurait la société à s’enrichir des
dépouilles des défunts, tandis qu’ils reconnaissaient que cette
même société a un intérêt direct à soutenir le droit de propriété
pendant la vie des propriétaires.
Au fond, cette théorie des saint-simoniens doit coïncider avec
toute autre qui, après avoir admis la propriété, ne fait cependant
pas grâce au droit de succession. Ce ne peut être que l’intérêt de
la société que l’on allègue pour sacrifier de la sorte celui des par-
ticuliers. Par conséquent, c’est aussi ce même point de vue que
nous analyserons.
Puisque ce serait en vue cl’un prétendu intérêt social, et d'une
meilleure répartition des biens parmi les hommes, que l’on vou-
drait faire cesser le droit de propriété avec la vie du propriétaire,
il est raisonnable de demander, si des vues d’intérêt social doivent
présider aussi au régime de la propriété pendant notre vie. La ré-
ponse ne se fait pas attendre, si l’on se rappelle la notion du droit
( 174 )
de propriété, établie dans [ article précédent. Le droit de propriété,
avons-nous dit, est un droit qui porte une profonde empreinte
d’individualité, et qui est livré complètement de sa nature à la
volonté libre de l’homme. Cela étant, il faut admettre que tout
prétendu intérêt social, qui ne serait pas l’intérêt de la société au
développement même de la liberté de scs membres, ne peut pas
se mêler au régime de la propriété, sans en détruire le principe
et en fausser la nature. Tout acte d’un propriétaire quelconque
dans l’usage et dans la disposition de ses biens, qui ne va pas jus-
qu’à porter une atteinte ouverte au droit d’autrui, doit être re-
connu par la société dans son propre intérêt. Quand même l’iné-
galité et la disproportion des richesses seraient engendrées et
entretenues par l’exercice tout à fait libre de la propriété privée,
la société ne saurait y apercevoir qu’un mal apparent à côté d’un
grand bien réel.
Puisque l’intérêt social ne peut apporter la moindre restriction
au droit de propriété pendant la vie du propriétaire, comment
pourrait-on l’invoquer pour linterdire à la mort, sans tomber
dans une frappante inconséquence? Quoi! la société n’aurait pu
s’opposer aux prétendus maux de l'inégalité des biens et de la
disproportion des richesses pendant que ces maux surgissaient, et
elle prétendrait les guérir, en frappant de la même confiscation
les produits légitimes et les produits illégitimes de l’activité hu-
maine? En vain répondrait- on ici que la société, en interdisant
aux propriétaires l’exercice de leur droit à la mort, ne ferait pré-
valoir ses intérêts sur ceux des particuliers, que lorsque ces der-
niers seraient le moins sensibles à cette perte. En effet si , comme
on l’a remarqué, la faculté de disposer de son héritage à la mort,
est la source d’une véritable satisfaction , cette faculté ne saurait
être interdite au propriétaire, sans qu’il en ressente un chagrin
réel. Et s’il n’a accumulé des biens et soigné son patrimoine pen-
dant sa vie, qu’afin d’en rester maître pour toujours, l’interdic-
tion du testament sera pour lui une privation des plus oppres-
sives et des plus amères.
Pour être conséquent, il faut donc dire que l’abolition du droit
de succession ne saurait jamais paraître dans la loi sans renfermer
( 175 )
une menace pour le droit de propriété en général, et sans être lin
précédent très-dangereux pour des mesures bien plus radicales.
Dès que la propriété ne serait admise que pour retomber dans le
néant, on ne tarderait pas à accélérer l'accomplissement de sa
destinée et à donner un cours plus rapide à la justice, en empê-
chant ou en entravant sa naissance même. Ainsi, l’abolition du
testament deviendrait dans la pratique un premier pas vers la
destruction, ou du moins vers les plus graves atteintes à la pro-
priété dans son essence.
Ilésumons-nous. Les raisons puisées par quelques écrivains dans
un prétendu intérêt social pour combattre le droit de succession,
ne peuvent se concilier avec le régime ordinaire de la propriété,
ni avec l’esprit de ce droit; elles ne pourraient être mises en
pratique sans le compromettre, en le menaçant d’une destruc-
tion ou du moins d’une corruption plus ou moins éloignée, mais
inévitable. Par ce motif, il faut établir que ces deux droits sont
intimement liés, qu’on ne peut ni les admettre ni les interdire l’un
sans l’autre.
CHAPITRE IV.
DE l’intérêt DE l’individu AU DROIT DE SUCCESSION,
Passons maintenant à la solution du second problème, celui de
savoir si le droit de succession se rattache «à des intérêts véri-
tables et sérieux de la vie humaine. La question peut être for-
mulée ainsi : le droit de succession, c’est-à-dire, le droit de
disposer de son patrimoine après la mort, est-il un droit dont
l’exercice satisfasse un vœu réel et légitime de l’homme, pendant
sa vie? Car la propriété ne subissant en général d’autre loi que
celle de l’intérêt du propriétaire , ce n’est que dans cette source
que 1 on doit puiser ia légitimation de tous les modes de son exer-
cice et du testament en particulier. En outre , c’est précisément
aju point de vue de son importance morale que le droit de succes-
sion a été si diversement apprécié et si souvent combattu.
Nous commencerons par établir à quelles conditions en général
l’homme peut concevoir, dans un instant quelconque de sa vie,
une sérieuse pensée et de vives aspirations pour ce qui arrivera
au monde après qu’il en aura disparu.
On comprend aisément, a priori, que si l’homme pouvait s’at-
tendre après la cessation de la vie corporelle, à une autre vie
quelconque mais réelle, et dont il aurait une ferme et profonde
conviction, il serait aussi raisonnable pour lui de s’adonner à la
pensée constante d’une pareille vie, qu’il l’est de songer constam-
ment à l’entretien de l’existence corporelle. Ces deux ordres de
pensées n’en feraient même en substance qu’un seul. Et si, dans
une semblable hypothèse, la nouvelle vie était aussi de nature à
être entretenue par des objets matériels, comme celle du corps,
i! n’est pas moins évident que l’homme ne pourrait se dispenser
d’y pourvoir, au moyen d’une certaine destination donnée à ses
biens, et que ces soins feraient une partie essentielle de leur admi-
nistration avant son décès.
Ces hypothèses et ces illusions ne sont pas loin en effet de se
vérifier dans la nature humaine.
Et d’abord, pour admettre qu’il y a pour l’homme, dans ce
monde même, une vie réelle après la mort, il ne faut, ainsi qu’il
peut paraître d’abord, ni mysticisme, ni excès d’abstraction. Il
suffit d’interroger les sentiments les plus délicats et les aspirations
les plus élevées de notre âme. Il y a sans doute pour l’homme,
après la vie corporelle, une autre existence spirituelle et impé-
rissable comme la pensée, la vie cia souvenir parmi les survi-
vants,* nous nous l’accordons les uns aux autres, comme par un
devoir sacré, et l’amour-propre ou l’ambition de chacun de nous
paraît y vouloir survivre à soi-même. Elle conserve le côté le
moins matériel de notre existence : celui de la bonne renommée
parmi nos semblables; elle nous garantit la plus agréable immor-
talité, en nous éternisant, soit avec les destinées de notre famille
( *77 )
ou de nos amis, soit avec celles de la patrie ou de riiumanité.
Rien ne pourrait mieux éclaircir et confirmer ces idées que le
passage suivant de M. Dupin, procureur général à la cour de cas-
sation, emprunté à son célèbre et récent pourvoi en cassation
contre l’arrêt (19 mars 1860) de la cour impériale de Paris, dans
l’affaire de monseigneur Dupanloup, évêque d'Orléans, et des
héritiers Rousseau î. « Un homme, quand il meurt, ne laisse-t-il
donc que des biens matériels? des biens appréciables seulement
par leur valeur intrinsèque et 1 utilité dont ils peuvent être aux
usages de la vie? N’est-il pas, avant tout, le continuateur de la
personne, le successeur universel de tous les droits qui résidaient
en lui? On appelle succession non-seulement celle qui est opu-
lente, mais celle même où il n’y a rien de matériellement appré-
ciable. Or, cette succession morale, cette succession intellectuelle,
à quoi peut-on mieux l’appliquer qu’à l’honneur du défunt, à sa
réputation, à sa considération personnelle? Ne voit-on pas des
enfants pauvres se vanter du moins que leur père leur a laissé une
réputation intègre? Ne sont-ce pas là des biens véritables, d'in-
contestables richesses, qu’on voit souvent servir de recommanda-
tion à un fils, de dot à la fille, d’illustration à toute la famille? Les
païens eux-mêmes l’ont dit avec orgueil : optima haereditas a pa-
ir ibus linejuitur liberis, gloria virtutis, rerumque praeclare
gestcirum : cui dedecori esse nefas ac impium judicandum
est. »
Trois siècles plus tôt, Montaigne, avec l’inimitable naïveté de
sa sagesse, écrivait quelques lignes qui sont peut-être les mieux
appropriées pour fournir à nos idées l’appui d’une grande auto-
rité : « Quoique des fines gents, dit-il, se mocquent du soing que
nous avons de ce qui se passera icy aprez nous, comme notre
âme, logée ailleurs, n’ayant plus à se ressentir des choses de ci-
bas, j’estime toutesfois que ce soit une grande consolation à la foi-
blesse et à la brièveté de cette vie, de croire qu’elle se puisse fermir
et aîonger par la réputation et par la renommée, et embrasse
très-volontiers une si plaisante et favorable opinion engendrée
12
1 Voir le Journal des Débats , 20 mai 1860.
Tome XII.
( 178 )
originellement en nous, sans m’enquérir curieusement ny com-
ment, ny pourquoi K »
Revenons où nous étions. Cette seconde vie, cette immortalité
du souvenir, dont nous parlons, est une source réelle d’aspirations
et de préoccupations pour tous les hommes, quoique à des degrés
et sous des aspects très-différents. Certes, il ne faut pas ici avoir
recours uniquement aux instincts de gloire dont Famé humaine
est susceptible, en les généralisant. Ce sont là sans doute des sen-
timents qui n’appartiennent qu’à l’élite des esprits. Le commun
des hommes borne naturellement l’envie d’un souvenir favorable
après la mort, à un cercle plus ou moins restreint de personnes,
suivant l’étendue qu’il donne à ses affections pendant sa vie. Ce-
pendant, même à ce point de vue, il est certain qu’il n’y a pas
d’homme qui ne se refuse à la pensée d’un oubli total et immé-
diat. En effet, il est de la nature des affections qui nous lient à
nos semblables, de n’avoir aucune raison de s’éteindre, lorsque
la mort viendra en rendre impossible la continuation. Dès lors,
quel remède plus naturel à l’amère pensée de cette brusque inter-
ruption, que le désir de s’assurer au moins une présence intellec-
tuelle, entretenue par le souvenir, parmi ceux que nous aimons
et à qui la mort nous aura ravis! Ce sera tantôt dans la famille,
tantôt dans un cercle de personnes chéries, que l’on aimera à se
survivre dans la pensée d’autrui ; chaque homme a ses vœux et ses
aspirations particulières; aucun même ne peut se passer d’en avoir.
De pareils sentiments, communs à tous les hommes, sont pro-
fondément enracinés dans leur âme. Il se peut bien que l’on ne
s’en aperçoive qu’aux derniers instants; cependant, ce phénomène
qui n’est ni nécessaire ni général, ne nous porte pas à conclure
que ses motifs ne remontent bien plus avant dans la vie morale
de l’homme. Au contraire, c’est un caractère fréquent des senti-
ments intimes que nous les portons longtemps en nous sans nous
en apercevoir; mais, si l’occasion de les manifester se présente,
l’intérêt que nous y mettons témoigne aussitôt de leur vivacité
1 Montaigne, Lettre à Monsieur de Mes mes , dans l’édition des Essais,
vol. IV; Paris, 1802. Didot.
( 179 )
profonde et ancienne, quoique cachée. Ce n’est certainement pas
avec un autre caractère que le sentiment dont nous parlons ici
se révèle aux derniers instants de la vie. Du reste, il nous arrive
très-souvent d’entendre des hommes se jurer une amitié que le
tombeau n’ensevelira pas, et ne se résigner à ce que personne ne
se ressouvienne plus deux, que dans les accès du dépit. Il faut
donc admettre que la pensée que l’homme aime à nourrir en lui
de son souvenir, de sa renommée après sa mort parmi les survi-
vants, coexiste constamment et s’identifie avec celle qui préside
à son existence corporelle.
Maintenant, il faut voir si cette existence spirituelle, ou pour
mieux dire, intellectuelle, que nous avons admise après la vie du
corps, a aussi des rapports nécessaires avec les objets matériels,
quoique d’une nature toute spéciale.
Rappelons ici ce qui a été établi dans l’article précédent, savoir
la nécessité des objets matériels pour la satisfaction de tous les
besoins, pour l’accomplissement de tous les desseins et de tous les
vœux de l’homme, quelle que soit leur nature. Leur caractère
spirituel ne peut même aucunement les soustraire à une pareille
nécessité. C’est toujours par ce qui reste de nos œuvres, après
la mort, que notre souvenir peut se conserver parmi nos sem-
blables, de même que ce n’est que par nos œuvres que nous nous
assurons l’affection de ceux qui nous entourent pendant notre vie.
C’est toujours à de tels monuments que le souvenir des hommes
se lie, bien que cela n’exige pas toujours des objets matériels ou
des œuvres d utilité publique. En général, les bienfaits dont nos
enfants ou nos amis nous sont redevables, et dont ils éprouvent
les effets même après notre mort, soit qu’ils n’aient leur source
que dans ce que nous avons pu faire pendant notre vie, soit qu'ils
procèdent d’objets plus durables que nous-mêmes, ces bienfaits
sont autant de témoignages qui conservent notre souvenir et qui
ont tous un fondement matériel.
Il n’y a du reste aucune liaison nécessaire entre l’époque pen-
dant laquelle sont employés les moyens choisis par l’homme pour
satisfaire au besoin de la vie intellectuelle après celle du corps,
entre la réalité de ce besoin, et la nécessité d’y satisfaire à l’aide
( ISO )
d’objets matériels. Il peut se faire qu’une telle époque soit tout
au delà de l’existence, que ce qui devra conserver le souvenir
du défunt ne soit par conséquent pas son œuvre immédiate. Il
n’est pas aussi nécessaire d’ailleurs que les œuvres de l’homme
lui survivent, qu’il l’est que sa volonté soit en général la cause de
l’existence de certains objets et rapports postérieurs à son décès;
or, ce dernier résultat est également assuré par l’œuvre immé-
diate de l’homme pendant sa vie, et par l’exécution de sa volonté
après sa mort, au moyen, par exemple, du droit de succession.
Dans l’hypothèse que l’on vient d’établir, ce n’est souvent que
par des circonstances supérieures à sa volonté que l’homme a
différé jusqu'à la mort l’emploi de ses biens conforme aux pen-
chants de sa vie, de sorte qu’il ne s’est peut-être attaché à accu-
muler des biens, qu’afin de les employer dans un certain but, à
sa mort, et que le testament devient pour lui le couronnement
du travail de son existence, et l’expression d’une pensée con-
stante. Tel est le cas des parents qui testent en faveur de leurs
enfants; tel fut en particulier aussi le cas de Benjamin Franklin,
qui, après avoir puisé son patrimoine dans sa seule activité, n’en
disposa qu’à la mort et au profit total de sa patrie l.
Ainsi, le besoin qui gît au fond de notre âme de perpétuer notre
souvenir, et la nécessité d’objets matériels pour satisfaire à ce
besoin, voilà des points égalements sûrs, et au-dessus de tout
doute. La première de ces nécessités découle de la nature maté-
rielle et le droit de succession n’est qu’un moyen de satisfaire à
toutes deux.
Ces conclusions admises nous autorisent maintenant à donner
une réponse affirmative au problème que nous nous étions pro-
posé d’abord, savoir, si le droit de disposer de nos biens après la
mort satisfait ou non à un intérêt réel et constant de notre vie.
1 Benjamin Franklin déclara, clans son testament, qu’il ne croyait pas man-
quer à son devoir, en ne laissant qu’une mince partie de son héritage à ses
enfants. Quand même il serait vrai, y dit-il, que celui qui a reçu un patrimoine
de ses aïeux doit le transmettre intact à ses 111s, ma conduite n’en devrait pas
moins être différente, puisque de tout ce que je possède, je n’ai rien reçu de
mon père. Voir la Vie de Franklin, écrite par lui-même. — Appendice.
( 181 )
Oui, certes, c’est là une aspiration profonde et élevée de l ame
humaine; le refuser au propriétaire c’est le blesser dans ses senti-
ments les plus délicats, peut-être le frapper de la plus pénible des
interdictions.
De quelque côté que nous envisagions le droit de succession, ce
droit nous paraît donc une suite nécessaire, un élément insépa-
rable de la propriété. Toutes les argumentations que les juriscon-
sultes et les économistes ont imaginées pour soutenir le droit de
propriété nous semblent acquises au droit de succession, et cette
conviction même profonde et générale du droit de propriété qui
caractérise notre siècle, le protège comme une égide. Cependant
un pareil point de vue n’est pas l’unique d’où l’on puisse consi-
dérer le droit de succession. 11 y en a d’autres qui, à nos yeux,
peuvent en faire ressortir des côtés importants quoique jusqu’ici
peu remarqués.
( 182 )
CHAPITRE Y.
LE DROIT DE SUCCESSION ET L’HUMANITÉ.
« Il dirilto di testare nasce eziandio daU’nnione
dell’uomo vivente coi futuri. Gli uomini, benehè
succédant) gli uni agli ail vi in sulla scena di questo
mondo, tuttavià formant) un tutto solo che si con-
tinua. »
(Rosmini, Filof. del dir., lib. III,
c. Il , n" 1383.)
Le genre humain, a dit Pascal, est un homme
qui ne meurt jamais, et qui se perfectionne tou
jours. Image sublime de vérité et de profondeur!
Le genre humain ne meurt pas.
(Napoléon III, OEttvres.)
Jusqu’ici nous avons considéré le droit de succession dans ses
rapports avec un autre droit antérieur et plus général, celui de
la propriété , et avec les intérêts individuels. De pareilles considé-
rations sont sans doute d’un grand poids dans notre sujet, parce
que la science du droit consiste précisément à déduire les droits
les uns des autres, et à les étudier dans leurs rapports avec leur
source commune, l’individualité. Cependant elles sont loin de
l’épuiser aux yeux du philosophe. Le droit n’est pas seulement le
corollaire d’une prémisse juridique, ni un moyen de satisfaction
individuelle; c’est aussi une institution sociale, un instrument d’un
ordre supérieur aux intérêts des hommes, et dont la dernière
destination gît dans l'économie suprême de l'humanité. Ce n’est
qu’en élargissant l’étude du droit dans cette mesure, qu’il est pos-
sible d’atteindre à des convictions vraiment philosophiques, à des
notions fécondes, livrant d’un côté la clef de l’histoire, de l’autre
les points de vue fondamentaux de la législation civile. Sans
doute, la théorie de la propriété n’a pas reçu son dernier mot
dans les réflexions habituelles des jurisconsultes de notre siècle,
touchant la totale absorption de la matière dans la personnalité
de l’individu travaillant à son perfectionnement et à la réalisation
des plus nobles buts de sa vie. Les harmonies les plus profondes
( 183 )
de la propriété résident peut-être dans ces rapports cachés, établis
par le créateur, entre le côté spirituel de l’homme et la matière,
qui renferment les causes de la moitié de nos actions, et qui nous
expliqueraient le mystère de la vie humaine, si la philosophie par-
venait à les dévoiler.
Ce que nous venons d’affirmer du droit de propriété en géné-
ral, s’applique aussi au droit de succession en particulier. Ce droit
a son côté humanitaire, à l’égard duquel ses relations avec la pro-
priété et avec l’intérêt des individus jouent un rôle tout à fait
secondaire et disparaissent presque entièrement. Ce côté lui est
même tout particulier, de même que l’exercice du droit de succes-
sion n’a rien de commun avec les autres actes de propriété, soit
dans son caractère juridique, soit dans sa portée pratique. Tandis
que les actes ordinaires de propriété ont, la plupart, un but tout
individuel, et que leurs effets ne sortent pas de la personnalité
du sujet, le droit de succession, au contraire, ne s’exerce qu’à
l’avantage d’autrui , et celui qui l’exerce n’en jouit même qu’en
s’en représentant les suites bienfaisantes pour un temps où il ne
sera plus. Quel est le côté humanitaire du droit de succession?
Voilà le sujet de ce chapitre.
L’humanité est immortelle : c'est une grande individualité qui
ne vieillit pas, qui ne périt dans une époque que pour revivre
dans une autre, qui embrasse tous les siècles et grandit avec
eux Deux grandes lois régissent 1 histoire : la loi de progrès et la
loi de continuité. En vertu de la première, la civilisation se déve-
loppe de plus en plus; en vertu de la seconde, il n’y a point
d’arrêt dans la marche de l’humanité. Le passé qui est vieux, en
cédant sa place au présent qui est nouveau, s’y absorbe et s’y
transforme, mais ne s’anéantit pas. Le travail perpétuel de l’his-
toire consiste à résumer le passé dans le présent pour enfanter
l’avenir. De là vient que toute génération dans l’histoire des peu-
ples, et tout peuple dans l’histoire de l’humanité ne doivent pas
être envisagés comme des individus épars, mais plutôt comme des
membres d’un grand tout supérieur. Ils passent, mais leur œuvre
reste, et les survivants viennent toujours l’assujettir à un travail
nouveau. Leur rôle dans l’histoire est accompli et l’humanité n’a
{ 184 )
fait qu'avancer d’un degré dans l’exécution du plan tracé par la
Providence.
Voilà des vérités qui ont suscité dans 1 âge moderne une science
nouvelle (, scienza nuovà) J, la philosophie de l’histoire, et qui sont
acquises désormais à la conviction universelle. Les anciens Grecs
en étaient si pénétrés qu’ils avaient même une fête symbolique,
où des jeunes gens parcouraient les uns après les autres l’intérieur
d’une enceinte en se transmettant successivement un flambeau
sans jamais l’éteindre, ce qui, suivant l’opinion unanime des sa-
vants, représentait la tradition non interrompue de la civilisation
de génération en génération 2.
Rappeler que dans le plan de l’histoire la civilisation de chaque
1 Expression employée par le célèbre Yico, pour désigner la science de la
philosophie historique , dont il a été le vrai créateur.
2 Ce point historique est traité avec soin dans l’excellent ouvrage italien de
M. Emerico Amari , ayant pour titre : Critica cli mut scienza délia legislazione
comparata ; Gènes, 1857 (p. 559). Nous en tirons le passage suivant :
« Trois fois par an on célébrait à Athènes une fête, où quelques jeunes
gens couraient à pied ou à cheval , un flambeau à la main , et celui qui parve-
nait au but, sans éteindre le flambeau, était déclaré vainqueur. On allumait le
flambeau à l’autel de Prométhée, près de la statue de l’amour consacrée par
Pisistrate (Plut., in Sol. , c. 1 ). Mais cette description donnée par quelques-
uns ne coïncide pas exactement avec l’idée de Lucrèce ( lib. II, v. 75-78) et
de tous les anciens, suivant laquelle ces coureurs se transmettaient successi-
vement le flambeau. Hérodote compare ces coureurs de flambeaux aux cour-
riers des postes persanes qui se transmettaient les uns aux autres les dépêches
du grand roi ( VIII , 98); Perse aux transmissions d’héritage (Sat., YI, v. 61 );
un ancien commentateur de Perse, Aristote (Phys., V, c. 4) et Pselle, son
interprète, Varron (R. R., III, c. 16), tous y font quelque allusion, toujours
en parlant de transmission de choses et d’idées; l’expression de Lucrèce ne
peut être prise dans un autre sens. Enfin, il faut remarquer qu’un pareil rite
est profondément symbolique , très-ancien et célébré dans les fêtes de Minerve,
de Prométhée, de Vulcain, les trois déités de la sagesse divine, de la sagesse
humaine , de l’industrie ( Plat, de llep., 1 ) ; le flambeau , symbole de civilisation ,
s’allumait à l’autel de Prométhée, symbole du progrès, et il passait de main
en main, savoir, de siècle en siècle, de nation à nation. G’est pourquoi Racon
applique un pareil symbole à la marche des sciences, où « l’on ne doit espérer
» de progrès que de la succession des individus et des nations (De Sap. vet.,
» XXVI. Prometheus). »
( 4 85 )
génération ne périt pas, mais qu’elle se transmet incessamment
des défunts aux survivants, des anciens aux modernes, c’est dire
au fond qu’il y a une véritable succession entre les hommes, em-
brassant toutes les époques de l’histoire, que cette dernière n’est
elle-même qu’une immense succession qui s’opère incessamment
au sein de l’humanité. En effet, lorsque dans le langage commun
on veut indiquer les suites actuelles d’anciennes conditions so-
ciales, on ne saurait mieux s’exprimer qu’en disant que les vi-
vants ont conservé intact l'héritage de leurs pères.
Celte succession grandiose qui s’opère dans l’humanité, si on
l’analyse de plus près dans ses fondements, on la voit résulter d’un
nombre infini de successions partielles des individus liés les uns
aux autres, non-seulement dans leurs sentiments, mais aussi dans
leurs relations extérieures et dans leurs biens. En d’autres termes,
elle s’appuie en grande partie sur le droit de succession propre-
ment dit, s’exerçant d’homme à homme.
En voici la démonstration :
L’humanité n’est qu’un vaste assemblage et un grand concert
de sphères individuelles. Ses mouvements , ses conquêtes ne sont
autre chose que le résultat total de phénomènes correspondants
qui arrivent dans ces sphères, un nombre infini de fois et dans
des proportions infiniment moindres. En effet, l'instrument dont
la Providence se sert pour réaliser ses desseins parmi les hommes,
n’est que la liberté individuelle. Chaque homme, tandis qu’il croit
n’accomplir que ses seules vues, ne soigner que son propre inté-
rêt, prend part aussi à son insu, à l’exécution de la grande tâche
que Dieu imposa à l’humanité tout entière. Dès lors, l’histoire
de l’humanité ne peut avoir d’autre source ni d’autre hase, que
l’activité même des individus agissant chacun dans sa propre
sphère. Ce parallélisme et cette correspondance qui existent, en
général, entre tous les phénomènes grandioses s’aceomplissant au
sein de l'humanité, et ceux incomparablement plus petits qui
s’accomplissent dans les sphères individuelles, ne peuvent man-
quer de se produire aussi sous le rapport de la succession en par-
liculier. De même que les générations des hommes se succèdent
entre elles, en résumant et en eonfinuant le travail les unes des
( 186 )
autres, de même aussi chaque sphère de rapports individuels ne
doit pas périr avec l’individu qui l’a formée, mais se transmettre
et se continuer après lui chez quelqu’un d’entre les survivants
d’après un ordre certain. Ces deux phénomènes sont inséparables;
le second est le fondement et l’origine du premier, et ils sont
aussi essentiellement analogues entre eux.
Pour établir que la succession qui s’opère au sein de l’humanité
a pour un de ses appuis l’exercice du droit de succession propre-
ment dit d’individu à individu, il ne nous faut qu’étudier la ma-
nière dont les sphères individuelles passent et se continuent les
unes dans les autres, par la mort.
Examinons d’abord de près la véritable position où chaque in-
dividu se trouve au milieu de sa propre sphère d’activité.
Aucun homme ne peut se dispenser de jouer un rôle actif dans
la société pendant le cours de sa vie. Il a inévitablement quelque
chose à faire, un résultat à produire, une étincelle à dégager de la
vie sociale, et il devient ainsi un véritable ouvrier dans le travail de
la civilisation de son époque. Tantôt la famille, tantôt le cercle
des amis ou des personnes dont il désire acquérir la sympathie et
l’estime , quelquefois même la patrie ou l’humanité dont il partage
profondément le bonheur et le malheur, absorbe ses pensées et
imprime une certaine direction à toute sa vie. Personne n’échappe
à cette nécessité de se construire sa sphère d’activité autour de soi.
Ce monde, cette sphère bâtie, l’homme n’y vit pas en maître
absolu , de même qu’il n’était pas en son pouvoir de s’isoler et de
se réduire à une totale inaction parmi ses semblables. Loin de là,
son activité, son influence en suscitent d’autres au dehors, et les
unes et les autres se soutiennent , s’enchaînent et se bornent mu-
tuellement. De cette réciprocité et de ce concert d’actions et de
réactions, dont l’homme est le centre, naissent, pour sa conduite,
de véritables lois auxquelles il ne peut se soustraire parce qu’elles
sont tout à fait naturelles et dans lesquelles il n’aperçoit pas non
plus des restrictions pénibles à sa liberté parce que leur source
originaire gît dans son activité même.
Cet assujettissement de l’homme aux lois que lui dictent les
relations au milieu desquelles il s’est placé, affecte le droit de pro-
( 187 )
priété en particulier. Le patrimoine d’un individu , tout en lui
appartenant matériellement, est cependant commun d’une ma-
nière idéale, quoiqu’à différents degrés, à lui et aux autres per-
sonnes avec lesquelles il entretient des relations d’amitié; car,
comme ces relations exigent nécessairement toutes des objets ma-
tériels à leur service , ces objets subissent une affectation plus ou
moins directe, plus ou moins apparente à toutes les personnes
qui en constituent les termes. Si cette affectation est extérieure et
sensible pour quelques-unes de ces personnes , elle n’est au con-
traire qu’intérieure et idéale pour les autres, et ne réside que
dans l’intention du propriétaire. Voilà la source de cette théorie
de la copropriété idéale entre pères et fils, qui a été professée par
un si grand nombre d’écrivains dans les siècles modernes. C’est
par un manque de pénétration qu’ils n’ont pas aperçu une copro-
priété semblable, quoique moins directe, et en particulier aussi
subordonnée à la première, entre un propriétaire quelconque et
toutes les personnes qui lui tiennent de plus près par les liens
de l’affection. Cette copropriété ne nuit pas du reste au senti-
ment du droit de propriété, de même que nous avons vu ci-dessus
l’assujettissement de l'individu aux lois dictées par les rapports
qui l’environnent dans sa sphère, ne pas nuire au sentiment de
sa liberté. Elle n’a, elle aussi, d’autre source que la volonté et
le fait même de l’homme; on dirait qu’il n’a établi des relations
avec d’autres hommes et acquis ensuite des biens que dans ce
seul but.
Telle est la condition de l’homme dans la sphère de ses rela-
tions, pendant sa vie, soit par rapport aux autres personnes, soit
par rapport à ses biens.
Maintenant, puisque la sphère des relations au milieu des-
quelles un individu vit, tout en étant l'ouvrage de son activité,
a cependant ses propres lois à elle, auxquelles l'individu obéit
naturellement et sans s’en apercevoir, et qui imposent même
une direction particulière à sa conduite, il s'ensuit que la mort
de l’individu n’entraîne pas nécessairement la dissolution de ces
relations et de cette sphère. Loin de là, les personnes, soit phy-
siques, soit morales, les institutions qui avaient été l’objet des
( 188 )
soins et des penchants de l'homme pendant sa vie, et qui étaient
les termes des relations qui l’entouraient, en subsistant encore
après son décès peuvent retenir les traces, soit intellectuelles, soit
physiques de son activité, et en conserver et perpétuer même de
la sorte le côté utile aux autres hommes et à l’humanité. Les amis
se souviennent de l’ami décédé, et les nobles penchants qu’ils
s’étaient inspirés mutuellement ne s’éteignent pas chez les survi-
vants lors du décès de l’un d’entre eux. Les enfants qui faisaient
une famille avec leur père, prolongent la présence de celui-ci
parmi eux après sa mort, d'un côté, en reproduisant chez eux
les traits de son caractère, de l’autre, en conservant dans leur
propre conduite les traces du travail de son éducation. Ces insti-
tutions sociales ou patriotiques enfin , qui doivent au défunt leur
existence, ou d’autres bienfaits, subsistent encore après son décès
comme des monuments impérissables de ses soins à leur égard.
C’est dans tous ces vestiges des rela tions et de l’activité de l’homme,
après le terme de sa vie, que consiste cette conservation des
sphères individuelles meme au delà des bornes de la vie humaine,
cette succession des unes aux autres, dont nous parlions K
Ces phénomènes ne sont pas sans influence sur le sort des biens
laissés par le défunt. Comme nous avons vu que toutes les rela-
tions de la vie humaine sont entretenues, plus ou moins directe-
ment, par l’emploi de biens extérieurs, et qu’il existe même une
copropriété idéale entre chaque propriétaire et les personnes qu’il
aime, ces circonstances doivent décider aussi de la destination du
patrimoine après le décès du propriétaire. Elles établissent au
contraire une certaine correspondance entre l’héritage et ces
1 Celte continuation des rapports juridiques du défunt chez les survivants
qui lui tenaient de plus près pendant sa vie, eut sa plus saillante manifestation
dans la notion de l’héritier, haeres d’après le droit romain. V haeres résumait et
continuait en lui la personnalité juridique du défunt : haeres sustinet personam
defuncti. Cependant, cette concentration des droits composant la personnalité
juridique du défunt dans un seul héritier, reçut une forte atteinte chez les
Romains eux-mêmes par l’admission de plusieurs cohéritiers, et elle n’a plus de
fondement dans les idées juridiques de nos jours, d’après lesquelles il ne faut
pas même nommer d’héritier pour faire un lestament valable.
( ISO )
restes de l’activité et de la sphère des relations du défunt, dont
nous parlions tout à l’heure. La destination naturelle des biens
délaissés par un propriétaire, à sa mort, est en général, de rester
affectés à ce qui survit au défunt, en conservant son souvenir.
Que l’héritage soit recueilli par les enfants ou bien par les proches
ou par les amis du défunt, cette diversité de rapports avec le dé-
funt ne modifie point le caractère commun à tous ces héritiers,
savoir, d’être des personnes appelées à la succession en vertu des
liaisons qui subsistèrent entre elles et le défunt et dans la desti-
nation même que celui-ci avait donnée à ses biens en leur faveur l.
Cette copropriété idéale que nous avons mise à côté de la pro-
priété physique pendant la vie de chaque homme, se manifeste
à sa mort et devient physique à son tour. Ainsi la succession, dans
les biens des défunts, subit la règle qui préside à la succession
des sphères individuelles en général : elle ne sort pas du cercle
des personnes que l’homme s’est associées dans sa propre sphère,
pendant sa vie.
Pour conserver un pareil caractère, la succession dans les biens
des défunts doit-elle être conçue comme étant réglée librement
par la volonté déclarée du défunt, ou bien comme découlant de
la loi positive?
On ne peut hésiter à répondre. Puisque la succession dans les
biens des défunts suit de sa nature l’ordre et le degré de leurs
affections, nul doute que la pensée de tout homme là-dessus ne
«
1 Le partage de la succession des défunts entre leurs amis, à défaut d’héri-
tiers dans la famille, n’est pas admis dans la plupart des législations. Si l’on
fait exception pour la succession mutuelle des époux, il y a là une maxime qui
n’a pu encore se faire jour dans la jurisprudence des nations civilisées ac-
tuelles. Cependant, l’on en trouve des applications dans des législations fort
éloignées de nous, dans le temps, dans les anciennes lois de l’Islande, par
exemple. D’après ces lois, nous dit Gans, ouv. cit. , t. IV, p. 1581 , lorsqu’un
étranger mourait en Islande, son compagnon était appelé à lui succéder; à
défaut du compagnon, la succession était déférée à celui qui était accoutumé
à dîner le plus souvent avec le défunt. À défaut de ces personnes mêmes, la
succession était déférée au capitaine du navire, à bord duquel l’étranger avait
atteint les cotes de l’Islande.
( 190 )
puisse être interprétée par personne aussi bien que par lui-même.
Une pareille succession est donc soumise à la volonté du défunt
exclusivement, et la loi peut tout au plus s’en mêler, à défaut
d’une déclaration de cette volonté et afin de la deviner en partie,
en suppléant au silence.
Arrêtons-nous ici. Ce que nous nous étions proposé d’analyser,
nous l’avons exposé dans ses traits les plus essentiels, savoir, l’in-
lime nature de cet ensemble de rapports que nous avons appelé du
nom de sphère individuelle et la manière dont influe dans cette
sphère le décès de celui qui en est le centre. Maintenant, nous
avons à tirer de ces prémisses une conclusion finale.
La succession dans les biens laissés par les défunts, avons-nous
dit, n’est point un phénomène isolé; mais avec la conservation
naturelle des traces soit morales, soit physiques, laissées par un
individu pendant sa vie au milieu cle ses semblables, elle contri-
bue à cet enchaînement des sphères d’activité des défunts avec
celles des survivants, qui est une loi sociale, et elle y contribue
précisément en suivant l’ordre même des rapports moraux qui
entouraient le défunt, d’après la déclaration de ce dernier. Or,
la succession dans les biens des défunts, suivant la volonté de ces
derniers, n’est-ce pas là le droit de succession proprement dit?
Par conséquent, on peut affirmer que ce droit est un des instru-
ments nécessaires de la succession des sphères individuelles, dont
nous avons expliqué le sens et la nature.
Et puisque , d’un côté , la succession des sphères individuelles
s’est montrée à nos yeux comme l’élément constitutif de cette suc-
cession de l’humanité qui a lieu à travers les siècles; puisque, d’un
autre coté, ce que nous avons vu rester de la sphère d’activité
d’un homme après sa mort, au delà du patrimoine qu’il peut avoir
laissé, se conserve tout à fait naturellement et de soi-même, nous
pouvons conclure, en signalant de préférence comme base éloi-
gnée de la succession de l’humanité le droit de succession, c’est-
à-dire le droit de disposer librement de son patrimoine pour le
cas du décès.
( 191 )
CHAPITRE VI.
RÉSUMÉ DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS. — ORIGINE DU DROIT
DE SUCCESSION.
Les considérations présentées jusqu’ici sur les différents points
du droit de succession, et les conclusions auxquelles nous sommes
parvenu, nous mettent en état de répondre à la question qui
forme le sujet essentiel de ce mémoire, la véritable origine du
droit de succession.
Ce droit nous paraît d’abord un élément inséparable de la pro-
priété, parfaitement homogène avec cette dernière, dont il par-
tage les raisons d’être et l’esprit. Nous l’avons vu ensuite profon-
dément enraciné dans le cœur de l’homme, être collectif dont
tous les droits découlent et à qui ils reviennent tous. Nous avons
constaté qu’il répond à ce mobile tout à fait spirituel qui pousse
l’homme à prolonger son souvenir après la vie. Enfin , le droit de
succession se montre à nous inséparable de cette succession de
l’humanité, embrassant tous les peuples et tous les âges, qui donne
le fond et le sens à l’histoire.
Il y a là deux puissants arguments en faveur du droit dont
nous parlons : sa nécessité pour l’individu , sa nécessité pour l’hu-
manité. En effet, on ne peut asseoir sur une base plus solide un
droit quelconque, qu’en mettant au jour les liaisons intimes qui
le rattachent au but de l’activité humaine, qui est tout à la fois
l’intérêt individuel, l’intérêt social et celui de l’humanité.
Cela étant, peut-on hésiter un instant à proclamer que le droit
de succession puise son origine dans la nature des choses? Car ce
•
qui est indispensable pour l’homme, pour l’humanité, peut-il ne
pas être réclamé aussi par la nature qui a fait ces deux choses, si
un tel mot n’est pas vide de sens? La législation ne crée donc pas
le droit de succession; elle ne fait que le respecter et le confirmer.
( 192 )
Elle n'est pas plus la créatrice du droit de succession qu’elle ne
l’est du droit de propriété ou du droit de personnalité , et en
général de la nature de l'homme.
CHAPITRE Vil.
DES DOCTRINES QUI NE RECONNAISSENT, DANS LE DROIT DE SUCCES-
SION, QU’üN ÉTABLISSEMENT DES LOIS POSITIVES.
Le procédé par lequel nous avons établi l’origine naturelle du
droit de succession nous autorise à ne rien craindre des théories
contraires qui n’ont admis le droit de succession que comme un
établissement ou une concession de la loi civile.
Ces théories, ainsi que nous l'avons constaté dans la deuxième
partie de ce mémoire, s’appuient sur une notion de la nature
humaine qui était loin d’être exacte. L’homme n’y est envisagé
que comme un individu, doué de volonté et de force physique.
Dès lors, les rapports du droit avec les sentiments et les pen-
chants naturels du cœur humain n’y ont plus d’influence; on
n’y tient compte que de ce qu’un individu peut entreprendre sur
les objets extérieurs dans l’état de nature. Le défaut d une pareille
appréciation du droit et de la nature humaine est évident. C’est
par une méthode précisément contraire, c’est en rapprochant le
droit de succession des cotés intimes du cœur humain, soit en
l’étudiant isolément, soit en l’envisageant comme une suite du
droit de propriété que nous sommes parvenus à notre théorie. Par
conséquent, les anciennes doctrines sur l’origine civile du droit de
succession n’ont aucune prise sur ce qui a été démontré jus-
qu’ici, elles ne peuvent pas contenir pour nous de sérieuses ob-
jections.
Il est curieux d’observer que pas un des anciens écrivains delà
( 193 )
philosophie du droit, qui refusèrent au droit de succession tout
fondement dans la nature des choses, ne s’avisa néanmoins d’en
conseiller l’abolition aux législateurs. Au contraire, ils s’accor-
dèrent à le déclarer un établissement de la loi civile, appuyé sur
de fortes raisons de convenance et d’utilité. Il arriva de la sorte,
ainsi qu’il a été remarqué par M. Grandgagnnge, de l’Académie de
Belgique, dans un rapport lu en 1857 à la classe des lettres que
les arguments employés en faveur de l’établissement du droit de
succession, par les législations positives, ne différaient pas sou-
vent de ceux qu’allèguent d’autres écrivains pour en soutenir
l’origine naturelle. Il y avait là, en eifet, tout ensemble, une in-
conséquence et un pressentiment de la vraie doctrine. Car, si le
droit de succession ne tire pas son origine de la nature des choses,
comment peut-on admettre que le pouvoir social doive être tou-
jours et dans tous les pays entraîné à l’introduire? D'autre part,
on ne pouvait se refuser à l’idée que les intérêts réels de l’indi-
vidu et de la société doivent influer d’une manière décisive sur le
droit, en dépit même des artifices de la doctrine. Les écrivains,
dont nous parlons, étaient ici voisins de la vérité. Il aurait fallu
seulement, qu’au lieu d’accorder aux intérêts réels des hommes
une influence accessoire sur les législations, ils leur en eussent
accordé une essentielle et fondamentale. C’est ce que la philoso-
ph ic du droit de nos jours n’hésite plus à faire, et ce qui la distin-
gue profondément de l’ancienne 2.
1 II m’a paru, dit M. Grand gagnage, que les raisons qu’ils donnent pour
» prouver que le législateur a bien fait d'instituer ee droit, sont, pour ainsi
« dire , les mêmes que celles proposées par les partisans de l’opinion contraire ,
» pour prouver que le droit de propriété (et, par suite, le droit de succession)
« est de droit naturel.» (Rapport lu à l’Académie de Belgique, Bulletin,
série , 1. 11, n° 5.)
2 Voir Troplong, Des donations et des testaments, chap. Ier.
i ô
Tome XIL
( 194 )
CHAPITRE VIII.
LE DROIT DE SUCCESSION ET LÀ PRATIQUE.
Si, en général, les questions que présente l’orga-
nisation de la société ne peuvent être résolues à
l’aide d’un principe unique, exclusif, cela est émi-
nemment vrai de la loi de succession.
(P. Rossi, Cours d’économ. polit.)
Sur lé point des successions, comme sur bien d’au-
Ires, il faut éviter toute doctrine trop absolue, et
toutes lès discussions sur ce point doivent conduire
à ce résultat définitif, que les successions sont du
droit naturel, qu’elles se règlent par le droit civil,
et qu’elles se lient en quelque part avec le droit
politique.
(Discours du baron Pasquier à la
Chambre des Pairs. Séance du 6
avril 1826. Voyez Moniteur de cette
ï année.)
Dans le chapitre précédent, nous avons formulé notre réponse
à la question qui fait l’objet de ce travail, en établissant que le
droit de succession n’est pas une concession ni une création de la
loi civile, mais qu’il a de profondes racines dans la nature des
choses. Notre tâche est cependant encore loin d’étre accomplie;
il nous faut, au contraire, confirmer cette doctrine en l’étudiant
par rapport aux différents points du droit de succession envi-
sagé sous le rapport pratique. Car, puisque tout droit n’est pas
seulement un attribut subjectif de l’homme, mais qu’il est aussi
un phénomène ayant trait à des intérêts bien différents et plus
ou moins importants dans la vie sociale, la démonstration en reste
imparfaite, aussi longtemps qu’on ne détruit pas tout soupçon
d’incompatibilité entre les motifs qui le réclament et les intérêts
qu’il pourrait blesser réellement. Cela est même plus évident pour
le droit de succession que pour tous les autres , qui n’ont pas une
influence aussi directe et aussi durable sur la distribution des
richesses dans la société. Ainsi, c’est de l’exercice du droit de suc-
cession ou de tous les différents rapports pratiques dont il peut et
dont il doit subir l’influence, qu’il nous reste à nous occuper.
( 195 )
Quels sont ces rapports?
Le droit de succession en exercice ne peut pas constituer à
harmonique de ce droit et des autres principes auxquels nul tes-
tateur ne peut se soustraire. Pour apercevoir ces principes, il suffit
de jeter un regard sur le système héréditaire qui prévaut dans
les législations.
En établissant des bornes à la liberté absolue du droit de suc-
cession, les lois n’ont en vue, en général, que deux espèces d’in-
térêts, savoir : ceux des familles et ceux de la société. La famille
et la société, voilà deux ordres de rapports qui ont toujours
réclamé l’intervention des lois, à côté de celle des individus, dans
le régime des successions. Tel est le sens de l’établissement des
légitimes d’un côté, et des interdictions plus ou moins absolues,
des fidéicommis et des substitutions de l’autre.
On ne se plaint parfois du régime des successions en vigueur,
que parce que l’on croit que l’on a trop ou trop peu accordé aux
intérêts de la famille ou à ceux de la société; par conséquent,
c’est de ces mêmes intérêts que nous devons nous enquérir en
étudiant le droit de succession dans ses effets pratiques.
( 196 )
CHAPITRE IX.
LE DROIT DE SUCCESSION ET LA FAMILLE.
« Es ist nicht bloss dcr Gedankc an die Fumilie
sondern aucli das lîedürfniss reehtlicher Ordnung
und Garantie ueberhaupt, welclies aufjenen Ueber-
gang der Güter auf den Erbcn hinführt, dev dalicr
aueli in andcrer analogen Fâllen eingeselzt worden
ist. »
(Puchta , Cursus dcr Institut , voi. 2,
p. 597. Lips., 1857.)
(.a loi naturelle ordonne aux pères de nourrir
leurs enfants, niais elle n'oblige pas de les faire
héritiers.
(Montesquieu, Esprit des lois, 1. 20,
eh. 6.)
La communauté de famille a joué, de tout temps, un rôle dans
le régime des successions, et nous avons vu d'abord, à l’époque
patriarcale, la succession des pères religieusement transmise à
leurs descendants. Le même phénomène, nous l’avons remarqué
au sein des premiers Etats fondés sur la victoire et sur l’oppres-
sion, lorsque les biens se transmettaient dans les familles de la
classe dominatrice, avec leurs privilèges politiques et d’après un
ordre artificiel. Enfin, lorsqu’un certain nivellement des classes
commença à s’introduire, nous avons remarqué le droit de la
famille ne cédant que peu à peu au testament le champ amiable
de la succession, pendant qu’il subissait à son tour et de plus en
plus l'influence des affections naturelles. Cette dernière phase
historique embrasse l’époque moderne, et elle n'a fait qu’y dé-
ployer davantage ses traits caractéristiques, en aboutissant enfin
au système d’après lequel le droit de la famille n’est plus, dans
le régime héréditaire, qu’une exception au droit du testateur,
système adopté actuellement chez tous les peuples civilisés.
Ces différentes phases historiques ont eu chacune leurs causes
spéciales et leur propre caractère. Dans l’enfance de la société, la
conservation des biens au sein des familles répondait à l’absence,
( 197 )
très-naturelle alors, d’autres droits que ceux engendrés par la
naissance, et d’autres richesses que les terres occupées et cultivées
par chaque famille. Dans les premiers États , les terres étant deve-
nues la base d’une puissance et le siège d’une espece de souverai-
neté politique, leur transmission inaltérable dans les quelques
familles privilégiées ne fut plus autant exigée par des nécessités
matérielles, que par l’orgueil et par la loi de la stabilité de 1 État C
Après l’avénement du droit de succession, le principe de famille
cessa d’ètre le mobile artificiel du petit nombre; il s’élargit; il
trouva la source du droit dans le penchant naturel de tous les
hommes. C’est de nos jours que la succession de la famille en
concurrence avec la succession testamentaire mérite d’être exa-
minée de plus près.
La succession de la famille n’impose plus de borne au pouvoir
de tester, que pour une portion de l’héritage, qu’il n’est pas per-
mis au testateur d’enlever à ses plus proches parents, savoir à
ses fils et descendants, et à ses parents et ascendants. Cette por-
tion n’est pas la même dans toutes les législations, mais elle n’est
presque jamais telle, qu’elle efface chez le testateur le sentiment
de son droit de disposer. Un pareil système est en vigueur chez la
plupart des peuples civilisés, et en particulier chez presque tous
les peuples dont les législations se ressentent encore de l’in-
fluence du droit romain. Il a de profondes racines, non-seule-
ment dans les codes, mais aussi dans la conviction commune. On
sent encore dans la plus grande partie de l’Europe la force de eette
maxime du droit romain : Naturalis ratio, quasi lex quaedam
tacita, liberis parentum haer éditât em addicit, relut ad débitant
successionem eos vocando 2. C’est en vertu de ce principe que l’on
éprouve partout cette aversion contre les taxes héréditaires per-
çues dans les successions des fils à leurs parents, aversion dont
Pline3 signale déjà l’existence à son époque.
y u Les législateurs des familles prétendaient immobiliser le monde au profit
» de leur vanité. » Rossi, Cours d'économie poli tique , leçon 26.
2 L. 7 , D. de bonis damnatorum.
3 Vicesima reperta est , tributum tolerabile et facile haeredibus dumtaxat
extraneis, domesticis (/rave. Pline, Panegyr., 57, 40.
( 198 )
Cependant, à côté de ces phénomènes communs à la presque
totalité des peuples , il s’en rencontre aujourd'hui chez les plus
avancés dans la civilisation, en Angleterre et aux États-Unis, de
tout opposés, qui jouissent d’un égal appui dans l’opinion publi-
que. Dans ces pays, où le principe de famille est très-influent dans
les sentiments et les habitudes du peuple, il n’agit cependant pas
comme une borne légale à la liberté des dispositions testamen-
taires. Le droit de succession ne subit d’autres entraves cpie celles
de l’ordre et de la moralité publics , communes à toutes les ac-
tions humaines. C’est au testateur à choisir ses héritiers dans sa
propre famille ou en dehors d’elle. Pour ce qui concerne la confor-
mité de ces principes avec la conviction des peuples chez qui ils
sont en vigueur, nous nous reportons au témoignage de Benjamin
Franklin que nous avons invoqué dans la partie historique.
Après avoir saisi le rôle historique du principe de famille dans
les lois touchant le droit de succession, nous allons étudier Fin-
fluence qu’il mérite d’y exercer aujourd’hui, suivant les principes
de la philosophie du droit.
Dans ce but, il nous paraît nécessaire d’établir avant tout la
vraie nature morale et juridique de la famille en général.
La famille n’est pas simplement une affinité de sang entre des
personnes que la génération matérielle a fait descendre les unes
des autres, ou qui remontent par des générations collatérales à un
père commun; elle est bien plutôt une liaison tout intellectuelle et
morale entre ces mêmes personnes. Comme le mariage s’élève au-
dessus de la jonction matérielle des sexes, la famille aussi ne peut
pas être confondue avec la parenté matérielle établie par l’identité
du sang. Ce n’est pas dans le rapprochement du père, de la mère
et de leurs enfants, réclamant des aliments et une assistance affec-
tueuse, que gît la famille; ce n’est pas non plus dans cet échange
de sympathies instinctives entre des personnes qui se reconnais-
sent de la même souche, que la famille réside. Elle ne réside même
pas dans cette alliance de défense naturelle qui se formait dans
l’enfance de la société entre ceux qui, étant sortis de la même
4 Voir p. 368.
( 199 )
maison, avaient eu l’occasion de s’associer entre eux, avant de
devenir ennemis les uns des autres. L’essence de la famille con-
entre des personnes qui, provenant d’une même souche, adoptè-
rent ensuite le même nom. A cette communauté du nom s’ajoute
naturellement aussi le sentiment d’une communauté d’honneur,
d’une solidarité dans la considération des autres hommes; c’est là ,
suivant nous, le vrai principe, le véritable lien de la famille.
Deux phénomènes, que l’on rencontre dans la législation de
presque tous les peuples civilisés, témoignent d’une manière posi-
tive en faveur d’une pareille notion de la famille; savoir, l’infé-
riorité de la considération civile des enfants illégitimes par rapport
aux légitimes et l’adoption.
Qu’est-ce qui retranche les enfants naturels de la famille du
père, dans l’opinion publique, quand même le rapport de filiation
qui existe entre eux est reconnu, si ce n’est qu’ils ne portent pas
le nom de leurs pères? De même les enfants adoptifs, ne sont
égalés aux enfants naturels aux yeux du vulgaire, que parce qu’ils
obtiennent le nom de famille de ceux-ci.
En donnant pour hase à la communauté de la famille un senti-
ment d’honneur, notre intention n’est pas de diminuer l’impor-
tance de ce que l’on peut dire sur la famille envisagée comme un
foyer d’affections. Ce n’est pas nous qui méconnaîtrons cette sincé-
rité et cette intimité toute particulière aux affections de famille, les
seules qui remplissent notre âme sans la tromper, et tout ce qu’il
y a de providentiel dans ce perpétuel enchaînement des généra-
tions par des liens d’amour et de dévouement. Cependant nous
ferons observer que les affections de famille sont loin d’avoir une
nature unique, et une force tout à fait indépendante de conditions
extérieures, mais qu’elles se diversifient suivant les rapports des
personnes, et qu’elles ont aussi leurs variations et leurs phases.
Qui voudrait, en effet, mettre sur la même ligne l’amour que
l’homme porte à son épouse, et celui qu’il a pour ses enfants, et
ces deux amours avec l’affection fraternelle? En outre, on ne peut
confondre la tendresse des époux peu de temps après leur mariage
avec leur amitié, quelques lustres plus tard ; ni l’affection qu’on
( 200 )
a pour ses fils tant que durent les besoins et les soins de l’éduca-
tion, avec celle qu’on leur porte lorsqu’ils sont sortis de la famille,
pour se créer une sphère d’activité séparée. Certes , la Providence
elle-même devait sanctionner par des liaisons toutes spéciales ces
rapports de dépendance, ces besoins de secours et d’appui qu elle
avait établis entre les parents et leurs enfants jusqu’à un certain
âge. Il n’est pas même douteux, quant aux rapports de famille
en général, qu’il y a des circonstances où l’on peut être d’accord
avec cette proposition de Salluste : In amicitiis plus valere simi-
lüudinem morum quam adfinitatem. Au contraire, l’honneur de
la famille est un sentiment moins sujet à des variations et d’une
plus grande étendue que celui de l’affection, parce qu’il repose,
ainsi que nous avons dit, sur la communauté du nom, et qu’en
dernier résultat, il a ses racines dans l’amour-propre. Par tous
ces motifs, il nous a paru raisonnable de ne donner pour essence
au lien de la famille que la communauté d’honneur, résultant
naturellement de la communauté de nom.
Le caractère de la famille établi, voyons si l’on peut y puiser
des raisons suffisantes pour que la loi introduise une succession
de la famille bornant la liberté du droit de succession.
Établissons avant tout un principe de toute évidence : c’est que,
quel que soit le motif par lequel on admet une pareille succession,
ce motif doit être de nature à exercer un tel empire sur le cœur
et sur la volonté des hommes, qu’on ne puisse le méconnaître sans
violer l’ordre moral.
Cela posé, voyons d’abord si c’est en vue des affections de
famille qu’on peut approuver l’établissement des portions légi-
times, lesquelles, en effet, dans toutes les législations qui les
admettent, ne sont pas susceptibles d’une explication différente.
En général, les législations n’obligent les testateurs à laisser une
portion de leur héritage qu’à leurs enfants et descendants, et, à
défaut de ceux-ci, à leurs parents et ascendants. En excluant
ainsi d’un pareil bienfait les collatéraux de tous les degrés, les
législations reconnaissent en partie cette impuissance, dont nous
avons parlé plus haut, du lien de famille, pour établir à lui seul
et sans égard à d’autres circonstances, dos affections qui absorbent
( 201 )
les penchants et l’activité du cœur humain. Demandons-nous si ,
dans les bornes indiquées plus haut, l’établissement des légitimes
peut être approuvé du point de vue de la nature et de la force
des affections spéciales entre pères et fils, et réciproquement?
Nous avons déjà fait remarquer la différence qu’il y a entre
l’affection du père pour des enfants qui ont encore besoin de son
secours, soit moral, soit physique, et celle pour des enfants qui
sont tout à fait indépendants de lui.
Cette différence ne consiste pas autant dans la force et dans l’in-
timité de l’amour, qu’en ce que dans le premier cas celui-ci est
accompagné d’un sentiment de devoir, tandis que dans le second
il ne l’est plus. Ce point n’a pas besoin d’explication. Cela étant,
il nous paraît hors de doute , que tant que le devoir de l’éducation
de ses enfants n’est pas accompli, tant qu’ils ne sont pas en état de
se suffire à eux-mêmes, le père a certainement une obligation
naturelle et rigoureuse de léguer à ses enfants ou à ses descen-
dants en général, une partie de son patrimoine, et que la loi a le
droit à son tour de sanctionner ce devoir par l’établissement d’une
portion légitime en faveur de ces personnes. Mais quand les fds
ont déjà obtenu de leurs pères tout ce qu’il leur fallait pour se
suffire à eux-mêmes, nous ne voyons plus ni les devoirs, ni les
droits dont nous parlions tout à l’heure, et il nous est impossible
d’en découvrir les équivalents. En effet, pour les trouver, il fau-
drait les chercher dans l’empire des affections qui existent entre
ces fds et leurs pères; or, l’affection n’est -ce pas quelque chose
que la loi ne peut imposer, ou, pour mieux dire, ne doit-il pas
être libre dans tous les cas à l’homme de choisir les objets de
ses bienfaits, non-seulement en raison de ses affections, mais
aussi en raison d’autres circonstances qui peuvent entraîner des
préférences également décisives? N’csl-il pas injuste, par exem-
ple, qu’un père, après avoir dépensé la moitié de son patrimoine
pour 1 éducation et l’établissement de son fds, qui , maintenant,
n’a plus besoin de lui, ne puisse pas en mourant employer le reste
pour en faire autant au profit d’un enfant naturel, ou du fils
d’un de ses amis?
Ainsi nous concevons la justice et la nécessité même de fêta-
( 202 )
blissemcnt de portions légitimes de l’héritage du père en faveur
de celui ou de ceux de ses enfants et descendants qui, à sa mort,
n’ont pas encore obtenu tout ce qu’ils étaient en droit de lui de-
mander, mais hors de ce cas un pareil établissement nous paraît
injustifiable. Cependant, dans l’hypothèse qu’on vient de faire, le
droit qu’on reconnaîtrait aux fds ne serait pas autant une conces-
sion de la loi, que la confirmation et l’acquittement d’une dette
tout à fait naturelle, de sorte qu’en vertu de nos prémisses, il faut
désapprouver en général l’établissement des portions légitimes en
faveur des descendants, tel qu’il est envisagé dans les législations
qui l’admettent.
Nous aboutissons à la même conclusion quant aux portions
légitimes en faveur des ascendants sur l’héritage de leurs descen-
dants. Lorsqu’un homme meurt en laissant des parents ou des
ascendants qui ont besoin de secours, qu’il ait des ascendants ou
non, nous pensons qu’il doit être obligé par la loi de les admettre
dans son testament , d’autant plus qu’il faut supposer qu’il n’a pas
été sourd à la voix de la nature pendant sa vie; mais, dans tout
autre cas, une pareille obligation ne nous paraît pas moins injus-
tifiable que l’obligation imposée à un père d’avoir égard, dans
son testament, à des enfants ou à des descendants qui n’en ont
aucun besoin et par les mêmes motifs.
Par conséquent, les affections de famille ne sont pas à nos yeux
une raison suffisante pour y trouver des bornes légales au libre
exercice du droit de succession. Au lieu de ces bornes générales
nous jugerions bien plus raisonnable que l’on en introduisît de
spéciales en vue de besoins réels, et dans la mesure de ces be-
soins, et cela non-seulement en faveur des descendants et des
ascendants, mais aussi en faveur d’autres proches parents, tels,
par exemple , que les frères.
Au surplus, cette coutume générale et ancienne des portions
légitimes remonte à des temps où les affections de famille étaient
regardées comme absorbant tous les sentiments et toutes les pen-
sées de l’homme, de sorte que rien d’aussi sérieux ne paraissait
pouvoir en partager l’empire. Mais ce point de vue, qui convenait
très -bien à une période de l’humanité où les rapports entre les
( 205 )
hommes s’étendaient peu au delà de la communauté de famille,
n’est aujourd’hui que très -peu vraisemblable à cause de l’empire
d’habitudes tout à fait contraires. De nos jours, plus l’organisme
social d’une nation est actif, et plus l’individu est entraîné à se
considérer comme citoyen et à participer aux intérêts de la société
et de la patrie soit avant, soit pendant son mariage; celui-ci
impose de sérieux devoirs, mais loin de lui interdire en général
d’en contracter d’autres, il l’y rend même quelquefois apte et
mieux disposé. Cela étant, pourquoi ces idées et ces habitudes de
nos jours n’excrceraient-eîles pas sur les législations une influence
précisément contraire à celle qu’ont exercée les idées et les habi-
tudes d’autrefois?
Puisque les affections de famille ne sauraient plus aujourd’hui
être valablement invoquées à l’appui des limitations du droit de
tester, en faveur des plus proches parents, voyons si une pareille
justification est renfermée dans ce qui nous a paru être l’essence
du lien de famille; savoir, dans le principe de l’honneur de la
famille même.
Certes, la richesse n’est pas seulement un moyen de bien-être,
mais aussi une source de considération par l’indépendance qu’elle
procure et par le dévouement qu’elle concilie au riche de la part
de ceux qui dépendent de lui. Il suit de là que l’honneur des
familles, tout en ayant pour source essentielle les mérites per-
sonnels de leurs membres, n’est pas sans rapport aussi avec un
certain degré d’aisance, et que le partage des richesses laissées
par les défunts peut bien être regardé comme un moyen de con-
server et de rehausser la considération économique et, par suite,
le rang social des familles. Cette dernière proposition est vague;
examinons-îa dans ses applications.
Il est aisé de concevoir que lorsqu’un père, possesseur d’un
riche patrimoine, a des enfants dépourvus de biens propres, s’il
veut leur conserver le rang social de la famille, il lui est indis-
pensable de les nommer en tout ou en partie ses héritiers. Or, ce
résultat peut-il être soustrait à la libre détermination du père
même pour passer dans le domaine de la loi? Dans ce dernier cas,
l’établissement de portions légitimes ne serait-il pas autorisé?
( 204 )
Nous ne décidons rien. Si les affections de la famille ne s’im-
posent pas, le soin de l'honneur de la famille ne peut pas non
plus être imposé; car le sentiment de cet honneur ayant sa source ,
ainsi que nous l’avons dit, dans l’amour-propre, quoi de plus in-
time et de plus libre pour l’homme que ce dernier sentiment?
Que si le contraire devait être admis, ce ne serait pas de ce point
de vue que l’établissement des portions légitimes pourrait être
conçu, ni autorisé. Un pareil but n’exigerait un certain emploi
des biens laissés par le défunt que dans certains cas, tandis que
les portions légitimes se perçoivent au contraire de leur nature
sur tous les héritages sans exception.
Faisons une autre hypothèse. Supposons que, pour justifier
rétablissement des portions légitimes en faveur des proches pa-
rents légitimes, on allègue pour motif l’utilité de prévenir, en
général, la décadence des familles. Quiconque connaît un peu
l’histoire du droit, sait quel rôle important le principe de la con-
servation des familles a joué dans le système de la famille aux
siècles passés. Un pareil motif peut-il être regardé comme suffisant?
Nous n’avons qu’à interroger l'histoire du droit pour y puiser
une réponse négative; le principe de la conservation des familles,
pris au sérieux, conduit à l’institution des fidéieommis qui n’eu-
rent jamais d’autre but, ni ne furent jamais soutenus au fond par
d’autres raisons. Or, est-ce aujourd’hui que l’on pourrait encore
donner un souffle vital à de pareilles vieilleries, presque entière-
ment oubliées, et rétablir même sur des bases plus larges les succes-
sions privilégiées du moyen âge? Tout le monde répond que non.
D’ailleurs, la grande importance que l’on voudrait donner au
principe de l’honneur, jusqu’à en faire l’âme du régime économi-
que dans toutes les familles, n’est pas en accord avec les données
de la vie pratique. En effet, l’importance sociale qui accompagne
la richesse se vérifie précisément là où la masse des biens mérite
un tel nom, ce qui est loin d’être le cas de la majorité des citoyens.
Dans toutes les familles qui n’appartiennent pas quelque peu à
l’aristocratie de l’argent, les biens ne sont pas envisagés comme
une source de distinction , mais plutôt comme un instrument de
bien-être. Tandis que le premier de ces points de vue tend à les
( 205 )
faire conserver en tout ou en partie dans la descendance, le se-
cond , au contraire, les livre pleinement à la merci des possesseurs.
Par conséquent ce n’est pas plus du principe de l'honneur
de la famille, que de celui des affections de famille que l’on peut
tirer la justification de bornes à imposer au libre exercice du droit
de succession en général, et de l’établissement des portions légi-
times en particulier. Nous pouvons conclure maintenant que, de
quelque point de vue que l’on envisage la communauté de famille,
on ne peut rien y trouver contre la liberté du droit de succession.
CHAPITRE X.
DOCTRINES DE LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE.
La conclusion à laquelle nous sommes parvenu dans le précé-
dent chapitre est trop importante pour qu’elle ne mérite pas d’ëtre
confirmée par l’analyse des raisons alléguées à l’appui de l'opi-
nion contraire. C’est de la moderne philosophie allemande que
nous nous occuperons de préférence dans cette analyse.
Les philosophes allemands ne réclament en général une grande
influence pour le principe de famille dans le régime des succes-
sions, qu’en insistant sur une idée, que l’on trouve exprimée dans
la loi \\ des Pandectes : De lib. et posth. Cette loi dit : In suis
haeredibus evidcnlius apparet , continu ationem dominii eorum
perducere , ut titilla videatur hciereditas fuisse , quasi olim Jri
domini essent , qui etiam vivo pâtre quodammodo domini existi-
mantur Mugis libérant bonorum administrationem conse-
quunlur : hac ex causa , licet non sint haeredes institutif domini
suntj etc. Or, c’est précisément cette idée de la copropriété des
enfants avec leur père sur le patrimoine de ce dernier, qu’on
( “200 )
donne aujourd’hui encore en Allemagne pour explication et pour
appui de lctahlissement des portions légitimes.
Voici un passage de Hegel qui le prouve de la manière la plus
évidente : « La dissolution naturelle de la famille par le décès du
» père, dit-il, entraîne avec elle 1 hérédité par égard aux biens.
» Ce phénomène n’est autre chose, pour les membres de la famille,
» qui survivent, qu’un retour en possession de leur propre chef,
» des biens qui étaient auparavant communs à eux tous; il devient
» de moins en moins manifeste, plus on s’éloigne de la souche de
» la famille, dans les degrés de parenté, et à mesure que le senti-
» ment de l’unité s’évanouit par la formation de nouveaux ma-
» riages à côté des précédents h »
Cette doctrine hégélienne a été adoptée au fond par le profes-
seur Stahl, ainsi que nous l’avons déjà signalé dans la deuxième
partie de ce mémoire. Seulement, l’attribution exclusive de l’héri-
tage à la famille , enseignée par Hegel comme la suite naturelle
d’une copropriété idéale entre père et fils, ayant aussi quelque
rapport, quoique éloigné, avec la volonté du père qui a fondé la
famille, Stahl utilisa ce dernier élément jusqu’alors inobservé de
la théorie de son maître, pour le concilier avec le droit de tester,
que Hegel n’admettait pas. Dans la succession de la famille, sui-
vant Hegel, il y a un testament implicite du père de famille. « Cette
» théorie, dit Stahl, a besoin d’être perfectionnée en ce que le
» lien substantiel qui unit le patrimoine à la famille renferme en
» même temps la volonté et le fait de celui dont la succession va
» s’ouvrir. Dès lors, la volonté et l’activité du propriétaire même
» peuvent être appelées jusqu’à un certain point le véritable prin-
» cipe qui détermine la succession. Ainsi, l’on peut faire grâce au
» testament et s’abstenir de la profonde antipathie témoignée par
» Hegel à son égard 1. »
Si l’on examine le point de vue général d’où la doctrine de la
famille découle suivant les Allemands, il faut avouer qu’il est très-
philosophique, car il consiste précisément à ne point apercevoir
dans la succession le champ d’une liberté toute formelle et qui
1 Grundlinien der Philosophie des Redits. § 178.
( 207 )
touche à l’arbitraire, niais à l’envisager au contraire, comme la
suite naturelle des penchants de l'homme et de la destination qu’il
a donnée à ses biens pendant toute sa vie. La loi pourrait imposer
à l’individu la nécessité de suivre ces penchants et cette destina-
tion, dès qu’elle aurait la certitude de les connaître, et il n’y
aurait là ni contrainte ni atteinte au droit de propriété. Voilà une
manière de concevoir le phénomène de la succession; nous en
avons déjà démontré la justesse, en l’adoptant pour démontrer le
droit de tester. Pourquoi les philosophes allemands n’y puisent-
ils pas cette même conclusion, ou ne l’y puisent -ils qu’avec
certaines réserves? C’est qu’ils n’admettent précisément d’autres
penchants naturels dans le cœur d’un homme que ceux qu’il nour-
rit envers ses enfants C’est là le point essentiel de leur doctrine.
Or, à l’aide de quels arguments démontrent-ils ce dernier point?
C’est en vain “que nous le leur demandons. Ils paraissent s’en
remettre là-dessus à l’évidence et aux habitudes de leur pays. Cela
étant, on a beau jeu de leur doctrine, et nous opposons à leur
silence tout ce que nous avons dit d’abord, dans les chapitres pré-
cédents, touchant les différentes phases que subissent les rapports
entre père et fils; ensuite, touchant la concurrence légitime qu’en
certains cas d’autres affections peuvent faire à celles de la famille;
et, enfin, touchant ce qu’il y a d’essentiel et d’accidentel de nos
jours dans le caractère de la communauté et de la vie de famille.
1 Philos, du droit et de l’état , vol. 2, liv. 111, secl. 5, chap. 111, § 62.
( “208 )
CHAPITRE XI.
LE DROIT DE SUCCESSION ET LA SOCIÉTÉ.
Nous voici ail deuxième point de nos considérations sur le ré-
gime héréditaire; c’est-à-dire, aux rapports qui existent entre le
droit de succession et les intérêts sociaux. Cette étude est, on le
comprend, de la plus grande importance. En effet, tout droit, en
passant de la théorie à la réalité, subit une transformation essen-
tielle, en ce que son caractère individuel est remplacé alors par un
caractère social; il en résulte que les fondements naturels de ce
droit ne suffisent pas pour le faire respecter, tant qu’il n’a pas
été sanctionné par la loi de l’État, et mis en harmonie par elle
avec les intérêts généraux de la société. Celte étude offre d’autant
plus d’importance, que c’est précisément en se plaçant au point de
vue politique que l’on a révoqué en doute l’admissibilité des testa-
ments. On se rappelle ce qui a été enseigné par Aristote, Bodin,
Mably, Rousseau et d’autres anciens publicistes, touchant la pré-
tendue inlluence nuisible du droit de succession sur la distribution
des richesses, sur la conservation des familles et sur l’exploita-
tion des terres. Et, dans notre siècle, n’a-t-on pas dit que le droit
de succession est une des causes les plus puissantes d’inégalité
parmi les hommes?
Notre analyse des rapports du droit de succession avec les in-
térêts sociaux se divise en deux parties : l’une traitant d’aborcl
des intérêts qui ont trait à l’économie politique, l’autre de ceux
qui se rapportent à la politique proprement dite.
( 2G9 )
ARTICLE PREMIER.
LE DROIT DE SUCCESSION ET L’ÉCONOMIE POLITIQUE.
L’économie politique détermine la meilleure organisation du
droit de propriété, afin que, non-seulement quelques individus,
mais tous les citoyens puissent améliorer sans cesse leur condi-
tion matérielle et que ces améliorations ne soient pas seulement
l’œuvre d’efforts isolés, mais en partie aussi le résultat du système
social. C’est une science qui devait nécessairement rester lettre
close pour l’antiquilé où , loin de reconnaître à tous les hommes les
memes droits, on accordait des privilèges aux minorités. Cepen-
dant, aujourd’hui encore, elle est loin d’avoir atteint son but, et
c’est moins une science de direction , qu’une science d’observation ,
qui livre de précieuses découvertes soit sur les causes primitives
des phénomènes économiques et sur leur classification, soit sur
les lois qui les régissent, soit enfin sur les suites de leur influence
mutuelle. L’économie politique n’a fait qu’éclairer les conditions
les plus générales delà transformation économique vers laquelle la
société actuelle s’achemine. Tel est en particulier le sens de ces
deux grands principes, sur lesquels elle s’appuie, savoir d’abord
que l’on doit respecter dans tous les hommes la plus grande liberté
possible pour l’exploitation et l’emploi de leurs richesses, et en-
suite que le remède aux imperfections économiques du système
social résultera de cette même liberté, dont les harmonies sont
des harmonies économiques.
Or, c’est précisément du point de vue de ces principes fonda-
mentaux que l’on peut, suivant nous, justifier amplement le droit
de succession.
D’abord , puisque le grand instrument des progrès économiques
est la liberté individuelle , et que le droit de succession n’est
qu’une manifestation de cette liberté, ne paraît-il pas raisonnable
que l’économie politique ne puisse lui refuser son appui?
Tome XII. 14
( 210 )
En effet, la liberté dont l’économie politique nous décrit le
rôle providentiel, n’est pas cette liberté abstraite et formelle qui
consiste plutôt à ne rien laisser d’inerte qu’à agir d’après des
motifs suffisants. Elle est, au contraire, le pouvoir de faire con-
courir toutes les forces de l’homme à son perfectionnement in-
dividuel et à l’amélioration de son existence. Or, le droit de se
nommer un héritier nous parait trop profondément enraciné
dans les penchants naturels de l’homme, trop étroitement lié
avec ses plus nobles aspirations, pour que nous n’y apercevions
pas un acte de liberté, et une source féconde de véritables har-
monies économiques.
Nous rappellerons ici cette influence bienfaisante du droit de
succession sur l’activité de la production des richesses, dont nous
avons déjà dit quelques mots dans la première partie de cet
ouvrage. C’est par la certitude de rester maître et de pouvoir
disposer de ses biens jusqu’à la mort, que l’homme ne se relâ-
che jamais de son zèle dans l’augmentation de son patrimoine.
Nous citerons à ce sujet un beau passage du publiciste anglais,
W. Cobbett : « On ne peut pas s’attendre, dit-il , à ce qu’un homme
» s’attache avec une égale affection à des terres qui seront parta-
» gées après sa mort contre ses désirs, et à des terres qui passc-
» ront dans cette occasion à celui qu’il aura choisi pour son sue-
» cesseur. Dans le premier cas, s’il s’agit d’édifier une maison
» rurale, il ne la bâtira pas avec de grands soins, ni pour une
» grande durée; ses terres ne seront pas bien closes, ni soigneu-
» sèment cultivées. 11 ne s’adonnera pas à faire un bel et durable
)> enclos autour de son champ, ni à planter des arbres pour l’or-
» nement de sa maison, puisque toutes ces choses, qui sont
» des sources d’agrément et d’aisance, tomberaient au pouvoir
» d hommes qu’il n’aurait jamais connus , et dont il n’aurait par
» conséquent aucune raison de se soucier de son vivant *. »
Ces doctrines sont confirmées par les faits. C’est en Hollande,
nous assure Mac-Culloch, que l’on s’aperçoit de la favorable in-
fluence que cette pleine liberté, de disposer de ses biens, a sur
* Voyage en France , p. 169.
( -Il )
la prospérité économique du pays h Non moins bienfaisante, est
celle que ce fait exerce sur la distribution des richesses.
Tandis que la plupart des opérations économiques des hommes,
pendant leur vie, ont un but individuel et pour ainsi dire égoïste,
le droit de succession, au contraire, a une tendance philanthro-
pique, puisqu’il ne s’exerce pas d’ordinaire sans soulager les pau-
vres, ni sans répandre l’aisance là où elle fait défaut. Si l’inégalité
des biens parmi les hommes est un mal, la faculté de tester n’en
est certainement pas la source, mais le remède. C’est même un
remède beaucoup plus efficace que ce partage forcé des terres que
les politiques anciens ont proposé souvent et que certains publicis-
tes modernes voudraient faire revivre 1 2. En effet , un tel partage
ne saurait empêcher que le nombre des hommes, en augmentant,
ne surpasse celui des lots de terre , d’où résulteraient de nou-
veaux misérables, tandis que le droit de succession, en laissant
pour ainsi dire une porte toujours ouverte aux pauvres pour
améliorer leur condition , semble un moyen constant d’atténuer
des inconvénients qui se reproduisent toujours.
De fréquentes objections ont été soulevées contre le droit de
succession, au point de vue de son influence sur la division des
terres. On affirme que l’exercice de ce droit est une des princi-
pales causes du morcellement excessif du sol, qui est une entrave
à la prospérité agricole d’un pays. Voici un second sujet d’étude
très-important, touchant les rapports du droit de succession avec
l’économie politique.
Il faut reconnaître que le droit de succession peut devenir un
des plus fréquents motifs de la division et de la subdivision
des terres; car il entraîne de sa nature le fractionnement des
immeubles en plusieurs parties. Cependant il n’y a là qu’une
éventualité. Est-ce que cette éventualité doit se réaliser toujours?
Voilà le point décisif de la question. Nous allons l’examiner.
1 Treatise of the succession to property vacant by death.
2 Turbatur aequabilis agrorum divisio , quae in constituenda civitatc fada
est, cum cuique ab se alienare praedia sine modo licet, ac potissimum testa-
mentorum jure cuique concessa, (Bodin , De republ. , lib. 6.)
( 21 2 )
On a objecté plusieurs lois aux économistes que les progrès du
morcellement du sol sont partout loin de coïncider, en pratique,
avec les appréhensions de quelques théoriciens. C’est ce qui a été
constaté mille fois, en France notamment, après la consécration du
partage égal par le Code Napoléon l. En effet, dans leur crainte du
morcellement indéfini du sol, les économistes commencent par
admettre que le décès de tout père de famille, causant une divi-
sion de son patrimoine et par suite des immeubles de l’héritage
entre ses enfants, le progrès du morcellement doit nécessaire-
rement coïncider avec celui de la population; d’où ils calculent,
avec; une précision mathématique, l’instant où le sol, morcelé à
l’extrême, sera réduit en poussière. II y a bien, dans un pareil
procédé, une parfaite rigueur dans les corollaires que l’on tire du
principe fondamental; mais c’est précisément dans l’excessive
rigueur d’une telle déduction que gît le vice de la doctrine dont
nous parlons. En effet, les résultats de la vie pratique sont tou-
jours loin de coïncider avec les corollaires de la dialectique, et
l’on doit raisonnablement s’attendre à ce que les hommes s'ar-
rêtent sur la pente des suites nuisibles d’un principe quelconque,
lorsque leur intérêt l’exige. Le morcellement des terres est un
malheur réel pour la société et pour les individus, dit-on; eh bien ,
par ce même motif les hommes s’en apercevront, et ils mettront
tous leurs soins à suspendre les progrès qu’il ferait, si personne
ne s’en enquérait. A la vérité, les remèdes les plus efficaces qui
ont été apportés jusqu’ici au morcellement excessif des terres
proviennent des soins employés par les propriétaires eux-mêmes,
soit en le prévenant dans quelques cas, soit en rassemblant dans
un seul corps des terres séparées. Tantôt la vente des immeubles,
pour en partager le prix entre plusieurs personnes, au lieu de les
partager en nature avec moins d’avantage; tantôt l’association des
cultivateurs, afin de conserver le côté utile de la grande propriété
1 Dernièrement la question du morcellement du sol a été traitée au sein du
Corps législatif de France dans un discours de M. le comte La Tour, qui
n’a pas été exempt des anciennes appréhensions, mille lois déjà dissipées par
j es économistes. Voir le journal le Siècle du 22 juillet 1860.
( 215 )
par l'unitc de l’administration et de l’exploitation agricole l, voilà
les moyens employés le plus communément par les propriétaires
pour empêcher ou diminuer le fractionnement du sol, et ils suffi-
sent à nous préserver des craintes exagérées que des philosophes
trop abstraits voudraient nous inspirer.
Ces considérations s’appliquent parfaitement au droit de tester,
envisagé sous le point de vue qui nous occupe. Si ce droit, exercé
sans aucun égard pour ses conséquences pratiques, peut contri-
buer puissamment au morcellement indéfini des terres, il peut
aussi ne pas entraîner cette suite, si le testateur se le propose.
Or, cette dernière supposition est évidemment la seule raisonna-
ble, puisque les inconvénients du fractionnement excessif ne sont
pas moins nuisibles aux individus qu'à la société toute entière.
On conçoit aisément que tout testateur a les moyens d’établir le
partage de son patrimoine entre ses héritiers de manière que la
productivité des immeubles en souffre le moins possible.
Tantôt il aura soin que ces différents lots de terre soient sus-
ceptibles chacun d’une exploitation séparée; tantôt il assignera ses
immeubles et ses meubles à des successeurs différents; quelque-
fois même il ordonnera la vente des terres, pour que leur prix
soit partagé entre ses successeurs, au lieu de les partager en na-
ture, si ce dernier partage devait en diminuer la valeur. Sans
doute, tous ces expédients supposent la liberté du droit de succes-
sion, et en particulier l’abolition des portions légitimes qui en-
traîne presque nécessairement la division matérielle des héritages,
quelle que soit la nature des biens qui les composent. Cependant,
ces principes sont, à nos yeux, inséparables du droit de succes-
sion; de sorte qu’on ne peut admettre cc droit sans les reconnaître
aussi, tôt ou tard.
A l’aide de pareils expédients, et d’autres qu’on peut imaginer,
le droit de succession, loin d’entraîner nécessairement un mor-
1 Les avantages de ces associations ont été proclamés par M. Rossi ( Cours
d’écon. pol.) et par M. Dupuynode. (De la liberté du travail.) Cependant, il
faut tenir compte des objections de Mac-Culloch , dans son ouvrage cité ci-
dessus.
( 214 )
cellement excessif du sol? renferme, au contraire, un puissant
remède à ce mal. Plusieurs économistes Font déjà reconnu , entre
autres Mac-Culloch 1 et Rossi2. Ces derniers citent meme des faits
à l’appui de cette doctrine, en alléguant l’exemple des Normands,
chez qui, aujourd’hui encore, l’on s’accorde dans beaucoup de
familles à rétablir ce partage des successions de père en lils , qui
était jadis en usage dans ce pays, et qui était beaucoup plus favora-
ble à l’économie agricole que celui qu’a introduit le Code Napoléon.
Est-ce que des procédés analogues à celui qu’emploient les Nor-
mands ne pourraient pas être adoptés partout où l’on en aurait
besoin? Les lois elles-mêmes pourraient intervenir pour assurer
les résultats dans le partage des successions; car elles ne feraient
par là que garantir en même temps l’intérêt général et celui des
individus 3.
ARTICLE DEUXIÈME.
LE DROIT DE SUCCESSION ET LA POLITIQUE.
D’après le plan que nous avons adopté, nous devons actuele-
ment passer à Fexamcn des rapports qui existent entre le droit
de succession et la politique proprement dite. Commençons par
établir quel est le véritable objet de cette science.
Tandis que l’économie politique recherche le régime de la
richesse le plus profitable au bien-être général des citoyens, la
politique, dans son sens étroit, même lorsqu’elle s’enquiert de la
condition des citoyens, a pour but principal la conservation de
l’ordre public contre toutes les atteintes qui pourraient survenir,
soit du dehors soit de l’intérieur de l’Etat. Chaque Etat a sa consti-
1 Cours d’écon. pol.
2 Ouv. cit.
5 Quelques législations de l’Europe ont pris depuis longtemps de pareilles
mesures. Voir à ce sujet le Dictionnaire d’écon. polit, de Coquelin et Guillau-
min à l’article : Morcellement , par M. de Parieu,
( 215 )
tution, qui fixe le degré de puissance et d’influence de tous les
intérêts et de toutes les classes des citoyens dans la vie publique.
Or, comme il n’y a pas un côté de cette vie qui ne ressente l’in-
fluence du système politique en vigueur, et qui ne puisse à son
tour, en se développant d’une certaine manière , enfanter du dé-
t
sordre, il s’ensuit que l’Etat ou le gouvernement doit étendre
partout sa vigilance et ses soins pour empêcher ce dernier ré-
sultat. La science politique a pour mission essentielle d’étudier et
d’établir la nature, la portée, les bornes de ce pouvoir conser-
vateur de l’État.
Ceci admis, il paraît au premier abord que puisqu’il y a sur la
terre de si nombreuses et de si différentes constitutions politi-
ques, et que le point de départ d’une telle science est précisément
dans ces constitutions mêmes, chacune d’elles donne lieu à des
principes et à des doctrines propres, de sorte qu’il y a plutôt un
art qu’une véritable science du gouvernement. Ce point mérite
d’être éclairci.
Si la science du gouvernement consistait simplement à conser-
ver le système politique en vigueur, il va sans dire qu’une telle
science ne serait pas moins variable que les constitutions des États,
ou, pour mieux dire, qu’il y aurait moins une science qu’un art
de gouvernement. Mais la conservation de l’ordre politique, que
nous avons donnée pour objet à la science gouvernementale, ne
répond pas à un pareil programme; car pour atteindre un tel
but, il faut souvent plier les lois existantes aux exigences de la
civilisation et de l’époque, et c’est précisément à faire avec oppor-
tunité des transactions de ce genre que consiste la bonne direc-
tion des États. Or, les principes en vertu et au nom desquels les
constitutions politiques subissent de continuelles modifications,
sont loin, aujourd’hui surtout, d’être aussi différents suivant les
pays, que ces constitutions mêmes; il en est, au contraire, en
vertu de l’opinion publique, tenu compte plus ou moins, soit en
droit, soit en fait, par les gouvernements de tous les peuples,
et ils puisent même dans cette acceptation universelle leur plus
grande force. Que l’on songe, par exemple, à ces aphorismes du
libéralisme moderne qui ont fait le tour du monde : égalité de tous
( 210 )
les citoyens devant la loi, gouvernement représentatif, autonomie
communale, séparation de l’Église et de l’État, liberté de la con-
science et de la presse. Tous ces principes,' politiques de leur
nature et qui sont envisagés de la même manière chez tous les
peuples, peuvent certainement former le sujet de considérations
générales, et ce sont précisément eux, dont l’étude, soit d’un
point de vue théorique, soit par rapport aux circonstances au
milieu desquelles iis peuvent se produire, qui constituent la véri-
table science de la conservation de l’ordre public, la science po-
litique.
Revenons maintenant au sujet particulier de ce chapitre. Parmi
les aetes de la vie publique des citoyens, il faut ranger les dispo-
sitions qu’ils prennent louchant leur patrimoine : celles-ci sortent
de la sphère de leurs rapports individuels, de manière à influer
sur la condition d’un nombre plus ou moins grand d’autres
hommes. Cela n’est point difficile à admettre pour ceux qui se rap-
pellent, par exemple, le rôle politique joué par la propriété ter-
ritoriale à des époques où les maîtres du sol étaient aussi des
souverains plus ou moins absolus dont la domination s’exercait
sur les personnes qui l’habitaient. Or, le point de vue principal
sous lequel le droit de propriété peut, donner prise à des consi-
dérations politiques, est précisément celui de son exercice parle
testament, et c’est encore le spectacle du régime héréditaire aux
époques que l’on vient de rappeler, qui fait apercevoir du pre-
mier coup la vraisemblance de cette proposition.
On peut établir en général, que tant que le droit de succession
n’est pas employé pour introduire des établissements qui répu-
gnent aux principes fondamentaux d’une bonne organisation
sociale, la science politique, loin d’avoir rien à lui objecter, ne
s’en occupe même pas. Or, la nature du droit de succession
amène-t-elle nécessairement ou non quelque application de ce
genre dans son exercice? C’est ce qu’on se propose de rechercher
dans ce chapitre.
Pour donner un aspect concret à la question, il nous faut l’ap-
pliquer au pouvoir de tester qui consisterait à établir des substi-
tutions perpétuelles, sous quelque forme que ce fut. Nous ne
connaissons que cette voie par où le droit de succession se met-
trait en contradiction avec les principes fondamentaux de la
science politique moderne, et il n’est pas moins évident que le
pouvoir de tester peut s’exercer sous une telle forme, qu’il est
certain que cette forme répugne au caractère et aux intérêts ac-
tuels de la société. Nous nous demandons, par suite, s’il y a une
liaison essentielle, ou du moins très-étroite entre le pouvoir de
disposer de ses biens par testament, et celui de les transmettre à
un nombre indéfini d’héritiers, substitués les uns aux autres;
cetle question renferme, à nos yeux, le problème fondamental
qu’il s’agit de résoudre.
L’opinion suivant laquelle il serait essentiel à la liberté du droit
de succession, de pouvoir l’étendre jusqu’à ordonner des substi-
tutions perpétuelles, ne manque pas de partisans. Elle fut soute-
nue, par exemple, par maint orateur au sein des chambres fran-
çaises, en 1826, lors de la célèbre discussion sur le droit d’aînesse
et les substitutions. M. de Martignac, entre autres, affirmait en
cette occasion, que « le droit de disposer de ses biens est une
» faculté naturelle que la loi civile doit respecter, et que cette
» faculté est étroite, incomplète, insuffisante, si elle ne peut
» s’étendre au delà du premier qui en recueillera l’effet L » Exa-
minons cette doctrine.
Nous commençons par établir qu’un moyen infaillible pour
juger si le droit de substituer à perpétuité est ou non une suite
naturelle du droit de succession, réside certainement dans la pos-
sibilité d’apercevoir dans le premier ce caractère de droit privé
qui caractérise évidemment le second. Cela posé, nous allons ré-
soudre notre question à l’aide de ce moyen.
Quel est le caractère essentiel de tout droit privé en général?
C’est, suivant nous, que son exercice revienne à l’avantage de
quelqu’un, soit de celui à qui il appartient, soit d’une autre per-
sonne ayant des rapports avec le premier. Car, en disposant de
ses biens, l’homme se propose, ou son propre avantage, ou celui
de scs parents ou de ses amis, ou celui d’une personne à la
1 Séance du 50 mai 1850. Voir le Moniteur de la meme année.
( 218 )
quelle il tient par quelque lien moral. Lorsqu’il fait usage de ses
droits, sans qu’on puisse lui attribuer aucun but de cette nature,
ni manifeste, ni caché, et qu’il n’agit pas cependant en insensé,
il faut absolument que ses desseins rentrent dans la splière de la
vie publique, qu’ils aient un objet dont une loi pourrait aussi bien
s’emparer. Dès lors, l’individu ne se tient plus dans le domaine
du droit privé, l’application qu’il fait de son droit n’est ni régulière
ni naturelle, et elle ne peut avoir de suite que si les lois de l’Etat
le permettent, et en vertu de cette permission seulement.
Essayons maintenant d’appliquer cette doctrine aux substitu-
tions perpétuelles.
Nous ne craignons pas de nous tromper en affirmant sans hési-
tation, que le droit de substituer des héritiers à perpétuité est, en
général, tout à fait dépourvu des traits caractéristiques des droits
privés. Certes, dans toute disposition testamentaire, et par suite
dans une substitution perpétuelle, ce n’est pas son propre in-
térêt, mais celui des autres, celui de ses héritiers, que le testa-
teur se propose. Cependant ce caractère ne paraît pas dans toute la
suite des héritiers appelés à une substitution perpétuelle, comme
il paraît chez les héritiers nommés dans une simple disposition
testamentaire. En effet, quel intérêt peut-on avoir au bien-être
de successeurs dont la presque totalité est nécessairement incon-
nue, dont on ne sait ni le nom, ni le nombre, et, plus encore,
dont on ne peut même prévoir l’existence, lorsqu’on veut néan-
moins disposer en leur faveur? Il peut se faire qu’à l’époque de
cette disposition plusieurs d’entre les substitués existent déjà et
qu’ils soient connus du testateur; cependant, dans ce cas même,
les personnes connues disparaissent tout à fait devant le nombre
indéfini et incomparablement plus grand de celles qui ne le
sont pas. Ce ne peut donc être en vue d’un intérêt individuel
quelconque qu’on voudrait faire une substitution perpétuelle;
il manque absolument à cet établissement le caractère d’un droit
privé; il envahit le domaine du droit public, et ce n’est pas
aux particuliers à se le permettre, mais aux lois à le tolérer ou à
le défendre.
Cette conclusion est confirmée par la nature du but que se pro-
( 219 )
posaient communément les testateurs en se substituant des héri-
tiers à l’infini, alors que ces dispositions étaient plus fréquentes
qu’aujourd’hui. Le but était alors de perpétuer le nom de la fa-
mille , d’en conserver l’éclat et la considération sociale par les
mêmes moyens qui les avaient fait acquérir. Or, n’est -il pas
évident que cela dépasse la sphère des intérêts privés, et prend
plutôt un caractère politique? N'est-ce pas à la politique, à
l’État avant tout, de décider s’il est bien ou mal que les riches-
ses et 1 importance sociale restent perpétuellement au sein de
quelques familles, au lieu de passer des unes aux autres, sui-
vant cette loi de mobilité et de mutabilité qui est une des formes
du progrès?
Puisque le droit de substituer des héritiers à perpétuité n’est
pas de sa nature un droit privé, il ne peut certainement être une
suite naturelle du droit de succession, qui est doué de ce carac-
tère. Et si cela est, tout fondement vient à manquer à l’unique
objection que l’on pourrait être tenté de faire au droit de succes-
sion, au point de vue de la politique. Par conséquent, nous pou-
vons conclure qu’entre cette science et un pareil droit il y a
des rapports immédiats, que la liberté des testaments ne s’accorde
pas moins avec la science du gouvernement qu’avec celle de la
production et de la distribution des richesses.
Jusqu’ici nous avons considéré les rapports de la science du
gouvernement avec le principe du droit de succession en général.
Ce point de vue une fois admis , il reste encore à assujettir à des
considérations analogues l’exercice de ce droit, ou , en d’autres
termes, les formes du testament. Pour sauvegarder les intérêts
généraux de la société, il ne suffit pas à la politique de décider
si telle ou telle action des particuliers doit être admise; elle
doit aussi régler les actions licites de manière qu’elles attei-
gnent toujours leur véritable but. C’est la politique qui impose
aux contrats certaines formes qui sont autant de garanties de
la bonne foi des contractants; les formes des testaments n’ont
ni une source ni un but différents. La loi a même d'autant
plus de motifs d’entourer les testaments de formalités de cette
nature, que l’accomplissement de ces actes, ainsi que nous le
( 220 )
verrons dans la suite, repose essentiellement sur la garantie et
sur l’intervention sociale.
Les formalités du testament ne peuvent plus avoir aujourd’hui
le but qu’elles avaient dans le plus ancien droit romain, savoir de
lui imprimer un caractère solennel; car le testament est aujour-
d’hui simplement un acte administratif du patrimoine, et non
pas l’exercice d’une faculté accordée par le droit public au père
de famille, tel qu’il était dans l’ancienne constitution de Home.
Cependant, comme on ne peut nier que le testament ne soit
un acte d’administration sut generis , on doit admettre qu’il lui
faut aussi des formalités spéciales. H y a deux circonstances par-
ticulières au testament, qui portent à lui imposer ces formali-
tés : d’un côté, il doit être libre à chacun de faire et de changer
à tout instant ses dispositions testamentaires; d’un autre côté, on
ne peut empêcher que l’on teste pendant la dernière maladie. La
première de ces circonstances conseille l’autorisation d’une espèce
de testament où le seul testateur fonctionne, mais telle aussi que
les preuves de la volonté du testateur soient les plus sûres et les
plus complètes possibles; la seconde circonstance amène l’admis-
sion d’autres espèces de testament, où l’activité du testateur
peut concourir avec celle d’autres personnes, mais de manière
qu’on prévienne avec d’autant plus de soin les manœuvres frau-
duleuses de ces tierces personnes, alors que le testateur est na-
turellement plus exposé par l’effet de la maladie.
La réalisation de ces deux corollaires n’est pas difficile à attein-
dre. Quant au premier, son application la plus parfaite est évi-
demment le testament olographe. Ce testament, écrit entièrement
par le testateur, offre, dans cette circonstance, une preuve et
une garantie suffisante de la vérité de son contenu. ïl n’exige en
même temps d’autre intervention que celle du testateur, et par
cela on peut le faire et le refaire à tout instant. Un pareil testa-
ment est, suivant nous, l’instrument le plus logique et le plus
fidèle du droit de succession, et c’est une grave lésion du droit
privé que de l’interdire. Le Code Napoléon, et la plupart des au-
tres codes faits d’après ce modèle, l’admettent; il avait été rayé
du Code de Sardaigne, mais il a déjà reparu dans le projet du
nouveau Code civil italien.
( aâi )
Quant aux formalités à observer dans le testament 1 ait lors
d'une dernière maladie, il est impossible de les établir à priori.
On peut satisfaire très-différemment aux exigences de ces sortes de
testaments. Cependant, pour résumer en quelque sorte nos idées,
nous dirons que les espèces de testament admises par le Code
Napoléon, nous paraissent convenir parfaitement. Nous ne pou-
vons approuver, au contraire , le système adopté par quelques
législations, de déclarer nuis les testaments qui seraient faits peu
de jours avant le décès, à la suite d’une longue maladie. Celte
mesure est injuste et tyrannique ; quoique, en effet, il ne soit
nullement conforme à la nature du testament qu'on le fasse au
terme de la vie, il est cependant naturel à l’homme de ne procé-
der qu’à regret à un acte qui fixe sérieusement sa pensée sur
l’idée de la mort, et, par suite, de le différer plutôt que de l’ac-
célérer; en outre, ce n’est pas l’effet de toute maladie mortelle
d’ôter aux derniers jours cette lucidité d’esprit qui est nécessaire
pour tester valablement; on doit vérifier plutôt dans chaque cas
quelle a été l’influence de la dernière maladie sur les facultés
mentales du testateur.
11 va sans dire, du reste, que l’opportunité de telle ou telle
forme de testament reconnue par la loi, pour telle ou telle situa-
tion du testateur, ne peut être un obstacle à choisir entre ces
formes, lorsque le testateur se trouve dans une situation tout à
<*
fait normale. C’est pourquoi les législations rangent les formes
communes de testament les unes après les autres, en en remettant
le choix aux nécessités et à la jurisprudence.
Comme conclusion, il nous paraît qu'une sage politique ne peut
refuser son approbation aux règles sur les formes du testament
adoptées par le Code Napoléon.
( 2*22 )
CHAPITRE XII.
CONCLUSION DES CHAPITRES PRÉCÉDENTS.
L’examen auquel nous nous sommes livré dans les deux der-
niers chapitres ont abouti à des résultats favorables au droit de
succession. Nous avons vu que le libre exercice de ce droit n’est
pas incompatible avec les intérêts des familles, et que l’on ne sau-
rait même puiser dans l’organisation de la famille des motifs rai-
sonnables pour en restreindre l’usage. Nous avons vu aussi que
les intérêts économiques de la société ne fournissent pas d’argu-
ments contraires à l'admission du droit de tester, puisque ce droit
exerce, au contraire , une influence très-favorable sur la produc-
tion et sur la distribution des richesses. Enfin , nous avons
reconnu que le droit de succession ne présente aucun côté dan-
gereux sous le rapport des doctrines politiques, et que les incon-
vénients de ce genre, dont on voudrait voir la source dans la
liberté de son exercice, peuvent être prévenus par les lois sans
porter atteinte à son essence. Maintenant, comme les rapports
du droit de succession, soit avec la famille, soit avec l’économie
nationale, soit enfin avec la politique, constituent l’ensemble
des rapports pratiques de ce droit, les précédents corollaires peu-
vent se résumer par cette conclusion générale : l’admission et la
liberté du droit de succession n’apportent aucun danger aux lois
et aux intérêts de la société. Un tel droit est en même temps con-
forme à l’intérêt individuel et à l’intérêt général; il mérite par
conséquent d’être considéré une fois de plus comme un droit
ayant sa source dans la nature des choses.
( m )
CHAPITRE XI IL
LE RÉGIME DES SUCCESSIONS.
La matière des successions a toujours occupé une place impor-
tante dans les codes. Il va sans dire cependant qu’en vertu de
cette admission simple et sans condition du droit de tester, que
nous venons de signaler comme le seul système digne de notre
époque, le régime des successions devrait nécessairement acquérir
une simplicité et un aspect tout à fait nouveaux. Ces innovations
exigent quelques considérations spéciales.
Ce n’est plus de nos jours qu’on peut trouver quelque sens à
cette idée de M. Laboulaye, que les lois de succession sont pour
les gouvernements le levier d'Archimède , dont on aurait trouvé
le point d’appui b Aujourd’hui , ce ne sont plus les lois qui règlent
le sort des biens des particuliers, mais les particuliers eux-mêmes
qui disposent de leurs biens; ce n’est plus 1 intérêt de l’État, ni
celui des familles, ayant à son tour un caractère politique, qui
maîtrise la propriété, mais l’intérêt individuel sous la seule in-
fluence de la liberté. Le rôle des législateurs en cette matière est
1 Laboulaye, Histoire de la propriété foncière en Occident, 1. 4, chap. VIII ,
pp. 190-191. Une preuve frappante que les législateurs peuvent agir sur les
successions par des lois arbitraires, nous est fournie par l’événement sui-
vant, que nous lisons dans V Histoire d’ Angleterre de David Hume (liv. VII).
Lorsque les ministres de la reine Anne, voyant les catholiques irlandais appe-
ler de leurs vœux le lîls du dernier roi, cherchèrent un moyen d’affaiblir leur
force, ils n’en trouvèrent pas de plus efficace que d’établir pour eux le partage
égal des biens, en interdisant aux pères la faculté de tester, tandis que les
Irlandais protestants restaient en possession du droit d’aînesse, des substitu-
tions et des testaments. En moins de trois générations on vit l’Irlande catho-
lique, appauvrie et dispersée, succomber sous le fardeau d’une population
d’autant plus misérable qu’elle allait s’augmentant.
( 224 )
déjà extraordinairement restreint dans la plupart des codes en
vigueur, si on les compare avec les lois du siècle passé, et l’on
ne peut pas douter que cette révolution ne fasse tôt ou tard dis-
paraître les traces qui restent encore de l’ancien système, des
légitimes, par exemple. Que ce soit un bien ou un mal , cet empire
toujours plus absolu de l’initiative individuelle sur toute institu-
tion organique de la société, n’en est pas moins un des caractères
saillants de notre époque et constitue une tendance que les lois
ne peuvent pas contenir.
Ce que la loi doit faire aujourd’hui en présence de la liberté du
droit de succession en particulier, ne peut consister qu’à reconnaî-
tre cette liberté comme maxime fondamentale et comme règle, et
à ne lui apporter d’autres limites que celles qui sont réclamées par
les intérêts sociaux, sans blesser la liberté intrinsèque du droit
de succession. Ces limites se réduisent, d’après les doctrines pré-
cédemment établies, à l’affectation d’une certaine quotité de cha-
que héritage aux besoins des enfants ou d’autres proches parents
du défunt, à l’interdiction de certaines manières de disposer par
testament, telles que les substitutions fidéicommissaires, et à cer-
taines formalités du testament. La loi des successions ne devrait
renfermer rien de plus pour le cas le plus commun, savoir, la
transmission d’héritage par disposition testamentaire.
Or le régime des successions ne concerne pas seulement les cas
de transmission testamentaire, mais il doit tenir compte d’autres
cas encore, qui tout en ne s’appuyant sur aucune nécessité théo-
rique, sont néanmoins fréquents dans la pratique et que la loi seule
peut régler : tels sont les cas de défaut de testament ou de suc-
cession ab intestat. En présence de ce fait, toute législation, où
les successions se défèrent au moyen du testament, obéit natu-
rellement à la pensée que le défunt n’a pas testé par la seule
impossibilité physique de le faire, qu’il y a donc là une priva-
tion, et meme une privation pénible, dont l’État ne doit jamais
profiter pour s’enrichir. Dès lors le règlement des successions
ab intestat se présente comme réclamant les soins des législa-
teurs, de façon à être mis en harmonie 'avec les principes qui
président à la succession testamentaire. Il constitue la seconde
( ±2 5 )
partie du régime des successions. Tâchons d’en établir les idées
fondamentales.
Il y a une doctrine très-répandue parmi les écrivains de la phi-
losophie du droit, et qui remonte jusqu’aux jurisconsultes de
l’école du droit naturel, d’après laquelle la succession ab intestat
n'est qu’un testament présumé , c’est-à-dire qu’elle repose sur ce
qu’on peut supposer que le défunt aurait établi dans son testa-
ment, s’il avait pu le faire. Cette doctrine, pour être ancienne, et
surtout pour avoir son origine dans les théories du droit naturel,
ne nous paraît ni surannée ni inconciliable avec les convictions
juridiques de nos jours. Au contraire, nous y apercevons le point
de vue le plus juste d’où la succession ab intestat doit être envisa-
gée, depuis que la règle de la transmission successorale a cessé de
résider dans la loi pour se placer dans la volonté des propriétaires.
En effet, si le testament est un droit précieux pour tous les
citoyens, un droit que la loi reconnaît et qu’elle ne croit borner
qu’en apparence, en lui donnant pour limite ce qu’on appelle les
droits du sang, quoi de plus logique, que d’admettre que le ha-
sard seul ne doit pas décider entre l’exercice d’un tel droit cl la
confiscation au profit de l’Etat du patrimoine du défunt? Ce n’est
souvent que par hasard qu’un défunt n’a pas laissé de testament:
mais si une perte fortuite de droits est un phénomène assez ordi-
naire dans la vie des hommes, on ne saurait dire la même chose
quant à la perte fortuite du seul droit qui survive à l’homme après
son décès, surtout lorsque cette perte ne profiterait qu’à l’Etat,
qui n’a aucune part dans toutes les autres pertes de ce genre. On
dit qu’il est du devoir de la loi d’aider le citoyen dans la mani-
festation légitime de sa volonté; quoi de plus contraire à ce
principe, que d’autoriser la loi à faire un emploi arbitraire du
patrimoine d’un défunt, qui n’en a pas disposé par testament
parce qu’il n’a pu le faire? Mais si l’on veut échapper à l’absurde
d’une pareille confiscation, il n’est d’autre moyen que d’admettre
que la loi se chargera elle-même de remplacer la disposition tes-
tamentaire qui n’a pu avoir lieu, en faisant des biens délaissés
par le défunt l’usage le plus conforme à ses intentions probables.
C’est ce qu’on entend depuis longtemps parmi les jurisconsultes,
Tome XII. 15
( 220 )
lorsqu'ils disent que la succession ab intestat n est qu’un testa-
ment présumé.
D’après cette doctrine, la tranmisssion des héritages ab intestat
par l’intermédiaire de la loi, ne peut arriver que d’après les prin-
cipes philosophiques qui président à l’exercice du droit de succes-
sion en général, et dont nous avons démontré que le testateur
lui -meme subit l'influence. La succession ab intestat n’appartient
pas moins que la succession testamentaire au domaine du droit de
succession, et il n’y a d’autre différence entre l’une et l’autre que
dans l’interprétation des intentions du défunt et dans la latitude
nécessairement plus grande quant aux choix des successeurs.
Notre intention ne pourrait être de tracer ici un plan complet
de succession ab intestat. Nous nous bornerons à exposer quel-
ques vues générales sur le meilleur système à suivre, et sur celui
qui est en vigueur dans la plupart des codes civils de l’Europe.
Nous avons démontré que le droit de succession s’exerce d’après
les sentiments moraux qui ont présidé à la vie de l’homme. 11 va
sans dire que le plus sûr interprète de ces sentiments, c’est l’in-
dividu lui-même, et que la loi en voulant tenir compte de ces
sentiments dans un régime successoral, doit se borner à recon-
naître ceux qui se manifestent le plus facilement d’après la nature
de l’homme. Or, les sentiments de cette espèce sont évidemment
ceux qui ont leur source dans les liens du sang et dans les rap-
ports de la famille. C’est donc à ces liens et à ces rapports qu’il
faut avoir égard dans tout pian raisonnable de succession légitime.
A ce point de vue on ne peut pas blâmer le caractère général
de la succession ab intestat dans la plupart des codes civils de
l’Europe; car ils n’v appellent que les parents du défunt, les uns
après les autres, en raison de leur proximité, et ils n’admettent
pas d’étrangers en concurrence avec les parents. Ces maximes sont
justes; ce n’est que dans la manière dont on les applique qu’on
peut signaler certains défauts de justesse. Voici les principales
remarques que ces applications nous semblent motiver.
Le traitement des enfants naturels, dans la succession ab intes-
tat, n’est pas encore dans les législations assez conforme aux
inspirations de la nature. Il n’est pas besoin de démontrer que les
( 227 )
codes, où les enfants naturels ne peuvent concourir avec les en-
fants légitimes dans la succession de leurs pères, se ressentent
encore de cette différence entre le droit naturel et le droit civil,
laquelle avait un sens dans la constitution romaine, mais qui ne
peut plus en avoir dans la civilisation moderne, surtout lorsqu’elle
froisse aussi directement les principes de l’humanité. Heureuse-
ment que les codes entachés d’un pareil défaut sont aujourd’hui
peu nombreux, mais il en est cependant plusieurs où des traces
moins fortes des maximes romaines subsistent encore. Tels sont
ceux qui n’admettent la concurrence des enfants naturels avec
les enfants légitimes, dans la succession du père, que pour une
faible part. Le code Napoléon et tous les autres codes issus de
cette source, sont de ce nombre. Le vice d’une pareille disposi-
tion est évident. Les enfants naturels, reconnus par leur père,
ont-ils moins besoin que les enfants légitimes de moyens de sub-
sistance? Y a-t-il dans les circonstances de leur naissance de rai-
sonnables motifs d’indignité? Enfin dans quel but accorde-t-on
aux enfants l’héritage paternel, si ce n’est pour subvenir à leur
existence? A toutes ces demandes, on doit répondre : pourquoi
les législations ne se bâtent-elles pas de s’accorder ici avec le bon
sens commun?
D’une autre part, un vice radical existe aujourd’hui dans la
plupart des systèmes de succession ab intestat quant au traite-
ment de l’époux survivant. En général , on n’accorde à celui-ci
une part dans la succession de l’époux décédé, qu’à défaut d’au-
tres parents successibles; tel est le système du code Napoléon et
de la plupart des codes faits sur ce modèle. Peu de législations
accordent à l’époux survivant une part de l’héritage dans tous les
cas et en concurrence avec les enfants du défunt même; le code
civil d’Autriche et celui de Sardaigne sont toutefois de ce nom-
bre. Nous n’hésitons pas à accorder la préférence à ce dernier
système, d’après les principes qui doivent présider à la succession
ab intestat ; car si les biens doivent se transmettre des défunts
aux survivants en raison de l’affection, quel titre plus fort y a-t-il
à cette transmission que l’affection conjugale? Rousseau dit dans
ses Confessions y que l’homme n’est aimé par personne plus que
( 228 )
par sa femme, et il dit vrai ; la proposition réciproque ne l est pas
moins. Or, l’évidence de ces vérités a bien pu rester sans in-
fluence sur les législations anciennes, d’après Jescpielles la société
conjugale n’était qu’une source de privilèges pour le mari; mais
elle doit réagir sur les législations de nos jours, où le mariage est
une association de perfectionnement mutuel. La conscience de
nofre siècle est, à ce sujet, fidèlement interprétée dans cette pro-
position de Laboulaye, qui concerne particulièrement la femme :
« A une époque où le lien du sang et le rapport d'affection mu-
» tuelle dominent seuls dans la législation de la famille, la place
» de la femme est au premier, et non au dernier rang. »
Tels sont les principes que nous voulions établir quant à la
succession ab intestat , pour le cas le plus ordinaire, celui où le
défunt laisse après lui des parents successibles. Mais il est des
cas moins fréquents de leur nature et où, faute de testament, la
loi ne trouve pas même de parents successibles. Que faut-il faire
alors? Les législations n’ont jamais eu recours à d’autre expédient
qu'à celui de l'attribution de l’héritage au domaine public. Nous
protestons contre celte mesure, contraire aux principes qui doi-
vent régir la matière des successions. En effet, la loi, en accor-
dant la succession ab intestat aux proches parents du défunt,
s’il y en a, ne fait que suivre le mieux qu’elle peut le principe fon-
damental du droit successoral, qui veut que le choix des héritiers
ait lieu toujours d’après la préférence des affections. Or, ce prin-
cipe est-il limité pour la loi aux liens de famille, tandis qu’il ne
l’est pas, nous l’avons vu, pour le testateur lui-même? On doit
hésiter sans doute à l’affirmer, si l’on réfléchit que la préférence
pour les parents du défunt, dans la succession légitime, n’est que
le moyen le plus sùr de ne pas trop s’écarter des intentions pré-
sumées du défunt.
Nous pensons que lorsqu’il n’y a pas d’héritiers parmi les pa-
rents au degré successible, il faut les choisir parmi les amis connus
du défunt, et que ce principe serait justifiable en ce qu’il ten-
drait à restreindre les chances au lise de s’approprier les biens
des particuliers sans y être suffisamment autorisé par les prin-
cipes fondamentaux du droit successoral. La succession légitime
( 229 )
des amis est l’expression la plus pure de la maxime : que ee n’esf
que l'affection qui fait choisir les héritiers. Les parents eux-mêmes
ne succèdent ah intestat que comme des amis présumés du défunt;
à leur défaut, la conséquence logique exige qu’on les remplace
par d’autres personnes dont le lien d’affection avec le défunt ne
soit plus présumé, mais constaté régulièrement dans chaque cas
particulier.
II va sans dire que l’amitié dont on parle ici ne doit pas être
une de ces relations superficielles que l’on appelle trop légère-
ment d’un tel nom ; et il n’est pas moins sûr que la véritable amitié
a des traits distinctifs, sur lesquels on ne peut se méprendre,
lorsqu’il s’agit de les prouver. Sur ce point il n’est pas possible
d’établir des règles déterminées, et nous nous bornons à appe-
ler l’attention des lecteurs sur le principe en général. Il est en
étroite liaison avec notre doctrine du droit de succession; mais
si quelque influence lui était réservée sur l’avenir des législations,
ce ne sera sans doute qu’après des témoignages nombreux et
réitérés en sa faveur qu’il pourra l’obtenir.
Lorsque, ni parmi les parents, ni parmi les amis les plus intimes
du défunt, on ne peut trouver d’héritiers ab intestat, rien ne
paraît plus s’opposer à l’absorption de l’héritage vacant dans le
domaine de l’Etat. Celui-ci l’occuperait alors, non en vertu d’un
droit propre, mais précisément parce qu’aucun particulier n’y
aurait droit comme héritier. Cependant l’héritage, parvenu de la
sorte aux mains de l’État, ne devrait pas contribuer suivant nous,
pour ce qui excède le passif, à enrichir les finances publiques,
ainsi que cela arrive dans les législations actuelles. Comme le tes-
tament est essentiellement un acte de bienfaisance, il paraît offrir
encore un moyen de suppléer le mieux possible au défaut de tes-
tament, lorsqu’on ne connaît pas même d’individus qui puissent
être appelés à la succession légitime; ce serait de consacrer les
biens qui constituent l’héritage à des œuvres ou à des établisse-
ments de bienfaisance publique. De cette manière, on respecte-
rait les sentiments généraux qui auraient déterminé le défunt s’il
avait pu faire son testament; ee serait encore saisir un côté,
quoique le moins déterminé, de ses intentions, et eela suffit pour
( 250 )
qu’on y aperçoive un principe conforme à la doctrine fondamen-
tale de la succession ab intestat, et par suite un principe admis-
sible.
Ce principe nous rappelle, par un simple enchaînement d'idées,
un vœu qu’ont souvent exprimé les économistes, savoir qu’on pré-
lève , dans toute succession ab intestat, une portion de l'héritage
pour la donner aux pauvres. Ce vœu ne nous paraît pas à l’abri
de la critique, parce qu’il suppose l une ou l’autre de ces deux
doctrines, ou bien qu’on peut recourir à l’expropriation pour sou-
lager la misère, ou bien que l’homme tient moins vivement à la
plénitude de sa propriété au dernier instant de sa vie que pendant
le cours de celle-ci. Or, la première doctrine est évidemment ab-
surde; nous avons démontré dans le cours de cet ouvrage que la
seconde ne l’est pas moins. Cependant Futilité publique que les
économistes ont en vue, nous paraît fournir un nouvel argument
en faveur de l’opinion que nous venons d’exprimer quant à l’em-
ploi des héritages échus au domaine public, faute de successeurs
individuels.
Nous croyons, après avoir épuisé les principales hypothèses
relatives à la succession des biens ab intestat, avoir établi les
principes fondamentaux de cette seconde partie du régime des
successions, et achevé en même temps l’examen de ce régime.
-\
( 251 )
CHAPITRE XIV.
LE DROIT DE SUCCESSION ET LA JURISPRUDENCE. — IDÉES
GÉNÉRALES.
Dès qu’on a démontré qu’un droit quelconque doit être admis,
soit parce qu’il découle de la nature des choses, soit par tout autre
motif , ce n’est pas à la jurisprudence à lui accorder une sanction
définitive, et, moins encore, à lui faire de sérieuses objections;
car la jurisprudence n’a pas à s’enquérir de l’origine des droits
reconnus par les lois, elle ne fait que fixer de plus près les formes
et les conditions sous lesquelles l’application de ces lois doit s’exé-
cuter. Cela étant, on peut affirmer qu’au point de vue scienti-
fique, l’étude des rapports du droit de succession avec l’état actuel
de la jurisprudence ne peut rien ôter ni rien ajouter aux raisons
dont on l’a appuyé jusqu’ici, et qu’elle est par suite complètement
étrangère à notre sujet.
Ce corollaire réglerait sans doute notre conduite, si une raison
d’opportunité ne nous conseillait pas de nous en écarter. En nous
rappelant les nombreuses objections soulevées contre le droit de
succession par des jurisconsultes modernes qui le jugèrent d’après
les idées désormais insuffisantes de l’ancienne jurisprudence, il
nous paraît nécessaire de démontrer qu’il n’y a rien dans un tel
droit qui choque les vrais principes juridiques, soit que l’on re-
garde comme tels ceux reconnus jusqu’ici, soit qu’il faille y intro-
duire quelque principe nouveau. Cette nouvelle recherche, en
dissipant des doutes qui empruntent une certaine valeur au té-
moignage de l'histoire, est de nature à compléter et a confirmer
en même temps tout ce qui a été dit jusqu’ici sur le droit de suc-
cession, considéré dans son essence et dans ses raisons d’être.
Tel sera par conséquent le sujet des chapitres suivants.
( 232 )
CHAPITRE XV.
DE LÀ VRAIE NATURE DU TESTAMENT.
Dans noire civilisation le testament an lieu
d’être essentiellement une institution d'héri-
tier, la présence de l’exécuteur testamentaire
atteste qu’il n’est plus qu’un simple acte de
bienfaisance.
(Usés, De l’hérédité; Guin
gamp, 1851» , p. 112 (l).
Le droit de succession n’est envisagé, en jurisprudence, que
sous un point de vue pratique, savoir, celui de son exercice. Le
droit en exercice, c’est le testament. Ce nom embrasse dans son
large sens toute espèce de dispositions d’un propriétaire touchant
la transmission à ses biens. ÏI ne s’applique pas moins à ce que l’on
appelle proprement disposition de dernière volonté, qu’aux pactes
de succession, quoique ces derniers paraissent au premier abord
différer beaucoup d’une véritable disposition testamentaire; car
tout pacte de succession n’est, au fond, qu'un testament que l’on
s’est obligé à faire envers une ou plusieurs personnes et à ne point
révoquer dans la suite. Cela étant, la question : quelle est la vraie
notion du droit de succession en jurisprudence? se traduit en cette
autre question : quelle est la nature juridique du testament? Or,
c’est la solution de ce dernier problème qui doit nous occuper.
Lorsqu’on recherche parmi quels actes juridiques on doit ran-
ger le testament, il est impossible de ne pas apercevoir d’abord
qu’il appartient à la catégorie des transmissions bilatérales des
(*) Nous regrettons de n’avoir eu connaissance de l’ouvrage de M. Agnès,
sur la Propriété considérée comme principe de conservation , ou de l'héré-
dité, qu’après avoir achevé notre travail. Si une nouvelle édition du présent
ouvrage est possible, nous saisirons avec empressement l’occasion de tenir
compte des doctrines d’un écrivain dont il est impossible de méconnaître la
profondeur et l’originalité, lors même qu’on ne peut partager toutes ses opi-
nions.
( 255 )
biens. En effet, il est incontestable que le testament est un acte
qui s’opère entre deux personnes, le testateur et l’héritier, et
qu’il a précisément l’effet de faire passer une certaine quantité
des biens de l’une h l’autre. Quelle que soit de plus près la
nature de cet acte, elle ne pourra jamais être dépourvue du carac-
tère général que nous venons d indiquer. Maintenant, cette trans-
mission bilatérale des biens qui a lieu dans le testament, est-elle
essentiellement conforme aux autres transmissions des biens de
cette espèce? Est-elle réglée aussi par les principes établis en ju-
risprudence dans cette matière?
En jurisprudence, nul acte ne transmet une chose quelconque
entre deux personnes qu’aux deux conditions suivantes : en pre-
mier lieu, il faut que la transmission s’opère à l’instant meme où
l’acte est accompli; en second lieu, il faut que la transmission soit
faite par le concours simultané du transférant et de celui à qui
la chose est transférée. Est-ce que l’une et l'autre de ces deux
conditions se vérifient dans la transmission de biens opérée par
le testament?
Quant à la première condition , que la transmission ait lieu à
l'instant même où l’acte est consommé entre les parties, il suffit
d’examiner à quelle époque le testament produit ses effets pour
établir si cette condition lui est "applicable.
Les faits journaliers, et la jurisprudence même, nous ensei-
gnent que les héritiers testamentaires ne sont admis à faire valoir
leur droit sur l’héritage du testateur, qu’après le décès de ce der-
nier. L’effet utile du testament est toujours remis à une époque où
celui qui l’a fait n’existe plus. La même doctrine s’applique aussi
aux pactes de succession ; car la circonstance qu’un homme s’est
obligé à faire son testament à une certaine époque, et à ne plus
le révoquer, n’influe en rien sur l’effet pratique de cet acte.
Si l’effet du testament ne se produit qu’après le décès du tes-
tateur, comment pourrait-on affirmer que la transmission de biens
qu’il opère remonte à l’instant meme où il est accompli? Il y a une
contradiction évidente entre ces deux propositions. Par consé-
quent, la première condition de toute transmission bilatérale de
biens, n’est pas applicable au testament.
( 254 )
La seconde ne s’y applique pas davantage. En effet, on ne peut
pas supposer le concours de deux personnes dans un but quel-
conque, lorsque l’une doit nécessairement être morte avant que ce
Lut soit atteint. Si la transmission des biens par testament n’a pas
lieu à l’instant de sa confection, mais si elle est subordonnée né-
cessairement au décès du testateur, ce ne sera pas celui-ci , mais
l’héritier qui interviendra dans son accomplissement. Cet accom-
plissement, quoique consistant en une véritable transmission de
biens du testateur à l’héritier, ne résultera cependant pas du con-
cours actif de deux personnes.
Puisque le testament ne se soumet pas aux règles générales de
la jurisprudence touchant les transmissions de biens entre deux
personnes, il faut conclure qu’il ne peut pas être confondu avec
les autres transmissions de ce genre. Cependant il est hors de
doute que le testament transmet des biens entre deux personnes,
qu’il est une transmission bilatérale de biens. Que s’ensuit-il du
rapprochement entre cette proposition et la conclusion que l’on
vient d’établir? Il s’ensuit que le testament est d’une nature excep-
tionnelle à l’égard des autres transmissions bilatérales de biens,
qu’il se soustrait complètement aux principes généraux qui règlent
ces actes , et qu’il doit être soumis h des principes tout à fait parti-
culiers.
Essayons maintenant de découvrir ces traits caractéristiques,
particuliers au testament.
Ce qui rend logiques et solides aux yeux de la jurisprudence les
transmissions ordinaires de biens au moyen des contrats, c’est
qu’elles sont conçues et exécutées en général par deux parties, en
présence l’une de l’autre, de sorte qu’elles tirent leur explication
et leur raison d’être de l’activité naturelle même des hommes.
Le testament, au contraire, étant l’œuvre de deux personnes diffé-
rentes, qui loin de concourir toutes deux à l’accomplir, sont sépa-
rées l une de l’autre, s’échappent, pour ainsi dire, l’une à l’autre,
comme la vie et la mort, présente un vide immense là où le con-
trat est cohérent et compacte; il parait chanceler sur sa hase, et ne
point se prêter à une rigoureuse démonstration. Quiconque se rap-
pelle les objections des jurisconsultes contre l’origine du testament,
( 235 )
déduite de la nature des choses, aperçoit aisément que leur point
de départ est presque toujours dans une pareille réflexion. Aussi
pour donner une explication du testament qui puisse satisfaire la
logique des jurisconsultes et qui possède la liaison immédiate
qu’ils exigent entre FclTet et la cause d’un phénomène juridique
quelconque, c’cst sur ce qui se passe entre le testateur et l’héritier,
sur la manière dont la volonté du premier s’accomplit au profit
du second, qu’il faut porter son attention. Il faut pouvoir signaler
entre les termes de ce rapport une cohésion et une continuité non
moins parfaites, que celles que l’on remarque entre les actes des
deux contractants dans tout contrat.
Ces conditions nous paraîtraient pleinement remplies , si l’on
expliquait l’exécution des testaments par 1 hypothèse que c’est la
société elle-même qui agit au lieu et au nom du testateur pour
accomplir ses vœux. En effet, dans cette hypothèse, d’un côté la
présence de la société tiendrait lieu de celle du testateur; d’un
autre côté, puisque la société a une existence incessante et anté-
rieure même à celle des individus, et qu’elle ne manque pas à ses
devoirs par les motifs qui entraînent les individus «à manquer sou-
vent aux leurs, les vœux du testateur ne cesseraient pas après
son décès d’être représentés par une personne ayant un intérêt,
presque égal au sien , à les voir accomplir.
Or, est-ce qu’une pareille supposition est admissible, soit sous
le point de vue de la science, soit sous celui des faits?
Il n’est pas difficile de démontrer que lorsque les forces des in-
dividus ne suffisent pas, soit à la protection, soit à l’exercice de
leurs droits, c’est au pouvoir social à venir à leur secours : il n’y
a ici qu’une conséquence immédiate du principe, que les hommes
se sont associés dans le but de faire concourir les forces de tous
au bonheur de chacun par une espèce de solidarité, d’où il suit
qu’au sein de la société se développent non-seulement, des senti-
ments, mais aussi des devoirs et des droits qui n’auraient ailleurs
ni garanties ni moyens de s’exercer. On peut donc affirmer, que
l’exercice du droit de succession, qui ne saurait se produire par
les forces de celui à qui il appartient, peut être supposé comme
s’accomplissant par le concours, soit direct, soit indirect de la
société.
( 256 )
Cette supposition n’est pas plus invraisemblable au point de vue
des faits. Sans doute aucune législation civile n’offre de traces visi-
bles d’intervention de la société dans l’exécution des testaments,
sous quelque forme que ce soit. Les testaments s’exécutent en
général par les héritiers mêmes, dès qu’ils sont reconnus, quel-
quefois par des exécuteurs testamentaires nommés par le testateur.
Dans quelques législations seulement, comme par exemple dans
celle d’Autriche, les héritiers n’entrent en possession des biens
délaissés que par décret du juge, ce qui toutefois n’est qu’une
mesure d’utilité générale, afin de vider promptement toutes les
contestations héréditaires. Cependant dans toutes les législations
il n’y a rien non plus qui empêche d’attribuer à l’établissement
du droit d’hérédité, comme dernière explication, la médiation et
la sanction de la société. Car, la raison primitive d’une loi quel-
conque ne fait ni ne doit faire en général partie du texte de la loi;
le plus souvent même elle n’est aperçue par les hommes, les lé-
gislateurs y compris, que par voie de réflexion, et ces deux cir-
constances peuvent bien s’appliquer en particulier aux fondements
du droit d’hérédité. Ce n’est certainement pas l’institution des
exécuteurs testamentaires qui empêche d’apercevoir l’œuvre de
la société dans toute exécution de testament; car l’exécuteur tes-
tamentaire n’entre pas en fonctions aussitôt après le décès du tes-
tateur, mais quelque temps après, et dans cet intervalle il y a
assez de place pour une pareille hypothèse. 11 va sans dire cepen -
dant que l’intervention sociale dont on parle ne peut être aper-
çue dans l’exécution des testaments telle qu’elle est réglée par les
législations positives, que comme quelque chose qui n’existe qu’en
puissance, et qui, en fait, est remplacé par l’activité individuelle
soit de l’héritier lui-même, soit de l’exécuteur testamentaire,
appuyée par les lois et au besoin par les tribunaux.
Puisque ni la théorie ni les faits ne s’y opposent, nous adop-
tons par suite cette explication de la transmission des biens par
testament, qui nous a paru la plus capable de satisfaire aux
justes exigences de la jurisprudence. Elle est désormais à nos yeux
une transmission bilatérale, où le concours des deux parties à
l’instant de son accomplissement (faute de cette présence maté-
( 237 )
rielle qui caractérise eu générai ies actes de cette espèce et qui
est la plus sûre garantie de leurs effets), est remplacé pour l'une
d’entre elles, le testateur, par la société qui se porte garant du
maintien et de l’exécution de son testament.
A ce point de vue, le testament considéré en lui-même comme
l’occasion de la transmission dont on parle, n’est qu’un ordre ou
une prière, adressé par un mourant à la société, touchant l’em-
ploi qu’il désire qu’on fasse de son patrimoine après sa mort.
Le droit romain confirme ces doctrines. On sait que dans l’an-
cien droit romain le mot legare embrassait toute espèce de dispo-
sition des propriétaires touchant la succession héréditaire de leurs
biens. Or, ce mot legare n’exprimait autre chose que donner des
ordres, faire une disposition quelconque sous forme de loi. Il
était synonyme de legem dicere , legis modo aliquid praecipere.
Le testateur était regardé comme un véritable législateur de scs
biens; dicat testator, et eril lex. Ces principes de l’ancien droit
romain passèrent ensuite dans la définition très-connue du testa-
ment par Modestin, définition que la jurisprudence de nos jours
est encore loin de rejeter.
En outre, on ne peu! pas méconnaître qu’il n’y ait une par-
faite harmonie entre la théorie du testament que nous venons
d'établir, et la théorie de la succession ab intestat, que nous
avons développée dans les précédents chapitres. Faute de testa-
ment, avons-nous dit, la société tâche de donner aux biens laissés
par les défunts une destination conforme à leur volonté présu-
mée. Évidemment il y a ici une intervention de la loi ou du pou-
voir social, bien plus ample que dans la simple confirmation et la
garantie des successions testamentaires, suivant notre doctrine;
mais ce qui arrive dans ce dernier cas est un précédent logique-
ment indispensable pour ce qui arrive dans le premier; c’est un
seul et même ordre d idées qui se manifeste et qui se réalise
également dans des circonstances dissemblables.
( 258 )
CHAPI
LE TESTAMENT N EST PAS UN CONTRAT.
REFUTATION DE LA
DOCTRINE DE GROTIUS ET DE TROPLONG.
« Bei allen diesen Verfügungcn ist der Geber
(Testalor) niclit das Subjecl der Ciller, die er
giebi , und der das Subject derselben ist (die
jurislisehe Person des verslorbcnen) giebt sie
niclit, darum ist das Testament keine Veràus-
serung. »
(Puchta, Curs. der fnslit., 2 B.,
Berlin, 1857, p. 574.)
Le testament est un ordre adressé par le testateur à la société
relativement à la succession de ses biens, et qui doit être exécuté
par elle; ce n’est donc pas un contrat. Rien n’est plus sûr, car
il est de l’essence du contrat en général, que cet acte se passe
entre les parties contractantes seules, et en dehors de toute inter-
vention de la société.
Cependant nous avons vu que l’identité entre les testaments et
les contrats a eu à toutes les époques de l’àgc moderne, des parti-
sans qui croyaient par là donner aux dispositions testamentaires
lin inébranlable appui dans le droit naturel. Cette théorie, dont
le partisan le plus célèbre fut Grotius, a été en dernier lieu sou-
tenue avec chaleur, mais avec des arguments déjà connus, par un
grand jurisconsulte français, M. Troplong.
Nous allons réfuter cette doctrine, non que cette réfutation
doive faire partie de nos études sur les rapports entre le droit de
succession et les maximes fondamentales de la jurisprudence, car
nous avons signalé déjà le caractère parfaitement paisible de
pareils rapports, mais pour mieux justifier aux yeux des nom-
breux jurisconsultes qui y tiennent encore notre abandon de la
théorie des contrats.
Grotius identifiait le testament avec le contrat en ces termes :
« Le testament est une aliénation subordonnée à l’évènement de
( -23!) )
» Ja mort, révocable jusqu’à cet instant, avec réserve de la déten-
» tion et de la jouissance des objets aliénés en faveur de l’aliénant
» pendant toute sa vie. » Troplong emploie un procédé identique
à celui de Grotius pour démontrer la même thèse : « le testa-
» ment, dit-il, peut bien être envisagé comme une donation , dans
» laquelle le donateur, conservant entre scs mains la propriété
» et la jouissance, comme dans le cas d’une donation avec réten-
» tion d’usufruit, y ajouterait la condition , qu'il pourra révoquer
» à son bon plaisir sa libéralité. »
On ne peut disconvenir que la définition du testament, donnée
par Grotius et par Troplong, n’ait tenu un compte exact du con-
tenu de cet acte, car on y reconnaît que le testament ne produit
scs effets qu’après la mort du testateur, et qu’avant cette époque
l’héritier n’a aucun droit sur l’héritage, ce qui est le caractère
essentiel du testament. Dans une pareille doctrine, il faudrait
seulement que la rigueur logique fût égale à la bonne foi. Cela
est-il? C’est ce que nous allons examiner.
Il n’y a pas de contrat sans transmission réelle d’un droit quel-
conque d’une des parties contractantes au profit de l’autre. Or,
le contrat envisagé par Grotius et Troplong dans le testament,
est-il vraiment de nature à transférer l’héritage du testateur à
l’héritier?
On ne saurait répondre affirmativement à cette question. Gro-
tius et Troplong admettent expressément que le testateur ne
transfère à l’héritier qu’un droit sur l'héritage, droit révocable
pendant toute sa vie. Or, qu’est-ce qu’une transmission de biens
([lie le transférant peut révoquer à tout instant, à son bon plaisir,
si ce n’est une transmission apparente, qui ne mérite pas un tel
nom en jurisprudence? Le prétendu contrat que l’on voudrait
envisager dans le testament n’est donc pas un contrat, parce qu’il
n’offre pas le caractère essentiel de ces actes.
Nos adversaires croient pouvoir échapper à cette objection , en
établissant que le testament n’est pas un contrat simple mais
conditionnel. Si le testament, disent-ils, ne transfère pas immé-
diatement l’héritage à l’héritier, c’est moins par une absence
totale de transmission, que par une transmission subordonnée à
( 240 )
la non révocation postérieure de la part du transférant, ce qui
fait du testament un véritable contrat conditionnel.
Cette argumentation renferme un vice radical, facile à décou-
vrir. Les contrats conditionnels, en tant qu’on les range parmi les
contrats, ne peuvent pas être dépourvus des caractères essentiels
des contrats, et doivent par suite renfermer aussi une véritable
transmission de droit. Quel est l’effet général de l’apposition d'une
condition à un contrat? C’est qu’en faveur d’une autre personne
l’on se dépouille de son droit sur un objet quelconque, en ne fai-
sant dépendre la remise de cet objet au pouvoir de cette autre
personne, que d’un événement indépendant de la volonté et du
pouvoir du maître de l’objet. Dire que cet effet n’est pas réel, que
celui qui fait un pareil pacte ne transfère, par exemple, pas plus
de droits à l’autre contractant, que celui qui ferait une simple
promesse sans intention de s’obliger, serait une absurdité mani-
feste. Or ce n’est précisément qu’une promesse, sans intention
de s’obliger, qu’on peut apercevoir dans le testament- contrat de
Grotius et de Troplong. Car, en affirmant que le testateur trans-
fère son héritage à l’héritier, à la condition que celui-ci n’en jouira
qu’après sa mort, si la transmission n’a pas été révoquée aupa-
ravant, on dit en substance : que le testateur ne transférera son
héritage à l’héritier, que s’il veut bien lui tenir sa promesse.
Ce n’est donc pas plus comme un contrat conditionnel que
comme un contrat sans conditions qu’on peut envisager le testa-
ment. De quelque point de vue qu’on le considère, le testament-
contrat est une hypothèse qui peut plaire un instant, mais où
l’analvse ne tarde pas à découvrir un vide non moins grand que
l’autorité des jurisconsultes qui l’ont adoptée. Ce n’est pas en le
confondant avec les contrats, qu’on peut donner au testament une
explication satisfaisante, et une base sure en jurisprudence; aussi
avons-nous eu recours à de tout autres arguments.
( 241 )
CHAPITRE XVII.
DERNIÈRES OBJECTIONS CONTRE LE DROIT DE SUCCESSION
DANS LE DOMAINE DE LA JURISPRUDENCE.
*
Après l’étude de la vraie nature de la transmission des biens par
testament, sons le point de vue de la jurisprudence et des défauts
de la méthode qu’on y appliquait jadis et qui trouve aujourd’hui
encore des partisans, nous allons faire quelques réflexions sur
l’ordre général des idées auxquelles se rattache soit la théorie que
nous avons réfutée, soit la notre.
Dans la question de l’origine naturelle ou artificielle du droit de
succéder ou de tester, les anciens et leurs imitateurs, en regar-
dant comme décisive la possibilité ou l’ijnpossibilité de réduire
ce droit à un contrat ordinaire, subissaient, en définitive, 1 in-
fluence de la première école de philosophie du droit, et ne sor-
taient pas de l’ornière de l’école de Grotius et de Puffendorf. Nous
avons étudié attentivement le caractère scientifique de eette école
dans la deuxième partie du présent ouvrage, et nous ne faisons
que résumer et appliquer ici les résultats acquis. L’école du droit
naturel, avons-nous dit, n’apercevait dans le monde social qu’une
seule force active, l’individualisme; qu’un seul ordre d’intérêts, les
intérêts individuels; Punique association d’individus qu’elle admet-
tait dans son prétendu état de nature, était celle qui donna nais-
sance aux contrats, où l’on n’apercevait encore que des forces et
des intérêts individuels. En se plaçant à ce point de vue, il était
très- logique de ne vouloir assigner au droit naturel aucun rapport
juridique entre deux ou plusieurs individus, l’origine de ce rap-
port ne pouvant être signalée dans un contrat, exécuté entre eux
et par eux exclusivement. La transmission par testament, étant
un rapport juridique de cette nature, ne pouvait donc échapper
à ce corollaire. Pour découvrir ses rapports avec la nature des
Tome XII. 10
( 242 )
choses , il fallait y appliquer la doctrine des transmissions contrac-
tuelles. Tel est le motif de la diffusion de cette méthode d’ana-
lyser le testament, pendant le long empire de l’ancienne philo-
sophie du droit.
Cette philosophie a disparu dans la civilisation du dix-neuvième
siècle, et il n’en reste plus aujourd’hui que des vestiges chez
quelques écrivains, de jour en jour moins nombreux. Les mou-
vements populaires, les associations de toute espèce qui caracté-
risent la marche de notre époque, ont considérablement rabaissé
l’élément individuel, et agrandi l’élément social, soit dans les
institutions , soit dans l’opinion publique. Une pareille révolution
ne pouvait rester sans influence sur la philosophie du droit, et
clic devait naturellement bannir les anciennes doctrines, em-
preintes de rationalisme et d’individualisme. C’est en effet ce que
l’on constate aisément dans les meilleurs ouvrages de philosophie
juridique publiés de notre temps. Ce n’est plus en dehors, mais au
milieu de la société qu’on suppose l’homme, pour découvrir la
naissance et la filiation de ses droits; l’ancienne hypothèse d’un
état extra-social n'est plus qu’une curiosité dans l’histoire des
aberrations savantes. Certes, la science est encore loin d’une in-
tuition pleine et synthétique de toutes les influences mutuelles,
et de toutes les harmonies que la nature a mises entre l’homme
et la société, entre les sentiments, les devoirs, les droits de
chaque individu , et les sentiments et les idées qui dominent la
masse des individus, en tant qu’ils sont associés, et cela soit en
général, soit par rapport à chaque période de l’histoire. Telle est,
cependant, la tâche de la philosophie sociale, et elle l’accomplira
à l’aide du développement ultérieur même de la société.
Ce caractère des études juridiques nous paraît même déjà se
manifester dans notre théorie du testament, et c’est sur ce point
que nous aimons à fixer l’attention du lecteur, au terme de notre
ouvrage.
Le droit de tester ne peut être conçu, suivant nous, que dans
l’état de société, parce qu’il a besoin de la tutelle sociale pour
s’exercer d’une manière sûre et avec des formes propres à satis-
faire la raison. L élément social se mêle donc intimement au droit
( 245 )
individuel , parce que le concours de l’un est indispensable à l’efïi-
cacité de l’autre. Or n’est-ce pas une de ces harmonies entre le
côté individuel et le côté social de l’homme, que nous avons con-
sidéré comme constituant l’objet des recherches actuelles de la phi-
losophie du droit ?
Cette harmonie paraît plus profonde si l’on pense que les
motifs mêmes qui poussent l’homme à faire usage de son droit de
succession seraient inconcevables hors de l’état de société; car ces
motifs sont, ainsi que nous l’avons signalé, les affections, les
liaisons morales, qui attachent les hommes les uns aux autres,
et qui entretiennent la société; affections et liaisons qu’un état
extra-social exclurait, pour n’admettre que les sentiments et les
intérêts isolés et cessant au terme chaque existence. Cette néces-
sité de l’état social pour la naissance même du droit de succes-
sion , empêche donc qu’on ne voie qu’un phénomène contingent
dans la nécessité d’un tel état pour l’exercice du droit de succes-
sion au moyen du testament.
Nous sommes heureux de pouvoir démontrer cette liaison entre
le testament et la société, parce que c’est dans le complet abandon
des procédés de l’ancienne philosophie du droit, et dans la juste
appréciation de la nouvelle direction imprimée à cette science ,
que nous avons placé la clef de voûte de l’humble édifice de nos
doctrines.
CHAPITRE XYIIL
CONCLUSION DE L’OUVRAGE,
L’étude que nous venons de faire du droit de succession sur le
terrain de la jurisprudence, n’avait pour ainsi dire pour objet
que la forme de ce droit, c’est-à-dire, l’aspect qu’il revêt au mo-
ment de s’exercer. Les appréciations qui précèdent cette étude,
( 244 )
en tant qu’elles répondaient aux différents points de vue sous
lesquels le droit de succession peut être considéré, soit par rap-
port à l’homme, soit par rapport à l’humanité et aux institutions
sociales, s’adressaient aux raisons d’être, ou en d’autres mots à
la substance de ce droit. Tel était aussi le but final de la première
et de la deuxième partie de cet ouvrage, ou de l’histoire du droit
en lui -même, et de l’histoire des doctrines qui s’y rapportent;
c’est en effet du développement d’un droit, des différentes phases
par lesquelles il a passé, en fait et en théorie, qu’on peut tirer la
notion la plus exacte et la plus complète de sa portée réelle et
de sa véritable nature. Et comme l’objet d’une recherche scienti-
fique quelconque ne peut se prêter qu’à ces deux points de vue
fondamentaux : celui qui a trait à la substance, et celui qui a trait
à la forme, nous croyons avoir épuisé le sujet du présent ouvrage.
En résumant ainsi en termes généraux les résultats de chaque
partie de notre travail, nous pouvons regarder comme démon-
trées les propositions suivantes : le droit de succession a toujours
suivi le sort de la libre activité des hommes dans l’acquisition et
dans l’usage de leurs biens, et à ce titre il est inséparable de la
civilisation actuelle. Le droit de succession a été l’occasion de dif-
férentes opinions parmi les écrivains, à des époques où la science
du droit n’avait pas devant elle le spectacle d’une vie sociale
animée par l’activité industrielle, et par la liberté individuelle;
le témoignage favorable que ce droit obtient aujourd’hui des écri-
vains n’est pas moins général ni moins assuré que le triomphe de
1 industrie et de toute autre liberté privée. La raison enfin, en
supposant l’homme animé du sentiment de la propriété, et en
général du sentiment de sa liberté individuelle, trouve que la
faculté de léguer ses biens à qui il veut, ne peut lui être interdite
sans léser son droit de propriété, sans faire violence à un vœu,
et plus encore, à un besoin puissant de son âme, de sorte que
pour justifier cette mesure on ne pourrait même faire valoir de
véritables intérêts du corps social.
Tous ces résultats, qui se confirment les uns les autres, amènent
tous à un résultat encore plus général, que nous avons maintes
fois proclamé, mais qui doit reparaître ici avec d’autant plus de
( 245 )
force, qu’il s’entoure pour ainsi dire de la somme des démonstra-
tions partielles et qu’il résume l’ouvrage tout entier. Le droit de
succession, disons-nous, le droit de léguer ses biens après sa mort
aux personnes qu’on choisit, n’est pas, d’après les principes fon-
damentaux qui président à la vie privée et à l’organisation sociale
de nos jours, un établissement, une invention de la loi, mais il
découle de la nature des choses, et la loi ne fait que le reconnaître
et le confirmer. Telle est notre conclusion finale.
Cette conclusion est- elle une vérité absolue, qui ne cessera
jamais de subsister, ou bien n’est-elle qu’une vérité contingente,
et dans quelle mesure l’est-elle? Cette question ne paraîtra pas
étrange aux lecteurs qui connaissent la direction des études phi-
losophiques de notre siècle, surtout en Allemagne, et par suite la
tendance d’un grand nombre d’écrivains à n’apercevoir dans le
droit, tel qu’il subsiste depuis longtemps sur les bases de la pro-
priété et de l’individualisme, qu’une phase historique, d’une
longue durée, mais néanmoins passagère, du développement de
l’esprit humain et de la société. Comme une pareille question se
rapporte à un doute qui embrasse dans leur totalité, et d’un
point de vue plus élevé, les considérations et les conclusions du
présent travail, il nous paraît maintenant convenable de la dis-
cuter.
Il est certain que ce que l’homme regarde comme absolu dans
un ordre d’idées quelconques ne l’est bien souvent que pour
l’horizon toujours borné de son expérience et de ses connais-
sances. Ce qui a été jugé comme absolu dans une époque, subit
dans une autre une appréciation toute contraire, de sorte qu’à
l’instar de ce qui arrive dans le monde des astres, dont chacun
forme un tout considéré en soi-mème, et une partie par rapport
au système auquel il appartient, ce système n’est à son tour qu’un
fragment vis-à-vis d’une totalité encore plus grande, et s’agran-
dissant peut-être à l’infini; de même, dans l’histoire de la pensée
humaine, chaque époque, tout en n’ayant conscience que d’elle-
même, n’est cependant qu’un fragment de cet immense déve-
loppement qui embrasse tous les siècles. Ces observations con-
viennent au droit en particulier plus qu’à tout autre ordre des
( 246 )
idées humaines, parce que le droit est en liaison immédiate avec
ce qu’il y a de plus variable parmi les hommes , savoir leurs con-
ditions économiques et politiques. Quelles sont cependant les li-
mites d’une pareille mutabilité, et pour ainsi dire d’une pareille
relativité pour les conceptions de l’esprit humain? N’y a-t-il,
et n’y aura-t-il jamais dans les idées que la raison de l’homme
produit de son propre fonds, rien que de contingent? La marche
de l’histoire 11’est-elle qu’un progrès du relatif et du muable, à
l’absolu et à l’immuable? Enfin dans quelle mesure ces éléments
opposés se développent-ils les uns à côté des autres ?
Voilà de graves problèmes, les plus graves même de la philoso-
phie, car c’est de leur solution que dépend ce qu’on regarde
comme la destinée finale du genre humain. Nous nous bornerons
à énoncer là-dessus quelques idées générales que nous applique-
rons ensuite à l’ordre juridique en particulier.
S’il n’y avait complètement rien d’absolu dans les principes qui
régissent la vie de l’individu et de la société, cette liaison, cette
continuité même qui existe entre les époques et les générations
au sein de l’histoire, serait impossible à expliquer, car d’après
une pareille hypothèse il ne pourrait y avoir rien de fondamental.
On est donc forcé d’admettre que les variations historiques ne
vont pas jusqu’aux fondements de la vie de l’homme et de la so-
ciété, qu’au moins les forces naturelles primitives qui président à
cette double vie doivent en être exemptes.
Il est dès lors facile d’admettre qu'il y a dans l’homme des in-
stincts, des tendances naturelles, qui n’ont jamais changé, et
qui ne changeront jamais, tels que lamour-propre, l’activité, la
liberté individuelle; il est évident aussi, qu’avec ces seules don-
nées on peut trouver un enchaînement entre toutes les phases de
l’histoire humaine, et tracer, pour ainsi dire, une ligne non inter-
rompue à travers le champ des faits historiques; mais cela suffit-il
pour établir que la manière dont ces instincts et ces tendances
se développent est toujours essentiellement muable, ou ne l’est
pas? Non, car les forces naturelles dont on parle ne sont pures ni
intègres que dans l’homme tel qu'il sort des mains de la nature,
ici qu’on pourrait le supposer dans un état de parfait isolement;
( 247 )
mais dans l’homme considéré dans sa condition réelle, placé au
milieu de la société, elles sont exposées à mille influences, et mo-
difiées de mille manières, par le contact des autres hommes, par
les lois, parles institutions sociales, par les idées qui planent au-
dessus de ce vaste amas d’actions et de réactions infinies, et qui
constituent la conscience générale du peuple. Les tendances et les
instincts naturels de l’homme ne conservent leur pureté et ne
déploient leur vigueur que dans cette minorité d’individus privi-
légiés qui résument en eux le caractère et la pensée de leur
temps, et qui, en donnant à la société une nouvelle impulsion,
opèrent entre les différentes époques de l’histoire la liaison et la
continuité dont nous avons parlé. En dehors de ces individus
exceptionnels et peu nombreux, il faut étudier les principes qui
régissent la vie humaine, non-seulement sous le rapport de la
nature, mais aussi sous celui de la société et des influences très-
nombreuses et très-complètes que chaque individu subit, et que
les générations se transmettent les unes aux autres. Dès lors, la
question touchant les limites entre l’absolu et le relatif dans ces
principes ne saurait pas être envisagée sous un autre point de
vue, ni débattue sur un autre terrain; voilà ses vrais termes.
Que des esprits plus étendus que le nôtre embrassent mainte-
nant des termes aussi vastes; nous ne l’osons pas, et il nous suffit
de les avoir indiqués. Nous remarquons seulement que la tendance
historique de la philosophie contemporaine loin de nous paraître
égarée et stérile, est à nos yeux la seule qui réponde au véritable
caractère du problème philosophique.
Ces rapides considérations sur les limites de l’absolu et du re-
latif dans les principes de la vie humaine en général , nous met-
tent en état de mieux définir ce point par rapport aux principes
juridiques en particulier.
Le droit est en rapport immédiat avec ces forces primitives de
la nature humaine , dans lesquelles nous venons de signaler un
des éléments invariables de 1 histoire, et par conséquent, il par-
ticipe de ce caractère. En effet, le droit a pour source la liberté,
il n’est que l’affirmation de la liberté sur des objets différents de
l'homme, mais qu'il considère comme inséparables de lui en tant
( 248 )
qu’ils sont le produit de son activité; comme tel, le droit n’est,
qu’une forme qui peut s’appliquer à des objets différents, et c’est
en ce sens qu’on dit avec raison qu'il n’a rien de commun avec
la morale; mais comme tel aussi il est un élément indestructible
et invariable de la nature de l’homme.
A côté de ce caractère formel , indestructible du droit, subsiste
la variabilité infinie de ses objets; cette dernière nous est témoi-
gnée par l’histoire, mais un examen attentif nous apprend que
ce qui, à des époques différentes, reçut tour à tour l’appellation
de droit, au prix non-seulement d'incessantes variations, mais
même de contradictions nombreuses, n’a jamais été qu’une expli-
cation variée de cette notion générale du droit, qu’on vient de
définir comme étant l’aflirmation et le respect de la liberté de
l’homme sur les produits de sa propre activité. C’est une mé-
prise, par exemple, de vouloir établir que tel ou tel régime de la
propriété est le seul raisonnable; la manière dont les objets natu-
rels sont partagés parmi les hommes, dépend trop de la nature
du pays et des habitants, des conditions politiques et du degré
de civilisation, pour que l’on puisse établir là-dessus quelque
chose à priori. Que de profondes modifications peut subir en-
core l’organisation de la propriété immobilière de nos jours, sans
cependant contrarier la destination des objets matériels par rap-
port à l’homme! Que l’on suppose, par exemple, qu’il vienne un
temps où la population agricole s’élève au rang de copropriétaire
du sol qu’elle cultive aujourd’hui. On conçoit que dans cette hypo-
thèse les propriétaires actuels n’appelleraient plus mien ce qu’ils
désignent par ce mot actuellement; cependant ridée du mien n’en
subsisterait pas moins chez eux dans son ancienne portée subjec-
tive, et, née du même sentiment, elle n’aurait fait que s’étendre
à un plus grand nombre de personnes.
Le droit en général n’est autre chose que l'idée de la propriété
en général, d’où il faut admettre que la propriété aussi est par
essence primitive dans la nature et absolue dans l’histoire. En effet,
la propriété n’est. que le rapport entre l'objet et le sujet du droit,
elle n’est que le droit considéré sous ce point de vue; tout ce qui
est pour nous l’objet d’un droit quelconque, nous appartient, il
( m )
fait partie de notre propriété. Ce n’est pas du reste une doctrine
nouvelle que celle qui regarde la propriété comme la formule gé-
nérale de tous les droits; on lui en opposa récemment une autre
qui restreint le droit de propriété aux objets matériels; mais il
nous paraît qu’elles ne se contredisent pas : la seconde peut bien
être admise en jurisprudence, dans l’intérêt d’une bonne classifi-
cation, et la première ne sort pas du domaine de la pure philoso-
phie. Ce qu’on donne communément aujourd’hui pour origine à la
propriété achève de démontrer son identité avec le droit en gé-
néral. Car c’est un axiome pour les jurisconsultes de notre siècle
que la propriété jaillit du travail. Or qu’est-ce que le travail si
ce n’est la liberté humaine devenue active, cette même liberté
qui est la source du droit? La propriété est donc en même temps
le droit par excellence, et une force élémentaire, impérissable de
la vie humaine, qui peut s’appliquer différemment, sans jamais
changer de nature.
Maintenant, lorsqu'on envisage la propriété dans son caractère
le plus général, et comme une force unique, susceptible d’appli-
cations variées, tout ce qu’on aperçoit de ce point de vue convient
en particulier à toutes les manières d’exercer un pareil droit qui ,
sans blesser les droits d’autrui, sont réclamées par les penchants
naturels des propriétaires. En d’autres mots, la libre disposition
de la propriété, en tous les sens et sous toutes les formes, est
l’essence de la propriété. 11 y a là vraiment un caractère formel,
mais qui, cette fois, est également essentiel; car la propriété qui
est une force par rapport à l’homme, n’est qu’une forme par rap-
port aux différentes manières dont elle peut s’appliquer. Que de
fois n’entend-on pas dire que l’homme doit être laissé libre dans
ses actions. On ne dit pas si souvent, ni avec la même persuasion,
que la propriété aussi doit être libre; et cependant cette dernière
proposition n’est qu’une conséquence immédiate de la première;
car la propriété n’est qu’une affirmation concrète, la plus géné-
rale même, de la liberté naturelle de l’homme.
Le lecteur devine déjà l'application que nous allons faire du
principe que nous venons d’établir. C’est une ampliation du droit
de disposer de ses biens après la mort. En effet, ee droit, en faisant
( 250 )
abstraction de la manière de l’exercer, variable de sa nature, a
été reconnu par nous comme une manifestation naturelle de la
liberté du propriétaire; il est par suite, inséparable comme cette
dernière, de la nature humaine, invariable et absolu. Cependant
nous n’aimons pas à insister sur cette application spéciale, en la
détachant du principe général d’où elle découle. Ce principe est
que toute manifestation de la liberté de la propriété, ayant pour
motifs les tendances et les penchants naturels de l’homme, par-
ticipe de la nature de la propriété dans sa notion plus générale,
qu’elle est inséparable de l’homme, et absolue précisément comme
la propriété, dans le sens le plus général de ce mot.
Si nous remontons la chaîne des idées qui nous ont amené à
cette conclusion, c’est jusqu’à l’idée générale du droit que nous
parvenons. Il faut nier le droit en général pour affirmer qu’une
certaine disposition de la propriété, soit le testament, soit toute
autre, qui ne fait que satisfaire à un vœu naturel et primitif du
cœur humain, n’est qu’un phénomène passager dans l’histoire,
pendant un intervalle plus ou moins long de temps. Or, ce droit
s’appuie à son tour, nous l’avons vu, sur ce qu’il a de plus pri-
mitif, de plus constant dans la nature de l’homme; de sorte qu’en
niant le earactère absolu et immuable d’une application quelcon-
que du droit de propriété, on va jusqu’à nier qu’il y ait dans la
nature humaine quelque chose d’immuable et d’absolu. Nous ne
répéterons pas ici les réflexions exposées plus haut touchant les
liaisons intimes entre le droit en général et la nature humaine;
nous ajouterons seulement que, pour faire disparaître le droit de
la scène sociale, il faudrait qu’on pût imaginer ce que feraient les
hommes au monde s’ils cessaient de travailler, et par suite d’ac-
quérir des droits, hypothèse qui, à défaut même de l’autorité de
la Bible, est suffisamment exclue par les lois extérieures ou phy-
siques, et par les lois intérieures ou morales de l’existence hu-
maine.
FIN,
AVANT-PROPOS
Pages.
. 5
PRÉFACE
PREMIÈRE PARTIE.
CHAP. Ier. Qu* est-ce que le droit de succession? 11
— II. Considérations historiques 16
Aut. 1. Du droit de succession chez les peuples primitifs. . 17
— 2. Le droit de succession dans les premiers États . . 53
— 5. Progrès de la liberté. — Développement du droit de
succession 49
— 4. Le droit de succession et l’âge moderne .... 67
§ 1. Chute de l’empire romain. — Les barbares . 69
§ 2. L’époque féodale 70
§ 3. Renaissance de la civilisation en Europe . . 77
§ 4. Continuation des développements du droit de
sucession jusqu’à nos jours 81
Conclusion 85
DEUXIÈME PARTIE.
DOCTRINES DES PRINCIPAUX AUTEURS SUR l’oRIGINE DU DROIT DE SUCCESSION.
INTRODUCTION 87
CHAP. Pr. Les anciens philosophes 89
— IL Les jurisconsultes romains 95
( 23-2 )
Pages.
CHAP. III. L es interprètes du droit romain 04
Art. 1. Des interprètes du droit romain sous l’empire d’O-
rient 98
Art. 2. Des interprètes du droit romain au moyen âge et
jusqu’au seizième siècle 90
§ 1. Des interprètes qui ont nié l’origine naturelle
du droit de succession 101
§ 2. Des interprètes qui ont admis l’origine natu-
relle du droit de succession 105
Art. 5. Des interprètes du droit romain au seizième siècle. 110
— IV. Les écrivains du droit naturel 115
— V. Les jurisconsultes modernes jusqu'à la codification . . .154
— VI Les doctrines contemporaines 145
TROISIÈME PARTIE.
SOLUTION DE LA QUESTION.
INTRODUCTION 159
CHAP. Ier. Position de la question 161
— II. De la meilleure manière de se représenter le droit de suc-
cession 165
— III. Le droit de succession et le droit de propriété 165
Art. 1. Notion du droit de propriété 166
Art. 2. Application 169
§ 1. Le droit de succession et le sentiment de la
propriété ib.
§ 2, Le droit de succession et l’esprit de pro-
priété 172
— IV. De l’intérêt de l'individu au droit de succession .... 175
— V. Le droit de succession et l’humanité 182
— VI. Résumé des chapitres précédents. — Origine du droit de
succession 191
— VII. Des doctrines qui ne reconnaissent , dans le droit de suc-
cession , qu’un établissement des lois positives . . . 192
VIII. Le droit de succession et la pratique 194
( 355 )
Pages.
CHAP. IX. Le droit da succession et la famille 196
— X. Doctrines de la philosophie allemande 205
— XI. Le droit de succession et la société 208
Art. 1. Le droit de succession et l’économie politique . . 209
Art. 2. Le droit de succession et la politique. .... 214
— XI 1. Conclusion des chapitres précédents 222
— XIII. Le régime des successions 223
— XIV. Le droit de succession et la jurisprudence. — Idées gé-
nérales 251
— XV. De la vraie nature du testament 252
— XVI. Le testament n’ est pas un contrat. — Réfutation de la doc-
trine de Grotius et de Troplong 238
— XVII. Dernières objections contre le droit de succession dans le
domaine de la jurisprudence 241
— XVIII, Conclusion de l’ouvrage 243
FIN DE LA TABLE DES MATIÈltES.
...
L’ANCIENNE FRANCHISE
ET
L’ILLUSTRE FAMILLE
DES VICOMTES DE MONTENAKEN,
PAR
M. 1/ABBÉ KEMPENEERS.
(Mémoire présenté à l’Académie royale de Belgique ,
le IG décembre ISuO. )
Tome XII.
i
L’ANCIENNE FRANCHISE
ET
L’ILLUSTRE FAMILLE
DES VICOMTES DE MONTENAKEN.
I.
APERÇU HISTORIQUE SUR L’ANCIENNE FRANCHISE
DE MONTENAKEN.
Erat aulcm Montenaken foi'talitiuni et
antemurale lerræ Leodiensis.
(Heniucus ue Meiuca , De cludib.
Leodien.)
L’ancienne franchise de Montenaken, comprenant Kleine-Vors-
sen, Bosschellen, Nerem, Wals-Wezeren et Wals-Betz, était située
aux extrêmes limites de la Ilesbaie liégeoise ou du pays de Liège.
Elle était, ensemble avec Houtain-l’Evêque , à moitié enclavée dans
le Brabant. Au midi, elle touchait à Cras-Avernas, du bailliage de
Hannut; à l’ouest et au nord, à Wamont et Landen, qui étaient
sous la préfecture de la Gliète.
Jusqu’à la révolution française, la franchise de Montenaken est
restée chef-lieu du quartier ou bailliage du meme nom, auquel
présidait un drosscirt, qui y représentait le prinee-évèque de
Liège et devait être pris, par celui-ci, parmi les anciennes familles
nobles du pays L Ce district comprenait trente-cinq ou trente-six
villages dont les noms suivent :
20. Corthys.
21. Groote-Vorssen (Fresin).
22. Craenwyck (Crenwick).
25. Roest ( Rosoux ).
24. Corswarem.
25. Berlo et Weilen.
26. Quaed-Mechelen (Marlinne).
27. Pepingen (Pepenge).
28. Ruckelingen (Roclenge).
29. Gelinden.
50. Engelmanshoven.
51. Groot-Gelmen (Grand-Jamine).
52. Klein-Gelmen ( Petit-J amine).
55. Mettecoven.
54. Opheers.
55. Batsheers.
56. Wals-Houtlieni (lloutain-l’Evê-
1. Montenaken, Wezeren et Betz.
2. Niel.
5. Gingelom.
4. Velm.
5. Halle.
6. Halmael.
7. Wilderen.
8. Gorssom.
9. Brusthem.
10. Ordingen (Ordenge).
11. Ryckel.
12. Borlo.
15. Buvingen.
14. Muysen.
15. Kerckom.
16. Aelst.
17. Milen.
18. Bouekhout.
que ).
19. Jeuck (Goyer).
Le pays de Montenaken faisait jadis partie du comté de Looz.
Le château de Montenaken placé, à côté de l’ancien municipe . sur
1 Voir la Bulle Pauline du 24 mai 1477, et le diplôme impérial du 14 mai
1707, qui confirme et amplifie les privilèges de l’état noble : « Equestris ordinis
» seu nobililatis antiquae, y est-il dit , privilégia, jura, bénéficia ac praero-
v' gativasjtum etiam dignitates et officia quae juxla jus antiquum, posses-
» sionem et observantiam eidem ordini equestri semper annexa fuerunt,
» atque etiamnum annexa sunt Confirmamus atque etiam rata habemus,
» videlicet officia et dignitates Satrapiarum Hasbaniensis , Belisiensis .
» Condrusiensis , Mohensis , Montenacensis et Gelindensis ; Satrapiae Ripa-
» rum, et Satrapiae inter Sabim et Mosam; praeterea Avroti et Amaricordis
» Gubernationum et Gastellaniarum cum Satrapiis Stockemensi , Francimon-
» tensi , Hornensi, Grevenbroeck et Curenge. » Déjà la capitulation de 1581 ,
que jura Ernest de Bavière, à son avènement à l’évêché de Liège (Fisen,
H.Eccl. L., part. II, p. 586, et Bouille, Hist. de Liège , t. III , p. 7) , prescrivait
de donner le gouvernement de ces châteaux aux gentilshommes de l’état noble.
Quelques-uns de ces châteaux étaient « du temps d’Ernest, d’après de Vil-
une colline assez élevée et entoure d’ctangs et de fossés, était
une des plus anciennes forteresses de ce comté, que les comtes
eux-mêmes, au dire de Mantelius, ont parfois habitée l. Ce même
château, qui plus d'une fois fut livré aux flammes, Henricus de
Merica, historien du quinzième siècle, l’appelait l’avant-mur et le
boulevard du pays de Liège. Il fut rasé une dernière fois et le
village livré au pillage et aux flammes, en 1465, par le comte de
Nassau, un des commandants des troupes de Charles le Téméraire,
duc de Bourgogne "2. II ne reste presque plus de traces aujourd’hui
» lenfagne, Essais critiques, t. II, p. 105, encore assez bien entretenus
» et en état de défense. Aux gouvernements de ces places, ajoute le même
» auteur, ont succédé les grands baillis; » et il fait observer ensuite « qu'en
» 1581 , le deuxième de nos ordres était encore composé au moins de cent
» cinquante nobles, tous feudataires de l’Église de Liège, condition qui était
» indispensable pour être de ce corps. »
1 Histor. Lossensis , pag. 295 : « Arces antiquissimae, ab ipsis aliquando
» inhabitatae comitibus, Lossensis , Coelmontia , Durassia, Hellutia (Halle),
» Rummea, Montenacensis , etc. » De ce séjour des comtes, ainsi que de
leurs rapports fréquents avec le château de Montenaken, on peut, ce nous
semble, tirer l’origine étymologique du nom d’une des rues de ce village
allant à Loo^ et qu’on appelle la rue des chevaliers, Ridderstraet.
2 « Erat autem et jam non est, Montenaken fortalitium et antemurale
» terrae Leodiensis. .. . Fortalitium ipsum, ablatis bonis et occisis hominibus
» in eo repertis, ferro diruit, igné succendit. » Henricus de Merica , Compen-
diosa historia de cladibus Leodiensium, dans le Recueil des documents
relatifs aux troubles du pays de Liège, sous les princes-évêques Louis de
Bourbon et Jean de Homes, publié par M. le chanoine P.-F.-X. de Ram,
1844. Aussi Jean de Brusthem ( Joannes Brusthemius) , franciscain de Saint-
Trond , parlant dans ses Res gestae episcoporum Leodiensium et ducum Bra-
bantiae, écrites en 1545, des ravages exercés en 1179 par l’évêque Radulphe
de Zaehringen dans le comté de Looz , dit : « Sed et nobilis ilia atque olim
» potentissima villa Montenaken cum ecclesia et Castro flammis evertitur. »
Theodoricus Pauli, Historia de cladibus Leoclien., dans le Recueil cité,
place le sac de la franchise de Montenaken de l’année 1465 au 20 octobre, et
il ajoute : « Altéra autem die praefati capitanei redeuntes munitam ecclesiam
» de Montenaken , exportato humillime et reverenter corpore Christi cum
» reliquiis sanctorum, cum omnibus in ea existentibus conflagraverunt et
» ecclesiam funclitus destruxerunl. » Ce dernier fait est inexact. C’est la
tour qu’ils ont détruite; mais l’église est restée debout jusqu’en 1829,
de ce fort, et des anciennes fortifications sinon le puits et l’aspect
général des anciens fossés et de l’une et l’autre demi-lune; le
plateau lui-méme de la colline n’a pas conservé son élévation pri-
mitive. La tombe ( borchtombe ) auprès de laquelle on a trouvé
des vestiges des fondements de trois tours , n’existe plus depuis
1822.
Dès l’an 1205, le château de Montenaken avec son territoire et
ses dépendances , ainsi que le château de Brusthem , les alleux de
Halle, de Tessendcrloo et de Lummen, furent mis sous la mou-
vance de l’Eglise de Liège; car le 22 juin de cette année, le comte
de Looz, Louis II, fils du comte Gérard de Looz, offrit à Hugues
de Picrrepont , évêque de Liège, ces possessions, qui étaient libres
et ne relevaient de personne, et les reçut en même temps de cet
évêque pour les tenir en fief L La châtellenie de Montenaken avec
son territoire fut ainsi unie au comté de Looz, qui, lui aussi, était
déjà, depuis près de deux siècles, c’est-à-dire depuis 1014 ou
1040, pareillement devenu fief, relevant de la même Église. « Il
1 Voir cette charte dans Miræus, Diplom. Belg., t. IV, p. 587, et Louvrex,
Recueil , etc., t. IV. p. 255 : « Ludovicus, cornes de Los, y est-il dit, ecclesiae
» nostrae contradidit castrum de Monteigny cum territorio et omnibus ejus
» appenditiis; similiter et castrum de Brustem cum onmi etiam territorio suo
» et omnibus ejus appenditiis, et allodium etiam de Hallud cum munitione
» ejus, cum etiam territorio suo et omnibus ejus appenditiis; et totum allo-
» dium de Tessendrelos , in quo est sita abbatia de Averbodio; et allodium et
» castrum de Luman ipse cornes in manus nostras reportavit; et haec om-
» nia supradicta in feodum recepit a nobis, sibi et omnibus haeredibus suis
» propinquioribus , sub eadem feodi lege in perpetuum tenenda relinquens. >>
Monteiçjny, dans cette charte, est le nom roman que les Wallons donnaient à
Montenaken, « la Tiexhe; » voir Chapeauville, t. II, p. 219, et le compromis
de Jean, duc de Brabant et d’Arnould, comte de Looz, de l’an 1284, louchant
les limites de leurs possessions respectives, apud Willems, Rymkronyk van
Jan van Heelu , Codex diplomaticus , p. 427, où on lit : « Et savoir : est à
» Johancourt ( à Wals-Betz ), ki siet entre Monteigni et Landene, une court
» del hôpital à Dormalle, à Hallen deleis Doremale, Waitrehalen ( Haelen ? )
» entre Fighen (Sighem?) et Averbode , etc. »
J’ai interprété Hallud par Halle, qui était du district de Montenaken, pré-
férablement à Haelen : voir le texte ci-dessus et Chapeauville, t. II, p. 227,
« Apud villam , y lit-on, quae Hallens dicitur prope Liewes. »
» constc, observe de Villenfagnc1, du passage du moine Reinier(?),
» moine de Saint-Laurent, écrivain contemporain ( Gesta pontif.
» t. Il, p. 198) dont le témoignage est d’un grand poids, puisqu’il
» raconte ce qu’il a vu , que les châteaux et autres possessions (de
» l’acte de 1203) ne faisaient pas alors partie du comté de Looz,
» province que les comtes relevaient, depuis Baldric, de l’Eglise
» de Liège. Ces châteaux étaient des alleux, libres de toutes rede-
» vances féodales ; mais du moment que Louis les eut offerts à
» Saint-Lambert et qu’il en reçut après , pour lui et ses desccn-
» dants, l’investiture de Hugues de Pierrepont, ils furent censés
» faire partie du comté de Looz, et durent, ainsi que ce comté, re-
» tourner à l’Eglise de Liège, en cas que tous les mâles de la fa-
» mille de Looz vinssent à faillir. »
Par la mort de Louis III , mieux IV, dernier comte légitime de
Looz, et par l’extinction de la ligne masculine de sa race, le comté
de Looz, comme fief masculin, fut dévolu à l’église de Saint-Lam-
bert en l’année 1356; mais, par suite de l’usurpation de Thierry
de ITeinsberg, il ne lui fut, réellement et de fait, réuni qu’en
1367. Il conste cependant d’une charte inédite de Jean de Bavière
qu’avant cette époque, l’évêque et le chapitre cathédral de Liège,
étaient déjà en possession du pays de Montenaken “2. Par cette
charte, qui est du 12 février 1415, Jean de Bavière, prince-évêque
de Liège, accorde à ceux de Montenaken de ne plus payer, à l'ave-
nir, les tailles et autres impositions avec le comté de Looz , dont
il les sépare, mais seulement avec les villes et le pays de Liège;
et il allègue pour motif de cette faveur que le pays de Montena-
ken a été effectivement réuni à l’Eglise de Liège plus tôt que le
comté de Looz : « Want ons in der waerheijt bijbracht is ende
» onderwijst, dat onse voervaders bijscoppen saliger gedencke-
» nisse ende onsse eerwaerdige capittel van Luijdick voertijts ge-
» cocht ende vercregen hebben gehad onsen lant van Montenaken
» met allen sijnen toebehoerten tôt onsser Kercken ende bijsdoms
» behoeff van Luijdick tegen onsen voervaders greven van Loen ;
{ Essais critiques , 1. 1, p. 148.
Voir à la fin n° 1.
( « )
» onde dat selvc onse huit van Montenaken met sijnen toehehoer-
» len den voersc. onsen bijsdomme ende kerckën geappliceert ende
» toegevuecht hebben , eeii onse graefscappe van Loen totter selver
» onser kereken vercregen waert Hoewel dat dije selve onse
» graefscappe nae dijen tjjt alinglick totter selver onsser Kereken
» van Luijdick... vercregen is geweest. » Cette charte, restée in-
connue aux historiens du comté de Looz et de la principauté de
Liège, n’est pas sans intérêt pour une époque encore bien obscure
de l’histoire de ces pays. La séparation qu’elle ratifie et confirme,
semble avoir déplu beaucoup au comté de Looz. Aussi voyons-
nous que, plus d’un siècle après, le châtelain de Curcngc ne con-
tinua pas moins qu’auparavant à obliger le pays de Montenaken
aux corvées du comté; et il a fallu une défense formelle de la part
du prince-évêque Ernest de Bavière, en date du 7 octobre 1592,
pour mettre fin à ces exigences indues b
C’est à cette époque de séparation dont nous venons de faire
mention, qu’un registre fui ni 1666J du greffe de la justice et
franchise de Montenaken semble rapporter l’origine des privi-
lèges dont jouissait cet ancien municipe, entre autres, du droit
d’avoir perron , halle, une nouvelle foire hebdomadaire outre l’an-
cienne foire annuelle du 8 septembre, de percevoir les impôts sur
ce qui s’y vendait ou y passait, etc. Nous transcrivons ici cette
note du registre cité : « Montenacken, landt van Luijck , hecft voor
» appenditien Cleijne-Vorssen, Bosschcllen, Nerem, Wals-Weze-
» ren ende Bects, ende sijnen altemael onder de vrijheijt van
» Montenacken gelegen, hebbende ende genietende eene privile-
» gie, bonne bij de heeren bisschoppen ende princen van Luijck
» vcrleent van alden tijden, waerdocr sij hebben lionnen peroen,
» merkt ende balle ende raedthuijs, ende ontfangen lionnen toile
» vant gene daer passeert of vercocbt woert Montenacken met
» bet land is eertijts Loens geweest, maer is Luijckx geworden
» met sekere tractaten, eer bet lant van Loen onder bet prins-
» domine van Luijck is gecomen : waerbij Montenacken heeft
» daerentussehen de luxe (laikschej recbten aenvert, met noeb
4 Voir à la fin n° IL
]
» eenligc dorpen des lanl ; cndc die dorpen , die de luekse recli-
» tcn niet en hadden noch aengenomen , doen floenj het geheel
» lant van Loen aen Luijek woerde geannexert, sijnen in lionne
» loense nature gebleven. »
La franchise de Montenaken, que l'historien Mantelius compte
parmi les principaux municipes du comté de Looz *, avait, outre
les privilèges indiqués, aussi son sceau propre, distinct de celui
des vicomtes, et commun à la justice et à la commune. Le sceau,
à en croire le docte Gramayc2, était le symbole de la liberté ur-
baine et de l’éminence civile. Le grand sceau de la franchise ,
réservé pour les attestations et actes solennels, représentait trois
tours 3; mais le sceau ordinaire n’en avait qu'une, placée entre
1 Histor. Loss., p. 295 : « Praecipua municipia , dit-il , Brusthemium , Cu-
» ringia, Durassium , Montenackum , Rummeum, Tessenderloa , etc. »
2 Antverpia, 1. 5, c. 7. Ce texte mérite d’être cité : « Libertatis urbanae
» signum et eminentiae civilis sigillum est, dit-il; ideoque principibus vicum
» aliquem municipali honore dignantibus solemne verbum keuram, scabina-
» gium et signetum assignandi, id est, leges, senatum et insignia conce-
» dendi, très oppidoram praerogativas Nullum ullius pagi sigillum reperias
» ( municipales semper excipio bac parte urbibus pares), quin a dorninorum
» primogeniis stirpibus mulualum et e gentis nota in communilatis, usurpa -
» tionis titulo, sit mutatum.
» Quemadmodum autem principes equitis formam , episcopi infulati fia -
» minis sine ullo adjectitio in ceram imprimebant, ila antiquae urbes cas tri
» formam, id est, quilibet gloriae suae initium. »
La paix de Fosses de l’an 1502 confirme ce qu’avance ici Gramaye quant
aux prérogatives d’une ville ou d’un municipe. Pour obtenir pardon de leurs
méfaits commis contre Adolphe, évêque de Liège, et ses gens, « Nous renon-
» cous, y disent ceux de Fosses, à toutes nos franchises,... à tous nos esche-
» vinaiges et à tous nos offices et à ce que nous ne puissions jamais avoir
» banccloche, ne seaux de communauté, maîtres , ne jureis et voulons
» (pie les évêques de Liège puissent mettre d’orsenavant échevins à Fosse
» d’an en an, et que mais nul échevin y soit à vie. » Ap. Warnkônig, Bei-
triige zur Gescli. des Lùtticher Gewohnheitsrechts , p. 112.
3 C’est à l’obligeance de M. St. Bormans, archiviste-adjoint, à Liège, que
je dois d’en avoir trouvé un exemplaire de 1553. Ce sceau est attaché à une
charte du 17 juin de cette année, contenant alliance perpétuelle entre Adolphe
de la Marck , évêque de Liège, et Louis, comte de Looz et leurs pays res-
pectifs. La communauté de Montenaken y intervient comme ville du comté de
( 10 )
deux branches de chêne et entourée de cette légende : Sigillus
jus ti t Mon tnens is .
La justice de la franchise était composée d’un écoutète fschul-
tetus, schoutj ou maïeur, représentant du prince dans le ressort
de cette justice, comme le haut drossart ou bailli l’était dans le
quartier; et de sept échevins et d’un secrétaire, tous à la nomina-
tion du prince-évêque de Liège. Le bailli de village ou le maïeur
était le successeur de l’ancien tunginus et du centenarius de la
loi saiique, comme le grand bailli l’était plus ou moins de l’ancien
graphio ou cornes et des missi dominici ou commissaires royaux;
les échevins, scabini, avaient remplacé les sept racliim bourgs,
rachimburgii. Ordinairement il y avait, en outre, près de la jus-
tice de Montcnakcn deux sergents et quelquefois jusqu’à quatre.
Les deux bourgmestres de la commune étaient annuellement
élus, ou continués dans leurs fonctions, à la Saint-Jean, 24 juin *,
par la pluralité des habitants présents, immédiatement après la
reddition publique du compte communal , qui était soumis à leur
vérification comme à leur approbation.
C’est près du perron, placé au milieu de la place publique,
devant la maison de justice, que se faisait ci-devant, en présence
du maïeur et des échevins de la franchise de Montenaken, l’inau-
guration solennelle du haut drossart, entouré des gardes du quar-
tier et de nombreux spectateurs. Après lecture faite au public,
Looz : << Et por plus grande securiteit nous prions et requérons, y lit-on,....
» les maieurSj, eskevins, mestres, jurés, consaux et communités de le citeit
» de Liège, des villes de Hui, de Dînant, de Sain ter on, de Tungres , de Los,
» de Hasselt , de Monteigni, de Blise, de Eyke et de Stochem, ke il voellent
» toutes ches coses gréer et pendre lor seiaus à ces présentes lettres , etc. »
Voir à la tin n° XIX.
1 Telle était aussi, dans l’origine, l’époque de l’élection ou du renouvelle-
ment annuel des bourgmestres à Liège. Voir Fisen, Hist. eccles. Leod , acl an.
1255. L’année consulaire et celle d’autres emplois commençait donc jadis à la
Saint-Jean, 24 juin. Une ordonnance du chapitre de l’église collégiale de Saint-
Trond de 1565, la fait commencer aux premières vêpres de cette fête : « In
» cujus festi primis vesperis quemlibet annum suum deinceps apud nostrum
» collegium habiturum initium declaramus. » ( Liber statutorum ecclesiae
eollegiatae beatae Marine Virginis oppidi S. Trudonis, MS.).
( H )
parle secrétaire de la justice, de la commission qu'il avait reçue,
le drossart prêtait, entre les mains du maïeur et des échevins de la
franchise, le serment : « d’être fidèle au prince-évêque de Liège et
» à l’église cathédrale de Saint-Lambert; de défendre la religion
» catholique; d exercer le glaive de la justice convenablement et
» selon droit, pour protéger les bons et punir les méchants; de
» défendre et favoriser les sujets du quartier et de la franchise de
» Montenaken de la manière qu’il appartient à un bon drossart,
» selon justice et équité, laissant leurs privilèges, anciens cou-
» tûmes et usages dans leur force et vigueur, promettant de les ob-
» server en tous les points, et d’aider à les augmenter plutôt qu’à
» les diminuer. » Réciproquement, les bourgmestres, au nom des
sujets, promettaient de prévenir scs officiers contre tout préjudice
et de les assister, en cas de danger, de leurs corps et de leurs
biens, afin de les aider ainsi à affaiblir, opprimer et détruire le mal.
La célèbre abbaye des religieuses bernardines du Val-Notre-
Dame près Huy, dans l’ancien comté de Moha, avait ci-devant le
patronage de l’église de Montenaken. Ce monastère fut fondé, en
121 0 : telle est la date que porte l acté de fondation l. Cependant
les auteurs s’accordent assez généralement à en fixer l’époque
plus tôt : « L’an 1202, dit Saumery 2, est l’époque de fondation
» de cette abbaye. Albert, comte de Moha, continue-t-il, se voyant
» sans héritiers par la mort de ses deux fils, qui s’entretuèrent en
» s'exerçant au combat, la fit bâtir sur les ruines d’un hôpital qui
» y était établi depuis quelque temps. Il y mit les religieuses ber-
» nardines qui, ne pouvant vivre à Hocht (près de Maestricht) où
» elles avaient été établies, ne balancèrent pas à se rendre en ce
» lieu qu’on nommait Val de Rodun, et qui fut dès lors appelé
» Val-Notre-Dame. » Louis II, comte de Looz, leur vendit, en 1214,
« au moïen de cinq cents quarante markes, sa disme totale de
» Montcnack, à sçavoir, tant grande que menue, et outre ce, cin-
» quante bonniers de terre, laquelle è/avoitillecq, et dans laquelle
» étoit située une foreste 5. » 11 leur fit don au surplus de l’église
1 Voir la charte de fondation , apnd Fisen, Hist. eccles. Leod., t II, p. 285.
2 Les délices du pais de Liège, t. III, p. 440; voir aussi t. IV, p. 115.
5 Voir à la fin ces actes de vente et de donation , etc., nos III-IX*
( 12 )
de Montennken qui lui appartenait L Mais leurs moyens d’exis-
tence n’étant pas encore suffisants, l’élu de Liège, Henri de Gueldre,
et Hugo, légat du saint-siège, leur accordèrent en outre, en 1251,
sauf une compétence canonique raisonnable pour le curé, tous les
biens de cette Eglise, ainsi que de celle de Fumai, consistant tant
en terres qu’en dîmes et autres revenus; mais le chapitre cathé-
dral de Liège ayant refusé de donner son consentement à cct acte
d’aliénation , le pape Alexandre IV dut y suppléer en 1258, et l’an-
née suivante, l'archidiacre, en exécution de cette bulle, ordonna
« que, lorsque le recteur de l’église de Montenack (le patronat
» de laquelle l’on reconnoît appartenir aux dessus dittes religieuses
» en plein droit) viendrai à décéder, soit assigné bénéfice compé-
» lent à celuy qui serat canonicquement institué en laditte église...
» et que le recteur de Montenack percevra t ehascun an à tousjours
» hors des biens de laditte église soissante muyds cl’espaute, me-
» sure de Liège; et aurat les aumosnes et offrandes des autels sans
» aucune diminution, octroyant miséricordieusement auxdittes
» religieuses tout le résidu, appartenant à laditte église, consis-
» tant tant en terres que dismes et autres revenuz, pour subvenir
» à leurs défaults; de sorte néantmoins que le recteur de laditte
» église serat obligé de payer les droicts de l’évcsque, de Larcin-
» diacre du lieu et du doyen de la clirestienté du lieu propre2. »
En sa qualité de décimatriee, l’abbaye du Val-Notre-Dame était
tenue à fournir la grande cloche, appelée la cloche décimale, le
calice et les ornements du maître-autel et d'entretenir la grande
nef de l’église paroissiale de Montenaken. Reconnaissance de cette
obligation fut faite en Lan 4 500, le 5 juillet, « entre les reli-
» gieuses, dame madame l’abbesse et le couvent du Val-Notre-
» Dame, d’une part; et les hommes de la communauté de la ville
» de Montenack, la Tieoche , d’autre part; » et pour rendre cet
accord plus stable, ces memes parties prièrent Arnould VII ou
VIII, comte de Looz et de Chinv, et Jean, châtelain de Monteigny,
1 L’ancienne église, située au milieu du municipe , en la rue appelée
Ridderstrael, ayant été détruite par l’incendie de 4 1 79, on lui aura , connue je
présume, substitué la chapelle du château.
- Voir à la fin hns X-XIL
( 15 )
chevalier, maréchal de l’évèché de Liège , de vouloir apposer leurs
scels avec les leurs (les nostres) eu témoignage de vérité l.
La cloche décimale que nous venons de mentionner a donné
lieu à bien des protestations et des difficultés dans lesquelles nous
1 Voir à la lin n° XIII.
Celle charte est très-importante. Je dois faire observer d’abord , quant au
mot ville, qu’à l’occasion d’une dénomination identique, donnée en 1280, par
Jean, duc de Lolhieretde Brabant, au village de Zepperen, l’historien du
comté de Looz , le savant Mantelius, Hist. Loss., p. 216, s’écrie : Secl ecce
Sepperen ici temporis oppidum eral. L’acception du mot villa { ville) qu’on
rencontre plusieurs fois dans la loi salique, est double. Souvent il désigne
une propriété particulière composée de bâtiments et de biens ruraux ; c’est
ce qu’il signifie dans le titre XVI de cette loi et dans la bonne latinité ; les
Italiens disent encore villa. Mais un grand nombre de documents cités par
du Cange , vbo Villa , attestent que ce mot signifiait aussi un certain arrondis-
sement de territoire, tel que comprennent aujourd’hui les communes et les
hameaux; il en reste des traces dans nos nomenclatures géographiques, où un
nombre infini de ces arrondissements territoriaux portent dans leurs composés
le nom de ville. « Ne quis fallatur, dit J.-B. Gramaye, Gallo-Brab.-Hannutum,
» dum in veteribus indicibus nomen vil legit praeponi alicui loco; noveritillo
» nomine non semper municipium aut oppidum significari; sed eliam et sae-
» pius villam , id est , portionem alicujus pagi domibus aliquot compre-
» hensam. »
Pour ce qui regarde la qualification de Tiexiie {lheoslica , teutonica) , que
les hommes de Montenaken donnent à leur communauté, il est à observer, en
second lieu, que ce ne sont pas seulement les faits qui prouvent, quant aux
environs de Waremme, la vérité de la thèse opposée à celle que soutient
M. Grandgagnage , dans son Mémoire remarquable sur les anciens noms de
lieux, etc., ou qui indiquent que les envahissements, comme il les appelle,
ne se font pas du coté des Flamands, puisque Racourt, Berlo, Corswarem,
Bettincourt , et meme Waremme très-probablement ayant été purement leu-
toniques, sont exclusivement wallons aujourd’hui; mais c’est encore la charte
que nous publions et qui est de l’an 1300, qui montre qu’il n’a pas été dans
le vrai, lorsqu’il a écrit sur Wezeren , Belz et Montenaken, qui constituaient
une seule et même franchise, ce qui suit : « Wezeren, dit-il, qui est main-
» tenant sur les limites des langues, mais plutôt du côté flamand, était donc
» purement wallon au commencement du quatorzième siècle. Il en a été
» évidemment de même de Walsbetz ou Waels-Betz, village contigu à
» Wezeren et placé dans les mêmes conditions.... Montenaken, qui touche du
» côté de l'ouest à Wezeren et à Ilouthain , d’origine eelto-laline, sera sans
» doute tombé aux mains des envahisseurs germaniques; la proximité de
( 14 )
ne pouvons entrer. Une seule circonstance qui nous ramène à
notre but et tient à ce sujet doit être rapportée. L’église de Mon-
tenaken avait été, comme porte la tradition, transférée, au moyen
âge , du centre du vieux village sur le plateau de la colline de la
forteresse. On y montait par quarante-quatre marches, larges de
tout un mètre. Bien d’autres églises, pour être à l’abri des inva-
sions hostiles, des pillages et des incendies, avaient été placées,
» Waels-Houthem , Waels-Betz et Wesere-Gallicorum ('), se combinant avec
» l’emploi fréquent du nom roman Monte ig ni , donne lieu de supposer que ce
» village a été aussi wallon au moyen âge; maintenant il participe de deux
» éléments ; cependant l’usage exclusif du nom flamand fait voir qu’on le con-
>.< sidère comme appartenant à ce dernier côté. »
Pour montrer encore combien le point de départ de ce savant étymologiste
est peu sûr ici, j’ajouterai la preuve que me fournit la bulle du pape Innocent IV,
du 22 juin 1246. Cette bulle, après avoir confirmé l’établissement de l’abbaye
des Dames bénédictines de la Paix-Dieu , à deux lieues de la ville de Huy, leur
garantit aussi la possession de leurs biens dont elles avaient fourni la liste;
« Et entre ces biens, dit le pape, nous avons jugé à propos d’exprimer dans
» cette bulle tout ce que vous possédez dans les terres de Nyel, de Genglehen
» et de Montigni , dit Montenack , la ferme d’Oleye, etc. » ( Apud de Villen-
lagne, Essais critiques , t. I , p. 94.) Geci confirme, ce qui du reste est un fait
constant, que les anciens Wallons ( les Romans) avaient l’habitude de roma -
niser les noms teutoniques de lieux et d’appeler Monleigni ce qui avait le nom
de Montenack. Telle n’était pas et n’est pas encore l’habitude de ceux qu’on
appelle flamands à l’égard des noms romans. Il serait donc, ce nous semble,
plus juste, dès qu’un lieu a deux dénominations , l’une romane, l’autre fla-
mande, de raisonner en sens inverse de M. Grandgagnage.
Il est à observer, en dernier lieu, quant aux scels , que cette charte nous
peut servir de preuve bien claire de ce que nous avons dit plus haut, que la
communauté de Montenaken avait, et même déjà en 1500, un sceau propre et
distinct de celui de ses châtelains; aussi ceux qui font le contrat n’étaient pas
les hommes du vicomte d’alors, mais « les homes de la communauté de la
» ville de Montenack , » c’étaient le maïeur, les échevins et les bourgmestres
qui la représentaient. Dans la paix de Fosses de l’an 1302 (Warnkônig, Ret-
irage , p. 112), on lit aussi : « Les esche vins et les hommes de la ville de Fosse,
» salut et cognoissance de vérité. » (*)
(*) Ces villages n’ont obtenu les épithètes à'Episcopi ou de Waels , c’est-à-dire ap-
partenant à Y évêque ou au pays de Liège ( pays wallon), que pour les distinguer de
Houllic in , Retz, Wezeren , appartenant au Brabant (pays flamand ).
( « )
dans ces temps de guerres continuelles, dans l’enceinte des châ-
teaux. Au plus fort des troubles qui, au quinzième siècle, déso-
lèrent le pays de Liège sous Louis de Bourbon, les factieux, la lie
du peuple liégeois, rebelles à leur prince-évêque, prirent pos-
session du château de Montenaken dont ils s’étaient emparés; se
retranchèrent dans l’église et en firent une forteresse L Cette for-
teresse, comme il a été dit, fut prise par les Brabançons en 1465,
la tour et la cloche décimale de l’église furent détruites, et le vil-
lage entier devint la proie des flammes. Ce fut seulement en 1505,
quarante ans plus tard, que l’abbaye du Val-Notre-Dame put se ré-
soudre à faire faire une autre cloche; mais la communauté de Mon-
tenaken se plaignit aussitôt de cette cloche qu’on lui destinait
comme n’étant pas aussi pesante que l’ancienne et, par ce motif,
elle refusa de l’accepter; à quoi l’abbesse et le couvent répondirent
que « si ceux de Montenack n’eussent fait forteresse de l’église, la
» ditte cloche ne fusse perdue » , et maintinrent que la nouvelle
cloche était suffisante à leur dismage, pourvu que « ceux dudit
» Montenack ayent un belfroid tel qu’ils ont eu anciennement,
» pour pendre laditte cloche en hault, comme il appartient. » Pour
1 « Interea, dum Karolus per totam aestatem cum grandi exercitu obse-
» disset Parisios , dit Theodoricus Pauli , Hist. de cladib. Leod., Leodienses
» tamquam insani , rebelles Deo et ecclesiae munierunt ecclesiam in Mon-
» tenaken ad modum castri , facientes eam speluncam latronum, multaque
» mala ex ea circumquaque peragentes, habentes refugium denuo ad eam
» tamquam ad castrum. »
« Ex singulis ministeriis {métiers) deputati sunt, écrit Johannes de Los,
» Chronicon , qui in subsidium procedere deberent eorum, qui stationem
» lenebant contra Brabantinos in Montenaken. Ubi cum Leodienses ex singulis
« fere oppidis et villulis deputati et in belliea disciplina minus experti illuc
» concurrerent et contra inimicos suos, quos se inferiores aestimabant , satis
» insolenter se haberent,.... quadam die circa medium octobris (1465) contra
» adversarios inconsulte exeuntes et in campum longius provocati ,... misera-
» biliter absque ullo respeclu sunt necati , ita quod numerus interfectorum
» de Leodiensi exercitu non minus 1200 aestimetur. Proinde Leodiensibus
» malam fortunam expertis ad propria fugientibus, supervenerunt homines
» ducis superiores exislentes et totam villam de Montenaken combusserunt et
« quotquot erant per circuitum villagia incendentes, in favillam et cinerem
» redigebant. »
mettre lin à ces contesta lions, un accord lut conclu en cette meme
année, et il fut stipulé, de la part du monastère du Val-Notre-Dame :
« que la susditte nouvelle cloche serat pendue dans le belfroid de
» Montenack qu’ils ont à présent... jusqu'à ce que le vieux belfroid
» serat refait et réparé suffisamment et remis comme il souloil
» estre au temps passé : et adone serat laditte cloche esprouvée... ;
» et que 11e doit estre au temps futur icelle ditte nouvelle cloche
» par ceux dudit Montenack autrement sonnée qu’il n’appartient
» et que lesdits de Montenack feront faire une autre cloche suffi-
» santé pour servir à leur église, comme ils en sont tenus b »
II.
l’illustre famille des anciens vicomtes de monte n a ken.
illustre est in limiue liasbanico cognomcn
gentis e Francia et quidein comilibus de
Donnuartin produclae. A Montenacensibus
ad Hubrepratenscs (ex regibus Hungariae
deseendere scribuntur) devoluta tandem
dominia provenerunt.
C J. -1». Gramaye, Gcnnupia , p, 13.)
Pour composer la généalogie qui va suivre des anciens vicomtes
de Montenaken, et où plus d’une difficulté sc présente, nous avons,
en dehors de nos propres recherches, surtout suivi le célèbre Mi-
roir des nobles de Hesbaye , par J. de Hemricourt 1 2, et les Manu-
scrits généalogiques de Lefort 3.
« Avant toute autre chose, il est bon de savoir, dit Jacques de
1 Voir à la fin n° XIV.
2 édition de Gh.-Fr. Jalheau, chanoine de l’église collégiale de Sainte-Croix
à Liège.
J \ol. XV, lit. M., aux archives de l’État, à Liège, où nous avons pu les
consulter, grâce à la complaisance si intelligente de M. Sehoonbroodt, préposé
à ce grand et précieux dépôt.
» Hemricourt (qui travailla à son Miroir depuis 4555-1598), que,
» quoiqu’il y ait eu de temps immémorial un nombre infini d’il-
» lustres chevaliers dans la contrée de la Hesbayc, renommés
» pour leur valeur et leur grand courage, il n’y a pas deux cents
» ans, ou deux cent quarante, que la plupart des nobles de ce
» pays, comme chevaliers et écuyers, s’avisèrent de prendre cer-
» laines armes et blasons fixes, et tels que leurs successeurs ont
» toujours eus depuis et ont encore à présent ; quoique devant ce
» temps et anciennement nous sachions qu’ils avoient des armes
» faites à plaisir, remplies de diverses couleurs et figures diffé-
» rentes, qui réjouissoient la vue et les sens, témoin l’occasion
» des faits d’armes de guerre ou de tournois, où ils paraissoient
« une fois avec une manière d’ornement et une sorte de blason,
» une autre fois avec d’autres tout contraires; ce qui les faisoit
» méconnoitre entre eux, leur ôtant la connoissancc des degrés
» de leur proximité, dont quelques-uns se trouvoicnl quelquefois
» éloignés jusqu’au quatrième ou cinquième, et perdoient par ce
» moyen le secours des services qu’ils pouvoient espérer de leurs
« parents. Enfin les plus puissants et les plus riches s’avisèrent,
» comme je viens de le dire, de prendre des armes fixes et des
blasons qu’ils ne ehangeoient plus, qui demeuroient perpétuel-
» 1 cm eut à leurs successeurs, et qui avoient certain cri, auquel
» ceux qui auroient choisi tels blasons pourvoient avoir recours
» en toute rencontre de faits d’armes, comme il se pratiquoit en
» plusieurs autres pays b » Telle est, cfaprès J. de Hemricourt,
l’origine des blasons dans la Ifesbaye.
Les armoiries de l’ancienne et noble maison de Montenaken
étaient de gueules à la bande d’argent 1 2. Ces armoiries, qui sont
les memes que celles de Hemricourt , Bave, Crenwick, etc., prou-
vent que les châtelains de Montenaken descendaient en ligne
directe de la noble famille de Dammartin, laquelle, disgraciée à
la cour de France , était venue se fixer en Ilesbaic. Ils en descen-
1 Miroir , p. 3.
2 L’écu surmonte cl'une couronne d'or, ayant pour cimier une tête de
cheval mi-parti d'argent et de sable, (Armoiries entières.)
Tome XII.
9
( 18 )
daient encore par leurs alliances avec les maisons de Montfcrant,
Dave, etc.
La châtellenie de Montenaken, comme celle de Looz, était un
fief du comté de Looz; aussi la cour féodale des vicomtes et leur cour
censale étaient de nature lossaine. Les reliefs s’en faisaient à la
noble salle de Curenge. Les vicomtes étaient en outre seigneurs de
Bindervelt et, de ce chef, vassaux du due de Brabant h
Les vicomtes de Montenaken avaient la collation du bénéfice de
Saint-Quirin et de Saint-Lambert, fondé dans l’église de ce lieu,
ainsi que le patronage delà chapelle de Bindervelt.
Généalogie des vicomtes.
1. — de Sloutcnakcsn
Chevalier, 1er châtelain ou vicomte connu de Montenaken,
en ... 1186-1188 ... 1 2.
Arnould ( Arnulphus , caslellamis de MontenacJ intervint, en
l’année 1186, comme témoin dans une charte de Gérard, comte
1 La commune de Bindervelt était lossaine , mais le château avec le jardin
potager était un fief brabançon : Castrum de Bindervelt ; hortus olitorius est
feudum Brabanticum, dit le record des échevins de Yliermael, du 26 dé-
cembre 1727.
« Le château de Bindervelt , écrit Saumery ( les Délices du pais de Liège ,
» t. IV, p. 255), qui subsistoit déjà l’an 1200 , éloit alors possédé par les vi-
» comtes ou châtelains de Montenack qui l’ont possédé jusqu’à l’an 1508 avec
« haute, basse et moienne juridiction et quantité d’autres beaux droits qu’ils
» transmirent à l’ancienne et illustre famille de Grevenbroek , d’où cette sei-
» gneurie est passée à la noble famille de Copis qui l’acquit l’an 1554 et l’a
» possédée jusqu’à l’an 1721. Jérôme de Copis fit rebâtir le château de fond
» en comble l’an 1654. » En 1745 et même plus tôt, le baron Leroy, seigneur
de Libertange, en était possesseur, et en dernier lieu le baron de Nicolaers,
avant la fin du siècle dernier.
Au treizième et au quatorzième siècle, les vicomtes de Montenaken étaient
aussi devenus seigneurs, par les femmes, de Grasen et Wilderen.
2 Les points remplacent les années que nous ignorons , soit du commence-
ment, soit de la fin de la domination des châtelains.
( 19 )
de Looz, par laquelle ce comte déclare renoncer, en faveur du
monastère de Saint-Laurent, à Liège, à tout son droit sur la terre
de Warseggia (Warlege) ou Lowaigc? 1 située sur le Geer, dans le
comté de Heer, lequel comté Cunon tenait de lui en fief. Les au-
tres témoins de cet acte furent Giselbert de Lumis (Lummen) ;
Thierry de Lonac (Lanaken); Guillaume et Engeràn de Looz;
Thierry de Brosteme (Brusthem) et Robert de Follonia (Foîogne,
Veulen) 2 *.
Son fils Guillaume suit 5.
2. — GUILLAUME: Ier «Se SSoitteaakcn ,
Chevalier, châtelain de Montenaken, en .. 1219-1256 ...
On trouve ce Guillaume, Wilhelmus , Willelmits , pour la pre-
mière fois, en l’année 1219, comme témoin à une charte, par
laquelle Arnoud VI , comte de Looz, confirme la vente et donation
faites aux religieuses de l'église de Sainte-Catherine, proche Saint-
Trond, par Gotbert d'Orbays, de son courtil de Milen (appelé de-
puis Nonnen-Milen) , avec tout ce qui en dépendait, pour recon-
struire leur monastère sur ce nouvel emplacement. Les témoins
de cet acte étaient Christianus , abbé de Saint-Trond; Godefridus
et son fils Gisbertus , de Leevv; Wilhelmus de Pietershem; Con-
rardus de Ilubert-ingh ; Robertus de Corswarem ; Robertus de Berlo ;
Lambertus , châtelain de Brustem; Theodoricus, châtelain de Looz ;
Wilhelmus , châtelain de Montenacken; Godefridus , châtelain de
Colmont, chevaliers, etc. 4. En l’année 1252, Gilles, fils de Got-
bert, sire d'Orbays, ratifia ces donations, faites par son père.
1 Voir Ch. Grandgagnage , Mémoire sur les anciens noms de lieux dans la
Belgique orientale, p. 97 ; et Wolters, Codex diplomal. Lossensis , n° 36.
2 L. Robyns, Diplomata Lossensia, p. 54.
5 Dans un accord de Louis li , comte de Looz, avec le roi d’Angleterre, de
l’an 1207 (Wolters, Cod. Loss . n. 147), sont mentionnés Regnier de Monte-
naken, Eustache et Herbert {Herbertus films de Monteny). 11 est probable,
sans qu’on puisse cependant l’affirmer, qu’ils ont été tous frères de Guillaume
et fils d’Arnould.
4 J. Mantelius, Hisl. Loss., p. 176.
( 20 )
À cette charte, I on voit figurer comme témoins : Conon d'Adelin-
chen; Renerus de Rolinchen, avoué de Milen...; Guilielmus , châ-
telain de Montenaken; Nicolans de Curtis; Henricus d’Aelst;
Renerus de Montenaken (frère du châtelain Guillaume?); Arnold/us
de Gingelom; Kulinus de Milen; Godescalcns de Bicst, tous che-
valiers, etc.1. Dix ans après, en 1242, Godefroid de Louvain,
sire de Perwez , confirma à son tour les donations faites par son
oncle, Gotbert d'Orbays, en faveur des religieuses du monastère
de Nonnen -Milen, et, de nouveau, le châtelain de Montenaken
figura parmi les témoins de cet acte. Ces témoins étaient : Conon
de îlcerc, avoué de Saint-Trond; Goutter de Berlo; Fastrade de
Berlo; Lambert d’Aelst; Philippe .de Herck; le châtelain (Guil-
laume) de Montigni et Eustache son frère; Fus tache de Bouchon t;
le châtelain de Duras; Ricionus de Gingelom; Simon de Geldonia
(Geldcnaken, Jodoigne); Nicolas de Curtis ( Corthys ) 2.
Guillaume, châtelain de Montenaken, fut constitué, en 1233,
au nom d’Arnould YIï, comte de Looz, président de la cour féo-
dale du comté, tenant séance à Montenaken, pour juger le pré-
tendu droit que Henemcin 3 4 5 de Goë(Jeuck) disait avoir sur le bois
que Louis II, prédécesseur de ce comte, avait, comme nous avons
vu, vendu, en 1214, aux religieuses du Val-Notre-Dame, sans la
moindre réserve
On voit encore figurer le même vicomte de Montenaken, en
1249, dans une charte par laquelle Adam de Montferant, seigneur
de R u mm en, déclare libres de toute exaction plusieurs biens de
l’abbaye d’Oricnten, ceux de Ter-Borgh , de Ter-Leenen , les prai-
ries d Aschbroek, le bois de ffulsbeek , les biens de Hesewyc , de
Winterbrnc , de Oppem et autres s.
Le vicomte Guillaume vivait encore en 1236, en laquelle année
1 Miræus, Diplomala Belgica, t. IV, p. 356.
2 Ibidem, p. 357.
5 « Heyneman ou Herman (plutôt Hereman) est le même, » dit Jalheau,
p. 8 , note E .
4 Voir à la fin n° IX.
5 Wolters, Notice hist. sur Rumrnen, p. 542. — Voir aussi Codex diplom.
Loss., ad ami. 1234, 1256, 1257 et 1230.
( 21 )
il nppnraît, avec plusieurs autres témoins , dans l'affaire de la prai-
rie appelée WilUbampt située à Saint-Trond, et dont Jordan de
Pule et ses complices contestèrent à l’abbé de Saint-Trond la légi-
time possession; mais il n’était certainement plus en vie en 1275,
comme le prouve clairement une charte , jusqu'ici inédite, de cette
dernière année h D’après cette charte, un différend qui s’était
élevé entre les abbayes de Iïerckenrode et d’Orienten, touchant le
droit de patronage de la chapelle de Bindervelt, que le châtelain
de Montenaken avait cédé en leur faveur, est terminé, le 25 août
1242, par les abhés de Vilîers, près de Genappe, et d’Alne, près
de Thuin, du même ordre de Citeaux, de manière qu’aussi long-
temps que vivra ce châtelain (quamdiu vixeril Dn,,s Willelmiis ,
castellanus de Montiniaco), l’abbesse du couvent d’Orienten
jouira du droit de présenter, pour la chapellenie de Bindervelt,
une personne capable à l’abbesse de Iïerckenrode, laquelle, dans
ce cas, sera tenue de la lui conférer; mais qu’après la mort de ce
châtelain , le droit de collation passera en entier à l’abbaye de
Iïerckenrode : cum verô praenotatus castellanus de hac cita de-
cesserit, jus conferendi praedictam capellaniam... ad abbalissam
et conventum de Iïerckenrode lot ali 1er devolvetur. Or, selon la
charte citée, ce droit était déjà, en 1275, intégralement dévolu
au monastère de Iïerckenrode, d’où il suit logiquement que Guil-
laume, châtelain de Montenaken, devait avoir cessé de vivre à
cette époque
Guillaume, châtelain de Montenaken, avait épousé Christine de
Montferant, hile d’Ive de Montferant, chevalier qui portait d'ar-
gent au lion de solde. SI en naquit Jean de Montenaken, qui suit,
et auquel nous croyons pouvoir donner Guillaume de Montenaken ,
1 Voir à la fin n° XV. — Nous voudrions qu’il nous fût permis de faire con-
naître la main amie qui nous a communiqué celte charte ainsi -que plusieurs
autres, également inédites.
2 Ce ne peut, par conséquent , avoir été lui qui ait assisté, en 1288, à la
fameuse bataille de Woeringen, comme l’avancent Van ïleelu , Butkens , Tro-
phées, pp. 381 , 459 et 490, et Wolters, Notice sur Rummen, p. 208; mais
ç’a été son fils Jean, vicomte de Montenaken, comme le dit aussi Butkens,
dans un autre endroit, ibidem, p. 381. • *
( 22 )
seigneur de BindervcH, etc., comme frère et comme successeur.
Get Ivc de Montferant n’eut qu’un fils, Adam de Montferant,
qui épousa la fille unique d’Arnould dOreye, dont naquirent six
garçons 1 ; mais, outre ce fils, Ive de Montferant eut onze filles,
toutes pourvues avantageusement.
« Il est à propos de vous les faire connoître, dit Jacques de
» Ilemrieourt 2 * *, afin que vous ayez une connoissance plus par-
» faite du grand nombre de chevaliers et d’écuyers qui sont ré-
» pandus en autre pays, et qui sont sortis des familles de celui
» de Liège et de la juridiction des douze juges desdites familles.
x La première de ces dites onze filles fut mariée au seigneur de
» Wezemalc en Brabant; la seconde au châtelain de Montenackc;
» la troisième à Baudoin, seigneur de Geneffe, châtelain de Wa-
» renie, tris -aïeul du bon châtelain (de Wareme, Guillaume le
» Beau 5); la quatrième à Guillaume le Vieux, seigneur d’Awans;
» la cinquième à Eustache le Vieux, franc-homme de Holgnoul;
» la sixième au seigneur de Quadrebbe, près de Bruxelles; la sep-
» dème au seigneur de Meadrenge (Meldert); la huitième au sei-
» gneur de GossonCourt, près de Tirlemont; la neuvième au sei-
» gneur de Ilalleheycke ; la dixième épousa N., dont sont sortis
» ceux de Gelene (Gelinden) et de Ryckcl, au comté de Looz, qui
» portent d’or au lion de sable ; l'onzième épousa N., dont sont
» sortis ceux de Wyne et de Berghine en Brabant. »
De ccs belles et nombreuses alliances, le même auteur nous
indique les conséquences , pour les temps d’alors, par rapport à
1 Arnould d’Orey était fils troisième de Libert deWaroux, chevalier (1219),
« qui, au dire de Hemricourt, p. 19, avoit bien quatre cents bonniers de
» terre qui lui appartenoient, situés au village de Geneffe , dont il étoit sei-
» gneur,.... sans comprendre les autres héritages qu’il avoit encore. I! com-
» mença de porter d’argent au lion de sable et cria Geneffe. » La tille de ce
Libert deWaroux, Ilellewy, épousa Libert de Rosut (Rosoux), mort le 14
janvier 1263.
2 Miroir , p. 203.
5 « De ce Guillaume le Beau, le bon châtelain de Wareme, Hemricourt
x dit, dans un autre endroit de son Miroir, p. 21 , qu’il fut chevalier le mieux
x fait, le plus brave, le plus fort, et le plus puissant de corps, qu’il y eut de
» son temps dans tout l’évêché de Liège, et qu’il servoit les seigneurs qui lui
( 25 )
Ja guerre des familles nobles en Hcsbayc, qui dura depuis 1290
jusqu’à 1535 : « Et parce que, dit-il, les hoirs des fdîes de mon-
» sieur Ive de Montferant , qui éloient mariés au pays de Liège,
» s’engagèrent, pendant nos guerres, dans le parti d’Awans, les
» enfants de ses autres filles, mariées en Brabant , qui éloient leurs
» cousins germains, entrèrent aussi dans ce parti à leur prière, et
» servirent le bon châtelain de Warcme; le bâtard de Wezemaele
» et le châtelain {Jean) de Montenacke furent tués alors, avec plu-
» sieurs autres, au combat de Wareme, étant au service du châ-
» telain de ce lieu. »
En tout ceci on s'aperçoit aisément que le vieux principe ger-
manique touchant le droit et le devoir qu’avaient les parents de se
défendre mutuellement, quant aux biens, quant à l’honneur et
quant à la vie, et de venger les affronts et le sang de leurs pro-
ches, n’avait pas encore cessé d’être en vigueur en Hesbaie du
temps des graves querelles entre les familles d’Awans et de Wa-
roux, querelles dont Hemricourt nous a fait connaître le motif,
ainsi que les règles qui dirigeaient ceux qui ont été amenés à y
prendre part 1 : Suscipere tam inimicilias pains seu propinqui
quant amicitias necesse est (Tacite).
ô. — JKAI¥ 1er de llontenaken ,
Chevalier, châtelain de Monlenaken, en ... 1275-1313.
Jean de Montenaken, fils du précédent châtelain, était aussi
seigneur de Bindervelt, Grascn et Wilderen et maréchal de l’évê-
ché de Liège (1 500).
11 apparaît dans une charte d’Arnould VIII, comte de Looz, par
» donnoient de l’emploi, avec plus de zèle que pas un autre dans le métier
» des armes. Ce fut lui, ajoute-t-il , qui, après la mort du seigneur d’Awans,
» remplit la place et qui fut capitaine général de tout son parti, tant qu’il fut
» vivant , » dans la guerre cruelle entre les familles d’Awans et de Waroux.
— La châtellenie de Waremme était relevante en fief de la cour féodale de
Liège.
1 Abrège des guerres d’Awans et de Waroux .
( -H )
laquelle eelui-ei notifie, en 1582, d’avoir conféré derechef à Jean
d Opleeuwe la châtellenie de Colmont pour la tenir en fief; de
l’avoir reçu à en faire 1 hommage et de l’en avoir investi d'après la
coutume : « Arnoldus, cornes de Los notum facit, dit ce docu-
» ment inédit, quod Joanni de Oplemve casiellaniam de Colmont
» itéra to concesserit nomine feudi tenendam; ipsum in possessione
» posuerit et in praesentia DD. Henrici Dut de Mu fort, Walerani
» Dni de Valkenborch, Walerani et Ottonis de Juliaco fratrum,
» avunculorum nostrorum ad homagium receperit; ac denique
» ipsum per sententiam parium curiae nostrae, videlicet Henrici
» Dni de Pietershem , Godefridi Dni de Lewis, Jacobi de Tongris ,
» militum; Hermanni de Morne, Philippi de Horpmale et Johannis
» de Scanchoven investiverit, prout moris est. Sigiüum quoque
» suum appenderunt Lis litteris castellanus de Los Johannes , et
» castellanus de Montenaken Johannes... Datum anno 1582,
» mense januario, die B. Maria c Magdalcnae. »
L'année suivante, nous trouvons le meme vicomte de Monte-
naken comme témoin à Pacte par lequel le comte de Looz fait
savoir que Jacques, fils d’Adam, chevalier, seigneur d’Ardinghen,
a vendu à Porta de lierckenrode, maître des pauvres, environ
trente bonniers, tenus du comte en fief et situés dans un endroit,
appelé Piederbeken près de liasse! t : * Arnoldus, cornes de Los
® notum facit, quod Jacobus, filins Adae, militis, quondam Dni
» de Ardinghen, XXX circiter bonnaria, sita in loco qui dicitur
» Piederbeken juxta liasse! t et quae a nobis in feudo tenuisset,
» vendiderit magistro Portae de lierckenrode ad usum pauperum.
» Testes : D. lien, de Pietersem, D. Gerardus de Berlc, I). Franco
« de Wangen, D. Joannes castellanus de Montenaken, D. Wilhel-
» mus de Langdris et D. Joannes frater ejus, milites : Joannes
» castellanus de Ilosammont, Arnoldus falconarius noster. Datum
» anno S 285, feria VI post festum Penthecostes apud Curinghen. »
■Tel est l’abrégé de cette charte.
Dans une autre charte du même comte de Looz, datée du
10 novembre 1284, Jean, châtelain de Montenaken, reconnaît
tenir en fief du monastère de lierckenrode quelques terres et
cens, touchant lesquels on fait un accord de sorte que lui, châte-
( 23 )
lain, ot scs heritiers ne devront payer à ee couvent, pour relever
ce fief, que cinquante sous de Louvain L
Ce châtelain de Montenaken intervient aussi, en 1 29(3 9 dans
l’acte par lequel Arnould VIII, comte de Looz, confère à Jean de
Rotselaer, quatorzième abbé d’Averboden, et à ses successeurs une
prébende de chanoine dans l’église collégiale de Saint-Odulpbc à
Looz, avec privilège, en cas d’absence du comte, de le représenter
au chapitre dans tous ses droits et prérogatives1 2 3; de même que
dans une charte de 1299 par laquelle le meme comte confirme
à l’abbave d’Orval, située dans son comté de Chinv en Luxem-
bourg, tous ses droits, possessions et biens acquis. Le vicomte de
Montcnaken y reçoit le titre de .Monseigneur Jehan , ehastelain
de Montigny, chevalier 5. 11 scella, en 1300, avec Arnold, comte
de Looz et de Cliiny, l’accord fait entre « les hommes de la com-
munauté de la ville de Montenaek, la Tiexhc, et l’abbesse et le
couvent du Val-Nostrc-Dame, » quant aux charges de ces reli-
gieuses comme décimatrices de cette commune 4.
Le même vicomte de Montenaken apparaît en outre dans l’acte
par lequel, en 1502, Arnould VIII, comte de Looz, consent que
Gérard, seigneur de Mornes, donne en dot à Jeanne de Gaesbeek,
son épouse, tous les biens qu i! tenait en fief du comte, sauf le
château de Mornes 5.
En 1308, Jean, châtelain de Montenaken, et Isabelle, son
épouse, règlent les rentes dues, par l’abbaye d’Orienten , sur le
lieu dit le Bois-Brûlé [Combusta Sylva, Gebrandc Bosch), à Binder-
velt; sur deux bonniers et demi de terre et sur un bonnier de
terre situé au lieu dit Overmeire ; sur les prairies de Sterken et
sur la moitié du moulin de Lare, avec approbation du changement
apporté à l’emplacement de ce moulin 6.
1 Voir à la fin n° XVI.
2 Wolters, Notice sur Averboclen, p. 13.
5 Wolters, Codex cliplom. Loss., n° 521.
4 Voir à la fin n° XI 1 1 et supra, p. 15.
3 Butkens, Trophées du Brab . , Preuves, p. 222.
0 Wolters, Notice s ur Rummen, p. 516. — Le châtelain dit, dans cette
charte, ne pas avoir de sceau propre : « Quia vero nos , Johannes, castellanus,
( 26 )
Le châtelain Jean de Montenaben a assisté à deux batailles fa-
meuses, à celle de Wocringen et à celle de Waremme. A la bataille
de Wocringen près de Cologne, qui a eu lieu en l’année 1288, et
dont le résultat a été la réunion du duché de Limbourg au Bra-
bant, il suivait le parti de Jean 1er, duc de Brabant, avec le comte
de Looz contre le comte de Gueldre et l'archevêque de Cologne,
qui furent entièrement défaits.
Dans les guerres civiles d’Awans et de Waroux, guerres qui
durèrent avec les quarantaines qui intervinrent, depuis 1290 jus-
qu’à 1535, et dont la suite a été une grande diminution de la no-
blesse en Hesbaie et un affaiblissement notable de la force du
pays ', presque toutes les familles nobles du pays de Liège et
plusieurs du Brabant durent prendre part par motif de parenté.
« Ces guerres qu’on nommoit d’Awans et de Waroux, dit Jacques
» de Hemricourt 2, ont commencé entre ces deux familles, dont
» ceux qui les composoient, étoient tous cousins et proches pa-
» rents; car messire Corbeau, seigneur d’Awans, et messire
» Guillaume le Jeune, seigneur de Waroux, qui furent les pre-
» miers auteurs de ces guerres, létoient au troisième degré....
» Lesdites guerres commencèrent l’an de grâce 1290 et durèrent
» jusques l’an 1555; cet espace de temps contient quarante-cinq
» ans, pendant lesquels il y eut quelques trêves qui laissèrent
» lesdites familles en quelque sorte de paix pour un temps. »
Hors de là, « il n’y avoit point de quartier pour ceux qui étoient
» pris, ni rançon que la mort, quelque proche parenté qu’il y
» eut entre eux. » La guerre une fois commencée entre ces deux
seigneurs, l’animosité augmentait tous les jours : « Ce qui les
» tenoit toujours à cheval et irrités l'un contre l’autre, chacun
» cherchant à se nuire en toutes occasions et à attirer à son parti
» tous les amis qu’il pouvoit gagne# pour en tirer secours. Mais
» jusqu’alors (avant la bataille de Lonchin , 1298) quantité de
» et Ysabella, uxor nostra praedicta, sigilla propria non habemus, sigilla Dni
» Wilhelmi de Novo Castro {Neuf château).. .. apponi fecimus. » Pouvons-nous
concilier ceci avec ce que nous avons vu plus haut, en suppléant nobiscum?
1 Hemricourt, Miroir, p. 2.
2 Abrégé des guerres d’Awans et de Waroux, n° i.
( 27 )
u chevaliers et d’écuyers s’étoicnt dispensés d’entrer en eettc
» guerre, qui étoit si cruelle et si odieuse, étant entre eux si
» proches parents h « Mais l’issue du combat de Lonchin « ral-
» luma de telle façon nos guerres civiles, que tout le pays en fut
» plus troublé qu’auparavant, parce que la mort du seigneur
» d’Âwans (messire' Corbeau) obligea quantité de chevaliers et
» d’écuyers, qui ne s’étoient point encore mêlés dans ces guerres,
» d’y prendre parti à savoir.... ceux de Geneffe et de Limont,
» messire Guillaume, le bon châtelain de Waremc; tous ceux qui
» descendoicnt des onze filles (je Montferant ( donc aussi le châ-
» telain de Montenaken), dont j’ai fait mention au traité des fa-
3» milles... et grand nombre d’antres familles qui s’en étoient
» dispensées jusqu’alors, »
Guillaume d’Awans « le bon châtelain de Wareme » se fit capi-
taine de son parti, quoiqu’il fut encore jeune. II était « grand,
» fort et extrêmement hardi, dit Hemrieourt -, déjà bachelier à
« la fleur de son âge, qui n’avoit pas pris encore l’ordre de che-
» valerie, et qui ne le prit que longtemps après; il fut aussi
» capitaine de ceux de Geneffe et de Montferant, qui ne faisoient
» qu’un corps... » Après la bataille de Lonchin « tout le pays
» étoit en paix, à cause des quarantaines commandées par le
» seigneur, étant la coutume d'en faire quatre pour chacun de
» ceux qui étoient morts nouvellement, ce qui fut toujours exac-
» tement observé, quelque animosité qu’il y eùtentre les parties. »
Les quarantaines étant expirées, chacun se retirait dans le châ-
teau où il devait être en garnison, faisant ses provisions et cher-
chant à faire des amis et des serviteurs partout où il jugeait qu’il
en pouvait acquérir, et de toute manière, comme par parenté,
par amitié et par les alliances de mariage, afin de se rendre plus
fort et plus puissant1 2 3. C est ainsi qu’en 1313, le châtelain de
Wareinme étant averti que le seigneur de Hermalle et ceux de
Haneffe et de Warfusée avaient pris jour pour venir l’assiéger
1 Abrégé des guerres d’Aicans et de Wàroux, n° 9.
2 Ibidem, n° LL
3 Ibidem , n° \ r>.
dans son château «le Warcmmc, « manda scs amis fjui étoicnt
» dedans et dehors le pays, comme en Brabant et au comté de
a Looz. Mais ledit seigneur de Hermalle avança le jour de l’as-
» saut; lui et ceux de son parti vinrent à Wareme à grande hâte.
» Le châtelain ayant appris qu'ils venoient si forts , et voyant que
» ses amis n’éloient point encore armés, demanda avis à ceux
» qui étoicnt avec lui, qui lui conseillèrent de bien garder son
» château jusqu’à la venue du secours de scs amis, qu'il atten-
» doit incessamment, dont il ne pouvoit pas être jamais blâmé :
» mais il leur répondit, que ses ennemis ne le trouveroient pas
» enfermé dans son château, et qu’il iroit sur les fossés de la
» ville que lui et ses amis garderoient et défendroient fort bien
» sans nul danger, laissant ledit château muni , comme il faut,
» pour s’y retirer en cas de besoin h Ils s’armèrent donc, parti-
» rent eu bon ordre, et furent sur îesdits fossés attendant leurs
» ennemis. Aussitôt qu’ils furent arrivés, ils lancèrent beaucoup
» de traits, et escarmouchèrent longtemps les uns contre les au-
» très; mais le seigneur de Hermalle et ceux de son parti, voyant
» qu’ils ne pouvaient rien gagner, se séparèrent en deux troupes :
» l’une fut envoyée au-dessus de la ville, où ils entrèrent par les
» jardins, et vinrent attaquer par derrière le châtelain, qui fai-
» soit tète aux autres sur Iesdits fossés : au bruit qu'ils firent
» ( quant ly hahay montât), lui et les siens tournèrent visage
» contre eux et se défendirent vigoureusement ; cependant l’autre
» troupe qui étoit aux champs entra aussi dans la ville, de sorte
» que ledit châtelain et les siens furent contraints de se retirer
» vers le château avec grand danger. La rue de la retraite étoit si
» étroite , que plusieurs n’y purent entrer pour arriver aux bar-
» rières assez à temps. » Du côté du châtelain furent tués, entre
autres, Jean de Montenaken et le bâtard de Wcsemael. De cette
déroute le bon châtelain de Warcmmc eut bien de la honte, ayant
toujours été heureux auparavant -.
1 Abrégé des guerres d'Awans et de Waroux , n° 21.
2 A côté de ce récit de J. de Hemricourt, il convient de placer la relation
plus détaillée de la Continuatio III de la chronique de l’abbaye de Saint-
Ce fut néanmoins sous le commandement de ce même châtelain
que le parti d’ Awans, dans lequel se trouvait le successeur du châ-
telain de Montenaken , devint vainqueur contre ceux de VVaroux à
la célèbre bataille cîeDammartin, livrée en l’année 1325 et pour
laquelle « le bon châtelain de Waremc pria fort instamment les
» parents de ceux qui avoient été tués à Waremc pour son service
» et manda de Brabant ceux qui éloient sortis de Montferrant b »
Le vicomte Jean de Montenaken, qui succomba à la bataille de
Waremme, avait épousé Isabelle N., et de ce mariage naquirent ,
selon Hemricourt et Jalheau :
1° Guillaume 111, chevalier et vicomte de Montenaken, qui
Trond, écrite vers la fin du quatorzième siècle ( apucl Migne, Patrolog.,
t. 173, col. 570): « Ecjdem anno 1512, y lit-on, in vigilia Bartkolomei
» (25 août ) Willelmus, castellanus de Warum cum suis impetens apud
» Vert (*) dominum Ilenricum de Hermale improvisum, vulneravit ilium gra-
» viter, et ejus nepotem Johannem de Phason occidit. Ex quo idem Willelmus,
» cum esset de progenie illorum de Awans, [dures ex suis amicis offendit, ita
» ut ad ipsius inimicos de Warois sese convertereut.
» Anno Domini 1515 6 idus junii (8 juin) Domnus Henricus de Hermale
» cum omnibus illorum de Warois parti favenlibus ex una parte , et Willelmus ,
» castellanus de Warum ex alia parle cum universis fauloribus illorum de
» Awans couvenerunt in loco campes tri inter villas Ferme (*) et Warum,
» aliter dictam Warenniam. U l>i ex ut raque parte omnes progeniosi ex Has-
» bania et comitatu de Los et multi de terra Namurcensi et Brabanciae in
» duas ex opposito acies animose constituti, ad flebiles comitis de Los preces
» et instantias liumillimas dare treugas recusabant. Recedente igitur comité
» dolenter ab utrisque, congressum est bellum durissimum et cessit. tandem
» Victoria parti Domni Henrici de Hermale pio illis de Warois, caslellano de
» Warum cum aliis ex suis per fugam salvato, et caslellano de Montenaken
» cum pluribus vel duobus militibus interfecto, ac Johanne de Lobosgh,
» fratre naturali Domini de Wesemale, ejus signifero cum pluribus aliis armi-
» gerisocciso, quortun numerus 15 et amplius fuit. Dominus vero de Wese-
« male et de Liedekerken cum suis in ecclesia piaefatae villae se receperunt...
» Plures etiam ad castri de Warum munitionem festinantes evaserunt, ceteris
» bine inde fuga lapsis. »
1 Abrégé clcs guerres d’Awans et de Waroux, n° 54.
(*) Situé non loin de Milen-sur-Aelsl et de Rerkom.
(“) Situé près de Celles.
( 50 )
épousa Josiuc de Dave, au comté de Namur. Nous croyons que
son oncle, du même nom et que nous appellerons Guillaume II,
a rempli avant lui, peut-être à cause de sa minorité, les fonctions
de châtelain de Montenaken.
2° Jean de Montenaken, chevalier et receveur général du comté
de Looz en ... 1510-1319. . Gérard, comte de Juliers, donna, en
1521, à Jean de Montenaken 1 investiture du château, de la sei-
gneurie et de îa juridiction de Kessenich h C'est probablement par
erreur que le chanoine Jalheau et Lefort le font sceller la paix de
Fexhe de 1516; nous iry avons pas trouvé son nom 1 2.
5° Radoux (Radulphus) de Montenaken, chanoine de la cathé-
drale de Liège ; vice-doyen de celte église en 1555 et aussi abbé
séculier de Thuin. 11 mourut en 1566, le 8 juillet, et fut enterré
dans l’église cathédrale de Liège.
4. — GULLillslE El «le Slontenakcu ,
Chevalier, châtelain de Montenaken, en 1513-1318?
Ce Guillaume doit avoir été le frère du vicomte précédent; il
était aussi seigneur de Rindervelt, Grasen, Dormael, Sundert et
de ïîerck-Saint-Lambert. 11 scella en qualité de chevalier et comme
gentilhomme de l étal noble du pays de Liège et comté de Looz,
la paix de Fexhe en 1516, « le vendredi devant le saint Jehan-
» Baptiste. » Il était déjà marié, en 1512, à Élisabeth, fdle
d’Egide d Attenhoven, chevalier et châtelain de Dormael. Leur
1 Gerich ts-Zwang , Herrligkeit und Herrschaft von Kessenich. — La sei-
gneurie de Kessenich , enclavée dans le comté de Borne ? fut relevée à la cour
féodale du duché de Juliers, en 1321 , par Jean de Montenaken , chevalier:
voir le Mémoire historique sur les anciennes limites et circonscriptions de
la province de Limuourg, par le chevalier Guil.-Jos. De Corswarem , p. 296.
2 Après le nom de « Wiiheaume castelain de Montingny, » c’est « Bauduin
» de Montingny » qu’on y trouve et que nous conjecturons avoir été le frère
des vicomtes de Montenaken, Jean I, mort en 1515, et de Guillaume 11, qui
doit lui avoir succédé. Ce n’est que dans l’édition latine de celte paix (Rausiui,
Delegalio, 1629) que figure « Joannes de Montingny. »
( 31 )
fils Jean n’était, à cette date, encore qu’un enfant en bas âge :
ante annos discrétion is h
11 paraît qu’en 1518 Guillaume, châtelain de Montenaken,
n’était plus en vie 2; peut-être avait-il succombé en l’une ou l’autre
rencontre pendant les guerres civiles de ce temps entre les familles
d’Awans et de Waroux.
Il est difficile de dire* puisque les documents nous manquent,
qüilui a succédé immédiatement dans la vicomté de Montenaken.
Hemricourt et Lefort font de Guillaume III qui va suivre le
fds du châtelain Jean Ier, mort, en 1515, à la bataille de Waremme,
et le donnent comme successeur immédiat à son père. Ni l’un ni
l’autre, pensons-nous, ne peuvent être admis; car ce même Guil-
laume n’avait pas encore, en l’année 1529, l’âge de la majorité,
comme cela résulte clairement d’une charte de cette date que nous
publions 5. Cet acte contient un accord passé, le 51 juillet 1529,
entre l’abbesse Marguerite de Stynen et le couvent de Hercken-
rode, d’une part; et Jean de Halbeke, chevalier et Guillaume de
Duras, écuyer, assistés de Godefroi de Quaechbeke (Quadrebbe?),
seigneur de Sluys, chevalier, et de Louis Utenlimingen , écuyer,
tous tuteurs de Guillaume, fils mineur de Jean, jadis châtelain
de Montenaken d’autre part; et portant, quant à ce qui était en
litige, que dorénavant et pour toujours le couvent de H erck en-
code possédera pacifiquement le patronage de là chapelle de Bin-
dervelt; à quoi les memes tuteurs, en vue de la paix, ajoutent
comme don un neuvième de la dîme de Wilderen. Or, si ce Guil-
1 Voir, à cet égard , une charte de celte année (1512) , publiée par Wolters ,
Notice historique sur Rummen , pag. 519 : Guillaume y reçoit le titre de Cas-
tellanus de Montenaken , dominas de Bilrevell et Grasen , pag. 529.
2 C’est ce que prouve une charte de 1518, publiée dans l’ouvrage cité
pag. 525, où on lit : Johannes de Montenaken, miles et Johannes , ejus nepos ,
füius quondam Wilielmi, castel lani de Montenaken , domini de Bilrevell...
pag. 524: Oh remedium dominorum bonae memoriae Joliannis , palris
domini Johannis et Wilielmi , fratris Joliannis antedicti , dominorum quon-
dam de Montenaken et de Bilrevelt... et enfin pag. 525 : Et quum nostra
ad invicem needum divisa est ad plénum haereditas. — Et cela est confirmé
par une autre charte de l’année suivante. Ibidem , pag. 528.
5 Voir à la fin nos XVII et XVUl.
( 32 )
laume, mentionné dans cet acte, avait été fils du vicomte Jean 1er,
mort en 1515, alors, en 1529, ii aurait dû nécessairement être
majeur, d’après la législation alors en vigueur, limitant la minorité
à l’âge de quinze ans; si , au contraire, il ira pas été son fils, dans
ce cas, il semble devoir cire admis qu’un Jean il, son vrai père,
a été investi, avant lui et après Guillaume il, de la châtellenie de
Montcnakcn L
5. — GïIIIjIjAUME IIS «le Montcnakcn,
Chevalier, châtelain de Montenaken en ... 1550 ...
Guillaume ÏI1 était aussi seigneur de Bindervelt, Dormael, Sun-
dert, etc. 11 était fils du vicomte Jean Ier (mieux Jean il), auquel
J. de Hemricourt le fait succéder immédiatement.
<« Le bon et vaillant Guillaume, » comme l’appelle cet auteur 1 2,
épousa Josinc de Dave, fille de Warnier de Davc, chevalier et
seigneur de Dave ou Baule au comté de Namur, et de Lutgarde
de Vianc (Vianden), dame fort illustre, sœur de Jean de Viane,
ehanoine de Liège.
Pour faire mieux ressortir les illustres alliances de la maison de
Montenaken, il convient, ce semble, de rapporter en abrégé aussi
ce que J. de Hemricourt dit de l’ancienne et noble maison de Dave.
Thibaut d’Elzée, seigneur de Dave et de Longchamps (mort le
22 février 1250), se remaria, écrit ce vieux généalogiste3, à Jn-
wette, sœur du bon et vaillant Guillaume Malcîerc, seigneur de
Hemricourt, dont il eut de braves garçons, parmi lesquels étaient
Godefroi de Dave, fis quatrième, chanoine de Saint-Lambert et
abbé séculier de Ciney, puis sire de Dave; et Gilles de Dave, fils
cinquième, aussi ehanoine de la cathédrale de Liège et abbé sécu-
lier de Dinant et de Thuin. Il en eut aussi deux filles qui furent
religieuses au Val-Notre-Dame. Son fils aîné Warnier de Dave,
1 J’ignore d’après quelles sources Lefort dit que : « Guillaume, châtelain de
» Montenacke , tenoit, en 1528, le parti des Liégeois, qui étoient en guerre
« contre leur prince Adolphe de la Marck , évêque de Liège. »
2 Miroir , pag. 207.
5 Miroir, pag. 126.
( 53 )
chevalier baimeret, sire et vicomte (le Dave, épousa la lille de
Raës de Dammartin, de Warfusée, deuxième du nom, chevalier,
seigneur de Warfusée; elle était sœur du seigneur de Warfusée,
père de vingt enfants. « Pour faire honneur audit seigneur de
» Hemricourt, son oncle, qui mourut sans hoirs mâles et pour le
» respect qu’il lui portoit, Warnier de Dave, continue le même
» auteur, prit après sa mort les armes et cri de Hemricourt, y
» ajoutant un lambel à trois pendants d'azur, et quitta celles
» d Elz ée qu’avoit son père et que les frères du premier lit avoient
» aussi gardées : elles sont d'argent au chef èmanchè de gueules ;
« il en a quitté ensuite le cri de Hemricourt, quoiqu’il en ait re-
» tenu les armes, et crie à présent 1 Dave, qui n’a ni cri ni armes,
» ce qui a fait grand tort auxdites armes et à toute sa race. »
Le fils aîné de ce Warnier de Dave, aussi appelé Warnier de
Dave, chevalier, seigneur de Dave et de Ligny, mamhour et pro-
tecteur du pays de Liège en 1524, l un des douze qui scellèrent la
commission pour traiter de la paix le 25 septembre 1554, et mort
l’année suivante, épousa... 5° Lutgarde deVianden, fille de Gode-
froid, comte de Yianden, sire de Grimberghe, et de Lutgarde de
Ligny, dame de Ligny, de Fleru. De ce mariage est sortie Josinc
de Dave, femme « du bon et noble châtelain de Montenacke, sei-
» gneur de Bilrevelt, qu’on assassina, dit Hemricourt, outrageu-
» sement dans son hôtel à Liège, comme tout le monde sait , la-
» quelle étant veuve, se remaria au bon seigneur de Marbais, du
» comté de Namur. »
Du côté de Dave ou de Vianden, les vicomtes de Montenaken
étaient alliés aux rois de France et aux empereurs de Constanti-
nople. Leur généalogie à cet égard, que j’emprunte à M. le baron
de Herckenrode “2, est ainsi établie :
1. Pierre de France, puîné de Louis le Gros, roi de France, et
d’Aleidc de Saxe, épousa Isabeau de Courtenay, dame héritière
de Courtenay et de Montargis et comtesse d’Auxerre. D’ou naquit :
1 J. de Hemricourt a achevé son Miroir en 1598 (voir pag. 2). 11 l’avait
commencé en 1555.
2 Manuscrit sur La famille de Montenaken qu’il a bien voulu me commu-
niquer.
Tome XII. 5
2. Pierre, seigneur de Courtenay et de Tonnerre, comte
d’Auxerre, qui est devenu empereur des Grecs ou de Constanti-
nople, et a été couronné à Rome, en 1218, avec sa femme Yolande ,
comtesse deHainaut et de Flandre et aussi, depuis, de Namur; elle
était sœur de Bauduin et de Henri, qui ont été tous les deux em-
pereurs de Constantinople.
De Pierre de Courtenay et d’Yolande de Hainaut naquirent :
5. Bauduin, prince d’Antioche et du Péloponèse, empereur de
Constantinople; et Marguerite de Courtenay , qui épousa, en pre-
mières noces, Raoul d’Yssoudun , et, en secondes noces, Henri ,
comte de Vianden , au Luxembourg, marquis de Namur. De ce
dernier mariage est né :
4. Philippe, comte de Vianden, décédé en 1272, après avoir
été marié avec Marie de Louvain , dame de Perwez, Grimbcrghe ,
Ninove, Rumpst, etc. Elle était fille de Godefroid de Louvain et
d’Alix, héritière de Grimberghe, petite-fille de Guillaume de Lou-
vain, sire de Perwez, et d’Aleide d'Orbais, et arrière-petite-fille
de Godefroid III, duc de Lothier et de Brabant, et d’Imaine de
Looz, sœur de Gérard, comte de Looz, qui, en 1182, fonda le
couvent de Herckenrode. De Philippe, comte de Vianden, et de
Marie de Louvain, est né :
5. Godefroid, comte de Vianden, seigneur de Grimberghe,
Ninove, Perwez, Rumpst, etc., mort en 1299, après avoir épousé,
en secondes noces, Lutgarde de Luxembourg, dame de Ligny,
Fîeru et Flctz. De ce mariage est sortie :
C. Lutgarde de Vianden, qui épousa Warnier de Bave, et de
leur mariage naquit Josirie de Bave, femme de Guillaume III ,
vicomte de Montenaken.
Tout semble indiquer que c’est sous ce châtelain que le comté
de Looz, étant, depuis 1014 ou 1040, fief masculin de l’église de
Liège, a été dévolu à cette église, pendant que le quartier de Mon-
tenaken en faisait encore partie, par la mort du dernier comte,
Louis III (mieux IV ou V), décédé en 1556, sans descendance
masculine légitime. Ce fut, depuis lors jusqu’en l’année 1567,
pour ce comté, une époque remplie de nouveaux troubles et de
malheurs; en sorte qu’à peine les longues et horribles guerres
( 33 )
civiles entre les familles d’Awans et Waroux étaient finies, que
d’autres, aussi déplorables, vinrent à commencer.
Les enfants du châtelain Guillaume III de Montenaken et de
Josine de Dave, furent :
1° Jean II (mieux 111) de Montenaken, chevalier, châtelain de
Montenaken après la mort de son père, et marié en premières
noces à Agnès de Diest . Il suit.
2° Godefroid de Montenaken, chevalier, seigneur de Grasen,
dans le comté de Looz. Il figura parmi les nobles vassaux du duc
de Brabant, Jean III (qui régna de 1513-1355), et se trouva avec
eux, en 1571 , le 22 août, à la bataille de Baës of Basse-Wilre,
dans le pays de Juliers, où le due de Brabant, Wenceslas, fut dé-
fait par Édouard, comte de Gueldre.
Godefroid de Montenaken épousa à Tirlemont, par traité de
mariage du 25 avril 1569, Marie de Kersbeeke, fille de Wau-
thier de Kersbeeke, chevalier, sire de Gutsenhove, Stalle et Ri-
vière '. De leur mariage sont nés :
A. Guillaume de Montenaken, chevalier et septième vicomte de
Montenaken; il suit. — B. Cunégonde de Montenaken, qui fut ma-
riée, le 5 ou le 19 novembre de l’an 1597, à Jacques de Gothem ,
chevalier, seigneur de Ridderskerk, Herck-Saint-Lambert, Go-
them et échevin de Liège 1 2. — C. Catherine de Montenaken, reli-
gieuse à l’abbaye d’Oriente, puis (...1405-1439...) abbesse du
même couvent; — D. Henri de Montenaken, abbé de l’abbaye de
Heylissem, en 1437 3.
1 Jalheau , Miroir, pag. 207. — D’autres fout Marie de Kersbeeke lille de
Jean de Kersbeeke, d’Avendoren.
2 Hemricourt ou Jalheau, Miroir , pag. 148 et 207. — Voir aussi Loyens,
Recueil héraldique des bourgmestres de Liège, pag. 185, où l’on trouve Gérard
au lieu de Jacques de Gothem, qui vivait encore en 1411. De ce mariage sorti-
rent : Marie de Gothem, mère de messire Guillaume de Warfusée, chevalier,
seigneur de Waroux, Voroux, Ossoigne, etc , maître de la noble cité de Liège
en 1477; — et Agnès de Gothem, mariée à Raës ou Erasme de Dammartin ,
de Warfusée , de Waroux , chevalier, seigneur de Voroux , Ossoigne et des fiefs
de Waroux. Voir Loyens, loc. cit., Hemricourt et Jalheau , Miroir, pag. 12
et 148
3 « Henri eus de Montenaken , dit Gramaye., Lovait., pag. 47, anio 1457,
( 36 )
Godefroid de Monteuaken était, en 1581), chef-maïeur de Tir-
lemont. En cette qualité, il avait le droit de vie et de mort sur
environ soixante-douze villages et quatre villes, Tirlemont, Léau,
Landen et Halen l.
5° Baudoin de Monteuaken , troisième fils du châtelain Guil-
laume III et de Josinc de Davc, chanoine de la cathédrale de
Liège, grand-chantre en 1576 et vice-doyen au 19 septembre de
la même année.
4° Mathilde de Montenaken, dame de Sundert, mariée à Jean
de Schoonhove, d’Arschot, chevalier, fils de Jean de Schoonhove,
descendant des comtes d’Arschot. Ce Jean de Schoonhove avait
obtenu, en 1554, la châtellenie héréditaire de Dormael, qui a
passé des seigneurs de ce nom aux vicomtes de Montenaken ; elle
était située à l’extrémité du Brabant, non loin de Saint-Trond 2.
5° Gérard de Montenaken (1586).
Guillaume 111, vicomte de Montenaken, vivait encore en 1550,
le S 4 mai. C'est vers ce temps, semble-t-il, qu’il fut assassiné dans
son hôtel, à Liège, où il s’était retiré pour se soustraire à la haine
que lui portait Thierri de Heinsberg. Celui-ci, méconnaissant les
droits de l’église de Liège sur le comté de Looz, venait de s’en
» abbas Heylissemensis ordinis Praemonstrateiisis , ex milite miles, olim sae-
» culi, postea Clirisli. » — Voir aussi le baron Léon de Herckenrode, Collection
de tombes, épitaphes et blasons , etc., pag. li , où on lit : « Marie de Velpen ,
» tille de Gérard II , sire de Velpen et de Helissem , vendit sa troisième part de
» la seigneurie de Helissem à l’abbé Henri de Montenaken, le 8 janvier 1457. »
1 « Praetor Thenensis, écrit Gramaye , Lovan., pag. 41, cujus dignitas a
» duce prima, jus gladii in 72 plus minus pagis habét, urbibus quatuor. »
Ou y lit encore : « Soient olim Thenis exlare ampla et magnilica palalia : Ni-
» \ellense, Hannonicum ad usum abbatis S. Dionysii, nunc domus Montena-
» censis, etc. » Ce palais de la famille de Montenaken était situé dans le
hameau d’Avendoren , sous Tirlemont. Le même écrivain ajoute : « Contuber-
» nium balistariorum litulo S. Sebastiani arcus aenei oblongi Thenis habuit
» praefectos aliquando toparchas Montenacenses. »
2 « Op-Donnael, dit Gramaye, Lovan., pag. 46, vice-comitalus olim , nunc
» (1606), eliam baronalus... Est haec in limite ultimo Leodicensi et arcem
» habet, extructam, ut reor, contra Trudonenses. Arcis custodiam sive caslri
« comitatum olim Schoonhoviae gentis fuisse invenio, Ast injuria temporum
» et bellorum jacet in sua ruina sepulla. »
( 37 )
emparer par la force. Excommunié, pour ses excès, de la part du
pape Benoît XII, et dénoncé comme tel, pas seulement dans les
églises du comté, mais encore, et cela tous les jours, au lutrin
fadaquilamj de l’église cathédrale de Saint- Lambert, il mourut
en Tannée 1561 , et fut enterré, non à Hcrckenrode, lieu de sé-
pulture des comtes de Looz , mais à Hasseît, chez les Augustins,
en terre profane. A l’extérieur du pays, le duc de Brabant, adver-
saire perpétuel de la puissance et de la grandeur de l’église de
Liège, ainsi que plusieurs autres, s’étaient montrés favorables
aux usurpations de Thierri de Heinsberg; mais, dans le comté
même de Looz, on était loin de reconnaître partout ses préten-
dus droits, ce dont il était extrêmement irrité. Jacques de Hemri-
court 4, voulant montrer combien les parents des familles, pauvres
ou riches, se connaissaient mieux entre eux avant son temps et
durant les guerres d’Awans et de Waroux, allègue, pour le prou-
ver, entre autres, un exemple, « de son temps, depuis Tan 1555, »
indiquant, comme en passant, quoique d’une manière assez ob-
scure, à quelle occasion la colère de Thierri de Heinsberg éclata
contre Guillaume, châtelain de Montenaken. « Vous saurez donc,
» dit-il, que le comte Thierry de Looz, prince très-puissant et
» qu’on craignoit le plus de son temps, pour une haine particu-
» lière qu’il portoit à l’abbesse de Munsterbilsen, prit M. Guil-
» laume de Bilrevelt, châtelain de Montenacke, chevalier le plus
» riche et le plus redoutable qui fût au comté de Looz, à qui il
« vouloit couper la tête dans la chaleur de sa colère. Ce chevalier
» fit avertir de son malheur ses parents les plus considérables,
» dont il tira fort peu de secours. Se souvenant alors de sa pa-
» renté du côté de Montferant, qui est de la famille de Geneffe
» en ligne directe de cri et d’armes, il envoya dans la Hesbayc
» demander assistance à deux écuyers, qui étoient, pauvres au
» regard de ses autres parents : ce furent Humbert Corbeau de
» Holgnoul et Jean de Skendremale, qui furent après cela cheva-
» fiers. ïl leur fit connoître l’extrême danger de sa personne et le
» hasard qu’il couroit d'avoir la tête tranchée, s’ils ne venoient
1 Miroir, p. 204.
( 58 )
» promptement à son secours. Ces deux écuyers , qui étoient cou-
» sins et assez proches parents l’un de l’autre, mais un peu éloi-
» gnés de proximité à l’égard dudit chevalier, entreprirent sa
» délivrance, étant gens d’honneur, généreux et fort agissâns.
» Pour cet effet, ils furent à Liège trouver l’évêque, et firent si
» bien en sorte, par leur diligence et la peine qu’ils prirent, qu’ils
» retirèrent de ce danger leur malheureux parent, qui vint ensuite
» fixer sa demeure à Liège, par la crainte qu’il avoit du comte;
» ou il fut enfin tué, après y avoir vécu quelque temps forthono-
» rablement. »
Josine de Dave étant veuve se remaria, comme nous avons dit,
à Jean de Marbais, seigneur de Marbais, du comté de Namur,
dont elle eut un fils, chevalier, nommé Eustache de Marbais.
6. — JEAI II de llontenaken ,
Chevalier, châtelain de Montenaken en .. 1363-1582 ..
Jean II (mieux ni), fils du châtelain précédent , était seigneur
de Bindervelt, Dormael, Sundert. Il est nommé parmi les vassaux
de Jean III, duc de Brabant, et se trouvait avec eux, en 1571, à la
bataille de Baës-Wilre. En 1579 et encore en 1402, il était grand
maïeur de Louvain et comme tel, lieutenant du duc de Brabant
dans l’administration de la justice 1 ; il était aussi , en 1 405, bourg-
mestre de la même ville.
Les lettres patentes de Jean d’Arckel, évêque de Liège et comte
de Looz, en date du 27 mars 1568 2 , nous font connaître que
Jean, châtelain de Montenaken ( castellanus de Montenaken J
transféra, en faveur de son frère Godefroid, la seigneurie de
1 « Joannes, burggravius Montenacensis , praetor Lovaniensis anno 1579..,.
» Praetor, continue J -B. Gramaye, Lovan., p. 7, ut ducis in juris et justitiae
» negotiis vicarius, ita senatus prima persona; eoque nomme totius Bra-
« bantiae praetorum primus Patricia et nobili stirpe ortos (praetores
» Lovanienses ) esse mos obtinuit. »
2 Voir Ja Notice hist. sur la commune de Rummen et sur les anciens fiefs
de Grasen , Wilre, Bindervelt et Wyer, p. 403, où cette charte fourmille de
fautes.
( 59 )
Grasen, qui était, un fief lossain, et régla, avec l’assentiment de
l’évêque comme comte de Looz, l’administration de la justice du
lieu, — qui jusque-là avait été la même pour Grasen et Bindervelt
sous un maïeur et sept échevins — , de telle manière que lui, Jean,
établirait dorénavant, à Bindervelt, un maïeur et trois échevins,
et son frère Godefroid, à Grasen, un maïeur et quatre échevins,
pour autant que les échevins restants n'auraient pas pourvu en
temps convenable aux places vacantes; que les échevins créés par
l’un des deux seigneurs devaient aussi prêter serment à l’autre;
et qu’enfin tous les échevins de l’une et de l’autre commune de-
vaient, à la semonce du seigneur ou de son maïeur, venir en-
semble administrer la justice, soit à Bindervelt, soit à Grasen.
Le châtelain Jean épousa d’abord (vers 1360?) Agnès (d’au-
tres disent Jeanne ) de Diesl , fille de Thomas de Diest, seigneur
de Diest, de Zeelhem, châtelain d’Anvers, et de Marie de Gliis-
telles1; il épousa ensuite Marie de Brcmt , dame de Laqueuwe,
fille de Jean de Brabant, dit de Brant (frère naturel de madame
de Brabant) et de Catherine, fille de Dammartin de Warfusée,
de Neufchâteau, de Hanelïe, dite Des Champs.
Jean fils aîné de Guillaume 111 et son successeur dans la vi-
comté de Montenaken, fut accusé d’avoir consenti au meurtre
de son père, « à cause de quoi, disent Jalheau et Lefort, il fut
» dépossédé de tous ses biens. » Ce fait énorme est constaté par
J. de Hemricourt : « Jean de Bilrevelt, dit-il 2 parlant de son
» temps (avant 1398), ne possède pas un pouce de terre de la
» succession de son père par une punition miraculeuse de Dieu,
» avant donné son consentement pour l'assassiner; devant ce
» crime abominable, lorsqu’il jouissoit encore de ses biens il
» épousa... Je n’ai pas pris soin, continue-t-il , de m’informer s’il
» a des enfants, parce que ce parricide ne mérite pas d’être mis
» dans l’histoire avec tant d’honnêtes gens dont j’ai fait men-
» tion. » Comme J. de Hemricourt ne fait mention que d’une pu-
nition miracideu se , il n’en résulte pas clairement si Jean fut, en
outre, dépossédé de tous ses biens par sentence de ses pairs ou
1 Ghistelles , près d’Ostende, est le litre d’une maison illustre.
2 Miroir, p. 207.
( *o )
(le son seigneur suzerain. On ignore de même quand et comment
la châtellenie de Montenaken passa à son neveu, Guillaume IV.
Celui-ci, cependant, devait déjà être vicomte de Montenaken avant
151)8, puisque Hemricourt, achevant en cette année son Miroir ,
a pu écrire que Jean ne possédait plus un pouce de terre de la
succession de son père alors.
7. — GCHLIiAUIIE iv «le IVIoBiteiiakeii «
Chevalier, châtelain de Montenaken en .. 1598-1448.
Le vicomte Guillaume IV, fils de Godefroid de Montenaken,
seigneur de Grascn, et de Marie de Kersheeke, était aussi sei-
gneur de Grascn et de Wilderen. Cette seigneurie de Grascn et
de Wilderen était un fief du comté de Looz, et Guillaume en fit
relief à la salle de Curange, le 5 septembre 1425.
Le vicomte Guillaume de Montenaken signa le pacte d’union
de l’an 1415 entre les Brabançons et les Limbourgeois. En 1420, il
était grand-bailli ou drossart de Brabant1 et en 1425, il figura
comme témoin dans la charte par laquelle Jean IV , duc de Bra-
bant, fonda l’université de Louvain. Il est nommé parmi les nobles
vassaux de la duchesse Jeanne de Brabant et, en 1428, il apparaît
comme conseiller du due de Brabant. Il décéda en l’année 1448.
Guillaume avait épousé Marguerite de Breemsons, dite de
Meldert, dame de Meldert, Budinghcn, Bombrouek (sous Cortès-
sein?), Vrolinghen (sous Wellcn?), et fille de Libert de Breem-
sons, dit de Meldert, chevalier, seigneur de Meldert, Budingen,
Bombrouek, Vroelinghcn, voué de Raetshoven (Raccourt) et chef
des finances en Brabant. La mère de Marguerite de Meldert était
Ivette Proost de Melin, dame de Vrolingen et Bombrouek; sa
grand’mère était Marguerite, dame de Meldert et voueresse de
Ractshove, qui avait épousé Henri d’Opwinde, chevalier, et des-
cendait de la septième fille d’Ive de Montferant, laquelle avait
été mariée au seigneur de Meadrcnge (Meldert).
Leur fils Godefroid de Montenaken suit2.
i Voir sur cette haute dignité, Gramaye, Nivella, p. 9.
- Le frère de celui-ci, Guillaume de Montenaken , qu’on trouve en 1446
( il )
8. — fîODGFROin de Montenaken ,
Écuyer, vicomte de Montenaken en 1448-1457...
Godefroid, vicomte de Montenaken, était seigneur de Grasen
etWilderen1, de Meldert, Budingen , Bombronck, Yroelingen,
EIsene, Nave. Échanson de Philippe le Bon et de Charles, son
fds, ducs de Bourgogne, en 1457 et 1441, il mourut vers l’année
1457. Il vivait encore en cette dernière année, au 24 juin.
Ce vicomte avait épousé, en 1448, Marie de Rcves, dame hé-
ritière de Rêves2, de Haibes, de Bourgelles, dEverbcrghe, de Ha-
velluy, etc., fille cl Everard de Rêves , chevalier, seigneur de Rêves,
Haibes, Bourgelles, etc., et de Marie de Huldenbergh, veuve d’Evc-
rard, qui, déjà en 1422 5, s’est remariée depuis à Jean de Bray.
Après la mort de Godefroid de Montenaken, Marie de Rêves
épousa, en secondes noces, Guillaume de Hennin de Fontaine,
chevalier, seigneur de Melin, de Ilebbes et de la Haute-Roche en
Faigne, avec qui elle vivait encore en 1477 et 1488.
Enfants de Godefroid , vicomte de Montenaken
et de Marie de Rêves.
1° Philippe de Montenaken, neuvième vicomte de Monte-
naken, qui suit.
2° Antoine de Montenaken , écuyer, seigneur de Grasen et Wil-
deren, voué de Raetshove par échange contre la seigneurie de
Meldert, gruyer de Brabant4 et gentilhomme de la chambre des
et en 1455 et qui, en 1451, demeurait àTirlemont, était fds naturel de
Guillaume IV, vicomte de Montenaken.
1 II releva cette seigneurie à la salle de Curange, le 7 mai 1446.
2 Seigneurie située sous la ci-devant préfecture de Genappe : « Revesia sive
» Ravia Gallis Resves, dit la Jurispr. heroica, p. 290, praenobilis dignitatis
» et jurisdictionis dinastia, duabus leucis distat Nivella, immunitate et privi-
» legiis gaudet amplissimis. Hujus nominis gentiles liane dinastiam pluribus
saeculis possederunt et sibi invicem successerunt. »
5 D’après d’autres, Éverard serait mort le 4 août 1430.
1 « Mons. Antoine de Montenaeke, chevalier, seigneur de Grasen el Wildere,
( 42 )
ducs de Bourgogne. Il épousa Cornille de Romerswalle, fille de
Jean de Romerswalle, chevalier, et de Marguerite d’Egmont. Elle
vivait en viduité en 1491 1 et encore en 1501. De leur mariage
naquirent :
A. Gode froid de Montenaken, seigneur de Grasen et Wilderen,
mort jeune homme, en 1519. — B. Libert de Montenaken, cheva-
lier, seigneur de Meldert, mort non marié en 1513. — C. Jean
de Montenaken, voué héréditaire de Raetshove (1546) et devenu
seigneur de Meldert par testament de sa tante Isabelle, s’étant
marié à son plaisir. 11 fut d’abord reçu chanoine noble de la ca-
thédrale de Liège l’an 1504, le 12 juillet2; puis, pouvant seul
perpétuer le nom de sa famille, il quitta sa prébende l’an 1507
et épousa, en cette même année, Antoinette d’Everloghe 5, dont il
n’eut néanmoins qu’une fille, Catherine de Montenaken 4. Il tré-
passa en 1553. — D. Marie de Montenaken , dame de Grasen et
» a été pourvu, écrit Lcfort, à l’état de gruyer, watergrâve et pluymgrave
» du pais et duché du Brabant, par lettres patentes de l’an 1477 ... et luy suc-
» céda en cette charge mons. Hubert Vandernoot, par lettres patentes en date
» du 12 février 1479. »
1 Lefort. — Selon d’autres, Antoine de Montenaken ne serait mort qu’en 1496.
2 La teneur de sa nomination, datée du 12 juillet 1504, était: « Johannes
» de Hornes, episcopus Leodiensis, etc., dilecto in Christo Joanni de Monte-
» naken, clerico nostrae dioecesis salutem in Domino sempiternam.... Tuorum
» progenitorum et parentum laudabilia servitia, neenon vitae et morum lio-
» nestas aliaque probitatis et virtutum mérita , quibus apud Nos fide digno
» commendaris testimonio, Nos inducunt, etc.... Tibi canonicatum et prae-
» bendam Ecclesiae nostrae Leodiensis ad praesens per mortem venerabilis
>' viri magistri Joannis Meuchin, in partibus et extra Romanam curiam de-
» functi vacantem, conferimus, etc. »
5 « Laquelle, dit Lefort, portoit d’or à trois pals au chef de gueules, chargé
de trois macles d’argent rangées en fasce.
•4 On trouve cependant: « Messir Jehan deMontenake, jadijt curé de Latinne »
(oii il a fondé un anniversaire), dans un registre appartenant à l’église de
Latinne, « escrit par Mre Pier S’-George , en son temps curé dudit Latinne,
» en l’an 1599.... contenant les anniversaires accoustumés »
Cette Catherine de Montenaken a épousé Gilbert de Gruythuyse ( fils de
Gilbert , écuyer, et de Catherine Helleuvien), décédé en 1552 et enterré à
Tirlemont chez les Carmes, lieu ordinaire de sépulture de la famille de Mon-
( 43 )
Wilderen, de Meldcrl (par échange), de Bombrouck, Vrolingen.
Elle épousa, par traité de mariage de Fan 4505 , le 29 juin, Guil-
laume dOyenbruggen, dit Coelem , comte et seigneur de Duras,
seigneur de Budinghen , grand maréchal héréditaire du pays de
Liège, grand Failli ou drossart de Montenaken, Fils de Josse
[Joos) dOyenbruggen, comte et seigneur de Duras, seigneur de
Coolem, Iseghem et grand maréchal héréditaire du pays de Liège,
et de Catherine de Bottier. — E. Josine de Montenaken , religieuse
à Waesmunster, au pays de Waes.
5° Jeanne de Montenaken, qui épousa, par traité de mariage
de l’an 4477, le 4 6 avril, approuvé par les échevins de Liège
Fan 1498, Bauduin de Bénin , dit de Fontaine , écuyer, fils de
Bauduin de Henin, chevalier, seigneur de Fontaine Sebourg, et
d’Anne d’Ailly. Ladite Jeanne de Montenaken se titre, en 1498,
40 octobre, « dame de Bautersheim et se dit la femme de feu
tenaken. Leurs enfants : a. Catherine de Gruythuysen , voueresse héréditaire
de Raetshoven, par testament de son grand-père Jean de Montenaken, et ma-
riée à Jean de Tambuysere ; - b. Anne de Gruythuysen , qui épousa Gérard de
Velpen, veuf de sa première femme , écuyer et écoutèle de la ville impériale de
Saint-Trond. 11 mourut le 16 février 1570 et elle le 12 mai 1 608 ; ils furent en-
terrés dans l’église de Saint-Gangulphe à Saint-Trond. Sur leur pierre sépul-
crale on voit leurs armoiries avec huit quartiers, savoir : Velpen, Mettecoven,
Vandenbosch , Lechy et Gruythuysen , Montenaken , Helleuvien, Everloghe. —
Leur fils Gérard de Velpen, écuyer, voué héréditaire de Raetshove, épousa, le
25 décembre 1601 , Marie de Copis de Bindervelt, fille de Richard de Copis,
seigneur de Bindervelt en 1554, et d’Émérence Schroots, fille de Michel
Schroots, écuyer et d’Ide d’Aelst. Marie de Copis était petite-fille de Jean de
Copis, seigneur de Bindervelt en 1558, et de Marie de Ryckel, — et arrière-
petite-fille de Charles de Copis (fds de Philippe de Copis, chevalier en 1445,
et d’Elisabeth de Hamal) et de Marie de Grevenbroeck , fille du seigneur de
Bindervelt. — De ce mariage naquit:
Antoinette de Velpen, voueresse héréditaire de Raetshoven, dame de Met-
tecoven et de Cortessem , et décédée au château de Motta de Grand-Jamine,
le 24 avril 1 684. Elle avait épousé , le 8 novembre 1 654 , Jean de Herckenrode ,
écuyer, licencié ès droits et échevin de la haute cour de Vliermael, qui tré-
passa, le 2 octobre 1649, et fut enterré dans l’église de Saint-Gangulphe, à
Saint-Trond. Cette branche de la famille de Montenaken , qui , comme on voit ,
n’est pas celle des vicomtes, s’étend très-loin.
(44 )
noble écuyer Bauduin de Fontaine. » Elle décéda en 1504, Je
4 octobre, et gît dans l’église de Ste-Gertrude à Nivelles.
4° Isabelle de Montenaken, dame de Meîdert (par échange
contre l’avouerie de Raetshoven ( Raccourt ), épousa Jacques de
Jauche, sire de Jaucbe et d’Hierges. Elle est morte sans enfants et
a fait son héritier Jean, fils de son frère Antoine de Montenaken.
9. — PHIMPPII île iflontcnakeu ,
Chevalier, dernier vicomte du nom de la famille de Montenaken,
en 1457 ? -1480.
Philippe de Montenaken, fils du vicomte Godefroid de Monte-
naken et de Marie de Rêves, releva la châtellenie de Montenaken,
étant un fief lossain, à la salle de Curangc, le 5 avril 1459. Il
était aussi baron de Rêves, seigneur de Rourgelles, Everberghe,
Ilaybes, Havelluy, Warfusée. 11 épousa, en 1466, l’année après
le sae de Montenaken, Anne de Trazegnies , fille d’Anseau de
Hamal , dit de Trazegnies, baron de Trazegnies et de Selly,
sire des francs fiefs de Rognon, pair de Rainant, seigneur de la
chapelle de Herlaymont, de Jonckoute, Gondregnics, Ilcppinges,
et de Marie d Armuyden , dame d’Armuyden en Zélande, de
Beaufraipont près de Liège et d’Inehy en Cambrésis.
C’est sous ce dernier vicomte du nom de la maison de Monte-
naken, du moins de la branche aînée, qu’ont commencé, en 1460,
dans le comté de Looz et la cité de Liège, les troubles, si connus
dans l’histoire de Liège, contre le prince-évêque Louis de Bourbon,
lesquels, jusqu’à 1505, ne cessèrent de désoler le pays. Durant
tout ce temps, ce n’était que combats, pillages, meurtres et in-
cendies qu’on apprenait de la part des factieux. Comme comble de
malheur, mais suite assez naturelle, quoique bien amère, de l'es-
prit de rébellion, on vit entrer l’étranger dans le pays et porter
le ravage et la désolation partout. Charles le Téméraire, duc de
Bourgogne, détruisit (1465) le château de Montenaken que les
séditieux de Liège étaient venus occuper, incendia le village et
les villages d’alentour *, dévasta ( 1468) la ville de Liège, acca-
1 Voir supra, pp. 5 et 15.
( « )
bla le pays d’impôts, supprima scs franchises et privilèges et lit
démolir ses murs et ses remparts *.
Le vicomte Philippe de Montenaken est décédé en l’année 1480.
De son union avec Anne de Trazegnies naquirent:
1° Mai ne de Montenaken , vicomtesse de Montenaken : elle suit.
2° Marguerite de Montenaken , dame d’Evcrberghe, qui épousa
Antoine de Sucer è. De ce mariage ne provinrent que des filles, au
nombre de trois, qui moururent sans avoir été mariées, de sorte
que la seigneurie d’Everberghe fit retour à Marie, vicomtesse de
Montenaken, ou plutôt à son petit-fils Antoine de Rubempré, sei-
gneur de Vertaing. La même seigneurie fut érigée en baronnie, le
18 janvier 1620, par l’archiduc Albert, et en principauté sous le
titre de Rubempré et d'Everberghe , par Charles II , roi d Espagne,
le 1er mai 168G2.
1 Parmi les conditions imposées, à Lowaige, le 8 novembre 1107, par le
duc de Bourgogne au comté de Looz et à la ville de Hasselt, la onzième était :
« Que les murs et les portes de ladite ville de Hasselt et de toutes les autres,
» et fors dudit pays de Looz, seront démoliz et abattus, et les fossez remplis
» à leurs dépens, en dedans ung mois. »
2 On lit dans la Jurisprudentiel heroica, à ia page 301 : « Everberga, seu
» ut Gramaye ( Bruxella , p. 11), Mons Everardi, sive Everncnsis, sub praefec-
» lura Gampenhoutana , insigni arce ad sylvae ingressum munita , ante multos
» annos (inde ab 1448, dit Gramaye), inclylae slirpis Montenacensis erat pe-
» culium, a qua devenit (inquit Gramaye in Praefeclura Campenhoutana) ,
» ad illustres ex Hungariae regibus descendentes de Rubempré, nupta Garolo
» anno 1498 * Maria. El quamvis cedente illo, Andréas de Succré, aliinis
» oblinuisset, mortua lamen Joanna ejus slirpis, rediit ad affinent Antonium
» de Rubempré, dominum de Everberge,..,. virurn primi nominis et magna
» apud principes gratia, baereditas. «
« Erectum boc dominium , dit Van Gestel , Mechlin ., t. 1 , p. 212 , ab Arcbi-
« duce Alberto, 18 januarii 1620, in baronatum, ei adjuncto dominio de Mon-
» tenacq ob mérita Pbilippi de Rubempré .. et in principatum a Garolo 11,
» Hispan. rege, die la maiil686, sub tilulo de Rubempré et Everberghe, in
) gratiam Garoli-Philippi-Antonii de Rubempré. »
O Plutôt 1488.
(’■) C’est - à- dire le simple litre honorifique de seigneur et non pas le titre de
vicomte de Montenaken.
( 46 )
10. -€HAKLE§ «le Rubemiiic,
Vicomte de Montenaken.
Marie de Montenaken , fille du vicomte Philippe de Montenaken
et d'Anne de Trazegnies, fut vicomtesse de Montenaken depuis
1480, et aussi dame ou baronne de Rêves, dame de Bourgelles,
Haveluy, Warfusée, etc. Elle épousa, en 1488, selon d’autres en
1498 *, Charles de Rubempré seigneur de Bièvres (Beveren),
d’Arquenne et Estrée en Aubigny, et fils de Jean de Rubempré, che-
valier de la Toison d’or. C’est par suite de ce mariage et de l’extinc-
tion de la ligne masculine des vicomtes de Montenaken que le sa-
vant Gramaye a pu dire : A Montenacensibus ad Rubrepratenses (ex
regibus Hangar iae descendere scribuntur) devoluta tandem do -
minia provenerunt. De ce mariage est né Charles de Rubempré,
qui épousa Françoise Dorlay, dame d’Escaussines. Leur fils Adrien
de Rubempré , vicomte de Montenaken, baron de Rêves, seigneur
de Bièvres, Gosselies, etc., ne laissant pas d’enfants de Claude de
Croy, sa femme, ses domaines furent, en 1585, partagés entre ses
sœurs, dont Anne, vicomtesse de Montenaken, était mariée à
Guillaume de Renesse, comte de Warfusée 1 2 * * 5.
1 Cette dernière date doit être une erreur, car c’est le 5 février 1488 que
Charles de Beveren, époux de la fille de Philippe de Montenaken, a relevé à
la cour de Curange, la châtellenie de Montenaken, qui était, comme nous
l’avons déjà dit, un fief du comté de Looz.
2 Rubempré était une ancienne baronie dans l’Amiénois , en Picardie.
5 Voir Jurisprud. heroica, page 290, v° Revesia , où on lit : « Carolus de
« Rubempré, Caroli lilius, ex Francisca Dorlay, domina d’Escaussines, re-
» liquit lilium Adrianum, baronem de Resves, dominum de Bievres, Gos-
» selies, etc., qui, ex Claudia de Croy, nulla relicta proie, decedens, omnia
» ejus dominia inter sorores Annam de Rubempré, vice comitemMontenacen-
» sem, Mariam dominam d’Elderen et Annam (?), uxorem Ponthi de Novelles ,
» dominam de Bours, anno 1585, partita fuere : et baronalus de Resves ob-
» venit praefatae dominae d’Elderen, quae ilium reliquit Renato de Renesse,
» comiti de Warfusé, Guilielmi et Annae de Rubempré filio; tandemque anno
» 1651 divenditus, ab Henrico Carolo de Dongelberghe , équité, in suprema
» Brabanliae curia senatore , acquisilus est. »
( « )
11. — GUILL4UUË de Reuesse ,
Comte de Warfusée et vicomte de Montenaken.
De son mariage avec Anne de Rubempré, vicomtesse de Mon-
tenaken, est né René de Renesse , comte de Warfusée, baron de
Rêves et vicomte de Montenaken L
12. — JAS'ÇCES-IGÜACE de Chockler-Suriet,
Vicomte de Montenaken.
II apparaît comme vicomte de Montenaken, c'est-à-dire comme
« représentant le baron d'Elderen » , depuis l’année 1650. Il mou-
rut le 14 mars 1 714.
La famille de Chockier est très-connue par son ancienneté, et
l’on voit, dit Loyens 1 2, qu’ils portaient aussi le nom de Surlet. De
noble et honoré seigneur Raës ou Erasme de Chockier, de Cor-
tils, etc., chevalier du saint-empire, bourgmestre de la noble cité
de Liège en 1622, et de Catherine Woot de Triexhe, naquirent:
1° Gilles - François , baron de Surlet, archidiacre d’Ardenne ,
qui, en son temps, bâtit de fond en comble l’église et le cloître des
Capucins de Stc-Marguerite, à Liège;
2° Jean-Ernest, baron de Surlet, chanoine de Liège, archidiacre
1 « Le château de Warfusée , écrit Saumery, Les délices du pais de Liège ,
» tom. 111, pag. 454, étoit, dans le douzième siècle, le titre d’un seigneur du
» même nom, qui maria sa tille unique à un frère du comte de Dammartin.
» De ce noble seigneur sortit une nombreuse famille , connue sous le nom gé-
» néral de Warfusée , (pii tenoit par ses alliances à ce qu’il y avoit de plus
» considérable dans la noblesse du pays. Après l’extinction de la branche
» aînée la terre de Warfusée passa successivement au pouvoir de différents
» maîtres. Enfin elle fui possédée par les comtes de Renesse , (lui l’ont vendue
» en 16a 7 à très-noble seigneur Messire Théodore de Bavier de Schagen, ba-
» ron de Gaudrion, au service de leurs hautes puissances les états généraux.
» L’héritière de cette illustre branche épousa ensuite un comte d’Oultre-
» mont. »
2 Recueil hérald. des bourgmestres de la ville de Liege , pag. 576.
( 48 )
d’Ardenne, grand-vicaire de l’évèque de Liège, abbé de Visé,
seigneur de Velroux, Lexhy, etc., y bâtit et fonda la maison des
Incurables , comme aussi celle des Repenties 1 ;
3U Erasme , baron de Surlet, cbanoine de Liège, y fit bâtir,
à son tour, l’église des Minimes dont il fut reconnu fondateur
par suite des legs très-considérables qu’il lit en faveur de cette
maison.
4° Jacques-Ignace , baron de Surlet, vicomte de Montenaken,
seigneur du pays de Rousselaer, Berginlers 2 , Corthys, Frais-
neau , etc. Il épousa Anne-Emcrantiane, baronne de Walders et de
Herdressem, qui mourut le 16 mai 1699, et lui, comme nous avons
dit, trépassa le 14 mars 1714. Ils furent tous les deux inhumés
chez les pères Dominicains dans le tombeau de leur famille.
Jacques-Ignace, baron de Surlet, paraît avoir surpassé ses
frères en fondations pieuses : il fit bâtir l’hôpital général de
S'-Joseph; fut le bienfaiteur des enfants orphelins, dits de Misé-
ricorde; fit bâtir et fonda la maison dite de Stc-Barbe et ne cessa
d’exercer ses libéralités envers les pauvres de la ville de Liège.
Par testament du 19 mars 1715, il légua au pasteur de Bergilez
des immeubles et rentes d’un revenu annuel de mille cent francs
environ « à charge d’enseigner les enfants à lire et à écrire et les
élever dans la crainte de Dieu. Les enfants dont les parents sont
inscrits sur la liste des pauvres doivent être reçus gratis. L’insti-
tuteur doit être prêtre, chargé de dire trois messes par semaine
et d’enseigner le catéchisme tous les samedis. Les fonctions de
collateur devaient appartenir à un ascendant du fondateur, pos-
sesseur du château de Lexhy et de Velroux, portant le nom et les
armes du baron de Surlet 5. » Comme il était le dernier du nom de
sa famille, ne laissant après sa mort qu’une fille, Catherine-Agnès,
1 Voir Ernst, Tableau des suffragants de Liège, pag. 546.
2 Bergilez, au-dessus deWaremme, ci-devant enclave et une des douze pai-
ries du comté de Namur.
5 Par arrêté du 2 février 1829, le baron Joseph de Blanckaert, a été dé-
signé, pour remplir les fonctions de collateur, pendant la minorité de son lils,
propriétaire du château de Lexhy.
( *9 )
comte de Liedekerke , baron d'Aere, vicomte de Bailleul , seigneur
de Nieukcrck, il voulut que son nom fût perpétué par un des en-
fants mâles de ce mariage. Ce fut donc le second qu’il choisit par
testament, savoir Ferdinand-François-Joseph, comte de Liede-
kerke, pour porter son nom avec ses armes et sur le tout les armes
de Liedekerke. Celui-ci épousa Marie - Bernardine , baronne de
Horion, fille de Gérard Assuère, baron de ce lieu.
]ô. — A.VS'OBSiE ILIUill, Imiou de Lumbei'ts de Corlruhadi ,
dernier vicomte de Montenaken.
Antoine-Ulrich baron de Lamberts-Cortenbaeh était fils de Léo-
nard-Jérôme de Lamberts-Cortenbaeh et d'Ermelinde, baronne de
Surlet, dame de Bergilez. Il épousa la comtesse N. deMècin, décéda
le 22 décembre 1 7 G G et fut enterré dans l’église de Bergilez, où
l’on voit encore sa tombe avec ses armes et l’indication de scs
titres. Il n’a pas laissé d'enfants L
Ce ne fut que le 25 juillet 1785 que la comtesse de Méan ,
douairière d’Antoine-Ulrich baron de Lamberls de Cortenbach et
dernière vicomtesse de Montenaken, releva à la salle de Curange
la châtellenie ou la cour féodale de cet endroit
Elle a été la sœur du dernier prince-évêque de Liège.
Les châtelains dont les châteaux furent détruits en grand nom-
bre, au quinzième siècle, n'étant plus chargés ici des places fortes,
n’ont pu transmettre à leurs héritiers que leur titre seul de vi-
comte ainsi que leurs fiefs (cours féodales, cours ccnsalcs). Les
hauts drossarts ou baillis, successeurs, quoique dans des limites
plus étroites, des anciens comtes et commissaires royaux de la loi
salique et des capitulaires de la première et de la seconde race
des rois francs, semblent avoir exercé, à côté de plus d’un châte-
lain, les fonctions de gouverneur de district, et là où les cliâte-
1 De son frère consanguin Georges -Xavier était cinquième fils Werner-
I Joseph, ancien gouverneur de Gand et de Hasselt, — Voir sur celui-ci et la
! famille de Lamberts-Cortenbaeh, une Notice remarquable, par le professeur
Thonissen, dans la Belgique, tom. VIII, pag. 170 et suiv.
Tome Xll. 4
jÉ
( :->0 )
lains étaient eux-mèincs investis de ce gouvernement, leur avoir,
pour la plupart, succédé depuis.
Dans le quartier de Montenaken, les liantes fonctions de grand
bailli ont été, autant que nous en avons connaissance, successi-
vement occupées, jusqu’à la révolution française, par les très-
nobles maisons de Duras, de Lynden, de Heers, de Glymes, de
Berlaymont et de Borchgrave de Bovelingen.
Nous en donnons ici une simple nomenclature, pour terminer.
1. Le premier drossart (i landdrossaerd ) du bailliage de Monte-
naken dont le nom nous soit connu, est Guillaume dOyen-
bruggen, comte de Duras, qui avait épousé Marie de Montenaken,
fille d’Antoine de Montenaken et de Cornéîie de Romerswalle,
en... 1551-1545.
2. Jean d’Oyenbruggen , comte de Duras, en 1545-1568.
5. Guillaume ou son fils Jean d’Oyenbruggen , en. . 1575...
4. Georges de Lynden , vicomte de Dormaeîe, en... 1581-151)2.
5. E. Jérôme d’Oyenbruggen , comte de Duras, en 1592-1629.
6. Ernest d’Oyenbruggen j comte de Duras, en 1629-1659 ou
1 665.
7. Jean-Charles d’Oyenbruggen , comte de Duras, en 1659 ou
1665-1685.
8. Ernest- Balthazar d’Oyenbruggen , comte de Duras, en
1685-1710.
9. Le comte de Rivière- Aerschol et de Heers , en 1711-1728.
10. Charles-Eugène comte de Glymes , en 1728-1759.
11. Théodore-Antoine comte de Berlaymont , en 1759-1752.
12. Jean-Baptiste comte de Borchgrave , en 1752-1772.
15. Jean-Guillaume- Michel-Pascal comte de Borchgrave , der-
nier grand bailli du quartier de Montenaken, en 1772-1796.
En 1802, la franchise de Montenaken de chef-lieu de province
ou de bailliage devint simple commune du canton de S'-Trond.
[Folio 50t's-]
ARBRE GÉNÉALOGIQUE DES VICOMTES DE MONTENAKEN.
I. ARNOUL, vicomte en 1186.
II. Guillàumb I, en .. 1219-
1250.., vicomte, épousa Chris-
tine de Mont forant.
2? Regnier
de Montenaken.
3? Eustache
de Montenaken.
4? Herbert
de Montenaken.
de Monlenaken.
III. Jban I, en .. 1275-1313, vi- 2. IV. Guillaume II , en 1313-1318? vi- 3? Baudouin
comte, épousa Isabelle N. comte ou lieutenant, épousa Isabelle d'At-
tenhoven.
Jean de Monlenaken.
V. (VI?) Guillàumb III,
en .. 1350 ... vicomte,
épousa Josinc de Dave.
2. Jean de Montena-
ken , vicomte de Kcsse-
nicli et aussi , ce semble ,
de Montenaken, et père
de Guillaume III.
3. Radoux de Monte-
naken, chanoine, décédé
en 1306.
VI. Jean II ou III , en ..
1363-1382 vicomte, ép.
i0]! Agnès de Diest, 2° Marie
de Brant.
2. Godefroi de Montena- 5. Baudouin de Monte-
ken épousa Marie de Kers- naken , chanoine.
beeck.
4. Mathilde de Monle-
naken épousa Jean de
Schoonhoven.
5. Gérard de Monle-
naken.
VII. Guillàumb IV, en.. 1598-
1448, vicomte, épousa Mar-
guerite de Meldert.
2. Cunégonde de Montena-
ken épousa Jacques de Golhem.
3. Catherine de Monlena-
ken , abbesse à Oriente.
4. Henri de Montenaken ,
abbé à Helissem.
VIII. Godefroi, en 1448-1457.., vicomte,
épousa Marie de Rêves.
IX. Piiilippb, en 1457 ? -
1480 , vicomte , épousa
Anne de Trazegnies.
2. Jeanne de Montena-
naken épousa Baudouin de
Hcnin de Fontaines.
3. Isabelle de Montena-
ken épousa Jacques de
Jauche.
4. Antoine de Montena-
ken • épousa Cornille de
Romerswulle.
X. Maiiie de Montenaken,
vicomtesse, épousa Charles de
Rubemprê.
XI. Guillaume de Renesse,
comte de Warfuséc , épousa
Anne de Rubemprê, vicomtesse
de Montenaken.
XII. Jacqubs Ignace, baron
de Surlet , vicomte de Mon-
tenaken.
XIII. Antoine-Ulrich, bar,jn
de Lamderts de Cortenbacii ,
vicomte de Monlenaken , ép.
la comtesse N. de Mèan.
2. Marguerite de Montena-
ken épousa Antoine de Suc-
1. Jean de Montenaken
épousa Antoinette Everloghe.
2. Marie de Montenaken
épousa Guillaume d'Oyen-
bruggen .
Calhermc de Montenaken ép.
Gilbert de Gruythuysc.
Anne de Gruylhuysen épousa Gérard
de Velpen.
Gérard de Velpen ép. (1601) Marie de Copis, fille
de Richard cl d’ Emérentiane Schroots.
1. Jérôme-Gisbert de Vel-
pen, augustin, décédé le 8
janvier 1682.
3. Antoinette de Velpen
épousa Jean de Ilerckenrode.
ORIGINE ROYALE
UH JOSINE DE DAVE, FEMME DE GUILLAUME III, VICOMTE DE MONTENAKEN.
1 . Ludgarde de Vianden , épouse de
IVarnier de Dave, fille de
2. Godefroid de Vianden, mort en 1299. époux
de Ludgarde de Luxembourg , fils de
Philippe de Viunden, mort en 1272, époux de Marie
do Louvain , (ils de
4. Henri de Vianden , époux do Marguerite de Courlenay ,
fille de
5. Pierre de Courlenay . époux de Yolende, comtossc de Ilaiiuiut,
emporeurde Constantinople , couronné do Flandre et de Naniur, sœur de //«li-
en 1218, fils de I douin( 1205) et de Henri (1216), tous les
deux empereurs do Constantinople.
6. Isabelle de Courlenay épouse de Pierre de France puîné do
dame héritière de Courlcnny. Louis le Gros , roi de Franco, et d’ Alcide
do Saxe.
APPENDICE
ou
QUELQUES CHARTES INEDITES DONT IL A ÉTÉ FAIT
MENTION CI-DESSUS.
I.
Charte de Jean de Bavière , élu de Liège , concédant au pays de Monte-
naken de ne plus payer les tailles avec le comté de Looz , dont il le
sépare, mais seulement avec les villes et le pays de Liège *.
[ 1 2 février 1 415. j
Johan van Beyeren, bij Gods genade elect van Luijdick ende grave
van Loen , doen conde allen luijden. Want ons in der waerhcijt bijbracht
is ende onderwijst, dat onse voervaders bijscopen saliger gedenckenisse ,
ende onsse eerweerdige capittel van Luijdick voertijts gecocht ende ver-
crcgen hebben gehadt onsen Sauf van Montenaken met allen sijncn toe-
behoerten lot onsser kercken ende bijsdoms behoeff van Luijdick tegen
onsen voervaders greven van Loen ; ende dat selve onse lant van Mon-
tenaken met sijnen toebehoerten den vocrsc. onsen bijsdomme ende
kercken geapplicecrt ende toegevuecht hebben, eer onse graefseappe
van Loen totter sel ver onser kercken vercregen waert. Daeromme dat
selve onse lant van Montenaken met sijnen toebehoerten billiken 2 van
den voersc. onsen graefseappen allinck 3 ende ( altemael ) 4 besceijden sal
1 Tirée d’un manuscrit in-4° du seizième siècle , dont le titre est: De Privilegien en
Usanlien der Vrijheit Montenaken.
2 Billijk.
5 Geheellijk.
4 Totus et omnis : la même phrase revient plus loin
( 52 )
wesen cewelick, ende tôt gheenen lasten daer mode slaen, maer allcen
miser kercken ende bijsdomme van Luijdick voersc. toebeboeren, hoe-
wel dat dije selve onse graefscappe nac dijen lijt alinglick lotter sel ver
onsscr kcrcken van Luijdick voersc. (verschenen) ende vercregen is
gewcest. Ende omdat wij dat voersc. onse lant ende oeck onse ondcr-
sactcn van Montenaken met sijnen tocbcliocrten in gheenre wijs vercor-
ten en willen in eenige saecken daer sij rccht ende bcseheijt toe hcbben,
mer hunne dije helpen houden , verstercken ende beschudden nae onsen
vermuegen soe kennen wij openbaerlick , dat wij geloeft 1 hebben ende
geloevcn met desen onsen brieven in goede trouwen voer ons ende onse
naccomelingen bijscoppen oft electen van Luijdick ende graven van
Loen, dat wij dat voergcnocmde onse' lant ende ondersaeten van Mon-
tenaken met sijnen toebehoerten van nu voerts niet meer belasten en
sullen met eenige talingen (oft beeden) oft schettingen, dije in onsen
graefseappen van Loen gemêijnlick geschieden mochten omme slucken
wil der selver graefseappen allcen aenroerende, ten waer dat onse gc-
meijnc bijsdomme ende lant van Luijdick alsoe wel gescadt ende gesedt
weren alsuleken last ende gelt te draegen ende te bctalcn ; in welckcn
last ende scattingen wij nochtans willen , dat dat selve onse lant van
Montenaken met sijnen toebehoerten niet betalen noch geldcn en sal met
onsen graefscappe van Loen voersc., mer met onsen steden ende landen,
onser kercken ende bijsdomme van Luijdick alleen toebehoerende 5 want
dat voers. onse lant van Montenaken met sijnen toebehoerten van den
voers. onsen graefseappen alingt ende altcmael gesceijden sal wesen ende
blijvcn, liij den reden als voers. is.
In orcondc desen brief, daer wij onsen ziegel aen hebben doen hangen
ende gebeden onsen eerweerdigen capittel van Luijdick voers., dat sij
desen selven met hunnen ziegel bij onsen ziegel bezicgelen willen.
Ende wij capittel van Luijdick aensiende, dat dese puncten over-
mits onse ccrwerdige vader in Gode ende heer lieer Jan van Bcijcren ,
elcct van Luijdick ende grave tôt Loen den voers. onse lande van Mon-
tenaken met sijnen toebehoerten vcrleent, gegonnen ende gegeven in
der manieren als voers. staet; redclick ende bescheijdelick sijn, dije
wclckc wij oeck aile gelijck confîrmeren ende approberen met desen
onsen bricffve alsoe verre alst in ons is. Soe hebben wij des ter conden
ende oeck ter beeden ende begherten ons eerwcrdich vader ende heer
1 Beloofd.
( 35 )
voers. dcscn bricfve mot hem beziegclt met onsen ziegel, hier aengo-
hangen.
Gegeven in t jaer ons Hccren Jcsu vicrlicnhondert endc XV, op don
xn,en dach van februarij.
il.
Lettre d’Ernest do Bavière, prince- everpte de Liège, au gouverneur du
château de Curange , portant défense d’exiger des corvées du pays de
Montcnaken 1.
[7 octobre 1592.]
Ernest Coerfurst, bisschop tôt Luijck, grave tôt Loen. Lieve ge-
trouwe, gij suit vuijt (ùit) die bijgevoeclide supplicatie sien die clachten
van onse onderdanen van Montenacken van des gij die selvige in preju-
ditie van lionne aide privilegien ende gewoenheden wilt dwingen tôt
corweijen te doen op ons slot Curingen. Waeromme soe est dat wij das
àengcmerckt ordonneren, die selvige ongemolestcrt te laeten; ten waer
dat gij eenige redens ter contrarie hadde, die welcke gij ons schrifte-
lijck in sulcken gevalle suit oeverscliicken binnen aclit dagen naer den
ontfangt van desen : haldend middeler tijt in schortsinge allen execu-
tien. Dit bevolen gegeven in onse stadt Luijck den vnden dach octobris
1592.
Ende waer gemdimert : Elderen vf.
Gesignert bij Sijn Hoeclieit in haren sccrcten rade : de Labruque.
Het opgcschriftc : « Onsen lieven getrouwen Giel de Bernimolin , gc-
naempt Madrez, gouverneur slots Curingen. «
Daerbij stont gesclircven : « Accepi. Curingen, 13 octobris 1592. »
B. Heeren, Secrets der Vrijheit Montenacken ende
appenditien, per copiam , sbt.
1 Extraite d’un Registre anni 1GG6 du greffe de ta justice et franchise de Montenaken.
( 5i )
HT.
Lettres de vendit ion faite par Louijs comte cle Looz , de la disme grande
et menue et de cinquante bonniers de terre et un bois à Montenack à
profit du Val Nostre-Dame 1.
[50 novembre 1214.]
En Nom de la Sainte et Individus Trinité. Amen.
Je Louis, comte de Looz, notifie a tous ceux, auxquels le présent
escrit parviendrai, que j’aije vendu entièrement et absolument au cou-
vent de Santimonielles du Val Sainte-Marie, de l’Ordre de Citeau, au
moyen de cincq cents quarante markes, ma disme totale de Montenack,
à sçavoir, tant grande que menue, et outre ce, cinquante bonniers de
terre, laquelle j’avois illecq, dans laquelle est située une foreste que je
feraije, endans le mars prochain pendante l’année après la vendition
faite, couper à mes frais ; et en retenant pour moij le bois de la couppe
de laditte foreste, la terre demeurera à tousjours au profit dudit couvent.
Et s’il advient que l’on trouve en laditte terre quelque chose davantage
au-dessus du nombre prescrit de cinquante bonniers, ils me payeront
cinquante soûls de Liège; et s’il s’en trouvoit moins que cinquante bon-
niers, ils diminueront pour chaque bonnier semblablement cinquante sols
de Liège hors de laditte monnoije. Et afinc que ce contract soit assortij
1 Ce document ainsi que les suivants se trouvent aux archives de l’État à Liège,
confiées à la direction éclairée de M. Schoonbroodt. Ils sont tirés du « Registre pre-
» mier du recueil fait au temps de noble et révérende dame madame Marie de Che-
» va lier , abbesse de l'illustre et célèbre abbaye du Val Nostre-Dame lez-Huy des
» documents et lettrages, la fondation de laditte abbaye et les courtes, granges,
» terres translatez en françois , quant aux originaux , et quant à ceux qui se
» trouvent couchez en langue françoisse , miment extraits , saulf qu’en iceux l’ancien
» langage et alcuns termes obscurs et moins intelligibles, se trouvent réduits en lan-
» gage moderne et termes plus clairs : voire sans rien altérer, pour en la substance. »
S’il m’avait été possible, je me serais fait un devoir de signaler en particulier celles
de ces chartes qui ont été traduites en langue vulgaire. Mais ce registre qui a été fait
en 1601 n’en fournit pas le moyen. — J’ai conservé les intitulés de ce cartulaire.
( ï>5 )
d’une fermeté perpétuelle, je le confirmeraije suivant l’advis et ordon-
nance tant dudit évesque de Liège que de l’abbé de Viller; et afin que
ledit couvent possède à tousjours paisiblement lesdiles dismes et terres,
j’aije promis de donner toute telc assurance qu’iceux diront. Ont esté
tesmoins à cestuij con tract et conventions les Frères de souventdit cou -
vent, Lambert le Maistre, Lambert de Dînant, Garsiliies, Frère Er-
bert de Hekcs, Robin de Corswaremme, Wathieu de Melin, Lambert,
chastclain de Brusthcm, et Guillaume de Corteschem , chevalier et beau-
coup d’autres. Ce at esté fait l’an de l’incarnation (de) Nostre Seigneur
mille deux cents et quattorze, la veille des kalendres de décembre. En
tesmoignage de quoij j’aije corroboré les présentes par l’impression de
mon seel.
IV.
Reconnaissance clu Seigr Louis, comte de Looz } d’avoir vendu la disme ,
terre et bois que dessus , à la maison du Val Nostre-Dame b
[... 1216.]
En Nom de la Sainte et Individue Trinité. Amen.
Je Louis, comte de Looz, tesmoigne par les présentes lettres et notifie
à tous fidèles, auxquels lesdi t tes présentes parviendront cij après, cpie
j’aije vendu au couvent de Santimonialcs du Val Sainte Marie de l’Ordre
de Citcau, du consent de mes proismes, toute la disme, laquelle estoit
à moij partenante au lieu de Montenack : à sçavoir, tant grande que
menue et certaine terre que j’avois illecq, en laquelle ij avoit un bois,
avec l’entier de tout sans en ce réserver aucun droit, service ou exaction,
au moyen de cinque cents et quarante markes 5 et que nous avons avec
le seigneur Henrij, comte de Duras, et Arnold, mes frères, entièrement
et absolument reporté et gwerpis es mains du seigneur Hugo, évesque de
Liège, lesdittes dismes et terre à profit dudit couvent. Et que ce fait,
ledit Hugo, évesque de Liège, at lesdittes dismes et terre rendu et con-
! Registre premier du Val Noire-Dame.
( s<; )
firme audit couvent. Et afin que le souventdit couvent les possède à tons-
jours paisiblement et sans contreditte aucune, nous estant transporté au
lieu sustouché du Val Sainte-Marie, et ayant illecq, sur l’autel Sainte-
Marie, reporté pour le salut des âmes de nous et de noz prédécesseurs
tant laditte disme que laditte terre, joint le don de V cytise de Moulenack ,
lequel estoit à nous par tenant , les avons audit couvent conféré en au-
mosne. En tesmoignage duquel besogne je et mes frères prénomez avons
les présentes corroboré de noz sccls, et leur outre donné sur ce les lettres
«le nottre frère Gérard, comte de Renessc, munies de mon scel 1 , afin
que ledit couvent ne souffre doresnavant, à raison desdites disme et terre
de personne aucune injure ou oppression. Ont esté tesmoins à ce be-
sogne : Herman de Fresloz, Conrard de Houbretenge, chastelain Lam-
bert de Brustem, Rembald de Duras, Wathieu de Wcllen, Fastrard
de Hemricourt, Guillaume de Gottcheij , Robin de Corswarem et beau-
coup d’autres. Ce at esté fait l’an de l’incarnation de Nostre-Seigneur
mille deux cents saize, de Hugo, évesque de Liège, l’an saize.
v.
Lettres ccrtificatoires de Louis, comte de Loot , et de ses frères touchant la
disme de M ontenack ; par eux vendue au Val Nostre-Dame 2.
[ 1210. ]
En Nom de la Sainte et Individus Trinité. Amen.
Je Louis, comte de Looz, IIenrij, comte dé Duras et Arnold, mes
frères, saçavoir faisons à tous ceux de la postérité et aux personnes pré-
sentes qu’au cas que quelqu’un présume cij-après de molester Je couvent
de l’Ordre de Citeau du Val Sainte-Marie sur la terre et disme, grande
et menue de Montenack, que nous avons vendu audit couvent, avec tout
1 Voir ces lettres dans le registre cité ci-dessus. Elles ressemblent en tout nu\
présentes lettres.
2 Registre premier du Val-Notre-Dame.
( 57 )
rentier, du consent de noz cohéritiers au moyen de cinque cents et qua-
rante markes sur le don de l’église de Montenack , laquelle estoit à nous
appartenante et que nous avons donné en aumosnc audit couvent des
Santimonialles du Val Sainte-Marif par institution et par droit. Tant
nous que noz successeurs sommes obligez par promesse de défendre ledit
couvent et le garantir de toutes vexations injustes. Et afin que la vérité
soit à la postérité sur ce connue, avons les présentes lettres fait munir
de nostre scel l’an de grâce mille deux cents et saize.
VI.
Lettres de protection de Louis, comte de Looz , touchant la disnie de Monte-
nack transportée au Val Nostre-Damc par ledit comte et ses cohéri-
tiers L
[.... 1216. ?]
Louis, comte de Looz, à ses chastelains et autres ses gens, ausquels
le présent escrit parviendrai, salut en Nostre-Seigneur. Veux qu’il est à
vous et aux autres très -évidemment apparant que j’aije, par consente-
ment de mes frères et cohéritiers, vendu au Val Sainte-Marie ma disme
de Montenack et le bois que j’avois illecque avec tout l’entier. Nous vou-
lons que ledit couvent les possède à tousjours paisiblement et sans con-
tredite, dont pour autant que nous et noz successeurs sommes tenus, tant
en vertu de la promesse que par droict, à garantir ledit couvent de toute
injure et violence, vous commandons par entremise de nostre grâce et
dilection et vous enjoignons ensuite de la feaulté, de laquelle vous est
envers nous obligé, de ne permettre qu’il soit vexé en quelque façon que
ce soit ou qu’aucune injure ou domage luij soient enférez. Seachant pour
certain que quieoneque le vexerat ou luij ferat domage ès choses dittes ,
nous réputerons qu’il scrat fait à nous-mesmes; et si vous est requis par
les Frères dudit couvent, vous leur monstrerez partout où c’est qu’il
vous serat connu que nous avons autrefois rcceu la grande et petite
dismes, et leur fassiez paisiblement avoir sans en rien diminuer. Davan-
1 Registre premier du Val-Notre-Dame.
tage scachez que Henrij, chevalier, de Goc avec son fils, at ledit bois de
Montenack, lequel, par sa volonté, il clamoit déguerpis à tousjours par
devant nous et nos homes tant chevaliers qu’autres et par devant l’ab-
besse et couvent souvent dit du Val Sainte-Marie, et déclaré ij quitter,
n’aijant dans ledit bois retenu aucun droit ni exaction. Semblablement.
Raes de Warfuzée et Robin de Corswaremme, noz homes, et plusieurs
autres chevaliers à ce semoncez et requis, ont dit par sentence que ledit
Henry ou scs successeurs (venant à) réclamer ou contredire, vous aurez
à luij résister et ferez diligence à reboutter les molestations. — Lieu du
seel dudit Sv comte.
vu.
Lettres de Hugo , evesque de Liège, touchant Ici vente de la disme , 'patro-
nage, terre et bois de Montenack, faite par le comte de Looz au Val
Nostre-Dame 1.
[.... 1216.]
En Nom de la Sainte et Individue Trinité. Amen.
Hugo, par la grâce de Dieu, évesque de Liège, soit notoire à tous
ceux de la postérité et aux présents que Louis, comte de Looz, at vendu
toute la disme de Montenack, qu’estoit à lui partenante, scavoir tant
grande que menue, et certaine terre qu’il possédoit là même, dans la-
quelle ij avoit un bois, au couvent de Santimoniales du Val Sainte-Marie
de l’Ordre de Citeau, par consent de ses cohéritiers, avec tout son en-
tier, au moyen de cincq cents et quarante markes, ne se réservant es
dittes choses aucun droit, exaction ou service. Et ledit comte avec ses
frères Henrij, comte de Duraz et Arnold, at tant laditte disme que
laditte terre reporté en noz mains entièrement et absolument, et s’en
dévestit à profit dudit couvent. Et nous avons rendu et confirmé d’au-
thorité épiscopale les souventdittes dismes et terre audit couvent. Et
afin que ledit couvent les possède à tousjours paisiblement et sans aucune
1 Registre premier du Val-Notre-Dame.
( 59 )
contreditte, ledit comte s’estant transporte audit lieu, à sçavoir au Val
Sainte-Marie, et aijant là même reporté sur l’autel Sainte-Marie les-
dittes terres et disme et au surplus le clou cle l’église de MontenacJc , qu’es-
toit à luij partenant pour le salut de luij et pour ses ancestres, les at
conféré en aumosne audit couvent ainsij que la page (laquelle en tesmoi-
gnage du mesme fait est munie tant du secl dudit comte Louis que des
seels ainsij desdits Henry et Arnold, ses frères) exhibée et leue par- de-
vant nous en fait mention plus ample. Et partant nous confirmons dudit
couvent d’authorité épiscopalle lesdittes aumosnes pour les posséder en
paix à perpétuité 5 et au cas que quelqu’un, poussé par l’instinct de sa-
than, présume doresnavant molester ledit couvent, qu’il soit sujet à
l’excommunication perpétuelle, ne soit qu’il fusse amendé par une satis-
faction convenable. Faict à Liéac l’an de arrâce mille deux cents saize.
O O
Lieu du seel.
VIII.
✓
Confirmation et approbation de la vente, mentionnée ès lettres prescrites,
par le prevost , doyen, archidiacre et cliapittre de Liège 1.
[.... 1216].
En Nom de la Sainte et Individue Trinité. Amen.
Jean, par la grâce de Dieu, grand prévost, Thiry grand doijen, l’ar-
chidiacre et tout le chapitre de la grande église de Liège : sçachenl tous
ceux de la postérité et modernes que Louis, comte de Looz, at vendu
toute la disme de Montenack, laquelle estoit à luij partenante : à sçavoir
tant la grande que la menue et certaine terre, qu’il possédoit là même,
contenant un bois, au couvent des Santimonialles de Sainte-Marie de
l’Ordre de Citeau, par le consentement des cohéritiers avec tout l’entier
au moyen de cincq cents et quarante markes, ne se retenant en iceux
nul droit, nulle exaction et nul service; et at ledit comte avec ses frères
Henrij, comte de Duras et Arnold, reporté tant la disme que terre sus-
1 Registre premier chi Ynl-Notre-Dnme.
( «0 )
diltes au profit dudit couvent entièrement et absolument ès mains du
seigneur Hugo, évesque de Liège; et s’en devestij solennellement; et
mesme seigneur évesque les at rendu et confirmé d’aulhorité épiscopalle
audit couvent. Et afin que ledit couvent les possède paisiblement et sans
contradiction à perpétuité, lesdils comte et scs frères s’estant approché
personnellement du lieu sustouché, sçavoir du Val Sainte-Marie, ont là
même, sur l’autel Sainte-Marie, la terre et disme que dessus, et outre
plus le don de l’église de Montengnij, qu’estoit à eux appartenant , pour le
salut d’eux et de leurs anccstres, solemnellement conféré en aumosnc
audit couvent , ainsij que la page qui est en commémoration desdittes
œuvres, munie tant du secl dudit comte que semblablement des seels de
Henrij et Arnold, sesdits frères, pardevant Nous exhibée et leue, en rend
tesmoignage plus évident. Partant Nous ratifions et approuvons la tradi-
tion desdittes disme et terre, faitte audit couvept, et la confirmons par
la défense des présentes. Si donc quelqu’un poussé par l’instinct du
diable présume à l’advenir de troubler ledit couvent sur le prémis, qu’il
soit perpétuellement excommunié, ne soit qu’il fusse amendé par satis-
faction convenable. Fait à Liège l’an de grâce mille deux cents saize.
Lieu du scel.
IX.
Renonciation de Heneman, fils de Heneman de Goc, au droit que ses prédé-
cesseurs avoient prétendu au bois de Montcncick , jadis vendu à la maison
du Val Noslre-Dame par le seigneur Louis, comte de Looz h
[Avril 1233.]
Je Arnold, comte de Looz, à tous ceux qui les présentes lettres ve-
ront, veu estre notoire, que comme du passé l’abbesse et le couvent
Sainte-Marie de l’Ordre de Citeau eussent acquis de mon prédécesseur
de bonne mémoire le seigneur Louis, comte de Looz, en alleu légitime
le bois de Montenack, lequel est maintenant réduit en agriculture; et
depuis laditte aequestc, Heneman de Goc 1 2 et après luij son fils Heneman
1 Registre premier du Val-Notre-Dame.
2 Supra, p. 58 : Hknry de Goe (Jeuck, Goyer).
( 01 )
eussent clamé droict audit bois; en après, iccux estant morts, Heneman
fils de Heneman second, ayant attaint l’âge, en présence de nostre cher et
féal Giileaume, chastelain de Montcnack, lequel nous avions sur ce
laissé en nostre place, at déclaré quitter à laditlc église du Val Sainte-
Marie ledit bois et tout le droict qu’il croyoit avoir eu ou avoit audit
bois; de sorte que noz bornes qui avoient là même esté présents 1 avec
ledit chastelain à la semonce leur faitte de notre part, ont jugé que ledit
Heneman ou ses héritiers ne dévoient et ne pouvoient de là evenant
clamer audit bois, parce qu’il ne leur compétoit illecq aucun droit; et
d’autant que sur le jugement sieulte at esté tenue par noz homes de fiefs.
Nous en tesmoignages de ces choses, afin qu’elles obtiennent une fermeté
perpétuelle, avons concédé au Val Sainte-Marie les présentes lettres
munies de l’appension de nostre seel. Donné l’an du Seigneur mille deux
cents trengle trois, au mois d’avril. Tesmoins Robin Tenus, Fr. Renier
chevalier, Gilles de Resire, Arnold de Brustem, Jean Rufus et Jean
maijeur de Montenack et cschevin dudit lieu.
x.
Lettres de Hugo, légal aposloticqiic , parquettes est assignée aux recteurs
des églises de Fumate et de Montenack leur compétence hors des biens
dcsclit les églises ; cl le resl octroyé à V abbesse et couvent du Val Nostre-
Dame 2.
[1er novembre 1251.]
Frère Hugo, par la miséricorde divine du tiilre de Suinte Sabinnc
prestre cardinal, légat du siège apostolicque.
Aux chères en Christ l’abbesse et tout le couvent du Val Sainte-Marie
de l’Ordre de Citeau, au diocèse de Liège, salut en Nostre-Seigneur.
Comme ainsi) soit suivant le dire de l’apostrc, que nous devons porter le
lardeau l’un pour l’autre, et par ainsij accomplir la loij du Christ. Nous
estant inclinez à vos humbles supplications, vous concédons par l’auto-
! L assemblée des vassaux n’avail pas encore de siège fixe.
2 Registre premier du Val-Nolrc-Dame.
rite des présentes : les recteurs des églises de Monlenack et de Fumalle au
diocèse de Liège ( desquelles le droict de patronat est reconnu à vous ap-
partenir en plein droict ), venant à céder ou décéder : qu’en assignant
aux recteurs, qui seront esdittes églises canonicquement instituez, béné-
fices compétents, statuons et ordonnons, que le recteur de l’église de
Montcnack reçoive chascun an à perpétuité hors des biens de son église
soissante muijds d’espaute, et le recteur de l’église de Fumalle hors des
biens de son église quarante cincque muijds d’espaute mesure de Liège,
et aijent les aumosnes et offrandes des autels sans aucune diminution.
Et tout le résidu appartenant auxdittes églises, consistant tant en terres
qu’en dismes ou autres revenus, vous l’ottroijons miséricordieusement à
tousjours par l’authorité, de laquelle nous usons. De sorte néantmoins que
les recteurs desditles églises seront tenuz de payer les droicts de l’éves-
que, de l’archidiacre du lieu et (du doyen) de la chrestieneté à leurs
dépens propres. Qu’il ne soit donc permis à personne d’enfraindre ceste
page de nostre concession ou d’ij contrevenir par hardiesse téméraire.
Et si quelqu’un présume à ce d’attenter, qu’il sçache qu’il incourrerat
l’indignation de Dieu tout puissant et de saint Pierre et de saint Paul ses
apostres. Donné à Liège aux kal. de novembre, du pontificat du seigneur
Innocent pape quattrième l’an noeuf. Lieu du seel.
xi.
Confirmation du pape Alexandre IV de Voclroije des biens et reoenuz des
églises de Monlenack et de Fumalle, fait par IL... es leu de Liège et
IIlgo , légat apostolicque , en faveur du Val Nostre-Dame en assignant
au vestij la compétence 1.
[1er mars 1258.]
Alexandre , évesque serviteur des serviteurs de Dieu à noz chères
filles en Christ l’abbesse et couvent du Val Sainte-Marie de l’Ordre de
Citeau au diocèse de Liège, salut et apostolicque bénédiction. Nous avons
Registre premier du Val-Nostre-Dame.
1
( »•> )
confiance, que par la bonté divine votre dévotion pren de l’accroisse-
ment, si, sur ce que vous recevez dignement, vous expérimenté nostrc
clémence à vous faire faveur. Car vostre requeste, à nous présentée,
contcnoit que comme nostre cher fils eslcu de Liège prenant diligcment
esgard à la petitesse des revenuz de vostre monastère, et ayant sur ce
compassion sur vostre dévotion par sa piété paternelle, vous auroit par
une libéralité agréable et providente, du consent de l’archidiacre du lieu ,
ottroijé la puissance d’employer perpétuellement les revenuz des églises
paroissiales de Montenack et de Fumalle, du diocèse de Liège, lors-
qu’elles viendront à vacquer ( csquelles avez le droit de patronal ) à vostre
usage pour vostre entretenance. En réservant au vicaire ou vestij des-
dittes églises hors des revenuz d’icelles une compétence raisonnable, de
laquelle il se puisse aisément sustenter et s’acquitter des charges des-
diltes églises et autres (le droit du diocésain, archidiacre et doijen du
lieu esdittes églises saulf), comme ès lettres là dessus despeschées et mu-
nies du seel dudit esleu est contenu. Et enfin nostre cher fils Hugo, du
tiltre de Sainte Sabine prestre cardinal, pour lors légat du Saint-Siège
esdits lieux, ayant sur ce puissance, auroit le prémis confirmé par l’au-
thorité de sa légation. Nous inclinant partant à vos supplications en
ratifiant et tenant pour ferme ce que par ledit eslcu en cest endroit at
esté fait par providence , et suppléant le défault que Von rcconnoit eslre en
ce survenu pour autant que le consent du chapitre de Liège n’ij est inter-
venu, par la plénitude de nostre puissance, le confirmons d’autborité
apostolicque et fortifions par la défense du présent escrit. Qu’il ne soit
donc permis à aucun home pour tout d’enfraindre la présente page de
nostre renfort et confirmation. Et au cas que quelqu’un se présume en ce
d’attenter, qu’il sçaebe qu’il tomberai dans l’indignation de Dieu tout
puissant et de saint Pierre et saint Paul ses apostres. Donné à Vitcrbc
aux kal. de mars de nostre pontificat l’an quattre. Lieu du seel.
( 64 )
XII.
Lettres par lesquelles l’archidiacre de Liège assigne au vcstij de l’église de
Montenack sa compétence hors des biens et revenus de laditte église et
octroi je le résida à l’usage du Val Nostrc-Damc
[En mars 1239. J
A TOUS CEUX QUI LES PRÉSENTES LETTRES VERONT.
Arn : Math : archidiacre de Liège, salut éternel en Nostre Seigneur.
Comme ainsi] soit que nous devons porter le fardeau l’un pour l’autre et
par ainsi] accomplir la loij du Seigneur. Nous estants inclinez aux prières
dévotes de l’abbesse et couvent du Val Sainte-Marie de l’Ordre de Citeau
du diocèse de Liège, leur octroijons par l’autorité des présentes et vou-
Ions que lorsque le recteur de l’église de Montenack, au diocèse de Liège,
( le patronat de laquelle l’on reconnoit appartenir au-dessusditles en plein
droit) viendrai à décéder, soit assigné bénéfice compétent à celuij qui
serat canonicqucment institué en laditte église. Et statuons et ordonnons
que le recteur de Montenack percevrai chascun an à tousjours hors des
biens de laditte église soissante muijds d’espaute mesure de Liège; aurat
les aumosnes et offrandes des autels sans aucune diminution. Leur ot-
troijant miséricordieusement tout le résidu appartenant à laditte église,
consistant tant en terres que dismes et autres revenuz, pour subvenir à
leurs défaillis. De sorte néantmoins que le recteur de laditte église serat
obligé de paijer les droicts de l’évesque, de l’archidiacre du lieu et du
doijen de la chrestienté du lieu propre. Et afin que le présent escrit soit
corroboré d’une constance inviolable, avons jugé convenable de munir la
présente page de la défense de nostre scel; l’an de Nostre Seigneur mille
deux cents cincquante noeuf, au mois de mars.
1 Registre premier du Val-Notre-Dame.
( 05 )
XIII.
Lettres par lesquelles la communauté de Montenack reconnoit à la dame
abbesse et courent du Val Nostrc-Dame la grande cloche , le calice et
ornements de V autel et nave de V église paroissiale dudit lieu \
[o juillet 1300.]
A rois CEUX OIE CES PRÉSENTES LETTRES YERONT ET ORON'T.
Nous les homes de la communauté de la ville de Montenack la Ticxhe
salut et connoissance de vérité. Soit chose connue à tous que comme
ainsij fusse, que débats ij eusse entre religieuses dame madame l’abbesse
et le couvent du Val Nostre-Dame lez Huij d’une part, et nous d’autre
part, en plusieurs cas, sçavoir faisons à chascun et à tous, que nous
reconnoissons à madame l’abbesse et au couvent dessus nomez la grande
cloche j le calice et les ornements de V autel de l’église entièrement et la
nave du temple estre à eux 5 et si par antiquité il venoit à défaillir, elles
le doivent remettre et entretenir, ainsij qu’il appartient. Et en toutes
autres choses, chascun doit demeurer dans son maniment, saulfs tous
droicts. Et afin que ce soit ferme chose et stable, nous, les parties dessus-
dittes , prions et requérons à vous hault home et noble monseigneur
Arnold, comte de Looz et de Chignij, et monseigneur Jean, chaste-
lain de Monteignij, chevalier, mareschau de l’évesché de Liège, qu'ils
appendent leurs seels avec les nostres en tesmoignage de vérité. Et nous
Arnold, comte de Looz et Jean, à la prière et à la requeste dessus ditle,
les ij avons appendu, l’an de grâce mille trois cents, le mardij après
l’octave Saint-Jean-Baptiste. — Lieux de seels.
1 Registre premier du Val-Notre-Dame.
Tome XII.
0
( 66 )
XIV.
Appoinlement entre, ta daine abbesse et le couvent du Val Nostre-Dame et
ceux de Montenack, en fait de la cloche de la disme dudit Montenack *.
[28 août 1505.]
In NOM1NE DOMIM. AmEN.
Par la tenure de ce présent puble instrument soit chose connue et
évidente que l’an de Sainte Nativité Nostre-Scigneur Jésus-Christ mille
cincq cents et cinque, au mois d’aoust le vingthuittième jour, indiction
huittième, du pontificat nostre trèssainct père en Dieu et Seigneur Jule,
pape deuxième, en son deuxième an, en la présence de moij, puble
notaire et des tesmoins soubscrits comparurent personnellement, au lieu
de l’abbaije et monastère du Val Nostre-Dame, Baudwin Landlijs, maijeur
de Montenack, avec luij Gérard d’Oumalle, chanoisne de Nostre-Dame de
Huij et curé dudit Montenack, messire Thomas, son serviteur, et Jean
van Ghinglehem d’une part; et venle dame dame Ide de Lonchin, abbesse
dudit Val Nostre-Dame et son couvent d’autre part. Et là en droict, les
dessusdits de Montenack remonstrèrent de la part de toute la commu-
nauté dudit Montenack, comment jadis du temps passé ils avoient eu
une cloche qui se nomoit la cloche du dismage de Montenack } pesante
(: comme ils disoient:) trengte six cents, laquelle avoit esté mise en
l’église de Montenack par les dames abbesse et couvent du susdit Val
Nostre-Dame. Et à cause que laditte cloche, passe quarante ans (1465),
at esté perdue par les guerres, et que lesdits de Montenack par plusieurs
fois avoient requis aux susdittes dames abbesse et couvent à ravoir une
autre cloche au lieu de celle qu’estoit perdue, les dames à ce s’opposantes.
Toutefois finallement ont tant fait lesdits de Montenack et le tout par
amiable que madame abbesse susdite et son couvent se sont aucunement
inclinées aux pétitions et requestes desdits de Montenack, et ont faict
faire une nouvelle cloche pour servir au dismage de Montenack. Et à
cause que la nouvelle cloche n’est pas ( : comme ils disent :) si pesante
1 Registre premier du Val-Notre-Dame.
( 67 )
comme cstoit l’autre pardevaut qu’at esté perdue, ils, lesdits de Mon-
tenack, ont esté et sont refusans d’accepter ladite cloche, si ce n’est
par telle condition que la susditte dame et son couvent leur fassent au-
cune autre récompense à l’église de Montenack. Sur quoij de la part
de la souventditte dame abbesse et de son couvent, en la présence de
Monsr Mre Jean de Lonciiin, frère à la susdite dame abbesse, et de
plusieurs autres soubscrits, fut par Eustache Viron, baillij de Mohau,
respondu auxdits de Montenack, qu’au regard de la cloche perdue par
les guerres, elles ne sçavent le poids ni poissant que la cloche perdue
avoit, ce que disent eux-mesmes; mais sçavent bien Madame et son cou-
vent le préjudice, domage et intérest qu’ils en ont ; et , si ceux de Mon-
tenack n’eussent fait forteresse de V église , que à l’adventure laditte cloche
ne fusse perdue. Et semble à madame et à son conseil qu’elle la devroit
recouvrer sur toute la communauté de Montenack; et touchant cette
nouvelle cloche, madame et son couvent maintiennent qu’elle est suffi-
sante assé pour servir à son dismage de Montenack, moyennant que ceux
du souvcntdit Montenack aijent un bclfroid tel qu’ils ont eu ancienne-
ment, pour pendre la susditte cloche en hault, comme il appartient.
Ainsij pour conclusion fînalle et pour éviter toute frivole contention, at
esté amiablement conclu et advisé par gens de bien et entre les ambe-
deux parties : que la susdite cloche nouvelle (: telle qu’elle est :), serat
menée audit Montenack et pendue en leur belfroid qu’ils ont à présent et
illecq demeurerat en tel estre jusqu’à ce que le vieux belfroid serat re-
fait et réparé suffisament et remis comme il souloit estre au temps passé
et à tels frais et coustanges que faire se doit. Et adonc serat laditte cloche
esprouvée, et si elle est alors trouvée moins suffisante qu’elle ne doit
estre pour leur dismage et que la faute vienne de maditte dame et cou-
vent, elles seront tenues de l’amender à la détermination des clercs de
droict, si par amiable n’en vat. Et pareillement s’il estoit prouvé que la
faute vienne de ceux de Montenack à cause de leur belfroid, iceuxdits de
Montenack ont promis de pareillement amender. — Et ne doit estre, au
temps futur, icelleditte nouvelle cloche par ceux dudit Montenack autre-
ment sonnée qu’il n’appartient. Et feront lesdits de Montenack faire une
autre cloche suffisante pour servir à leur église, comme ils en sont tenuz.
En outre, par-devant moij notaire publicque et les tesmoins souscrits fit
madame l’abbesse pour elle et pour son couvent protestation et protestât
que, si lesdits de Montenack, en temps futur, perdiront encore cette
nouvelle cloche par leur coulpe et par leur défaut, de la recouvrir par
toutes voijes de droict sur toute la communauté de Montenack, et là où
elle pourat ou pourront après elle, elles qui cij-après viendront, recou-
vrir par toutes voijes de droict. En outre touchant la cloche qui est
perdue, d’autant que laditte dame abbesse et son couvent sont informées
que ceux de Montenack les aucuns et autrement ont aucuns métaux ve-
nant de laditte cloche, ladite dame prétend, si le droict le donne, d’en
avoir la réparation, le tout entendu sans fraude et sans malengien. Et
demandent tout ce que dessus devisé estoit et conclud entre parties sus-
dittes de moij publc note apostolicque et impérial les ambedeux parties
ensemble et chascune pour elle un ou plusieurs publes instruments. Ce
fut fait ainsij que dit est, conclud et arresté par lesdittes parties en la
chambre sur l’escalier de la maison de l’enhabitation de la susdite dame
Revdc abbesse de Val Nostre-Dame en la présence du susdit Jean de
Lonchin et dudit Eustache Viron et en la présence de Damp Louis, de
Damp Guillaume, religieux et patres du Val Nostre-Dame, d’ÂNTiioiNE
Praijelles et de Jean de Hoche , maijeur de Meffe, tesmoins dignes de
foij et pour ce et sur ce requis, bûchez et amiablement appelez, l’an,
mois, indiction, pontificat prescrits, environ les trois heures après midij
(estoit signé) : Jean Bertolet, prestre du diocèse de Liège.
xv.
Arrangement fait par les abbés de Villers et d’ Aulne d’un désaccord cuire
les abbayes de Ilcrckenrode cl d’Oricnlcn, louchant le droit de patronage
de la ; chapelle de Bindervelt.
[23 août 1242 — 18 janvier 1273. j
Universis praesentes litteras visuris frater Ar. de Villari et frater
J. de Alna, abbates salutem in Domino.
Noveritis, nos vidisse et perlegissc litteras vencrabiliuin patrum nos-
trorum pracdecessorum , quondam abbatum praediclorum locorum, in
haec verba :
Universis praesentes litteras inspecturis frater Ar. de Villari et
frater B. de Alna, dicli abbates, salutem in Domino.
( «9 )
Noverint univcrsi, quod nos de controversia, quae vertebatur coram
nobis inter abbatissas de Herckcnrode et de Oriente et earuin eon-
yentus super collatione capellaniac de Bilrevclt, consideratis omnibus,
quae secuiidum formam juris fuerant consideranda, habito prudentum
virorum consilio, auctoritate capituli generalis nobis in hac parte com-
missa, sententiando pronunciavimus quod, quando dictam capellaniam
vacare contigerit, abbatissa et conventus de Oriente , quamdiu vixerit
Dnus Willclmus , caslellanus de Mnntiniaco , abbatissae et conventui de
Herckcnrode personam ydoneam praesentabunt : abbatissa autcni et
conventus de Herckcnrode donum ejusdem capellaniac personae prae-
sentatae, dummodo ydonea existai, conferre tenebuntur. Cum vero
praenotalus castellanus de hac vita dccesscrit , jus conferendi pracdictam
capellaniam, quod ad ipsum spectat, ad abbatissam et convcntum de
Herckcnrode totaliter dcvolvetur. In cujus rei testimonium praesentes
litteras sigillis nostris duximus roborandas. Datum in vigilia B. Bartho-
lomei apostoli, anno Dni M° CC° quadragesimo secundo.
Verum quia jus conferendi sive praesentandi capellaniae pracdictae
jam ad abbatissam et convcntum de Herckcnrode secundum formam
dictarum litterarum dinoscitur devolutum, ac ctiam sigilla dictorum ab-
batum quibus tune temporis utebantur, immutata sunt et renovata, pos-
tularunt humiliter a nobis et optinuerunt abbatissa et conventus de
Herckenrodc tenorem praemissarum litterarum transcribi et nostris si-
gillis communiri. Datum per copiam anno Dni M° CC° LXX quinto. In
cathedra B. Pétri.
( 70 )
XVI.
Charte d’Arnould VIII } comte de Looz , contenant la reconnaissance de
Jean , châtelain de Montenaken , de quelques terres et ce?is de V abbaye de
Herckenrode y ainsi qu’un accord touchant la manière de les relever à
l’avenir.
[10 novembre 1284.]
Universis praesentes litteras visuris vel audituris Arnoldus, cornes
Lossensis, salutem in Domino sempiternam et rerum subscriptarum co-
gnoscere veritatem.
Ne ea quae in mente geruntur, tempore labantur in fuluro, idcirco
debent testibus vel litteris commendari. Noverint igitur universi et sin-
guli, quod in nostra praesentia hominumque nostrorum subscriptorum
constitutus Joannes , castellanus de Montenaken , miles, recognovit, quod
ipse est homo feudalis religiosae dominae et honestae abbatissae de Ilerc-
kenrode et conventus loci ejusdem et ab eisdem in homagium seu feudum
tenet unuin bonnarium prati et dimidium bonnarium apud Grasen, quod
quondam fuit Henemanni, dicti Cupebinder , parum plus vel minus; —
item unum bonnarium terrae arabilis et dimidium apud Volensvelf ;
item viginti denarios Leodienses et quatuor capones, qui eondam fue-
runt Henemanni, dicti Regis; — item decem denarios Leodienses et duos
capones de quadam curia, quae fuit eondam cujusdam Jacobi de Bierre-
velt; insuper duos denarios Leodienses de uno bonnario terrae arabilis,
quam terram tenent seu possident religiosae dominae et honestae abba-
tissa et conventus de Oriente, Cysterciensis ordinis. Haec autem prae-
missa, tali conditione interposita, sunt acta seu ordinata, quod dictus
Dnus Joannes, castellanus, miles, vel sui haeredes seu successores vel
quicumque dictum feudum relevaverit ab abbatissa et conventu de Herc-
kenrode praedictis, quinquaginta solides Lovanienses tantummodo sol-
vere tenetur pro relevatione feudi supradicti. Praeterea praedictis condi-
tionibus est additum, quod abbatissa et conventus de Herckenrode
praedicti omnia bona a quocumque seu a quibuscumque vel ex quacum-
que parte venientia, quae habent, tenent seu possident in villa de Wilre
juxta Duras seu in terrilorio ejusdem villae vel jurisdictione, in perpe-
( 71 )
tuum uno solo mamburno tencrc debent seu possidere; quem mambur-
num dicti abbatissa et conventus de Herckenrode debent praedicto Dno
Johannif castellano, militi, pro omnibus bonis suis in villa de Wilre
pracdicta sive in ejusdem villae territorio vel jurisdietione existentibus ,
prout superius dictum est et expressum, liberare pro omnibus illis bonis
sive super illis bonis, quae moventur a praedicto Dno J. castellano vel
in ejus jurisdietione existunt. Hiis eonventionibus praedictis praesentes
fuerunt homincs nostri quam plures, videlicet : Dnus Ilenricus, Dnus
de Pietershem; Dnus Danyel de Hamele; Dnus Wilhelmus de novo
Castro, milites; Dnus Arnoldus, capellanus noster de Curinghen; Jo-
hannes, castellanus de Hosamont, tune senescalcus Losscnsis; Johannes
de Opliewe, castellanus de Kolemont; Ludovicus de Alken; Arnekinus,
falconarius noster de Woterken, et Johannes clericus noster ac alii quam
plures homincs nostri, quorum nomina in hac praesenti pagina non
scripta. Et ad majorera firmitatem praemissorum sigillum nostrum pro-
prium una cum sigillo praedicti Dni Johannis, castcllani de Montcnaken ,
ad petitionem ipsius Dni Johannis castcllani de Montcnaken , praesen-
tibus duximus apponendum in signum seu testimonium veritatis seu
majoris firmitatis conventionum praedictarum. Acta sunt haec dominicac
Incarnationis anno Domini millesimo ducentesimo octogesimo quarto in
vigilia Beati Martini bycmalis apud Curinghen.
xvn.
Commission donnée par V official de Liège à Jean Hollant de Saint- Trond ,
pour terminer le litige existant entre le châtelain de Montcnaken et le
couvent de Herckenrode , touchant le droit de patronage de la chapelle
de Hindervelt et une partie de la dîme de Wilderen.
[23 juin 1329. ]
Ofïicialis curiae Leod. discrète viro suo fldeli Dno Johanni, dicto
IIollant de Santo Trudone, presbytero, publico notario, salutem in
Dno.
Vëbis committimus et mandamus, quatenus, de quibuscumquc reco-
( 72 )
gnicionibus, convencionibus, condicionibus, obligationibus, amicalibus
compositionibus, renunciationibus , ewcrpicionibus, fîdei vel juramenti
interpositionibus, stipulation ibus , donationibus et cessionibus et aliis
quibuscumque contractibus, quos coram vobis faccre et inire voluerint
sub quocumque titulo vel nominc religiosae personae Dna Margarcta de
Steijnis , Dei patiencia abbalissa et ejus conventus monasterii de Ilcrc-
kenrode, Ord. Cysterciensis , Leod. diocesis, ex una parte; et Dni Gode-
fridus de Quaechbcke , Dnus de Sluys, et Johannes de Halbeke, milites;
neenon WiUelmus de Duras et Ludovicus , dictus Uterlimingen , armi-
geri, tutores, curatores sive mamburni Willelmi , minoris filii Dni Jo-
hannis quondam castellani de Montenaken, militis, nomine suo cttutorio
sive mamburnio nomine dicti minoris communiter et divisim, ex altéra;
et specialiter de quaestione et litc, habitis inter patrem dicti minoris et
ipsum minorcm coram loci archidiacono contra dictas rcligiosas de jure,
patronatu, collatione vel praesentalione capcllae de Bilrevelt, ultimo
vacanlis per mortem scu liberam resignationem Dni Danielis quondam
de Baex, ipsius ultimi rectoris, amicaliter sopiendis et terminandis; —
item de nona parte et jure, quas dictus quondam Castcllanus habuit et
ipse minor habere potest in décima de Wilrc, dandis, tradendis et do-
nandis dictis religiosis ad perpetuum annuum tresccnsum , vice et aucto-
ritate nostris interpositis, et ipsas recipiant; et super hiis, quae coram
vobis acta fuerunt, publicum conficiendo instrumentum, signo vestro
consueto signatum et sigillo curiae noslrae Leod. sigillatum. Nos enim
ratum, firmum et gratum liabemus per praesentes et habebimus in fu-
turum, quidquid coram vobis per dictas partes actum fuerit sive factum
in hac parte, ac si ea coram nobis in judicio acta fuissent et facta. Datum
anno Dni M° CCC° vicesimo nono, in crastino Beatac Mariae Magdalcnae.
( 75 )
XVIII.
Accord fait entre le couvent de Herckenrode et les mambours du fils mineur
du châtelain de Montenaken 7 concernant le 'patronage de la chapelle de
* Bindervelt et la neuvième partie de la dème de Wilderen.
[51 juillet 1529.]
Universis hoc praesens publicum instrumentum inspecturis Ofïîcialis
curiae Leod. salutcm et cognosccrc veritatem.
Noveritis, quod in praesentia fidelis nostri Johannis dicti Uollant de
St0 Trudone, presbyteri, publici notarii, habentis a nobis ad infra
scripla spéciale mandatum per litteras praesentibus annexas, persona-
liter propter boc constitutis rcligiosis personis et honestis Dna Marga-
rata de Steijnis, dicta abbatissa, et convcntu monasterii de Herckenrode,
ordinis Cysterciensis Leod. diocesis, ex una parte; et providis viris ac
bonestis Dno Johanne de Halbcke } milite, et Willelmo de Duras , armi-
gero, dictae diocesis, tutoribus, curatoribus sive mamburnis una cum
honestis ac discretis viris Dno Godefrido de Quaechbeke , Dno de Sluys,
milite et Ludovico Utenlimingen , armigero, Willelmi minoris filii Dni
Johannis quondam castellani de Montenaken, militis, ex altéra : dicti
Dni Johannes de Halbeke et Willelmus de Duras futures de consensu et
voluntate expressa memorati Dni Godefridi nomine tutorio sive mam-
burnino dicti minoris et pro ipso cum dictis rcligiosis concordiam et
compositionem amicabilem, pariterde consensu mutuo, fecerunt et inic-
runt super et de jure, patronatu , collatione ac praesentatione capellae de
Bilrevelt ultimo vacantis per mortem seu liberam resignationem Dni Da-
nielis de Baex, quondam ipsius ultimi rcctoris, de quibus lis et quaestio
inter dictas religiosas et dictum Dnum Johannem, quondam castellanum
de Montenaken coram loci archidiacono erat, ad quem ipsorum hujus-
modi patronatus, collatio sive praesentatio deberct pertinere; neenon
de omnibus aliis et singulis actionibus personalibus sive realibus, quas
dictus minor ex successionc dicti sui patris quondam babere potuit sive
posset vel etiam sui tutores contra dictas religiosas in praemissis et aliis
( 74 )
ex causa quacumque, — talon vidclieet quod ipsae religiosac ex nunc
in perpetuum pacifice et quiete tenebunt et, observabunt dictum jus
patronatus, collationem sive praesentationem dictae capellae de Bilre-
velt, et eam cuicumque velint, conferrc poterunt pacifice tcnendam et
possidendam absque contradictione sive oppositione dicti minoris; et sui
tutores sive mamburni quiti et liberi erunt de et ab omnibus ac singulis
dampnis, custibus et expensis, forefactis et aliis actionibus , litibus et
injuriis quibuscumque et qualitercumque cisdem religiosis illatis tam in
lite praedicta quam aliis earum rebus et personis a dicto Dno Johanne
quondam pâtre dicti minoris; et e converso ipsae religiosac quitae et
liberae erunt et permanebunt ab omnibus et singulis litibus, actionibus et
injuriis, eis et eorum alteri inforendis a dictis minore et ejus tutoribus
sive mamburnis occasione dicti juris patronatus et alia quacumque in
futurum, et renunciarunt expresse dictae religiosae omni actioni et liti,
quas occasione praeinissorum habere possent sive potuissent erga patrem
dicti minoris et ipsum minorcm , tutores, curatores et mamburnos ejus-
dem; ipsiusque tutores et mamburni praefati nomine, quo supra, pro se
et dictis suis curatoribus et commamburnis similiter renunciaverunt ex-
presse ad opus dictarum dictis juri patronatus et collalioni, liti ac ac-
tioni, quas dictus minor habere posset in dicta capella de Bilrevelt,
neenon omni liti et actioni hujns contra dictas religiosas a pâtre quon-
dam dicti minoris coram venerabili viro et discrète Dno Bartholomeo de
Calamandrana , archidiacono Leodiensi super praemissis et appellationi
sive appellationibus factis a sententia sive sententiis dicti archidiaconi
latis pro dictis religiosis de dicto jure patronatus per dictum minorem et
suos tutores ad sedem apostolicam contra religiosas praedictas. — Item,
tam dictae religiosae quam ipsi tutores nomine, quo supra, renunciave-
runt expresse omnibus et singulis dampnis, custibus et expensis factis et
habitis in litibus et causis praedictis et aliis bonis suis et rebus ac per-
sonis qualitercumque absque reclamatione seu repetitione quacumque
usque in diem praesentem, omni dolo et fraude exclusis.
Praeterea propter bonum pacis servandae inter dictas partes, dicti
tutores sive mamburni nomine tutorio sive mamburnino pro ipso mi-
nore, pro eis et suis contutoribus praedictis dederunt, donaverunt et
tradiderunt dictis abbatissae et conventui recipiendam nonam partem
decimae de Wilre et quicquid juris habere potuit et potest dicti quon-
dam Dnus Johannes, pater dicti minoris et ipse minor in eadem ad
perpetuum et annuum trescensum hereditarium, videlicet, pro XV mo-
( 7d )
diis siliginis bonae et pagabilis trescensus dicti Wilre et mensurae op-
pidi Sancti Trudonis in Bilreveit sive Lewis singulis annis in festo B. An-
dreae apostoli ubicumque placuerit ipsi minori vel ejus tutoribus sive
mamburnis aut ejus heredibus vel successoribus in dictis locis seu eorum
altero persolvendis; et super hoc ipso minor seu ejus tutores sive mam-
burni ipsi religiosis satisfacient coram quibuscumque judicibus et curiis,
ubi hoc fuerit faciendum et ad hoc fuerint requisiti ibique eis appareat
non esse satisfactum , ut ipsae religiosae dictas nonam partem et jus in
ipsa décima de Wilre pacifîce possint et jure hereditario perpetuo possi-
dere absque dolo, in expensis tamen religiosarum praedictarum; et ad
praemissa omnia etsingula légitimé, ut dictum est, observanda et adim-
plenda, dictae partes sc efïîcaciter obligarunt, promittentes fîde praestita
corporali loci juramenti per stipulationem solempnem, videlicet ipsi
Dnus Johannes et Willelmus, tutores et mamburni praedicli, nomine
dicti minoris, suo et suorum contutorum et abbatissa nomine suo et
dicti sui conventus se contra praemissa omnia et singula non venturam
perse, alium vel alios quomodolibet in futurum. Etiamque renunciave-
runt expresse nomine, quo supra, omni exceptioni doli, mali fori, cir-
cumventionis, deceptionis, beneficio reslitutionis in integrum hoc jus
porrectum et autenticae codicis legiquc dicenti : generalem renuncia-
tionem non valere, et generaliler omnibus aliis et singulis exceptionibus
et beneficiis tam juris canonici quam civilis, quas proponere et allegare
possent contra praemissa et quodlibet praemissorum. Actum apud Herc-
kenrode ibidem in refectorio, et nunc capitulo dicti monasterii anno
Nativitatis Dni millesimo CCC° vicesimo nono, indictione XII, ultima
die mensis julii , praesentibus ibidem dictis abbatissa et plusquam
duabus ejusdem conventus; Johanne et Willelmo, tutoribus sive mam-
burnis praenominatis praesentibus, Dnis Johanne, decano concilii S. Tru-
donis, custode et canonico Lossensis, ac investito de Gorseme, Wer-
nero , canonico et scholastico Lossensis ecclesiarum , Egidio et Godefrido
fratribus monachis dicti Ordinis et ibidem commorantibus ac Arnoldo
investito ecclesiae Lossensis presbyteris et aliis pluribus testibus ad
praemissa vocatis specialiter et rogatis, prout praemissa omnia et sin-
gula dictus notarius pubticus noster, in hac parte commissarius, retulit
et reportavit, cui fïdem in h iis et aliis adhibuimus et adhibemus ple-
niorem; et cujus factum in hac parte laudamus et approbamus, ac si
praemissa coram nobis acta et facta fuissent in judicio. In cujus rei
testimonia et munimen perpetuum sigillum offîcialatus nobilis sedis
( 76 )
Leodiensis praescnti publier» instrumente» duximus apponendum. Datum
anno, indictione, mense et die praediclis.
Et Ego Johannes de S'° Trudonc dictus Hollant, Leod. diocesis pu-
blicus sacri romani imperii authoritate notarius, quia praemissis om-
nibus et singulis una curn diclis test ibus praesens interfui hoc publicum
instrumentum inde confeci, quod meo signo solito signavi rogatus.
XIX,
Alliance perpétuelle entre Adolphe de la Marck } ceêquc de Lièye et Louis
dernier comte de Looz et leurs pays respectifs 1.
[ 17 juin 1535. ]
In nomine Domim. Amen.
A tous chiaus, qui clics présentes lettres ou instrument publique vc-
ront ou oront : Adolf, par le grasce de Dieu «evesque de Liège, et Loys,
coens de Los et de Chini, ses cousins et fiables, salut en Dieu perma-
nable. Saciez kc nous, por norir et maintenir pais, concorde et profit
entre nous, nos gens, nos terres et nos pays, — eut sur che boin consel
par plaine et meure délibération de nous, et de nos amis par plusors
fois — , recognissons et confessons publiquement et expressément de
certaine science, ke nous sommes alloyet et nos alloions ensambfe, li uns
de nous al autre, seins jamais à nul jour départir, deseurer ou desjoindre
nous, ne nos gens, nos terres ou nos pays, ne l’iin del autre, por cosc
qui soit, ou avenir puist, de che jor en avant à tousjours, por nous et
por tous nos successeurs évesques de Liège et contes de Los. Et promet-
tons en boinc foi loialmcnt seins fraude à conforter, conseiller et aidier
li uns de nous l’autre bien fiablcmcnt et loialmcnt, contre tous homes,
quelconques ils soient, toutesfois et quanles fois li uns de nous en rc-
1 L’original de celle charte inédite, qui est d’une importance historique incontes-
table, se trouve au dépôt des archives de l’Etat à Liège. J’en dois la copie à l’obligeance
et à l’amitié de M. Stan. bornions, conservateur adjoint du même dépôt.
/ /
qucrra l’autre. Et promettons en boine foi loialmcnt, ke nous ne nos
aboierons, ne li uns de nous ne se aboiera, ne aconvenancera envers
autrui de lui conforter et aidier contre l’un de nous, ou en préjudice ou
damage de nous ou del un de nous, nos gens, nos terres et nos pays dcl
éveschiet de Liège et conteit de Los et des autres lieus , mouvans et des-
ccndans en fief doudit monsignor Lévesque ; et se nous le faisions, — que
jà ne aviegne — , ke chis de nous qui le feroit, ne s’en puist aidier contre
l’autre de nous. Et à ches coses nous évesques et coens avons obligiet et
obligons cnsamblc et li uns de nous al autre nous, nos hoirs, nos suc-
cesseurs, tous les biens moblcs et non mobles de nous et de eaus, nos
terres, nos gens et nos pays, présens et à venir, sur paine de quarante
mil livres de petis noirs tornois à payer et à rendre à cheli de nous qui
ches convenanches et alloiances tenroit et accompliroit de par celi de
nous qui feroit ou venroit encontre ou qui en seroit en défaute, en tout
ou en partie, por prendre, arrester, vendre, saisir et despendre jusques
à plaine satisfaction de toutes clics convenances et alloiances. Et laditte
paine commise ou non commise, payée ou non payée, une fois ou plu-
sors, nostre en tentions et volontés sunt, ke ches convenances et alloiances
n’en soient de riens atargies ne amenries; ains volons ke elles vaillent et
tiegnent, si comme devant, sauves et demorans tousjours en lor force,
vertut et vigeur touttes nos autres convenances, alloiances, promesses et
obligances faites autres fois devant cestes entre nous cnsamble, si comme
elles appèrent plus piaillement par nos autres lettres sur che faites et
sciellées de nostres propres seiaus. Et por che ke toutes elles coses soient
à tousjours fermes et estables , nous évesques de Liège et coens de Los
avons fait faire ches présentes lettres et instrument publique et mettre en
cestc publique forme por notre ameit Jeiian, dit de Spiere, de Tornay,
clerc, notare desous escrit, et seieller de nostres propres seiaus. Et por
plus grande sécuriteit nous prions et requérons à vénérables homes et
discrés nos cliicrs amis le capitlc del église de Liège; et à vénérables
homes et rcligicus les abbés de Stavlot et de Sainteron; à nobles homes
monsignor Jehan de Balleul signor de Moriaumez et de Sautoir, monsi-
gnor Ernoijl avoet de Hesbain , monsignor Theri de Rochefort, mon-
signor Jeiian avoet de Thuin, monsignor Ernoul de Steine, monsignor
Johan de Pietersem, monsignor Ernoul de Ardengcs, monsignor Basse
de Warfusées, monsignor Watier de Mommale son frère, monsignor
Theri de Haneffe, monsignor Watier avoet de Hui , monsignor Fastreit
Barreit des Congés, monsignor Johan Surlet, monsignor Alixandre de
( 78 )
Saint Servais, monsignor Loys de Ull'ei, monsignor Jehan Bouchard,
monsignor Bertelemieu Meulrepas, monsignor Eustasse de Crescegnies,
monsignor Gérard Surlet, monsignor Willeame Dorel, monsignor
Martin de Los, monsignor Renier de la Grange, monsignor Adam de
Ardenges, monsignor Amele de Warnans, monsignor Herman de Bergh-
straten, chevaliers ; les maieurs, eskevins, mestres, jurés, consaus et
communités de le citeit de Liège, des villes de Hui, de Binant, de Sain-
teron, de Tungrcs , d e Los , de Ilasselt, de Monlegni1 , de B lise 2, de
Eyke 3 et de Stochem, — kc il voellent toutes ches coses gréer, locr, ap-
prouver et confermer tant ke en eaus est, et pendre lor sciaus à ches
présentes lettres et instrument publique avoec les nostres en tesmognage
de vériteit. Et nous li capitles dcl église de Liège, li abbeit, li cheva-
lier, li maieur, li eskevin, li mestre , li jureit, li consail et les commu-
nités desdittes citcit et villes deseure nommeit, sentans et considérans,
ches coscs estre faites et acordées duvement, por le paix, amour, con-
corde et profit desdittes parties, de nous, de lor gens, de lor terres et de
lor pays, loons, gréons, approuvons et conformons toutes ches coses et
/
en ferons nostre devoir et pooir tousjours en boine foi seins malengien,
tant ke en nous est , par le tesmognage de ches présentes lettres et instru-
ment publique seillées de nos seiaus avoec les seiaus des parties devant -
dittes. Et volons et serions tout cnsamble de commun acord nous lesdittes
parties, chevalier, abbeit et li autre desusnommeit, se il fallist à ches
présentes lettres et instrument publique aucun desdis seiaus, ou ke
aucun d’eaus en fussent romput, brisiet, quasseit ou enpireit : ke ches
présentes lettres et instrument publiques n’en vaillent jà por che moins 5
ains soient et demeurent en lor vertut et force plainement partout et en
tous lor articles de point en point ossi bien coin se il y fussent et pen-
dissent tout sain et entier cnsamble. Et de habundant nous évesques de
Liège et coens de Los et de Chini, promettons ensamble li uns al autre,
à savoir nous évesques loialment en boine foi et nous coens en boine foi,
loialment et par notre foi créante et corporclment prestée par stipula-
tion solemne tant en le main doudit monsignor l’évesque comme doudit
notare solcmnement stipulant et demandant por nous, por nos hoirs et
tous nos successeurs deseure dis à tenir, acomplir et observer toutes les
coses chi dedens contenues permenablement à tousjours sains faire ou
1 Monlenaken.
* Bilsen.
3 Maseyck.
( 79 )
venir encontre à nul temps, en aucune manière, en tout ou en partie,
par nous ne par autrui, sur les obligations devantdittes. Toutes fraudes,
exceptions, cavillations , déceptions, circumventions, lésions et autres
remèdes de droit, de fait, de sainte église ou de loi mondaine hors mises
et excluses de ches coses, asquelcs nous renoncions expressément, vo-
lons et consentons ke ceste générais renunciations vaille par tout et en
tous cas aussi bien et autant comme se faite fust spécials et expresse.
Che fut fait en le cambre de nous évesque de Liège , séant au palais à
Liège, l’an de grasce mil trois cens trente et trois } le première indiction,
le dix-septime jour dou mois de juing environ haute messe cantée, le
diseptime an dou pontificat de nostre très-saint père et signor en Dieu
monsignor Jehan par le divine Providence pape vinle deusime , présens
vénérable dame l’abbesse de Moustiers, homes vénérables sire Jaquemon
de Moilant, archidiacre de Liège, Nicole Lermite, cantre et vice-doyen,
Levol de Northof, abbeit seculeir de Celles, Antoine de Bugelle, Wil-
laume de Brunshorne, Jehan Gilard, prévost de Saint-Martin de Liège,
eanones de l’église de Liège; Renier de Ghore, canone de Cologne et
scolastc de Saint-Jehan de Liège; Ernoül de Ardenges, Fastreit Barreit
des Canges, Jehan Surlet, Willaume d’Orel , Herman de Berghstraten ;
Alixandre de Saint- Servais, Loys de Uffei, Bertolemieu Mculrepas,
chevaliers ; Thonard le Blavier, Ottelct di le mestres de le citeit de Liège,
Henri Sutemine, Gérard Nadon, Radoul le Blavier, Henri dou Solier ,
Ernoul Corpeal de Hallei, Robert de Racourt, Conard de Loncins,
Gossuin dou Rieu de Gochoncourt et Watier de Skenderlac avoec ledit
notare tesmoins à che spécialment requis et appelleis.
L. f 5. Je Joiians dis de Spiere, clerc de Tornai, de l’auctoriteit
papal et impérial publikes notares fui présens avoec lesdis tesmoins à
touttes les coses devantdittes , dont je ai fait cest présent publike instru-
ment et signeit de mon signe acostumeit avoec les seiaus deseuredis en
tesmognage de vériteit, à che spécialment requis et appelleis.
(Avec un grand nombre de sceaux plus ou moins
endommagés pendants à des cordons de fil.)
(In dorso) : Confcdcrationcs perpetuae inter dominos Adulphum epis-
copum Leod. et Ludovicum comitcm Lossensem ac eorum patrias.
FIN.
MONOGRAPHIE
DE
L ERYTHROXYLON COCA
PA U
L.-A. GOSSE (de Genève), y7
■‘““““"“■““■«s, /
Docteur en médecine, Officier de l’ordre de Léopold, Chevalier des ordres du
Sauveur et de la Dose, Officier de l’Aristïon, Membre de plusieurs Sociétés
savantes.
(Présentée à l’Académie le 3 niai 1801.)
INTRODUCTION.
Le règne végétal fournit à l’homme, non-seulement les res-
sources alimentaires les plus variées et les plus nombreuses, mais
il lui offre des moyens aussi simples qu’efficaces pour remédier
aux privations les plus pénibles et pour combattre les maux les
plus rebelles.
Partout, dans tous les temps , l’expérience lui a enseigné que
certains principes contenus dans les plantes, et employés avec
jugement et modération, peuvent agir d’une manière favorable
sur sa constitution, contribuer au maintien de sa santé en soute-
nant scs forces, et lui permettre de lutter avec avantage contre
les causes nuisibles, locales ou générales, qui tendent sans cesse
à transformer la matière organique vivante.
De là l’emploi généralement répandu des boissons fermentées,
et dont malheureusement l’abus est si souvent rapproché de
l’usage; de là le recours à des plantes dont les qualités stimu-
lantes agissent sur le système nerveux, préviennent les déperdi-
tions incessantes et permettent, jusqu’à un certain point, de
supporter la faim, la soif, le froid, l’humidité , les émanations
marécageuses, etc., sans crainte d’affaiblir le système musculaire
ni les fonctions digestives , mais dont l’action spéciale, portée trop
loin chez quelques-unes d’entre elles, peut, comme celle des bois-
sons fermentées , troubler temporairement l’harmonie des fonc-
tions du cerveau.
Parmi les moins connues qui se trouvent dans ce cas, nous
( 4 )
distinguons en particulier le Cath, arbuste d’Abyssinie et du
Yémen, dont les bourgeons et les feuilles font les délices des in-
digènes, tout en leur permettant de parcourir de grands espaces
sans gagner sommeil et sans prendre de nourriture; le Peioll,
plante du Mexique qui paraît agir d’une manière analogue, quoi-
que plus intense, et enfin les feuilles de l’ Erylhr oxyton coca ,
arbrisseau du Pérou , dont les qualités remarquables ont été
constatées sur place par de nombreux témoins et des observa-
teurs intelligents.
Appelé accidentellement à m’occuper de ce dernier sujet, dans
la Société anthropologique de Paris, je fus frappé de la variété et
de l’importance des résultats qu’il présentait, et je résolus d’en
poursuivre l’investigation. En conséquence, j’étudiai les relations
de voyage, me mis en rapport avec des personnes qui avaient été
sur les lieux, avec des médecins expérimentateurs, des analystes
consciencieux, des botanistes distingués, qui pouvaient me guider
dans les recherches variées auxquelles j’étais conduit; je profitai
en outre d’une petite quantité de feuilles de coca, apportée du
Pérou par M. Ronhe, et mise obligeamment à ma disposition par
M. Isidore Geoffroy S'-Hilaire, président de la Société impériale
d’acclimatation, pour m’assurer de leur état de conservation et
pour chercher à faire répéter sur cette substance, si cela était
possible, les expériences sommaires de chimie, de physiologie
et de thérapeutique, proclamées ailleurs. D’autre part, l’herbier
du Muséum d’histoire naturelle de Paris m’a offert plusieurs
bons échantillons, apportés parDombey, Bonpland, Matthews et
Poeppig, ce qui a facilité le contrôle et le complément de la
description botanique de cet arbrisseau, et M. le docteur Weddell
a bien voulu m’adresser quelques-uns des fruits qu’il avait recueillis
dans son voyage.
A cette occasion, qu’il me soit permis aussi de témoigner ma
reconnaissance à MM. Moquin-Tandon, professeur à l'École de
médecine; Angrand, ancien consul général de France en Bolivie
et au Guatémala; Claude Bernard, professeur au Collège de
France; Wohler, professeur à Gôttingue; Mantegazza, professeur
à Pavic; Ferdinand Denis, conservateur à la bibliothèque de
Sainte -Geneviève; Lemercier, sous -bibliothécaire au Muséum
d’histoire naturelle; Terreil, aide de chimie au Muséum d’histoire
naturelle, et au colonel Bolognesi, d’Arequipa, beau-frère du
docteur Weddell.
Grâce à leur précieux et bienveillant concours, j’ai pu éclairer
certains points controversés, et coopérer à l’emploi rationnel d’une
plante dont l’efficacité ne me paraît pas douteuse, si les faits re-
latés se vérifient, et qui cependant avait été négligée jusque dans
ces dernières années parmi nous.
Enfin, les documents que j’ai recueillis m’ont fait entrevoir
comme possible, ou même probable, l’acclimatation de YEry-
throxylon coca, dans des régions moins lointaines, ou plus acces-
sibles que celles où ce végétal a pris naissance, au cas où son
importation en Europe prendrait du développement, et la Société
impériale d’acclimatation de Paris s’est empressée de m’offrir son
appui pour atteindre ce but.
C’est l’exposé de ce travail que je me propose de mettre sous
les yeux de l’Académie royale des sciences de Belgique, tout en
regrettant que l’impossibilité de me procurer à Paris des pro-
visions de coca de qualités non contestables, par suite de leur
exposition prolongée à l’air libre, m’ait empêché d’en faire une
étude plus complète et plus fructueuse.
i
I
I
MONOGRAPHIE
DE
L’ERYTHROXYLON COCA.
CHAPITRE PREMIER.
HISTORIQUE.
L’histoire de la coca remonte à une époque fort ancienne,
puisqu’elle date vraisemblablement de l’arrivée des Incas au
Pérou et qu’on n’est pas encore fixé sur ce dernier événement.
Dans tous les cas, nous la voyons cultivée et employée sous le
règne de ces chefs civilisateurs, bien avant la conquête des
Espagnols, quoique sur une moindre échelle que plus tard.
Alors, en effet, les Incas avaient accaparé le monopole exclusif
de cette plante, et eux seuls ou leurs familles pouvaient en faire
usage. Quant aux nobles et aux Curacas , ils obtenaient parfois la
faveur d’y participer par l’envoi qu’on leur faisait de provisions
de coca, et les chefs indiens, qui se soumettaient volontairement
aux armes de l’empire, recevaient, en qualité de présent, de
petites quantités de la précieuse feuille. Ainsi, Herrera nous ap-
prend que lorsque les chefs de Pombon, de Yavo, d’Apurima
et de Tamara se soumirent à Tupac-Inca-Yupanquy, il leur fit
présent, comme preuve de sa bienveillance, de balles de coca, de
riches tissus et de femmes.
Le préjugé de noblesse qui s’y rattachait était tel , que la femme
de Mayta-Capac, quatrième Inca , porta le nom de Marna -Citca
(mère de la coca).
La caste des prêtres, liée intimement avec le régime absolu des
souverains, ne pouvait rester étrangère à cette coutume. Aussi
remarque-t-on qu’aucune cérémonie religieuse n’avait lieu sans
qu’il y eût en même temps offrande et emploi de coca. Les au-
gures ne consultaient jamais les oracles sans avoir des feuilles de
coca à la bouche; sans elles on ne pensait pas pouvoir se rendre la
divinité favorable, et les sacrifices solennels dans les fêtes duCapa-
craymi, de l lntiraymi, du Situaraymi et du Raymi Cantarayqui
(Acosta , Herrcra) n’avaient de valeur que lorsque les victimes en
étaient couronnées et parfumées. La coca était même devenue un
symbole de la divinité et un objet d’adoration delà part du peuple.
C’est ce qui expliquerait pourquoi, au dire de M. de Castelnau, les
figurines religieuses qu'on retrouve dans les anciens monuments
de cette époque, présentent souvent une des joues renflées par
une chique de feuilles de coca, et pourquoi le culte domestique
des dieux lares ne pouvait s’en passer.
La masse des prolétaires soumis à une espèce de servage ou de
socialisme despotique, était chargée de l’exploitation des cultures,
sans pouvoir en profiter. Les Curacas envoyaient à cet effet des
corvées d’indiens avec leurs femmes pour cultiver les terrains
des vallées chaudes, où cette plante prospérait exclusivement, et
toutes les récoltes étaient soigneusement remises aux collecteurs
gouvernementaux ou cléricaux, qui se nommaient Mitimaes.
Vers l’époque de la conquête du Pérou par les Espagnols, l’usage
en était cependant devenu peu à peu assez général pour néces-
siter une extension des cultures, ce qui, au dire de Garcilaso,
engagea les Incas à entreprendre des expéditions lointaines, sur
les versants orientaux des Andes, depuis la latitude de Cuzco
jusqu’au point où cette chaîne est interrompue par la sortie de
l’Apurimac, dans la région qu’habitaient les Antis et qu’on dési-
gnait sous le nom de Montanas bravas de los Antis, afin d’y
établir de nouvelles colonies et de nouvelles plantations.
Les conquérants espagnols, malgré leur fanatisme religieux,
ne cherchèrent pas d’abord à restreindre cette pratique popu-
laire, et les essais qu’ils firent ensuite pour détruire les préjugés
absurdes qui s’y rattachaient restèrent longtemps vains et infruc-
tueux. Ils ne balancèrent même pas à mettre à profit la passion
des Indiens pour la coca, ou le besoin qu’ils en éprouvaient,
pour s’enrichir à leurs dépens. Dans certaines localités, les popu-
lations leur payaient en nature, avec de la coca, les impôts aux-
quels elles étaient soumises. Ailleurs, ils s’adjugèrent les planta-
tions qui avaient appartenu aux Incas, en fondèrent de nouvelles
et continuèrent d’exploiter les malheureux Indiens des plateaux,
pour cultiver ces terres, sans aucune rétribution et au prix de
leur vie. On donnait alors le nom arbitraire de repartimientos , ou
mieux encomiendas , à cette espèce de dotation militaire, en ter-
rains et en serfs. Les produits en étaient revendus aux entrepre-
neurs de mines d’or ou d’argent, où d’autres infortunés Indiens
étaient forcés de travailler sans relâche jour et nuit, au milieu
d’émanations délétères et sans autre moyen de résister, pendant
un certain temps, à ces causes de mortalité, qu’à l’aide de la coca.
C’est ainsi que plusieurs Espagnols parvinrent à se créer des for-
tunes colossales. Garcilaso cite à cette occasion le fait de certains
propriétaires de Guamanga, qui, en 1548, retiraient annuelle-
ment de leurs plantations une rente de vingt mille à quarante
mille piastres (100,000 à 200,000 francs).
Les militaires espagnols trouvèrent même dans ce trafic de
tels avantages, qu’un grand nombre d’entre eux, en temps de
paix, se contentèrent du bénéfice que leur procurait le métier de
conducteurs de convois de coca , des plantations, sur les plateaux
ou dans les mines.
Ce fut aussi l’époque où la culture et le commerce intérieur
de la feuille de eoea furent des plus florissants. Les mines de Potosi
seules en absorbaient de quatre-vingt-dix à cent mille balles ou
cestos de vingt-cinq livres espagnoles chacun, et rapportaient ainsi
à l’administration provinciale un revenu annuel de cinq cent mille
piastres (2,500,000 francs).
( 10 )
Mais les circonstances qui avaient engendré ou favorisé ce mou-
vement ne pouvaient se soutenir indéfiniment. L’infortunée popu-
lation indienne des plateaux, décimée par les travaux pernicieux
et incessants des mines et par le contraste funeste de la tempé-
rature élevée sur les versants orientaux des Andes, menaçait de
s’éteindre dans un avenir peu éloigné.
Quelques vice-rois plus compatissants s’en émurent , et le gou-
vernement espagnol de la métropole chercha h y obvier en décré-
tant des ordonnances restrictives. Alonzo Solorzano nous apprend
qu’il en parut successivement en 1560, 1565, 1567 et 1569,
tendant à donner aux travaux dans les plantations le caractère
d’un service volontaire et non forcé.
D’autre part, le clergé catholique, croyant entrevoir dans l’usage
populaire de la coca la continuation des superstitions du paga-
nisme, ou un instrument de sorcellerie, employa toute son in-
fluence pour le faire cesser.
Ces diverses causes amenèrent une diminution de la consomma-
tion dans le cours du dix-septième siècle, mais en même temps elles
augmentaient la haine que portaient les Indiens à leurs oppres-
seurs , et le fisc s’apercevant du déficit que cela occasionnait dans
ses revenus, cédant, en outre, aux intrigues des propriétaires,
ferma les yeux sur l’exécution des ordonnances émanées de la cou-
ronne, et les foudres ecclésiastiques ne tardèrent pas à perdre tout
leur prestige : seulement, au lieu d’îndiens forcément attachés à la
glèbe , on n’employa que des ouvriers censés volontaires et rétri-
bués, mais arbitrairement désignés par les alcades des villages, et
les propriétaires se jetèrent dans des spéculations privées. Sous
ce nouveau régime, nous voyons la consommation de la coca re-
prendre un nouvel essor, et, de 1785 à 1789, donner des résul-
tats presque aussi satisfaisants que dans les plus beaux jours du
seizième ou du dix-septième siècle.
Toutefois bien des abus persistèrent et même, dans le siècle
actuel, la guerre de l’indépendance, en enlevant des bras à l’agri-
culture, en faisant chômer les mines et en ruinant les proprié-
taires, ne contribua pas à faire faire des progrès à cette branche
de l’industrie.
( H )
De plus, les Indiens sauvages des plaines voisines des versants
des Andes profitèrent de cette occasion pour envahir et détruire
les propriétés cultivées sur un grand nombre de points; de leur
côté, les Indiens des missions se rendirent indépendants du gou-
vernement central, et après s’être emparés des plantations de
coca, les exploitèrent sans méthode et sans suite.
Les révolutions et les guerres intestines qui se sont succédé
dès lors, soit en Bolivie, soit au Pérou, n’ont pas amélioré la si-
tuation des planteurs, et cependant par la force même des choses,
la culture de la coca n’a pas cessé d’offrir un intérêt majeur et
ne peut que devenir plus tard une des sources de prospérité de
cette partie de l’Amérique du Sud.
CHAPITRE II.
ÉTUDE BOTANIQUE.
§ i . — Habitat.
La plante dont je viens de tracer l’histoire paraît habiter les
étages inférieurs et tempérés du versant oriental de la chaîne des
Andes, depuis le dix-septième ou dix-huitième degré de latitude
S. jusqu’au onzième degré de latitude N.
Toutefois les données que nous possédons à cet égard ne por-
tent que sur la plante cultivée, et le lieu précis où elle croît à l’état
sauvage est encore indéterminé. En effet tous les auteurs qui l’ont
décrite n’ont connu que l'arbrisseau cultivé.
Joseph de Jussieu qui, en 1750, visita les versants est de la
Cordillère de Coroïco , ne rapporta que des échantillons recueillis
dans les plantations des Yungas : ce sont ceux qui existaient dans
son herbier déposé au Muséum d’histoire naturelle de Paris.
La description de Lamarck a été formulée sur ces échantillons
secs. La description et le dessin de Cavanilles sont tirés de la
même source.
( 12 )
M. Martin de Bordeaux avait rapporté en Europe des échan-
tillons également recueillis dans les plantations des Yungas; aussi
le rapporteur de son mémoire sur la coca alïirme-t-il qu’ils sont
parfaitement en harmonie avec la description et le dessin de Ca-
vanilles.
Hooker n’en a donné la description et le dessin qui l’accompagne
que d’après des échantillons de l'herbier de M. Matthew, recueillis
dans les plantations de la vallée (quebrada) de Chinchao. Le doc-
teur Unanué, ainsi que MM. de Martius, de Tschudy, Weddell,
Stevenson, de Castelnau, etc., reconnaissent n’avoir étudié YEry-
throxylon coca que sur la plante cultivée.
Alcide d’Orbigny est un des premiers qui ait cru pouvoir fixer
la localité où la coca croit à l’état sauvage, sans cependant nous
donner une description de la plante. Voici sa relation. Lors de sa
tournée dans la province de Valle-Grande en Bolivie, il se dirigea
vers la chaîne de las Abras, gagna le Cerro Largo, puis arriva, le
10 novembre 1850, dans la vallée du Rio de Burgos, et remonta
sur la côte de la Coronilla. Le lendemain, en parcourant la vallée
qu’il dominait, il trouva le coteau couvert de coca. Craignant de
se tromper, il la montra à son muletier, propriétaire d’une ferme
où l’on cultivait cette plante dans la partie des Yungas que baigne
le Yuracares, et qui la reconnaissant, comme lui-mème, pour la
véritable coca, en recueillit une bonne provision. La crête de la
Coronilla, composée de grès et d’argile, appartient aux derniers
contre- forts des Andes qui dominent les plaines chaudes et boi-
sées de la province de Santa -Cruz; au-dessous on apercevait
dans la profondeur le confluent du Rio de Laja et du Rio Projera
qui forment le Rio Piray, lequel débouche dans la plaine de
Santa-Cruz.
M. Villafane, ex-gouverneur d’Oran , dans la confédération Ar-
gentine, soutient aussi, dans une brochure publiée en 1857, avoir
trouvé la coca sauvage dans les bois de ce district qui appartien-
nent à la province de Salta et l’avoir reconnue d’excellente qualité.
Le professeur Poeppig, tout en reconnaissant l’ignorance où
l’on est du lieu où croît la coca sauvage, pense, de son côté,
l’avoir découverte dans Y Erythroxylon mama-cuca , sur le Cerro
( 15 )
de San-Cristobal , qui domine la rive du Huallaga, à quelques
lieues au-dessous de Huanuco. environ vers le neuvième degré
de latitude S., sans nier cependant que les graines aient pu y
être transportées des plantations voisines par les oiseaux qui en
mangent les fruits. Cette espèce d Erythroxylon a en effet beau-
coup de ressemblance avec l’arbrisseau delà coca cultivée, si l’on
en juge par la description qu’en a donnée M. de Martius, d’après
des échantillons recueillis par lui au Brésil, dans les environs
d’Éga, près des rives de l’Amazone.
Quant à Y Erythroxylon lwndense recueilli par Kunth dans la
Nouvelle-Grenade et qu’on a voulu considérer comme le type
originaire de la coca cultivée, il en diffère spécialement par la
distribution des nervures des feuilles, qui, suivant Pyrame de
Candolle , est penninerve au lieu d’être aréolêe : aussi ce savant
a-t-il placé Y Erythroxylon hondense et Y Erythroxylon coca dans
deux sections différentes.
Sans entrer en discussion sur ces points de controverse bota-
nique, nous ferons observer que, quoiqu’il soit en général fort
difficile de déterminer les différences et les variations que peut
introduire la culture dans les apparences, les qualités, et même
dans l’organisation des plantes sauvages , témoin ce qui s’est
passé pour nos arbres fruitiers et nos céréales cultivées, le carac-
tère fondé sur la distribution des nervures des feuilles est moins
sujet à varier que tout autre.
Si nous sommes dans l’incertitude sur le lieu d’origine de la
coca sauvage, il n’en est pas de même de l’habitat de la coca
cultivée.
En Bolivie, les plantations de coca ( cocalcs ) se dessinent sur
les versants orientaux, boisés et chauds ( montanas ) des vallées
Andines de la province de Cochabamba, vers le 17° latitude S.
et le 08° longitude O. de Paris, là où le Rio Espiritu Santo ,
affluent du Mamoré, prend son origine. Puis viennent celles de
la province de Yungas, au N. E. de la Paz, entre le 15° et le 4 6°
lat. S., dont la capitale estChulumani. Au dire du docteur Weddell,
tous les versants de ces montanas , au-dessous d’une hauteur de
deux mille deux cents mètres, en sont littéralement couverts. Au
( ** )
nord-ouest, nous les retrouvons dans la province de Larecaja, située
entre le Rio Tipuani et le Rio Mapiri. Les cultures se prolongent
dans la province de Caupolican, où se trouve la ville d’Apolo-
bamba, qui s’étend du 14° au 15°45' lat. S., et qui est limitée à
l’ouest par la province péruvienne de Carabaya, au sud par celles
de Muneca et de Larecaja, et au nord par les Indiens indépendants.
Au Pérou, les plantations se succèdent d’abord plus à l’ouest,
le long de la chaîne des Andes d’Apolobamba, de Carabaya et de
Paucartambo, entre le 14° et le 12°40' lat. S., dont dépendent
une multitude de petites vallées intermédiaires, dans lesquelles
sont établies les cultures. Ces montanas cultivées s’étendaient ,
du temps de la domination espagnole, jusqu’aux plaines basses
qui portent le nom de Pampa del Sacramento ; mais, depuis
la guerre de 1 indépendance , les Indiens sauvages ont envahi
la civilisation péruvienne de manière à réduire les cultures ré-
gulières à rextrême limite des terres tempérées. C’est là qu’est
placé le village de Marcapata, au pied de la Cordillère de Vil-
eanota et à l’ouest de Carabaya. En continuant vers le nord
on arrive à la grande vallée de Santa-Anna, visitée par MM. de
Castelnau, José Vaîdez y Palacios et Grandidier, à travers la-
quelle coule le Rio Urubamba, et aux vallées latérales de Tampu,
d’Umutu, düiro, de Maranura, de Chinche, de Pintobamba,
de Chahullaï, etc., peu éloignées les unes des autres. Les terres
cultivées s’étendent jusqu’à la mission de Cocabambilla, par 12"
lat. S., à l'endroit où la rivière d Urubamba commence à être na-
vigable pour les grandes pirogues. Celte vallée a été plus que
toutes les autres à l’abri des incursions des Indiens sauvages. En
remontant vers le nord-ouest, vis-à-vis de Iluanta, se trouvent les
montanas du même nom par le 4.4° lat. S., dont les plantations sont
cultivées par les Indiens indépendants de Paucarbamba, mais qui
portent leurs produits aux marchés voisins. Au nord de cette
localité sont les montanas d’Ancon ou Anco, où l’on cultive éga-
lement la coca. Ces deux dernières localités sont comprises entre
le Rio Apurimae et le Rio Mantara, qui se réunissent au-dessous
d’Ancon. Vis-à-vis et au nord-est de Jauja, vers le 12°55' lat. S.
sont placées les montanas de Huaneayo, dont les principales vallées
( 15 )
sont celles d’Uchubamba et d’Andaichagua. C’est de cette der-
nière que sort la rivière de Pangoa, tributaire de rApurimac.
Vis-à-vis et à l’est de Tarma, au i2°55' ïat. S., se trouvent aussi
les montcinas de Vitoc, visitées par le docteur de Tschudy et
que traverse le Rio-Chanchamayo. Autrefois les cultures s’éten-
daient jusqu’au fort de Soriano; mais, depuis la proclamation de
l’indépendance, les Indiens ont expulsé les Péruviens, et exploi-
tent eux-mèmes les cocaliers sans les cultiver. La vallée de Huanuco,
au nord-est de Vitoc, par le 10° lat. S. , traversée par le Huallaga,
tributaire du Maragnon, est située au centre des montanas où
l’on cultive la coca. C’est là qu’a résidé le professeur Poeppig et
qu’il a fait ses principales observations. C’est à dix-huit lieues au-
dessous de la ville de Iluanuco, sur la rive gauche de la rivière,
que s’ouvre la vallée de Chinchao, qui contient cent cinquante à
cent soixante plantations et auprès de laquelle on remarque les
haciendas de Pampayaco et de Cassapi. Vis-à-vis, sur la rive droite,
florissait anciennement la plantation de Cuchero, maintenant
abandonnée, et l’on y voit le bourg de Muna. Dans la province de
Huamalies, du 10 ll% aü 9° lat. S., sont les missions du haut Ilual-
laga, ou du haut Maynas, suivant la carte du professeur Poeppig,
et les vallées de Mozon, de Toyma, d’Uchiza, de Tocache et de
Sion, d’où les Indiens Gholons, à demi sauvages, apportent au
marché de Pataz une certaine quantité de la coca qu’ils cultivent.
Vis-à-vis, et à l’est de Pataz, s’étendent les missions beaucoup
mieux connues du bas Huallaga, ou bas Maynas, là où se trouve
le lieu nommé Lamas, dont les récoltes sont transportées aux mar-
chés de Pataz et de Moyobamba.
Dans la république de l’Equateur, la culture de la coca avait été
introduite, sans y prendre beaucoup de développement, dans les
vallées du royaume de Quito, dans le Popayan (juridiction de
Tiniana), vers le 2 [l% latit. N. et 78 */2 long. O. de Paris, et dans
les vallées latérales du Rio-Cauca.
Enfin, dans la république de la Nouvelle-Grenade, des planta-
tions de coca ont été établies, mais en petit nombre, dans la vallée
de U par, au pied de la chaîne de montagnes qui la sépare de la
province de Santa-Marta de Maracaïbo, près de l’embouchure de
la Magdalcna, par le 11° lat. N. et le 7(3 J/2 long, O, de Paris : ce
sont elles qui fournissent la cocîj dont font usage les Indiens Gua»
rigos 3 leurs voisins de la plaine.
Quoique en général la coca ait été exploitée exclusivement le
long de la chaîne orientale des Andes, ainsi que nous venons de le
voir, il paraît que celte culture a aussi pénétré plus tard dans les
plaines de l’empire du Brésil. M. de Martius nous apprend, en
effet, qu’elle est établie dans les environs de Saint-Paul d’Olivcnza
et à Éga, sur le Rio-Solimocns. C’est là qu’il a étudié la plante cul-
tivée qui nous occupe; mais, quoique acclimatée le long des af-
fluents de l’Amazone, elle aurait, au dire du professeur Pocppig,
modifié son apparence primitive , et aurait perdu une partie de ses
propriétés, sous Finflucnce de cette température tropicale élevée.
A ma connaissance, je ne sache pas que la coca ait été cultivée
ailleurs, ni en Asie, ni en Afrique, ni en Europe.
§ 2. — Synonymie.
€ ne» des Quichuas .... Garcilaso, d. 1. V, Comment, real de los Incas
(1555). Trad. franç., p. 122.
Coca des Espagnols. . . . Monard, Simpl. medicam (1574). — Gieça ,Chron.,
p. 181 ( 1576).— Glus., Exotic, pp. 177 et 540
(1605).
Hay© des Guarigos .... Julian, Dissert. Unanué , Dissert (1794).
Y patin des Tupinis. . . . Poeppig, Reise , II, p. 252 (1850). — Spix und
Martius, Reise (1851 ). Avec planche.
Coca perai na Hernandez, Rar. med. Hisp.th., p. 502 (1551).
Coca occidental!® . . . Fragoso, Cat. simpl. med. (1556).
Coca licrha Benzon, Ilist. du nouv. monde (1579). Trad. franç.
Myrto similis i mi Ica . . Bauhin, Pinax, p. 469 (1625).
Coca peru viaEiorum . . Johnston, Hist. nat., de arh. et plant. (1768).
siierba cuca Ortega, Res. hist.( 1769).
S3rytliroxylou Brown, Jan, p. 278 (1756).
ffiry th roxyln m Linn., Sijst. plantar . (1767).
Brytiiroxylon coca . . . Lamarck , Dict., II, p. 595 (1786). — Cavanill.,
Dissert, p. 402 (1790). Avec planche GGXXIV.
Kryihroxylon pcruaiio. Unanué, Dissert, in Merc. peruan , p. 205 (1794)
Avec planche.
Ësrythroxylum coca ... De Candolle, Prodrom , I, p. 575 (1824).
Erythroxylum peruvlanorum. Prescott, Hist. Peru, I, p. 140 (1847).
( '7 )
Description.
VErylhréxylon coca est un arbrisseau de moyenne hauteur, de
deux à huit pieds (6 à 22 décimètres), droit.
Racine rameuse, divisions obliques, terminées par des ramus-
cules ténus.
Tronc couvert d’une écorce rugueuse, devenant blanchâtre,
trcs-rameux. Branches fendillées. Rameaux alternes, ouverts-
redressés, quelquefois un peu fastigiés, d’un gris brunâtre, les
plus jeunes très - écailleux , tuberculeux, verdâtres ou glauces-
cents.
Feuilles alternes, brièvement pétiolées, longues de quatre à dix
cent., larges de vingt-sept à quarante-six mil!., elliptiques, ordinai-
rement un peu allongées, atténuées aux deux extrémités, aiguës,
d’autres fois plus ou moins obtuses avec un petit mucrone, en-
tières, glabres, lisses, brillantes sur les deux faces, d’un vert
d’émeraude en dessus, plus pâles ou légèrement blanchâtres en
dessous, molles, avec une nervure médiane fine et saillante, et
deux lignes latérales très-légèrement saillantes, plus rapprochées
de la nervure médiane que des bords h Nervures latérales assez
marquées quoique peu saillantes, alternes, nombreuses, très-
ouvertes, très-fines, flexueuses et comme tortueuses à leurs extré-
mités. Nervules extrêmement déliées et très-réticulées-aréolées.
Stipules intrapétiolaires , au nombre de deux, ovales, trian-
gulaires, subulées- pointues, offrant deux crêtes longitudinales,
brunes, très-pâles sur les bords, persistantes après la chute des
\
1 Ces lignes existent dans toutes les jeunes feuilles ; elles s’effacent peu à
peu, à mesure que l’organe grandit. Cependant elles persistent dans plusieurs
feuilles adultes.
Quelques botanistes ont pris ces lignes pour des nervures. Ils se sont trom-
pés. M. de Martius a constaté qu’elles sont le résultat du plissement des feuilles
dans le bouton. Ce plissement est accompagné d’une sorte de pincement, qui
fait relever le parenchyme et lui donne l’apparence d’une nervure très-étroite.
L’analyse microscopique du tissu de ces ligues n’y montre ni fibres ni vais-
seaux et confirme pleinement l’observation de M. de Martius.
Tome Xïï. 2
( 18 )
feuilles, et formant sur les branches les saillies écailleuses dont il
a été question plus haut.
Inflorescences naissant sur les rameaux, éparses, en groupes
de deux à six, ou solitaires. Boutons ovoïdes, oblongs, en préflo-
raison quinconciale, tantôt dextrorse, tantôt sinistrorse.
Bradées petites, écailleuses, ovales ou triangulaires, semblables
aux stipules, mais plus courtes. Bracléoles très-petites , triangu-
laires, membraneuses, nerveuses.
Fleurs nombreuses, petites, naissant sur les tubercules écail-
leux, portées par des pédoncules simples, de la même longueur
et minces, d’un blanc jaunâtre , hermaphrodites.
Calice très- petit, marcescent, cinq sépales réunis inférieure-
ment en un cône renversé, libres à la partie supérieure, où ils
forment des lobes ovales-triangulaires , aigus, glabres, quelque-
fois glauques.
Corolle composée de cinq pétales égaux, alternant avec les sé-
pales, ovales-obîongs, obtus, la nervure médiane terminée par une
petite pointe, concaves, ondulés, offrant chacun, à sa base interne,
une petite écaille (nectaire) membraneuse, couchée, arrivant jus-
qu'à la moitié du pétale, à peu près carrée, un peu subovale et
sinueuse, denticulée au lobe antérieur, colorée
Cupule ( urceolus stamineus , Mart.) courte, membraneuse,
comme tronquée supérieurement, offrant entre les filets des éta-
mines des saillies denliformes, obtuses.
Etamines au nombre de dix. Filaments de la longueur de la
corolle, dressés, grêles, comprimés, subulés, rougeâtres, collés
inférieurement et intérieurement contre la cupule. Anthères pe-
tites, ovales-cordiformes.
Pistil de la longueur des étamines. Ovaire supère, de la moitié
plus court que la cupule, obové, à six angles, glabre, à trois loges,
dont deux avortent. Ovule suspendu à l’axe, en forme de massue
oblongue. Styles au nombre de trois, de la moitié de la longueur
du filet, distincts jusqu'à la base, divergents, filiformes. Stigmates
obtus, un peu capitulés.
Fruit. Drupe peu charnu ( mucllu ), ovoïde-oblong, pointu, à
six côtes obtuses, étant sec, mais ové-acuininé et lisse à l’état frais,
( H» )
entouré à sa base par le calice desséche. Péricarpe lisse , rougeâtre
foncé à sa maturité, d'un brun foncé quand il est scc, à une seule
loge et une seule graine.
Graine caryopse, proportionnellement plus courte que le fruit,
un peu pointue à chaque extrémité, à six angles, dont trois alternes
moins saillants, glabre, d’un roussâtre pâle. Tégument propre
très-mince et très-adhérent. Albumen copieux, corné-farineux ,
blanc. Embryon central, droit, étroit, vert, à cotylédons plans,
lancéolés, obtus, et à radicule su père présentant presque la moitié
de la longueur de l’embryon , médiocrement épaisse, cylindrique,
à peine plus étroite que les cotylédons h
§4. — Classification.
Linné range le genre Erythroxylum dans la Dêcandrie tri-
y y nie.
Lamarck le place dans la famille des Nerpruns ( Rhaninus ).
Jussieu en fait une Malpiyhiacèe.
Kunth, dans le grand ouvrage de Humbolclt et Bompland, en
constitue une famille distincte, sous le nom d Erythroxylées.
Celte famille est adoptée par de Candolle dans le premier vo-
lume de son Prodrome.
I Les planches de Y Eryt/ir oxyton coca , publiées jusqu’à ce jour par Cava-
nilles, Hooker, Unanué et de Martius, lie concordent pas entre elles dans
quelques-unes de leurs parties, et aucune ne représente lidèlement les carac-
tères des nervures de feuille que nous avons sous les yeux.
II est évident que l’échantillon recueilli par Joseph de Jussieu et qui a servi
de modèle à Cavanilîes, avait été dépouillé d’une portion de ses feuilles par
des cueillettes successives, ce qui explique l’apparence très-écailleuse et
très-tuberculeuse de ses tiges terminales. Les nervures n’y sont pas figurées
d’une manière exacte, non plus que la forme des fruits, et le bord des nec-
taires est entier.
Le dessin de Hooker, d’après l’échantillon rapporté par Matthews, ne donne
pas non plus une idée exacte de la distribution aréolaire des nervures ; les
bractées ou bractéoles manquent à la base des pédoncules floraux, et le bord
des nectaires est simplement bifurqué.
Dans la gravure d’Unauué, la distribution des nervures est fautive, il y a
( 20 )
CHAPITRE HL
CULTURE.
§ L — Culture en général.
Le choix des localités pour la culture de Y Erythroxylon coca
•n’est pas une chose arbitraire ou accidentelle , mais une nécessité ,
si l’on tient à obtenir des résultats favorables.
En effet, indépendamment de la convenance de cultiver la coca,
dans des lieux analogues à ceux où elle s’était développée à l’état
sauvage, la culture artificielle de cet arbrisseau, sa domestication,
s’il est permis d’appliquer cette épithète au règne végétal, exigeait
des conditions atmosphériques et telluriques qui ne se rencontrent
pas partout.
Un certain degré de température était indispensable pour la
réussite. Aussi le professeur Poeppig, qui a résidé assez longtemps
dans les plantations de coca ou cocales, comme on les appelle
dans le pays, recommande-t-il le climat doux des montagnes in-
férieures des Andes, à une altitude de deux mille à cinq mille
pieds (650 à 1,624 mètres) au-dessus de la mer, où le thermo-
mètre indique une température de 15° C. et où les phénomènes
météorologiques présentent une certaine régularité , plutôt que
les localités ou trop basses ou trop élevées. Les anciennes pro-
absence complète de bractées et de bractéoles , et les détails anatomiques
paraissent inexacts, puisque, sur dix étamines, cinq sont alternativement plus
courtes que les autres.
Enfin, l'échantillon qui a servi de modèle à de Martius, recueilli au Brésil,
a un port très-différent des autres; la végétation parait en être plus vigou-
reuse, plus élancée; les tiges sont glabres, n’offrent que de rares bractées;
aucun tubercule; les nervures ont une distribution symétrique qui n’existe
pas dans la feuille de coca des Andes, et le bord des nectaires est beaucoup
plus découpé que dans le dessin de Hooker.
( 21 )
vinces des Antis, à Test de Cuzco, celle de Huanuco et la province
des Yungas, en Bolivie, offrent spécialement cette condition favo-
rable; aussi voyons-nous les plantations de coca y atteindre par-
fois un degré de prospérité exceptionnel.
Dans les lieux élevés, les arbrisseaux de coca sont plus chétifs,
les feuilles y sont plus petites et le rendement moins considé-
rable; car souvent on ne peut y faire qu’une récolte par année,
et alors les frais absorbent tout le bénéfice.
Dans les lieux très-élevés, meme dans le voisinage de l’Equa-
teur, il se présente un autre inconvénient bien plus grave, ce sont
les gelées pendant la nuit; or, rien ne nuit davantage à cette
plante que le gel. C’est ce qui est arrivé dans la province de
Huanuco, à une altitude de neuf mille pieds (2,925 mètres) : la
ruine des plantations dans cette zone en a été la conséquence.
D’autre part, quoique Y Erythroxylon coca supporte les climats
dont la température dépasse 20° C., et que même sa végétation y
soit parfois plus exubérante, sa feuille y devient trop sèche, perd
de scs qualités essentielles et est tout de suite reconnue et rejetée
par l’amateur coquero expérimenté. Par cette raison , on ne la
cultive déjà plus au Pérou dans la partie de la province de Maynas
qui avoisine le confluent du Huallaga et du Maranon, et le petit
nombre d’indigènes qui en font usage tirent leurs provisions des
régions plus élevées.
Un certain degré d’humidité est une condition non moins im-
portante que la première, soit qu’elle provienne de pluies abon-
dantes, soit qu’on y supplée par un arrosement artificiel ; mais
cette humidité, tout en pénétrant largement le terrain et baignant
les racines, ne doit pas être stagnante, et son écoulement prompt
devient indispensable, si l’on ne veut pas voir dépérir les planta-
tions. Un terrain marécageux, difficilement perméable, produit
cet effet, en amenant la pourriture des racines. Aussi est-il conve-
nable d’établir les plantations sur des terrains en pente , et, autant
que possible, sur des pentes douces, plutôt que sur des pentes
trop abruptes, quoiqu’il y ait moyen de remédier à cette dernière
disposition.
L’influence des phénomènes électriques n’est point indifférente.
( 22 )
Les orages presque journaliers accompagnés de tonnerres et de
pluie, loin de nuire à la coca, lui semblent plutôt favorables, et,
comme cette influence se fait surtout sentir sur la végétation le
long des chaînes de montagnes, on conçoit que sa culture doive
être pratiquée dans ce genre de localités, de préférence aux
plaines adjacentes.
La nature du terrain réagit également sur les résultats. L’ar-
brisseau de la coca se complaît dans un terrain meuble, siliceux
et non calcaire. MM. Poeppig et Weddell en ont fait tous deux
l’observation. — « Dans la vallée de Chinchao à Cuchero et Cas-
sa pii, » dit le premier, « les terrains ont une pente comparative-
ment forte; mais le sol en est fertile, d'une argile rouge briqueté,
contenant vraisemblablement du fer, qui paraîtrait être le même
que celui du nord de Cuba, sur les hauteurs, aux environs de
Matanzas, où l’on cultive le meilleur café, ou de la Vuelta de
Àbajo, près de la Havane, où l’on récolte les qualités les plus re-
cherchées de tabac. Le terrain calcaire (caliche) qui prédomine
dans les parties inférieures de la quebrada de Chinchao et qui
recouvre, à demi délité, la surface du sol, est très-contraire à la
culture de la coca; lorsqu’il n’est pas recouvert d'une couche de
terre végétale ou argileuse, l’arbuste se rabougrit, pousse quel-
ques branches noueuses, donne peu de feuilles et dépérit
bientôt. »
Le docteur Weddell, de son côté, nous apprend que, dans les
Yungas de Bolivie, le sol est presque partout composé d’une terre
argilo- sablonneuse, assez douce au toucher, provenant de la
décomposition des schistes ou des grés qui forment l’élément
géologique principal des montagnes subandines. Le soi des coca-
liers est, en un mot, formé par ce que nous appelons de la terre
franche et normale, qui est celle de presque toutes les forêts
vierges des Andes. De cette terre font partie intégrante les détri-
tus organiques et les sels de potasse qui proviennent des forêts
abattues et auxquelles on a mis le feu, pour y établir les planta-
tions de coca, et l’importance d'un terrain riche en principes
organiques est d’autant plus grande, que la plante est très-gour-
mande. Enfin, la disposition rameuse et oblique de ses racines
( « )
délicates nous indique la valeur d'une terre légère et perméable,
sans avoir besoin d’être très-profonde.
Nous le répétons, ces diverses conditions ne se rencontrent que
dans certaines localités, et c’est ce qui explique la distribution fort
inégale des plantations de coca le long des versants orientaux des
Andes.
Les frais de premier établissement d’un cocalier au Pérou
sont, au dire du professeur Poeppig, presque insignifiants com-
parés au gain que procure ce genre de culture, et pourraient
être encore diminués par de sages mesures économiques, en
même temps que le gain serait accru par l’industrie. 11 en fournit
un aperçu en parlant de ce genre de plantation qu’il a, comme je
l’ai dit, étudié, en 1830, dans la vallée de Chinehao. On pouvait
admettre alors qu’avec un bon aménagement et de l’économie,
il suffisait d’un petit capital de fondation qui, à moins d’accidents
imprévus, était remboursé au bout de six à sept ans, et, lorsque la
plantation prospérait, le gain alors s’élevait à 45 p. c. du capital
primitif. Ainsi, une plantation dont les frais généraux, pendant
les vingt premiers mois, ne s’élevaient qu’à deux mille cinq cents
piastres (12,300 francs), rapportait, treize mois plus tard, un
revenu de mille sept cents piastres (8,500 francs). En effet, le
planteur n’a pas à craindre l’absence totale de récolte, ni la baisse
brusque des prix, et les pertes causées par la pluie ne sont jamais
que partielles. Si, avec des chances aussi peu défavorables, les
planteurs ne deviennent pas riches, cela ne peut tenir qu’à leur
négligence et à leur vie dissipée.
Cependant il peut survenir exceptionnellement des désastres
qui offrent beaucoup de gravité. Ainsi, au rapport d’Unanué, les
plantations sont envahies, pendant certaines années, par des
nuées de petits papillons ( alos ), dont les chenilles attaquent et
dévorent les feuilles. D’autres fois, surtout lorsque le cocalier est
ancien, un insecte nommé movgna s’introduit dans le tronc et
le fait dessécher.
M. Grandidier signale d’autres causes de mécompte dans la
vallée de Santa-Ana. Ainsi, il survient parfois une maladie qu’on
nomme cvpa ; lorsqu’elle se déclare, toute la plaine est infectée
( 24 )
dans huit jours, la récolte est mauvaise, la feuille petite et amère
et l’arbrisseau reste improductif l’année suivante. Les branches
sont- elles surchargées de graines, elles touchent le sol et l’ar-
buste se dessèche promptement; en cet état, la graine se nomme
sarnancocllo (graine de galle). Quelques propriétaires , au premier
symptôme du mal, coupent l’arbuste au collet et réussissent à
obtenir des rejetons et un nouveau cocalier.
La fourmi cuqui est également un animal très-dangereux pour
la coca; elle coupe les feuilles, ronge l’écorce et détruit en une
nuit une plantation entière. Un autre ennemi non moins redouté
est un long ver de terre bleuâtre; il ronge la racine et fait périr
la plante, qui est bientôt desséchée.
Il est vrai aussi que les explorateurs n’ont plus maintenant les
mêmes avantages que dans les premiers temps de la domination
espagnole. A cette époque, comme nous l’avons fait observer,
non-seulement les terrains leur étaient concédés gratuitement,
mais les ouvriers ne leur coûtaient guère que l’entretien; car les
malheureux Indiens étaient forcés de leur servir d’esclaves sans
rétribution et étaient remplacés à mesure qu’ils succombaient.
Actuellement il faut acheter le terrain, se soumettre aux caprices
souvent vexatoires des autorités et parfois à leur vénalité, et, de
plus, distribuer aux ouvriers une paye qui, suivant M. de Castel-
nau, s’élevait, en 1846, à 1 fr. 50 c. par jour. Il n’est pas même
toujours facile de se procurer à ces prix des ouvriers actifs et in-
telligents; car les Indiens des plateaux, naturellement indolents
et de plus énervés par le climat chaud et humide où ils sont trans-
portés, ne se prêtent pas volontiers à des travaux qui, dans un
moment donné, sont assez fatigants et exigent des soins de tous
les jours. Aussi est-on souvent obligé d’avoir recours à des artifices
pour les forcer à s’endetter et à suivre le service jusqu’à l’extinc-
tion de leur dette.
D’autres fois on est dans la nécessité d aller au loin pour en
rassembler un certain nombre et d'appeler à son aide les autorités
gouvernementales et municipales, pour obtenir que ces espèces
d’enrôlés, soi-disant volontaires, consentent à passer des contrats
avec les propriétaires.
( 25 )
Lorsque M. de Castelnau parcourut les vallées de Santa-Ana, il
compta jusqu’à deux cent trente Indiens, dont cent trente femmes,
occupés à la récolte de coca du mois d’aout dans la seule hacienda
d’Uïru.
M. Grandidier, qui visita, en 1858, la même vallée de Santa-Ana,
fait des réflexions analogues sur les difficultés qu’éprouvaient les
propriétaires. « Chaque hacienda , » dit-il, « possède ses ouvriers,
son contingent de travailleurs; le manque de bras et la difficulté
de s’en procurer sont une des plaies du pays et une des plus
grandes entraves qui ont jusqu’à ce jour empêché la culture de
prendre tout le développement dont elle est susceptible. Quand
un propriétaire d’hacienda a besoin d’ouvriers, il s’adresse à la
province voisine, qui lui envoie des peons et des polladores ; il
donne à chacun cinq à dix piastres ( 25 à 50 fr.), et il ajoute par
piastre un réal de gratification pour la route. L’Indien travaille
alors jusqu’à ce que ses services correspondent à la somme qui
lui a été livrée; mais beaucoup reçoivent des avances, et avant
d’avoir fourni un travail suffisant pour s’acquitter, ils prennent
la fuite, changent de nom et vont ailleurs louer leurs services :
cette nécessité de faire des avances est une source de pertes con-
sidérables pour le propriétaire.
» Le dimanche, celui-ci réunit tout le monde et remet à chaque
Indien la paye de la semaine, et ce dernier, auquel on a avancé
de l’argent, reçoit également un réal par jour de travail : c’est ce
qu’on appelle le socorro ; la valeur de ses services est appréciée et
réduit d’autant le chiffre de sa dette. »
Leur nourriture est très-simple, ils ne mangent que des racines
qui croissent dans la vallée et, le dimanche, on leur distribue
six livres de viande par tète. Ils sont très-adonnés à l’ivrognerie,
leurs boissons se composent de chicha et d’eau-de-vie de canne.
Quand ils sont ivres, ils dorment souvent en plein air et ils sont
atteints d’une maladie qu’on appelle opilation ; ils enflent rapide-
ment, et, si de prompts secours n’arrêtent pas le progrès du mal,
ils deviennent impotents pour le reste de la vie.
Le professeur Poeppig, quoique très-défavorable à l’emploi de
la coca, ne peut s’empêcher de reconnaître que c’est un mal néces-
sairc et que la culture de cette plante est meme un grand bien-
fait pour le pays. Il en donne la preuve en parlant de ce qui se
passe dans une partie de la province de Huanuco. « Plusieurs con-
trées boisées, » dit-il, « seraient restées inhabitées sans elle. Dans
la quebracla de Chinchao, on compte de cent cinquante à cent;
soixante plantations, dont, il est vrai, quarante à cinquante seu-
lement d’une certaine étendue; mais on peut compter en moyenne
douze manœuvres ou journaliers dans chacune d’elles. Ainsi, sur
ce terrain resserré, mille huit cent individus trouvent du travail
et du pain, phénomène remarquable au Pérou, pays qui est privé
d’industrie. Environ deux mille personnes, propriétaires et domes-
tiques , vivent de leurs revenus, et, en outre, mille petits mar-
chands, fabricants de couvertures de laine et muletiers peuvent
trouver leur subsistance dans cette vallée ou ses alentours. Cet
exemple de trois mille âmes environ, qui vivent largement par
la culture d’un arbrisseau insignifiant, prouve quelle population
trouverait place dans le Pérou , et combien de moyens sont offerts
aux indigènes, s’ils voulaient se donner la peine de travailler, et
j’ajouterai, s’ils n’avaient pas à redouter les vexations et l’exploi-
tation des autorités locales et des propriétaires. »
Dans le haut Pérou (la Bolivie); cette branche d’agriculture est
d’une importance non moins grande pour la population indigène,
car de toutes les provinces de cet État, celle des Yungas est une
des plus florissantes.
2. — Culture proprement dite.
Quelle que soit la valeur des conditions générales que je viens
d’énumérer, elles ne suffisent pas pour mener à bien une planta-
tion de coca. Il faut de plus y donner des soins qui exigent des
connaissances spéciales et une activité incessante.
Nous possédons sur ce point des documents positifs, grâce aux
travaux de MM. Unanué, Pocppig, Weddell, Martin de Bordeaux,
Cochet et de Castelnau, et leur importance nous fait un devoir
d’entrer à cet égard dans quelques détails.
Les localités propres à l’établissement d’une plantation étant,
( 27 )
en Amérique, couvertes de forêts vierges et la végétation y étant
exubérante, la première opération consiste a faire lin abatis
d’arbres et à y mettre le feu ; cela s’opère vers la fin de la saison
sèche. Puis on défonce le terrain, on enlève les racines et les
pierres et on laboure soigneusement le sol, de manière à le
rendre parfaitement meuble, sans cependant que l’on ait besoin
d’aller à une grande profondeur, vu la direction des racines de l’ar-
brisseau, qui, comme je l’ai fait observer, ne sont pas pivotantes.
Si le terrain est fort en pente, comme cela a lieu dans le plus
grand nombre des localités du versant oriental des Andes, on y
forme une série de petites terrasses étroites ou de gradins, desti-
nés chacun à un seul rang d’arbrisseaux, qui seront d’autant plus
élevés et moins nombreux que le plan sera plus escarpé. Or, dans
les Yungas de la Bolivie, il est de ces pentes, au rapport du docteur
Weddell, dont l’inclinaison est de plus de quarante-cinq degrés. Ces
gradins sont, en général, soutenus par de petits murs de pierre,
qui servent non-seulement à maintenir le terreau et à empêcher
sa dessiccation , mais encore à protéger le collet et la racine des
jeunes arbrisseaux contre 1 influence trop directe des rayons so-
laires, au moyen de la saillie qu ils font au-dessus du niveau du sol.
Au rapport de M. Martin de Bordeaux, d'autres cultivateurs,
dans ces mêmes Yungas, se contentent de creuser, parallèlement
entre eux , de petits fossés de quatre cent six à quatre cent quatre-
vingt-sept mil!, de profondeur, larges d’autant, et à la distance de
trois cent vingt-cinq à six cent cinquante milî. les uns des autres,
de manière à s’élever en amphithéâtre sur la croupe de la mon-
tagne, en gardant un parfait niveau. La terre du fond des fossés
est travaillée et rendue aussi meuble que possible.
Dans un terrain horizontal, on établit, au lieu de gradins, de
simples sillons ( uuchas ) , tracés au cordeau et séparés par de petits
murs de terre pétrie (■ umachas ), au pied desquels on plante une
rangée d’arbres plus ou moins espacés.
Dans la vallée de Santa-Ana, après avoir préparé la terre à la
bêche ou au moyen du labour, on ouvre des sillons de deux pieds
de profondeur, à la distance d’un mètre les uns des autres.
En novembre, décembre ou janvier , suivant l’époque où les
( 28 )
pluies commencent h tomber en abondance, on s’occupe du semis,
au moyen des fruits, qui ne doivent avoir été recueillis et dessé-
chés que lorsque leur maturité est annoncée par leur couleur.
Pour éviter les déchets, on commence par éliminer ceux qui sont
entamés et on jette les autres dans de l'eau, en n’employant que
ceux qui vont au fond; car lorsqu’ils surnagent, ils sont ou ava-
riés par les insectes, ou ne sont pas fertiles.
Diverses méthodes sont suivies dans l’opération du semis.
Dans l’une d’elles, on se borne «à semer le grain à la volée;
mais ses résultats sont incertains et les pertes sont considérables,
par suite de la difficulté d’abriter les jeunes plants sur une grande
surface ou de les arroser. Au bout de dix à quinze jours, ils
poussent, et l’année suivante, s’ils ont résisté, on les transporte
dans des sillons éloignés de trois pieds environ (un mètre) les uns
des autres et dans des creux convenablement disposés.
Une seconde méthode, préconisée par Unanué, consiste à tracer
de suite les sillons et les fossettes dans le terrain où l'on veut
établir définitivement la plantation, et à semer trois ou quatre
grains dans chaque fossette; s’il en lève plusieurs, on ne laisse
qu’un plant en place et on transplante les autres l’année suivante,
au moment des pluies, en décembre ou janvier.
Le professeur Poeppig en décrit une troisième, pratiquée à Chin-
chao, dans laquelle on creuse des fossettes à bords perpendiculaires
et symétriques, mesurant un quart de vara(2î cent.) en carré et un
demi-vara (45 cent.) de profondeur, et on jette dans chacune d’elles
une poignée de graines, sans les recouvrir de terre, afin d’éviter
la pourriture. Ordinairement il lève une centaine de plants dans
chaque creux, lorsque le semis a été fait en temps prospère. On
les y laisse pendant quinze à dix-huit mois, quoiqu’ils étouffent
faute de place. Au mois de février de l’année suivante, on trans-
plante les jeunes pousses (qui ont acquis alors une hauteur de
quarante h cinquante centimètres) dans d’autres creux sembla-
bles aux premiers, mais placés, autant que possible, en ligne droite
et à trois quarts de vara (G3 cent.) de distance l'un de l’autre.
D’après MM. Cochet et de Castelnau, la pratique la plus géné-
ralement adoptée, dans quelques plantations, consiste à semer la
( 29 )
graine dans des couches, qui portent le nom d almazigos ou de
haambals ; on préserve les jeunes plants de l’ardeur du soleil
au moyen de claies ou de nattes, et on les transplante dans des
sillons de six pouces (18 cent.) de largeur, sur huit à dix pouces
(565mm à 706mm) de profondeur, et à la distance d’un pied les uns
des autres.
Enfin M. Martin de Bordeaux nous informe que, dans certaines
plantations des Yungas de Bolivie, on sème la graine au fond des
fossés qu’on avait creusés, et que, lorsqu’elle commence à lever,
des paillassons sont jetés par-dessus, comme abri contre les rayons
du soleil et les trop fortes averses, mais sans gêner la libre cir-
culation de l’air, ni de la lumière. Au bout d’une quarantaine de
jours, le semis est déjà vert et, après six mois, il est bon de le
transplanter.
Alors au fond de ces mêmes fossés, on trace un petit sillon à
cinquante-quatre millimètres environ de la paroi supérieure, sillon
dans lequel on presse l’un à côté de l’autre tous les plants, dont
les racines se confondent. La forte inclinaison de la montagne et
la position des fossés par étages font que leur partie interne,
celle qui se rapproche le plus de la montagne, est toujours plus
élevée que l’autre. C’est là que la jeune plante croît et se fortifie à
l’abri du vent et du soleil.
En définitive, les soins pendant cette première période de la
culture se bornent à préserver les plants de l’ardeur du soleil
et du vent, à l’aide de claies ou de branchages, à faire écouler
les eaux stagnantes, tout en ayant soin de les arroser en cas de
sécheresse.
Quant à la distance à conserver entre les arbrisseaux, elle doit
varier suivant la qualité plus ou moins fertile du sol. A Carabaya,
cette distance est de trois pieds (1 mètre) (Bolognesi). Le docteur
Pedro Nolasco Crespo dit que les Incas, en vue de domestiquer
la coca et de lui communiquer des qualités supérieures, avaient
prescrit de rapprocher les arbrisseaux de coca, dans les Yungas
du haut Pérou, à la distance au plus d’un x ème, soit huit pouces
espagnols (565mm), et que l’écartement des sillons ne devait être
que de trois xèmes (24 pouces ou im,G95). Le fait est que ces plan-
( 50 )
la lions fournissent des feuilles moins fibreuses et plus parenchy-
mateuses que celles obtenues dans les cocaliers de Chinchao, et
que cela peut tenir à ce genre de procédé.
Dans la vallée de Santa-Anna, chaque sillon reçoit un certain
nombre de plants, espacées de demi-pied en demi-pied, et chaque
trou reçoit deux ou trois jeunes plantes. Le planteur ne néglige
pas de fouler la terre autour des racines. L'intervalle des sillons
est planté en manioc et en maïs, qui protègent de leur ombrage
la jeune coca.
Mais le docteur Unanué fait observer que ce ne peut être qu’une
exception et que, en général, c’est à tort qu’on s’imagine obtenir
des résultats plus favorables en rapprochant trop les distances,
vu que l’arbriseau de la coca est très-gourmand et épuise promp-
tement le sol, et que, de plus, on a remarqué que la plante dépérit
et se sèche, pour peu que les radicules terminales soient forcées
de se replier, ce qui ne peut manquer d’arriver lorsque les plantes
sont aussi rapprochées.
Une fois en place, la croissance de l’arbrisseau est rapide, sous
l’influence des pluies et du soleil; il fleurit au bout de quatre à
six mois, savoir en avril et mai , et donne bientôt sa graine; mais,
pour obtenir cette dernière, il faut avoir soin de ne pas dépouiller
de leurs feuilles les arbrisseaux qui la fournissent. L’arbuste n’ar-
rive à sa grandeur complète, qui est de trois varas (2 mètres o44mm)
ou de cinq à six pieds espagnols (im,41 à îm,70) en moyenne, qu’au
bout de cinq ans.
Toutefois la réussite dépend beaucoup des soins que l’on con-
tinue à donner à la plantation.
Un des premiers et des plus importants est un sarclage régulier,
soit pour débarrasser le terrain des mauvaises herbes qui pullulent
dans le voisinage des forêts *, soit pour ameublir le sol et en ni-
veler la surface, mais en ayant l'attention de ne pas blesser les
racines et, par conséquent, de ne pas pénétrer trop profond.
1 Parmi les plantes nuisibles aux cocaliers du Pérou , Poeppig cite le
Panicum platicaule , P. scandens , P. decumbens , Pannisetum peruvianum ,
Drimaria, P le ris arachnôïdea.
( ôi )
Suivant Je professeur Poeppig, il faut répéter le sarclage tous les
trois mois, après chaque récolte, et enlever les mauvaises herbes
tous les mois. Cette précaution est encore plus nécessaire lorsqu'il
s’agit des jeunes plantes.
A l’appui de ces opérations, Garcilaso affirme qu’elles accélèrent
de cinq jours chaque récolte, de manière que, au lieu de trois ré-
coltes, on peut en faire quatre, et il cite l’exemple d’un certain
percepteur des dîmes de son temps, qui, sachant combien on pou-
vait hâter les récoltes en sarclant fréquemment le terrain, en
imposa l’obligation à l’intendant des propriétés qui dépendaient
de lui, dans le district de Cuzeo. Par ce moyen, il enleva au per-
cepteur des dîmes, l’année suivante, les deux tiers de la dîme
de la première récolte; ce qui donna lieu à un procès opiniâtre.
La propreté du terrain, ajoute Unanué, influe meme sur la
saveur de la plante en lui communiquant un bon goût, tandis que
l’arbrisseau, qui croît au milieu des mauvaises herbes, ne fournit
qu’un mauvais produit l. En outre, on évite ainsi d’épuiser le sol
sans aucun bénéfice, et ce n’est pas le moindre des avantages
qu’on en recueille.
M. Martin de Bordeaux signale aussi les mousses qui enva-
hissent le tronc des arbrisseaux, comme nuisibles à leur crois-
sance, et on conçoit la nécessité de prévenir cette cause de dé-
ficit, que favorise l’humidité habituelle de l’atmosphère. Nous
avons observé en effet, sur un échantillon du Muséum d’histoire
naturelle, un assez grand nombre de lichens jaunâtres, grisâtres
1 11 serait non moins intéressant de savoir, si la domestication de cette
plante contribue à la doter des qualités spéciales qu’on attribue à ses feuilles,
car M. Poeppig rapporte qu’au dire des Indiens , la coca sauvage , la Mama-cuca
ne les possède pas, et voici comment s’exprime Ruiz à ce sujet, dans sa Quino-
logia (p. 17) : La coca o cuca como algunos pronuncian, silvestra, mon-
taraz o sinlabores, no tiene uso ni estimacion alguna , aunque sea recogida
de los arbustos que en otros tiempos han sido cultivados , g que por des-
cuido de los Peonas, y aunde los mismos IIacendados los ban dexaclo sin
este preciso requisito, sin el quai las bojas del Cocal carecen de aquella
substancia, sabor y olor que adquicren con el cultiva, y conservan segun el
metodo y prolixidad de su desecacion; 6 los transmutàn, o pierden si esta
segunda maniobra no se hace bien y con inleligencia.
( 52 )
cl blanchâtres qui couvraient les rameaux. 11 y, avait même parmi
eux deux fragments de Jungermcmnia.
La seconde condition à remplir est l’arrosement de la planta-
tion, lorsque les pluies font défaut dans la saison sèche. En y ayant
recours on augmente beaucoup la production , et on peut ainsi
obtenir quatre ou même cinq récoltes par année. C’est ce qui avait
lieu à Irupana, où Ton avait, pour obtenir de l’eau, des facilités
qui ne se rencontraient pas ailleurs. D’autre part, au dire du
docteur Weddeîl, on reproche à cet arrosement artificiel , vrai-
semblablement quand on en abuse, d’affaiblir les propriétés sti-
mulantes des feuilles de la plante, de leur communiquer une
couleur moins foncée et de les noircir facilement au moment de
la dessiccation. Dans tous les cas, on comprendra, par ce que nous
avons dit précédemment, la convenance de diriger cet arrose-
ment de manière à éviter toute stagnation d’eau dans le contour
des arbrisseaux.
îl est des propriétaires qui, dans le but de préserver les jeunes
plantations de l'influence d’un soleil trop ardent ou pour profiter
delà place, sèment du maïs et plus tard des courges en bouteille,
dans 1 intervalle des plantes, comme on le fait souvent dans nos
vignobles d Europe; d’autres environnent, dans le même but,
leurs plantations de yuca (manioc), de Mimosa inc a, ou meme
d’arbres à eafé E On ne saurait méconnaître, dans cette pratique,
l’épuisement du sol qui doit en résulter et qui nuit à l'abondance
de la récolte; mais d’autre part, il serait possible que la qualité de
la feuille y gagnât, si l’observation qu’a faite M. Bolognesi sur les
arbrisseaux de coca qui croissent dans les clairières des bois, se
confirmait, savoir : que leurs feuilles acquièrent plus de délica-
tesse, sans être moins parfumées, tandis que ceux qui sont expo-
sés au grand soleil ont des feuilles plus épaisses et plus cassantes.
Enfin , divers agriculteurs considèrent le développement trop
considérable de l’arbuste en hauteur comme nuisible à l’abon-
dance et à la qualité de la feuille, et peut-être comme propre à
1 Le café qu’on y recueille paraît avoir toutes les qualités de celui qui nous
vient de Moka , au dire des connaisseurs.
gêner leur récolte, en conséquence, ils le taillent. C est du moins
ce que dit le docteur Weddcll, des plantations de coca dans la
province des Yungas en Bolivie: «Quand les arbrisseaux s’élèvent
trop, leur produit est moindre que lorsqu'ils s’étalent, aussi les
taille-t-on dans quelques cas, pour favoriser leur développement
en largeur, qui n’est jamais considérable, l’arbrisseau ayant d’ail-
leurs une forme assez irrégulière. La hauteur moyenne delà plante
sauvage paraît être d’environ deux mètres; mais celle qu’on lui
laisse atteindre n’est, en général, que d’un mètre. »
| 5. — Récolte.
Dans les Yungas de Bolivie, suivant le docteur Weddell, le
plant de coca donne sa première récolte de feuilles au bout d’un
an et demi, et, à partir de celte époque, il continue d’en fournir
jusqu’à l'agc de quarante ans et plus. On cite même des cocaliers
dont les plants ont près de cent années d’existence et qui produi-
sent encore. Mais, d’après M. Martin de Bordeaux, l’épuisement
du terrain, dans ces mêmes Yungas, limite à trente ans la durée
d’un cocalier, et M. Cochet va même jusqu'à la borner à vingt ans.
L’arbrisseau, dans cette province, donne, en général, d'abon-
dantes récoltes dès la seconde année; mais Page auquel le rende-
ment est le plus fort paraît être celui de trois à six ans *.
Dans les plantations du Pérou, étudiées par le professeur Poep-
pig, l’époque de la première récolte est plus retardée, et dépend
1 Si les informations de M. Grandidier sont exactes, les choses sc passaient
différemment en 1858 dans la vallée de Sanla-Anna. Deux ans après la pre-
mière récolte, l’arbuste étant dans toute sa vigueur, il serait ce qu’on appelle
en boia. Cela dure pendant quatre ans, après lesquels le cocalier commence à
dégénérer et finit par se dessécher entièrement. Cette plante ne vivrait donc
que six ans à Huiro et à Challanqui, où la température est moins élevée que
dans les haciendas qui se rapprochent de Cocabambilla; elle vivrait jusqu’à
douze ans, dans les parties les plus chaudes de la vallée. Mais ce qui prouve
que cela tient à un défaut de culture intelligente, c’est qu’elle durait autrefois
cinquante ans et plus, et qu’au potrero de la ferme Santa-Anna, il y a encore
des cocas plantés par les jésuites et qui ont atteint la dimension et la force
d’un arbre.
Tome Xll.
o
( 54 )
de la qualité meilleure ou moins bonne du terrain; car, dans de
bons terrains, on ne peut commencer à la faire que la troisième
année et, dans les mauvais, seulement la cinquième.
Au bout de trois mois, dans les cocaliers jeunes et vigoureux,
les feuilles sont déjà mûres et ont atteint tout leur développement;
elles portent alors le nom de cacha. Le seul critère tenu pour
certain, afin de reconnaître leur maturité, est leur rigidité; si
elles plient, c’est qu’elles sont trop jeunes, la couleur ni la taille
n’y font rien. Si elles sont cassantes, ce qui arrive plutôt dans la
saison des pluies, il ne faut pas différer la récolte, parce qu’elles
se détachent alors naturellement de l’arbrisseau, étant caduques.
Pour faire la cueillette ( polla ), qu’on pratique dès que le temps
est sec, et qui est ordinairement confiée à des femmes (poil adores),
l’ouvrière, accroupie, saisit l’extrémité de la tige avec l’indicateur
et le pouce d’une des mains et avec l’autre détache brusquement
les feuilles une à une , en ayant le plus grand soin de ne blesser
ni les bourgeons, ni les feuilles de l’extrémité de la branche, ce
qui nuirait à la récolte suivante. Dans quelques districts même,
les Indiens prennent de telles précautions, qu’au lieu d’arracher
les feuilles, ils entament le pétiole avec les ongles et cette opéra-
tion répétée leur écorche quelquefois les doigts. Les ouvrières
poursuivent néanmoins leur tâche depuis le grand matin jusqu’à
la nuit, sans s’arrêter, sinon le temps nécessaire pour prendre de
la nourriture; chacune d’elles doit remplir, au fur et à mesure,
son panier ou son tablier de laine, qui, plein de coca, porte le
nom de matu , au moins dix fois dans la journée, et verser sa
cueillette, soit dans des sacs qu’un employé, nommé matero,
transporte hors de la plantation, soit sur des couvertures placées
sous des hangars. Une fois leur tâche accomplie, elles reçoivent
une paye journalière , en proportion de la quantité de feuilles ré-
coltée. Dans les fermes de Santa-Anna, on compte que quatre ou
cinq femmes, dans les bonnes cultures, peuvent récolter la valeur
d’une arrobe de feuilles par jour.
La première cueillette qui a lieu dans un cocalier, n’est faite
qu’aux dépens des feuilles inférieures; on l’appelle par cette raison,
cfuita calzon , en Bolivie, et huaranchi , dans la vallée de Santa-
( 35 )
Anna L Les feuilles qui composent cette récolte sont plus grandes,
plus coriaces que celles des récoltes suivantes et ont moins de
saveur. On les consomme le plus souvent sur les lieux. Mais la
plante, après avoir été ainsi privée de ses premières feuilles, est
bientôt recouverte d’une verdure plus délicate. Toutes les autres
cueillettes portent le nom de mitas et ont lien trois fois, ou, ex-
ceptionnellement, quatre fois Fan. La récolte la plus abondante
est celle qui a lieu en mars ou en avril , immédiatement après
les pluies, c’est la mita de Marzo ; la plus chétive se fait vers la
fin de juin, ou au commencement de juillet, on l’appelle mita de
San- Juan; la troisième récolte, nommée mita de todos San! os ,
s’opère en octobre et en novembre.
Les feuilles une fois recueillies et transportées aussi prompte-
ment que possible dans la ferme ( hacienda ), pour les mettre à
l’abri de la pluie et de l’humidité, on s’occupe de leur dessiccation
(seca) et de leur emballage.
La feuille verte, lorsque le temps n’en permet pas la dessiccation
immédiate, peut être conservée quelques jours sans inconvénient,
pourvu qu’on ait soin de ne pas la laisser en tas. Dans les localités
très-humides, comme Pampayaco, ce retard ne peut se prolon-
ger au delà de cinq jours; mais dans des positions plus sèches et
abritées par des bois, on peut attendre sept à neuf jours.
Ni au Pérou, ni en Bolivie, on ne s’est jamais servi que de la
chaleur du soleil pour en opérer la dessiccation, et, quoiqu’il fût
possible et judicieux d’employer des moyens artificiels plus sim-
ples et plus économiques, soif pour faciliter le travail et diminuer
la main-d’œuvre, soit pour en assurer la réussite, l’indolence,
les préjugés et la routine se sont opposés, meme de nos jours, à
toute innovation de ce genre.
Chaque ferme est munie de hangars ( matuhuarsi ) qui s’ouvrent
sur une aire ou cour fermée, désignée sous le nom de cachi dans
1 De quitar ôter, et calzon pantalon Dans les fermes de la vallée de
San ta- Anna, cette première récolte, qui a lieu un an et trois mois après la
transplantation des arbustes et qui est moins abondante que les autres, serait
la plus estimée comme qualité, les feuilles étant plus vertes et plus fortes.
(Grandidier.)
( 5b )
quelques provinces , et de matupampa dans d'au 1res, et la tenue
de ces dépendances indique l’état de misère ou de prospérité du
maître de l’hacienda. Si le propriétaire est pauvre, le hangar ne
sert qu’à déposer les feuilles, sans permettre de les étendre conve-
nablement, et son aire ne consiste qu’en un sol nivelé , quelque-
fois pavé, ou recouvert d’un plancher, de nattes et de couvertures;
mais qui, étant exposé aux intempéries ou servant aux ébats des
animaux domestiques, est malpropre et conserve plus ou moins
l’humidité. S’il est riche et industrieux, le hangar est transformé
en une vaste salle, où la feuille étendue par couches ne s’échauffe
pas, et dont des espèces de diaphragmes ou de planchers trans-
versaux à hauteur d homme doublent la surface. L’aire elle-même
est garnie , jusque dans ses contours, de grandes dalles de schiste
noir (pizarra). C’est une assez grande dépense, puisque ces dalles
reviennent à quinze ou vingt francs la pièce; mais elles empêchent
le séjour de 1 humidité, les feuilles s y sèchent plus vite et il n'y a
pas de poussière à craindre; or, comme ces conditions favorisent
la qualité du produit et le prix de sa vente, il y a plutôt économie
à le faire.
Si le ciel est serein, ou, ce qui vaut mieux encore, couvert
d’une brume et de légers nuages, qui tamisent les rayons du so-
leil sans abaisser la température, on s’empresse détendre sur
l’aire les feuilles, en couches de quatre à cinq pouces (285m,n à
555mm) d’épaisseur et des ouvriers sont constamment occupés à
les retourner avec des baguettes. Une foule de personnes sont sans
cesse sur le qui-vive pendant la journée, pour signaler l’approche
de la pluie, qui, dans ces régions tropicales, tombe souvent par ra-
fales brusques et répétées plusieurs fois dans les vingt-quatre heu-
res. À la moindre alerte, on rentre les feuilles et on les étend dans
le hangar, pour qu’elles se refroidissent et ne fermentent pas,
puis, le danger passé, on les rapporte dans l’aire, dès que l’humi-
dité du sol est évaporée. Or, ces précautions minutieuses ont bien
leur importance, puisque la moindre goutte d’eau qui tombe sur
les feuilles peut les tacher, les noircir et par conséquent les ren-
dre invendables ( coca gonupa ou yana coca) ; tandis que si l’on
obtient leur dessèchement au bout de trois ou quatre jours, sans
( 57 )
aucun accident, les produits acquièrent une grande valeur. Si le
dessèchement réussit dans un jour, sous des conditions très-favo-
rables, la récolte est considérée comme la meilleure ( coca ciel cita);
la feuille dans ce cas est d’un beau vert clair et lisse. Les qualités
séchées moins promptement et qui prennent une couleur vert-
brunâtre sont moins bien placées. Cependant, de tout temps, les
connaisseurs, depuis Garcilaso jusqu'à Unanué, soutiennent que
la coca trop desséchée perd de ses qualités, et recommandent aux
producteurs de ne pas porter la dessiccation jusqu’au point de
rendre la feuille cassante ou réduite en poussière; il faut qu’elle
soit flexible et recouverte d’un vernis comme mielleux.
Les pluies d’orage, mais de peu de durée, ne sont pas les seules
causes d’avarie : les pluies prolongées, en empêchant qu’on ne
puisse sortir les feuilles des hangars, favorisent également leur
détérioration. Plus ou moins entassées, elles tendent à fermenter,
perdent leurs qualités essentielles et même en acquièrent de désa-
gréables : c’est ce que les Indiens appellent cholarse. Aussi, nous
le répétons, doit-on regretter avec le professeur Poeppig, qu’on
n’ait pas adopté au Pérou les secaderos employés à Cuba , pour le
dessèchement du café, ou, ce qui serait encore plus convenable,
qu’on n’ait pas songé à construire des séchoirs dans des hangars
fermés, où les feuilles, disposées par couches, seraient exposées à
une chaleur artificielle, ne s’élevant jamais au delà de 55° cent, et
à un courant d’air qui favoriserait l’évaporation. Les plantations
établies à Saint-Paul d’Olivenza au Brésil, ont recours, il est vrai,
à un mode de préparation analogue, c’est-à-dire qu’on s’y sert à
cet effet du fourneau sur lequel les Indiens font rôtir la farine du
maïs; mais, comme on n’y prend aucune précaution, et qu’on
n’agit ainsi, que dans le but de pouvoir piler et réduire en poudre
les feuilles desséchées encore chaudes, cet exemple ne saurait
être imité.
Enfin, il est un procédé que signale Unanué et que m’a con-
firmé le colonel Bologncsi , à l’aide duquel on obtient, dit-on ,
une qualité supérieure de coca, dans certaines parties du Pérou ,
la province de Huanta, par exemple. Il consiste à dessécher à
moitié la feuille au soleil, puis à la rentrer et à l’étendre pour
( 5» )
qu'elle se refroidisse; alors, après avoir piétiné les lits de feuilles
de quatre pouces (283mm) d’épaisseur, placés sous des couvertures
de laine, on les expose de nouveau au soleil pour en obtenir la
dessiccation complète.
Ce résultat obtenu , on passe à leur emballage et on y procède
différemment, suivant les localités ou la fortune des planteurs.
Dans la plupart des fermes du Pérou, et dans les environs de
Huanuco en particulier, on enveloppe de suite la coca dans des
couvertures de laine et on la garde quelque temps dans les maga-
sins; cependant, plus vite on la sortirait des bois humides, plus
on serait sûr d’éviter de nouvelles pertes, car la feuille de coca
est très-hygrométrique. On ne s'occupe donc de son emballage
que lorsque tout est prêt, dans la crainte qu’en comprimant d’a-
vance les feuilles dans les sacs par des jours pluvieux, leur belle
couleur verte ne tende à devenir foncée.
Ces sacs, allongés et cylindriques, garnis intérieurement de
feuilles sèches de bananier, sont formés d’une étoffe grossière de
laine de llama, grise et rayée ( lerga de la Sierra ), que les In-
diens de Conchucos et d’autres lieux de montagnes y apportent en
vente. Les feuilles y sont fortement comprimées , non avec une
machine, mais avec les pieds, et pèsent dans certaines exploita-
tions quatre-vingts livres espagnoles (37 kil. 5G8 gr.). On leur
donne le nom de tercios. Or, telle est déjà la différence de l’air à
Huanuco, que, lorsque la coca y a séjourné quelques semaines,
elle a perdu dix pour cent de son poids; par cette raison, on se
hâte autant que possible de l’expédier promptement dans les
Andes, où, par suite de l’abaissement de température, elle con-
serve davantage son humidité. — Lorsque la coca est ainsi bien
emballée, elle ne prend plus aussi facilement une teinte noirâtre;
mais lorsqu’on n’a pas soin, le jour du départ et pendant le
voyage, de recouvrir les tercios avec des couvertures de laine, pour
les préserver du serein ou de la pluie, la coca risque de s’échauf-
fer comme du mauvais foin et perd sa couleur. Aussi, les précau-
tions sont portées même plus loin dans certaines localités, et l’on
établit des hangars le long de la route jusqu’au marché, afin de
pouvoir, en cas de pluie, abriter la marchandise.
( 39 )
Dans les grandes haciendas des Yungas de Bolivie, les procédés
varient lin peu On se sert d’une presse, au lieu des pieds, pour
comprimer les feuilles sans les briser. A cet effet, on place sous la
vis de pression une forme en bois très-solide, haute d’environ
six cent cinquante millimètres et de quatre cent cinq millimètres
de diamètre. On la tapisse de longues et larges feuilles de bana-
nier parfaitement sèches, dont on renverse les bouts sur le de-
hors de la forme. Par dessus on met une seconde caisse parfaite-
ment semblable à la première, on remplit le tout de feuilles de
coca sèches, en ayant soin de les tasser en couches régulières
horizontales, et lorsque les formes sont pleines, on fait jouer la vis ,
armée d’une masse qui les remplit exactement. Quelque temps
de pression fait bientôt passer toutes les feuilles dans la forme
inférieure; on dévisse alors et on enlève la forme du haut, puis
relevant les bouts de feuilles de bananier, on les ramène sur la
coca et on les coud grossièrement. Cela fait, on supprime à son
tour la forme inférieure et on enveloppe le tout dans un gros
canevas de laine de llama, ce qui constitue un ballot livrable au
commerce et pesant trois arrobes (75 demi-kilog.).
Ailleurs les ballots sont encore moins volumineux. On se con-
tente de renfermer la feuille dans des sacs ou couffes en nattes
(■ cestos ), ne pesant que vingt-quatre livres espagnoles.
Nous devons faire remarquer en passant combien ce mode
d’emballage est imparfait pour le but qu’on se propose d’attein-
dre. 11 est, en effet, difficile d’empêcher l’humidité de pénétrer
dans des balles aussi mal fermées, et l’évaporation aqueuse, qu’on
reconnaît avoir lieu à travers des tissus aussi poreux, ne peut
qu’affaiblir les qualités de la feuille, en favorisant en même temps
la déperdition de ses principes aromatiques volatils.
L’adoption d’enveloppes imperméables, à l’imitation de ce qui
se fait en Chine pour le thé, devrait en être une des conditions
essentielles; mais on conçoit que dans l’état actuel d’un commerce
borné à l’intérieur, les dépenses que nécessiterait une pareille
innovation la rendent impraticable; il ne pourrait en être de
même si plus tard ce commerce, en prenant du développement,
donnait lieu à une exportation lucrative.
Voici, pour terminer, quelques renseignements approximatifs ,
recueillis par le docteur Weddell sur le rendement des cocaliers,
en 1851 , dans les Yungas de Bolivie. — La superficie des terrains
où se cultive celte plante s’estime en catos , mesure qui varie
suivant les localités, mais qui paraît être en moyenne un carré
d’environ trente mètres de coté. Or, le produit des cocaliers les
plus florissants de cette province paraissait être dans le rapport
de onze à douze eestos (le cesto de la Paz = 24 liv. esp.) , soit 2G4
à 288 liv. esp. (3 22 à 135 kilog.) de feuilles sèches par cato , tandis
que les cocaliers les plus pauvres ne produisaient que un ou
deux eestos (24 à 48 liv. esp.) à chaque cueillette. La moyenne
serait donc de sept à huit eestos, 1 G8 à 192 liv. esp. (77kil.28cent.
à 88 kil. 52 centig.) — Quant au produit annuel de la Bolivie, il
était estimé à plus de 400,000 eestos, = 10,000,000 liv. esp.
(4,600,000 kilog.), dont les trois quarts provenaient de la province
des Yungas, le reste, des environs de Larecaja, d’Apolobamha
et de Cochabamba.
D’autre part, le professeur Poeppig nous apprend qu’il y avait
autrefois, dans la vallée de Chinchao, des plantations dont cha-
que récolte atteignait le chiffre de 700 arrobes = 17,500 liv. esp.
et pour quatre récoltes, celui de 2,800 arrobes = 70,000 liv. esp.
(52,200 kilog.)- — A l’époque de son séjour dans ce pays (1851),
la seule plantation de Cutama était encore en mesure de fournir
la huitième partie de cette quantité, et on calculait que la récolte
annuelle dans toute la vallée d’Enga, montait à 5,000 cargas —
21,000 arrobes = 525,000 liv. esp. (215,100 kilog.)
M. Grandidier, de son côté, dit avoir appris que dans la vallée
de Santa-Anna, pour fournir une arrobe de feuilles de coca sèches,
il faut deux ou trois cabozas , et que chaque cabeza ou tète, qui se
compose d’un millier d’arbrisseaux, occupe un sillon de cinquante
mètres.
CHAPITRE IV.
COMMERCE.
Quoiqu’il soit fort difficile de recueillir des données exactes sur
retendue d’un commerce de consommation intérieure, dans des
pays aussi bouleversés et aussi opprimés que Font été le Pérou et la
Bolivie, et sur la statistique desquels il règne encore de nos jours
tant d’obscurités, augmentées souvent par des calculs peu avoua-
bles, je vais néanmoins chercher à en donner un aperçu, pour
faire comprendre l’intérêt que peut présenter son développement
ultérieur. Dans le but de faciliter ces recherches, je commen-
cerai par rappeler les mesures, les poids et les monnaies usités
dans l’emploi, la culture et le commerce de la coca, en les rédui-
sant en chiffres décimaux.
Mesures.
ni.
Le pied de Castille (pie) . . — 12 pouces — 0,282660
Le pouce (pulgada) . . . . = 12 lignes = 0,023555
La vara de Castille . . . — 3 pieds = 0,847998
La vara se divise en tiers (ter ci as) , quarts ( en art as ), sixièmes
(sesmas) et huitièmes ( ochavas ). Elle est la mesure courante pour
toutes choses. Le pied n’est employé que pour des mesures dans
lesquelles on a besoin d’une grande exactitude, et encore indique-
t-on en varas la portion d’étendue qui dépasse trois pieds; alors
on stipule, en pouces et lignes, les fractions de tercias, cuartas,
sesmas, et, ochavas.
Le xême ou génie (xeme) ~ 8 pouces — ()m 191 440. C'est une
mesure approximative qui est censée représenter la distance entre
l’extrémité du doigt indicateur et celle du pouce, quand on les
( 48 )
tient ouverts. On donne encore le nom de gême à la seizième par-
lie de la vara , ainsi une ocliava = 2 génies.
Le cato , à la Paz ( Weddell ), égale un carré de 50 mètres de côté,
= 9 ares.
Poids pour les marchandises et les métaux.
La livre de Castille ( libra ) —
L’once ( onza ) . ... —
L’ochava ......=
L’adarme —
Le tomin =
2 marcos =
4 quarts ( cuartas ) \
8 huitièmes ( ochavas ) j
2 adarmes ou atenzios .
3 tomins
36 grains
16 onces = 0,459
. . . . = 0,028
. . . . ~ 0,036
. . . . = 0,018
, . . . — 0,006
Les divisions de la livre, pour peser les choses courantes, sont:
le marc, l’once, la demi- once, et le quart d’once.
Les multiples de la livre sont :
kiU
L’arrobe = 25 livres = 11,4775
Le quintal {quintal) . ... — 4 arrobes = 45,9100
Le macho d’Andalousie . . . = 6 arrobes = 68,8650
Évaluées en poids, les balles de coca que l’on transporte ou que
l’on met en vente, sont souvent variables suivant les localités,
ce sont :
Le tercio = 3 ll2 arrobes = 92 liv. esp. ou d’autres fois 5 arrobes
= 125 liv. esp.
Le cesto du Pérou ( Garcilaso , cTOrbigny , Poeppig) — 25 liv. esp.
= 1 lkil-,4775.
Le cesto de la Paz ( Weddell ) = 24 liv. esp. ou même 22 liv. esp.
Le tambor de la Paz ( Weddell ) = 48 liv. esp. ( Unanué ) ou 66 liv. esp.
Poids médicinaux .
La livre. .
12 onzas.
96 dracmas.
192 adarmes.
288 escrupulos.
496 granos*
( 45 )
Monnaies.
L’unité de compte est la piastre [peso), divisée en huit réaux,
en seize demi-réaux, trente-deux quarts de réaux, représentant
une valeur moyenne de cinq francs, dans les transactions. Mais
depuis quelque temps, les négociants ont remplacé ces divisions
incommodes, par celles des États-Unis, en cents ou centavos (les
centimes de France se disent cenl ’esimos) , et on y ajoute des
demi-cents et des quarts de cents, pour faire concorder les comptes
avec les monnaies du payement.
Les monnaies d’or sont :
Piastres.
Le doublon d’une once (doblon ou onza) = 16
Le doublon d’une demi-once ( doblon de media onza ) . = 8
Le doublon de quart d’once [doblon de a cuatro) ... — 4
Le doublon de | d’once ( doblon de a dos) =. 2
La piastre d’or (peso de oro sencillo).
Les monnaies d’argent sont :
La piastre forte (peso de plaid) = 8 réaux.
La demi-piastre ( medio peso) = 4 —
Le quart de piastre (peceta de a dos) . . = 2 —
Le réal fort (real de plata ) = 8ème de piastre.
Le demi-réal ( medio real) = j^ème de piastre.
Le quart de réal (cuartillo) =_ ~ème de piastre.
Dans les transactions courantes de la vie au Pérou (dans les
boutiques de comestibles, au marché, etc.), il existe des contre-
marques en fer-blanc appelées séria ou contra , spéciales à chaque
marchand pour les demi-cuartillos.
La monnaie de change dans le Pérou et la Bolivie est la piastre,
exprimée en piastres fortes et piastres courantes. La piastre forte
ou piastre à colonnes , s’entendait de la piastre frappée en Amérique,
pendant la domination espagnole, en opposition avec celle frappée
en Espagne ( sevillana ) d’une valeur intrinsèque moindre. Aujour-
d’hui encore les piastres et les onces espagnoles, frappées en
Amérique du temps des Espagnols, ont une valeur supérieure
\
( 44 )
aux piastres et aux onces frappées en Amérique depuis l’indépen-
dance, et meme ces dernières ont conservé plus de valeur que les
sevillanas. — Il en résulte que les onces ou quadruples anciennes,
hispano-américaines, valent quelquefois en Amérique jusqu’à
dix-sept piastres et demie, tandis que certaines onces des républi-
ques indépendantes ne sont reçues, en dehors des États dont elles
portent le coin, que pour une valeur bien moindre que celle dont
elles portent la marque; souvent on ne prend celles de telles
années qu’au poids, et il en est qu’on a fait frapper en Europe
(par exemple celles de la Nouvelle-Grenade) que l’on refuse absolu-
ment. Il en est de même des piastres, dont une très-grande partie,
qui ont cours en Bolivie, ne valent en réalité que quatre réaux et
même moins, tandis que les piastres du Pérou s’élèvent presque
autant que les piastres à colonne, parce qu’elles contiennent sou-
vent un peu d’or et sont toujours de bon aloi. Ainsi les piastres
péruviennes de 1828 à 1840 étaient évaluées à cinq francs qua-
rante centimes en moyenne. La monnaie de Bolivie, depuis vingt
ans, est devenue réellement de la fausse monnaie, à la suite des
refontes frauduleuses, quoique officielles.
Tant que le commerce n’a pu effectuer ses retours en Europe,
qu’au moyen des lingots et des piastres, on a reçu couramment la
piastre pour cinq francs, attendu que la différence était absorbée
par le fret et les assurances. Depuis quelques années le change
s'est amélioré et équivaut presque à la valeur intrinsèque des meil-
leures piastres indépendantes. Cependant je n’ai pas cru conve-
nable d’avoir égard dans mes calculs à ces variations, peut-être
temporaires, et j’ai admis en général pour la piastre une valeur
de cinq francs de France.
Les principaux marchés ou centres de commerce de la coca
sont, au Pérou : Huanuco, Cuzco, Arequipa, Tarma, Jauja, Cerro
de Pasco, Pataz et Truxillo. Les meilleurs débouchés de la coca de
Iluanuco, sont les provinces de Tarma et de Jauja, dont les plan-
tations ont été ruinées par les Indiens, ainsi que la ville de Cerro
de Pasco, car on n‘en transporte à Lima que quelques quintaux.
Le principal marché de la Bolivie est la Paz.
Le transport de la marchandise, des plantations aux marchés,
( 45 )
sc fait souvent par des chemins affreux à laide des mulets, des
ânes, des Hamas et à dos d’homme.
On traite pour les transports par charge courante de mules,
devenue en quelque sorte l’unité dans les calculs de commerce et
dans les transactions.
La charge de mule (earga) est de dix arrobes, soit de deux cent
cinquante livres espagnoles, divisée en deux tercios de cent vingt-
cinq livres chacun, à moins de conventions contraires. On traite
sur ce pied avec les muletiers pour les transports, et le prix repré-
sente assez généralement un réal et un quart par lieue et par
charge. Mais lorsque les tercios pèsent plus de cinq arrobes, soit
que la charge doive se composer d’un ou de deux tercios, les prix
changent notablement. La charge de poste est également de dix
arrobes dans les plaines, mais seulement de huit arrobes dans les
montagnes et le prix est d’un réal par lieue. Ce poids et ce prix sont
théoriquement consacrés par l’usage ; mais on s’y tient rarement.
La charge légale des Hamas est de cent livres; mais en réalité
ils ne peuvent tout au plus transporter que trois arrobes et leur
marche est lente. Les convois de Hamas qui portaient ancienne-
ment la coca aux mines de Potosi, restaient deux mois en route.
La diiférence du prix est, il est vrai, considérable, puisque, de
Cuzco à Arequipa, on paye cinq piastres (25 francs) par charge de
mulet, tandis que cette dépense, pour les Hamas, ne s’élève qu’à
douze réaux environ (7 francs 50 centimes). Toutefois, lorsque les
routes le permettent, il y a avantage à sc servir des mulets, en
raison de la rapidité du transport et des moindres chances d’ava-
rie, sans compter qu’on évite aussi les retards et les ennuis que
causent quelquefois l’insouciance ou la mauvaise foi des conduc-
teurs de Hamas, qui, pour ne pas fatiguer leurs hètes ou pour
profiler d’un double voyage, déposent la marchandise à moitié
chemin et retournent chez eux, sans s’inquiéter davantage de
leurs conventions.
Quant aux ânes, ils sont plus robustes que les Hamas et suppor-
tent mieux une fatigue prolongée, en même temps qu'ils marchent
plus vite.
Dans certaines localités des versants orientaux des Andes, où
( *6 )
les chemins à travers bois sont presque impraticables, ce sont les
Indiens qui entreprennent celte corvée ; ces pauvres malheureux
retournent chez eux dans la Sierra , portant sur leur dos des
tercios, qui pèsent de cent à cent vingt-cinq et jusqu’à cent cin-
quante livres et, ainsi chargés, ils ont parfois sept journées de
marche à faire, avant d’arriver à leur destination.
Les prix de vente de la coca varient beaucoup suivant la qua-
lité, les demandes, le produit des récoltes, l’emplacement des
marchés, la condition des routes et surtout en raison des frais de
transport.
Le tableau suivant donnera une idée de ces prix à diverses
époques et dans diverses localités.
1
Dates.
Localités.
Autorités.
Poids.
Piastres.
Francs
DE FRANCE
1583 . . .
Cuzco.
Acosta.
l’arrobe.
2 1/2 à 3
12f.50c à 1.
»
Potosi.
»
))
41/2 à 5
23f.75c à 2
XVIe siècle .
Potosi.
Unanué.
»
5
2
1794 . ; .
Vice-royauté de Bue-
nos-Ayres.
Unanué.
»
6
3
»
Plateaux des Andes.
))
»
3 à 4
151. à 2li|
»
Mines.
»
»
7 à 8 à 9
35f. à 40'. à 4!
1851 . . .
Chinohao , sur place.
Poeppig.
i)
3 Va à 4
17f.50c à 2i
»
Huanuco.
»
»
5 à 7
25f. à 3!
»
Cerro de Pasco.
))
»
prix plus élevé.
»
1832 . . .
La Paz.
d’Orbigny.
))
prix moyen, 6
3(
1850 . . .
Carabaya, sur place.
Bolognesi.
»
3V2 à 4
17f.50c à 2(
1851 . . .
La Paz.
Weddell.
le cesto de
24 livres.
4 1/2 à 6
23L75C à 3(
1857 . . .
Salta , Confédération
Argentine.
Mantegazza.
le rubbode
25 livres.
»
60f. à 8ür.à 10C
»
»
»
la livre.
»
»
1858 *. . .
Santa-Anna.
Grandidier.
l’arrobe.
9
7f.
1859 . . .
La Paz.
Scherzer.
le cesto de
25 livres.
8 à 10
45f.10c à 50
1860 . . .
Arequipa.
Bolognesi.
l’arrobe.
4 Va à 5
23f.75e à 25
Ce qui frappe surtout dans ce tableau, c’est l’égalité des prix
( 47 )
auxquels s’est maintenue la coca, pendant près de trois siècles, car
l’espèce d’exception que semble présenter Salta ne tient qu’aux
frais énormes occasionnés par le mode vicieux actuel d’exporta-
tion, et le prix élevé (14 piastres), fait à Lima à M. Scherzer était
sans doute le résultat d’une spéculation abusive envers un étran-
ger trop confiant.
La coca la plus estimée est celle des Yungas de la Bolivie, puis
vient Carabaya , Paucartambo et enfin celle de la vallée de Santa-
Anna. On reproche à la coca du Pérou d’être moins délicate, plus
sèche que celle de Bolivie, ce sont des appréciations de fins gour-
mets; car la masse des Indiens n’y fait pas tant de façons.
Il arrive fréquemment que les planteurs font des contrats avec
les négociants des villes et reçoivent des avances sur la récolte
future qui, livrée en entier sur place, est ensuite transportée par
portions dans la Sierra, avec un bénéfice de vingt pour cent.
D’autres fois les entrepreneurs de mines s’entendent directe-
ment avec les planteurs, pour la livraison, dans leurs ateliers, des
provisions de coca nécessaires à l’exploitation , ce qui diminue les
frais de commission et les retards d’arrivée.
En esquissant l’historique de la coca , j’ai signalé les phases
qu’avait dû subir au Pérou sa culture et, par conséquent, le mou-
vement commercial auquel elle donnait lieu. Le docteur Unanué
nous fournit, au sujet de la reprise observée vers la fin du siècle
passé, un document qui offre de l’intérêt sous ce dernier rapport.
D’après les registres de la douane de Lima, de 1785 à 1789,
c’est-à-dire pendant cinq ans, le produit de cette culture dans la
vice-royauté, et sa valeur en numéraire étaient représentés par
le tableau suivant.
( *8 )
1
j Provenances.
I
1
Cestos.
Arrobes.
Cargas.
VALEUR
en piastres.
VALEUR
en francs
de France.
Tarma. . .
>'
32,611
»
97,833
489,165
Huanialies . .
)>
1,000
)>
3,000
15,000
Huanucu .
))
40,735
x>
280,410
1,402,050
Huanta . . .
»
62,680
P
576,080
1,880,400
Anco ....
»
2,424
>;
14,544
72,720
Uruhamba . .
1 ,200
»
9,600
48,000
Calca y Larèz .
1 1,500
»
»
54,500
172,500
Paucartambo .
90,618
»
»
586,472
1 ,932,560
Huamachuco. .
))
V
500
5,000
25,000
TOTAUX
109,318
145,450
500
1,207,439
6,037,195
Le même auteur aborde le calcul approximatif annuel du com-
merce de la coca en 179 4, dans le haut Pérou, qui faisait alors
partie de la vice-royauté de Buenos-Ayres 1 et portant à six pias-
tres la valeur moyenne des balles ou cestos de vingt-cinq livres,
il l’évalue à la somme de 2,400,000 piastres (12 millions de francs),
après déduction de 500,000 piastres pour la consommation inté-
rieure et de 100,000 piastres pour le commerce des provinces
d’Arcquipa, de Moqucgna et de Tarapaca, faisant partie de la
vice-royauté de Lima. Puis, pour arriver à la somme totale du
commerce de la coca dans le haut et le bas Pérou, il ajoute une
somme de 241,487 piastres, qui représente le mouvement com-
mercial annuel de la vice-royauté de Lima, en se basant sur le ré-
sultat du tableau des cinq années, ci-dessus rapporté, et il obtient
ainsi un chiffre de 2,041,487 piastres, soit 15,207,455 francs.
Or, il y a évidemment erreur dans cette dernière partie de son
calcul, même en en adoptant les bases. En effet, la récolte an-
nuelle de la Bolivie et de la province de Carabaya réunies ,
1 D’après les renseignements fournis par une personne instruite et bien
placée, le docteur don Andrez Nolasco Crespo, Official real de las Caxas de
la ciudad de la Paz .
qui faisaient partie de l'ancienne vice- royauté de Buenos- Ayrcs ,
Piastres. Francs.
étant de 400,000 sacs, à six piastres le sac . = 2,400,000 = 12,000,000
La récolte des mêmes localités , consommée
sur place et vendue dans les provinces méri-
dionales de la côte du Pérou , qui appartenaient
à la vice-royauté de Lima, étant de 0,666 sacs,
à six piastres le sac 400,000 = 2,000,000
La récolte des autres provinces du Pérou,
comprises dans l’ancienne vice-royauté de
Lima, ayant été de 109,518 cestos, de 145,450
arrobes, et de 500 cargos, représente, pour la
valeur annuelle , le 5è,nc de 1,207,459 piastres. = 241,487 — 1,207,455
Totaux. . . 5,041,487 — 15,207,455
Dans un travail analogue, entrepris en 1851, le professeur
Poeppig arrive à des résultats généraux presque identiques à
ceux d’Unanué, quoique également entaches de graves erreurs.
Ce savant avait commencé par examiner ce qui se passait à
Iluanuco. A cette époque les revenus que retirait la ville de ses
plantations (en comptant au plus bas prix une récolte annuelle de
472,000 liv res de coca), s’élevaient à 90,000 piastres, ce qui expli-
que comment les habitants avaient pu se maintenir. Les taxes
municipales même n’étaient couvertes que parla coca, sur laquelle
on avait mis un droit d’exportation d’un pour cent par charge de
mulet, mais qui ne retombait que sur le vendeur et non sur le
planteur. En outre, dans les districts producteurs de Huanuco, il
se faisait un petit commerce de détail qui ne pouvait être indiffé-
rent, car il descendait des Andes de Conchuco et de Guamalies ,
des Indiens très-pauvres, mais très-industrieux, qui échangeaient
leurs pommes de terre sèches et leurs étoffes de laine grossières ,
contre la coca qu’ils revendaient avec bénéfice à leur retour.
Ne pouvant obtenir des informations aussi détaillées pour les
autres parties du Pérou, M. Poeppig fut donc obligé de se con-
tenter d’une évaluation approximative pour apprécier le mouve-
ment commercial annuel de cette marchandise.
Il admit avec Unanué les 2,400,000 piastres au compte de la
république de Bolivie, y compris la province de Carabaja, devenue
Tome NIL 4
( oO )
péruvienne depuis l’indépendance, et, de plus, pour les départe-
ments du nord de la république du Pérou, la somme de 150,000
piastres, savoir: 90,000 piastres pour Huanuco, 10,000 piastres
pour Jauja et 20,000 pour Truxillo, enfin, sans indication de
sources, 241,487 piastres pour les départements d’Arequipa, Mo-
quegna et Tacna : en tout 2,791,487 piastres (15,957,555 francs);
et même il ajoute, en terminant, que cette valeur annuelle, pour
ie Pérou et la Bolivie, pourrait s’élever à plus de trois millions de
piastres.
Pour prouver l’erreur des données sur lesquelles il s’appuie, il
suffit de faire observer que, tout en admettant la somme de
2,400,000 piastres, comme représentative de la valeur commer-
ciale de la coca en Bolivie, il ne tient aucun compte des 500,000
piastres retranchées par Unanué des revenus officiels de la vice-
royauté de Buenos- Ayres, ni des 100,000 piastres représentant
les revenus du commerce dans les provinces méridionales de la
vicc-rovauté de Lima, et, d’autre part, il attribue à ces dernières
les 241,487 piastres qui représentent le cinquième du tableau
d’Unanué, dans lequel figurent en double les trois marchés au
nord de la montagne de Huancayo, savoir : Huanuco nominative-
ment et les deux autres marchés de Jauja et de Truxillo , sous les
noms de Tarma, d’Anco et de Huamalies b
Si donc on tient à attribuer aux chiffres leur valeur probable,
voici le tableau qu’on peut en tracer :
Piastres.
Revenus boliviens = 2,100,000
Id. retranchés = 400,000
Id. des trois marchés du Nord . . . = 150,000
Et calculant, d’après le cinquième du produit
des provinces au sud de Huancayo, figurées dans
le tableau, savoir : Iluanta, Urubamba, Paucar-
tambo, Calca y Larez et Huamachuco = 162,530
Total. . . . 5,112,350 piasl.
Soit .... 15,561,600 fr.
1 Une des principales causes d’erreur de M. Poeppig est d’avoir confondu
les documents tirés des marchés de vente, avec ceux fournis par les lieux de
production.
( si )
Un autre document, qui prouve l'importance de ce commerce
intérieur, nous est fourni par le tableau approximatif des recettes
du gouvernement bolivien pendant l’année 1850. Car sur un
total de 10,619,800 francs, les droits sur la coca y figurent pour
900.000 francs, tandis que les droits retirés du quinquina ne
s’élèvent qu’à 710,000 francs 1 et ceux sur d’autres produits in-
digènes, tels que sucre, eau-de-vie, vins, etc., n’atteignent que
157.000 francs. Dans ces dernières années, au rapport du docteur
Weddcll, l’impôt sur la coca aurait atteint le chiffre de 200,000
piastres, soit un million de francs. Le docteur Scherzer, en 1859,
l’évaluait même à 500,000 piastres (1,500,000 francs); la con-
sommation de coca s’élevant à 480,000 cestos , de vingt-cinq livres
espagnoles, et l’impôt étant de cinq réaux par cesto.
Au reste, je le répète, il est très-difficile de se faire une idée,
même éloignée, delà valeur commerciale delà coca, soit en Boli-
vie, soit au Pérou, sous le régime actuel.
D’abord, quoique les titres de propriété soient, en général,
fort en règle dans ces États , depuis les temps les plus anciens, et
qu’il y existe un cadastre officiel , il règne de nos jours , dans cette
branche d’administration, moins d’ordre et de régularité que sous
le gouvernement espagnol. Ensuite les impôts sont souvent gas-
pillés et éludés de la manière la plus extraordinaire. La position
des planteurs y est parfois assez précaire, en raison des exac-
tions auxquelles ils sont exposés et surtout du voisinage des In-
diens sauvages ou révoltés. Enfin, si l’on peut approximativement
calculer ce qui se passe en Bolivie, d’après les rentrées de l’impôt
établi par le gouvernement, la chose n’est plus possible au Pérou,
où aucun impôt de ce genre n’a été admis d’une manière officielle,
et où il faut se contenter des données contradictoires, souvent
incomplètes, que fournissent les octrois municipaux et les péages
établis arbitrairement dans certaines localités.
Je n’en pense pas moins que le commerce de la coca est suscep-
tible de s’améliorer et de devenir une source de richesses pour
1 Peut-être cela tient-il à la contrebande active qui se fait avec les écorces
du Quina , tandis qu’elle ne se reproduit pas au même degré pour la coca.
( 32 )
ces pays, mais à condition qu'on allège autant que possible la
fiscalité abusive, qu’on diminue les frais de transport et que
l’existence des capitalistes ou des agriculteurs soit suffisamment
protégée. Si donc on veut obtenir des succès, qu’on améliore à
tout prix les routes à travers les Andes, qu’on assure la tranquil-
lité des planteurs, et, si le commerce de la coca prenait quelque
développement, qu’on favorise les débouchés à l’est des Andes,
du côté du fleuve des Amazones, où tôt ou tard il s’établira une
navigation régulière à vapeur. Sous ce rapport les facilités sont
nombreuses, la Bolivie n’a qu’à mettre à profit la partie navigable
du Rio-Grande, du Béni et de ses affluents, en particulier du
Coroïco, et le Pérou de son côté possède les cours du Huallaga et
de l’Apurimac. De celte manière, les voyages et les frais de trans-
port seront abrégés et réduits, le commerce prospérera et la civi-
lisation animera de vastes solitudes, négligées jusqu'à ce jour,
malgré leur fertilité et leurs ressources.
CHAPITRE Y.
PROPRIÉTÉS PH YSIQUE S .
Les feuilles sèches de coca du commerce que j’ai eu l’occasion
d'examiner, quoique conservées depuis trois ou quatre ans, sans
aucune précaution, sont encore verdâtres, assez spongieuses, mais
devenues cassantes et très-légères (dix feuilles pèsent un gramme).
Elles s’humectent et se gonflent avec la plus grande facilité et co-
lorent assez promptement en vert soit la salive, soit l’eau froide
dans laquelle on les tient plongées.
L’appréciation de leurs propriétés, sous le rapport de l’odeur
et de la saveur paraît avoir varié considérablement, suivant le
mode adopté pour les recueillir et les conserver, suivant qu’elles
sont fraîches ou vieilles, séchées avec soin ou exposées à l’hu-
midité.
( 83 )
Le professeur Poeppig pense qu’un de leurs principes actifs ne
se retrouve qu’en petites quantités dans les feuilles desséchées,
vu qu'il se volatilise presque complètement par celte dessiccation
et par l’exposition à l'air; la chaleur élevée même le détruit tout
à fait.
L’opinion des Indiens est qu’un séjour de dix mois de la coca,
récoltée, dans les versants chauds et humides des Andes, lui fait
perdre ses qualités, et que, dans la région froide des plateaux, elle
ne se conserve que pendant dix-huit mois l.
Leur odeur, suivant Unanué, serait légèrement aromatique et
agréable, lorsque les feuilles sont fraîchement récoltées et celles
dont je dispose, conservent encore, après une exposition à l’air
de deux années, une odeur faible qui ressemble singulièrement à
celle du thé de Chine.
Garcilaso de laVega, s’appuyant de son expérience et de celle
du père Blas Valera, dit en revanche, « que la senteur de ces
feuilles n’en est pas beaucoup agréable et ne laisse pas toutefois
d’être bonne. »
Le docteur Martin de Bordeaux, après avoir fait la remarque
que la feuille de coca n’a presque pas d’odeur, ajoute, « que les
grands tas seuls vous annoncent leur voisinage par une odeur fort
peu aromatique. »
Au rapport du docteur de Tschudy, cette odeur des feuilles
fraîches serait énervante, lors de leur dessiccation au soleil. D’après
1 Si l’observation faite par les Indiens se vérifie, il est évident que toute
la coca qui existe actuellement dans le commerce en Europe , ne peut donner
aucune idée exacte des ctïets produits par la coca récemment récoltée, et que,
par conséquent, toutes les expériences comparatives qu’on a pu entreprendre
chez nous avec elle, doivent fournir des résultats ou nuis ou fautifs, surtout
avec le mode vicieux d’emballage adopté jusqu’à ce jour; car, non-seulement
les principes volatils ont presque entièrement disparu, mais, même les prin-
cipes fixes, de nature végétale et protéiformes, doivent avoir été modifiés
par une conservation prolongée, plus ou moins en contact avec l’air atmos-
phérique. C’est au reste le cas de toutes les feuilles desséchées, qu’on garde
dans la plupart des herboristeries, sans être hermétiquement renfermées;
au bout de peu d’années il faut en renouveler la provision, si l’on ne veut
avoir affaire à des substances complètement inertes.
( Si )
Je professeur Poeppig, elle se rapprocherait de celle du foin qui
contiendrait du mélilot, et déterminerait des maux de tête à ceux
qui s’endorment dans le voisinage des séchoirs. Enfin, M. Bolo-
gnesi , sans pouvoir comparer cette odeur à aucune autre, recon-
naît également qu’elle développe des maux de tête chez ceux qui
y restent longtemps exposés.
Lorsque ces feuilles ont été mal séchées et tendent à fermenter,
non -seulement î’arome agréable s’aperçoit à peine, au dire du doc-
teur Weddell ; mais il se trouve dominé par un parfum piquant,
sut generis, qui rappelle l’odeur abominable exhalée par Fhaleine
des chiqueurs de coca: «Ce bouquet,» ajoute-t-il, «si je puis ainsi
l’appeler, est très-perceptible lorsqu’on goûte la coca , et sert, par
son abondance relative, à en indiquer la qualité. »
Plusieurs observateurs, et Garcilaso de la Yega en tête, com-
parent le goût des feuilles de coca du commerce , lorsqu’on n’y
fait aucune addition, à celui assez insignifiant de nos herbes
sèches ordinaires, ou leur accordent tout au plus une saveur
légèrement aromatique, amarescente et astringente, analogue,
d’après M. Weddell, au thé de Chine le plus commun.
D’autres, tels que Valdes y Palacios et M. Martin de Moussy, af-
firment que, lorsqu’elles sont de bonne qualité, leur infusion
aromatique est fort agréable et se rapproche du meilleur thé de
Chine. Et il est de fait que dans plusieurs localités on les a em-
ployées comme succédané du thé. Ce dernier auteur fait observer
que, dans l’infusion concentrée et à plus forte raison dans la dé-
coction, c’est de l’amertume mêlée à quelque stypticité, qui frappe
plus particulièrement le palais.
Le docteur Unanué assure que les feuilles nouvellement récol-
tées, piétinées à l’état frais et bien séchées, ont une saveur légère-
ment piquante, oléoso-amarescente et astringente, et que, mâ-
chées, elles déterminent sur la membrane muqueuse de la bouche
une légère irritation, accompagnée d une sensation passagère de
chaleur.
De Aleedo reconnaît aussi qu’elles échauffent et enflamment la
bouche des Européens.
M. Bolognesi m’a dit que la première fois qu’il mâcha de ces
( 55 )
feuilles, peut-être en trop grande quantité, il éprouva un gon-
flement de la langue et une douleur sourde de la gorge.
31. Frézier affirme même que l’âpreté de la feuille est parfois
assez grande pour faire peler la langue à ceux qui n’y sont pas
habitués.
En ayant mâché à deux reprises deux ou trois feuilles, je me
suis aperçu , au bout d’un quart d’heure ou d’une demi-heure,
que ma langue était légèrement effritée, et cette sensation dura
toute une matinée. Néanmoins, dans le premier moment, je n’avais
remarqué ni goût piquant, ni saveur amarescente ou astringente
très-marquée.
Sous forme d’infusion elles ne paraissent pas produire ces
symptômes locaux d’irritation.
CHAPITRE VJ.
PROPRIÉTÉS CHIMIQUES.
Nous devons au docteur Unanué les premiers essais qui aient
été entrepris pour connaître les principes constitutifs des feuilles
de coca, et ils ne pouvaient être qu'incomplets à l’époque où il les
commença. Voici comment il s’exprime : « Pour analyser la coca,
on en prit huit onces qu’on fit infuser dans de l’eau chaude, sans
aucune addition, pendant quarante -huit heures. Au bout de ce
temps on la filtra à travers une chausse, sans la soumettre à aucune
pression et en se contentant de laisser déposer dans le liquide les
particules dissoutes ou extraites. Cette teinture aqueuse était d’une
couleur émeraude éclatante et avait une odeur plus suave que la
feuille elle-même ; son astringence et son amertume étaient aussi
plus agréables que celles de la feuille mâchée.
« Ayant ajouté à la teinture du vitriol de fer (sulfate de fer) elle
prit une teinte foncée. » Il paraît même y avoir aperçu la pré-
sence d’un acide, mais sans le désigner.
( »C )
« Réduite à l’état d’extrait » (vraisemblablement celui qu'on dit
être de consistance pilulaire), « en la faisant évaporer au bain
de vapeur, elle donna deux onces et demie espagnoles (0,071 G
grammes) d’une matière composée de principes gommeux et nul-
lement résineux. La couleur de l’extrait était d’un vert obscur, son
odeur ressemblait à celle de la feuille et de sa teinture, et il avait
un goût très-amer qui laissait sur la langue une impression vive
et durable; en le mâchant, on ressentait dans certains points un
picotement très-marqué.
» Les résultats de cet examen varièrent, suivant les localités où
la feuille avait été récoltée et surtout suivant son plus ou moins
de fraîcheur. Lorsqu’elle n’est pas aussi sèche que celle dont nous
nous servîmes pour l’analyse ci-dessus décrite, ou celle qu’on pré-
pare pour les Indiens, on éprouve au tact une sensation comme
si elle était recouverte par une espèce de miel, son odeur et son
goût sont aussi plus marqués et la quantité d’extrait est plus con-
sidérable. En prenant la moyenne des résultats obtenus à plu-
sieurs reprises avec des feuilles de diverses qualités, on recueille
environ une demi-once espagnole (0,014 grammes) d’extrait gom-
meux, pour chaque once de feuilles entières et pures. »
En revanche, le professeur Poeppig étant à Huanuco, nous ap-
prend, sans autre explication, « que ne possédant aucun réactif
chimique, il avait répété les expériences d’Unanué et que, quoi-
qu’il eût employé des quantités plus considérables de feuilles
minces et membraneuses qui étaient à sa disposition, il n’avait
rencontré que des traces d’extrait gommeux, » et il termine en
exprimant l’espoir qu’une analyse des feuilles conservées fraîches
et remises à un habile chimiste donnera la meilleure solution de
cette controverse.
Les expériences d’Unanué ne devaient se réaliser que beaucoup
plus tard, et même seulement en partie.
En 1855, le docteur Weddell avait cru pouvoir inférer de l’in-
somnie causée par l’infusion de coca, qu’il pourrait y exister de
la théine; mais les essais qu’il fit, en suivant les procédés indiqués
par M. Peligot, furent négatifs, et il y reconnut seulement la pré-
sence de produits carbonés et d’une quantité notable d’azote.
( 57 )
M. le professeur Fremy, qui répéta ces expériences, en suivant
des méthodes plus rigoureuses, ne réussit pas mieux. Il trouva,
il est vrai, un principe actif particulier, soluble dans 1 alcool, inso-
luble dans l’éther, et très-amer; mais il ne lui fut pas possible de
le faire cristalliser.
En 1857, un chimiste irlandais, établi à Salta, dans la confédé-
ration Argentine, auquel M. Mantegazza s’était adressé, avait cru
reconnaître la présence de la caféine.
En 1859, le docteur Scherzer Rattaché à la frégate autrichienne
lYovara , dans son voyage de circumnavigation , ayant rapporté à
Vienne deux arrobes de feuilles de coca soigneusement emballées;
une partie en fut adressée à M. le professeur Wohler de Gottingue,
et l’illustre. chimiste en confia l’analyse à un de ses élèves, M. Nie-
mann. Ce jeune analyste, qu'une mort prématurée a enlevé à la
science, parvint à isoler le principe actif fixe de la coca et recon-
nut l’existence d’un alcaloïde de nature spéciale, qu’il baptisa du
nom de cocaïne.
Voici le procédé qu'il suivit :
« Les feuilles de coca, coupées très-minces, furent infusées
pendant plusieurs jours dans de l’alcool à 85°, aiguisé d’un peu
d’acide sulfurique. La solution d’un vert brun foncé qui en ré-
sulta fut soumise à la presse, filtrée, et on y ajouta de la chaux
délitée (hydrate de chaux). Une partie de la chlorophylle et une
matière cireuse furent ainsi séparées, ce qu’on pouvait constater
dans le dépôt incolore. Le liquide filtré avait une réaction faible
alcaline et fut neutralisé avec de l’acide sulfurique; la plus grande
partie qui y était contenue fut séparée par la distillation et le
reste fut évaporé au bain-marie. Le résidu fut ensuite traité avec
de l’eau , ce qui amena la séparation cl’une substance demi-liquide,
d’un vert noirâtre, contenant beaucoup de chlorophylle, et,
d’autre part, on obtint une solution brun-jaunâtre qu’on filtra.
Cette solution renfermait la cocaïne à l’état de sulfate. On décom-
1 Voyez son rapport à l’Académie impériale des sciences à Vienne, dans le
journal VAusland, 33me année, n° 7, p. 151 et 152. Stuttgart und Augsbourg,
1860.
( S8 )
posa ce sel à l’aide du carbonate de soude, et la base se sépara
encore impure, sous forme d’un dépôt brun. Le dépôt fut traité à
son tour par l’éther, la cocaïne fut dissoute, mais non les impu-
retés; alors on distilla cette solution éthérée, et il resta au fond
de la cornue une matière semblable à du vernis, d’une couleur
jaune-verdâtre et ayant une odeur particulière, dans laquelle on
vit bientôt apparaître des cristaux étoilés. Par un traitement ré-
pété, à l’aide de l’alcool, on obtint la cocaïne incolore et inodore.
Sa cristallisation avait lieu plus facilement, lorsqu’on ajoutait à la
solution alcoolique assez d’eau pour qu’un dépôt commençât à se
former.
» La cocaïne cristallise en petits prismes incolores et inodores.
Elle est difficilement soluble dans l’eau, plus facilement soluble dans
l’alcool, et très-soluble dans l’éther. Sa solution a une réaction
fortement alcaline et un goût amer qui lui est propre. Elle exerce
en même temps sur les nerfs de la langue une action remarqua-
ble, savoir : que la place touchée reste, après quelques minutes,
comme engourdie et presque insensible. Elle fond à une tempé-
rature de 98° cent, et en se refroidissant reprend sa forme cristal-
line rayonnée. Par une chaleur plus élevée, elle se colore d’abord
en rouge et se décompose en répandant une odeur ammoniacale.
Il n’y en a qu’une petite portion qui paraisse se volatiliser sans
décomposition. Chauffée sur une feuille de platine, elle brûle avec
une flamme brillante sans laisser de résidu.
» La cocaïne neutralise complètement les acides, cependant la
plupart des sels obtenus ne paraissent pas cristalliser facilement
et persistent dans un état amorphe. Celui qui cristallise le plus
facilement en rayons minces est le chlorhydrate de cocaïne. Le gaz
chlorhydrique se sépare de la cocaïne séchée, avec un dégagement
de chaleur si considérable, que cette dernière se fond.
» La solution de chlorhydrate de cocaïne est caractérisée par les
réactions suivantes :
» Les alcalis caustiques et carbonalés font précipiter de la co-
caïne blanche, soluble dans un excès d’ammoniaque, mais non
dans l’alcali fixe.
» Le chlorure d’or détermine un précipité de flocons denses,
( 59 )
d’un jaune clair, soluble dans l’eau chaude, plus soluble encore
dans l’alcool, et le sel double qui s’y développe cristallise sous
forme de petites lames brillantes et jaunes. La manière dont se
comporte ce sel, lorsqu’on le chauffe, est très-remarquable, car
il se produit alors un sublimé d’acide benzoïque.
» Le chlorure de platine forme un précipité jaune -brunâtre,
floconneux, qui prend promptement une apparence cristalline.
» Le chlorure de mercure forme un précipité blanc amorphe.
» L’ acide molyhdo-phosphorique donne un précipité blanc-jau-
nâtre et floconneux.
» V acide picri que , un précipité jaune-soufré , floconneux, pre-
nant bientôt une apparence analogue à la résine.
» L 'acide tannique par lui-même ne détermine aucune colo-
ration, mais, lorsqu’on ajoute de l’acide chlorhydrique, on voit
aussitôt apparaître un précipité épais, grisâtre, qui ne tarde pas
à se rassembler également en une masse résineuse.
» Veau iodurèe détermine un précipité brun - rougeâtre, sem-
blable pour la couleur à celle du kermès. »
Ainsi, d’après l’analyse de M. Niemann, la cocaïne est compo-
sée de :
Carbone .... 66.20
Hydrogène . . . 6,90
Azote 4,83
Oxygène. . . . 22,07
Ce résultat analytique décisif obtenu par M. Niemann, l’élève
du savant chimiste de Gôttingue, ne nous a pas empêché de sou-
mettre les feuilles de coca, que nous avait confiées la Société d’ac-
climatation, à un examen comparatif accessoire.
Il m’importait d’abord de répéter les expériences d’Unanué,
afin de m’expliquer les contradictions frappantes entre scs résul-
tats et ceux publiés par le professeur Poeppig, et surtout pour
m’assurer de la proportion des principes extractifs solubles, qui
se trouvent dans les feuilles de coca.
J ai donc prié M. Genevoix, pharmacien, rue des Beaux-Arts,
à Paris, de m’aider dans cette opération et il a eu la complaisance
d’y procéder avec toute l’exactitude et tous les soins possibles*
Ci-joint le procès-verbal qu’il en a rédige :
premier traitement. — Macération.
« Feuilles de coca sèches incisées 50 grammes.
» Eau à la température ambiante (10° cent.). . . 250 »
» Trente heures de macération , légère expression.
» Premierproduit. 175grammes d’une liqueur brune limpide pesant 4°,
odeur légère de capillaire, saveur d’infusion de saponaire et de capillaire,
arrière-goût salin.
DEUXIÈME TRAITEMENT. — Infusion.
» Résidu des feuilles de coca exprimé à la main et contenant encore
un peu d’eau (reste de la première macération). . . 100 grammes.
» Eau bouillante 250 »
» Quarante heures d’infusion, expression à la main.
» Deuxième produit. 220 grammes, liqueur couleur châtain-clair, pe-
sant 5°, odeur et saveur semblables à celles du premier produit, mais
moins prononcées, arrière-goût salin.
TROISIÈME TRAITEMENT. — Décoction.
» Résidu des deux traitements précédents . . . 100 grammes.
» Eau 500 »
» Décoction de deux heures, expression à la presse.
» Troisième produit. 200 grammes d’une liqueur louche, jaunâtre, de
saveur amère, mais non saline, pesant 1°.
» Les trois liqueurs réunies sont évaporées à la vapeur et produisent
un extrait en consistance pilulairc pesant 1 1 grammes, odeur d’extrait de
thé, saveur acide et saline, d’une puissance hygrométrique considérable.
» Pour connaître le poids de l’extrait sec, nous avons desséché sur
une assiette 5,50 grammes de l’extrait précédent et nous avons obtenu
4,40 d’extrait parfaitement sec. Par conséquent, 8,80 grammes d’extrait
sec pour 50 grammes de feuilles sèches. Mais il convient de faire observer
que les feuilles qu’on nous avait remises, contenaient, par 50 grammes,
! gramme de sable et de corps étrangers ligneux, ce qui fait que ce ren-
dement de 8,80 grammes d’extrait sec, n’est en réalité le produit que de
29 grammes et non de 50 grammes de feuilles. «
( r>! )
Ainsi , malgré Içs .conditions plutôt défavorables où se trouvaient
nos feuilles, comparativement à celles employées par Unanué, la
proportion d’extrait aqueux obtenu paraît être assez considérable,
pour qu’on puisse considérer les expériences du professeur Poep-
pig comme fautives, ou du moins comme non concluantes. Il est
vraisemblable qu’au lieu de se servir des feuilles desséchées, ce
savant a eu recours aux feuilles fraîches de la plante et, en effet,
dans ce cas l’infusion aqueuse ne devait lui fournir aucun résultat.
Désirant connaître l’influence qu’exercent sur les propriétés de
la feuille de coca quelques-unes des préparations usuelles qu’on
lui fait subir, je me suis adressé à 31. Terrcil, chimiste non moins
instruit qu’exact, et lui ai remis une infusion de cinq grammes
de coca, dans cent vingt grammes d’eau bouillante, et une décoc-
tion aqueuse de la même feuille dans les mêmes proportions, en
le priant de comparer scs résultats avec la simple macération dans
l’eau, à température atmosphérique. Il a eu la complaisance de
me transmettre le procès-verbal ci-joint de cet examen :
« Les acides font ressortir l’odeur agréable de thé que possède la coca.
Les alcalis, au contraire, développent dans l’infusion et la décoclion des
feuilles une odeur des plus désagréables, qui rappelle un peu celle des
alcaloïdes du tabac et de la ciguë.
» L’infusion et la décoction de la coca possèdent une réaction légère-
ment acide, qu’elles perdent assez promptement en s’altérant.
>' Eli es présentent les caractères suivants, lorsqu’on les met en con-
tact avec les réactifs. »
( 02 )
RÉACTIFS.
INFUSION *.
DÉCOCTION.
Potasse et alcalis fixes . .
La liqueur jaunit beaucoup, léger précipité, il
se dégage une odeur nauséabonde.
Mêmes caractères , fis
moins prononcés.
Ammoniaque
Mêmes caractères qu’avec la potasse, la liqueur
brunit fortement à l’air, puis il se forme des
cristaux de phosphate ammoniaco-magné-
sien.
Mêmes caractères le
précipité de phospjte
ammoniaco- magne în
est moins abondan
Acides minéraux ....
La liqueur jaunit , puis elle verdit , l’odeur de
thé est développée, surtout par l’acide sul-
furique.
Mêmes caractères.
Acide iodique
La liqueur brunit légèrement, puis, peu à peu,
il se fait un précipité jaunâtre, qui brunit
ensuite.
Mêmes caractères.
.
lodurede potassium ioduré.
Précipité brun rouge, assez abondant, très-peu
soluble dans un excès de réactif.
Trouble à peine sensb,
disparaissant dans n
excès de réactif.
Tannin .......
Abondant précipité jaunâtre ......
Léger précipité jaunie.
Sels de fer au minimum et
maximum.
La liqueur devient brun verdâtre
Même caractère.
Acétate de plomb ....
Précipité jaune clair .
Même caractère.
Chlorure de baryum .
Trouble, insoluble dans l’acide azotique .
Même caractère.
Azotate d’argent ....
Précipité jaunâtre, se réduisant un peu en bru-
nissant.
Précipité moins ali-
dant,seréduisantm is
lentement.
Azotate de mercure au mi~
Précipité abondant, jaune clair, se réduisant
Précipité moins ab~
nimum.
lentement.
dant.
Azotate de mercure au maxi-
mum.
Précipité jaune sale , se réduisant lentement .
Mêmes caractères.
Chlorure d’or
Réduction immédiate
Réduction lente.
Chlorure de platine . . .
Trouble jaunâtre, réduction lente ....
Mêmes caractères.
Sulfate de cuivre.
Léger précipité jaunâtre , la liqueur brunit
peu à peu .
Mêmes caractères.
1 La macération a fourni une liqueur qui a donné les mômes caractères que ceux fournis par l'infusion dans l’eau bouillan
« Les feuilles de coca soumises à la calcination, répandent l’odeur de
tabac brûlé : après la calcination, elles laissent une cendre blanche abon-
dante. Ces cendres sont alcalines, elles contiennent du carbonate de po-
tasse, des phosphates alcalino- terreux, des sulfates et des chlorures
alcalins, des traces d’alumine et d’oxyde de fer, de la silice provenant
de la plante et de la silice quartzeuse accidentelle. »
( <35 )
En résumé, cet examen de M. Terreil semble prouver, que soit
la macération , soit l’infusion aqueuses, extraient plus de principes
actifs que la décoction, ou, peut-être, que dans cette dernière,
l’action prolongée du calorique en fait précipiter une partie, quoi-
que ces principes paraissent être les mêmes à quelques nuances
près. Il signale en outre une réaction différente très-remarquable
sur cette feuille, des acides ou des alcalis (y compris non-seule-
ment la potasse et la soude, mais aussi la chaux vive).
USAGE ET
ITRE VII.
MODE D’EMPLOI.
L’usage de la feuille de coca est généralement répandu dans
les républiques de Bolivie et du Pérou, dans les Etats de Salta et
de Jujui, appartenant à la Confédération Argentine, ainsi que
r
dans quelques districts des républiques de l’Equateur et de la Nou-
velle-Grenade. Il existe également chez les Guarigos indépendants
au sud de Venezuela et s’est propagé parmi quelques tribus in-
diennes du Brésil, tels que les Tacunas, les Uainumas, les Cora-
ties, les Miranlias, les Cauixamas, les Juris, les Passes, et dans les
établissements du Solimaens. Enfin un grand nombre de Chiliens ,
surtout ceux qui fréquentent les marchés de Bolivie, s’y adonnent;
mais il est à peine connu à Venezuela même, non plus que dans
la partie du Pérou qui avoisine le bas Maragnon.
Dans la Bolivie et le Pérou, ce sont les Indiens indigènes ou les
métis Indiens qui font un usage habituel de cette feuille. Un habi-
tant des plateaux, quelque pauvre qu’il soit, se passerait plutôt de
vivres et de vêtements que de coca ; c’est une passion à laquelle il
ne saurait résister, ou plutôt une habitude qui s’est transformée
en besoin. Mais comme il gagne peu et que le prix de la feuille se
maintient à un taux assez élevé, l’usage, chez lui, se transforme
rarement en abus, et à l’exception de quelques fêtes ou de eir-
( 64 )
constances extraordinaires, il se contente de doses journalières
modérées. Quant aux blancs, créoles espagnols, ils s’en abstien-
nent généralement, et cela tient à des préjugés religieux et de
castes, qui datent de la conquête, et qui dès lors, ont jeté une
réprobation, une flétrissure, sur les pratiques indiennes. C’est
même en partie cette cause, toute d’opinion, qui a empêché les
Espagnols, jusqu’à nos jours, de chercher à populariser l’usage de
cette plante en Europe , et ce qui explique le silence gardé si long-
temps sur ses effets utiles. La plupart des créoles, lorsqu’ils y
ont recours, ne l’emploient que comme remède.
Toutefois il n’est pas rare de voir des individus de la population
blanche s’adonner à l’habitude de faire usage de la coca , en pleine
santé; mais ils le pratiquent en cachette, et, comme ils sont en
général plus à leur aise et qu’ils ne reculent pas devant la dé-
pense, ils ne tardent pas à en faire abus; aussi en deviennent-ils
les principales victimes, comme nous le montrerons plus tard.
La plupart des voyageurs européens qui parcourent les Andes,
ont agi plus judicieusement, et, sans se jeter dans des excès, pa-
raissent avoir su apprécier, par expérience, les résultats avanta-
geux qu’on pouvait en retirer. La population nègre, en général
pauvre et dépendante, ne semble pas non plus avoir pris l’habi-
tude de l’usage de la coca, soit qu’elle n’ait pas les moyens de
faire cette dépense de luxe, soit que instinctivement elle en fût
éloignée; mais une fois entrée dans cette voie, elle en fait abus
avec la plus grande facilité et en est plus éprouvée que les blancs,
et surtout que les Indiens indigènes.
C’est ordinairement vers l’âge de dix ans, que les garçons in-
diens commencent à faire usage de la coca, lorsqu’ils parviennent
à en soustraire à leurs parents, avant de pouvoir s’en procurer à
leurs frais, et cette habitude, une fois contractée, se prolonge
jusque dans l’âge le plus avancé.
Les femmes en font moins usage que les hommes, soit qu’elles
aient naturellement, par coquetterie, une répugnance pour cette
pratique, soit que le sexe masculin de la famille accapare la plus
grande partie de la provision , mais elles ne s’en abstiennent pas
toujours, surtout lorsqu’elles avancent en âge. Témoin, M. Bol-
( 03 )
laert, qui ayant assisté le jour de la Chandeleur, à un bal dans le
village indien de Maeaya, nous dit : « Il y avait là quelques rares
» jolies fdles et, lorsque l’excitation de la danse eut dissipé la teinte
» mélancolique qui pèse ordinairement sur leurs traits, elles pa-
» eurent à leur avantage. Quant aux matrones, je ne puis pas en
» dire autant, l’habitude de chiquer la coca, étant loin d’ajouter
» des charmes à la beauté qui décline. »
L’usage de la coca, sans avoir, comme autrefois, un caractère
religieux, continue de nos jours à se rattachera des idées super-
stitieuses, parmi les classes ignorantes de la population péruvienne.
Les Indiens la considèrent encore comme une offrande agréable à
leurs ancêtres et n’entrent jamais dans un tombeau antique, sans y
déposer leur chique de coca. Comme ils croient encore à l’exis-
tence d’esprits ou de dénions ( coyas ) , qui demeurent dans les
mines, ils ne manquent pas de leur faire hommage de coca, soit
pour obtenir la découverte de filons métalliques ou de trésors,
soit dans l’espérance qu’ils favoriseront leurs travaux en ramollis-
sant les gangues quartzeuses. Le docteur Weddell en cite un exem-
ple : « Etant entré un jour dans une mine pour examiner un filon
qui contenait , dans certaines cavités anfractueuses, des fragments
d’un minéral fort curieux, je ne fus pas peu surpris, en y enfon-
çant le bras, de retirer, au lieu des objets que je cherchais, une
poignée de coca déjà mâchée, sur quoi, l’Indien qui me conduisait,
me dit avec un air de conviction, qu’il avait entendu le diable tra-
vailler au filon la nuit précédente , et qu’il avait mis de la coca
dans ce trou, pour l’encourager à lui continuer son secours. »
Tous les voyageurs ont également remarqué que, au passage des
grands cols des Andes, les Indiens, par reconnaissance pour les
divinités (Apachitas ou Cotorayarruni ) , qui, dans leur opinion ,
ont soutenu leurs forces à la montée, non-seulement y accumulent
des piles de pierres , mais rejettent leur chique de coca sur ces es-
pèces de monuments votifs.
Les pêcheurs de la côte, au rapport de Frézier, mettent de
cette herbe mâchée à leurs hameçons, lorsque la pêche est mau-
vaise, et assurent que par ce moyen ils attirent les poissons.
Enfin, le professeur Poeppig nous informe que la superstition
des basses classes, dans les montagnes de Huanueo, va si loin au
Tome XII. b
sujet de la coca, qu’on en met dans la bouche du moribond, et
qu’on regarde comme un signe infaillible de salut, s’il la goûte
avec quelque plaisir.
On a recours à trois modes de préparation pour faire usage des
feuilles sèches de coca, la mastication , V infusion et la décoction.
Les habitants des Andes ne recourent, pour leur usage journa-
lier, qu’au premier de ces modes, qui ne consiste cependant pas à
mâcher la feuille, mais plutôt à la chiquer ( chacchar ou acculicar)
comme le font les marins avec le tabac, car les dents ne doivent
pas briser les feuilles, et de plus on en avale le jus, au lieu de le
cracher. Il ne parait pas que, meme dans les plantations , les chi-
queurs de coca ( coqueros ) se servent des feuilles fraîches, comme
masticatoire, ce que font les Abyssins et les Arabes, pour les feuilles
du Cath.
Voici le procédé suivi dans les cas ordinaires :
Les Indiens portent toujours sur eux une provision de feuilles
de coca entières et non brisées, qu’ils renferment dans un petit
sac de laine de îlama, portant le nom de chuspa, et qui, sus-
pendu à leur col, tombe sur le côté. Sous le régime des Incas,
les souverains avaient seuls le droit de porter une chuspa de cou-
leur jaune; elle faisait partie de leur costume officiel.
Trois ou quatre fois par jour, iis suspendent leurs travaux ou
leurs courses pendant un quart d'heure, s’asseyent après s’être
mis à l’aise et débarrassés de leurs fardeaux, puis, plongeant la
main dans leur provision de coca , ils tirent une à une les feuilles
qui doivent former leur chique, au nombre de dix à vingt, enlè-
vent la nervure médiane, ainsi que le pétiole, les introduisent
dans la bouche, les mouillent et en forment avec la langue une es-
pèce de pelote qui sc place entre la joue et les mâchoires. D’autres
fois, après avoir disposé les feuilles les unes sur les autres, il les
roulent dans leurs mains, pour en former une boulette. Mais lors-
qu’ils sont en route et qu’ils ne peuvent s’arrêter, ou qu’ils sont
pressés par le travail , ils préparent d’avance pour la journée une
provision de ces boulettes, qu’ils conservent dans leur chuspa.
Cela fait, ils introduisent dans l’intérieur de cette chique, qu’elle
soit déjà placée dans la bouche ou entre leurs mains, une nou-
velle substance, dont la nature varie suivant les localités, mais qui
( 67 )
est toujours plus ou moins alcaline ou absorbante, à laquelle on
donne vulgairement le nom de Llipta, de Llucta , de Yicia ou
Yuctà , suivant la prononciation, mais qui, en langue Quichua,
s’écrivait Llipita.
Le plus ordinairement elle consiste en une potasse grossière,
qu’on obtient en bridant de petites tiges sèches de diverses plantes,
telles que le Chenopodium quinoa, les pétioles des feuilles de Ba-
nanier, la hampe du Mais , le Sobrinus mollis, etc. Les cendres
encore incandescentes sont éteintes avec de l’eau simple, de l’eau
salée, ou même de l’urine, et on en forme une pâte qu’on dessè-
che, qui se durcit, dont on fait provision et meme qui entre dans
le commerce. Ou bien, après avoir recueilli la cendre, on la pé-
tritavec.les mains, et comme elle attire l’humidité, on parvient à en
former une masse solide, sans y ajouter de l’eau. Dans tous les cas
elle prend une apparence gris-noirâtre et n’est plus déliquescente.
Celle qu’on m’avait remise avec les feuilles de coca, a été analysée
qualitativement par M. Terreil, dans le laboratoire de chimie du
Muséum d’histoire naturelle. Suivant lui, elle se compose de car-
bonate de chaux, de carbonate de magnésie, de bicarbonate de po-
tasse, de sulfates et chlorures alcalins, de phosphates alcalino-ter-
reux, d’alumine, d’oxyde de fer, de charbon et de silice quartzeuse.
On assure que la Llipta affaiblit l’amertume de la coca , et lui
enlève son goût herbacé; aussi les Indiens ne sauraient se passer
de cet assaisonnement, et les marchandes de coca, dît Ulloa, en
fournissent gracieusement à leurs chalands, en proportion de la
quantité de feuille achetée. Le docteur Weddell suppose que l’addi-
tion de la Llipta peut contribuer à la dissolution des principes ac-
tifs de la plante. Quoi qu’il en soit, il n’est pas prouvé que les In-
diens du Pérou lissent usage de la Llipta avant la conquête,
bien que M. Angrand ait trouvé dans quelques tombeaux des pots
destinés à la contenir : il est même quelques localités de l’intérieur
où son emploi est encore négligé de nos jours.
Dans d’autres parties des Andes, en particulier dans le Pérou
septentrional, on se sert, au lieu de cendres, de chaux vive en
poudre, préparée avec des coquilles et renfermée dans une petite
calebasse ( Isopurus ou Poporo) qu’on fixe à la ceinture. Le co-
quero mouille un petit morceau de bois pointu, le trempe dans la
( 08 )
chaux cl le plonge au centre de sa chique, en ayant bien soin de
ne pas se toucher les lèvres.
Suivant Ulloa, il existait des populations au nord du Pérou,
dans le Popayan, qui, au lieu de potasse ou de chaux, ajoutaient à
leur chique de coca une substance blanchâtre, appelée Tocera
ou Mambi, laquelle, d’après Raynal, est une terre d’un gris-blanc
et de nature savonneuse, par conséquent assez analogue au Chaco ,
terre argileuse qui est d’un usage si général dans la province
d’Oruro, connue succédané du lait.
Stevenson nous apprend aussi que les Indiens y ajoutent quel-
quefois du jus de limon , ce qui communique à la chique une sa-
veur aussi douce qu’agréable.
Au rapport de M. de Martius, les populations brésiliennes qui
ont adopté l’usage de la coca, la préparent d’une manière diffé-
rente de celle des Péruviens. Ils font sécher les feuilles àl’ombre ou
sur un fourneau, les réduisent en poudre fine dans un mortier, soit
seules, soit mélangées avec les cendres du Cecropia palmata, et les
conservent ainsi dans une bourse de feuilles, qui porte le nom de
tciboea. Cette poudre est d’un gris verdâtre; ils en remplissent de
temps à autre leur bouche, où elle s’humecte, forme une pâte, et
est vraisemblablement entraînée dans l’estomac avec la salive.
Enfin, des auteurs anciens et modernes font mention d’un mé-
lange de la coca et du tabac (yetl), comme d’un masticatoire encore
en usage chez certains Indiens, lorsqu'ils ont l’intention de s’eni-
vrer promptement.
Les Indiens qui mâchent la coca tiennent constamment leur
chique dans leur bouche, meme en dormant, et ne la remplacent
que lorsque toute la partie extractive a disparu, qu’elle a perdu
son goût acerbe et qu’il ne reste plus que le tissu fibreux insolu-
ble. Ils en consomment ainsi une once à une once et demie
(28 à 42 grammes) dans la journée; mais s'ils travaillent jour el
nuit, ils doublent la dose, et les coqueros qui en font abus peu-
vent en absorber jusqu’à trois quarts de livre (544 grammes) dans
les vingt-quatre heures. M. de Tschudy a connu plusieurs indivi-
dus qui en avaient fait usage toute leur vie, à dater de l’âge de
dix ans, et il calculait que l’un d’entre eux, qui avait atteint sa
cent trentième année, en évaluant sa ration journalière à une
( 69 )
once (28 grammes) au minimum , devait en avoir consommé au
moins deux mille sept cents livres (1,242 kilog.) dans cet espace
de temps.
L’infusion chaude de coca est employée quelquefois par les
étrangers ou les créoles, comme succédané du thé ou du maté, et
comme médicament, soit au Pérou, soit en Bolivie, soit à Salta
dans la Confédération Argentine. Les Indiens y ont recours dans
toutes leurs maladies. Et ce qu’il y a de remarquable dans ce mode
de préparation , c'est que ses effets, loin de s’affaiblir par deux ou
trois infusions successives, semblent, au contraire, s’accroître, vu
que le principe extractif se dissout alors en plus grande quantité;
mais dans ce cas, il ne faut pas trop éloigner l une de l’autre ces
préparations successives, car la coca, conservée humide, s’altère
avec la plus grande facilité. Il est quelques observateurs qui con-
sidèrent la coca infusée comme aussi active que celle qui est mâ-
chée, mais la plupart donnent une supériorité d’action à ce dernier
mode d’emploi, dans un but physiologique déterminé.
La décoction paraît aussi faciliter une dissolution plus complète
de certains principes extractifs. Elle est rarement employée au
Pérou, si ce n’est pour préparer des remèdes externes , des cata-
plasmes ou des fomentations.
Après avoir ainsi examiné la composition et le mode d’emploi
des feuilles de coca desséchées, il nous reste à étudier les effets
qu’elles produisent sur le corps humain, dans l’état de santé et
dans celui de maladie. Bien entendu qu’il ne s’agit ici que de leurs
principes fixes, puisque le principe volatil, qui se rencontre dans
les feuilles fraîches, est presque entièrement dissipé.
CHAPITRE VIII.
ACTION PHYSIOLOGIQUE.
Tous les auteurs, sans exception, attribuent aux feuilles de coca
une action stimulante ou excitante des plus remarquables, qui
s’exerce sur le système nerveux; mais tous n’apprécient pas ce
( 70 )
résultat de la même manière. Tandis que les uns admettent une
stimulation directe, semblable à celle de l’ammoniaque ou des
aromates, d’autres l’envisagent comme produisant une action exci-
tante indirecte analogue à celle des narcotiques, tels que l’opium
ou le datura. Au nombre des premiers se trouvent les docteurs
Unanué et Weddell ; parmi les seconds , les docteurs Poeppig, de
Tschudy et Mantegazza.
Unanué considère la coca comme un tonique par excellence
(architonico) du système nerveux; mais, se laissant entraîner par
l’intérêt du sujet, il ne distingue pas suffisamment les effets divers
produits suivant les doses et les préparations, et néglige les con-
séquences d’un abus imprudent ou vicieux.
Le docteur Weddell, moins exclusif, tout en réduisant l’influence
de la coca à une simple excitation, lui attribue une action spéciale,
différente de celle de la plupart des excitants ordinaires, et variant
même suivant le mode d’administration. Ainsi, la stimulation obte-
nue en mâchant la feuille serait lente et soutenue, et non passagère
comme celle de l’alcool ; employée à des doses moyennes , elle
n’agirait pas sur le cerveau, tandis que l’effet produit par l’infu-
sion serait prompt, et ce ne seraient que les doses fortes qui
amèneraient des symptômes cérébraux, tels que l’insomnie. Il
suppose donc que son action, au lieu d’être localisée, comme celle
du thé ou du café, est diffuse et porte sur le système nerveux en
général h
1 La distinction qu’établit le docteur Weddell, entre les effets produits par
la mastication et l’infusion de la coca, est fondée sans doute sur des expériences
positives, mais les conclusions qu’il en tire ne peuvent être acceptées qu’avec des
réserves. Il est évident que cet habile praticien, en signalant les effets produits
par l’infusion de coca, n’entendait parler que de l’infusion chaude, c’est-à-dire
combinée avec un degré de calorique plus ou moins élevé. Or cette combinaison
modifie en général l’action physiologique des substances qu’on administre sous
cette forme, comme nous le prouve la pratique journalière de la vie. Telle sub-
stance prise à froid, a souvent une action opposée à celle qu’elle exerce étant prise
à chaud, et même cette dernière varie suivant le degré de calorique employé :
Ainsi en 1820, visitant un hospice d’aliénés à Dublin, j’y vis employer le thé
avec des effets très-différents; l’infusion chaude réveillait les accès de manie,
l’infusion froide les calmait. Dans ma pratique médicale, j’ai conseillé avec
succès le thé froid dans les névralgies hémicraniennes, ou dans les névralgies
( 71 )
Le professeur Poeppig cmet l’opinion, que le principe actif de la
coca, sans produire un sentiment pénible de surexcitation comme
le fait l’opium, agit d’une manière analogue et d’autant plus dan-
gereuse , que ses effets peuvent durer longtemps. Au dire de cet
auteur, il déterminerait de prime abord un état de relâchement
général, portant au repos, à une indifférence morale et à la soli-
tude, avec affaiblissement des organes digestifs, et ce ne serait
que plus tard que l’excitation se manifesterait. Toutefois il con-
vient que l’usage modéré de la coca ne donne pas lieu aux accidents
de surexcitation; mais il attribue ce résultat à l’influence de l’ha-
bitude, et, jusqu’à un certain point, au séjour sur les hauteurs.
« Car, » dit-il, « l’emploi de la coca dans les régions inférieures
aggrave les effets d’un climat chaud et humide. » Enfin il recon-
naît que la coca ne provoque pas un trouble marqué des facultés
intellectuelles. — Ce ne serait pas, pour lui, une raison de croire
à son innocuité. En ayant pris le soir une infusion chaude, il
éprouva dans la nuit une très-grande inquiétude et de l’insomnie.
Prise le matin, cette infusion déterminait ces effets à un moindre
degré, mais ôtait l’appétit. Un médecin anglais de sa connaissance,
en avant fait usage au lieu de thé, aurait également éprouvé des
symptômes pénibles d’excitation nerveuse et se serait bien gardé
de récidiver l’expérience.
Suivant le docteur de Tschudy, l’action de la coca est semblable
à celle des narcotiques administrés à petites doses, mais les
symptômes qu’elle provoque se rapprocheraient plutôt de ceux
du datura que de ceux de l’opium; ainsi, à doses élevées, elle déter-
mine de la photophobie et une dilatation de la pupille, mais
jamais le sommeil, ni une perte complète des facultés intellec-
tuelles. 11 est juste de dire que son opinion, pas plus que celle du
professeur Poeppig, n’est appuyée d’expériences régulières et
méthodiques , mais qu’elle se fonde sur les effets de doses élevées
ou de l’abus de la plante; car plus tard il convient franchement
gastriques , tandis que l’expérience nous démontre que l’emploi du thé chaud
favorise plutôt ces alaxies nerveuses. Cette remarque importante a peut être
moins de valeur pour la coca que pour d’autres substances, dans ses effets
physiologiques, mais elle ne doit pas être perdue de vue dans les considérations
auxquelles pourra donner lieu plus tard l’étude de ses applications médicales
( 72 )
que l’usage modéré de la coca est non-seulement innocent, mais
même avantageux au maintien de la santé, et il cite à l’appui
de cette assertion des exemples de longévité extraordinaires.
Le professeur Mantegazza place la coca dans une nouvelle classe
d’agents, qu’il désigne sous Je nom d 'aliments nerveux , dans la
famille des aliments nerveux alcaloïdes et dans la section des
narcotiques , avec Y opium, le datura , le stramonium , le ha-
schisch, etc., etc., dont il définit les effets de la manière suivante :
« Ils ont une action puissante sur le cœur et sur les centres
nerveux, diminuent presque tous la sensibilité et accroissent con-
sidérablement quelques-unes des facultés intellectuelles, en dé-
terminant des hallucinations et des douleurs de toute espèce. Ce
sont les aliments nerveux les plus dangereux et en meme temps
ceux qui procurent les jouissances les plus vives. »
Et cependant, lui aussi reconnaît que la coca employée avec
modération, est un stimulant immédiat des plus actifs, non moins
avantageux que d’autres excitants dont on fait usage habituelle-
ment, et qui ne détermine de symptômes réellement à craindre que
par son abus, ou même par un abus prolongé; en un mot, favo-
risant la vie d’une manière presque miraculeuse, sans porter de
trouble dans les fonctions vitales. 11 en cite de nombreux exem-
ples et ne tarit pas en éloges sur les qualités qui distinguent cette
substance.
D’autre part, nous avons vu M. Niemann en opposition avec
le docteur de Tschudy, au sujet de l’influence qu’exerce la co-
caïne sur la pupille.
En l’absence d’expériences plus positives, je ne me chargerai
pas d’expliquer, pour le moment, les contradictions qui se pré-
sentent, me réservant de proposer un jugement sur la nature
probable de cet agent, lorsque nous en aurons mieux étudié les
effets dans les diverses fonctions du corps vivant, sauf à tenir
compte des idiosyncrasies et des impressions morales qui vien-
nent souvent compliquer les résultats.
Le docteur Unanué a le premier signalé le rôle important que
paraît jouer la coca sur le système sanguin, lorsqu’il affirmait
qu’elle active les fonctions des artères.
Mais le professeur Mantegazza a cherché à mettre, jusqu’à un
( "3 )
certain point en évidence cette assertion par des preuves directes,
d’un contrôle facile.
« Voulant fixer, » dit-il, « l’influence qu’exerce la eoea sur les
mouvements du cœur, j’ai pratiqué sur moi-même quelques expé-
riences comparatives, pour mettre en regard son action avec celle
d’autres aliments nerveux ou de l’eau chaude.
» Les conditions des expériences furent toujours les mêmes, et
j’ai fait les observations avec toute l’exactitude dont je suis ca-
pable, examinant d’abord le pouls, avant de faire usage de la
boisson, puis une minute après et enfin de cinq en cinq minutes,
pendant une heure et demie. Je n’ai pas été au delà, parce que
je me suis aperçu, après quelques observations, que, passé ce
temps, le pouls restait stationnaire ou oscillait lentement vers la
direction qu’il prend dans les diverses heures de la journée, sans
être davantage influencé par la boisson administrée. Les pulsations
furent toujours comptées pendant une minute entière et dans la
position assise qui tient le milieu entre toutes. Pendant l’expé-
rience, je gardais la plus grande tranquillité, sans exercer aucun
acte qui pût faire varier le moins du monde les mouvements du
cœur.
» La quantité d’eau employée fut toujours de quatre onces
(120 grammes), celle des substances employées, de quatre-vingt-
huit grains (450 milligrammes), et la boisson, préparée de la même
manière et dans le même temps, avait une température de 61°
25e, qui correspond au degré le plus ordinairement employé dans
ce genre de boissons chaudes. — Pour le cacao, j’ai fait usage de
la décoction, au lieu de l’infusion. Quant aux substances elles-
mêmes, je me les suis procurées dans leur plus grande pureté, et,
à l’exception de celles qui sont accompagnées d’un point d’inter-
rogation, j’ai acheté moi-même toutes les autres, dans les lieux où
je pouvais être sûr de l’origine la plus normale.
» J’ajouterai encore que la température extérieure fut à peu
près la même dans toutes les expériences, comme on le verra par
le tableau ci-joint, et quelles furent toujours faites trois ou quatre
heures après déjeuner, afin de choisir l’heure la plus propice,
pour les rendre comparables entre elles. »
( 74 )
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71
71
69
75
70
70
69
69
69
66 68
i
69
68
68
70 618
11
Maté du Paraguai. .
26,25
64
72
69
74
72
74
72
70
74
72
72
68
72
70
71
68
70
70 616
12
Maté du Paraguai.
25
64
76
75
71
67
70
71
68
68
68
64
67
68 68
i
64
64
66
64 614
13
Maté du Paraguai. .
25
68
76
74
73
70
74
71
75
75
73
71
72
68
72
68
68
69
71 752
14
Maté du Paranagua .
24,25
58
69
69
65
65
66
66
69
66
67
65
64
65 64
64
66
66
60 653
15
Maté du Paranagua .
21,75
61
69
70
69
68
68
70
68
67
67
67
69
68' 64
i
67
70
66
68 667
16
Café de Porto-Ricco ?
25
61
72
69
69
67
67
66
67
67
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66
64
64 64
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65
62
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65 63 i
17
Café de Porto-Ricco ?
24,25
67
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75
73
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75
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67
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69
68
68 68
i
68
65
65
63 68 j
18
Café de Porto-Ricco?
26,25
67
70
73
70
70
75
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70
72
72
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19
Café des Yungas .
25
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60
61
61
60
60
60
59
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59 60
59
59
60
60 60)
20
Café Moka ....
22,5
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69
70
67
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21
Cacao de la Paz .
22
56
65
64
64
03
61
60
60
60
57
59
60
63,65
66
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63
65 621
22
Cacao de la Paz .
25,25
63
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69
66
68
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67
67
68
66
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67 68
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68
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23
Cacao de la Paz . .
25
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69
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24
Cacao de la Paz .
21,25
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69
69
69
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71
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^ 68
1
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68 66 f
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Cacao de la Paz . .
22,25
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70
70
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65
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65
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26
Coca des Yungas .
21,25
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Coca des Yungas .
23,75
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Coca des Yungas .
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72
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71
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09
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70 70'
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Coca des Yungas .
22,50
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74
75
71
70
71
69
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Coca des Yungas .
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72
74
75
75
75
1
74
75
76
72 76 i
Les conséquences que le professeur Mantegazza tire de ce ta-
( 73 )
bleau et de quelques autres expériences confirmatives, qu’il croit
inutile de rapporter, sont les suivantes :
« 1° Toutes les boissons chaudes augmentent les pulsations du
cœur; le maximum a lieu presque immédiatement après l’inges-
tion et il va décroissant insensiblement, jusqu’à ce que le pouls
revienne à son état normal.
» 2° L’eau pure, avant qu’une heure et demie se soit écoulée,
amène presque toujours une diminution dans le nombre des pul-
sations. Ce fait, qui se reproduit quelquefois, quoique rarement,
pour le thé et le café, n’a lieu pour ces boissons que plus tard.
» 5° L’augmentation du pouls, sous l’influence de l’eau chaude,
est suivie d’un état de lassitude appréciable dès que le pouls re-
vient à son type normal, et plus sensible encore lorsqu’il s’abaisse
au-dessous, tandis que les autres boissons ne laissent aucune sen-
sation de faiblesse, soit que le pouls ait repris son type normal,
soit qu'il se trouve en dessous.
» Dans l’expérience n° 5, où, après avoir pris de l’eau chaude,
le pouls redevint normal, à la suite de l’accroissement de fré-
quence, je n’éprouvai, » ajoute M. Mantegazza, « aucun malaise,
mais il est à noter que le soir auparavant j’avais mâché une demi-
once (15 grammes) de coca, ce qui m’avait procuré un état de
surexcitation : ce fait qui, à première vue, paraîtrait une excep-
tion, est, au contraire, la confirmation de la loi physiologique,
qui établit que les causes débilitantes ont d’autant moins de prise
que l’organisme est plus en état de leur résister.
» 4° L’accélération du pouls varie suivant les diverses boissons,
et on peut les classer numériquement ainsi qu’il suit, d’après
mes expériences :
Eau pure 59,8
Thé . x 40,6
Café 70,0
Cacao 87,4
Maté 106,2
Coca 1 59,2
Ainsi l’infusion d’érytbroxylon eoea excite le cœur quatre fois
»
( 70 )
plus que l’eau chaude et le thé, et deux fois plus que le café; la
substance qui s’en rapproche le plus est le mate. Le cacao serait
un peu plus excitant que le café.
» 5° L'influence qu’exercent les boissons chaudes sur le cœur,
varie suivant une infinité de circonstances, comme on s’en aper-
çoit facilement en parcourant les chiffres du tableau, et jusqu’à
ce moment, on peut dire que le pouls augmente d’autant plus de
fréquence qu’il était plus lent à son départ, et vice-versâ. »
Comme ces résultats de la coca sur la circulation pouvaient être
attribués exclusivement à l’effet de son infusion chaude, M. Man-
tegazza cherche à démontrer qu’ils sont également la conséquence
du mode d’emploi, connu sous le nom de mastication, où l'in-
fluence du calorique est entièrement éliminée, et que d’ailleurs
ils prennent d’autant plus d’intensité que les doses de la feuille
sont plus considérables. « Outre que la coca, dit-il, augmente le
nombre des pulsations du cœur, si elle est administrée à doses
plus fortes (de 100 grains à quelques drachmes (55 centig ou plus
par exemple), elle détermine une fièvre passagère, avec accroisse-
ment de chaleur et accélération de la respiration. J’ai observé une
fois que, sous son influence, la température s’était élevée à la paume
de la main à -+- 57°, 5e et deux autres fois, jusqu’à h- 58°, 75e sous la
langue. Pendant la réaction vasculaire , la face se colore et les yeux
brillent. A doses encore plus fortes, on éprouve des palpitations du
cœur, et la congestion du sang vers les centres devient manifeste.
Après l’emploi de trois drachmes (114 grammes) j’ai éprouvé pen-
dant quelques instants un spasme cardiaque et j’ai eu froid aux
pieds et aux mains.
» Le plus grand accroissement du pouls, sous l’influence de la
coca, a été de 154 pulsations, le chiffre normal étant de 65. »
M. Bolognesi a but des observations analogues. Il m’a assuré que
de tous les symptômes produits par la coca chiquée, son action
sur le rhythme du pouls lui a paru le plus constant, et que cet effet
se prolongeait souvent assez longtemps après la cessation de son
emploi. Lui-même, dit-il, quoique en ayant abandonné l’usage de-
puis près de quatorze ans, a conservé dès lors une fréquence du
pouls assez grande, sans pour cela que sa santé en ait souffert et
( '7 )
sans qu'il ait éprouvé de palpitations ou de dyspnée. 11 reconnaît,
il est vrai, qu’étant très-jeune encore et d’un tempérament san-
guin, il avait dès le début fait usage de doses élevées de coca, et
qu’il avait éprouvé soit des congestions du sang à la tète, soit une
excilation générale. La coca mâchée lui a paru avoir une action
plus forte et plus soutenue que la coca infusée; ses effets lui ont
également semblé plus énergiques, lorsqu’on en faisait usage par
intervalles que d’une manière continue.
Ce que je viens de dire des effets produits par la coca sur le
système vasculaire nous explique la propriété qu’on lui attribue
de favoriser la caloricité , et quoique cet accroissement de cha-
leur vitale n’ait pas été mesuré scientifiquement dans la plupart
des cas, il ressort de toutes les relations des voyageurs, qui nous
dépeignent les consommateurs de coca, comme résistant aux froids
les plus vifs de jour et de nuit, quoique privés de vêtements
chauds, d’abris convenables, de combustibles en suffisante quan-
tité, bravant les neiges, les pluies froides, les vents glacials qui
régnent une partie de l’année sur les plateaux des Andes , sans en
être éprouvés comme ceux qui ne font pas usage de cette plante.
Mais cette propriété n’est, pour ainsi dire, que secondaire, en
regard de celles qui lui sont reconnues par tous les écrivains sans
exception, dans l’action qu’elle paraît exercer sur les fonctions
digestives et musculaires.
Drjn nous avons fait remarquer que la coca déterminait sur la
membrane muqueuse de la bouche une stimulation assez éner-
gique, qui ne pouvait manquer de se communiquer aux organes
voisins. La plupart des observateurs parlent en effet de la salive,
comme d’une sécrétion fort activée par cette substance, et étant
avalée au fur à mesure, elle peut agir d’une manière avantageuse
dans l’acte de la digestion, concurremment avec l’influence directe
de la coca sur l’estomac lui-même. Toutefois, on conçoit que celle
sécrétion puisse diminuer ou même devenir plus fluide, à la suite
d’une stimulation trop prolongée ou abusive.
Quant à l’action normale avantageuse delà coca pendant la di-
gestion, voici comment s’exprime le professeur Mantegazza:
« Peu de temps après avoir avalé la salive imbibée du suc de la
( 78 )
feuille, on éprouve dans l’estomac une sensation de bien-être qui
ne s’accompagne ni d’affadissement, ni d’irritation, mais qui se
rapproche de ce qu’on ressent, lorsqu’on a la conscience d’une
bonne digestion. Si l’estomac est vide, cette sensation n’est pas en
général perçue; mais lorsqu’on mâche la coca après le repas, il est
impossible que la personne la moins impressionnable ne s’aper-
çoive pas de ses effets avantageux. Dans ce cas, cinq ou dix minutes
après avoir commencé l’usage de la feuille, une excitation bien-
faisante annonce que la fonction digestive s’opère avec plus de faci-
lité et de promptitude que d’ordinaire. Ce bien-être est reconnu
plutôt par les personnes dont les digestions sont habituellement
lentes ou difficiles.
» La coca agit sur l’estomac d’une manière très-mystérieuse,
car elle n’accélère pas la digestion en produisant une forte irrita-
tion, puisque en ayant fait un usage journalier pendant deux ans,
je n’ai jamais observé qu’elle ait irrité mon estomac, même prise
à fortes doses. Elle paraît exciter doucement le système nerveux
de cet organe, en rendant plus faciles ses fonctions. Ainsi, je ne
puis absolument pas occuper mon esprit après le repas sans éprou-
ver un mal de tête et une mauvaise digestion, et ce n’est que
quand je mâche de la coca, ou que j’en prends une infusion chaude,
que je suis capable de faire avec facilité des lectures après le re-
pas, sans ressentir de fatigue d’estomac ni de cerveau.
>. On éprouve les mêmes effets sur la digestion , si au lieu de
chiquer la coca, on en prépare une infusion chaude, à la dose
d’un denier(l gram. 20 centig.) à un demi-gros (1 gram. 80 ccntig.)
de feuilles sèches, pour une tasse ordinaire d’eau bouillante.»
Mais si l’on fait usage de la coca à jeun, et l’estomac étant vide,
voici que se manifesterait une seconde propriété, non moins re-
marquable que la première, car elle permettrait à l’Indien, au
voyageur, de se passer d’aliments pendant un temps plus ou
moins long, sans déperdition aucune des forces et sans ataxie
de ces mêmes forces. Les faits qui paraissent venir à l’appui de
ce phénomène surabondent : je mécontenterai d’en citer quelques-
uns, rapportés par des auteurs dont on ne peut suspecter ni la
bonne foi, ni l’esprit d’observation, et je reviendrai plus tard à
( 79 )
l’explication qu’on en propose, mais sur laquelle les opinions ne
sont pas aussi concordantes.
Le docteur de Tscliudy nous dit :
« Je puis fournir ici un exemple de la faculté étonnante dont
jouissent les Indiens de supporter la fatigue, sans autre ressource
que la coca. J’employais un cholo de Huari, nommé Hatun Hua-
mang, à faire un travail pénible à la pioche. Pendant tout le temps
qu’il fut à mon service, savoir : cinq jours et cinq nuits, il ne prit
aucune nourriture et ne dormit que deux heures par nuit. Mais,
toutes les deux heures et demie ou trois heures, il chiquait régu-
lièrement environ une demi-once cspag. (14 gram.) de feuilles de
coca 1 , et tenait constamment sa chique dans sa bouche. Je ne le
perdis pas de vue pendant tout ce temps. Le travail étant terminé,
il m’accompagna deux jours, dans un voyage de vingt-trois lieues,
à travers les hauteurs, et, quoique à pied, il suivit le pas de ma
mule, ne s’arrêtant que pour préparer sa chique. En me quittant
il me déclara qu’il s’engagerait volontiers à répéter la même be-
sogne sans manger, pourvu que je lui donnasse une quantité
suffisante de coca. Le prêtre du village m’assura que cet homme
avait 62 ans et qu’il n’avait jamais été malade. »
Le même auteur affirme en outre avoir observé que, toutes les
fois qu’il avait fait usage de l’infusion de coca, il éprouvait beau-
coup de rassasiement et ne sentait aucun désir de prendre le repas
suivant, même lorsqu’il était retardé.
Le docteur Unanué cite l'exemple d’un Indien Cagnari, qui fai-
sait l’office de courier entre les villes de Chiquisaca et de la Paz,
distantes de plus de cent lieues l’une de l’autre et qui n’emportait
chaque fois, pour toute nourriture dans ce long trajet, que 2 livres
pesant (920 grammes) de maïs torréfié, ou de pommes de terre
gelées et séchées, et sa provision de coca.
Il rapporte aussi que, pendant le siège delà Paz par les Indiens
1 En admettant les expériences d’Unanué comme positives, cet Indien ayant
consommé environ quatre onces d’Espagne (114 grammes) de feuilles dans les
vingt-quatre heures, aurait absorbé dans le même temps environ deux onces
(56 grammes) d’extrait aqueux en consistance pilulaire, soit quarante-quatre
grammes environ d’extrait sec.
( 80 )
révoltés, dans Fhiverde 1781, et qui dura plusieurs mois, les habi-
tants de la ville, réduits à manger des euirs ou des animaux
immondes, recoururent enfin à l’usage de la coca, et que ceux qui
avaient eu le bon sens de le faire, furent les seuls qui purent
résister aux fatigues du siège, aux rigueurs du froid, au sommeil
et à la faim.
M. Stevenson, qui a résidé pendant vingt ans dans l’Amérique du
Sud, s’exprime de la manière suivante sur ces effets de la coca.
* Les naturels de plusieurs parties du Pérou, surtout des districts
où il y a des mines, mâchent cette feuille lorsqu’ils y travaillent
ou qu’ils voyagent; et, telle est la substance nutritive qu’ils en
retirent, que souvent ils sont quatre à cinq jours sans prendre
d’autre nourriture, meme en travaillant sans interruption. Ils
m’ont souvent assuré que, pendant qu’ils avaient une bonne
provision de coea, ils n’éprouvaient ni faim, ni soif, ni fatigue et
que, sans nuire à leur santé, ils pouvaient rester huit à dix jours
et autant de nuits sans dormir. »
M. 4c Castelnau, après avoir signalé l’agilité de ses guides in-
diens, qui suivaient à pied les chevaux, meme lorsqu’ils étaient
lancés au galop, dit , qu’il « est curieux de voir ces hommes sup-
porter de grandes fatigues, tout en ne prenant quelquefois, pen-
dant une journée entière, d’autre nourriture que celle qu’ils peu-
vent extraire d’une bouchée de feuilles de coca. » « Cette plante,»
ajoute- il, « possède des vertus extraordinaires. Avec son secours
seul les Indiens ont fait des marches forcées de plus de cent lieues
et, bien que très-amaigris, ils paraissent, en arrivant, avoir con-
servé toutes leurs forces. »
Le professeur Poeppig, qui certes n’est pas favorable à la coca,
convient qu’on voit souvent les Indiens supporter la faim d’une
manière surprenante par l’usage de la coca. « Le même Indien, »
dit-il, « peut travailler ainsi pendant douze et même vingt-quatre
heures, sans autre aliment qu’une poignée de maïs torréfié. Il n’est
pas non plus rare de voir des porteurs, chargés de poids de cent
livres, faire dix lieues en huit heures, à travers des chemins af-
freux, sans autre secours alimentaire que leur chique de coca.»
Le docteur Schcrzer cite des faits également concluants. Un né-
( «I )
godant, nommé Campbell, établi depuis quatorze ans à Taena,
lui raconta qu’ayant entrepris un voyage avec un Indien, celui-
ci avait fait à pied trente léguas par jour (la légua- vara — six
kilomètres) en ne mangeant que quelques grains de maïs rôti,
tout en chiquant constamment de la coca. Le soir, arrivés dans
une halte, tandis que lui se trouvait très-fatigué de sa course à
cheval , l’Indien , après un court repos, avait repris le chemin de
son domicile, sans autre nourriture que sa coca. Le même négo-
ciant, ayant envoyé un Indien , de la Paz à Taena , villes qui sont
à quatre-vingt-trois léguas, soit deux cent quarante-neuf milles
anglais de distance, Tune de l’autre, cet homme, parti de la Paz
le 1er avril 1859, arriva à Taena le 5, se reposa un jour, repartit
le 7 et fut de retour àJa Paz cinq jours après, ayant traversé dans
ec trajet un col de la CordiJlière, dont l’altitude est de treize mille
pieds et sans autre nourriture qu’un peu de maïs rôti et son sac
de coca. Les chiqueurs de coca, ajoutait M. Campbell, sont déga-
gés, vigoureux, musculeux et la chique n’exerce point d’influence
fâcheuse sur les organes de la mastication, comme le lait le bétel,
ni sur la santé en général.
M. Angrand est non moins explicite à cet égard, lorsqu’il dit:
« Le fait est que les Indiens peuvent supporter en voyage une
abstinence absolue de trente-six à quarante-huit heures, pourvu
qu’ils aicjit constamment de la coca dans la bouche. Avec une
quantité très-minime d’aliments, tels que maïs ou farine d’orge
grillée, représentant le quart (ou même moins) de leur ration or-
dinaire, les Indiens supportent sans souffrir de la faim, les fati-
gues d’un voyage de dix à quinze jours, en parcourant quinze à
vingt lieues en vingt-quatre heures. » Il m’assura avoir été fré-
quemment témoin de ces prodiges d’activité musculaire, malgré la
chétive nourriture de l lndien, et entre autres il citait l’exemple
des courriers qu’il envoyait porter des dépêches de la Paz tà Taena.
Or ces courriers, rapportant de suite les réponses, parcouraient
cent soixante-six lieues en sept jours, la blague de coca, il est
vrai, bien garnie, mais sans autre aliment qu’une demi -once
d’Espagne (42 grammes) environ de gruau d’orge grillé par jour.
M. Bolognesi, dirigeant en 1850 une exploitation de quinquina
Tome XII. t;
( 82 )
dans la vallée de Marcapata, sur les versants orientaux des Andes,
me raconta qu’il était resté huit jours sans manger autre chose
que des portions du trône d’une espèce d’arbre qu’on nomme Cu-
ccilon, mais en meme temps il mâchait delà coca et fumait du ta-
bac et il put ainsi, non-seulement supporter ce régime débilitant,
mais n’éprouver aucune fatigue, quoique obligé de parcourir à
pied, du matin au soir, un terrain des plus accidentés.
Don José Manoel Valdezy Palacios, parlant de la feuille de coca,
dit: « Quanta ses qualités, elles sont très-surprenantes. Les Indiens
qui en font usage peuvent résister aux travaux les plus forts des
mines, non moins qu’aux exhalaisons métalliques pernicieuses,
sans repos et sans aucune protection contre les intempéries du
climat. Us font à pied des centaines de lieues, à travers les déserts
et les montagnes escarpées, en ne se soutenant qu’avec la coca, et
fréquemment ils travaillent comme des mules, portant des charges
sur leurs épaules, dans des lieux où les mulets ne peuvent pas
passer Avec la coca et une poignée de maïs torréfié, l’Indien
fait des centaines de lieues à pied, courant aussi vite qu’un cheval.
Quand nous voyagions dans les Andes, parcourant de grandes dis-
tances, nous le faisions toujours avec un Indien qui nous précé-
dait, et il arrivait que, dai}s les jours sereins, le cheval se fatiguait
avant l’Indien.
M. de Martius, qui eut l’occasion de vérifier, au Brésil, l’usage
qu’y faisaient les Indiens de la poudre de feuilles de coca, dit : « Ils
s’en servent comme de stimulant, surtout pour apaiser la faim,
et pour éloigner le sommeil pendant un certain temps. Elle aug-
mente la sécrétion de la salive, développe une sensation de chaleur
et de plénitude dans la bouche et l’estomac, et diminue ainsi la
faim. Prise en petites quantités, elle excite les esprits vitaux, de
manière à donner de la gaieté, à produire une plus grande activité
musculaire et à faire oublier les soucis; mais, prise à fortes doses,
ou par des personnes dont les nerfs sont faibles, elle a pour con-
séquence une détente et de la somnolence. Je vis, sur le Yupura,
le chef d’une horde de Miranhas, qui avait à faire une longue et
pénible excursion, distribuer à ses compagnons, pour les pré-
server de la fatigue, cette poudre à doses égales, à l’aide d’une
*
( 85 )
cuiller laite avec des os de lamantin. Lorsque 1 Indien est couche
dans son hamac, il en fait usage de temps à autre, et la garde
longtemps dans ses joues, pour favoriser la rêverie qui est en
harmonie avec son indolence. »
On ne peut méconnaître, dans ces effets divers, l’intervention
d’un agent très-énergique soit sur les nerfs de l’estomac, soit
spécialement sur ceux de la motilité.
Quoique la plupart des voyageurs dotent la coca de la faculté
d’apaiser la soif aussi bien que la faim, lorsqu’elle est mâchée,
nous pensons qu’il faut se tenir en garde contre les exagérations
dans ce sens, car il est évident que la sécrétion salivaire trop abon-
dante, doit quelquefois amener finalement un état de sécheresse de
la bouche. C’est en effet ce que signale le professeur Mantegazza ;
mais, en même temps, il est facile de comprendre que si, dans le
plus grand nombre de cas, cette qualité se manifeste réellement, elle
ne saurait être indifférente aux populations qui parcourent les pla-
teaux élevés des Andes, dont l’air est ordinairement sec et où le
manque d’eau se fait souvent sentir, aussi bien qu’à celles qui habi-
tent les côtes méridionales et occidentales du Pérou et de la Bolivie,
et qui, comme nous l’apprend Pradier, sont appelées à traver-
ser, pendant des journées entières, des déserts de sables brûlants.
J’ai dit que l’explication de ces phénomènes extraordinaires
avait donné lieu à des opinions controversées.
Le docteur Unanué attribue la faculté qu’exerce la coca sur les
fonctions digestives et musculaires, non-seulement à la tonicité
qu’elle imprime au système nerveux, mais de plus à un élément
nutritif et analeptique qu’elle renfermerait, et, à l’appui de son as-
sertion, il rappelle la quantité d’une demi -once d’extrait aqueux
qu’il aurait obtenu, en moyenne, de chaque once de feuilles sèches.
Le docteur de Tschudy est du même avis. « Que la coca, » dit-il,
« ait une faculté nutritive très-énergique c’est un fait qui ne saurait
être contesté. Les fatigues incroyables supportées par les troupes
de Finsurrection , presque sans vivres, grâce à l’emploi de la
coca, et les travaux accablants des mines auxquels ont résisté
les Indiens pendant de longues années, à l’aide de cette même
ressource, me paraissent des preuves convaincantes que la coca ne
( 84 )
possède pas seulement line faculté stimulante temporaire, mais un
principe nutritif puissant. » »
En revanche le docteur Weddell, tout en admettant les faits qui
prouvent la faculté que possède cette plante de soutenir les forces,
en l’absence de toute alimentation, et sans nier l’existence du prin-
cipe nutritif, puisque l’analyse démontre la présence dans la feuille
d’une quantité assez notable d’azote, à côté de produits carbonés
assimilables, croit que la proportion de ces substances est si faible,
relativement à la masse totale de la feuille et surtout à la quantité
que l’Indien en ingère en un temps donné, qu’on peut à peine les
prendre en considération. Dans tous les cas il affirme que la coca
ne rassasie pas, et il en donne pour preuve la voracité temporaire
des Indiens. Il est donc disposé à admettre que la coca 11e fait que
tromper la faim, en agissant d'ailleurs sur l’économie animale,
comme excitant d'une manière soutenue et toute spéciale.
M. Angrand fait également observer que Futilité de la coca
comme substance alimentaire, peut être mise en doute, que ce n’est
pas un aliment dans le sens absolu du mot, mais qu’elle est une
occupation pour les nerfs, par ses qualités aromatiques, et pour
l’estomac, par la quantité de salive qu’elle y fait affluer. La coca,
suivant lui, peut donc être appelée un trompe-la-faim réellement
efficace, et c’est le seul à sa connaissance qui réussisse.
La théologie catholique du dix-septième siècle n’avait pas négligé
cette question, en vue de l’administration des sacrements, etle père
don Alonzo de la Pena Monténégro, savant casuiste, l’avait résolue,
en niant la présence d’un principe alimentaire dans cette plante.
Tout en étant disposé, jusqu’à un certain point, à adopter celte
dernière manière de voir, je me permettrai toutefois de faire
remarquer que, si la proportion des principes solubles dans les
feuilles de coca est aussi forte que les expériences d'Unanué ou les
nôtres semblent l’indiquer, et si l'on peut ainsi absorber, excep-
tionnellement il estvrai, dans les vingt-quatre heures, jusqu’à deux
onces d’Espagne (06 grammes) de l’extrait en consistance pilulaire,
ou près de 45 grammes d’extrait sec, il faut bien tenir compte de son
introduction dans l’économie, par conséquent 11e pas rejeter tout à
fait la coopération d’un principe nutritif, quoique faiblement azoté.
( 83 )
Entre les opinions opposées, il me semble clone qu'on pourrait
essayer d’en formuler une troisième, plus en harmonie avec les
faits observés jusqu’à ce jour.
On ne saurait sans doute refuser à la coca une action excitante
sur le système nerveux, si les faits relatés sont tels qu’on nous
les a dépeints; mais cette influence, comme nous l’avons vu, peut
varier de direction suivant diverses circonstances. En effet, si l’on
prend la coca pendant la digestion, elle parait favoriser cette
fonction ; en fait-on usage à doses un peu élevées et continues,
elle diminue la faim, tout en donnant du ton ail système mus-
culaire. Dans ce dernier cas, elle n’agit donc pas uniquement
comme débilitant, comme trompe-la-faim, ou comme simple mo-
dificateur des sécrétions gastriques I, mais aussi vraisemblable-
ment par la stimulation qu’elle communique à l’ensemble de
l’économie, clic prévient les pertes matérielles incessantes, de
1 La sécrétion salivaire alcaline augmentée, ainsi que l’addition de la
Llipta alcaline (potasse ou chaux) non-seulement tendent à favoriser la disso-
lution des principes extractifs, mais aussi à calmer la sensation de la faim, vu
que cette sensation paraît due en partie aux sécrétions acides qui s’opèrent
dans l’estomac et que ces substances alcalines neutralisent. C’est vraisembla-
blement dans le même but, que certaines tribus indiennes, dans les plaines du
Brésil, avalent, dit-on, dans les temps de disette, des boulettes d’une espèce
d’argile, et que les loups useraient de la même ressource , lorsqu’ils sont
forcement à jeun dans certaines saisons. Le régime végétal, qui fait la base
de la nourriture chez les habitants des plateaux, paraît d’ailleurs requérir,
comme chez les animaux herbivores ruminants, cette plus grande proportion
de principes alcalins ou absorbants, car les créoles espagnols eux-mêmes
établis sur les plateaux , et qui ne font usage ni de la coca , ni de la Llipta
ont introduit dans leur régime alimentaire une substance argileuse blanchâ-
tre, le Chaco , qui dissoute dans l’eau, est pour eux un succédané du lait.
Au Mexique et dans l’Amérique centrale , où les femmes créoles ont une ali-
mentation principalement végétale, consistant en fruits, farineux mal levés,
boissons acides et mucilagineuses , etc., elles montrent également un goût
décidé pour mâcher une espèce de terre , nommée Barro de Guadalaxara ou
Bucaro, dont on fabrique des jouets et une poterie. Enfin, en Asie , les peu-
ples qui se nourrissent de riz et de végétaux acides, ont recours au mastica-
toire, connu sous le nom de Betel, où la chaux vive, combinée à un excitant
et à lin astringent , joue le rôle principal.
( 8G )
manière à rendre moins nécessaire leur réparation immédiate et
absolue. Or, ees réparations n’ayant plus besoin d’être aussi
considérables, on conçoit que la portion de matière extractive
soluble des feuilles, toute faible qu’elle est, une fois assimilée,
puisse suffire, jusqu’à un certain point et pour un temps limité,
à maintenir l’équilibre matériel.
On a aussi cherché à expliquer, chez les Péruviens , ce phéno-
mène d’une alimentation insuffisante, n’apportant aucune dimi-
nution dans les forces, par l’influence de l’air vif des hautes
montagnes et par une espèce d’habitude ou de résignation de
l’estomac à supporter la faim. Sans doute, ces causes peuvent, jus-
qu’à un certain degré, entrer en ligne de compte, dans le cas parti-
culier; mais elles ne sauraient s’appliquer à d’autres populations,
à d’autres climats, placés dans des conditions très-différentes et
où cependant le même phénomène, dit-on, se répète et se con-
state. Nous avons vu que, dans les plaines du Brésil, M. de Martius
s’en est assuré, et le professeur Mantegazza affirme, d’après son
expérience, que l’action de la coca est semblable sous tous les
climats, sous toutes les latitudes, en Europe aussi bien qu’en
Amérique. On a même remarqué sur les plateaux des Andes, que
les Indiens, lorsqu’ils cessent de chiquer la coca, éprouvent aussi
vivement la sensation de la faim que ceux qui s’en sont toujours
abstenus, et que les effets débilitants, qu’ils ressentent alors, sont,
pour ainsi dire, plus marqués chez eux que chez les créoles.
Quant à la faculté de calmer la soif, elle peut s’expliquer sur-
tout par le fait de l’abondance et de la continuité de la sécrétion
salivaire, qui humecte l’arrière-bouche. Du moins les voyageurs
disent avoir obtenu un résultat analogue de la mastication d’autres
substances, pourvu que la salivation fût provoquée. D’ailleurs,
par ce mode d’emploi, on est forcé de tenir la bouche fermée et
on empêche ainsi en partie la trop grande évaporation et le trop
grand dessèchement de la bouche.
Si la coca, employée à doses modérées, stimule d’une manière
soutenue et harmonique les fonctions des nerfs du mouvement,
elle ne paraît pas agir de même sur ceux de la sensibilité, ou du
moins elle ne les excite en aucune façon, au dire du professeur
( 87 )
Mantegazza. Si l’on porte les doses de la feuille au delà d’un cer-
tain point, ou qu’on expérimente isolément quelques-uns de ses
principes, on obtient même des effets de contre- stimulation.
Le professeur Poeppig et M. Mantegazza croient avoir remarqué
alors une véritable diminution de la sensibilité, et Niemann an-
nonce que la cocaïne aurait produit après quelques minutes, sur
la partie de la langue en contact, une espèce d’engourdissement
et presque d’insensibilité. Mais il règne à cet égard encore beau-
coup d’incertitude, car tandis que M. de Tschudy signale des
accidents de photophobie et une dilatation de la pupille, Niemann
nie cette même dilatation.
L’excitation nerveuse générale produite se ferait aussi sentir à
la surface cutanée, sous forme d’éruptions érythémateuses. Ainsi
le professeur Mantegazza dit que, après avoir fait un usage modéré
de la coca pendant quelques jours, il a vu paraître auprès des
paupières une petite plaque de pityriasis, qui disparaissait en en
abandonnant quelque temps l’usage. Il a même vérifié ce fait
deux fois, dans deux climats différents, ce qui l’empêche de le
considérer comme une simple coïncidence. D’autres fois, il a re-
marqué que celui qui n’est pas encore habitué à l’usage de la
coca pouvait quelquefois voir apparaître sur ses membres ou sur
son tronc, après la mastication de quelques drachmes, des taches
érythémateuses passagères , ou bien éprouver un piceotcment à
la peau, accompagné d’une rougeur plus vive que d’ordinaire au
moindre frottement. Mais il n’a jamais vu apparaître les sueurs,
si ce n’est consécutivement à l’état fébrile.
La coca exercerait aussi une action positive sur quelques sécré-
tions.
Nous avons déjà fait mention précédemment de la sécrétion
salivaire; je n’y reviendrai donc pas. Peu de temps après en avoir
mâché un ou deux drachmes (4 à 8 grammes), on éprouverait,
d’autre part, une sensation de sécheresse des yeux et de la mem-
brane pituitaire, et cet effet serait d’autant plus sensible que la
dose serait plus considérable. Elle paraît être le résultat direct
d’un défaut de sécrétion de la glande lacrymale et précéderait l’in-
jection légère des yeux, qui se manifeste plus tard comme symp-
tôme de congestion cérébrale.
( 88 )
M. Mantegazza dit avoir remarqué quelquefois une augmen-
tation des urines, et M. Bolognesi les a vues colorées et plus
odorantes.
Les sécrétions hépatiques restent normales; celles des intestins,
loin d’être plus abondantes, s’accompagnent quelquefois de con-
stipation; les selles sont plus foncées et perdent leur odeur ster-
corale, pour prendre celle de la plante.
Les sécrétions des organes générateurs paraissent également
influencées par la coca; du moins cette remarque doit avoir été
faite par les anciens habitants du Pérou; car, d’après le témoi-
gnage d’Unanué, leur Vénus était représentée dans les figurines
(carimtmcichi) avec une feuille de coca à la main, et les galants
croyaient pouvoir se rendre favorables les belles auxquelles ils
s’adressaient, en plaçant dans leurs mains cette figurine et l’arro-
sant avec de la clücha, c’est-à-dire la liqueur fermentée retirée du
maïs. — Même de nos jours, la coca paraît jouer un rôle impor-
tant dans les cérémonies nuptiales des Indiens, si l’on en croit
certaines relations, et l’influence qu’elle exerce sur la circulation
du sang, en déterminant des congestions vers la tète, justifie jusqu'à
un certain point cette croyance. — On suppose même que l’usage
habituel de cette plante maintient les facultés viriles jusqu’à
un âge très-avancé. Le fait est que, par son emploi, ces facul-
tés semblent prendre et conserver une activité remarquable,
et que peu de pays peuvent se vanter, comme le Pérou, de pos-
séder des vieillards aussi vigoureux, malgré la répétition souvent
abusive de l’acte générateur. On m’a cité des exemples de chi-
queurs de coca, arrivés à l’âge de quatre-vingts ans, et cependant
capables de prouesses, que ne renieraient pas des jeunes gens dans
la vigueur de l’âge.
Enfin, comme complément de l’influence physiologique salu-
taire des feuilles de ce végétal, nous dirons que les vieillards
coqueros sont loin d’être rares. Déjà nous avons cité le témoignage
du docteur de Tschudy, en parlant d’un vieillard de cent trente
ans; cet auteur ajoutait que ce fait est loin d’être exceptionnel.
Voici deux autres cas que m’a rapportés M. Bolognesi :
Étant en 1850 à Marcapata, il vit un Indien fort et vigoureux
( «'J )
qui coupait du bois et chantait en latin. 11 s’approcha de lui et lui
demanda où il avait appris cette langue. L’Indien lui répondit qu’à
l’âge de vingt-huit à trente ans, il avait été sacristain sous les
Jésuites, avant leur expulsion du Pérou. Or, l’événement avait eu
lieu en 1768; le vieillard, consommateur de coca depuis son en-
fonce, avait donc cent seize à cent dix-huit ans, lorsque M. Bo-
lognesi le vit et lui parla.
Cette même année et dans la même localité, il rencontra un
second Indien, dont le métier, toute sa vie, avait été de porter
des fardeaux énormes, de la vallée sur les plateaux, à travers les
' précipices de la Cordillière, et qui, à cette époque, faisait encore le
trajet avec deux arrobes de coca sur les épaules. Mais en 1780,
lors de la fameuse insurrection des Indiens contre les Espagnols,
il y avait pris part, à l’âge de trente ans, en qualité de sergent,
sous le chef connu sous le nom de Toupae-Amaru. Il était donc
né en 1750 et était parvenu à sa centième année, sans infirmité
et sans faiblesse.
M. Campbell, dont parle le docteur Scherzer, lui dit avoir connu
en 1850 un Indien, chiqueur de coca, qui avait pris part à la même
insurrection de 1780 et qui, quoique caduque physiquement,
avait conservé toutes ses facultés intellectuelles.
M. Mantegazza cite un fait qui prouve que ces effets avantageux
delà coca, prise à doses modérées, sont l’apanage des femmes
aussi bien que des hommes.
« Mrne N..., « dit-il, « vieille Indienne ( Cholci ) de quatre-vingt-
dix ans, née à Humahuaca, province de Jujuy (Confédération
Argentine), sèche, mince et des plus actives, est habituée à faire
un usage journalier de cette feuille depuis son âge mûr, sans aller
jamais jusqu’à l’abus ou l’ivrcssc. Bien portante dans sa jeunesse,
aussi bien qu’à l’âge critique, elle n’a point eu à se plaindre de la
plus légère indisposition. Seulement elle diminue peu à peu la
quantité de ses aliments, dont elle a senti d’autant moins le be-
soin qu’elle devenait plus âgée. D’ailleurs elle jouit, dans toute
leur plénitude, de son intelligence et de ses sens, et est, d’une
excellente humeur, à faire envie aux jeunes gens les plus ro-
bustes. »
( 90 )
Jusqu’ici je me suis borné à passer en revue quelques-uns des
symptômes physiologiques produits par lïisage de doses modérées
de coca, et, en conséquence, nous avons vu son action tonique et
excitante n’influer que d’une manière harmonique sur le système
nerveux en général, quoique exerçant une action plus spéciale
sur certaines parties de ce système, mais sans jamais modifier
d’une manière très-notable les fonctions du centre nerveux céré-
bral.
Il n’en est plus de même lorsqu’on va au delà et que son abus,
imprudent ou vicieux, vient remplacer fusage rationnel et judicieux
qu’on pouvait en faire. Les doses élevées ou répétées déterminent
alors un trouble plus marqué de la circulation, favorisent en par-
ticulier des congestions brusques et actives du sang vers la tète,
et il se manifeste une nouvelle série de symptômes, plus ou moins
insolites, plus ou moins intenses, surtout chez les individus qui
n’en ont pas l’habitude, excès contre lesquels il est bon de se
tenir en garde, tout aussi bien que contre les excès alcooliques.
C’est ainsi que M. Bolognesi, au début, constata des accidents
de congestion pénible et de douleurs céphaliques, avec vomisse-
ments bilieux, à la suite de l’ingestion de fortes doses de coca b
Ce sont des doses élevées auxquelles ont recours les Indiens du
Pérou, lorsqu’ils veulent obtenir des effets aphrodisiaques carac-
térisés, reconnus comme tels par MM. Mantegazza et Bolognesi,
sans présenter cependant les inconvénients , qu’exercent d’autres
médicaments du même genre, sur la vessie urinaire ou l’urètre.
Ce sont enfin des doses élevées et répétées qui amènent ce qu’on
a désigné sous le nom d 'ivresse cocaline , que la plupart des au-
teurs, et en particulier M. de Tschudy, nous ont signalée, mais
dont le professeur Mantegazza nous a fourni une description dé-
taillée, d’après l’expérience personnelle qu’il en a faite. Aussi je
crois ne pouvoir mieux en donner une idée qu’en rapportant ses
propres paroles :
« Peu de temps, » dit-il, « après avoir mâché un ou deux
1 Pour faire cesser cet état de surexcitation incommode, les Indiens se
contentent de faire des ablutions avec de l’eau froide, sur les bras et le tronc.
dragmes (4 à 8 grammes) de coca et en avoir avalé le suc, je com-
mençai à éprouver une sensation de chaleur tiède, pour ainsi dire
librillaire, qui s’étendit à toute la surface de mon corps. D’autres
fois, on s’aperçoit d’un bourdonnement dans les oreilles, ou bien
on croit remarquer que les forces nerveuses vont en croissant,
que la vie devient plus active et plus intense, on se sent plus
robuste, plus agile, plus propre à toute espèce de travail. Chez
quelques personnes, j’ai vu un état de somnolence précéder la
conscience de la force, qui ne se manifestait que sous l’influence
d’une dose plus forte.
» En faisant un peu d’attention pour saisir les modifications de
la conscience, dans ce premier degré de l’ivresse eocaline, on re-
marque qu’elle est différente de celle produite par les alcooliques.
» Dans êette dernière, l’excitation nerveuse s’accompagne de
mouvements exagérés et toujours irréguliers, il se manifeste un
trouble général de pensées et d’actes musculaires, tandis que, dans
l’ivresse déterminée par la coca, ii semble que la nouvelle force
s’introduit graduellement dans notre organisme et par tous les
pores, comme l’aurait fait une éponge imbibée d’eau; de sorte
que le charme de cette première période consiste presque entiè-
rement, dans la conscience d’un accroissement de vie dont nous
jouissons, sans être tentés de mettre à l’épreuve l’augmentation
de force que nous avons acquise.
» La sensibilité et l’excitabilité ne s’accroissent jamais. Tandis
que l’intelligence devient plus active et que nous parlons avec
plus de véhémence, en un mot, tandis que nous sentons que le
mécanisme intellectuel est plus actif, notre sensibilité d’autre
part, loin d’être accrue en proportion, est souvent plutôt dimi-
nuée, et nous avons la conscience d’être moins propre à des tra-
vaux d’esprit d’un ordre supérieur. »
En cela la coca paraît au docteur Mantegazza agir d une autre
manière que le café, et se rapprocher de l’opium, car suivant lui,
elle excite fortement tout le cerveau, sans lui fournir des sensa-
tions plus nombreuses ni plus délicates.
« Il m’arrivait.» continue-t-il, « plus d’une fois, de combiner,
sous l’action de la première dose de coca, quelque travail de peu
( 92 )
d’importance et de trouver qu’il ne suffisait pas pour donner essor
à ma surexcitation mentale, et, pendant que ma plume courait
sur le papier impatiente et rapide, je ne pouvais cependant enfan-
ter de nouvelles idées, ni formuler dans le moment même un tra-
vail plus considérable et d’un ordre supérieur, qui pût s'harmoni-
ser avec l’état exceptionnel de mon cerveau. »
» A partir de deux à quatre dragmes (6 à 12 grammes) on com-
mence à s’isoler de plus en plus du monde extérieur et on est
plongé dans une conscience béate de jouissance, en se sentant
animé d’une vie surabondante, [ ne immobilité presque complète
s’empare de tous nos muscles, et les efforts de la parole nous
sont eux-mêmes pénibles, parce qu’ils paraissent troubler cette
atmosphère tiède et calme dans laquelle on est plongé. De temps
à autre, cependant, il semble que la plénitude de vie vous suf-
foque, on éclate en paroles énergiques et on est disposé à exercer
ses forces musculaires de diverses manières. Je suis naturelle-
ment des plus incapables dans toute espèce d’exercices gymnas-
tiques; mais arrivé à la dose de quatre dragmes (12 grammes)
de coca, je me sentais d’une agilité extraordinaire, et une fois je
sautai à pieds joints sur un secrétaire élevé, ayant tant de légèreté
et d’assurance, que je ne dérangeai pas même la lampe, ni les li-
vres nombreux qui l’encombraient. D’autres fois , il m’arriva de
croire que j’étais capable de sauter sur la tête de celui qui se trou-
vait à mes côtés. En général, cependant, ces accès brusques ne
sont que des velléités passagères, et on retombe aussitôt dans une
heureuse somnolence, où l’on est tenté de rester plongé une jour-
née entière, sans remuer un doigt, et sans éprouver le moindre
désir de changer d’état. A cette période de l’ivresse, on ne perd
jamais la conscience de soi-même, mais on jouit de l’idéal parfait
de la paresse. On pousse de profonds soupirs, quelquefois on
s’abandonne à un rire fou, et quand on veut rendre compte à
d’autres de ce qu’on éprouve, on trouve difficilement des paroles,
ou bien l’on dit une chose pour l’autre. Il m’est arrivé plus d’une
fois, pour me faire comprendre, d’être obligé de parler avec une
lenteur extrême, isolant chaque syllabe l’une de l’autre, par de
très-longs intervalles.
( 93 )
« D’autres disent avoir éprouvé, après les premières doses de
coea, line sensation de pesanteur dans la tète et même une véri-
table douleur. En outre, tous ceux qui, dans cet état, ont été ob-
servés par des personnes n’étant pas sous l'influence de la feuille
péruvienne, présentaient une physionomie béate et immobile, liée
à un sourire particulier qui peut même prendre un caractère
d’hébétement. Quelques-uns paraissent dormir, mais ils errent
dans les régions mystérieuses qui séparent la veille de la torpeur
et du sommeil.
» Si, après avoir traversé les premières périodes de l’ivresse co-
câline, on ne va pas plus loin et qu’on se mette au lit, le sommeil
ne tarde pas à fermer les paupières, et il est tantôt très-profond ,
tantôt interrompu par de longs intervalles de somnolence, avec
une conscience de bien-être remarquable; presque toujours aussi
surviennent des songes bizarres, qui se succèdent et s’accumulent
avec une rapidité extraordinaire.
>• La somnolence spéciale, amenée par trois ou quatre dragmes
(9 à 12 grammes) de coca , peut durer pendant plus d’un jour chez
quelques individus, mais cesse peu à peu sans laisser de traces.
Le café, le thé, le maté abrègent cet état, en ramenant le cerveau
et les nerfs à leur activité habituelle. En Amérique, tout le monde
croit que la coca peut faire cesser l’ivresse produite par les alcoo-
liques et vice-versd. J’admets le premier fait, parce que je l’ai ob-
servé plus d’une fois, et parce que la faculté éminemment diges-
tive de cette feuille coupe court à une des complications les plus
incommodes de l’ivresse alcoolique; mais, pour le moment, je me
refuse à croire que le vin puisse faire cesser l’ivresse eocaline,
n’ayant jamais observé le fait et n’ayant aucune raison probable
de l’admettre.
» La dose la plus forte de coca que j’aie mâchée dans un jour a
été de dix-huit dragmes (49 grammes), absorbant les dix derniers
le soir, a une heure de distance l’un de l’autre. Ce fut l’unique fois
que j’éprouvai l’ivresse eocaline jusqu’à ses dernières limites, et
je dois confesser avoir trouvé cette jouissance beaucoup supé-
rieure à toutes les autres connues dans l’ordre physique.
» Dans le principe , avant d’atteindre huit dragmes (30 grammes)
( »* )
je ne ressentis que les effets ordinaires de l’orgasme lebrile, un
assoupissement agréable et une légère céphalalgie; mais, lin peu
avant d’arriver aux dix dragmes (55 grammes^, mon pouls donnait
déjà quatre-vingt-trois pulsations et j’éprouvais une exaltation in-
définissable, pendant que j’écrivais les paroles suivantes d’une
main peu assurée : « Je ne sais si c’est moi qui tiens cette plume à
ma main... je parle et je sens résonner ma voix, comme si elle
n’était pas la mienne, j’ai les mains froides, je me fais pincer et
je ne ressens qu’une douleur à peine perceptible. Il me semble
que les os pariétaux veulent me comprimer le cerveau... » Un
quart d heure plus tard, mon pouls donnait quatre-vingt-quinze
pulsations. Une demi-heure après, je mâchais deux autres dragmes
(9 grammes) de feuilles, et le pouls s’éleva subitement à cent vingt
pulsations. Alors je commençai à éprouver une sensation de féli-
cité extraordinaire, je traînais les pieds en marchant, je sentais
distinctement battre mon cœur et je ne pouvais écrire qu’avec
beaucoup de difficulté.
» Dans les deux heures suivantes, j’arrivai insensiblement à
avoir pris deux onces (00 grammes) de coca et je me sentais des
plus heureux. Les palpitations du cœur avaient cessé, mais le pouls
se maintenait toujours à cent vingt et j’étais dans la sensation la
plus délicieuse, lorsque, un quart d’heure plus tard, ayant pris
les deux derniers dragmes , mes paupières commencèrent à se
fermer involontairement et la phantasmagorie la plus brillante,
la plus inattendue, se passa devant mes yeux.
» J’avais dans ce moment la pleine conscience de moi-meme,
il me semblait être isolé du monde entier, et je voyais les images
les plus bizarres et les plus splendides de coloris et de forme qu’on
puisse imaginer. Ni le pinceau du plus habile coloriste , ni la plume
la plus agile du sténographe, n’eussent pu reproduire, même pour
un seul instant, ces apparitions magnifiques, qui s’entassaient les
unes sur les autres, sans aucun rapport, ni aucune association
entre elles , mais sous le caprice de l’imagination la plus dévergon-
dée et du caléidoscope le plus varié.
» Peu d’instants après, la rapidité des images phantasmago-
riques et l’intensité de l’ivresse arrivèrent à un tel point, que je
( 95 )
cherchai à décrire à un ami de mes collègues, qui était à mes
côtés, la plénitude de félicité qui m’inondait; mais je le faisais
avec une telle abondance de paroles, qu’il ne pouvait écrire que
quelques-unes d’entre elles, parmi les milliers d’autres dont je
l’assourdissais. Bientôt je tombai dans un véritable délire, le plus
gai du monde, dans lequel toutefois je n’avais pas complètement
perdu la conscience, puisque je tendais la main à mon ami pour
qu’il pût tâter mon pouls, qui donnait cent trente-quatre pulsa-
tions.
» Quelques-unes des images, que je cherchai à décrire dans la
première période du délire, étaient pleines de poésie et je me
moquais de ees pauvres mortels condamnés à vivre dans cette val-
lée de larmes , tandis que moi , porté sur les ailes de deux feuilles
de coca, je volais dans les espaces de 77,438 mondes, les uns plus
splendides que les autres.
» Une heure plus tard , j’étais assez calme pour écrire la phrase
suivante d’une main assurée : « Dieu est injuste d’avoir fait que
» l’homme peut vivre sans mâcher constamment de la coca. Je
» préfère une vie de dix ans avec la coca, qu’une de cent mille...
» (puis une série de zéros) siècles sans coca. »
» Toutefois ne pouvant résister au désir de voir se reproduire
la pliantasmagorie, je mâchai deux autres dragmes (9 grammes)
avec une espèce de fureur. Les images reparurent, mais comme
si je me trouvais sous un cauchemar, elles étaient terribles, pleines
de crânes, de danses sataniques, et de pendus... Cependant peu à
peu, elles redevinrent plus calmes et plus riantes, jusqu’à parve-
nir à l’idéal de l’art et d’une imagination plus esthétique; dans
cet état de calme je passai trois heures, sans que mon pouls
s’abaissât au-dessous de cent vingt.
» Trois heures de sommeil me rappelèrent à la vie journalière ,
je pus vaquera mes occupations ordinaires , me sentant capable
des études les plus sérieuses et sans que personne pût apercevoir
signe sur ma physionomie, que j’eusse éprouvé les sensations
d’une jouissance, que jusqu’alors j’avais considérée comme inat-
teignable.
» Sous l’influence de la coca je restai quarante heures sanspren-
( 96 )
dre de nourriture quelconque et sans éprouver la moindre fai-
blesse. Je compris parfaitement, ensuite de cette expérience,
comment le vice de l’ivresse cocaline peut devenir irrésistible, et
comment les Indiens, dans leurs voyages pédestres, peuvent vi-
vre, avec la précieuse feuille péruvienne, trois ou quatre jours
sans prendre de nourriture. Mais ce qui me confondit, c’est que
je ne ressentais aucun abattement, ni aucune langueur, quoiqu'il
me parut que j’avais dû dépenser, en quelques heures, une
énorme quantité de forces vitales.
» Le jour qui suivit cette ivresse , j’éprouvai une douce chaleur
dans tout mon corps et une légère constipation. De plus les di-
gestions étaient et restèrent parfaites. »
Une autre fois, le professeur Mantegazza, tandis qu'il mâchait
de la coca après son repas, vit reparaître la phantasmagorie à la
suite de l’emploi de six drachmes (22 */2 grammes) et en avant pris
deux drachmes (9 grammes) en sus, elle persista pendant plus de
trois heures. Quoique plongé dans une béatitude indescriptible, il
eut toujours la conscience la plus claire de son état, et put noter
les images bizarres qui passaient devant ses yeux avec la rapidité
de l’éclair. Il en transcrit plusieurs, tout en faisant observer que,
pour une de celles qu’il pouvait fixer, dix autres lui échappaient,
en raison de la rapidité trop grande avec laquelle elles se succé-
daient.
La présence des symptômes soporeux que nous venons d’enre-
gistrer pourrait faire soupçonner, dans l’action de la coca, une ten-
dance à favoriser le sommeil. Il n’en est rien cependant. Au con-
traire, la plupart des observateurs affirment qu’elle dispose à
l’insomnie, et c’est en partie dans ce but que l’on a vu les manœu-
vres obligés de travailler sans relâche jour et nuit, les mineurs à la
tâche, les courriers chargés de dépêches , et les chefs d’expéditions,
mâcher de la coca pour se tenir en éveil.
On se tromperait également, en concluant, d’après la relation
de l’ivresse cocaline, entreprise par M. Mantegazza dans un but
scientifique, que ses conséquences, jusqu’à un certain point inno-
centes, doivent être les mêmes, lorsque l'excès temporaire se
change en habitude vicieuse, et l'auteur lui-même, quoique très-
( 97 )
favorable à son emploi judicieux, se charge de nous en avertir,
non-seulement en en interdisant l’usage aux personnes prédispo-
sées aux congestions cérébrales et à l’apoplexie, mais en déclarant
que l’abus de la coca, continué pendant plusieurs années, peut
amener l’hébétement et la démence.
Le docteur de Tschudy affirme également que, après plusieurs
années de l’usage abusif de la coca, et par suite de l’excitation
du cerveau, l’énergie et l’activité de l’intelligence s’épuisent, et
voici le portrait des plus lamentables qu’il trace de la personne et
de la*Vie des coqueros invétérés :
« A première vue, on les reconnaît à leur démarche incertaine,
à leur apathie générale, à la couleur jaunâtre de leur peau, à
leurs yeux ternes et caves, cernés d’une auréole pourprée, à leurs
lèvres pâles et tremblantes, à leurs gencives décolorées, â leurs
dents verdâtres et encroûtées, à la fétidité de leur haleine 1 et à
la teinte noirâtre des angles de leur bouche.
» Leur caractère est méfiant, irrésolu, faux, dissimulé. Arrivés
à l’âge adulte, ils sont déjà vieillots, et s’ils atteignent un âge
avancé, la démence est la conséquence inévitable de leur passion,
impossible à dompter. Timides, ils fuient la société des hommes,
se cachent dans les forêts sombres ou dans les ruines écartées de
leurs ancêtres, et passent des journées entières â satisfaire leur
passion. Là, leur imagination exaltée leur procure les visions les
plus extraordinaires, tantôt sous des formes belles et voluptueuses,
tantôt sous celles de tableaux effrayants, ce qui arrive surtout
chez ceux qui se retirent dans les ruines de leurs villages déserts ,
ou dans les tombeaux de leurs ancêtres. Là, à l’abri de toute es-
pèce de dérangement, qui leur serait insupportable, ils chiquent
leur coca, assis dans un coin, les yeux fixés sur le sol, et le seul
1 J’avais été d’autant plus embarrassé dans le principe d’expliquer celle
fétidité de l’haleine, que la mastication de la simple feuille m’avait paru com-
plètement exemple de ce grave inconvénient, lorsque les expériences de
M. Terreil m’ont démontré que cet effet élait le résultat de l’addition de la
polasse contenue dans la llipta, ou de la chaux vive, et par conséquent (pie
rien n’était plus facile de s’en affranchir, sans compromettre l’action spé-
cifique de la coca.
Tome XII.
7
( 98 )
mouvement automatique pour porter la main à la bouche, ou le
broiement mécanique de la mâchoire, annoncent qu’ils ont encore
la conscience d’eux-mêmes. Parfois ils poussent de profonds sou-
pirs, vraisemblablement lorsqu’il se présente des scènes d’horreur
à leur imagination maladive, et cependant, ils sont aussi inca-
pables de les éloigner que de se séparer de leurs rêves enchan-
teurs. »
M. de Tschudy n’a pas pu s’assurer des conditions qui ramènent
les coqueros à leur état normal, mais il paraît que c’est moins le
besoin de sommeil ou de nourriture que le manque de coca qui
les tire de cette ivresse prolongée, car ce n’est que lorsque leur
sac ( liualqui ) est vide qu’ils retournent à leur domicile. Pen-
dant les trois jours qu’ils ont l’habitude de s’isoler, ils consomment
près de trois quarts de livre d'Espagne (536 grammes) de feuilles
et environ une once d’Espagne (28 grammes) de chaux vive ou de
llipta , c’est-à-dire le double de leur ration habituelle.
A Cerro de Pasco, il y avait des sociétés, dont des Anglais
étaient membres, qui se retiraient certains soirs dans leurs clubs,
pour chiquer la coca dans l’isolement.
Le professeur Poeppig, témoin des abus de la coca, renchérit
sur le tableau déplorable des effets qu’ils déterminent. Il cite des
faits qui prouvent jusqu’où peut aller cette passion irrésistible,
surtout chez les blancs, lorsqu’ils s’y adonnent, et chez les Chi-
liens, qui préfèrent quitter leurs familles, se retirer dans les
bois, exposés à toutes les intempéries, que d’abandonner ce vice
et de ne pas éprouver les influences fantastiques de l’ivresse qu’il
occasionne. Il employait en particulier, comme chasseur et comme
guide, un homme qui portait le nom de Calderon et qui, quoique
âgé de quarante ans, paraissait en avoir soixante. Il ne pouvait
être utilisé que lorsqu’il ne faisait pas usage de coca.
« La description, » dit-il, « qu’il faisait des magnifiques visions
qui se présentaient à lui clans les bois et des sensations délicieuses
qu’il éprouvait alors, avait quelque chose d’effrayant. Il avait
rhabitude, lorsqu’il était surpris par la pluie, de se couvrir, à
demi habillé, avec des feuilles d’arbres mouillées et soutenait que,
lorsque la chaleur du corps avait fait évaporer l’humidité, il pou-
E 99 )
vait rester des heures entières sans éprouver le moindre froid. »
Mais M. Pocppig ne se borne pas à peindre sous les couleurs les
plus noires la vie du coqùero invétéré, il nous fait assister au
spectacle navrant de sa dégradation physique et morale :
« Le premier symptôme qu’éprouvent presque tous les coqueros
est une faiblesse des organes digestifs, et, par l’abus répété et
croissant, il se développe une maladie presque toujours incurable,
qu’on nomme opilation. Cette maladie débute par des malaises
insignifiants et peut être confondue avec de mauvaises digestions,
mais bientôt elle s’aggrave. Des accidents bilieux se développent,
avec les mille souffrances pénibles qui les accompagnent sous le
ciel des tropiques, et il survient en particulier fréquemment des
obstructions, d’ou le nom dont on l’a baptisé. S’est-il développé
un ictère, les signes qui annoncent une altération profonde du
système nerveux se dessinent peu à peu, puis surviennent des
céphalalgies et d’autres maux semblables; le malade ne peut
prendre aucune nourriture et maigrit promptement. Alors on
aperçoit souvent une espèce de changement dans le teint, le co-
loris bilieux fait place à une couleur plombée qui ne se remarque
que sur les peaux blanches. Puis survient une insomnie incurable,
qu’éprouvent même ceux qui ne font pas abus de la coca, et
l’état du malade hypocondriaque, qui ne peut plus faire usage
de sa plante favorite, est vraiment à plaindre. Cependant l’appétit
est des plus irréguliers, car à un dégoût de la nourriture succède
quelquefois brusquement une faim canine, surtout l'appetence
des aliments azotés que ne peuvent se procurer les misérables
habitants. Il survient aussi des œdèmes qui se changent en hy-
dropisies ascites, et des douleurs dans les membres qui cessent
temporairement par l’apparition d’enflures. C’est dans cet état
que le coquero peut traîner sa triste existence pendant quelques
années, jusqu’à ce qu’il la termine dans un marasme général....
La répétition des orgies et un climat chaud et humide accélèrent
ces accidents. »
Ce qui n’empêche pas M. Pocppig de convenir que ces mauvais
effets peuvent rester longtemps sans se faire sentir, et que non-
seulement un coquero peut arriver à l’âge de cinquante ans sans
( 100 )
trop d incommodités, mais même atteindre une vieillesse assez
avancée.
« Sous le rapport intellectuel, » ajoute-t-il, « les conséquences
de cet abus ne sont pas moins fâcheuses. Le caractère du malade
est changeant au plus haut degré; le plus ordinairement, il est de
mauvaise humeur. Déjà le besoin de s’isoler donne au coquero
une tendance morale fâcheuse, et quoique les facultés intellec-
tuelles semblent moins souffrir de l’abus de la coca que de celui
de l’eau-de-vie, on pourrait comparer, sous plus d’un rapport, les
suites dangereuses des deux vices. »
Par conséquent, il s’associe à l’opinion de Pietro de Cieça, qui
considérait « comme vicieuse V habitude de faire usage de la coca
et tout au plus bonne pour des gens comme les indiens , » et sui-
vant lui, en effet, « il n’y a que les ignorants qui puissent la
regarder comme un bienfait du ciel et comme une plante mer-
veilleuse. »
Le jugement sévère, porté par M. Poeppig, quoique basé sur
quelques faits malheureusement peut-être trop réels, nous parait
entaché d’exagération, et nous voyons le docteur Weddell, qui a
parcouru à diverses reprises le Pérou et la Bolivie, éprouver le
même sentiment lorsqu’il dit :
« L’immense majorité des auteurs anciens et modernes qui ont
écrit sur ce sujet s’accordent à attribuer à la coca, ainsi employée,
des vertus dont l’existence bien constatée autoriserait à placer
cette feuille parmi les produits les plus bienfaisants du règne
végétal; et telle serait encore sans doute l’opinion admise, si un
voyageur moderne ne l’eût tout à coup ébranlée en soutenant une
thèse inverse, c’est-à-dire en attribuant à l’usage de la coca des
effets très-pernicieux, qu’il compare, en un mot, à ceux qu’en-
traîne l’abus de l’opium.
» De semblables assertions durent causer, comme on le pense ,
quelque étonnement, en présence des rapports si différents dont
je parlais plus haut, et il n’a pas manqué de gens pour donner
à entendre que, si ce voyageur n’avait pas prêté foi trop légère-
ment aux discours de personnes mal informées, il avait au moins
eu le tort de trop généraliser des faits exceptionnels. Je dois dire,
( 101 )
pour mon compte, que les renseignements que j’ai été à meme
de prendre à ce sujet, dans les lieux où la coca est le plus en
usage, m’ont démontré que la mastication de cette feuille produit
quelquefois de mauvaises conséquences chez les Européens qui
n’en ont pas contracté l’habitude dès leur jeunesse, et dans deux
ou trois cas, j’ai cru pouvoir rattacher à l’abus de cette mastica-
tion une aberration particulière des facultés intellectuelles, ca-
ractérisée par des hallucinations; mais, dans les pays que j’ai
visités, jamais je n’ai vu les choses arriver au point signalé par
M. Poeppig. »
Je croyais avoir épuisé tous les documents qui avaient paru sur
la coca, sans penser que l’étude de cette plante est à l’ordre du
jour depuis les publications de MM. Mantegazza et Niemann. En
effet, on vient de me communiquer un travail de M. le docteur
Rossier qui contient une série d’expériences faites par ce praticien
sur lui-même, dans un but physiologique. Elles paraissent avoir
été conduites avec jugement et bonne foi, et méritent d’autant
plus d’être citées, qu’elles s’éloignent, dans quelques points, de
celles que nous avons rapportées.
M. Rossier a reçu ses feuilles de la pharmacie Erba, à Milan,
sans s’enquérir de leur mode de conservation, ni de la date de
leur récolte, ce qui, comme nous l’avons fait observer, peut avoir
exercé une influence sur les résultats obtenus. Il a fait usage de
la coca sous forme de mastication et de décoction, et reconnaît
que ces deux modes d’administration ne produisent pas des effets
identiques. Il distingue aussi l’action des petites doses et des
grandes, et, tout en avouant que les propriétés physiologiques
attribuées à cette substance lui paraissent avoir été exagérées, il
n’en convient pas moins qu’elles sont assez réelles pour lui assi-
gner une place utile parmi nos agents thérapeutiques.
Mâchée à la dose d’un à trois grammes, il a trouvé que la coca
activait d’abord considérablement la salivation, mais que cette
sécrétion diminuait plus tard, à mesure que se développait une
sécheresse très-désagréable ressentie à la gorge.
Ensuite, il éprouva invariablement une chaleur douce, un
bien-être à l’épigastre qui dura pendant tout le temps qu’on pro-
( 102 )
longeait la mastication et qu’il compare à la chaleur bienfaisante
que produit un verre de vin pris à jeun. Si l’on élève un peu les
doses, cette impression s’irradie de l’estomac dans tout le corps,
et quoique assez subtile, elle n’est point l’effet de l’imagination.
Enfin, un dernier exemple des petites doses est la résistance à la
fatigue; il a pu le constater très-souvent dans des courses pénibles
ou de longue durée, et toujours avec le même résultat, mais ja-
mais au point que Font avancé d’autres auteurs.
La décoction de petites doses, prise chaude, a des effets un
peu différents ; la sécrétion excessive de la salive et la sécheresse
de la gorge manquent entièrement; le bien-être est moins localisé
à Fépigastre et, en revanche, plus sensible dans tout le corps.
Si l’on mâche de plus fortes doses de coca ( îo à 50 grammes)
à la suite des symptômes initiaux, il se produit, d’après M. Rossier,
une série d’effets, qu’il considère comme un narcotisme d’un ordre
particulier et que d’autres auteurs avaient déjà signalé.
« Le sentiment de bien-être, » dit-il, « subtil et indéfinissable,
répandu dans le corps, va en augmentant. Il se traduit par un
grand calme, par un laisser-aller qu’on ne peut définir que par le
mot de 'paresse. En effet, ce n’est pas que la faculté de se mouvoir
fasse défaut, mais c’est le besoin, le vouloir qui manquent. L’es-
prit participe à cette indolence du corps. Chaque fois que j’ai
mâché la coca à cette dose, le sommeil de la nuit a été fort calme,
mais je me suis réveillé le lendemain avec des douleurs frontales
qui ont duré une partie de la matinée. En même temps la langue
était chargée, malgré l’intégrité de l’appétit.
» Une seule fois, je ne pus m’endormir qu’au bout de quelques
heures; je venais de mâcher trente grammes de coca, et l’état de
nonchalance et d'immobilité persistait au lit.
» Prise en décoction concentrée (chaude), j’ai poussé les doses
jusqu’à une demi-once (45 grammes) et une fois jusqu’à deux onces
(60 grammes). L’effet, en est plus prompt que par la mastication,
le calme corporel et moral est plus complet. Au bout d’une demi-
heure, j’ai les yeux fatigués, la lumière me gêne et je remarque
une légère dilatation des pupilles : ce dernier phénomène ne s’est
produit qu’une seule fois. En même temps les mains étaient bru-
( 105 )
lantes. Deux fois, ayant écrit dans cet état ce que je ressentais,
j’ai remarqué le lendemain avec étonnement, que j’avais tracé des
caractères presque illisibles et cependant, en les déchiffrant, les
mots exprimaient parfaitement ce que j’avais voulu dire. Je ne sais
si ce phénomène est purement accidentel. »
M. Rossier ajoute que jamais la coca, prise en décoction le soir ,
ne lui a laissé le lendemain cette céphalalgie frontale et cet état
de la langue qu’elle a toujours produits chez lui quand il la mâ-
chait à doses élevées. L’appétit n’a jamais diminué, cependant le
besoin de le satisfaire a été moindre, et, plaçant ce dernier fait en
regard des exemples d’abstinence cités au Pérou, il pense que
ceux-ci se reproduiraient difficilement chez des Européens.
Aucune des autres fonctions n’a offert de phénomène particu-
lier; il n’a remarqué ni augmentation, ni diminution de la transpi-
ration ou de la sécrétion urinaire.
Enfin, parmi les expériences entreprises par M. le docteur Ros-
sier, celles relatives à l’influence de la coca sur le pouls ne sau-
raient être passées sous silence, quoique peut-être modifiées par
des causes idiosyncrasiques, car les résultats en sont opposés à
ceux que nous avons rapportés jusqu’ici.
« Pour ce qui concerne le pouls, » dit-il , « je ne prétends pas à
une grande exactitude, n’ayant pas tenu compte d’une foule de
circonstances, qui doivent être notées soigneusement pour arriver
à un résultat scientifique. Voici toutefois ce que j’ai trouvé après
un grand nombre d’expériences : Mâchée à petites ou à hautes
doses, à jeun, et dans une immobilité complète, la coca produit
toujours sur moi un ralentissement du pouls, appréciable parfois
au bout de cinq minutes, d’autres fois au bout de dix à quinze mi-
nutes. La durée de ce ralentissement varie suivant les doses. Ainsi,
avec deux grammes environ , il atteint son maximum au bout de
quinze à vingt minutes, et le pouls ne revient à l'état normal
qu’au bout de trente-cinq minutes et plus.
» La décoction prise chaude, produit au commencement un
effet contraire. Ainsi, au bout de la première minute, le pouls
monte de deux pulsations environ, s’il était, par exemple, à quatre-
vingt-quatre avant l’expérience, il monte à quatre-vingt-six. Au
( 104 )
bout de cinq minutes, il redescend à quatre-vingt-cinq, au bout
de dix minutes à quatre -vingt-deux, de quinze minutes à quatre-
vingt et un , de vingt-cinq minutes à quatre-vingt, etc., et ne recom-
mence à remonter qu’au bout d’un temps variable. Il en est de
même pour la décoction bue à froid : pendant les premières mi-
nutes, accélération puis ralentissement de pouls; mais, selon les
doses, ce ralentissement varie et persiste plus ou moins longtemps.
Je le répète, malgré leur nombre, je ne donne pas ces observa-
tions pour tout à fait concluantes, n’ayant pas satisfait à toutes les
conditions dans lesquelles doit se placer l'expérimentateur. Cepen-
dant elles diffèrent si complètement par leurs résultats de celles
de M. Mantegazza qu’il serait intéressant d’élucider cette question
par de nouvelles recherches faites avec toute l’exactitude néces-
saire. »
Il ne me restait plus qu’à m’assurer si réellement les feuilles
de coca, conservées sans précautions, pendant plus de dix-huit
mois, perdaient tout à fait leurs qualités, comme l’affirment les
Indiens. A cet effet, j’ai mis à profit celles que la Société impériale
d’acclimatation m’avait confiées, qui se trouvaient dans ce cas, et
dont j’avais cherché à tirer parti sous le rapport analytique.
M. le professeur Claude Bernard auquel j’en remis une partie,
ainsi que l’extrait aqueux qu’on en avait obtenu, a bien voulu
faire les expériences suivantes, en vue de leur influence présumée
sur le système sanguin et sur la nutrition.
PREMIÈRE EXPÉRIENCE.
« On a pris deux grenouilles de même grosseur également vivaces.
On a introduit sous la peau de Tune environ vingt centigrammes d’ex-
trait de coca. Les deux grenouilles ont été fixées sur des plaques de
liège; le cœur a été mis à découvert. On a compté le nombre de batte-
ments, immédiatement après, on a trouvé le même nombre chez les
deux grenouilles. »
On a de nouveau observé une demi- heure, une heure, deux
heures après, sans trouver aucune différence.
( 103 )
DEUXIÈME EXPÉRIENCE.
« On a pris deux jeunes lapins d’environ six semaines, de même gros-
seur, tous les deux bien portants, et on les a mis à jeun.
» Au bout de deux jours, on a ingéré au moyen d’une sonde et d’une
seringue dans l’estomac d’un de ces lapins, deux grammes d’extrait de
coca dissous dans vingt-cinq grammes d’eau.
» On a ingéré à l’autre lapin, par le même procédé, deux grammes
d’extrait de réglisse dissous dans vingt-cinq grammes d’eau. Les deux la -
pins sont morts en même temps, deux jours après cette ingestion, c’est-
à-dire quatre jours après avoir été privés de nourriture. »
Ces résultats complètement négatifs, de même que ceux obte-
nus dans l'hospice de Bicêtre, et relatés dans le chapitre de théra-
peutique, ne me paraissent point infirmer les observations pré-
cédentes; ils prouvent seulement la disparition des principes actifs
dans la coca employée, et la nécessité absolue de recourir à un
mode de conservation plus rationnel, pour l’avenir, si l’on veut
obtenir des résultats comparables.
Toutefois, en admettant la vérité des faits que nous avons en-
registrés plus haut, su disent -ils pour fournir des données cer-
taines sur la nature intime de l’agent qui réside dans la coca?
La solution de ce problème pourra paraître douteuse à quelques
personnes, sauf plus ample informé, et je suis assez disposé à me
joindre à leur scepticisme, d’autant plus que la question est beau-
coup plus compliquée qu’elle ne le paraît au premier coup d’œil.
En effet, jusqu’à ce jour, on a entrepris souvent des expériences,
non-seulement avec une substance organique facilement altérable,
mais même avec des préparations de cette substance différentes
les unes des autres. Or les travaux analytiques nous semblent in-
diquer que, suivant le mode de préparation, la composition et la
proportion des principes peut varier et que, par conséquent, il est
peu judicieux d’apprécier leurs effets sans partir de bases fixes.
Aussi que voit-on? M. de Tschudy d’une part et M. Rossier de
l’autre, s’étayant des symptômes produits par la macération buc-
cale à fortes doses, ou la décoction concentrée, en inférer que la
( 106 )
coca tend à dilater la pupille, phénomène qui rapproche Faction
de ce végétal de celle du datura et de l’atropine, tandis que
M. Niemann, qui a employé la cocaïne pure, n’aperçoit aucune di-
latation de cet organe et en conclut que l’absence de ce symptôme
la distingue de l’atropine. Nous avons pu juger, en outre, des dif-
férences notables qu’apportaient dans les effets produits les doses
plus ou moins élevées de la substance ou 1 influence de l’habitude.
Mais il est bien d’autres conditions qui peuvent faire varier les
résultats. 11 en est une en particulier à laquelle on n’a pas fait en
général attention jusqu’ici et qui me paraît cependant avoir joué
un rôle assez important, c’est la suivante :
La plupart des observateurs qui admettent que la coca stimule
l’activité du système sanguin conviennent que, portée à fortes
doses, elle favorise des congestions à la tête.
Or ces congestions vers le centre nerveux cérébral peuvent dé-
velopper des symptômes opposés, suivant qu’elles sont actives ou
passives .
J’appelle congestion active la circulation du sang dans le réseau
vasculaire cérébral , sans gêne de la circulation veineuse des jugu-
laires, et congestion passive celle où l’afflux du sang à la tête
s’accompagne d’une gêne dans le retour du sang au cœur. Dans le
premier cas, il y a excitation activée, mais normale, du centre
nerveux cérébral, sans compression concomitante morbide de
cet organe. Dans le second, il y a stase du sang dans le réseau
vasculaire qui environne le cerveau et qui, ne pouvant se dilater
du côté du crâne, comprime la substance médullaire en en affai-
blissant les fonctions. Ces deux résultats peuvent dépendre de
diverses causes agissant sur le centre circulatoire. C’est en particu-
lier ce que détermine l’activité ou le repos du système musculaire
de la vie de relation. Si la personne qui fait usage de la coca
exerce en même temps ses muscles, la circulation générale est
activée et, par conséquent, la circulation de la tête participe à
cette activité, tout en restant jusqu’à un certain point dans un état
normal, et sans compression maladive du cerveau: si, au con-
traire, le système musculaire est au repos, la circulation générale
est plus ou moins gênée, par suite de la disproportion qui s’établit
( 107 )
entre le sang artériel poussé par le ventricule gauche du cœur et
le sang veineux repassant par le ventricule droit, dès lors stase
du sang dans les veines jugulaires et compression abnorme du cer-
veau. Aussi voit-on les personnes en mouvement n’éprouver que
l’effet tonique de la coca sur les fonctions nerveuses, sans trouble
concomitant des fonctions cérébrales ou pulmonaires et sans avoir
besoin de sommeil; tandis que celles qui se réduisent au repos
physique, éprouvent les symptômes que l’on a désignés par les
mots de paresse, de somnolence, d’apathie et d’ivresse eocaline,
une gêne de la circulation pulmonaire qui se traduit par des sou-
pirs, une influence spéciale sur les organes de la vue qui se des-
sine quelquefois parla dilatation de la pupille, etc., etc.
Des remarques analogues pourraient être faites, suivant la po-
sition donnée au corps, pendant l’administration de la coca, sans
parler des influences morales et de l’idiosyncrasie du sujet, toutes
circonstances qui dominent les résultats et qui les font varier d’une
manière extraordinaire.
En attendant la solution définitive du problème, je ne puis
m’empêcher de considérer, pour le moment, comme plus spécieuse
qu’aucune autre, l’hypothèse qui attribuerait à l’ensemble des prin-
cipes de la coca des propriétés stimulantes directes sur le système
nerveux en général, et en même temps une action plus ou moins
spéciale sur certaines parties de ce système, telles que les nerfs
moteurs ou ceux de l’estomac.
L’influence excitante sur l’ensemble du système nerveux, si
l’on en juge par les rapports d’hommes consciencieux et compé-
tents, paraîtrait être en effet non moins évidente, quoique moins
prompte que celle du calorique, considéré comme un des proto-
types de la stimulation directe.
L’action spéciale sur les nerfs des muscles de la vie de relation
nous semble avoir été constatée d’une manière assez positive en
Amérique, pour qu’on ne puisse la mettre en doute. Seulement il
ne faut pas s’attendre chez nous, et surtout chez les habitants des
plaines, à des résultats aussi surprenants que ceux qui nous sont
fournis par les relations du Pérou ; car il existe sur les plateaux
élevés des Andes une influence atmosphérique adjuvante dont
( 408 )
on fait journellement l’expérience dans nos Alpes, à une altitude
de trois à cinq mille pieds; e’est-à-dire que, indépendamment de
toute autre cause, les fonctions du système musculaire y sont na-
turellement très-activécs, au point qu’on peut y faire des courses
de plusieurs heures sans fatigue ni malaise, tandis qu’on n’aurait
pu exécuter le même exercice dans la plaine sans en éprouver des
conséquences pénibles. Cette influence de la coca sur les fonctions
musculaires ne paraît point être aussi fugitive que l’est celle pro-
duite par les stimulants diffusibles ordinaires , et elle n’est pas suivie
d’une faiblesse consécutive en rapport avec les efforts déployés.
Mais ce qu’il y a de plus remarquable dans cette action, c’est qu’elle
ne trouble pas d’une manière sensible l'harmonie des mouvements,
comme le fait l’alcool; aussi, meme pendant l’ivresse cocaline la
plus avancée, la titubation paraît être un phénomène qui lui est
étranger.
Quant à l’action de la coca sur les nerfs qui président à la di-
gestion, elle semble également confirmée par la plupart des ob-
servateurs, sans qu’il paraisse se développer d’irritation aiguë
dans l’estomac, et tout en stimulant les fonctions de cet organe,
lorsqu’elles sont languissantes, elle les régularise lorsqu’elles sont
troublées.
Il est plus difficile de se rendre compte de son influence sur
l’estomac à jeun, quoique cette influence ne paraisse pas pouvoir
être niée.
En opposition avec l’opium, la coca serait donc plutôt favorable
à l’insomnie qu’au sommeil; elle ne provoquerait pas presque con-
stamment, comme lui, la soif, les vertiges, les nausées, les vomis-
sements, un affaiblissement musculaire, et, d’autre part, elle
calmerait les douleurs nerveuses de l’estomac et des intestins sans
troubler, comme lui, les digestions.
En opposition avec la belladone, le datura et lajusquiame,
elle ne paraîtrait pas non plus favoriser les vertiges , les nausées,
les vomissements, les constrictions nerveuses de la gorge, ni l’ir-
régularité des fonctions musculaires.
Elle se rapprocherait davantage du Haschisch (extrait du Canci-
bis indica ), sous le rapport des symptômes congestifs cérébraux,
( 109 )
déterminés par son abus; mais elle en différerait, en ce que le
Haschisch, pris après le repas, parait troubler la digestion; qu’il
développe, suivant M. Moreau, des contractions tétaniques des
muscles et qu’il amène, au dire de M. Aubert Rocbe, une faim ca-
nine, ou provoque le sommeil lorsqu’il est pris à fortes doses.
Les végétaux qui présenteraient, à certains égards, le plus d’ana-
logie avec la coca seraient le Cath d’Abyssinie et de l’Yémen, arbris-
seaux de la famille des célastrinées; le premier connu sous le nom
de Calha Forskalii (Ricli., Flor. Abyss.) ou de Celaslrus Tsaad
( Ferre t et Galinicr), le second sous celui de Catha ou Celaslrus
edulis.
Les mahométans riches de ces pays en mâchent habituelle-
ment les jeunes feuilles et les bourgeons à l’état frais. On en fait
aussi usage sous forme d’infusion, en guise de thé.
Au rapport de MM. Fcrret et Galinicr ], l’infusion des feuilles
du Celastrus Tsaad , serait un excitant énergique, et, mangées
crues, elles détermineraient une légère ivresse.
Suivant M. Rotta 2, les feuilles du Celaslrus edulis, mâchées
fraîches, jouiraient aussi d’une propriété excitante et détermine-
raient également une légère ivresse, dans laquelle on aurait des
rêves aussi frappants que la réalité. Elles reposeraient de la fati-
gue, ôteraient le sommeil et feraient que Ton aime à passer la plus
grande partie des nuits dans une tranquille et agréable conversa-
tion. « Aussi, » ajoute-t-il, « il n’y a pas d'hommes qui dorment
si peu que les Yéméniens, et cependant leur santé ne parait pas en
souffrir, car les exemples de longévité sont communs dans ce pays.
» Les propriétés stimulantes du Calh sont telles que les cour-
riers envoyés pour porter des messages pressés, marchent sou-
vent plusieurs jours de suite, sans prendre d’autre nourriture ni
soutien que les feuilles de cette plante, dont ils portent avec eux
un paquet pour le manger en route. »
11 est à regretter que les voyageurs ne nous aient pas fourni de
documents scientifiques plus détaillés à ce sujet.
1 Voyage en Abyssinie , tome 111, pag. 109, 5 vol. in-8°. Paris, 1847.
2 Relation d'un voyage dans l’Yémen , 1 broch. in-8°. Paris, 1837. Voy. Bul-
letin de la Société de géographie, 2,ue série, tome XII, pag. 369. Paris, 1839.
( no )
CHAPITRE IX.
ACTION PROPHYLACTIQUE.
Quel que soit le jugement que Ton veuille porter sur les effets
divers, déterminés parles principes isolés contenus dans la coca,
en admettant la réalité de quelques-uns des faits que nous venons
de citer, il n’en est pas moins positif que dans son ensemble cette
feuille exerce une influence tonique plus ou moins durable sur le
système nerveux, et que, par conséquent, elle fournit à l imité
vitale les moyens de lutter avec avantage contre les agents exté-
rieurs nuisibles qui tendraient à l'affaiblir ou à la détruire, en un
mot, qu’elle doit jouir, jusqu’à un certain point, d’une faculté
pro phylac tique précieu se.
En effet, nous avons fait remarquer qu’elle permettait aux ha-
bitants des plateaux des Andes de résister au froid, à l’humi-
dité et à toutes leurs conséquences. Aussi voit -on plusieurs des
auteurs qui relatent ces faits, tels que Nolasco Crespo, Mante-
gazza, etc., etc., recommander son emploi aux voyageurs dans les
régions polaires, comme un moyen infaillible de combattre effi-
cacement le froid et les intempéries.
du Pérou, pour éloigner l'influence pernicieuse des émanations
métalliques, mercurielles ou arsenicales, et quelques faits récents
semblent lui conférer le privilège de prévenir les individus contre
les miasmes marécageux. M. Mantegazza cite en particulier le cas
d’un Anglais, âgé de trente-neuf ans, dont la constitution robuste
avait été ébranlée par des excès vénériens, et qui parcourait, dans
la saison des pluies, des pays boisés de la confédération Argen-
tine , où les fièvres paludéennes se développent avec la plus grande
facilité. Forcé, pendant plusieurs jours, de dormir sur le sol hu-
mide, il ne pouvait échapper à l’influence des marais et même
n’ayant à sa disposition ni quinine, ni quina, il éprouvait déjà les
( 111 )
symptômes précurseurs du chucho , lorsque son guide lui conseilla
de boire chaque jour un petit verre d’une infusion de coca dans
l’eau-de-vie. Il suivit ce conseil et, après deux doses, se trouva
débarrassé de tous les accidents, en meme temps qu’il ressentit
une réaction très-marquée sur les organes génitaux. Dès lors, et
pendant tout son voyage, il continua le même régime et conserva
intacte sa santé, au centre de l’infection paludéenne.
Sans rappeler ici ce que nous avons dit de l’emploi de la coca,
comme préservatif temporaire des effets débilitants produits par
une alimentation insuffisante et par conséquent des ressources
qu’elle pourrait offrir dans certains cas de naufrages, ou de voyages
à travers des déserts, où les provisions de vivres font quelquefois
défaut, nous nous bornerons à mentionner une circonstance où
elle paraît avoir rendu de véritables services , savoir : contre les
accidents qu’on désigne en Europe, sous le nom de mal de mon-
tagne et au Pérou, par ceux de Soroché et de Veto. Ces accidents
se font sentir souvent avec beaucoup de violence, chez la plupart
des étrangers, qui, des bords de la mer ou des plaines orien-
tales s’élèvent brusquement sur les hauteurs des plateaux du
Pérou et de la Bolivie, où ils éprouvent une dyspnée angoissante,
des palpitations, des vertiges, quelquefois des tremblements,
des lipothymies et des hémorragies capillaires que les moindres
efforts musculaires suffisent pour aggraver. Or le docteur Tsehudy
nous apprend que, appelé à parcourir les sommités des Andes, il
en avait été fort incommodé et que son guide indien lui avait
suggéré l idée de recourir à la coca, comme à un prophylactique
des plus efficaces. « Les Indiens, » dit-il, « soutiennent que l’usage
de la coca est le meilleur moyen de prévenir la dyspnée, qu’on
ressent dans les montées rapides de la Cordillère et de la Puna. »
Je m’en suis positivement convaincu par ma propre expérience.
« Étant dans la Puna, à une hauteur de quatorze mille pieds
(4,547 mètres), j’en buvais toujours une forte infusion avant de
sortir pour aller à la chasse. De cette manière je pouvais, pendant
toute la journée, grimper sur les hauteurs et poursuivre le gibier
agile, sans éprouver plus de difficulté à respirer que si j’eusse
marché rapidement le long de la côte, et cependant je ne souffrais
( U2 )
d’aucune excitation cérébrale, ni d’aucun des malaises que d’au-
tres voyageurs ont remarqués. Peut-être cela tenait-il à ce que je
faisais usage de cette infusion dans la région froide de la Puna ,
où le système nerveux est beaucoup moins irritable que dans le
climat des forêts. »
Sur ce point, le témoignage de M. Angrand n’est pas moins favo-
rable, seulement il avait recours à la mastication de la feuille et
croit avoir observé qu’en tenant une petite pierre dans sa bouche,
cela produisait sur lui un effet analogue , en l’empêchant de res-
pirer brusquement un volume d’air trop considérable.
En définitive, les considérations, que je viens de résumer, sur
les applications rationnelles de la coca à l’hygiène nous font mieux
comprendre comment, sous la domination espagnole, la malheu-
reuse population indienne, condamnée aux travaux des mines,
put échapper à un anéantissement total, grâce à l’emploi journa-
lier de cette plante, que scs avides exploiteurs lui distribuaient
dans un but purement égoïste. On s’explique ainsi comment les
patriotes indigènes, lors de la guerre de l’indépendance, purent,
malgré leur infériorité militaire, parvenir à vaincre les troupes
espagnoles, qui, bien que mieux disciplinées et courageuses, suc-
combèrent faute de coca aux fatigues et au manque de vivres,
tandis que leurs adversaires supportèrent sans peine, à l’aide de
la précieuse feuille, les intempéries, la disette et les marches les
plus rapides et les plus lointaines. On conçoit l’espèce de véné-
ration intéressée qu’éprouve pour elle le peuple péruvien, lors-
qu’on réfléchit que ce n’est qu’avec son secours qu’il peut lutter
contre les rigueurs d’un climat de montagnes et contre les pri-
vations de tous genres auxquelles il est soumis; on conçoit enfin
qu’il se soit trouvé des auteurs, qui dans leur enthousiasme irré-
fléchi, ont cru pouvoir conseiller la généralisation de son emploi
dans la marine et les armées européennes, sans se préoccuper
le moins du monde des frais que ccttc innovation devrait occa-
sionner, ni même de l’impossibilité de son exécution dans l’état
actuel de la culture et du commerce de la plante.
( 113 )
CHAPITRE X.
ACTION THÉRAPEUTIQUE.
Le traitement rationnel des maladies, ne pouvant se baser que
sur les modifications qu’apportent les agents physiologiques aux
troubles organiques ou fonctionnels, il est naturel de mettre à
profit les renseignements que nous venons de recueillir sur la
coca, pour en faire une application à la thérapeutique.
Sans doute, les auteurs américains anciens avaient pu nous
fournir quelques données empiriques précieuses, mais ce n’est
que dans ces derniers temps que l’on a commencé à diriger con-
venablement l’emploi de ce remède, et, il faut le reconnaître,
nous le devons aux indications fournies par MM. Unanué, de
Tschudy, Weddell et surtout au professeur Mantegazza. C’est, en
effet, ce dernier qui a ouvert une voie scientifique à ce genre de
recherches, et nous nous appuierons principalement sur elles,
dans les premières appréciations que nous suggère l’étude de ce
nouvel agent thérapeutique.
Les Indiens l’employaient, sous forme d'infusion chaude,
comme panacée universelle, dans toutes leurs maladies, soit in-
ternes, soit externes. M. fiolognesi leur a même vu appliquer
la coca chiquée sur l’extrémité supérieure du péroné, où l'on
éprouve souvent une douleur vive, dans les courses rapides et
prolongées à travers les montagnes, et il s’est assuré de l’efficacité
de ce remède empirique pour faire cesser promptement une dou-
leur qui gène considérablement la marche.
filas Valera, cité par Garcilaso, se borne à dire que la coca
préserve de plusieurs maladies; que, réduite en poudre, elle a la
propriété spécifique d’empêcher les plaies de s’envenimer, de
guérir les vieilles blessures où les vers commencent à s’introduire,
de renforcer les os rompus, de réchauffer le corps, de raffermir
les gencives et de calmer les douleurs dentaires.
Tome XII.
8
( 114 )
Don Alonzo de la Pena Monténégro rapporte que les Espa-
gnols s’en servaient pour combattre les fluxions, les rhumatismes
et pour conserver les dents.
Julian considère la coca comme propre à réparer les forces
épuisées, h ranimer les facultés intellectuelles et à fortifier l’es-
tomac. Aussi en conseille-t-il l’usage aux hommes de lettres, non
moins qu’aux métiers fatigants, et il cite à cette occasion l’exemple
d’un savant missionnaire qui, cruellement tourmenté par l'hypo-
condrie, n’eut besoin que de recourir à l’infusion de coca pour
rétablir complètement les fonctions de son estomac.
Le docteur Unanué recommande également la coca pour la con-
servation des dents; comme sudorifique, sous forme d’infusion,
et, sous forme de mastication, pour fortifier l’estomac, dissiper
les obstructions , ainsi que les coliques bilieuses. Il ajoute qu’on
lui accorde le pouvoir de guérir les fièvres quartes et de prévenir
la syphilis , mais il reconnaît n’en avoir pas fait l’expérience. —
En application extérieure, sous forme de cataplasmes ou de fo-
mentations, elle diminuerait ou ferait cesser les douleurs locales
rhumatiques.
M. Martin de Moussy, qui trouve dans cette feuille beaucoup
des qualités du café et du thé réunies, considère son emploi comme
fort utile dans les indigestions et dans les embarras gastriques.
M. de Martius, dans son Voyage au Brésil , pose en principe
qu’en raison de ses effets toniques, calmants et nutritifs avérés,
la coca mérite d’être introduite dans les matières médicales euro-
péennes, et qu’elle agit avantageusement dans les faiblesses d’es-
tomac, dans les obstructions, dans les coliques qui en proviennent,
dans l’hypocondrie, dans l’anorexie.
M. flolognesi, sans être médecin, rn’a aussi cité le fait d’un de
ses amis qu’il avait laissé à Aréquipa , souffrant de douleurs d’es-
tomac, de troubles de digestions, et qui, malgré tous les traite-
ments employés, non-seulement n’avait pu s’en débarrasser, mais
avait failli y succomber. A son retour, il le retrouva entièrement
rétabli, et il avait dû sa guérison à l’usage exclusif de la coca
mâchée.
M. le docteur Mantegazza aurait constaté l’efficacité de la coca
( HS )
dans les maladies des dents, et surtout dans celles des gencives
avec engorgement scorbutique. Il en emploie, dans ces cas, Fin-
fusion froide concentrée, et la poudre mélangée avec du miel ro-
sat, comme dentifrice.
Quant à Faction qu’elle exerce sur l’estomac malade, elle serait
d’autant plus remarquable que, tout en facilitant les fonctions
de cet organe, ainsi que nous l’avons dit précédemment, elle di-
minuerait la sensibilité maladive de la muqueuse gastro -intesti-
nale.
Ce praticien n’hésite pas à affirmer qu’elle est supérieure, par
ses qualités digestives, au maté, au café, au thé et aux autres
boissons chaudes connues , que Fon prend après le repas et qui ,
dans les pays intertropicaux , détermineraient souvent de véri-
tables irritations inflammatoires de l’estomac. Il a donc conseillé
la coca aux jeunes gens et aux individus robustes aussi bien
qu’aux vieillards et aux convalescents; aux Indiens aussi bien
qu’aux nègres, aux blancs, aux métis de toutes couleurs. Il la
recommande spécialement aux personnes dont les digestions sont
lentes, difficiles ou douloureuses, dans les gastralgies aiguës, les
névroses si variées de l’estomac, la dyspepsie, les affections spas-
modiques, etc,, etc, , etc., et dans l’entéralgie simple ou fîatulente.
Elle lui a paru également utile, dans les diarrhées qui succèdent
aux mauvaises digestions et qui s’accompagnent presque toujours
de douleurs, en excluant seulement les cas d’inflammation aiguë.
Une légère irritation de l’estomac et des intestins ne contre- indi-
quent pas son usage.
Dans les maladies de l’estomac, il administre les feuilles de
coca, après le repas, sous forme d’infusion, à la dose d’un denier
(1 gramme 20 centigrammes) à un denier et demi (1 gramme
80 centigrammes) ; mais il insiste sur son emploi prolongé pen-
dant plusieurs mois, lorsqu’il y a faiblesse et lenteur habituelle de
la digestion. — Beaucoup de personnes préfèrent la seconde infu-
sion à la première, comme étant moins forte et plus délicate. —
Pour les femmes irritables et pour les personnes très-nerveuses,
on trouve parfois de l’avantage à y ajouter quelques feuilles d’oran-
ger.
( MO )
Dans les entéralgies, ou les coliques très -douloureuses, on
l’administre sous forme de boisson ou en lavement. Dans ce
dernier cas, on concentre davantage l’infusion : un dragme pour
quatre onces d’eau bouillante (5 grammes 75 centigrammes pour
120 grammes), et ce petit volume du liquide permet de le garder
plus longtemps. Si une première injection chaude ne suffit pas
pour calmer les douleurs, on la répète de demi-heure en demi-
heure, en se servant de la meme feuille pour deux ou trois in-
fusions successives.
Dans la convalescence des maladies prolongées, lorsque les
toniques ordinaires ne sont pas bien supportés, il sera convenable
d’essayer la coca, puisqu’elle tend à rétablir les forces du malade
de deux manières, soit en facilitant la digestion, soit en fortifiant
le système nerveux.
L’action de cette substance sur l’axe cérébro-spinal est non
moins importante et plus mystérieuse que celle qu’elle exerce sur
les organes digestifs. Que la feuille de Y Erythroxylon suspende ou
ralentisse la destruction des tissus, ou qu’elle augmente l’activité
des nerfs, il est certain, comme nous l’avons fait pressentir,
qu’elle soutient l’unité vitale, et que son influence bienfaisante,
profonde et prolongée, pourrait modifier d’une manière durable
les fonctions des centres nerveux. Dans ce cas, il n’v aurait
contre-indication de son emploi que lorsqu’il existe de véri-
tables congestions actives vers ces régions, ou des inflammations
bien caractérisées de ces organes, ou une altération organique
de la pulpe nerveuse centrale. — Ainsi la coca semble pouvoir
être administrée avec avantage dans toutes les circonstances où
un trouble nerveux paraît dépendre d’un état général de faiblesse
ou d’ataxie, dans les irritations simples de la moelle épinière, les
convulsions idiopathiques, les engorgements avec éréthisme de la
sensibilité, les grandes prostrations nerveuses, dans l’hypocondrie
et le spleen.
M. Mantegazza en a même fait usage dans les aliénations
mentales, s’accompagnant de symptômes de mélancolie, et en
recommande chaudement l’essai aux praticiens qui, dans ces cas,
ont recours parfois à l’opium; car, comme ce dernier, elle pour-
( U7 )
rait vraisemblablement produire des effets calmants sans troubler
les fonctions de l’estomac.
Enfin, il a observé quelques cas de pollutions nocturnes et
diurnes, provenant d’une faiblesse des organes génitaux, qui
le repas, et il est disposé à croire que les qualités aphrodisiaques,
qu’on lui attribue assez généralement, peuvent en indiquer l’appli-
cation aux cas d’impuissance.
Sans attendre le résultat de l’analyse chimique qui a fait con-
naître la cocaïne, M. Mantegazza conseillait aux malades d’en faire
usage en infusion, ou, si cela ne répugne pas, de la chiquer, à la
dose d’un dragme (8 à 9 grammes) par jour, comme étant le mode
d’emploi le plus favorable.
Lorsqu’on voudra agir énergiquement sur le système nerveux,
on pourra avoir recours h la poudre des feuilles, d’un à quatre
dragmes (9 à 15 grammes), ou à Y extrait hydro-alcoolique , à la
dose de cinq à dix grains (25 à 50 centigrammes) par jour, et
augmenter graduellement les doses jusqu’à trente grains ( 1 gramme
50 centigrammes). La teinture alcoolique est aussi une préparation
très-active.
11 n’a jamais associé l’infusion de la coca qu’avec des aromati-
ques ou avec du sous-nitrate de bismuth , quand il en a fait usage
en pilules.
A l’appui de quelques-uns des emplois médicaux de la coca,
M. Mantegazza rapporte plusieurs histoires de malades, courtes,
mais assez concluantes. Elles concernent, presque toutes, des in-
dividus atteints de lésions plus ou moins chroniques des fonctions
digestives, provenant soit d’imprudences prolongées, d’excès de
régime ou de conduite, soit d’une convalescence longue et difficile.
Chez la plupart prédominait un état d’adynamie ou d’ataxie ner-
veuse. Tous les sexes, toutes les races s’y trouvent représentés,
les Italiens aussi bien que les Américains ou les Espagnols.
Sans les citer ici textuellement, pour éviter les longueurs, je
ferai remarquer que, loin que le traitement paraisse avoir été
dirigé d’une manière exclusive, comme le font souvent des pra-
ticiens enthousiastes, les appréciations de M. Mantegazza me
( 418 )
semblent présentées avee réserve, et quoique disposé à regarder
l’usage de la coca comme positivement indiqué dans plusieurs
maladies nerveuses, souvent rebelles, telles que la chorée, l’hy-
drophobie et le tétanos , il convient franchement que l’expérience
seule peut en décider et que la sienne lui a fait défaut jusqu’à
ce jour.
J’irais même plus loin que lui, et je m’étonne qu’il n’ait pas
songé à faire aux paralysies musculaires l’application d’un remède,
dont l’action sur les nerfs de la motilité paraît aussi remarquable.
En effet, ce serait, à mon avis, un des essais les plus rationnels
dans certains cas de paralysie, s’accompagnant d’un état d’atonie
ou d’un défaut d’harmonie entre les deux moitiés symétriques du
centre cérébro-spinal, sans ramollissement présumable de la pulpe
nerveuse, d’autant mieux qu’on n’aurait pas à se tenir en garde
contre les accidents toxiques, que peut amener l’usage imprudent
de certaines substances conseillées dans ces cas, telles que la
strychnine et l’arsenic.
Ce point de vue m’avait assez préoccupé pour m’engager à
mettre à profit une petite portion de la coca que m’avait confiée
la Société impériale d’Acclimatation, pour entreprendre quelques
essais thérapeutiques à l’hospice de Bicêtre, et MM. les docteurs
Léger et Marcet s’étaient empressés de m’offrir leurs services à
cet effet; mais soit que les propriétés de la coca eussent été dé-
truites par une exposition de plusieurs années à l’air, et l’impossi-
bilité de pouvoir en administrer des quantités suffisantes, soit la
chronicité avancée des maladies traitées dans cet asile de vieil-
lards, les résultats obtenus ont été nuis.
( 449 )
CHAPITRE XL
ACCLIMATATION.
Dans les chapitres précédents, je crois avoir démontré les avan-
tages probables que semble promettre l’emploi judicieux de la
coca, tant sous le rapport de l’hygiène que sous celui du traite-
ment d’un certain nombre de maladies.
Partageant les vues de ceux qui ont eu l’occasion de la mettre à
l’épreuve et m’étayant des expériences physiologiques observées,
je ne balance donc pas à croire que l’introduction de cette sub-
stance en Europe pourrait y rendre des services signalés, et que
les appréhensions des excès qu’on pourrait en faire ne sauraient
contre-balanccr les bénéfices apportés par son usage.
Toutefois, je ne pense pas que de longtemps elle puisse devenir
d’un emploi journalier et populaire , et il me paraît que son rôle
se bornera pour le moment à enrichir notre matière médicale.
Il est également probable qu’elle sera administrée chez nous
plutôt sous forme de macération, d’infusion aqueuse ou alcoolique
et d’extrait, que sous celle de masticatoire. Nos aliments , dans
la plupart des Etats européens étant en général plus azotés qu’au
Pérou , l’addition de sels alcalins ou de terres alcalines sera dès
lors superflue dans les circonstances ordinaires. Enfin, il est vrai-
semblable qu’elle ne sera pas non plus fréquemment employée
pour diminuer la faim.
Mais dans tous les cas, nous savons que, loin d’abréger la vie,
son emploi modéré tendrait au contraire à la prolonger, et que
l’action qu’elle exerce sur le système nerveux, sans épuiser les
forces musculaires, serait un excellent préservatif contre les in-
fluences nuisibles externes.
Employée comme médicament, la coca serait appelée à jouer
un rôle important dans le traitement des maladies nerveuses ac-
compagnées de faiblesses, surtout dans celles de l’estomac et des
( J 20 )
organes musculaires. Et, d’un autre côté, la stimulation énergique
qu’elle paraît exercer sur le système sanguin , nous tiendrait en
garde contre son emploi chez les malades d’un tempérament plé-
thorique, ou prédisposés aux congestions cérébrales et aux inflam-
mations aiguës. Il conviendrait aussi d’être prudent dans son admi-
nistration à fortes doses, ou d’une manière continue, et d’éviter
autant que possible les effets de l’habitude.
Au reste, le prix élevé auquel se maintiendra ce produit, en
raison des frais de culture et de transport, préviendra, plus sûre-
ment que toute autre raison, les écarts auxquels on pourrait sc
livrer, et empêchera que la coca ne devienne une cause de vice,
comme les alcooliques et le haschisch.
Cela dit, il nous reste à trouver les moyens, non-seulement de
faciliter son introduction dans nos pays, mais aussi de prévoir le
cas où, l'opinion éclairée des hommes de l’art s’étant prononcée
en sa faveur, l’usage s’en généraliserait dans la pratique médicale.
Or, la première question qui sc présente est de savoir si, dans
l’avenir, on pourra se procurer les feuilles de coca en suffisante
quantité pour satisfaire aux demandes, et cette question me pa-
raît loin d’être résolue.
En effet, nous avons vu que la culture de cet arbrisseau est
limitée à quelques régions des républiques de la Bolivie et du
Pérou, d’un accès très-difficile, que, de plus, le produit en est con-
sommé sur place, tout en sc maintenant à des prix élevés.
Qu’arriverait-il si les demandes extérieures en absorbaient une
quantité notable?
Sans doute l’industrie agricole indigène chercherait à prendre
un nouvel accroissement, une nouvelle activité, et nous souhai-
tons qu’elle le fasse dans l’intérêt de ces Etats; mais il est facile de
prévoir en même temps les obstacles sans nombre qui viendraient
l’entraver, pendant de longues années , sous une administration
qui n’a pas encore les éléments d’une organisation régulière, au
milieu de populations clair-semées, routinières et apathiques; sans
parler des difficultés matérielles qu’opposeraient à l’extension de
ce commerce la rareté des capitaux, l’insécurité des proprié-
taires, l’absence de bonnes routes, d’une navigation commode,
( 121 )
les distances immenses à parcourir, etc., etc. On doit donc s’atten-
dre, quoi qu’on fasse avec ce système, à une production insuffi-
sante, difficile à se procurer et à une élévation de prix qui ren-
drait inabordable l’usage un peu général de la coca.
Dans cette alternative, je pense que, sans nuire aux intérêts
légitimes des pays qui fournissent actuellement cette substance et
qui, à l’avenir, pourront nous en fournir davantage, il y aurait
convenance, dès à présent, à songer aux moyens de multiplier les
lieux de production , en rapprochant ceux-ci des foyers probables
de consommation en Europe, et en rendant leur accès plus facile,
à l’aide d’une acclimatation graduelle de la plante en dehors des
Andes; car c’est cette acclimatation, dans d’autres pays moins
excentriques, qui peut seule nous mettre à même de résoudre
le problème d’une manière satisfaisante.
4
L’entreprise est-elle possible, peut-elle devenir probable? je le
pense également, et voici les raisons sur lesquelles je base mes
espérances.
Nous avons dit que YErythroxylon coca était cultivé surtout
dans la zone de montagnes sub-andines, dont la température
moyenne est plutôt tempérée et égale. Nous avons aussi appris
qu’il prospérait spécialement dans les vallées exposées au soleil et
abritées contre les vents violents, vallées s’élevant, en Bolivie,
entre le seizième et dix-septième degré de latitude sud, jusqu’à six
mille six cents pieds (2,200 mètres), et que cet arbrisseau préfé-
rait une température moyenne de h- 15° C., à un degré plus élevé
de chaleur atmosphérique, enfin, qu’il redoutait par-dessus tout
la gelée, et que, par conséquent, il fallait éviter les localités où
le thermomètre pouvait s’abaisser à zéro dans certains moments.
D’autre part, il ressort des mêmes documents qu’il a besoin d hu-
midité dans les pays intcrlropicaux, et non-seulement d’une hu-
midité atmosphérique prédominante, mais subsidiairement d’un
arrosement artificiel, lorsque les pluies viennent à manquer; et
que c’est dans les terres siliceuses, schisteuses et argileuses, mais
légères et meubles, telles que celles qui proviennent des détritus
de schistes et de grès, où prospèrent les quinas, qu’il réussit de
préférence et non dans les terrains calcaires.
( 122 )
Ces conditions posées, si l’on trouve dans d’autres pays des
conditions semblables ou s’en rapprochant beaucoup, l’acclimata-
tion est possible. Il n’y a donc de contre-indication positive que
l’influence pernicieuse de la gelée ou de la sécheresse prolongée.
Et, remarquons que cette acclimatation serait d’autant plus fa-
cile et pkis probable, que nous avons affaire, non à une plante
sauvage, mais à un arbrisseau déjà domestiqué depuis des siècles;
car il est reconnu que l’état de domestication est favorable à l’ac-
climatation , chez les plantes aussi bien que chez les animaux. C’est
ce qui explique comment la coca a pu croître et se propager dans
les plaines du Brésil, bien qu’une température élevée au delà de
20° C. lui fût contraire, et ce qui nous fait espérer qu’il pourra éga-
lement s’acclimater plus tard, dans des localités dont la tempé-
rature, quoique inférieure à 15° C., serait plus ou moins égale,
sans jamais descendre à zéro. La preuve nous en est d’ailleurs
déjà fournie par celle plante elle-même, qui n’était primitivement
domestiquée que sous la latitude de Cuzco, vers le neuvième degré
de latitude sud, jusqu’à une hauteur ne dépassant pas cinq
mille pieds (1,600 mètres), mais qui, introduite en Bolivie, dont
la latitude est inférieure de quelques degrés, y prospéra assez
pour arriver à l’altitude de deux mille deux cents mètres.
Toutes les autres causes de succès ou de revers dépendent du
mode de culture et de la richesse du terroir, et, à cet égard, nous
possédons des données suffisantes pour qu’on puisse être guidé
convenablement.
Malgré cela, on conçoit que le nombre des localités, répondant
aux desiderata énumérés, ne soit pas considérable, et j’aurais été
assez embarrassé de les désigner, en ne consultant que les traités
de météorologie et de géologie, si, parmi les végétaux qui prospè-
rent dans le voisinage de la coca, l un d’entre eux ne fut venu me
mettre sur la voie delà solution du problème.
Les caféiers, avons-nous dit, plantés dans le contour des plan-
tations de coca réussissent assez bien pour fournir un fruit qui,
dit-on, va de pair avec le café moka.
D’un autre côté, les conditions atmosphériques, topographiques
et telluriques des lieux où l’on cultive les caféiers, correspon-
( 125 )
dent à celles que nous avons reconnues être favorables à la coca.
On voit également ces plantations réussir dans les régions inter-
tropicales, sur le penchant de montagnes ombragées, dans des
vallées profondes, jouissant d’une exposition au levant, abritées
contre les vents violents et soustraites à la température élevée des
plaines, quoique exposées journellement à l’évaporation aqueuse
abondante qui s’en échappe, là où le thermomètre ne descend
pas au-dessous de 10° C. et où se rencontrent des terrains schis-
teux, argileux , légers ou volcaniques, un sol fertile et compose
de détritus végétaux.
Ces localités privilégiées sont, à l’occident, la plupart des An-
tilles, en particulier la Martinique, Cuba, Porto-Rico, Saint-Do-
mingue, la Jamaïque, etc., etc. En Amérique, sur le continent, les
parties montagneuses de la Guyane, deCostarica, de Guatémala et
les montagnes de la région moyenne du Brésil, connues sous le
nom de Chaîne des Orgues; à l’orient, la province de l’Yémen en
Arabie, en particulier la montagne de Saber, où l’on cultive le
Cath et le café, la province du Chiré en Abyssinie, ainsi que les
îles de la Réunion et de Java.
C’est dans ces localités que devront être tentés les premiers
essais de naturalisation de la coca, à l’aide de semis judicieux, et
de cette manière, on parviendra à se tenir au niveau de la con-
sommation et du commerce K
1 Sans doute, la nature même des graines, les exigences de leur culture,
la position exceptionnelle des lieux où elles se produisent et se propagent, peu-
vent faire naître des obstacles à leur transport au loin. Nous ignorons du
moins complètement jusqu’à ce jour, les conditions qui nous permettraient de
conserver intactes leurs facultés germinatives : le fruit paraît assez délicat, la
fermentation du parenchyme charnu altère les qualités de son germe, et nous
apprenons que les planteurs ont l’habitude de semer immédiatement le fruit
frais (Weddell). Mais, d’autre part, on est parvenu, à l’aide de précautions
variées , à conserver à d’autres fruits non moins délicats, la faculté de se pro-
pager, malgré les péripéties de voyages aussi lointains, à travers les climats
les plus opposés. Il faut donc espérer qu’on trouvera le moyen d’obtenir un ré-
sultat semblable pour les fruits de VErythroxylon coca.
En attendant , comme il s’agit des premiers essais , il ne faut pas trop s’éloi-
gner des pratiques adoptées dans le pays d’origine. Ainsi il conviendrait de
( m )
Plus tard, si on le juge convenable, on pourra les répéter dans
des climats plus rapprochés de l’Europe, mais je crains qu’à ces
latitudes, l’absence des pluies tropicales ne nuise à la végétation
de cette plante, dont la culture, pour être profitable, doit offrir
au moins trois récoltes de feuilles par année.
semer, dans la belle saison et avant le départ, les fruits fraîchement récoltés
dans une caisse un peu haute, garnie vers le lias d’une couche de terreau ou
de sable humide, qu’on maintiendrait autant que possible immobile, à l’aide
d’un léger treillis. Le tout serait soigneusement enveloppé de couvertures
épaisses de laine, pour mettre le contenu tout à fait à l’abri du gel dans la tra-
versée des Andes; le transport s’en ferait promptement, et à l’arrivée sur les
côtes, on aurait soin de renouveler l’air et l’humidité avant rembarquement,
afin de favoriser la germination qui pourrait s’être opérée.
On pourrait aussi essayer, pour plus d’économie de temps et de frais, de se
borner à l’envoi des fruits frais, mûrs ou près d’être mûrs, disséminés dans
une caisse contenant du sable sec ou du charbon de bois en poudre bien tas-
sés, et de les expédier ainsi à travers les Cordillères jusqu’à la cote. Arrivés-là ,
on les sèmerait dans un terrain siliceux ou ardésien, fumé de guano, de ma-
nière à obtenir avant l’embarquement leur germination régulière, sans courir
les risques d’un transport chanceux, toujours plus ou moins difficile , de la
plante en pleine végétation.
APPENDICE
Depuis l’envoi de mon mémoire, j’ai eu l’avantage de faire la connais-
sance, à Paris, de M. Eugène Roehn fils, l’infatigable importateur des
alpacas et des Hamas, à Cuba, aux États-Unis et en France, qui, ayant par-
couru les plateaux des Andes pendant plusieurs années et vécu au milieu
des populations indigènes, a été à même, mieux que beaucoup d’autres
voyageurs, d’étudier la coca et de porter un jugement sur la valeur de
scs effets. 11 s’est empressé de me donner les informations qu’il avait
recueillies à ce sujet, et de me communiquer le résultat de sa propre ex-
périence, et, quoique ses conclusions fussent en grande partie conformes
à celles que j’ai déjà formulées, je n’ai pas cru inutile de rappeler ici ,
d’une manière abrégée, les rapports d’un observateur aussi éminemment
pratique.
L’action de la coca lui a paru être celle d’un stimulant direct , à la
manière du café ou du thé, et ne déterminant jamais de sommeil. Il re-
connaît à cet agent une influence sur le système nerveux en général et
sur le système musculaire en particulier.
11 a été témoin des effets de l’abus de la coca chez les Indiens, abus
qui donne lieu à une ivresse d’une nature spéciale, à des hallucinations
et se termine par une espèce d’idiotie.
Les effets fâcheux qui en résultent ne se font jamais sentir lorsqu’on
exerce les muscles, en route ou pendant un travail forcé. 11 n’en est pas
de même dans le repos absolu j aussi, lorsque les Indiens veulent s’enivrer
( 126 )
avec la coca, ils se retirent dans des lieux isolés et obscurs, et restent
dans une tranquillité complète.
L’usage prolongé de la coca n’abrége cependant pas la vie, comme on
serait tenté de le supposer à priori. La proportion des vieillards de
soixante et dix à quatre-vingts ans, chiqueurs dès leur enfance, est très-
considérable sur les plateaux.
L’influence avantageuse de la coca, suivant l’altitude des lieux, est
%
assez manifeste. Elle l’est davantage à de grandes élévations, par une
température froide et sèche. L’élévation de douze cents mètres est la
limite où l'utilité de son emploi commence à se faire sentir. Elle l’est
moins dans les lieux bas, chauds et humides ; aussi les Indiens n’en font
presque pas usage dans ces dernières localités , à moins qu’ils n’y soient
en passage et par un effet d’habitude.
Les femmes indiennes sont aussi friandes de coca que les hommes, et
même elles tendent plus facilement à en faire abus, parce que la vie
sédentaire les y prédispose. On voit des enfants en user de très-bonne
heure, et même les nourrices, après que l’enfant a pris le sein, intro-
duisent dans la bouche de leur nourrisson une petite portion de la coca
qu’elle chiquaient.
La dose journalière de coca, chiquée par les Indiens, est en moyenne,
d’environ trois-quart d’once (25 à 24 grammes).
M. Roehn n’a pas aperçu de différences entre les effets de la coca
chiquée, infusée ou fumée. La décoction seule lui a semblé agir comme
purgatif.
Dans de certaines limites, il considère comme exact ce que rapportent
MM. de Tschudy et Poeppig, de l’impression défavorable qu’exerceraient
sur la tête les effluves odorants , dégagés au moment de la dessiccation des
feuilles.
Les organes des sens ne lui ont pas paru affectés d’une manière spé-
ciale par la coca; cependant son emploi prolongé tendrait à affaiblir la
vue qui, chez les Indiens, est remarquablement perçante et longue.
La mastication de cette feuille augmente la sécrétion salivaire, et
l’addition de chaux ou de lliptci, qui lui paraît une affaire de goût, active
encore plus cette sécrétion. Dans la république de l’Equateur on se con-
tente de chiquer les feuilles de coca sans ajouter de llipta ni de chaux.
Quoique mâchant la coca, dans le cours de ses pérégrinations, il dit
n’avoir jamais avalé sa salive et ne l’avoir pas vu faire davantage à ses
Indiens des deux sexes. Il ne pense pas non plus que l’addition de llipta,
( 127 )
ou de chaux serve à contre-balancer les effets d’une alimentation pure-
ment végétale ) car, suivant lui, les Indiens sont loin de ne manger uni-
quement que des végétaux 1.
Les fonctions intestinales ne sont point activées par la coca, mais bien
les fonctions rénales.
Les fonctions de la peau en sont favorisées, quoiqu’il ne se manifeste
pas de véritables sueurs , et, à la longue, la perspiration cutanée acquiert
une odeur ammoniacale sui generis 2.
L’influence aphrodisiaque de la coca lui paraît incontestable.
La sécrétion du lait, chez les nourrices qui font usage de cette feuille,
est plutôt activée que diminuée.
Lorsque les Indiens, chiqueurs de coca, sont en marche, ni leur pouls,
ni leur respiration ne sont accélérés.
M. Roehn s’est assuré de plus, par sa propre expérience, que la coca est
un agent des plus utiles pour soutenir les forces , malgré des ressources
alimentaires insuffisantes, car il a pu supporter, sans en être éprouvé,
des marches très-fatigantes , avec une minime proportion d’aliments , et il
ne croit pas que, sans le secours de la coca, il eût pu résister à la fatigue
comme il l’a fait.
Il n’a pu me fournir d’exemple de cas où cette feuille ait suppléé à
une abstinence complète , et ne pense pas qu’elle possède une qualité
nutritive spéciale. Toutefois il admet qu’avec une bonne provision de
coca on peut supporter, sans inconvénients, une privation d’aliments
1 Malgré ces assertions contradictoires, MM.Weddell et Angrand persistent à croire
que la plupart des Indiens coqueros avalent leur salive; seulement ils font observer
que celle déglutition incessante n’est pas très-sensible, parce que les chiqueurs de
coca salivent en général peu, et, par conséquent, n’ont pas grand’chose à avaler ou
à cracher. Lorsqu’ils crachent , ce n’est ordinairement que pour se débarrasser du reste
de leur chique épuisée, avant d’en prendre une nouvelle. Ces messieurs affirment aussi
d’une manière positive que la base du régime des populations indiennes sur les pla-
teaux est presque entièrement végétale , et que ce n’est qu’exceptionnellement quelles
font usage de viande de mouton gelée et scellée ( chalona ) , ou, dans les jours de fête,
de viande fraîche de llama.
2 Suivant M. Angrand, cette odeur, qui ressemble en diminutif à celle du vieux
guano, est commune à tous les Indiens des plateaux, lorsqu’ils descendent dans les
zones chaudes des plaines ou des côtes, et peut dépendre de leur régime alimentaire et
de leur malpropreté, tout aussi bien que de l’usage habituel de la coca. Ce qui sem-
blerait le prouver, c’est que les Européens qui résident sur les côtes, sans jamais
chiquer cette feuille, et qui sont atteints de fièvres d’accès, exhalent cette même
odeur au moment où, l’accès de froid passé, la sueur est sur le point de se déclarer.
prolongée pendant quelques jours , et il reconnaît que les personnes qui
n’en font pas usage ont besoin d’une nourriture plus abondante, pour
conserver le même degré de force.
Il a également observé que la mastication de la coca diminue positi-
vement la sensation de soif, et il est d’avis que riiumectation de la
bouche par la salive contribue à produire cet effet.
Quant à son efficacité pour prévenir le mal de montagnes du Pérou
(, sorochê ), il l’a constamment vérifiée sur lui-même.
L’odeur fétide de l’halcine chez les coqueros lui paraît tenir à la plante
et non au défaut de propreté de la bouche 1 ; mais l’addition de la
Ilipta en est la principale cause.
Sans pouvoir se prononcer sur l’utilité de la coca pour conserver les
gencives et les dents, il affirme que les Indiens des plateaux ont rare-
ment des maladies des dents.
Il n’a pas remarqué que la mastication journalière de cette feuille ait
jamais déterminé de gastralgies, de pyrosis, ni de jaunisses.
Tout en convenant que la manière actuelle de conserver les feuilles de
coca, après la récolte, leur fait perdre une partie de leurs qualités,
M. Rœhn pense que, quand elles sont fortement tassées dans plusieurs
enveloppes de papier bien collé et mises à l’abri de l’humidité , elles
peuvent se conserver bonnes assez longtemps, du moins sur terre; car
il a remarqué que les émanations de la mer ou des navires altéraient
surtout leurs qualités et, par conséquent, rendaient nécessaire l’addition
d’enveloppes imperméables avant rembarquement.
11 mentionne aussi un fait qui mérite confirmation, savoir: qu’un
pharmacien italien, demeurant à la Paz, aurait préparé un sulfate de
coca , analogue pour les effets au sulfate de quinine, contre les fièvres
intermittentes; il m’a dit, de plus, l’avoir employé avec succès dans ce
but, à la dose d’une cuillerée à café, pour les Indiens qui l’accompa-
gnaient. L’amertume de ce sel était un peu différente de celle du sulfate
de quinine et son apparence plus terne.
Enfin, il nous signale une altération de la coca du commerce, dont
M. le docteur Weddcll n’a jamais eu connaissance, et qu’il importe égale-
ment de vérifier. Il dit qu’on mélange à la coca, cultivée dans les Yungas
1 L’expérience de M. Terreil , que j’ai citée dans le chapitre VI, page 01, explique
Ires-hic il comment la réaction alcaline de la salive ou de la Ilipta sur les principes
extractifs de la feuille, pendant la mastication , produit cet effet, tandis que l’usage,
meme journalier, de la simple infusion dans l’eau chaude en est tout à fait exempt.
( 12(J )
de Bolivie et duns les montanas de Cuzco, les feuilles d’un arbrisseau
qui porte le nom de Jus ta dans le pays, et que, sans être botaniste, il
considère comme une espèce differente d 'Erythroæylon. Cette plante, assez
répandue dans la république de l’Équateur, aurait une amertume plus
prononcée et des qualités plus actives que la coca des plantations de
Bolivie et du Pérou, et c’est ce qui engagerait les habitants à en faire
usage.
L’annonce d’un pareil mélange, même en le supposant avantageux, et
la possibilité de falsifications ultérieures plus graves, m’ont engagé à
étudier cette question, en entrant dans plus de détails que je ne l’avais
fait précédemment, et voici le résultat de cet examen.
Ni la forme, ni les dimensions des feuilles de Y Erythroxylon coca ne
nous paraissent propres à établir d’une manière invariable le diagnostic
de cette feuille et de celles avec lesquelles on pourrait la confondre;
car nous avons vu que sur la même plante on trouvait des feuilles allon-
gées et acuminécs, ou ovales, avec un sommet arrondi, tantôt grandes,
tantôt petites.
Il n’en est pas de même de sa nervation. Ici nous retrouvons des ca-
ractères assez fixes, sur lesquels je crois devoir insister plus particuliè-
rement.
De la nervure médiane, toujours plus ou moins volumineuse et sail-
lante à la surface inférieure du limbe, se détachent presque parallèlement
et un peu obliquement, des nervures latérales, alternes et nombreuses,
très-peu saillantes et assez fines. Leurs extrémités, avant d’arriver au
bord du limbe, se bifurquent, se contournent et s’anastomosent entre
elles, de manière à former une ou deux séries d’arcades inégales, quoique
présentant une espèce de symétrie. De ces arcades partent à leur tour
des nervules plus ténues, qui composent un réseau aréolaire le long des
bords, et d’autre part, dans l’intervalle des nervures latérales, on voit
des nervules, non moins déliées, partir de la nervure médiane et se sub-
diviser en un grand nombre d’aréoles polygonales. Par suite de cette dis-
position, la feuille, lorsqu’elle a atteint tout son développement, tend à
s’épaissir et à prendre une teinte plus ou moins opaque.
<#*
Tels sont les caractères généraux de la nervation dans le genre Ery-
throæylon, auquel appartient la coca.
Mais si la distribution des nervures nous empêche de confondre la coca
cultivée avec les plantes peu ninerves étrangères à ce genre, l’apparence et
la texture du parenchyme de sa feuille nous fournissent à leur tour des
Tome XII. 9
( 150 )
caractères précieux pour la distinguer des autres espèces d ' Erythroxylon
qui croissent au Pérou et en Bolivie.
Ces signes distinctifs résultent de l’apparition, à la surface inférieure
du limbe, d’un phénomène particulier dont j’ai déjà fait mention dans
la description botanique. Il consiste dans la présence, vers le tiers in-
terne de la surface , de deux lignes courbes qui accompagnent la nervure
médiane dans toute sa longueur et se rejoignent, sous un angle très-aigu,
à la base et au sommet.
Ce phénomène nous a été d’abord signalé par Joseph de Jussieu, dans
le dessin remarquable de la coca qu’il avait fait sur place près de Sica-
sica, le 29 juin 1749, et qui se trouve joint à son herbier. Le savant
botaniste n’avait eu garde de le confondre avec les nervures de la feuille,
mais sans se rendre compte de la cause qui l’avait produit.
Plus tard, Lamarck avait entrevu cette dernière, puisqu’il fait obser-
ver, dans Y Encyclopédie méthodique, en parlant de ces lignes, « qu’elles
» ne sont que des impressions formées par l’application des bords de la
» feuille l’un sur l’autre, dans leur jeunesse. »
Il était réservé à M. de Martius d’en donner l’explication complète.
L’habile physiologiste reconnut que ces espèces de lignes étaient dé-
terminées dans le bourgeon, par le plissement et l’enroulement en spirale
du limbe de la feuille, du côté de la nervure médiane.
En effet, lorsque les feuilles commencent à se développer, elles ap-
paraissent vers le haut du bourgeon sous forme d’alène et enroulées, ne
laissant de libre qu’une partie étroite de la surface inférieure, mais non
la nervure médiane, car elles sortent toujours un peu contournées et,
par conséquent, avec des bords inégaux. La nervure médiane d’un côté
et les deux bords extérieurs du limbe de l’autre, pressent donc à gauche
et à droite sur le parenchyme de la surface inférieure et en soulèvent
une partie, sous forme de deux légères bandelettes ou plissures étroites,
qui passent par-dessus toutes les nervures latérales et se dessinent, sur-
tout dans leurs interstices, par une teinte plus foncée.
Il en résulte aussi que, dans les deux surfaces qui occupent l’intervalle
entre la nervure médiane et les plis longitudinaux, le parenchyme y est
déprimé, plus ou moins lisse, et que son réseau, très-serré, lui commu-
nique une teinte un peu plus opaque lorsqu’on l’examine par transpa-
1 Cette différence de teinte est ordinairement plus appréciable le long de la nervure
médiane et des lignes que suivaient ou que suivent encore les plissures, ou bande-
lettes.
( 151 )
rcnce, tandis que les bords extérieurs du limbe, tout en se maintenant à
un niveau un peu supérieur, sont plus translucides.
Quoique les dessins de MM. de Jussieu, Unanué et de Martius, pris
sur la plante fraîche, représentent, sur presque toutes les feuilles, ces
espèces de bandelettes ou de saillies longitudinales, il paraît qu’elles
s’elfacent quelquefois d’assez bonne heure, sont souvent peu apparentes,
indiquées seulement par des lignes brisées ou quelques points, ou même
disparaissent tout à fait. M. le docteur Weddell est disposé à l’attribuer
à l’influence de la nutrition plus ou moins active de la feuille, suivant
les conditions variables de culture ou de saison. Dans le quart au moins
de la coca du commerce on ne les distingue plus.
Mais ce qui s’efface plus difficilement, même dans les feuilles sèches
de la coca cultivée, c’est l’espèce de dépression et de teinte plus opaque
que conserve la partie du limbe, qui s’étend de chaque côté de la nervure
médiane, jusqu’aux lignes ou bandelettes latérales. C’est un caractère
facile à constater et plus persistant que les lignes en question L
Au reste, si l’on s’en rapporte aux publications scientifiques du jour,
le nombre des espèces d 'Erythroxylon sauvages, originaires des parties
montagneuses du Pérou et de la Bolivie, serait peu considérable.
Le professeur Poeppig n’en a fait connaître que deux, Y Erythroxylon
macrocnemium , trouvé dans les bois de Cuchero (Îlaut-Maynas), qui a
des feuilles déplus d’un pied de long, et Y Erythroxylon marna- cuca ,
recueilli dans la vallée du Huallaga , décrit par de Martius, et dont les
feuilles se rapprochent, en effet, assez de celles de la coca cultivée, mais
ne présentent ni plis latéraux, ni surfaces déprimées et plus opaques, le
long de la nervure médiane.
Cette dernière plante, que les indigènes considèrent comme la souche
1 II est évident, d’après cet exposé, que notre illustre De Candolle, en divisant le
genre Erythroxylum en deux sections, qui reposent, en définitive, sur l’agencement
des feuilles dans le bourgeon, eût mieux fait, peut-être, d’adopter comme signe
distinctif de l’une d’elles, la dépression assez persistante du parenchyme à la surface
inférieure du limbe , au lieu des deux lignes souvent fugaces , qu’il a conisdérées à tort
comme des nervures, et qui lui ont fait réserver le caractère aréolaire à l’une des
deux sections.
' Si donc, dans mû partie historique, je me suis étayé de l’imposante autorité du
Prodromus , pour émettre des doutes sur les affinités entre Y Erythroxylon coca cultivé
et Y Erythroxylon hondense, avant d’avoir consulté l’herbier de Kunth , je puis avoir
commis une faute, mais du moins les doutes étaient bien excusables.
( 132 )
de la coca cultivée, correspond -elle à l’arbrisseau que M. Roehn a dé-
signé sous le nom de Justa ?
C’est une question que l’avenir doit résoudre.
D’autre part, M. le docteur ïriana (José), de Bogota, jeune botaniste,
non moins modeste que zélé et instruit, venu en France pour publier,
conjointement avec M. Planchon , professeur à Montpellier, la flore de
la Nouvelle-Grenade, m’informe que, les Incas ayant étendu leurs con-
quêtes jusque vers le haut de la vallée de la Magdaléna, il est probable
qu’ils y introduisirent la culture de la coca. De fait, les plantations de
cet arbuste, quoique très-négligées, y existent encore aujourd’hui, et les
habitants y continuent de faire usage de ce masticatoire , avec addition
de chaux vive.
M. Triana s’est aussi assuré de la présence de la coca cultivée dans
quelques vallées du versant oriental de la Sierra Nevada de S,c-Marthe,
en particulier dans celle d’Upar, et en a rapporté des échantillons. Quoi-
que cette culture y soit encore plus négligée que dans la haute Magda-
léna, elle offre le moyen le plus efficace de se procurer à peu de frais
et sans risques tous les plantons et toutes les graines dont on peut avoir
besoin pour l’acclimatation de ce végétal à l’étranger. En effet, le fleuve
de la Magdaléna, qui se jette non loin de là dans le golfe du Mexique, est
parcouru jusqu’à Honda par des bateaux à vapeur; par conséquent, le
transport de la Sierra Nevada au fleuve est des plus faciles et des plus
prompts, sans avoir à traverser aucune chaîne de montagnes.
Comme complément final de mes recherches, j’ajouterai que, grâce à la
bienveillance si active de M. le docteur Remercier, j’ai pu consulter tout
récemment un article sur la Coca et ses effets } dans les derniers numéros
du Kosmos 7 journal allemand, censé avoir paru en décembre 1860, niais
qui n’a été distribué à Paris qu’en décembre 1861. Cet article n’est en
général que la reproduction de plusieurs des documents que j’ai con-
signés dans mon Mémoire; mais il m’a mis sur la voie d’un travail ana-
v-, logue, nouveau pour moi, dû à la plume éclairée de M. docteur Ernst
de Bibra, et dont j’ai le regret de n’avoir pas eu plus lût connaissance.
Ce savant a étudié avec un esprit remarquablement philosophique
quelques-unes des pratiques adoptées par différents peuples du globe
pour se procurer des jouissances sçnsuelles. II attribue des propriétés
( 135 )
narcotiques aux substances employées dans ce but , et place dans leur
catégorie, non-seulement les feuilles de coca, mais aussi plusieurs autres
agents tirés du règne végétal , tels que la graine et les feuilles de café ,
le thé de Chine, le maté, le guarana, le chocolat, le thé de Fayan, le
cath, la fausse oronge, le datura, l’opium, le lactucarium, le haschisch,
le tabac et le bétel.
Sans entrer ici dans une discussion sur la valeur de ce classement , et
sans rappeler le témoignage des auteurs qui ont précédé M. de Bibra
dans l’étude de la coca 1, je me bornerai à citer son expérience person-
nelle et les appréciations judicieuses qu’elle lui a suggérées.
Ce fut pendant son séjour au Chili , dans une visite aux mines de
cuivre de la baie d’Algodcn, qu’il vit faire usage de cette feuille. Quelques
Indiens, originaires des plateaux, travaillaient sur les lieux, occupés à
monter sur leurs épaules, du fond de la mine, des charges de cent trente
livres, et obligés de faire des efforts d’autant plus pénibles que les écha-
faudages établis dans les puits étaient aussi irréguliers qu’incomplets.
Dans l’intervalle de chaque voyage , ils se reposaient pendant une
demi-heure, et, assis sur les bancs de la hutte, ils mâchaient de la coca,
renouvelant leur chique toutes les dix minutes, gardant le plus profond
silence et avalant leur salive. M. Bibra ne remarqua chez eux, pendant
ce temps de repos , aucun signe d’excitation ni de fatigue , mais une
expression d’indifférence apathique, à laquelle succédait une activité
bruyante au moment du travail ; d’ailleurs on lui affirma que cela ne les
empêchait pas de faire honneur aux repas.
Il rencontra aussi, dans les environs de Valparaiso, un vieil Indien ,
espèce de colporteur médicastre, qui lui vendit une provision de feuilles
et de llipta. Le lendemain de son achat il voulut en essayer l’effet, et,
après une course de plusieurs heures, faite à un pas modéré et le cigare
à la bouche, il fit halte et chiqua sa coca, en ajoutant une dose convenable
de llipta. Alors se manifesta un goût aromatique qui n’était pas désa-
gréable et rappelait celui de la sauge, en même temps que la sécrétion
1 J’en excepte celui du docteur Meyen , lequel, après avoir visité les plateaux des
Andes, se rendit à Aréquipa, en passant auprès du volcan de ce nom. Arrivé de nuit
sur ces hauteurs, par un temps des plus froids, son guide lui conseilla de mâcher de
la coca pour résister aux rigueurs de la température. Les effets de cette feuille furent
d’abord en général excitants, niais plus tard, ils lui parurent déterminer un léger
étourdissement, comme le fait l’opium. Toutefois il convient que son usage relève le
moral des Indiens, en les préservant de la fatigue, de la faim et du froid.
( 154 )
t
de la salive était activée. D’ailleurs il ne ressentit après ni bien-être ni
malaise, ni aucune influence quelconque sur son système nerveux; seu-
lement, la sensation de la faim fut supprimée ou masquée; car, quoiqu’il
n’eût pris le matin que du café à l’eau sans sucre, comme à son ordi-
naire, il n’éprouva aucun besoin d’aliments jusqu’au soir, au moment de
se mettre à table, et n’en mangea pas moins avec appétit.
Cet effet lui semble donc pouvoir être comparé à ce qu’on ressent lors-
qu’on a passé l’heure ordinaire d’un repas, et que la faim ne se fait plus
sentir jusqu’au repas suivant. Il insiste d’autant plus sur l’exactitude de
cette appréciation, qu’étant habitué à manier les narcotiques dans ses
expériences, il pense être au nombre de ces observateurs qui conservent
l'empire de la volonté sur leurs jugements, même quand l’action de la
substance qu’ils étudient est le plus caractérisée.
Lorsque M. de Bibra voulut répéter ses expériences en Europe, avec
la coca qu’il avait rapportée et conservée depuis cinq ans, il n’obtint pas
les mêmes résultats. Le goût aromatique était bien le même, quoique fort
affaibli, mais la faculté rassasiante avait disparu, et la sécrétion sali-
vaire, loin d'être accrue, avait plutôt diminué, jusqu’à produire une
sensation de sécheresse dans la bouche; et, à deux reprises, il éprouva
un assoupissement insolite une demi-heure après avoir chiqué sa coca.
Il ne décide pas si ccs effets n’étaient qu’accidentels ou dus à la con-
servation imparfaite, prolongée, de sa provision de feuilles, mais il a soin
de rappeler que les Indiens considèrent la coca qui a été gardée au delà
d’un an, comme ayant perdu ses qualités essentielles primitives, et il
émet l’idée qu’elle pourrait, dans ce cas, en acquérir de nouvelles.
Quant à la faculté que posséderait cette plante, de suppléer à une
abstinence forcée temporaire ou à une nourriture insuffisante, de sou-
tenir les forces et de préserver des effets des intempéries, il ne saurait la
mettre en doute, en présence d’une consécration empirique séculaire, et
du témoignage unanime de voyageurs consciencieux. Il cherche seulement
à l’expliquer, en admettant la possibilité d’un ralentissement dans le
mouvement de composition et de décomposition des éléments organiques,
ce qui permettrait d’imposer silence à la faim pendant un temps plus ou
moins long. Il se demande, en outre, si l’usage répété de la coca ne
serait pas nécessaire pour produire les effets qu’on lui attribue, comme
c’est le cas de plusieurs autres substances analogues.
Généralement, il ne blâme point son usage prudent et modéré, et ne
s’élève que contre l’abus qu’on pourrait en faire.
( 455 )
Enfin, vu l’importance du sujet, il exprime le désir (ce que j’ai fait éga-
lement dans un rapport adressé à la Société d’anthropologie de Paris 1 )
qu’on institue, dans les lieux d’origine et sur des Indiens, des expé-
riences régulières et concluantes, pour constater la réalité du phéno-
mène ou pour en modifier la portée.
Calculant ensuite la quantité probable de coca qu’on peut récolter
dans les Andes, il l’évalue à trente millions de livres, et en admettant
qu’on puisse retirer huit cents livres de feuilles sur environ un arpent de
terrain (em M or g en) , la culture totale de la coca occuperait, suivant lui,
trente-sept mille arpents : calcul hypothétique, qui me paraît exagéré,
aussi bien que le nombre des consommateurs Indiens, qu’il porte à dix
millions.
II termine par des essais d’analyse qui*, vu la petite quantité de coca
sur laquelle on a opéré, sont restés incomplets.
Quant à la tonra 2 que lui avait confiée M. de Martius, elle lui a donné
les résultats suivants :
Carbonate de chaux 2,00
Carbonate de magnésie 0,94
Alumine et fer 0,31
Sels insolubles, de silice , d’alumine et de fer 1,70
Charbon 0,54
Muriate , phosphate , sulfate et carbonate alcalin . . . . . 3,42
Substances insolubles dans l’éther Traces.
Nota. — Le principe alcalin était principalement composé de potasse ,
et les sels insolubles contenaient environ un pour cent d’alumine, de fer
et de sable.
Paris, 26 décembre 1861.
1 Voyez mon Rapport sur les questions ethnologiques et médicales relatives au Pérou ,
dans les Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, t. Il, pp. 86-137, premier
fascicule , de janvier à mars 1861 .
2 Le nom de lotira qu’il donne à la llipta nous parait être une faute de copiste,
du moins Ulloa, qu’il cite, ne désigne la substance qu’on ajoute à la coca, dans les
environs de Quito, que par celui de loccra , qui signifie en Quielnia terre blanche.
" ' ■
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TABLE DES MATIERES.
Introduction
PilgCS.
5
Cii a p. 1. Historique 7
» II. Étude botanique il
§ 1. Habitat ib.
§ 2. Synonymie 10
§ 5. Description , . 17
§ 4. Classification 1(J
Ch ap. 111. Culture 20
§ 1, Culture en général ........... ib.
§ 2. Culture proprement dite 26
§ 5. Récolte . 53
Cii a p.
»
»
»
»
»
ï)
»
IV. Commerce ....
V. Propriétés physiques .
VI. Propriétés chimiques .
VII. Usage et mode d'emploi
VIII. Action physiologique .
IX. Action prophylactique
X. Action thérapeutique .
XI. Acclimatation . . .
Appendice .
Bibliographie
41
52
55
63
69
110
113
119
125
157
NOTE
SUR
LES TREMBLEMENTS DE TERRE
EN 1858,
AVEC SUPPLÉMENTS POUR LES ANNÉES ANTÉRIEURES,
M. Alexis PERREY,
FHOFESSEUU A LA FACULTÉ DES SCIENCES DE DIJON.
(Présenté à la séance du 3 novembre 18G0.)
j
Tome XII.
1
NOTE
SUR
LES TREMBLEMENTS DE TERRE
EN 1858,
AVEC SUPPLÉMENTS POUR LES ANNÉES ANTÉRIEURES.
Depuis l’année 1845, à laquelle remonte mon premier catalogue
annuel, l’étude des tremblements de terre a pris un grand déve-
loppement. Dans ces dernières années surtout, on a beaucoup
écrit sur ce grand et mystérieux phénomène dont les manifesta-
tions sont beaucoup plus fréquentes qu’on ne l’avait cru et dont
les lois paraissent être plus complexes qu’on ne le suppose géné-
ralement. L’Académie royale de Belgique n’a pas peu contribué à
l’essor qu’a pris cette branche de la science, et plus d’une société
savante, à son exemple, a accueilli, comme elle, des recherches
du même genre que les miennes. L’appui bienveillant dont m’a
honoré jusqu’à ce jour l’Académie a stimulé l’ardeur et soutenu le
zèle de mes correspondants. Moins nombreux qu’ils ne l’étaient,
il y a quelques années, ils sont devenus plus actifs. Satisfaits de
soustraire à l’oubli des faits qu’un jour la science discutera avec
succès, ils me secondent de tous leurs efforts. C’est en leur nom,
comme au mien, que je remercie l’Académie d’avoir bien voulu
accueillir mes catalogues annuels et que je réclame la même
faveur pour celui-ci. Plus les faits seront nombreux, plus les lois
que la science en pourra déduire seront solides et sûres.
PREMIÈRE PARTIE.
SUPPLÉMENTS DE 1845 A 1857.
1845. — Au commencement de l’année, à Véra-Cruz (Mexique),
tremblement léger. (M. Poey.)
1844. Mars. — Le 25, 8 h. 50 m. du matin, à Mexico, léger
tremblement du NE. au SO. (M. Poey.)
Juin. — Le 5, dans la Sabine, commencement de secousses
nombreuses. « Les tremblements de terre que l’on ressent depuis
plus d’un mois, dit une lettre de Rome en date du 50 juillet, dans
plusieurs endroits des montagnes de la Sabine, sont un événe-
ment aussi inquiétant par sa durée que rare et extraordinaire
dans son genre.
« Dès le 5 juin, on éprouva des secousses à Palestrina, dont les
vallées avoisinantes n’offrent pas de phénomène volcanique des
âges primitifs, à l’exception du lac Regillo, qui est un cratère
éteint. A chacun des jours suivants, vers midi, même tremblement
des rochers.
» Il fut violent le 17 de ce mois-ci et se renouvela dès lors jus-
qu’à Poli, Cave et Genezzano. Depuis ce moment, des tremble-
ments quotidiens se manifestent à Palestrina , par un affaissement
très-sensible de la surface du sol et par l’écroulement de quelques
maisons. » (JY. Ann. des voy., 4me série, 1844, t. III, p. 245.)
Septembre. — Le 5, à Santiago de Cuba, une secousse. M. Poey
en signale encore une à Grenade (Antilles), dans le mois d’octobre
suivant, mais sans indication de jour. M. Poey cite The Free Press,
9 octobre, et Bermuda B. Gazette, 19 novembre 1844.
1845. Avril. — Le 21 , 1 h. 55 m. du soir, à Santiago de Cuba
et Cobre, une secousse. (M. Poey.)
Juillet. — Le 21, (3 h. l/% et 7 h. du soir, à Amboine, deux fortes
secousses.
— Le 22, légères secousses encore. Elles paraissaient venir de
l’E., mais la plupart étaient verticales et toutes accompagnées
d’un bruit semblable à un grondement. (Versteeg, Jav. Cour.,
5 septembre 1845.)
1846. Mars ou avril. — Le 20, à la Pointe-à-Pître, une secousse
mentionnée par M. Poey, d’après le passage suivant du Journal
de la Belgique (du 26 mai), qui dit avoir reçu les journaux de
la Martinique et de la Guadeloupe, jusqu’au 29 avril, et ajoute :
« Une nouvelle secousse de tremblement de terre peu violente ,
mais fort longue, s’est fait sentir le 20, au matin, à la Pointe-à-
Pître. »
Août. — Le 17, à File Saint-Vincent, une secousse. (M. Poey.)
Octobre. — Le 9, éruption volcanique aux îles des Amis.
Le capitaine Stratton delà Columbine, arrivé à Sydney, a rap-
porté que le 9 octobre dernier, par 1 7°22' lat. S., 1 7° (sic) 4'27"
long, (sic), il était tombé une grande quantité de pierres ponces.
Le 10, se dirigeant sur l’île d ' Amaragura , dans l’archipel des
Amis, il vit le volcan en pleine éruption jetant au dehors beau-
coup de fumée et de pierres. Le feu ne s’apercevait pas pendant
le jour, mais la nuit, l’effet était d’une grandeur imposante.
— Le 11. à son arrivée à Vavou, on lui dit que dans la semaine
qui avait précédé l’éruption, on avait ressenti plusieurs secousses
de tremblement de terre, et que le lendemain de l’éruption les
arbres étaient couverts de soufre. (Nouv. Ann. desvoy., 5,ne série,
t. X, p. 252, mai 1847, d’après le Nautical Magazine.)
Novembre. — - Le 5, 4 h. 50 m. du matin , a Cherchel (Algérie),
une forte secousse; à 8 h. 50 m. du matin, une secousse faible.
— Le 4, 4 h. 45 m. du matin, la population fut éveillée de nouveau
par une très-forte secousse , qui fut encore, comme la veille, suivie
d’une faible secousse à 8 h. 50 m. du matin. A 4 h. du soir, deux
nouvelles secousses assez fortes.
— Du 5 au 8, plusieurs mouvements de trépidation.
— - Le 21, 9 h. 55 m. du soir, légère secousse, suivie d’une autre
secousse violente qui eut lieu deux minutes après. A 10 h. 50 m.
plusieurs secousses.
— Le 22, 9 h. 55 m. du matin, forte secousse, suivie de plu-
sieurs autres secousses faibles dans la journée.
- — Le 25, 5 b. 50 m. du matin , nouvelle commotion assez forte,
suivie, comme les premiers jours, d’une secousse faible qui eut lieu
quatre heures après, à 7 h. 50 m. du matin. A 8 b. 20 m. du soir,
on entendit un roulement souterrain.
— Le 27, 1 b. 5 m. du soir, secousse assez sensible. A 11 b. 55
m. une secousse faible.
— Le 28, 4 b. 50 m. du matin, une forte secousse. A 8 h. 50m.
du matin, une secousse faible.
— Le 29, 11 h. du soir, une secousse assez forte.
— Le 50, 5 h. du matin, deux secousses assez fortes.
Décembre . — Le 8, 9 h. 55 m. du soir, quelques secousses assez
fortes. A partir de ce moment, le phénomène cessa de se produire.
Ainsi pendant un mois et quatre jours le sol de Cherehel fut en
proie à un tressaillement qui ne lui laissa que quelques instants
de repos. (M. Carrette, Algérie, p. 92.)
Nous n’avions signalé que deux secousses le 5 et le 21 novembre,
dans notre Catalogue pour 1840.
1847, Avril. — Le 18, à la Trinidad (Antilles), tremblement cité
par M. Poey.
Mai. — Le 8, au cap Haïtien (Saint-Domingue). Une secousse.
— Le 9,9 b. 45 m. du soir, et 10 h. 45 m., à l ile d’Antigoa,
deux secousses,
— Le 12, midi 45 m., une troisième. (M. Poey.)
Août. — Le 25, 4 h. du matin, à Sselenginsk, gouvernement
d’Irkulsk (Sibérie), une faible secousse L
1 Celte citation et plusieurs autres qui suivent sont traduites d’une note
publiée par M. P.-A. Kehlberg, sous le titre de Verzeichniss der Erdbeben,
1848. Juin. — Le 22, C> h. lf> m. du matin, à Sselenginsk, une
faible secousse de FO. à l’E. avec faible bruit souterrain.
Décembre . — Le 8, i l h. du soir, à Sselenginsk, une secousse
de FO. à l’E., accompagnée d’une espèce de bourdonnement (sau-
senden Gerausche).
— En 1848, éruption douteuse du volcan de Toconado, dans
la Cordillière, a l’E. du désert cl’Atacama. M. J.-J. von Tschudi
place ce volcan à peu près à un degré de latitude au SE. de celui
d’Atacama (situé à 21°36' de latitude, suivant de Buch, et 25° sui-
vant M. Landgrebe). « J'ai passé, dit M. Tschudi, une journée au
pied de ce volcan, qui ne fume que rarement ; on ne se rappelle
pas dans le pays qu’il ait jamais eu d’éruption. M. Philippi, qui lui
donne a tort le nom de lïlascar, en signale une éruption en 1848 :
ce nom est aussi inconnu aux blancs qu’aux Indiens du voisi-
nage. Les recherches auxquelles je me suis livré à ce sujet, tant à
Santiago que dans le pays, m’ont convaincu que ce volcan n’a pas
eu d éruption dont on ait conservé le souvenir; la tradition même
n’en rappelle aucune. On n’en rencontre pas de trace dans l’ou-
vrage de D. Pedro Gonzales, qui a passé une trentaine d’années
comme corrégidor dans la province d’Atacama. » ( Sitzungsb .
d.K.Akad.d. W., math.-naturw. CL, t. XXXVII, p. 585, 6 oct.
1859.)
1 849. Janvier. — « Le 51 , dans un voyage que je fis de San-Mar-
tin de Tezmelucan à Puebla, j’aperçus, dit M. Mathieu de Fossey,
pendant tout le temps du trajet, une épaisse colonne de fumée qui
s’élevait du pic du Popocatepelt. Le ciel était parfaitement pur, la
forme du nuage demeurait constante; il n’était donc pas douteux
que ce ne fût une forte exhalaison de cratère. » (Le Mexique,
p. 497.)
Il dit ailleurs (p. 114) : « Sous l’empire des Aztèques, ce volcan
eut de fréquentes éruptions; il jetait encore des cendres au dix-
septième siècle; mais de nos jours, les colonnes de fumée qui s’en
welche in Sselenginsk , in den Jcihren 1847-1857, beobachtet worden, dans le
Bulletin de la Société impériale des naturalistes de Moscou, 1860. Je dois la
communication de cette note à M. le D1' Renard, premier secrétaire de la So-
ciété. — Les dates étaient en ancien style, je les ai corrigées.
échappent sont rarement visibles au delà des villages bâtis sur sa
pente. »
Février. — Le 17, 4 b. du matin, à Ssclenginsk, deux secousses
à dix minutes d’intervalle avec bruit. Le pendule seismique a tracé
dans le sable une ligne du N. au S.
Septembre. — Le 9, à Koulp (vallée de l’Araxc), une légère se-
cousse qui, ébranlant la montagne où se trouve une mine de sel
gemme, a bientôt déterminé un éboulcment. Déjà cette portion
de l’escarpement avait été sillonnée de crevasses en 1822, après
le tremblement de terre de cette année-là. L’éboulement est si
considérable et la direction en est tellement heureuse qu’une
masse énorme de sel a été mise à nu : on l’évalue devoir suffire à
une exploitation continuée pendant deux ans. Par un bonheur
providentiel, les ouvriers occupés alors à exploiter la mine, ainsi
que plusieurs personnes arrivées pour l’acliat du sel, se sont
aperçus à temps du danger qui les menaçait, et ils ont pu s’y
soustraire : personne n’a péri. ( JVouv . Ann. des vouaqes , nov.
1849, p. 229.)
1850 .Janvier. — Le 7, 7 b. 40 m. du soir, à Amboinc, une se-
cousse verticale.
— Le 8 (heure non indiquée), quelques secousses légères.
Mars. — Le 17, 5 et 7 b. 10 m. du soir, deux nouvelles se-
cousses.
— Le 19, 2 h. du matin, encore une secousse. — J’avais si-
gnalé ailleurs le 18 et le 20, sans indication d’heure.
Avril. — Le 4, 9 b. du matin, et 8 b. 50 m. du soir, deux se-
cousses encore.
— Le 5 (heure non indiquée), une faible secousse.
— Le 15, 1 b. 50 m., 8 b. 25 m., 10 b. du matin et 5 b. du
soir, secousses horizontales.
— Le 15, plusieurs secousses légères.
Juin. — Le 27, 10 b. 50 m. du soir, une secousse horizontale.
{Nederlandsch meteorologische Jaarboek , 185G.)
Juillet. — Le 24, 9 b. 44 m. du soir, à Sselenginsk, une secousse
avec bruit paraissant aller de l’O. à l’E.; 25 minutes après, une
deuxième secousse moins forte. Le pendule seismique a laissé une
trace en forme d’entonnoir dans le sable.
( 10 )
Août. — Le 25, 11 h. 55 m. du soir, à Sselenginsk, une faible
secousse avec bruit souterrain. Le pendule a tracé une ligne du
NO. au SE.
Octobre. — Le 8, 5 h. */«, 5 h. J/2, 5 h. 5/4 et 11 h. 4/a du matin,
à Amboine, nouvelles secousses.
• — Du 9 au 11 , légères secousses fréquemment répétées.
— Le 11, 9 h. 1 /2 et 10 h. 20 ni. du soir, secousses assez fortes.
(JYederl. meteor. Jaarb., 1850.)
Novembre. — Le 9, 5 b. 3//* du soir, à Falembang (Sumatra),
plusieurs secousses verticales.
1851. Janvier. — Le 20, 2 h. du matin, à Sselenginsk, deux se-
cousses avec roulement souterrain. Le pendule seismique a tracé
une ligne du N. au S. Les eaux de la Sselenga ont un peu monté.
Mai. — Le il et le 12,4 h. et 10 h. du soir, à Santiago de Cuba,
deux secousses signalées par M. Poey.
Juillet. — Le 11 , 5 h. 15 m. du matin, à Copiapo (Chili), une
secousse violente et extraordinairement longue, qui a paru dirigée
du N. au S. Une dizaine de minutes plus tard, autre secousse
moins forte, mais précédée, à un long intervalle, par un bruit qui
ressemblait assez à celui d’un coup de vent à travers une forêt.
La première avait eu lieu sans bruit. A midi 25 m., troisième se-
cousse qui ne dura qu’une ou deux secondes. Aucune ne fut sen-
sible dans les villes au sud. (Gilliss, Chile , I, 269.) Ce sont les
seules que mentionne M. Gilliss, qui y resta du 8 au 15, et qui y
avait déjà séjourné trois jours en juin ; cependant il dit qu’il s’y
passe à peine un jour dans l’année sans tremblement : Scarcely a
day in the year passes without one being felt. (L. c., p. 251.) Con-
cluons donc seulement de cette phrase que le phénomène y est
très-fréquent, mais non quotidien , comme le prouvent, du reste,
les observations qu’y a faites M. Ramon Jarras, du 1er août 1854
au 15 octobre 1855. Dans cet intervalle, il n’a noté que 18 se-
cousses que nous avons rapportées dans la seconde partie de notre
Catalogue pour 1857.
— Le 51, 5 h. 8 m. du soir, à Sselenginsk, une secousse avec
fort bruit. Le pendule a tracé une ligne du NO. au SE.
Août. — Le 29, 5 h. du soir, à Palembang (Sumatra) , tremble-
ment léger.
( H )
(Sans dates mensuelles). A Amboine, un tremblement en fé-
vrier, deux en juillet, un en octobre et un en novembre. (. Nederl .
meteor. Jaarb. déjà cité.)
4852. Janvier. — Le 25, 9 h. 4/a du soir, à l’île de Décima (baie
de Nangasaki), une légère secousse de TE. à FO.
Mars. — Le 7, 8 h. 20 m. du soir, tremblement du NNE. au
S80.; durée, 5 secondes.
Avril. — Le 7, 4 h. du matin, deux nouvelles secousses du S. au
N., à ÎQ minutes d’intervalle. [Nederl. meteor. Jaarb., 1856.)
— Le 17, 4 h. 25 m. du matin, à Ponta-Delgada (île Saint-
Michel, Açores), une secousse moins forte que celle du 16. (Har-
tung, Die Àzoren, p. 114.)
Mai. — Le 8, 10 h. 54 m. du soir, à Sselenginsk, une secousse
pendant une tempête du NE., qui peut-être a empêché de remar-
quer le bruit souterrain. Le pendule seismique a laissé une trace
en forme d’entonnoir dans le sable.
Juin. — Le 16, 5 h. du matin, à l’île de Décima, une secousse du
SE. au SO. (sic); durée, 2 secondes. (Nederl. meteor. Jaarb . cité.)
Juillet. — Le 25, 10 h. 4/2 du soir, à Palembang (Sumatra),
tremblement.
Août. — Le 20, à Santiago de Cuba, tremblement désastreux sur
lequel nous avons donné des détails dans notre Catalogue pour
cette année. Voici le journal des secousses tel que je le trouve
dans une monographie publiée dans le pays par un témoin ocu-
laire, M. Estorcli, et dont je dois un exemplaire à M. Poey. La
première secousse, la plus terrible, eut lieu à 8 h. 56 m. du malin
et dura 8 secondes seulement. A 8 h. 40 m., 9 b. 18 m. et 10 h.
du matin, secousses moins longues et moins fortes, ainsi qu’à
1 h. 12 m. et 2 h. 58 m. du soir. A 5 h. 51 m., secousse de tré-
pidation comme la première, forte et de 4 secondes de durée.
— Le 21 , minuit 25 m., petite secousse. A 5 h. 55 m, du matin,
très-forte secousse d'oscillation, de l’E. à l’O. comme la première,
et de 6 secondes de durée, A 6 b. 2 m. du matin, midi 25 m. et
9 h. 18 m. du soir, trois nouvelles secousses légères, mais géné-
ralement senties. Les autres qu’on a citées paraissent douteuses à
l’auteur.
( 12 )
— Le 22, S h. 52 m. du matin, une faible secousse. De ce jour
au 24, détonations souterraines et jusqu’au 28, secousses peu
sensibles. M. Estorch n’en indique pas les heures.
— Le 28, 2 b. 10 m. du matin et le 29, midi 44 m., deux se-
cousses légères.
Il y eut encore de très-faibles secousses les jours suivants.
Septembre. — Le 5, 11 b. */ 4 du matin, dans la Sierra Maestra,
une forte secousse.
— Le 11, G b. J/2 du matin, au Mont-d'Or, province d’Anda-
lousie, une secousse assez forte. Les secousses continuent encore
à Santiago, mais elles sont si faibles qu’on n’est pas d’accord sur
leur existence, et M. Estorch ne les enregistre pas.
— Le 25, 9 b. du soir, à File Décima (baie de Nangasaki),
tremblement violent.
Octobre. — Le 4, 1 h. du soir, à Santiago de Cuba, secousse
assez forte.
— Le 5, 2 b. du soir, dans la Sierra Maestra (Cuba), secousse
semblable.
Novembre. — Le 10, 6 h. du matin, à Santiago, secousse assez
forte.
— Le 14, G h. du soir, secousse légère.
Ail h., deux autres, la première plus sensible.
— Le 15, 1 h. du matin, secousse légère.
— Le 22, 9 b. 50 m. du matin, secousse médiocre.
— Le 2G, 5 h. 8 m. du matin, nouvelle secousse très-forte; elle
a causé de nouveaux dégâts sur lesquels nous ne reviendrons pas.
A 4 b. 15 m. et 7 h., nouvelles secousses. A 2 h. 22 m., 5 b. et
8 h. 17 m., trois autres secousses. — M. Poey signale d’autres
heures, suivant les localités : ainsi il cite 5 h. 15 m. pour El Cobre
et Sierra Maestra; 5 h. 20 m. pour Bayamo; 5 b. 50 m. pour Nue-
vitas et Santa-Cruz; enfin 5 b. 40 m. pour Manzanillo. Mais, on le
sait, quelque intérêt que présente cet élément de phénomène,
l’heure n’est donnée que bien rarement d’une manière exacte.
— Le 27, 5 b. et 8 h. 15 m. du soir, nouvelles secousses du N.
au S. comme celles du 2G. M. Estorch ne les signale pas dans son
tableau.
( 13 )
— Le 28, 4 h. 20 ni. du soir, nouvelle secousse.
— Le 29, minuit et 5 h. du matin, secousses citées seulement
parM. Poey.
Le 50, 11 h. 45 m. du matin, petite secousse.
Décembre. — Le 2, 4 h. 52 m. et G h. 15 m. du matin, secousses
médiocres.
— Le 5, 1 h. 15 m. du matin, petite secousse.
— Le 10, 10 h. 50 ni. du soir, secousse médiocre.
— Le 24, 4 li. */2 et 5 Ji. 8 m. du matin, secousses médiocres.
— Le G , 4 h. du soir, à Sselenginsk, une secousse après laquelle
le pendule seismique a montré encore une trace en forme d’en-
tonnoir.
(Sans dates mensuelles). Tremblement à Amboine : en jan-
vier un , en mai un , en juillet un , en octobre un , en novembre
trois, et décembre un. (Nederl. meteor. Jacirb ., 185G.)
1855. Janvier. — Le 24, 11 b. et 11 b. */* du soir, à Santiago
de Cuba, deux petites secousses.
— Le 2G, 4 b. 45 m. du soir, deux secousses assez fortes.
— Le 50, 12 b. de la nuit (sic, ce qui doit marquer minuit du
50 au 51), une petite secousse.
Mars. — Le 28, 9 h. 4/2 du soir, dernière secousse mentionnée
par M. Estorcb, qui signe la seconde partie de sa relation, le 50
juillet 1855.
Mai. — Le 8, 8 b. du soir, à Sselenginsk, une faible secousse
avec un bruit peu sensible. Le pendule seismique a laissé une
trace en entonnoir à peine visible.
Décembre. — Le 24, file coraliennc de Tonga Tabou (archipel
des Amis) s’est tellement affaissée au NE., pendant un tremble-
ment de terre, que la mer s’est avancée à deux milles dans les
terres. Au S. et à FO., la côte s’est, au contraire, élevée de plu-
sieurs pieds. 11 s’est probablement formé en même temps une
île nouvelle à 10.; elle ne s’élèverait que de quelques pouces
au-dessus des eaux et serait recouverte de sable noir. Plus tard,
il y a eu à Niuafoou, île située au N., une éruption soudaine
de lave dont on ne s’est pas aperçu à Tonga Tabou. (M. Roth cite
J.-G. Sawkins, Jonrn. oflhe geol. Soc.> 1854, I, 585.)
( n )
— Le 29, i li. du iflatin , à Santiago de Cuba, une légère se-
cousse. (M. Poey.)
(Sans date de jour). Tremblements à Amboine : en janvier
deux, en avril trois, en novembre un et en décembre un. (JYed.
met e or. Jaarb., 1856.)
1854. Février . — Le 6, à Aitutaki (île de la mer du Sud), ouragan
terrible pendant lequel une lagune intérieure a été tellement chan-
gée, que M. Royle attribue ces changements à une action volca-
nique. Le fond de la mer aurait été soulevé à une distance de dix
milles. (M. Roth cite M. Royle, Edinb. J., 2me série, I, 588.)
Mars. — Le 19, h Baracoa (Cuba?), une secousse. M. Poey, qui
la cite d’après M. Mériam, se demande s’il s’agit bien de Pile de
Cuba.
M. Mériam en signale une le meme jour, à 10 h. */2 du soir, à
Saint- Sébastien, sur la côte septentrionale d’Espagne.
— Le 26, 8 h. 1 / 2 du matin, à 1 île Décima (baie de Nangasaki),
tremblement vertical très-fort. (IVederL meteor. Jaarb., 1856.)
— Le Bermuda royal Gazette du 51 mai signale plusieurs se-
cousses ressenties à Grenade depuis peu de temps. Quelle est cette
localité?
Avril. — Le 6, 6 h. du soir, à Schemnitz (Hongrie), faible se-
cousse non remarquée dans les mines. (M. Roth.)
Juillet. — Le 14, 1 h. 5 m. du soir, à Sselenginsk, une secousse
avec bruit pareil à celui d’une voiture sur un pavé inégal. Le pen-
dule a fait une trace en forme d’entonnoir dans le sable.
— Le 25 juillet et le 8, le botaniste Tcijsmann herborisait dans
les environs du Semiroe. Le volcan lançait de temps en temps des
masses de fumée.
Les volcans du voisinage ne donnaient pas le moindre signe
d’activité. Il examina de très-près le Bromo; il n’observa pas la
moindre vapeur.
Septembre. — Le 16, 5 h. du matin, à Schemnitz (Hongrie),
une secousse assez forte; on l’a ressentie dans les mines, où elle
fut accompagnée d’une explosion intense à plus de cent pieds de
profondeur. Quoique plus forte que celle du 6 avril, elle s’est
étendue moins loin. (M. Roth.)
( 15 )
— Entre le 50 juillet et le 2 décembre, à Védono (Caucase),
tremblement assez violent , ressenti par les princesses russes cap-
tives de Chamyl. « Une sombre terreur se lisait sur toutes les phy-
sionomies des habitantes du sérail, et les princesses elles-mêmes
ne purent s’en défendre. (Revue des deux mondes , mai 1856,
p. 55.)
““Pendant l’été, à Pile de Chiachkotan (une des Kouriles) ,
tremblement si fort qu’il était impossible de se tenir debout, et
tout être qui se mouvait tombait ; les bâtiments s’élevaient
comme des bateaux sur les vagues. C’est un bonheur que la mer
ne sortit pas alors de ses bords. Les tremblements de terre y ar-
rivent souvent, et quelquefois il y en a de très-forts qui se pro-
longent pendant quelques minutes. (Bull, de la Soc. des nul. de
Moscou , 1858, n° II, p. 675.)
(Sans date de jour). Tremblements à Amboinc : en juillet un,
en octobre un et en novembre un. (Nederl. meteor . Jaarb., 1856.)
1855. Janvier. — Le 2 , à Grenade et à Nicaragua , quatre se-
cousses , d'après M. Mériam.
Le 7, 11 h. du matin, à Pile Décima (baie de Nangasaki), se-
cousse du NE. au SO.
(Sans date de jour). Tremblement à Santiago de Cuba. (M. Pocy.)
Février . — Le 4, 5 h. 20 m. du matin , à l’île Décima, tremble-
ment nouveau.
Mars. — Le 2, 2 h. 50 m. du matin, à Sselenginsk, une forte
secousse, de dix secondes de durée, avec bruit souterrain. Le pen-
dule a tracé un sillon (Furche) du N. au S. L’eau de la Sselinga a
monté, brisé la glace en plusieurs endroits et interrompu la com-
munication pendant cinq jours.
Mai. — Le 19,9 h. du soir, à Pile Décima, médiocre secousse
du SO. au NE. «.
— Le 50, 5 h. du soir, à Pcnzance (Cornwall), une secousse
de trente secondes de durée.
1 Nederlandsch meteorologische Jaarboek, 1856, pp. 259-296. Observa-
tions de novembre 1851 à septembre 1855. Manquent celles du 1er octobre
1852 au 30 septembre 1853.
( 16 )
Juin. — Le 0 , dans l’après-midi, dans le port de Penzance, mou-
vements extraordinaires des eaux de la mer, qui montèrent et
baissèrent plusieurs fois. (M. Roth cite R. Edmonds ]un., Edinb. J.,
III, 280-285.)
Juillet. — Le 50, dans la matinée, à Padang (Sumatra), quel-
ques secousses sans dommage.
Août. — Le 11 et le 10 , à Manado (Célèbes), légères secousses.
— Le 26, 10 h. (sic), à Saint-Domingue, tremblement signalé
sans détails par M. Poey.
Septembre.- — Le 7 et le 8, à Banda, légères secousses de l’O. à LE.
— Le 12, 1 h. du soir, à Manado (Célèbes), une nouvelle se-
cousse.
— Le 12, encore à Cilli (Autriche), tremblement. (Lukas, p. 105.)
— Le 21, vers 11 h. du matin, à Gorontalo (Célèbes) une légère
secousse.
Octobre. — Le 2 , dans la soirée, le Mérapi, volcan situé sur les
hautes terres de Padang (Sumatra), vomit, pendant plusieurs mi-
nutes, du feu, de la cendre et des pierres.
Depuis quelque temps, la montagne faisait entendre des gron-
dements très*forts et lançait des colonnes de fumée et de cendre.
On éprouvait au fort de Kocke de violentes secousses de trem-
blement de terre.
Après l’éruption du 2, le sommet du volcan resta surmonté
d’une couronne de feu.
Il n'y a pas eu de dommage à déplorer.
— Le 25, 11 h. 1 / 2 du matin, à Amboine, une légère secousse.
Dans le courant d’octobre, à Ternate, légère secousse.
Novembre. — Le 2 et le 9, le mont Mérapi (Sumatra) lit de
nouvelles éruptions qui différaient peu de celle du 2 octobre.
— Le 0, 9 b. lh du matin, à Banda, secousse verticale, suivie
d’un mouvement ondulatoire et léger qui dura trois secondes.
— Le 22, midi 5/4, nouvelle secousse très-sensible du N. au S.
— Le 8, vers 1 h. J/4 du soir, à Magelang (Java), une secousse
assez forte du NE. au SO. L’atmosphère était accablante; il était
tombé de la pluie. Cette secousse fut plus forte dans la division
de Probolingo, qui est plus rapprochée du volcan Mérapi.
( 17 )
— Le 9, 1 h. J/2 du soir, à Soerakarta (Java), une légère se-
cousse de TE. à l’O. et de quelques secondes de durée.
— Dans la nuit du 16 et dans la matinée du 25, à Ternate,
deux secousses légères.
Décembre. — Le 5, 1 h. du matin et 5 h. li2 du soir, à Ternate,
légères secousses.
— Le 4, 1 h. du matin, le 7, 6 h. j/2 et 8 h. du matin, le 10,
4 h. du soir, le 20, vers 4 h. du matin, le 27, 9 h. du soir, à
Manado (Célèbes), légères secousses.
— Le 4, dans le milieu du jour, à Amboinc, une secousse assez
forte.
— Le 18, 2 b. du matin, à Sselcnginsk, deux secousses assez
légères avec bruit souterrain et sifflement dans l’air. Le pendule a
tracé une raie du NO. au SE.
— Le 20, 11 h. J/2 du matin, à Buitenzorg (Java), une légère
secousse.
Pendant le printemps, à File de Chiaehkotan (une des Kou-
riles), tremblement semblable à celui de l’été 1854. Le volcan de
cette île vomissait beaucoup de fumée et faisait entendre de fortes
détonations, lorsque le missionnaire russe auquel on doit ecs détails
y fit, en 1855, une ascension décrite dans les Bulletin de la Société
impériale des Naturalistes de Moscou , 1858, n°IÎ, pp. 671-673.
On lit dans le Javasche Courant du 16 janvier 1856 : « Dans
la division d’Ajer-Banjiès et de Rau , il y a eu des tremblements
de terre, des orages, des tempêtes et de fortes pluies; on n’a eu à
regretter que quelques ponts emportés par les inondations. »
Dans son résumé sur les tremblements de terre à Java, M. Ha-
geman fait remarquer qu’il n’y a pas eu d’éruption volcanique,
circonstance d’autant plus curieuse que le même repos absolu
a été observé, depuis 1854, dans la partie occidentale de File et,
depuis 1850, dans les parties orientale et centrale.
1856. Janvier. — Le 10, 2 h. du soir, à Padang (Sumatra), se-
cousse violente, mais sans dommage.
— Le 18, autre secousse, mais légère.
— Le Tl de nuit, à Ternate, légères secousses.
— Le 15, 5 h. '*/ 4 du soir, à Ternate, tremblement violent par
Tome XII.
O)
( 18 )
lequel plusieurs maisons lurent endommagées. Il n’y avait pas eu
auparavant une de ces petites secousses qui précèdent les grandes
commotions.
— Le 19, dans la soirée, nouvelles secousses légères.
— Le 19, G h. 15 m. du matin, à Samarang (Java), une se-
cousse assez forte du NE. au SO. Une maison a été lézardée.
A G h. l/2 du matin , une deuxième secousse légère.
Le même jour, vers G h. du matin, à Magelang et sur d;autres
points de la résidence de Kadoe, tremblement du N. au S. ïl a été
assez fort pour faire vibrer les portes et les fenêtres et faire os-
ciller les lustres. Ailleurs on a observé que le mouvement venait
du SO.; il était fort et semblait provenir du volcan Kloed (Klut).
A Madoien et h Panorogo, l’oscillation, qui a duré environ huit
secondes, était du S. au N.
Ce tremblement s’était donc étendu, d’un côté, h Panorogo, sur
le flanc du Mérapi, et, de l’autre, à Kediri, sur le flanc du Lawoe.
Les deux chefs-lieux , Djokjakarta et Soerakarta , situés entre ces
deux volcans, paraissent n’avoir rien ressenti.
- — Le 21 , de 1 1 b. du soir à 2 b. du matin , à Manado (Célèbes),
plusieurs secousses qui, quoique très-fortes, n’ont pas causé de
dommage.
Avril. — Le 12, 4 h. 32 m. du matin, à Sselenginsk, une secousse
assez forte; douze minutes plus tard, une deuxième semblable;
elles ont été accompagnées d’un bruit souterrain pareil à celui
d’un crible. Le pendule a marqué des lignes du NO. au SE. et du
N. au S.
Mai. — Le 25, minuit 45 m., à Sselenginsk, une première se-
cousse, et huit minutes après, une deuxième; bruits et sifflements.
Le pendule a tracé une ligne brisée du N. au S.
Juin. — Le 21, 45 m. du soir (sic), à Sselenginsk, une secousse
de quatre secondes de durée avec bruits souterrains. Le pendule
seismique a laissé une trace du N. au S.
Juillet. — Le 7, midi 16 m. 54 s., à Tiflis (Géorgie), un fort coup
de tremblement de terre à direction de NO. à SE.
— Le 19 (heure non indiquée), à Bezacki (Java), une forte se-
cousse de LE. à 10. : nous l’avions citée sans indication de jour.
( 19 )
— Le 24, 10 li. du soir, à Sselenginsk, une faible secousse avec
bruit semblable à celui du vent. Le pendule a creusé un trou en
forme d’entonnoir.
Voici le journal des secousses ressenties à Djidjéli (Algérie),
du 21 août au 28 novembre. Je le prends dans un mémoire inédit
de M. Schoenagel ; j’en dois une copie à l’obligeance de M. Feucliot,
un de mes anciens élèves, aujourd’hui capitaine du génie à Alger.
Août. — Le 21, 9 h. 45 m. du soir, secousses fortes; 10 h. 5 m.,
secousses assez fortes; d’autres encore avant minuit, mais légères.
— Le 22,0 h. 16 m., 2 h. 5 m., 2 h. 27 m., 5 li. 10m., 10 h. 40 m.,
11 b. 5 m., 1 1 h. 25 m., Il h. 45 m. du matin; 0 h. 4 m., 0 h.
20 m., 1 li. 5 m., i h. 52 m., 1 h. 40 m., 2 h. 5 m., 2 h. 45 m.,
5 h. 55 m., 3 h. 52 m., 6 li. 5 m., 10 b. 0 m. du soir, et minuit,
secousses légères, sauf celles de 11 h. 45 m., qui détruisirent les 3/4
des constructions.
— Le 25, 6 h. 0 m., et 10 b. 0 m. du matin, 0 h. 14 m., 4 h. 7
m., 6 h. 50 m. et 10 h. 15 m. du soir, secousses légères.
— Le 24, 2 h. 5 m., 5 h. 10 m. du matin , 5 h. 5 m., 5 h. 25 m.
et 9 h. 57 m. du soir, légères secousses.
— Le 25, 5 h. du soir, une forte secousse.
— Le 28, 4 h. 50 m. du soir, une secousse forte.
— Le 51, I h. du soir, une forte secousse, et 5 h. secousses
très- fortes.
Septembre. — Le 2, 1 h. du soir, à Djidjéli, secousse faible; à
5 li., secousse forte. Destruction de la partie supérieure du bastion
! 7 de l’enceinte de la ville.
— Le 8, 8 h. 10 m. du matin, secousse faible.
— Le 15,10 b. du matin, secousse forte.
— Le 20, 2 b. 50 m. du soir, secousse faible. (M. Schoenagel. )
— Le 10, pluie de cendres dans les montagnes de Tengger. On
l’a attribuée à une éruption du Semiroe, qui toutefois n’a pas été
constatée. Celle de Lamengan, de mars à juin, est la seule qu’on
ait observée à Java en 1856.
Octobre. — Le 2, il h. 50 m. du matin, à Djidjéli, secousse
forte.
— Le ’3, 2 h. 15 m. du soir, secousse faible.
( 20 )
— Le 8, 2 h. du soir, secousse faible.
— Le 12, 7 h. 50 m. du matin, secousse faible avec bruit sou-
terrain.
— Le 14, 4 h. du soir, secousse faible précédée d’un bruit sou-
terrain. A 4 h. 50 m. du soir, autre secousse faible.
— Le 1 G, 8 h. du soir, secousse faible.
— Le 27, 2 b. du matin, secousse faible avec bruit souterrain.
— Le 50, 8 h. 5 m. du soir, secousse forte avec bruit souter-
rain. (M. Schoenagel.)
Novembre. — Le 15, 10 h. 50 m. du soir, à Djidjéli, secousse
faible.
— Le 16, 9 h. 55 m. du matin, secousse faible.
— Le IG (sic), 7 h. 5 m. du soir, secousse faible.
— Le 28, 2 b. 45 m. du matin, secousse assez forte : c’est la der-
nière du journal de M. Schoenagel.
Décembre. — Le G, 11 h. 5 m. du soir, à Sselenginsk, une se-
cousse avec bruit; les fenêtres ont vibré, une cheminée a été ren-
versée. Le pendule a tracé un sillon du NO. au SE.
— Le 20, I l h. 5G m. du soir, dans les montagnes aux environs
de Tiflis, deux coups de tremblement de terre, le premier faible,
mais Je second dans la direction de SO. à NE. Ces deux faits sont
les seuls mentionnés dans le journal météorologique de M. Morilz,
directeur de l'observatoire de Tiflis. ( Annales de lObserv. phys.
central de Rassie.)
— Le 25, G h. 10 m. du matin, à Sselenginsk, une secousse
ondulatoire de deux secondes et demie de durée; sifflements sou-
terrains. Le pendule a fait un trou en entonnoir.
— Le 2G, 4 b. du matin, nouvelle secousse ondulatoire avec
bruit faible. Le pendule a fait un trou en entonnoir dans le sable.
— Le 27, 5 h. 10 m. du soir, deux secousses assez fortes et de
trois secondes de durée; forts sifflements, sans bruits (souter-
rains?). Le pendule a tracé une raie du N. au S. Dans la rivière,
l’eau s’est élancée par les trous de la glace.
1857. Janvier. — Le 7, G h. du matin, à Tarvis(Carinthie), forte
secousse du SO. au NE. avec bruit souterrain. (M. Jeitteles.)
— Le 15, 12 b. du soir (sic), à Sselenginsk, une secousse on-
( 21 )
dulatoire. Le pendule a creusé un trou en entonnoir dans le sable.
— Le 28, vers 4 h. du soir (1 h. 15 m. avant le coucher du
soleil), à Janina (Épirc), deux secousses consécutives.
Février. — Le 3, vers 8 b. 1/4 du soir (trois heures après le cou-
cher du soleil), à Janina (Epire), une faible secousse ondulatoire
du SE. au NO. et d une seconde seulement de durée.
— Le 9, 5 h. et 6 h. 45 m. du matin, à Klagenfurt, deux se-
cousses avec bruit, signalées par M. Th. Robida, professeur au
gymnase de la ville. 11 ne parle pas de celle que j’ai mentionnée
pour 7 b. du matin, dans mon Catalogue de 1857.
Mars. — Le 7, 3 b. 45 m. du matin, à Klagenfurt, tremblement
de terre avec bruit; durée cinq secondes ; direction de FO. à FE. A
la même heure et dans la même direction, tremblement à Prevali,
Forlach, Tigring, Saint-Veit, Offiach, Liscreg et Tarvis. On in-
dique 3 b. 30 m. pour Gurke et 4 b. pour Settersdorf, où il y eut
quatre violentes secousses du SE. au NO. dans l’espace de deux à
trois minutes. Chaque secousse fut précédée d’un bruit semblable
au roulement du tonnerre. A Ebcrndorf, le commencement des
oscillations eut lieu à 3 b. 5 m., temps moyen. (M. Jeitteles.)
— Le 7 encore, 4 h. du malin, à Fiume (Illyrie), secousse on-
dulatoire de LE. à FO. et de huit secondes de durée. (M. Boué.)
— Le 29, H h. 30 m. du soir, à Homona (Hongrie, partie sep-
tentrionale du combat de Zemplin) et dans le voisinage, deux se-
cousses de FO. à FE. A Szinna , la nef de l’église s’est fendue et le
bâtiment de l’école a été endommagé. (M. Hrabovszky, curé de
Szinna.)
Avril. — Le 2, vers 5 b. V2 du matin, à Janina (Epire), une
faible secousse suivie d’une deuxième une heure et demie plus
tard.
— Le 3, 11 h. du soir, à Raguse (Dalmatie), secousse ondulatoire
de trois secondes de durée; 10 m. après, deuxième secousse plus
légère.
— Le 6, vers 10 b. du matin, â Gorontalo (Célèbes), une lé-
gère secousse.
Mai. — Le 3, M h. du matin, le 27 et le 29, vers 7 h. du soir,
à Manado (Célèbes), secousses légères.
( 22 )
— Le 5 encore, dans la matinée, et le 27 dans la soirée, à Tcr-
nate, légère secousse. La dernière dura vingt secondes.
— Le 8, vers 5 h. */9 (sic) , à Banda, une secousse légère.
— Le 27, vers 7 h. du soir, et le 29, même heure, à Gorontalo
(Célèbes), deux forts tremblements. Ils commencèrent par des
chocs courts auxquels succéda un mouvement ondulatoire du S.
au N. Les bâtiments du gouvernement éprouvèrent quelques dom-
mages. Ce sont évidemment les mêmes qu’on a ressentis plus légè-
rement à Manado et à Ternate.
Juin . • — Le 2, 10 b. 7 m. du soir, à Comorn (Hongrie), la se-
cousse a été du SE. au NO. et a duré sept secondes, avec un bruit
assez fort, suivant M. jeitteles, qui m’écrit encore que la secousse
du 9 aurait eu lieu à 4 h. 55 m. et aurait duré quatre secondes.
(Voy. notre Catalogue pour 1857.)
— Le 9, vers 6 h. 3/4 du soir (3/4 d’heure avant le coucher du
soleil, à Janina (Épire), une faible secousse.
Juillet. — Le 12, 12 h. 50 m. du soir, suivant M. Jeitteles. J’ai
indiqué le matin, d’après M. Schmidt et les tableaux météorologi-
ques de l’Académie de Vienne. (Jeitteles.)
— Le 15, 5 b. du matin, à Kediri (Java), une secousse assez
forte, suivie, un quart d’heure après, d’une autre légère. Les os-
cillations étaient du N. au S. et n’ont duré qu’une seconde.
— Le 20, vers midi et demi, à Gorontalo (Célèbes), une légère
secousse.
— Le 22, 4 b. du soir, à Buitenzorg (Java), une légère se-
cousse du S. au N.
Le 25, 2 b. */2 du matin, une nouvelle secousse.
— Le 26, 8 b. du soir, à Ternate, tremblement ondulatoire,
faible et de quelques secondes de durée.
Août. — Le Ier, h Zitza, village situé à cinq lieues au NO. de
Janina (Épire), orage avec grêle, suivi d’un petit tremblement
de terre.
— Le 2, à Ternate, tremblement semblable à celui du 26 juil-
let précédent.
— Le 7, vers 5 b. */2 du soir (I b. !/2 avant le cou cher du soleil),
h Janina (Épire), une petite secousse faible; une deuxième pres-
que insensible cinq minutes plus tard.
( 25 )
— Le 8, 1 1 h. V2 du matin , le 14, à midi , et le 30 , à 8 li. 1 /2 du
soir, à ïvema (Célèbes), secousses légères.
— Le 1 J , vers 5 h. Vg du soir, à Banda, tremblement léger,
court et dirigé du S. au N.
• — Le ! 3, le résident adjoint de Malang (Java) se trouvant au Pas-
sangrahan de Madja, à trente-cinq milles du Someroe, fut réveillé
par les détonations du volcan qui, depuis quelques jours, était dans
un tel état d’activité, que les plus anciens habitants du pays ne se
rappelaient pas avoir vu une éruption aussi belle. Les colonnes
de fumée, qu’on apercevait ordinairement le soir et le matin,
avaient disparu pour faire place à des explosions précédées et sui-
vies d'un bruit souterrain très-violent et presque incessant.
— Le 19, à Padang(côte ouest de Sumatra), deux secousses
assez fortes, sans dommage.
On lit dans le Javcische Courant du 28 août 1857 : « D’après
des nouvelles des îles Sangir (on ne donne pas la date), on peut
regarder comme oubliés les désastres causés par l’éruption de
l'Awoe, en mars 1850. Le volcan fume encore et émet des vapeurs
en plusieurs endroits; mais les habitants sont revenus s’établir
au pied et sur les flancs du volcan; ils vaquent comme aupara-
vant à leurs travaux ordinaires. »
— Le 50, 8 h. du soir, à Manado (Célèbes), une secousse
ressentie aussi à Gorontaio, où elle a été assez forte.
Septembre. — Le 1er, 5 b. */2 du soir, à Manado (Célèbes), une
secousse.
Octobre. — Le 6, vers 8 h. du matin, dans le sud du Minahassa
( Célèbes), tremblement léger.
— Le 12 et le 18, à Lenkoran et Schemacha (Russie asiatique),
secousses simplement indiquées par M. Kornhuber, d’après VAllg.
Zeitung , 1858, n° 5 , p. 58.
— Le 21, 4 b. 30 m. du soir, à Sselenginsk, une faible secousse.
Le pendule a laissé un trou en entonnoir dans le sable.
— Le 22, vers 5 h. 1 / 2 du matin, à Banda, une légère secousse
horizontale.
— Le 27, 10 h. du soir, à Batavia (Java), une secousse du N. au
S. Elle a été si légère que beaucoup de personnes ne l’ont pas
remarquée.
( 24 )
— Le 50, 8 h. 55 m. du soir, à Samarinda (Bornéo), deux courtes
secousses consécutives du S. au N. — Samarinda est sur la rivière
Mahakkam, dans la colonie hollandaise de Koetei, sur la côte
orientale de l’ilc, par 1 15° long. E. et 0°50' lat. S. environ.
Novembre. — Le 5, 11 h. 15 m. du matin, à Ssclcnginsk, une
faible secousse; un fort vent du NE. a empêché de remarquer au-
cun bruit souterrain. Le pendule a tracé une ligne anguleuse du
NO. au SE.
— Le 9 (heure non indiquée), une faible secousse dans laquelle
le pendule a encore tracé une ligne du NO. au SE. C’est la der-
nière des vingt-six secousses contenues dans la note de M. Kehl-
berg, qui commence au 25 août 1847.
Dans sept cas, le pendule a tracé une ligne du N. au S. et dans
sept autres du NO. au SE.
Nous avions déjà signalé les secousses du 12 avril 1856, ou les
lignes se sont croisées. L’auteur fait observer qu’après les trem-
blements qui ont eu lieu en été, on a remarqué de nombreux
serpents; après chaque secousse, on les a vus ramper plus ou
moins longtemps dans les jardins et dans les rues de la ville; ils
se sont même introduits dans les habitations.
— Le 11, vers 10 h. du matin, à Gorontalo (Célèbes), une se-
cousse.
— Le 14, 2 b. 10 m. du soir (2 b. J/2 avant le coucher du soleil),
à Janina (Epire), deux fortes secousses du S. au N. (?).
À 5 b. 20 m. (40 m. avant le coucher du soleil), quatre autres
secousses faibles à de courts intervalles.
Et 7 b. */2 (1 b. 4/2 après le coucher du soleil), une faible se-
cousse.
Vers 9 b. 10 m. (5 b. J/2 après le coucher du soleil), une se-
cousse légère.
Vers 10 h. */4 (4 b. 15 m., après le coucher du soleil), forte
secousse verticale. J’écrivais, dit M. À. Schîaefli, auquel j’emprunte
tous ces renseignements, je sentis ma table se soulever, et toute la
maison trembla si fort que je crus devoir me sauver en plein air.
Vers 11 b. 25 m. (5 b. 25 m. après le coucher du soleil) et
vers minuit, nouvelles secousses assez fortes.
( 25 )
— Le 15, 1 h. */2 du matin, encore une faible secousse. Ces
nombreuses secousses du jour et de la nuit ne causèrent pas de
dommage; les chiens hurlèrent à chaque secousse.
— Le 14, dans les environs de Padangpandjang (côte occiden-
tale de Sumatra), tremblement léger. Des éboulements ont eu lieu
dans la Montagne.
— Le 17, 4 h. */2 du matin, le 18, G et 9 h. du matin, le 19,
10 h. du matin et 7 h. du soir, et le 25, 5 b. du matin, à Manado
(Célèbes), secousses et tremblement de terre.
— Le 17 et le 18, la mer monta très-haut sur la côte de Ilema ;
les eaux étaient dans un mouvement violent; elles inondèrent
plusieurs habitations placées sur le rivage.
— Le 18, vers 4 h. */2 du matin, à Tcrnate, une légère secousse.
La mer monta très-haut sur la côte. Les vieillards ne se rappelaient
pas avoir vu une marée aussi considérable.
— Le 25, 5 h. du matin, à Gorontalo (Célèbes), une secousse.
— Le 2G, 9 h. 57 m. du soir, à Banda , une secousse légère, mais
longue, de TE. à 10.
Décembre. — Le 11 , 2 h. du matin, le 19, vers minuit, et le 25,
vers 8 h. du soir, à Manado (Célèbes), légères secousses.
— Le 15, vers 4 h. 5 m. du soir ( 1 /2 h. avant le coucher du so-
leil), à Janina (Epire), une secousse ondulatoire assez forte.
— Nuit du IG au 17, dans le cercle de Sandec (Gallicie), plu-
sieurs secousses, indiquées sans détails par M. Kornhuber, p. 29,
d’après le Wiener Zeitung , 1858, n° 15.
— Le 18, de 10 à 11 h. du soir, et le 19, à midi, à Ternate, de
légères secousses.
— Le 19, au pied de Gurten, à une petite lieue de Berne,
tremblement signalé par M. Kornhuber d’après YAllgemeene
Zeitung y 1858, n° 5.
— Le 24, 1 h. 47 m. du soir, à Admont (Siyrie), première se-
cousse du SO.; durée, 4 à G secondes avec bruit semblable au ton-
nerre.
— Le 25, 2 h. du matin, à Steinpichl (Styrie), deux secousses du
N. au S.; la deuxième plus forte. Celle de Rosegg, 2 h. 50 m. du
matin, a eu lieu du NE. au SO. (Voy. mon Catalogue pour 1857).
( 26 )
— Le 20, de nuit, a Sasso, près de Castelabbate (Basilicate),
secousse pendant laquelle le sol s’entrouvrit tout le long de la rue,
qui à elle seule forme à peu près toute la ville.
— Le 28 et le 29, à Sala et Potenza , nouvelles secousses.
• — Le 29 , de 10 h. du soir à 5 b. du matin , le 50, à Résina , le sol
fut dans un état de vibration continuelle. Le matin, le Vésuve
vomissait beaucoup de cendres. [Amer. Jour., mardi 1858, p. 282.)
A cette époque, les secousses étaient encore quotidiennes à Sala.
[Journal des Débats , 9 janvier.)
— Le 27, 2 b. 50 m. du soir (1 h. 50 m. avant le coucher du
soleil), à Janina (Epire), forte secousse ondulatoire du SE. au NO. (?) :
c’est la dernière de la note de M. A. Schlaefli.
— Le 28, vers 5 h. du matin, à Banda, une légère secousse.
— Le 28, 11 h. 45 m. du soir, et le 29, 1 h. 50 m. du matin,
secousses àRosegg. Je dois ces nouveaux détails à M. Jeitteles, dont
la lettre s’accorde pour le reste avec ce que j’ai publié dans mon
dernier Catalogue.
— Au commencement de décembre, dans l’Amérique centrale,
très- fortes secousses; une partie de la ville de Cajutepeque fut
détruite, beaucoup de maisons furent renversées à San-Salvador.
(M. Kornhuber cite Ail. Zeit., 1858, n° 7, p. 104.)
— En 1857, le volcan d’Albay (île de Luçon) a vomi tant de
cendres que toutes les abeilles des environs ont péri et que le
pays, jusqu’alors très-riche en miel, n’en fournit plus aujourd’hui.
Des vapeurs se dégagent constamment du sommet et de la lave
incandescente s’échappe de temps en temps du côté du N. (M. le
Dr Hochstetter.)
— M. Hageman , dans son Résumé des tremblements de terre
ressentis h Java cette année, fait remarquer qu’ils y ont été peu
fréquents, ainsi que les irruptions volcaniques. Après avoir rap-
porté les six tremblements que nous avons cités à leurs dates, il
ajoute: « Les volcans de la partie occidentale de Java sont restés
en repos. » Dans 1E., le Semerve et le Bromo ont seuls donné des
signes d’activité. Le dernier a lancé des pierres. [Natuiirkundig
Tijdschrifï voor nederl. Indië , t. XVII, pp. 209-270.)
SECONDE PARTIE.
TREMBLEMENTS DE TERRE EN 4858.
4 858. Janvier . — Le 4er, vers 41 h. du soir, à Naples, deux ou
trois secousses courtes, mais vives et saccadées. On en avait déjà
compté quatre-vingt-quatre depuis le 4 6 décembre.
— Le 1er ou le 2, à San- Francisco (Californie), tremblement.
— Le 5, à Walla (district de Wudsbo), à Bergskyrka et sur
plusieurs autres points de la Westrogotbie (Suède), tremblement.
— I^e 5, 9 b. du soir, à Gurgl (Tyrol, lat. 46°52', long. 8°42'),
petite secousse avec bruit semblable à celui d une avalanche.
— Le 5, à Tschars, dans le Vinschgau, une forte secousse.
• — Le 6, vers 6 h. ^2 du soir, à Castrovillari (Calabre), deux
fortes secousses sans dommage.
• — Le 6, 40 h. 27 m. du matin, près de Nafa (îles Lou Tchou),
secousse quia duré une minute au moins. Toutes les maisons de
bois ont craqué. Temps très-calme et très-beau.
— Du 6 au 14, à Brousse, nouvelles secousses.
— Le 8, vers 5 h. */4 du matin, à Varna (Bulgarie), une forte
secousse du N. au S. et de quelques secondes de durée. Elle s’est
étendue dans un rayon d’une centaine de kilomètres. Il paraît qu’il
y a encore eu quelques légères secousses dans la nuit.
— Le 8 encore, 4 b. 5/4 et 9 h. */2 du soir, à Rosegg (Carinthie),
deux secousses avec bruit à chaque secousse; il a été plus prolongé
( 28 )
à la dernière. — Le 9, 5 h. V2 du matin, une dernière secousse,
ressentie aussi dans les villages situés au S. de Rosegg jusqu’à
Rosenbach.
— Le 9, 10 h. du soir, à Vienne (Autriche), une secousse. A
minuit, encore une secousse dans les quartiers de Wieden et de
Josephstadt.
— Le 11 , 1 h. i/2 du soir, à Manado (Célèbes), tremblement.
— Le 11 , à Port de France (Martinique), secousse assez violente
de quelques secondes de durée, avec bruit sourd et prolongé.
— - Le 12, dans la matinée, à la Pointe-à-Pitre (Guadeloupe),
une secousse assez forte.
— Le 12, 9 b. du matin, à Valona (Albanie), légère secousse
de LE.
— Le 14, 10 b. du soir, nouvelle secousse semblable.
— Le 12,4 b. et 10 h. du soir, àKlagcnfurt, nouvelles secousses.
— Le 15, vers 4 h. */2 (J/4 avant le coucher du soleil), à Ja-
pas ressenti le tremblement qui, le 27 février suivant, a détruit
Corinthe.
— Le 14, 4 b. 20 m. du soir, à Banda, secousse courte, mais
violente de l’E. à FO.
— Le 14, entre 10 et 11 h. du soir, à Sillein, une première et
légère secousse.
— Le 15, vers 8 b. */4 du soir, dans les comitats de Trentschin et
de Thurocz, en Hongrie, tremblement très-fort qui s’est propagé
dans une grande partie de la Moravie, de la Gallicie et de la
Silésie, sur une étendue de 1425 milles géogr. (environ 78200
kilom.) carrés. L’espace ébranlé peut avoir GO milles (444 kiloin.
environ) dans sa plus grande longueur de Breslau (Silésie prus-
sienne) à Gran (sur le Danube), et 45 milles (555 kilom.) dans sa
plus grande largeur de Tarnovv (Callicie) à Znaïm (Moravie), un
peu en dehors de la limite occidentale.
Ce phénomène a été étudié par MM. J. Schmidt, L.-H. Jeittelcs,
M. Sadebeck et G.-A. Kornhuber L
1 1° Untersuchungen über (las Erdbeben , am V6 Janner 1S58 , von
J.-F. Julius Schmidt , 72 pages in-8", 2 cartes. {Mittheilungen (1er kaiserli-
( 29 )
Le centre ou loyer d’ébranlement paraît, d’après la direction
des secousses observées dans de nombreuses localités et par les
dégâts qu elles ont causés, pouvoir être placé par 16°31' long. E.
et 49°7' lat. N. au Mintzcbow, dans la partie septentrionale des
montagnes de Neutra. C’est autour de ce point, sur un espace el-
liptique d’environ six milles (350 kil.) carrés, que se trouvent les
localités qui ont le plus souffert et où les secousses se sont re-
nouvelées fréquemment jusqu à la fin de février et n’avaient pas
encore cessé en octobre suivant. C’est surtout à Visnyove, village
le plus rapproché du centre d’ébranlement et à Sillein, petite
ville de trois à quatre mille âmes, située plus au nord, que les se-
cousses ont été plus fortes et plus nombreuses, suivant ce que
M. leDr Ami Boué , m’écrivait en mai 1838. On cite encore Rosina,
où l’on compta au moins trente secousses dansla première semaine.
Stretzno, où elles continuèrent pendant quinze jours; Rilzitza, où
l’on en compte douze dans la nuit et trente-quatre notables jus-
qu’au 24; Gbellan, où elles se sont renouvelées jusqu’au 19, et Tep-
litzka jusqu’au 18.
Quoique peu étendue, cette région d’intensité maxima ne pa-
chen kôniglichen geographischen Gesells. in Wien, llter Jahrgang, 2,c Heft).
2° Bericht über dus Erdbeben am lb Janner 18b 8 in den Karparthen
und Sudeten, von Ludwig H. Jeilteles, 84 pages in-8°, 1 carte. ( Sitzungsbcr .
der math.-naturw. Cl. d. k. À Lad. d. Wiss. zu Wien, t. XXV, page 551.)
3" Das Erdbeben am lb Janner 18b8 in seinen Beziehungen zur Atrno-
sphœre, par le même, ans den Mifllieil. d. k. k. geogr. Gesells ., lIJUr J., 5 IL,
S. 397, 19 pages in-8°, 1860. L’auteur m’a envoyé ces deux mémoires, ainsi
que sept articles qu’il a publiés dans la gazette de Troppau et dans celle de
Vienne.
4° Reisebericht über Silein in Ungarn und das Erdbeben vom lb Januar
1858, von Dr Moritz Sadebeck. (. Zeits . f. allg . Erdk. N. F., t.V, pages 122-133.)
5° Das Erdbeben vom lb Januar I8b8 , von Dr M. Sadebeck, 56 pages
in-4°, 2 caries. (Ver li. der Schles. Gesells. f. rater l. Kultur ; Breslau, 1858.)
6° Das Erdbeben vom lb Januar iSb8 , von I)r G. A Kornhuber. (Ver-
handl. des Vereins far Nalurkunde zu Presburg , 1858, 1. IL, pages 23-54.)
Tir. à part , 32 pages in-8°.
Ces diverses monographies renferment tout ce qu’on peut désirer, aux
divers points de vue du phénomène.
( 30 )
rai t pas avoir été ébranlée tout entière par les diverses secousses
qui ont suivi la première, ou du moins ces secousses n’ont pas
été notées dans toutes les localités ou ne Tout pas été toujours aux
mêmes heures. Voici celles dont je trouve les dates signalées, qui
presque toutes ont été précédées d’un bruit le plus souvent sou-
terrain et rarement aérien.
Ce sont : le 15, 8 h. 30 m., 8 h. 50 m. , 9 h. 5 m., 9 h. 7 m. ,
10 h. 10 m. , 1 î h. 45 m. et minuit (cette dernière très-forte et
générale). A il h., à Homboc(au NE. d'Oîmutz) faible secousse
non signalée aux environs du centre d’ébranlement. Celle de mi-
nuit paraît avoir été sentie àLeobschütz, dans la Silésie prussienne,
au nord de Troppau.
— Le 1 6, douze secousses : à 2 h., 2 h. 45 m., 3 h. 1 5 m., 4 b. 1 5
m., 5 h., 5 h. 45 m., 9 h. 20 m., 9 h. 31 m., 10 h., 11 h. du matin
et 2 h. du soir.
— Le- 1 7, huit secousses au moins , à 1 h. 3/4 , 5 h., 7 h. du matin ,
à 2 h., 6 h. 25 m. (très-forte), 6 h. 55 m., 10 h. du soir et minuit.
On cite encore 6 h. */4 du soir.
— Le 18, à 3 h. et 7 h. 50 m. du matin.
— Le 19, à 2 h. et 9 h. 50 m. du matin. Cette dernière violente
et générale.
— Le 20, à 4 h. du matin et 5 h. du soir.
— Le 21 , plusieurs secousses, heures non indiquées.
— Le 22, secousses, dont une à 11 */2 du matin.
— Le 25, secousses, dont une à 4 h. du soir.
— Le 24, 5 et 10 h. du soir.
— Le 25, une secousse sans indication d’heure. Je n’en trouve pas
d’indiquée pour le 26 et le 27 ; mais M. Sadebcck en signale pour le
28, 4 h. du soir, le 29, 8 h. du matin; le 50, 2 h. du matin et le
51,1 h.5/4 du matin, à Banova.
— Le 15, 2 h. 10 m. du soir, dans la baie de Kertel (Baltique),
la mer monta de deux pieds onze pouces et reprit son niveau à
2 h. 20 m. A 2 h. 26 m., elle monta de nouveau jusqu’à trois pieds
quatre pouces, et à 2 h. 41 m., reprit son niveau ordinaire. Au fond
du port, l’eau s’éleva jusqu’à la hauteur de quatre pieds et lança
sur le bord un petit bâtiment qui était à l’ancre. (M. Brianeourt,
( 31 )
Zeitschrift fur ullgemeène Erdkunde, neue Folge , t. V, p. 1 65- J 64.)
— Le 15, vers 11 h. */2 du soir, à Lockport (New-York), légère
secousse avec bruit semblable au roulement d’une voiture. C’est
probablement la même secousse qu’on a ressentie avec bruit sourd ,
entre 10 et 1 1 h. du soir, à Pendleton (même Etat), et pour laquelle
on n’a pas indiqué le jour.
— Le 16, 9 h. 4/2 du matin, à Bezoeki (Java), une légère secousse
du N. au S.
— Le 19, 5 h. du matin, à Agram (Croatie), nouveau tremble-
ment.
— Le même jour 10 h. du soir et minuit et demi , à Vienne (Au-
triche), nouvelles secousses.
— Le 19, 10 h. */4 du soir, à Potenza ( Basilicatc), une nouvelle
secousse.
Nuit du 19 au 20, nouveau tremblement ressenti aussi à Matera.
— Le 2 1, midi et demi , à Manado (Célèbes) , tremblement léger.
— Nuit du 21 au 22, à San-Angelo (Lombardie), tremblement
senti avec assez de force et de durée à Potenza et plus légère-
ment à Conosa.
— Le 22, 5 b. 50 m. (sic), à Potenza, forte secousse avec bruit.
— Le 22, entre 6 et 7 h. du soir, à Pozeg (Slavonie) et à Oriovacs
(in der Militàrgrenze ), plusieurs secousses.
— Nuit du 22 au 23, à Muro (Basilicate), forte secousse.
— Nuit du 23 au 24, à Brienza (Principauté citéricure), se-
cousse avec dégâts.
— Le 24, 1 h. du soir, à Te-rnate, une secousse verticale, assez
forte ; elle a duré trente secondes. On l’a ressentie également à Ba-
chian.
— Le 24 encore, à Muro (Basilicate), nouveau tremblement.
— Le 26, 3 h. 30 m. du matin, à Laybach (Carniole), faible trem-
blement.
— Le 26 encore, vers 9 h. 18 m. du matin, à Parme, secousse
ondulatoire très-faible et de quelques secondes de durée. Le télégra-
phe a appris qu’on n’avait rien remarqué à Milan , Gènes, Massa,
Modène et Plaisance. A Parme, le ciel était très-serein, vent du
NO. faible, température 6° c. ; le baromètre marquait 767UMH,4G
( 52 )
(réd. à 0°). « Huit minutes après, j'ai trouve, ajoute M. Pigorini, di-
recteur de l’observatoire de Parme, l’aiguille aimantée (de la lon-
gueur d’un mètre), avec une déclinaison de 15°, en mouvement
très-lent par un arc de quatre minutes. Le séismographe à pendule
était déjà en repos, en indiquant néanmoins une direction de la se-
cousse du SO. au NE. »
— Le 27, à Entlibîuch, Lucerne, Sion , la Chaux-de-Fonds ,
Locle, Berne, Aaran, Zurich, Wadenschweil , etc., forte secousse.
— Le 28, vers 5 h. 5/ 4 du matin à Potenza , deux secousses ver-
ticales, légères comparativement aux autres et par soubresauts;
les autres avaient le caractère ondulatoire.
— Le 28, 1 li., 0 h. et 12 h. du soir, à Kellbcrg et Thurnau
(basse Bavière), secousses qui se sont renouvelées aux environs
de Passau. Suivant M. le docteur Boué, Passau n’a rien senti; il
cite encore liais et Saint-Nicolas comme ayant ressenti le trem-
blement et entendu le bruit semblable au tonnerre ou à l’explo-
sion d’une poudrière.
— Le 28, dans la soirée, à Kingston, légère secousse de quel-
ques secondes. La Presse du 12 février dit : « Kingston (Grande-
Bretagne). »
* — Le 28 encore, à Bayamo (Haïti), tremblement léger. Ne
s’agit-il pas de Bayama, à Cuba?
— Le 21), à Matera (Basiîicate) , fortes secousses.
Février. — Le 1er, à Hoschtitz, près Krcmsir pioravic), secousse
probable, mais non bien constatée. Faibles mouvements à Silîein,
Visnyovc et dans d’autres localités comprises dans Faire d’in-
tensité maxima du tremblement du 15 janvier.
— Le 2, 5 h. du matin, à Rome, secousse ondulatoire du NNO.
au SSE.; peu après, deux secousses légères.
— Le même jour, renouvellement des secousses dans la basse
Bavière et dans les environs de Silîein.
- — • Le 5, vers 8 h. du soir, à Saloniquc, une forte secousse.
— Le même jour, 10 h. du soir, à Benova (canton de Silîein),
une secousse.
Le 4, à Visnyovc et aux environs, faibles mouvements.
— Le 5, 4 h. 15 m. du matin , au grand Saint-Bernard, se-
cousse très-sensible. On indique 5 h. 1/a pour Aoste.
( 35 )
— Le même jour, 4 h. 4/a du matin, à Sion, à la Chaux-de-
Fonds, au Locle et en d’autres lieux de la Suisse, une secousse. Elle
a été de LE. à l’O. à Neuchâtel.
— Le même jour encore, nouvelles secousses dans le canton de
Sillein, à Visnyove, etc.
— Le 0,5 h. ll 2 du matin, à Smyrne, secousse très-sensible
du N. au S.
— Le G et le 7, à Visnyove et aux environs, faibles mouvements.
Le 7, 2 b. du soir, à Benova (canton de Sillein), une secousse.
— Le 8, 5 b. 51 m. du matin, à Kourou Tschesmé (près de Con-
stantinople), une secousse du S. au N. et d’une dizaine de secondes
de durée. Elle n’a pas été généralement remarquée, mais elle a
été très-bien constatée par M. l’ingénieur Ritter qu’elle a réveillé.
— Le 9, 1 b. 50 m. du matin, à Schemnitz (Hongrie), une se-
cousse du SE. au NO.
— Le 10, 10 b. du matin, à Rénova (canton de Sillein), une
secousse.
— Le 10, dans la matinée, à Kanaka Fiat, comté de Sierra
(Californie), forte secousse.
— Le 10 et le 12, à Bitzilza (canton de Sillein), tremblements
soupçonnés plutôt qu’observés.
— Le 15, le 14 et le 15, à Visnyove, secousses faibles, mais
sensibles.
— Le 15, 4 h. 20 m. du matin, à San Francisco (Californie),
secousse sensible dans quelques maisons seulement. On l’a sentie
dans le comté de San Mateo, à dix milles au sud de la ville. A Abbey
llouse (à l’ouest de la Mission), même heure, secousse violente.
— Le 15, 11 b. 25 m. du matin, à Raina (Algérie), une violente
secousse du NO. au SE. et de dix secondes de durée. Elle a été
plus forte que celles du mois d’août 1850. Lambesa l’a ressentie.
A la Smala, il y a eu quatre secousses : la première, à 11 b.
25 m. du matin ; la deuxième, à 2 h. 50 m. de l’après-midi; la troi-
sième, vers minuit, et la quatrième, le 10, à 5 b. 45 m. du matin :
cette dernière a été la plus forte.
— Le 17, 10 h. 54 m. du matin, à Valona (Albanie), secousse
légère.
Tome XII.
ô
( 54 )
— Le L 7, 6 h. 50 m. du soir, à Kascliau (Hongrie) et dans quel-
ques villages voisins, à Barczas, à Hilloy, etc., tremblement qui
ne fut pas ressenti à Arang-Idka (éloigné seulement de trois milles
de Kaschau). Ce tremblement fut précédé d’un bruit semblable à
celui d'une pompe à feu. La direction de la secousse fut probable-
ment du SE. au NO.
On n’y avait pas ressenti celui du 15 janvier.
— Le 18, à Bitzitza (canton de Sillcin), mouvement très-faible.
— Le 19, 4 h. du matin, à Manado (Célèbes), une secousse.
— Le 19, 9 h. du matin, à Siîlein et à Yisnyove, faible se-
cousse. Elle s’y renouvela fortement à 4 h. du soir.
— Le 19, vers 5 b. du soir, près de Nafa (îles Lou-Tchou), une
seule secousse; à 9 h. */2 du soir, un peu de grêle.
On lit dans un rapport officiel à la date du 20 : « Les petites et
inolfcnsives secousses de tremblement de terre n’ont pas cessé
dans la Basilicatc; clics sont plus sensibles dans le district de
Lagonegro que dans ceux de Potenza et de Melfi.
» A Bella, commune de ce dernier district, on en ressent le
jour et la nuit; elles se font sentir alternativement par secousses
(verticales) et par ondulations, tantôt à deux heures, tantôt à une
heure d'intervalle , et quelquefois môme dans un plus court espace
de temps; on en observe régulièrement une entre l’aube du jour
et le lever du soleil. »
— Le 21 , 8 b. */2 du matin, à Gradisca (Croatie), une forte se-
cousse. Un peu plus tard, à Sillein et à Visnyove, une secousse très-
faible. A 4 b. du soir, à Visnyove encore, une forte secousse.
— Le 21, 11 h. du matin, à Athènes, deux oscillations très-
marquées qui ont duré environ deux secondes par un ciel couvert,
vent du S. «J'étais assis dans mon fauteuil, écrit M. l'ingénieur
Daniel, et je me suis senti transporté par deux fois vers le SE.
par un mouvement assez analogue à celui du roulis sur un navire.
11 n’y a eu aucune maison d’écroulée à Athènes, aucun accident à
déplorer. Mais à Kalamaki et à Corinthe, il n’y a plus une seule
maison debout, et je viens d’être envoyé par le gouvernement pour
rechercher l’emplacement le plus favorable pour construire une
nouvelle ville, qui sera , cette lois , un port de mer et à cheval sur
( 35 )
l’isthme. Lontraki n’a pas du tout souffert. 11 y a des crevasses
dans le sol de Kalamaki; mais elles ne sont pas très-profondes. Je
n’en ai pas vu à Corinthe. Depuis le 9 au 1 2 février, on entend à Co-
rinthe, d intervalles en intervalles, des détonations souterraines
semblables à des décharges d’artillerie, accompagnées d’oscilla-
tions du sol. Ces phénomènes, très-multipliés dans les premiers
jours, vont en s’amoindrissant quant à la quantité et en diminuant
d’intensité... » (Lettre du 7 au 19 mars.)
— Le 21 encore, à Bitzitza, à Gbellan et autres lieux aux envi-
rons de Sillein, mouvements très-faibles.
— Le 22, vers 5 h. du matin, à Beaupréau (Maine-et-Loire) et
dans beaucoup d’autres communes de l’arrondissement, une se-
cousse assez forte du S. au N. et de deux secondes de durée.
— Le 22, 11 h. du soir, à Sillein, une secousse.
— Le 23, à Bucharest, tremblement.
— Le même jour, à Balzano, tremblement, et le soir (nel / are
délia notle ), à Saponara (Principauté citérieure), deux bruits sou-
terrains semblables à des décharges de grosse artillerie; ils ont eu
lieu dans un intervalle de trente secondes et ont jeté l’épouvante
parmi les habitants, qui se sont enfuis de leurs baraques.
— Le 24, 4 h. du matin, à Sillein, encore une secousse : on y
en avait compté plus de cent depuis le 19 janvier; mais le journal
n’en a pas été tenu exactement. Par conséquent, la liste que nous
venons de donner ne peut être considérée comme complète, mal-
gré tout le zèle des auteurs auxquels j’emprunte ces détails et dont
les monographies offrent le plus grand intérêt.
— Le 24, 4 h. 9 m. du matin, à la Martinique, deux secousses
consécutives, fortes, assez prolongées et du N. au S. À la Guade-
loupe, 4 h. précises, une secousse unique, longue et de l’E. à l’O.
— Le même jour, secousses plus ou moins intenses à la Ja-
maïque, à Saint-Thomas, à Porto-Ricco, à Curaçao et à Saint-Bar-
thélemy.
Depuis 1839 et S 845, les Antilles n’avaient point éprouvé, a
ce qu’il paraît, une aussi violente commotion. Quelques murs ont
été lézardés à Saint-Pierre et à Port-de-France (Martinique). Dans
le nord de cette même île, où ce phénomène semble s’être produit
( 30 )
avec Je plus de violence, quelques parties de cheminées se sont
écroulées, quelques équipages de sucreries ont été endommagés
ou renversés.
— Le 24 et le 25, dans la Basilicate, nouvelles secousses.
— Le 20 , 5 h. avant l’aube et au point du jour, à Montemuro
(Basilicate), forts tremblements qui épouvantèrent les habitants
et les firent fuir des baraques , le sol s’est entr’ouvert et refermé
aux deux secousses. A Viggiano, la première a renversé une mu-
raille. D’autres petites secousses ont continué à se faire sentir en
divers lieux de la Basilicate et à Potenza.
— Le 20, encore, dans l’après-midi, à Laybach (Carniole), une
secousse.
— Le 27, G b. ll 2 du soir, à Manado (Célèbes), une secousse
très-forte et d une minute environ de durée : tout fut mis en
mouvement; il n’y eut cependant point de dommage.
— Le 27, dans la soirée , à Ternate , une secousse assez forte de
10. à LE. Murs lézardés.
— Le 28, 7 b. du soir, une nouvelle secousse assez forte et de
longue durée.
Mars. — Le 2, vers 10 h. du soir, à Oran (Algérie), une légère
secousse.
— Le 4, 1 1 b. 28 m. du soir, à Pignerol (Piémont), une secousse
ondulatoire avec fort bruit souterrain.
La nuit était sombre, il tombait un peu de neige et de pluie.
— Le 4, éruption du Bromo à Java. Après un repos longtemps
prolongé (depuis 1848), le volcan fit entendre d’abord un bruit
souterrain très-intense; le 5, il lança des colonnes de fumée et des
pierres; le 4, les nuages de fumée disparurent, mais d’énormes
masses de pierres continuèrent à être projetées jusqu’à un demi-
mille de distance avec un bruit incessant et semblable au tonnerre
qu’on entendait à la distance de huit milles. Puis on n’aperçut plus
que des nuages blancs et jaunes qui s’élevaient du cratère. On ne
dit pas combien de temps a duré l’éruption.
— Le 5, à 4 b. */ 2, à Aarau, et 4 b. 10 m. à la Chaux-de-Fonds,
tremblements signalés mais sans détails par M. Kornhuber.
— Nuit du 5 au 0, à Lagonegro (Basilicate), trois secousses
d’une longue durée.
( ô7 )
— Le fi, 5 h. du soir, deux nouvelles secousses très-violentes et
de neuf à dix secondes de durée. Une autre plus courte à 8 heures.
— Le 7 (probablement vers 5 b. du soir encore), autre secousse
plus violente et de cinq à six secondes de durée. Elle a causé de
nouveaux dégâts importants.
— Le même jour, depuis 1 b. du matin jusqu’au soir, à San Ncro
in Bagno (Toscane), secousses nombreuses.
— Le 7, 2 b. du soir, à Manado (Célèbes), une secousse verticale
assez forte.
— Le 7 encore, ! 4 b. '/a du soir, à Montemuro (Basilicate), trem-
blement nouveau. Dans la même nuit, forte secousse à Salerne.
— Le 7, à Roscgg, tremblement signalé sans détails par M. Jeit-
teles. MM. Boue et Schmidt n’en parlent pas.
— Enfin le 7 encore, au village de Panderma (sept à huit kilo-
mètres à l’est de Cyzique), une secousse.
— Le 8, 1 b. ll 4 du matin, à Potenza, secousse légère, mais
plus forte dans beaucoup d’autres communes de la province;
elle fut d’abord verticale, puis ondulatoire. Elle causa de nou-
velles ruines à Tremutolo.
— Le fi, entre 4 h. 'J/2 et 5 b. du matin, à Alger, une secousse
assez forte de l’E. à l’O.
De 4 à 8 b. du matin , trois secousses ont été ressenties simul-
tanément à Blidah, Milianah, Boujarick et Cherchel. Les dégâts
ont été nuis dans les trois premières localités, mais dans la der-
nière plusieurs maisons ont été lézardées.
— Le 10, 5 b. 50 m. du matin, dans le massif d'Alger, une forte
secousse de l’O. à l’E. Un quart d’heure plus tard, une deuxième
secousse plus forte encore.
— Le 10 encore, midi et demi, au village de Panderma, une
nouvelle secousse.
— Le même jour, la terre continue à trembler à Montemuro.
— Avant le 12, quelques secousses à Lépante.
— Le 42,1 b. du matin, à Donau-Eschingen (grand-duché de
Bade), une légère secousse. — N’est-elle pas du 21 ?
— Le même jour, 40 b. du soir, à Manado (Célèbes), une se-
cousse.
( 58 )
— Le 12 encore (heures non indiquées), à Sapri, Casaletto,
Vinonati et autres localités de la Principauté citérieure, fortes
secousses et nouveaux dégâts.
— Le 15, 9 h. et 10 h. du soir, à Manado (Célèbes), nouvelles
secousses.
— Au 15, les secousses continuaient dans la Basilicate.
— Le 18, à Bucharest, faible secousse ondulatoire du NE. au
SO.
— Le 19, dans le nord du Portugal, secousses terribles. Pas
de détails.
— Le 21 , 1 b. du matin, à Donau-Eschingen , deux secousses
légères. (M. Schmidt.)
— Le 25, 10 h. du matin, à Potenza, secousse légère. Vers
2 b. du soir, une deuxième secousse.
Le même jour et aux mêmes heures, à Sala, quatre secousses
sans dommages.
— Le 25, 8 h. 52 m. du soir, près de Nafa (îles Lou-Tchou),
première secousse avec bruit sourd suivie d’une seconde assez
forte pour agiter les objets suspendus.
— Le 24, 4 h. 50 m. du soir, à Valona (Albanie), secousse on-
dulatoire.
— Le 25, vers 1 b. de la nuit, à Gorontalo (Célèbes), une
secousse assez forte.
— Le 26, à Orihucla (prov. de Valence), trois secousses assez
fortes, de longue durée et toutes du N. au S. Elles ont ébranlé
toute la côte. La plus remarquable a eu lieu à 1 b. */2 du matin.
— Le 27, vers 11 b. du soir, à Monastir (Turquie), trois se-
cousses accompagnées d’un bruit souterrain.
— Le 27 encore, à Naupaktos (golfe de Lépante), tremblement.
— Le 28, à 4 b. du matin, à Gorontalo (Célèbes), nouvelle
secousse.
— Le 28 encore, à Pigneroles (Piémont), tremblement.
— Le 29, 5 h. du matin, à Manado (Célèbes), dernière secousse
du mois.
— Le 51 , à Rodi (Capitanate), légère secousse, précédée d’un
bruit sourd et intense.
— Le même jour, à Logonegro (Basilicate) et dans les autres
lieux ébranlés le J G décembre 1857, fortes secousses qui s’y sont
renouvelées au commencement d’avril.
Tramutolo (Basilicate), qui avait fortement souffert dans la nuit
du 16 décembre précédent, fut presque entièrement ruiné en
mars. M. Schnars, qui cite le fait, n’indique pas le jour. — N’est-ce
pas le 8?
D’après les dépêches télégraphiques de Marseille, en date du
51 , de forts tremblements de terre auraient eu lieu à Smyrne.
— (Sans date de jour). A Memphis (Tennessee), une secousse.
Le Memphis Bulletin de vendredi dernier dit : « On a éprouvé
ici une secousse de tremblement de terre, dans la nuit de mer-
credi, vers minuit un quart. Elle était accompagnée du bruit sourd
ordinaire et a duré environ trente secondes. Elle a été aussi forte
qu’aucune de celles qu’on y a ressenties pendant ces dernières an-
nées. » ( Tuscolosa observe!' y mardi 51.) Memphis se trouve dans
la région si longtemps et si souvent ébranlée par les secousses de
1812, dans le bassin du Mississipi, non loin de New-Madrid.
— (Sans date de jour). A Hilo (Hawaï, Sandwich), une secousse
légère.
— En mars 1858, des Anglais sont montés au sommet du vol-
can d’Albay ou de Mayon; il paraît que c’est la première fois
qu’on a fait l’ascension de cette montagne; elle a duré neuf
heures. -Le cratère a une forme bien caractérisée qui en occupe
toute la cime; mais il était rempli de vapeur. La hauteur a été
évaluée à cinq mille pieds anglais. (Le Dr Hochstetter.)
Avril. — Nuit du 2 au 5, à Rosegg (Carinthie), trois secousses
à 11 h. 25 m. du soir, minuit et 1 h. */2 du matin. La première et
la dernière, très-fortes, ont duré trois à quatre secondes. La pre-
mière était accompagnée d’un bruit sourd. Toutes trois étaient du
SO. au NE. Depuis, la terre est restée dans un mouvement presque
continuel jusqu’au 15, tant à Rosegg que dans les environs, no-
tamment du côté du S. Chaque secousse, plus ou moins forte,
a été précédée d’un bruit semblable au tonnerre. La direction a
toujours été du SO. au NE. et de l’O. à l’E., et la durée de deux
à trois secondes.
( 40 )
— Nuit du 5 au 6, à Sion (Valais), une secousse. *
— Le 6, 2 h. 58 m. du matin, dans la vallée de Piedimulcra
(Piémont), une forte secousse.
— Le 7, à Monastir (Roumélie), secousses assez nombreuses,
très-fortes et accompagnées d’un violent bruit souterrain.
— Le 8, 11 b. 5/4 du soir, à Palmi (province de Reggio, Cala-
bre), deux secousses courtes et assez fortes.
— Le 8 et le 10 , dans les environs de Litschau (basse Autriche),
fortes secousses.
— Le 9, tremblement sur divers points de la Terre de Labour,
de la Basilieate et de la Principauté citérieure.
— Le 10, dans la matinée, à Reggio (Calabre), trois secousses.
— Le 9, entre 7 et 8 h. du soir, à Gurgl (Tyrol), une légère
secousse de PO. à PE., signalée seulement par deux personnes.
— Le 10, 9 h. 50 m. du soir, au grand Saint-Bernard, une
secousse légère.
— Le 11 , vers 1 h. du soir, à Gènes, une très- légère secousse
en partie ondulatoire.
— Le même jour, 1 h. 50 m. du soir, à Santa Agatlia de Tortona,
faible secousse qui d’abord s’est fait sentir par commotions, a pris
ensuite le caractère ondulatoire de l'O. à LE. et n’a duré que
quatre secondes. Barom. 27 pouces, therm. 12° R.
Autre secousse plus faible 1 h. avant la nuit; elle n’a duré que
quelques secondes et avait été précédée d’un orage épouvantable
avec éclairs, tonnerre et grêle.
— Le 12, vers 4 h. du matin, h Grenoble (Isère), secousse
légère.
— Le 15, à midi 25 m., à Rosegg (Carinthie), une violente se-
cousse a encore fait trembler les bâtiments plus ou moins endom-
magés; direction du SO. au NE.; durée deux ou trois secondes :
c’était la treizième depuis le commencement du mois.
— Le 14, G b. 49 m.du matin, dans toute l’ile de Malte, trem-
blement léger.
— Le 16, 4 h. 50 m. du matin, à Smyrne, légère secousse de
l’E. à l’O.
— Le 16 encore, 5 b. 15 m. (sic), à Bclla (Basilieate), secousse
( « )
du N. au S. avec bruit. Elle fut, dit-on, aussi forte que celle du
1 6 décembre précédent. M. Pistolesi ne la signale pas. Le même
jour dans la matinée, à Rcggio (Calabre), trois secousses sans ac-
cident. — Ne sont-ce pas les mêmes que celles du 10?
— Le 17, le trois-mâts le Pacific , capitaine Ladd, allant de la
Nouvelle-Orléans à New-York, à environ cent milles des côtes, a
éprouvé des secousses sous-marines. L’équipage entendit d’abord
un roulement sourd presque continu, semblable à celui du ton-
nerre quand il est encore éloigné; peu à peu ce roulement se
rapprocha et devint plus fort, pareil au bruit d’une violente
canonnade, accompagné de terribles secousses qui ébranlaient le
bâtiment comme s’il se fût trouvé dans le voisinage de récifs dan-
gereux. Tout tremblait à bord , et l’on aurait cru qu’un énorme
tonneau roulait d’un bout à l’autre du pont.
Ces secousses et ce bruit singulier durèrent environ quinze mi-
nutes; l’atmosphère était étouffante, et le ciel avait un aspect
inaccoutumé. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que pendant toute
la durée du phénomène la mer conserva sa tranquillité.
— Le 18, dans le village de Alianello (Basilicate), des crevasses
se sont formées dans le sol par suite d’un tremblement de terre ;
mais il était abandonné et il n’y a pas eu de victimes.
— Nuit du 18 au 19, à Potenza (Basilicate), deux nouvelles se-
cousses. La seconde a été tellement forte que la population est
sortie des habitations et est restée dehors jusqu’au jour.
— Le 19. 2 h. 40 m. du matin, h Olmutz, une secousse très-
faible.
— Le 19 encore, o h. */4 du matin , â Brousse, secousse brusque
du SO. au NE. A 9 h. 5 m. nouvelle secousse plus forte et plus
prolongée. Trois vieilles maisons qui avaient souffert par la pluie
se sont écroulées, ainsi que quelques murailles. Le 20, heure non
indiquée, nouveau tremblement.
Le 21, vers 5 h. lfi du matin, deux autres secousses verticales, et
vingt-cinq minutes après , une troisième plus prolongée que forte,
suivie de rumeurs sourdes comme le tir d’une batterie éloignée.
— Le 20, vers 6 b. du soir, à Manado (Célèbes), quelques
légères secousses.
( 42 )
— Le 25, 7 h. du soir, dans la vallée de l'Oos (Oosthale, Baden),
tremblement.
— Le 24, 1 1 h. 55 m. du matin , à Neumarkt (cercle de Pilsen) ,
Maxberg, Friedrichsthal, Dobrikau, Hoslau, Pfraumberg, Bischof-
teinitz, Taus et dans le Boehmer Valde , secousse avec bruit sou-
terain. (31. Schmidt.) M. Boue indique 5 h. et 11 h. j/1 * * 4 du matin.
Direction du NO. Durée, 5 secondes.
— Le 27, 5 h. 55 m. du soir, à Constantinople et tout le long du
Bosphore, une forte secousse. Le 50, 1 1 h. du matin, la voûte de
la longue rue du Bazar, dite Caipaqdjilar, s’est écroulée On en a
attribué la chute au tremblement de terre.
— Le 28 , 8 h. %{sic), à Potenza , double secousse qui dura huit
secondes. On l'a ressentie à Salerne et sur divers points de la Terre
de Labour, de la Basilicate et de la Principauté eitérieure.
— Le 50, vers 8 h. ]/4 du soir, à Potenza, secousse qui, pour son
intensité et sa durée, a été regardée comme la plus considérable
après celle du 16 décembre. Elle n'a cependant pas causé de grands
dommages. A Sala, elle a duré 15 à 16 secondes et a paru aussi
violente que celle du 16 décembre, mais n’a pas fait de victimes.
A Pola et Citena, elle a causé de nouvelles ruines, ainsi que celle
du 28. Dans la Terre de Labour, on a évalué sa durée à quatre ou
cinq minutes! Niais 31. Pittolesi pense qu'il faut lire quatre à cinq
secondes.
— Le 27 et le 28, dans les bassins du Alain, du Necker et du
Rhin, secousses signalées d'une manière incidente L
— Le 50, vers 2 h. */2 du matin, à Gorontalo (Célèbes), trem-
blement court, mais fort.
— (Sans date de jour). A Hilo (Hawaï, Sandwich), longue et forte
secousse de nuit.
On lit dans le journal officiel du Nicaragua, le Gaieto de Ni-
1 Je lis dans les tableaux météorologiques publiés par l’Académie de Vienne :
« A Aussee ( Markt) , fumée sur les hauteurs (Hôhenrauch) , avec odeur de
brûlé » P -M. Pohl ajoute : « Il est à remarquer que ce phénomène a eu lieu
aussi le 27. pendant les secousses de tremblement de terre ressenties dans les
bassins du Main, du Necker et du Rhin! » Ces secousses me sont inconnues.
A. P.
( 43 )
caragua : « Monagua, 45 mai : Les villes de Granada et deMasaya,
et le district qui les sépare sont à présent le foyer des commotions
terrestres. Depuis le mois dernier, les secousses y ont été nom-
breuses chaque jour, des maisons sont lézardées ou renversées ,
le sol est crevassé en plusieurs endroits et les routes plus ou moins
endommagées. »
Mai. — Le 2, à Lima, une violente secousse.
— Le 5, à Sillein, nouvelle secousse. La dernière signalée par
M. Sadebeck.
On écrivait de Marseille, le C (par voie télégraphique) : « De
nouvelles secousses ont achevé de renverser beaucoup de maisons
déjà ébranlées, dans la Basilicate et la Principauté citérieure. »
Ne s’agit-il pas des secousses des 28 et 50 avril. Cependant, sui-
vant M. Schmidt, les secousses continuaient encore au commen-
cement du mois.
— Le 7, 5 h. du matin, à Sf-Jakob (im Lessachlhale, Autriche),
tremblement.
— Le 40, vers 2 h. 50 m. du matin, près de Nafa (îles Lou-
Tcliou), secousse violente.
- — Le 41, à Lima (Pérou) , forte secousse de cinquante secondes
de durée. La confusion et l’épouvante étaient, dit-on, au comble;
mais on ne parle pas de dommages.
Le Gladiator l’a ressentie en mer à la latitude de Coquimbo;
un autre navire, Le Globe, l’a aussi ressentie, mais on n’en donne
pas la position.
— Le 14, 5 h. 55 m. du matin, à Adelsberg (Carniole), une se-
cousse assez forte du N. au S.
Dans la première quinzaine du mois, les secousses étaient en-
core fréquentes à Brousse.
Le 16, à Marmarilza (côte asiatique de Turquie), plus de quinze
secousses dans la journée et la nuit suivante; depuis ce temps-là,
écrivait- on de Rhodes, le 27, les oscillations sc succèdent journel-
lement, mais elles sont moins nombreuses et moins intenses.
— Le 17, dans l’après-midi, à Richmond (Canada), une légère
secousse. A Sherbrooke, vers 5 h. du soir, le sol oscilla faiblement,
avec un bruit sourd comme celui du tonnerre dans le lointain. Le
( 44 )
bruit se prolongea pendant une minute (?) environ. 11 venait du
NO. (sic). On a remarqué le même phénomène à Melbourne et
à Compton, où les bestiaux parurent fort agités par un bruit sin-
gulier.
— Les 17, 20, 2! , 24 et 51 , à Gorontalo (Célèbes), plusieurs
secousses. Celles du 21 et du 51 ont été d’une force et d’une durée
extraordinaires.
— Le 19, 1 h. */2 du matin, à Constantinople, une secousse
du SO. au NE.
— Le 23 , 4 b. du matin, une nouvelle et forte secousse dans la
direction habituelle du SO. au NE. Elle s’est étendue tout le long
du Bosphore.
— Le 21, encore à Salerne (Principauté citérieure), une se-
cousse ondulatoire de dix secondes de durée. A Potenza (Basilica te),
même heure, une secousse plus violente. On l’a ressentie aussi *à
Barîetta (Terre deBari), à Bisceglie, ... c’est-à-dire sur les points
les plus opposés.
— Le 22, 5 b. du matin, à Kema (Célèbes), tremblement.
— Le 24, 5 h. 30 m. du matin, à Rome, une secousse du NNO.
au SSE. Quelques minutes après, autre très-légère.
— Le 24, 10 b. */2 du matin, à Naples, secousse ondulatoire de
cinq à six secondes de durée. On l’a ressentie à Foggia (Capitanate),
où , de plus , on a entendu deux grondements lointains semblables
à des coups de canon. — Plusieurs journaux confondent cette se-
cousse avec celle que nous venons de citer à la date du 21.
M. Pistolesi ne mentionne que le 24 et signale deux secousses
à Naples.
— Le 20, des mouvements ondulatoires se sont renouvelés à
Naples et dans d’autres parties du royaume. (M. Pistolesi.)
— Le 2-1, G b. 4/a du s°ir, à Mayence, deux ou trois fortes se-
cousses du S. au N., avec bruit pareil au tonnerre. Cheminées
renversées. On a ressenti ces secousses à Oppenheiin, Wiesba-
den, Biebrich, Eppstein.... Pluie aussitôt après.
— Le 25, à Rhodes, une secousse assez forte. Depuis le 3 G, des
secousses de moindre intensité y’ont eu lieu journellement.
— Le 27, vers 2 heures après minuit, à Rhodes, une pre-
( 43 )
inière secousse médiocre. A G h. iO m. 48 s. du matin, une se-
cousse plus forte de l’E. à l’O. et de quinze secondes de durée.
(p> 'esse (V Orient du 51 mai et du 2 juin.)
— Le 28, à Samsoum (Anatolie), plusieurs secousses.
— Le 51 , vers 1 h. du matin, à Arzew (Algérie), une assez
forte secousse avec bruit.
— Le 27 mai, à 4 b. 17m., une forte secousse de tremblement
de terre avait eu lieu au Vésuve, et au même moment s’ouvrait
un nouveau cratère sur la pente du cône au-dessus du petit cône
Cotrel.
Le nouveau cratère produisit d’abord une fumée très-épaisse à
laquellosuccéda une lave peu abondante; quelques moments après,
à une distance très-rapprochée des anciennes bouches de 1855, il
s est ouvert une nouvelle bouche, beaucoup plus grande que la
précédente, située au NNO. , produisant une lave considérable
qui, après avoir parcouru f'Alrio del Cavallo, vers le SO., arriva
rapidement à l’extrémité du col des Canteroni, sur la colline où
se trouve l’observatoire du Vésuve, et ensuite se divisa en deux
embranchements, dont Lun se dirigea vers la Fossa de la Vctrana,
et l’autre dans la partie opposée, vers la Crocella. Le lendemain
28, à 4 li., un autre cratère s’est ouvert en bas du cône, dans la
direction de Résina; la lave en sortit d’abord lentement jusqu’à
10 b. du soir; mais à 2 b. du matin, le torrent prit une très-
grande force d’impulsion, et se précipita dans un immense ravin
appelé il Fosse grande l.
Voici ce que nous trouvons dans une lettre de Naples du
1e1' juin :
« L’éruption est magnifique; on compte trois torrents délave
qui commencent entre le Vésuve et la Somma. Des milliers de
curieux gravissent la montagne.
» Les Napolitains s’estiment heureux que la lave se soit divisée
en plusieurs torrents. Les dévastations qu’aurait produites un seul
1 Le séismographe électrique de l’observatoire a indiqué un petit tremble-
ment vers 9 h. q 2 du matin. (L. Palmieri, Ann ali del 11. Osservalorio Vesu-
viano , 1. 1 , p. 50.)
( 46 )
torrent de lave eussent été plus considérables. Des bois, traversés
par la lave brûlante, ont pris feu. »
Enfin, sous la date du 5, on recevait les nouvelles suivantes :
« Le cratère supérieur du Vésuve s’est affaissé d’environ
soixante à septante mètres. Ce phénomène, croit-on, est l’effet de
l’ouverture de nouvelles bouches sur le versant opposé à la mer,
c’est-à-dire du coté d'Ottojano. Quelques courants de lave se sont
arrêtés, d’autres ont causé des dégâts et renversé encore quel-
ques maisons, ruiné des terres. »
» Le rameau dit du Grand-Fossé avait atteint jeudi une largeur
de plus de cent cinquante mètres. Dans la nuit de jeudi à ven-
dredi , il précipita sa course dans le sens de la chapelle de San
Vito et des Nocelles.
» Aujourd’hui, on ne sait guère que penser de la situation du
volcan; on semble redouter que l’affaissement considérable du
grand cratère n’amène un travail souterrain dont la conséquence
pourrait être un tremblement de terre. «
Juin. — Le 5, 1 h., 11 h. 35 m. du matin et midi et Va, à Va-
lona (Albanie), trois secousses.
— Le 4,0 h. 40 m. du matin, i h., 1 h. 15 m., i h. 50 m. et
2 h. 50 m. du soir, nouvelles secousses.
— Le 6, midi , 1 h., 1 h. 4/s , 2 h., 2 h. lk, 5 h., 7 h., 8 h. et 9 h.
du soir, nouvelles secousses.
M. Calzavara, agent consulaire d’Autriche, note toutes les se-
cousses comme ayant varié d’intensité entre 2 et 5; mais nous
ignorons l’unité à laquelle il les rapporte.
— Le 5, 6 h. */2 du soir, à Gastein (Autriche) tous les meubles
ont oscillé comme pendant un tremblement de terre. Les tableaux
météorologiques publiés par l’Académie des sciences de Vienne
ne donnent pas d’autres détails.
Le 5, 5 h. du matin, à la Trinité, une violente secousse sans
accident. M. Pistolesi, auquel j’emprunte ce fait, ne donne pas
d’autre indication sur cette localité.
— Le 4, vers 7 h. du matin , à Ternate, une secousse assez vio-
lente du S. au N. Quelques bâtiments ont été endommagés. On Ta
ressentie en même temps dans l ile de Bachian et à Manado
(Célèbes), où elle a été assez forte.
( 47 )
— Le 5, 2 h. ]/4 du soir, à Dellys (Algérie), une forte se-
cousse.
— Le 5 encore, vers 5 h. du soir, à Helgolancl (Holstein), mou-
vements extraordinaires des eaux de la mer. Beaucoup de bateaux
pêcheurs venaient de rentrer, et une foule de femmes et de jeunes
filles étaient occupées sur les bords de la mer à ouvrir et à net-
toyer des poissons, quand tout à coup la mer s’éleva rapidement
et monta jusqu’aux épaules des femmes. Elle se retira immédia-
tement. Le temps était beau et tout à fait calme, mais la mer
bouillonnait comme par un orage. La mer monta une seconde
fois de la même manière à 8 heures et demie du soir et une troi-
sième fois à 2 heures du matin. Le même phénomène s’est pro-
duit il y a vingt-cinq ans, le 15 juin, mais une seule fois. A cette
époque, on avait ressenti des secousses de tremblement de terre
en Suède et en Norwégc. (Correspondance de Hambourg, Moni-
teur, 1 2 juin 1858.)
— Le G, 11 h. du soir, à Grontovon (États-Unis) et dans les
paroisses d’Abcrnothy et de Duthill, tremblement léger.
— Le 7, G h. du soir, à Santa Johanna , tremblement dont les
ondulations du S. au N. ont duré trois minutes (?).
— Le 8, 5 h. du soir, à Hilo (île Hawaï, Sandwich), une légère
secousse.
On écrit de Lisbonne, le 8, qu’il y avait eu des tremblements
de terre aux Açores. Pas de détails.
On écrit de Naples , le 11, que la lave continuait à couler
du Vésuve avec une violence qui s’était encore accrue depuis
trois jours. Un des deux torrents qui coulaient vers le sud avait
parcouru en vingt-quatre heures près de deux milles napolitains
(de 1844 mètres chacun). On craignait que le sommet du cône
ne s’écroulât jusqu’aux ouvertures latérales.
— Le 12, dans la matinée, à Cairo, près de l’embouchure de
l’Ohio, dans le Mississipi, une forte secousse. M. E. Mériam fait
remarquer qu’elle a été accompagnée de pluie et d’une forte baisse
du thermomètre (de 95° à 44° F. dans les trente-six heures). Nous
rappellerons que cette localité se trouve dans la région séismique
de New-Madrid, que les secousses de 1812 ont rendue célèbre.
— Le 12., à Spinosa (Basilicate), une forte secousse de douze
secondes de durée.
— Le 15, vers 7 h. du matin, à Potenza (Basilicate), une forte
secousse de huit secondes de durée.
— Le 15, l’éruption du Vésuve paraissait toucher à son terme;
mais le séismographe électrique de l’observatoire indiquait encore
de fréquentes secousses.
— Le 1 6, les bouches ignivomes de la cinquième crevasse, qui res-
taient seules en activité avec celles de la quatrième, se ranimèrent
et donnèrent une lave plus abondante. Depuis lors, les courants
ont continué à couler sous les croules de lave durcie, jusqu’en
juillet 4859, époque à laquelle M. Palmieri écrivait la chronique
du volcan dans les Anncdi del H. Osservcitorio Vesuviano.
— Le 16, dans la matinée, à la Jamaïque, une vive secousse
du N. au S.
— Le meme jour, 7 h. 20 m. du soir, à Smyrne, une secousse
de LE. à 10., précédée d’un bruit sourd, comme celui d’une loco-
motive passant sous un tunnel. Le baromètre avait baissé depuis
la nuit précédente. A 8 b. 4/a, nouvelle secousse.
— Le 17, 2 b. 40 m. du matin, une troisième.
— Dans la nuit du 19 au 20, encore deux faibles secousses.
— Le 19, à Mexico, l’un des plus violents tremblements de
terre dont on y ait conservé le souvenir. En voici le résumé,
d’après une lettre écrite le 5 juillet :
« Vers 9 b. 15 m. du matin, le sol s’est ébranlé d’une manière
lente d’abord, puis les mouvements d’oscillation du N. au S. et du
S. au N. ont augmenté avec une telle intensité et une telle régu-
larité qu’ils ressemblaient au roulis d’un navire abandonné sans
voiles au milieu de l’Océan. Ils ont duré deux cent quarante se-
condes 1 ! — Les dégâts ont été considérables. On les évalue à plus
1 Le Courrier des États-Unis dit que le phénomène a eu lieu le soir et le
décrit autrement. Un premier choc avait été suivi de trois ou quatre autres,
assez légers, venant du SO.; mais tout à coup quatre commotions violentes,
partant de TE. à PO., vinrent ébranler la vieille cité jusque dans ses fonde-
ments. A la première alarme, les habitants s’étaient précipités. dans les rues...
Longtemps après la dernière commotion et alors que tout semblait être rentré
( « )
do vingt-cinq millions de francs. On cite de nombreuses églises, et
des couvents plus nombreux encore, qui ont été plus ou moins
endommagés.
Les grands arceaux des acqueducs qui amènent l’eau à Mexico
ont considérablement souffert. Pendant le tremblement, ils s’ou-
vraient, puis se refermaient et se rouvraient de nouveau à chaque
oscillation, laissant échapper des torrents d’eau par leurs fis-
sures. Plus de cent arches sont maltraitées et la moitié menace
ruine. Mexico a manqué d’eau potable jusqu’à ce qu’on ait pu la
ramener par des moyens artificiels.
Le sol s’ouvrait partout; les puits artésiens dégageaient une
forte odeur de soufre (sic)... Les arbres séculaires de l’alaméda
se heurtaient entre eux en faisant entendre d’effroyables craque-
ments; plusieurs sont tombés déracinés.
Le volcan de Popocatepetl bouillonnait avec fureur, et l’ex-
ploitation du soufre qu’on retire du cratère a du être suspendue
pour quelque temps. Toute la journée, le volcan de Tuspa 1 avait
fait entendre des détonations pareilles à des coups de tonnerre...
Un grand nombre de personnes ont eu le mal de mer à partir
du premier ébranlement du sol et Font conservé toute la journée.
Les oiseaux qui étaient à terre ou perchés ne se sont pas envolés;
ceux qui étaient en l’air se sont précipités sur le sol et sont restés
comme engourdis. (Cette observation que j’emprunte à un journal
américain est-elle bien exacte?)
Cette catastrophe s’est fait sentir sur une étendue de trois cents
dans son état normal, la population continua à stationner sur les places et
dans falaméda.
La croyance générale, heureusement sans fondement, était qu’on ressen-
tirait d’autres chocs. Jusqu’au jour suivant et en dépit d’une pluie line qui se
prolongea toute la nuit, les habitants bivaquèrent en plein air, sans oser
toutefois se livrer un seul instant au sommeil.
M. le comte delà Cortina indique 9 h.b^dumathqetla direction du NE. au SO.
1 Tuspa se trouve sur la route de Mexico à Acapulco. Je ne connais pas de
volcan près de cette ville. S’agit-il du cône de Toluca situé entre le Popoca-
tepetl et le Jorullo? c’est probable. Ce cône porte à son sommet un cratère,
occupé par deux lacs dont l’eau , d’ailleurs sans goût particulier, dépose du
soufre sur ses bords.
Tome Xll.
4
( 50 )
limes (d’autres disent six cents milles) avec plus ou moins d’inten-
sité. Puébla, San-Luis-Potosi et Guanajuato ont quelque peu souf-
fert. Guadalajara et ses principaux édifices sont considérablement
endommagés.
Elle a causé de grands désastres dans tout l’État de Micboacan.
A Morelia, 9 h. 5 m. du matin , secousse pendant une minute et
demie : ce sont les plus fortes qu’on y ait jamais ressenties. La ca-
thédrale et les églises sont en ruines, les maisons particulières
renversées ou fortement ébranlées. Tous les villages voisins ne
sont plus que des monceaux de ruines. La petite ville de Pal-
zouaro (même Etat), près du volcan de Toulta (sic) (Toluca? ou
Jorullo?) l, a été presque entièrement détruite, ce qui a fait sup-
poser d’abord que tous ces malheurs avaient été produits par le
travail de ce volcan. — Suivant d’autres, on attribue, dans toutes
les localités, le tremblement au Jorullo, qui en est à une distance
de trente-cinq lieues.
A Chilpancingo, la plus grande cité de l’État de Guerréro , le
tremblement de terre a presque détruit la ville , et les rues sont
littéralement encombrées par les ruines.
Je lis ailleurs : « Du côté du Pacifique, il y a eu cependant aussi
des catastrophes à déplorer; le village de Chilpancingo a été à
moitié renversé : soixante maisons sont tombées; ce qui a fait penser
que les secousses avaient leur origine sous les côtes du Pacifique,
non loin d’Acapulco. » On ne parle cependant pas de cette ville, où
les tremblements de terre sont si fréquents, comme ayant ressenti
celui-ci. On cite encore dans la vallée de Mexico, comme ayant
plus ou moins souffert, Cuyacar, Santa-Annita, Totacalco, Yalapa ,
Istacalco et Guadalajara. A Santa-Annita (Chimampas), l’eau du
canal de Clialco fut lancée de cinq à six mètres des bords. Les
tuiles d’une ferme voisine furent brisées sur les toits ébranlés, et
leurs fragments tombèrent comme la grêle.
M. Forsyth, ministre américain à Mexico, assure que le trem-
1 II y a une ville du nom de Patzcuoro, non loin du cône de Toluca. Les
noms sont mal écrits. Un journal indique Salzcuaro pour la ville et un autre
Jorulia pour le volcan.
( 31 )
blement n’a été accompagné d’aucun autre bruit que celui des
maisons et des murailles qui s’écroulaient.
— Le lendemain 20, même heure, 9 h. t/4 du matin, à Jalapa,
une légère secousse.
Le National ïntelligencer Washington du 1er juillet parle d’une
légère secousse qu’on aurait ressentie à Véra-Cruz et qui n’y aurait
pas causé de dommages. — S’agit- il du tremblement du 19 juin?
— Le 21 probablement, à Smyrne, tremblement. On écrit de
cette ville , le mardi 29 : « Notre ville a été lundi en proie à
une vive alerte. Vers onze heures du soir, on a ressenti une
secousse de tremblement de terre sans violence, mais nettement
déterminée. L’oscillation s’étendait de l’orient au couchant. On
n’a heureusement eu aucun accident à enregistrer. La commotion
ne nous arrivait qu’affaiblie : son point de départ était dans l’in-
térieur. Là elle a présenté des caractères plus alarmants ; il pa-
raîtrait même que, dans le village d’Axar, des bâtiments se sont
écroulés à la suite des secousses plus multipliées qu’ici. »
J’ajouterai encore, d’après M. Pistolesi :
— Le 2G, 7 h. 20 m. du soir, à Smyrne, secousse précédée d’un
bruit sourd ; elle a commencé par de larges oscillations de l’E. à
l’O. Épouvante, mais pas de dommages. — N’est-ce pas celle du
î 6 ? Cependant je trouve encore dans les tableaux météorologiques
publiés par l’Académie de Vienne : « Le 26, midi, à Smyrne, une
légère secousse. » On n’y signale pas d’autre secousse en juin.
— Le 50, 10 h. 3/ 4 du soir, à New-Haven (Connecticut) et dans
les environs, une secousse du SO. au NE. avec bruit sourd comme
celui d’une voiture sur un pont, mais plus sonore et plus pro-
longé. La secousse a duré plus d’une minute. On l’a ressentie à
Bridgeport, Milford, Woodbridge, East-Haven et North-Haven :
toutes ces localités se trouvent sur une même ligne au SO. et au
NE. de New-Haven.
Le ciel était clair et l’air parfaitement calme. A Derby, la se-
cousse a peut-être été plus sensible qu’à New-Haven. Les mai-
sons ont été fortement ébranlées.
Juillet . — Le 5, 2 h. du matin, à Ililo (Hawaï, Sandwich), une
violente secousse.
( #2 )
— Nuit du 0 au 7, à Smyrne et à Magnésie, tremblement.
On écrit de Smyrne le 15 (qui était un mardi): « Dans la nuit
de mardi à mercredi dernier, nous avons senti une forte secousse
de tremblement de terre qui paraît avoir eu plus d’intensité en-
core à Magnésie. On dit que c’est par suite de cette secousse que
s’est déclaré dans cette dernière ville un violent incendie qui
a réduit en cendres presque tous les bazars.
» Vendredi, à 4 h. */2 du matin, nous avons encore senti une
autre secousse. — Des nouvelles venues de divers côtés de l’in-
térieur nous annoncent de fréquentes secousses. » (Presse iV Orient
du î 7 juillet.)
Ces secousses auraient donc eu lieu dans la nuit du 6 au 7 et
le 9. Je lis encore dans le Pays du 2 août:
« Le 12, à Smyrne, tremblement ressenti également à Ma-
gnésie. » — Cette dernière date est-elle exacte?
— Le 9, 11 h. 17 m. 12 sec. (sic), à Bologne, secousse assez
sensible, verticale et ondulatoire, de deux secondes de durée.
— Le meme jour (heure non indiquée), à Sienne, une légère
secousse.
— Le 10, 1 h. du matin, à Potenza (Basilicate), une secousse
ondulatoire; à 5 h. 3/4, secousse violente à Niscastro (Calabre
ult. II) avec fort bruit, et à 9 h. 72. A Cosenza, secousse ondu-
latoire de LE. à 10. et de cinq à six secondes de durée.
— Le 12, 4 h. du soir, à Callao (Pérou), une violente se-
cousse de quinze à vingt secondes de durée.
— Le 14, à Callao et à Lima, secousses assez violentes.
— Le 15, 5 h. du soir, à Uriage, Jarris et Écheroles (Isère),
légère secousse.
— Du 16 au 19, à Contalturo, district de Termini (Sicile),
secousses répétées, quelques-unes assez fortes.
— Le 18, 10 h. 50 m. du matin , à la Pointe-à-Pitre, au Camp-
Jacob, à la Basse-Terre (Guadeloupe), une forte secousse ressen-
tie dans toute Pile.
Cette secousse a aussi été ressentie dans la commune de l’Ansc-
Bertrand.
— Le 19, à Saint-Jean-Pied-de-Port (Basses-Pyrénées), forte
secousse du SE. au NO. avec bruit sourd. Murs lézardés.
( 83 )
— Le 20, 6 h. 54 m. (dit soir?), près de Nafa (îles Lou-Tchou),
deux secousses dont la seconde dura assez longtemps. Orage à FO.
— Le 21 , 5 h. du matin, à Melilla (Maroc), une secousse de
deux secondes de durée. Il n’y en avait pas eu depuis 1847. Il
n’est nullement étonnant, dit-on , qu’elle ait lieu par des cha-
leurs qui ne descendaient pas au-dessous de 50, 29 et 28°.
— Le 24, 4 h. du soir, à Rhodes, une légère secousse de
l’O. à l’E.
— Le 25, 0 h. 7 m. du soir, à Rome, deux secousses ondula-
toires du N. au S., la première plus sensible.
— Le 25 encore, à la Guadeloupe, quelques fortes secousses.
— Le même jour (25), dans les districts de Stana et de Koolau
(Honolulu, îles Sandwich), une secousse violente.
M. Pistolesi indique encore pour ce jour un tremblement qui
aurait ébranlé toute la Suisse (notamment la vallée de la Visp,
dans le Valais) et qui se serait fait sentir en France, en Lombar-
die, dans le grand-duché de Rade et dans le Wurtemberg. Ces
secousses se seraient même renouvelées le lendemain. Je ne
trouve nulle part mention de ce phénomène, qui me paraît être
de 1855.
— Le 29, 6 h. */$ du soir, à Ternate, une secousse assez longue,
mais pas très-forte.
On lit dans le Moniteur du 51 juillet :
« L’île Barren (golfe de Bengale) a été visitée par la frégate de
la Compagnie des Indes, La Sémiramis , capitaine Campbell; une
légère action volcanique se remarque en trois points près du som-
met, tronqué par un large cratère d’environ cent pieds de diamètre
et de quarante de profondeur, plein de sable et démontrant que
l’éruption a cessé depuis longtemps.
» On peut approcher des trois petits cratères; mais l’ascension
est difficile. On y recueille beaucoup de soufre. »
Août. — Le 2, vers 11 h. (sic), à Acapulco (Mexique), une forte
secousse.
— Le 2 et le 5, à Ternate, légères secousses.
— Le 5, 2 b. J/2 du matin, à Nice (Alpes-Maritimes), une légère
secousse. (Comptes rend, de V Acad, des sciences de Paris , t. XLVII,
p. 492).
( 34 )
— Le 0, 2 h. 58 m. du matin, à Oneglia, secousse d’abord ver-
ticale, puis ondulatoire du N. au S. et de huit secondes de durée. On
l’a aussi ressentie à Port-Maurice. La mer était très-calme. (M. Pis-
tolesi.) — Quelques journaux français parlent encore d’une se-
cousse ressentie à Coni et à Démonté (Piémont), mais sans en
indiquer la date.
— Le 7, 2 h. 25 m. du matin, à Draguignan (Var), quelques
secousses assez faibles. (Ann. de la Soc. météorol. , t. VI, p. 154.)
Enfin on lit dans Le Toulonnais :
« Dimanche, à 5 h. du soir, une trombe allant de l’O. à LE. s’est
abattue avec une grande violence sur plusieurs quartiers de notre
ville....
» .... Deux jours avant, une secousse de tremblement de terre
a été ressentie dans la ville pendant la nuit; les oscillations ont
été constatées dans la direction de LE. à l’O.
» Cette commotion, qui a duré deux secondes, a été suivie, le
lendemain, d’un vent brûlant et très-impétueux. » (Moniteur du
15 août.)
Le dimanche cité est donc le 8, et, par conséquent, la secousse
de Toulon doit être celle de Nice; cependant j’ai quelque doute
sur la différence de ces secousses.
— Le 9, 4 h. 3/4 du soir, à Valona (Albanie), une secousse d’in-
tensité 2. (M. Calzavara).
— Le 15,1 h. du matin, une nouvelle secousse d intensité 4
( Id .).
— Le 11, à Simla , dans l’Himalaya , fortes secousses qui parais-
sent s’èlre étendues jusqu’à Madras. Bombay n’a rien senti.
— Le 16, 1 h. 15 m. (sic), à Beila (Basilicate), secousse du N.
au S. aussi forte que celle du 16 décembre précédent; bruit.
— Le 18, 10 h. 55 m. du soir, à San-Francisco (Californie), une
secousse courte, mais très-sensible du S. au N.
On l’a aussi ressentie à Napa. M. Trask donne la date du 19,
10 h. 10 m. du soir, et indique la direction de LE. à l’O.
— Le 19, vers 8 h. f/2 du soir, à Saint-Jean-Pied-de-Port (Basses-
Pyrénées) et dans les villages voisins, une forte secousse venant
du SE. et accompagnée d’un bruit sourd semblable à celui que
produit un ouragan lointain.
( SS )
Ali h., une deuxième. On m’écrit qu’elles ont été légères et
qu’on n’y en avait pas éprouvé depuis longues années.
— Le 20, vers 4 h. du soir, à Banda, une secousse verticale.
— Le 20, 10 h. du soir, à Visnyove, près Siîein , une nouvelle
secousse qui ébranla toutes les montagnes voisines et semblait
provenir, comme les autres, du mont Minschow.
— Le 22, 1 li. V2 du soir, à Rome, une secousse.
— Le 25, o h. 40 m. du matin, à Ternate, une secousse ver-
ticale assez forte, mais sans dommages.
— Le 24, 5 h. 55 m. du soir, à Calcutta (Bengale), une forte
secousse du SE. au NE. (sic) et de quarante secondes de durée. On
prétend que cette secousse a été plus violente que celle de 1842,
la plus intense dont on se souvienne.
On lit dans V Observateur de la Corse du 27 :
« Un tremblement de terre s’est fait sentir dans la Balagne
pendant la nuit. Les villages de Pigna et de Calenzana se souvien-
dront longtemps de la frayeur qu’ils ont éprouvée.
» La veille du jour où ce phénomène s’est produit, on avait
aperçu à File-Rousse, à la nuit tombante, des nuages fort sombres
amoncelés du côté du NE., du milieu desquels partaient des bruits
sourds n’ayant aucune ressemblance avec les éclats du tonnerre. »
— Nuit du 27, à Melbourne (Australie), une légère secousse.
On lit dans le Moniteur du 19 septembre, d’après des nou-
velles de New-York en date du 5 : « Il y a eu un tremblement de
terre à Antigoa. »
On lit dans la Presse d: Orient du 28 : « Depuis plusieurs jours ,
des secousses de tremblement de terre sont assez fréquentes à
Brousse; heureusement elles ont peu de force.
— Le 29, 1 h. (sic) y à Leoben (Styrie), faible tremblement.
— Le 50, vers 5 h. 50 m. du soir, à Cunéo (Piémont) et dans
les pays de Mojola , Cajola et dans les environs, forte secousse
ondulatoire de l’E. à FO. et de quatre à cinq secondes de durée.
Quelques instants après, secousse moins forte et moins longue.
A peu près à la même heure, dans le territoire de Démonté,
une des plus fortes secousses qu’on ait ressenties depuis très-long-
temps dans cette localité. Elle a renversé un four et un toit à Fedio,
( 56 )
On la ressentie aussi à Savigliano, Cavaller-Maggiore et dans les
communes voisines.
— Le 51 , 7 h. 40 m. du soir, à Banda, secousse de FE. à 10.
Septembre. — Le 2 (heure non indiquée), à Santa Barbara
(Californie), deux secousses consécutives de l’E. à FO., avec léger
bruit sourd.
— Le 5 , 0 b. 40 du matin , à San José (Californie) , une secousse.
Elle a été plus forte à Santa Cruz, à vingt-cinq milles à FO.
— Le G, 9 b. (sic) , à Laybach (Illyrie), une secousse de l'E. à FO.
— Le 6, 10 b. 3/4 du matin , à Gènes, une secousse ondulatoire
de FE. à FO.
— Le 10, vers 4 b. 40 m. du soir (10 b. 25 m. à la turque), à
Pbilippopoli (Turquie), une légère secousse de deux à trois se-
condes de durée.
— Le 12, 7 b. 40 m. du soir, à San-Francisco (Californie), deux
fortes secousses ressenties particulièrement vers la partie basse de
la ville. La direction du mouvement ondulatoire était de FE. à FO.,
suivant Y Écho du Pacifique, et du N. au S. suivant M. Trask.
Elles ont duré à peu près quinze secondes.
— Dans la nuit du 15, à Georgetown (Caroline du Sud), bour-
rasque avec éclairs et tonnerre.
— Le lendemain, à 6 h. du matin, le récif de South-Isîand fut
complètement exposé à la vue. La marée était basse. Un quart
d’heure après, il était entièrement recouvert par les hautes eaux.
Vers 9 b., on remarqua le même phénomène.
— Le même jour, à Wilmington (Caroline du Nord), la marée a
aussi présenté des anomalies extraordinaires, ainsi qu’à Smith ville.
— Le 20, 4 b. 10 m. du soir (47 m. avant le coucher du soleil),
à Janina (Épire), une secousse violente du NO. au SE. et d’en-
viron deux secondes de durée; on Fa ressentie aussi à Pentcpi-
gadia, Aria et Prevesa.
— Le même jour, 5 b. ll%, 5 b. s/4 et 7 b. 50 m. du soir, à Cor-
fou , trois secousses ondulatoires qui ont paru venir du NE.
— Les 20, 21 , 25, 26 et 28, à Valona (Albanie), tremblements
de terre; sans autre indication dans les tableaux météorologiques
de l’Académie de Vienne,
( 37 )
— Le 21 . 11 h. du soir. Le 23, 4 h. du matin.
— Le 24, 20 h. V2 du matin et le 27, 2 h. de la nuit, à Manado
(Célèbes), secousses, dont deux assez violentes.
— Le 22, 2 h. 50 m. du matin, aux îles Lou-Tchou, secousse qui
a duré une minute au moins. C’est la dernière des onze secousses
constatées en vingt -deux mois par le P. Féret, à la bronzeric
d’Amikou, près de Nafa, dans la principale des îles Lou-Tchou par
26°15'20" de latitude N., etl26°22'40" de longitude E. de Paris.
(C. R., t.XLVIII, p. 396.)
— Le 26, 1 h. 26m. du matin, à San-Francisco (Californie),
une légère secousse.
— Le meme jour, 4 h. 3/4 du soir (1 h. 5 m. avant le coucher du
soleil), à Janina (Épire), une secousse du NO.
— Le 29, midi, une nouvelle secousse du NO. encore.
— Le 28, dans le district de Dartmoor (Angleterre) , tremble-
ment de terre sur lequel M. G. Waring Ormerod a publié une
notice dans le Quart. J. of the Geol. Soc., vol. XV, p. 188-191.
— Le 29, 8 h. 3/4 du soir, à Saint-Jacques de Compostelle (Ga-
lice), une légère secousse du SO. au NE. avec bruit souterrain.
— Le 50, à Sofia (Eyalez de Rumili), commencement de se-
cousses nombreuses. Voici ce qu’on lit dans une lettre, en date du
4 octobre :
« Depuis le 30 septembre, nous sommes sous l’impression de
continuelles secousses de tremblement de terre. La première a été
si forte que quinze ou dix-huit minarets ont été renversés, ainsi
que plusieurs maisons.
» Les secousses sont tellement fréquentes que dans cette même
journée du 50 septembre, de midi un quart à sept heures du soir,
j’en ai compté vingt et une. Depuis elles sont constantes et pério-
diques.
» Après la forte secousse du 50, nos bains chauds sont restés à
sec pendant vingt- quatre heures. L’eau n’est revenue que le
1 cr octobre.
» Pendant ces vingt-quatre heures, les eaux thermales se sont
ouvert une nouvelle issue au pied d’une montagne voisine. On
entendait dans l’intérieur de la montagne un bruit semblable à
celui du bombardement d’une ville. »
( 38 )
(Sans date de jour). « J’ai en l’honneur, au mois de septem-
bre dernier, écrit M. P. Laurent à M. Elie de Beaumont, en date
du 4 avril 1859, de vous écrire au sujet d’un tremblement de terre
qui s’est fait ressentir à cinq heures du soir sur la rive droite du
ruisseau de Cleuria, et plus loin sur le même versant, le long de
la petite Moselle ou Moselotte. » (C. /?., t. XLY11I, p. 752.)
Je ne connais que la lettre qui signale un tremblement ressenti
à Remiremont, et que je citerai un peu plus loin à la date du 16 oc-
tobre. Elle a aussi paru dans les Comptes rendus, t. XLVIÎ, p. 669.
« Je dois ajouter, écrivait alors M. Laurent, que, il y a environ
un mois, j’ai entendu pendant une dizaine de jours les vitres de
ma chambre trembler vivement dans la nuit, et des bruits sem-
blables à des détonations. » — Il n’est pas ici question de 5 heures
du soir, ni du ruisseau de Cleuria, ni de la petite Moselle.
Octobre . — Le 1er, 1 h. 5/4 {sic) , à Aumale (Algérie), une vio-
lente secousse qui s’est fait sentir jusqu’à Alger.
— Dans la soirée, vers 6 h. V2, fort orage à Constantinc; vers
7 h. 1/2, deux coups de tonnerre violent; le vieux rocher de Con-
stantine, écrit-on, en a été ébranlé jusque dans ses fondements.
Beaucoup de personnes ont cru avoir ressenti un tremblement de
terre. Dans la plupart des maisons, les persiennes, fenêtres,
portes (même celles de l’intérieur des appartements) ont été se-
couées avec force. L’orage a cessé un peu après 8 heures, et à
Il heures, il y en a eu un autre violent qui n’a duré que trois
quarts d’heure.
— Nuit du 2 au 5, à Atapoepoe (Timor), trois secousses consé-
cutives du NE. au SO.
— Le 6 au 7 (sîc) , à Sofia (Turquie), tremblement. (M. Boué.)
— Le 9, 6 h. du matin, à Trieste, légère secousse ondulatoire
de NE. au SO.
— Le même jour, 9 h. 46 m. du matin, à Valona (Albanie), se-
cousse terrible qui a renversé beaucoup de maisons dans la ville
et dans les villages de Lano (?) , Gimava , Dreiuades, Pcluri , etc. Il
tombait une forte pluie.
— Les il , 12, 15, 14 et 19, nouvelles et fortes secousses.
— Le 9, encore 9 h. V2 du matin, à Janina (Épire), une secousse
très-forte en vingt ondulations venant du SE.
( 59 )
— Le 10, 1 h. 3/4 du soir, une secousse faible.
M. Petermann auquel j’emprunte ces faits, ainsi que ceux du
20, du 20 et du 29 septembre, ajoute ( Geogr . Mittheilungen ,
1859, t. III, p. 117), d’après un rapport de M. A. Schlaefli ( Bericht
ueher das Erdbeben in Epirus im Herbot , 1858) :
« Les observations ont été incomplètes et nous devons admettre
que, quoique les dates et les autres données manquent, on a
éprouvé d’autres secousses à Corfou, comme dans Je centre et le
sud de l’Épire et qu’elles se sont meme étendues (in der Arberei ),
sur toute l’Epire et dans le sud de l’Albanie. — Ne pourrait-on pas
rapprocher de ces secousses celles qui, le 50 septembre, ont épou-
vanté les habitants de Sophia et qui se sont étendues dans une
grande partie de la Bulgarie? »
M. Petermann donne ensuite, d’après les rapports officiels, le
nombre des maisons renversées dans trente et une localités de la
province de Delwino. Leur nombre s’élève à 1556. Le nombre des
morts a été heureusement peu considérable : deux à Kutsch (cent
quatre-vingt et une maisons), deux à Schulat (soixante maisons ren-
versées) , un à Fuschabarda (onze maisons renversées) et quatre à
Ghidem (cent sept maisons renversées).
Il ajoute que chaque jour des secousses ont eu lieu du 20 sep-
tembre au 10 octobre. — Je n’ai pas pu encore me procurer ce
rapport de M. Schlaefli pour 1858. Je ne possède que celui pour
1857. J’ai inséré les tremblements de cette année, à leur date,
dans les suppléments qui forment la première partie de ce travail.
On écrit de Prévésa, le 25 octobre, au Journal de Constan-
tinople : « Il y a près d’un mois, nous avons ressenti ici une très-
forte secousse de tremblement de terre. Depuis lors, nous avons
appris que c’était le prolongement d’une secousse beaucoup plus
violente qui avait eu lieu à Argyrocast.ro, en Albanie, et quia
renversé une centaine de maisons et tué quelques personnes.
Trois autres secousses se sont fait successivement sentir à quel-
ques jours d’intervalle, et File de Corfou n’a pas été épargnée. »
(Moniteur , 21 novembre.)
M. Petermann signale Argyrocastro comme ayant eu seulement
six maisons renversées. Il n’y mentionne pas de morts.
( CO )
— Le 10, 5 h. 3/4 du matin, à Saint-Jakob ( im Lesachthale) ,
tremblement venant du sud.
— Le 10, vers 9 b. */2 du matin , à Lecce, à Brindes, à Tarenle,
à Téramo et à Bari, une forte secousse ondulatoire de six secondes
de durée. Elle a causé quelques lésions à l’église archiépiscopale
de Brindes.
— Le 10 encore, 1 1 b. et j/2 du soir, aile Tavarnelle (Toscane) ,
deux secousses, plus fortes à Montenarchi. Vers minuit, à Flo-
rence, secousse remarquée par quelques personnes seulement.
M. Pistolesi , qui habite Florence et auquel je dois de nombreux
renseignements consignés dans cette note, ne s’en est pas aperçu.
Une personne qui se trouvait près de Martia (pays de Lucques)
lui a dit qu’elle avait remarqué un léger mouvement vers 11 h.3/4.
On lit dans la Correspondencia autografa de Espana du 11 oc-
tobre : « Ces jours derniers à Santiago de Galicia (Saint-Jac-
ques de Compostelle ), il y a eu un grand tremblement de terre
accompagné d’un bruit épouvantable qui, comme la secousse,
aurait duré plus d’une minute.
— Le Tl , vers 5 heures et quelques minutes du matin, à Lay-
bacb (Carinthie), une secousse très-faible.
Le même jour, vers 5 b. J/4 du matin, à Trieste, une légère
secousse ondulatoire du NO. au SO. ( sic ); elle a duré quelques
secondes.
— Le 15, 11 b. du soir, à Silein (Hongrie), une secousse sen-
sible.
Le 14, 4 b. du matin, une deuxième secousse remarquée encore
par un grand nombre de personnes.
— Le 15, 6 h.% du matin, à Cisné, une forte secousse ondu-
latoire de LE. à l’O. Je ne connais pas cette localité. M. Pistolesi ,
auquel je dois ce fait, n’a pu me donner aucun renseignement : il
Fa rapporté d’après la Gazetta di Genova , du 29 octobre.
— Le 15,6 h. ( sic ), à Smyrne, une secousse.
— Les 15, 16, 17, 21 , 22 et 24, dans le district d’Amoerang
(Célèbes), secousses accompagnées d’un fort bruit souterrain.
On craignait une éruption du Sapoetan.
— Le 16, entre 5 et 7 b. du soir, à Tonsberg (Norwége), un
( 61 )
certain nombre de maisons se sont enfoncées de trente pieds, par
suite d’un tremblement de terre.
— Le même jour, à Remircmont (Vosges), tremblement. Au
châtelet du Saut-de-la-Cuve , l’effet a été plus prononcé que dans
le voisinage. Les pavés de la cuisine, posés sur la roche, se soule-
vaient sous les pieds, les vitres tremblaient vivement, et une
petite lézarde, qui avait paru dans une circonstance toute sem-
blable sur un mur construit sur un rocher, lézarde qu’on avait
fait boucher, s’est rouverte tout à coup. Il y a eu cinq fortes se-
cousses accompagnées d’un roulement semblable à celui du ton-
nerre; et à chacune d’elles, une détonation comparable à celle
d’une pièce de vingt-quatre tirée à deux ou trois kilomètres de
distance. Ce tremblement semblait venir du N. et s’étendre au S.
(Lettre de M. P. Laurent, C. R., t. XLVII, p. 669.)
On écrivait de Tosari (Java), le 18 : « Le Bromo est de nou-
veau sorti de son repos; il est dans une éruption terrible qui a
été précédée de forts bruits souterrains. Il lance d’énormes masses
de pierres dans les airs, et des secousses semblables à des trem-
blements de terre ont été ressenties jusqu’à un mille du volcan. »
— Le 20, 10 h. du soir, et le 21,5 h. du matin, à Genobitz
(Styrie), ouragan avec tremblement de terre du S. au N. (M.Boné.)
— Le 21, 5 h. Va du matin, à Cilli (Leisbcrg, Styrie), légère
secousse du SO. au NE.
— Le 25, vers 4 h. du matin, à Amboine, une secousse assez
forte, suivie d’une autre plus légère.
— Le 24, 5 h. 9 m. du soir, à Kremsmiinter (haute Autriche),
bruit souterrain, sourd, semblable à celui d’un torrent et dirigé
du SO. au NE. Durée, 6 secondes, mais sans secousses.
— Le 24, 4 h. j/4 du soir, à Silein , Budalin, Bitschitsch, Vis-
nyovc et Banove, forte secousse ondulatoire précédée d’un bruit
souterrain qui finit avec le mouvement du sol; l’un et l’autre
allaient du SE. au NO. Temps calme et couvert. M. Jeitteles, au-
quel je dois cette communication, fait observer que les nou-
velles secousses ont toujours été circonscrites au versant occidental
de la montagne de Silein, et que, par conséquent, leur foyer pour-
rait n’être pas au mont Minschow, mais dans le massif sédimen-
( 02 )
taire qui se trouve à FO. de cette montagne. — Suivant M. Boue, le
mouvement a eu lieu de FE. à FO., à Silein.
On écrivait de Sophia , le 24 : « Depuis vingt-cinq jours , vous
le savez , notre ville est ébranlée par des tremblements de terre.
Ils se font toujours sentir; ils sont journaliers, mais plus faibles
et moins fréquents. ( Moniteur du 16 novembre.)
— Le 25, 2 h.3/4 du matin, à Pigneroles, Cavour et autres
lieux circon voisins, plusieurs secousses. Maisons renversées dans
le village d’Abbadie.
— Le 50, 7 h. s/4 du soir, à Pigneroles, secousse peu sensible
du SE. au NO.
— Le 51 , 5 h. */4 du matin, nouvelle secousse, plus forte, du
SE. au NO. et accompagnée de bruit.
— Le même jour , 2 h. 4/2 et 5 h. !/4 du matin, à Turin, deux lé-
gères secousses ondulatoires. — Quelques journaux donnent la date
du Ier novembre.
Novembre. — On lit dans VOpinione de Turin, du 1er : « Cette
nuit on a ressenti à Turin deux légères secousses ondulatoires de
tremblement de terre; Pune vers 2 h. J/2 et l’autre à 5 h. */ 4.
— Le 1er encore, 9 h. 50 m. du soir, à Oneille (Piémont), une
légère secousse qui a duré quelques secondes. Le ciel était serein ,
le vent modéré du NE. (Journaux français.)
— Le 1er encore, 9 b. 55 m. du soir, à Pigneroles, une secousse
verticale en deux mouvements. (M. Pistolesi.)
— Le 5, 9 b. 36 m. du soir, à Pigneroles, nouvelle secousse
précédée d’un bruit souterrain. (M. Pistolesi.)
— Le 7, 10 b. 56 m. du soir, à Pigneroles, une secousse com-
muniquée par M. Boué, qui ne parle pas de celles du Ier et du 5.
M. Pistolesi ne mentionne pas cette dernière. Il doit y avoir double
emploi.
— Le 2, dans le port de Livourne, prétendue éruption sous-
marine qui a été démentie dans les Comptes rendus , tom. LXVIII,
p. 255.
— Le 4, Il h. l/% du soir, à Valona (Albanie), tremblement
fort et de longue durée.
— Le 6, 1 h. ll% du matin, à Valona (Albanie), faible tremblement.
( ^5 )
On écrit de la Réunion sous la date du 8 :
« Le volcan de l’île de la Réunion (Bourbon ou Macareigne) est
en ce moment en pleine éruption , sans que cependant cet état de
choses inspire la moindre inquiétude à la population ; car le pays
n’est pas sujet à des tremblements de terre. Lorsqu’ils ont lieu,
ils ne produisent que des effets à peine sensibles.
» Depuis la semaine dernière, un torrent de lave en ébullition
se dirige vers la mer; la communication par Farrondissement du
Vent est aujourd’hui complètement interceptée ; la lave a franchi
la route impériale sur une étendue d’environ quatre cents mètres
et s'élève sur ce point à une hauteur de trois ou quatre mètres.
Elle est parvenue à la mer depuis hier. »
— Le 9, vers 5 h. 4/a du matin, à Amboine, une secousse légère,
suivie d’autres plus fortes qui se sont renouvelées pendant tout le
jour à de courts intervalles. Elles étaient verticales et accompa-
gnées d’un bruit souterrain qui venait du SO. Des bâtiments pu-
blics et particuliers ont été endommagés.
— Le 11, vers 7 h. j/4 du matin , à Lisbonne, le plus fort trem-
blement qu’on y ait ressenti, dit -on, depuis 1755. Suivant les
uns, il y a eu deux secousses distinctes du N. au S.; suivant les
autres, il y a eu des ondulations croisées du N. au S. et de FE. à
l’0. On porte la durée du mouvement à dix secondes et même à
trente. Les dommages se sont bornés à des cheminées renversées
et à des murs lézardés.
À Cintra, Mafra, et Viîlafranca (non loin de Lisbonne, au N.),
des maisons ont été endommagées. À Belein, il y a eu des dégâts.
Depuis 1807, on n’v avait pas, dit-on, ressenti de commotion
aussi violente.
Vers le N., on cite encore Figueira et Porto. Mêmes effets qu’à
Lisbonne.
A Sétuval (Saint-Ubes) , les secousses se sont répétées de 7 h. J/s
(7 h. 2G m.) à 9 h. du matin. C’est dans cette ville que paraissent
avoir eu lieu les plus grands dégâts. Toute la partie désignée sous
le nom de Barrio (quartier) de Traino a été détruite.
Plus au S., Aleacer, Grandina et Sines ont aussi beaucoup
souffert.
( 64 )
La veiile, le baromètre était tombé très-bas à Lisbonne, et une
violente tempête s’était fait sentir dans le Tage. Il y avait eu de
grandes avaries dans le port. Celte tempête a sévi sur les côtes
d Espagne, principalement à Malaga.
Ce tremblement a aussi ébranlé la moitié de l’Espagne.
A Caucères (Estramadure), 7 h. */2 du matin, secousses pendant
deux minutes avec légers intervalles de repos.
A Madrid, même heure (d’autres disent vers 8 h.), trois se-
cousses assez fortes du S. au N. ou, suivant d’autres, de LE. à l’O.
Durée, trois secondes. Un médecin célèbre de la cour a assuré
que ses malades avaient éprouvé en ce moment un redoublement
de souffrances. — Il paraît que, quelques heures auparavant, on
avait déjà ressenti à Madrid plusieurs secousses moins prononcées.
A Séville, vers 7 h. 40 ou 45 m., secousses très-violentes et très-
prolongées (vingt-sept secondes) de LE. à LO. Le mouvement, mêlé
d’oscillation et de trépidation, a été divisé en trois périodes dis-
tinctes de cinq secondes chacune. Beaucoup d’édifices publics , de
couvents et des maisons particulières ont été endommagés : c’est
le plus fort tremblement qu’on y ait ressenti depuis 1755.
A Huelva (Andalousie), 7 h. 4/a du matin, trembl. fort et court.
A Cadix, même heure, une secousse légère.
— Le 12, 5 h. 15 m. du matin, à Rome, une secousse très-sen-
sible de LE. à LO.
— Le 15, 1 h. 5/ 4 du malin, à Krems, et 2 h. du matin,
à Weisskirchen (basse Autriche), trois ou quatre secousses de
cinq secondes dans le premier cas, et de deux secondes dans le
deuxième. Direction du SE. au NO. Baromètre bas.
— Le 15 et le 21 , à Solia (Turquie), nouvelles secousses. — On
écrit de cette ville le 22 :
« Hier encore, malgré le changement de température (car il fait
froid maintenant), une secousse s’est fait sentir à 6 h. 50 m. du
soir. Six jours auparavant, nous avons eu quatre oscillations assez
fortes et très-rapprochées. »
— Le 18, 9 h. du soir, à Rome, une légère secousse vibratoire.
— Le 24, 4 h. J/2 du matin, à Marquina (Biscaye) , une secousse
de trois à quatre secondes de durée.
( 6b )
— Le 25, 7 h. 55 m. du matin , à Raguse (Dalmatie) , une petite
secousse ondulatoire de deux à trois secondes de durée.
— Le 26, minuit 55 m., à San-Francisco (Californie), deux
rudes secousses du N. au SE. (sic). Un intervalle de quatre à cinq
secondes a séparé la première de la deuxième, qui a été la plus forte
et n’a pas duré moins de vingt secondes. A San-José, des maisons en
briques ou en adobes ont été lézardées. On les a ressenties à Stock-
ton, à Petaluma, à Sacramento. Dans la vallée de San-José, le
volume d’eau de quelques puits artésiens a augmenté exception-
nellement; dans d’autres, il a diminué. Suivant M. Trask, ce trem-
blement, le plus fort de l’année, aurait été renfermé dans une
surface de dix à douze milles.
— Le 28, 2 h. du matin, à Neustadt, près de Vienne, tremble-
ment signalé sans détails dans les tableaux météorologiques pu-
bliés par l’Académie de Vienne.
— Le 28, à Touzla, district de Zwarnick (Bosnie), une terrible
secousse qui a renversé des maisons.
Une secousse plus désastreuse encore a ébranlé la ville d’Er-
gheni (Albanie). Beaucoup de maisons se sont écroulées.
On écrit de Naples le 28 : « Le Vésuve se crevasse et s’ouvre
dans toutes ses parties, de sa base à son sommet. De petits cratères
ne cessent de vomir de la lave dans toutes les directions. »
— Le 29, 1 h. du matin, à Rome, une légère secousse vibratoire.
— Le 29, 1 b. du matin, à Vaïona (Albanie), tremblem. faible.
— Le 29, vers 1 h. du soir, dans les arrondissements de Bayonne,
de Mauléon et d’Orthez (Basses-Pyrénées), tremblement assez fort.
A Bayonne, vers 1 h., deux secousses du SO. au NE. avec bruit
sourd. Une cloche a tinté à Saint-Esprit. Vers 5 h., orage violent,
mais court. On a ressenti ces secousses à Biarritz, à Cambo et à
Anglet, où des portes se sont fermées avec bruit.
Dans l’arrondissement de Mauléon, on cite Saint- Jean-Pied-de-
Port, ou le mouvement paraît avoir été le plus intense. À midi
40 ou 45 m., une violente secousse avec un grand bruit souterrain;
elle a duré huit à dix secondes; une horloge a tinté, les tuiles sont
tombées des toits, une cheminée a été renversée; les animaux ont
paru très-effrayés. — A Saint-Palais, vers 1 h. une secousse
Tome XII. 5
( 66 )
du SO. au NE. et de dix à douze secondes de durée. A Ostabat,
même heure; elle n’a duré que trois à quatre secondes.
A Salies (arrondissement d’Orthez), 1 h. 25 m., une secousse de
l’O. à l’E. avec bourdonnement sourd.
On l’a ressentie à Dax dans les Landes. — On n’a rien éprouvé
à Pau, où l’on en avait senti une quelque temps auparavant.
Voici une communication du 6 avril 1859 à propos de ce trem-
blement :
« Au mois d’août, nous sentîmes dans une nuit deux secousses
sensibles, mais assez légères, dont la première à 8 h. et la deuxième
à 11 h. du soir. Je ne saurais vous en préciser la date. — Nous
avons vu qu’elles sont du 19. (A. P.).
» Le 29 novembre dernier à 1 h. précise, ou à quelques minutes
près, un tremblement très-fort qui dura quelques secondes.
» Cette secousse a été générale dans notre pays, au canton
de Saint- Jean -Pied- de -Port et jusqu’à ceux d’Iholdy et de Bai-
gorry.
» Au château de M. Etcheverry, les murs de divers apparte-
ments ont été lézardés et les papiers tapissant les encoignures
déchirés. Dans cette même commune (Saint-Jean-le-Vieux) et à Le-
cumberry, de vieux murs déjà mal assurés sont tombés en ruines.
Les cloches des églises de Lasse et de Larceveau, dont chacune a
un mètre de diamètre, ont tinté.
» La nuit suivante, on ressentit encore une secousse, mais
beaucoup moins violente.
» Depuis lors encore, à plusieurs reprises, nous avons ressenti
des oscillations à peine sensibles; mais le 5 mars dernier, vers les
8 h. d/2, nous en avons eu une très-forte, moindre cependant que
celle du 29 novembre.
» On a remarqué que le bruit du mouvement était dans la
direction de l’O. à l’E. Si ces renseignements ont quelque mérite,
c’est celui de l’exactitude. » (Lettre de M. Saiaberry d’Harolle), à
M. Ant. d’Abbadie, correspondant de l’Institut (Académie des
sciences), qui, à ma prière, a bien voulu demander des renseigne-
ments sur ce tremblement.
— Le 50, midi 4 m., à Rhonasgek (comitat de Marmaros, Hon-
( 67 )
grie), secousse ondulatoire de Î’E. à FO. et de deux ou trois secondes
de durée. On n’a rien senti dans les mines de sel.
Décembre. — Au commencement du mois, à Cherchell (Algérie),
une secousse.
— Le 12, 4 h. du matin, à Temeswar, Csakova, Banlock, une
secousse, suivie d’une deuxième, une heure après.
— Le 14, 2 h. du matin, dans les Basses-Pyrénées , une secousse
assez violente, suivie de deux autres presque insensibles ; la direc-
tion parut être la même que celle des secousses précédentes, c’est-
à-dire du SO. au NE. Depuis le 29 novembre, les secousses étaient
presque quotidiennes, mais légères. (M. Pistolesi.)
On lit dans La Presse du 14 janvier 1859 :
« Les secousses de tremblement de terre continuent à se faire
ressentir dans les environs de Saint-Jean-le-Vieux (Basses-Pyré-
nées), mais elles ont perdu de leur fréquence et de leur violence
habituelles.
» Le 10, à Saint-Jean-le-Vieux (Basses-Pyrénées), deux se-
cousses assez fortes.
» Dans la nuit du 20 au 21 , une autre secousse plus sensible.
» Le 26 et le 27, deux légères secousses.
» Le 50, dans la nuit, deux secousses assez fortes.
» Le 51 , une secousse très-faible.
Elles continuaient encore au commencement de mars 1859,
comme nous venons de le voir à la date du 29 novembre.
— Le 17, dans la matinée (pendant la messe), à Mirabeau, près
Beaumont (Vaucluse), une forte secousse.
— Le 25, 2 b. du matin, à Kingston et dans toute lîle de la
Jamaïque, une très -forte secousse du S. au N. et de quarante
secondes de durée. Des murs ont été lézardés.
— Le 27, à Adalia (côte de l’Asie Mineure, au NO. de Chypre) ,
après des tempêtes qui avaient duré jusqu’au 25 , la pluie et la
grêle recommencèrent à tomber : le tonnerre éclata avec tant de
véhémence que toute la contrée en fut ébranlée comme par une
secousse électrique. Cette secousse dura près de cinq minutes.
On écrivait de Sophia, le 27 : — Depuis trois mois, des se-
cousses, quoique très-légères, n’ont pas cessé de se faire sentir:
( 68 )
il ne s’est presque pas passé de jour sans quelque oscillation.
— Nuit du 27 au 28, à Concentaina et sur plusieurs autres
points de la province de Valence, tremblement accompagné d’un
furieux vent d’aval.
— Le 28, G h. 4/a du matin, à Chambéry, léger tremblement,
accompagné d’une grande bourrasque en Savoie.
Nous donnons, dans notre supplément les tremblements res-
sentis en 1857, et nous publierons ceux de 1859 dans notre pre-
mier Catalogue. Quant à celui de 1858, nous ne l’avons pas.
FIN
TABLE
!>ES
MÉMOIRES CONTENUS DANS TE TOME XII.
1. Essai sur la véritable origine du droit de succession; par M. C.-F. Gabba.
2. L’ancienne franchise et l’illustre famille des vicomtes de Montenaken;
par M. l’abbé Kempeneers.
5. Monographie de V Erytliroxylon coca; par M. L.-A. Gosse.
♦
A. Sur les tremblements de terre en 1858, avec suppléments pour les années
antérieures; par M. Alexis Perrey.
PUBLICATIONS DE L'ACADÉMIE ROYALE M BELGIQUE.
Nouveaux mémoires de l’Académie royale des sciences et belles-
lettres de Bruxelles, tome I à XIX; collection in-4°. — Mémoires de
P Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Bel-
gique, t. XX à XXX II! ; in -4°. — Prix : 8 francs par volume, à partir
du t, X.
mémoires couronnes par l’Académie royale des sciences et
belles-lettres de Bruxelles, tome I h XV; in-4°. — Mémoires couronnés
et Mémoires des savants étrangers , publiés par l’Académie royale des
sciences et des belles-lettres de Bruxelles, tome XVI à XVIII; in-4(>.
— Mémoires couronnés et Mémoires des savants étrangers, publiés
par l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de
Belgique, tome XIX à XXX; in -4°. — Prix : 8 francs par volume,
à partir du tome XII.
Mémoires couronnés et autres Mémoires , collection in- 8°,
tome I à XII. — Prix 4 francs par volume.
Annuaire de l’Acc démie, 4rc à27meann. 1855-61; in-18. Fr. 1 50.
ESuBSetins de l’Académie royale des sciences et belles-lettres de
Bruxelles, tome I à XII; in-8°. Prix : 4 fr. par vol. — Bulletins de
l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Bel-
gique, tome XIII à XXII!. — 2me série, tome 1 à XII; 1861 ; in-8°.
— Annexes aux Bulletins de 1854, 1 vol. in-8°. — Prix : 4 fr.
llibliographie académique, ou liste des ouvrages publiés par
les membres, correspondants et associés résidents. 1854; 1 vol. in-18.
. 'Fables des Mémoires des membres, des Mémoires couronnés et
des savants étrangers (1816-1857). 1 vol. in-18; 1858.
Tables générales et analytiques du recueil des Bulletins de
l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Bel-
gique, comprenant les tomes 1 à XXI11 (1852-1856). 1858; 1 v. in-8°.
Catalogue des livres de la bibliothèque de l’Académie royale des
sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique. 1850; 1 vol. in-8°.
Commission pour la publication des monuments de la
littérature flamande.
BBér IVaturen BSE oc sue vas» «Bacob l'ait ülaerBani. publie par
M. Bormaus, tome P'r, 1857; 1 vol. in-8°.
Bfiymbyhei van .Bacob Van IBRaerlant, publié par -M. .J. David,
tomes I, II, III et Glossaire, 1858-1860; 4 vol. in-8°.
Alexander Cleesten van .Bacob va»s SBaerlant, publié par
M. Sncllaert, tome Ier, 1860, 1 vol. iu-8°.
Commission royale d'histoire.
Collection de Chroniques belges inédites , publiée par ordre
du Gouvernement; 25 volumes in-4°.
Compte rendu des séances de la Commission royale d’histoire,
ou Recueil de ses Bulletins, lre série, 16 vol. in-8° (1857-1849). —
2me série, 12 vol. in-8° (1850-59). — 5me série, tomes I et II (1860-61).
Annexes aux Bulletins, 6 volumes in-8°. — Tables générales des
Bulletins de la 1 10 série, par E. Gachet. 1 vol. in-8° (1852).
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