MÉMOIRES COURONNÉS

ET

AUTRES MEMOIRES

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DES SCIENCES, DES LETTRES ET DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE

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COLLECTION IM-go, _ TOMK LX1I

BRUXELLES

HAYEZ, IMPRIMEUR DE L’ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES, DES LETTRES

ET DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE

rue de Louvain, 1-12

Mars 1902 -Janvier 1903

MÉMOIRES COURONNÉS

ET

AUTRES MÉMOIRES

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MÉMOIRES COURONNÉS

ET

AUTRES MÉMOIRES

PUBLIÉS PAR

l’académie royale

DES SCIENCES, DES LETTRES ET DES BEACX-ARTS DE BELGIQUE

COLLECTION ÎN-S». TOME LX1I

BRUXELLES

HAYEZ, IMPRIMEUR DE L’ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES, DES LETTRES

ET DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE

rue de Louvain, 112

Mars 1902 -Janvier 1905

SUR L’IRRITABILITÉ

DES

PLANTES SUPÉRIEURES

f

PAR

JEAN MASSART

PROFESSEUR A L’UNIVERSITÉ DE BRUXELLES, CONSERVATEUR AU JARDIN BOTANIQUE DE L’ÉTAT.

I, II, III.

(Présenté à la Classe des sciences dans la séance du 6 juillet 1901.)

Tome LXII.

a

SOMMAIRE.

Pages.

L’équilibre réactionnel chez les végétaux . 1

1. Méthode . 2

■2. Relation entre la position d'équilibre et la sensibilité des

diverses portions de l'organe . 6

A. Partie proximale à sensibilité forte . 6

a) Tiges et hypocotyles . 7

13) Feuilles . 7

B. Partie proximale à sensibilité faible . 12

a) Plantules de Graminacées (excl. Panicoïdées) . 12

|3) Rameaux rampants (Ligsimachia Nummularia). 13

+ Différences entre les positions d’équilibre

dans l’air et dans l’eau . 15

+ p Modifications d’intensité du nastisme. Im¬ portance relative du géotropisme et du phototropisme . 17

+ + + Décapitation des rameaux . 20

y) Rameaux dressés . 20

C. Partie proximale à sensibilité nulle . 21

a) Racines . 21

i) Plantules de Panicoïdées . 22

y) Autres exemples d’organes qui n’atteignent

jamais la position d’équilibre . 23

D. Essais d’insensibilisation de la partie proximale . 25

a) Destruction des tissus superficiels . 25

j3) Action localisée de l’éther . 26

3. Influence de la direction de la partie la plus sensible sur la

position d'équilibre et sur la vitesse de la courbure ... 27

4. Sens de la courbure . 30

5. Résumé et conclusions . 33

6. Bibliographie . 34

IV

Pages.

II. L'inégale croissance en épaisseur des Ficus grimpants et

DE QUELQUES AUTRES PLANTES . 35

1. Sr u cture primaire et structure secondaire de la tige ... 36

2. La lumière comme excitant de l’inégal accroissement. . . 38

3. Conditions que doit remplir l’excitant . 40

4. Nature de la réaction . 41

5. Quelques autres réactions caractérisées par un balance¬

ment de croissance. Nomenclature de ces réflexes .... 43

6. Résumé et conclusions . 50

7. Bibliographie . 50

III. Les racines aériennes des Ficus grimpants . 51

1. Racines adhésives précoces : . 51

a) Origine . 51

b) Croissance . 56

2. Racines adhésives tardives : . 57

a) Origine . 57

b) Croissance . 59

3. Racines nourricières : . 59

a) Origine . 59

b) Croissance . 60

4. Résumé et conclusions . 60

SUR L’IRRITABILITÉ

DES

#

PLANTES SUPÉRIEURES

i

L’équilibre réactionnel chez les végétaux L

L’effet final de certaines des réactions motrices qu’exécutent les végétaux, consiste en une orientation vis-à-vis de l’excitant extérieur; la réaction s’arrête dès que l’orientation voulue est atteinte : l’organe est en équilibre.

Prenons un exemple très simple, celui d’une racine qui a été couchée horizontalement. Sa pointe sent la gravitation et envoie vers la zone motrice, située immédiatement en arrière, un ordre qui provoque la courbure de cette zone. Comme la concavité de cette courbure regarde le bas, la pointe va être transportée vers le bas ; dès que la pointe est redevenue verti¬ cale, elle est de nouveau en équilibre vis-à-vis de la pesanteur :

1 Les expériences sur l’équilibre réactionnel ont été faites à l’Institut botanique, j’étais assistant. Elles sont terminées depuis 1899; mais avant de les publier, je voulais les compléter par des recherches sur les torsions que certains organes exécutent sous l'action d’excitants externes Malheureusement je n’ai pas encore pu me procurer un matériel convenable. Dans l’entretemps, M. Fr. Darwin a publié deux notes sur le même sujet (1899 et 1901). Il s’occupe des organes dont la sensibilité géotropique est localisée dans la pointe; sur ce point spécial, ses résul tats et les miens concordent parfaitement.

elle cesse d’envoyer à la région de croissance l’ordre de se courber, et la réaction s’arrête.

Dans la racine, la portion adulte {tout ce qui est en deçà de la zone de croissance) est incapable à la fois de sentir et de réagir. Mais dans d’autres organes, par exemple dans les tiges, la réaction se complique. Quand on met une tige dans la position horizontale, on voit également, il est vrai, la cour¬ bure s’effectuer dans la zone de croissance et placer la pointe du rameau parallèlement à l’excitant; à première vue, on pourrait croire que le géotropisme de la tige ne diffère du géotropisme de la racine que par le sens de la courbure. Mais une analyse plus intime du phénomène fait voir bientôt qu’il y a, suivant les organes, de grandes différences dans la loca¬ lisation de la sensibilité géotropique, et aussi, par consé¬ quent, dans la façon dont les organes se mettent en équilibre réactionnel.

1. Méthode.

Le procédé que j’ai employé consiste essentiellement à fixer l’organe par son extrémité distale, au lieu de le tenir par sa base. Il n’est applicable qu’à des plantules (fixées par la pointe de la racine, ou par le bout opposé) et à des organes détachés (tiges et racines tenues par le sommet, feuilles tenues par le limbe). On rencontre tout de suite deux sérieuses difficultés : comment empêcher l’organe de tomber, quand on ne peut le saisir que par l’extrême pointe et qu’il faut éviter de blesser celle-ci; comment empêcher l’organe ou la plantule de se faner, puisque la surface de section doit rester libre, et que la plantule n’est tenue que par l’extrémité de la radicule ou de son cotylédon?

Pour tourner ces deux difficultés, il suffit de fixer le bout des organes ou des plantules dans du plâtre, et de placer tout l’appareil dans l’eau dès que le plâtre est pris : on supprime du même coup le danger de chute et le danger de flétris¬ sement. Pour amener de l’oxygène aux objets en expérience,

un lent courant d’eau est établi dans le récipient se fait l’expérience. Le tuyau qui amène l’eau est chauffé en amont de l’expérience de façon à maintenir celle-ci à la température de 20°-25°.

Je me servais le plus souvent d’un aquarium à parois de glace bien verticales et parallèles. D’ordinaire, l’aquarium se trouvait dans une serre ; il était entouré d’une paroi en carton qui ne laissait arriver la lumière que par le haut : de cette manière la lumière et la gravitation agissaient toujours paral¬ lèlement sans pouvoir se contrarier. Quand il était néces¬ saire d’éliminer complètement la lumière, les expériences se faisaient dans une chambre thermostatique tout à fait obscure ; les photographies, dont je parlerai à l’instant, se faisaient alors à l’aide d’un éclair magnésique.

Afin de pouvoir suivre avec précision toutes les phases de la courbure, chaque expérience était photographiée fréquem¬ ment, surtout au début. Comme mon aquarium et le bloc de plâtre restaient immobiles et que l’appareil photographique était également fixe, tous les clichés d’une même expérience sont superposables : dans ces conditions, aucun change¬ ment, si léger soit-il, ne peut échapper à l’observation. Pour augmenter le contraste sur les clichés, je plaçais derrière l’aquarium une caisse profonde en bois dont les parois internes étaient tapissées de velours noir mat : les végétaux à photographies se projetaient sur ce fond noir.

Chaque expérience comprenait souvent de nombreux organes dans diverses positions. Pour la photographie, il était essentiel de les avoir tous dans le même plan et de les écarter assez les uns des autres pour qu’ils ne pussent se toucher pendant leur courbure. Voici comment on opère (fig. 1) : Les objets en expérience sont maintenus à l’aide de plâtre dans des chaumes de Graminacées, qui avaient été enfoncés, avec les directions voulues, dans un bloc de plâtre. Celui-ci est porté par quelques chaumes plus résistants. On arrive facilement ainsi à immobiliser dans tout les sens des tiges uu

des feuilles. Quand il s’agit de radicules, il importe de prendre certaines précautions pour que la pointe seule soit saisie dans le plâtre. Mais alors les organes sont tenus sur une très faible longueur par une surface conique et glissante, et ils se détachent souvent. Aussi a-t-on une tendance à les enfoncer trop fort, et dans ce cas, ou bien la zone de croissance est immobilisée dans le plâtre aussi bien que la pointe, ce qui arrête tout allongement et toute courbure, ou bien la pointe dépasse le plâtre et elle peut se courber tout à son aise dans la cavité du chaume. (Voir p. 22, fig. 9, positions 1 à 6.)

Fig. 1. Expérience disposée pour l'étude de l’équilibre réactionnel. Plantules de Panicum miliaceum fixées par la pointe du cotylédon dans des chaumes. Ceux-ci sont piqués dans une masse de plâtre soutenue par trois chaumes. Le pointillé montre la position des plantules après trois heures et quinze minutes. (Le dessin est décalqué sur des clichés.)

Avec ce dispositif, les expériences peuvent durer plusieurs jours sans que les organes souffrent en aucune façon; les objets peuvent être examinés et photographiés à chaque

instant sans le moindre danger; enfin, on a la certitude que la portion distale mise dans le plâtre ne subit aucun chan¬ gement de direction pendant tout le temps de l’expérience.

On pouvait craindre que dans Jes positions insolites je plaçais les végétaux, qui étaient en outre plongés sous l’eau, les courbures réactionnelles ne soient effectuées d’une façon anormale. Or, dans les très nombreuses expériences que j’ai faites, je n’ai jamais observé que les courbures fussent, le moins du monde, différentes de celles que les memes plantes exécutaient dans les conditions naturelles. Bien plus, j’ai voulu m’assurer que les organes qui s’étaient courbés dans mes expériences étaient capables d’effacer leur courbure lorsqu'on les soustrayait à l’influence de l’excitant. (Voir Vôchting, 1882, p. 182.) Des plantules de Secale, des hypocotyles de Brassica oleracea, des bouts de tiges de Mercurialis annua furent fixés horizontalement sur un clinostat à plateau vertical immergé dans l’eau. La moitié des individus de chaque espèce étaient fixés dans la position « directe »; l’autre moitié, dans la posi¬ tion « inverse » *. Le clinostat resta d’abord arrêté pendant dix-huit heures. Au bout de ce temps les organes avaient tous effectué la même courbure. Le clinostat fut alors mis en activité : après vingt-quatre heures, les organes étaient tous, également, redevenus droits.

Cette expérience comparative sur la courbure des organes inverses et des organes directs, et sur leur orthonastisme -,

1 Pour définir les positions occupées par les organes en expérience, j’emploie toujours les termes que voici :

Normal = face supérieure en haut, ou extrémité supérieure en haut.

Retourné = bas, bas.

Direct = attaché par la base (bout proximal).

Inverse = attaché par le sommet (bout distal).

2 Je donne le nom d’« orthonastisme » au phénomène de redresse¬ ment que M. Vôchting (1882) appelle « rectipétalité ». Pour toutes les questions de nomenclature et de classification des phénomènes d’irrita¬ bilité, je me permets de renvoyer à un article récent : Essai de classifi-

montre que les conclusions que je puis tirer de mes expériences, sont complètement applicables aux tropismes normaux.

2. Relation entre la position d’équilibre et la sensibilité

DES DIVERSES PORTIONS DE L’ORGANE.

Dans la position inverse je place les organes ou les plantules, c'est la portion proximale, habituellement immobile, qui est seule mobile; c'est elle qui va être transportée vers le haut ou vers le bas, par la courbure géotropique. Sa position finale d’équilibre dépend : de sa sensibilité plus ou moins grande à la gravitation ; de la direction dans laquelle la partie distale, d’ordinaire la plus sensible, se trouve immobi¬ lisée. Dans ce chapitre-ci, nous n’examinerons que le premier point.

A. Partie proximale à sensibilité forte .

C’est le cas qui se présente pour presque toutes les tiges. Lorsqu’une tige est maintenue horizontalement dans une posi¬ tion inverse, la portion proximale est déplacée vers le haut par une courbure à concavité supérieure. Généralement elle dépasse un peu la verticale, puis elle revient sur elle-même, et après quelques grandes oscillations, elle se met dans la direction du fil à plomb. Mais sa position n’est pas tout à tait immuable. En effet, il est certain que la pointe de l’organe, étant restée horizontale, continue à envover vers la zone de croissance l’ordre d’exécuter une courbure. Mais celle-ci va nécessairement porter la portion proximale au delà de la

cation des réflexes non nerveux, que j’ai publié dans les Annales de l'Institut Pasteur, août 1901; il a été traduit dans Biologisches Central- blalt, 1902. Cette traduction a été assez mal faite. Cet article a été repro¬ duit aussi dans le volume V du Recueil de l'Institut botanique.

verticale; à peine est-elle ébauchée, que cette portion proxi¬ male, déviée de sa position d’équilibre, envoie un contre-ordre vers la région de croissance. Il en résulte que le bout libre oscille sans cesse, très légèrement.

a) Tiges et hypocotyles. Le cas que nous venons d’étudier est celui qui se présente le plus souvent pour les tiges et les hypocotyles (fig. 2). Je l’ai vu notamment se produire chez les tiges de Hippuris, de Helianthus tuberosus, de Lotus corni- culatus et de Verbena (hybride), chez les hampes tlorales de Leucojum aestivum et d’Allium Schoenoprasum, chez les hypo¬ cotyles de Brassica oleracea, cVAgrostemma Githago et de Solarium Lycopersicum , ainsi que chez les feuilles à structure radiaire d'Allium Cepa, db4. Schoenoprasum et d\4. fistulosum.

Fig. 2. Hypocotyles de Helianthus annuus fixés par le sommet dans diverses positions. Le trait plein indique la position initiale; le trait pointillé, la position après quarante-deux heures.

p) Feuilles. Quand on fixe par le limbe une feuille jeune, coupée à la base du pétiole, on voit le pétiole exécuter une courbure à concavité supérieure (fig. 3, C et D), de façon à porter la base vers le haut; après avoir dépassé la verticale, le pétiole revient, puis dépasse de nouveau ; il continue à

osciller ainsi pendant toute la durée de l’expérience. Le résultat final est le même chez toutes les diverses feuilles que j’ai examinées : Marsilea quadrifolia, Alisma Plantago, Ranun- culus sceleratus , Géranium pyrenaicum , G. molle , Malva sylvestris, Trapa natans, Gleclioma hecleraceum.

c

D

Fig. 3. Feuilles aériennes de Ranunculus sceleratus, mises en expérience dans l'eau. A, pétiole fixé par sa base, dans la position normale (face supérieure en haut). B, feuille entière, retournée, fixée par la base. C, feuille entière, dans la position normale, fixée par son limbe, entre deux lamelles de verre. D, feuille entière, retournée, fixée par son limbe entre deux lamelles de verre. En trait plein, la position initiale; en trait pointillé, la position après vingt et une heures.

Dans les conditions naturelles, la position d’équilibre des feuilles attachées à la tige est due à la superposition d’au moins trois réflexes : le géotropisme, le phototropisme et l’exonastisme. Encore ces considérations ne s’appliquent-elles qu’à des feuilles simples et sessiles : quand il y a un pétiole différencié, il faut aussi tenir compte des différences dans la sensibilité et dans la réagibilité du pétiole et du limbe. On sait, notamment depuis les travaux de Darwin (1882) et de M. Vôchting (1888), que c’est surtout la sensibilité du limbe à la lumière qui règle la position d’équilibre de la feuille : le limbe envoie les ordres de courbure vers le pétiole ou vers les bourrelets moteurs plus ou moins spécialisés, qui sont chargés de les exécuter.

J’ai vu que tous les pétioles sans exception sont sensibles à la pesanteur : même quand le limbe est soumis à l’action combinée de la lumière et de la gravitation, le pétiole est assez géotropique pour résister aux ordres moteurs venant du limbe, de sorte qu'il ne dépasse jamais la verticale. Pourtant on peut disposer l’expérience de telle façon que le limbe envoie des ordres très pressants : il suffit de le fixer avec la face inférieure vers le haut, entre deux lamelles de verre (fig. 3 D).

Quand on éclaire à l’envers une feuille restée en place sur la tige, elle courbe aussitôt fortement son pétiole; dans mes expériences, les mêmes ordres parviennent sans doute au pétiole; mais dès qu’il a atteint la verticale, il « fait la sourde oreille ». Il en est de même lorsqu’on fait arriver la lumière par-dessous à une feuille dont le limbe est fixé entre deux verres dans sa position naturelle : le pétiole se courbe vers le haut et reste dans cette direction. Le géotropisme l’emporte donc sur le phototropisme. Enfin, la même courbure s’observe sur des feuilles inverses, mises à l’obscurité.

Comment expliquer la différence de position du pétiole chez Malva sylvestris, par exemple, entre une feuille restée en place sur la tige et éclairée par-dessous et une feuille isolée, attachée par le limbe et également éclairée par sa face infé¬ rieure? Dans la première, le pétiole n’a qu’à rester dans la direction que lui imprime son géotropisme ; la courbure phototropique, commandée par le limbe, s’exécutant dans la partie distale du pétiole, n’est pas en conflit avec le géotro¬ pisme de cet organe. Au contraire, dans la feuille isolée et tenue par le limbe, le sommet du pétiole reçoit deux ordres opposés : l’un, ordre de courbure vers le bas, provoqué surtout par la photesthésie (sensibilité à la lumière) du limbe ; l’autre, ordre de courbure vers le haut, provoqué par la géesthésie du pétiole. C’est ce dernier qui l’emporte.

Chez le Ranunculus sceleratus, les feuilles aériennes ont le pétiole à peu près horizontal; et pourtant quand on fixe par

( 10 )

le limbe une feuille isolée, et qu’on place l’expérience à l’air humide, on voit aussitôt le pétiole se relever. Pourquoi les pétioles ne se dressent-ils pas également sur la plante? Parce qu’alors le pétiole est incapable de prendre sa position d’équi¬ libre. En effet, dans l’air, les pétioles de cette plante ne crois¬ sent que dans leur partie supérieure, de sorte que tout en étant géesthésiques, ils ne peuvent pas manifester le géotro¬ pisme, faute d’organe moteur. Fixez la feuille par le limbe, libérez la base du pétiole, et immédiatement les ordres que ce dernier envoie vers la zone motrice vont provoquer une cour¬ bure à concavité supérieure. Dans l’eau, les choses se passent autrement : ici le pétiole croît dans toute sa longueur (fig. 3 A); aussi les feuilles aquatiques ont-elles toutes le pétiole vertical dans la nature aussi bien que dans nos expériences (fig. 3 B).

Il paraissait logique de supposer qu’une feuille fixée par son limbe retourné entre deux lamelles de verre, envoie vers la zone motrice du pétiole des ordres qui sont plus énergiques à la lumière qu’à l’obscurité. J’espérais qu’à la lumière le pétiole dépasserait la verticale, tandis qu’à l’obscurité il serait exacte¬ ment dressé. J’ai refait l’expérience avec les feuilles les plus diverses : toujours j’ai vu que le géotropisme du pétiole résis¬ tait victorieusement au phototropisme du limbe.

On peut éliminer complètement le géotropisme, tout en laissant intact le phototropisme. Pour cela les feuilles sont fixées sur le plateau vertical d’un clinostat tournant sous l’eau. La lumière est horizontale et tombe perpendiculairement sur le plateau. A côté des feuilles complètes, fixées par le limbe retourné, et des feuilles complètes et retournées, fixées par la base du pétiole, il y a aussi des pétioles sans limbe. Les feuilles de Malva et de Glechoma , traitées de cette manière, courbent toujours le pétiole de façon que sa partie libre (proximale ou distale) soit parallèle à la lumière. Cette expé¬ rience montre que le pétiole est sensible à la lumière, puisqu’il se courbe quand le limbe est enlevé et qu’il s’oppose à la courbure exagérée que le limbe retourné tend à lui imprimer.

( 11 )

Dans les mouvements des pétioles, il y a encore un facteur dont je n’ai pas parlé. On sait, surtout depuis les recherches de M. H. de Vries (1872), que les pétioles ont une tendance à se courber vers leur face inférieure sous l’influence de ce qu’il appelle l’« épinastie » (notre « exonastisme »). Il est évident que chaque fois qu’une feuille retournée relève son pétiole, la courbure tropique est aidée du nastisme, tandis que c’est le contraire pour une feuille dont le limbe est fixé dans sa posi¬ tion naturelle et dont néanmoins le pétiole se courbe vers le haut : le tropisme doit alors vaincre le nastisme. Des diverses feuilles que j’ai étudiées, il n’y en a qu’une dont l’exonastisme ait une réelle importance; c’est celle de Trapa natans : sur le clinostat à plateau vertical, et éclairé d’en haut, la feuille soustraite à la fois à l’influence directrice de la lumière et à celle de la gravitation exécute dans son pétiole une courbure qui est nettement convexe vers la face supérieure.

Ce résultat permet de comprendre le fait suivant, inexplicable au premier abord : des feuilles de Trapa, de même âge, sont fixées par le limbe, entre deux verres, dans un cristallisoir, les unes retournées, les autres avec la face supérieure en haut. Quelle que soit la façon dont on éclaire les feuilles (éclairage diffus et égal, éclairage par-dessus, éclairage par-dessous* obscurité), les feuilles retournées relèvent leur pétiole beau¬ coup plus vite que les autres : le phototropisme est tout à fait négligeable en face du géotropisme, mais le nastisme aide puissamment les feuilles retournées à dresser leur pétiole, tandis qu’il retarde le relèvement chez les feuilles non retour¬ nées. Toutefois, après un ou deux jours, les pétioles ont atteint partout leur position d’équilibre et tous sont également verti¬ caux, ce qui montre que le géotropisme l’emporte aussi sur le nastisme.

* *

En résumé, on voit que dans les diverses tiges, hypoco- tyles et feuilles étudiées, le géotropisme (et éventuellement le

( 12 )

phototropisme) est suffisant dans la partie proximale, pour que celle-ci ne dépasse jamais la verticale ou pour qu’elle y revienne si elle l’a dépassée au début.

B. Partie proximale à sensibilité faible.

Chez certaines plantes, la tige fixée horizontalement par le sommet, courbe sa portion basilaire jusqu’au delà de la verti¬ cale et la garde dans cette direction. Le même phénomène s’observe dans les plantules de Graminacées l’exclusion des Panicoïdées).

a) Plantules cle Graminacées ( excl . Panicoïdées). Comme c’est ici que le phénomène est le plus simple, c’est par ces plantes que nous commencerons. On sait, depuis le travail de Darwin (1882), que le cotylédon des Graminacées (. Avena , Pha- hris, etc.) est beaucoup plus sensible à la lumière à son sommet que dans les autres portions. M. Rothert (1894, p. 187 émet l’avis que la géesthésie est sans doute localisée de la même façon que la photesthésie.

Quand une plantule de Se cale (fig. 4) ou Avena est fixée par la pointe du cotylédon, on voit toute la partie basilaire se courber et porter vers le haut la gaine et le radicule. La cour¬ bure ne s’arrête que lorsque la verticale est fortement dépassée.

Fig. 4. Plantules de Secale. En trait plein, la position initiale; en trait poin¬ tillé, la position après vingt- deux heures.

Cette position d’équilibre s’explique par les différences de sensibilité à la gravitation et à la lumière dans la partie distale et dans le restant du cotylédon. Le sommet, immobilisé par

( 13 )

le plâtre dans la position horizontale, commande sans répit à la zone de croissance de se courber; ces ordres continuent à être exécutés sans rencontrer d’opposition sérieuse de la part de la portion libre, jusqu’à ce que celle-ci soit très oblique; jamais pourtant elle ne se laisse mettre tout à fait horizontale : sa propre sensibilité, quelque faible qu’elle soit, intervient avant ce moment, et empêche la zone de croissance de répon¬ dre dorénavant aux excitations émanées du sommet.

P) Rameaux rampants. L’angle formé avec la verticale par la partie mobile (proximale) est moins grand que pour le cotylédon des Graminacées. J’ai étudié surtout Ajuga reptans , Paronychia sp ., Lippia nudiflora et Lysimachia Nummularia. Comme c’est avec cette dernière espèce que j’ai fait le plus d’expériences et comme les résultats sont sensiblement les mêmes partout, je m’en tiendrai à elle.

Voyons d’abord quelles réactions présentent les rameaux rampants de Lysimachia dans les conditions naturelles. Chacun sait que les rameaux de cette plante ont un tout autre aspect dans l’air que dans l’eau. Dans l’air, les tiges rampent et sont fixées par de nombreuses racines adventives; le bout est relevé plus ou moins, parfois à angle droit. Dans l’eau, elles ne sont pas horizontales, mais verticales; de plus, le sommet ne fait jamais un angle avec la portion sous-jacente.

Prenons des rameaux rampants et plaçons-les dans six posi¬ tions différentes, les uns dans l’air humide, les autres dans l’eau. Les positions occupées sont indiquées ci-après i (voir fig. 5).

Examinons les résultats des expériences : Les rameaux A, qui sont tout à fait en équilibre dans l’air, ont relevé les entre¬ nœuds inférieurs, dans l’eau ; de plus, l’arcure de la pointe s’est effacée. Les rameaux B, qui sont également en équilibre dans l’air, ont complètement dressé la portion ancienne dans l’eau. Les rameaux C ne sont en équilibre ni dans l’air ni dans l’eau : la pointe s’est retournée vers le haut; de plus, dans

1 Voir la note 1 de la page o.

Tome LXIL

b

( 14 )

l’eau, les entrenœuds âgés se sont relevés. Les rameaux D se sont courbés tous les deux : ils se sont dressés et ont dépassé la verticale, surtout dans l’air. Des rameaux E, celui qui est dans l’air a exécuté une courbure en S, remettant ainsi la pointe et la zone de croissance dans la position naturelle; celui qui est dans l’eau est devenu tout à fait droit Les rameaux F sont resté immobiles. Enfin, dans l’eau, tous les rameaux ont perdu la dorsiventralité.

Fig. S. Schéma représentant les positions initiales (A, B,...) et les positions définitives, dans l’air (A a, Ba...) et dans l’eau (Ae, B<?...) de rameaux rampants de Lysima- chia Nummularia. Pour l’explica¬ tion, voir le texte.

A. Couché, normal, direct.

B. inverse.

C. retourné, direct.

D. inverse.

E. Dressé, direct.

F. inverse.

Ces diverses positions d’équilibre résultent du conflit ou de la collaboration de deux réactions : le gastronastisme (inter¬ venant dans tous les cas), qui tend à courber la partie distale vers la face ventrale, inférieure, et le tropisme de la pointe (chez les rameaux fixés par la base) ou le tropisme de la por¬ tion adulte (chez les rameaux fixés par le sommet), qui ten¬ dent à relever la pointe ou la portion adulte. Ces courbures sont toutes deux exécutées par la zone de croissance, mais tandis que le tropisme est exécuté par toute la région de crois¬ sance et surtout par la portion distale, le nastisme n’est exé¬ cuté que par sa portion proximale.

E E a Zc

E Fa- Fe

( 15 )

Différences entre les positions d’équilibre dans l'air

et dans l'eau.

Dans l'air , le géotropisme de la pointe et le gastronastisme sont parfois en conflit : le premier défléchit le sommet, mais celui-ci se relève aussitôt vers le haut, d’où résulte une cour¬ bure en S (E a). Quand le rameau est retourné, les deux courbures agissent dans le même sens (Ca).

Le géotropisme de la portion adulte et le gastronastisme se font à peu près équilibre; aussi les rameaux les deux facteurs sont en conflit ne bougent-ils pas (Fa).

Quand le gastronastisme, le géotropisme de la pointe et le géotropisme de la région adulte s’ajoutent tous l’un à l’autre, la courbure se fait très vite, et elle dépasse notablement la verticale (Da). La position finale d’équilibre résulte alors de la superposition de trois réflexes : a) le gastronastisme dont l’importance diminue à mesure que la courbure effectuée est plus forte et qui peut être négligée quand elle dépasse l’angle droit; b) l’anagéotropisme (géotropisme « négatif ») de la partie proximale qui tend à faire revenir la portion mobile vers la verticale; c) l’anagéotropisme du sommet qui tend à augmenter la courbure.

Ces résultats nous permettent de comprendre comment se fait la reptation des rameaux aériens. Le géotropisme du sommet fait exécuter à la partie distale de la zone de croissance une courbure concave vers le haut, qui dresse plus ou moins la pointe. En même temps, le gastronastisme détermine une seconde courbure, dirigée vers la face ventrale, qui siège plus loin du sommet. Quant au géotropisme des entrenœuds adultes, il n’a jamais l’occasion de se manifester, puisque la base de cette partie du rameau est attachée à la plante et que les racines adventives la maintiennent contre le sol. En somme, chaque entrenœud est d’abord dressé, au moment il fait partie du sommet anagéotropique ; puis il est arqué

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quand il est en voie de croissance rapide; enfin, il est rejeté contre le sol par le gastronastisme au moment il va sortir de la zone de croissance ; c’est dans cette position horizontale qu’il restera par la suite, malgré sa tendance à se dresser L

Dans l’eau , la zone de courbure est beaucoup plus longue que dans l’air : d’abord les entrenœuds subterminaux en voie de croissance sont plus nombreux; en outre, les nœuds déjà âgés peuvent se remettre à croître et répondre alors, par une courbure, aux ordres qu’ils reçoivent. Le fait de se trouver sous l’eau agit comme modificateur sur le nastisme et sur le tropisme : le gastronastisme est affaibli ; le géotropisme des entrenœuds âgés est renforcé. Ces deux modifications suffisent à expliquer toutes les différences entre les positions d’équilibre dans l’air et dans l’eau. L’oligonastose (diminution du nastisme) explique la direction rectiligne du rameau Ee et du sommet de Ae et de Ce ; la cratérotropose (renforcement du tropisme) explique le relèvement de Ae et de Ce à la suite de la remise en activité des nœuds inférieurs. Ces deux modifi¬ cations collaborent dans le rameau Be. Enfin, les entrenœuds âgés ont acquis un géotropisme suffisant pour contre-balancer assez tôt, dans la zone de croissance, les ordres venant du sommet, de sorte que le rameau De dans l’eau n’est jamais aussi oblique que le même rameau dans l’air (Du).

Les rameaux de Lysimachia qu’on récolte sous l’eau, dans la nature, ne présentent pas la moindre trace de dorsiven- tralité : ils sont dressés et ont les feuilles dans des plans perpendiculaires à la direction de l’axe. Chez eux le gastro¬ nastisme a donc entièrement disparu.

La figure 6 montre, d’après des photographies, deux des cas les plus intéressants que présentent les rameaux de Lysi¬ machia sous l’eau. Le rameau A est dans les mêmes conditions que le rameau Ae du schéma (fi g. 4) ; les rameaux B et C, que le rameau De du schéma.

1 Des observations faites en 1902 dans les serres du Jardin botanique, montrent que la reptation s’exécute de la même façon dans les stolons de diverses Aracées, par exemple, de Nephthytis.

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Modifications d'intensité du nastisme. Importance relative du géotropisme et du phototropisme.

Nous venons de voir que dans l’eau, le gastronastisme est très réduit et peut même faire défaut. A l’obscurité, dans l’air, le nastisme disparaît également : les rameaux étiolés se dressent tout droits sans jamais exécuter à la base de la zone de croissance la courbure qui les rejette vers la face ventrale. Leur position d’équilibre dépend donc uniquement de l’ana- géotropisme. Je n’ai pas réussi à faire vivre ces tiges étiolées assez longtemps pour séparer la sensibilité du sommet et celle

Fig. 6. Rameaux de Lyd- machia Nummularia. En irait plein, la position initiale; en trait pointillé, la position après trois jours.

D’autre part, il est certain que, toute question de tropisme à part, la position d’équilibre ne serait pas la même pour une tige dorsiventrale de Lysimachia éclairée d’en haut, et pour une tige éclairée d’une manière diffuse. En effet, des expé¬ riences clinostatiques montrent que le gastronastisme est plus accusé dans le premier cas que dans le second. L’action modificatrice de la direction de la lumière sur le nastisme de Lysimachia n’est pas exceptionnelle : Sachs (1879, p. 264) a observé le même fait sur les rameaux à'Atropa.

Quoique les agents externes puissent modifier le nastisme, il est certain que cette réaction est provoquée par des excitants

de la portion proximale.

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internes. Quel est leur lieu de production? De l’ensemble de nos recherches, il résulte que le nastisme n’existe que lorsque le sommet fait un angle avec les parties adultes, en d’autres termes, lorsqu’il y a une arcure dans la région de forte crois¬ sance. L’expérience suivante est tout à fait probante. Un rameau cultivé sous l’eau, et bien droit, est bouturé et placé verticalement dans l’air humide ; il continue à pousser vers le haut, sans présenter de nastisme, jusqu’à ce que son poids le fasse pencher; aussitôt le sommet se redresse par une courbure géotropique de la zone de croissance, et à partir de ce moment le nastisme se manifeste.

Non seulement le nastisme est provoqué par une arcure, mais son sens même est exclusivement déterminé par le sens de l’arcure : le nastisme est toujours dirigé en sens inverse de l’arcure préexistante. Dans les conditions naturelles, la cour¬ bure tropique est concave vers le haut; le nastisme tend donc à effacer la courbure et même à la remplacer par une courbure concave vers la face ventrale. Ce dernier point empêche de confondre le gastronastisme avec l’orthonastisme (rectipétalité de M. Vôchting, 1882). Il est bien vrai que tous deux sont provoqués par une arcure, mais l’orthonastisme a simplement pour effet de redresser cette arcure, tandis que le gastro- nastisme donne une courbure en sens contraire, atteignant même l’angle droit U

Quand un rameau de Lysimachia , fixé par la base, est renversé sens dessus dessous (fig. 5 C), les réactions nastique et tropiques n’amènent dans l’orientation voulue que la zone de croissance et le sommet. Dans quel sens se fera alors le nastisme? Sera-t-il déterminé par la position de la plus grande partie du rameau (qui a gardé la face supérieure en bas)? Non, le nastisme dépend uniquement de la courbure actuelle ;

1 Après que ceci était écrit, M. Baranetzky (1901) a publié un travail dans lequel il montre que l’orthonastisme dépasse en général le redres¬ sement; mais cette courbure en sens contraire s’efface après quelques oscillations, alors que la courbure due au gastronastisme est permanente.

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il se fait donc vers la nouvelle face ventrale, sans se préoccuper de la dorsiventralité de la portion adulte du rameau.

A plusieurs reprises déjà, nous avons fait allusion à des expériences effectuées sur le clinostat. Elles sont intéressantes en ce qu’elle nous font connaître un nouvel état d’équilibre dans lequel le géotropisme n’intervient pas. Des rameaux sont fixés sur le plateau vertical d’un clinostat tournant sous l’eau ; ils occupent quatre positions différentes (voir fig. 7) :

Fig. 7. Rameaux de Lysimachia Nummalaiia sur le clinostat à plateau vertical, sous l’eau. A, B, C, D, les positions initiales. A4, B,, Cl5 Dl5 les positions finales d’équilibre.

Les flèches indiquent la direction de la lumière. Pour l’explication des lettres, voir le texte.

A. Normal, direct.

B. inverse.

C. Retourné, direct.

D. inverse.

« Normal » et « retourné » s’entendent ici par rapport à la lumière seule, puisque la gravitation ne peut plus exercer d’influence directrice; la lumière est horizontale et perpendi¬ culaire au plan du plateau.

L’examen du schéma (fig. 7) montre : que le phototro¬ pisme du sommet est manifeste (A*, que le phototro¬

pisme de la région adulte est tout à fait négligeable (B^) ; que le gastronastisme est fort relativement au phototropisme : il rend la courbure de C* plus forte que celle de At, et il est seul en cause dans la courbure et même dans la cour¬ bure D d.

Lorsque les organes attachés sur le plateau vertical du clinostat reçoivent la lumière d’en haut, et qu’ils sont ainsi soustraits à la fois à l’influence directrice de la pesanteur et à

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celle de la lumière, le nastisme subsiste seul. Mais dans ces conditions les courbures nastiques sont très faibles; et les rameaux gardent à peu près la forme initiale. En somme, il y a absence de position d’équilibre, par défaut de réaction.

La faiblesse relative du phototropisme du sommet et surtout des entrenœuds adultes ressort nettement d’une expérience dans laquelle les rameaux, directs et inverses, étaient placés dans un cristall isoir et éclairés par-dessous. La position finale est la même que pour des rameaux éclairés d’en haut, et pour des rameaux placés à l’obscurité ou à la lumière diffuse.

Il était intéressant de savoir si pour l’une ou l’autre des réactions du rameau, les feuilles n’ont pas à intervenir, par exemple comme organe sensitif pour la lumière ou la pesan¬ teur. Dès mes premières expériences avec Lysimachia , j’avais vu que les rameaux effeuillés et les rameaux intacts réagissent exactement de la même manière. Aussi ai-je toujours, dans la suite, employé, des rameaux privés de feuilles, qui sont beau¬ coup plus maniables.

Décapitation des rameaux.

Dans tous ce qui précède, nous avons toujours admis que les ordres de courbure émanent surtout de la pointe de la tige, puisque la pointe est plus géesthésique que les entrenœuds adultes. S’il en est vraiment ainsi, il faut que la décapitation du rameau diminue fortement la tendance de la portion proxi¬ male à se relever. Des rameaux, les uns intacts, les autres décapités, sont fixés dans la position inverse en ayant soin de n’immobiliser qu’une toute petite étendue de la zone de crois¬ sance des rameaux privés de pointe. La figure 8 montre que les rameaux décapités sont lents à se relever. La suite de l’expérience fait voir aussi que ces rameaux ne dépassent jamais la verticale.

y) Rameaux dressés. L’inégale répartition de la sensi¬ bilité à la gravitation et à la lumière n’est pas limitée aux tiges

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rampantes; elle se retrouve dans quelques tiges dressées, ainsi que dans des hypocotyles. M. Rothert (1894) cite plusieurs exemples d’organes dont la partie supérieure est la plus sensible. Mais pour que de tels organes, fixés par le sommet, courbent leur base au delà de la verticale et restent en équi¬ libre dans cette direction, il faut que la portion basilaire soit beaucoup moins sensible que le sommet. Or, une différence suffisante ne s’est manifestée, dans mes expériences, que dans les tiges de Galium Mollugo, et parfois dans les hypocotyles de Helianthus annuus; certains des échantillons de la figure 2 portent la trace de ce phénomène.

Fig. 8. Rameaux de Lysimachia Nummutaria in¬ tacts et décapités (marqués d’une croix). En trait plein, la position initiale; en trait pointillé, la position après vinqt-neuf heures.

C. Partie proximale à sensibilité nulle.

a) Racines , Fixons horizontalement une plantule par la pointe de sa racine. Le sommet, géesthésique, va commander à la zone de croissance d’effectuer une courbure à concavité inférieure; la base de la radicule va donc être portée vers le bas. Seulement nous savons que tout ce qui est en deçà de la zone de croissance est insensible à la pesanteur, de sorte qu’aucun ordre émanant de la portion adulte de la racine ne pourra aller contre-balancer les ordres de courbure qui continuent à arriver de la pointe, restée dans sa position vicieuse (fig. 9). Le mouvement de courbure ne s’arrêtera donc jamais et la plantule va tourner sans répit. Bientôt les cotylédons s’étalent, et ces organes, qui sont anagéotropiques,

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entraînés malgré eux dans la rotation que leur imprime la pointe de la racine, doivent se courber sans relâche pour maintenir leur verticalité (fig. 9, position 11 ; fig. 13, posi¬ tion 7). Mais les ordres émanés des cotylédons et de l’hypo- cotyle ne vont pas au delà de la zone de croissance de ce dernier; ils ne peuvent pas, à travers les cellules de la racine adulte, pénétrer jusqu’à la région de croissance de la racine, de sorte qu’ils sont incapables d’aller s’opposer aux ordres partant de la pointe.

Fig. 9. Plantule d ’lpomuea tricolor fixée par la pointe de la radicule. 1, position initiale; 2, après quatre heures; 3, après six heures; 4, après sept heu¬ res; o, après vingt heures;

6, après vingt-cinq heures;

7, après trente-deux heures;

8, après quarante-quatre heures;

9, après soixante-huit heures;

10, après quatre-vingt-treize heures; 44, après cent cin¬ quante-deux heures (six jours et huit heures).

La plantule de la figure 9 avait été mal attachée : la pointe n’était pas complètement immobilisée dans le plâtre. Il en résulta que, pendant les premières heures, la pointe put s’incliner vers le bas sans que la portion adulte de la racine subît la moindre courbure tropique; elle ne montre que des nutations (positions 2 à 6). Ce n’est que plus tard, quand la pointe s’immobilisa elle- même dans une direction hori¬ zontale, que la courbure de la zone motrice se manifesta dans les régions adultes (positions 7 à 13).

(3) Plantules des Panico'idées. M. Rothert (1894) nous a fait connaître un autre organe ou la séparation de la sensi-

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bilité et de la motricité est tout aussi marquée que dans la racine. C’est le cotylédon et l’hypocotyle des Panicoïdées : le cotylédon est exclusivement sensible ; l’hypocotyle est exclu¬ sivement moteur. Lorsque des plantules de Panicum miliaceum sont fixées par la pointe du cotylédon (fig. 10), l’hypocotyle se courbe vers le haut, et la courbure ne s’arrête jamais, tout comme pour les racines. (Voir aussi les figures données par M. Fr. Darwin, 1899.)

Fig. 40. Plantules de Panicum miliaceum fixées par la pointe du cotylédon. En trait plein, la position initiale; en trait pointillé, la position après trois jours. Les individus marqués d’une croix. ont buté contre le chaume et ont été arrêtés.

Dans nos expériences, les cotylédons de Panicoïdées et les racines n’atteignent donc jamais la position d’équilibre. Mais, contrairement à ce que nous avons vu pour les rameaux de Lysimachia fixés sur le plateau vertical d’un clinostat et éclairés par le haut, le défaut de position d’équilibre tient à l’absence de réaction (p. 20), ici la réaction s’effectue, mais elle a beau se continuer, jamais elle n’amène la position d’équilibre.

y) Autres exemples d’organes qui n’atteignent jamais la posi¬ tion d’équilibre. Connaissons-nous d’autres exemples de

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réactions qui ne se terminent pas par une position d’équilibre?

Voici d’abord un cas c’est également un tropisme qui est en jeu. Darwin (1882) a montré l’exquise sensibilité tactile de la racine : quand une racine touche un corps résistant, elle en éloigne sa pointe; mais si le corps touché est attaché à la racine, celle-ci va continuer à se courber sans répit, fuyant toujours le corps qui s’accroche à elle. (Voir Darwin, fig. 65, p. 134; fig. 67, p. 163; fig. 69, p. 181.)

La croissance en longueur offre des exemples analogues. Tout le monde sait que les feuilles flottantes des Nymphéacées, d ’Hydrocharis, etc., allongent leur pétiole vers le haut jusqu’à ce qu’elles rencontrent la surface libre du liquide : si la surface est trop éloignée, le pétiole, malgré un allongement démesuré, ne pourra jamais amener le limbe à la surface, le seul niveau il soit en équilibre.

Les plantules de Nymphaea alba (Massart, 1894, p. 192) présentent un cas du même genre. Lorsque les graines germent sous la vase, Je premier entrenœud de l’épicotyle s’accroît jusqu’à ce qu’il ait amené son bourgeon terminal à la lumière au-dessus de la vase. Mais il ne faut pas que l’épaisseur de la vase dépasse 30 centimètres; sinon les réserves contenues dans les cotylédons hypogés sont insuffisantes, et la plantule, malgré tous les efforts qu’elle a faits pour atteindre sa position d’équilibre, meurt avant d’y avoir réussi.

J’ai fait des constatations analogues sur des plantules de Commélinacées ( Tinantia fugax et Commelina coelestis). Dans les conditions naturelles, ces plantules allongent leur coty¬ lédon vers le haut jusqu’à ce qu’il ait percé le sol et soit arrivé à la lumière : la position d’équilibre étant alors atteinte, la croissance s’arrête. Des graines furent semées à diverses profondeurs entre deux lames de verre longues de 60 centi¬ mètres et laissant entre elles un espace de 15 millimètres. Les expériences furent mises à l’obscurité et arrosées régulière¬ ment. Lorsque les plantules eurent une dizaine de centimètres de longueur, une des expériences de chaque espèce fut exposée

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à la lumière : la croissance s’arrêta et les plantules verdirent. Celles qui étaient restées à l’obscurité s’allongèrent indéfini¬ ment jusqu’à complète utilisation de toutes les réserves.

D. Essais cV insensibilisation de la partie proximale.

Il est évident que si l’on parvenait à priver de sa sensibilité à la pesanteur, la portion proximale d’un organe fixé par son sommet ou si l’on pouvait faire de même pour la partie distale d’un organe fixé par la base, on réaliserait artificiel¬ lement un système analogue à celui qui existe dans une plantule de Panicoïdée ou dans une racine. Comme la portion distale des tiges est la plus sensible, c’est à la portion proxi¬ male que j’essayais d’enlever la géesthésie.

a) Destruction des tissus superficiels. Diverses tentatives d’insensibilisation par destruction des tissus superficiels furent faites avec des tiges de Saponaria officmalis et de Helianthus tuberosus , ainsi qu’avec des feuilles de Trapa natans dont le pétiole était plus ou moins complètement raclé. Jamais je n’obtins de résultat satisfaisant.

L’insuccès constant de ces expériences se comprend, quand on songe que je devais nécessairement laisser intacte la zone motrice. Or, la sensibilité de la région de croissance suffit, à elle seule, à empêcher que les ordres venant de la pointe ne continuent à être exécutés, dès que la position d’équilibre de la région de croissance est atteinte : malgré sa brièveté, la partie redressée peut donc contre-balancer l’influence du sommet. 11 résulte de ceci que dans les expériences représentées par les figures 2, 3 et 6, il est superflu de laisser les bouts libres des organes aussi longs qu’ils le sont : les excitations qui font échec aux ordres venant du sommet, ne sont pas celles qui dérivent des entrenœuds basilaires, mais uniquement celles des entrenœuds les plus voisins de la courbure, et même celles des portions comprises dans la courbure. Un long organe n’a donc pas une influence tropagogue (provoquant un

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tropisme) supérieure à celle d’un court tronçon de cet organe.

En somme, quand on y réfléchit, on comprend qu’il en soit ainsi. Sinon il suffirait de raccourcir progressivement la partie libre d’un rameau de Lysimachia attaché par le sommet, pour voir cette partie libre devenir de plus en plus oblique au delà de la verticale ; ce qui n’est pas.

Les expériences faites avec les rameaux privés d’écorce ou avec des bouts très courts, montrent donc que le géotropisme des entrenœuds situés loin de la zone de croissance n’influence pas la courbure qui s’effectue dans cette zone. Inversement, l’expérience montre que les ordres de courbure venant du sommet ne vont pas plus loin que la région de croissance. Ainsi, ils n’empêchent pas le redressement géotropique des entrenœuds éloignés : la portion adulte d’un rameau de Lysi¬ machia ne reste pas indéfiniment dans la position qu’indique la figure 6 B ; petit à petit les entrenœuds âgés se redressent, comme on le voit déjà un peu dans la figure 6C, et finalement, il y a, au delà de la zone de forte courbure, une grande por¬ tion du rameau qui est devenue tout à fait verticale.

Tous ces résultats expérimentaux indiquent nettement que les nœuds adultes ne reçoivent leurs impulsions que des entre¬ nœuds voisins, tandis que la zone de croissance centralise toutes les sensations des parties jeunes et les extériorise par une réaction unique.

P) Action localisée de l'éther. Voici comment l’expérience était disposée : des hypocotyles de Helianthus tuberosus et des rameaux de Lysimachia Nummularia sont fixés par le sommet dans un bloc de plâtre, et placés dans un cristallisoir peu profond. Bientôt les bases des organes se relèvent et sortent de l’eau. Je leur laisse le temps de bien prendre la position d’équilibre, puis, à l’aide d’une trompe, je fais passer sur les portions relevées un courant d’air chargé de vapeurs d’éther. En même temps, pour éviter que l’éther qui se dissout dans l’eau, n’aille anesthésier les sommets et les zones de croissance, j’établis un rapide courant d’eau dans le cristallisoir.

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Il me paraît certain que les entrenœuds adultes étaient complètement anesthésiés; ainsi, les racines adventives, sou¬ vent nombreuses, cessaient de croître. Pourtant je n’obtins jamais aucun résultat appréciable, sans doute parce que, tout comme dans les expériences précédentes, la région de crois¬ sance continuait à sentir la pesanteur.

3. Influence de la direction de la partie la plus sensible

SUR LA POSITION D’ÉQUILIBRE ET SUR LA VITESSE DE LA COURBURE.

La position d’équilibre d’un organe inégalement géesthé- sique, fixé par la pointe, est intermédiaire entre celle que prendrait la partie libre si elle était isolée, et celle que tend à lui imprimer le sommet, maintenu dans une situation vicieuse et envoyant donc sans relâche à la région de croissance des ordres de courbure.

Nous avons déjà vu qu’une forte obliquité de la portion basilaire au delà de la verticale indique que la partie fixée est beaucoup plus géotropique que la partie libre. Pour un même organe, par exemple un rameau de Lysimachia Nummularia, l’obliquité est-elle invariable? Nullement : elle doit être d’autant plus grande que les ordres de courbure sont plus pressants. Mais comment faire varier la valeur de ceux-ci? Il suffit de changer la direction du sommet, puisque nous savons que le géotropisme dépend de l’angle que l’organe fait avec la verti¬ cale. Donc l’obliquité de la partie proximale va nous permettre de mesurer l’efficacité des diverses directions.

Ce procédé de mesure ne s’applique qu’aux organes dont le sommet est beaucoup plus géesthésique que la base. Il faut employer un autre moyen pour apprécier l’influence de la direction chez les organes dont la partie mobile, étant insen¬ sible, ne possède pas d’équilibre réactionnel, et chez ceux dont la portion mobile, trop sensible, devient verticale quelle que soit la position du sommet. Nous avons appris, surtout depuis

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les remarquables expériences de M. Czapek (1895, p. 301, et 1898, p. 191), qu’il y a une relation entre l’intensité de l’exci¬ tation et le temps de latence, c’est-à-dire le temps qui s’écoule entre la fin de l’excitation et le début de la réaction visible. Or, si l’angle formé avec la verticale a une influence sur l’exci¬ tation, nous verrons dans nos expériences que la courbure débutera plus ou moins vite, suivant que le sommet est dans une direction plus ou moins favorable L

Les deux séries d’expériences ont donné des résultats sensi¬ blement concordants. Il est évident que dans des recherches de ce genre, on ne peut pas compter sur une concordance absolue, à cause des grandes différences individuelles qui existent entre les organismes qui sont mis en expérience en même temps. Toutefois, je pense que mes résultats se rappro¬ chent plus de la vérité que ceux des autres auteurs, puisque je comparais chaque fois une quinzaine ou une vingtaine d’orga¬ nes qui, après avoir été cultivés côte à côte, étaient ensuite placés exactement dans les mêmes conditions depuis le début de l’expérience jusqu’à la fin.

Sachs (1873, p. 454, et 1879, p. 240) et après lui MUe Bateson et M. Fr. Darwin (1888, p. 65) ont observé que l’excitation maximale se produit quand la plante est horizontale. M. Czapek (1895, p. 283, et 1898, p. 193) trouve, au contraire, que la position la plus efficace est celle dans laquelle la plante fait avec la verticale un angle de 135° la pointe étant vers le haut, quand il s’agit de racines, et vers le bas, pour les tiges. S’il en est ainsi, l’organe retourné complètement une racine la pointe en haut, ou une tige la pointe en bas doit réagir plus fortement que le même organe dans la position naturelle. M. Fr. Darwin (1899, p. 574) croit, en effet, avoir observé qu’il en est ainsi.

Toutes mes expériences montrent que l’excitation est la

1 Ce n’est pas à proprement parler le temps de latence que nous mesurons, puisque l’excitant continue à agir.

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plus forte quand l’organe est horizontal, et que l’excitation est la même dans la position verticale vers le haut et dans la position verticale vers le bas.

Fig. 11. Rameaux de Lysimachia Nummularia fixées par le sommet dans toutes les directions. En trait plein, la position initiale; en trait pointillé, la position après quarante-quatre heures. Les rameaux marqués de croix ne sont pas encore dans la position d’équilibre; les rameaux inférieurs n’étaient pas nets sur le cliché.

Les rameaux de Lysimachia Nummularia qui devaient servir à ces expériences étaient d’abord placés sous l’eau dans la position naturelle jusqu’à ce que le sommet fût bien redressé à angle droit, sans que les entrenœuds adultes eussent commencé à se relever. Alors seulement les rameaux étaient mis en expérience (fig. 11), c’est-à-dire que je les fixais par le sommet dans des chaumes l’aide de plâtre), en ayant soin de les mettre tous dans le même plan. Les premiers rameaux qui bougent sont ceux qui sont sur les deux côtés de l’appa¬ reil, et dont la pointe est donc à peu près horizontale. Ce sont les mêmes qui, plus tard, quand tous les rameaux ont atteint la position d’équilibre, dépassent le plus la verticale. Quant

Tome LXII.

c

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aux rameaux à pointe verticale, tous commencent à se courber en même temps, et dans la position d’équilibre leur portion proximale est simplement verticale. Remarquons pourtant que ceux d’en haut ont leur pointe tournée vers le bas, tandis que ceux d'en bas ont leur pointe dans la direction naturelle.

Les rameaux dont la pointe était dirigée obliquement vers le haut (-+- et sont en retard et n’ont pas encore atteint la position d’équilibre. La légère avance des rameaux -+- -+- sur le rameau •+- tient au nastisme : celui-ci favorise le tropisme dans les rameaux h-, tandis qu’il le contrarie dans le rameau Dès que l’excitation tropagogue est suffisante (rameaux horizontaux), ce retard ne se remarque plus.

L’influence de la direction sur la vitesse de réaction ressort d’un grand nombre d’expériences, les unes faites avec des organes à portion proximale très géesthésique (hypocolyles de Brassica et de Helianthus ), les autres, avec des organes dont la portion proximale est insensible (radicule d ’lpomaea tricolor, cotylédon de Panicum). La figure 1 (p. 4) montre un cas de ce genre.

4. Sens de la courbure.

Le sens de la courbure géotropique peut être défini par l’orientation de la concavité (ou de la convexité) par rapport à la verticale :

Chez les organes à géotropisme ascendant négatif »), la concavité regarde le haut; chez les organes à géotropisme descendant positif »), elle regarde le bas

En examinant les figures 2, 10 et 12, on constate que la courbure s’effectue toujours dans le sens prévu, même quand l’angle que l’organe fait avec la verticale est très faible.

1 Mes recherches sur les organes diagéotropiques ne sont pas assez nombreuses pour que j’en tire des conclusions.

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La figure 13 est encore plus démonstrative. L’angle y est extrêmement petit; pourtant, la courbure se produit.

Fig. 42. Plantules d 'Ipomaea tricolor fixées par la pointe de la radicule. ' En trait plein, la position initiale; en trait pointillé, la position après vingt et une heures.

Fig. 13. Plantule d 'Ipomaea tricolor, fixée par la pointe de la radicule. 1, position initiale; 2, après huit heures; 3, après trente-deux heures; 4, après quarante-quatre heures; o, après cinquante-cinq heures; 6, après septante-neuf heures; 7, après cent dix-sept heures.

Les plantules marquées d’une croix, et celles marquées de deux croix dans la figure 12, sont toutes à peu près verticales. Les supérieures (-+-) sont presque dans la position naturelle; les inférieures (-4-+) sont retournées. Cette différence de position ne détermine aucune différence dans la réaction;

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celle-ci dépend uniquement de l’obliquité, de telle sorte que les plantules du [haut, qui étaient à peu près dans la bonne position, s’en écartent de plus en plus, à la poursuite d’un état d’équilibre chimérique. Le même phénomène se présente pour les tiges et pour les feuilles. Attachez une tige par son sommet et placez-la aussi verticale que possible dans sa posi¬ tion naturelle; ou bien attachez une feuille par son limbe, face supérieure en haut..., toujours vous verrez la portion basilaire ou le pétiole se relever, grâce à leur géesthésie, et se mettre à la recherche d’un équilibre qui ne sera atteint que lorsque la portion mobile aura la tête en bas.

Fig. 14. Hypocotyles de Helianthus annuus, fixés par le sommet, qui, après avoir atteint la position d’équilibre, furent tous retournés. En trait plein, la position aussitôt après le retournement; en trait pointillé, la position vingt et une heures plus tard.

Enfin, le sens de la courbure dépend uniquement de la direction de la partie la plus géesthésique. On le voit très bien dans la figure 11. Il est évident que dans les rameaux le géotropisme de la portion adulte et celui du sommet doivent avoir des sens opposés, mais la courbure résultante est celle qui est déterminée par le sommet. L’expérience représentée dans la figure 14 est intéressante à plus d’un égard. Des hypocotyles de Helianthus furent fixés par le sommet dans

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toutes les directions, ainsi que l’indique la figure 2. Lorsque les organes furent tous verticaux, ou dépassant légèrement la verticale, l’appareil fut retourné. Les portions basilaires des hypocotyles sont maintenant dirigées vers le bas, c’est-à-dire dans la direction naturelle. Tous les organes se relèvent, d’un mouvement qui est d’autant plus accentué que l’obliquité du sommet est plus grande. Chose plus intéressante, tous se sont courbés vers le dehors : sans se préoccuper des petits angles que fait la portion libre avec la verticale, chaque hypocotyle a suivi uniquement les impulsions venant du sommet légère¬ ment plus géesthésique.

On voit donc que le sens de la courbure est exclusivement déterminé par la direction de la portion la plus sensible. Jamais je n’ai observé d’exception à cette règle, et je 'ne connais dans la bibliographie qu’un seul fait qui soit en contradiction avec elle. C’est un cas signalé par M. Czapek (1895, pl. X, fig. 1 et 2) : une racine, dont la pointe est déviée horizon¬ talement dans un petit capuchon en verre, exécute une cour¬ bure qui est concave vers le haut, de façon à remettre la pointe dans la bonne position. Je ne me charge pas d’expliquer ce cas exceptionnel.

5. Résumé et conclusions.

La position d’équilibre est amenée par le conflit ou la colla¬ boration de multiples facteurs : nastisme, géotropisme, photo¬ tropisme...

De nombreux organes ne sont pas réellement en équilibre. Ainsi les rameaux couchés de Lysimachia Nummularia tendent sans cesse à se relever; seulement, comme ils sont privés de zone motrice, ils sont maintenus de force dans une direction qui, tout en étant favorable à l’ensemble de l’individu, n’est pourtant pas celle que le rameau prendrait s’il était libre de ses mouvements. Mais si, pour une raison quelconque, un rameau adulte redevient libre, il quitte aussitôt la position que

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lui imposait l’ensemble de la plante et il se met à chercher la position d’équilibre qui s’accorde avec son irritabilité propre.

Quand on fixe par la pointe un organe dont la portion proximale n’est pas géesthésique, les ordres de courbure venant du sommet ne rencontrent aucune opposition, et la portion proximale est forcée de tourner sans répit.

Un organe qui est fixé par le sommet, autant que possible dans la direction naturelle (la racine avec la pointe en bas, la tige avec la pointe en haut), effectue néanmoins une courbure qui va l’écarter de plus en plus de la bonne position.

6. Bibliographie.

J. Baranetzky, Ueber die Ursachen welche die Richtung der Aeste der Banni- nnd Straucharten bedingen. (Flora, 1901, Bd 89.)

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H. Vôchting, Ueber Bewegungen der Bliit lien undFriichte. Bonn, 1882.

Ueber die Lichtstellung der Laubblàtter. (Bot. Zeit., 1888, S. 501.)

( 35 )

L’inégale croissance en épaisseur des Ficus grimpants et de quelques autres plantes.

Pendant que j’étais à Java en 1894-1895, je fus souvent frappé des particularités très curieuses que présentaient ies tiges, fixées à des troncs d’arbres, des Ficus à racines-cram- pons : elles sont soudées ensemble à tous les points de contact ; elles ont un accroissement en épaisseur très inégal; enfin, leur face antérieure porte des racines adventives qui se courbent aussitôt en arrière.

La soudure des branches est intéressante en ce qu’elle se produit entre des membres déjà âgés, dont le cambium libéro- ligneux et le phellogène fonctionnent activement : la simple pression des branches les unes sur les autres (sans aucun frottement) amène la résorption du périderme, puis de l’écorce, enfin du liber, jusqu’à ce que les cambiums des deux rameaux se confondent.

Laissant de côté pour le moment ces phénomènes de sou¬ dure, je me propose d’étudier l’inégal épaississement des branches et les propriétés des racines adventives.

Le plus grand nombre des observations ont été faites dans les serres du Jardin botanique de Bruxelles sur quatre espèces (ou variétés) de Ficus grimpants; ils y portent les noms de F. microphylla, F. repens , F. raclicans et F. barbata. Gomme c’est du F. repens qu’il y a les individus les plus nombreux et les plus grands, je l’ai utilisé de préférence : il couvre dans plusieurs serres des murs hauts d’environ 2 mètres et longs d’une vingtaine de mètres.

( 36 )

1. Structure primaire et structure secondaire

DE LA TIGE.

Les rameaux attachés sont dorsiventraux 1 ; leurs feuilles, à deux moitiés inégales, sont toutes dirigées vers la face anté¬ rieure. A l’état jeune, ils sont nettement aplatis d’avant en arrière. La coupe transversale montre (fig. 1 A) que l’épiderme, l’écorce, le péricycle et les faisceaux ont les mêmes dimensions et les mêmes caractères anatomiques tout autour de la jeune tige : l’aplatissement dépend uniquement de la moelle : celle-ci a le diamètre transversal 1.1$ à 2 fois aussi grand que le dia¬ mètre antéro-postérieur. Le sens de cet aplatissement tient à des causes internes et n’est nullement influencé par ses facteurs externes; il est déterminé par la position du rameau sur la branche mère : le grand axe du rameau axillaire et celui de la tige principale sont toujours dans le même plan.

L’égalité des faisceaux disparaît dès que le cambium se met à former de nouvelles couches de bois et de liber. En avant, ces couches sont très minces; le plus souvent, on dirait au premier abord qu’elles y font défaut et que les faisceaux y ont gardé la structure primaire, mais une observation attentive fait pourtant toujours découvrir quelques cellules produites par l’activité cambiale. Dans la moitié postérieure 1 2, les couches de bois et de liber secondaire sont au contraire fort épaisses (fig. 1 B). C’est l’inégal développement du bois qui se remarque en premier lieu; mais quand on y regarde de près, on constate que l’asymétrie est tout aussi prononcée dans le liber. Quant à

1 Dans les serres de Bruxelles, les plantes ne deviennent jamais assez, grandes pour produire les rameaux non attachés, à feuilles symétriques, sur lesquelles naissent les fleurs. A Java, ces rameaux se voient fréquem¬ ment; ils ont un épaississement symétrique, normal.

2 D’après M. Strasburger (1891, p. 206), dont l’assertion est reproduite par M. Schenck (1898, p. 46), c’est la face tournée vers la lumière qui s’accroit davantage. Il y a évidemment un simple lapsus.

4

( 37 )

l’écorce, elle a gardé son épaisseur uniforme. Le liège non

plus, contrairement à ce qui a lieu d’habitude (voir Douliot,

1889, p. 392', n’est pas plus épais sur la face éclairée que sur

la face postérieure.

«

La forme de la coupe transversale varie un peu suivant les espèces; mais elle dépend surtout de la façon dont la plante a vécu : le contour est tout à fait différent sur une branche libre (fig. 1) et sur une branche fixée (fig. 2). Dans la première, la

A B

i

1

1

Fig. 4. Ficus repens, branche non attachée. A, structure pri¬ maire. B, structure secon¬ daire. Les flèches indiquent la direction de la lumière. Les lignes pointillées représentent des racines adhésives tardives.

Fig. 2. Ficus repens, branche attachée à un mur. A, structure primaire. B, structure secondaire. Les flèches indiquent la direction de la lumière. Les lignes pointillées représentent des racines adhésives tardives.

section est ovalaire, avec le petit bout, antérieur, correspondant à la moitié restée mince de la tige primitive. Au contraire, lorsque la branche est attachée à un support résistant, la sec¬ tion devient plus ou moins elliptique à grand axe transversal : la portion mince des couches se trouve au milieu de la face antérieure et forme une crête longitudinale sur la tige vue de devant (voir la note suivante, fig. 4, p. 62). Il est facile de

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s’assurer que dans la branche fixée, tout comme dans celle qui est libre, c’est l’épaississement prépondérant des fais¬ ceaux de la moitié postérieure qui détermine l'asymétrie. Seulement ces faisceaux n’ont pas pu s’accroître directement en arrière : la pression contre le support les a forcés à s’étaler vers les côtés.

L’inégal fonctionnement du cambium s’observe aussi dans les racines nourricières du Ficus , racines qui descendent ver¬ ticalement des branches, jusque dans le sol elles se rami¬ fient. La différence entre la moitié antérieure et la moitié postérieure de la racine (fi g'. 3 A) est moins marquée que dans les rameaux. L’excentricité de la structure de la racine dispa¬ raît complètement dans la portion enterrée (fig. 3 B).

Fig. 3. Racine nourricière de Ficus repens. A, portion aérienne :1a flèche indique la direction de la lumière. - B, portion souterraine (1 centimètre dans le sol) de la même racine.

2. La lumière comme excitant de l’inégal accroissement.

Les observations comparatives que nous venons de faire sur les rameaux libres et sur les rameaux attachés montrent déjà que le contact n’est pas du tout l’excitant vis-à-vis duquel le Ficus repens réagit par l’inégal accroissement des faisceaux. Loin delà; la pression gêne plutôt la croissance, ainsi qu’oi; peut s’en assurer en examinant les figures 1 et 2.

( 39 )

C’est la lumière seule qui agit comme excitant. Rien ne montre mieux son influence exclusive que l’excentricité si prononcée des rameaux tout à fait libres, mais soumis à des éclairements différents sur les faces opposées (fig. 1).

La position des rameaux et des racines nourricières par rapport à la verticale n’a aucune importance. Toutes les conditions d’éclairement étant les mêmes, les organes ont toujours la même structure quelle que soit leur direction : qu’ils soient dressés, pendants, horizontaux ou obliques. Peut-être la distribution asymétrique de l’humidité atmosphé¬ rique a-t-elle une influence; mais il ne m’a pas été possible de l’étudier.

\

Fig. 4. Ficus repens, branche attachée à un mur. A, structure primaire. B, structure secondaire. Les flèches indiquent la direction de la lumière. La ligne pointillée représente une racine adhésive tardive.

Quant aux facteurs internes, leur action est certainement nulle. A première vue, on imaginerait volontiers que l’épaissis¬ sement maximal siège toujours sur la face ventrale de la tige dorsiventrale aplatie; ce seraient alors des facteurs internes qui décideraient, sinon de l’apparition de l’excentricité, au moins de son orientation. Mais l’observation montre bientôt que ce n’est pas nécessairement la face postérieure qui s’accroît

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le plus : la position des faisceaux à croissance prépondérante est déterminée exclusivement par la direction des rayons lumineux, et les propriétés internes de la tige n’interviennent en rien.

Ainsi, la tige représentée figure 4 avait une direction hori¬ zontale le long d’un mur et recevait obliquement une lumière antéro supérieure : on voit que l’épaississement siège surtout dans les faisceaux postéro-inférieurs.

3. Conditions que doit remplir l’excitant.

Dans la nature, les tiges dorsiventrales de Ficus sont toutes attachées; elles ne reçoivent donc de lumière que sur la face antérieure. Nous venons de voir que la face éclairée ne s’accroît guère, tandis que la face opposée prend un développement considérable. Pour que la croissance de la face éclairée soit empêchée au profit de sa rivale, il n’est pas nécessaire qu’elle soit exposée directement au soleil : une lumière très faible telle que celle qui s’infiltre dans le sous-bois de la forêt vierge équatoriale ou celle qui parvient aux plantes cultivées sous les tablettes dans les serres chaudes est tout aussi efficace que la lumière solaire directe. Ajoutons tout de suite que la diffé¬ rence d’éclairement entre les deux faces opposées reste très grande, même quand la face antérieure ne reçoit qu'une lumière très faible, puisque la face postérieure, pressée contre le support, est à l’obscurité complète.

Mais une aussi grande inégalité lumineuse n'est pas une condition indispensable pour que la réaction se manifeste. Les rameaux qui pendent à une dizaine de centimètres au-devant du mur ont une structure tout aussi excentrique que ceux qui sont fixés; pourtant il est certain que leur face postérieure est éclairée d’une façon sensible (fig. 1).

Les seuls rameaux dont les faisceaux s’accroissent d’une manière symétrique, et chez lesquels la moelle garde sa situa¬ tion centrale, sont ceux qui sont éclairés à peu près également de tous les côtés. Cette condition est réalisée pour des rameaux

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qui, après avoir grimpé le long du mur de la serre, s’attachent à la charpente du vitrage et pendent ensuite loin de toute muraille. De telles branches gardent une structure symé¬ trique : leur cambium fonctionne d’une façon égale tout autour du bois primitif. Même l’aplatissement de la tige jeune finit par s’effacer lors de l’accroissement en épaisseur. La lumière, même très forte, n’empêche donc pas le fonctionnement cam¬ bial. D’autre part, les figures 3 A et 3 B montrent que l’obscu¬ rité uniforme n’active pas le fonctionnement cambial, puisque la portion souterraine des faisceaux n’est pas plus épaisse que la portion aérienne.

En nous appuyant sur ces observations, nous pouvons main¬ tenant essayer d’analyser le phénomène et de préciser la nature de la réaction.

4. Nature de la réaction.

Au point de vue réactionnel, l’inégale croissance en épais¬ seur des Ficus n’est pas du tout comparable à l’inégale crois¬ sance en longueur que présente une tige, suivant qu’elle est éclairée ou obscurcie. Il est bien vrai que la tige s’allonge - beaucoup plus à l’obscurité qu’à la lumière; mais c’est vis-à- vis de l’intensité de la lumière qu’elle réagit. Si c’était égale¬ ment l’intensité lumineuse qui agit comme excitant sur la croissance en épaisseur des Ficus , nous devrions voir qu’un organe fortement éclairé de toutes parts ne s’épaissit guère et qu’un organe placé à l’obscurité devient très gros. Or, nous avons appris qu’il n’en est pas ainsi : l’un et l’autre s’épaissis¬ sent à peu près de la même façon.

L’accroissement excentrique peut être comparé à un tro¬ pisme. Plaçons une plante, que nous supposerons privée de géotropisme, entre deux foyers lumineux; elle ne se courbe vers la lumière la plus forte que s’il y a une certaine différence entre les deux lumières. Mais dès que cette différence minimale est atteinte, la réaction s’accomplit ; et si la plante reste indéfi¬ niment entre les deux lumières, la courbure finale sera aussi

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accusée que si l’inégalité des lumières avait été beaucoup plus grande. D’autre part, nous savons, d’après la loi de Weber, que la plus petite différence efficace des deux lumières leur constante proportionnelle est proportionnelle à l’intensité lumineuse, quelle qu’en soit l’intensité absolue.

En résumé, dans le cas du phototropisme, la réaction est ou nulle, ou maximale : nulle, au-dessous de la constante proportionnelle; maximale, au-dessus, quelle que soit l’inten¬ sité absolue des lumières. N’en est-il pas exactement de même pour la croissance excentrique des Ficus ? D’après ce que nous avons vu précédemment : la réaction ne se manifeste que s’il y a une différence suffisante dans l’éclairement des deux faces opposées; elle est maximale dès que la constante pro¬ portionnelle (encore indéterminée] est atteinte, quelle que soit la différence d’éclairement des deux faces et quelle que soit l’intensité de la lumière.

Dans le réflexe que nous étudions, l’excitant est donc un éclairement inégal qui détermine une modification quantita¬ tive (ou « interférence ») de la croissance. Cette interférence se manifeste par un balancement de la croissance en épaisseur, sans qu’il y ait eu de changement dans la valeur totale de la croissance. En effet, si nous comparons l’accroissement total :

a) chez un organe fortement éclairé d’une manière symétrique,

b) chez un organe exposé à une lumière unilatérale, et c) chez un organe mis à l’obscurité, nous constatons que cet accroisse¬ ment est partout le même. Mais tandis que le premier et le dernier ont gardé la moelle au centre, le deuxième est devenu fortement excentrique. L’effet de la lumière unilatérale se traduit donc par une inégale répartition de la croissance.

Encore un dernier point, relatif à la manière dont les Ficus réagissent. Les observations faites sur les racines nourricières aériennes tout près du point elles pénètrent en terre mon¬ trent que l’excentricité est localisée à la portion qui a reçu la lumière unilatérale. L’excitation ne se transmet donc pas de proche en proche jusque dans les portions non éclairées, et, d’autre part, la présence d’une portion excentrique n’agit pas

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comme excitant sur les portions voisines. Nous verrons plus loin que chez d’autres plantes, l’inégal épaississement peut se propager des portions excitées vers celles qui n’ont pas reçu l’excitation.

3. Quelques autres réactions caractérisées par un balan¬ cement DE CROISSANCE. NOMENCLATURE DE CES RÉFLEXES.

Il y a chez les Phanérogames pas mal de réactions modifica¬ tives qui consistent en un balancement de la croissance, sans que, dans l’ensemble, la croissance soit plus forte ou moins forte qu’en l’absence de réaction. L’exemple le plus connu est celui que M. Wiesner (1868) a désigné sous le nom d’aniso- phyllie. Sur les rameaux horizontaux ou obliques qui présen¬ tent cette réaction, les feuilles supérieures deviennent plus petites, les feuilles inférieures deviennent plus grandes que sur les rameaux verticaux, les feuilles sont toutes égales. Nous avons donc affaire, ici également, à un balancement de croissance. Toutes les interférences qui sont caractérisées par un balancement pourraient être désignées par le terme aniso, et comme toutes celles que nous connaissons consistent en une * modification de la croissance, on les appellerait des anisau- xoses. Tantôt la croissance tout entière est influencée, comme c’est le cas pour les feuilles, et alors on appliquerait au phénomène le nom général d’anisauxose ; tantôt, l’action est plus spécialisée : l’épaississement seul est modifié, comme pour les rameaux et les racines des Ficus, et il serait alors question d ’anisopachynose. Enfin, pour suivre l’excellente tradition des botanistes, nous ferons un mot composé qui comprend le réflexe tout entier, depuis l’excitation jusqu’à la réaction. L’anisophyllie de M. Wiesner devient alors la géani- sauxose ; le phénomène que nous avons étudié chez les Ficus s’appellera photanisopachynose.

Il reste à définir un dernier point relatif à la nomenclature. Sur les rameaux qui montrent la géanisauxose, les feuilles les plus grandes sont vers le bas, c’est-à-dire que l’accroissement

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maximal siège du côté vers lequel la pesanteur tendrait à déplacer les feuilles. De même, sur les tiges des Ficus , l’épais¬ sissement le plus grand suit la meme direction que les ondes lumineuses. Conformément à la règle que j’ai proposée 1 pour les réactions orientées par rapport à un excitant externe, nous désignerons la réaction que nous étudions par le terme de photanisopachynose descendante.

Après cette digression terminologique, revenons aux faits, et demandons-nous s’il y a des anisopachynoses autres que celle que nous avons analysée jusqu’ici.

Les Ficus ne sont pas les seules lianes à racines-crampons qui aient des rameaux excentriques. M. Schenck (1893, pl. III, fig. 23) figure une lige de Marcgravia qui offre les mêmes caractères. Tout le monde a pu observer qu’il en est de même pour les tiges de Hedera Hélix; pourtant, toutes les variétés de Lierre ne se comportent pas d’une manière identique : certains Lierres à grandes feuilles, communément plantés contre les murs, gardent leurs tiges symétriques.

C’est également la lumière qui est l’excitant de l’anisopa- chynose chez le Lierre, et sans doute aussi chez Marcgravia. Mais les choses sont tout autres chez certains arbres et arbustes décrits par M. Wiesner v1883), par exemple chez Tilia et Taxas. Les rameaux horizontaux de ces végétaux deviennent excen¬ triques : chez le Tilleul, c’est la face inférieure qui est prépon¬ dérante; chez l’If, la face supérieure. M. Wiesner a fait voir que la réaction est déterminée ici par la gravitation et aussi, d’une façon secondaire, par des excitants internes résultant de la position de la branche sur la branche plus âgée. Nous avons donc ici, d’une manière essentielle, de la géanisopachynose ; elle est descendante chez Taxas , ascendante chez Tilia.

Beaucoup plus prononcée est l’excentricité des branches et

1 Essai de classification de réflexes non nerveux. (Ann. Inst. Pasteur, juillet 1901). Traduit dans Biol. Centralblatt, 1902. Réimprimé dans Rec. Inst. bot. Brux., vol. V, 1902.

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dès racines de nombreux arbres équatoriaux qui sont cultivés dans le Jardin botanique de Buitenzorg, ou qui vivent à l’état sauvage^dans la forêt de Tjibodas (Java).

Fig. o. Ficus Rumphii Buitenzorg).

Les branches sont soudées ensemble à tous les points de contact.

Un exemple très frappant est offert par Ficus Rumphii (fig. 5). Toutes les branches de cet arbre sont fortement excentriques; la prépondérance de la face inférieure est si marquée, que les branches à direction horizontale ont une section transversale trois fois aussi haute que large. L’anisopachynose est sous la dépendance de la gravitation.

Les racines du même Ficus deviennent également excen- Tome LXII. d

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triques. Mais ici la prépondérance appartient aux faisceaux situés sur la face supérieure. La différence entre le diamètre horizontal et le diamètre vertical est encore plus grande que dans les rameaux. Leur excentricité est exclusivement due à la gravitation : toutes les racines horizontales s’accroissent de la même façon, qu’elles soient éclairées ou souterraines.

La géanisopachynose ascendante des racines est souvent encore plus marquée que chez F. Rumphii, par exemple chez l’espèce de Ficus représentée par la figure 6.

Fig. 6. Ficus sp., d'après une photographie rapportée de Java par G. Clautriau.

Chez d’autres arbres, l’inégale croissance des racines, tout en étant régie surtout par la pesanteur, est aussi influencée par la lumière. Celle-ci agit dans le même sens que la pesanteur,

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de telle sorte qu’il y a superposition et addition des effets de la géanisopachynose ascendante et de ceux de la photanisopa- chynose ascendante. Chez ces arbres, qui sont en particulier certaines Sterculiacées (fig. 7), on voit rayonner, autour de la base du tronc, des palettes à bord supérieur sensiblement horizontal, qui disparaissent tout à coup à 3 ou 4 mètres du tronc. Ce sont autant de racines qui rampaient primitivement à la surface du sol. Leur croissance s’est faite d’une façon très excentrique dans la portion éclairée, tandis que l’excentricité est beaucoup plus faible dans la partie souterraine, la gravi¬ tation agit seule.

Dans des cas très nombreux, c’est un excitant interne qu vient s’ajouter à la pesanteur. Par exemple, chez le Canarium eclule (fig. 8), à Buitenzorg, et à un moindre degré chez le Hêtre de nos forêts ( Fagus sylvatica ), les racines ne sont excen¬ triques que près de leur origine sur le tronc : le balancement de croissance est déterminé par l’action combinée de la pesan¬ teur et d’un excitant interne venant de la base du tronc. Les palettes qui rayonnent autour du tronc sont triangulaires : leur bord supérieur (l’hypothénuse du triangle) descend obli¬ quement du tronc vers la terre en faisant avec l'horizontale un angle variable. Chez Ficus variegata , l’angle est d’environ 60° à 70°; chez Canarium (fig. 8), chez Fagus et chez un Quercus

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de la forêt de Tjibodas, il oscille entre o0° et 30°. L’ouverture de l’angle est naturellement en relation avec la part qui revient à l’excitant interne dans la production de l’excentricité : quand la gravitation l’emporte, l’angle est petit; quand c’est l’excitant interne qui est le plus efficace, l’angle est grand.

Fig. 8. Canarium edule (de Buitenzorg).

Dans les quelques cas de racines anisopachynotiques que j’ai pu étudier au point de vue de la structure (un Quercus , un Sterculia, une Diptérocarpacée et Fagus sylvatica ), l’excentri¬ cité siège uniquement dan§, le bois; ni le liber ni l’écorce n’y ont la moindre part (fig. 9). Rappelons que chez les Ficus racines-crampons, l’anisopachynose des rameaux et des racines nourricières intéresse autant la portion libérienne des faisceaux que la portion ligneuse (fig. 1, 2, 3, 4) et que M. Douliot (1889) a observé l’anisopachynose du périderme chez beaucoup de végétaux.

Un excitant interne émané du tronc se retrouve dans l’ani¬ sopachynose des branches. Ainsi les consoles qui supportent la naissance des branches de Ficus Rumphii (fig. 5) sont certainement dues, en partie, à un excitant interne.

Quand on examine les palettes à bord horizontal qui se

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trouvent à la base du tronc du Sterculia de la ligure 7, on remarque qu’à leur extrémité proximale, ces palettes se relèvent obliquement vers le tronc, sans doute sous l’influence d’un excitant interne analogue à celui que nous venons d’étudier. Le développement excentrique des racines de cet arbre est donc provoqué par trois excitants : tout près du tronc, la pesanteur, la lumière et l’excitant interne superposent leurs effets; plus loin, il n’y a plus en jeu que la pesanteur et la lumière; enfin, dans la partie souterraine, la pesanteur agit seule.

Fig. 9. Coupe transversale à travers une racine horizontale de Quercus sp. (de Tjibodas).

Il me reste à signaler les cas dans lesquels l’anisopachynose est exclusivement due à des excitants internes.

La figure 5 montre sur le tronc du Ficus Rumphii des ailes verticales rayonnantes qui sont la continuation vers le bas des consoles placées sous les branches et la continuation vers le haut des palettes formées par les racines. Ces ailes, qui se trouvent sur un tronc vertical, et éclairé également partout,

( SO )

sont le résultat d’une croissance excentrique provoquée uni¬ quement par les excitations venant des branches et des racines anisopachynotiques.

Les anisopachynoses d’origine purement interne sont fré¬ quentes chez les lianes. Contentons-nous de citer un cas. Les jeunes rameaux de Cissus scariosa ont la forme d’un prisme quadrangulaire à angles arrondis. Les feuilles distiques se trouvent sur deux faces opposées. Les rameaux âgés sont rubanés : l’accroissement secondaire ne s’est effectué que sur les faces non occupées par les feuilles.

6. Résumé et conclusions.

Divers excitants modifient la croissance d’une façon parti¬ culière; ils déterminent un véritable balancement : certains organes s’accroissent moins qu’en l’absence d’excitation; d’autres s’accroissent davantage.

L’interférence de la lumière avec la croissance en épaisseur est très nette dans les rameaux et les racines nourricières des Ficus grimpants : la face la plus éclairée ne s’épaissit guère; la face la moins éclairée s’épaissit très fortement. La lumière agit non par son intensité, mais par sa direction.

Beaucoup d’arbres équatoriaux ont des racines disposées en forme de palettes verticales, rayonnant autour de la base du tronc. L’épaississement asymétrique est régi par la gravi¬ tation, par la lumière ef par des excitants internes, encore indéterminés.

7. Bibliographie.

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1. 10.)

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Biologie der Pflanzen. Wien, 1889.

( 51 )

III

Les racines aériennes des Ficus grimpants.

L’intérêt des racines aériennes des Ficus grimpants réside dans leur variété. 11 y a chez ces plantes deux sortes de racines-crampons différant par le moment et par le lieu de leur apparition ainsi que par leurs propriétés à L'état adulte. En outre, les tiges portent encore une troisième sorte de racines qui, elles, ne contribuent guère à fixer la plante au support : leur rôle consiste surtout à amener aux feuilles l’eau et les matières minérales auxquelles la tige, trop mince, est insuffisante à livrer passage. Enfin, sur la partie aérienne de ces racines nourricières naissent de nouvelles racines : quelques-unes sont nourricières; d’autres, beaucoup plus nom¬ breuses, sont adhésives et ont les mêmes caractères que l’une des sortes de racines adhésives insérées sur la tige.

En somme, nous avons à étudier l’origine et les propriétés de trois catégories de racines : racines adhésives précoces, localisées sous les nœuds de la tige; racines adhésives tardives, insérées tout le long des entrenœuds et sur les racines nourricières ; racines nourricières formées soit sur la tige, soit sur d’autres racines nourricières.

Inutile de dire que ces Ficus possèdent dans le sol des racines absorbantes semblables à celles des autres végétaux : certaines de ces racines se trouvent à la base de la plante; les autres sont la terminaison souterraine des racines nourricières aériennes. Nous ne nous occuperons pas des organes situés sous terre.

1. Racines adhésives précoces.

a) Origine. Avant même qu’un rameau soit devenu adulte, on voit naître des racines disposées en rangées longi¬ tudinales. Chez les F. microphylla (fig. 1) repens et radicans (fig. 2), les rangées sont courtes; chez le F. barbata (fig. 3), elles sont beaucoup plus longues.

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Les initiales de ces racines se forment dans le péricycle au-devant des faisceaux. C’est donc la structure même de la tige (c’est-à-dire un excitant interne) qui dispose les racines en lignes longitudinales.

Fig. d. Rameaux de Ficus microphylla. A, rameau dressé et normal, arraché de son support et vu par la face ventrale. B, rameau pendant librement et ayant la face ventrale vers le haut.

Mais chez les F. microphylla (fig. 1), repens et radicans (fig. 2), ces racines ne se trouvent que sous le nœud et très près de lui. Or la structure de la tige est la même près des nœuds et dans toute la longueur des entrenœuds : la loca¬ lisation nodaie des racines doit évidemment être due à un autre excitant interne, encore inconnu. Ces mêmes consi¬ dérations s’appliquent au F. barbata, dont les racines adhésives descendent le plus souvent jusqu’au milieu de la longueur de chaque entrenœud (fig. 3).

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Quant à la disposition unilatérale des racines sur les rameaux, elle est régie par des facteurs qui varient suivant les espèces. Chez les F. microphylla et repens, les excitants internes sont seuls en jeu : les racines nodales naissent toujours sur la face ventrale, postérieure. Dans les conditions naturelles, les tiges étant appliquées contre un support , leur face ventrale est naturellement moins éclairée que leur face dorsale; mais ce n’est pas la différence d’éclairement qui importe. En effet, la disposition reste identique lorsque les tiges se trouvent dans un endroit uniformément sombre : sur ces organes maladifs, étiolés, dont la section presque circulaire n’accuse plus qu’une dorsiventralité atténuée, les racines nodales conti¬ nuent à se former uniquement sur la face ventrale. De même, un rameau qui s’applique contre le vitrage de la serre et qui reçoit maintenant la lumière sur la face ventrale n’en fait pas moins ses racines sur cette face. Enfin, les rameaux pendants qui, par hasard, présentent la face ventrale vers le haut, ont aussi, malgré tout, leurs racines nodales sur la face morpho¬ logiquement ventrale (ffg. 1 B) ; mais alors les racines exposées à une très forte lumière et à une transpiration exagérée, meurent presque aussitôt. Les agents externes peuvent tuer ces organes, mais ils n’ont pas pu s’opposer à leur naissance, tant sont puissants les excitants internes qui président à leur formation.

Les racines nodales des F. microphylla et repens sont donc exclusivement gastronéiqaes.

Chez F. raclicans , on voit également les racines adhésives précoces se former le plus souvent sur la face ventrale, mais c’est uniquement parce qu’elle est la plus obscure. On s’en assure par l’observation de rameaux éclairés par la face ventrale et sur lesquels les racines naissent de l’autre côté, et par l’observation de rameaux cultivés à une lumière insuffi¬ sante (fig. 2) : ceux-ci forment des racines tout autour de la tige. Chez ce Ficus , les racines nodales sont donc cataphoto- néiques; mais il faut remarquer qu’au-dessous d’une certaine intensité, la direction de la lumière n’a plus aucune impor¬ tance, puisque alors les racines naissent même sur la face la moins obscure.

A

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Le F. radicans est moins spécialisé, comme liane, que les F. microphylla et repens. Cette moindre spécialisation de F. radicans ressort clairement de quelques recherches que j’ai faites à l’Institut botanique sur la façon dont s’établit la dorsi- ventralité chez les Ficus grimpants. Voici, en quelques mots, les résultats de ces expériences :

Fig. 2. Rameaux de Ficus radicans vus par la face dorsale. Ces rameaux sont étiolés. Sur celui de gain h e, sous le nœud supérieur, deux rangées dorsales de très jeunes racines.

A l’état adulte, les rameaux de F. microphylla et de F. repens , appliqués contre une muraille, ont une face dorsale qui reçoit la lumière et une face ventrale, sombre, qui touche le support. Les feuilles placées sur deux rangs, à droite et à gauche, ont le pétiole tordu de telle manière que le limbe est vertical : sa face supérieure est tournée vers la face dorsale de la tige et regarde donc la lumière, tandis que la face inférieure du limbe est tournée vers la muraille. De plus, le limbe est asymétrique, en ce sens que les deux moitiés séparées par la nervure médiane ont des dimensions fort différentes : la

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moitié la plus grande est celle qui serait en avant si la feuille était restée dans la position horizontale, ancestrale, et qui devient donc inférieure par suite de la torsion du pétiole. (Voir fig. 1 A, p. 52.) La dorsiventralité des rameaux très jeunes ne se manifeste que par leur aplatissement (voir p. 36) ; les feuilles, petites, sont encore relevées le long du sommet de la tige ; mais dès que le limbe se déplie, le pétiole subit une torsion qui amène directement le limbe dans la position verticale définitive.

Chez F. radicans, tous ces caractères de dorsiventralité sont moins accusés : l’aplatissement des rameaux et l’asymétrie de la feuille sont faibles; les jeunes feuilles, après avoir été relevées, passent toujours par un stade elles ont le limbe horizontal, et elles ne quittent cette position que sous faction d’une lumière unilatérale; si l’inégalité d’éclairage est insuffi¬ sante, les feuilles gardent la position horizontale. (Voir fig. 2, p. 54.) Ajoutons ici qu’une différence d’éclairement qui est trop faible pour changer la position des feuilles du F. radicans suffit déjà à localiser toutes les racines adhésives précoces sur la face la plus obscure. Le premier effet d’une légère inégalité lumineuse est donc d’assurer la fixation du rameau ; la dispo¬ sition des feuilles dans la direction la plus avantageuse ne vient que plus tard.

L’ensemble de ces faits montre que le 'F. radicans s’est arrêté à un stade inférieur d’évolution : il est moins bien adapté que les autres à mener l’existence de liane. Aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’il attende encore d’un agent extérieur (la lumière inégale) l’excitation que ses voisins, plus spécialisés, trouvent en eux-mêmes.

D’autres expériences font voir que la différenciation des faces dorsale et ventrale n’est d’ailleurs pas fort profonde chez le F. radicans. Les rameaux de tous les Ficus grimpants fuient une lumière d’intensité moyenne, telle que celle qui règne habituellement dans une serre; ils ne se dirigent vers la lumière que si celle-ci est très faible. Ce cataphototropisme (héliotropisme « négatif »), joint à l’anagéotropisme (géotro-

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pisme « négatif »), est fort utile pour assurer le facile groupe¬ ment des rameaux le long du tronc d’arbre ou de la muraille. Prenons maintenant une plante en pot, avec des tiges libres dans l’air, qui se sont dressées obliquement en s’éloignant de la lumière; tournons le pot de 180°, de manière que les rameaux soient dirigés vers la lumière : le sommet des rameaux va s’incliner en arrière afin de s’écarter de nouveau de la lumière. Mais ce phénomène de courbure ne s’accomplit pas de la même façon chez le F. repens et chez le F. radicans. Dans les liges de ce dernier, la différence entre les faces dorsale et ventrale est purement occasionnelle; elle n’a été déterminée et maintenue que par l’inégalité d’éclairement des deux faces; aussi, pour sortir de leur position vicieuse, les sommets des rameaux tournés vont-ils simplement se courber vers l’ombre, de sorte que la face primitivement dorsale deviendra dorénavant ventrale. Il en est autrement pour F. repens. Ici la dorsiventralité tient à des causes profondes, internes ; elle est définitivement ancrée dans l’organisation de la plante : la face dorsale, c’est-à-dire celle qui se trouve vers la lumière, ne peut jamais devenir ventrale. Après le retour¬ nement, quand le rameau revient à sa direction normale par rapport à la lumière, le sommet ne se contente pas d’exécuter une simple courbure : il y ajoute une torsion qui rejette la face ventrale du côté de l’ombre.

La formation des racines adhésives précoces s'effectue chez le F. barbata (fig. 3) de la même façon que chez le F. radicans , avec cette seule différence qu’elles sont moins strictement localisées près du nœud : elles occupent le plus souvent la moitié supérieure de l’entrenœud et peuvent même descendre jusqu’au nœud sous-jacent. Cette espèce est donc encore moins spécialisée que le F. radicans.

b) Croissance. Une fois formées, les racines adhésives précoces poussent tout droit devant elles, sans se laisser dévier par aucun agent extérieur, jusqu’à ce qu’elles rencontrent un corps résistant. Aussitôt elles se courbent et s’appliquent

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intimement contre le support; elles sont anhaptotropiques , tout comme les racines adhésives d’autres plantes, et contrai¬ rement aux racines souterraines habituelles. Sur les rameaux accrochés à un mur ou à un tronc d’arbre, ces organes ne s’allongent jamais beaucoup. La lumière et la sécheresse les arrêtent généralement lorsqu’elles ont une longueur de 20 à 30 millimètres. Mais ce n’est pas une mort naturelle,

Fig. 3. Rameau de Ficus barbata vu par la face ventrale.

puisque ces mêmes organes, lorsqu’ils se trouvent sur des branches rampantes et qu’ils peuvent ainsi pénétrer dans le sol, se ramifient abondamment, croissent d’une manière indéfinie, deviennent catagéotropiques et prennent tous les caractères de racines absorbantes. Les mêmes transformations se retrouvent sur les boutures de jeunes rameaux.

2. Racines adhésives tardives.

a) Origine. Ces racines n’apparaissent que lorsque les rameaux commencent à présenter l’épaississement excen¬ trique : elles manquent donc sur les tiges dont la structure

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est restée régulière, faute d’une suffisante inégalité lumineuse. Elles naissent toujours à la limite de l’ombre et de la lumière, donc dans une direction transversale par rapport à la lumière : elles sont cliaphotonéiques . Les plus nombreuses naissent au début de l’accroissement secondaire ; elles sont disposées en deux fortes lignes longitudinales. Plus tard, lorsque la tige acquiert une plus grande épaisseur, ces rangées se trouvent de part et d’autre de la crête médiane, formée par la moitié non épaissie (fig. 4).

Fig. 4. Rameau de Ficus repens, avec une racine nourricière (R) et de nombreuses racines adhésives tardives. Le rameau est plus mince en dessous (/) de l'insertion de la racine nourricière qu’au-dessus (T).

De temps en temps, de nouvelles racines naissent encore sur une tige déjà âgée. Leur photonéisme transversal est aussi

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marqué que celui de leurs aînées, et on les voit donc naître de plus en plus loin de la crête médiane, toujours à la limite de l’ombre et de la lumière.

Sur les racines nourricières aériennes, il y a des racines adhésives en tout semblables à celles que nous étudions en ce moment; elles sont également diaphotonéiques. Elles font défaut dans la partie souterraine de la racine nourricière.

Des observations, encore trop peu nombreuses, semblent indiquer que le contact empêche la formation de ces racines sur la tige. Toujours est-il que lorsqu’un rameau touche un corps résistant le long de la ligne les racines devaient naître, elles ne se forment jamais (voir la note précédente, fig. 4, p. 39).

b) Croissance. A peine ont-elles traversé l’écorce du rameau que ces racines font une courbure brusque qui les rejette vers la face ventrale, c’est-à-dire vers le support du rameau (voir la note précédente, fig. 1 et 2, p. 37).

La courbure est tout aussi marquée sur un rameau qui est à une dizaine de centimètres du mur et qui est soumis à une humidité à peu près égale partout, que sur un rameau accroché au mur. C’est donc la lumière qui est l’excitant de la courbure. Ces organes ont un phototropisme descendant ou cataphototropisme (héliotropisme « négatif »).

De plus, ils sont sensibles au contact, tout comme les racines adhésives précoces : ils se courbent vers le corps qui les touche (■ anhaptotropisme ).

3. Racines nourricières.

a Origine. Les racines nourricières aériennes naissent toujours immédiatement sous un nœud (fig. 4) sur un flanc de la tige. La gravitation est le seul excitant dont je puisse indi¬ quer avec certitude l’intervention : toujours les racines naissent sur le côté qui est tourné vers la terre. Cette localisation cata- géonéique est très nette, même sur des rameaux peu obliques ne faisant avec la verticale qu’un angle d’une dizaine de degrés.

Sur les racines nourricières, des organes similaires ne

r\

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naissent qu’à la suite d’une blessure : ces nouvelles racines présentent aussi du géonéisme descendant.

b) Croissance. Grâce à leur catapliototropisme , ces racines trouvent tout de suite un support. Leur anhaptotropisme les y accroche intimement malgré les irrégularités de la surface.

Comme elles sont en même temps catagéotropiques, elles descendent vers le sol.

Après un trajet plus ou moins long, pendant lequel elles ont eu soin de se maintenir toujours appliquées contre la muraille ou le tronc d’arbre, les racines nourricières par¬ viennent donc au sol elles se ramifient. Les aliments qu’elles amènent à la plante sont assez abondants pour que le rameau devienne plus épais au-dessus de leur insertion.

4. Résumé et conclusions.

i

Les trois sortes de racines aériennes de Ficus grimpants possèdent les caractères suivants :

Les racines adhésives précoces naissent sous le nœud, soit sur la face ventrale, soit sur la face la moins éclairée quelle qu’elle soit. Ces racines croissent devant elles jusqu’à ce qu’elles rencontrent un obstacle.

Les racines adhésives tardives naissent sur tout l’entre- nœud, à la limite de l’ombre et de la lumière. Elles fuient ensuite la lumière et, de même que les précédentes, elles sont sensibles au contact.

Les racines nourricières naissent sur le flanc (du rameau ou de la racine) qui est dirigé vers la terre. Elles fuient la lumière, s’accrochent au support et descendent vers la terre elles se ramifient.

PRES3NTED

90CT.I9O2

SUR LES FLANS QUI COUPENT

EN DES POINTS D’UNE CONIQUE

PAR

M. STUYVAERT,

Professeur a l’Athénée royal de Gand.

f

(Présenté à la Classe des sciences dans la séance du 7 mai 1901.)

SUR LES PLANS QUI COUPENT

EN DES POINTS D'üNE CONIQUE

UN SYSTÈME DE LIGNES DE L’ESPACE

Dans les Notes sur les cubiques gauches que j’ai eu l’honneur de présenter à la Classe des sciences (*), il s’est glissé une erreur. Il s’agissait de déterminer la classe de l’enveloppe des plans 7i qui coupent, en des points d’une conique, deux cubiques gauches et k~ n’ayant aucun point commun. La théorie des involutions unicursales fournit douze points de qui sont situés, avec une droite donnée d, sur des plans rc ; mais tout plan rencontre kz en trois points, de sorte que les douze points en question déterminent seulement quatre plans Te par d; l’enveloppe est donc de la quatrième classe et non de la douzième (**).

A cette occasion, je me suis proposé la question plus géné¬ rale que voici : étant donné, dans l’espace, un ensemble de lignes, respectivement d’ordres n, n', n ", ... de manière que l’on ait "

n -f- n' n" -+■ =6,

quelle est la classe de l’enveloppe des plans qui coupent ces lignes en des points d’une conique ?

De l’examen des différents cas que cette question peut pré¬ senter, et que je passe en revue ci-après, résulte le théorème général suivant :

(*) Bull, de l’Acad. roy. de Belgique, 1900, 11, pp. 820-846.

(**) Voir aussi Reye, Journal f. Matli., Bd LXXXII, S. 79.

Si toutes les lignes sont rationnelles et n’ont, deux à deux, aucun point commun, V enveloppe cherchée est de la classe

8 (n 1) {n' 1) {n" 1) •••

Si S est le nombre des points de l’espace situés à la fois sur deux lignes du système , le nombre précédent est réduit de 8 unités. Quand, par suite de cette réduction, ce nombre s’annule, il n’y a. en général, pas de plan iz jouissant de la propriété énon¬ cée. Au contraire, quand ce nombre devient négatif, la pro¬ priété appartient généralement à tous les plans de l’espace.

Quand plus de deux lignes du système passent par un même point, la réduction de la classe obéit à une loi qui ne paraît pas susceptible d’une expression simple.

Indépendamment des courbes unicursales. je considère aussi la quartique gauche de première espèce (de genre 1).

Après avoir, dans le paragraphe I, examiné tous les cas par la méthode des involutions et donné quelques corollaires, j’expose, dans le paragraphe II, sur une couple d’exemples, un procédé analytique basé sur la théorie de l’élimination.

Je termine (paragraphe III) par quelques considérations sur les plans qui coupent, en des points d’une conique, un sys¬ tème de lignes de l’espace dont l’ordre total est supérieur à six. Sur ce point, j’ai des réserves à formuler : l’examen de tous les cas particuliers serait d’une longueur fastidieuse, et il me semble téméraire de prétendre à une exactitude absolue des résultats en raison des nombreuses causes d’erreur. J’ose espérer que la Classe des siences, ayant égard à la difficulté et, si je ne me trompe, à la nouveauté du sujet, voudra bien excuser ce que la présente esquisse a d’incomplet.

I

1. Méthode générale. Soient kn , Av, k, des lignes gauches d’ordres w, iï, n", ... tels que l’on ait

Yl Ylr -\r tl" -H = 6,

et soit U un plan qui coupe ces lignes en des points, numé¬ rotés 1, 2, 3, 4, 5, 6, d’une même conique £. Soient A, B, G, D quatre points quelconques de l’espace. La quadrique menée par A, B, G, D, 1, 2, 3, 4, 5 contient cinq points de E et con¬ tient donc toute cette courbe. Béciproquement, si une qua¬ drique F, menée par A, B, C, D, coupe le système kn, Av, Av-,... en des points dont six sont dans un même plan tt, ces points sont sur la conique intersection de F et tt, à moins que la quadrique ne dégénère en deux plans. C’est à cette dernière restriction qu’il faut apporter le plus d’attention.

Les points A, B, G, D étant arbitraires, le choix de ces points peut simplifier la solution.

2. Sextique gauche unicursale Av Les points A, B, C, D étant pris en dehors de la courbe, les quadriques F, menées par ces points, déterminent sur k6 des groupes d’une invo- lution IJ2, tandis que les plans passant par une droite d de l’espace marquent sur k6 des groupes d’une involution J®. Ces involutions ont sept groupes de six points communs (*), mais il faut déduire de ce nombre les groupes correspondant à des quadriques F, qui dégénèrent en deux plans, et ces groupes sont évidemment dans les plans (d, A), ( d , B), (d, C), ( d , D). Il reste donc trois plans iz par d, et l’enveloppe cherchée est de troisième classe.

(*) Je fais usage ici, et dans la suite, du théorème de M. Le Paige sur le nombre de groupes communs à deux involutions. (Bull, de VAcad. roy. de Belgique (3), t. XI.)

En choisissant, comme je l’ai fait ailleurs (*), A, B, C, D sur k6, on ne trouve que trois groupes de six points, autres que A, B, C, D, situés dans des plans tc menés par d; la res¬ triction précédente est alors superflue.

La surface de troisième classe contient les quadrisécantes de la courbe et aussi les six droites, découvertes par M. F. De- ruyts (**), qui sont axes de faisceaux de plans coupant la courbe en six points d’une conique.

3. Quintique gauche unigursale k6 et droite g. Suppo¬ sons d’abord que g ne rencontre pas k6. On fait passer les qua- driques F par g et par deux points A et B non situés sur kb] on obtient, sur cette courbe, une involution 11°, tandis que les plans menés par d déterminent sur la même courbe une invo¬ lution Ii. Des six plans contenant les groupes de cinq points communs à ces deux involutions, il faut déduire les plans ( d , A) et (d, B) (cette restriction serait inutile si l’on prenait A et B sur ks) ; finalement, l’enveloppe des plans tc est de la qua¬ trième classe; elle contient la quadrisécante de ks.

Si la droite g s’appuie, en C, sur kSy tout plan mené par C coupe le système en cinq points distincts seulement, lesquels sont évidemment sur une conique ; mais les plans tc véritables, ceux qui coupent le système en six points d’une conique, enve¬ loppent une surface de troisième classe, car les quadriques F coupent ks en C et en des groupes d’une involution I*.

D’une manière analogue, si g s’appuie sur ks en deux points C et D, les plans tc proprement dits enveloppent une qua- drique dont g et la quadrisécante de ks sont des génératrices. Si g est une trisécante, les plans tc passent par un point fixe de la quadrisécante. Si g est la quadrisécante, il n’y a plus de plans tc proprement dits.

4. Quartique unicursale ki et conique k s. On fait passer les quadriques F par et par un point fixe A; sur kt, on a

(*) Notes sur les cubiqiies gauches.

f*) Bull, de l'Acad. roy. de Belgique (3), t. XXXV, p. 432.

donc une involution et une involution If ; les quaternes communs sont au nombre de cinq, d’où il faut exclure celui qui se trouve dans le plan (d, A) (restriction superflue si A est sur A4). L’enveloppe est de quatrième classe; elle se réduit à la classe 3, 2 ou 1, suivant que k 2 passe par un, deux ou trois points de A*. Si A2 passe par quatre points de A4, il n'y a aucun plan U proprement dit, sauf si A2 est sur la quadrique unique qui passe par A4, auquel cas la propriété étudiée appartient à tous les plans de l’espace.

Si b est le cercle imaginaire de l’infini, on obtient l’enve¬ loppe des plans qui coupent A* en quatre points d’une circon¬ férence.

5. Quartique unicursale A* et deux droites g , g'. On fait passer les quadriques F par les deux droites données et l’on a, sur A*, une involution I3 et une involution I}; les qua¬ ternes communs sont au nombre de cinq. Il n’y a aucune réduction à faire, si les droites g, g', d n’ont aucun point commun, car un plan mené par d ne peut faire partie d’un système du second ordre contenant g et g'. La surface obtenue est de cinquième classe et passe par g et g'.

Si ces droites sont dans un même plan, on se trouve dans le cas du 4 (classe 4).

Si l’une des deux passe par un point de A*, on voit, comme précédemment, que la classe se réduit à 4; elle est égale à 3 quand l’une des droites g , g' est bisécante ou que toutes deux passent par un point de A*, et ainsi de suite.

Prenons le cas g est trisécante et g' bisécante {g' ne ren¬ contre évidemment pas <7) ; les quadriques F, par g et g', ne coupent plus A4 qu’en trois points et jamais en quatre, car la quadrique unique contenant toute la courbe ne peut avoir de génératrice bisécante ; donc il n’y a aucun plan u. Mais si g et g' sont deux trisécantes, elles sont génératrices d’un même système de la quadrique qui passe par A4, et tous les plans de l’espace répondent à la question.

6. Dans les deux numéros qui précèdent, on peut rem¬ placer la quartique unicursale par une courbe gauche du qua¬ trième ordre et de première espèce, base d’un faisceau de quadriques F, et les résultats se modifient comme il suit : les surfaces F coupent, suivant les cas, soit la conique k2, soit les droites g et g' en des points qu’il suffit de réunir deux à deux par des lignes droites ; les plans menés par ces droites sont évidemment des plans tz.

Dans le cas de la conique t2, cette courbe est le support d’une involution l{, et les droites qui joignent deux points quelconques d’un même groupe enveloppent une courbe de troisième classe; les plans tz enveloppent cette même courbe.

Dans le cas des deux droites g et g\ les quadriques F mar¬ quent, sur ces droites, une correspondance (2, 2), et les droites qui joignent des points correspondants engendrent une sur¬ face du quatrième ordre et de la quatrième classe, qui est l’enveloppe cherchée (*).

7. Deux cubiques gauches k-0 et kz. On fait passer les quadriques F par k'z et l’on a, sur fr3, deux involutions II et Fj; il y a quatre ternes communs et l’enveloppe est de quatrième classe (voir le préambule du présent article). La classe de l’en¬ veloppe se réduit à 3, 2, 1, suivant que les courbes ont un, deux ou trois points communs; si elles en ont quatre, il n’y a plus de plans tu proprement dits; si elles en ont cinq, la pro¬ priété étudiée appartient à tous les plans de l’espace.

i

8. Cubique gauche ft3, conique t2 et droite g. IF suffit de chercher l’enveloppe des plans menés par deux points dek2 et un point de g situés tous trois sur une quadrique F passant par kz. Par une droite d de l’espace et un point A de g passe un plan qui coupe en deux points déterminant une qua-

(*) Cette surface est la première dans la classification des surfaces réglées du quatrième ordre par Cayley ( Phil . Trans., 1864) et la onzième de Cremona [Mem. Accad. Bologna (2), t. VIII).

drique F par fr3, et cette surface coupe g en deux points B. D’autre part, un point B de g détermine un faisceau de qua- driques F par Æ3; ces surfaces marquent, sur k2, une involu- tion If, tandis que les plans menés par cl marquent, sur ft2, une involution If; il y a trois couples communs dont chacun détermine un plan passant par d et coupant g en un point A. Entre les points A et B, il y a donc une correspondance (2, 3) donnant cinq coïncidences : l'enveloppe cherchée est de cin¬ quième classe.

Si g s’appuie sur k2 en un point, on se trouve dans le cas du 7 (classe 4). Si g est dans le plan de les seuls plans tc sont ceux qui passent par un des trois points perce le plan de &2; ce sont d’ailleurs des plans tc proprement dits, car ils coupent le système en des groupes de six points, générale¬ ment distincts, dont quatre en ligne droite.

On verra facilement aussi que, dans tous les cas deux des lignes du système ont un ou deux points communs, la classe se réduit de une ou deux unités.

Si kz et ont trois points communs, ces courbes sont sur une même quadrique F qui coupe g en deux points; les plans passant par l’un de ces deux points sont les seuls qui répon¬ dent à la question. Si, en outre, g s’appuie, en un point, sur h ou A\2, la quadrique F coupe g en un seul autre point par doivent passer les plans tc. Mais les plans tc proprement dits disparaissent si, k5 et k-2 ayant trois points communs, g est bisécante de &3 ou semi-sécante à la fois de &3 et k a, sauf, dans ce dernier cas, si g est une génératrice de la quadrique F. Enfin, si g est à la fois semi-sécante de ft2 et bisécante de kz, g appartient nécessairement à cette quadrique F, et tous les plans de l’espace sont des plans tc.

On peut aussi vérifier que, s’il existe un point situé à la fois sur g, kz et (point triple), l'enveloppe est de troisième classe et que, s’il existe deux points pareils, il n’y a plus de plans tc proprement dits.

Si k% est le cercle imaginaire de l’infini, on a, dans tous les cas précédents, l’enveloppe des plans qui coupent k5 et g en quatre points d’une circonférence.

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9. Cubique gauche kz et trois droites g, g', g". Il suffit de compter le nombre de plans menés par d et coupant g , g', g " en trois points d’une même quadrique passant par kz.

Soit A un point de g ; le plan (A, d) coupe g ' et g" en B et C; par B, C et k3, il passe une quadrique F coupant g en deux points D. Inversement, par un point D de g , il passe un faisceau de quadriques contenant k-a et marquant, sur g' et g ", une correspondance (2, 2); il existe quatre plans, par d, contenant des points homologues de la correspondance, et par suite quatre points A de g répondant à D; entre les points A et D, il existe donc une correspondance (2, 4) admettant six coïncidences; par suite, les plans tz enveloppent une surface de sixième classe qui contient les trois droites, g , g\ g" , et les six directrices du système réglé (g, g\ g") s’appuyant sur A5.

Si deux droites g , g' se coupent, on se trouve dans un cas particulier du 8 (classe 5, en général). Si g s’appuie sur g' et g”, l’ensemble des trois droites est une cubique dégénérée, et l’on rencontre un cas particulier du 7.

On vérifie sans peine les réductions apportées à la classe de l’enveloppe par 1, 2, 3, 4 ou B points doubles. Si g , g\ g" sont bisécantes de k5, il y a oo3 plans tz ou aucun, suivant que g, g', g" appartiennent, ou non, à un même système réglé de bisécantes.

Si g, g', g" passent par un même points, sans être dans un même plan et sans rencontrer k5, on reconnaît, par le procédé des numéros précédents et en choisissant pour quadriques F les cônes de sommet S passant par g, g', g", que l’enveloppe des plans tz est de quatrième classe ; elle se réduit à la troisième si un des trois droites est semi-sécante, etc. Donc l’existence du point triple S entraîne une diminution de deux unités dans la classe de l’enveloppe.

Mais si S est, en outre, sur /c3, c’est-à-dire si c’est un point quadruple du système, les cônes de sommet S passant par g, g', g” déterminent, sur A3, des groupes d’une involution IS, tandis que les plans passant par d y marquent une involu¬ tion Iï; par suite l’enveloppe est de seconde classe, en général.

( 11 )

Ainsi l’existence du point quadruple réduit la classe de quatre unités.

10. Trois coniques k 2, kl, kl. Si un plan tz coupe ces trois lignes en six points d’une même conique X, cette dernière peut être réunie à kl et à un point A pris en dehors de leurs plans par une quadrique F. Réciproquement, si une quadrique F passant par A et kl coupe k2 et kl en quatre points d’un même plan 7c, celui-ci coupe F suivant une conique, à moins que F ne dégénère en deux plans, savoir le plan de kl et le plan tc, mais alors ce dernier passe par A. Cela étant, le problème se résout en deux fois :

Par un point fixe B de A2, combien peut-on mener de quadriques F passant par un point X, autre que B, de k2 et par deux points Y, Z de kl, de manière que le plan XYZ passe par une droite donnée d? Soit, sur A2, un point C autre que B ; le plan (d, C) coupe kl en M et N ; la quadrique F menée par ki, A, B, M, N coupe A2 en trois points D autres que B. Inversement, prenons un point D sur A2; les quadriques F par kl, A, B, D forment un faisceau et marquent, sur kl, une involution I|, tandis que les plans menés par d y marquent une involution IJ ; les plans menés par d et par chacun des trois couples communs à ces involutions donnent six points C sur A2; entre les points C et D, il y a une correspondance (3, 6) et neuf coïncidences.

Prenons un point H sur A2; le plan (H, d) coupe kl en P et Q et rencontre encore A* en L; la quadrique F, par Aï, A, L, P, Q, coupe A2 en trois points G autres que L. Inverse¬ ment, prenons un point G sur A2; d’après le 1°, il y a neuf points L de A2 situés, avec deux points de kl, à la fois dans un plan passant par d et sur une quadrique F contenant kl, G, A, et chacun des neuf plans (L, d) donne un point H sur A*. Entre les points H et G, il existe une correspondance (3, 9) et douze coïncidences; mais, comme chaque plan coupe A2 en deux points, ces douze points ne donnent que six plans par d , d’où il faut encore exclure le plan (d, A); on voit donc que l’enve¬ loppe cherchée est de la cinquième classe.

( 12 )

Par un raisonnement analogue, on voit se réduire la classe à quatre quand kt et k'i ont un point commun, h trois quand, en outre, k'i et kr2 ont un point commun, etc. Si le système a au moins quatre points doubles, deux des coniques, au moins, ont une corde commune et constituent une forme dégénérée de la quartique de première espèce, ce qui ramène au 6.

11. Deux coniques k>, k'2 et deux droites g , g'. Le raison¬ nement est le même que dans le numéro précédent, pourvu que les quadriques F, au lieu de passer par A et k'i, passent par g et g\ de sorte que la réduction finale disparaît et que l’enveloppe est de sixième classe.

12. Conique k2 et quatre droites g , g', g ", g'". Soient A un point quelconque, d une droite de l’espace.

Par deux points fixes, B sur g , C sur g’, combien peut- on mener de quadriques F contenant k2 et A, passant par un point X de g" et un point Y de g"\ de manière que X, Y et d soient dans un même plan? Soit D un point de g"\ le plan ( d , D) coupe g'" en E; par k2, A, B, C, E, on peut mener une quadrique F coupant g" en deux points H. Inversement, par k2, A, B, C, H, on peut mener une quadrique coupant g"' en deux points E, dont chacun donne un plan ( d , E) et un point D sur g". Entre les points D et H, il existe donc une corres¬ pondance (2, 2) et il y a quatre coïncidences.

Par un point fixe B de g , combien peut-on mener de quadriques F contenant k2 et A et passant par des points X, Y, Z, situés respectivement sur g\g", g'" et tels que le plan XYZ passe par d? D’après les mêmes principes et en appli¬ quant le résultat du 1°, on trouve une correspondance (2, 4) et six coïncidences.

Enfin, on reconnaît, par un procédé identique, qu’il existe 2+6 = 8 plans, par d, coupant g , g ', g ", g'" en des points d’une quadrique passant par kt et A; mais (d, A) est un de ces plans et doit être exclu; donc l’enveloppe des plans H est de septième classe.

( 13 )

Je passe les cas particuliers, comme trop faciles, d’après ce qui précède.

13. Six droites g , g', g"g"r, g TV gy. Le raisonnement est le même que dans le numéro précédent; seulement les qua- driques F passent par glw et gv au lieu de passer par et A ; il n’y a donc pas de réduction finale et l’enveloppe est de hui¬ tième classe (*).

14. Résumé. Dans le tableau ci-après, les nombres de gauche sont les ordres des lignes du système, supposées sans points communs et toutes unicursales; les nombres de la colonne de droite indiquent la classe de l’enveloppe des plans 7î.

6 . 3

5 1 .

. . 4

4 -+ 2 .

. . 4

4 1 -+- 4 .

. . 5

3-4-3 .

. . 4

3 -4- 2 -+1 .

. 5

3+1+1+1 .

. . 6

2 -+- 2 -t- 2 .

K3

2 + 2 + 1 + 1 .

. . 6

2+1+1+1+1 . . .

. . 7

1 + 1+1+14 l-+i .

. . 8

On remarque immédiatement, en remontant de la dernière ligne à la première, que, si l’on remplace n droites par une courbe unicursale de l’ordre n , la classe de l’enveloppe subit une réduction de n 1 unités, ce qui démontre le théorème annoncé.

On sait aussi, d’après le 6, que, si l’on remplace la quar- tique unicursale par la quartique de genre 1, la classe diminue de 1.

15. Corollaires. I. Prenons pour exemple la sextique rationnelle. On sait que les plans tu enveloppent une surface

(*) Pour le résultat corrélatif, voir Hierholzer, Math. Ann., t. II.

( 14 )

de troisième classe. Or, les plans tangents de la sextique enve¬ loppent une surface de dixième classe et ses plans osculateurs une développable de douzième classe. Par suite, les plans des coniques tangentes à une sextique gauche rationnelle et s’appuyant encore sur cette courbe en quatre points enve¬ loppent une développable de trentième classe, et il y a trente- six coniques ayant un contact triponctuel avec la sextique et la rencontrant encore en trois autres points.

Pour les courbes de degré moindre, des résultats analogues se trouvent par le même procédé. Je me contenterai d’en énon¬ cer quelques-uns relatifs à des lignes sans points communs; le lecteur complétera sans peine cette liste, qu’il serait fastidieux de donner en entier.

Les plans des coniques touchant une quintique rationnelle, la coupant encore en trois autres points et s’appuyant sur une droite fixe enveloppent une développable de trente-deuxième classe. Il y a trente-six coniques ayant un contact triponctuel avec la quintique, la coupant encore en deux points et s’appuyant sur une droite; en d’autres termes, les coniques ayant un contact triponctuel avec une quintique et la rencon¬ trant encore en deux points engendrent une surface de trente- sixième ordre.

Les plans des cercles tangents à une quartique gauche rationnelle et qui passent par deux autres points de cette courbe, enveloppent une développable de classe 24. Il y a vingt cercles osculateurs de la quartique qui rencontrent encore la courbe. Les coniques ayant un contact triponctuel avec la quartique, la rencontrant encore en un point et s’appuyant sur une droite, engendrent une surface de trentième ordre.

Si deux cubiques gauches kz et krz n’ont aucun point com¬ mun, il y a soixante-quatre coniques touchant les deux courbes et les coupant encore l’une et l’autre. Il y a douze coniques ayant un contact triponctuel avec k-0 et passant par trois points de krz.

Les plans des cercles touchant une cubique gauche, la cou¬ pant encore en un autre point et s’appuyant sur une droite

( 15 )

fixe, enveloppent une développable de vingtième classe. Les cercles osculaleurs d’une cubique gauche engendrent une surface de quinzième ordre (*).

Il y a vingt cercles tangents à la fois à deux coniques situées dans des plans différents et sans points communs. Les points des cercles touchant une conique et s’appuyant sur deux droites hors de son plan, enveloppent une développable de douzième classe. Les coniques touchant deux coniques de l’espace et s’appuyant sur une droite engendrent une surface de vingt-quatrième ordre, etc.

II. Le principe de dualité permet d’énoncer sans peine les corrélatifs de tous les théorèmes exposés jusqu’ici.

II

16. J’esquisse à présent, sur deux exemples, une autre méthode pour démontrer et généraliser divers cas particuliers de la proposition annoncée dans mon préambule.

Soient :

Xi : Xç>: x~à: Xi = h (w) : (to) : fz (to) : (w),

les équations paramétriques d’une cubique gauche k3, de sorte que les fonctions ft sont entières et du troisième degré en w. Une quadrique d’une gerbe,

S = AtSd -+ A2S2 h- A5S5 = 0,

coupe la cubique gauche en six points dont les paramètres sont les racines d’une équation,

SAjSi [f (to)) = 0, (i=l, 2, 3);

(*) Voir Timerding, Ueber die Kugeln , welche , etc. (Diss., Strasbourg, 1894). C’est le seul des corollaires énoncés que j’aie rencontré dans des travaux antérieurs; toutefois il est probable que d’autres sont connus.

( lt) )

cette équation, du sixième degré en w, est de la forme

2A*w6-* = 0, (Je 0, 1 1 2, 3, 4, 5, 6), . (1)

les A étant des fonctions linéaires des A.

Un plan

Ux = U\X{ -H U*x. 2 +- U5X5 •+■ UiXi 0

coupe en trois points dont les paramètres sont les racines de l’équation :

Zujfj (co) = 0,

ou

= o, (h =0, 1,2, 3), . 2)

Pour que ce plan u passe par trois points d’intersection de la quadrique S avec kz, il faut que les équations (1) et (2) aient trois racines communes, ce qui s’exprime par les relations *)

Ao

Ai

A 0

A3

Ai

a3

B0

Bi

B2

b3

B0

Bi

b2

b5

B0

Bi

b2

b3

B0

Bi

b2

b3

On peut faire précéder cette matrice de deux lignes de sept éléments quelconques, et le déterminant obtenu est nul en même temps que la matrice. Or, les éléments de ces deux lignes peuvent être choisis de façon qu’en multiplant ceux de la première par ceux de la seconde par X2 et qu’en retranchant de la troisième, on élimine \ et \ ; les termes de la troisième ligne sont alors divisibles par X3 et l’équation est débarrassée des paramètres ).; comme les B sont des fonctions linéaires des u, on a une équation du quatrième degré en u et elle représente, en coordonnées tangentielles, l’enveloppe des plans

(*) Voir P. Mansion, Histoire de l'élimination entre deux équations algébriques, au moyen des déterminants , 1884.

( 17 )

menés par trois des points d’intersection de kz avec les qua- driques de la gerbe S.

Comme cas particulier, on peut supposer que les qua- driques S passent par une même cubique gauche kz , ou par une conique et une droite ayant un point commun, ou par trois droites dont une rencontre les deux autres, et l’on vérifie ainsi des résultats des nos 7, 8, 9.

Lorsque les quadriques S passent par un point de la cubique donnée kz, on peut attribuer, à ce point, le paramètre w = 0, de sorte que A6 est nul et l’équation de l’enveloppe des plans tu se réduit au produit de B3 par un déterminant à six lignes dont trois seulement contiennent les u au premier degré ; ceci vérifie d’autres cas particuliers se présentent des points doubles. Etc.

17. Soit une quadrique,

S = *+■ ^2^2 ^3S3 -4- À,S4 = 0,

dont l’équation contient quatre paramètres homogènes au premier degré.

Un plan, ux = 0, coupe la droite g joignant le point y ( y{, y2, î/3, t/J au point z (zt, zi9 zz zt), en un troisième point x dont les coordonnées sont données par les relations

pXi = kfli -+- k&i , (i = 1, 2, 3, 4),

avec la condition

kKuy ■+- ktfiz = 0 ;

d’où

-J P Xi y%V-z Zi îly ZjlljPij ,

Kg

les quantités étant les coordonnées plückériennes de la droite g. Si le point x ainsi obtenu est sur la quadrique S, on a

4^-4 4 4 4 x

2À*S* ( Surfa , Sw2pi2, 2uzpis , Surfn ) = 0.

1^1 1 i 1 '

Tome LXI1.

b

( 18 )

Trois autres droites g\ g", gr,r , analogues k g ~yz, donnent trois équations pareilles, linéaires en \ et quadratiques en u\ l’élimination des X donne une équation du huitième degré en w, qui représente l’enveloppe des plans rencontrant les quatre droites g, g', g ", g'" en des points d’une quadrique S.

Lorsque les quadriques S ont en commun deux droites g'\ g\ non situées dans un même plan, on retrouve le résultat du 13.

III

18. Lorsqu’on l’envisage dans toute sa généralité, la question étudiée ici apparaît comme une extension de la théorie des plurisécantes des systèmes de courbes gauches. Elle comprend en effet l’étude des coniques qui s’appuient sur le système par plus de cinq points, et comme une conique entraîne avec elle son plan, on peut se proposer des questions relatives à la figure enveloppée par ce plan ou à celle que décrit la conique.

Les étapes naturelles de cette recherche sont les suivantes :

Soient les lignes kn , knr, knr, , ... dont l’ordre total est m. Quelle est l’enveloppe des plans des coniques qui passent par i points d ekn,ir points de kn,, i" points de ftn,,etc., i-+- h

étant égal à 6? D’abord le jproblème est impossible si m est intérieur à six; il a été résolu, dans le paragraphe I, pour m = 6; dans le numéro suivant, nous examinerons quelques cas m est supérieur à 6. On verra que les coniques sont en nombre doublement infini et que leurs plans enveloppent une surface; quant aux coniques elles-mêmes, elles n’engendrent pas une figure; par tout point de l’espace, on peut généralement en mener un nombre fini.

En conservant les mêmes notations et supposant m > 7, on étudie les coniques qui passent par des points des courbes données en nombre i ■+■ i' -+- i" -+- ••• = 7; les plans de ces coniques enveloppent une développable, et les coniques engen-

( 19 )

drent une surface dont l’ordre peut être déterminé dans certains cas.

Ensuite, si m > 8 et i -+- i' ■+■ i" ••• = 8, les coniques en question seront en nombre fini.

Enfin, si m > 9 et i + ir -+■ i " -*-••• = 9, il n’y a pas, en général, de coniques satisfaisant au problème, mais l’existence de coniques pareilles équivaut à une liaison entre les courbes considérées.

Je ne développerai que le premier de ces quatre points (et encore en partie seulement), et je me contenterai de dire un mot des deux suivants.

19. I. Soit une courbe gauche unicursale km, d’ordre m > 6. Les quadriques F passant par quatre points A, B, C, D, extérieurs à cette courbe, déterminent sur celle-ci une involu- tion lsm, tandis que les plans menés par un axe quelconque d y marquent une involution 1;\ Les groupes de six points communs sont en nombre

(2m 5) Cr ~ 4 ;

mais il faut en déduire ceux de ces groupes qui sont dans les plans (d A), {d B), (d C), (d D) et dont le nombre est de 4 C“. Donc l’enveloppe des plans des coniques qui rencontrent km en six points est de classe

(2 m 5) C^-1 4C£.

IL Si l’on a ensuite une courbe rationnelle km et une droite g , on fait passer les quadriques F par g et par deux autres points et l’on trouve, pour l’enveloppe des plans des coniques qui coupent g en un point et km en cinq points, une surface de classe

(2??? 4) cr-‘-2cr.

Notons, en passant, ce corollaire : les coniques ayant un

( 20 )

contact triponctuel avec km et rencontrant encore la courbe en deux points, engendrent une surface dont l’ordre est

3 (m - 2) [(2m - 4) CT“! 2CSM].

III. De même les plans des coniques qui coupent une conique k2 en deux points et une courbe rationnelle km ( m > 4) en quatre points enveloppent une surface de classe

(2m -3) C?-1 cr,

et, par suite, il y a

3 (m - 2) [(2m - 3) C?*1 Cf]

cercles osculateurs de kn qui rencontrent encore la courbe.

Quant aux coniques qui coupent deux droites g et g' chacune en un point et la courbe km (m > 4) en quatre points, leurs plans enveloppent une surface de classe

(2m 3) CT*4.

IV. Pour un système composé d’une courbe krn, d’une conique et d’une droite, la question est plus difficile ; par un raisonnement analogue à celui du 8, on trouve, pour la classe de l’enveloppe des plans tu,

C|?4-(2m 2) G?'1.

Si ce résultat est exact, les cercles osculateurs d’une courbe rationnelle d’ordre m engendrent une surface dont l’ordre est

3 (m 2) [G? (2m - 2) C2m~‘] .

Dans tout ce numéro, les courbes sont sans points com¬ muns.

20. Passons aux coniques qui rencontrent, en sept points, un système dont l’ordre total est au moins sept.

( 21 )

I. Soit, comme premier exemple, une courbe rationnelle km, d’ordre m >4, accompagnée d’une cubique gauche ft3, et supposons que les deux courbes n’aient aucun point commun. Les quadriques F, menées par k-ô , déterminent sur km une involution II’"; les plans passant par un point 0 de l’espace marquent sur km une involution I”\ Les groupes de quatre points communs aux deux involutions sont en nombre

Cf'-2 x C '

. C’est donc la classe de la développable enveloppée par les plans des coniques qui passent par quatre points de km et trois points de kz.

Pour connaître l’ordre de la surface engendrée par ces coniques, il faudrait chercher en combien de points cette surface rencontre une droite g, c’est-à-dire chercher combien de coniques coupent km en quatre points, kz en trois points et g en un point; le total étant huit, cette question rentre dans le numéro suivant.

Un raisonnement analogue donne la classe de l’enveloppe des plans des coniques qui passent par trois points d’une courbe rationnelle d’ordre m et par quatre points d’une quar- tique gauche de première espèce.

II. Prenons pour second exemple une quintique unicursale k 5 et deux droites g , g' ; les plans des coniques qui coupent g ou g' en un point et ks en cinq points enveloppent, respecti¬ vement, deux surfaces de quatrième classe. Or les plans tangents communs sont ceux des coniques qui coupent g et g' en un point et kn en cinq points, et réciproquement. L’enve¬ loppe serait donc une développable de seizième classe.

III. Le cas d’une courbe rationnelle unique km (m >_ 7) est plus difficile; les méthodes des deux exemples précédents ne s’y appliquent pas ; on pourrait recourir au principe de correspondance, mais le raisonnement est trop long pour trouver place ici.

( 22 )

21. Soit enfin à chercher les coniques qui coupent, en huit points, un système dont l’ordre est au moins égal à huit.

Lorsque le système se compose d’une cubique gauche k-0 et d’une autre courbe rationnelle k,n (m>5), on fait passer des quadriques F par ft3; elles déterminent sur kw une involu- tion \\m, tandis que les plans de l’espace marquent, sur la même courbe, une involution I3"; il y a des quintuples com¬ muns en nombre

et tel est aussi le nombre des coniques qui rencontrent km en cinq et kz en trois points.

On trouve pareillement le nombre des coniques qui passent par quatre points de k,„ et par quatre points d’une quartique gauche de première espèce.

Dans le cas le système contient trois droites, on peut, comme dans le second exemple du numéro précédent, compter les plans tangents à trois surfaces.

10 avril 1901.

Je doit citer après coup : J. De Vries, The number of conics inter- sectung eigt giuen right Unes. (Koninklijke Akademie van Wetenschappen te Amsterdam, september 1901, pp. 181-184.)

PRESEKTED 3 JAN. 1S03

HISTOIRE

DE LA

PAU

Fritz MASO! N

Professeur a l’Athénée de Verviers

Faut-il désespérer d'un peuple auquel n'ont manqué ni les grandes choses ni les grands hommes ?

(J.-B. Nothomb.)

(Couronné par la Classe des lettres et des sciences morales et politiques,

dans la séance du 6 mai 1901.)

Tome LXIL

A

PRÉFA OE

Le sujet de ce mémoire est peut-être restreint; néanmoins, il se rattache à la grande histoire du développement intellectuel de notre patrie. Au surplus, il a l’attrait de la nouveauté, car les noms et les œuvres des écrivains qu’il doit passer en revue semblaient voués à l’oubli ou du moins à l’indifférence L Le plus récent historien des lettres belges, Fr. Nautet 2, se met tout à l’aise pour déclarer qu 'écrire l'histoire des lettres belges exprimées en langue française, cest écrire V histoire d’hier et d aujourd'hui. « Si l’on remonte plus haut, ajoute-t-il, on parcourt une lande maigre l’on rencontre de loin en loin quelques efforts de végétation. »

Est-ce la destinée de tout ce qui se rattache à notre patrie? Les yeux incessamment tournés vers la France, nous méconnaissons les hommes d’élite que nous avons possédés, et notre littérature ne trouve point grâce devant un public prévenu, qui la juge dénuée d’intérêt parce qu’elle lui paraît tout empreinte de la gravité des réunions académiques ou du dogmatisme des discussions politiques. 11 semble qu’il n’y ait rien de vivant, de spontané, d’indépendant parmi nos auteurs,

1 Citons deux ouvrages le mouvement littéraire que nous étudions se trouve esquissé : Cinquante ans de liberté et Patria belgica. Cf. Biblio¬ graphie générale.

2 Histoire des lettres belges, t. I, p. 13.

j’entends ceux qui ont écrit avant 1880. Absorbés par l’esprit de parti, ils en subissent les mesquineries et les déchéances; ils finissent par déposer la plume, ou ils meurent de faim. C’est ainsi que la génération actuelle, dédaignant de scruter le passé, ne veut pas remonter au delà de ses propres œuvres.

Lst-il juste qu’il en soit ainsi? Toute manifestation de la vie intellectuelle d’un peuple n’offre-t-elle pas des côtés inté¬ ressants qui le rattachent aux progrès de l’humanité? Si les ruisseaux n’ont pas la voix des fleuves, leurs chansons cepen¬ dant sont douces à écouter.

C'est la voix du pays que nous allons entendre, cette voix qui s’élevait à une époque récente encore, bien que déjà lointaine dans nos souvenirs; empruntant sa douceur au repos et aux espérances qui succédaient aux guerres et aux révolutions, et puisant toute sa force dans la liberté qu’elle revendique; et vraiment il fallait qu’elle fût puissante, cette voix qui ébranla le trône d’un prince tyrannique et qui nous donna l’indépendance.

Aujourd’hui qu’il nous est facile de déterminer la place que les époques antérieures occupent dans l’histoire, nous pouvons, sans nous tromper, regarder comme des années de formation la période qui va de 1815 à 1830. Au jugement même des contemporains, tout était à rétablir. « Le plus bel hommage que nous puissions offrir aux princes restaurateurs de la liberté, dit Y Observateur 4 en 1815, c’est de rechercher, de retirer et de relever des décombres qui nous entourent, les éléments constitutifs et conservateurs de l’ordre social. » Le

1 Tome Ier.

programme du journal est celui de la nation, et comme le gouvernement de Guillaume 1er s’oppose aux vœux du pays, on. s’achemine graduellement, mais sûrement vers la Révolution, que certains esprits prévoient t dès lors. On lutte pour la liberté; c’est pour cela qu’au point de vue historique, l’époque est glorieuse, pleine de vitalité. Un souffle nouveau a rafraîchi les idées.

Faut-il faire remarquer qu’à cette date, la France atteignait son apogée intellectuel ? Elle était illustrée par des orateurs comme Foy et Royer-Collard ; par des professeurs comme Ville- main, Guizot, Cousin ; par des avocats comme Berryer et Dupin. Lamartine écrivait ses Méditations , Béranger ses Chansons, V. Hugo ses Orientales, F.-L. Courrier ses Pamphlets et À. Thierry, Mignet etThiers leurs histoires. « La France a été plus héroïque, plus terrible pendant la Révolution, mais à aucune époque elle n’a été plus active, plus féconde, plus vivante dans toutes les voies ouvertes à l’énergie humaine que de 1814 à 1830. La tribune française a eu des orateurs qu’on ne devait pas attendre après quinze ans de mutisme et dont l’éloquence a porté l’influence de notre patrie sur tous les peuples du monde ; la presse a improvisé des écrivains de premier ordre ; les lettres ont eu une Renaissance inespérée après l’abaisse¬ ment de la période impériale ; des génies nouveaux ont élevé ce mouvement à une hauteur que d’autres époques ont pu atteindre mais n’ont point dépassée; l’histoire a été renou¬ velée avec un éclat prestigieux; les beaux-arts, les sciences ont tenté et ouvert des voies nouvelles; l’industrie a préludé aux prodiges qu’elle devait accomplir un peu plus tard. La France

1 Defoere, Spectateur, t. II, 1815, p. 113

( VI )

revenait à une vie nouvelle, et c’est d’elle-même qu’elle la tirait, sans attendre l’initiative officielle U »

Sans participer à cette merveilleuse renaissance du génie français, la Belgique y trouvait un heureux stimulant, et pour elle surtout les années de la Restauration furent des années d’apprentissage et de progrès 2. Semblable à un sol jusque-là resté en friche, elle ne devait donner ses fruits qu’après de longues années de culture.

Ces années sont précisément celles dont nous avons à dresser le bilan. S’il n’est pas aussi brillant que l’eût souhaité notre amour-propre national, nous croyons pouvoir l’attribuer à deux causes. D'abord la plupart des écrivains de cette époque, subissant l’influence du milieu ambiant, se laissèrent entraîner dans l’orbite de la politique, et jusque 1830 l’inten¬ sité de vie publique domina et étouffa l’activité littéraire.

Une seconde cause de la stérilité de ces quinze années, c’est ‘que ceux qui -prétendaient diriger ou former l’opinion ne se souciaient que de persuader et négligèrent de plaire : il leur manquait le sentiment esthétique. Leur excuse, c’est que le public y était aussi indifférent qu’eux : la recherche du beau comme tel ne passionnait personne. C’est pourquoi cette his¬ toire, de la littérature française en Belgique pendant la domina¬ tion hollandaise ne peut être que le chapitre préliminaire d’une histoire de la littérature belge éclose au lendemain de 1830.

1 Lavallée, Histoire des Français, t. V, p. 377.

A. Le Roy, Liber memorialis : Nypels, p. 42.

HISTOIRE

DE LA

LITTÉRATURE FRANÇAISE EN RELGIQUE

O

r>E 1815 A 1S30

CHAPITRE PREMIER.

L’Histoire et la Littérature. Caractères généraux de la littérature belge de 1815 à 1830.

1815 nous a fait nation , écrit de Gerlache 1 ; or, si la signa¬ ture des diplomates peut creuser un abîme entre le passé et l’avenir d’un peuple, modifier en un jour son organisation sociale, créer de nouvelles conditions de vie et l’associer à d’autres destinées, il se trouve qu’il n’en est pas de même de son état intellectuel.

Ce n’est pas un traité ou un Congrès qui, du jour au lende¬ main, fera table rase des influences acquises dans le domaine de la pensée, créera d’un coup une littérature nationale et fera sortir en quelque sorte du sol des penseurs, des poètes, des orateurs. Non, le procédé n’est pas si rapide, ni le changement si brusque : un trait de plume ne raye pas une série d’in¬ fluences qui ont leur racine dans le passé.

1 de Gerlache, Histoire du royaume des Pays-Bas. Bruxelles, Hayez, 1842, 3 vol., 1. 1, p. 290.

En conséquence, nous devrons exposer dans les grandes lignes l’état de notre patrie avant 1815 i ; car les vingt années de ia domination française, et celles aussi qui la précédèrent, firent encore sentir leur action durant le règne du roi Guillaume.

Il suffit de parcourir l’histoire pour reconnaître combien les circonstances restaient peu favorables à l’éclosion de talents littéraires et au progrès de la culture intellectuelle de nos provinces. En efièt, depuis les archiducs, la Belgique, ballot¬ tée entre diverses dominations, champ de bataille de tous les peuples, avait perdu toute vie intellectuelle et littéraire. Les efforts du gouvernement autrichien auraient produit de féconds résultats s’il avait eu le temps, et si ses tendances autocra¬ tiques et novatrices à la fois n’avaient éloigné de lui les sym¬ pathies de nos provinces conservatrices avant tout. D’ailleurs, que fait-il lui-même, sinon détruire les maisons d’éducation en supprimant les Jésuites et éteindre, en dispersant les Bol- landistes, le seul foyer scientifique qui brillât chez nous? Après cela, ses fondations de collèges auxquels, pour être juste, il faut ajouter la création de l’Académie, ne réparent qu’en par¬ tie le préjudice causé. En 1788, Lesbroussart - père écrivait ces lignes découragées : « On dirait que les esprits, perdant insensiblement leur vigueur et leur activité naturelle, vont tomber dans l’inertie stérile des siècles d’ignorance. »

Vint la Révolution brabançonne, les campagnes de 1792 et 1793, puis la bataille de Fleurus (26 juin 1794) qui nous fit

1 Cf. pour l’histoire de Belgique durant cette période :

de Laiszac de Laboivie, La domination française en Belgique , 2 vol. Paris, Plon, 1895. Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège, t. III et IV. P. Poullet, La Belgique et la chute de l’Empire (Revue générale, janvier, février 1895) ; Les premières années du royaume des Pays-Bas (Ibidem, décembre 1895, janvier, février, mars 1896). Namèche, Cours d’histoire nationale, 30 vol. Louvain, Fonteyn, auquel fait suite Balau, La Belgique sous l’Empire. Louvain, 1894.

2 Lesbroussart, De l’éducation belgique. (Avant-Propos.) Bruxelles, Lemaire, 1783.

Français. Ce fut alors l’annexion systématique, réglementaire, avec ses humiliations, ses vexations, ses tyrannies, comme en pays conquis. La Terreur passa après avoir anéanti nos consti¬ tutions, nos privilèges; elle s’en prit à la religion; les tenta¬ tives de révolte furent noyées dans le sang L

Que réclamer de l’esprit national pendant ces bourrasques successives? On se bornait à lutter pour les biens suprêmes : pour la liberté, la religion, l’ordre public. On ne pensait pas aux lettres lorsqu’il s’agissait de défendre tous les jours son existence ou son pain. Aussi voyons-nous s’éteindre les lumières, s’arrêter le mouvement des esprits : l’engourdisse¬ ment et la torpeur s’emparent de tous. La décadence générale ne se trouve enrayée par aucune influence bienfaisante : la Hollande parce qu’elle est calviniste, la France parce qu’elle est philosophe et révolutionnaire, ne peuvent séduire que quelques penseurs isolés. Nous fûmes abandonnés à nous- mêmes, tandis qu’on se disputait la possession de notre sol.

Enfin, Napoléon sembla ramener le calme, clore l’ère des luttes, donner la certitude des lendemains, guérir le malaise d’une nation qui ne se sentait pas maîtresse de ses destinées. Aussi put-on constater après 1802 une indéniable et profonde amélioration dans l’esprit public 2.

S’il fallait énumérer les bienfaits qui résultèrent de notre réunion à l’Empire, nous pourrions indiquer l’unité de notre législation, la concentration des pouvoirs, le réveil des sciences et des arts, la prospérité du commerce et de l’indus¬ trie 3.

Même au point de vue exclusivement littéraire, un senti¬ ment de fierté nationale parut secouer tout à coup la torpeur des esprits. Bruxelles, Gand et Liège donnèrent le signal, a Les

1 Ad. Borgnet. Histoire des Belges à la fin du XVIIIe siècle. Bruxelles, Lacroix, 2d édition, 1861.

2 F- Poullet, Quelques notes sur l'esprit public en Belgique pendant la domination française [1795-1 8! 4). Gand, Vander Haeghen, 1896.

5 de Gerlache, op. cit., 1. 1, p. 270.

doctrines d’indépendance, dit un auteur, se formulèrent en déjeuners on lisait ses œuvres, en soupers on les chantait, en Recueils, en Annuaires, en Almanachs poétiques ou littéraires h »

On se risqua à prendre part à des concours officiels; on se lança dans la critique au feuilleton du journal départemental ; on s’avisa de citer Batteux. 11 semblait que Fon marchât vers l’émancipation, et l’Empire, alors absorbé par ses guerres en Espagne, se montrait plus large ou plus indifférent 2.

En même temps l’essor se communiquait aux études histo¬ riques. Trois fois on avait essayé de décider les Rollandistes à poursuivre leur grande entreprise hagiographique 3, et en 1810, l’institut revenait à la charge. Des hommes de valeur reprenaient, dans le silence du cabinet, les études -historiques et scientifiques. C’étaient, pour les sciences : Van Mons, de Nieuport, Van Swinden, Kesteloot et d’Omalius d’Balloy; dans l’histoire : Raepsaet, de Villeni'agne, de Bast, Cornelissen et Dewez ; dans les lettres : de Stassart, Lesbroussart et Le- mayeur.

Au fond, c’est peut-être peu de chose, si nous comparons ce mouvement à l’activité qui de nos jours s’est déployée dans les différents domaines littéraires et scientifiques ; c’est beaucoup si l’on se rappelle que toute préparation intellectuelle avait fait défaut à la génération du commencement de ce siècle.

Napoléon lui-même, malgré tout son génie, n’avait su con¬ duire à la gloire la littérature de son temps comme il y mena ses aigles triomphantes. Il aurait voulu dominer les idées

1 Au cours de cette étude, nous aurons à citer des articles parus dans le Recueil encyclopédique belge de 1834. t. III, et dus à la plume de Claes :

Quelques noies sur la critique littéraire en Belgique, pp. 66 à 77 ; Conjectures sur ï avenir littéraire de la Belgique, pp. 120 à 129; De la critique littéraire en Belgique , par Lesbroussart. (La mort empêcha Claes de l’achever), pp. 253 à 260.

De plus, un article sur V Académie de Belgique , par Lesbroussart, p. 106.

Recueil encyclopédique, t. III, p. 107.

de Reiffenberg, Introduction à la chronique de .1 lôuskes, p. lxv.

comme le monde; il aurait voulu qu’on parlât du siècle de Napoléon comme l’histoire littéraire parle des quatre grands siècles de Périclès, d’Auguste, de Léon X et Louis XIV, mais il avait mis le bâillon sur l’intelligence et le talent courtisan le suivait et marchait dans l’imitation froide et servile des XVIIe et XVIIIe siècles. Les idées nouvelles étaient mises à l’ombre, la liberté devait les amener au soleil.

Voilà, dune façon générale, ce qui se passa dans l’Empire; s’il y eut un réveil chez nous, ce fut le réveil lent et pénible d’un peuple plongé dans l’engourdissement et dans l’indiffé¬ rence.

Pour tout dire, la Belgique était restée indifférente aux suites de l’annexion, elle n’avait point participé de cœur à la vie publique, et ses nouveaux maîtres étaient loin d’avoir gagné sa confiance. Bien qu’elle fût englobée dans l’Empire, elle avait conservé un certain sentiment de sa nationalité.

Sans doute, le pays éprouvait de la lassitude ; mais n’était-ce point une lassitude naturelle au lendemain d’orages terribles, alors que le soi ravagé et pillé par les envahisseurs était encore humide du sang des batailles? Ce ne fut qu’à l’époque de la paix et du repos que Borne eut ses historiens et ses poètes.

En résumé, comme le dit très bien Claes 1 : « On voulait nous métamorphoser en Français de la Meuse et de l’Ourthe, dévoués sans s’en douter le moins du monde à Napoléon le Grand, à Joséphine, à Marie-Louise, à leur auguste dynastie. Effacés et perdus comme nous l’étions alors, au milieu de l’immense empire, que pouvait-on attendre de nous? Notre nullité littéraire égalait notre nullité politique.» Nous ne trou¬ vâmes que la force d’inertie à opposer aux tentatives d’un gou¬ vernement qui voulait nous franciser en se servant soit du théâtre, soit des écoles 2.

Dans les classes élevées de la société, on vit sans enthou¬ siasme arriver cette ère de repos que semblait promettre l’Em-

1 Recueil encyclopédique, t. III, p. 90.

2 P. Poullet, op. cit., p. 82.

pire. Les réceptions se firent moins nombreuses que durant la période autrichienne; il y eut moins de grandes existences, moins d’hôtels habités. On s’éloigna d’un pouvoir usurpateur pour aller vivre dans ses terres au fond de sa province. Toute¬ fois, de nombreux gentilshommes prirent des grades dans l’armée française, quelques-uns même acceptèrent la clef de Chambellan. Ils justifiaient le mot de Mme de Staël : « Que vouiez-vous? 11 faut bien servir quelqu’un i. »

La stabilité manquant au présent comme elle avait manqué au passé, on ne voyait rien qui pût diriger les esprits dans une voie nouvelle. L’usage vulgaire du latin commençait à déchoir et l’on ne connaissait guère ni le français ni le flamand; quand on voulut imposer à toutes nos provinces la langue officiel le et unique de l’Empire, l’esprit national regimba.

Il ne nous restait plus qu’à confesser notre nullité et à souscrire au jugement que portaient de nous nos nouveaux compatriotes. On disait même chez nous que pour écrire il fallait être Français et que la France seule possédait le génie littéraire. Le Belge baissait le front quand des hôtes devenus ses instituteurs le morigénaient. Et Dieu sait s’ils s’en faisaient faute! Nous n’étions à leurs yeux rien de moins que <ies barbares. A propos d’un professeur envoyé d’Au¬ vergne au Lycée impérial de Gand, Dussault publia dans le Journal de 1* Empire tout un feuilleton il remémorait Ovide en exil chez les Sarmates et « faisaîit tourner son exil au profit de ces peuplades sauvages 1 2. »

« Il était fort diflicile, dit Van de Weyer 3, d’être Français, homme d’esprit et écrivain satirique en faveur en haut lieu, sans nous lancer une bonne ou une mauvaise épigramme. » D’autre part, la censure avait élevé ce que Mme de Staël appelle si justement la grande muraille de Chine pour empêcher

1 Roger, Mémoires et souvenirs sur la Cour de Bruxelles, p. 147 1

2 Recueil encyclopédique, 1833, t. II, p. 218.

5 Choix d'opuscules , publiés par Delepierre en 1863. Lettre à M. Miinck, 1829 (t. I, p. 59).

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certaines idées d’arriver jusqu’à nous. En 1815 seulement, nous pûmes connaître les ouvrages de l’auteur de Corinne , tant était rigoureuse la surveillance exercée sur la librairie L Tous nos ouvrages, jusqu’aux Annuaires poétiques , devaient passer par la censure de Paris. La librairie et l’imprimerie avaient été sévèrement réglementées. Bruxelles n’avait obtenu que huit imprimeurs, et encore leur brevet était à la merci d’un caprice de l’administration 2. Des quatorze imprimeurs ou libraires que Mons possédait en 1810, on n’en laissait subsister que sept. De plus, il fallait qu’ils prêtassent serment de ne rien imprimer ni vendre qui pût porter atteinte aux devoirs des sujets envers le Souverain et à l'intérêt de l'État 3. Et comme si ces entraves n’étaient pas suffisantes, on faisait peser sur la presse de lourds impôts. Pour n’en citer qu’un exemple, le Journal de Garni versait à l’Etat le sixième des recettes encais¬ sées. Somme toute, la presse était organisée comme un service public entre les mains du gouvernement, qui en disposait à son gré 1 2 * 4 5 6.

Aussi, pendant cette période, les produits de l’imprimerie furent-ils peu abondants chez nous; le Mercure va même jusqu’à dire que c’est à peine si, durant ces vingt-cinq années, on compte deux ou trois ouvrages sortis de nos presses ».

Enfin, s’il fallait citer toutes les causes qui sous l’Empire contribuèrent à nous priver d’hommes de lettres, il en est une qui, minime en apparence, n’en a pas moins sa valeur : c’est celle qu’Alexandre Dumas signalait lorsqu’il écrivait dans la Bevue de Paris : « Dans le million d’hommes que la France a prêté à Napoléon pour faire la conquête de l’Europe, il pouvait bien se trouver trois ou quatre poètes 6. »

1 de Mérode, Souvenirs, t. I, p. 335.

2 de Reiffenberg, Introduction à la chronique de Mouskes, p. 109.

5 Mathieu, Biographie mon toise , p. 193.

1 E. De Clercq, Du régime de la presse sous l'Empire. (Revue trimes¬ trielle. avril 1865, t. III, pp. 43-101.)

5 Mercure belge, 1817, p. 138.

6 Lettre à la Bevue de Paris. (Al vin : Van Hasselt, p. 151.)

Durant ces années de domination française, nous n’avons donc h enregistrer, au point de vue littéraire, que de rares efforts, d’infructueux essais, et cette impuissance était due à l’oppression d’une part, à l’indifférence de l’autre.

La chute de Napoléon permit d’entrevoir de meilleures destinées. Au lendemain de la déchéance de l’empereur, YOb- servateur écrivait : « Un siècle semble nous séparer par les changements opérés dans les hommes et les choses du 1er février 1814, et cependant une seule année est révolue L »

Encore un nouvel essai de gouvernement, encore une nouvelle période de tâtonnements; mais du moins elle s’offrait sous les plus brillants auspices; on allait pouvoir enfin recon¬ stituer une nationalitéTainement cherchée. Le repos semblait garanti par l’Europe, qui nous associait aux destinées d’une nation jeune et forte.

Envisagée dans son ensemble, cette conception du Congrès de Vienne paraissait heureuse; elle permettait à deux peuples de se compléter. L’industrieuse activité des Belges devait trouver un débouché facile, grâce à la marine et aux colonies hollandaises; et malgré les différences de langue, de religion, de tempérament, si la liberté était appliquée généreusement et sans restriction, les deux races auraient pu vivre côte à côte et travailler de commun accord à la prospérité et à la grandeur nationale. La vie littéraire y eût trouvé son profit, et le nou¬ veau royaume lui aurait une auréole à laquelle ne saurait suppléer le bien-être matériel.

On peut même se demander si notre pays ne se trouvait pas, par le fait de sa réunion à la Hollande, dans des condi¬ tions éminemment favorables à l’éclosion d’une littérature originale. En communion incessante avec un peuple de génie tout différent, qui présentait avec des écrivains comme Vondel, Cats, Tollens, Bilderdyck, un fonds nouveau dont pouvait profiter le romantisme naissant, nos auteurs n’auraient- ils pu produire des œuvres empreintes d’une originalité

1 Observateur du 1er octobre 1815.

mi-germanicjue, mi-latine? C’est ce que l’avenir aurait montré, s’il n’avait plu à la Providence de défaire l’œuvre des diplo¬ mates de 181 o.

Néanmoins, aux débuts, tout semblait concourir à lier pour jamais les destinées des deux peuples. Guillaume 1er nous était sympathique, et son tils, le prince d’Orange, qui s’était distingué à Waterloo, était salué à Bruxelles comme un triomphateur i. Aux termes de la loi fondamentale, les libertés et les avan¬ tages commerciaux étaient identiques pour les deux peuples. Attentif aux besoins intellectuels de nos populations comme à leurs intérêts, le nouveau pouvoir fondait des universités, organisait ou subventionnait l’instruction moyenne et pri¬ maire, donnait, par ses encouragements, un grand essor à l’industrie et au commerce. Les exilés politiques français se réfugiaient chez nous comme sur une terre libre, hospitalière aux vaincus. Aussi jusqu’en 1824, les griefs n’existaient pas encore 2, Il eût été facile de les éviter, car nous ne désirions que « la garantie de la liberté individuelle et de la propriété, et pour cela, un gouvernement représentatif, le droit de ne payer l’impôt que librement et légalement, l’inviolabilité des lois et des juridictions, enfin la responsabilité des agents du gouver¬ nement 3 ». Somme toute, un programme qui représentait le maximum des justes revendications d’un peuple libre.

Or, malgré toutes ces légitimes espérances qui permettaient de croire à la renaissance d’une vie littéraire, voici le bilan que Claes dressait à la veille de 1830 : « A quoi servirait-il de le déguiser? Il n’y a pas de littérature belge, nous n’avons pas de littérature nationale; patriotisme à part, il faut être franc. Si quelqu’un peut nous montrer ce qu’on pourrait appeler une littérature belge, il aurait fait une grande découverte L »

Cette nullité absolue peut s’expliquer par deux causes géné-

1 de Gerlache, loc. cit.

2 Lebeau, Souvenirs, p. 108.

5 Spectateur, 1815, t. Ier.

1 Recueil encyclopédique, t. III, p. 66.

( -to )

raies, nous traiterons des causes particulières au cours de ce travail, c’est à savoir : l’indifférence et la politique ; toutes deux détournant les esprits d’une culture esthétique, la pre¬ mière plus néfaste que la seconde.

Je ne puis résister à l’envie de citer ici une belle page de Claes 4 témoignage d’un contemporain d'ailleurs sur cette indifférence « d’un peuple qui végète avec les idées rétré¬ cies d’un bourgeois de petite ville prenant un peu de mu¬ sique pour tous les trésors des arts; quelques lambeaux d’écrits exotiques pour une pâture littéraire suffisante et ne s'aper¬ cevant pas même de son dénûment. » 11 ajoute : « Ce qui nuira longtemps et de plus en plus à un grand développe¬ ment littéraire dans notre pays, c’est cette indifférence presque d’instinct, cette apathie qu’on dirait presque systématique pour tout ce qui n'est pas intérêt matériel, bien-être positif et exté¬ rieur, confortabiiité de la vie commune. S’il y avait fanatisme, on pourrait espérer; j’aime le fanatisme et son ardeur sacrée qu’il ne faut que bien diriger et entretenir ; il faut être fana¬ tique pour faire quelque chose de grand et de bien. S'il y avait activité, mais égarée dans de fausses routes, en la ramenant tout serait réparé; s'il y avait même une haine vivace et popu¬ laire contre un genre comme l’on peut en nourrir contre une croyance, rien ne serait perdu, car la haine accorde du moins à ses adversaires l'honneur de s'en occuper; mais l'indifférence complète, ce dédain froid, glacial, silencieux, comment y porter remède? Comment animer ces statues, et quel pouvoir magique réveillera ces populations si profondément engour¬ dies? Ce n’est pas même le dégoût des esprits blasés qui se reposent saturés de jouissance, c’est une insensibilité paisible et stupide, qui n’a pu s’élever jusqu’à comprendre l’attrait du plaisir. Qui donc tirera de sa léthargie ce peuple qui dort autour de nous? »

Tous nos écrivains se heurtaient à un préjugé national ou plutôt antinational, qui a priori les condamnait à l'impuis-

1 Recueil encyclopédique, t. III, pp. 121-123.

( Il )

sance. C’était un préjugé qui avait cours dans la jurisprudence des salons comme dans le jargon des cafés. Si quelque auda¬ cieux cherchait à vaincre l’opinion dominante, on disait : Je ne lirai pas ça, je n’irai pas voir ça •. Pour rencontrer la gloire, il fallait l’aller chercher à Paris 2.

Cette mésestime de nous-mêmes provenait de l’existence aléatoire qui avait été celle de nos provinces depuis tant d’années. Si la réaction tarda si longtemps, c’est parce que sous la domination hollandaise la politique était l’unique préoccu¬ pation de tous. Le Mercure se faisait l’interprète du sentiment général qui animait les Belges lorsqu’il écrivait ^ : « II faut tou¬ jours aller au plus pressé. Notre grande affaire à nous, c’est d’être libres, et, pour l’être, il faut que l’éducation constitu¬ tionnelle de l’Europe soit achevée; elle ne le sera qu’à force de présenter aux esprits, sous toutes les formes, les vérités solen¬ nelles qu’invoquent tour à tour les peuples. »

Ouvrez les journaux, revues, publications en vers ou en prose de l’époque, et vous y verrez traitées ces vérités solen¬ nelles : l’enseignement, la liberté des cultes et de la presse, les garanties constitutionnelles. Tout est discuté, étalé avec force preuves historiques à l’appui, car et ceci vaut mieux on a repris l’étude des coutumes et des lois du pays.

C’est ce qui fait que la littérature belge de 1815 à 1830, au moins en majeure partie, peut s’appeler littérature politique.

Nous assistons chez nous au même phénomène qu’en France 1 2 * 4, les talents en moins. La littérature est toute de circonstance; elle puise son intérêt dans l’actualité des luttes et des passions politiques.

La politique est générale, elle est l’affaire de tous 8, la litté-

1 Lesbroussàrt, Revue belge , 1840, t. XIV, p. 280.

2 Annales belgiques, 1821. A propos de l’Esprit de l’Église , par de Potter.

5 Mercure belge , 1821, t. X, p. 393.

4 Cf. Thureau-Dangin, Histoire de la monarchie de Juillet, le chapitre Influence de la littérature et du théâtre sur les événements.

s Cf. Mercure belge, 1818, t. IV, p. 93.

Tome LXII.

B

( 12 )

rature en est envahie : on a l’élégie politique, la chanson politique, l’apologue et la satire en sont une des formes pré¬ férées; l’art dramatique cède à la contagion, et nous trouvons une Manie de la politique qui critique ce que nous critiquons ici. Même les beaux arts étaient envahis par ce fléau, et chacun s’en servait pour l’attaque ou pour la défense l 2. Pour un peu, on en aurait été réduit à la lecture des Droits de l’homme, du catéchisme du citoyen et des chefs-d’œuvre politiques de nos sages.

Aussi l’époque ne produisit-elle que peu de livres lisibles; quant aux écrivains; écrivains semi-officiels surtout, ils aspi¬ raient moins aux suffrages des connaisseurs qu’à une petite gratification ou à un sourire d’en haut. Ils se croyaient ample¬ ment récompensés quand on leur octroyait le ruban du Lion Belgique, ou une tabatière d’or, ou une bague de prix qu’accompagnait une lettre flatteuse 2.

A quoi donc tenait cet engouement pour les questions poli¬ tiques? Et pourquoi les forces vives de la nation étaient-elles accaparées par des querelles qui nous détournaient d’une voie plus féconde? C’était la politique malhabile de Guillaume qui venait anéantir toutes les espérances fondées sur ce royaume naissant. Sans doute, il faut reconnaître qu’il nous fit du bien, et beaucoup même, comme nous l’avons dit précédemment; mais il eut le tort de prendre à la lettre la décision du Congrès de Vienne, qui nous donnait à la Hollande comme accroisse¬ ment de territoire. Au lieu de faciliter la fusion des deux peuples, de laisser aux Belges le temps de connaître leurs nouveaux frères et d’étudier les lois nouvelles d’un régime nou¬ veau, le roi brusqua ses sujets, et peu à peu la confiance des Belges s’éloigna du trône.

Dès les premiers jours, le gouvernement montra qu’il voyait en nous non un peuple libre destiné à s’unir aux Hol¬ landais, mais des sujets qu’il pouvait mener à son gré. De leur

1 Mercure belge, 1818, t. V, p. 476.

2 Recueil encyclopédique , t. III, pp. 125, 128.

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côté, les Belges oublièrent les bienfaits des libertés recon¬ quises en voyant le danger de celles qui étaient menacées; ils se sentirent de nouveau opprimés par l’étranger, et toutes les énergies morales et intellectuelles de la nation furent absorbées par la lutte patriotique. Les premières manifestations de notre réveil national furent d’ordre politique, et ne pouvaient être autre chose : c’est seulement après être redevenus un peuple indépendant, que nous devions trouver le loisir et la liberté d’esprit nécessaires au culte des lettres, et voilà pourquoi l'his¬ toire de notre littérature ne commence pas avant 1830.

Ce qui précède cette date mérite cependant d’être étudié, parce qu’à aucune époque les facultés littéraires d’un peuple ne sont complètement engourdies et que toujours il en couve au moins quelques étincelles sous la cendre. Notre sujet a donc son intérêt, si restreint qu’il soit, et l’histoire de la vie littéraire en Belgique pendant quinze ans est une page de l’histoire générale. En voyant tout ce qu’il y a d’esprits émi¬ nents et de cœurs chauds tournés vers les combats de la poli¬ tique, des talents qu’à une époque plus tranquille les luttes n’auraient pas réclamés, nous nous rendrons mieux compte de l’intérêt passionné et exclusif que présentait à ce moment le conflit d’où est sortie l’indépendance de la Belgique; nous apprécierons mieux aussi les sacrifices que notre pays s’est imposés pour conquérir sa liberté et l’immense intérêt qu’il y a pour nous à la conserver.

(-14 )

CHAPITRE II.

Éléments qui ont nui ou contribué au développement littéraire

des Pays-Bas.

1. L’Académie. 2. L’Enseignement. 3. Les Sociétés littéraires. 4. Les réfugiés français.

5. Le flamand. 6. Le wallon.

1 L’Académie.

Éd. Mailly, Histoire de l'Académie impériale et royale des sciences et belles-lettres {1769-1794), 2 vol. Bruxelles, Hayez.

Académie de Belgique, Centième anniversaire de sa fondation {1772- 1872), 2 vol. (Le premier consacré aux lettres, rapports de Tho* nissen et de Quetelet.)

Polain, Notice sur V Académie. (Annuaire de la Société d’émulation de Liège, 1857, pp. 224-246.)'

Biographie nationale, voir à de Felz.

Renseignements et documents dans les Annuaires de l’Académie., 1835-1843.

Une institution paraissait destinée à grouper autour d’elle les tentatives éparses, à condenser les efforts isolés et à impri¬ mer aux esprits une direction intellectuelle par le moyen des questions qu’elle mettait au concours, de ses publications, de la solidarité qu’elle établissait entre les travailleurs de la pen¬ sée : c’était l’Académie. Toutefois, ne préjugeons pas une influence plus considérable que ne le comporte pareille insti¬ tution. Une Académie n’a sur la littérature qu’une influence indirecte; il n’y a que les sciences que l’on puisse cultiver en commun. Par comparaison, une Académie est aux sciences ce qu’une exposition est à l’industrie ou au commerce : c’est-à- dire une concentration de forces intellectuelles comme de

( ro )

progrès matériels qui met en vedette l’effort personnel et les résultats combinés. Quant aux lettres, elles ont quelque chose d’individuel et de spontané qui les dérobe à l'influence des corps. L’exemple de l’Académie française ne prouve rien, car elle n’est en quelque sorte que la consécration du talent. Les académies peuvent développer le goût pour la vie scientifique, c’est-à-dire intellectuelle, et créer une atmosphère dans laquelle mûriront plus facilement les productions de la pensée dans tous les genres. Mais pour que ce but fût réalisé chez nous, il fallait deux choses qui manquèrent : le temps et la paix.

L’influence réparatrice de la maison d’Autriche avait favo¬ risé la naissance de la Société littéraire 1 . Fondée par Cobenzl avec le concours du prince Charles de Lorraine, la Société tint sa première séance le 5 mai 1769. A peine née, elle se trouvait aux prises avec certaines difficultés, lorsque le prince de Star- hemberg en proposa la réorganisation. Par lettres patentes du 16 décembre 1792, Marie-Thérèse confirmait le titre et les pri¬ vilèges de Y Académie impériale et royale des Sciences et Belles- Lettres .

Le titre de belles-lettres pouvait faire croire que l’Académie avait pour mission de cultiver et de faire progresser la littéra¬ ture, mais le rapport de Kaunitz en 1768 1 2 nous édifie à cet égard, t! suffirait pour nous expliquer comment, dans ce domaine du moins, les efforts de l’Académie restèrent stériles ou ne favorisèrent qu’une branche des connaissances.

Tout en reconnaissant l’utilité de la Société nouvelle, Kau¬ nitz écartait expressément de l’institution tout ce qui était de nature à faire croire qu’elle avait en vue l’exercice et l’avance¬ ment des seules belles-lettres, fl voulait que l’Académie se pro¬ posât un but pratique, et tournât toute son activité vers les sciences utiles à l’humanité et nécessaires à l’industrie.

1 Cf. Discours préliminaire sur l'état des lettres dans les Pays-Bas et sur l'érection de U Académie impériale et royale des sciences et belles-lettres de Bruxelles. (Mém. de l’Acad. impér. et roy. de Bruxelles, t. Ier, 1772.)

2 Mailly, op. cit., t. I, p. 15.

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Dans son opinion, les belles-lettres pouvaient servir d’amu¬ sement et d’instruction à quelques particuliers, mais elles ne méritaient pas de la part d’un souverain des encouragements de préférence. Vraiment, Kaunitz leur faisait peu d’honneur.

Nos académiciens, que le rapport de Kaunitz avait mis à l’aise quant au souci de la culture littéraire, prisèrent si peu cette recherche esthétique qu’ils ne s’inquiétaient pas même d’observer les règles de la grammaire. On en arriva à un tel abus que le 6 septembre 177o, on délibéra sur les moyens d’éviter les fautes de style et d’orthographe. Il y eut quelques membres qui proposèrent de choisir un correcteur attitré. On eut la pudeur de refuser pareil remède dans la crainte de pro¬ duire un mauvais effet Sur le public.

Malgré ces tares, l’Académie de Marie-Thérèse eut pour bons résultats de donner l’impulsion aux études historiques et scientifiques, de grouper les savants et de favoriser leurs recherches. Elle renfermait alors dans son sein des historiens comme Des Roches, de Chasteleer, Paquot, Ghesquière, Les- broussart et Néiis; des hommes de science comme Mann et Needham; des mathématiciens comme de Nieuport et Bour- noms; des astronomes comme I’âbbé Chevalier; sans oublier l’abbé Marcy, qui traitait les questions d’enseignement.

En outre, l’Académie entreprit la série de publications1 qui se continue encore de nos jours; de 1769 à 1794, elle mit au concours des sujets qui se rapportaient pour la plupart aux sciences et à l’histoire; à peine peut-on en citer trois 2 qui

1 Elle publia cinq volumes in-4° de Mémoires , dont le dernier parut en 1788. Les mémoires couronnés, y compris ceux de la Société littéraire fondée en 1769, forment quinze ou vingt volumes in-4° et in-8°.

2 Voici ces trois questions :

A quoi doit-on attribuer que les belles-lettres ont été plus cultivées

sous le règne orageux de Philippe II que sous le règne paisible de Marie- Thérèse ? (Sans date.)

1782. La renaissance et l’état des lettres aux Pays-Bas sous Charles- Quint.

1794. Quel était l’état des lettres dans les Pays-Bas sous les ducs de Bourqoqne ?

ci

( 17 )

sont du domaine littéraire, et encore, nul concurrent, s’il y en eut, n’obtint de récompense.

Somme toute, pour cette période de la fin du XVIIIe siècle, c’est aux travaux de l’Académie que se réduit l’ensemble des efforts littéraires, historiques et scientifiques de notre pays i . Cette institution n’avait pas dépassé le noyau d’hommes savants et studieux qu’elle était parvenue à grouper. Son influence salutaire aurait pu cependant s’étendre et gagner les esprits quand survint la révolution. L’Académie fut supprimée (1794) 2, sa bibliothèque pillée, les académiciens dispersés 3. L’œuvre si laborieusement élaborée disparaissait, et encore une fois tout était à refaire.

En 1799, l’Administration départementale tenta une restau¬ ration de l’ancienne Académie sous le titre de Société libre des arts , des sciences et des lettres 4. Malgré l’appui du ministre de l’intérieur François de Neufchâteau, cette tentative paraît n’avoir pas abouti ; en tous cas, il ne nous reste de la Société que des règlements, une liste des membres et quelques lettres».

Il était réservé à Guillaume Ier et à l’intelligente protection de son ministre Falck, de rétablir officiellement l’Académie de Marie-Thérèse. Par ordonnance du 3 juillet 1816, elle prenait le titre cY Académie royale des sciences et belles- lettres. Elle renfermait deux classes : celle des sciences, comprenant vingt- neuf membres; celle d’histoire et de littérature, qui en comp¬ tait dix-neuf. En 1820, elle s’adjoignait des membres corres¬ pondants.

1 Thonissen, Rapport séculaire.

- de Reiffenberg, Introduction à la chronique de Philippe Mouskes.

3 Gachard, op. cit., p. 200.

* Cf. Ëd. Mailly, Étude pour servir à l’histoire de la culture intellec¬ tuelle, etc. (Mém. cour., in-8°, t. XL, p. 10.)

8 L’administration avait désigné vingt membres, qui devaient s’en adjoindre vingt autres. Parmi ceux qui avaient été choisis, on peut citer : Rouillé, Lesbroussart, Van Mons, de Nieuport, Plasschaert, Gendebien, Dotren°;e *.

* Cf. Van Hulst, Revue de Liège, t. II, 18H, p.648.

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Le baron de Felz avait été choisi comme président, Van Hulthem comme secrétaire. Ses membres les plus notables étaient de Nieuport, Quetelet, Garnier, Kickx, Dandelin, Pagani, Cauchy et d’Omalius d’Halloy, qui représentaient les études scientifiques, tandis que Rapsaet, Dewez, de Villen- fagne, Raoux, Meyer et de Reiffenberg se consacraient à l’histoire.

Quetelet nous a laissé l’intéressante physionomie de cette Académie un peu caduque, et il explique le far mente auquel s’abandonnaient la plupart de ses membres. « Les séances, écri¬ vait-il en 1841 1, étaient loin de présenter, pendant les pre¬ mières années, l'activité et j’oserais dire l’importance scienti¬ fique qu’elles offrent aujourd’hui. Un local étroit, au fond de l’ancienne cour de Rourgogne, réunissait tous les mois quelques membres plus assidus que nombreux. Ces séances, pour être moins suivies, n’étaient cependant pas sans charme; c’était bien plus, il est vrai, de douces causeries que de savantes discussions, mais ces causeries mêmes venaient tou¬ jours aboutir vers le champ des sciences. La plupart des membres habitaient loin de Rruxelles, une partie des autres avaient appartenu à l’ancienne Académie de Marie-Thérèse, et leur grand âge ne leur permettait guère de se livrer avec quel¬ que activité à des travaux intellectuels. Aussi était-on arrivé à l’année 1822, et l’on n’avait publié qu’un seul volume des mémoires des membres 1 2 3. Encore la plupart des écrits qu’il contient avaient-ils été retirés des anciens cartons ils se trouvaient ensevelis depuis T794. »

En outre, les membres qui habitaient la Hollande livraient leurs communications à V Institut des Pays-Bas 3. L’Académie n’avait pas été heureusement inspirée dans le choix de son

1 Quetelet, Sciences physiques et mathématiques, p. 327, note.

2 De 1815 à 1830, l’Académie fit paraître six volumes de mémoires de ses membres et cinq volumes de mémoires couronnés.

3 Polain, Annuaire de l’Émulation, p. 234.

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secrétaire Van Hulthem, dont l’incurie était notoire 1. Il lut remplacé en 1821 par Dewez, en même temps que le prince de Gavre succédait à de Felz comme président. Dewez avait plus de souplesse et de facilité, sinon de style, du moins de caractère, mais pas plus que Van Hulthem il n’était l’homme qui convînt pour activer les travaux de l’Aca¬ démie 2.

Aussi cette institution parut-elle surannée; on lui repro¬ chait d’être démodée pour le ton, le style, la langue, le choix des sujets, la forme des traités; et, ajoutait Claes : « On dirait que maîtres et élèves des Inscriptions et Belles-Lettres, réveillés mal à propos au milieu du XIXe siècle, n’écrivent que pour complaire aux Saumaises survivants1 2 3 4. »

L’influence de l’Académie ne s’exerçait que sur quelques sa¬ vants, professeurs ou amateurs; le gros du public restait à l'écart et, sauf de rares exceptions, nul n’ambitionnait le titre d'aca¬ démicien 4. Peu à peu le public, même lettré, cessa de s’inté¬ resser aux travaux de l’Académie. Ce n’était, heureusement, qu’une crise passagère. Encore quelques années, et nous ver¬ rons cette institution refleurir avec les de Reiffenberg et les Quetelet, qui lui apporteront leur jeunesse et leur ardeur au travail. Mais cette régénération ne s’effectua que vers la tin de la période qui nous occupe, et les effets n’en devinrent visibles qu’après l’orage de 1830.,

1 Quetelet, op. cit., p. 320. Goethals, Lectures relatives à U his¬ toire des sciences , t. IV, p. 343. Mailly, Notice sur Quetelet. (Annuaire de l’Académie, 1875. j

2 Goethals, Lectures , t. III, p. 327.

3 Recueil encyclopédique, t. III, p. 125.

4 Goethals, loc. cit.

2. L’Enseignement.

Théodore Juste, Essai sur V histoire de l'instruction publique en Belgique. Bruxelles, Jamar, 1844.

Greyson, Histoire de l'instruction publique, dans Patria belqica, t. III, pp. 267-290.

Raingo, Mémoire sur les changements opérés dans l'instruction publique depuis le règne de Marie-Thérèse jusqu'il ce jour, 106 pages. (Mém. de l’Acad. de Bruxelles, t. VI, 1827, in-4°.) (Cf. sur ce mémoire Revue générale , 1844, février, p. 264, note.)

Nothomb, État de l'instruction supérieure en Belgique. Bruxelles, Devroye, 1844, 2 vol. État de l'instruction moyenne en Belgique. Bruxelles, Devroye, 1843. État de l'instruction primaire en Belgique. Bruxelles, Remv, 1842.

Stecher, Falck. (Bulletins de l’Académie, 3e série, t. III, 5, 1882. pp. 605-652.)

Dehaut. De l'état actuel de l' instruction publique. (Revue belge, 1838. t. X, p. 237; 1839, t. XI, p. 42.)

A. Verhaegen, Les cinquante dernières années de l'ancienne Université de Louvain. (Liège, Société bibliographique belge, 1884.)

E. Mathieu, Histoire de V enseignement primaire en Hainaut. (Mém. et PUBLICAT. DE LA SOC. DES SCIENCES, DES ARTS ET DES LETTRES DU HAI-

naut, 1893, 5e série, t. VI, pp. 89-577.)

Le Roy, Liber memorialis . L’Université de Liège depuis sa fondation. Liège, Carmanne, 1869, pp. xvi-xlii.

V. Cousin, De l'instruction publique en Hollande , t. III, p. 237 des CEuvres de V. Cousin , 4 vol. Bruxelles, Soc. belge de librairie, 1841.

Pour qu’une nation puisse se flatter de posséder une litté¬ rature, il faut qu’elle produise sinon des hommes de génie, du moins un nombre suffisant d’écrivains de valeur. Mais cette condition en suppose plusieurs autres, notamment des insti¬ tutions d’enseignement le talent puisse se former et se développer, et des milieux intellectuels les produits de l’esprit soient appréciés et les auteurs encouragés.

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Nos pères, malheureusement, ne connurent pas les bienfaits d’une instruction solide, car, d’une manière générale, les réformes qu’apporta chaque nouveau Gouvernement dans l’enseignement ne purent avoir d’heureux résultats par cela même qu’elles manquèrent de durée et de stabilité.

En 1765, lorsqu’il s’agissait de fonder l’Académie, Schœpflin disait i : « La décadence des lettres qui se manifeste dans les Pays-Bas est un événement auquel on ne devait jamais s’attendre dans une si belle région de l’Europe, elles avaient brillé depuis qu’on les a vus renaître ». La cause de cette déca¬ dence se trouvait pour lui dans les vices et les lacunes de l’enseignement. Les talents subsistent, disait-il, mais on les a déroutés et mal conduits. La jeunesse devrait être préparée de bonne heure à l’étude de la géographie et de l’histoire ancienne et moderne.

Marie-Thérèse avait trouvé l’enseignement dans un état déplorable; tout s’v faisait en latin et l’on ne parvenait même -pas à former des latinistes. Animée des meilleures intentions, elle fit venir de France Lesbroussart père, pour procéder à la réforme dés humanités 1 2 3 * 5. L’Université de Louvain fut réorgani¬ sée et l’on défendit aux jeunes gens de faire leurs études à l’étranger 3. Pour remplacer les Jésuites, en 1773, le gouver¬ nement créa des établissements d’instruction moyenne. On prit des professeurs à l’étranger, sans y mettre toutefois beau¬ coup de discernement, et l’on fonda à Bruxelles un grand col¬ lège Thérésien et treize autres en province 4; la surveillance fut réorganisée, des concours furent imposés aux candidats aux chaires professorales ^ les livres classiques démodés furent remplacés par de meilleurs ouvrages ; un règlement de police et de discipline ainsi qu’un plan d’études uniforme

1 Éd. Mailly, Histoire de V Académie, t. I, p. 6.

2 Revue de Liège, 1844, t. II, p. 640.

3 Ratngo, pp. 14, 15.

i Idem, p. 20.

5 Idem, p. 21.

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furent édictés. Enfin le programme fut élargi : au latin on ajouta le grec, les sciences, l’histoire et la géographie 1.

Toutes ces réformes furent introduites en 1777 et continuées jusqu’aux premières années du règne de Joseph II. Ce dernier abusa des innovations : il établit le Collège philosophique et supprima l’Université de Louvain. La Révolution brabançonne anéantit ses décrets et Léopold II s’empressa de confirmer le retour à l’ancien état de choses. L’enseignement des humanités se ressentit de. ces troubles et le règne de l’anarchie recom¬ mença.

Quant à l’enseignement primaire 2, le temps avait manqué pour l’accomplissement de réformes sérieuses, telle que l’in¬ stitution des écoles' normales que projetait le gouverne¬ ment 3.

Cette bienveillance du pouvoir vis-à-vis des études avait porté de bons fruits; on avait pris goût aux connaissances his¬ toriques et géographiques ; le langage vulgaire s’était perfec¬ tionné, et dans certaine société on se prêtait aux causeries lit¬ téraires 4. C’était une impulsion heureuse. Pourquoi faut-il que les événements soient venus si tôt la contrarier 1 2 3 4 * ?

La Révolution, qui supprimait d’un coup les anciennes insti¬ tutions, prétendait tout reconstituer. Les discussions sur l’en¬ seignement occupèrent maintes fois les Assemblées de la Répu¬ blique. De nombreux décrets furent votés, mais ils ne furent guère que lettre morte 6. On créa des écoles primaires et des

1 Raingo, p. 24.

2 Nous conseillons aux amateurs de détails originaux et typiques la lecture des Notul su bazé skol vi tin, en wallon, par Forir, sont narrés les faits et gestes des écoliers de Liège avant 1796. ( Bulletin de la Soc. Liégeoise de littérature wallonne, 1861. 4e année, 2e partie, p. 66), et aussi Hock, Liège sous le régime hollandais, p. 155.

5 Raingo, p. 43.

4 Idem, pp. 44-46.

^ Cf. Éd. Mailly, Étude pour servir à l'histoire de la culture intellec¬ tuelle à Bruxelles pendant la réunion de la Belgique à la France, 46 pages, (Mémoires couronnés et autres mémoires, t. XL. 1887, in-8°.)

6 J. Simon, L'École , p. 35.

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écoles centrales, et l’on élabora un projet d’écoles spé¬ ciales 1.

Pour les écoles primaires, on ne trouva pas d’instituteurs en nombre suffisant; beaucoup étaient incapables ou n’inspiraient qu’une médiocre confiance aux parents. Or, comme la Répu¬ blique avait fermé les écoles privées qui n’enseignaient pas les principes delà fameuse déclaration des Droits de l’homme et du citoyen 2, et comme les familles avaient en horreur les innovations républicaines, les écoles furent laissées presque totalement à l’abandon 1 2 3.

Seules, les écoles centrales furent organisées avec quelque succès dans les neuf départements des Pays-Bas. Pour les faire prospérer, le Directoire décida que tout candidat aux postes du gouvernement devait fournir un certificat constatant qu’il les avait fréquentées 4 *. Le programme en était magnifique, mais la transition était trop brusque, et les professeurs pas plus que les élèves n’étaient capables de venir à bout de ce qu’on exigeait d’eux 5. Aussi, quand ces élèves vinrent plus tard s’asseoir aux cours de littérature qui se donnaient à l’école de Bruxelles,* Rouillé et Lesbroussart se crurent obligés de leur faire suivre des cours complémentaires d’humanités, et à cette occasion les maîtres reçurent les félicitations du ministre Chaptal 6.

Quant à l’enseignement supérieur, la seule Université de Louvain, qui le représentait, avait été supprimée depuis 1797 et rien ne la remplaçait.

En somme, la Révolution avait détruit sans pouvoir recon¬ struire. Aussi, en 1800, Régnault de Saint-Jean d’Angely récla¬ mait-il une réorganisation complète de l’enseignement, et deux ans après Portalis faisait au corps législatif un rapport il

1 Raingo, pp. 48-50.

2 Mathieu, op. cit., pp. 188-186.

3 Raingo, p. 51. Poullet, op. cit., pp. 20-21.

1 Nothomb, État cle V instruction supérieure, p. vm.

s Le Roy, op. cit., p. xviii.

6 Van Hulst, Revue de Liège, 1844, t. II, p. 650.

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exposait le résultat de dix années d’essais et de législation t : « Il est temps, disait-il, que les théories se taisent devant les faits. Point d’instruction sans éducation et point d’éducation sans morale et sans religion. Les professeurs ont enseigné dans le désert parce qu’on a proclamé imprudemment qu’il ne fallait pas parler de religion dans les écoles. L’instruction est nulle depuis dix ans. »

Le gouvernement de 1802 rentra dans les voies pratiques et raisonnables et renonça à l’enseignement obligatoire. Il y gagna quelque faveur dans nos'contrées, et les écoles primaires furent fréquentées autant qu’on pouvait le désirer 2. On apprécia davantage la réorganisation de l’enseignement secondaire et, toutes proportions gardées, les lycées comptèrent plus d’élèves que les écoles populaires 3. Toutefois si les écoles suffisaient ^ le personnel enseignant manquait de préparation et n’était pas à la hauteur de sa tâche, les méthodes suivies étaient détes¬ tables et les livres élémentaires, rares 3. Ainsi les meilleures réformes restaient-elles entravées dans leur exécution.

Le décret du 17 mars 1808 vint encore une fois tout modi¬ fier. C’était une œuvre merveilleuse d’unité et de concentration, comme celles que concevait Napoléon, mais aussi une œuvre d’asservissement. Un grand-maître avait la direction de toute l’Université, en dehors de laquelle ne pouvait exister d’ensei¬ gnement.

Une Académie avec Faculté de droit 6, de science et de lettres fut installée à Bruxelles 1 2 * * 5 * 7. Elle avait sous sa dépendance les trois lycées de Bruxelles, de Gand et de Bruges, plus une

1 Juste, op. cit., p. 257.

2 Poullet, op. cit., p. 63.

5 Idem.

* Pour le lycée de Bruxelles, cf. l’étude de Mailly, p. 18.

5 Raingo, pp. 56-58. Juste, op. cit., chap. X.

Raingo, p. 67. Mailly, op. cit., p. 22.

7 Une école de droit avait été établie en 1806. Le décret de 1808 ajou¬ tait une Faculté des sciences et des lettres. Van Hulthem était recteur de l’Académie.

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cinquantaine de lycées ou pensions L Liège fut le siège d’une autre Académie, de laquelle dépendaient une vingtaine d’éta¬ blissements.

L’enseignement ne fut guère amélioré; on allait y pourvoir quand survint la chute de l’Empire.

Cette organisation eut quelque succès; le lycée de Bruxelles produisit de brillants sujets 1 2 3 *; et Napoléon le mettait au rang des meilleurs lycées de France. Les sciences refleurirent, les mathématiques particulièrement, parce qu’elles préparaient aux emplois de l’administration civile et de l’état militaire. Mais ce progrès s’opéra au préjudice des belles-lettres 3, et si nous interrogeons les contemporains, ils nous diront pour¬ quoi ce projet de relèvement intellectuel échoua.

cc Les lycées, écrit de Reiffenberg 4, avaient été surtout destinés à former des artilleurs et des soldats. La philosophie et la haute littérature y étaient nulles, ainsi que dans les Acadé¬ mies succursales de la grande et despotique Université de M. de Fontaines, organisée militairement comme le reste de l’Empire avec ses généraux, ses officiers, ses fantassins et ses goujats. »' Ailleurs d’Auvin écrit 3 : « Les jeunes gens qui avaient dix ans au commencement de la Révolution française n’ont pu jouir que de l’éducation privée que leur ont donnée ou fait donner leurs parents. L’instruction publique ayant été nulle pendant dix ans, la plupart ont été sans études et sans application ; vinrent ensuite les lycées et l’école polytechnique, il y eut des maîtres habiles, mais la religion et les mœurs6 y furent entièrement oubliées, hormis toutefois qu’elles ne se trouvassent dans le roulement des tambours. »

1 A la tin du régime impérial, ce nombre monta jusqu’à quatre-vingt- quatre. (Raixgo, p. 68.)

2 Éd. Smits, Préface à ses OEuvres, t. I, p. xvn.

5 Raingo, p. 73.

i de Reiffenberg, Souvenirs d’un pèlerinage en U honneur de Schiller. (Notice sur Bekker, notes, p. 421.)

3 Mélange de littérature et de politique, t. III, p. 83.)

6 Cf. Le Catholique des Pays-Bas , 9 mars 1827.

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C’était le tambour, en effet, qui remplaçait la cloche du collège i ; la discipline avait une allure militaire, et l’organi¬ sation était conçue d’après celle du régiment. Tout ce système, destiné à former des soldats et des adorateurs de l’Empire, nous laissait peu d’espoir de récolter pour la période hollan¬ daise une moisson d’esprits littéraires. ,

En Hollande, l’enseignement n’avait pas éprouvé les mêmes vicissitudes que dans nos provinces. Les études supérieures y avaient acquis une réputation européenne que justifiaient le talent et la science des WyttenJjach ou des Mahn. Au degré inférieur, les 5,000 écoles étaient fréquentées par 240,000 en¬ fants 1 2 * 4 5.

Il faut rendre à Guillaume Ier cette justice qu’il se montra animé, en bien des réformes, des meilleures intentions, et qu’il voulait sincèrement élever la Belgique au niveau de la Hol¬ lande; même ce fut la manie de vouloir nous hollandiser qui fit sombrer son système et amena la révolution. Pour arriver à ses fins, il crut pouvoir se servir de l’enseignement; son gouvernement mit la main sur toute l’instruction et se fit littéralement maître d’école <L

La tâche fut ardue; l’instruction primaire était dans un état lamentable L il fallait remédier aux fautes des régimes anté¬ rieurs et suppléer au manque d’établissements 5. Une com¬ mission étudia la réorganisation de l’instruction; des jurys plus tard commissions provinciales furent chargés de déli¬ vrer des certificats de capacité aux instituteurs et de veiller aux écoles; pour favoriser les études des maîtres, on créa dans chaque canton des sociétés d’instituteurs avec bibliothèque

1 Mercure belge , 1819.

2 Cf. Cousin.

5 Dehaut, Revue belge , t. X, p. 278.

4 Cf. sur ce pitoyable état de l’instruction, l’intéressant Rapport de la Commission d'instruction du Grand-Duché de Luxembourg, publié par Cousin dans l'Instruction publique en Hollande , t. III de ses OEuvres, p. 347.

5 Raingo, p. 85. Juste, op. cit., p. 282.

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circulante. Le pouvoir accorda toute sa bienveillance aux sociétés de province établies en vue de l’amélioration de l’in- struction élémentaire. Une société hollandaise : Tôt mit van 't Algemeen (pour le Bien public), avait pris la tête du mouve¬ ment. Enfin, des maîtres instruits sortaient des différentes écoles normales établies à Lierre, Liège, Mons, Maestricht et Luxembourg i.

En elles-mêmes, ces réformes étaient excellentes; mais il faut se rendre compte de l’état d’esprit de nos provinces, ren¬ dues méfiantes par tant d’années de déconvenues. On crut que le gouvernement supprimait la liberté de l’enseignement pour faire de celui-ci un instrument de propagande hollandaise et protestante, et l’on se méfia de professeurs hollandais ou formés dans les écoles normales hollandaises, ainsi que d’une instruction qui s’inspirait d’ouvrages protestants. C’est pour¬ quoi l’on réalisa peu de progrès, et tout ce qui fut accompli dans le sens des améliorations le fut surtout par l’initiative -privée 2.

Dans l’enseignement moyen, il y eut également d’excellentes réformes. En 1816 et 1817, on réorganisa les collèges commu¬ naux préparatoires aux études scientifiques; des athénées furent établis dans differentes villes; en 1827, l’enseignement moyen était représenté par quarante-cinq athénées et collèges. On exigea des professeurs la garantie d’un diplôme 3, et ceux qui étaient déjà en fonctions durent subir un examen, ce qui ne laissa pas de vexer de vieux pédagogues L En 1820, sur l’initiative de quelques professeurs1 2 3 4 5, des cours propédeutiques furent établis à l’Université de Liège pour la formation des professeurs d’humanités 6.

1 Hamelius, chap. III. Annales belg., 1822.

2 Mathieu, op. cit., pp. 190-191. Juste, op. cit., chap. XI.

5 Raingo, p. 92.

4 Dehaut, Revue belge, t. X, p. 284.

5 C’étaient Fuss, Denzinger, Wagemann.

c Cf. Nothomb, Instruction supérieure , p. lvii.

Tome LXIL

c

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Cette tentative isolée fut reprise en 1827, année qui vit la création des cours pédagogiques. Les résultats de cette initia¬ tive furent appréciables et imprimèrent une nouvelle vigueur aux études L Enfin un inspecteur et des bureaux d’administra¬ tion furent chargés de la surveillance des établissements.

Tout cela était sans doute excellent; il n’en est pas moins vrai que la liberté de l’enseignement avait été supprimée. Le gouvernement avait monopolisé1 2 3 * 5 6 toute l’instruction, nul collège ne pouvait être créé sans son autorisation 3.

Pour empêcher toute concurrence, il fit fermer les petits séminaires, supprima les établissements des frères de la Doc- trine chrétienne. Si l’op autorisa certains collèges catholiques, ce ne fut qu’à la condition que leurs élèves seraient conduits aux cours des athénées ou collèges de l’État 4. Et comme beau¬ coup d’enfants allaient faire leurs études en France, un arrêté de 1825 décida que les Belges qui, après le 1er octobre 1825, étudieraient à l’étranger, ne pourraient plus être admis dans les universités et seraient jugés incapables de remplir un emploi quelconque dans l’Etat 5.

Dans l’enseignement supérieur 6, sitôt qu’une commission composée de Belges éminents 7 8 eut présenté ses vues au gou¬ vernement, on entra dans la voie des améliorations. On com¬ mença par décréter, dès 1816, l’établissement de trois univer¬ sités : celles de Louvain, Gand et Liège. L’inauguration se fit avec une grande pompe. Au début, il fallait mettre l’enseigne¬ ment supérieur en harmonie avec les écoles moyennes 8 ; les leçons furent peu nombreuses et les professeurs obligés de se

1 Dehaut, loc. cit., t. X, p. 284

2 Nothomb, Instruction moyenne, pp. xii-xiv.

3 Raingo, pp. 83, 92.

* Raingo, p. 92.

5 Nothomb, Instruction supérieure, p. lxxv.

6 Raingo, p. 76.

7 A savoir : de la Hamaide, de Broeck, chanoine de Bast, Sentelet, Les- broussart père et Rouillé.

8 Dehaut, loc. cit., t. X, p. 237 ; t. XI, p. 42.

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renfermer dans les premiers éléments de la science, sous peine de ne pas être compris de leurs élèves U Forcément les Facultés furent incomplètes et les professeurs y furent peu nombreux. C’étaient, dans la Faculté de philosophie et lettres, à Liège 2 : Gall, Fuss, Denzinger, Rouillé et Kinker; à Lou¬ vain : Dumbeeck, Bekker, Liebaert, Heuschling et Ten Broecke Hoeckstra; à Gand : Mahne et Schrant, auxquels on adjoignit, en 1818, Raoul puis Hauft et Cassel 3.

En citant les noms de ces maîtres, nous citons les noms des premiers pionniers de notre relèvement intellectuel ; il n’est que juste de les associer à la renaissance des lettres chez nous. 11 faudrait parler de chacun d’eux en particulier et rappeler ce qu’ils firent pour l’avancement des études.

L’Université de Louvain possédait deux hommes éminents : Dumbeeck et Bekker 1 2 3 4 5, chargés, l’un de l’enseignement de l’histoire, l’autre de la littérature ancienne. Bekker appartenait à l’école philologique hollandaise ; il avait été l’élève de Witten- back, pour lequel il avait conservé une profonde admiration. Si sa méthode avait quelque chose de formaliste, elle avait l’avantage de discipliner les esprits et de les former au goût et à la correction.

Faut-il rappeler que c’est à Louvain que le célèbre Jacotot 3, français d’origine, rompit ses premières lances en faveur de son enseignement universel ? Nous avons perdu jusqu’au souvenir de ces querelles qui agitèrent le inonde enseignant de l’époque,

1 Ainsi Bekker, pour son cours de grec à Louvain. (Cf. Roulez, Notice sur Baguet . Annuaire de l’Acad., 1870, p. 103.)

2 Nothomb, Instruction supérieure , pp. lxvi-lxvii.

3 Cf Mâilly, Notice sur Quetelet; (Annuaire de l’Acad., 1875, p. 113.)

4 Notice sur Baguet, par Roulez. (Annuaire de l’Agâd , 1870, pp. 103- 123.) Cf. p. 105. Liber memorialis, Bekker. de Reiffenberg, An¬ nuaire de l’Acad., 1838, p. 69.

5 Pour Jacotot, cf. Notice et bibliographie, par Le Roy, dans la Biogra¬ phie nationale. Notice sur Van Meenen. (Annuaire de l’Acad., 1877, p. 301 ) Quetelet, Sciences physiques et mathématiques, p. 452. Capi¬ taine, Nécrologe liégeois pour 1854, p. 6.

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et c’est à peine si le nom de Jacotot a échappé à l’oubli. Et cependant, au témoignage des contemporains, il méritait d’avoir sa place à côté de Rousseau ou de Pestalozzi E

A Liège, le professeur Ackersdyck 1 initiait ses élèves à l’économie politique: l’un d’eux déclarait, en 1847, que plus d'un publiciste belge devait à ce professeur hollandais la véritable intelligence de la liberté économique. Et M. Stecher ajoute : « 11 faisait allusion à ce brillant enseignement qui, de 1825 à 1880, avait suscité de si fréquentes controverses au sein d’une jeunesse ardente et sympathique. »

Le cours de droit criminel était brillamment professé par Destriveaux un des avocats les plus remarquables de l’époque. Il plaidait plus qu’il n’enseignait. « Mais comme il plaidait bien, dit Le Roy, et quel effet magique cette parole animée, véhémente, pleine de feu, produisait sur la jeunesse! On ne sortait pas savant de ses cours; mais on en sortait convaincu, attaché pour jamais aux grands principes consti¬ tutionnels, passionné pour toutes ies libertés. L’influence de Destriveaux sur les jeunes gens fut surtout considérable dans le cours des années qui précédèrent la Révolution. Il tou¬ chait à toutes les questions brûlantes et l’on courait l’écouter non pas seulement pour se préparer à passer des examens, mais pour apprendre à connaître les droits et les devoirs du

citoyen . Destriveaux faisait réfléchir, il émancipait et il

exaltait son auditoire . Il était sur la brèche, il le savait, et

redoublait de hardiesse. » En 1829, au fort de la mêlée, il fît trois leçons sur la responsabilité ministérielle, devant une salle comble, dont les applaudissements frénétiques étaient un hommage rendu à l’éloquence du maître et au patriotisme du citoyen.

Rien d’autres encore, comme Kinker, comme Fuss, comme

1 Cf. Notice par Stecher. (Annuaire de l’Émulation, 1865, pp. 67 à 85.) Le Roy, Liber memorialis, p. 26. Capitaine, Nécrologe liégeois, 1861, p. 5.

2 Liber memorialis, p. 198.

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Baron, Rouillé, de Reiffenberg, Lesbroussart, dont les noms reviendront au cours de ce travail, se vouèrent â cette œuvre d’apostolat intellectuel.

Beaucoup de ces professeurs nous venaient de l’étranger; le gouvernement les y avait recrutés par suite de la pénurie nous nous trouvions. En 1830, il y en avait vingt-neuf dans nos universités G Ils furent pris de préférence en Allemagne, et lorsque le gouvernement justifia son choix devant les Etats-Généraux, il ne cacha pas son but G « La littérature française, disait-il, exerçait une intluence presque absolue sur ces contrées. Elle était devenue en partie la littérature de la Belgique. Quel moyen pouvait être plus eflicace pour rétablir l’équilibre et faire connaître dans ce pays les écrits profonds de l’Allemagne savante, que d’appeler chez nous quelques hommes de cette nation? »

Au fait, ils nous accoutumèrent aux études graves et appro¬ fondies, iis nous apportèrent les trésors que la science avait accumulés dans leur patrie, et, au témoignage d’un de leurs élèves 3, iis préparèrent les succès de la génération postérieure. Aussi de Reiffenberg écrivait-il plus tard : « Eclairés par l’expérience, nous sentons aujourd’hui qu’il n’est pas si aisé qu’on l’avait cru d’abord de remplacer les hommes utiles; et que les Bekker, les Birnbaume, les Dumbeeck laisseront encore longtemps un vide difficile à remplir. »

Les tentatives du gouvernement pour rétablir l’enseigne¬ ment universitaire paraissaient couronnées d’un plein succès. L’impulsion était donnée aux différentes branches de l’instruc¬ tion 4, grâce à un personnel dévoué; des concours avaient été institués et des bourses accordées aux lauréats G En moins de

1 Pot vin, Histoire des lettres , p. 51.

2 Nothomb, Instruction supérieure, p. lxxxii.

5 de Reiffenberg, Annuaire de l' Académie, 1838, p. 68, et dans ses Souvenirs d'un pèlerinage, notes, p. 421.

4 Cf. PiOersch, Histoire de la philologie (Patria belgica , t. III, p. 430.) Nothomb, Instruction supérieure, p. xxxvm

3 Raingo, p. 80.

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quinze ans, la population des trois universités avait plus que doublé 1, et vers 1830 nos universités n’étaient pas indignes de figurer à côté de celles d’Allemagne ou de Hollande 2.

Il restait néanmoins quelques lacunes ; on n’avait pu rompre d’un coup avec les anciennes coutumes : le latin restait tou¬ jours prépondérant, on avait bien introduit des cours de lit¬ tératures française et hollandaise 3, mais ceux-là étaient les moins fréquentés L A son entrée en fonctions, chaque profes¬ seur devait prononcer un discours latin, comme cela se prati¬ quait du reste en Hollande 3. Le latin ne devait pas êire toujours très cicéronien, car le Mercure , appréciant les Annales qui se publiaient dansHes différentes universités, écrivait :

Quel latin ! Juste ciel ! Les héros de l’Empire Se mordaient les cinq doigts pour s’empêcher de rire.

Nous avions conservé de l’enseignement hollandais la fâcheuse habitude d’accorder tout à la mémoire, rien à l’ima¬ gination. Les dissertations paraissaient érudites, mais elles n’avaient que le mérite d’une compilation <3. Parfois des tiers les composaient. C’est ainsi que Lebrocquy se vante d’avoir fabri¬ qué des dissertations inaugurales qui ont aidé à la formation d’une soixantaine d’avocats

1 Nothomb, Instruction supérieure, p. xcix. (De 679 en 1817, le chiffre des élèves atteignait 1612 en 1830.)

2 Dehaüt, Revue belge, t. X, p. 242. En 1822, une Commission avait été chargée de reviser les règlements de l’enseignement supérieur; la Révolution interrompit ses travaux. (Cf. Nothomb. Instruction supérieure, p. lxxxv.) Lire aussi : Examen de quelques questions relatives à rensei¬ gnement supérieur dans le royaume des Pays-Bas, par Ch. de Brouckere. Liège, Lebeau, 1829. Ouvrage du plus haut intérêt pour connaître les lacunes qui existaient alors dans l’enseignement. Bien des réformes préconisées par l’auteur ont fini par prévaloir.

5 Raixgo, p. 79.

1 Mercure belge, 1818, p. 92.

s Nothomb, Instruction supérieure, p. lui.

6 Mercure belge , 1819, t. VIII.

7 Souvenirs d’un ex-journaliste.

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Les adversaires excessifs du régime hollandais reprochaient aux universités d’être gagnées par une certaine rouille de pédantisme et d’enseigner avec morgue et pesanteur des doc¬ trines tombées dans le mépris1. Pour la philosophie, disait une brochure 2 * * 5, on en est encore au sorite; pour la littérature, aux commentaires à la façon de Servius; pas d’improvisation de la part des professeurs.

En outre, le public se méprit sur le soin qu’avait apporté Guillaume à nous doter de professeurs étrangers. La dignité nationale se froissa de ce brevet d’incapacité décerné à nos savants; on trouvait que la réputation de ces nouveaux venus n’était pas suffisamment établie et on leur reprochait d’afficher l’ignorance de nos usages et de notre langue 3. Us avaient le malheur d’être soit hollandais, soit allemands, et pour la plu¬ part protestants 4. Le public prévenu ne vit plus en eux que des créatures du gouvernement prêtes à toutes les complai¬ sances 3.

Telles sont les réformes qui furent accomplies par le gou¬ vernement hollandais aux différents degrés de l’enseignement. Et vraiment, on ne peut lui faire qu’un reproche, celui d’avoir voulu le concentrer dans ses mains 6. Réformateur brusque comme Joseph II, Guillaume Ier dépouillait nos pro¬ vinces de leurs libertés7 8. 11 signait les arrêtés de 1825, qui plaçaient toutes les écoles sous la surveillance du gouverne¬ ment et instituaient le Collège philosophique. Les séminaires épiscopaux furent fermés, les aspirants au sacerdoce rentrèrent dans leurs familles ou s’expatrièrent 8. De Stassart se fit l’écho

1 Mercure belge , 1819, t. VIII.

2 Barthels, Documents, p. 43.

5 de Reiffenberg, Souvenirs d'un pèlerinage, p. 421.

* de Decker, Notice sur Willems. (Annuaire de l’Acad., 1847, p. 122.)

5 Claes, Conjectures sur l'avenir littéraire.

6 Greyson, op. cit., pp. 281, 282.

7 A. LeRoy, Histoire des religions. ( Patria belgica, t. III, pp. 46, 65.)

8 G. Claessens, La Belgique chrétienne. Études historiques, 2 volumes. Bruxelles, Herreboudt, 1883, t. I, p. 58.

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d'une des plus chères revendications du peuple belge dans un discours aux États-Généraux i, il regrettait que la fermeture des collèges eût poussé vers les collèges français des Jésuites cette foule de jeunes gens expulsés des pensionnats qui jouissaient à juste titre de la confiance des familles les plus distinguées du pays et dans lesquels on recevait une éducation belge solide et chrétienne.

Stimulés par l’exemple de la France les écrits de Lamennais en 1828 et les articles du Globe ouvraient la lutte pour l’école libre, nous prîmes les auteurs de ce mouvement pour guides dans le combat engagé contre le gouvernement. La polémique remplit les publications périodiques, on pétitionna pour la liberté de l’enseignement : ce fut encore une querelle qui absorba une partie de nos forces intellectuelles.

Faut-il suspecter la loyauté de Guillaume Ier ou l’accuser d’incapacité, en voyant échouer ses meilleures réformes? Nous lui accorderons, si on le veut, le bénéfice d’une bonne intention, mais comme nous l’avons déjà dit, et nous ne nous y arrêterons plus, Guillaume Ier voulut unifier son royaume, et pour cela hollandiser la Belgique. Il prit le plus mauvais des moyens, la violence, alors que, comme prince protestant, il eût dû, plus que tout autre, se montrer respectueux de la liberté de conscience de ses sujets catholiques.

Rendons cependant hommage aux tentatives qu’il fit pour restaurer la vie intellectuelle dans nos provinces. En cette tâche, il fut aidé par deux hommes éclairés, deux hollandais, protecteurs des lettres et des sciences, que nous devons citer ici. L’un, Van Ewyck 3, administrateur de l’enseignement public, travailla à la prospérité de notre Académie en l’aidant à se créer des relations et en secondant la publication de ses

1 Discours du 25 février 1829. Pour les persécutions auxquelles les Jésuites furent en butte de 1814 à 1830, cf. Vie du R. P. Relias d'Hudde- ghem , par A. Lebroquy. Gand, Poelman, 1878.

2 de Gerlache, op. cit., pp. 189 à 200.

5 Cf. Qüetelet, Sciences physiques et mathématiques. Notice sur Van Ewyck, pp. 727 à 734. Stecher, Falck , p. 613.

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travaux. Ce fut lui encore qui provoqua l’enquête de 1829 sur les règlements de l’instruction supérieure, enquête qui fut arrêtée par les événements de 1830 L

L’autre, Antoine Reinhard Falck 2, personnifiait, au témoi¬ gnage de Quetelet, toute une époque de l’histoire de Hollande. Après avoir le plus contribué à l’affranchissement de sa patrie et présidé à l’union des provinces des Pays-Bas, il employa tous ses soins à conserver intact cet édifice national dont les bases étaient si frêles 3. La douceur, la persuasion, la raison étaient toute sa politique; toujours il sut agir avec tact et impartialité ménageant les intérêts si divers qui étaient en jeu dans nos contrées. Cousin fit de lui un magnifique éloge et la voix d’un Belge proclama l’oubli des rancunes sur la tombe d'un ministre de Guillaume Ier!

Dans son étude sur Falck, M. Stecher a pleinement analysé le rôle du ministre hollandais dans nos provinces et a fait revivre les cours du Musée dans leur physionomie intellectuelle. Le nom de Falck se rattache à nos premières manifestations littéraires et scientifiques : fondation de l’Académie, création des universités. 11 réunissait autour de lui les savants et les lettrés qu’il encourageait plutôt comme un ami que comme un ministre; sa conversation vive et spirituelle communiquait sa chaleur, en même temps qu’elle décelait une finesse caustique mais bienveillante 4.

Membre de l’Académie, il y apporta les lumières d’un esprit supérieur, il fut philosophe tant dans ses écrits que dans sa vie harmonieusement réglée : ministre de l'instruction publique, il faut noter chez lui, dit Stecher 3, cette préoccupation du goût, cette conception nette de la nécessité de former un public littéraire

1 iXothomb, Instruction supérieure , p. lxxxv.

2 Cf. Stecher, Falck. Quetelet, Sciences physiques et mathéma¬ tiques. Notice sur Van Ewyck, pp. 702 à 727, et dans Annuaire de VAcad., 1844, pp. 79-108. Th. Juste, Biographie nationale, t. VI.

5 Quetelet, loc. cit., p. 723.

4 Idem, loc. cit., p. 711.

5 Idem, loc. cit., p. 612.

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pour accroître et fortifier la vie nationale. Guillaume Ier mécon¬ nut les services de ce loyal serviteur qui n’avait en vue que la conciliation et l’apaisement. En 1824, il l’envoyait comme ambassadeur en Angleterre au détriment des intérêts belges.

Toutefois, l’esprit de Falck subsista dans une institution dont il avait été le promoteur. En 1816, il avait décidé d’annexer aux athénées des cours publics. Cette heureuse innovation fut consacrée, en 1827, par la création à Bruxelles des cours publics et gratuits du Musée des sciences et des lettres. On vou¬ lait favoriser, dit l’arrêté, ces habitudes sérieuses qui conviennent aux citoyens qui ont le bonheur de vivre sous un gouvernement représentatif et de répandre avec V instruction les germes et les moyens de développement de cet esprit public qui dans les pays libres imprime fortement dans toutes les classes éclairées l’amour du prince et de la patrie 1 2 * .

La cérémonie d’inauguration se fit avec solennité en présence du ministre Van Gobbelschroy, de l’administrateur Van Ewyck, des ambassadeurs étrangers, des membres des Etats-Généraux et du corps municipal 2. Baron fit avec éclat le discours d’ouverture sur l’importance de la science 3. Il avait pris pour texte à développer cette pensée du président des Etats-Unis, Quincy-Adams : La science est l’instrument le plus certain de toute amélioration sociale . La phrase de l’orateur était large et classique, harmonieuse et cadencée, sa pensée juste et pro¬ fonde, son patriotisme vibrant. Le professeur Lauts, qui prit la parole après lui, fit avec moins de succès son discours en hollandais4. Somme toute, au témoignage des journaux, ce fut une manifestation imposante de la science. On pouvait croire qu’il en résulterait un perfectionnement moral et intellectuel pour la jeunesse surtout ».

1 Revue trimestrielle, t. XXXVIII, p. 26. ( Notice sur Baron, par Van Bemmel.) Outre les ouvrages cités, cf. Annales du Musée des sciences et des lettres de Bruxelles , 1 vol. Bruxelles, Librairie belge, 1827.

2 Quetelet, Sciences mathématiques et physiques, p. 378.

5 Baron, OEuvres complètes, t. V, p. 111-136; t. IV, pp. 115 à 137.

* Stecher, loc. cit., p. 619.

s Idem, p. 627.

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Deux à trois cents auditeurs se pressaient autour de Baron et de Quetelet; cent à cent vingt assistaient aux cours de Van de Weyer; ceux de Dewez et Lesbroussart en comptaient de qua¬ rante à soixante L

On s’était souvenu du patriotisme de Dewez quand il s’était agi de choisir le professeur chargé du cours d’histoire 2. Le premier, il avait donné ses veilles à l’histoire nationale. 11 avait reconnu dans l’œuvre du Congrès de Vienne la restauration de l’union éphémère conçue par Charles le Téméraire. Sans pou¬ voir prétendretà des succès oratoires, car sa voix était lourde et traînante, il gardait le rang modeste d’un serviteur dévoué à sa patrie et désireux d’en faire connaître le passé glorieux.

Plus brillant que lui par son débit, sa science, son entraine¬ ment communicatif, Quetelet 3 enseignait les sciences. Tout à la fois il causait, dissertait, émouvait, élevant la science à tra¬ vers les contingences des choses jusqu’à l’immuable Ordonna¬ teur des Mondes.

Vanderlinden et Kickx 4 enseignaient, l’un la zoologie, l’autre la botanique; Drapier, réfugié français, exposait la chimie, en expliquait les formules et les applications, en même temps que Roget, dans son cours de Construction , s’appliquait à dé¬ fendre, en matière d’architecture, le goût et les préjugés de son époque.

Lesbroussart 3 était chargé du cours ô* Histoire générale ; sans que son extérieur révélât le maître ou le savant, « dès qu’il parlait, dit Quetelet 6, sa physionomie habituellement grave et pâle s’animait d’un sourire de bienveillance, sa voix vibrait d’une manière sympathique, et ses phrases, d’une pureté irré¬ prochable, se déroulaient sans effort, toujours pleines et

1 Nothomb, État de U instruction moyenne, p. lxxvii.

2 Stecher, loc.cit., pp. 628-629. Quetelet, Sciences mathématiques et physiques, p. 329. Goethals. Lectures historiques.

5 Stecher, toc. cit p. 629.

4 Idem, p. 632.

3 Idem, p. 636.

6 Sciences mathématiques, p. 385.

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élégantes, nettes et précises; on eût pu les imprimer sans avoir un mot à changer. » Il n’était pas de ceux pour qui l’histoire n’est qu’une série de stériles nomenclatures de rois ou de dynasties; son enseignement faisait revivre les peuples avec leurs préjugés, leurs vices ou leurs vertus. Il montrait ainsi la marche ascendante des générations vers l’ordre et vers le bien.

L’histoire de la philosophie fut professée avec non moins d’éclat par un journaliste libéral : Sylvain Van de Weyer. cc Savant autant que spirituel, dit Stecher1 2 *, orateur quand il le voulait, causeur quand cela pouvait suffire, il se donna pour tâche de faire revivre, et pour ainsi dire palpiter devant ses auditeurs sympathiques, toutes les grandes idées conquises d’étape en étape par cette philosophie si humaine que Cicéron appelle l’indéfectible. » Prenant pour point de départ les idées de sens commun, Van de Weyer les suivait à travers les systèmes sans en épouser aucun et en les absolvant tous. Entre la scolastique de Louvain et le sensualisme de Condillac, adopté par l’Empire, il avait suivi l’éclectisme de Cousin qui, à défaut d’autre mérite, avait au moins celui de susciter l’esprit critique en lui apprenant à débrouiller les vérités fondamen¬ tales enchevêtrées dans les systèmes.

Lauts^, professeur de littérature nationale, eut moins de succès. Bien qu’il possédât très suffisamment la littérature hol¬ landaise, il ne sut pas s’imposer par le talent et le caractère à son auditoire. On était déjà en défiance contre le gouverne¬ ment du roi Guillaume et contre ceux qui le servaient avec trop de complaisance 3.

Enfin, un élève de Villemain, Baron4, révéla un talent tout

1 Stecher, op. cit ., p. 629.

2 Idem, p. 643.

5 Idem, p. 646.

4 Pour Baron, cf. Capitaine, Nécrologe Liégeois pour 1862, pp. 10-38. Le Roy, Liber memorialis, pp. 51-70. Van Bemmel, Revue trimestrielle, 1862, t. XXXVIII, p. 24. La bibliographie des œuvres de Baron se trouve dans l’ouvrage cité de Capitaine. Nous ne mentionnerons que ses OEuvres complètes, cinq volumes. Bruxelles, Decq, 1853-1860. (Il devait v avoir douze volumes.)

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à fait supérieur dans ses leçons de littérature générale. Baron était à Paris en 1794. Après avoir terminé ses études à l’École normale, il s’était rencontré avec Royer-Collard, Guizot, Cousin, Villemain, Boissonnade, il fut appelé à Bru¬ xelles comme directeur de la Gazette officielle. Par ses études approfondies, par sa connaissance des langues anciennes, il contribua plus que tout autre à répandre le goût des études littéraires et le respect de la langue. Il fut, en somme, un clas¬ sique intransigeant; comme le dit Stecher, toute sa vie fut pour ainsi dire un enseignement classique. Aux cours du Musée, s’il ne s’abandonnait pas à une improvisation chaleureuse, il captivait son auditoire par une lecture expressive et naturelle, par une pensée neuve et solide, par un choix étudié des com¬ paraisons littéraires qui mettaient en relief la beauté des con¬ ceptions humaines dans le domaine des lettres.

Baron prit comme sujet de ses conférences le théâtre grec. On se pressait autour de sa chaire d’autant plus que la littéra¬ ture classique était à l’ordre du jour, grâce au combat que lui livraient les romantiques. Ces leçons ne furent pas stériles. Un contemporain écrivait : « C’est à ses comparaisons constantes entre le génie des civilisations mortes et celui de la civilisation nouvelle, c’est à ses aperçus toujours ingénieux auxquels sa parole vive et colorée comme l’enthousiasme prêtait un charme si attachant, que l’impression ne s’en est pas effacée dans notre esprit mûri depuis par l’âge et par l’étude, que nous devons d’avoir vu jaillir la première étincelle au sein du chaos de l’école. »

Nous nous sommes arrêté quelque peu à cette institution des cours publics, parce qu’elle nous apparaît comme le cou¬ ronnement intellectuel de l’œuvre de Guillaume Ier. Profes¬ seurs dévoués et savants, auditeurs assidus et empressés, ministres bienveillants et protecteurs, tous s’unissaient pour inspirer aux Belges la noble ambition de se signaler dans le domaine de la production littéraire. Et bien que ces heures fussent assombries par des orages lointains, la voix pacifique des lettres et des sciences se faisait entendre à une élite de

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citoyens sur laquelle elle prenait chaque jour plus d’empire. Mais ces voix peut-être plus -que toutes autres contribuèrent à nous donner l’indépendance; car l’histoire comme les lettres, comme la philosophie, ouvraient à la pensée de plus larges horizons au bout desquels on voyait poindre la liberté. Guil¬ laume Ier aidait à sa chute. Avec lui le Musée disparut; il végéta quelques années, puis devint l’Université libre de Bruxelles.

3. Sociétés littéraires.

On peut considérer comme un symptôme de réveil intellec¬ tuel les diverses tentatives de groupement qui succédaient à l’œuvre de démolition entreprise par la République. Les sociétés littéraires, bien qu’alors elles fussent rares et peu pro¬ ductives U n’en constituent pas moins un élément dont nous avons à tenir compte. A vrai dire, l’esprit d’association n'était pas dominant; il n’existait pas en dehors de l’Académie de rapports permanents entre nos savants, nos artistes et nos littérateurs. Si, dans quelques centres, des hommes d’initia¬ tive parvenaient à grouper des talents, nos ancêtres en général restaient dépourvus de communications intellectuelles. Il n’y eut, en somme, que trois villes qui possédèrent des sociétés littéraires dont les travaux méritent une mention particulière : c’étaient Bruxelles, Gand et Liège.

En janvier 1800 1 2, quelques élèves de l’École centrale de Bruxelles fondèrent la Société de littérature, qui réunissait chaque mois Dehulstère, Deglimes, Hubin. Lesbroussart père et fils, Marchai, Gigot, Rouillé, de Stassart et Vidal. Les auteurs y lisaient leur productions, et séance tenante on en faisait la critique. Le plus souvent, ces œuvres n’étaient que des réminiscences de rhétoriciens. On analysait des travaux comme

1 Lesbroussart, Recueil encyclopédique, t. III, p. 109.

2 Éd.Mailly, La Société de littérature de Bruxelles {1 800- 1 82 o), 79 pages. Mémoires cour, de l'Acad., in-8°, t. XLI, 1888.

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ceux-ci : Harangue de Thelesimus aux Samnites par Lesbrous- sart ; Séthos ou les Initiations égyptiennes, tragédie lyrique en trois actes, par Rozin; un discours apologétique sur les lois de Lycurgue, par Colbert; une chanson laponne, traduite de l’anglais, par Deglimes, etc. D’autres membres abordaient des questions d’histoire, de philosophie, d’archéologie, de litté¬ rature moderne. Chaque année, la Société publiait un alma¬ nach contenant un choix de morceaux composés par les membres i. Le triage était fait par une commission. Cette dernière mesure fit des mécontents; la révision du règlement en 1819 en fit d’autres; la nomination de Dewez comme prési¬ dent porta le dernier coup à la Société. Voici comment. Il venait de se fonder à Bruxelles, sous le haut patronage du roi, une société hollandaise la Concordia , qui avait pour but la propagation et la diffusion du hollandais; Guillaume Ier lui avait accordé un subside de 500 florins et un local à l’ancien hôtel des finances. La Société littéraire, privée de cet appui royal, vue.d’un mauvais œil par les autorités, déclinait peu à peu. Dewez, son secrétaire, qui était entré dans les vues du gouvernement et qui n’avait pu faire accepter une proposition de la fusionner avec la Société hollandaise, cessa de convoquer les membres et, de connivence avec certains d’entre eux, laissa périr la Société.

Néanmoins, Lesbroussart continua de recevoir dans son

1 La Société publia vingt recueils annuels (1801-1823) sous ces titres : Almanach poétique de Bruxelles . Bruxelles, Tutot, an IX (1801), X (1802), XI (1803). Idem, Bruxelles, Weissenbruch, an XII (1804). Idem, Bruxelles, Stapleaux, an XIII (1805), 1806, 1807, 1808, 1809, 1810, 1811. Idem, Bruxelles, Rampelberg, 1813, 1814. Idem, Bruxelles, Ber- thot, 1817. Recueil annuel de poésies de la Soc., etc. Bruxelles, Hublou, 1818, 1819. - Delemer, 1820, 1821, 1822. Annuaire poétique des Pays- Bas. Bruxelles, de Vroom, 1825. Après la disparition de la Société, on fit paraître comme suite à ces recueils : Almanach belge. Bruxelles, Coché-Mommens, 1824-1825. Tarlier, 1826. En 1830, Alvin essaya de le ressusciter sous ce titre : Annuaire de la Société de littérature et des beaux-arts. Liège, Sartorius, 1830.

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salon les anciens membres de ce cercle littéraire ainsi que les réfugiés français. Peu à peu, ce groupe prit une allure poli¬ tique, faisant opposition à la Concordia et aux tendances anti¬ françaises du gouvernement. On l’appela la Société des douze L C’est d’elle que sortirent les principaux promoteurs de la Révolution.

J’ai parcouru un à un la vingtaine d’almanachs qui se publièrent de 1800 à 1826; bien rares sont les lecteurs qui ont tourné ces feuillets jaunis par le temps; toutefois, j’imagine aisément la joie qu’ils causaient à nos jeunes poètes quand paraissait pimpant et neuf l’opuscule s’étalaient leurs noms. Peut-être est-ce parce qu’ils furent nos premiers poètes jeunes et confiants que l’on éprouve quelque sympathie pour leurs efforts. Des efforts, de timides essais, des senti¬ ments de collégiens, une forme qui trahit le manque de pré¬ paration sérieuse, c’est tout ce que l’on peut trouver dans cette collection qu’un de ses collaborateurs les plus spirituels appe¬ lait le Cimetière des Innocents 2.

On y publiait de tout : des odes, des épitres,des épigrammes, des madrigaux, des élégies, des églogues, des scènes de tragé¬ die. La littérature de salon surtout en faisait les frais; on en relatait les faciles succès et l’on ménageait trop la vanité des auteurs 3. Les vers avaient généralement un air de parenté; à chaque page, on rencontre de ces titres : A mademoiselle *** en lui renvoyant un gant perdu au gage touché . A mademoiselle Léocadie N... en lui envoyant un rosier 4, et ceci du baron de Stassart : Billet à Mademoiselle Corinne de C..., âgée de sept ans , en lui donnant pour étrennes des prunes confites

1 Cf. Quetelet, Sciences physiques et mathématiques , p. 376. Ces douze étaient : Baron, de Doncker, de Potter, Drapier, Gruyer, Jottrand, Les- broussart, Smits, Odevaere, Quetelet, Tielemans, Van de Weyer.

2 Loumyer, Poésies de Hubin, p. 9.

5 Mercure belge, 1819, t. VIII.

4 1813, p. 68. s 1820, p. 35.

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Quand les pièces offrent quelque caractère, c’est du persi¬ flage ou de la licence voilée à la façon de Dorât ou de Pezay. Elles reflètent le style de Y Almanach littéraire ou Élrennes d'Apollon qui se publiait à Paris au XVIIIe siècle 1. La poésie chemine encore en compagnie des dieux de l’Olympe; elle s’abreuve à l’Hippocrène, enfourche Pégase, gravit le Par¬ nasse ou fait escale à Cvthère, parfois même naufrage. D’autres fois, ce sont des apologues libéraux, du lyrisme ossia- nesque, des couplets surtout, chansons, après boire ou romances mélancoliques. Ces pages portaient les signatures de Reiffenberg, Quetelet, Froment, Rouveroy, Vautier, Raoul, Gigot, Legros et plus tard celles de Mathieu, Smits, Van Hasselt.

Nous ne nous arrêterons pas aux quelques pièces détachées qu’ils publièrent dans ces Almanachs; les meilleures se retrouvent dans leurs œuvres, et nous les analyserons quand nous parlerons des auteurs.

Les vieux almanachs de la Société de littérature de Bruxelles sont bien oubliés; seuls les amateurs de collections complètes trouvent du charme à posséder les vingt-trois volumes qui parurent.

En 1829, Aîvin et Pocholle tentèrent de ressusciter à Liège Y Annuaire de Bruxelles; il n’en parut qu’un volume qui sert de point de repère pour juger delà marche des idées littéraires de notre pays. On s’y trouve en pleine transition : les poètes de l’Empire s’y font plus rares et de nouveaux venus se préparent à de prochains succès.

A Liège, la Société libre d? Émulation -, plus ancienne encore

1 Cf. Kuborn, Notice sur Comhaire. (Annuaire de l’Émulation de Liège, 1857, p. 150.)

2 Ul. Capitaine, Notice historique sur la Société libre d’ Émulation de Liège. (Extrait des Annuaires , 1856 à 1864 ) Liège, Carmanne, 1864. R. Malherbe, Société libre d' Émulation de Liège. (Liber memorialis [1779- 1879]. Liège, de Thier, 1879.) Procès-verbaux des séances publiques des années 1810 (Desoer); 1811-1812 (Latour); 1813, 1816, 1819, 1821, 1822, 1825, 1828 (Desoer ou Latour). Annuaire de la Société libre d' Émula¬ tion. liège, Carmanne, 1856 à 1864, 12 vol., avec table ; fait suite à l’almanach des années 1783, 1784, 1785, 1786, 1787, 1789.

Tome LXll.

D

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que la Société de littérature de Bruxelles, montrait une acti¬ vité plus grande, et si elle produisait moins, elle avait une plus large influence sur le public.

Fondée (29 avril 1779) par le prince-évêque Yelbruck, qui lui prêta son appui moral et pécuniaire, la jeune société se distingua dès ses débuts par les encouragements donnés aux sciences, aux lettres et aux arts, par l’éclat de ses séances publiques, par les relations qu’elle se créa avec d’autres sociétés similaires et par l’adjonction de membres honoraires, choisis parmi l’élite intellectuelle du pays. Dès 1779, elle pro¬ posait comme question de concours les causes de la stérilité littéraire au pays de Liège; en même temps elle ouvrait la première exposition d’objets d’art dans nos provinces.

Hœnsbroeck, successeur de Yelbruck, montra plus d’indiffé¬ rence ou de circonspection à l’égard de la Société qui passait pour un centre philosophique dévoué aux idées françaises. Aussi quand il la vit prendre parti pour la Révolution, il en signa la dissolution (25 février 1792) L

Malgré quelques tentatives infructueuses de reconstitution, l’Émulation végéta jusqu’en 1807. A cette époque, l’influence intelligente du baron de Micoud, préfet de l’Ourthe, facilita le rétablissement de la Société; elle reçut un subside du gouver¬ nement et reprit ses travaux et ses séances. Elle avait alors une tendance conforme à l’esprit administratif de l’époque, plutôt scientifique et industrielle que littéraire.

A partir de 1813, par suite des graves préoccupations qui dominaient les esprits, les réunions cessèrent, le nombre des membres diminua de moitié, les finances s’obérèrent et son local lui fut même enlevé par les alliés qui y installèrent leurs troupes. Quand la tourmente fut passée, quelques fidèles rele¬ vèrent la Société, et avant la fin de 1815, elle avait reconquis son premier éclat. C’est l’histoire de toutes les entreprises de cette époque agitée.

1 Cf. H. Francotte, La propagande des Encyclopédistes français au pays de Liège. Bruxelles, Hayez, 1880, p. 105.

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r

Protégée par Guillaume Ier, l’Emulation devint plus bril¬ lante que jamais : de 1815 à 1830, elle tint cinq séances publiques, rétablit l’Exposition des Beaux-Arts et de l’Indus¬ trie, créa des expositions de plantes, encouragea les savants et procura à de jeunes artistes les moyens d’achever leurs études et de voyager à l’étranger. Elle essaya d’organiser des confé¬ rences et favorisa, par des encouragements pécuniaires, la diffu¬ sion de l’instruction dans les classes inférieures.

Etrangère, d’après ses statuts, à la politique, elle groupa sous sa pacifique bannière des citoyens comme Devaux, de Gerîache, Lebeau, Materne, Nothomb, Rogier. Jeunes encore, ils trouvèrent dans les discussions de la Société une excellente préparation aux débats parlementaires 1.

La Société avait institué des concours qui n’eurent qu’un médiocre succès sous l’Empire; à peine peut-on citer l’historien de Villenfagne parmi les lauréats.

Après 1816, les concours reprirent faveur, mais ils furent surtout scientifiques et industriels; cependant, on continuait d’attribuer chaque année un prix à la meilleure pièce de vers. Les appréciations des juges du concours nous feraient quelque peu sourire si l’on ne savait qu’il était dans le goût de l’Empire de couronner une Entrée des six cents Franchimontois aux Champs-Elysées.

Quant aux publications de la Société, elles n’ont qu’une minime importance : de 1783 à 1789, elle fit paraître six almanachs; de 1810 à 1822, une dizaine de procès-verbaux de ses séances publiques. Si l’Emulation a servi la cause des lettres, c’est par son existence même; elle a montré l’utilité de tout groupement intellectuel, et c’est de ses rangs comme des rangs de la Société de littérature de Bruxelles que sont sortis

1 C’est Lebeau qui avait proposé d’introduire des discussions sur une thèse quelconque choisie par un membre. De Gerîache avait ouvert le feu en défendant l’abolition de l’esclavage par le christianisme. Après lui, Ch. Rogier soutint que le drame devait être écrit en vers , mais que le style dramatique et la forme des vers devaient être modifiés.

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les hommes qui ont le plus influé par leur talent sur les des¬ tinées du pays.

A Gand, sept artistes fondèrent, en 1808, la Société clés Arls{. Approuvée par Faipoult, préfet de l’Escaut, la Société exerça une influence bienfaisante dans le domaine artistique.

La littérature y fut négligée au début; elle n’avait dans ce cénacle d’autre représentant que Cornelissen, qu’on appelait modestement la Providence littéraire , parce qu’il était l’homme des compliments, des toasts et des chansons d’à-propos. Pour donner quelque relief à la Société, on calqua ses statuts sur ceux de l’Institut de France et l’on inscrivit dans la liste de ses membres d’honneur des illustrations empruntées à divers pays, notamment : David, Percier, Fontaine, Van Spaendonck, Canova, West, Morghen 1 2.

Vers 1814, on songea à adjoindre à la Société des Arts une section littéraire; Martin deBast en fut le président; Camberlyn, Cornelissen, Hellebaut, Lesbroussart, Van Hulthem, Dewez et Rapsaet en étaient les membres principaux. Les réunions étaient, mensuelles; on y lisait des pièces inédites et à la lecture succédait une discussion critique.

Les travaux les plus intéressants furent publiés soit dans les Annales belgiques , soit dans le Messager des Sciences et des Arts que la Société avait fondé en même temps qu’elle prenait le titre de Société des Beaux-Arts et de Littérature. La littérature continuait à tenir un rang tout secondaire dans les travaux de la Société; les concours produisaient peu de chose; quelques discours de circonstance, quelques vers : c’est tout ce qu’elle eut à porter à son bilan.

En dehors de la Société, Gand comptait un noyau d’hommes

1 Éd. de Busscher, Précis historique de la Société royale des Beaux-Arts et de la Littérature de Gand. (Annales de la Société, 1. 1, 1844-1845, pp. i à clxxxv.) Cinquantième anniversaire de la fondation. Rapport his¬ torique lu par le secrétaire Éd. de Busscher. (Idem, t. VII, 1857-1858, pp. 377-396.)

2 Goethals, Lectures, t. I, p. 288.

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de talent qui créèrent autour d’eux une atmosphère artistique et littéraire.

L’inspecteur de l’Université, Cornelissen i, fut un de ceux-là ; pendant près de cinquante ans, ses compatriotes profitèrent largement de ses connaissances et de ses conseils. Il fut le pre¬ mier qui réhabilita la mémoire de Jacques Yan Artevelde. Mal¬ heureusement, s’il écrivit beaucoup sur les ouvrages d’autrui, il ne laissa rien qui pût lui faire un nom dans le domaine des lettres.

Van Hulthem 1 2 * fut un de ces lettrés qui n’écrivent pas; au moins a-t-il laissé quelque chose de précieux : sa bibliothèque. Rachetée par le gouvernement, elle constitua le fonds de la Bibliothèque royale.

Bruxelles jusqu’alors ne possédait guère que les manuscrits trésor à la vérité inestimable de la Bibliothèque des ducs de Bourgogne. Dans les Pays-Bas autrichiens, il n’existait que trois bibliothèques publiques : celle de l’Université de Lou¬ vain 3, celle du Chapitre de Tournai et celle de Bourgogne; par contre, les bibliothèques privées des couvents et des corpora¬ tions étaient nombreuses4. La Révolution livra au pillage tous ces trésors de science; ce fut en vain que l’administration prit un arrêté pour mettre fin aux dévastations; les livres furent dispersés, vendus ou brûlés. Van Hulthem, dans son départe¬ ment, recueillit tous les débris littéraires ou artistiques. Il était

1 Cf. Notice par Quetelet dans la Biographie nationale et dans les Sciences phys. et mathém., pp. 331-367. Norbert Cornelissen , ancien membre de l’Académie, par L. Hymans. Gand, in-8°, 1882.

2 Cf. Bibliotheca Hulthemiana, 3 vol. Gand, Poelman, 1836, précédé d’une notice par A. Voisin. Goethals, Lectures , t. III, p. 348. Quetelet. Sciences phys. et mathém ., pp. 317-325. Annuaire de l'Aca¬ démie, 1835. Notice par Cornelissen. de Reiffenberg, Introduction à la chronique de Ph. Mouskes, p. ccclxiv Biographie nationale. Notice par V. Jacques.

5 Voisin, p. 20

4 Cf. dans l'indépendant de Bruxelles, février 1836, l’article : Histo¬ rique de nos bibliothèques.

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parvenu à se former une bibliothèque de 64,000 volumes, qui provenaient pour la plupart d’abbayes belges ou françaises 11 était bibliomane dans toute l’extension du terme; le soin amoureux qu’il prenait de sa collection tenait de la folie. Nommé curateur à l’Université de Gand, en 1823, il chercha à propager le goût des arts et des sciences en prêtant le concours de sa science et en communiquant aux gens d’étude les richesses de sa bibliothèque.

Dans un autre domaine, d’Huyvetter, à l’exemple de Van Hulthem, recueillait tous les objets d’art échappés à la tour¬ mente révolutionnaire et s’en faisait une magnifique collec¬ tion U La famille de Bast méritait également de la science. Le chanoine de Bast 2, mort en 1825, avait consacré ses loisirs à l’étude de l’archéologie de son pays, spécialement à la numis¬ matique; son neveu, Armand de Bast 3 (1782-1848), rédigea également quelques opuscules et nombre d’articles relatifs à l’histoire locale. Un autre parent du chanoine, Liévin de Bast 4, s’acquit une bonne réputation d’excellent juge en matière esthétique; mais sa faiblesse comme écrivain était telle qu’il devait recourir à la plume de ses amis pour exprimer ses idées. Ses Annales du Salon de Gand et de l'École moderne des Pays-Bas firent époque dans notre histoire artistique et ser¬ virent de type à plusieurs Bevues d’exposition. « Liévin de Bast, dit son biographe s, était devenu comme MM. Van Hul¬ them, Van Huffel, Cornelissen, Delbecq et de Grave, qui eux aussi s’étaient formé un goût savant et sûr par l’étude et la comparaison des chefs-d’œuvre des différentes écoles, le guide et le conseiller de ceux de ses compatriotes qui se vouaient par leurs productions et leurs écrits à la culture et au développe¬ ment des beaux-arts. »

1 Cf. Messager des sciences et des arts , t. Itl, 1835, p. 189. Voisin, Notice sur le cabinet d'antiquités de feu M. J. d'Huyvetter.

2 Biographie nationale, notice par Roulez.

3 Idem , notice par de Smet.

i Idem , notice par de Busscher.

3 de Busscher.

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A Mons, enfin, il y avait, vers 1818, un cercle littéraire, centre intellectuel dont le bibliothécaire Delmotte était Pâme et figuraient quelques hommes de valeur^. Cette société devenait, en 1824, la Société lyrique et donnait naissance à un journal d’intérêt local, le Dragon, qui vécut deux années (1825-1827)2.

Telles sont les quelques tentatives de groupement littéraire que nous avions à signaler; ce n’était pas de que devait venir la lumière. Mais, enfin, ces diverses sociétés témoignent d’un sérieux effort d’intelligence, d’une préoccupation sincère des choses idéales. Et, au milieu de l’indifférence et de l'apa¬ thie générales, c’était beaucoup pour la jeune génération de rencontrer quelques milieux favorables aux lettres, d’y faire un échange d’idées, de recueillir à l’occasion des applaudisse¬ ments, voire même des couronnes, de recevoir, en somme, la première éducation littéraire qui jusque-là avait fait totalement défaut.

4. Les Réfugiés français.

Cf. Le peintre Louis David (1748-1825), souvenirs et documents inédits revus et publiés par son fils. Paris, Havard. Analysé dans la Revue générale, 1881, t. I, p. 350.

Baron, Mosaïque belge. Mélanges historiques et littéraires. Bruxelles, 1837, Hauman, contient un article sur les exilés à Bruxelles, réim¬ primé dans le tome IV de ses OEuvres.

Il y aurait une étude intéressante et curieuse à écrire sur l’influence que les Français ceux qui ont habité notre pays ont exercée sur l’esprit des Belges. Au commencement de ce siècle, toute une légion de fonctionnaires qui avaient suivi

1 Hymans. Biographie nationale, notice sur Madou.

2 Cf. H. Rousselle, Bibliographie montoise. Mons et Bruxelles, 1858. (N° 1325.) Le Dragon avait pour collaborateurs : H. Delmotte, Vict. Fran¬ çois, Aug. Defontaine. Voir aussi Warzée, Essai sur les journaux,

p. 200. '

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les armées de la République s’abattit sur nos provinces ; l’Empire leur attribua les premières fonctions : préfets et magistrats, professeurs d’académies et de lycées, fonctionnaires de tous grades et de tous genres, la France nous les procurait avec largesse. Il faut dire que, par compensation, plusieurs de nos compatriotes occupaient en France des positions en vue * : nous avions Christian au Conservatoire des Arts et Métiers, Grétry et Gossec au Conservatoire de musique, Suvée à l’École de France à Rome, Yan Praet à la Bibliothèque royale, Blondeau, de Namur, à la Faculté de droit de Paris; sans compter nos savants ou artistes qui étaient membres de l’Institut, et ceux de nos hommes politiques qui siégeaient au sein des assemblées gouvernementales.

L’exil éphémère de Louis XVIII à Gand 2 amena dans cette ville sa cour et ses conseillers, parmi lesquels Chateaubriand, Guizot, Lally-Tollendal qui, avec Pradel et Bertin, rédigeaient le Moniteur de Gand. Puis, quand l’Empire se fut écroulé, les Français que leurs antécédents ou leurs opinions rattachaient à la Révolution, trouvèrent un asile chez nous. Quelques-uns s’y installèrent définitivement, se firent naturaliser et se con¬ sacrèrent tout entiers à leur nouvelle patrie. Ce fut le cas de Baron, de Gachard, de Froment, de Raoul, de Rouillé.

Sous la période hollandaise, nous rencontrons dans tous les domaines des Français que les vicissitudes de leur pays ont amenés chez nous. Raine! était inscrit au barreau de Bruxelles; Merlin de Douai, quoique âgé de 76 ans, publiait encore des ouvrages de droit, et tous deux nous poussaient à l’étude des lois 3. Van Mons faisait revivre les sciences. La peinture était représentée par Stapleaux et Frémiet, la sculpture par Rude; Arnault écrivait des tragédies qui se jouaient sur le théâtre de

1 Cf. Quetelet, Histoire des sciences mathém. et phys., p. 318.

2 Cf. Ch. Romberg, Les journaux à Gand en 1815 pendant les cent jours. (Revue de Belgique, 1895, 2e sér.. t. XV, p. 238.) Hatin, His¬ toire de la presse , pp. 138-142 Ch. Rogier, Mémoires et souvenirs, p. 175.

3 Tablettes belges, p. 178.

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Bruxelles; Merlin recevait dans ses salons Mailhe et Berlier; la jeunesse belge qui y fréquentait était sous le charme de leur parole et les prenait volontiers pour guides et pour modèles. Berlier et Chazal s’occupaient d’études historiques; on rencontrait Cambacérès dans les parages de l’antique collé¬ giale; le jurisconsulte Mailhe était consulté de Belgique, de France et même d’Allemagne. Le général Mellinet, littérateur et musicien, était choisi pour faire partie du comité de lecture du théâtre. D’autres, comme Vadier et Courtois, se mouraient à l’écart ou vivaient dans la solitude comme Sieyès. Le peintre David, amateur de musique, s’était établi près de la Monnaie. Quand des artistes français comme Talma ou Mnie Catalani venaient en tournée jouer sur le théâtre de Bruxelles, il revi¬ vait les années qui avaient précédé son exil. Entouré des peintres flamands Odevaere, Palninck et Navez, il leur conti¬ nuait les leçons qu’ils étaient venus prendre jadis à son école dans la capitale française; il réunissait chez lui ses com¬ pagnons d’exil, et Baron raconte comment un jour il rencon¬ tra Barère, Paganel et Lejeune.

Lesbroussart accueillait également dans sa maison ces exilés; se donnaient rendez-vous Belges et Français : Arnault, Bory de Saint- Vincent, Cauchois-Lemaire, Tissot, Poeholle, Baron, de Reiffenberg, de Potter, Vauthier, Raoul L De même à Liège, le pharmacien Lafontaine réunissait chez lui et les Français et les Liégeois qui appartenaient à l’opposition 2; les premiers étaient J. -B. Teste, Bory de Saint-Vincent, Poeholle, Cauchois-Lemaire, Greyet, Paganel, Brissot-Thivars, Thuriot de la Rozière. On se tromperait beaucoup si l’on croyait qu’ils n’exercèrent aucune influence sur leur entourage belge; voici

1 Quetelet, Sciences plujs. et mathém., pp. 375, 420, 439, 493.

- Le Roy, Liber memorialis. Notice sur Destriveaux, p. 11. Uc. Capi¬ taine, Nécrologe liégeois pour 1853, p. 14. Nous remarquons que certains noms sont cités à la fois à Liège et à Bruxelles; peut-être quelques-uns de ces étrangers furent-ils éloignés de la capitale par le gouvernement, comme Teste, par exemple. Cf. Nécrologe liégeois pour 1852, p. 100. Mailhe vint également exercer sa profession à Liège.

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ce que dit U. Capitaine de J. -B. Teste : « C’est à cette école que se sont formés, de 1816 à 1832, une grande partie de nos meilleurs avocats et bon nombre de magistrats et de fonction¬ naires qui occupent aujourd’hui avec distinction les plus hautes positions. Lors de son arrivée à Liège, notre Cour d’appel possédait, il est vrai, plusieurs avocats de talent et même de savants jurisconsultes ; mais, pour beaucoup d'entre eux, la science du droit semblait, incompatible avec l’élégance et la pureté du langage. Sous le poids des détails, dans le chaos de l’étude des différentes lois coutumières, la parole se stéri¬ lisait en raison même de la science acquise. A la longueur démesurée des mémoires, écrits généralement sans correction, aux citations d’innombrables autorités empruntées à d’anciens commentateurs, Teste substitua la précision des faits, la dis¬ cussion incisive des lois et le mouvement oratoire. »

Tous ces étrangers éminents furent nos professeurs ; l’exemple de leur travail stimula leurs élèves. C’est ainsi que Polain dut beaucoup à son parrain Miranpole 1, J. -B. Nothomb à Thuriot de la Bozière, Lesbroussart à Jouy 2.

Ils dirigeaient nos revues, rédigeaient nos journaux et n’en¬ tretenaient guère le public que des affaires de leur pays 3. Même ils avaient fondé ou plutôt continué à Bruxelles le Nain Jaune 1 2 * 4. Ce journal bonapartiste, dont les principaux collabo¬ rateurs étaient Étienne, Jouy, Bory de Saint-Vincent, Harel, Merle, Cauchois-Lemaire, etc., avait obtenu un immense succès à Paris, lors de la rentrée des Bourbons. Après la Res¬ tauration, les rédacteurs, forcés de quitter la France, vinrent publier leur feuille satirique à Bruxelles. « Ils lançaient tous les cinq jours, par delà la frontière française, une grêle meur¬ trière d’articles longs ou courts, sérieux ou plaisants, contre la

1 Le Roy, Liber memorialis , p. il.

2 Potvin, Histoire littéraire , p. 51.

5 Lebeau, Souvenirs, p. 108.

* Cf. Hatin, Histoire de la presse , t. VIII, pp. 89 à MO et 157, 158. Warzée, Essai sur les journaux, p. 70.

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fausseté du roi, contre la violence sanguinaire de la Chambre, contre la faiblesse des ministères, et en meme temps ils s’épuisaient en éloges sur la haute raison, sur la loyauté, sur la fermeté du roi des Pays-Bas et de son fils le prince d’Orange i. »

Et lorsqu’ils faisaient entendre qu’il faudrait chasser les Bourbons pour les remplacer par un prince sage et constitu¬ tionnel, c’était ce dernier qu’ils avaient en vue. L’empereur Alexandre dévoila leurs menées à Guillaumè Ier, le Nain Jaune fut supprimé et un décret d’expulsion porté contre ses rédac¬ teurs.

Bien qu’ils fussent les protégés du roi de Hollande, les réfu¬ giés politiques ne furent pas sans causer parfois des embarras au gouvernement 2. Certains d’entre eux allèrent même jus¬ qu’à compromettre l’existence du royaume des Pays-Bas en voulant le jeter dans les bras de la France. Le député Gamilli prit leur défense aux États-Généraux. « Les crimes politiques, disait-il, ne se jugent pas du même œil que les crimes privés, et les hommes bannis pour de pareilles causes, trouvent à l’étranger ils portent leurs talents, leur industrie, leur for¬ tune. du zèle, protection et même des honneurs. »

La protection et les honneurs ne leur firent point défaut. Les naufrages les avaient jetés sur une côte hospitalière et tous s’y étaient donné rendez-vous. Aussi un contemporain 3 pou¬ vait-il écrire : « En 1830, la ville que j’habitais était depuis quinze ans le rendez-vous des célébrités proscrites de tous les coins du globe. Pendant quinze ans, grande mortalis œui spa- tium , disait Tacite, Bruxelles a servi de refuge, de champ d’asile universel. A chaque instant, dans les promenades, au spectacle, dans les églises, on coudoyait une illustration. Le Parc était semé de colosses politiques, et si les grands débris se consolent entre eux, jamais cité ne fut plus féconde en com

1 Hatin, op. cit., p. 157.

2 Cf. Poullet, Études sur les premières années de la domination kol~ landaise. (Revue générale, décembre 1895-1896.)

3 Baron, OEuvres, t. IV, p. 50.

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solations. Les minorités révolutionnaires d’Amérique, d’Es¬ pagne, de Portugal, de Naples, de Piémont y avaient leurs représentants; et la France, qui depuis soixante ans fatigue l’hospitalité de toute l’Europe, n’avait eu garde de manquer à ce Congrès de puissances déchues. »

Qu’y a-t-il d’étonnant si notre jeunesse, qui recueillait les leçons des partis opprimés, se trouva armée pour la grande lutte des revendications nationales, et si son activité tout entière se porta, loin des rêves poétiques, vers la polémique des journaux ou pamphlets?

A cette influence des réfugiés français s’ajoute l’influence directe de la littérature française, largement exploitée par nos libraires. Comme il n’y avait pas de loi sur la contrefaçon, les imprimeurs nous inondaient d’éditions à bon marché, à meil¬ leur marché même que celles de France, et ces publications étrangères formaient le plus clair de leurs bénéfices 1. Il en résultait que par suite de cet esprit mercantile qui seul guidait nos éditeurs, les livres sortis de nos presses se distinguaient par un goût d’exécution barbare et par l’altération la plus cho¬ quante des textes 1 2 3.

Cette diffusion facile des produits de l’esprit français eut pour résultat fâcheux d’empêcher la publication d’œuvres belges. Les éditeurs se refusaient à courir le risque de les entasser dans leurs greniers, d’autant plus que le public n’ac¬ cordait son attention qu’aux œuvres françaises 3.

Peut-être valait-il mieux qu’il en fût ainsi afin que nos auteurs ne s’engageassent pas dans les périlleux hasards de la publication, et ce n’était pas un mal qu’ils fussent au préalable formés à l’école de leurs voisins et maîtres en littérature. C’est sur ces œuvres françaises que s’exerça la critique de nos revues et de nos journaux. Ainsi se formait peu à peu le goût du public en attendant que les esprits mûris fussent capables de s’abandonner à leur propre inspiration.

1 Mercure belge , 1819, t. VIII.

2 Idem, 1820, t. IX, p. 170.

3 Lesbroussart, Recueil encyclopédique , t. III, p. 25-4.

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5. Le Flamand.

Cf. Hamelius, Histoire politique et littéraire du mouvement flamand . (Bibliothèque des connaissances modernes.) Bruxelles, Rozez, S. D.

Snellaert, Histoire de la littérature flamande. Bruxelles, Jamar.

Stecher, Histoire de la littérature flamande. La littérature flamande contemporaine. (Patria belgica, t. III, pp. 497 à 534.)

Kurth, De l'emploi officiel des langues dans les anciens Pays-Bas. Bru¬ xelles, Société belge de librairie, 1898. (Extr. des Mém. de l’Acad.)

La différence de langues et les longues querelles qu’elle suscita ne furent pas sans nuire au développement littéraire français dans nos provinces. Aussi le Mercure 1 avait-il raison de dire : Quelqu'un a avancé que nous n’avons pas de littérature parce que nous n’avons pas de littérateurs : c’est plutôt parce que nous n’avons pas de langue nationale.

Si encore le flamand avait eu à son actif une littérature quelconque, il y aurait eu une légère compensation; mais la littérature flamande à cette époque dépasse en stérilité, si Ton peut ainsi parler, la littérature française dans notre pays.

Sans entrer dans des détails étrangers à cette étude, nous pouvons dire que déjà à la fin du XVIIIe siècle, la vie littéraire flamande était absolument nulle 1 2 3, tandis que nos voisins du Nord témoignaient d’une vitalité littéraire qui ne fut pas arrêtée par la Révolution. De plus, notre flamand n’était pas même fixé par des règles de grammaire 3. Desroches, qui voulut remédier à cet état de choses, les formula d’après l’ignorance et la routine. Le remède fut pire que le mal, car pendant trois quarts de siècle, la Belgique flamande ne jura que par Des¬ roches. En Hollande, la langue avait été réformée par Siegen- beek (1804), et ces réformes, adoptées par les grands écrivains

1 Mercure belge, 1818, t. V, p. 123. de Reiffenberg, Archives philo* logiques, t. II, pp. 6-10.

2 Snellaert, p. 185.

3 Cf. Annuaire de l'Académie, 1867. Notice sur David, p. 101.

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Feith , Bilderdyck, SpandauwetTollens, avaient été prises pour base de l’enseignement du hollandais officiel t.

En retard sur la langue hollandaise, le flamand éprouva d’autres déconvenues 1 2 *. La Convention, puis Napoléon avaient imposé le français. Sous l'Empire, on alla jusqu’à obliger les journaux flamands à paraître avec une traduction française. Aussi le flamand, délaissé dans les lycées et les collèges, trouva son dernier refuge dans les écoles primaires; devenu l’idiome du bas peuple, il n’eut plus pour interprète que le clergé et ne fut utilisé que dans quelques livres de dogme ou de piété à l’usage du peuple.

Les Chambres de Rhétorique avaient perdu toute leur splen¬ deur d’autrefois 8. Quelques sujets de concours sans originalité ; un répertoire médiocre et des acteurs malhabiles, qui s’exhi¬ baient sur des scènes sans importance; nul contact avec le public lettré : voilà à quoi se résume la vie littéraire flamande jusque 1815.

L’union politique des deux pays détermina Guillaume à unifier le langage afin de nous soustraire aux influences de la France. Sans doute l’union aurait été plus intime; mais pour réussir il fallait laisser agir le temps et employer des moyens doux et persuasifs. Comme le remarquait très justement un contemporain4 : «Je n’ai jamais trop bien compris comment il aurait pu être honteux pour nous qui, à proprement parler, n’avions pas de langue nationale, de parler ou d’écrire celle de Hooft, de Tollens et de Bilderdyck. Ce qu’il y avait d’insup¬ portable, c’était de vouloir nous l’imposer, nous l’injecter, nous l’infiltrer par tous les pores. On ne réussit qu’à tour¬ menter des professeurs, désoler des plaideurs, contrarier des notaires et renvoyer d’anciens avocats à l’école : mais de litté¬ rature, point. Toutes les Maatschappij et Concordia du monde n’y pouvaient rien. »

1 Mercure belge, 1818, p. 297.

2 Hamelius, chap. II.

5 Snellaert, p. 207. Cf. plus loin au chapitre de l’Art dramatique.

i Lesbroussart, Recueil encyclopédique, t. III, p. 108.

Au lieu (l’une politique d’apaisement et de conciliation, on vit surgir une politique de heurts et de froissements. L’inau¬ guration de Guillaume se fit à Bruxelles au milieu d’une cour hollandaise et de ministres hollandais L Le roi prononça un discours hollandais, un des derniers, dit de Gerlache, les Belges fussent flattés. Au Parlement, un député ayant fait une proposition en hollandais, il la répéta en français parce que, disait-il, plusieurs de ses collègues n’entendaient pas la langue nationale 1 2 3 4 5. En 1818, Schrant faisait à Gand, lors de l’inaugu¬ ration de l’Université, un discours hollandais sur l’étude et la supériorité de cette langue. En 1819, le hollandais devenait langue nationale. A partir de 1823 3, les cours de langues anciennes devaient graduellement se faire en néerlandais. On défendait aux journalistes de publier des annonces autrement que dans la langue nationale L La société Concordia avait été installée pour en favoriser la diffusion. Des professeurs dévoués au gouvernement réunissaient chez eux, à Gand et à Liège, des jeunes gens auxquels ils découvraient le génie de la littérature hollandaise. Ils étaient chargés de nous polir; c’est ce que Bosscha exprimait en vers latins qu’il dédiait à Kinker 3, professeur de littérature hollandaise à Liège 6.

Pellere barbariem, cultæque adjungere linguæ,

Kinkeri ! indociles adgrediere viros Herculeus labor est, sed forti pectore dignus;

Materies famæ pulchræque et ampla tuæ.

Il faut rendre hommage aux qualités de Kinker. Malgré les préventions qui accueillaient tout ce qui venait du pouvoir, il sut, à force de dévouement et de prévenance, et grâce à son esprit et à sa parole facile, se conquérir des partisans. 11 tenait

1 de Gerlache, op cit ., p. 70.

2 Cf. Observateur , t. III, 1815.

3 Hamelius, chap. III.

4 Warzée, Essai sur les journaux, p. 64.

5 Notice par A. Le Roy dans Biographie nationale et Liber memorialis.

c Stecher, op. cit., p. 535.

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chez lui des réunions amicales de jeunes gens, d’où sortit, en 1822, une société, Le Tandem , qui avait pour objet de cimenter l’union des provinces du nord et du sud. Pour développer le hollandais dans le peuple, le gouvernement avait fondé à Lierre une école normale d'instituteurs, et la Société protestante Tôt nut van ’t Algemeen veillait sur l’instruction primaire. Les efforts du pouvoir devaient rester stériles dans les écoles, car on manquait d’ouvrages élémentaires pour enseigner : il n’y avait ni grammaire ni aucun livre d’instruction *. Plus tard, quand on en fit, on trouva moyen de blesser le sentiment national en prodiguant de grossières injures aux Français 2.

L’intrusion forcée des Hollandais dans toutes les fonctions avait arrêté le développement littéraire. « La langue française, dit un auteur 3, réduite aux fonctions passives d’une mécanique à traduction, n’était guère admise en haut lieu que sous la condition de reproduire telle ou telle œuvre écrite dans l’idiome privilégié. » Entre le hollandais maladroitement imposé et le français mal accueilli en haut lieu, on préféra l’abstention complète. Le théâtre hollandais resta désert; les journaux de l’opposition, les seuls qui fussent lus, furent rédigés en français; quelques rares écrivains composèrent de la prose et des vers hollandais; quelques autres, mieux avisés, se réfugièrent dans la versification latine 4.

La polémique seule profita de cette querelle; on versa des flots d’encre pour essayer d’arriver à une solution équi¬ table 3. D’aucuns démontraient l’impossibilité d’une langue nationale1 2 * * 5 6; d’autres voulaient que le français restât la langue de la Belgique 7 ; d’autres proposaient que l’on permît à chaque province d’en agir à sa guise, tout en réclamant le

1 Observateur , t. III, 1815, p. 368.

2 Mercure belge . 1818, p. 65.

5 Lesbroussart, Recueil encyclopédique, t. III, p. 254.

i Idem, ibidem, p. 108.

5 Plasschaert, Esquisse sur les langues , p. 13,

6 Barafin.

7 Plasschaert, op. cit.

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français comme langue officielle 1. Des gens studieux remon¬ tèrent même jusqu’à l’époque antérieure aux Romains pour appuyer leur opinion 2.

Le gouvernement trouva un chaleureux défenseur dans la personne de J. -F. Willems le seul écrivain flamand de valeur qui s’associa aux efforts du roi Guillaume. Dans un opuscule en vers Aan de Belgen, il ne cachait pas son anti¬ pathie pour les Français et préconisait l’étude du flamand.

Bien que son œuvre fût animée çà et par une certaine chaleur poétique, elle était gâtée par trop de raisonnements, par un ton déplaisant et par des arguments peu sérieux. C’est ainsi que, voulant prouver la supériorité du flamand, il écri¬ vait : « trouverait-on dans les bois, dans l’air, une créature dont elle ne répète la voix et le chant aussi fidèlement que l’écho? L’homme, enfin, agité par ses passions, par la colère, la haine, l’amour, la volupté ou la douleur, ne peut rien pro¬ férer qu’elle n’imite par ses onomatopées. Toujours à l’unis¬ son de l’âme, elle crée, avec une puissance sans bornes, des mots ou des images; chaste et pure comme les mœurs de nos ancêtres.... »

En terminant, Willems s’adressait aux vertus et au cœur de Guillaume pour qu’il rétablît et maintînt ce qui était national. Le Mercure répondit à cette provocation en disant : ce Le roi a juré avant tout de maintenir la Constitution, il la maintiendra ».

Jusqu’en 1830, Willems se dépensa pour la renaissance de la langue hollandaise. 11 était aidé par son intime Van Brée qu’appuyaient les orangistes 4 d’Anvers et de Gand. Toutefois, les luttes politiques et le peu d’encouragement du gouverne¬ ment rendirent à peu près stérile le mouvement flamand. Les

1 Observateur, t. I, 1815.

- Mercure belge, 1819.

5 Sur Willems, cf. de Decker, Notice. (Annuaire de l’Académie, 1847, p. 117.) Mercure belge , 1818, t. V. Hamélius, chap. III. Snellaert, pp. 207-237. J. -F. Willems, Aan de Belgen. Aux Belges. Anvers, Sehoesetters. En vers flamands, avec introduction et notes en français.

4 Hamélius, p. 45.

Tome LXII.

E

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résultats féconds n’apparurent qu’après 1830; au contact d’une littérature cultivée, la langue flamande avait élargi le cercle de ses idées et poli son style L

En toute cette affaire, Guillaume Ier se montra si maladroit politique qu’il ne sut pas même tirer parti des alliés que lui procurait la similitude de langage. Et l’on vit non seulement les Wallons défendre le français, mais encore les Flamands les appuyer dans leurs revendications 1 2 3. Ils le firent en haine du régime hollandais, qui blessait leurs convictions catholiques : les masses, par opposition aux innovations de Guillaume; les classes supérieures, parce que vingt années de domination étrangère les avait francisées 3.

On assista au même phénomène qu’à l’époque impériale. Alors, on nous avait imposé le français : nous nous étions montrés rebelles ou indifférents; maintenant, on voulait nous obliger à accepter le hollandais comme langue nationale4 : ce fut la date du réveil des lettres françaises dans notre pays s.

Le gouvernement hollandais ne tarda pas à s’apercevoir qu'il avait fait fausse route. En 1819, il retirait son décret de 1819 et rétablissait l’usage du français comme langue officielle du pays flamand. Cette concession tardive n’empêcha pas sa chute.

1 Hamélius, p. 32.

2 Idem , p. 56. On ne peut nier, comme le fait M. Hamélius, l’in¬ fluence de la question des langues sur l’esprit public ou sur les pétitions. Il suffit d’ouvrir les journaux et écrits de l’époque pour y trouver la preuve de cette très réelle influence. Quant aux pétitions, de Gerlacne (pp. 200- 202) affirme que les revendications au sujet des langues y figuraient.

3 Kurth, Essai sur l'emploi du flamand, chap. III. Hamélius, chap. III. Tablettes belges , p. 161.

1 Dans une séance des États-Généraux (5 mars 1829), M. Bylevelt disait: « Souvenez-vous de ce qui est arrivé sous l’Empire : Napoléon a accordé quinze jours aux habitants de la Hollande pour apprendre le français : le Gouvernement actuel a accordé autant d’années aux habitants de la Bel¬ gique pour apprendre le hollandais : De quoi vous plaignez- vous ? » (Nothomb, Essai sur la Révolution , t. I, p. 430.)

3 Lesbroussart, Recueil encyclopédique, t. III, p. 108. Stecher, op. cit., p. 536.

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6. Le Wallon.

A. Le Roy, Patois; littérature wallonne. (Patria belgica, t. III, pp. ooo- oTO.)

J. Demarteau, Le wallon. Son histoire , sa littérature. Liège, L. Demar- teau, 1889.

F. Henaux, Études historiques et littéraires sur le wallon. Liège, Oudart, 1843. (Extrait de la Revue belge , 1843, t. XXIII, p. 263.)

Le XVIIIe siècle avait été pour le wallon dans le pays de Liège une ère si brillante, qu’un auteur n’hésitait pas à affir¬ mer que si le peuple liégeois n’avait pas enrichi la littérature, il fallait en accuser surtout le jargon grossier et barbare qui naguère était encore le seul langage de toutes les classes de la société 1. A la même époque, l’Émulation de Liège couronnait un mémoire de Legeay, qui prétendait le prouver 2.

La fondation de l’Émulation avait remis le français en hon¬ neur; en même temps, la Convention, à la suite d’un rapport de Grégoire discutait sur la nécessité et sur les moyens d’anéantir tous les patois et d’universaliser l’usage de la langue française. « Ces dialectes divers, disait l’adresse de la Conven¬ tion, sont sortis de la source impure de la féodalité. Cette considération seule doit vous les rendre odieux. » Forcément le wallon dut s’éclipser, et pendant les dix premières années du XIXe siècle, il n’y eut pas une page écrite en cet idiome 4.

L’Empire eut à cet égard des idées plus saines. Une ordon¬ nance du ministre de l’intérieur prescrivait, en 1812, aux savants d’étudier les idiomes locaux et engageait les préfets à recueillir un échantillon de chaque patois. Sur ces entrefaites,

1 Malherbe, Galerie de portraits d’auteurs et d’artistes liégeois. Liège,

1802, p. 6.

2 Demarteau, op. cit ., p. 115.

5 27 janvier 1794.

4 Demarteau, op. cit ., p. 1 28.

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la chute de Napoléon entrava l’exécution de cette intéressante enquête.

Avec la paix, l’essor se communiquant aux études, le wallon bénéficia de cette nouvelle ardeur. L. Remacle publia une grammaire et un dictionnaire wallons, et l’on vit paraître dans V Almanach de Mathieu Laensberg quelques pièces heureuses, bien que l’orthographe n’en fût pas satisfaisante.

A Liège, depuis les réunions de l’hôtel de Harlez, dit Le Roy R les poètes wallons n’avaient guère rompu le silence. Le patois servait à l’intimité, la politique absorbait le reste. Sous l’Empire et sous le gouvernement hollandais, quelques amis se réunirent en petits cénacles. « Ceux-ci apportaient des chan¬ sons nouvelles; ceux-là, comme Chokier, aiguisaient des jeux de mots. On avait peu chanté relativement quand on avait chanté politique; on chanta beaucoup, et Forir plus que les autres, quand on ne songea plus qu’à faire refleurir l’ancienne gaîté liégeoise. »

L’importance ou l’intérêt de la poésie wallonne à cette époque tient au caractère politique et populaire à la fois que lui imprimèrent ses chansonniers attitrés. S’il faut juger de l’influence de ces Tyrtées sur les masses, nous n’avons qu’à citer cet extrait du rapport de Cornelissen au préfet de Garni en 1809 1 2 : « Qu’on se figure un chansonnier entouré le vendredi et le dimanche successivement de plusieurs centaines d’auditeurs, la plupart gens de campagne; qu’on se le figure chantant avec une voix de stentor et dans le patois le plus trivial, et qu’on juge si l’impression qu’il doit faire, soit en bien, soit en mal, est un objet que la police doive négliger. »

Comme la Flandre, le pays wallon eut ses chansonniers 3. A

1 Notice sur A. Forir. (Annuaire de la Société liégeoise de litté¬ rature wallonne, 1863, t. I, pp. 102-134.)

2 Leclercq, La presse sous l'Empire. (Revue trimestrielle, t. XLYI.

p. 101.)

5 Les chansonniers forains Mathieu et Simonis , par Ul. Capitaine. (Annuaire de la Société liégeoise de littérature wallonne, 1861, pp. 31-47.) Van Bemmel, La poésie wallonne. (Revue trimestrielle, t. XXVI, p. 350.)

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Liège, un certain Simonis, ivrogne endurci, qui mena une vie vagabonde pour finir sur un grabat, commençait à se pro¬ duire dans les rues. Grâce à l’énergie de son débit, à l’origina¬ lité de sa figure, au choix de ses chansons ou pasqueies toutes d’actualité, il s’acquit une prompte renommée. S’il arrivait parfois à notre rhapsode d’aller passer la nuit sous les verroux, il s’en consolait philosophiquement :

Si n’est nin tôt désagrémint J’a spargni quwat’cens di log’mint.

La politique acheva sa notoriété. En 1825, quelques jeunes gens enthousiastes de la régénération de la Grèce le pous¬ sèrent à s’affubler d’un costume grec pour chanter dans les rues, en vers wallons, les infortunes de la patrie d’Homère. Enfin, ayant pris part au mouvement anti-hollandais de l’époque, il encourut de nouvelles condamnations. « Rien, dit un auteur^, ne peut donner l’idée de l’enthousiasme et de l’irritation que semblaient semer ses paroles. » Railleur auda¬ cieux, il exerçait sa verve à propos des impôts et s’érigeait en champion des revendications populaires.

Un autre écrivain wallon, Simonon -, possédait une imagi¬ nation plus riche, mais montrait peu d’empressement à publier ses œuvres. La Copareie , son chef-d’œuvre, écrite en 1822, ne parut qu’en 1839. 11 avait donné pour titre à sa pièce le nom de la grosse cloche de la cathédrale, et le poète s’inspirait de ses échos pour évoquer avec un accent ému les jours glo¬ rieux du passé.

Xhofïer 3, à Verviers, écrivait des chansons qui n’étaient pas sans un certain sentiment vif et naturel. Même il s’essayait, mais sans succès, à l’art dramatique en composant une pièce inspirée de Molière.

1 Van Bemmel, op. cit., p. 352.

2 Notice par Desoer. {Annuaire de Société de littérature wallonne, 1863,

1. 1, p. 65.)

5 Notice par Mathieu. {Annuaire de 1880, p. 66.)

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A la même époque, DuvivieH écrivait deux chansons fran¬ çaises : Le Belge valeureux et Histoire de la vie et des œuvres du royaume des Pays-Bas, l’on ne trouve à louer que le courage des opinions et la verve satirique.

D’autres enfin travaillaient moins bruyamment, comme Dehin et Forir à Liège, et H. Delmotte, à Mons 3 ; ils prépa¬ raient la renaissance wallonne de l’époque postérieure.

1 Notice par A. Le Roy. ( Annuaire de 1864, p. 63.) Ul. Capitaine, Nécrologe liégeois pour 1863, p. 61.)

2 Notice citée plus haut par Le Roy et résumée par Ul. Capitaine dans le Nécrologe liégeois pour 1862, p. 96.

3 H. -F. Delmotte, OEuvres facétieuses . Mons, Hoyois, 1841, avec notice. Cf. aussi Biographie nationale , notice par Vahrenberg.

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CHAPITRE III. La Poésie.

1. Caractères généraux de la poésie. 2. Poètes et œuvres.

1. Caractères généraux de la poésie.

Cf. L. Bertrand, La fin du classicisme et le retour à V antique dans la seconde moitié du XIXe siècle en France. Paris, Hachette, 1897.

G. Pellissier, Le mouvement littéraire au XIXe siècle. Paris, Hachette.

P. Albert, La littérature française au XIXe siècle. Les origines du romantisme. 5 vol. Paris, Hachette.

B. Jullien, Histoire de la poésie française à V époque impériale. 5 vol. Paris, Paulin, 1844.

Michiels, Histoire des idées littéraires en France au XIXe siècle. 5 vol. La Haye, Doormans, 1845. Bruxelles, 1848.

De tout temps nous avons été tributaires de la France; ses produits intellectuels ont servi à notre formation, et elle nous a guidés dans la vie littéraire. Si nous pouvons de nos jours revendiquer des talents originaux, au commencement de ce siècle, on suivait complaisamment, sansjamais dévier, le sillon que traçaient les écrivains français.

Nous les suivions, mais de loin; les idées nouvelles ne se communiquaient pas avec la même facilité et la même promp¬ titude que de nos jours. Les revues étaient rares, les journaux peu répandus, les centres intellectuels sans rayonnement. Nous étions un peu dans le cas de ces paysans habitant dans le voisinage des villes, toujours en retard de quelques années sur la mode. Aussi le romantisme avait-il presque gagné la partie en France, que nous en étions encore au décalque clas¬ sique. Il nous faut donc esquisser dans ses grandes lignes le

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mouvement littéraire qui se produisit en France à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe. Nous n’en dirons que ce qui est nécessaire à cette étude. D’autres ont exposé avec autant de science que d’intérêt le mouvement littéraire durant cette période ; ils l’ont étudié dans ses causes et ses effets.

Notre littérature fut frappée de la même stérilité que la litté¬ rature française dont elle procédait. C’est la période antiqui- sante : le paganisme ressuscité avec son culte de la volupté et le scepticisme qui en est la conséquence. Puis, vers la fin du XVIIIe siècle, quand l’excès de raffinement a causé le dégoût et l’écœurement, on se reprend d’amour pour la vie frugale et simple et l’on prône la vertu, mais la vertu au sens païen ; on rêve une cité antique.

Parlant toujours de l’idée païenne, on réhabilite le culte de la chair et l’on en flatte les instincts ; on absout les passions comme le font les tragédies de Voltaire et de Diderot, et l’on n’est pas loin de retourner à la barbarie se développe sans frein la passion sauvage.

En même temps d’autres tendances diverses se manifestent. La Shakespearomanie produit des traductions mais fran¬ cisées d’Ossian et de Young; Thomas déclame; Lebrun est en proie au délire pindarique; Diderot et Rousseau exagèrent la passion dans une prose tumultueuse et violente. On tombe dans une ostentation de sensibilité qui se traduit par toutes sortes d’œuvres inspirées de l’amour paternel, filial et conju¬ gal. On trouve à l’étranger une source d’inspirations nouvelles et les traductions pleuvent, traductions élaguées, résumées ou remaniées, s’accordant avec les goûts du jour.

A la fin du siècle, le mouvement antiquisant s’accélère ; aussi durant la Révolution, les modes, le costume et le langage sont le reflet d’une éducation païenne, et la morale se coule dans la morale antique.

Au théâtre, ce sont toujours les traditions gréco-romaines dont le public ne se lasse pas ; en poésie, pas un nom ne surnage parmi les poetœ minores , c’est du délayage descriptif,

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sans synthèse poétique ; les livres ne sont plus qu’un chaos ; les idées n’inspirent plus que des âmes médiocres d’où le sens chrétien a été banni avec les vertus qui en découlent C Tous les poètes cachent un fond de vulgarité, ils affectent la gros¬ sièreté, descendent jusqu’aux polissonneries et glorifient toutes les manifestations de l’animalité humaine.

La période impériale va nous révéler toute une pléiade de poètes : les lyriques Lebrun et Fontanes; les épiques Lemer- cier, Esménard, Perceval ; les satiriques Chénier et Yigée; le fabuliste Àrnauld; les tragiques Chénier, Jouy, Arnauld, Lemercier, etc. On compte pour l’époque une soixantaine d’auteurs et cinq cents œuvres, sans oublier Delille traducteur, imitateur, didactique, descriptif, narratif. Et cependant le jugement sommaire de Thiers reste vrai : La Littérature demeure nulle et sans inspiration.

L’Empire qui, plus que toute autre époque, évoquait l’ombre de César et la gloire romaine, réalisa le triomphe de ses aigles ; mais dans le domaine de la pensée, son rêve, qui était de rajeunir l’idée païenne, échoue lamentablement.

Napoléon exerce la même tyrannie sur toutes les manifesta¬ tions de la vie d’un peuple. En littérature, il enraye la marche des idées nouvelles ; la pensée est asservie, la presse muselée, les journaux disparaissent l’un après l’autre. Après 1 80 i, il n’y en a plus que quatre qui peuvent s’imprimer à Paris.

La critique littéraire est confiée à Geoffroy, Feîetz et Dus¬ sault. Sévères gardiens du passé, nourris dans les opinions du siècle précédent, iis glorifient la courtisanerie des écrivains et célèbrent « l’Officiel » dans le Journal de l'Empire , tandis que le Journal des Débats reflète leur haine du progrès et l’intransigeance de leur critique fielleuse 1 2. Les dissidents, comme Mme de Staël et Chateaubriand, sont persécutés; les républicains, déportés, et Napoléon ne cache pas son mépris pour les idéologues. Toute innovation est interdite; bien plus,

1 Faguet, XVIIIe siècle. Introduction. Bertrand, op. cil ., p. 17-2.

2 Michiels, op. cit.} t. I, p. 437.

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si elle s’inspire de l’imitation étrangère, elle est proscrite comme crime de lèse-nationalisme. Le duc de Rovigo écrit à Mme de Staël en lui annonçant qu’il vient d’interdire son livre : a Nous n’en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. Votre dernier ouvrage n’est pas français1. »

Puisqu’il est défendu de puiser l’énergie et l’originalité aux sources nouvelles et fraîches, que reste-t-il aux écrivains? Suivre l’ornière commune et s'embourber dans le servilisme et l’imitation. Aussi Dussault peut-il écrire, en 1806 : « Rien n’égale la stérilité de la littérature actuelle : à peine çà et quelques romans et quelques petits poèmes qui n’ont un moment d’existence que pour être aussitôt replongés dans le néant par le ridicule »

Devant ces résultats négatifs, Napoléon, qui pose en protec¬ teur des lettres et des arts, fait pleuvoir les encouragements sous forme de prix et de couronnes ; et les poètes consacrent leurs veilles à chanter le mariage de l’empereur ou la nais¬ sance du roi de Rome. C’est du servilisme contre rembourse¬ ment. Aussi Lebrun, à qui Napoléon demande à quoi il se destine, répondra : « A chanter votre gloire, Sire! 3 »

Le théâtre lui aussi devra donner des leçons de morale antique : l’individu sacrifié à l’Etat-Dieu. De toutes les tra¬ gédies de l’époque, Napoléon préfère Hector de Luce de Lan- cival, parce qu’elle lui paraît propre à former des soldats. Arnauld calque les siennes sur des données officielles; et l’on peut se rendre compte, en lisant ses préfaces, de la mesure de son talent complaisant et de son étonnante facilité. Rriffaut écrit don Sanche; survient la guerre d’Espagne, et de crainte que sa tragédie ne soit considérée comme une allusion aux événements, il transporte sa pièce et ses personnages en Chaldée avec le titre de Ninus II, tout en regrettant que les

1 Michiels, op cit., t. I, p. 433. - P Albert, op. cit., p. 226.

5 Jullien, op. cit., t. I, p. 115.

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circonstances lui aient fait perdre des couleurs locales toujours précieuses E

Même servilité de la part de l’histoire. A quoi eût-elle pu servir du reste? Elle se déroulait à grands coups d’épées, par des victoires et des conquêtes; les bulletins de la grande armée, les proclamations de Bonaparte en étaient les pages concises et vibrantes. Dans le passé, on aurait rencontré la gloire d’un Clovis ou d’un Charlemagne capable de porter ombrage au despote. Chateaubriand fut frappé pour avoir écrit un éloge de Tacite. « Il n’y avait pas une idée en Europe, écrit Lamartine qui ne fût foulée sous son talon, pas une bouche qui ne fût bâillonnée par sa main de plomb. »

Mais les jours de ce régime d’oppression étaient comptés. Avec la liberté allait renaître la gloire des lettres. Le roman¬ tisme s’acheminait dans l’ombre, traçant silencieusement son chemin; déjà même M,ne de Staël et Chateaubriand avaient franchi les déserts du pseudo-classicisme. Ainsi se vérifiait la parole de Napoléon à Fontanes en 1809 : A la longue, le sabre est toujours battu par l’esprit 1 2 3.

Fatigués d’un art, expression du monde grec ou romain, les novateurs avaient formulé l’expression d’un art qui convînt au XIXe siècle. Le principe : à une société nouvelle , il faut une littérature nouvelle E commençait à prévaloir. Il annonçait la chute prochaine des divinités de l’Olympe et de la morale païenne, la renaissance de l’esprit chrétien et une conception nouvelle de la nature. Le Génie du Christianisme avait fait entrer d’emblée la religion dans la poésie; Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand avaient révélé l’existence d’une nature qui s’écartait des rigides conventions l’avait confinée le XVIIIe siècle; enfin Mme de Staël énonçait les principes de l’art romantique dont allaient s’inspirer, de 1815 à 1830, la jeune école et ses chefs : V. Hugo et Lamartine.

1 Jullien, op. cit., t. Il, p. 273.

2 Destinées de la poésie.

5 P. Albert, p. 189.

J Mrae de Staël .

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Cette transformation ne se fit pas sans lutte. Inutile de rap¬ peler les combats qui se livrèrent entre les classiques et les romantiques. Mais, entre eux, il faut placer ceux qui ne prirent parti ni pour l’une ni pour l’autre école, qui tentèrent de fusionner les deux doctrines et dont le principal représentant fut Casimir Delavigne.

Littérature fausse que Paul Albert 1 a si justement dénommée « un mélange de gréco-romain, de moyen âge et de rococo. Allégorie, mythologie, mélancolie, académie confondues! D s hommes nus avec un casque ou en pantalon collant et bottes molles au bord des torrents 1 2 3 ».

En somme, ce fut une époque stérile pour la littérature française. Or, comment les Belges, élèves des Français, plus que des élèves même, puisqu’ils étaient englobés dans l’Empire, auraient-ils pu échapper à la contagion du goût funeste qui régnait alors?

Nous eûmes cependant un écrivain 3, un délicat prosateur, le prince de Ligne, à qui Voltaire avait prédit qu’il introdui¬ rait le bon goût et les grâces chez une nation qui peut-être a cru jusqu'à présent que ses bonnes qualités devaient lui tenir lieu d’agrément Si la vie du prince n’eût été si aventureuse, la prédiction de Voltaire se serait peut-être, en partie du moins, réalisée. Pendant ses séjours en Belgique 3, ce grand seigneur, homme d’esprit, réunissait à Belœil, à sa table, les quelques hommes de goût de l’époque. A Bruxelles, il avait créé l’esprit de société si favorable au développement des lettres. En 1782,

1 P. Albert, op. cit., p. 189.

2 Cf. dans Bertrand, L’école de David et l'imitation de l'antique. Dans une note, il nous dit que Canova voulait représenter Napoléon nu, à l’an¬ tique.

3 N. Peetermans, Le prince de Ligne ou un Écrivain grand seigneur. Liège, Renard, 1857. Wauters, Biographie nationale. OEuvres du prince de Ligne, publiées par Lacroix. 5 vol. Bruxelles, Van Meenen, 1860.

1 Peetermans, op. cit., p. 97.

Id., ibid., pp. 98 à 105.

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on imprimait sous ses yeux et dans son hôtel, un recueil de poésies légères. A son exemple, les personnages notables tenaient cercle hebdomadaire, et dans ces réunions, on jouait des comédies improvisées. Le prince de Ligne surgit seul au milieu de l’aridité intellectuelle de l’époque; il se présente à nous avec ce mélange de gaîté, d’humour, de grâce qui est le caractère de son talent facile et délicat.

Sainte-Beuve disait du Coup d'œil de Belœil : a Dans l’histoire du pittoresque en notre littérature, les esquisses du prince de Ligne, à propos de Belœil, peuvent servir assez bien de date et de point de mesure ». Après avoir noté le caractère qui convient à J. -J. Rousseau, à Bernardin de Saint-Pierre, à Chateaubriand, à Oberman, le critique ajoute : « Mais les amateurs restés gens du monde, les gens de goût et d’un noble goût, touchés en effet de la nature et ne la voulant point sépa¬ rer jamais de la société, disaient entre autres choses avec le prince de Ligne, et ne pouvaient en cela mieux dire que lui : « J’aime les bois, les quinconces et les percées, de belles routes mieux tenues que celles des jardins, de belles palis¬ sades, des allées de hêtres surtout. Elles ont l’air de colonnes de marbre quand elles ressortent sur un taillis bien haut et bien vert. J’aime l’air jardin aux forêts, et l’air forêt aux jar¬ dins, et c’est comme cela que je compte toujours travailler ».

Nous ne pourrions passer sans la saluer avec quelque orgueil cette figure littéraire que les Français ont trouvée digne d’être des leurs. Le prince de Ligne reste une exception dans notre littérature. Les autres écrivains belges de l’époque appartenaient à l’école pseudo-classique dont nous avons donné les caractères. D’une demi-génération en retard sur le mouve¬ ment littéraire, les uns sont classiques par le fond, la forme de leurs œuvres et par leurs idées; d’autres ne sont ni clas¬ siques ni romantiques; leur genre, c’est le genre empire, genre hybride et faux qui n’a pas renoncé aux traditions clas¬ siques et qui pressent toutefois une inspiration nouvelle. La plus haute source d’inspiration poétique et lyrique ne va pas au delà d’Ossian, et si l’on goûte Shakespeare, c’est à la con¬ dition qu’il soit classicisé par Ducis.

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Tels maîtres, tels élèves. Rouillé 4, un des nôtres par natura¬ lisation, avait reçu de Thomas des leçons de poésie. Pour développer les facultés poétiques de son élève, le professeur n’avait imaginé rien de mieux que de lui faire mettre en vers l’histoire de France 2, comme on avait fait pour le Jardin des Racines grecques et la Géographie de Buffier.

Faut-il parler de l’influence littéraire des œuvres fran¬ çaises ? Voici de Trappé 3 ; ses écrits sont le reflet de sa der¬ nière lecture ; après la Henriade, il écrit la Fronde; Bélisaire et Numa Pompilius lui inspirent Pélage et Sartange; Delille célèbre les Jardins , qu’à cela ne tienne. Trappé possède le sien qu’il convient de chanter; Delille traduit Milton, voici de Trappé traducteur du poète anglais; un souvenir de la Nou¬ velle Héloïse lui suggère Amélie; Y Encyclopédie est en faveur, il deviendra fabricant de pensées philosophiques; à l’exemple de La Bruyère, il cultivera le portrait, il suivra les traces de la Rochefoucauld; il n’oubliera pas d’écrire un drame en prose à la manière de la Chaussée et de Sedaine.

Delille plaçait le buste de Virgile dans ses jardins 4. Plas- schaert aura dans sa maison de campagne, à Wespelaer, une île qu’il appellera l’Elysée, se trouveront des bustes exécutés par Godecharle sur d’anciens modèles. On y rencon¬ trera côte à côte Homère, Virgile, Le Tasse, Milton, Horace, Marc-Aurèle, Montaigne, Racine, Corneille, Molière, Linnée

1 Van Hulst, Notice sur Rouillé. (Revue de Liège, t. II, 1844, p. 625.)

2 Idem, op. cit p. 633. On y lisait, par exemple :

XVe SIÈCLE.

Les jours de Charles VI s’usent dans la démence;

Aux plaines d’Azincourt, l’Anglais victorieux

Darls le siècle quinzième est maître de la France.

Et son biographe Van Hulst ne chicane pas la précision poétique du premier vers. Nous aurions mauvaise grâce de le faire.

5 Cf. V. Henaux, Notice sur de Trappé. (Revue trimestrielle, 1859, t. XXIII, p. 126.)

* Cf. Van Hulst, Mélanges. Liège, Oudart, 1843.

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et Voltaire, l’éternel Voltaire; et sur le socle de chacun de ces bustes sera gravée une inscription tirée de leurs ouvrages.

La manie de la description surtout rattache nos poètes à Delille, dont ils sont les admirateurs et les disciples fervents. Lesbroussart en subit l’influence immédiate par son père ; Raoul puisera aux mêmes sources.

Quels auteurs faut-il donc méditer pour le style? écrira-t-il en vers 4.

Virgile Et puis? Virgile. Et puis après? Virgile.

Il est l’homme unius libri , encore que plus loin il conseille Racine à la jeunesse. Allons, jeunes gens, en route pour l’antiquité : « la Grèce et l’Italie nous ont donné des modèles, c’est qu’il faut chercher le type éternel du vrai et du beau ». 11 ne faudra écrit-il ailleurs 1 2 mettre Chateaubriand entre les mains des jeunes gens qu’avec beaucoup de précautions ; il ne tient qu’à lui de devenir classique 3. Il refuse à la dou¬ leur et à la mélancolie une place parmi les Muses. Clavareau ne cache pas ses admirations naïves, grotesques même, pour les maîtres de la description. 11 les savoure. Delille décrit quelque part le polybe :

Eh ! qui n’admirerait cet être mitoyen,

Des règnes qu’il unit étrange citoyen, etc.

Que de facilité ! que de grâce ! s’écrie Clavareau, dans cette description d’une des plus étonnantes merveilles de la nature. Il lit de Lebrun cette pitoyable description :

Plus loin l’active chrysalide Fuyant le jour et le plaisir,

Va filer son trésor liquide Dans un mystérieux loisir.

1 Dans les Écoliers en vacances.

2 Leçons de littérature hollandaise. Préface.

5 Mercure belge , 4818.

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« Le trésor liquide et le mystérieux loisir , dit Clavareau tout attendri, sont deux expressions aussi neuves qu’élégantes. » Le Mercure 1 suit le même courant, il constate qu’il n’y a eu depuis longtemps en France production aussi remarquable que la traduction par Delille de V Essai sur l’homme de Pope.

La description tuait l’inspiration; l’âme s’effaçait pour lais¬ ser place à toute une fantasmagorie de mots l’on ne cher¬ chait à réaliser que la forme extérieure. De cette aridité systé¬ matique, de cette impuissance voulue ne pouvaient sortir que des œuvres médiocres.

L’art des vers devient si commun, qu’il n’y a personne qui

ne s’en mêle 1 2 * 4. Si tout le monde peut être poète, tous les sujets sont poétiques. Il suffit de douze pieds et de consulter le Dic¬ tionnaire des rimes. On finit par avoir tout épuisé : pensées, idées, rimes. « Au premier mot d’un vers, on devine le second; la première rime appelle la suivante, et l’art de versifier n’est plus qu’une opération mécanique. Aussi que de rimes ! que de poèmes! Il n’y a pas un mot du dictionnaire qui, déjà peut- être, n’ait fourni le sujet d’un poème, et bientôt l’encyclopédie sera mise en vers 3. » Raoul reconnaissait le mal, il renonçait à y apporter un vigoureux remède.

En ce genre, la nullité est absolue; on arrive à accomplir de véritables tours de force périphraséologiques comme celui-ci de Lemayeur 4 :

... Pour faire fleurir les fleurs étrangères,

Le Batave appela le verre à son secours.

Il voulut qu’enchâssé dans un bois tutélaire,

En repoussant la brume il admit la lumière,

Et qu’en forme de toit sur des plans inclinés Il couvrit les abris à ses fleurs destinés.

L’art me borna point son heureux artifice;

1 Tome X, 1821.

- Raoul, De la critique littéraire. (OEuvres, t. III, p. 134.)

5 lu., ibid.

4 Le Poème Belgique , chap. IV, p. 243.

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Il voulut les pourvoir d’une chaleur factice Qui sût, pendant le cours des rigoureux hivers,

Braver dans les réduits l’inclémence des airs.

De longs tubes de fer à sa voix s’allongèrent,

Sous le toit protecteur en tous sens circulèrent,

Répandant la chaleur des feux hospitaliers Qu’entretenaient ses mains en de prochains foyers...

Il me semble voir nos ancêtres au cours des rigoureux hivers charmer les veillées de famille par la lecture des Lemayeur et tutti quanti , devinant ces charades et s’applaudissant d’en avoir découvert le mot : serre, calorifère.

Après la description, la traduction est de règle. On traduit û la manière de Diderot qui écrivait : « Il ne me reste qu’un mot à dire sur la façon dont j’ai traité M. Shaftesbury : je l’ai lu et relu, je me suis rempli de son esprit et j’ai pour ainsi dire fermé son livre lorsque j’ai pris la plume. On n’a jamais usé du bien d’autrui avec tant de liberté i. » Il s’agit de retoucher son modèle et d’en faire la toilette pour l’offrir au public français qui s’imagine lire Virgile ou Horace embelli.

Chez nous, les traductions abondent. Raoul traduit en vers les satires d’Horace, de Perse, de Juvénal ; les odes d’Anacréon et les comédies de Térence sont remaniées par Bergeron ; Homère et Virgile séduisent Lesbroussart; Modave retourne à Silius Italicus; Gaussoin versifie la poétique de Vida 1 2 * 4. Nous ne parlons pas des pièces détachées, odes, élégies, épisodes historiques, que l’on rencontre dans le bagage littéraire de nos poètes. L’engouement va plus loin; s’il faut du latin en fran¬ çais, il est nécessaire qu’il y ait du français en latin. On verra alors de GlimesS, principal au collège de Tirlemont, mettre en vers latins V Art poétique de Boileau; même le Mercure *

1 Bertrand, La fin du classicisme. Note, p. 21.

2 Gaussoin, Poétique de Vida. Traduite en vers français. Bruxelles, Delemer, 1819.

5 de Glimes, L'Art poétique de Boileau. Traduit en vers latins. Bru¬ xelles, De Mat, 1817.

4 1817.

Tome LXII.

f

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Jouera l’utilité de ce travail « qui perfectionne l’art ». Un autre, Dubois U de l’Athénée de Tournai, prendra la traduction rimée des Géorgiques par Del i Ile et à coups de Gradus la retraduira en vers latins. On dirait d’une folie.

Le mouvement latin progresse; on se croirait au pays de Virgile, au siècle des Horace Les revues contiennent des vers latins, des charades en latin. Lorsque Guillaume 1er visite le collège de Liège, de Chênedollé lui dit une pièce en vers latins 2, Coyon 3 lui dédie des Civica vota et Bergeron célèbre en latin son retour U On trouve des odes latines sur la nais¬ sance du prince d’Orange ; les Schwartzenbergius , Blucherus, Metternichius s’accommodent comme ils peuvent avec la pro¬ sodie latine, dans une adresse aux chefs de l’armée alliée 3. De Stassart 6 salue la renaissance des muses latines en la per¬ sonne de Camberlyn d’Amougies 1 2 3 4 5 6 7 8, dont le délire patriotique chante les gloires de Louis XVI I ï et de Guillaume Ier et inonde les revues de souvenirs mythologiques.

FussS, professeur à l’Université de Liège, ne se contente plus d’ajuster de vieilles idées sur des mètres antiques; il lui semble que la muse latine va se rajeunir au contact du romantisme, c’est pourquoi nous avons du Schiller, du Gœthe, du Musset, en beaux vers latins moulés d’après Horace.

En somme, toute une littérature surannée, sans issue, du latin dans un pays l’on parle français, de la mythologie servie à un public chrétien ; une littérature de convention

1 Dubois, Traduction en vers latins des Géorgiques françaises de Delille. Tournai, Maillié, 1818.

2 Capitaine, Nécrologe pour 1862, p. 62.

3 Coyon, Mes étrennes civiques à S. M. le roi des Pays-Bas , avec latin en regard. Huy, Delhain, 1825.

4 Guillelmus in Patriam redux. Brugis, Bogaert, 1828.

5 Mercure belge, 1818.

6 Critique.

7 Camberlyn d’ Amougies equitis Miscellanea. Gandæ, de Goesin, 1828.

8 Le Roy, Liber memorialis, p. 314. Capitaine, Nécrologe pour 1860,

p. 22.

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qui fait l’admiration de quelques-uns et détourne les vrais talents d’une voie meilleure et plus féconde. Car, notez ceci, la plupart de nos maîtres, même ceux qui ne sont pas poètes, comme Baron, défendent le classicisme. Aucun n’est poète par vocation. Ils sont professeurs, comme Lesbroussart, Raoul, Rouillé. Bergeron, de Reiffenberg. « Ce qui fait, disait ce der¬ nier 4, qu’un grand nombre de nos livres ressemblent à des thèses, c’est que la plupart des écrivains sont tirés de l’ordre enseignant. Ils procèdent d’une manière dogmatique. » Ed. Smits est employé dans un ministère, Clavareau est com¬ paré au chancelier d’Aguesseau « qui tournait ses regards vers les muses et donnait à la littérature les dernières heures d’une journée consacrée au culte de la sévère Thémis 2 ». On trouve des Loisirs d'un artisan , vers et prose, par J. Frémolle, maître cordonnier, comme Reboul fut boulanger et Jasmin, perru¬ quier. A Verviers, l’instituteur Angenot insère en tête de son volume de poésies cette réclame : T. Angenot , son second fils, donne leçon. (sic) d'écriture. Comme la poésie n’enrichit pas, cer¬ tains auteurs publient leurs œuvres par souscription; d’autres, plus généreux, en abandonnent le bénéfice aux pauvres, aux naufragés, voire même aux Grecs.

Nos poètes restent sans contact avec l’esprit public et sans action sur lui. Après la description et l’imitation, le genre en faveur est la poésie idyllique, qui, telle que la concevaient nos ancêtres, était un véritable anachronisme. Qu’elle s’appelât églogue ou bucolique, pastorale ou idylle, elle avait le tort d’arriver après Théocrite ou Virgile et de reprendre le pipeau de Racan. Sous la houlette vivent en paix les Némorin et les Estelle, bergères et moutons ; les chaumières sont assises au bord de l’eau, les pasteurs jouent de la musette marquant le pas des danses bocagères, tandis que Pan soupire dans le feuillage 3. C'est le retour de l’âge d’or, et aussi de la sensua-

1 Archives philologiques, t II, p. 6.

- L'ami du roi et de la patrie, 17 octobre 1821.

5 Cf. Le poète Reynier, par Et. Henaux. (Revue belge, t. XXIII, 1843, p. 48.)

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lité. Notre poésie du moins se contente d’amours, parfois légères, mais elle ne se complut pas dans le cynisme volup¬ tueux des poètes français.

Sauf Comhaire, nous n’avons pas de poète exclusivement idyllique; mais il était dans le goût du jour d’effleurer tous les genres, et le genre pastoral comme les autres séduisit nos versificateurs. Comhaire avait rêvé de restaurer la poésie pas¬ torale i. Doutant de l’intérêt que pouvaient offrir les Cérès, les Pomone et les Flore de l’antiquité classique, il se mit à discu¬ ter gravement les avantages que présenterait l’idylle christia¬ nisée. Les saints remplaceraient les divinités païennes démo¬ dées. Malheureusement les saints , dit-il, sont trop graves, trop sévères pour paraître sur la scène pastorale doit régner la joie folâtre. Il est de fait qu’il eût semblé osé de mêler les saints à des danses champêtres. Si les saints ne peuvent remplacer les dieux, au moins les anges pourront-ils succéder aux amours. Ils pourraient , dit notre auteur, comme eux inspirer de vives ardeurs; mais ce qui l’embarrasse, c’est que ces ardeurs nécessai¬ rement toujours saintes deviendraient bientôt fatigantes.

Depuis Boileau, les idées n’avaient guère progressé, du moins dans certains esprits, et Chateaubriand ne faisait pas école dans notre pays.

Il faut cependant des sujets aux poètes; puisqu’ils n’enten¬ dent pas l’âme qui vibre au dedans d eux, il faudra que les événements viennent au secours de la poésie aux abois. L’offi- ciel fait son entrée dans le domaine de l’imagination ; l’officiel qui glace le cœur, chante à faux les vertus des gouvernants; genre inepte et servile à donner des nausées.

Lemayeur se surpasse en cet art; il escalade sur des rocs d’hyperbole les hautes sphères d’un lyrisme aussi creux que burlesque pour chanter les hauts faits de Napoléon et les évé¬ nements de 1815. Froment célèbre la réunion de la Belgique à la Hollande, la bataille de Waterloo, déplore la mort du général Foy, ou s’écrie pompeusement à la naissance du prince

1 Préface à ses Poésies, p. xxix.

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Guillaume : Ministres du Seigneur , préparez les ca7itiques. La renaissance de la langue nationale inspire Lesbroussart. Raoul i traduit en vers français une ode latine de Chotin, la Pythie juchée sur son trépied prédit de hautes destinées au nouveau-né du prince d’Orange.

Dans son discours en vers à l’occasion de l’inauguration de l’Université de Gand, le même Raoul nous transporte aux Champs-Elysées les Périclès, les Platon, les Titus, devisent sur les vertus des Nassau. Brouta, de Mons, se contente de célébrer l’établissement d’une société de commerce 1 2 3. Gigot chante les destinées de la Belgique avec l’emphase nécessaire au chantre lyrique de la gloire des Nassau 3. Lesbroussart père vient à mourir; aussitôt paraissent des stances et des poèmes élégiaques. On inaugure à Liège le buste de Grétry ; de Reiffenherg fera descendre du ciel les dieux germains Tuiscon et Thor, et terminera par la formule obligée : l’éloge outré de Guillaume ler.Modave a repris la succession dithyrambique de Lemayeur, il continue la série des odes officielles, et il n’est si mince inauguration qui ne lui soit prétexte à pincer sa lyre.

Sur toute la ligne l’encens fume en l’honneur de Guillaume, qui semble avoir recueilli les vertus, le génie des Nassau. Les meilleurs esprits n’échapperont pas à cette fièvre adulatrice : de Reiffenberg 4 ne peut tracer un tableau du bonheur cham¬ pêtre sans y glisser une flatterie à l’adresse du prince héri¬ tier.

quelques ménestrels, poètes du hameau.

Célèbrent Frédéric au son du chalumeau.

1 Ode à son A. R. le prince d'Orange sur la naissance de son auguste fils. Tournai, Casterman, 1817. Ode à son A. R. le prince d'Orange sur la naissance de son fils , le duc de Brabant. (Imitée d’une ode latine de Dijon.) Tournai, Casterman, 1817.

2 Brouta, Ode sur l'établissement d'une Société nationale de commerce. Mons. Pierart, 1824.

3 Gigot, Les destinées de la Belgique. Bruxelles, Stapleaux, 1822.

* Le champ Frédéric. Bruxelles, Havez, 1823.

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L'encensoir officieux passe de mains en mains; la palme appartiendra à celui qui aura fait monter les plus gros nuages d’enivrante fumée vers le trône de Guillaume-Jupiter. Mais les Muses d’État ne peuvent pas toujours se confiner dans le panégyrique. La politique les tente, et les voilà qui, pareils à la mouche du coche, se targuent de faire avancer le char de l’État. Leur instrument de prédilection est l’apologue ou la fable. Tout le monde se croyait apte à traiter ce genre, depuis que La Fontaine avait écrit ses fables si faciles à lire qu’elles semblaient faciles à faire. A l’exemple des poètes de l’Empire, Ginguené et Arnault, chacun y va de sa fable ou de son livre de fables. Ainsi font de Stassart, Bergeron, Clavareau, Les- broussart, de Beilfenberg. Un ex-conventionnel réfugié s’avise, pour donner des leçons de morale politique, de traduire les Animaux parlants de Casti i. Dans le même ordre d’idées, nous trouvons une épopée napoléonienne 2 en dix chants, l’on voit Napoléon à Sainte-Hélène passant son temps à contempler l’eau d’un bassin :

Le héros aime à voir dans cette onde limpide,

Folâtrer la Naïade avec la Néréide.

D’autres se serviront de la satire politique : Lesbroussart nous a laissé ses Adieux d'un ministère; de Keiffenberg, une ode emphatique au Collège philosophique ; Froment une autre à don Miguel refusée au Journal de Gand. Dans toutes ces productions politiques aussi nombreuses qu’éphémères, « on sacrifiait dit le Mercure 3 une opinion à l’opinion rivale. Les auteurs travaillaient pour les partis, et ce sont les partis

1 Paganel, Les animaux parlants de Casti. Trad. en trois vol. Liège, Latour, 1818.

2 §***? Napoléon , poème en dix chants. Bruxelles, Lacrosse, 1824. Attribué à Lorquet, en collaboration avec le roi Joseph \

s 1818, t. IV, p. 93.

de Stassart, Œuvres. Noie, p. 1049.

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qui les ont jugés. Aussi ces pièces atteintes et convaincues detre ministérielles, indépendantes ou ultraroyalistes, sont tombées. »

L’épigramme enfin fut une plaie de l’époque i, chacun jouant du bel esprit, soit en littérature, soit en politique. Mais la trace que cette manie a laissée, l’influence qu’elle a pu avoir, est trop médiocre pour que nous nous y arrêtions.

Voilà ce que produisit l’abus des vieilles formules chez nos poètes. Ce n’est pas qu’ils ignorassent complètement l’esprit nouveau, ou qu’ils s’y fussent tout à fait dérobés; on discutait les classiques, et quelques rares esprits commençaient en 1820 à battre en brèche les idoles du jour, Del i lie et Lebrun 1 2 * 4. Mais le romantisme leur était suspect, et malgré tout, durant cette période, ils restent empire.

En 1830, on commençait à supporter les nouvelles théories. L’avis que voici, publié par un éditeur en tête d’un Annuaire poétique , est bien caractéristique * : « Lorsque des morceaux sans signature seront conçus d’après des principes réprouvés par des écrivains classiques, nous nous permettrons de les supprimer; quand ils seront signés par des notoriétés, nous les insérerons sans prendre la responsabilité. »

Cet Annuaire, très ennuyeux à lire, nous a rendu un ser¬ vice : il permet de suivre en quelque sorte pas à pas l’évolu¬ tion des idées littéraires dans nos provinces; au point nous sommes arrivés, le triomphe du romantisme commençait à se dessiner. Mais jusqu’alors on affectait de rester étranger aux réformes de Victor Hugo et ses théories ne prévalaient pas encore parmi la généralité des écrivains L Froment reprochait à Van Hasselt d’imiter les romantiques, et Mathieu, bien qu’il s’inspirât d’eux, les poursuivait de ses railleries.

La plupart de nos écrivains s’arrêtaient au seuil du roman-

1 Mercure belge, 1821, t. X, p. 114.

2 Idem, 1821, t. X.

5 Annuaire de la littérature et des beaux-arts . Liège, Sartorius, 1830.

4 Alvin, Van Hasselt, p. 26.

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tisme ou l’exagéraient. Ils ne connaissaient que la nuageuse mélancolie d’Ossian et la tristesse macabre de Young. Pour être romantique, il fallait désespérer de la vie, errer dans les cimetières, écouter les voix plaintives qui gémissent dans la nuit, prendre pour thème la rapidité de l'existence, ou chan¬ ter les amours d’Elvire. On était loin du romantisme viril et éclatant de Y. Hugo.

Un des effets du romantisme avait été de réveiller l’idée des nationalités; la politique y aida chez nous. L’esprit natio¬ nal avait jailli à la suite des traités de Vienne; littérateurs et savants se mirent à l’œuvre, on rechercha dans le passé les légendes épiques et tous les monuments naïfs de la poésie au moyen âge. On s’attacha aux origines des langues néo -latines, et l’on suivit dans leurs développements les transformations du génie poétique L

Aussi l’histoire nationale se présente-t-elle sous toutes les formes, depuis les volumineux in-folio jusqu’aux tableaux synoptiques et coloriés qu’on appelle Fleuve clu temps . « Elle est poème, elle est chanson, elle est quatrain, elle est distique ; la voici transformée en tragédies jouées et non jouées, Marie de Bourgogne, la mort d’Egmont, Jeanne de Flandre, Guil¬ laume de Nassau, Civilis; la voici soupirée en ballades, le comte Arnould de Gueldre, Beyling, Grotius à Lowenstein, Baudouin de Constantinople, les Cruches de Jacqueline, le chevalier du Cygne 2 ». Nos meilleurs écrivains, comme de Reiffenberg, Smits, Lesbroussart, prennent la tête de ce mouvement.

Puisque la nationalité est constituée et qu’on reconnaît à chaque pays son originalité, au lieu de reproduire les types éternels et immuables de l'antiquité, on puisera dans les trésors nouveaux des peuples germaniques. La Hollande sur¬ tout fut mise à contribution; cela se conçoit : il convenait de

1 Centième anniversaire de l’Académie. Rapport de Thonissen, p. 96.

2 A. Van Hasselt, Les travaux historiques en Belgique. (Revue belge, 1839, t. XII, pp. 139-283.)

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nous initier aux œuvres de nos nouveaux frères et l’appui bien¬ veillant du roi Guillaume ne nous y poussait que trop.

La littérature hollandaise, d’ailleurs, valait la peine d’être connue i. A la fin du XVIIIe siècle, l’esprit allemand s’infil¬ trant dans la littérature néerlandaise, l’imprégnait de son caractère rêveur et sentimental. L’introduction des œuvres de Richardson, Ossian et Young n’avait fait qu’accentuer ce caractère. Une nouvelle école avait surgi, dont le chef Feith avait monopolisé le lugubre et le sentimental, associant à ses rêveries poétiques la peinture des vertus républicaines. La ballade et la romance avaient été rajeunies par Loots; Tollens, s’inspirant des scènes de la vie populaire ou du foyer, donnait à ses chants une haute portée morale, tout en y prodi¬ guant les trésors d’une brillante imagination ; Helmers avait célébré la Hollande dans une série de tableaux gracieux, déli¬ catement tracés, bien que parfois y perce la recherche trop apparente de l’effet. Bilderdyck enfin, mort en 1831 âgé de 7 o ans, avait tenu un demi siècle durant le sceptre de la poésie. Ces auteurs furent étudiés, commentés, traduits par nos littérateurs; en quoi nos compatriotes obéissaient moins à une conviction sincère qu’à un calcul intéressé : ils croyaient plaire au maître, à Guillaume 1er, qui n’avait jamais caché son mépris pour les écrivains français. Il avait refusé la croix du Lion de Belgique à Ed. Smil's*, parce que ses tragédies n’étaient pas écrites dans la «langue nationale». Dans une autre occasion, redoutant les idées d’indépendance et de liberté exprimées par les romantiques, il refusa une place de professeur à Lebrocquy, parce qu’une de ses poésies en faveur des Hellènes était empreinte d’un esprit trop libéral. On lit dans une lettre d’un

1 Cf. Snellaert, Histoire de la littérature flamande, pp. 199 à 217.

2 Cf. Revue belge, 1841, t. XVIII, p. 270 :

« Moi-même, proposé par deux ministres pour l’obtention du Lion Belgique, comme le premier et le seul auteur tragique belge, je n’obtins pas cette faveur par le motif que mes pièces n’étaient point écrites en langue nationale, et cependant à cette époque j’étais traducteur général au ministère de l’intérieur. »

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haut fonctionnaire de ce temps qu’il tenait certaines pièces de sa composition en portefeuille et n’osait les livrer à la publi¬ cité. « Je sais de bonne part, disait-il, que le roi a le travers de ne pas aimer que les fonctionnaires s’occupent de littérature française. Le moment n’est pas opportun. J’ai consulté ad hoc et l’on m’a répondu : Taisez-vous. Je me tais donc, surtout aujourd’hui 4 ».

La littérature d’imitation hollandaise dont nous venons de parler fut surtout une littérature de fonctionnaires; les fonc¬ tionnaires hollandais prirent naturellement la part la plus active à un mouvement qui tendait à assurer même en Bel¬ gique la prédominance des lettres néerlandaises. Les profes¬ seurs de nomination récente rivalisaient de zèle pour popula¬ riser chez nous la langue et la littérature de leur pays. A Liège, Kinker publiait des poésies hollandaises; son collègue Wurth imprimait un Cours de littérature hollandaise 1 2 3, tableau historique et biographique entremêlé d’extraits dans les deux langues. Comme il l’avoue lui-même, il avait peine à écrire le français et le fait est que son style ne brille pas par la correc¬ tion. Il traduisit pour les enfants de petits poèmes de Van Alphen. Au moins on ne peut lui refuser le mérite du désintéressement; un seul désir l’animait : celui de propager la connaissance de la langue et de la littérature hollandaises. Avant lui Visscher 3 avait déjà rendu en prose française des morceaux choisis dans les œuvres néerlandaises. Lebrocquy traduisait une Histoire de la littérature hollandaise par Siegen- beeck. Raoul 4, français naturalisé, publia également des Leçons de littérature hollandaise dans lesquelles il traduisit en vers les

1 Loumyer, Poésies de Hubin, p. 10.

2 Wurth, Cours de littérature hollandaise. Liège, Desoer, 1822. Cours préparatoire à l'étude de la littérature hollandaise. Liège, Col- lardin, 1823.

3 Visscher, Mélanges de poésie et de littérature des Pays-Bas. Bruxelles, Hublau, 1820. Cf. Messager des sciences , 1824, p. 172.

i Précis de l'histoire littéraire des Pays-Bas. Trad. du hollandais de M. Siegenbeeck. Gand, Vandekerckhove, 1827.

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pièces les plus classiques1 2. « J’ai cherché, dit-il, à retracer quelque chose de la bonhomie de Cats, du sublime de Vondel et de Feith, du naturel de Bellamy, de l’enthousiasme de Helmers, du pathétique de Tollens, du rationalisme de Rinker, du génie souple et varié de Bilderdyck. » Ailleurs il avoue qu’il ne sait pas le hollandais^, et l’on se demande comment dans ces conditions il put mener à bonne fin et si rapidement son entreprise de traductions. Sans doute le culte qu’il profes¬ sait pour le roi Guillaume dut le soutenir aux heures il aurait été tenté de désespérer. Généralement ses traductions sont froides et incolores; l’allure de son vers s’accélère dans les morceaux satiriques et dans les pièces légères. Nous donne¬ rons comme échantillon Le paresseux à son lit de mort de Witren-Geysbruck :

« Sèche, sèche tes pleurs, ô ma moitié chérie !

Et crains de te désespérer. »

Disait au moment d’expirer * Un paresseux à sa femme attendrie :

« Les anges sur leurs mains au ciel vont me porter. »

« 0 mon ami! c’est bien ce que j’espère,

» Car jamais d’une autre manière » Tu n’aurais pris la peine d’y monter. »

Il publia également une imitation des poésies de Vervier, recueil de petites pièces sans invention il est vrai, mais remar¬ quables par leur grâce et leur fraîcheur. Clavareau, qui resta Hollandais de cœur toute sa vie, exploita ce filon patriotique. Incapable de créer quoi que ce fût, il se lit le traducteur attitré des Helmers, Tollens et Bilderdyck. Ses Études poétiques réunirent 190 souscripteurs pour 464 exemplaires; chiffre élevé pour l’époque. Disons que le gouvernement avait par¬ ticipé à la souscription, sans doute pour payer les éloges que

1 Préface.

2 Préface aux Leçons de littérature hollandaise. (OEuvres diverses,

t. IV, 1828.)

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l’auleur prodiguait au roi. On pourra juger de l’œuvre par le début :

Disparaissez, ô Grecs! Romains, abaissez-vous;

L’ombre du grand Nassau devant moi se présente.

Tout le morceau est écrit sur ce ton emphatique. Le versifi¬ cateur officieux met largement à contribution le vocabulaire classique qui lui fournit ses épithètes obligées : l’horrible Fanatisme, l’infâme Tyrannie, l’adroite Flatterie, la sombre Perfidie, la noire Hypocrisie, l’aimable Paix. Clavareau ne se borne pas à rimer des pièces détachées; les grands poèmes hollandais le séduisirent et l’on eut en vers français des tra¬ ductions approximativement fidèles de la Nation hollandaise par Helmers, de Y Espérance de se revoir par Van Loghem, des Bataves à la Nouvelle-Zemble par Tollens, puis d’une tragédie de Feith. Mais l’œuvre principale de Clavareau, celle dont tous les exemplaires furent enlevés en quelques jours et que la presse couvrit d’éloges, ce fut la traduction du poème de Feith : le Tombeau. Le sujet se prêtait à des effusions vagues et mélancoliques, à des méditations lyriques sur la vanité des plaisirs, les déceptions de la vie et les espérances d’une heureuse éternité. L’imagination de l’auteur n’avait pu obvier aux répétitions que rendait inévitable la monotonie du thème. C’est cette monotonie que Clavareau est parvenu à reproduire exactement.

Le poème d’Helmers sur la nation hollandaise servit égale¬ ment de modèle à Lesbroussart, lorsqu’il composa son poème des Belges, et Van Hasselt plus tard en reproduisit des extraits t.

Rien dans tous ces essais ne pouvait donner l’essor à un mouvement littéraire. Les préventions que l’on nourrissait dans nos provinces contre tout ce qui était hollandais s’éten¬ daient aussi bien à la littérature qu’à la politique. Le public, loin de sympathiser avec les écrivains, leur en voulait de ce que, par leurs imitations intempestives, ils servaient les vues du pouvoir au détriment de la Belgique.

1 Le Rhin.

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Ce qui manque le plus à cette époque, ce fut l’originalité : les esprits les mieux doués, trop timides pour s’engager dans des voies nouvelles, se traînent dans les sentiers battus de l’imitation. Impuissants à créer, ils vivent de la pensée d’au¬ trui ; quelques-uns mais ce fut l’exception allèrent chercher en dehors du royaume des Pays-Bas, moins des sujets d’inspiration que des modèles.

De Reiffenberg mit en vers des scènes de Dante ; Lesbrous- sart puisa dans Ossian ; Smits, dans Goethe; Paridaens prit à Mme de Staël les idées qui se trouvaient dans la lettre de Corinne à lord Melvil avant de mourir, et en fit une épître élégiaque de Corinne à Oswald avec les inévitables tombeaux et spectres en plus. On trouve même dans une revue des Adieux de Werthérie à Charlotte U La fiancée d’Abydos de Byron fut traduite par Clavareau, qui en donna une copie froide et décolorée; Raoul enfin fit subir le même sort à la satire Les poètes anglais et les éditeurs de V Edimburgh Review.

L’époque, il faut en convenir, ne fut pas marquée par beau¬ coup de ces événements qui remuent profondément l’esprit public et fournissent des aliments à la verve des écrivains. Un seul fait d’importance, le soulèvement et l’émancipation de la Grèce, eut le don de passionner les âmes et de les élever au-dessus de la sphère des intérêts matériels. Ce n’est pas de la sympathie, c’est de l’enthousiasme qu’excita dans toute l’Europe la cause des Hellènes en guerre contre leurs oppres¬ seurs. Les Belges partagèrent l’émotion générale, mais nos écrivains ne furent pas les premiers à s’en inspirer. L’exemple nous vint encore une fois de l’étranger; lord Byron avait donné le signal suivi par Lebrun, Béranger, C. Delavigne et V. Hugo. A leur suite, nos poètes célébrèrent l’héroïsme des Grecs, et des milliers de vers en leur honneur s’étalèrent dans nos almanachs, dans nos annuaires et dans nos revues. Si le sentiment correspondait à un généreux entraînement, les vers, malheureusement, ne dépassaient guère la médiocrité.

1 Annales belgiqnes , 1822.

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La pièce d’Alvin intitulée Canaris ne manque pourtant ni de force ni de relief. « C’est la liberté qui m’inspire », s’écrie l’auteur, et Ton peut retrouver un retlet atténué des Messénien- nes dans ces vers :

Encore un chant d’adieu, peut-être que demain La mort aura mis tin à mon pèlerinage.

Les vers de Van Hasselt auront le même retentissement ; d’autres ne sont que banals de pensée, comme les deux Hellé- nides d’Ed. Smits; ronflants et exagérés comme Ipsara de Froment; Marlin 1 2 vend au profit des Grecs ses poèmes inti¬ tulés La voix de V humanité et le réveil de la Grèce, aumône d’une œuvre sans mérite qui ne contenait de littéraire qu’un songe calqué sur Voltaire qui lui-même lavait tiré de Virgile; ceci de Reiffenberg 2, pouvait servir d’en-tête à des listes de souscription :

Fils d’Egmont, aidez-les à briser leurs entraves.

Femmes, donnez aux malheureux,

Soldats, donnez aux braves.

Un réfugié français, Rouland 3 d’Àups, écrivit, sur la guerre hellénique un poème cosmopolite en six chants dans la préface duquel il se déclare choqué de la barbarie des noms grecs modernes et conseille de reprendre les anciens noms. Ce dernier trait est caractéristique : même pour chanter des événements contemporains, on confinait à se traîner sur les brisées de la « docte antiquité ».

11 faut dire un mot ici des défaillances de la critique. Si elle avait été à la hauteur de sa tâche, elle aurait aidé aux progrès

1 Les Grecs. Ode par F. Roland. Mons, 1835. Au bénéfice des Grecs. Le jeune Belge ou le départ pour la Grèce , par Roland. Mons, 1835. Marlin, La voix de l'humanité et le réveil de la liberté en Grèce. Bruxelles, 1826.

2 Archives philologiques , t. II, p. 121.

5 L' Ilelléniade ou la guerre des Grecs. Poème en six chants. Bruxelles, Hublou, 1826.

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de la littérature ; mais la critique de ce temps-là était au service des passions politiques et ne connaissait guère qu’un procédé : l’éreintement L

« Les critiques dit Claes se sont acharnés à tout désen¬ chanter, à étouffer sous le ridicule des penchants généreux et des idées pures, à épouvanter par le cynisme des attaques. » L’un des plus impitoyables, Froment à la Sentinelle, continuait les traditions de Geoffroy. La politique s’en mêlant, des censeurs mettaient leurs soins à découvrir dans un hémistiche une conspiration contre les peuples 1 2 3 4. Ce rôle de Cerbère se mani¬ festait par la voie des revues et périodiques, par des épigrammes ou par des épîtres.

D’autre part, il nous était venu de Hollande un nouvel esprit critique 3. « 11 régnait envers tout ce qui est indigène une bienveillance que vous taxerez d’exagération, mais dont ne se plaignent jamais ceux qui en sont l’objet. Lisez leurs critiques : ce ne sont d'ordinaire ni des censeurs austères qui vous jugent de haut réunis en aeropage ou cour de cassation, qui défont et refont votre ouvrage, vous apprécient et vous retournent à vous faire trembler ; ni des écrivains sémillants et moqueurs, qui vous condamnent en épigrammes, vous dissèquent en plaisantant et vous enterrent sous le ridicule. )>

Les habitudes de la critique hollandaise s’acclimatèrent chez nous 4. La critique devint un échange de procédés aimables, d’admiration et d’éloges réciproques, si bien que des plaisants disaient de Reiffenberg et de ses amis qu’ils composaient ensemble la Confrérie de l’Adoration mutuelle s. On se conten¬ tait de suivre page à page en notant par-ci par-là une faute d’orthographe, une omission de ponctuation. Les critiques exagéraient les talents et l’on découvrait à chaque page une

1 Lesbroussart, Recueil encyclopédique , t. III, p. 256.

2 Mercure belge, 1818, t. V, p. 476; 1821, t. X, p. 199.

3 Claes, Conjectures sur V avenir littéraire. (Recueil encyclopédique,

III, p. 121.)

4 Lesbroussart, Recueil encyclopédique , t. III, p. 255.

s Le Roy, Liber memorialis, p. 185, note.

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illustration nouvelle; tel un de Trappe, que l’on comparaît à Voltaire 1. Il n’était œuvre si pauvre, si plate, qu’on ne trouvât à y louer quelque chose; on chauffait l’admiration; mais, comme le dit Claes 2, « c’est une admiration qui bâille et s’endort, comme celle que l’on joue vis-à-vis de M. Lemayeur parce qu’il a rimé 15,000 vers sur la Gloire Belgique ».

Dès que la critique n’est plus qu’une affaire de camaraderie, elle perd toute valeur : l’impartialité qui en est la qualité essentielle avait disparu. Aussi pouvons-nous enregistrer ces deux appréciations que le Mercure 1 2 3 portait sur les fables du baron de Stassart à quelques mois d’intervalle :

On y remarque surtout le défaut d’invention et la sécheresse du stvle.... L’auteur embarrasse sa narration de phrases incidentes, de réflexions triviales....

M. de Stassart a dans la très grande majorité de ses fables le mérite de la création.... Il conte avec agrément et naturel.... C'est un écrivain plein de goût....

Que devait penser le public, ballotté entre deux appréciations aussi contradictoires? Et à quelle autorité pouvait prétendre la critique littéraire devant le caprice et l’inconsistance de pareils jugements?

Dans les pages qui précèdent, nous avons énuméré les influences au milieu desquelles se développa notre littérature. Aucune d’elles ne favorisait la fécondité des talents; aussi ne pouvons-nous porter au bilan de cette époque aucune œuvre transcendante.

« Citez-moi, écrit encore Claes4, eitez-moi des noms qui aient une popularité reconnue; montrez-moi des livres qui reposent sur toutes les tablettes ; dites quels chants sont gravés dans toutes les mémoires; quelle prose captive l’atten¬ tion générale. » C’était beaucoup demander, beaucoup trop.

1 Mercure belge, 18:21, t. X, p. 108.

2 Recueil encyclopédique, t. III, p. 121.

s 1818, t. IV, p. 472; 1818, t. V, p. 83.

* Recueil encyclopédique, t. Ilï, p. 121.

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Nous nous contenterions de moins : simplement de quelques vers bien tournés et corrects, portant l’empreinte de talents réels. Nous voudrions que l’on pût faire des œuvres de nos poètes de 1815 à 1830, une anthologie qui valût la peine d’être lue. Mais elle serait d’un format si modeste qu’il accuserait avec évidence notre pauvreté. Attendons que l’esprit de la nation se soit mûri, que la génération classique ait emporté avec elle dans la tombe l’incompréhensible obstination qu’elle mettait à défendre des théories néfastes; alors la besogne deviendra facile, et l’on pourra inscrire quelques noms belges au livre d’or de la Patrie rentrée en possession d’elle-même.

2. Les poètes et leurs oeuvres.

Notre époque se caractérise par une pléthore de poètes dont le nombre s’accroît de jour en jour, et sous ce rapport elle contraste singulièrement avec la période hollandaise. Alors, les poètes , étaient rares, la poésie n’était qu’une parenthèse dans la vie de nos écrivains, et pour la plupart ils se hâtaient de la fermer quand la politique les avait absorbés ou quand ils avaient été appelés à des fonctions qui les empêchaient de cultiver les Muses.

Sans doute, s’il fallait s’attarder à tous les rimailleurs de l’époque, auteurs d’une épigramme ou d’une charade en vers latins, ou rhétoriciens inspirés par quelque réminiscence de collège, le critique pourrait récolter une abondante moisson, mais son travail n’aurait qu’un intérêt bibliographique. Nous nous arrêterons aux hommes et aux œuvres qui ont paru dignes de fixer l’attention des contemporains.

Mais comment présenter ces écrivains? Une classification par genre peut convenir quand il s’agit d’un certain nombre d’écrivains et qu’ils ont spécialement cultivé tel ou tel genre ; or, chez nous, les écrivains sont rares, et il n’en est peut-être pas un qui se soit déterminé en faveur d’un seul genre poétique. On pourrait encore présenter le mouvement poétique dans son évolution; mais qui songerait à parler d’ëvo- Tome LXIf. g

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lution dans une période de quinze années tout n’est que tâtonnements et indécision?

Il nous reste à présenter chaque auteur individuellement. Ce sera le meilleur procédé, le plus vrai en tous cas, car nos écrivains restèrent comme isolés dans leur époque et sans influence l’un sur l’autre.

Philippe Lesbroussart l.

1781-1855.

Cf. Quetelet, Notice dans Y Annuaire de l’Académie, 1833, p. 198, et dans les Sciences physiques et mathématiques, p. 367.

Le Roy, Liber memoriahs et Biographie nationale.

Van Hollebeke. Revue de l'instruction publique, 1837, p. 303. de Reiffenberg, Archives philologiques , t. III, p. 133.

à Gand en 1781, Lesbroussart débuta par la carrière administrative. A peine ses études étaient-elles terminées que la réquisition le prenait, à l’âge de 13 ans, pour le jeter dans les bureaux de l’administration départementale de la Dyle. Fort heureusement pour ses dispositions littéraires, il trouva dans son directeur, Jouy, futur auteur de Sylla, une confor¬ mité de goûts et de talent dont il put profiter. Nos deux bureaucrates trouvèrent même le temps de fonder et de mettre en voie de prospérité la Société littéraire de Bruxelles 2.

Professeur à Alost, puis à Gand, Lesbroussart accompagna comme précepteur un jeune homme dans des pérégrinations en France, en Savoie et en Suisse. A son retour, il prit place à la rédaction du Journal général des Pays-Bas; puis, en 1817, i! rentra dans l’enseignement. Lesbroussart avait trouvé sa voie,

1 Lesbroussart, Fanny Seymour, roman traduit de l’anglais. Trois volumes. Paris, 1812. Les Belges , poème. Alost, 1810. Poésies. Bruxelles, de Vroom, 1827.

2 Maillv dit que Jouy n’a pas fondé la Société littéraire de Bruxelles, comme Quetelet le prétend, et qu’il en a été reçu membre, en même temps que Hubin, en 1806. (Cf. Mémoires couronnés, in-8°, t. XL, pp. 7-8.}

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il la parcourut avec zèle et abnégation. Son amour pour sa patrie n’avait d’égale que sa modestie, et s’il écrivait faci¬ lement, il était pour lui- même d’une excessive sévérité.

Poète à ses heures, il laissait à peine soupçonner son talent à ses amis les plus intimes ; et, comme cet ancien, il aurait pu dire : Si je rime, c’est pour ma satisfaction personnelle, mihi et Musis. Tandis qu'il jugeait avec une extrême bienveillance les écrits d’autrui, il se montrait si rigide censeur de ses œuvres, que seules les pressantes instances 'de ses familiers purent le décider, en 1827, à publier un recueil de ses poésies; encore, c’est à peine s’il leur en livra assez pour former la matière d’un modeste in-18. Les études qu’il fit paraître sur la littérature belge, surtout après 1830, témoignent de l’in¬ ébranlable confiance qu’il avait placée dans le génie de la nation. Sa critique mesurée et courtoise était éminemment propre à encourager et à guider la marche hésitante de nos débutants.

En littérature, il suivit le courant de l’époque, subissant l’influence du milieu avec lequel ses fonctions le mettaient en contact.

Son père1 2, français d’origine, s’était acquis une excellente réputation dans l’enseignement. Lors de la réorganisation des études dans nos provinces en 1782, il avait été chargé de rédiger un plan d’éducation et avait publié sur ce sujet des réflexions qu’aurait signées Rollin 2. A l’école de son père, qui avait connu Gresset et l’avait entendu lire son Parrain magni- fique, le jeune Lesbroussart devint l’enthousiaste admirateur des derniers classiques, de Delille particulièrement. Ces impressions de jeunesse s’effacent difficilement; aussi les pre¬ miers essais de notre poète furent-ils dans le goût de ses auteurs de prédilection.

1 Cf. de Reiffenberg, Introduction à la chronique de Philippe Mouskes, p. ccclxxiii, et Archives philologiques, t. III, p. 153 (180).

2 J. -B. Lesbroussart, De l’éducation belgique. Bruxelles, Lemaire,

1783.

En 1807, il traduisait un roman anglais, F anny Seymour ; en 1810, il se signalait à la Société des Catherinistes d’Alost par son poème les Belges. Pour la première fois sous l’Empire, il s’agissait de célébrer les gloires de la Belgique. Inspiré par son patriotisme, Lesbroussart avait répondu à l’appel. Le jury, présidé par François de Neufchâteau, le couronna à l’unani¬ mité, et l’Institut de France fit un éloge des plus flatteurs de son poème. Son concurrent, Lemayeur, remportait le second prix.

Depuis, les temps ont marché, et nul ne s’aviserait plus d’offrir aux Catherinistes de quelque ville de province les essais lyriques d’un patriotisme aussi vibrant. Mais, autres temps, autres mœurs. Lesbroussart avait réalisé dans son œuvre les conditions alors requises de la haute poésie. Il avait eu de l’enthousiasme ou plutôt de l’emphase, battant des ailes sans pouvoir s’élever; il avait tiré de l’Olympe et Cérès, et Flore, et Pomone pour les associer aux destinées de la Belgique; l’industrieuse Alost et l’abondante Sicile ravissaient d’aise les amateurs de vigoureux qualificatifs. Tout y était conçu à la façon de Del il 1 e, et le poème n’était qu’un tissu d’anachronismes. Voici des vers :

Plus loin, sous cet ormeau, tourne un cercle joyeux,

Qui s’agitant au sein d’un tourbillon poudreux,

A la franche gaité sacrifiant la grâce,

Du terrain sous ses pas fait trembler la surface,

Tandis que du sommet d’un énorme tonneau,

Un rustique Amphion, le charme du hameau,

Joint son archet criard à sa voix glapissante.

Qui reconnaîtrait une de ces joyeuses kermesses flamandes peintes avec tant de relief et de vérité par Teniers? C’est en vain que l’on y chercherait la vigueur, le coloris, la bruta¬ lité même dont le peintre flamand savait imprégner ses toiles. Lesbroussart en avait fait une bergerie à la Watteau. Au reste, partout c’était cette même obstination à donner à sa pensée un vêtement de parade et à se torturer l’imagination pour trouver

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quelque terme circonlocutoire et alambiqué. La poésie ainsi comprise n’était plus qu’un perpétuel tour de force à accom¬ plir par l’auteur et une série de charades à deviner par le lecteur.

Bien que la couronne décernée à Lesbroussart fût pleine¬ ment justifiée à cette époque par le mérite relatif du poème, cette distinction n’en avait pas moins pour résultat funeste d’encourager nos poètes dans la voie néfaste s’atrophiaient les plus beaux talents. Une cantate insignifiante sur la bataille de Waterloo valut à Lesbroussart une seconde distinction. Joignant la théorie à la pratique, il lisait à la Concordia i de Bruxelles un discours latin sur la lutte des classiques et des romantiques !

A l’instar de Lebrun, pseudo-classique, à qui la Harpe don¬ nait le conseil d’ètre élevé sans enflure , noble sans recherche , énergique sans raideur et sans obscurité"1 2, et qui avait écrit une Épître sur la plaisanterie, Lesbroussart produisit comme pen¬ dant à cette œuvre, f Épître sur l'art de conter.

D’après le code de Boileau, ce produit doit être classé parmi les poèmes didactiques. Van Hollebeke 3f peu avare de ses éloges, y veut voir un petit chef-d’œuvre rappelant Y Art poétique. Je veux bien que tous deux manquent d’imagina¬ tion, qualité essentielle au poète; qu’ils possèdent la même monotonie de rimes et de césures, et qu’ils ont la sobriété didactique, la clarté constante avec parfois une idée gracieuse, un sourire fin au milieu de contours figés dans l’immuable alexandrin.

N’est-ce point en effet du Boileau ce début de l’^4r£ de conter ?

Maudit soit le bourreau dont la loquacité,

Depuis une heure au moins, m’enchaîne à son côté?

A-t-il assez de fois, brisant ma patience,

Aux voisins fatigués commandé le silence!

1 Bruxelles, 1816, in 8°.

2 Jullien, Histoire de ta poésie , 1. 1, p. 85.

5 Revue de l'instruction, 1857. p. 303.

C 96 )

Répété que le fait est digne de crédit,

Distillé goutte à goutte un éternel récit,

Brodé chaque détail, commenté chaque phrase,

Et prenant bonnement mon ennui pour extase,

Quand de son long discours j’entrevoyais le bout Ramené ce refrain : « Monsieur, ce n’est pas tout! »...

Certes ces vers ont de l’élégance, ils ont même cet air de causerie aristocratique qui avait cours dans les salons du XVIIIe siècele, et dont Lesbroussart avait retrouvé le secret, car ce fut un causeur aussi charmant que spirituel, malicieux même. Mais enfin, ceci est d’une autre époque, et ce qui ravissait les intellectuels du commencement du XIXe siècle ne trouverait plus grâce devant leurs descendants. Qui s’aviserait aujourd’hui d’écrire en vers un cours de diction, de développer, comme le fait Lesbroussart, l’art de conter chez les différents peuples, de nous apprendre que

Rome, longtemps grossière, ignora ce talent;

Le seul Ménénius le connut un moment,

et que si les Romains ne parlaient pas, c’est que pour manger seulement ils se mettaient à table; tandis qu’à une époque plus rapprochée, Mme de Maintenon captivait par sa parole l’atten¬ tion de ses amphytrions et que

Son art séducteur, par un simple récit,

Au lieu de l’estomac, savait nourrir l’esprit.

Lesbroussart avait un talent trop souple pour se confiner dans un genre unique; il cultiva aussi la satire, mais il n’y mit ni fiel ni âpreté. Sa verve a plus de bonhomie que de mordant, et ici encore il semble s’être inspiré surtout d’Horace et de Boileau. Dans son Alogistonomie ou Fart de déraisonner par écrit , il dira les déceptions d’un poète de province dont la maigreur et le costume étaient de surs indices qu'il avait eu toujours les Muses pour nourrices. Voulant exprimer ses opi¬ nions libérales, il écrira le Manuel du vrai royaliste ou Cours

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de morale politique, dans lequel il attaquera la religion et ressuscitera ironiquement l’ancienne monarchie. Dans YÉpître à S. M. Akdola Ier , sorte de décalogue politique, il célébrera la monarchie libérale sur ce ton :

Qu’un ministre jamais, se jouant de la loi, iNe puisse impunément faire mentir le roi.

11 aura des trouvailles genre Voltaire, dont au reste il était l’admirateur 1, pour manifester son aversion contre le Jésui¬ tisme, cepolybe immortel ! Ses Adieux d'un ministère donnent la mesure de sa verve satirique, plus railleuse que méchante. Un ministre trouve vains tous les sacrifices qu’il s’est imposés, tous les banquets royalistes qu’il a soldés pour renforcer sa majorité; c’est en vain que la censure à l’état d’Abailard a réduit les journaux; et qui va-t-on me donner comme successeur? se demande-t-il. Quelque intègre animal , ministre romantique, qui s’imaginera qu’o« peut servir l’État sans servir a dîner. Tandis qu’il se lamente,

. Sous les murs de l’hôtel solitaire,

Erraient les favoris du défunt ministère,

S’abordant, se pressant, s’interrogeant entr’eux;

Pâles, baignés de pleurs, vingt députés du centre,

Une main sur leurs yeux et l’autre sur leur ventre,

Vers l’auguste fuyard exhalaient leurs adieux....

Il faut convenir que ce n’est guère méchant et que les anti¬ ministériels français de nos jours décochent des traits plus meurtriers aux gouvernants.

En dehors de toute valeur littéraire, les satires de Lesbrous- sart, comme toutes les satires politiques du reste, perdent avec le temps cet intérêt d’actualité qui en fit souvent tout le prix. Certaines allusions nous échappent, certaines idées nous pas¬ sionnent moins ou même nous laissent absolument indiffé-

1 Cf. Annales belgiques, 1823. Récit d’un voyage en Suisse.

2 II s’agit du ministère Villèle, tombé en novembre 1827.

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rents. Aussi ces compositions n’ont-elles le^plus souvent qu’un succès éphémère.

Dans le bagage littéraire de notre poète, notons un projet de vaste épopée qu’il eut l’heureuse idée d’abandonner après en avoir esquissé le plan; quelques fables enfin : la Glace et le Soleil , l’on trouve des vers neufs sur la venue du Soleil; l’Enfant et la Lampe, la manie de la périphrase lui fait dire :

Or, il était nuit,

Et notre artiste près de lui

Avait mis l'instrument utile à Démos thène.

Et pour que le lecteur ne se casse pas la tête devant cet inso¬ luble problème, il ajoute immédiatement : c'est-à-dire une lampe! Cet enfant, voyant la lampe se ranimer au contact de l’huile, en verse tant, que sous ses flots onctueux la flamme est submergée et s’éteint. L’auteur on le voit ne se met pas en frais d’imagination; mais l’homme de bon sens et d’éduca¬ tion reparaît dans la morale :

Nourrissez sobrement l’esprit de la jeunesse;

N’apprendre rien du tout est mal, je le confesse;

Mais en trop apprendre est bien pis.

Tout ce que nous venons de dire se rapporte au Lesbrous- sart élève du XVIIIe siècle; la nouvelle influence des roman¬ tiques ne se trahit que dans quelques essais d’imitation étran¬ gère et dans une étude remarquable sur Byron publiée par les Annales Belgiques.

Lesbroussart dut en partie sa popularité aux événements de 1830. il se mêla au peuple pour servir de médiateur. En quoi il fit preuve de courage, car il risquait sa vie. Dans la période postérieure, les revues et les journaux s’emparèrent de ses écrits, les firent connaître et établirent sa réputation littéraire.

( 99 )

Lemayeur *.

4761-1846.

Cf. Devillers, Biographie nationale.

A. Mathieu, Biographie montoise, pp. 213-221.

C’est à la suite de Lesbroussart qu’il convient de placer Lemayeur, son rival au concours d’Alost. .11 nous offrira la plus haute expression de la poésie descriptive dans nos pro¬ vinces, telle que la concevaient les derniers élèves de Del i lie.

Après avoir déployé sa verve lyrique dans des odes de cir¬ constance, comme la Bataille (le Waterloo, la Réunion des pro¬ vinces des Pays-Bas sous la domination de S. M. Guillaume Pr, etc., il accoucha, vers les 50 ans, d’un poème sur les Belges qui remporta le second prix au concours d’Alost. Par une complaisance sénile, qu'excuse peut-être la littérature de l’époque, il eut pour ce produit une sollicitude paternelle. 11 remania, travailla et embellit du moins à son avis son poème, qui ne comptait au début que de quatre à cinq cents vers. Dix-huit ans après la première éclosion, en 1830, le poème en X chants sortait des presses de Vanlinthout sous la forme de deux gros volumes, avec le titre pompeux : La Gloire Belgique, poème national en dix chants, suivi de remar¬ ques historiques sur tout ce qui fait connaître celte gloire depuis l'origine de la nation jusqu'aujourd'hui , par M. Lemayeur de Merprès et Rogeries , ancien secrétaire, etc.

Pas plus que maintenant les titres de nos ouvrages litté¬ raires n’étaient banals. La manie des doubles titres était générale, et il pleuvait des Marie ou la Vertu récompensée , Esther ou la Juive convertie , qui avaient l’avantage de laisser deviner ce que contiendrait l’ouvrage; plaisir que nous n’avons plus quand il faut élucider le sens de Horizons hantés ou En symbole vers l'apostolat et d’autres.

1 Le Mayeur, Les Belges , poème. Bruxelles, Lemaître, 1812. La gloire belgique, 2e édit. Louvain, Vanlinthout, 1830.

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Lemayeur nous laisse pressentir les pompes et les gloires faciles de son œuvre. Et voici qu’il embouche le clairon des archaïques préludes :

Je chante ce pays, rival de l’Italie.

Par son agriculture et par son industrie,

Pays à qui l’Anglais doit le plan de ses lois,

Le Français son Clovis et trois souches de rois.

Puis il procède selon les rites classiques, avec ordre et mé¬ thode : trois chants pour l’histoire et sept autres pour l’agri¬ culture, le commerce, les arts libéraux, les sciences et les lettres, Part militaire, la religion et les mœurs. C’est une encyclopédie versifiée. L’auteur parcourt tous les domaines, depuis l’art de saler le hareng jusqu’à l’adoration perpétuelle en passant par l’horloge horizontale, la bombe, la danse. On ne peut que s’éponger le front devant cet amas d’érudition et s’arrêter essoufflé devant des énumérations de ce genre :

Ce Schot, ce Lessius d’érudite mémoire,

Ce Bollandus, si cher aux amis de l’histoire,

Ce Régnault, la terreur de nos physiciens,

Ce La Pierre, l’honneur de nos théologiens,

Ce Verbiest, qui fut l’oracle de la Chine,

Ce Bonfrère interprète, œil de la loi divine *...

Voulez-vous des guerriers?

Près de lui sont Landas au terrible regard,

Mastaing, d’Auxy, Dumont au brillant étendard,

Gauthier le Châtelain, Thierry le Connétable Brias, Anneux, Wavrin, Casan le Redoutable 2...

Voilà le dernier mot de la poésie pseudo-classique; rimer, rimer toujours et rimer tout. S’il fallait aller jusqu’au grotesque, il suffirait de citer des vers comme ceux-ci :

4 Chant VII, p. 202, t. II.

2 Chant XIII, p. 303, t. II.

( lot )

Je dis, en poursuivant L’ apostrophe ] insiste.

Bientôt un héros belge à vos armes résiste *...

ou bien :

Ici dans le tableau que mon pinceau crayonne,

Le fil que j’ai suivi tout à coup m’abandonne...

Or il se trouve toute une moisson de vers de cet acabit.

Parfois Lemayeur essaie de rompre cette monotonie par quelque épisode puisé dans nos annales. C’est en vain; son imagination n’a pas d’ailes et il retombe uniformément dans la banalité de sa pensée vide et sonore.

Or, voilà un poème auquel le prince de Ligne, charmant et délicat prosateur, tressa des couronnes. Il envoya à Lemayeur une épître flatteuse, que celui-ci s’empressa d’ajouter à sa Gloire Belgique en guise d’introduction 1 2 3. 11 est vrai que les vers du prince de Ligne se rapprochent singulièrement de ceux de Lemayeur. C’est ainsi qu’on y lit :

Votre muse ennoblit votre érudition,

Et vous fait pardonner chaque citation Et le trait de la fable et le trait historique,

Et vous adoucissez tout, jusqu’à la critique.

Tant pis pour les Flamands si peu mélodieux,

Leurs noms choquent parfois un timpan dédaigneux...

Devant ces écarts du prince de Ligne, on peut prendre en pitié ceux de Lemayeur, et les croire tous deux simplement atteints d’une anémie poétique. Si la bonne volonté entrait en ligne de compte dans le mérite d’un auteur, on pourrait la faire valoir en faveur de notre poète. Un sincère amour de son pays l’inspire, et les 16,000 notes qui complètent l’œuvre, bien qu’elles soient pour la plupart de Delmotte 3, témoignent d’un ardent désir de faire connaître l’histoire de Belgique et ses

1 Chant I.

2 Tome I, p. iv.

3 Mathieu, Biographie montoise, p. 215, note.

( m )

gloires clans le passé. Mais c’est tout ce que l’on trouverait à louer. Et encore! ces notes ont le défaut de se présenter sans suite, sans chronologie et dans un tel éparpillement, qu elles ne peuvent profiter aux études. Faut-il même ajouter que les qualités qu’on est tenté d’accorder à Lemayeur sont détruites en partie par une insupportable fatuité?

Mais laissons-lui la parole. Il écrit dans une note * : « Bonaparte s’étant attribué toute autorité sous le titre de Premier Consul l’an 1800, vint l’an 1803 visiter la Belgique. C’est alors que l’auteur de ce poème chercha à déterminer l’homme tout-puissant à améliorer le sort de nos provinces. Il lui adressa une Épître où, en lui faisant connaître le pays, il lui désigna le bien qu’il pouvait y faire. Cette épître, probable¬ ment la pièce de poésie la plus courageuse qui lui fût jamais présentée , était terminée ainsi... » Je vous fais grâce de cette péroraison qui contient un excellent éloge du premier consul. D’ailleurs il n’est pas douteux que Bonaparte ait mis à profit les leçons que lui donnait ce Mentor des rois.

de Reiffenberg 1 2.

1793-1850.

Cf. Quetelet, Notice dans Y Annuaire de l'Académie, 1852, p. 93, et Sciences physiques et mathématiques , pp. 436-490.

Mathieu, Notice publiée par la Société des bibliophiles de Mons, 1850.

Le Roy, Liber memorialis, p. 170.

Thonissen, Centième anniversaire de l'Académie, pp. 128, passim.

Voici un écrivain qui se présente à nous avec tout le brillant éclat de sa jeunesse. Précoce amant des lettres, il leur apporte une intelligence d’élite, une activité fébrile; il conçoit des plans de réorganisation dans l’enseignement de l’histoire ut de

1 Chant III, note 68; t I, p. 221.

2 de Reiffenberg, Les Harpes. Bruxelles, Hayez, 1823. Poésies diverses , 2 vol. Paris, Dondey-Dupré, 1825.

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la philosophie. Il débute par la carrière des armes qui le conduit sur le champ de bataille de Waterloo; en 1818, à 23 ans, il devient professeur de langues anciennes; fait son entrée au Mercure avec un article intitulé : Coup d’œil sur les progrès des lettres en Belgique , s’affirment de réelles connais¬ sances historiques et littéraires ; fréquente à Bruxelles avec les ex ilés français David, Arnault, Bory de Saint-Vincent, Berlier, Merlin, qui le choient et reconnaissent en lui l’héritier privi¬ légié de l’esprit de Voltaire. Il brille dans leur société par la vivacité de son naturel et le piquant de sa causerie. C’est un caractère heurté et contradictoire qui passe de la folle espiè¬ glerie à la mélancolie amère. Il en fait du reste l’aveu : « Il y a en moi, écrit-il, des choses qui se heurtent; mais j’ai été si souvent heurté moi-même que cela est tout naturel... Persé¬ cuté, trahi dans mes affections les plus chères, on voudrait que je fusse toujours égal, toujours riant. En vérité, cela n’est pas possible; et comme je ne veux point faire d’élégies pour excuse, on me trouve ridicule. » Quetelet a laissé du baron de Ueiffenberg un charmant portrait qui date de 1819 C Raoul lui avait fait faire sa connaissance. « Je n’oublierai jamais cette visite, écrivait-il trente ans après, quelle gaieté bruyante! quelle volubilité de langue! quels élans de tendresse! et comme si la parole ne suffisait pas à sa vivacité naturelle, il était dans un mouvement continuel, allant, venant, montant et descendant l’échelle de sa bibliothèque avec la rapidité d’un écureuil. Au bout d’une demi-heure, j’étais véritablement étourdi au point de ne plus trouver une seule idée... »

Nommé bibliothécaire adjoint à Bruxelles en 1821, il passait en 1822 à la chaire de philosophie de Louvain. L’Académie lui ouvrait ses portes en 1828, après avoir couronné plusieurs de ses mémoires. Malgré tout son talent et tous les honneurs, de Reiffenberg passa ses dernières années dans la solitude des heures ternes et froides, actives et laborieuses cependant.

11 fut sans but dans la vie, ou plutôt il voulut atteindre trop

1 Quetelet^ Sciences physiques et mathématiques , p. 440.

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de buts à la fois. Nul plus que lui peut-être n’éparpilla autant son activité, ne gaspilla avec autant de légèreté les ressources de son intelligence. Il embrassa dans sa carrière tous les domaines, et tous les domaines à la fois : prose, vers, philologie, histoire, théâtre, articles de journaux ou de revues, il faisait tout marcher de pair, sans négliger même les bals ou les soirées. Il s’attira la rancune de ceux qui furent jaloux de ses succès, et aussi surtout de ceux qu'avaient meurtris ses plaisanteries ou ses épigrammes. D’autant plus que lui-même dans la suite prêta le flanc aux attaques de ses ennemis, en publiant sous son nom des manuscrits d’autrui.

De Reiffenberg trouva dans la poésie quelques heures de repos et de réconfort. En 1849, il écrivait encore et c’est en quelque sorte son roman poétique * :

Les vers conviennent à tout âge.

Je leur dois un peu de courage,

Quand pour moi s’assombrit le jour.

N’ont-ils pas droit à mon hommage?

Ils furent mon premier amour.

La sincérité rachète ici la banalité de la forme. Nous avons .affaire à un auteur qui, comme poète, ne tint pas les promesses de ses débuts. Et cependant, doué comme il l’était, de Reiffen¬ berg aurait pu conquérir la première place dans le cénacle de nos poètes, s’il avait été persévérant. La poésie, pour lui, ne fut qu’un moyen de plus pour plaire, et le titre de poète, l’équi¬ valent d’un titre de noblesse facilement gagné. Comme tous les rimeurs de l’Empire, il commença par encenser la vieille idole du classicisme. La première besogne, en ce métier, con¬ sistait à dépouiller les vieux poètes de Rome de leur forme latine pour les rajeunir, en les présentant au public radica¬ lement transformés, francisés et nullement différents des écrivains idylliques, élégiaques ou bucoliques de la fin du XVIIIe siècle.

1 Fables nouvelles. Bruxelles, Muquardt, 1849. Prologue.

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De Reiffenberg, pour son coup d’essai, mit à contribution les Églogues de Virgile t, mais il s’arrêta avant la fin. Peut- être que les deux vers de Froment :

Ordonne à Reiffenberg de quitter la houlette,

J’aime mieux son sifflet encor que sa musette,

furent pour quelque chose dans cette désertion des rives pastorales. En 1823, de Reiffenberg publia ses œuvres poé¬ tiques sous le titre : les Harpes. Ce titre indiquait une tendance nouvelle; aussi fut-il trouvé extraordinaire, bizarre même1 2, et Froment, qui ne cherchait que l’occasion de placer ses bons mots, disait : « Il faudra que vous publiiez maintenant vos flûtes et moi mes violons ». Il fallut, pour tranquilliser les esprits, que Fauteur se décidât à justifier l’étrangeté de ce titre par un étalage d’érudition littéraire. Par ce détail, insignifiant en apparence, on peut voir à quelles hostilités se heurtait toute tendance nouvelle.

Dans la préface de ses Harpes , de Reiffenberg écrivait : « La plupart des pièces que renferme ce volume se rattachent à des traditions nationales. Recueillir nos souvenirs histo¬ riques, rassembler nos titres à l’estime du présent et de la postérité, tel a été le but constant de nos veilles ».

C’est encore de la poésie incertaine et vacillante ; si elle est nationale souvent, et si même le moyen âge l’amène à revêtir les formes rajeunies de la légende et de la ballade, elle s’en va aussi parfois errer dans les sentiers battus du pseudo-classi¬ cisme.

Les épîtres appartiennent à cette dernière école ; épîtres aux célébrités contemporaines, de Rarante, Cousin, Nodier, Arnault, Talma ; dans Y Ame et le Corps 3, on reconnaît l’inspi¬ ration lamartinienne :

1 Cette traduction parut dans le Mercure, 1818, t. V et sqq.

2 de Stassart, Critique littéraire, dans OEuvres complètes, p. 949.

5 Bruxelles, Hayez, 1824.

i 106 )

Fol espoir! Tout commence,

La mort rend son butin; les sépulcres ouverts Vont lui restituer la pâture des vers...

Dans l’Épître à son ami Vautier, nous retrouvons un Boi¬ leau philosophe, dissertant sur les doctrines de Kant.

Kant enfin apparut, écrit-il

l’homme fut détrompé ;

L’absolu remonta sur son trône usurpé,

De notre entendement la force subjective Aux objets imprima sa forme impérative;

Sans attendre les faits, elle osa décider;

La nature sentie à ses lois dut céder Et l’espace et le temps, ces types nécessaires De la perception, législateurs primaires.

Dans l’être connaissant restèrent désormais.

Mais laissons l’absolu remonter sur son trône usurpé, lais¬ sons le poète s’égarer dans les déserts arides de la métaphy¬ sique;. il n’y a dans ce fatras rien pour l’imagination, ni rien non plus pour l’âme. Et pourtant c’était l’époque ces éternels problèmes de l’absolu, de l’infini, des destinées, vibraient sur la lyre d’un Lamartine.

De Reitfenberg se laissa tenter par la poésie officielle. Il écrivit dans ce genre le Champ Frédéric qui célébrait une colonie consacrée aux indigents et fondée par le prince Frédé¬ ric des Pays-Bas. L’officiel avait comme corollaire inévitable la mythologie et dans le poème on trouvait fort remarquable une page allégorique dont voici le début :

Le travail! c’est le dieu qui gouverne le monde;

C’est lui qui, dirigeant les coursiers du soleil.

S’élance le matin de l’Orient vermeil ;

Dans son palais humide, il éveille Nérée,

L’arrache sans pitié de sa couche azurée...

a -f

Voilà la vieille mythologie qui ressuscitait avec son cortège de dieux et de déesses; voici les fleurs de l’antiquité qui refîeu-

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rissent dans la fête de Flore, le nourrisson des Muses s’écrie:

Qui pourrait dédaigner les largesses de Flore,

Profaner le parterre Zéphire l’adore,

...et dont la Nature Écrit avec des fleurs l’histoire de sa vie?

Ailleurs on retrouve des expressions sorties du vieux moule comme : les tours qui sont l'espoir du faible laboureur, ou bien la vitesse immobile du mobile sabot.

A côté de la précipitation et de l’incorrection se rencontre parfois un manque absolu d’inspiration. Lisez à cet égard le Départ du soldat belge ou cette strophe de ballade :

Partout l’image du danger Poursuit la craintive bergère,

Qui va prier pour son berger A Notre-Dame bocagère.

C’est l’alliance finale : Notre-Dame et le bocage ! Les senti¬ ments chrétiens s’insinuent dans la poésie, mais il leur faut un reste de classicisme pour passeport.

Parfois cependant l’idée se fait gracieuse et nouvelle, l’image se dessine et se présente comme une aurore encore indécise, et nous pouvons écouter cette voix du poète :

A l'heure le soleil lance un rayon d’adieu,

Et s’arrête un moment au milieu des nuages,

Que le soir vient orner de bizarres images :

Riche et pompeux tableau, brillant d’or et de feu,

Que de fois à travers de vaporeux portiques J’aimais à découvrir des vallons fantastiques,

Des fleuves sinueux, des volcans enflammés,

Sous leurs sommets changeants de tremblantes montagnes, Paysages détruits aussitôt que formés...

Voilà pour les nuages, mais je trouve encore mieux que cela :

Le feuillage au désert s’arrondit en berceaux,

Des rayons du soleil la nuit même se dore,

Et la main du printemps suspend à ses arceaux La robe d'azur de V aurore b

1 Grotius dans la prison de Lovenstein. (Arch. philolog., t. III, p. 2320 Tome LXII. h

( 108 )

Ces vers, comme d’autres que l’on rencontre dans le fouillis de réminiscences classiques ou de déclamations d’un roman¬ tisme hagard, sont d’une bonne venue et coulent de source. Ils nous autorisent à dire que les vocations poétiques ne manquèrent pas à cette génération, mais que l’incertitude des principes et une fausse direction stérilisèrent les plus beaux talents.

Dans les Adieux à l'Athénée de Bruxelles, de Reiffenberg a touché la corde sentimentale avec sincérité, et l’on est gagné au poète par son début :

Adieu, séjour de paix; adieu, vous que ma voix Dans la classe attentive instruisit quelquefois...

Mais quand on arrive à ce pathos final :

Et toi, toi qui n’es plus, Lesbroussart, ô mon père, Laisse-moi ranimer ta lampe funéraire,

Sur ton froid monument répandre quelques fleurs Et t’apporter encore le tribut de mes pleurs.

On s’étonne de voir surgir un second Virgile, professeur à l’Athénée de Bruxelles, pleurant son collègue dans l’enseigne¬ ment comme fut pleuré Marccllus.

C’est tout ce que produisit de Reiffenberg; sa muse fut une compagne de jeunesse, comme elle l’est pour tous d’ailleurs à ces heures d’illusion et d’enchantement. Ap rès 1825, ses fonctions et ses travaux lui fermèrent ce palais des rêves. Il en resta à ces essais; l’homme n’était pas de ceux qui fondent une œuvre durable.

( 109 )

de Stassart1.

4780-18o4.

Cf. Van Bemmel, Notice sur le baron de Stassart. (Prix de Stassart.) Mém. cour., in-4°, t. XXVIII, 1850.

Quetelet, Sciences mathématiques et physiques, pp. 401-436, et Annuaire de U Académie, 1855, pp. 91-157.

Dupont, OEuvres de de Stassart, précédées d’une notice.

Van Hollebeke, Poètes belges du commencement du XIXe siècle, pp. 133- 167.

à Malines en 1780, le baron de Stassart fit à Paris ses études de droit, et y remporta le premier prix d’éloquence. Nous ne le suivrons pas dans sa longue carrière politique. Napoléon, qui avait en lui la plus grande confiance, l’envoya remplir des missions importantes dans les provinces alle¬ mandes. Préfet de Vaucluse en 1810, de Stassart y avait élevé un monument à la mémoire de du Tillet, évêque d’Orange, fondé un prix à l’athénée de Vaucluse et établi une biblio¬ thèque à Orange. En 1811, il revint en Belgique, il occupa le poste plus difficile de préfet des Bouches-de-la-Meuse. Toujours dévoué 5 la cause de Napoléon, il rentra dans la vie privée à la suite des événements de 1815; puis lorsqu’il eut été élu à la seconde chambre des États-Généraux, il y défendit jusqu’en 1830 les droits des Belges contre Guillaume Ier. Sa valeur comme homme d’administration est incontestable, mais en politique il fut d’une modération qui fut plus d’une fois taxée de faiblesse.

Malgré ses fonctions, le baron de Stassart trouva le temps de s’adonner aux lettres et d’exercer l’inlluence d’un mécène départemental. Il n’apportait toutefois aucune originalité dans les lettres, et son talent ne dépassait point la médiocrité. Ce

1 OEuvres complètes du baron de Stassart, publiées par Dupont. Paris, 1855. Fort volume de 1087 pages, 2 col. Bruxelles, Muquardt, 1854.

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qui peut l’excuser, c’est qu’il appartenait à une époque le goût littéraire était faussé et qu’il ne cultivait la poésie qu’à titre de délassement.

11 nous a laissé un effrayant volume d’œuvres complètes, qui contient * : dans le genre poétique, des fables, des épîtres, des lettres en vers, des élégies, des imitations d’Horace, des contes, des chansons, des épigrammes; dans le genre philoso¬ phique, les pensées de Circé, la traduction des méditations d’Eckartshausen ; dans le genre académique, des discours à l’Académie de Bruxelles et ailleurs, des notes, des rapports sur diverses questions; dans le genre littéraire varié, des idylles et contes en prose; dans le genre critique, une série d’analyses sur des ouvrages contemporains; dans le genre historique, des biographies; dans le genre politique, ses discours aux Etats- Généraux de Hollande, au Congrès et au Sénat. de Belgique.

A cette nomenclature encyclopédique, on reconnaît un esprit méticuleux, jaloux de conserver la plus insignifiante pièce de vers, parce que tout ce qui était tombé de sa plume, avait à ses yeux une valeur biographique.

Dans l’intérêt de sa renommée, le baron de Stassart aurait retrancher les deux tiers, sinon les trois quarts du volume. Qu’importe par exemple au public de savoir qu’à seize ans le futur sénateur dédiait à sa mère ses premiers vers? Une attention liliale, quelque louable qu’elle soit, ne vaudra jamais à de mauvais vers les suffrages de la postérité. Que dire en effet de pareils vers :

Hélas! on ne voit plus de fleurs dans le parterre,

Mais vous y désirez peu les œillets odorants;

Le plus beau bouquet d’une mère,

C’est le baiser de ses enfants

On peut ranger sous la même rubrique tous les colifichets rimés : A M13 de ***, sur un portrait peu ressemblant ; A une

1 Cf. Dupont, op. cit ., préface.

2 OEuvres , p. 174.

( ni )

jolie dévote que le mot adore effarouchait [ : Pour une statue de la Liberté placée dans mes jardins de Corioule 1 2 3, etc. De Stassart a gardé pieusement tout bon mot tombé de ses lèvres et l’a converti en madrigal ; il a formulé en distiques l’esprit maniéré qu’il butinait dans les salons.

Aussi, tout cela est-il d’un fade à dégoûter le lecteur le plus intrépide. Le sourire complimenteur d’une jeune femme eût

suffire à la vanité de notre poète. Vanité! c’est peut-être

«

le secret de cette abondance. N’est-il pas ridicule de voir un grave personnage comme lui publier ce billet 3 à de Reiffenberg qui lui avait adressé de forts jolis vers? « Vous connaissez, Monsieur, le vieux chardonneret; les vers pleins de grâce et d'harmonie qu’il a reçus du rossignol, le pénètrent de la plus vive reconnaissance. »

Si l’on en excepte les fables, les œuvres du baron de Stassart méritent à peine une mention. Viennent d’abord quelques épîtres froides, entremêlées de réflexions morales, d’autres plus intimes, comme celle à Legros4, le sentiment aurait pu jaillir si l’imagination n’avait, manqué à notre froid rimeur, élève des pseudo-classiques. Il écrit :

Sous les lois d’Apollon que l’on se trouve heureux !

Mais il est pour mon cœur encore d’autres charmes :

Du pauvre vertueux je puis sécher les larmes.

N’ai-je pas recueilli les trésors de Cérès?

Oh ! sachons les répandre en utiles bienfaits.

Grâce au bonheur qu’Hymen fixe dans mon ménage,

L’hiver comme au printemps, j’ai des jours sans nuages.

Il y aurait eu matière à quelque joli tableau d’intérieur; un vrai poète aurait su nous intéresser à ces joies paisibles du foyer, mais les lois d’Apollon, les trésors de Cérès, Hymen

1 OEuvres, p. 175.

2 Idem , p. 176.

3 Idem, p. 140 (1849).

4 Idem , 136-

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fixant le bonheur, c’est tout ce que l’on demandait aux poètes du XVIIIe siècle. Ils ont des idées, bien que le plus souvent ces idées soient de monnaie courante, mais le sentiment, l’âme leur manque. Avaient-ils donc deux âmes? L’une qui sentait, souffrait, était éprise d’idéal et de bonheur; l’autre, qui ne cherchait qu’à cacher la première sous les formules de l’école.

Veut-on des élégies? En voici deux. L’une porte, ce titre enchanteur : Le songe de la vie. Hélas! ce n’est qu’un air de flûte avant le départ pour les Champs-Elysées :

Je touche au déclin de la vie...

Quelles joyeuses voix! quelles flûtes légères Nous appellent dans ces vallons !

Sur la mousse assis, présidons Aux danses des jeunes bergères.

Quel anachronisme ! de Stassart avait 60 ans, et l’on était en 1840.

Nous rencontrons plus loin quelques contes remarquables par leur versification abondante, dit son panégyriste Dupont; c’est vrai, trop vrai même; des chansons morales ou des cou¬ plets d’à-propos que le baron prodiguait aux sociétés littéraires ou qu’il adressait à sa femme. Ceux qu’il dédia au prince d’Orange : Adieux d’an grenadier belge , valent la peine d’être cités i :

Avant d’partir, la Tulipe,

A sa gloir’ buvons queuq’ coups,

Puit ensemb’ fumons zun’ pipe,

Après ça zembrassons-nous...

C’est ce qu’il appelle fort heureusement du style grivois.

Tous ces produits amorphes manquent sans doute d’intérêt; mais il était nécessaire d’en parler parce qu’ils caractérisent l’esprit littéraire de ceux qui passaient pour nos maîtres ès lettres.

1 Page 162. i

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Les fables du baron de Stassart eurent un immense succès à leur apparition. Elles étaient dans le goût du jour et l’on avait vu surgir les Andrieux, les Arnault et d’autres imitateurs de La Fontaine. Maintenant tous sont tombés dans un légitime oubli, et dès 1830, Claes écrivait t ; « La fable est morte et je ne conseillerais pas à M. de Stassart de publier une nouvelle édition des siennes ».

Cinq éditions 2 avaient paru successivement de 1818 à 1823; les fables avaient été traduites en tout ou en partie dans les langues anglaise, hollandaise, allemande, suédoise et proven¬ çale. Ce fut sans contredit un succès brillant; succès de mode que l’auteur nous explique lui-même : « L’apologue, écrit-il 3, semble avoir repris faveur en France depuis quelques années; une perpétuelle lutte d'intérêts et d’amour-propre dans une société composée d’éléments qui se croisent sur tous les points; de nombreux ridicules nés d’une foule de préventions opposées à l’esprit du siècle; cet esprit du siècle lui-même qui n’est pas sans préjugés et sans une tendance à l’exagération des meilleures choses... n’en est-ce pas assez pour réveiller la muse d’Esope et lui fournir de piquantes peintures de mœurs? »

De Stassart céda à l’engouement, et bien que, de son propre aveu il n’ait pas composé en tout cinq cents vers de 1803 à 1814, il fit paraître en 1818 un recueil de cent vingt-neuf fables composées en soixante-six jours! 8 11 travaillait à raison de deux fables par jour! L’aveu est aussi ingénu que caracté¬ ristique.

Quoique obéissant à la mode, il avait donc pris fort à cœur son rôle de moraliste politique et social. Il composa de légers badinages, agrémentés d’un certain esprit, mais dépourvus de naturel et de malice. En somme, on retrouve ici la même

1 Conjectures sur l'avenir littéraire. (Recueil encyclopédique.)

2 Cf. p. 69, note 1. (La liste des éditions.)

3 Critique littéraire. (OEuvres, p. 893.)

4 Page 70, note f2.

s Page 89, note 244.

. v. ..

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préoccupation que dans ses Pensées de Circé: viser à la réflexion juste, à la pensée claire. Ses thèmes ordinaires sont des lieux communs de morale privée : les dangers du monde, la jalousie des critiques littéraires, le mérite d’une vie humble et modeste. Puis, après 1815, le moraliste se laisse tenter par la politique; ses fables deviennent actuelles. L’écrivain s’en sert comme d’une arme pour combattre une royauté impopulaire, une administration tyrannique et vexatoire. Ces attaques étaient fort goûtées du public. De le succès qu’obtinrent le Roitelet ambitieux , le Conseil d'État de Lion , le Trône de neige , le Pinson roi , le Léopard et l'Éléphant. Dupont attribue à ces fables l’hostilité que manifestait vis-à-vis de Stassart la Cour de Hollande. C’est peut-être donner beaucoup d’importance à des écrits en somme anodins; le passé du baron de Stassart et ses discours politiques l’avaient depuis longtemps rangé dans l’op¬ position.

Aurait-il eu, comme le veut Van Bemmel t, quelque analogie avec Béranger, dont les chansons sapaient alors en France le régime monarchique? Non, certes : Béranger avait une réelle influence sur le peuple, tandis que de Stassart ne pouvait pré¬ tendre qu’à une popularité qui ne dépassait pas un cercle de confrères en poésie. Le peuple ne participait guère à la vie intellectuelle de la nation et l’esprit aristocratique du baron n’était pas fait pour plaire aux masses. « Plus tin que malicieux et plus naïf que railleur, de Stassart se borne à plaisanter des sottises et des fautes, en lançant de temps à autre des coups d’épingle dans les ballons de l’amour-propre, et les questions les plus brûlantes, ainsi traitées sans fanatisme, deviennent un sujet d’inspirations fécondes 2 . » C’est précisément son grand défaut : il ne possède pas cette exaltation qui nous séduit dans les vers d’un Lamartine ou dans les chansons d’un Béranger.

Nous serions réellement fort embarrassé de choisir parmi

1 Van Bemmel, p. 38.

2 Idem, p. 40.

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ces huit livres de fables une œuvre vraiment remarquable. Le Trône de neige a survécu dans nos Chrestomathies <; l’invention n’est pas du baron de Stassart1 2 * 4, et les vers sont d’une médio¬ crité étonnante :

... Chez notre prince l’insolence Surpasse encor la dureté;

Des malheureux sujets la moindre négligence Est réprimée avec sévérité.

De Tarquin le Superbe il avait l’arrogance Et de Néron, plus tard, suivant toute apparence,

Il aurait eu la cruauté...

est l’image? est le tableau? est la vie? L’auteur raconte comme s’il ne regardait pas hors de lui-même; aucun de ses personnages n’a de relief ; son dialogue manque de naturel, c’est toujours le baron de Stassart que l’on entend parler; souvent son affabulation n’est pas appropriée au récit, en tous cas, elle n’a jamais cette concision qui la grave dans l’esprit à la façon d’un proverbe.

Voyez ses personnages : le lièvre Fine-Oreille, le coq sultan Kirikiki, le porc-épic dom Grognard ; savourez ces qualificatifs ; Mitis, un joli chat; Bertrand, singe fameux; Suzon, reine de basse-cour ; un honnête cheval de Normandie ; notre moderne Chrysostome ; le renard Tall,egrand des animaux , etc. L’écrivain perd de vue que ses animaux doivent être de véritables êtres humains et il éprouve la nécessité de dire, une brebis « fort honnête personne 3 », Tours « nouveau Burrhus » combattait maint Narcisse même en parlant du chien : Oh ! que n’ai-je des fils , écrira-t-il, il serait leur modèle ! 3 Quant à la parenté

1 Celles de Van Hollebeke et de Desive.

t-

2 II est étonnant que de Stassart n’ait pas mentionné dans ses notes, généralement si complètes, la fable le Trône de neige , par un certain Couret-Villeneuve, qui se trouve dans T Almanach poétique de Bruxelles (an XI, 1803, p. 44) , et dont il semble s’être inspiré.

5 Livre IV, fable 5.

4 IV, 14.

s - VII, - 5.

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de ses personnages, ils sont presque tous cousins; un coursier, cousin du cheval Bayard descend du fameux Bucéphale*, un hibou sera petit-fils ou neveu du hibou d’Heraclite1 2 *. Son ima¬ gination, sa pensée, son vers est pauvre. S’agit-il du crapaud?

De son marais bourbeux un animal immonde,

A l’œil perfide, au cœur pervers,

Un noir crapaud vomi par les enfers Lançait son venin...

ou ceci qui est désopilant :

La truie, épouse du cochon,

(Car il faut appeler les choses par leur nom)

De sa nature est très féconde ! ! ! 5

Partout cette tendance à l’esprit naïf qui n’aboutit qu’à de l’affectation, touchant meme à la grossièreté. Notre auteur se défend d’avoir voulu imiter La Fontaine. S’il l’eût tenté, aucun homme n’était moins fait pour y réussir.

Jamais il n’atteint le réalisme jovial du conteur français. Lorsqu’il s’essaie au comique, c’est du comique apprêté et faux; lorsqu’il s’applique à décrire la nature, il tombe dans les banalités fades de son époque, par exemple :

A peine renaît le printemps,

Que tout brille dans la nature,

Les arbres ont repris leur belle parure,

Et les oiseaux célèbrent par leurs chants La riante et fraîche verdure...

ou s’il faut des détails idylliques :

De Flore une prêtresse, ou si vous l’aimez mieux,

Une gentille bouquetière,

Du beau printemps avant-coureur,

Avait rassemblé sous nos yeux

1 Livre II, fable 6.

2 - I, - 15.

s _ VI, 14.

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Les brillants trésors du parterre :

La noble marguerite avec la primevère S’unissait agréablement;

Venait ensuite l’auricule,

La tulipe et la renoncule...

Bref, c’était un bouquet charmant...

Et voilà les vers d’écolier que de Stassart nous a légués. Il faut bien lui dénier les qualités de poète, de fabuliste surtout.

Les prix qu’il a fondés à notre Académie, les 10,000 francs qu’il a versés à l’Institut de France, la collection d’autographes et la bibliothèque qu’il a léguées à l’Académie de Belgique doivent suffire à sa gloire, et personne ne contestera sa géné¬ rosité et son dévouement pour tout ce qui touchait à notre vie littéraire.

Raoul L

1770-1848.

Cf. Quetelet, Notice dans Sciences mathématiques et physiques, pp. 491-510.

Van Hollebeke, Poètes belges, pp. 75-89.

La vie du français Raoul ne pourrait fournir matière à longue biographie. Le ciel V ayant fait pour remplir une chaire, il se voua à l’enseignement. A Tournai, comme à Gand, ce fut le même maître accueillant et bienveillant, favorisant de ses conseils, de sa bourse au besoin, les jeunes gens qui se recom¬ mandaient par leurs talents. Malheureusement ses com¬ plaisances pour le Gouvernement hollandais lui causèrent après 1830 des déboires et des ennuis. Il rentra toutefois en grâce auprès du nouveau régime; à preuve, la croix de cheva¬ lier de l’Ordre de Léopold que ce vétéran de l’enseignement se vit décerner à la veille de sa mort.

1 Raoul, OEuvres diverses , 5 vol. Bruges, Bogaert, 1826-1829. Imi¬ tation des poésies de Vervier. Gand, Houdin, 1820. Les trois satiriques latins. Trad. en vers français. 2 vol. Bruxelles, Wouters, 1843.

( 118 )

Son œuvre littéraire est considérable, en traductions surtout. Il a défini lu i-même son talent :

Moi, très indigne enfant d’un siècle philosophe,

C’est avec leurs (des anciens) écrits que je forge les miens.

L'esprit original n’est point du tout mon lot1.

Et l’on pourrait dire de lui ce qu’il disait d’Étienne :

C’est aux anciens qu’il doit le succès de ses pièces;

On voit qu’il les a lus, qu’il en a profité;

Tout ce guil dit est bien, mais non pas inventé.

Raoul procède directement des anciens et s’imprègne sur¬ tout de l’esprit des satiriques; son œuvre principale est d’ailleurs la traduction des trois satiriques latins : Juvénal, Perse, Horace.

Van Hollebeke2 apprécie en ces termes l’ensemble de ce travail : « Si Raoul, aux prises avec ses modèles, a eu fatale¬ ment quelques défaillances, il occupe néanmoins un rang distingué parmi les meilleurs traducteurs français. » Il eût fallu ajouter que les meilleurs traducteurs français en vers n’occupent, dans la littérature française, qu’un rang inférieur.

Si parfaits que soient les extraits de cette traduction, tels le Bat de ville et le Rat des champs, T Avarice et la Volupté, la principale qualité du poète, l’invention, manquera toujours au traducteur. La traduction de Raoul n’est le plus souvent que de la paraphrase. De parti pris, il rejette le vigoureux et le coloris de Juvénal, parce que, dit-il, « Juvénal surcharge ses tableaux, et l’effet de toute copie étant d’affaiblir les teintes, il peut en résulter qu’au lieu de perdre il gagne à subir l’épreuve d’une version ».

C’est se méprendre étrangement sur l’originalité d’un écri¬ vain et dénaturer complètement l’esprit d’une œuvre. De Perse, Raoul n’a su rendre que la monotonie et le dogmatisme. Quant à Horace, il l’a mieux traduit, parce que la tournure

1 Dans Discours d’un vieux professeur.

2 Page 81.

( 119 )

d’esprit du poète latin lui convenait mieux. Son vers prend aisément ce ton de bonhomie railleuse auquel on reconnaît le poète de Tibur.

Ce que Raoul eut en propre, c’est le sens épigrammatique, le seul qui s’accommodât à son caractère. Il écrivit environ cent cinquante épigrammes, flèches légères, pointues, mais sans venin, qui n’offrent plus d’intérêt pour nous parce que le but qu’elles visaient nous est souvent inconnu et qu’elles n’ont pas plus d’intérêt qu’un bon mot mis en vers. Nos journaux les ont remplacées par les mots de la fin, qui sont parfois tout aussi spirituels.

Voici un spécimen de cet esprit ( Sur urie statue de Vénus) :

De ma Vénus que dit-on à Paris?

De ta Vénus? Oui, parle sans réserve.

On dit que c’est un bloc de prix,

Payé par Junon et Minerve,

Pour donner tort au beau Paris.

ou bien [A propos de l'édition in- 18 d'un petit recueil de poésies fugitives) :

De l’opuscule à l’eau de rose Que l’on annonce en nos journaux,

Vous demandez l’analyse en deux mots.

La voici : le livre contient peu de morceaux,

Les morceaux peu de vers, et les vers peu de chose.

Ces menues compositions sont la seule originalité de Raoul, originalité tout accessoire d’ailleurs. Son inspiration person¬ nelle lui offre peu de ressources. 11 chantera les vertus des Nassau ou l’inauguration d’une université; dans une épître sur son séjour en Belgique, il posera en axiome que Jamais hors de la France on n'écrira français; il composera un essai descriptif sur le jeu de paume, une élégie sur la mort d’un frère appelé Philandre, l’on voit le poète,

Absorbé tout entier dans sa douleur profonde,

A la pâle lueur des flambeaux de la nuit,

Sous d’épaisses forêts errer seul et sans bruit.

( 120 )

Tout cela nous ramène aux errements des derniers clas¬ siques, dont Raoul fut le défenseur opiniâtre. C’était le carac¬ tère de presque tous nos professeurs de littérature. Ils ont mis leurs leçons en pratique.

Rouillé i.

1757-1844.

Cf. Van Hollebeke, Poètes belges , p. 27.

Le Roy, Liber memorialis, p. 522, résumé de la notice publiée par Van IIülst, Revue de Licge, 1844, t. II, p. 625.

Muller, Notice dans le Journal de Liège du 18 octobre 1844.

à Versailles, Rouille entra chez un procureur il ren¬ contra le poète Àndrieux; tous deux montrèrent plus d’aptitude à faire des plans de tragédie et de comédie qu’à grossoyerdes actes. Nous avons dit plus haut comment Thomas s’y prit pour former un poète de son élève et ami. Dans les salons du comte et de la comtesse d’Angivilliers 2, il fréquenta avec la meilleure société de l’époque. Ce milieu, l’on causait avec élégance et distinction, le mit en relations avec l’élite littéraire de la fin du XVIIIe siècle : Ducis, Thomas, Florian, Marmontel et Suard. En 1797, Lesbroussart le fit venir en Belgique.

Le talent poétique de Rouillé est mince, il n’avait aucune des qualités qui font le poète. Au reste, il ne recherchait point la gloire des lettres :

Sur ce globe inquiet, parcourant ma carrière, Je glisse à petit bruit et sans être aperçu 5.

Comme il brûlait tout ce qu'il composait, on eut grande peine à réunir quelques fables, épigrammes ou lettres en vers pour en former un modeste volume de Poésies légères.

1 Rouillé, Poésies légères, publiées par les soins de Van Hulst. Liège, Oudart, 1845.

2 Cf. Marmontel, Mémoires , livre V, il en fait le plus flatteur éloge. 5 Lettre à Lesbroussart père. (Revue de Liège, août 1844.)

( 121 )

Son seul succès fut un poème intitulé : le Moment , couronné par l’Académie de Bordeaux. C’est une œuvre d’un prosaïsme étourdissant :

... Au mortel le plus malhabile Il prête sa dextérité,

Et clans l’esprit le plus stérile Il porte la fécondité;

11 embrasse la prudence,

Excuse la témérité,

Éteint la sensibilité, etc.

Les vieilles recettes de Thomas avaient produit tout leur effet. De ses œuvres rien n’est à citer, à peine quelques fables, comme le Parvenu , qui ont une allure assez franche.

Rouillé fut surtout un professeur de talent. 11 exerça une réelle influence sur ses élèves. Au cours de littérature qu’il donnait sous l’Empire à Bruxelles, les dames mêmes allaient écouter ses leçons assises à côté des La Hamaide, des Dotrenge, des Gendebien, des Tarte.

A l’Université de Liège, il continua les mêmes cours, il se fit l’ardent champion des théories classiques que d’audacieux novateurs commençaient à battre en brèche. Somme toute, Rouillé appartenait à cette génération qui ne voulait pas brûler ce qu’elle avait adoré, et qui, faute plus grave, enrayait la marche des idées dans l’esprit des jeunes gens confiés à ses soins,

Bergeron L

1787-1855.

Cf. Biographie nationale. Notice par Le Roy, t. II, p. 186.

Français d’origine comme Raoul et Rouillé, professeur comme eux, comme eux aussi il sacrifia plutôt en dilettante qu’en virtuose aux Muses de la poésie.

1 Bergeron, Odes d'Anacréon, trad. en vers français. Paris, 1810, in-12. Fables et autres poésies. Namur, Hambursin, 1844.

( 122 )

Moi qui ne fais des vers qu’en dépit d’Apollon,

Qui dois en faire cent avant d’en faire un bon1,

dit-il, avouant comme Raoul son incapacité poétique ou tout au moins la pauvreté de son inspiration.

Son bagage littéraire, en ce qu’il eut d’original du moins, n’est pas des plus considérables. Il traduisit en vers français les Odes d'Anacréon , qui ont perdu sous sa plume tout leur charme profond, pour devenir de fades poésies idylliques incolores et mièvres. De 1806 à 1830, il fit une dizaine de fables, dénuées d’invention, ternes et sans chaleur, à l’usage des collégiens, et ou il visait surtout les pédants et lesambi- tieux.

Classique de vieille roche 2, il puisa quelque inspiration dans Delille, et de même que le Virgile français avait chanté le café, Bergeron célébra le tabac en poudre et le tabac à fumer. Dans le tabac en poudre, nous trouvons une recette pour guérir l’anémie poétique. Quand le vers présente au poète certaine difficulté,

Que lui fait des neuf Sœurs l’inutile entremise?

Pour le tirer d’affaires, il suffit d’une prise ;

Il la saisit, l’aspire, et soudain récréé,

Son esprit s’éclaircit, un beau vers est créé.

11 bénit mille fois cette prise féconde Et par reconnaissance en prend une seconde.

Le moyen valait la peine d’être signalé, mais ce n’est pas encore celui-là qui fournira l’enthousiasme et la richesse d’imagination au chantre du tabac. Dans le discours sur les Vacances , je rencontre ces vers qui m’étonnent :

Mais quand de pampres verts la tête couronnée,

Septembre en souriant ferme pour vous l’année,

Quel plaisir !...

{ Fables, p. 160.

2 Le Roy, Biographie nationale.

( 123 )

El vous tournez la page, vous vous retrouvez alors avec le Député d'une nation libre dans les incohérences du pseudo¬ classicisme :

Gloire au noble mortel dont l’éloquente voix De scs concitoyens fait respecter les droits.

... Il est l’émule des fils de Cornélie.

0 Rome ! ne viens plus Nous vanter tes Catons, ni tes Fabricius,

Le député fidèle au-dessus d’eux se place.

Les vers de Bergeron ont du moins le mérite d’être travaillés, ils ont de la correction et de la régularité, et l’on peut trouver une compensation à l’absence de verve. De son temps déjà, on le trouvait trop classique, et Froment lui lançait le reproche d’écrire des vers trop virgiliens. Bergeron, qui était homme d’esprit, lui répondit par cette épigramme :

Soyez donc, Monsieur F(romenl), indulgent pour les autres.

Vous trouvez que mes vers sont trop \irgiliens;

Ce reproche inouï que vous faites aux miens,

On ne l’a jamais fait aux vôtres.

Flasschaert.

1796-1824.

Cf. Van Hollebeke, Poêles belges , pp. 67-75.

Van Hulst, Vies de quelques Belges, p. 143. Liège, Oudart, 1841, et dans la Revue belge, 1836, t. IV, pp. 493-536.

Homme d’administration sous la période autrichienne et sous l’Empire, mêlé quelque peu à la vie politique de 1813 à sa mort (en 1821), Plasschaert n’eût pas survécu sans la notice élogieuse que lui a consacrée Van Hulst et qui s’attache à célébrer surtout ses qualités privées.

Plasschaert ne recherchait aucunement la vogue; c’était un littérateur de goût et solitaire. « Je cultive isolément les lettres de la manière la plus obscure, écrivait-il ; elles font le bonheur

Tome LXII.

i

( 124 )

de nia vie et cela nie suffit. » Laissons-le donc dans Y Élysée de son parc en compagnie de ses auteurs favoris.

Si quelques chansons populaires, dit Van Hulst, il décria les vieux abus et leurs fauteurs, donnent la mesure de son talent, voici un spécimen que nous cueillons dans le Belge:

Oui, je suis belge, moi,

Je m’en glorifie,

Et je suis tier, par ma foi,

Du nom de ma patrie !

Ajoutons à ces chansons, qui ont un accent aussi patriotique que banal, un conte en vers : Le vieux baron et le jeune cheva¬ lier :

Après vingt ans d’exil et de misères,

Un vieux baron regagnait son manoir,

Pleurant de joie et nourrissant l’espoir De retrouver le châtel de ses pères...

Ce morceau sert au développement des idées politiques nouvelles, ce qui n’est pas de nature à le rendre bien inté¬ ressant.

Plasschaert eut quelques relations avec l’exilé Arnault t, auquel il dédia la Feuille:

Noble feuille détachée Des forêts de l’Hélicon,

Si de ta tige arrachée,

Tu gémis dans le vallon...

pastiche de l’élégie classique, la Feuille , du même Arnault.

On avait attribué à Plasschaert Y Ane constitutionnel 2, fable

1 Cf. OEuvres ci Arnault, t. IV, pp. 372 et 462.

2 Fane constitutionnel.

Plongé dans l’idéologie,

L’âne mâchait de la philosophie.

Gâté par des livres nouveaux,

( 125 )

qui eut un certain retentissement par suite des allusions poli¬ tiques qu’elle contenait. Au fait, comme le dit Lesbroussart, cette fable a fait plus de bruit qu'elle n'est grosse , et, en tout cas, elle n’est pas imputable û Plasschaert. La poésie fut son

Ou peut-être par des journaux Libéraux,

Dans les vallons, sur les coteaux.

Il promenait sa liberté superbe.

Bien convaincu que tous les animaux Ont, sur les chardons et sur l’herbe,

Des droits égaux.

« Enfin, s’écriait-il, un nouveau jour éclaire Et nos étables, et nos bois;

Les baudets affranchis ont recouvré leurs droits ;

Et si je veux ici faire entendre ma voix,

Nul ne peut m’empêcher de braire.

Quel siècle! et que je plains les ânes d’autrefois! »

Tandis qu’il pérorait, de la forêt voisine.

Sort soudain un vieux loup qui n’avait pas dîné,

Êt qui lentement s’achemine Vers le publiciste étonné.

« Despote altier et sanguinaire !

Dit le grave grison, que viens-tu faire ici ?

Nous ne craignons plus l’arbitraire

Et le règne des loups est passé, Dieu merci!

En vain ton regard me dévore,

Tout âne est désormais protégé par la loi.

Si parfois l'on nous mange encore,

Il faut qu’on nous dise pourquoi.

La chose, dit le loup, est très vraie en substance;

Mais tout esprit bien fait, d’un pareil argument Ne doit pas trop presser la conséquence.

Pour me réduire à l’abstinence

Les temps ne sont pas mûrs; ils viendront sûrement;

Et je te croque uniquement Par mesure de circonstance. »

Le Glaneur 4, qui reproduisait cette fable, ajoutait en note, qu’elle avait été composée par un Belge. Baron, qui l’avait fait connaître en France

1 1843, p. 49. t

( 126 )

moindre péché; nous voulons bien croire avec Van Hoilebeke ' que ce fut l’un des hommes les plus spirituels de Belgique; mais de tant d’esprit, qu’est-il resté? Verba volant , scripta manent.

Modave 2.

1772-1851

Cf. Ul. Capitaine, Nécrologe liégeois pour 1852. p. 64.

Van Hollebeke, Poètes belges , pp. 103-109.

Bien de saillant dans la vie de ce fonctionnaire, gretlîer au tribunal de Maestricht ou controleur du timbre à Liège. En

par une lettre insérée dans le Globe 3, l’attribuait à un payssn des Ardennes, dont il citait aussi une fable : le Ressort. Actuellement, ajoutait le Glaneur , Baron pense qu’elle est de Plasschaert.

Cette note amena une réponse de Lesbroussart i.

« La première idée et le titre primitif de cette fable, d’ailleurs char¬ mante, mais qui fait plus de bruit qu’elle n’est grosse, appartient comme on l’a dit à un villageois des Ardennes nommé Socquet ou Souquet. Cette pièce faisait partie d’un recueil assez volumineux dont feu M. Le Gros, ancien secrétaire du feu prince de Ligne, se trouvait en posses¬ sion... Du reste, l’œuvre ardennaise différait essentiellement, pour le fond comme pour la forme, de celle que vous avez publiée, et ne la valait pas. Plus tard, beaucoup plus tard, une autre fable, intitulée : ï Ane métaphy¬ sicien ou les Lois temporaires 3, fut adressée à la commission directrice du Mercure belge... La lettre d’envoi était signée H. Van Z..., ex-lieute¬ nant de dragons. Elle fut insérée avec ces initiales, sans plus, dans le IVe tome dudit Mercure belge, in-8°, 1818, les antiquaires la trou¬ veront ù la page 374. C’est la seule bonne édition dont, au reste, la vôtre ne s’écarte que légèrement...

Si j’entre dans ces détails, c’est pour éviter que la chose restant en litige, et la fable étant reconnue bonne, quelque amateur ne s’imagine l’avoir faite et n’en assume la responsabilité. »

1 Page 67.

2 Modave, Loisirs poétiques. Liège, Oudart, 1842.

■" 158, 15 septembre 1825.

4 Glaneur, 1843, p. 27.

5 Elle se trouve dans V Almanach poétique de Bruxelles, 1806, p. 49, signée S. U. T.

( 127 )

littérature, il est l’émule de Lemayeur, mais il présente moins d’intérêt encore parce que son but est moins élevé. Ce que Modave nous a laissé de plus intéressant, c’est une préface ou il nous révèle son état d’âme littéraire.

Déjà nous avons mentionné quelques aveux d’autres écri¬ vains; ils méritent toute créance, car ce sont des aveux d’inca¬ pacité. Ceux de Modave ont en plus un ton de fatuité, plutôt déplaisant. Tout d’abord, il se défend d’avoir imité les roman¬ tiques : « Il n’y a dans mes vers ni vagues rêveries, ni bigar¬ rures de style, ni exagération emphatique. » Oh! non, il n’y a pas le moindre sentiment, ni la moindre variété de style; mais pour de l’exagération emphatique, notre auteur se trompe sur son propre compte. Il lui aurait suffi, pour rétablir la vérité, de relire ce qu’il ajoute en note à certaine pièce inti¬ tulée : Épître à Napoléon sur la paix de Tilsitt i. Il se serait rappelé que sa poésie officielle trop élogieuse faillit lui jouer un vilain tour. Il disait de Napoléon ;

Mais, modeste en tes vœux, tu n’aspiras jamais Qu’à nous faire goûter les douceurs de la paix.

La guerre, ce fléau que tu sais faire craindre,

Tu ne l’as déployé qu’afin de mieux l’éteindre...

Le préfet Roggiéri, qui appréciait autrement les instincts belliqueux de Napoléon, crut voir un comble d’ironie, et peu s’en fallut qu’il ne punît de l’exil cet excès de courtisanerie.

D’après ce que Modave nous apprend, ses poésies seront le reflet de ses études humanitaires, les délassements d’un ama¬ teur qui n’a jamais aspiré à la gloire des poètes, et surtout elles seront les enfants nés des circonstances. Et il ajoute : « Vous dire pour quel genre de poésie j’avais le plus d’aptitude, me serait difficile. Je n’en ai embrassé aucun de préférence, parce que, je le répète, je n’ai jamais eu l’intention de prendre rang parmi les poètes. J’ai composé des vers nobles qui rap¬ pellent l’épopée (!) ; j’ai fait des odes, des cantates, des chansons,

1 Page 247.

( 128 )

des vaudevilles 1. » Il a tout fait, excepté de la poésie. Il a délayé dans une traduction incolore le XVe chant de la Guerre Punique de Silius Italicus; il a sonné le clairon pour l'affran¬ chissement de la Grèce :

Que ne puis-je, nouveau Tyrtée,

Par des chants tiers et belliqueux.

De Marathon et de Platée Ressusciter les jours fameux !

11 a célébré Léopold Ier comme il avait chanté la mort du dernier tyran de la France 2; il a déployé sa verve à l’occasion de l’inauguration de PUrliversité de Liège et d’un anniversaire de Grétry; et si l’on voulait connaître Liège mondain et ses flirts en 1826, on pourrait relire sa Messe de midi et sa Revue de la Sauvenière qui eurent un succès d’actualité. C’est tout. Il n’y a pas une ligne qui mérite d’être tirée de l’oubli, et l’on peut lui appliquer ses propres vers 3 :

Ah! l’immortalité du poète est un songe;

Rarement dans son cours le temps vient l’accomplir,

Que de sots aspirants n’embrassent qu’un mensonge !

Ces Tithons immortels qui ne font que vieillir,

Dans l’oubli, comme Alcée, iront tous s’endormir.

Comhaire 1 2 * 4.

1772-1830.

Cf. H. Kuborn, Annuaire de la Société d' Émulât, de Liège , 1857, p. 153. Van Hollebeke, Poètes belges , pp. 97-103. de Becdelièvre-Hamal, Biographie liégeoise , t. II, p. 708- Helbig, Biographie nationale.

C’est l’homme simple, amateur de calme et de tranquillité, dont le rêve était d’errer parmi les bocages en lisant Berquin

1 Préface, p. vii.

2 Cf. Capitaine, Nécroloqe liéqeois pour 1855, p. 75.

5 Page 278.

i Comhaire, Idylles , précédées d’un essai sur les auteurs bucoliques français. Liège, Latour, 1824. Mon retour de Flémalle . Idylle. Liège.

( 129 )

ou Gessner, de se coucher comme Tityre à l'abri des feuillages et de fouler des pelouses fleuries. Aussi, « quand tous les peuples du Nord combattaient pour abattre l’orgueil d’un géant terrible, des milliers de soldats désolaient le lieu de sa naissance, » il allait s’ensevelir dans la solitude des paisibles campagnes L

11 vivait heureux dans son ermitage au bord de la Meuse, confiné loin du monde, à l’abri des Zoïles. Le feuillage épais, les concerts d’oiseaux, une épouse adorée, un enfant chéri suffisaient à son bonheur.

Plongé dans cette atmosphère rustique, il est peu étonnant que Comhaire ait choisi de préférence la poésie pastorale; il étudia les peintures idylliques des anciens et des modernes et il chanta comme eux la nature et ses charmes. Mais il les chanta à la manière du XVIIIe siècle, et un peu aussi à la sienne.

Il fit précéder ses poésies d’une étude sur la poésie buco¬ lique dans, laquelle il constatait la décadence du genre et appréciait la valeur des différents écrivains. Ses critiques sont généralement justes, toutefois on est étonné de son jugement sur A. Chénier, qui, dit-il, n'avait pas beaucoup de talent pour la poésie pastorale Comhaire jugeait encore avec l’esprit du XVIIIe siècle.

Après avoir assigné des causes parfois plaisantes à la déca¬ dence de l’églogue. il s’essayait à la relever. Pour cela, il faudrait peut-être que les acteurs lisez bergers « fussent pris parmi les hommes qui ont reçu une bonne éducation, placer ces acteurs au milieu de beaux paysages ils s’occupe¬ raient à discourir d’objets puisés dans la belle nature 3 »; et, ajoute-t-il plus loin, « comme on n’aurait plus une nature de convention, on apprécierait mieux des ouvrages conformes à la vérité ». Il fit bien de ne point mettre ses théories en pra-

1 Préface, p. 76.

2 Page ix.

5 Page xxviii.

( 130 )

tique, car rien ne nous aurait paru plus éloigné de la vérité que de voir de beaux messieurs gantés discourant sur les appas de leurs bergères.

Ce qui était mieux, c’était de reconnaître que les divinités païennes étaient usées 1 2 ; mais Comhaire ne le fait pas sans constater que les modernes sont privés de précieux avantages, et nous avons dit plus haut qu’il proposait de les remplacer par les Saints ou par les Anges.

En réalité, Comhaire était convaincu que le genre pastoral était faux; cette conviction lui crée une originalité intention¬ nelle. Il supprimera totalement les réminiscences du paga¬ nisme, à part quelques souffles de Zéphire ou de Borée 2 ; il délaissera également la forme dialoguée qu’avaient employée Théocrite, Virgile ou Léonard; enfin il s’efforcera d’apporter dans ses descriptions la note personnelle et locale. « Je peins, dit-il, des plaisirs que j’ai ressentis et des objets que j’ai observés 3. »

Malgré son affirmation, c’est la note locale qu’il possède le moins. Ses tableaux particuliers choisis de préférence dans les sites du pays de Liège n’ont rien de déterminé, de fixe ou de précis; ils ne s’adaptent qu’aux généralités.

Voici, par exemple, le Site de Comte 4 :

je reverrai les hameaux Se confondre dans V étendue;

Ici, des rochers azurés,

De jolis clos, des champs dorés,

Des forêts que le temps ravage,

D’autres dont le jeune feuillage Déjà s’élève dans les airs ;

Là, baignant des prés toujours verts La Meuse, et limpide, et profonde,

Rouler paisiblement son onde Qui va se perdre au sein des mers.

1 Page xxix.

2 Pages 49, 86,119. 5 Page xxxiv.

1 Page 56.

( 131 )

Nul ne reconnaîtra Cointe; le détail caractéristique manque, l’analyse, fruit de l’observation, reste inconnue à nos poètes, et, en fin de compte, les poésies idylliques de Comhaire seront tout aussi bien des descriptions del i 1 liennes 'L

Comme Del il le, il décrit tout objectivement; il n'y a aucune place pour le sentiment dans ces décors de la nature; son âme de poète reste étrangère aux choses qu’il décrit. Or que sont les objets, que sont les êtres, si l’homme ne leur prête sa vie et si la leur n’émeut pas l’âme humaine? Voilà le défaut de Comhaire, et voilà pourquoi ses descriptions, si fastueuses qu’elles soient, sont d’une insupportable monotonie.

Sans doute, il s’est débarrassé de la mythologie classique, mais il a conservé, comme des reliques, les oripeaux de la pas¬ torale : bergers et bergères, pipeaux et chalumeaux, danses et bocages; les noms éminemment rustiques : Estelle et Némorin, Lisor et Euphémie, Euphémie surtout. Les bosquets couvriront nécessairement les amoureux sous leur ombrage discret, les tleurs serviront toujours à tresser des couronnes, les bergères danseront au son des pipeaux, le cygne ou la caille auront un amant ou une amante Enfin ces amours champêtres seront célébrées en vers de caramels :

Bientôt une timide Estelle Avec son Némorin fidèle Viendra visiter ce séjour,

ou bien la description consistera dans une nomenclature bota¬ nique ou zoologique.

Malgré tous ces défauts, on ne peut dénier à Comhaire une certaine fraîcheur de coloris; il a parfois des traits charmants, et l’on rencontre quelques vers il sort de son impassibilité ordinaire pour nous associer aux rêveries de son âme. 11 a le trait plus vivant, plus intime je dirais, que Del i lie ; et n’y a-t-il pas quelque chose de la mélancolie de Chateaubriand dans ces vers - :

1 Page 139. Il envie le talent de Delille.

2 Le lever de lune , p. 109.

( 132 )

La lune que précède une faible lueur.

Dans les plaines de l’air s’élève avec lenteur;

Contraint la triste nuit à replier ses voiles Et marche en souveraine au milieu des étoiles.

Les nuages légers s’avancent par degrés,

Lui composent un dais de leurs flocons dorés;

Le fleuve réparait et ses ondes plus belles Roulent paisiblement des milliers d’étincelles.

Il faudrait citer encore la description du Cygne t, si vive de couleurs, si élégante et gracieuse, et l’opposer à celle de Delille sur le même sujet. Je crois que l’élève serait supérieur au maître ; sa palette a plus de tons, son image un relief plus accusé. On pourrait citer encore cette image charmante qui décèle un poète :

L’amour est comme le papillon sur la rose...

0 crédules beautés ! ce trop aimable enfant,

Même au sein du bonheur se souvient de ses ailes.

Comhaire représente, somme toute, chez nous un écho parfois gracieux mais affaibli de ces poètes du XVIIIe siècle qui chantaient la nature sans la connaître et sans se douter des sources d’inspiration qu’elle allait fournir à la nouvelle école.

Les dernières années de la vie de Comhaire furent pénibles, les douleurs physiques qu’il eut à supporter ne furent adoucies que par sa philosophie sereine ; il s’en allait sans crainte, car après des pensers purs le sommeil est tranquille , et sa muse fut chaste, malgré le libertinage de ses devanciers et de ses modèles.

1 L'Etang, p. 40.

( 133 )

Clavareau i.

1787-1864.

Cf. Alvin, Annuaire de l'Émulation de Liège, 1865, p 117.

Clavareau, Luxembourgeois d’origine, passa sa vie dans l’administration, consacrant tous ses loisirs à la littérature, ce qui lui valut de la part du Gouvernement hollandais la déco¬ ration du Lion Néerlandais qu’on avait refusée à Smits.

Comme poète, Clavareau du moins durant cette période présente un double caractère. Il est avant tout élève de Delille, qu’il appelle le plus pur, le plus élégant de nos poètes modernes ; mais plus puriste, plus excessif en son classicisme que son modèle, il n’est pas éloigné de lui reprocher d’avoir le premier tenté de rompre l’harmonie du vers alexandrin par quelques rares césures transposées. Le second caractère de Clavareau , c’est le manque d’originalité. C'est à peine si parmi ses nom¬ breuses pièces il s’en trouve six qui soient absolument de lui. Il s'inspire des auteurs hollandais ; si encore il les eût traduits en prose, sa traduction aurait fourni aux Belges un moyen de s’initier à la littérature hollandaise; mais ses poèmes ne sont que des imitations, imitations en vers qui nous ramènent toujours aux procédés pseudo-classiques.

Clavareau nous livre quelque part le secret de ses inspira¬ tions et de ses procédés"2; ses modèles sont : la Religion de Racine; les Mois de Roucher; Y Agriculture deRosset; Fénelon

1 Voici les princales œuvres de Clavareau, de 1815 à 1830 : Poésies , Gand, Houdin, 1821. La fiancée d'Abgdos, idem, 1823. Études poétiques , imitées de divers auteurs hollandais. Gand, de Busscher, 1824. La Nation hollandaise. Poème en six chants de Helmers. Bruxelles, De Mat, 1825. Les Harmonies de la nature. Poème en cinq chants, suivi de Y Amour de la patrie, poème. Bruxelles, Galand, 1826. Le Tombeau de Feith. Bruxelles, Galand, 1827. Les Bataves à la Nouvelle- Zemble, traduit de Tollens, suivi de poésies. Bruxelles, Tarlier, 1828. La liste complète se trouve dans la Bibliographie nationale.

- La Nation hollandaise. Notes, pp. 171, 172.

( 134 )

de Chénier. Parfois, pourtant, il donna dans le genre roman¬ tique; il avait des accès il nous le dit 4 - pendant lesquels il montait sa lyre sur un ton lugubre ; romantique et lugubre, c’était tout un pour nos poètes.

Clavareau était doué de quelque naïveté et il prenait au sérieux le titre de d’Aguesseau dont on l’avait gratifié1 2. Cette infatuation se trahit dans plus d’une note, il se présente sous un aspect tant soit peu grotesque3.

Il est probable qu’il dut à cette vanité ainsi qu’aux faveurs du Gouvernement hollandais d’être en butte à la critique qui se montra pour lui .sévère jusqu’à l'injustice 4, ne recherchant dans toutes ses productions que ce qu’elles offraient de défec¬ tueux 3. « Depuis que ma muse a osé ouvrir les trésors de la litté¬ rature hollandaise, certains critiques se plaisent à déchirer mes ouvrages », dit-il.

Si cela est vrai, il faut cependant reconnaître que l’on n’avait pas tort de lui contester l’originalité. D’autre part, il reçut plus d’une fois des éloges très flatteurs; ainsi, entre autres, le Journal de Bruxelles 6 avait écrit de lui : ce AL Clavareau est du petit nombre de Belges qui, bravant le préjugé ainsi que les prétentions d’un peuple voisin au système d’exclusion en littérature, ont prouvé que notre pays était aussi apte à pro¬ duire des poètes capables d’écrire en français... »

Ecrire en français! c’est un mérite qui n’était pas commun à cette époque, mais du mérite de la correction au talent, il y a encore de la distance.

Clavareau, en réalité, n’était pas littérateur; s’il rimait avec facilité et abondance, la nullité du vers égaie chez lui la fai¬ blesse d’expression. Que citer parmi ces huit volumes de vers

1 Les Harmonies de la nature. Préface.

2 L’Ami du roi et de la patrie, 17 octobre 1821.

5 Cf. Noter de Y Amour de la patrie.

4 Cf. la Préface du t. II de ses OEuvres dramatiques, il réunit quel¬ ques jugements élogieux ou sévères, et il se tresse des couronnes.

3 Journal de Garni, 30 juin 1826.

45 Cf. OEuvres dramatiques, t. II, p. îv, 31 octobre 1821.

( 135 )

qu’il publia de 1821 à 1829? Tout y est uniformément insi¬ pide, parce que tout est décalque ou pastiche, extrême res¬ source de nos poètes dépourvus d’imagination. Si l’on n’a pas d’idées, pas de fond, pas d’inspiration, on a le dictionnaire des rimes qui fournira la forme et l’œuvre d’autrui, le fond.

Clavareau s’empare de la poésie hollandaise surtout; clas¬ sique avec les poèmes descriptifs d’Helmers et de Van Loghem,

il devient romantique avec Feith ou Byron, mais, somme toute,

«

il reste indécis, sans contours comme sans relief, incapable d’épurer son classicisme ou d’atténuer son romantisme.

Dans les Harmonies de la nature de Van Loghem, il essaie de rajeunir un sujet rabattu par tous les descriptifs : tableaux des quatre parties du jour, des quatre saisons, des quatre âges de la vie. Parfois, pour rompre cette monotonie, il intercale des épisodes d’amour languissant et maladif. Voici, par exemple, dans l’épisode de Fernand et Elodie, la pensée romantique sous une forme classique :

(Fernand. formule les regrets de son enfance.)

Ilélas ! 11 fut un temps mon âme ravie,

Sans regrets du passé jouissait de la vie.

Mes jours, alors sereins, coulaient paisiblement,

La nature m’offrait un doux enchantement,

Une rive émaillée, un dôme de verdure,

Tout me venait sourire, et ma joie était pure.

Des soucis dévorants, enfants de la douleur,

N’avaient jamais troublé le calme de mon cœur.

Parfois le charme heureux de la mélancolie Faisait naître en mes sens la douce rêverie.

Content de mes destins, sage dans mes désirs,

Je rendais grâce au ciel, auteur de mes loisirs;

La nuit venait enfin ; sous mon toit solitaire,

Contemplant de Pbébé la paisible lumière,

Je m’endormais tranquille, et des songes riants Entouraient mon sommeil de prestiges charmants...

Et ainsi de suite; la poésie de Clavareau est une source intarissable, mais une source qui coule à travers un désert,

( 136 )

sans un lit de cailloux d'où monte une chanson, sans une herbe penchée au bord qui se regarde rêver.

Ou plutôt, je me trompe, il y a des surprises parmi cette interminable file de vers. Dans un passage qui nous ressasse pour la centième fois un de ces épisodes attendrissants, tou¬ jours identiques, dont les personnages (Oscar et Elmire, Adéka et Egéron , noms surabondamment romantiques 1 s’abandonnent aux effusions de la plus tendre mélancolie, apparaît tout à coup quelque trait extravagant ou bizarre, et l’on s’arrête à ces vers 2 3 :

Dans l’ombre des forêts, profonde solitude,

Adéka va porter sa* vague inquiétude;

Elle y rêve en silence... Et lorsque vient le soir,

Pour ranimer ses fleurs elle prend l’arrosoir.

De son œil virginal une larme échappée Rend la mélancolie à son âme occupée !

N’est-ce point tout simplement exquis cet arrosage mélan¬ colique, innocente occupation à laquelle n’avait pas songé l’amante échevelée de Millevoye? S’il fallait scruter un à un tous ces vers, suivre pas à pas chaque expression, il ne reste¬ rait rien, absolument rien. Comment Adéka trouve-t-elle un arrosoir dans la solitude des forêls? Pourquoi rêve-t-elle en silence et comment son âme peut-elle être occupée? A arroser sans doute ? Tout cela est vide, creux, sans souffle et sans grâce.

Clavareau n’a pas mieux réussi dans la traduction de la Nation hollandaise par Helmers, poème emphatique dont le titre laisse entrevoir la tendance. Poème descriptif au sens du XVIIIe siècle, avec les traditionnelles majuscules pour présenter la Nature, les Arts, la Patrie, l’Aurore, etc., et l’indispensable bataillon de l’Olympe conduit par Jupiter. C’est ainsi qu’on y lit 3 :

1 Études poétiques, p. 87. dation hollandaise , p. 13o.

2 Idem , p. 137.

3 Page 236.

( 137 )

Dans des flots de lumière offerte par Thémis,

L’urne de nos destins à ses pieds est remis i?);

Et tandis que les Ris, de leur aile légère,

Caressent mollement la reine de Cythère,

Le dieu des dieux fronçant de sévères sourcils,

Remplit de sa splendeur les célestes parvis.

Les incorrections fourmillent dans cette œuvre C Clavareau dira que le Batave sut purger d' ennemis le gouffre de Neptune; qu'un coup d'œil est semblable aux rayons du soleil; que les mâts ont perdu l'empire de Thétis; qu’un époux rassasie ses feux , que les alarmes soigneuses d’une mère cherchent à deviner la cause des larmes de son fils, etc.

Les écrivains qui s’occupèrent de la traduction de Clavareau étaient, comme critiques, de la même force que lui; avant de prodiguer les éloges, ils étudièrent, code de Boileau en mains, la question de savoir si le poème était épique ou descriptif, ce qui importait évidemment à la beauté de l’œuvre. D’autres juges, plus perspicaces, firent le dénombrement des idées neuves et leur statistique n’en dégagea que trois.

Clavareau traduisit encore des poésies éparses de Bilderdyck et de Tollens; romantiques ou classiques, ces petites pièces offrent les mêmes caractères que ses écrits de longue haleine; il serait fastidieux d’insister.

Dans les quelques rares morceaux qui lui appartiennent en propre, Clavareau reste de l’école de Delille ou d’Andrieux. La pièce Mes Souhaits est conçue d’après ces modèles :

Quel spectacle charmant et quel vivant tableau!

Le cygne et sa compagne ici voguent sur l’eau ;

Là, le coq, agitant ses aigrettes flottantes,

Rassemble autour de lui ses poules glapissantes;

Plus loin, redressant l’or de son col azuré,

Le pigeon, plein d’amour, roucoule sur mon pré,

Et d’un air caressant, tous, près de ma fenêtre,

S’empressent d’accourir à la voix de leur maître.

C’est qu’admirateur de leur touche divine ,

Je relis tour à tour et Voltaire et Virgile.

0

1 Cf. pp. 12, 13, 15, 96.

( 138 )

Voilà la poésie de Clavareau, poésie vouée à la stérilité, parce que, pas plus que ses émules, il ne sut se dégager des lisières pseudo-classiques.

Marcellis *.

1798-1864.

Cf. Ul. Capitaine, Nécrologe liégeois pour 1864, p. 41.

Dewalque, Biographie nationale, résumé de la précédente notice.

Ce n’est qu’après 1830 que Marcellis acquit quelque répu¬ tation; encore fut-il plus connu dans le inonde politique et industriel que dans le monde littéraire. Avocat à Liège durant la période hollandaise, il trouva le temps d’écrire un fragment de poème épique. De même que Comhaire, il alla chercher à Paris le baptême de poète en y publiant son essai.

Une introduction nous initie aux idées littéraires de l’auteur, et nous pouvons y saisir l’état d’âme de ce qu’on peut appeler les Jeunes. Leur idéal est tel qu’on pouvait l’attendre d’une époque de transition.

Tout nous vient du midi, affirme Marcellis; les premiers efforts des peuples méridionaux n’ont enfanté que les imita¬ tions grecques ou latines, et depuis Boileau, tout le moyen âge est mis au rancart. Il ajoute très justement que toutes ces imi¬ tations ont le tort de peindre une époque éloignée et qu’à lire ces plagiats, on croit entendre encore ou Sophocle et Euripide, ou Horace et Virgile. Puis il en vient à découvrir que la poésie n'est pas inhérente à la seule Italie ou à la Grèce ancienne, mais aussi aux pays du Nord. Car qu’y a-t-il au fond des ouvrages grecs? « Les travaux de la campagne, une querelle entre deux chefs aussi grossiers que nos ancêtres, des crimes semblables à ceux qui n’ont point cessé d’ensanglanter les trônes, le tableau de la vie domestique, et l’éloge d’un athlète ou d’un conducteur de char. » Et puisque le fonds poétique est

1 Marcellis, Les Germains. Poème épique. Paris, Selligue, 1829.

( 139 )

toujours resté le même, il conclut très bien, un peu vaguement cependant, que c’est de lame du poète que doit jaillir la poésie.

Il semble qu’ici Marcellis n’ait plus très bien compris sa thèse, car pour lui toute l’originalité du poète provient de l’origina¬ lité du sujet. C’est pourquoi il se croira original en exploitant comme sujet de poème épique les Invasions. Mais il l’a exploité à l’antique et, parlant comme Boileau ou La Harpe, il écrit i : « Que l’imagination s’empare donc d’une aussi riche matière; qu’elle èmbrasse dans leur ensemble toutes les invasions suc¬ cessives pour les réduire à un fait unique; qu’exerçant sur toutes les parties de son sujet un empire nécessaire, elle les choisisse ou les rejette, les dispose ou les invente à son gré, et change tout pour tout embellir; que plaire soit sa loi suprême, la vraisemblance sa vérité, et le goût son arbitre. » Les quatre premiers chants du poème, les seuls qu’ait publiés l’auteur racontent l’arrivée des Germains durant un banquet des Romains, les préliminaires de la lutte, la vic¬ toire des Germains et la prise du camp ennemi, le festin des vainqueurs/ puis, pour finir, Vénus est envoyée par Jupiter pour soumettre les Germains que l’Amour n’a pu dompter.

Marcellis s’est évidemment inspiré de Virgile, et telle scène dérive directement de l’Enéide. Les dieux de l’Asgard ou de l’Olympe interviennent dans la lutte, et qu’ils soient du nord ou du sud, le lecteur n’y voit qu’une différence de noms; les guerriers sont classiques et serviles imitateurs des Énée; la bataille ne va pas sans discours préliminaires et sans les péri¬ péties obligées de revers et de succès; enfin les froides abstrac¬ tions du classicisme s’offrent en rangs serrés :

Autour du camp, errent au sein des ombres,

L’Effroi pâle et défait, et les fantômes sombres;

Le Désespoir les suit montrant à ses côtés La Mort, l’affreuse Mort aux bras ensanglantés.

Le soldat les contemple, et ses membres frémissent, D’épouvante et d’horreur ses cheveux se hérissent;

Il demeure immobile...

1 Préface, p. xii.

Tome LXII.

j

( 140 )

Tout cela dénote, en somme, plus de mémoire que d'esprit inventif. C’est à peine si, par-ci par-là, quelques vers tranchent sur l’uniforme banalité de la pensée. Un peu de sentiment cependant aurait pu communiquer de la chaleur à des vers comme ceux-ci :

Quand tu chantes nos bords, tes accents m’attendrissent,

Et mes yeux malgré moi de pleurs se remplissent.

Italie ! Italie! je reçus le jour,

Quand parmi tes beaux champs serai-je de retour?

Ici du moins le sentiment est sincère, l’idéal est entrevu, mais les forces manquent pour l’exprimer. L’œuvre de Mar- cellis n’a d’autre valeur que celle d’une ébauche.

Ed. Smits ’.

1789- 1852.

Cf. Quetelet, Sciences mathématiques et physiques , pp. 537-oo0.

Une notice précédant ses OEuvres, l’éloge n’a pas été mesuré avec parcimonie, nous raconte la vie d’Ed. Smits, vie mouvementée comme elles le furent à peu près toutes à cette époque. Smits occupa les emplois les plus variés : légionnaire en Italie, professeur à Paris, inspecteur militaire à Boulogne, secrétaire du comte de Celles à Amsterdam, attaché à l'armée des alliés; il ne trouva le repos que quand il se fut marié et qu’il fut entré au ministère de l’intérieur. A partir de cette époque, il s’abandonna à sa vocation poétique.

Dans l’intervalle, comme statisticien, il produisait des ouvrages de mérite et qui avaient exigé un immense travail. La combinaison de ces millions de chiffres ne l’avait pas empêché d’enfanter plus de douze mille vers.

Quetelet a laissé de Smits le portrait que voici - : « La stabi-

1 Smits, OEuvres poétiques, 2 vol. Bruxelles, Verteneuil, 1847, avec notice biographique.

2 Page 539.

( 141 )

lité n’était pas le côté essentiel de son caractère; il était avant tout homme d’imagination; ses passions étaient très vives et dominaient souvent sa raison. Avide de renommée, il a essayé tous les chemins pour y parvenir, et parfois ses tentatives ont été couronnées de succès. Avec plus de constance, et avec son heureuse organisation intellectuelle, il lui eût été facile d’aller plus loin encore. »

Comme poète, il avait pris place, de propos délibéré, entre les classiques et les romantiques. Admirateur de Casimir Dela- vigne, il lui tressait des couronnes t :

Toi, dont les vers enchantent ta patrie !

Si jeune et déjà si vanté!

Tu viens de naître et, dès la vie,

Tu brilles de l’éclat de l’immortalité!

L’envie ardente à flétrir ta couronne Veut en vain troubler ton repos ;

A l’envie, aisément, un grand homme pardonne,

Et les lauriers, quand la France les donne.

Ne meurent point, ils s’élèvent plus beaux !

De ce volume de poésies, il y a peu de chose à retenir. Beau¬ coup de pièces y sont d’une époque postérieure à 1830 : celles-là penchent surtout vers le romantisme, et le morceau intitulé Amour et malheur ou la Dernière année (T un suicidé en est l’exagération macabre et fantasque. D’autres sont d’une insigni¬ fiance absolue, telles les romances, romances africaines sur¬ tout, une traduction faite, à l’âge de 46 ans, du discours de Didon, et trente pages d’improvisations ou de bouts rimés qui ne sont que jeux de salon.

Heureux poète! Quand les bruits du ménage, le vacarme de nombreux enfants chassent la muse inspiratrice, il s’en va par la campagne, trouve comme Boileau sa rime au coin d’un bois, chemine sous le ciel en compagnie de l’inspiration. Il va, il va toujours, et en même temps il improvise des scènes de tragé¬ dies, des dithyrambes, des odes de quarante, de soixante et

1 Tome II, p. 54. Ode à C. Delavigne.

c 142 )

même de quatre-vingts vers. Le soir, en rentrant, il couche sur le papier l’improvisation si facile et si douce. C’est ainsi qu’en quatre-vingt-quinze promenades, le poète statisticien les a comptées, il avait composé sa tragédie Marie de Bour¬ gogne 1 .

Cette manière de procéder, qui offrait des avantages pour la tranquillité d’Ed. Smits, père de famille, avait des inconvé¬ nients au point de vue littéraire : la qualité du travail ne répondait pas à la quantité. Je veux bien qu’il y ait çà et des idées gracieuses, nouvelles parfois, négligemment jetées au milieu d’alexandrins rythmés. Car on ne peut refuser à Smits l’oreille musicale. Mais son œuvre manque du fini sans lequel il n’y a pas d’œuvre durable; d’ailleurs, par le fait même de ses théories littéraires, il était condamné à l’impuissance.

Dans les trois Hellénides ou Chants grecs, on pourrait trouver la mesure de son talent. L’imagination du poète vibrait au contact de l’enthousiasme des défenseurs de la Grèce, et Smits sut choisir des sujets qui respiraient une certaine énergie. Ainsi, la vierge d’Ipsara se jetait à la mer plutôt que de se rendre à l’émir qui l’étreignait; de même la fiancée d’Axia faisait sauter la barque qui portait son amant et ses ravisseurs et périssait elle-même. C’étaient des traits héroïques; mais la poésie de Smits manquait d’émotion naturelle et sincère; elle se perdait dans les détails inutiles, les redites superflues, et elle gardait, au fond, la froideur inhérente aux derniers classiques.

Voici le début de sa première Hellénide :

Une lampe veillait au fond de la chaumière.

La vierge d’Ipsara que fuyait le sommeil,

Voilant l'incertaine lumière (?)

De sa mère un instant reculait le réveil...

Et plus loin :

1 Tome II, p. 208.

( 143 )

Les Grecs, à son aspect, retardant leur trépas,

Se levaient à demi pour bénir son passage.

De l’espérance en elle ils croyaient voir l’image,

En elle ils croyaient voir la vierge des tombeaux,

Ils lisaient dans ses yeux la mort de leurs bourreaux.

Vainement Smits veut se tenir à la hauteur du draine qui hante son imagination ; mais comme il a épuisé son souffle du premier coup, il n’échappe à la monotonie qu’en tombant dans l’exagération.

Au chapitredel’art dramatique, nous retrouverons Ed. Smits avec les mêmes qualités provenant d’une imagination facile et Jps mêmes défauts résultant de ses théories préconçues.

F. Rouveroy 1 2 .

1771-18o0.

Cf. Van Hollebeke, Poètes belges, p. 89. de Becdelièvre, Biographie liégeoise, t. II, p. 834.

L’homme est sympathique et on salue en lui une existence entière consacrée à propager la vertu parmi la jeunesse et à développer l’instruction dans le peuple. C’est l’homme de bien qui n’a d’autre ambition que celle de se rendre utile au pro¬ chain. Sa vie n’a rien de saillant; tout au plus peut-on noter que son père contraria ses dispositions poétiques ; si bien que notre jeune écrivain, réduit à rimer à la dérobée, n’avait que la nuit pour composer ses fables. Maire de village, il devint adjoint du maire de Liège et garda pendant vingt ans les fonctions d’échevin; en 1830, il rentrait dans la vie privée.

Ses fables établirent sa réputation d’écrivain 2. On peut les

1 F. Rouveroy, Promenade à la Boverie. Liège, Latour, 1809. Réim¬ primé dans Fables anciennes et nouvelles. (Seule édition complète.) 2 vol. Liège, Riga, 1839. La première date de 1822. Liège, 2 vol.

2 On leur fit un excellent accueil. Cf. Le Causeur, de Paris. 24 avril 1822. Le Journal de Belgique , 14 novembre 1824.

( 144 )

placer parmi ce que l’époque produisit de bon . Elles ont de la bonhomie et de la simplicité; elles sont exemptes de toute affectation. L’auteur s’inspire directement de La Fontaine, tantôt dans la disposition du récit, tantôt dans le choix des expressions. Comme ces fables s’adressent à l’enfance, les moralités sont mises à sa portée; parfois, cependant, elles revêtent un cachet de douce philosophie morale 1 :

Se croire heureux, être content de tout,

En fuyant les honneurs, échapper à l’envie.

Inaperçu, gaiment s’avancer dans la vie,

Et le plus tard qu’on peut en atteindre le bout...,

C’est la bonne philosophie.

Mais Rouveroy revient de préférence à la jeunesse, prati¬ quant lui-même les conseils qu’il donne2 :

Comme un bel arbre en Heurs se présente l’enfance;

N’en élaguez point trop les utiles rameaux,

Dirigez -les avec prudence :

Des fruits délicieux seront la récompense De vos soins et de vos travaux.

Il mettra ses jeunes lecteurs en garde contre les défauts de leur âge : la vanité, la légèreté, la présomption ; il leur appren¬ dra à respecter leurs parents ou ceux qui ont l’expérience des choses de la vie; il leur dira les maux que cause l’ambition, leur parlera de l’obscurité qui met l’homme à l’abri de l’envie et de la perversité; il leur dira 3 :

Petits amis, ayez pour la vieillesse

Beaucoup d’égards, de respect et d’amour :

Vous vieillirez à votre tour.

Dans toutes ces leçons, si la forme est viei Ilote souvent, le cœur est jeune; c’est un maître qui montre un réel attache¬ ment à ceux qu’il instruit.

1 Les deux Chats , t. I, p. 43.

- L'Homme et l'Espalier, t. II, p. 61.

5 L'Enfant et l'Aveugle, t. I, p. 138.

( 145 )

Les récits de Rouveroy devaient plaire à l’enfance, car ils ont un caractère anecdotique sont mis en scène des objets connus; et, à l’occasion, Fauteur ne craint pas de leur donner une tournure quelque peu scientifique. A côté de ces qualités qui rangent ces fables parmi les œuvres de bon aloi, Rouveroy a des défauts qui l’empêchent de prétendre au premier rang parmi les fabulistes imitateurs du prince de la fable. Les descriptions copieuses qu’il mêle à ses récits leur font perdre de la vivacité et de l’intérêt. C’est encore le défaut de son époque, car lui aussi est un élève de Delille, et rien n’est plus étrange que le Prologue qu’il dédie à Delille et à La Fon¬ taine 1 :

Delille! inspire-moi des chants harmonieux;

Apprends-moi l’art des vers, ce langage des dieux!

... Viens, Virgile français, viens ma muse t’implore!

Et toi, bon Lafontaine, inimitable auteur,

Dont les écrits empreints d’un charme séducteur,

N’offrent que la nature, en qui seul étincelle Un génie inventeur, irrégulier comme elle,

Laisse-moi prendre en mains ces faciles pipeaux,

Célébrer l’abondance et la paix des hameaux,

Peindre ces monts altiers, leurs menaçantes cimes,

Ces arbres suspendus sur le bord des abîmes...

Pour un peu, La Fontaine aurait inspiré Delille.

L’abus de la description n’est pas le seul défaut de Rouveroy ; il manque de concision, les détails inutiles abondent ainsi que les répétitions stériles, son dialogue n’a ni souplesse ni vivacité; souvent ses fables sont formées de deux tronçons, d’où peut se déduire une double morale, et l’esprit est dérouté par ce manque d’unité. Le style est simple, trop simple ; Fauteur n’a pas recours à l’ellipse ou à l’inversion pour varier ses tour¬ nures, aussi l’imagination ne garde pas l’empreinte de ces tableaux monotones et sans relief. Rouveroy n’a pas ambitionné la gloire littéraire, laissons-lui celle qu’il revendique : avoir été utile à la jeunesse.

1 Tome I, p. 158.

I 146 )

Ad. Mathieu L

1804-1876.

Cf. A. Wauters, Un poète du XIXe siècle. Notice sur Ad. Mathieu. ( Annuaire de V Académie, 1880, p. 217, et Mémoires et publications de la Société des sciences, des arts du Hainaut, 1891, 5e série, 1. 111, pp. 1-137, résumée dans la Biographie nationale.)

Pot vin, Histoire des lettres , pp. 361-306.

Grignard, Nos gloires littéraires , p. 291. Bruxelles, Société belge de librairie, 1889.

Quand Mathieu mourut en 187 i, il avait à son actif dix volumes de vers, dont le premier avait paru en 1830. Bien qu'il appartienne donc à la génération suivante, nous pouvons suivre ici la marche de ses débuts littéraires. Ses tendances le poussaient au romantisme, bien qu’il le combattit d’abord et qu’il le railla dans une pièce adressée A tous les singes du romantisme passés, présents et futurs 1 2.

C’est qu’il a, lui aussi, hérité de l’esprit littéraire du XVIIIe siècle, et, avant de trouver sa véritable note, la note humaine et un peu sentimentale, il s’égara dans le pathos et dans le vide des inspirations pseudo-classiques. Dans cette voie, il rivalisa avec Lemayeur et Modave; témoin, par exemple, cette apparition de Guillaume de Nassau au roi de Hollande 3 ;

Le plus grand des Nassaus, ton aïeul, ton modèle,

Du sommet de l’Olympe aiguillonne ton zèle;

Que dis-je? Il en descend d'un vol impétueux ;

Quel auguste maintien, quel port majestueux !

C’est lui ! Que de splendeur ! Que d’éclat l’environne !

C’est lui ! Son front est ceint d’une triple couronne,

Il attache sur toi ses regards indomptés,

Il vient, il va parler... Monarques écoutez!...

1 Mathieu, Poésies fugitives. Mons, Hoyois, 1830. Passe-temps poé¬ tique , 2e édit. Mons, Piérard, 1838.

2 Page 68.

Un songe, p. 149.

( 147 )

Mettons cela au compte des poésies de jeunesse de l'auteur, qui avait 19 ans alors, et si cette pièce fit quelque bruit, ce fut à cause de certaines attaques contre le clergé * qui attira, nous dit Mathieu, l’attention du parquet. En 1825, il marche sur les traces de C. Delavigne et écrit Waterloo ainsi qu’une ode à la Grèce; en 1826, il singe les romantiques, ce qui prouve qu’il les a lus, puis il célèbre la mort de David dans le langage de l’école à laquelle appartenait David lui-même :

Quel est, vers le sombre Achéron,

Ce laurier' solennel que la foule environne?... 1 2

Dans trois élégies, A Lucy , le sentimentalisme nouveau tend à se faire jour, mais il lui reste encore à se dégager de bien des banalités. Je note cependant ces vers d’une facture jusqu’alors inconnue 3 :

Un soir. C’était un soir de la belle saison.

Le soleil de ses feux rougissait l’horizon,

Et l’oiseau du printemps couché sous la ramée,

Modulait sur nos fronts sa plainte accoutumée;

On eût dit que le ciel, propice aux doux aveux,

Dans un calme enchanté souriait à mes vœux.

Neuf ans après, en 1835, un poète français reprenait sur le même ton le même sujet, et écrivait sous le même titre, Lucie :

Un soir, nous étions seuls, j’étais assis près d’elle,

Elle penchait sa tête...

A. de Musset atteignait la véritable et sincère émotion, le sentiment réel d’une âme qui désire et qui souffre. Mathieu bégayait et cherchait sa voie.

En 1829, il avait trouvé sa forme presque définitive dans le

1 Note, p. 157.

2 Page 26.

5 Page 39.

( 148 )

Mont Panisel , dont certains accents nous ramènent enfin à la sincérité émue, si longtemps bannie par le XVIIIe siècle.

Que de fois, ô grand mont ! sur ta cime éclatante,

J’ai d’un doux avenir vu l’image inconstante Bercer un moment mes ennuis;

C’est que je chantais, c’est que ma pensée,

Par des rêves d’orgueil doucement caressée,

Attendait le retour des nuits.

Mathieu n’est pas seulement sentimental, il est aussi, et souvent, satirique. Dès sa jeunesse, il avait déployé sa verve contre les Montois, ses concitoyens ; il avait raillé dans une Dewézade l’inspecteur Dewez. Dans cette satire, le jeune étu¬ diant mettait en scène le professeur Sotteau, donnant à un de ses élèves des instructions pour la composition d’une ode des¬ tinée à glorifier l’inspecteur :

Beaulieu, je vous choisis, vous me ferez une ode,

Composez hardiment, chassez toute pudeur,

Comme un être divin, célébrez l’inspecteur;

Comparez ses bontés aux bienfaits qu’à la terre Prodigue l’astre ardent qui verse la lumière.

Faites ce qu’il vous plaît; louez, divinisez,

Dites-vous un Pindare, et lui prophétisez Que ses écrits, malgré les modernes Zoïles,

Un jour vaincront du temps les efforts inutiles...

Plus tard, il encourut une condamnation à la suite d’une ode qu’il avait écrite à la mémoire de son grand-père, Lesage- Senault J. Son esprit satirique s’acharnait contre les croyances religieuses, contre les tyrans ou contre ses confrères en litté¬ rature. Sa fable Les deux coqs visait un dénonciateur; ÏÉpitre à mon ami fustigeait les rimailleurs, la Pigeariade ridiculisait le professeur Pigeard.

A cette âpreté d’accent on reconnaissait l’élève de Froment,

1 Dans les Poésies fugitives, cette pièce est remplacée par des points. Elle est reproduite dans les Passe-temps poétiques.

t 149 )

dont il fut le collaborateur à la Sentinelle, a Chez tous deux, dit Wauters, c’est le même style énergique, concis, châtié; la même habileté à renfermer dans le vers une pensée, à lancer une épigramme.,. Tous deux ont aimé les anciens et en parti¬ culier Horace V »

Les traits de Mathieu atteignaient leur but si Ton en juge par les haines qui s’accumulèrent autour de lui. Mais peu lui importait.

On m’insulte, on me paie; ainsi roule ma vie;

L’amende se reçoit et le crachat... s’essuie.

Il a recueilli quelques-unes des épigrammes qu'il écrivit avant 1830; elles offrent peu d’intérêt, car, comme il le dit lui- même - : « La plupart de ces épigrammes sont toutes locales : c’est un malheur, mais qu’y faire? »

Sans doute, Mathieu avait de l’esprit, mais il a généralement outrepassé la mesure. Dans sa Dernière réponse au catholique , il écrit :

Tu veux savoir dans ton délire Comment ont fini nos débats?

Sans ronfler je ne pus te lire,

Et quand on ronfle, on n’écrit pas.

Nous sommes loin de l’épigramme courtoise et de bon ton que cultivait de Stassart. Trop souvent guidée par le préjugé et par la haine, la plume de Mathieu s’est abandonnée à des écrits que nous ne pouvons approuver.

Comme les poètes les plus jeunes de cette période, Mathieu eut la chance de tenir par des attaches moins fortes au XVIIIe siècle, il put les rompre plus facilement et participer au réveil intellectuel de la nation après 1830.

1 Wauters, op. cit., pp. 18-19.

2 Note, p. 136.

( 150 )

Froment i.

4797-1846.

Cf. Lebrocquy, Souvenirs d’un ex-journaliste.

Français d’origine, Froment a laissé une réputation de jour¬ naliste hargneux et méchant. C’est lui qui donnait le ton à la Sentinelle, dont les attaques incessantes découragèrent plus d’un écrivain.

Comme poète, il ne s’élève pas au-dessus de la moyenne de nos écrivains. Il appartient à l’école classique dont il épouse les traditions, et s’il s’avise de puiser dans l’école romantique des idées originales, il n’en retire que l’exagération.

Ses morceaux politiques s’inspirent d’actualftés : la Grèce, Lafayette, Waterloo :

Tombeau de la valeur, berceau de l’esclavage,

Waterloo, Waterloo, sois maudit d’âge en âge...

ou bien il chante en vers très prosaïques la Réunion de la Bel¬ gique à la Hollande :

La patrie est doublée. Un prince vertueux

Veut au même bonheur vous admettre tous deux...

Dans ses élégies, comme YOEillet d'hanle, la Primevère , il n'apporte que la banalité courante :

Aimable et douce primevère,

Pourquoi tleurir avant le temps?

Charmante fille du printemps,

Pourquoi devances-tu ton père?

Ailleurs il conte des amours romanesques, comme celles &E divin et Emma, d’après les traditions filandreuses de Mar- montel ou de Florian. La mort de Byron représente le sum¬ mum du romantisme échevelé et furibond.

1 Froment, Poésies, 2 vol. Bruxelles, Galand, 1826.

( loi )

Froment, par contre, avait sur ses contemporains un avan¬ tage : sa rime était plus riche, sa forme avait plus de variété; il savait à propos recourir à l’inversion; mais parfois le tour était forcé. Il écrivait par exemple :

Quand pourra mon vaisseau, triste jouet de l’onde.

S’arrêter enfin dans le port?

Voici une strophe de Stassart critiquait en les souli¬ gnant la hardiesse des idées :

Oh ! si vous eussiez vu s’élancer les débris Des corps mutilés et meurtris,

Crouler des hauts remparts les pesantes murailles,

La terre convulsive entr’ouvrir ses entrailles,

Les brouillards, comme un linceul noir ,

Des cieux dessérénés ensanglanter la face ,

La nuit, la mort, la foudre, emplir au loin l’espace,

Et dans les flots brillants les cadavres pleuvoir.

excellait Froment, c’était dans la satire, satire de jour¬ nal surtout; nous en trouvons quelques traits dans les chan¬ sons à l’imitation de Béranger. Dans l’une d’elles, le Sacre de Charles X , il écrit :

Que j’aime la face sereine De ce roi, chrétien s'il en fut,

Qui, comme un lapin de garenne,

Tire un hérétique à l’affût !

On se demande qui est le lapin... Dans Voilà pourquoi j'ai déserté , il donne les raisons de sa fuite de France ; ces raisons sont plaisantes :

Pour Frayssinous jugez de mes alarmes - Il m’eût fallu, grenadier capucin,

M’agenouiller en présentant les armes Quand vers Mont Rouge il se rend le matin.

11 m’eût fallu d’une voix séraphique Dire avant boire un bénédicité.

( 152 )

Dans ses fables, Froment a su trouver le trait final et mali¬ cieux que nous n’avons rencontré chez aucun de ses compa¬ triotes. Une abeille répond à un villageois qui se plaint de ses bourdonnements : « Je murmure, il est vrai, seigneur, mais ie travaille ». Ailleurs l’huile et le vinaigre se querellent; sur¬ vient la cuisinière qui en fait une salade; c’est ainsi, conclut fauteur, que dans la salade du trépas vont s’engloutir les débats des tonsurés et des mondains. La fable V Ortie et l'Enfant contient quelques vers de belle venue, frais et colorés. Un tapis et un paillasson ont une contestation chez un brocanteur le sort les a fait échouer tous deux; le paillasson réplique fort bien :

Ta place est le salon, l’antichambre est la mienne.

Mais cependant qu’il t’en souvienne,

On te foule aux pieds comme moi.

On s’étonne de rencontrer chez ce censeur impitoyable un peu de sentiment attendri : citons pour la rareté du fait ce quatrain :

Heureux l’enfant qui meurt à son berceau,

Et qui, de sa course éphémère,

N’emporte en mourant au tombeau Que les baisers et les pleurs de sa mère!

Dans ses épigrammes, Froment, plus encore que Mathieu, se montrait mordant et incisif. Il disait à un poète :

Boursicot le rimeur à l’écouter m’invite,

Pour lui, se déclamer est, dit-il, un besoin.

Si Boursicot a la pituite,

Ne saurait-il cracher plus loin?

ou ceci, qui n’est pas moins aimable, à l’adresse d’un libraire :

Damon libraire, auteur d’écrits plus ou moins plats,

En vend qu’il ne fait point, en fait qu’il ne vend pas,

( 153 )

ou bien encore à l'occasion de la remise de l'Ordre de la Jarre¬ tière à un haut personnage :

Ornement précieux qui lui ceins le genou,

Puisses -tu quelque jour remonter à son cou!

Après cela nous ne devons pas nous étonner que Froment se soit attiré la haine et la rancune de ceux dont il blessait l’amour-propre ou la vanité.

Le polémiste chez Froment a plus marqué que le littérateur. Ce fut un esprit absorbé par la politique, et ses meilleures poésies épigrammatiques en ont gardé le reflet. Pour le reste, il subit l’impulsion classique que tempère parfois une note plus moderne et plus vivante.

Nous venons d’étudier les poètes dont les noms méritent de sortir de l’oubli, ou du moins ceux dont la valeur littéraire était admise avant 1830. 11 faudrait, pour être complet, passer en revue tous les rimeurs attitrés de chaque petite ville, mais comme importance et comme influence, ces amateurs sont, pensons-nous, quantité négligeable. Nous ne ferons que signaler ceux d’entre eux dont il est possible de dire quelque chose.

Le secrétaire du prince de Ligne, Sauveur Legros *, qui fut le rédacteur du Journal de Cléry, laissa des manuscrits que Loumyer publia après sa mort. Ils contenaient un peu de tout et étaient écrits dans l’esprit du XVIIIe siècle. C’est dire que la poésie de Legros, même au contact du prince de Ligne, ne s’était pas atlinée. Tout au plus peut-on lui reconnaître un certain tour d’esprit, gracieux et piquant, dans quelques fables et épi grammes.

Succession de longues et cruelles déceptions, ce fut toute

1 Cf. Van Hollebeke, Poètes belges , p. 23. Bergmans, Biographie nationale, t. XI. Poésies choisies de Sauveur Legros, avec préface par Loumyer. Bruxelles, Vanbuggenhoudt, 1857.

154 )

la vie de Huitix C Ayant à peine de quoi vivre, abandonné par sa femme, il se fit précepteur. « Je succombe sous le poids du travail, écrit-il à de Trappé, car c’est trop pour un homme de 52 ans, d’être à la fois rédacteur, copiste, solliciteur, com¬ missionnaire et son domestique. » Puis quand un second mariage l’eut mis à l’abri du besoin, il fut atteint de cécité. Ses Poésies diverses ferment sa carrière poétique.

« J’ai désiré, écrit-il, d’être un objet d’émulation pour la petite ville je suis né, et rien de plus. C’est donc plus par humilité que par vanité que j’imprime mes rêveries1 2. » Il était de l’école de l’Empire, et nous avons dit pourquoi les œuvres de ce temps furent frappées de nullité. Rien ne scintille parmi les quelques fables sans imagination, les pensées en vers, les élégies ou stances que nous a léguées Hubin. Et l’un de ses personnages dit très bien ce qu’il aurait dit de lui-même :

On cesse à cinquante ans d’être présomptueux.

Les vers assez longtemps m’ont rendu malheureux,

Les bons, si j’en faisais, passaient pour rhapsodies;

On ne veut plus louer que les Muses hardies Qui, composant ensemble un Parnasse nouveau.

Se proclament partout les arbitres du beau.

De Trappe 3 ne cultiva pas les muses avec plus de succès ; poète médiocre, qui n’avait qu’un talent d’imitateur, il se sou¬ ciait peu de la forme, négligeait la rime et n’avait à son service que des tours de phrase communs et usés. Il exploita tous les genres, écrivit des odes et dithyrambes sur Dieu, sur

1 Cf. Van Hollebeke, Poètes belges, p. 59. Trésor national, 2e série, t. I, 1843, p. 1390. Lettre à M. Gorrissen . Alvin, Biographie natio¬ nale . Hubin, Poésies diverses. Bruxelles, Stapleaux, 1812. Poésies choisies , publiées par Loumyer. Bruxelles, Stapleaux, 1852.

2 Poésies choisies, p. 9. Lettre à Lombaire.

5 Van Hollebeke, Poètes belges , p. 53. V. Henaux, Revue trimes¬ trielle, 1859, t. XXIII, p. 114. de Trappe, Productions diverses, 3 vol. Liège, Collardin, 1819. Mélange de littérature et de morale. Bruxelles, Stapleaux, 1820.

( 15o )

Caïn, etc.; il fit des traductions abondantes de Milton, Homère et Virgile ; griffonna des poèmes et s’attacha surtout à la poésie légère du XVIIIe siècle, dont il a gardé toute la fadeur et la mièvrerie.

Van Bemmel 1, professeur et poète à ses heures, livra quelques essais aux Recueils et aux Chansonniers de l’époque, de même que Gachard jeta ses gourmes dans les Annales Bel - giquesel Quetelet 1 2 * 4 dans le Mercure belge. Ce dernier se rappro¬ chait surtout de Millevoye et de Gilbert, qu’il' avait imité dans les Adieux du poète ci sa lampe. Pour ce savant, comme pour bien d’autres notabilités de son temps, la poésie n’avait été qu'un délassement :

0 Muses, mon espoir, disait-il, près de vous plus tranquille,

Loin du bruit, loin des sots, je trouve un doux asile,

Vous charmez mon esprit, éclairez ma raison.

Le journaliste Lebrocquy 3 commit quelques vers de circon¬ stance ; le cordonnier Frémolle signa un livre de Loisirs qu’il aurait pu employer à l’étude du français; un Verviétois, Angenot 4, professeur de langues, transmit à la postérité un petit recueil, Mélange poétique, au singulier. Ce n’est pas la seule singularité du volume : on peut y lire cette apostrophe à sa verve :

En vain ta fureur me chatouille Par le vain désir de rimer,

Ma lyre pourrit dans la rouille,

Rien ne saurait la ranimer...

Hélas! on ne le voit que trop!

Nous ne pouvons nous arrêter plus longtemps à ces produc-

1 Van Hollebeke, Poètes belges , p. 111. Hennebert, Biographie nationale.

2 Cf. Mailly, Annuaire de l’Académie, 1875, p. 113.

5 Cf. Bergmans, Biographie nationale. Revue trimestrielle, 1864, t. XLI1I, p. 198.

4 Cf. Capitaine, JSécrologe liégeois pour 1855, p. 5.

Tome LXII.

k

( 156 )

tions dont le trait commun est l’insignifiance, et nous ne ferons que citer pour mémoire : Gravez*, Roucher 2, Jenneval 3? Dubuisson 1 2 * 4 5 *, Coomans Bourcier 6, Vautier 7 8 9, Paridaens 8 et le baron de Saint-Symphorien 9.

A. Van Hasselt.

180C-1874.

Cf. L. Alvin, A. Van Hasselt , sa vie et ses travaux. Bruxelles, Muquardt, 1877. Notice par le même. ( Annuaire de V Académie, 1877, p. 159.) Voir page 11 la liste des quelques poésies que Van Hasselt a publiées avant 1830.

C’est à la fin de la période hollandaise que se placent les débuts du plus grand de nos poètes, André Van Hasselt.

En lui, nous pouvons saluer l’aurore d’une littérature nou¬ velle, à laquelle ne manqueront ni la sincérité d’émotion, ni la puissance, ni l’imagination. A la clarté de cette aurore s’évanouissent définitivement les ténèbres du pseudo- classi¬ cisme. Adieu l’Olympe et ses maîtres ; adieu les nymphes et les naïades, les pipeaux et les bocages. Le poète va reprendre le chemin des rêveries douces, des espoirs dorés, des souf¬ frances et des désenchantements. De tous nos pseudo-poètes de 1815 à 1830, aucun ne nous a laissé quelque chose de com¬ parable à la page qu’on va lire, et qui dut être pour le public lettré une révélation.

1 Gravez, Mélanges poétiques. Liège, 1841.

2 Roucher, Recueil de poésies . Bruxelles, 1818.

5 Jenneval, Études poétiques. Bruxelles, 1831.

Dubuisson, Recueil de fables. Mons, 1820.

5 Coomans, Épitre au duc de Wellington , 1816. Bataille de Fried¬ land, satire, 1828.

G Bourcier, Imprécations contre les chenilles, 1823. Le passage de l'Escaut, 1823.

7 Vautier, OEuvres choisies. Bruxelles, 1847.

8 Paridaens, Essais de poésies. Bruxelles, 1815.

9 de Saint-Symphorien, Le siège de Rupelmonde. Mons, 1826. La bataille de Waterloo, 1816.

( 137 )

J’aurais au bord d’un lac quelque blanche retraite, Où... finirait à doux flots ma vie humble et secrète.

Au front d’une colline l’alouette grise Abandonne son vol et ses chants à la brise,

Et d’où l’on puisse voir

Les cieux se déployer comme d’immenses landes,

Et les étoiles d’or se tressant en guirlandes,

Dans la nuit se mouvoir.

«

Un foyer chaud l’hiver; l’été, de longues veilles,

Pleines de vieux récits et d’antiques merveilles,

Quand les oiseaux muets

Parmi les blés jaunis qu’un souffle errant balance.

Jusqu’aux rayons du jour sommeillent en silence Dans leurs nids de bluets.

... Puis une jeune femme aux épaules de neige Qui me donnât la main,

Qui me fût douce et bonne et qui me dit : je t’aime,

Et rougît en semant des fleurs de chrysanthème -Le long de mon chemin1.

La vieille idylle est complètement transformée : ce sont les mêmes idées, les mêmes sentiments, mais il y a au fond de ceci je ne sais quelle fraîcheur, je ne sais quelle mélodie de l’âme qui émeut doucement. Les images sont plus tangibles, plus gracieuses, elles évoquent mieux l’idée parce qu’elles sont plus transparentes : c’est une gaze qui flotte autour de la forme. Et puis, comme tout cela est naturel et vrai ! Rappelons-nous de Stassart conviant son épouse aux danses des bergères pour procurer un agréable passe-temps à ses vieux jours, et nous pourrons mesurer la distance qui sépare les deux écoles.

en 1806, à Maestricht, Van Hasselt fit de brillantes études à l’athénée de cette ville. Quand éclata la révolution de 1830,

1 Ode à mon ami J.-V.-A. (Annuaire de la littérature et des beaux- arts. Liège, Sartorius, 1830.) Reproduite dans les Primevères sous le titre : Ode à mon ami Léon R. (Renoz.)

( 138 )

il venait de subir, à Liège, son dernier examen de docteur en droit.

Dès son extrême jeunesse, il cultiva la poésie avec passion; sa connaissance des langues étrangères, de l’allemand surtout, lui avait fourni un fonds d’idées nouvelles dont s’inspiraient les premiers romantiques. De 1826 à 1830, il publia ses poésies dans la Sentinelle des Pays-Bas , dont Froment et Baré avaient la direction, ainsi que dans les Almanachs et Annuaires de la Société de littérature de Bruxelles.

Van Hasselt suivit une marche toujours ascendante. AIT ans, l’âge où, tout frais émoulu des humanités, il buvait à même l’Hippocrène, il écrivait une élégie le Jeune malade 1 qui vaut la peine d’être citée comme contraste. En voici le début :

Déjà l’aimable avant-courrière Du mois des fleurs et des amours M’annonce, par sa voix légère,

La renaissance des beaux jours.

Les jeunes roses que Zépliire Couvre de ses baisers si doux,

L’onde, les deux, tout semble dire :

Encore des beaux jours pour nous!

... Ni la fontaine qui soupire,

Ni la danse sur les gazons,

Ni la bergère au doux sourire,

Chaste reine de nos vallons,

Plus rien pour mon cœur n’a de charme,

Etc.

Rien ne manquait à notre futur romantique pour être un parfait pseudo-classique et s’embourber aussi profondément que Clavareau, de Stassart, Comhaire et les autres, dans les ornières des traditions stériles du XVIIIe siècle.

Plus tard, quand C. Delavigne se fut fait connaître, Van Has¬ selt passa à son école. A cette époque se rattachent quelques pièces rappelant les Messéniennes et dont le sentiment me

1 Al vin, op. cit ., p. 22.

( 159 )

%

paraît avoir tout au moins autant d’élévation que chez le modèle.

J’aime, s’écrie Van Hasselt, la liberté...

Comme elle se montra du haut de Salamine,

Quand sur les Grecs tremblants, secouant la ruine ,

Des chaînes à la main, du bord de ses vaisseaux,

Le Perse menaça la terre des héros!

Je l’aime, s’élançant sur les flots du Bosphore,

Et pareille aux lueurs d’une sanglante aurore,

Assise avec la mort sur des esquifs brûlants,

Avec le cri de guerre abordant ses tyrans...

A partir de 1829, le style du poète se modifia ; la lecture des Odes et Ballades , des Orientales, un voyage à Paris, des relations personnelles avec V. Hugo et avec d’autres célébrités littéraires, achevèrent de décider Van Hasselt à rompre défini¬ tivement avec l’ancienne école. La critique de ses compatriotes ne l’avait pas encouragé dans cette voie nouvelle. Froment, entre autres, lui donnait ces conseils 1 : « M. Van Hasselt devrait étudier le romantisme dans ses doctrines, au lieu d’aller trouver les romantiques dans leurs ouvrages. Au reste, à part une tendance un peu trop forte à imiter certaines formes, au lieu de faire comme les maîtres : bien regarder en soi et autour de soi (ce qui avec de la grammaire, de la logique et de l’oreille constitue toute la poésie), Van Hasselt a un beau talent à cultiver. »

En fermant ces pages que nous avons consacrées à la poésie, citons encore ce sonnet tout neuf, tout mélancolique. Il annonce, enfin, le réveil de l’Art et de la Beauté dans notre patrie :

1 Al vin, op. cit ., p. 26.

( 160 )

A Madame 3/***.

Jeune femme aux grands yeux, aux yeux noyés de pleurs, Oh! que vous manque-t-il? Avez-vous la migraine,

sommes-nous restés trop dans la nuit sereine A regarder la lune en vous tressant des fleurs?

Avez-vous du soleil trop bravé les chaleurs?

Ou le beau perroquet qui vous nommait sa reine Est-il mort, ne pouvant plus picoter sa graine ?

Ou quelque souvenir cause-t-il vos pâleurs ?

Quel regret, dites'-nous, vient de blesser votre âme ?

Quelle main a froissé la blanche et belle trame D’amour et de bonheur que tissait votre main?

Jeune femme aux grands veux, aux veux novés de larmes. Écartez ces cheveux qu'embaume le jasmin,

Pour que dans vos regards nous lisions vos alarmes.

( 161 )

CHAPITRE IV Art dramatique.

I. Le théâtre en Belgique jusqu’en 1830.

1. Avant 1815.

Faber, Historié du théâtre français csi Belgique, 5 vol. Bruxelles, Olivier, 1879-1880.

Éd. Fétis, Histoire du théâtre. (Patria belgica, t. III, pp. 787-804.)

Pot vin, Du théâtre en Belgique. Historique et statistique. Bruxelles, Lelong, 1862. (Revue trimestrielle, t. XXXVI, p. 156.)

J. Martiny, Histoire du théâtre à Liège depuis son origine jusqu’à nos jours. Liège, Vaillant-Carmanne, 1887.

P. Claeys, Historié du théâtre à Garni , 3 vol. Gand, Vuylsteke, 1892.

J. Beclève; Le théâtre à Mons, publié dans les Mémoires et publica¬ tions de la Société des sciences, des arts et des lettres du Hai- naut, 1891, 56 série, t. V, pp. 105-194.

B. Mawé (A. Weber), Histoire du théâtre de Verriers, 4 vol. Verviers, Nautet, 1890-1897.

F. Delhasse, L’opéra à Bruxelles.

[Rouveroy], Scénologie de Liège (anonyme). Liège, 1844.

A. Neuville, Revue historique, chronologique et anecdotique du théâtre de Gand, de l’année 17 '60 à 1828. Gand, Mestre, 1828.

La spectatrice liégeoise ou examen impartial du spectacle de Liège pen¬ dant l’année 1817.

Annuaire dramatique belge, 1839-1847, 9 vol.

L’histoire du théâtre en Belgique a été faite par Faber. Cet auteur semble avoir recueilli tous les documents et annoté toute la bibliographie de son sujet. Toutefois, son ouvrage manque de cohésion et de synthèse; il n’est pas littéraire. Il reste cependant la source la plus précieuse et la plus complète, celle à laquelle nous puiserons surtout.

( 162 )

On pourrait nous reprocher pour ce chapitre plus encore que pour les autres de ne point faire de synthèse ou de philosophie. Mais, le moyen de faire de la synthèse quand il n’y a rien à synthétiser? Quand on ne peut constater de loin en loin que des efforts, efforts stériles le plus souvent; quand il n’y a pas d’unité dans le mouvement artistique, quand tout est à créer? Le critique littéraire doit se borner à faire de l’histoire, et l’histoire du théâtre en Belgique sera l’histoire des causes qui ont empêché l’éclosion d’un théâtre national brillant et fécond.

Depuis longtemps déjà, le théâtre 1 avait perdu chez nous cet éclat dont le moyen âge l’avait entouré, alors que les chambres de rhétorique, dans toute leur splendeur, parcouraient les cités pour y représenter les Mystères . A côté d’elles, les Jésuites - vinrent exercer, pendant deux cent vingt -cinq ans, une influence incontestable et préparèrent l’introduction de l’opéra, qui fut définitivement établi chez nous 3 à la fin du XVIIe siècle, après que l’archiduc Léopold d’Autriche l’eut fait jouer sur le théâtre réservé à sa cour.

Jusqu’à cette époque on ne connaissait pas les théâtres réguliers; ils furent construits dans la première moitié du XVIIIe siècle1 2 * 4 * 6 à Bruxelles, Gand, Anvers, Namur, Tournai et Liège; toutefois, la mauvaise organisation des débuts ne les fit point prospérer. Seul le théâtre de Bruxelles, exploité par une société d’acteurs qui s’étaient intitulés Comédiens ordi¬ naires de S. A. R. le prince Charles de Lorraine s, projeta un certain éclat de 1766 à 1790 ; même Y Almanach du spectacle de 1792 disait 6 : « Le théâtre de cette ville peut actuellement être placé au second rang des théâtres de l’Europe; il devien¬ drait bientôt un des premiers si l’on y établissait plus d’ordre,

1 Faber, t. I, chap. 1.

2 Idem, 1. 1, chap. 3.

5 Idem, t. I, chap. 4.

1 Idem, t. I, chap. 5.

s Idem, 1. 1, chap. 9.

6 Idem, t. I, p. 312.

( 163 )

plus de magnificence, et si le bon goût y dominait davantage. » Quant à la province, elle ne possédait pas de troupe fixe et les représentations peu nombreuses d’ailleurs y étaient données par des troupes de passage V

A partir de 1787 le théâtre fut le reflet de la vie politique, et dans les pièces que l’on jouait, si elles n’étaient point de circonstance, on cherchait l’allusion aux événements actuels pour applaudir ou siffler. Tantôt c’était Yan der Noot que l’on acclamait au spectacle; tantôt on soulignait par de vives approbations les passages du Brutus de Voltaire qui pouvaient s’appliquer à Van der Mersch, le chef de la Révolution braban¬ çonne; ou bien encore c’était Y Ombre de Joseph lie t Quel parti faut-il prendre? qui avaient un prodigieux succès d’à-propos.

En dehors de ces pièces, c’était le répertoire parisien qui avait cours : les tragédies de Voltaire, Lemierre et Du Belloy ; les comédies de Molière, Marivaux, Regnard et Boursault. A chaque représentation, elles étaient journalières, l’opéra comique alternait avec la comédie; la tragédie était peu fré¬ quente et l’on se bornait aux pièces à succès des théâtres Favart et Feydeau; quant aux grandes exécutions musicales, on ne les avait pas encore admises.

Les Autrichiens venaient de reprendre possession de nos provinces, et le même public qui avait acclamé Van der Noot au théâtre, salua avec enthousiasme les allusions qui, dans Pierre le Grand , pouvaient s’appliquer à François II. Quelques jours après, le répertoire révolutionnaire paraissait sur la scène. Le 12 décembre 1792, le public invitait les citoyens Chénier et Laïs, membres de l’Académie de musique de Paris, qu’on avait aperçus dans la salle, à chanter la Marseillaise 3.

Envoyés par le Conseil Éxécutif qui les rétribuait grasse¬ ment, ces artistes devaient parcourir la Belgique et donner des représentations pour la ptropagation de la liberté et de l’égalité V

1 Faber, t. Il, chap. 10.

2 Idem, t. II, chap. 12, et Declève, pp. 105-194.

5 Idem, t. II, p. 132.

4 Idem.

( 164 )

Les acteurs jugeaient bon de faire des déclarations civiques : « Nous prenons l’engagement disaient certains d’entre eux de jouer toutes les pièces les plus propres à éclairer l’esprit public; et dans les pièces que nous serons obligés de jouer pour remplir notre répertoire, nous choisirons celles qui par leurs principes peuvent prouver au peuple que c’est parmi lui que s’est toujours trouvé l’exemple des vertus publi¬ ques et particulières ; que les grands sont des oppresseurs, les riches des égoïstes, les mauvais prêtres le fléau de l’humanité, comme les bons peuvent en être l’espoir et la consolation. »

L’autorité militaire dut procéder à l’installation de la Mon- tausier et de sa troupe qui venaient de Paris et dont les frais à charge du gouvernement s’élevèrent à 100,000 livres L Peu à peu nos Jacobins se mirent au diapason des clubs parisiens, et l’un d’eux, Charles de Mons, dans une séance de la Société des Jacobins de Bruxelles (3 janvier 1793), s’écriait : « Panem et circenses , disaient les Romains ; et moi je dis : du pain et des spectacles! Des spectacles, il les faut patriotiques. Je demande que la Montausier soit invitée à reléguer dans les ténèbres les pièces aristocratiques, et à nous donner toutes celles qui ont une bonne physionomie civique - ».

Et cependant on avait joué Mucius Scévola de Luce de Lan- cival, Guillaume Tell de Lemierre, Mélanie ou la religieuse malgré elle de Laharpe, et d’autres pièces du répertoire révo¬ lutionnaire, comme les Victimes cloîtrées, l’ Apothéose de Beau- repaire , la Liberté conquise, les Rigueurs du cloître , etc. Cela ne suffisant point, on répéta les subsides à la Montausier, mais le retour des Autrichiens suspendit pour un certain temps la propagande républicaine 3. Le théâtre retentit de nouveau d’applaudissements en faveur de la Maison d’Autriche, jusqu’au jour la France reprit définitivement possession de notre sol.

1 Faber, t. II, p. 136.

2 Roger, Mémoires et souvenirs sur la cour de Bruxelles, p. 136.

5 Faber, t. II, pp. 139-143.

( 165 )

Que réclamer de l’art dramatique durant l’agitation de cette époque? La politique s’était emparée de la scène et les pièces ne servaient qu’à manifester des opinions ou républicaines, ou monarchiques.

Quant aux théâtres de province, ils se trouvaient dans une situation inférieure à celui de Bruxelles. On leur avait enlevé toute initiative en les forçant de ne jouer que des pièces déjà représentées à Bruxelles; et l’invasion française avait disloqué leurs troupes i. Ils furent forcés de suivre le mouve¬ ment politique, et le public se préoccupa de saisir les allusions plutôt que de s’attacher à la beauté artistique des œuvres qu’on lui jouait. On vit à Tournai lors d’une représentation de Richard Cœur de Lion, opéra de Grétry les émigrés français escalader la scène pour délivrer le roi Richard enfermé dans une tour 2. A Liège, les Jacobins tenaient le haut du pavé, un officier menaçait de dénoncer à la Convention le directeur s’il laissait jouer Raoul, Sire de Créqui1 2 3, « parce que, écrivait-il, il y a des passages dans cette pièce qui ne sont propres qu’à apitoyer les citoyens faibles sur le sort que vient d’éprouver Louis Capet, notamment celui le sire dit dans sa prison qu'il meurt pour son roi ».

De 1794 à 1814, nos théâtres se contentèrent de marcher sur les traces du théâtre parisien 4. La vogue appartenait alors aux pièces essentiellement révolutionnaires, plates et triviales, comme les opéras comiques : la Reprise de Toulon, des Visi- tandines; ou comme les comédies, le Tu et le Toi ou la parfaite Egalité, les Dragons et les Rénédictines. Pendant les entr’actes, on exécutait à grand renfort d’orchestre le Ça ira et la Prière pour la Décade; en même temps l’administration se chargeait de fournir la musique des hymnes patriotiques à la Nature, à l’ Égalité, à la Liberté, à Y Être suprême s.

1 Faber, t. II, p. 152.

2 Idem, t. II, p. 160.

5 Idem, t. II, p. 162.

4 Idem, t. II, chap. XIII, p. 167.

3 Idem, t. II, pp. 170-172.

( 166 )

A cette époque paraissait la loi sur la liberté des théâtres, qui n’eut aucun effet en Belgique; d’ailleurs cette liberté n’était qu’un leurre, car chaque citoyen pouvait se faire dénon¬ ciateur, et les pièces réactionnaires restaient interdites, tandis que l’on autorisait des grivoiseries comme les Derviches ou les moines gourmands. La République fut mieux inspirée en apparence du moins en instituant le droit des pauvres qui fut régularisé en 1806 l. Nous disons en apparence , parce que les recettes des théâtres n’étaient pas suffisamment élevées pour couvrir tous les frais ; aussi ce droit fut-il supprimé plus tard. L’impulsion républicaine n’avait point favorisé le théâtre de Bruxelles qui périclitait de jour en jour. L’ancienne capitale des Pays-Bas, réduite à n’être plus qu’une ville de département, avait perdu l’espérance d’un réveil littéraire, son théâtre s’en allait à la dérive, abandonné aux physiciens, funambules et jongleurs, lorsqu’en 1801 quelques hommes prirent l’initiative de le relever.

Grâce à leur dévouement, le théâtre reprit une vie plus active et plus intellectuelle. En 1802, on revoyait Talma, qui était venu pour la première fois cinq ans auparavant 2. 11 donna toute une série d’œuvres classiques et pseudo-classiques. Un journal du temps présentait à ce propos des observations très justes : « Après les chefs-d’œuvres (sic) de Corneille, de Racine, de Voltaire, Y Abu far de Ducis et surtout le Henri VIII de Chénier ont paru à tous les amateurs de la bonne littéra¬ ture, des farces tragiques rimées en vers durs et prosaïques. L’Agamemnon de Lemercier est la meilleure pièce de cet auteur, mais elle est encore éloignée d’être une tragédie médiocre... » Et cependant s’il y avait un acteur capable de relever des tra¬ gédies médiocres et de leur communiquer de la puissance et de la chaleur, c’était bien Talma.

Si nous voulions connaître l’impression qu’il laissait dans l’âme des contemporains, il suffirait de lire les comptes rendus

1 Faber, t. 11, p. ITT.

2 Idem, t. II, pp. 170, 203.

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du temps; nous ne citerons que celui-ci i : « Talma, ce succes¬ seur de Lekain et de Larive, s’est pour ainsi dire surpassé dans le rôle d 'Oreste. On sait qu’il excelle dans la peinture des passions terribles et que son talent éminemment tragique ne se montre jamais avec plus d’avantages que dans les scènes du grand pathétique... L’expression frappante de sa physionomie, sa pantomime souvent effrayante de vérité, les accents déchi¬ rants qui sortaient de sa bouche tremblante et convulsive, ont porté au plus haut degré la terreur dans l’âme des spectateurs : c’était Oreste livré à toutes les furies infernales. »

Sous Napoléon, on recherchait encore dans les pièces les allusions au nouvel état de choses ; quand il vint à Bruxelles, en 1803, le public trouva dans Cinna matière à de vifs applau¬ dissements. Ce soir-là on avait ajouté à la représentation des pièces de circonstance : Y Arrivée du Héros et la Joyeuse Entrée par Jouy, dans laquelle on chantait :

Toujours après lui Bonaparte Laisse une trace de laurier !1 2 * 4

Lorsque Napoléon revint avec Marie-Louise en 1805, l’acteur Bourson lut une pièce de circonstance qui provoqua un enthousiasme tel que l’impératrice, dit-on, s’évanouit 3. Tout était prétexte à ces épanchements de sentiments patriotiques; et l’allusion faisait tout le succès d’une œuvre. Quand naquit le roi de Rome, on représenta Naissance et Convalescence d’un certain Defrenoy, d’Anvers; l’hyperbole y était versée à flots, comme on peut en juger par cet échantillon 4 :

Du palais des Césars s’entr’ouvre le portique,

Le fils gravit déjà le Capitole antique.

Le Tibre à son aspect en son cours arrêté,

Gonfle ses flots, l’admire et coule avec fierté.

1 L’Oracle , 26 juin 1811. Faber, t. II, p. 264.

2 Faber, t. II, pp. 210-218.

5 Idem, t. II, p. 253.

4 Idem, t. II, p. 261.

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Ainsi, le roi des rois, dans la ville éternelle,

Des héros perpétue une race immortelle,

Qui, toujours révérée en ce vaste univers,

Viendra donner des lois à cent peuples divers.

Les serviteurs de l’empereur avaient part à ce concert d’acclamations. Quand le préfet de la Dyle, Doulcet, quitta Bruxelles, l’orchestre joua Ou peut-on être mieux qu'au sein de sa famille? et MUeRousselois, qui jouait le rôle de Clytemnestre, trouva moyen de lui appliquer ces vers qui furent applaudis :

Que j’aime à voir les hommages flatteurs Qu ici Ton s’empresse à vous rendre!

Les pièces de circonstance ne furent par les seules qui ali¬ mentèrent le théâtre de Bruxelles. On y donnait en somme tout le répertoire parisien qui se composait des chefs-d’œuvre classiques, et, parmi les modernes, des comédies de Duval, Picard, Àndrieux; des drames et mélodrames d’illustres oubliés comme Pixérécourt, Cuvelier, Volméranges; des vaudevilles de Bouilly, Désaugiers, Dieulafov, Dumersan et des opéras de Boieldieu, Spontini, Mozart et Kreutzer L

Comme toutes les institutions de l’Empire, le théâtre fut réglementé par Napoléon jusque dans les moindres détails. En 1805, la censure était rétablie; en 1806 et 1807, des arrêtés fixaient le nombre et l’organisation des théâtres. Il ne pouvait y en avoir plus de deux dans les grandes cités de l’Empire, un seul devait suffire aux autres villes de province. De plus, il fallait l’autorisation du préfet pour pouvoir les diriger, et le préfet était tenu d’envoyer au ministre de l’intérieur un rapport sur leur situation.

En Belgique -, Bruxelles, Gand et Anvers furent seules autorisées à avoir un théâtre avec troupe stationnaire; les autres villes ne possédaient plus que des troupes ambulantes,

1 Cf. Répertoire des théâtres de Bruxelles , de 1801 à 1814. Faber, t. IV, p. 144.

2 Faber, t. II. pp. 232-234.

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une ou deux suivant l’importance de l’arrondissement. De plus, la législation confirmait l’usage adopté par les directeurs de ne choisir les pièces à représenter que dans le répertoire parisien. Enfin, on établit les spectacles gratis à l’occasion des fêtes nationales.

Cette réglementation causa du préjudice à Fart dramatique dans notre pays. Elle écartait de la scène les productions de nos auteurs, à moins qu’elles n’eussent été au préalable jouées à Paris, ce qui évidemment ne pouvait se faire sans vaincre de grandes difficultés. Ensuite, elle empêcha les théâtres de pro¬ vince de prospérer. Un journal félicitait Bruxelles d’échapper à la décadence générale, à ce débordement de mauvais goût qui menace de replonger l'art théâtral dans renfonce et peut-être même la barbarie U Aussi le théâtre de Bruxelles tenait le même . rang que ceux de Bordeaux et de Lyon 2. Partout ailleurs, il n’y avait place que pour la pantomime et le mélodrame. Anvers et Gand 3 n’étaient que des diminutifs de Bruxelles; Louvain n’ayait pas d’installation sérieuse; à Malines 1 2 * 4 5, il n’y avait que des réunions dramatiques ; Mons 3 se bâtissait une salle en 1807, mais ne possédait pas de troupe stationnaire; il en était de même à Verviers et à Spa, qui étaient desservies par la troupe de Liège; à Namur 6, les représentations étaient assez régulières, mais la troupe n’était pas suffisante ; Liège, enfin, venait d’avoir (1806) sa salle de spectacle grâce à son préfet Micoud, mais l’entreprise qu’elle abritait marchait péniblement.

1 Mercure belge , 1817, p. 28.

2 Faber, t. II, p. 283.

5 Idem, t. II, p. 287.

i Idem, t. Il, p. 322.

5 Idem, t. II, p. 324.

G Idem, t. Il, p. 325.

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2. - De 1815 à 1830.

Incontestablement l’influence de Guillaume Ier fut favorable au développement de l’art dramatique dans notre pays. Ce fut l’intelligent patronage de ce souverain qui prépara la future splendeur du Théâtre de la Monnaie.

Par un arrêté daté de 1816, le théâtre de Bruxelles prenait le titre de Théâtre Royal et les acteurs étaient autorisés â s’inti¬ tuler Comédiens français du roi i. D’autres arrêtés vinrent ensuite qui réglaient la police des spectacles et qui servirent de modèle aux autres villes 1 2 3 4 5 * 7 8. Dorénavant, le spectacle devait être annoncé au plus tard la veille; des mesures sévères étaient prises contre les perturbateurs; toutes les pièces devaient être soumises à la censure de l’administration communale 3; le gouvernement gardait la haute direction de l’entreprise et une commission royale était chargée de la surveillance générale 4. Guillaume Ier se montra large et généreux ; à l’appui moral, i\ joignit l’appui pécuniaire 5. En même temps on organisait un ballet permanent avec école de danse 6 et on installait deux troupes distinctes pour \e genre comique et pour le genre lyrique. De plus, les comédiens avaient leur avenir assuré par la jouis¬ sance de pensions qu’on leur accordait sous certaines réserves ”. En 1821, le droit des pauvres était supprimé et remplacé par une taxe communale 8. On instituait des spectacles gratuits aux fêtes nationales9 10. Sur les réclamations du public, on cherchait à améliorer l’orchestre 19 ; puis on construisait (1817-1818)

1 Facer, t. III, p. 19 ; t. IV, p. 153.

2 Idem, t. III, p. 16.

3 Idem, t. IV, p. 155.

4 Idem, t. IV, p. 153.

5 Idem, t. III, p. 329; t. IV, p. 166.

G Idem, t. III, pp. 121-164; t. IV, p. 165.

7 Idem, t. III. p. 164.

8 Idem, t. IV, p. 163.

9 Idem, t. Ill, pp. 15, 116, 132.

10 Idem, t. III, p. 112.

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une salle plus digne d’une capitale i ; enfin, pour permettre aux écrivains nationaux d’aborder l’art dramatique, on consti¬ tuait en 1826 un Comité de lecture pour les pièces indigènes 2.

Toutes ces réformes relevèrent le théâtre et lui donnèrent la première impulsion; à l’étranger, on cita avec éloge notre scène : c’était peut-être la première fois que notre réputation dépassait nos frontières 3. Toutefois, Bruxelles était seule à mériter ces suffrages

En province, on en était encore à une période de tâtonne¬ ments etde constitution. Liège1 2 3 * 5 * 7 8 9 10 possédait une salle depuisl820, mais les directeurs y faisaient faillite chaque année; Anvers construisait un théâtre qu’on inaugura après 1830; en atten¬ dant, on s’y plaignait d’un répertoire suranné ou de nouveautés répétées à satiété; Gand 6 eut jusqu’en 1821 une salle qui appartenait à une société particulière, où, dans les représenta¬ tions, les acrobates succédaient aux artistes de Bruxelles. Louvain t vit son nouveau local inauguré en 1826; il était desservi par des troupes de passage ou par des sociétés particu¬ lières. Namur 8 eut le sien la même année; Verviers 9 en possédait un depuis 1821 ; il était exploité, ainsi que celui de Spa 10, par la troupe de Liège.

Ces constructions de salles dans nos différentes villes prouvent que l’on avait enfin compris la nécessité de posséder

1 Faber, t. III, p. 29.

2 Idem, t. III, p. 12t. Il était composé de Lesbroussart, Morel, général Mellinet, Nicaise, Quetelet et des deux acteurs Bosselet et Folleville. (Que- telet, Sciences physiques et mathématiques , p. 379.)

3 Archives de Thalie, 21 juillet 1822. Faber, t. III, p. 83. Alma¬ nach des spectacles pour 1825. Paris, Barba.

* Faber, t. III, p. 329.

3 Idem, t. III, pp. 243-257. Rouveroy, Scénologie.

c Cf. Claeys, op cit. Faber, t. III, p. 170.

7 Faber, t. III, p. 165.

8 Idem, t 111, p. 260.

9 Idem, t. III, p. 257.

10 Idem, t. III, p. 259.

Tome LXIL l

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des locaux appropriés et permanents, dignes des cités qui les élevaient. C’était un premier pas dans la voie des améliora¬ tions. Malheureusement, l’administration laissait fort à désirer et l’on peut accuser en partie du moins les directeurs du peu de prospérité des salles qui leur étaient confiées. Car, à part Bruxelles, l’état des théâtres était lamentable i ; partout les directeurs faisaient de mauvaises affaires et s’esquivaient en pleine saison, laissant en plan l’exploitation et la troupe. Il est vrai que les théâtres français n’étaient pas plus prospères dans les départements, et qu’ils avaient peine à se soutenir l’espace d’une année 2.

Aucune garantie n’était exigée du directeur : un individu quelconque pouvait obtenir un privilège qu’il exploitait au détriment de la troupe et des spectateurs; la législation de 1806, qui disqualifiait pour toujours un directeur failli, était devenue lettre morte. Un ex-régisseur du théâtre de Gand formulait les desiderata suivants 3 : il faudrait que les directeurs ne fussent que gérants ; que la ville payât les troupes et l’entretien du local; que les différends entre artistes fussent tranchés par des fonctionnaires municipaux; qu’on supprimât les spectacles forains et que tout engagement d’artiste fût approuvé par l’au¬ torité communale. Alors seulement la gestion d’un théâtre eût été satisfaisante.

Ce qui avait aussi causé l’insuccès des théâtres de province, c’est qu’ils avaient voulu se mettre au niveau de la capitale. Mais, comme le disait Rouveroy 1 2 * 4, «depuis qu’on chantait la tragédie et que le drame était devenu lyrique, les frais avaient doublé sans recettes en plus. En transportant les grands opéras sur la scène des villes de troisième et de quatrième ordre, on avait tué ces entreprises dramatiques ». Pour Rouveroy, c’est

1 Faber, t. II, p. 266. Neuville, Revue du théâtre de Gand. (Débute par une revue des divers théâtres.)

2 Faber, t. Il, pp. 122-127.

5 Idem, t. II, pp. 126, 127.

4 Rouveroy, Scénotogie, p. 173.

la seule cause des désastres que subissaient les entrepreneurs dans les petites villes i.

Au fait, il ne faut pas se montrer exigeant pour un art qui en était à ses débuts, tout était primitif et rudimentaire 1 2 3. Le théâtre n’était pas encore entré dans les habitudes de nos ancêtres, on y fréquentait à peine. Vu à la distance qui nous sépare de cette époque, le théâtre d’alors en province tout au moins nous fait l’effet d’une baraque de foire. Tout s’y passait en famille, on conversait avec les acteurs et l’on mani¬ festait ses impressions avec un sans-gêne impitoyable. Il est intéressant d’entendre les plaintes qu’un journal de Gand formulait et qui nous permettront de pénétrer dans un de ces théâtres de la période hollandaise 3. « Je prierais l’administra¬ tion, écrit-il, de raccommoder la couronne. L’huile, qui est détestable, en découlait, dimanche dernier, comme d’une fontaine. Je la prierais aussi de défendre qu’on éteignît les quinquets avant que tout le monde soit sorti. S’il est dés¬ agréable d’être taché d’huile, il ne l’est pas moins d’être empoi¬ sonné par la mauvaise odeur de la lampe qui fume déjà assez pendant la représentation. » Et cela date de soixante ans seulement î

Les mœurs théâtrales tenaient parfois de la primitive sauva¬ gerie. Bien qu’à Bruxelles on eût affaire à un public connais¬ seur, qui, dit un auteur4, écoutait froidement, applaudissait avec mesure et punissait avec sobriété, on vit un jours ce même public prendre véritablement le théâtre d’assaut et se livrer à toutes sortes d’excès. Il fallut qu’on édictât une série d’arrêtés pour défendre de placer des spectateurs à l’orchestre et sur la scène 6, de distribuer plus de billets qu’il n’y avait de places, de

1 ItouvEROY, op. cit ., p. 187.

2 Claeys, op. cit., t. II, p. 309.

3 Idem, op. cit , t. I, p. 92.

4 Tablettes belges, p. 206.

3 Faber, t. III, p. 17.

0 Idem, t. IV, pp. 132 et 139.

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s’adresser directement aux acteurs ou de jeter des billets sur la scène, ce qui était une véritable manie.

En 1826, la Régence de Bruxelles prit de nouvelles mesures sévères l, parce que, était-il dit dans l’arrêté, une faible mino¬ rité turbulente occasionne des scènes de désordre, se figurant que parce qu’on a payé, on peut manifester son approbation ou sa désapprobation sur le jeu des acteurs ou sur leur admis¬ sion, ce qui se faisait couramment au moyen de sifflets.

En province, c’étaient les mêmes abus contre lesquels on s’efforçait de réagir par des règlements semblables à ceux de Bruxelles 2 3 4 5 6. Çà et là,, on peut noter quelques détails originaux : à Anvers 3 et à Louvain 4, on interdit l’entrée du théâtre aux bébés et aux chiens ; à Yerviers 5, on défend d'y fumer du tabac avec pipes ou cigares ; à Namur 6, on peut apporter avec soi sa chaufferette, pourvu qu’elle soit échauffée à l’eau bouillante; à Mons 7, on prévoit le cas l’on troublerait le spectacle non seulement en criant et en tapageant, comme cela se pratiquait à Yerviers et à Namur, mais encore en jetant sur la scène ou autres endroits du théâtre des pétards ou objets semblables. Partout l'autorité voulait en finir avec la brutalité de certains spectateurs, le sans-gêne du gros public, les licences des artistes ou des musiciens. Il fallait préparer un public calme et recueilli qui pût goûter les œuvres esthétiques.

Quant à la mise en scène, elle était toute rudimentaire; d’ailleurs on lui attribuait une minime importance. On se contentait d’à peuprèst et les anachronismes ne choquaient personne8. Les gardes de François Ier aussi bien que les sol-

1 Faber, t. IV, p. 165.

2 Idem, t. IV, p. 186 (pour Gand); p. 201 (pour Liège); p. 219 (pour Tournai); p. 221 (pour Bruges).

3 Faber, t. IV, p. 193.

4 Idem, t. III, p. 166; t. IV, p. 185.

5 Idem, t. IV, p. 205.

6 Idem t. IV, p. 211.

7 Idem, t. IV, p. 215.

8 Mercure belge, 1821, t. X, p. 78.

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dats romains revêtaient le costume de pompiers 1; des souque- nilles usées servaient indifféremment aux exilés de Beniowski ou aux soldats de la Reine de Golconde; la patrouille espagnole du Barbier de Séville prenait le costume des grenadiers de la garde royale de France. Quant aux acteurs, comme ils jouaient aussi bien dans le grand opéra que dans l’opéra comique, on jouissait du plaisir de voir le même soir « le gai cordonnier du Diable à quatre ceindre la couronne des pontifes et venir, en gestes moitié comiques, moitié tragiques, présider au sup¬ plice d’une Vestale; un Colin prenait l’armure d’un guerrier, la mère Bobie devenait grande prêtresse 1 2 * ». S’il en était ainsi à Bruxelles, que faut-il penser de la province ?

A Liège 3, on se plaignait que les rois et les princes étaient reçus avec une telle familiarité que les bons bourgeois en étaient flattés; les palais n étaient que des ruines, les salons « des chambres enfumées, dont les lambris onctueux témoi¬ gnaient par des marques non équivoques que nos lampes elles- mêmes n’avaient rien de merveilleux. « Verrons-nous toujours, disait le Journal de Gand 4 *, nos héros tragiques marcher majes¬ tueusement sous des lambeaux de décorations et ébranler en toussant leurs palais de papier? » Ailleurs», le même journal se plaignait de ce qu’on faisait évoluer les cohortes de Licinius en pantalons bleus et souliers semblables à ceux des pompiers. 11 semble que les pompiers étaient très appréciés pour les évo¬ lutions militaires, car plus d’une fois on les vit paraître sur la scène. A Louvain, enfin, on lisait R. 1. P. sur le tombeau d’Agamemnon, ce qui, au dire du décorateur, était consacré par l’usage 6.

Ce n’est pas tout. Nos théâtres servaient aussi aux exhibitions foraines les plus extravagantes. Acrobates, magiciens, funam-

1 Mercure belge , 1821, t. II, p. 249; t. III, p. 100.

2 Idem, 1817, p 73.

5 Martiny, op. cit., p. 12(>.

i Claeys, op. cit., t. II, p. 319.

ü Idem, t. II, p. 353.

G Faber, op. cit., t. III, p. 167.

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billes, prestidigitateurs, tous venaient y étaler leur savoir-faire. On les y trouvait déjà sous la République, et, sous l’Empire, on avait admiré à la Monnaie à ce que dit Faber un équili briste portant un âne sur son menton F Durant la période hollandaise, il y eut toute une série de spectacles forains à la Monnaie. C’étaient Mme Saqui 2, première funambule de France; M. Jaubert3, le nec plus ultra des ventriloques ; un certain Mafifey 1 2 * 4 5 6 qui arrêtait avec sa main un boulet de canon lancé par une pièce de quatre; les demoiselles Romanine 3, artistes orichalciennes ; les Alcides français et d’autres, tous goûtés, applaudis du public. L’absence de cirques pouvait, sinon légitimer, au moins excuser en partie ces exhibitions continuelles sur une scène destinée à la représentation d’œuvres esthétiques. A la veille de la Révolution, le 13 août 1830, dans cette même salle qui allait vibrer sous les acclamations patrio¬ tiques, un certain Mathevet^, grand Alcide français, hercule des hercules de l'Europe , premier modèle des Académies de France, d'Allemagne , d'Italie , etc., se produisait dans des exercices gymnastiques et des poses académiques !

Ajoutons enfin, pour clore la série de ces traits caracté¬ ristiques du théâtre sous le régime hollandais, que les direc¬ teurs ne se faisaient pas faute, en province, d’attirer le public par des boniments alléchants. A Verviers, les naïfs pouvaient lire sur le programme annonçant Geneviève de Brabant : « Il est peu de personnes qui n’aient versé des larmes sur les mal¬ heurs de l’illustre et vertueuse Geneviève de Rrabant. L’histoire en est si touchante qu’elle est universellement répandue; cet ouvrage est l’école de la morale et de la vertu. L’auteur s’applaudit d’avoir pu rappeler dans sa production quelques

1 Faber, op. cit., t. II, p. 276.

2 Idem, t. III, p. 7.

5 Idem, t. III, p. 12.

4 Idem, t. III, pp. 72, 123.

5 Idem, t. III, p. 154.

6 Idem, t. III, p. 157.

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traits sur l’immortalité de l’âme, sans laquelle la morale et les vertus seraient bien inutiles à l’homme1 2 *. » Heureux temps! Ou bien s’il s’agissait d’un mélodrame de Pixérécourt, en lisant l’affiche, on pouvait avoir un avant-goût des émotions poi¬ gnantes qu’on allait éprouver : « Victor, l’enfant de la forêt, ou Roger , chef des Indépendants, mélodrame en trois actes, à grand spectacle, orné de musique..., d’évolutions militaires exécutées par MM. les pompiers, et de différents combats tant à l’épée qu’au sabre 2. » A Gand3, à propos d’un autre' drame du même Pixérécourt, une affiche séduisante annonçait une démolition et un embrasement de la maison du gouverneur, des combats généraux et particuliers, assauts, siège, inondation4 5, etc. On ne devait certes pas rendre l’argent à la porte. A Mons, on usait d’un truc destiné à donner aux pièces un intérêt tout local. Pour cela, on se contentait simplement de modifier les titres. Ainsi, Leicester du faubourg (par Saintine) devenait Leicester du faubourg de Nimy ; ou bien les Inconvénients de la diligence, vaudeville de Théaulan, se transformait en Inconvé¬ nients de la diligence de Mons à Paris 5.

Tel est le théâtre un peu primitif, grotesque même, qui s’offrait à nos auteurs dramatiques pour y faire leurs premières armes.

Mais cette situation allait s’améliorer, à Bruxelles surtout, grâce aux mesures intelligentes que l’on avait prises. Il ne nous restait plus qu’à trouver des écrivains capables d’exploiter le riche fonds que constituait notre histoire nationale. Comme l’écrivait plus tard Van Hasselt 6, l’histoire de Belgique était une mine féconde et vierge. « Lisez l’ouvrage de de Barante, tout y est presque sujet de drame. Parcourez les annales de

1 Mawet, 1. 1, p. 21.

2 Idem, t. I, p. 14.

5 Faber, op. cit., t. III, p. 212.

4 Claeys, op. cit., t. II, p. 305.

5 Declève, op. cit., p. 124.

G Lettre à Alvin, février 1833. (Al vin, Van Hcisselt, p. ül.)

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Liège, de Gand, de Bruges depuis le XIIe siècle jusqu’au XVIIe, vous ne pouvez pas faire un pas sans vous heurter contre quelque héros de théâtre. « Cette abondance de sujets devait évidemment solliciter les tempéraments divers de nos hommes de lettres, surtout à une époque l’esprit national renaissait avec une vigueur toute nouvelle. Toutefois elle ne suffisait pas à les faire réussir. Le plus grand obstacle à la culture de l’art dramatique et à la réussite des efforts qui furent tentés, ce fut l’obstination que l’on mit à refuser aux œuvres nationales l’accès de la scène. C’est ce parti pris injuste qui découragea et déconcerta nos auteurs durant cette période. « Alors même, dit Clavareau G que l’auteur dramatique a produit un chef-d’œuvre, il n’a encore rien fait s’il ne trouve des acteurs pour les représenter. C’est alors, c’est seulement alors, qu’il éprouve des contrariétés sans nombre, qu’il perd son temps en démarches inutiles, enfin, qu’il doit faire jouer plus de ressorts qu’il n’en a employé dans la contexture de sa pièce. » Et l’on en arrivait fatalement et toujours à la même conclusion : à quoi bon écrire? nous serons à peine lus, nous ne serons pas représentés. Au lieu d’encourager quelque peu nos nationaux, on les rebutait, et Bruxelles n’était qu’une suc¬ cursale de Paris -.

En règle générale, les pièces indigènes n’étaient pas admises. Lorsque, en 1801, Barafin présenta au directeur du théâtre un drame approuvé par les autorités, on lui répondit 3 qu'il existait une résolution de T administration qui prescrivait de ne laisser représenter que des pièces ayant déjà obtenu un succès marqué sur les théâtres de Paris ou de quelque autre capitale. On ajoutait qu’on agissait ainsi pour éviter Vinconvé- nient des études inutiles qui résulteraient quelquefois du peu de succès des pièces. Et l’on ne croyait pas devoir faire exception en sa faveur.

1 OEuvres dramatiques , Préface, t. I, p. i.

2 Tablettes belges, p. 204.

5 Faber, op. cit., t. II, p. 195.

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A cette règle presque strictement observée sous l’Empire, qui d’ailleurs l’avait convertie en arrêté, il y eut quelques déro¬ gations après 1815. Mais encore que de difficultés à vaincre ! Que d’ennuis à affronter, avant de forcer les portes du théâtre national! C’est Gigot* qui meurt avant d’avoir obtenu qu’une de ses pièces fût représentée; c’est Smits qui écrit, en 1847, comme préface à Jeanne de Flandre , une intéressante Petite relation des déboires qui découragent les auteurs dramatiques belges 2, se trouve narrée l’odyssée lamentable de cette pièce qui ne trouve asile nulle part ; c’est Clavareau qui se voit fermer h -scène de Bruxelles parce que sa comédie a déjà été repré¬ sentée en province; c’est Liénart-Odevaere qui fait entendre ces plaintes dans la préface de son Anglomanie 3 : « Encouragé par des hommes trop instruits et trop sincères pour me pousser à une action qui m’exposerait au ridicule, je me déterminai, le 3 septembre 1822, à adresser mon manuscrit à la Commis¬ sion du Théâtre royal à Bruxelles, de laquelle, jusqu’à ce jour, je n’ai reçu aucune nouvelle officielle... Prenant donc ce silence pour un refus et me considérant comme repoussé du temple de Thalie (sort que je partage avec quelques-uns de mes com¬ patriotes belges), je me décidai à offrir ma pièce au théâtre de Bruges ».

M. Potvin 1 2 * 4 fait remonter jusqu’à la défaite de nos libertés cette prévention contre la littérature nationale et cet accapa¬ rement de la scène par le répertoire français. 11 n’est pas nécessaire de remonter jusqu’à cette date un peu vague. Pour la période dont nous nous occupons, il suffirait de se rappeler tous les efforts tentés depuis la Révolution française pour nous franciser. Mais il y a encore autre chose qui explique ce dédain ou tout au moins cette indifférence vis-à-vis de nos auteurs dramatiques. Les directeurs de théâtre étaient

1 Faber, op. cit., t. III, pp. 48, 49.

2 OEuvres de Smits , t. I, pp. 177-212.

5 Faber, op. cit., t. III, p. 284; t. IV, p. 286.

Jt Du théâtre, p. 8.

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avant tout des entrepreneurs !, des commerçants, dont la principale préoccupation avant même toute préoccupation artistique devait être l’intérêt pécuniaire. Partant, il ne fallait pas perdre son temps à l’étude de pièces dont le succès était problématique, et courir le risque de voir salle déserte.

Décidément, c’est un cercle vicieux : on ne voulait pas de pièces indigènes parce qu’on craignait des échecs, et nos auteurs s’essayaient à peine à l’art dramatique parce qu’ils n’avaient aucune chance de se faire jouer. Nos directeurs avi¬ saient au moyen le plus simple : choisir dans le répertoire parisien les pièces en vogue dont la réussite ne laissait aucun doute.

Aussi l’on jouait les pièces françaises d’auteurs contempo¬ rains 2, celles que Walhen publiait à Bruxelles dans son Théâtre des auteurs modernes. Elles ont pour auteurs les Anti- quisants de l’Empire : Ducis, Arnault, Legouvé, Lemercier, Raynouard, Baour-Lormian , Luce de Lancival; et encore, laissait-on le plus souvent le soin d’interpréter leurs tragédies aux troupes de Paris. Ce qui, en outre, facilitait le choix des directeurs, c’est que, grâce à la contrefaçon, les nouveautés parisiennes se publiaient en Belgique, au lendemain de leur apparition. C’est ainsi que des éditeurs purent faire paraître six collections dramatiques 3 se glissèrent quelques pro¬ ductions indigènes. En somme, tout nous venait de France : tragédies, comédies, vaudevilles, opéras.

La France nous envoya aussi ses acteurs comme aux jours

1 Faber, op. cit., t. III, p. 330.

2 Cf. Répertoire des pièces jouées au théâtre de Bruxelles de 1801 à 1850. (Faber, t. IV, pp. 144 et 167.)

3 Cf. Faber, op. cit., t. IV, pp. 302-314. Voici ces répertoires :

1. Répertoire dramatique. . .J. Dupon, 1826-1830.

2. - ... Ode et VVodon, 1827-1830.

3. ... Dumont, 1827-1830.

4. ... Grignon, 1827.

5. Collection de vaudevilles . . Laurent frères, 1827.

6. Galerie dramatique moderne. Librairie dramatique, 1827-1830.

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de l’Empire. A partir de 1820, Talma revint chaque année nous donner une série de représentations classiques ; il se pro¬ digua même en province. Lorsqu’il mourut (19 octobre 1826), les comédiens prirent le deuil, et l’on joua à la Monnaie un Hommage à la mémoire de Talma 1; à Gand, on représenta Y Apothéose de Talma 2, l’on voyait pour finir le grand tragédien porté sur un nuage entouré de Génies se présentant au seuil de l’enceinte des Immortels. Là, David et les hommes du siècle descendaient du temple de Mémoire pour couronner le fils de Melpomène. Nous eûmes également, à ditférentes reprises, à Bruxelles et en province, la visite de'MUes Mars, Gros et Duchesnois, de même que celle de Victor, du Théâtre-Fran¬ çais et de Mme Desbordes 3, célèbre surtout par ses infortunes et par ses poésies.

Faudrait-il en croire Smits^qui se plaignait « d’avoir vu souvent à Bruxelles la salle de la Monnaie déserte aux repré¬ sentations de Mlle3 Duchesnois, Georges et même Rachel ; et à celles de Ligier, Victor et même Talma. C’était cependant du Corneille, du Racine, du Voltaire, du C. Delavigne que l’on y donnait w.^La vérité est que le public commençait à se lasser de l’éternelle tragédie classique. On manquait, en général, de culture suffisante pour apprécier les vrais classiques; ou peut- être aussi la faiblesse et l’ineptie de leurs imitateurs avaient-elles égaré le jugement du public au point qu’il ne trouvât plus supportable aucune de ces œuvres grecques ou latines, qu’elles fussent d’Arnault ou de Racine. On avait fini par épuiser tout intérêt; et comme le disait le Mercure 8 : « Les tragédies de l’époque se distinguent par une action sage, dégagée d’incidents inutiles. L’amour n’y défend point l’intrigue, mais le nombre des situations et des effets tragiques s’épuise ; le style est

1 Faber, op. cit ., t. III, p. 126.

2 Idem, t. III, p. 205.

3 Idem, t. II, p. 238.

1 OEuvres , t. I, p. 177.

3 Mercure belge , 1818, t. V, p. 220.

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souvent négligé, les sentences sont multipliées et les allusions politiques, qui ne procurent qu’un succès éphémère, rem¬ placent le combat de ces passions qui intéressent les hommes de tous les temps et de tous les lieux. »

Plus d’une fois, le public céda au besoin de manifester ses sentiments : « Plus de tragédies; des opéras, des comédies! criait-on » L Ailleurs, au moment l’on allait jouer Zémire et Azov, de Grétry, on se mit à siffler et l’on refusa de laisser commencer une pièce que l’on trouvait trop archaïque. Après le départ d’une troupe de tragédiens, le Journal de Gand laissait échapper ce soupir de soulagement : « Depuis le départ des représentants de Melpomène, nous sommes rentrés dans le riant domaine de l’opéra comique. Rassasiés pour longtemps de la tragédie, nous revenons avec joie au luth amoureux de Grétry et de ses successeurs » Aussi la vogue fut-elle à la comédie, et quelle comédie! On désertait à Bruxelles le grand théâtre, Molière et Regnard pour le Vaudeville et les bambo- chadesdu Parc, pour Pixérécourt et Ducange, Scribe et Brazier. Le public ne recherchait que les émotions exagérées : le gros rire ou les larmes abondantes 3.

On montrait la même indifférence vis-à-vis des troupes de théâtres étrangers. Des acteurs anglais 4 n’obtinrent aucun succès; il est vrai qu’ils donnaient Shakespeare qu’on ne comprenait pas encore. « Il eût été le plus grand des tragiques, disait le Mercure s, s’il eût joint le goût à la force et la raison au génie. » Des comédiens italiens ne reçurent pas meilleur accueil 6.

Il nous reste à parler de l’influence qu’ont pu avoir sur le théâtre le flamand et la politique. L’influence du flamand fut nulle; quant à la politique, elle parut moins sur les planches qu’aux époques précédentes.

1 Faber, op. cit., t. III, p. 80.

2 Claeys, op. cit., t. II, p. 306.

5 Tablettes belges , pp. 204-205.

1 Faber, op. cit., t. III, pp. 6 et MO.

ü Mercure belge , 1818.

G Faber, op. cit., t. III, p. 21.

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Au point de vue flamand 1, les sociétés de rhétorique qui avaient eu leur temps de splendeur avaient rapidement décliné. Au XVIIIe siècle, leur répertoire, composé d’œuvres fran¬ çaises traduites 2, se jouait sur la scène des confréries flamandes. Voltaire fut de mode jusque dans les petites villes de Flandre ;L Sous la République, on se borna à traduire quelques pièces patriotiques; on représenta des drames allemands, surtout ceux de Kotzebue. En 1796, les chambres de rhétorique furent supprimées; puis, en 1806, ce fut le tour des associations dra¬ matiques et des théâtres flamands1 2 3 4 5. Quelques sociétés tentèrent des associations mixtes ; d’autres décernèrent des prix de poésie française sous le patronage préfectoral. Toute cette activité demeurait latente, étouffée par le régime césarien.

La réunion à la Hollande porta, elle aussi, un rude coup aux rhétoriciens. Les Hollandais avaient la supériorité d’une langue formée et réglée; il fallut les accepter pour maîtres, et l’on épuisa ses forces dans des discussions grammaticales. La pro¬ tection du roi ne releva pas de leur déchéance les sociétés de rhétorique. Leur style et leur expression , écrivait un journaliste en 1842, sont restés , depuis un demi-siècle , au-dessous de la dianité d'une nation civilisée Ces sociétés se bornèrent à faire

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quelques emprunts à l’art hollandais et elles maintinrent l’espoir d’une renaissance flamande. A l’occasion, on les vit revendiquer l’emploi de la langue nationale â l’exclusion de toute autre 6.

En dehors de ces sociétés, l’influence du flamand fut nulle; même dans les villes flamandes, le répertoire français était de

1 Cf. Popeliers, Précis de l'histoire des Chambres de rhétorique et des Sociétés dramatiques belges. Bruxelles, Wauters, 1844. Des Sociétés de rhétorique et de la situation du théâtre flamand. (Anonyme.) (Revue NATIONALE DE BELGIQUE, 1848, t. VIII, pp. 225-247.)

2 Popeliers, op. cit.j pp. 70 et 75.

3 Revue nationale, pp. 236-237.

1 Claeys, op. cit., t. I, pp. 8 et 16.

5 Revue nationale , p. 235.

G Popeliers, op. cit., p. 97.

V

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mode. 11 y eut bien une troupe hollandaise t qui, encouragée par le gouvernement, parcourut le pays en donnant des repré¬ sentations nationales, mais elle échoua devant l’indifférence du public.

Si à cela nous ajoutons une traduction de quelques œuvres hollandaises de Hooft, Vondel, Langendyck 2, une traduction en prose par Detlinne de Marie de Lalaing, tragédie de Nomsz, et celle par Clavareau de Thirsa ou le triomphe de la religion '*, tragédie composée par Feith, nous aurons dit tout ce qui se rapporte à l’influence hollandaise sur l’art dramatique. Cette influence est minime. Cela se conçoit il y avait à peine place pour nos nationaux, sur un théâtre de tradition française, il eût été audacieux de représenter une pièce en une langue incomprise et qui avait le défaut de paraître étrangère et anti¬ patriotique.

Au point de vue politique, il y eut progrès. Si la scène par¬ ticipait encore de la vie publique, ce n’était plus que dans une mesure restreinte. Le gouvernement provisoire avait commencé, en 1814, par interdire les pièces licencieuses ou anti-monar¬ chiques 1 2 * 4 5.

En 1815, on avait donné quelques spectacles de gala à l’occasion de la présence soit de l’empereur Alexandre 5, soit de Guillaume 111 6 7 de Prusse, on avait même intercalé entre les pièces des couplets de circonstance. Le 1er août 1814, le futur roi des Pays-Bas avait été reçu avec enthousiasme sur ce théâtre l’année suivante on annonçait la réunion de la Belgique à la Hollande'. Plus tard, lorsqu’on apprit que Bruxelles rede-

1 Faber, op. cit., t. III, p. 116.

2 Chefs-d'œuvre du théâtre hollandais, trad. par J. Cohen. Bruxelles, Coché-Mommens, 1824.

5 Tournai, Dosson- Varié, 1825.

■l Faber, op. cit., t. III, p. 2.

5 Idem, op. cit., t. III, p. 15.

c Idem, op. cit., t. III, p. 17.

7 Idem, op. cit., t. III, p. 10 (24 janvier 1815).

( IBS )

viendrait une capitale, on avait acclamé la nouvelle dans des couplets improvisés :

Contemplez le fils des Nassau,

Déposant le glaive terrible,

Oh! son triomphe le plus beau,

C’est l’amour d’un peuple sensible!

La sécurité était revenue à ce point que le théâtre ne chôma pas le jour de la bataille de Waterloo L

Les derniers événements de la guerre suscitèrent quelques essais : à Louvain, un typographe, Mallard, fit représenter Belle alliance ou les Journées mémorables des 16, 17 et 18 juin 1815, il y mit comme épigraphe : la bonne volonté me tient lieu de talent1 2 * 4 5; à Mons, on joua un opéra, la Bataille de Waterloo , qui sa terminait par de gra7ides évolutions exécutées par MM. les militaires composant la garnison de cette ville 3.

Quand Guillaume Ier ht son entrée à Bruxelles 4, le 30 mars 1815, il y eut à la Monnaie spectacle gala avec Je l'aurais gagé , pièce de circonstance du régisseur Eug. Hus. Le mariage du prince d’Orange, en 1816, avec la sœur du czar, donna un regain de verve à la muse officielle. On eut Une journée du czar$, qui n’était qu’une mosaïque formée de différentes pièces. Toutes les allusions y furent saisies avec une sorte de transport, écrivait YOracle. Ce journal constatait le même empressement à applaudir les allusions lorsqu’on donna à la même occasion le Fermier belge ou le mariage par concours de Lesbroussart, musique de Mees. Et lorsque les époux princiers passèrent par Tournai en 1817, Raoul ne manqua pas de les saluer par un impromptu : le Passage du prince 6. Le mariage du prince Fré¬ déric des Pays-Bas avec Louise de Prusse ramena les sujets

1 Faber,,o^. cit ., t. III, p. 15.

2 Idem, op. cit., t. III, p. 596.

5 Idem, op. cit., l. III, pp. 575-578.

4 Idem, op. cit., t. III, p. 15.

5 Idem, op. cit., t. III, p. 53.

6 Idem, op. cit., t. III, p. 578.

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d’actualité; il y eut à la Monnaie une cantate et un divertisse¬ ment-ballet intitulé : Le 5 juillet, qui excita, paraît-il, le plus vif enthousiasme G En môme temps, on donnait au Parc la Frontière, vaudeville d’O’Sullivan, qui s’était inspiré de ce royal hyménée Naturellement la naissance du prince hérédi¬ taire (1817) fut célébrée en couplets, accueillis avec transport, et le théâtre fournit la Naissance du fils cle Flore ou les vœux accomplis d’Eug. Hus;b

En somme, c’est peu de chose en regard des produits de la licence révolutionnaire ou de la courtisanerie impériale.

A côté de ces œuvres dues aux événements nationaux et qui, je crois, avaient leur raison d’être parce qu’elles étaient l’ex¬ pression sincère d’un apaisement définitif, on trouve quelques inspirations puisées' dans des circonstances d’un autre ordre/

Nous avons vu que la mort de Talma fut pleurée sur la scène; on fit également des spectacles en souvenir de Grétry 4 : à Liège, il y eut toute une série de fêtes, à l’occasion de la réception de son cœur, en septembre 1818. L’inauguration du nouveau théâtre de Bruxelles fut l’occasion d’un prologue du directeur Bernard, Momus à la nouvelle salle , avec danses et chants 3. Ce prologue reflétait quelque peu le courant littéraire de l’époque 6. L’Opéra y était raillé, le Mélodrame se présentait en disant : « J’arrive avec une ample provision de poignards, de soupirs, de gémissements et tout l’attrait de la sensibilité la plus exquise. » Melpomène s’y plaignait que son culte s’avilissait, qu’on ne faisait pour l’ordinaire que des tragédies- anecdotes éphémères et que seuls les auteurs des Templiers , d ’Artaxercès et de Marius pouvaient relever ses autels.

L’inauguration de la salle de spectacle à Liège, en 1820,

1 Faber, op. cit., t. III, p. 115.

2 Idem, op. cit., t. III, p. 305.

3 Idem, op. cit., t. III, pp. 24-25. 1 Idem, op. cit., t. III, p. 70.

5 Idem, op. cit., t. III, p. 53. c Mercure be'ge , 1819, t. VI.

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inspira également à Modave, poète officiel, un prologue qui ne fut qu’imprimé. L'auteur y mettait en scène deux bourgeois discutant sur la valeur architecturale de la nouvelle salle, discussion d’un intérêt très médiocre. Le prologue se terminait par l’apothéose de Grétry, dont les gloires étaient célébrées par Apollon; puis les Muses confondues avec les Liégeois devaient danser autour de la statue de Grétry!

Enfin, ce fut dans la Muette de Portici que l’on rencontra les plus émouvantes allusions à l’esprit révolutionnaire qui fer¬ mentait dans le pays. Cet opéra avait déjà été représenté pour la première fois le 12 février 1829 t; par une ironie du sort, toute la famille royale y assistait. La pièce avait obtenu un grand succès, on l’avait jouée douze fois avant la fin d’avril et elle avait paru également sur la scène des villes de province, à Liège et à Gand notamment.

Étant donné l’état des esprits, la Muette avait été interdite; le 24 août 1830, l’interdit fut levé; on l’annonça pour le 2o.

Ce fut une soirée mémorable 1 2 : la salle était comble et l’agi¬ tation se communiquait jusqu’aux groupes qui n’ayant pu trouver place se tenaient au dehors. Des applaudissements formidables soulignaient les moindres allusions; l’enthou¬ siasme arrêta La Feuillade qui chantait avec passion le duo Amour sacré de la patrie . Le public et les acteurs s’étaient identifiés ; d’un mouvement spontané, on s’agenouilla comme l'acteur pour la prière, et quand Mazaniello se releva en criant : Aux armes ! la foule entière se leva en répondant par le même cri et la salle faillit crouler sous les trépignements des specta¬ teurs. Sans laisser achever le cinquième acte, qu’on siffla, on s’en alla de à la conquête de l’indépendance.

Après ces événements, le théâtre fut fermé jusqu’au 12 sep¬ tembre 3, et ce soir-là, entre un ballet et une comédie, le public réclama le nouvel hymne national : la Brabançonne.

1 Faber, op. cit ., t. III, p. 146.

2 Idem, op. cit., t. III, p. 157. Ch. de Leütre, Histoire de la révolu¬ tion belge , 1. 1, p. 76.

5 Faber, op. cit., t. III, pp. 159-160.

Tome LXIL

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II. OEm 'RES DRAMATIQUES.

De 1815 à 1830, c’est tout au plus si l’on peut citer une dou¬ zaine d’auteurs dramatiques et une vingtaine de pièces. Parmi cette douzaine d’auteurs, à peine en trouverait-on deux ou (rois qui dépassent une honnête médiocrité. Nous n’avons pas de dramaturge de profession, excepté peut-être de Peellaert pour l’opéra et Jouhaud pour le vaudeville. Les écrivains qui s’essayent à l’art dramatique sont ceux que nous avons déjà rencontrés : Smits, Clavareau, Bergeron, de Reiffenberg, Les- broussart et Raoul, auxquels on peut ajouter Alvin, Gigot, Noyer et Liénart-Odevaere.

Quant aux pièces nationales qui furent représentées, elles sont rares, et bien plus rares encore celles qui eurent la chance d’une double représentation. Encore faut-il ajouter que beau¬ coup de ces œuvres restèrent inédites, que d’autres actuelle¬ ment sont introuvables et que, d’ailleurs, il serait oiseux de fouiller les bibliothèques pour y découvrir un Folifanfond ou tout pour l’éclat , comédie d’un certain Mathis.

Nous n’avons guère à parler en détail que de Smits et de Clavareau, les seuls auteurs qui obtinrent succès et renom à l’époque qui nous occupe, et encore sont-ils loin d’atteindre à un véritable talent. Quant aux autres, ce sont des étoiles d’infime grandeur qui ne projetèrent aucun éclat sur notre patrie.

Clavareau 1 n’était pas doué du tempérament qui fait les artistes; il n’avait ni originalité, ni verve, ni imagination. 11 fut fabricant de comédies pour charmer ses loisirs, rien de plus. Voulant peindre des épisodes de la vie humaine, il essaya d’écrire des pièces d’intrigue , et comme il avait conscience de sa faiblesse, il avouait dans sa préface : « J’ai tâché de suppléer

1 Clavareau, OEuvres dramatiques, 2 volumes. (Collection des poètes belges.) Bruxelles, Tarlier, 1828.

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par un style soigné et quelquefois par la gaîté à ce qui pouvait me manquer du côté de la force et de la grandeur des concep¬ tions 4. »

Malheureusement la forme seule n’est pas suffisante pour donner de la valeur à une œuvre dramatique, et Clavareau ne sut rien créer. Les sujets qu’il présentait étaient des sujets usés et rebattus qui constituaient le fond des comédies d’in¬ trigue 9.

Ces sortes de comédies 3 comportaient une situation quel-

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conque qu’il s’agissait de débrouiller. Les caractères que l’on mettait en scène se ressemblaient tous : jeunes gens à ramener dans la bonne voie, jeunes filles empêchées de suivre la pente de leurs amours par suite du caprice d'un père mesquin, d’un oncle vétilleux ou d’une tante prude et revêche; valets, laquais ou soubrettes dévoués à l’un ou à l’autre de leurs maîtres, dissertant avec eux comme d’austères moralistes : tel est partout la donnée fastidieuse et monotone, que le peu de vraisemblance de l’action achève de rendre nul et insipide.

En outre, Clavareau, qui nous l’avons dit au chapitre de la poésie fut un traducteur obstiné, a gardé de nombreuses réminiscences de ses lectures, et ilintercale dans ses œuvres soit un vers de Racine, soit le Que vouliez-vous qu’il fit de Corneille1 2 * 4 *, soit des vers de Crébillon ou de Florian 3. Il est possible et même probable puisqu’on lui en fit un reproche que l’on retrouverait dans des comédies de l’époque la trame de ses pièces. En tout cas, pour les Médisantes, il s’était inspiré de la Femme jalouse 6 7, et il avait puisé dans des contes le sujet de Mauvaise tête et bon cœur T, ainsi que celui des Projets de bonheur . Ce n’est pas un crime capital qui aurait pu faire

1 Clavareau, op. ait.. Préface, t. I, p. n.

2 Cf. L'Oracle , 217, 5 août 1822.

5 Clavareau, op. cit., Préface, 1. 1, p. xii.

4 Dans les Solliciteurs de 1814.

s Cf. L'Oracle, 217, 5 août 1822.

6 de Peellaert, Souvenirs, t. I, p. 55.

7 Clavareau, op. cit., Préface, t. I, pp. v et xi.

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échouer des pièces, si les pièces elles-mêmes n’avaient été dénuées de toute valeur artistique.

Tout au plus pourrait-on signaler le style aisé et simple; Froment le trouvait toujours soigné, il ne lui contestait même pas l’originalité, parce qu’il était « pur et naturel dans un siècle le bizarre dominait dans toutes les compositions ».

Le Caton par amour , première œuvre de Clavareau, fut représenté sur les théâtres de Bruges, Gand et Mons. L’auteur, dans une préface, se chargeait d’en expliquer le succès qui était dû, disait-il, « à la gaîté qui règne dans le dialogue, et surtout à la vivacité de l’action qui ne permet pas au spectateur de s’apercevoir de l’espèce d’invraisemblance que l’on pourrait sans doute y critiquer 1 ». En effet, le tissu d’invraisemblances qui constitue le fond de cette comédie dénote un esprit man¬ quant de ressources, qui a recours aux données les plus extra¬ vagantes pour dresser la charpente de sa pièce, et je veux bien croire que la rapidité de l’action donnait à peine aux specta¬ teurs le temps de se rendre compte de l’incohérence et de l’ineptie des différentes scènes.

Un jeune homme, Célicour, est amoureux d’Hortense, mais on l’a desservi près de l’oncle de la jeune fille; il doit, pour regagner sa faveur, se montrer pendant un jour sage comme Caton. C’est Hortense elle-même qui le lui propose :

Jouons la comédie,

Deviens, pour un seul jour, sage, plein de raison,

En un mot, montre-toi sous les traits d’un Caton.

Sur ces entrefaites apparaît le vieil oncle accompagné d’une vieille tante aussi douce qu’il est grincheux et qui le mori¬ gène :

Les hommes sont parfois de fiers originaux!

Jeunes, ils ont pour nous des soins toujours nouveaux,

Ils font, pour être aimés, les plus grandes folies Et nous sommes alors leurs idoles chéries;

1 Clavareau, op. rit., Préface, t. I, p. xn.

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Vieux, ils deviennent tous soupçonneux et grondeurs,

Notre sexe est en butte à leurs sottes fureurs,

Et comme ils ont perdu les goûts de leur jeunesse,

Ils frondent les plaisirs et prêchent la sagesse.

C’est sans doute un lieu commun, mais qu’il suffisait de bien habiller; or le développement que nous avons ici n’est que banal et ne renferme pas le moindre trait d’esprit, pas la moindre saillie. Là-dessus s’accumulent les extravagances ; la pièce eût pu fournir une étude vive et alerte de caractères en montrant Célicour se débattant contre sa nature et s’effor¬ çant d’être Caton pour un jour. Au lieu de cela, voici qu’Hor- tense se déguise en officier, sa servante Lisette prend le rôle de sa maîtresse, de un imbroglio dont Clavareau n’a pas su extraire une seule situation comique, et l’on conçoit que l’oncle ne sait s’il doit rire ou se fâcher, et qu’au dénouement il ne comprenne pas encore très bien ce qui s’est passé.

L'Oracle* félicitait le débutant du talent dont il avait fait preuve; il trouvait « du naturel dans le dialogue, quelques scènes bien filées et des intentions comiques ».

Bien que Un jour de fortune ou les Projets de bonheur fût la pièce de Clavareau qui obtint le plus brillant succès 2, il n’en est pas moins vrai qu’elle était à peine digne de faire les frais d’un vaudeville. Un jeune auteur, Charles, ayant quitté la pro¬ vince pour vivre à Paris, végète dans la misère. Fort à propos, il lui tombe du ciel un héritage de 400,000 francs. « Quatre cent mille francs ! Un coup aussi subit a troublé tous mes sens î » s’écrie-t-il, et aussitôt les projets de bonheur d’aller leur train. Il va épouser sa fiancée Emilie, se bâtir deux châteaux, faire jouer ses pièces et vivre en seigneur à la campagne. Mais il a compté sans les revirements de la Fortune. Conseillé par un ami funeste, il se laisse entraîner au jeu. Précisément son oncle Blainval arrive de Moulins avec Emilie, et tous deux lui font promettre de ne pas s’attarder au jeu. Malgré cela, il joue, perd

1 263, 20 septembre 1819.

2 Clavaheau, op. cit ., Préface, t. I, p. vu.

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la moitié de son héritage, soit 200,000 francs, et pour se venger veut tuer celui qui l’a si mal conseillé. Pour comble de mal¬ heur, il apprend que l’autre moitié de sa fortune vient d’être perdue par son homme d’affaires, tandis qu’un billet d’Emilie l’informe qu’elle retourne à Moulins, puisqu’il n’a pas su tenir sa promesse. C’en est trop, Charles va se tuer, déjà il a le pistolet en mains lorsque apparaissent Emilie et Blainval. On se pardonne et

Je le vois dit Charles les projets formés dans la misère Sont souvent démentis par un destin prospère,

Le hasard peut donner et richesse et grandeur,

Mais la seule vertu nous offre le bonheur.

Il y a bien des événements pour trois petits actes de comédie d’ailleurs très mal agencés et qui offrent tous les caractères d’une grotesque invraisemblance. Au fond, c’est le même sujet que celui du Caton par amour , même caractère du héros, même insignifiance de l’amour, il n’y a rien de saillant, il n’y a pas même une tendance au comique. Les critiques de l’époque i avaient déjà remarqué cette absence complète d’esprit qui provoque le rire malicieux. Que fit Clavareau? Il intercala un domestique du nom de John, véritable parasite de sa comédie, qui ne sut qu’augmenter la monotonie de la scène par des réflexions sérieusement morales. Malgré cela, la pièce réussit à Gand. La critique fut d’accord pour établir qu’il n’y avait rien d’original dans ces trois actes et que le style en était la partie la plus recommandable, et l’on n’oublia pas de louer « les belles espérances » que donnait Clavareau 2.

Voici une comédie, les Médisantes , dont le titre semble annoncer la satire d’un caractère. Clavareau ne s’en doute même pas. Les deux médisantes, M1,e Rose et Mlle Ursule, qui ont accaparé l’esprit de Mme Dossange, n’ont aucun relief et sont reléguées au second plan ; à peine sont-elles médisantes,

1 Journal de Gand, 31 mars 1821.

2 Idem, 31 mars 1821. Idem, 5 août 1822.

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car Mlle Rose, convaincue d'être amoureuse malgré son âge et ses récriminations contre l’amour, n’est autre qu’un Tartuffe, et même, à ce point de vue, son caractère reste à peine tracé.

La pièce se réduit à une intrigue banale ; encore, si elle n’était que banale!... Un auteur peut tirer parti du plan le moins compliqué ; mais Clavareau n’est qu’un modeste écolier qui noue ses scènes avec difficulté, qui froidement fait de la morale insipide en vers comme ceux-ci :

Sans critiquer personne, évitons les méchants,

Et surtout à jamais fuyons les médisants.

Ce n’est pas très riche ni très imagé et c’est le ton cepen¬ dant de toutes ses œuvres. Le peu de mérite de sa comédie fut si bien reconnu que la Commission du théâtre de Bruxelles la refusa. Jouée à Gand, cette pièce n’eut aucun succès; Clavareau prit soin d’expliquer cet échec 1 2 en l’attribuant aux plaisan¬ teries d’un des personnages de sa comédie, plaisanteries qui auraient déplu à certaine classe de la société. C’était attribuer beaucoup trop d’importance à des plaisanteries tout à fait anodines. Comme les autres, cette pièce échoua parce qu’elle ne méritait pas mieux.

De l’aveu même de hauteur 2, Mauvaise tête et bon cœur 3 n’est qu’une bluette sans importance, écrite en huit jours à la suite d’un pari. Sans conteste, cette comédie d’un acte, en vers, possède du mouvement, mais du mouvement sans naturel, sans saillie. Un jeune homme de bon cœur, Dorville, est mis à l’épreuve par l’oncle de sa fiancée encore l’histoire du Caton par amour! Il doit rester sage pendant huit jours. Tout va bien jusqu’au huitième jour. Mais ce jour-lâ, tout se gâte. Un ami vient chercher dans sa demeure un asile pour une fiancée qu’il a enlevée, un autre lui demande mille louis pour payer une dette de jeu. Notre jeune homme se montre

1 Clavareau, op. cit ., Préface, 1. 1, p. ui.

2 Idem, p. v.

5 Jouée à Mons en 1822.

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très généreux pour ses amis et leur accorde ce qu’ils désirent. Mais autre histoire! Les créanciers surviennent justement, et comme le bon Dorville n’a plus qu’un louis, il doit les écon¬ duire; seul son tailleur, qui est un homme pauvre, reçoit sa montre en gage. Jusque-là tout va bien, et l’on ne voit pas ce que l’oncle pourra reprocher à un si brave enfant. Précisément, l’oncle entre avec la fiancée de Dorville ; il a rencontré les créanciers qui n’avaient pas été payés, maintenant il découvre une femme celle qui a été enlevée dans la chambre de Dorville. Lejeune homme tout embarrassé ne veut pas trahir ses amis, il ne sait comment il va sortir de là, lorsque, devant son anxiété, l’oncle déclare que tout cela n’est qu’une ruse qu’il a imaginée pour mettre à l’épreuve son futur neveu, et il lui donne sa nièce. '

Voilà certes un plan auquel ne manquent ni la variété des situations ni la complication. Et pourtant, quelque extrava¬ gante que soit cette conception, elle n’offre pas le moindre attrait. Toutes ces scènes simplement juxtaposées sont d’une incohérence manifeste, et l’invraisemblance domine d’un bout à l’autre. Même isolément, aucune de ces scènes ne mérite l’attention. Et bien que le titre comporte Mauvaise tête et bon cœur , on ne voit nulle part qu’il y ait mauvaise tête; quant au bon cœur, ses effusions ne se conçoivent nullement.

L'Oracle l, qui avait, au service de Clavareau, un cliché d’appréciations, lui prédisait un brillant avenir dramatique. Et comme la trame de cette pièce ne lui inspirait qu’une mé¬ diocre confiance, il louait le style. « La pièce est écrite en vers, disait-il, le dialogue en est facile, il n’y manque pas de gaîté, et l’on y rencontre des intentions comiques. » C’est bien cela, des intentions, mais rien que des intentions.

Dans le Règne féodal , il y a, dirait V Oracle, des intentions dramatiques. Cette pièce, qui primitivement avait trois actes et était intitulée Valmore, fut représentée à Monsen 1820. C’était un drame héroïque qui n’avait d’autre valeur littéraire qu’une

i 172, 14 juin 1822.

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versification abondante et facile que l’on applaudissait à défaut d’intérêt dramatique parce que l’usage autorisait nos drama¬ turges à nous faire rire ou pleurer en très mauvaise prose

Dans la suite, Clavareau transforma sa pièce qui devint une tragédie en cinq actes, sous le titre de Règne féodal. Froment, qui était à l’affût de toutes les défaillances de nos poètes, fit cette épigramme 2 :

Mon Valmore est trop court, je crois,

Disait hier l’ami Pyrame,

De deux actes en sus je rallonge mon drame;

Ami, fais mieux encor, raccourcis-îe de trois.

Ce drame n’est qu’un tissu de longues tirades en faveur de la liberté contre les tyrans; composition de rhétoricien ayant pour objet de légitimer l’assassinat d’un tyran. Clavareau a encore moins de souffle pour la tragédie que pour la comédie. Son œuvre est sans ampleur comme sans originalité, la plati¬ tude des détails est au niveau de la banalité d’un moraliste bavard.

Pour en finir avec les œuvres de Clavareau, citons encore les Solliciteurs de 1814, pièce qui ne fut pas représentée. Dans cette comédie, puisqu’il l’appelle comédie, il n’y a de la comé¬ die que le dialogue et la division en scènes. Tout au plus pourrait-on y voir une satire très bénigne de la manie des pétitions à l’instar de celle que Raoul composa; celle-ci est encadrée d’une intrigue amoureuse de la plus grossière invrai¬ semblance.

En 1828, Clavareau avait renoncé à la carrière dramatique ; les obstacles de tous genres l’avaient découragé et la sévérité de la critiques l’avait effrayé; sa dernière œuvre fut une traduc¬ tion d’une tragédie de Feith.

1 Mercure belge, 1820, t. IX.

2 Poésies , t. II. p. 209.

3 Clavareau, op. cit.. Préface, t. I, p. n.

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Sans contredit, Ed. Smits 1 fut le principal auteur drama¬ tique de la période hollandaise. Il écrivit trois tragédies qui sont d’une bonne médiocrité et qui eurent' surtout l’avantage d’être les premières qu’un écrivain national risqua sur la scène, si bien que Smits put revendiquer le titre de créateur de l'art dramatique en Belgique 1 2 * 4 5.

Ayant à prendre place entre les classiques et les romantiques, il suivit l’adage in medio virtus qui était très funeste en l’occur¬ rence; « il entrevit qu’il ne devait se ranger dans aucun des deux partis ; mais qu’à l’un il devait prendre sa sagesse de composition, sa pureté grammaticale, et à l'autre ses nou¬ veautés de formes, son coloris, son énergie 3 ». C’est pour cela que lorsqu’il composa Elfrida , il fit une tragédie romantique sur un plan classique 4. Nous sommes en pleine transition. Mais au fond, ses tragédies sont plus classiques que roman¬ tiques; en effet, si la forme, le plan, la conception scénique sont classiques, il ne reste que quelques innovations de détail.

Le sujet de Marie de Bourgogne et de Jeanne de Flandre avait été puisé dans nos annales; celui d 'Elfrida était de provenance exotique, car, sous l’influence du romantisme, Smits avait eu recours aux anciens récits Scandinaves. Ces trois pièces échouèrent : Marie de Bourgogne eut deux représentations à Bruxelles, Jeanne de Flandre éprouva de singulières vicissi¬ tudes que Smits a narrées, enfin Elfrida fut accueillie avec froideur au théâtre 3.

Il ne faut pas que l’on fasse aux contemporains de notre auteur le reproche d’avoir été ingrats ou peu intelligents : les pièces de Smits ne méritaient que l’accueil qu’on leur fit. Le public paraissait bien disposé en faveur d’un écrivain national, les journaux ne lui marchandaient pas les éloges, mais le sys-

1 Smits, OEuvres poétiques , 2 vol. Bruxelles, Verteneuil, 1847 (-1er vol.).

2 Idem, Préface, pp. iv et xxv.

5 Idem, p. vi.

4 Idem, t. I p. 93.

5 Cf. Quetelet, Sciences physiques et mathématiques, p. 379, note.

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tème « mitoyen » de l’auteur était néfaste, et. d’ailleurs son talent n’était pas de ceux qui immortalisent une œuvre.

Dans Marie de Bourgogne , Smits mettait en scène la mort d’Hugonnet, immolé à la haine de Tristan, ministre de Louis Xï, par un peuple auquel il avait voué une réelle affec¬ tion. Toute la trame est là. On a, pour constituer l’intérêt, d’une part, l’amitié de Marie pour son conseiller; d’autre part, les ruses de Tristan pour parvenir à ses fins.

Dès le début, on se heurte à des bavardages monotones, à des dialogues qui sont plutôt des pages descriptives : tels le caractère de Louis XI et le portrait de son intime Tristan; les leçons de politique abondent, politique constitutionnelle sur¬ tout, comme dans ces vers de Marie :

A de pareils discours je ne répondrai pas Avant d’avoir au moins consulté les États.

Dans ces conversations, on oppose une opinion à l’autre : la royauté absolue à la royauté constitutionnelle, et comme les personnages s’expriment par sentences, l’un dira :

•Abattre les tyrans, c’est se couvrir de gloire,

l’autre :

La mort ne doit jamais punir un souverain,

Le juge d’un tyran parait un assassin.

Mettez quelques douzaines de vers ou tout se dit sur ce ton affirmatif et catégorique, où, grâce à l’abus de la synonymie ou de la gradation, se trouve développé un même thème dogma¬ tique, vous jugerez avec quelle froideur devaient être accueillis deux actes bourrés de tirades sur les devoirs des rois et des citoyens, et vous devinerez quel enthousiasme devait jaillir d’un code de morale politique d’où se détachaient parfois plus vibrants les mots de liberté ou d’esclavage.

Les situations tragiques manquent absolument; l’action se déroule sans péripétie au milieu d’allées et venues déconcer¬ tantes. Pour présenter ses personnages, Smits a gardé un des vieux trucs classiques, fort simple, qui consiste à annoncer le

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personnage nécessaire par « Le voici » ou « Je le vois paraî¬ tre 1 », ce qui réussit indubitablement pourvu que l’acteur ne se trouve pas au delà des coulisses.

En outre ces héros eux-mêmes n’ont pas de caractère, et si le spectateur reste indifférent à la mort d’Hugonnet, c’est qu'il n’a pas été séduit par cette figure. En effet, Hugonnet est un vieux brave homme, tout résigné, d’une faiblesse débonnaire, qui, injustement condamné à mort, se contente de dire « qu’il y a de l’honneur à mourir innocent ». Evidemment, cela vaut mieux que de mourir coupable, mais dans une tragédie on préférerait qu’il mît au moins son honneur à se défendre, alors il y aurait lutte, partant vie et intérêt.

Le caractère de Marie de Bourgogne n’est pas mieux tracé; elle est aussi faible, aussi indécise que son conseiller. Elle a de l’affection pour Hugonnet, et quand il est en danger elle vou¬ drait sincèrement le sauver et même elle offre sa vie pour lui. Mais quand vient l’heure d’agir, elle tâtonne, elle hésite, ne sachant quel parti prendre; elle va jusqu’à refuser, sans motif plausible, l’aide que veut lui prêter un officier du nom de Ravestain. Aussi, comme le remarquait Van Hasselt, cette Marie de Bourgogne « ne ressemble à rien et ressemble à tout, elle est à refaire pour le théâtre 2 ».

On ne peut guère signaler que certaines tentatives nouvelles qui seules présentaient quelque intérêt. Je me figure aisément l’effet que devait produire sur la masse des spectateurs som¬ meillants, au milieu des doléances monotones des acteurs, l’arrivée brusque d’un officier coupant la parole aux person¬ nages immobiles sur la scène, en criant :

Au nom des lois, seigneur, je vous arrête.

Il y avait aussi meilleur parti à tirer d’une séance du conseil de la ville, devant lequel Hugonnet se défend. Un véritable romantique aurait trouvé le moyen d’étaler à nu les passions

1 Pages 21, 37, 46, 53, 64, 105, 109.

2 Lettre à Alvin, 1er mars 1833. Alvin, Van Hasselt, p. 65.

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des hommes; notre auteur n’a que faiblesse et indécision. De toute cette tragédie, il n’y aurait à garder, me semble-t-il, que la scène des adieux d’Hugonnet à xMarie, adieux empreints d’une sincère tristesse, communicative môme, et d’une douce résignation.

Hugonnet paraît sur la scène enchaîné et accompagné de ses gardes.

Marie.

Il vient me déchirer par ses derniers adieux,

La mort est dans mon cœur, le calme est dans ses yeux.

(A Hugonnet)

Mon père!

Hugonnet part).

Je suis lier d’un nom dont sa tendresse A mon dernier moment honore ma vieillesse.

(Haut.) Oui, je suis votre père, et ce titre si doux

Me fait, d’un sort cruel, supporter tous les coups.

Je meurs content!

Marie.

Hélas! quand c’est lui qui succombe,

Un -seul mot le console, il ne voit plus la tombe.

Hugonnet.

Oui, je meurs satisfait, j’ai rempli mon devoir!

D’un destin plus heureux ne perdez pas l’espoir...

Malheureusement, le vieillard, inspiré par sa fin prochaine, ajoute des prédictions vieux cliché; il prévoit la Révolution française et « la discorde civile qui agite ses serpents», et trouve même moyen de brûler un peu d’encens en l’honneur de la nouvelle dynastie des Pays-Bas, ce qui est l’indice que l’auteur est animé d’un excellent patriotisme. Hugonnet prolonge encore ses adieux par des maximes à l’usage des reines, et ce qui pouvait être beau finit par devenir fastidieux. Quant au dénouement, il résulte si peu de la marche de l’action, qu’il semble que l’auteur n’ait pas eu de but en vue. Nous y trouvons cependant la note nouvelle :

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Marie ( à l'officier).

Parlez-moi d’Hugonnet... [On entend la cloche du beffroi.)

L’Officier.

C’en est fait!...

Marie.

Je me meurs!

Le son de cette cloche, que d’aucuns parmi les contempo¬ rains trouvèrent contraire aux règles du théâtre, n’était cepen¬ dant qu’un son encore bien timide, mais enfin c'étaient les premières vibrations du romantisme qui résonnaient sur notre théâtre.

Encouragé par les éloges que la presse belge avait décernés â sa première œuvre t, Smits soumit â Lesbroussart et â Morel une nouvelle tragédie, Elfrida 2. Lesbroussart ayant loué le caractère sombre de l’héroïne, Smits crut pouvoir présenter sa pièce â l’Odéon de Paris, mais elle fut refusée parce que, disait-on, le caractère français n’aurait pu sans répugnance supporter le personnage principal. Smits alors, après avoir adouci ce qu’il y avait de violent dans le rôle d’Elfrida, soumit sa tragédie au comité de lecture de Bruxelles qui approuva les remaniements. Le rapport disait 3 : « La tragédie d’Elfrida appartient au genre habituellement désigné par la dénomina¬ tion de romantique ». On trouvait, en outre, que l’auteur avait conservé la couleur locale et celle des temps, et qu’il avait su tirer parti des traditions superstitieuses des anciens Scandi¬ naves. Il ne restait plus qu’à représenter Elfrida; la représen¬ tation eut lieu le 13 décembre 1824. La pièce échoua parce que, dit Smits, en rendant son personnage « moins odieux », il lui avait enlevé son originalité. Il le rétablit dans son énergie

1 Préface, p. vil

2 Cf. p. 93, Avant-propos. 5 Idem, pp. 9(3-100.

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primitive, ce qui lui valut les éloges de C. Delavigne; néan¬ moins la tragédie ne fut plus représentée.

Au fait, il serait très difficile de préciser ce qu’il y a de romantique dans cette pièce. Le rapport du comité de lecture parle de couleur locale bien observée; or il suffirait de changer les noms et quelques rares expressions, et la pièce pourrait s’adapter merveilleusement aussi bien à la Grèce qu’à l’Italie. Ce que l’on pourrait trouver de neuf, c’est l’impression géné¬ rale qui se dégage un peu, évidemment, du choix de la contrée mais aussi d’un type de femme féroce, tout appli¬ quée à sa vengeance ; de cris passionnés, expression d’une lutte intense ; d’une action plus tragique, en ce sens qu’on se tue sur la scène; de quelques expressions neuves, comme celle-ci, que de Stassart trouvait bizarre : « L’amour ne peut donner qu’un bonheur douloureux »; comme si les contraires dans l’homme devaient s’exclure comme dans la logique.

Un souffle de Shakespeare a frôlé le poète dans ses concep¬ tions et lui a inspiré ce qu’on pourrait appeler le leitmotiv de son drame, la vengeance d’Elfrida. Elfrida est l’épouse d’Olaüs, qui a assassiné Eric afin de monter sur le trône; son crime accompli, Olaüs a épousé Elfrida, la fille d’Eric. D’une pre¬ mière femme, il avait eu un fils, Ivan, qui va servir la vengeance de la reine en tuant, ou plutôt en essayant de tuer son père. Cette colère vengeresse résonne dans quelques vers cornéliens :

Oui, je veux, ô mon père, en vengeant ton injure,

Épouvanter les dieux, révolter la nature i.

Pour qui venge son père, il n’est plus de forfait2...

Il faudrait cependant que ce caractère fût révélé par des actes plus que par les mots venger , vengeur , vengeance et autres synonymes qui tombent continuellement des lèvres des acteurs. En somme, quelque énergique et farouche que soit Elfrida, elle

1 Acte I, scène IV.

2 Acte IV, scène I.

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devient monotone dans sa férocité; la gradation dans l’horrible, comme la possédaient les tragiques grecs, ne se développe pas; tout au plus y a-t-il, pour faire contraste, les jeunes amours de Thora et d’Ivan qui prêtent à la douceur, à la rêverie :

Il est de ces moments notre esprit, frappé de noirs pressentiments,

Éprouve le pouvoir de la mélancolie...

Mais encore, Smits n’a pas su mettre à profit ce contraste, il a cru devoir colorer ces amours de la teinte farouche de tout son drame. Le serment horrible d’Ivan de faire périr son père Olaüs est dans le ton romantique ; de même la scène Elfrida met aux mains d'Ivan le poignard qui doit consommer son forfait :

Ivan.

0 Dieux! Je crois revoir la sombre prophétesse Qui dans les bois d’Ennort a guidé ma jeunesse;

C’est elle-même...

Elfrida.

Non, c’est l’ange de la mort Qui souvent t’apparut dans les forêts d’Ennort.

Va! poursuis tes destins!...

Le dénouement brusque et violent n’arrive pas à point, il est incohérent. L’auteur en reste toujours à des pièces d’essai. Il garde ses précédents défauts : des tirades du début de sep¬ tante vers, narratives ou descriptives; des réminiscences tex¬ tuelles de Racine; des personnages difficilement amenés; une douzaine de vers pour opérer la conversion de Thora et d’Ivan au christianisme; une tentative de suicide d'Ivan incompré¬ hensible; souvent des apartés bizarres pour exprimer des sen¬ timents que les auditeurs auraient pu éprouver par une action bien conduite; enfin un personnage parasite, Waldeinar, chargé de remplir le rôle du chœur dans la tragédie antique et qui devait exprimer « la morale de l’ouvrage mise en action » : tout cet ensemble de défauts contribua à la chute définitive d 'Elfrida.

( m )

Bien que cette œuvre fût louée par la presse, Ed. Smits n’en parut pas moins découragé; il écrivit : « En abandonnant aujourd’hui une carrière si pénible et à la fois si remplie de charmes, il me reste la satisfaction de l’avoir ouverte dans ma patrie; heureux si mon exemple, en réveillant une utile émula¬ tion parmi mes compatriotes, crée enfin un poète tragique distingué. »

Pourtant il écrivit encore Jeanne de Flandre , qui souleva des querelles et des discussions, et causa des ennuis de tous genres à son auteur. Cette tragédie, qui fut jouée à Ganden mars 1828, n’eut qu’une représentation. On l’avait retirée parce qu’elle contenait un rôle « de nature à susciter des troubles » i ; c’était celui du légat pontifical, qui certainement pouvait paraître odieux. On craignait surtout d’amener des protestations à une époque le pays était divisé par la question religieuse, et l’on aurait accusé l’auteur d’avoir composé sa pièce à l’instigation du gouvernement

Sans doute la politique pouvait attirer l’attention . sur la tragédie de Smits, mais, au point de vue littéraire, celle-ci n’aurait été.qu’au-devant d’un échec. Si elle eut quelques succès sur les théâtres hollandais quand on l’eut traduite, elle le dut précisément à ces allusions religieuses. Smits l’avait composée sur l’invitation de Talma, qui, frappé de l’énergie qu’il donnait à ses personnages, avait promis de remplir le rôle de Bouchard d’Avesnes ; la mort l’en empêcha 3.

Dans l’ensemble, cette œuvre valait mieux que les deux précédentes; la situation comportait des scènes tragiques et la lutte d’une passion. Jeanne de Flandre est éprise de Bouchard, époux de sa sœur Marguerite; le légat Etienne, qui a une injure personnelle à venger sur Bouchard, protite de cette passion pour révéler à Jeanne que Bouchard est un prêtre renégat et que, par conséquent, son mariage n’est pas valable.

1 Prétace, p. x.

2 I, p. 186. Lettre du ministre Van Gobbelschroy.

3 Préface, p. xxv.

Tome LXII. n

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Quelques lueurs tragiques se projettent sur cette lutte que Jeanne engage entre l’amour et la vengeance ; obéira-t-elle aux suggestions du légat et creusera-t-elle l’abîme entre deux époux confiants et aimants? Ou plutôt son amour même ne l’oblige- t-il pas à laisser à Bouchard tout le bonheur qu’il possède? Puis, quand elle a dévoilé ce qu’elle sait, elle jette la terreur dans l’âme de sa sœur. Marguerite, elle aussi, combat ses propres sentiments. On veut la forcer d’abandonner son mari, mais elle sait trouver des accents énergiques, les accents de la nature contre la religion qui condamne Bouchard. L’auteur n’a pas su mener à bien son dénouement, c’est le défaut saillant. On dirait que Smits compose ses pièces sans plan, et comme la tragédie classique ne comporte que les cinq actes traditionnels, il faut au cinquième faire intervenir le dens ex machinâ pour débrouiller la situation. Le procédé qu’il emploie, c’est le suicide : du coup, les personnages se taisent.

Tout ceci n’est que l’enfance de l’art; on peut, sans doute, louer la correction et la pureté du style, nous irons même jusqu’à reconnaître l’harmonie rythmique du vers, mais cela ne suffit pas, et la monotonie a tué les tragédies de Smits. Tout s’y dit sur le même ton, les choses les plus sublimes comme les réflexions les plus banales ; les sentences sont semées à pleines mains, et l’on y parle à la façon des héros de Corneille .

Je suis son ennemi et non pas son bourreau.

C’est ton sang qu’il me faut et non pas tes excuses.

Et le jour du combat, je suis plus glorieux

B’un seul laurier cueilli que de tous mes aïeux.

De tous ses héros ou héroïnes, pas un ne se détache sur le fond terne de ses scènes, pas une individualité ne subsiste, pas un type ne survit dans la mémoire. Le dialogue manque tota¬ lement de vivacité; on dirait que chaque personnage surtout dans les premiers actes de chaque pièce répète une leçon bien apprise sur des sujets d’histoire, de politique ou de morale.

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Smits a l’unique mérite d’avoir abordé un genre autrement difficile que ceux que l’on cultivait généralement; il est parvenu à faire écouter sur la scène des œuvres nationales, et, somme toute, il a fait ce qu’il pouvait faire à cette époque de transi¬ tion.

Bergeron i s’était essayé à l’art dramatique par une traduc¬ tion en vers de Térence qu’il dédia au mécène hollandais, Falck. Comme le Mercure , nous dirons que c’est un travail fort estimable , rien de plus. 11 nous importe peu que Bergeron ait passé ses veilles à lutter contre la précision du latin, la manière elliptique de Térence, la vivacité du dialogue; nous jugeons les résultats et non les efforts stériles; nous apprécions ce que nos auteurs ont en propre, non ce qu’ils ont pillé dans les anciens. Les traductions de l’Empire se ressemblent en ceci qu’elles faussaient toutes l’originalité de Fauteur traduit.

En 1819, on avait représenté à Bruges V Heure du supplice ou les Remords du crime, scène tragi-lyrique avec accompagne¬ ment de musique. On voyait un condamné à mort débitant en vers classiques ses derniers regrets. Le fond était romantique, mais d’un romantisme macabre et exagéré avec l’inévitable spectre horrifique. La pantomime du condamné était évidem¬ ment du plus haut tragique, si nous en jugeons par les paren¬ thèses de l’auteur, dont voici quelques spécimens : « Il se lève et se promène tristement dans son cachot. Il recule épouvanté comme si le spectre l’arrêtait par le bras. Il pousse un cri horrible, croyant que le spectre vient de le poignarder; il tombe sans mouvement sur la terre; après quelques instants, il reprend connaissance. - On entend son¬ ner l’heure... etc., etc. » Ajoutons que les vers ne sont pas si terribles et que même ils atténuaient singulièrement une action aussi lugubre.

1 Bergeron, Les comédies de Térence, traduites pour la première fois en vers français avec le texte en regard. Gand, Houdin, 1821, 3 vol. L'Heure du supplice et Corésus se trouvent dans Fables et autres poésies. Namur, Hambursin, 1844.

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Quoi qu’en ait dit M. Le Roy1, la tragédie Corésus , qui ne fut pas représentée, nous paraît l’œuvre principale et de loin la meilleure de celles qu’écrivit Bergeron. Composée en 1820, elle ne fut publiée qu'en 1844 et passa inaperçue.

Le sujet est tiré des Achaïques de Pausanias et avait déjà été traité par Lafosse et Millevoye. Callirhoé, amante d’Idamas, est vouée à la mort par l’oracle de Delphes, parce qu’elle n’a pas acquiescé à l’amour du grand-prêtre Corésus. Plutôt que de la percer de son fer, Corésus se tue. La donnée est antique, la forme est dans les traditions classiques : cinq actes, unités de temps et de lieu, confidents et suivantes, gradation d’un sen¬ timent simple. Bergeron a su donner quelque relief à ses personnages ; la lutte généreuse entre Idamas et Callirhoé est empreinte de noblesse; il a ménagé habilement l’intérêt par une série d’épisodes gradués. Même, il y a joint un sentiment modéré de mélancolie inspiré par une mort si prématurée, en même temps que plane, mais de très haut, l’inexorable Destin. Nous n’en sommes cependant pas encore à un chef-d’œuvre ; le dénouement est un coup de foudre inattendu, la précision manque dans les caractères; le vers, bien que souple et correct, est trop uniforme, les personnages ont des attitudes trop iden¬ tiques. Ils sont tous grands, tous nobles, tous classiques, leurs paroles et leurs gestes se ressemblent tous. 11 y a trop de monotonie pour une donnée si tragique.

N’ayant d’autre stimulant que des prétentions patriotiques, le Liégeois Coppeneur s’attela à la grande tragédie. Il écrivit en guise de préface : « Entendrez-vous toujours l’étranger vous dire que votre sol est stérile en littérature? C’est animé par l’honneur de ma patrie et révolté de ce reproche que j’ose donner l’exemple à de plus grands talents. Peut-être que mon essai va réveiller l’assoupissement ils sont plongés et qu’un faible ouvrage va devenir une source d’illustrations et de gloire pour cette cité. »

1 Le Roy, Biogy'aphie nationale.

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Il est probable qu’il partait du principe, que les petites causes engendrent parfois de grands effets. Quoi qu’il en soit, il écrivit une immense tragédie qui ne fut jamais représentée, de quatre-vingt-quatre pages, en cinq actes et en vers, il met¬ tait en scène, sous le titre d eStatira, la passion d’Alexandre pour Statira, fille de Darius, et la répudiation de Roxane ; c’est-à-dire que ces noms couvrent ceux de Napoléon, de Marie-Louise et de Joséphine. L’intention politique est transparente; au reste, toute la pièce n’est qu’un prétexte aux tirades légendaires sur le despotisme et aux dissertations sur les lieux communs de la politique. L’intrigue et les caractères y sont absolument nuis; ce n’est qu’un alignement de vers faciles, souvent incor¬ rects, une abondance aussi dénuée d’inspiration que celle que nous avons rencontrée dans la Gloire Belgique de Lemayeur.

Faut-il citer dans le même genre Coralie , tragédie en cinq actes de Bricoux? Le sujet était emprunté à l’histoire d’Égypte antérieure aux Croisades, ce qui laissait le champ libre à l’imagination. La pièce n’en vaut pas mieux cependant et n’a pas même le mérite d’un style simplement correct. L’auteur d’ailleurs va au-devant de la critique en la présentant comme une œuvre de début, fruit d’une fougue juvénile.

F. -J. Alvin père, d’origine française et dont la carrière fut vouée à l’enseignement, écrivit une tragédie en cinq actes, Guillaume de Nassau , qui eut la chance d’être représentée trois fois.

Alvin y développait l’assassinat du Taciturne par les émis¬ saires de Philippe IL Bien que la critique de l’époque 1 2 ait fait de l’auteur un parent des Sophocle, des Corneille, des Voltaire, nous nous contenterons de le placer parmi les pseudo-clas¬ siques de l’Empire à côté d’Arnault, qui traita le même sujet 2.

1 V Oracle, 192, 11 juillet 1821.

2 Arnault, Guillaume de Nassau, tragédie en cinq actes et en vers. Bruxelles, Tarlier, 1825. Rééditée en France, 1826.

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L’intérêt en est tout médiocre; pas de personnage féminin, par conséquent pas de scènes d’amour pour rompre la mono¬ tonie d’une action froide et sans incidents, mais de longues tirades politiques sont exposées, en vers convenables, des idées saines , au dire d’un critique 1, et je le veux bien, sur le pouvoir, l’ordre légal, la liberté, les garanties constitution¬ nelles. A défaut de mérite littéraire, le public applaudissait les allusions politiques, comme ces paroles de Guillaume mal¬ mené par un député vendu à l’Espagne :

Gardes, qu’on se retire, et dans ce député,

Respectez des États toute la majesté.

Ce système d’allusions politiques n’a jamais rien valu en art dramatique; c’est l’écueil contre lequel Alvin a échoué. Le comité de lecture de Bruxelles 1 2 * 4 avait trouvé la juste valeur de la pièce qui lui paraissait une tragédie de cabinet; il conseillait de la lire et de la méditer pour admirer le choc des passions politiques. Mais alors ne vaudrait-il pas mieux simplement se servir d’un traité de politique?

Alvin écrivit encore quelques scènes d’une tragédie inédite, David-Comnème 3, dans laquelle il s’inspirait de Zaïre. Aux controverses politiques de Guillaume de Nassau, il avait substi¬ tué des controverses religieuses qui n’offraient pas plus d’intérêt.

Le polvgraphe de Reiffenberg ne manqua pas d’apporter son tribut à la muse dramatique. Son bagage n’est pas consi¬ dérable. Après quelques essais insignifiants, il écrivit, en 1821, les Politiques de salon, comédie en trois actes et en vers qui ne fut pas représentée à cause des idées politiques qu’elle déve¬ loppait. Dans la dédicace à Lesbroussart, de Reiffenberg disait 4 : « Vous savez que cette satyre dialoguée a été écrite

1 Revue belge, 1839, t. XI, p. 278.

2 Faber, op. cit., t. III, p. 302.

5 Annuaire de la littérature et des beaux-arts. Liège, 1830

4 de Reiffenberg, op. cit. Préface.

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il y a deux ans en l’honneur des gens raisonnables qui obéissent aux lois et chérissent leur prince et leur patrie loin des coteries et des partis. Soyez mon public, puisque des consi¬ dérations étrangères à la littérature ont empêché le nouvel essai dramatique de subir l’épreuve difficile du théâtre. Je vous offre mon innocent badinage. »

De Reiffenberg ne s’est pas mépris sur la valeur de son œuvre : c’est une satire dialoguée, un innocent badinage, un prétexte à dissertations politiques l’intrigue est nulle, sans intérêt comme sans action. On n’y peut trouver aucune qualité de la comédie, et dans l’ensemble, elle manque totalement .d’unité. Dans le prologue, un des personnages s’exprime en ces termes :

Dites-moi, néanmoins, quelle mouche le pique :

Sur la scène à quoi bon parler de politique?

On en fourre partout même dans un bouquet,

Au fond de mon chapeau j’ai la charte Touquet,

Et ma brodeuse, enfin, que cette rage gagne,

Trace sur mon mouchoir les destins de l’Espagne.

Pourqüoi l’auteur se laissait-il gagner, lui aussi, par cette rage? Peut-être escomptait-il un succès d’actualité en mettant sur la scène des questions débattues dans les journaux.

Envisagée en détail, cette comédie a du bon; il est tel tableau ou tel portrait qui a de la verve et de l’entrain, et qui est d’un style élégant et pittoresque. sont raillés les politi¬ ciens, les dîners ministériels, certains types de financiers ou de poète, même un type de femme avec des velléités féministes ou encore des ingénuités d’amoureux, mais il ne fallait pas donner à cela le titre de comédie.

Raoul écrivit des comédies-vaudevilles à l’usage des collèges, comme la Veille des vacances , les Écoliers en vacances qui sont des œuvres morales, offrant un certain agrément à la jeunesse.

Sa tragédie Guillaume le Conquérant n’a aucune portée litté¬ raire, tant elle est faible. D’un bout à l’autre, ce ne sont que

( 210 )

conversations descriptives ou narratives, sans ampleur et sans mouvement, sans personnage caractéristique, avec un dénoue¬ ment invraisemblable. On peut trouver la versification régu¬ lière et correcte, sauf dans ce vers assez étrange :

De cent mille soldats inondons la Tamise.

U Écrivain public ou les pétitionnaires , vaudeville en un acte, dénote une certaine causticité maligne. Comme les Politiques de de Reifténberg, il ne présente aucune intrigue; c’est plutôt une satire dialoguée l’auteur prend à parti les solliciteurs innombrables de l’époque. On y voit les esclaves du maître de la veille mendier placets et décorations près du nouveau maître. Quelques types sont esquissés avec une ironie de bon esprit, par exemple, ce Delcour, qui devant remettre un placet pour un sien ami, se trompe et donne sa pétition à la place; ailleurs, c’est un certain Roufiignac qui, bien qu’appartenant à la noblesse, ne sait pas signer parce qu’il est cousin du grand Duguesclin qui ne savait non plus écrire. Ce même Roufiignac demande la croix de Saint-Louis en récompense de ses trente années de service dont voici le détail :

Pendant qu’on se battait, confiné dans ma terre,

Je ne me suis mêlé ni de paix ni de guerre;

J’ai donc servi trente ans; car en ne faisant rien,

Des hommes tels que nous, faisaient beaucoup de bien.

Le 15 mars 1827, on représentait à Liège les Eaux de Chaud- fontaine, comédie- vaudeville d’un acte, en prose, faite en colla¬ boration par L. Alvin, Polain et de Lannoy. C’est une œuvre d’un certain entrain et de vivacité juvénile, une comédie de mœurs superficielle, sans caractère bien accusé, semée d'allu¬ sions piquantes et d’actualités; toutefois on sent le manque d’expérience des auteurs. Un étudiant venu aux bains de Chaud- fondaine, courtise la fille du patron. Celui-ci veut le décider à se marier; le jeune homme hésite et fait quelques réflexions qui sont celles des étudiants de tous les temps. « C’est une chose unique que les amours maintenant, dit-il, à peine s’est-

( 211 )

on fait la cour trois semaines qu’on en est aux propositions de mariage. Mademoiselle Jeanne croit que les étudiants vont si vite en besogne. Comme si nous n’avions pas nos études à finir, nos parents à consulter, ce qui n’est pas le moins épi¬ neux. Moi qui croyais avoir trouvé une belle avec qui je pour¬ rais platoniquement filer le parfait amour pendant quelque temps, me voilà bien loin de mon compte. » Tandis qu’il est plongé dans ces perplexités, une ancienne maîtresse lui fixe un rendez-vous et lui demande de l’épouser. La première, apprenant cette entrevue, ne veut plus du futur qu’on lui a proposé, et la seconde, mécontente d’avoir été délaissée, l’aban¬ donne, et notre jeune homme en est pour ses frais.

Le public accueillit avec bienveillance et curiosité ce badi¬ nage, dont les auteurs mêmes avouèrent les défauts.

Lesbroussart commit deux pièces sans valeur littéraire : la première, Sotfroid , cachait une satire contre Geoffroy, critique au Journal des Débats ; la seconde, Y Intrigue en l'air , était une raillerie grossière et sans sel il visait Lalande et ses décou¬ vertes astronomiques.

Deux acteurs français, Tiste et Dauberval, avaient composé chacun un Méfiant; les deux comédies furent représentées, mais restèrent inédites. Un autre acteur français, Roucher, déjà connu par deux pièces qui avaient été jouées sans succès, fit représenter à Bruxelles, en 1825, Ylntrigue italienne qui éprouva un échec complet, rapporté en ces termes par le Jour¬ nal de Bruxelles i : « C’était une tentative téméraire que de prétendre ressusciter les canevas italiens, la gaîté bouffonne des scènes épisodiques tenait lieu, jadis, de caractère et d’in¬ trigue. Autres temps, autres mœurs; distinction qui ne devait pas échapper à l’œil subtil d’un journaliste accoutumé par état à flairer le bon et le mauvais. Molière et Regnard après lui, n’ont pas dédaigné de puiser aux mêmes sources que l’auteur

1 210, 29 juillet 1825. Faber, op. cit., t. III, p. 116.

( 212 )

de la pièce nouvelle; mais au moins un comique franc et vigou¬ reux palliait-il les écarts d’une muse licencieuse, couverte du masque effronté des Arlequin , Mezettin , Scaramouche, Pierrot et autres acteurs ultra-mondains de l’époque. Or, ce qui était à craindre est arrivé, YIntrigue italienne n’offrant que des tra¬ vestissements grotesques, une imitation maladroite et prolon¬ gée outre mesure d’une scène des Fourberies de Scapin , le public qui jusqu’au dernier acte avait fait bonne contenance, a donné libre cours à sa mauvaise humeur et la comédie a fini au milieu du tapage, des sifflets et des ris ironiques. »

Liénart-Odevaere t écrivit une comédie en trois actes, Y Anglomanie, qui fut représentée à Bruges en 1828 Voulant combattre le penchant qu’avaient les Belges d’accueillir tout ce qui était anglais, sans garantie et sans précaution, il mit en scène une dupe de cette sorte de chevalier d’industrie. Cette comédie n’offre aucun caractère, elle appartient à un débutant qui, d’ailleurs, n’en fit pas plus. Il faut dire qu’il avait été découragé par le procédé de la commission du théâtre de Bruxelles, qui n’avait pas même accusé réception à l’auteur de l’envoi de sa pièce.

Le Mercure belge 2 prédisait de belles espérances à Gigot, auteur de Encore un tableau de ménage , qui s’était aventuré dans la comédie de caractère et avait conçu une intrigue assez heureuse. Malgré ces encouragements, l’auteur mourut l’année suivante sans avoir pu voir représenter son œuvre.

Le baron de Peellaert 3 écrivit deux comédies en un acte, inédites, et sept opéras comiques, dont quatre n’étaient que des adaptations de vaudevilles ou de mélodrames parisiens. Lui-même composait à la fois les libretti et la musique. Il obtint

1 Faber, op. cit. , t. III, p. 305; t. IV. p. 286.

2 Mercure belge , 1818, t. V.

3 Ses Cinquante ans de souvenirs n’ont d’intérêt que pour l'époque postérieure.

( 213 )

une certaine vogue sur les théâtres de Bruxelles; il avait eu, malheureusement, le tort d’éparpiller son talent et son activité dans tous les domaines, et son épitaphe est peut-être ce qu’il fit de mieux :

Soldat, littérateur, peintre, musicien,

J’ai fait un peu de tout sans réussir en rien;

J’implore du passant, comme grâce dernière,

Pour l’homme un souvenir, pour l’âme une prière.

en 1806, à Bruxelles, Jouhaud avait à son actif, en 1830, une douzaine de pièces (on en compte plus de quatre cents dans la suite), la plupart vaudevilles en un acte qui furent repré¬ sentés sur différents théâtres de Bruxelles. Ces vaudevilles ne se distinguent pas par de brillantes conceptions; Jouhaud est l’homme des impromptus et des à-propos, excellant à rimer un couplet J. Ses sujets sont des actualités : Napoléon 2, Talma, le Jour des élections, Charles X; il mêle à cela des amours rustiques et des couplets villageois. Profitant des succès de Scribe, il avait mis sous son égide quelques-unes de ses pro¬ ductions; toutefois ce patronage n’a pas conduit Jouhaud sur le chemin de la postérité.

Citons, enfin, Prosper Noyer, qui débute à cette époque, Evrard, Hanssens 3, Philipps, Knapp 4, Dandelin et Quetelet 3, Froment et RemacleG, qui apportèrent de modestes essais en tribut à la muse dramatique.

A cela se borne l’ensemble des productions dramatiques belges qui parurent durant ces quinze années. En résumé, ce sont des tentatives. Le grand point, c’est que les écrivains

1 Faber,, op. cit t. III, p. 304.

2 Au sujet de Napoléon, il s’arroge l’honneur de l’avoir le premier mis en scène, honneur que Faber lui conteste.

5 de Peellaert, Souvenirs, t. I, p. 8W2.

4 Biographie nationale, Knapp, par Journez.

3 Cf. Biographie nationale, Dandelin, par Quetelet.

6 Faber, op. cit., t. III, p. 258.

( 214 )

nationaux peuvent non sans peine cependant arriver à faire jouer leurs œuvres. Si leurs productions sont médiocres, c’est que l’art dramatique demande plus de culture et plus de talent que tout autre. Nos auteurs sont rarement attirés par de hautes conceptions ; ils se bornent à la banalité des vaudevilles, ils se heurtent à la politique qu’ils veulent faire monter jusque sur la scène. Enfin, ils sont déroutés par leur indécision en présence des voies nouvelles qui s’offrent à leur talent, ils tâtonnent entre le classicisme et le romantisme. Rendons justice aux efforts qu’ils firent pour créer un genre dont nous n’avions jusqu’alors aucune notion.

Principales oeuvres dramatiques belges*.

1800-1830 .

F.-J. Alvin.

Guillaume , tragédie, cinq actes, vers, 1821 2.

L.-J. Alvin, Polain et de Lannoy.

Les eaux de Chaudfontaine (anonyme), comédie-vaudeville, un acte, prose, 1827 3.

Barafin.

Durville ou les Coups du sort , drame. Bruxelles, Pauwels, S. D. (1801)1 2 * 4.

Bergeron.

Comédies de Térence , traduites pour la première fois en vers français 3.

1 Cf. Faber, chap. XV, t. 111, p. 287; t. IV, pp. 260-292.

2 Bruxelles, Delemer, 1821. Représenté à Bruxelles.

5 Représenté à Liège, 1827. Verviers, Beaufays, 1827.

4 Non représenté. s Gand, Houdin, 1821, 3 vol.

( 215 )

Corésus , tragédie, cinq actes, vers 4.

L'heure du supplice ou les remords du crime, scène lyrique 2.

Bricoux.

Coralie, tragédie, cinq actes, vers, 1827 8.

Clavareau 1 2 3 4 * *.

Le Caton par amour, comédie, un acte, vers, 1819 5.

Edmond et Henriette, opéra comique, un acte,* prose, 1819 6.

Vaïmore , drame, trois actes, vers 18207.

Un jour de fortune ou les projets de bonheur , comédie, trois actes, vers, 1822 8.

Mauvaise tête et bon cœur, comédie, un acte, vers, 1822 9.

Les médisantes , comédie, trois actes, vers, 1828.

Thirsa ou le triomphe de la religion , tragédie, cinq actes, vers, 183040.

Coppeneur.

Statira, tragédie, cinq actes, vers, 1815 44.

Dandelin (t Quetelet.

Jean Second ou Charles-Quint dans les murs de G and, opéra comique, musique de Ots42,

1 Non représenté. Dans ses Fables et autres poésies.

2 Représenté à Bruges, 1819. Bruges, s. n. (Ve Dernoor et fils), 1819.

5 Mons, Lemaire, 1827.

4 OEuvres dramatiques , 2 vol. Bruxelles, Tarlier, 1825. Contient tout, sauf Edmond et Henriette et Thirsa.

3 Représenté à Mons, 1819.

6 Inédit.

7 Représenté à Mons, 1820. Refondu sous le titre : le Règne féodal.

8 Représenté à Gand, 1821.

9 Représenté à Mons, 1822.

10 Traduction de Feith. Bruxelles, librairie dramatique, 1830.

11 Paris et Liège, marchands de nouveauté, 1815.

12 Inédit. Représenté à Gand, 1816.

( 216 )

Dauberval (acteur français).

Le Méfiant, comédie, cinq actes, vers*.

Duscieux, de Mons.

Le siège de Mons ou les héros belges , drame, trois actes, prose 2.

Froment.

Le Vampire, opéra comique, un acte, prose, 1826 3.

Un jour à Vaucluse, opéra comique, un acte, prose, 1830. Men- gal fit la musique de ces deux opéras •*.

Gigot.

Encore un tableau de ménage , comédie, trois actes, prose, 1819 1 2 3 4 5.

L. Hachis, pseudonyme de Evrard.

Un duel, essai dramatico-moral, 1829 6.

Hanssens.

Le Prétendu ridicule, vaudeville, un acte 7.

Jouhaud.

Les petits prisonniers ou l’anneau du Grand Frédéric , comédie- vaudeville, un acte, 1822 8 9.

Le château d’Arles, vaudeville, un acte, 1822 9.

1 Inédit. Représenté à Bruxelles, 1817.

2 Inédit. Représenté à Mons, 1816.

5 Inédit. Représenté à Gand, 1826.

4 Représenté à Gand, 1830. Gand, Steven, 1830.

5 Non représenté. Bruxelles, Delemer, 1819.

6 Liège, Collardin, 1829.

7 Inédit. Représenté à Gand, 1830.

8 Représenté au théâtre de la Société de Bavière, 1822, et au Parc. Bruxelles, Detrez, 1823.

9 Inédit. Représenté au théâtre de la Société Lyrique, 1822.

( 217 )

La chaumière de Clichy, vaudeville-anecdote, un acte, 1821 i.

Le mauvais ménage ou la suite de Philibert marié , vaudeville, un acte, 1824 2.

Le jour de l'an ou les deux Justin , à-propos-vaudeville, un acte, en collaboration de P. Michelot, 1824 3.

Le retour d’un brave ou la suite de Michel et Christine , comédie- vaudeville, un acte, 1825 4.

Les trois Fanchon ou cela ne finira pas, folie-vaudeville, un acte, de Bonel et Jaure (Dejaure fils) avec couplets nouveaux, 1825 3.

Le bal masqué ou Paris et le village , comédie, trois actes, prose, 1826 6.

Napoléon ou r empereur et le colonel, comédie-vaudeville, deux actes, 1826 7.

Talma ou le grand acteur en voyage , comédie-vaudeville, un acte, 1827 8.

Le jour des élections, vaudeville, un acte, 1829 3.

Charles X ou les suites d'un coup d’État, pièce en trois journées, 1830 io.

Knapp, de Mons, sous l’anonyme Crispe.

Regnier, tragédie, cinq actes, vers, 1817 u.

Le Testament , comédie, cinq actes, prose, 1818 *2.

1 Bruxelles, Gambier, 1824.

2 Inédit. Représenté au théâtre de la Société Lyrique, 1824.

5 Représenté au Parc, 1824. Bruxelles, Gambier, 1825.

I Représenté à Bruxelles, 1825. Bruxelles, Gambier, 1825.

5 Représenté au Parc. Bruxelles, Gambier, 1825.

6 Bruxelles, De Greef-Laduron, 1826.

7 Idem , 1826.

8 Bruxelles, Jouhaud, 1827.

9 Représenté au Parc. Bruxelles, Dumont, 1829.

10 Bruxelles, principaux libraires, 1830.

II A l’usase des collèges. Bruxelles, De Brackenier, 1817.

12 Idem , 1818.

( 218 )

Laisne.

Imité de l’anglais :

L’homme faible , comédie, trois actes, vers, 1827 i.

John Bull ou la justice pour tous, comédie, trois actes, vers, 1827 2.

Lesbroussart.

La fête de Sotfroid. Div., un acte, prose, vaudeville, 1805.

L’intrigue en l’air ou les aérostats , 1807, vaudeville, un acte, prose, en collaboration avec Ed. Smits.

Le fermier belge ou le mariage par concours, hommage, un acte, prose, vaudeville. Musique de Mees. Bruxelles, Wah- len, 1816.

Liénart-Odevaere

L Anglomanie, comédie, trois actes, vers, 1823 1 2 3.

Mallard.

Belle- Alliance ou les journées mémorables des 16, 17 et 18 juin 1815 , grande pièce militaire4-.

Mathis.

Fanny ou le délateur bienfaisant , comédie, un acte, vers 3 *. Folifanfond ou tout pour l’éclat , comédie, trois actes, vers 6.

Modave

Prologue suivi d’une Apothéose de Grétry à l’occasion de l’inau¬ guration du théâtre de Liège, 1820 7.

1 Bruxelles, Ode et Wodon, 1827.

2 Bruxelles, Dupont, 1827.

5 Représenté à Bruges, 1823. Bruges, Bogaert-Dumortier, s. d.

1 Représenté à Louvain, 1815. Louvain, Meyer, 1815.

5 Bruxelles, s. n., 1820.

t; Bruxelles, Lacrosse, 1821.

7 iNon représenté. Publié à Liège, 1820, et dans ses OEuvres poétiques.

( 219 )

P. Noyer.

Baron chez Molière, comédie, un acte, prose, 1829 R

O’Sullivan.

La frontière, pièce de circonstance, vaudeville, un acte1 2 3 * * 6.

de Peellaert.

Crispin momie , comédie, un acte, prose, 1814 3.

L'amant troubadour , opéra comique, un acte, prose, 1815 4.

Les mariages supposés , comédie, un acte, prose, 1816».

L'heure du rendez-vous, opéra comique, un acte, prose, 18196. Le sorcier par hasard, opéra comique, deux actes, 1820 7 8. Agnès Sorel, opéra comique, trois actes, prose, 1824 8.

Le Barmécide ou les ruines de Babylone , opéra comique, trois actes, vers libres, 1825 9 10.

Teniers ou la Noce flamande, opéra comique, un acte, prose,

1826 io.

L’Exilé, opéra comique, deux actes, prose, 1827 n.

Il faisait les libretti et composait la musique. Les cinq pre¬ mières pièces sont de lui; les quatre autres, des arrangements de vaudevilles et mélodrames parisiens.

1 Inédit. Représenté à Bruxelles, 1829.

2 Représenté à Bruxelles, Parc, 1825. Inédit.

3 Inédit.

* Idem.

3 Idem.

6 Idem. Représenté en 1821.

7 Ou le Souper magique. Louvain, J. Savoné, s. d.

8 Représenté sixjfois, 1824. Inédit.

9 Inédit.

10 Paroles de MM. Bouillv et Pain. Représenté trois fois, 1826, 1827 et 1829. Bruxelles, Lelong.

41 Représenté deux fois, 1827. Inédit. Joué à Paris, 1825.

Tome LXII.

o

( 220 )

Phillips.

L'Exaltation , comédie, un acte, prose i.

Raoul 2.

La Veille des vacances , comédie-vaudeville, un acte, vers, 18163.

Les Écoliers en vacances , comédie-vaudeville, trois actes, vers, 1816 4.

Le Passage du prince, impromptu-vaudeville, un acte, 1817 3.

Guillaume le Conquérant , tragédie, cinq actes, vers, 1826 6.

L'Écrivain public ou les Pétitionnaires , vaudeville, un acte, vers, 1826 7.

de Reiffenberg.

Le Malheur imaginaire , comédie, un acte, prose, 1819 1 2 * * 5 6 7 8 9 * 11 12.

Les Politiques de salon, comédie, trois actes, vers, 1821 9.

La Toison d’or, opéra, trois actes, 1822. Musique de Messema- kers 1°.

Le siège de Corinthe, scène lyrique, trois actes, vers libres, 1823 h.

Remacle.

Le Savant et la Poissarde ou le Miroir de l’empereur Chusi, comédie-vaudeville, un acte, 1822 12.

1 Liège, Latour, 1826.

2 OEuvres diverses , 1826-1828, 4 vol. Contient ses écrits dramatiques sauf le Passage du prince.

5 Représenté dans des collèges.

i Idem.

5 Représenté à Tournai, 1817. Tournai, Casterman, s. d.

6 Non représenté.

7 Idem.

8 Bruxelles, Weissenbruch (1819), s. d.

9 Bruxelles, Hayez, 1821.

^ Représenté à Bruxelles, 1822. Inédit.

11 Dans les Harpes. Bruxelles, Hayez, 1823.

12 Représenté à Verviers, 1822. Liège, Bassompierre, 1822.

( 221 )

Roucher (acteur français).

Lejeune Satirique , comédie, trois actes, vers 1.

Une Intrigue de bureau , comédie, cinq actes, vers 2. L’Intrigue italienne, comédie, trois actes, vers3.

Ed. Smits 4 5 6 7.

Marie de Bourgogne , tragédie, cinq actes, vers, 1823 s.

Elfrida ou la Vengeance , tragédie, cinq actes, vers, 1824 6. Jeanne de Flandre , drame, cinq actes, vers, 1827 ?.

Stapleton dit Eug. Hus.

Je l’aurais gagé, à-propos, un acte, prose, à l’occasion de l’entrée de Guillaume Ier, 1815 8 9 10 11 12.

La naissance du fils de Mars et de Flore ou les Vœux accomplis , divertissement, un acte, 1817 3.

La Fête des dames ou la Journée du 19 janvier, féerie historique, un acte, 1818 l 2°.

Le Nid d’amours ou les Amours vengées, ballet , un acte, 1818 n.

Tiste (acteur français).

Le Méfiant, comédie, cinq actes, vers 12.

1 Bruxelles, De Mat, 1818. Représenté en 1818.

2 Bruxelles, Lacrosse, 1823. Représenté en 1823.

3 Représenté à Bruxelles, 1825.

* OEuvres poétiques, t. Ier.

5 Représenté deux fois, 1823.

6 Représenté en 1824 sous le titre Olaiis ou la Vengeance.

7 Non représenté.

8 Bruxelles, chez les principaux libraires, s. d.

9 Bruxelles, Poublon, 1817.

10 Représenté en 1818. Bruxelles, Poublon, 1818.

11 Bruxelles, Poublon, 1818.

12 Inédit. Représenté trois fois, 1822.

( 222 )

Journaux de théâtre1.

Revue des spectacles , des lettres, des arts , des mœurs et de la politique. Bruxelles, Hublou, 1822, 12 livraisons du 1er juin à la fin d’août 1822. Se transforme en :

V Aristar que des spectacles, des lettres, des arts, des mœurs et de la politique. Bruxelles. Hublou, 1822-1823; DeVroom, 1823- 1824; Versé, 1824-1827; paraît le dimanche depuis le 1er septembre 1822. En juillet 1827, devient :

L’Argus politique, littéraire des spectacles , des arts, des mœurs. Bruxelles, Versé, 1827-1829. Paraît le dimanche jusqu’au 12 avril 1829, se fusionne avec la Minerve des Pays-Bas , fondée le 1er janvier 1829, et avec Y Impartial, publié par le Dr Cornet.

Le nouvel Aristarque des spectacles, des lettres, des arts, des mœurs et de la politique. Bruxelles, Hublou, 1824. Paraît trois mois, onze numéros.

La Sentinelle ou Revue des spectacles, de la littérature, des arts et des mœurs. Bruxelles, rue des Dominicains, 1824-1826; de Greef, 1826-1828. Date du 1er janvier 1824. Directeur, Van Nuffel. Devient :

La Sentinelle du royaume des Pays-Bas. Bruxelles, Fontaine. 1828-1830; passa aux mains de Froment.

La Vedette, fondée par Jouhaud. Bruxelles, Gambier, puis de Greef, janvier 1829 à ?

Le Maraudeur, fondé par Jouhaud. Bruxelles, Jouhaud, puis Imbert, 1828-1829.

Almanach théâtral pour 1824, par M. D... (Delaloy). Bruxelles. Gambier, 1825.

1 Cf. Faber, t. IV, p. 257.

( 223 )

CHAPITRE V.

La Prose.

1. Œuvres d’imagination. 2. L’histoire. 3. La philosophie. 4. Les revues. 5. L’éloquence parlementaire. 6. La littérature politique.

1. OEuvres d’imagination.

Ici, nous ne pouvons qu’avouer notre dénûment; la nou¬ velle, le conte, le roman n’ont point séduit nos écrivains, qui ne se mirent point en frais d’imagination. On pourrait signaler deux causes à cette pénurie : la première, c’est que, comme le dit de Reiffenberg, le peuple belge est un peuple régu¬ lier , tranquille , religieux , conservateur , rétif à toute espèce d'illusions L On préfère une littérature d’utilité pratique à toute autre, et nous en avons la preuve dans ce fait, que la la littérature de ces quinze années est concentrée dans l’histoire ou dans la politique.

En second lieu, le roman français n’est pas un genre domi¬ nant de l’époque, il est le fait de quelques écrivains et ne s’adresse pas à un public étendu2. Les écrits de Mmede Lafayette ou de Mme de Staël ne pénètrent pas dans les masses, ils sont goûtés par quelques rares esprits d’élite. Les romans de Mme de Genlis ou de Mrae Cottin rencontrent encore moins de lecteurs. Le genre paraît si bien dédaigné, qu’il reste l’apanage d’auteurs féminins. Vienne la nouvelle école, et le roman, complète-

»

1 de Reiffenberg, Archives philologiques, t. II, pp. d à 6 : Considéra¬ tions générales sur le caractère littéraire des Belges.

2 Ajoutons que les livres sont chers. D’Auvin se plaint de ce qu’on peut aisément lire en un jour un volume qu’on aura payé 5 francs (tome IL p. 33).

( 224 )

ment transformé, finira par devenir le genre prépondérant de la fin du XIXe siècle.

Depuis les romans idylliques de Fiorian, à l’imitation de Gessner, jusqu’à Chateaubriand, en passant par les Incas de Marmontel, Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre et la Nouvelle Héloïse de Rousseau, on suit une marche ascen¬ dante. On s’écarte d’une nature de convention, de sentiments faux, de personnages fictifs et toujours les mêmes pour arriver à leur substituer la réalité et la vérité de la nature et des sentiments.

L’infusion des romans étrangers contribue particulièrement à modifier l’allure des esprits littéraires. De même que la France, notre pays est envahi par les productions des roman¬ ciers étrangers. Fielding, Richardson, Lewis, Walter Scott i, lord Byron, Miss Bennett, Mnie d’Arblay, Marie Edgeworth, Anna Porter, lady Morgan, Mistress Opic, Charlotte Smith et la sombre Radcliffe forment une phalange d’auteurs dont s’inspire le goût néo-romantique de l’époque On y cherche, au milieu des brumes septentrionales, les passions violentes, les amours languissantes et la mélancolie dont le pseudo-Ossian offre l’expression la plus complète.

Des hommes froids et tout de raison s’efforcaient de lutter contre le courant qui portait les âmes à la recherche de fortes émotions. D’Auvin, ce Caton sévère et morose de l’époque, écrivait 3: « L’esprit capable de s’amuser aux frivolités des romans modernes surtout, recherche un plaisir au-dessous du niveau d’un être raisonnable (!!). En effet, il se crée un monde idéal et imaginaire sur des descriptions d’un amour roma¬ nesque qui laisse les passions sans guide moral dans les acci-

1 De 1827 à 1829, Lemarié publie à Liège en 94 volumes les œuvres complètes de Walter Scott, traduites par Dufauconpret. Capitaine, Nécrologe liégeois pour 1866, p. 25. Stappers, Notice sur Lemarié. (Annuaire de l’Émulation, 1856, p. 128.)

2 Mercure belge, 1821, t. X, p. 108.

5 D’Auvin, tome II, p. 41.

( 225 )

dents réels de la vie humaine... Cette espèce de poison litté¬ raire a toujours été plus particulièrement fatal aux femmes, parce que leurs sensations sont plus vives. » Ailleurs, un jeune homme, que les événements allaient rendre célèbre, Ch. Rogier, écrivait qu’il ne voulait pas se nourrir de la lecture de fades romans et plaignait ceux dont l’esprit n’avait pas d’autre ali¬ ment t.

S’il est vrai que les œuvres françaises trouvaient en Belgique des lecteurs, il est fort douteux que ces mêmes lecteurs s’inté¬ ressassent aux œuvres nationales, qui n’étaient qu’un pastiche des écrits étrangers.

A l’imitation de Florian et de Marmontel, Comhaire et le baron Stassart 2 nous donnèrent des idylles en prose.

Les idylles de Comhaire ne sont que la paraphrase de ses idylles en vers : tableaux descriptifs de paysages champêtres ruminent des taureaux entourés de leurs amantes. et

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quelques croquis aux traits plus fermes, mais la plupart du temps ces pastorales sont ternes. Les bucoliques de l’époque n'ayant jamais observé ce qu’ils décrivent, ils s’en tiennent aux formules- de l’école et le côté naturaliste leur reste inconnu.

De Stassart, encore moins que Comhaire, vise à l’observa¬ tion exacte de la nature. Il est cependant excusable d’avoir écrit neuf idylles 3. Elles dataient, en effet, de 1799. C’était l’époque où, dit-il, cc Gessner avait toujours la vogue et les salles d’auberges étaient, encore tapissées des candides amours d’Estelle et de Némorin ». L’inspiration semble provenir chez de Stassart de ces scènes peintes sur des murs d’auberges ou sur des vases de Sèvres. S’il paraît bucolique aux pages de description, il n’a rien mis de champêtre dans les dialogues entre Lolotte et Lucas, ni dans les discussions amoureuses de Babet et d’Aline; quant aux sages remontrances de Palémon à son fils Ménalque, elles sont plutôt antinaturelles.

1 Discailles, Charles Rogier, l. I, p. 53.

2 Comhaire, Idylles. Lié^e, Latour, 1827. de Stassart OEuvres. Didot, 1855.

3 de Stassart, OEuvres, pp. 190-201.

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De Stassart appelle Contes en prose 1 quelques écrits auxquels il aurait pu donner tout autre titre et les allusions politiques se présentent sous forme de satires très bénignes. Enfin, dans une Promenade à Tervaeren , il fait route avec un vieillard bavard qui répand des larmes banales sur les fêtes passées.

De Trappe 2, qui vivait paisiblement loin du tumulte et des affaires, poète, philosophe, prosateur, remania de 1801 à 1829 ses œuvres de jeunesse. 11 publia une dizaine de volumes tous les genres sont représentés. Il conta, en prose, trois nou¬ velles « chauffées au pâle soleil qui avait fait éclore les Contes moraux de Marmontel et le Numa Pompilius de Florian 3 ». La première de ces nouvelles, Amélie ou les dangers d’une première passion, nous offre, sous forme de lettres, le tableau d’un amour malheureux. Amélie est une jeune fille qui se croit aimée et dont l’illusion se dissipe en voyant sa sœur épouser celui qu’elle aime. Lorsqu’elle découvre la vérité, elle s’écrie, à la façon des héroïnes de Rousseau 4 :

« Le voile est déchiré. Quel changement! suis-je? Oh! » pourquoi l’illusion est-elle détruite? Elle me flattait, elle me » cachait un abîme, un abîme effroyable... Réponds-moi; tu » savais tout, pourquoi garder le silence? Pourquoi ne pas me » dire que tu l’aimais, que tu en étais aimée? Es-tu ma sœur, » mon amie? non, tu n’es qu’une perfide, qu’un monstre... » Je ne veux plus te voir; je veux fuir au bout du monde, ou » plutôt fuis toi-même,... etc. »

C’est ainsi qu’à la fin du XVIIIe siècle, le désordre du style devait peindre le désordre de la passion. Il suffisait d’accumuler les exclamations, les interrogations, les réticences, les points de suspension et les répétitions pour faire de la psychologie.

Sartange est une histoire d’amour au temps des croisades.

1 de Stassart, OEuvres, pp. 201-210.

2 Cf. Revue trimestrielle , 1859, t. XXIII, pp. 114 à 126. Notice par V. Henaux. de Trappé, Productions diverses, mises en ordre par Latour, 3 volumes. Liège, Collardin, 1819.

3 V. Henaux, op. cit.

* Lettre VI.

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Il ne faut pas croire que de Trappe connaisse cette époque; pas plus que ses contemporains, il ne se souciait de reconstituer avec fidélité le passé. Nous n’avons ici qu’une idylle que l’auteura cru devoir corser en y mêlant des sentiments violents, de sombres fureurs, des songes effrayants l’absurdité le dispute à l’incohérence.

Pelage ou la Monarchie espagnole , poème épique en prose, calqué sur la Jérusalem délivrée , célèbre la victoire définitive des Espagnols sur les Maures. Rien n’y manque : batailles, dénombrement d’armées, songes et séductions de l’amour. Nous en sommes toujours à l’imitation classique. Le style de de Trappé est clair, correct, agrémenté d’une certaine élégance, orné de comparaisons ou d’images pleines de poésie. S’il n’a pas l’originalité, il porte l’empreinte des modèles classiques. Ainsi, je citerai cette bataille :

« La rage du soldat vainqueur, l’effroi du soldat qui voit la mort près de l’atteindre, les cris de la victoire, les hurlements inarticulés des vaincus, le désordre de l’armée fugitive, la cavalerie confondue avec l’infanterie, les Goths roulant dans leur course les cadavres sanglants de leurs frères renversés sur lesquels ils tombent en foule, atteints eux-mêmes par le fer ennemi; enfin, partout le désordre, des ruisseaux de sang, le désespoir, la mort, telle est l’image de la déroute de cette multitude indisciplinée. »

Un rhétoricien, féru des classiques, ne ferait pas de meilleur tableau d’après Virgile; mais de Trappé a le grand tort de répéter pour la mille et unième fois les récits dont les pseudo¬ classiques nous ont saturés. Extrayez l’une ou l’autre compa¬ raison, l’un ou l’autre morceau descriptif, ils vous paraîtront parfaits d’exécution. Lisez cette comparaison : « Ainsi qu’une plaine couverte de fleurs, de fruits, de bosquets délicieux, reçoit le torrent qui descend en grondant des montagnes, l’arrête et le force de serpenter sous les voûtes de l’oranger, du figuier, du myrte, dont les rameaux entrelacés le couronnent, ainsi l’Espagne semblait attendre le belliqueux Sarrazin pour le désarmer et l’enchaîner avec des liens de roses formés par le plaisir. »

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Enfin, si l’on n’ignorait pas que de Trappe est un imitateur, on pourrait comparer à Une nuit dans les déserts , par Chateau¬ briand, les lignes suivantes : « L’azur des cieux formait le fond du tableau orné d’un million d’étoiles, cour superbe de Diane, dont la lumière argentée tremblait sur les flots légèrement agités par le zéphir qui s’y baignait. Entre les masses des ombres pénètre et s’élance un jour doux et pâle, l’éclat de Phébé, un air de magie, d’enchantement qui étonne l’œil et le ravit. »

De Trappé est le dernier représentant de l’école pseudo¬ classique en Belgique; un abîme le sépare des autres écrivains qui ont abordé le roman et. qui, marchant sur les traces de Walter Scott, tentaient de faire revivre le passé avec vérité et en s’autorisant de documents historiques.

De Keverberg, aîné, publiait Ursula i (d’après la légende et les peintures de Memling). L’œuvre était médiocre, mais les notes et les études préliminaires attestaient une connaissance et un goût sérieux des arts.

Un certain Latour, de Liège, désireux (Y être véridique pour devenir utile , écrivait la Prise de Chièvremonl 2, conte il amoncelait les anachronismes, les absurdités, sans se soucier même de la correction de la forme.

Deflinne extrayait du même filon patriotique trois romans 3 insignifiants et livrait au public une traduction des contes de Loosjes.

Paridaens, dans ses Souvenirs nationaux 4, poussait ses com¬ patriotes à écrire des romans, alors même que les femmes seraient seules à les lire. « Pourquoi, dit-il, nos écrivains craindraient-ils le titre de romanciers? Nos annales renferment bien des sujets de romans historiques... Je voudrais, ajoute- t-il plus loin 3, engager nos écrivains à puiser dans l’histoire

1 Ursula, princesse britannique. Gand, Houdin, 1818.

2 Liège, imprimerie philosophique, 1824.

3 Le siège de Harlem, 1827. Alphonse ou le Belge, 1827. Alfred, 1828. Contes moraux, trad. de Loosjes. Bruxelles, 1826, 2 vol.

i Tournai, Casterman, 1819. (Il ne parut qu’un vol.)

3 Page 140.

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de leur patrie : oui, je voudrais la voir se produire sous toutes les formes cette histoire belge, dont chaque page est pour nos compatriotes un titre de grandeur et de gloire. » Et Paridaens se met à l’œuvre comme un simple ouvrier; il prouve par ses feuilletons que l’étude de nos annales n’est ni aride ni rebu¬ tante i ; il narre des épisodes d’autrefois auxquels il ajoute des réflexions politiques. Bien que son livre contienne des pages intéressantes, il n’a pas su trouver cette vivacité et ce charme que l’on rencontre dans les Chroniques de Delepierre ou dans les Esquises historiques de Polain. Le style de* Paridaens n’est pas dégagé d’une certaine prétention, il se mêle trop de séche¬ resse à ses thèmes politiques développés sous forme de lettres ou de dialogues; çà et là, il manie l’ironie et badine avec hu¬ mour. Voici, par exemple, un portrait 2 :

« Qu’on se représente un personnage de la grande taille, réduit au-dessous de la moyenne grâce à la courbe que décrit sa colonne vertébrale; qu’on s’imagine un chef dont l’énorme volume semble accaparer les sucs vitaux destinés aux jambes les plus frêles qui jamais aient supporté charpente masculine, et l’on prendra une assez juste idée du physique de M. Dutil- let. » Ces écarts malicieux ne sauvèrent pas les feuilletons de Paridaens; après le premier volume, il n’en fut plus question.

Moke 3 eut un succès plus durable, si toutefois c’est un succès de n’avoir d’autre débouché pour ses ouvrages que les distributions de prix à la jeunesse studieuse.

Ap rès de brillantes études à Paris, Moke était rentré en Flandre en 1823 et remplissait les fonctions de professeur à l’Athénée de Bruges. Ses premiers écrits furent des romans1 2 3 4;

1 Page xiii.

2 Page 69.

3 Notice par Laveleye. ( Annuaire de l'Académie, 1870, pp. 125 à 161.)

4 Moke, La bataille de Navarin ou le Renégat , 1827. Trad. en hollan¬ dais, 1828; en anglais, 1829. Le Gueux de mer ou la Belgique sous le duc d'Albe, 2 vol. Bruxelles, Sacré, 1827. Le Gueux des bois ou les Patriotes belges de 1566. 2 vol. Bruges, 1828. Ces deux dernières rééditées en 1889 par la maison Lebègue, avec une introduction par A. B. V.

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ils ont moins d’importance que les travaux scientifiques qu’il produisit dans la suite et qui ont fixé sa réputation. En 1828, il écrivait la Bataille de Navarin, tribut payé à la cause hellénique, et se manifestait l’influence de lord Byron. Moke avait voulu retracer ce grand combat d’où était sortie l’indépendance de la Grèce. « Il avait parfaitement apprécié l’importance de cet événement où, pour la première fois, l’opinion publique européenne décida l’émancipation d’une nationalité opprimée, fait considérable qui provoqua cet universel réveil des races asservies G »

Après cet essai, Moke, inspiré par Tardent patriotisme qui vibrait dans famé de sa génération, se mit à l’étude des docu¬ ments historiques. Gomme le romancier anglais Walter Scott, il tâchait à la peinture exacte des personnages ainsi qu’à celle des mœurs et des idées d’une époque. 11 a renfermé dans ses deux Gueux toute l’histoire de notre révolution du XVIe siècle.

Dans le Gueux des bois 2, il montre l’état florissant des Pays- Bas, la résistance au despotisme de Philippe II et aux rigueurs de l lnqu isition : résistance respectueuse, légale et modérée. Dans le Gueux de mer, la résistance est devenue acharnée et violente; l’auteur nous raconte les hauts faits de Guillaume de Nassau, la lutte opiniâtre contre le duc d’Abe, lutte qui aboutit à l’indépendance des États du Nord.

Le Gueux de mer est une œuvre qui manque de souffle et de variété; on assiste à une série de scènes des plus extraordinaires, sans lien pour les rattacher l’une à l’autre. Il n’est pour ainsi dire pas un seul chapitre qui ne se termine par un deus ex machina des plus imprévus; le dialogue, trop uniforme, ne s’inspire pas du caractère propre à chaque personnage. Le héros principal, le Gueux, amoureux dès le début, finit par pouvoir épouser sa fiancée après toute une série d’enlèvements et d’obstacles les plus singuliers. Il reste gentilhomme au milieu de toutes ses infortunes et n’a que ce seul côté du

1 Laveleye, op. cit., p. 130.

2 Introduction à l’édition de 1889.

( m )

caractère qui soit dessiné. La fiancée est nulle; une vieille Lante, que fauteur a mise en scène pour dérider son lecteur, ne possède pas le moindre sens comique. Quant à la vérité histo¬ rique, je ne sais si elle est respectée; on a accusé Moke de l’avoir falsifiée; en tous cas, je ne puis concevoir une mon¬ struosité pareille à celle-ci :

« Le duc d’Albe sourit (il s’agit du pillage de Malines) en songeant que la ruine de dix mille familles pourrait ajouter quelque chose à sa renommée. » De plus, le Philippe II que Moke fait passer sous nos yeux n’est que grotesque.

Plus tard, un autre écrivain devait reprendre cette même histoire, mais avec quelle verve, avec quelle imagination, avec quelle puissance! De Coster nous a laissé un franc Gueux dans le jovial Ulenspiegel, auquel on s’attache à cause de l’émotion haletante qui le transforme en un défenseur des opprimés. Si Philippe II n’y est pas historique, du moins il se détache en relief tragique. De Coster a su concevoir la vie, et quelle vie! Moke est terne d’un bout à l’autre; tout au plus ses romans peuvent-ils récréer des écoliers. Quant à la couleur historique, il n’a pas le -détail typique qui fait ressortir une époque; il ne parvient pas à nous faire vivre de la vie du XVIe siècle.

Dans le Gueux des bois , le fond est aussi banal que dans le précédent roman, lin jeune homme amoureux parvient à la réalisation de ses désirs après toutes sortes de péripéties qui se mêlent à l’histoire de cette période agitée. La monotonie n’a fait qu’accroître; il y a plus d’histoire et moins d’intérêt; les questions religieuses, philosophiques et politiques y sont discutées, et chaque personnage paraissant avoir raison dans son opinion, on ne sait lequel l’emporte sur l’autre. L’idée dominante de l’ouvrage, c’est la tolérance, et Moke aurait pu inscrire en tête de son livre in medio virtus. Au reste, dans sa préface, il écrivait : « On n’a voulu aigrir aucune susceptibilité et l’on a saisi avec autant d’empressement que de franchise l’occasion de rendre justice aux hommes vertueux de toutes les opinions et de toutes les croyances. »

Les personnages, ici encore, se présentent sans relief; le

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prince d’Orange, pour n’en citer qu’un, est un prince très bon. très affable, mais pour un héros, il se meut trop bourgeoise¬ ment et l’on préférerait qu’il agît plus et qu’il parlât moins, surtout pour un Taciturne. La nature n’intervient pas dans ces romans, elle ne prête pas son cadre à des scènes si variées qui se passent tantôt dans les forêts, tantôt au bord de la mer, elle ne vient pas mêler sa joie ou sa tristesse aux sentiments des personnages. Quant à ce qui regarde la psychologie des carac¬ tères, on peut dire qu’elle fait totalement défaut. Tous se plient à la trame capricieuse de l’auteur sans souci de la logique ou de la vérité. Parfois, cependant, on rencontre plus de mouve¬ ment : il y a telle scène qui, sous une plume habile et décidée, aurait pu atteindre au plus haut tragique et à la plus poignante émotion : on reconnaît l’élève de Walter Scott. Malheureu¬ sement, la scène reste à l’état d’ébauche. Moke ne connaît ni l’émotion, ni le tragique, parce qu’il ne sait quel parti prendre. Tous les actes de ses personnages sont atténués, affaiblis, réduits à leur minimum d’héroïsme, parce qu’ils sont trop réfléchis. En fait de héros, on préfère des héros tout d’une pièce plutôt que des girouettes héroïques. Toutefois, on garde de ces lectures une impression douloureuse à la vue d’une époque si agitée, le plus fort exploite le plus faible, les institutions sont menacées, tout, paraît sombrer dans les deuils, les larmes et le sang. Enfin, il faut accorder aux livres de Moke la clarté et la pureté du style, qualités qu’il avait acquises grâce à une correction minutieuse.

Les romans de Moke étaient destinés à vulgariser l’histoire nationale; il en est d’autres qui revêtent un caractère d’utilité plus générale : ce sont ceux de Rouveroy, servant à l'instruction des classes inférieures, et la suite du Télémaque de Fénelon, par Lemarié, qui prolonge les conseils du précepteur royal.

L’honnête Rouveroy1, dont les fables révélaient un ardent

1 Rouveroy, Emploi du temps ou meilleur moyen de doubler la vie en devenant meilleur et plus heureux. Liège, 1825, 2 vol. Monsieur Val- more ou le Maire du village , 1827. Le petit Bossu ou les Voyages de mon oncle. Liège, i827.

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désir d’instruire la jeunesse, poursuivit son œuvre par des récits populaires. Dans l'Emploi du temps, il s’empare des préceptes sur l’art de vivre des moralistes Jussieu, Franklin, Sénèque, Bacon, Montaigne et Locke; il anecdotise avec un charme simple ces règles et il enseigne le meilleur moyen de doubler la vie en devenant meilleur et plus heureux.

Le mérite qu’il revendique dans sa préface, c’est d’écrire éloigné de tout calcul d’intérêt comme de toute prétention littéraire. Valmore ou le Maire du village s’adresse à de simples campagnards. Le cadre est ingénieux, la forme attachante; le fond retrace les principaux devoirs de la vie sociale. Les pré¬ ceptes y sont mis en action et formulés en sentences brèves; c’est un ensemble à peu près complet de connaissances pra¬ tiques en fait d’industrie agricole, d’économie politique et d’édu¬ cation. Le Petit bossu est également un de ces livres composés à la manière de Jussieu pour répandre des idées saines dans le peuple. Le style n’a d’autre prétention que la correction. On y trouve de la gaîté, et par-dessus tout une bienveillance pour le peuple, un désir de lui être utile en le détournant de ses pré¬ jugés, de ses erreurs, de ses superstitions, tels que l’auteur s’attire les sympathies du critique. L’ouvrage est de bon aloi, se présentant sous la forme agréable de récits entremêlés de dictons sentencieux, avec une teinte, sans prétention, de science et d’histoire. Aussi Rouveroy obtint-il un succès considérable : ses ouvrages se tirèrent à plusieurs éditions; ils furent traduits en allemand et en hollandais et furent même contrefaits en France.

Le rival ou plutôt le continuateur de Fénelon fut un modeste imprimeur liégeois du nom de Lemarié1. Bien que son Télé¬ maque à Ithaque n’ait été imprimé qu’en 1833, le manuscrit était terminé depuis longtemps, et déjà en 1818 Lemarié avait fait un voyage de six mois en Italie pour visiter a les Champs

1 Cf. Annuaire de UÉmulation de Liège, 1857. Notice par Ad. Stappers, pp. 123 à 141. Résumée dans le Nécrologe liégeois pour 1856, p. 24, et Loise, notice dans Biographie nationale. Lemarié, Télémaque à Ithaque , suite du Télémaque de Fénelon. 2 vol. Liège, Lemarié, 1833.

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de l’Hespérie » et pour s’y documenter. A son apparition, l’ouvrage reçut le meilleur accueil près du public et de la critique. L’édition publiée à Paris se vendit rapidement et les journaux en firent grand éloge. La Revue européenne i trouvait que Lemarié « avait su ménager habilement une complication de situations romanesques et une peinture fidèle des mœurs antiques, et parfois, ajoutait-elle, on peut entendre encore un lointain écho des chants du Cygne de Cambrai ». Le Journal des Débats le considérait comme une suite presque indispensable du poème de Fénelon. Pour nous, le fait seul de concevoir une doublure du Télémaque dénote une étrange maladie littéraire qu’il faut mettre sur le compte de l’époque. Sans doute, Lema¬ rié a des qualités. II a su s’assimiler la richesse de son modèle et en devenir le parfait, trop parfait imitateur; il s’est préparé à son œuvre par l’étude des travaux anciens ; il a semé son récit d’épisodes selon le goût antique et d’enseignements moraux très chrétiens. Mais à quoi bon user son talent à des productions qui, quelle qu’en soit la valeur, ne seront jamais lues? Car si l’on veut connaître Fénelon, on n’ira pas l’étudier dans Lemarié; et si l’on veut s’initier au talent de Lemarié, ce n’est pas une imitation qui donnera la mesure de son originalité. C’est faire besogne inutile.

Nous connaissons assez les aventures de Télémaque pour qu’il ne soit plus besoin de venir nous raconter en vingt-quatre chants nouveaux la guerre des alliés devant Ithaque, les infor¬ tunes du héros, son mariage avec Antiope, la mort de son épouse et d’Ulysse, puis son second mariage avec la nymphe Eucharis. Aussi puissant que soit l’intérêt que nous inspire un nouveau voyage en compagnie du fils d’Ulysse, cette vieille connaissance des bancs de collège, il n’est pas encore suffisant pour tirer de l’ombre l’œuvre de Lemarié.

Après Lemarié, nous ne rencontrons plus aucun nom digne d’attirer l’attention.

En somme, nous n’avons pu enregistrer dans ce domaine que des tentatives isolées et infructueuses.

1 Stappers, op. cil. y p. 135.

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2. L’histoire.

Cf. de Reiffenberg, Chronique de Philippe Mouskes. (Commission royale d’histoire, 1836.) Introduction, chap. I, Coup d'œil sur les tentatives et les travaux faits jusqu'aujourd'hui pour publier les monuments originaux de notre histoire (pp. i à lxxxvi).

Van Hasselt, Les travaux historiques en Belgique. (Revue belge, 1839, pp. 139-233.)

L’étude de l’histoire fut incontestablement celle qui prévalut au cours du XVIIIe siècle. Elle avait trouvé un refuge à l’Aca¬ démie fondée par Marie-Thérèse, et nous avons dit antérieure¬ ment que toute l'activité littéraire si cela peut s’appeler littéraire de l’époque se borna aux travaux historiques de ce corps.

Ainsi que le constatait le Mercure belge, la littérature clas¬ sique et l’érudition étaient cultivées chez nous avec plus de succès que la poésie et les genres d’invention i.

Quand l’Académie put, en 1816, reprendre ses travaux, les chercheurs de documents et de parchemins surgirent de tous côtés. On vit se produire une réaction en faveur du moyen âge, chacun sentait un besoin irrésistible de puiser jusqu’aux sources de la vérité. « Non seulement, dit Reiffenberg 2, on y déterra des faits, des dates, des traits de mœurs, mais le mou¬ vement de la vie politique et l’avènement des gouvernements constitutionnels furent cause que l’on demanda à cette époque réhabilitée l’origine des institutions et des coutumes du peuple, et tantôt une sanction a priori, tantôt une condamnation des nouveautés que la marche des temps avait nécessitées. »

Parmi ces pionniers de la première heure, fouilleurs d’archives, on peut citer le chevalier Diericx, qui, de 1814 à 1821, fait paraître sur la ville de Gand des mémoires curieux appuyés sur des documents authentiques; vers 1820, Goethals-

1 Mercure belge, 1818, t. V.

2 de Reiffenberg, op. cit., p. lxviii.

Tome LXII.

p

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Vercruysse i, amateur d’antiquités et protecteur des arts, donne dans le Spectateur de l’abbé de Foere, la chronique à peu près complète de Gilles li Muisis; en 1822, Tarte Cadet rajeunit Y Histoire des troubles des Pays-Bas -, parVander Yynck, et il y ajoute un préambule la plus grande part est donnée à l’imagination et à l’enthousiasme ; la meme année, de Reiffen- berg publie intégralement les mémoires de Gilles li Muisis et plus tard ceux de Jacques Du Clercq, qui devaient former les premières pages d’une collection de chroniques belges inédites. Dejonge met au jour des pièces originales sur le XVIe siècle et \Y illems dirige la publication d’un ouvrage sur les antiquités d’Anvers (1830).

Le Gouvernement ne voulut pas se désintéresser de cette ardeur scientifique 3. Un arrêté royal de 1826 prit les mesures pour faire découvrir et examiner les anciens documents des Pays-Bas. On demanda aux historiens de soumettre un plan de la future histoire nationale basée sur les originaux, en même temps d’indiquer les moyens de réaliser ce plan. Ce concours fut accueilli avec un tel empressement, qu’à peine dit Van Hasselt « s’il restait dans le pays de quoi composer un jury pour le juger ». Le prix fut adjugé à Groen van Prin- sterer. Au mois de septembre 1827, la Commission pour la publi¬ cation des monuments inédits du pays fut installée sous la présidence du Ministre Van Gobbelschroy L On se partagea immédiatement la besogne et chacun se mit à l’œuvre. La Révolution ferma l’Imprimerie normale la chronique de Van Heelu était sous presse, après qu’avaient déjà paru le pre¬ mier volume de celle d’A. Thymo et Y Histoire de la Toison d'or.

1 Notice par Voisin. ( Annuaire de V Academie, 1839, pp. 105-133), et par Vahrenbergh, Biographie nationale.

- Tarte Cadet, Histoire des troubles des Pays-Bas sous Philippe II, par

Vander Vynck , 3 vol., corrigée et augmentée par J. T. Bruxelles, 1822.

Cf. Annuaire de l'Academie , 1859.

5 DE REIFFENBERG, p. LXX. VAN HASSELT, p. 1-4-4.

-1 * * * 5 Elle se composait de Bernhardi, Van Hulthem, Raoul, Van de Wever, de Reiffenberg et Willems.

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Parmi les documents originaux qui furent publiés à cette époque, nous pouvons encore mentionner les travaux d’his¬ toire ecclésiastique de l’abbé Van de Velde (1822) et de Ram (1828); les extraits de chroniques dus à Voisin et à J. Van Praet et les Analectes Belgiques de Gachard (1829), qui mar¬ quent les débuts de ses innombrables travaux.

Si les uns tirent des archives et des bibliothèques les ma¬ nuscrits pour les livrer au public, d’autres historiens signent les premiers ouvrages concernant le passé de notre patrie. En 1826, Dewez remaniait notre première histoire nationale qu’il avait forgée à si grande peine en 1807 1. Il était loin d’offrir un chef-d’œuvre. Bien que ses recherches fussent consciencieuses, Dewez 2 accordait trop de place aux batailles et aux généalogies, au détriment des institutions et des vues d’ensemble. Son style même manquait de pureté et d’élégance; il ne s’en défend d’ailleurs pas. « Si mon entreprise, dit-il, a été téméraire parce qu’elle excédait mes forces, j’oserai dire du moins que si je n’ai pas fait preuve de talent comme écrivain, j’ai, comme citoyen, fait preuve de zèle patriotique, et si je suis loin d’avoir atteint le but, j’ai peut-être l’honneur d’avoir montré la route qui y conduit 3. » Qu’il garde cet honneur, puisque la pureté de son patriotisme n’a pu désarmer la sévé¬ rité des critiques qui ne ménagèrent pas des travaux si diffi¬ ciles1 2 3 4. Dewez essaya de répondre à ses détracteurs en amélio-

1 Centième anniversaire de l'Académie. Rapport de Thonissen, pp. 48- 52. Van Hasselt, p. 142.

2 Dewez, Histoire générale des Pays-Basj 7 vol. Bruxelles, 1805-1807 ; 2e édit., 7 vol. Bruxelles, 1826-1828. Histoire particulière des provinces belgiques. Bruxelles, 1816, 3 vol. Abrégé de l'histoire de Belgique. Bru¬ xelles, 1817. Bhétorique extraite de Cicéron. Bruxelles, 1818. Géo¬ graphie du royaume des Pays-Bas. Bruxelles, 1819. Dictionnaire géo¬ graphique du royaume des Pays-Bas. Bruxelles, 1819. Histoire du pays de Liège. Bruxelles, 1822. Cours d'histoire de Belgique , contenant les leçons publiques données au Musée, 2 vol. Bruxelles, 1833, etc.

3 Préface.

4 Goethals, Lectures , t. III, p. 325.

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rant ses écrits; il n’en fut pas mieux apprécié. Il publia de son histoire un abrégé inférieur à celui de l'abbé de Smet qui était plus méthodique. Il écrivit encore diverses histoires, résumées de nos provinces, entre autres l’histoire plus étendue du pays de Liège, dont il déflora les annales. On lui doit aussi un laborieux dictionnaire géographique des Pays-Bas entaché de nombreuses erreurs, différents mémoires insérés parmi les travaux de l’Académie, et enfin une rhétorique extraite de Cicéron. Dewez mourut en 1834, à 74 ans, douloureusement affecté de l’inimitié dont il se croyait entouré f.

De Reiffenberg1 2 3 mit à l’étude de l’histoire plus de persévé¬ rance qu’il n’en avait montré dans les autres domaines son esprit s’était porté. C’est sa meilleure part de contribution au mouvement intellectuel. Lors du centenaire de l’Académie, en 1874, Thonissen disait dans son Rapport 3 : « A côté des vétérans des lettres'belges, on vit surgir un jeune homme plein de talent et d’avenir dont nous aurons à citer le nom, parce que pendant plus d’un quart de siècle, il laissa passer peu de séances sans faire une communication relative à l’une ou l’autre branche des connaissances humaines. Ses travaux, ajoute-t-il, se distinguaient tous par l’élégance du style et la finesse des aperçus. Jamais savant ne posséda à un plus haut degré l’art de rendre l’érudition aimable et gracieuse. »

En homme toujours fourni d’idées et promoteur de concep¬ tions nouvelles, de Reiffenberg exposa dans son Opuscule sur quelques historiens inédits le vœu de voir réunir dans un Corpus rerum belgicarum les matériaux historiques à l’exemple de ce qui se faisait à l’étranger. En même temps, il propose d’insti¬ tuer des cours de diplomatique dans les universités; il pré¬ sente à l’Académie des mémoires spéciaux, considérant les monographies historiques comme les seuls fondements solides

1 Goethals, Lectures , t. III, p. 331.

2 Pour les plagiats du baron de Reiffenberg, cf. Biographie nationale, Ernst , par Le Roy.

3 Centième anniversaire de l' Académie, p. 55.

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de l’histoire générale * ; il publie le résultat de ses recherches à la Bibliothèque de Bourgogne; il commence (1822) avec Lecocq la publication des Fastes belgiques 1 2, illustrés par Madou, entreprise considérable qui s’arrêta à la troisième livraison ; il fait paraître (1830) son Histoire de la Toison d'or, volumineux travail, documenté, mais d’une lecture laborieuse. «Nous avons sacrifié, disait-il dans sa Préface3 * 5, les combi¬ naisons littéraires à la rude expression de la vérité et avons consenti à n’être que compilateur quand il nous était peut-être permis d’aspirer au titre d’historien. » De plus, son infati¬ gable activité lui donnait le temps de produire, de 1825 à 1828, quatre volumes d’ Archives philologiques 4, littéraires au début, plutôt historiques à partir du troisième volume. Leur intérêt prenait source dans leur variété ; il entremêlait à ses études critiques, à ses extraits de chroniques, des réflexions sur les traditions locales ou les locutions populaires; il y ajoutait des productions en vers, traductions d’écrivains étrangers, satires ou ballades. Malgré toutes ses aptitudes, de Reiffenberg.n’a pas laissé à la postérité, même en histoire, un ouvrage qui fût marqué au. coin du génie.

Une des figures les plus sympathiques de l’époque est celle de J. -J. Raepsaet 3, écrivain probe et consciencieux, qui joi¬ gnait à de hautes vertus domestiques les qualités qui font les excellents citoyens. Mort à 82 ans, en 1832, il sut rester fidèle

1 Mémoire sur les sires de Kuyck. Bruxelles, Hayez, 1830.

2 Lecocq et de Reiffenberg, Les Fastes belgiques. Bruxelles, Hayez,

1822, in-fol., illustr. de Madou. Histoire de la Toison d'or. Bruxelles,

Irapr. normale, 1830.

5 Page ix.

* Archives philologiques, 2 vol. Bruxelles, Tarlier. 1er vol., nov. 1825- mars 1826; 2e vol., janv. 1827. Archives pour servir à l'histoire civile tt littéraire des Pays-Bas , faisant suite aux Archives philologiques, 2 vol. Louvain, Michel; 3e vol., 1827; 4e vol., 1828. Nouvelles archives histo¬ riques des Pays-Bas, 2 vol. Bruxelles, de Mat ; 5e vol., 1829 ; 6e vol., 1832.

5 Raepsaet, OEuvres complètes , 6 vol. Gand, 1838-1840. Avec notice par Cornelissen.

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à son pays et à ses traditions, inébranlable au milieu des bou¬ leversements qui agitaient notre sol. Conservant le culte du passé, ses préférences allaient à l’ancien régime plus qu’aux innovations de 89. Ses écrits ont de la profondeur et de l’éru¬ dition au service d’une saine critique ; la forme en est correcte encore que manquant de vigueur et de relief; sa méthode est claire, basée sur les faits et les documents, et ses conclusions sont toujours nettes et précises. Les six volumes publiés après sa mort contiennent son œuvre d’historien et de jurisconsulte à la fois : études les plus diverses sur l’origine des Belges, sur les États-Généraux et sur les droits civils, politiques et religieux des Belges jusqu’au moyen âge. Ils renferment aussi le journal des séances de la commission chargée de rédiger un projet de constitution pour le royaume des Pays-Bas. «Raepsaet, écrivait le célèbre jurisconsulte Warnkœnigi, réunit à une érudition extraordinaire la parfaite connaissance de l’histoire des pays étrangers et de celle de son propre pays, surtout celle des Flandres. Son but est plutôt d’écrire sur les causes de la législation que d’en donner une description historique : c’est une histoire comparée. L’auteur se livre parfois trop à des conjectures ; il est à regretter qu’il n’ait pas connu les derniers travaux des Allemands. »

Le baron de Stassart, grâce à son universalité, prend aussi place parmi nos historiens; toutefois son bagage se réduit à soixante-dix-sept notices^, qui parurent dans la Biographie uni¬ verselle des frères Michaux ou dans les Archives historiques de Dinaux.

Ces notices ont le mérite d’être concises et bien écrites, car de Stassart pratiquait le précepte de Boileau : Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. Ayant voué un culte sincère à sa patrie, de Stassart avait fait paraître en 1810, alors qu’il était préfet de Vaucluse, un résumé de l’histoire nationale de Dewez, et après 1830, « il sut prendre à l’Académie, dans la sphère des

1 Histoire du droit belgique , p. 12.

2 Publiées dans ses OEuvres complètes. Paris, Didot.

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études historiques, un rôle analogue à celui du baron de Ger- lache * ».

Tous deux s’étaient rencontrés comme condisciples à l’Ecole de droit de Paris, ils se retrouvèrent plus tard à la présidence de nos premiers corps politiques ou littéraires. Le baron de Gerlache 2 mit dans ses études plus d’unité et de concentra¬ tion que de Stassart. Dès 1811, de Gerlache, qui était avocat à Paris, se livrait à l’étude de l’histoire, s’attachant surtout à com¬ parer entre elles les grandes civilisations. Il débutait par une traduction du Catilina de Salluste. a Cet essai de jeune homme, écrivait-il trente-cinq ans plus tard 3, fut sévèrement traité par le.s journaux de l’époque, qui, n’osant s’occuper de gouverne¬ ments, de chartes, de progrès, de réformes sociales, concentraient toutes leurs rigueurs sur quelques pauvres écrivains. La répu¬ blique des lettres n’était pas alors comme maintenant la plus anarchique, la plus dévergondée des républiques. La censure impériale et les Aristarques des gazettes y mettaient bon ordre : le classicisme le plus impitoyable y régnait sans contradiction. Cependant, je dois l’avouer, en ce qui me concerne, ces critiques n’étaient que trop fondées ; j’ajouterai qu’elles me furent utiles. »

Quand il revint à Liège en 1818, de Gerlache présenta ses travaux historiques à la Société d’Emulation. On l’entendit plusieurs fois dans les séances publiques, tantôt narrant la vie de Grétry, tantôt étudiant les historiens liégeois, ou même tâchant de les ressusciter, comme il le fit dans les pages histo¬ riques consacrées à la guerre d’Awans et de Waroux 4.

Dans ce récit, il avait voulu conserver l'esprit et jusqu'aux tours et expressions de la chronique d’Hemricourt. Il a réussi à

1 Centième anniversaire de l'Académie. Rapport de Thonissen, p. 66.

2 Notice, par Thonissen. (Annuaire de l' Académie, 1874 pp. 107-228.)

5 Thonissen, p. 111.

1 Fragments d’une histoire de Liège. Guerre d'Awans et de Waroux. Procès-verbal de la séance publique tenue le 12 juin 1S28 par la Sociét libre d’Émulation de Liège. Liège, Lemarié, 1828, pp. 37-74.

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rendre émouvante cette lutte causée par Adoule, nouvelle Hélène d’une autre Troie, il et a fait revivre parmi le massacre de trente-deux mille hommes les derniers héroïsmes de la chevalerie agonisante. De Gerlache comprenait l’histoire à la façon de la nouvelle école romantique.

« Toutes ses œuvres, dit Victor Henry 1, témoignent d'une double sollicitude : celle de l'historien qui recherche laborieuse¬ ment la vérité et celle de l’écrivain qui désire que cette vérité arrachée péniblement de l’oubli ou courageusement dépouillée de la dure enveloppe des préjugés, apparaisse étincelante et splendide aux yeux du lecteur. »

De plus, de Gerlache, comme la plupart de nos hommes politiques, trouvait dans l’histoire des armes pour la lutte que le pays engageait contre le gouvernement hollandais. Aussi, avant 1830, ne fit-il que préparer les remarquables travaux qui parurent dans la suite; il en fut de même de Nothomb. Absorbés par la politique, eux comme les autres suivaient le courant libéral qui les entraînait vers les luttes, loin des rivages calmes et des solitudes propices aux œuvres mûries.

De Potier1 2 fut également un de ces hommes que la poli¬ tique enleva à l’étude. IThistoire n’y perdit rien, la politique y gagna, car de Potter fut l’homme le plus populaire de 1830. à Bruges en 1786, il voyagea durant sa jeunesse en Italie et séjourna à Rome et à Florence. A son retour en Belgique, il publie, d’après des notes puisées dans les archives de la famille Ricci, la Vie de Scipion de Ricci 3, évêque de Pistoie et de

1 Revue générale, mars 1871. p. 352.

2 Cf. sa biographie, par Th. Juste, dans la Collection de fondateurs de la monarchie , et dans la Biographie nationale.

5 de Potter, Vie de Scipion de Ricci, évêque de Pistoie. Bruxelles, Tar- lier, 1825, 3 vol. Lettres de saint Pie V sur les affaires religieuses de son temps. Bruxelles, 1827. Considérations sur l'histoire des princi¬ paux conciles, 2 vol. Bruxelles, De Mat, 1816. Complété en 1821 par L'esprit de l’Église ou Considérations, etc., 6 vol. Ces deux ouvrages devinrent : Histoire philosophique, politique et critique du christianisme et des églises chrétiennes depuis Jésus jusqu'au XIXe siècle , 8 vol. Paris, librairie historique, 1836-1837.

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Prato. Étrange contradiction ! En glorifiant dans cet ouvrage les réformes joséphistes, dont le grand-duc de Toscane, Léopold, était le promoteur, en sa qualité de frère de Joseph II, de Potter entrait dans les vues du gouvernement hollandais contre lequel il s’apprêtait à lutter. Cet ouvrage eut du succès, parce que, comme nous venons de le dire, il servait les visées du pouvoir aux Pays-Bas et fournissait des arguments aux adversaires des ordres religieux en France.

L’année suivante, il publie des Lettres de saint Pie V qu’il fait précéder d’un réquisitoire contre les défenseurs du catho¬ licisme au XVIe siècle; comme le dit son biographe Jottrand, c’était l’un des plus violents pamphlets que l’on puisse conce¬ voir. En 1836, il fusionne, sous forme de vaste histoire du christianisme, deux ouvrages sur les Conciles et sur V Esprit de l'Église , parus en 1816 et 1821. Son but est inscrit à la pre¬ mière page : « L’heure, me semble-t-il, a sonné de citer le christianisme à la barre du genre humain, qui le jugera en dernier ressort sur les dépositions de l’histoire. » Il étudie l'Église avec la partialité d’un fils de Voltaire, élève du siècle philosophique; et il est animé de ce même fanatisme qu’il reproche à d’autres. Protestant de son respect pour l’Evangile, il n’en tire pas moins des déductions anti-évangéliques. Car s’il s’attache à vouloir prouver les variations de l’Eglise catho¬ lique dans ses dogmes, sa constitution et son essence, il n’en réclame pas moins pour la société qui se dissout les principes fondamentaux de la doctrine du Christ, à savoir : la charité et le dévoûment spontanés comme religion, et Y association fra¬ ternelle des hommes se reconnaissant librement tous égaux en droits pour base d’institutions sociales. Enfin, il conclut son ouvrage par cette prophétie dont on attend encore la réalisa¬ tion : le christianisme dogmatique, pratique et sacerdotal a cessé d'exister * .

Nous devons reconnaître que cet ouvrage a demandé à de Potter vingt années d’études et de recherches, et qu’il a mis en

1 Tome VIII, p. 368.

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œuvre de multiples documents; malheureusement, ce qui est sorti de ce labeur, c’est plutôt un réquisitoire qu’un livre impartial, et toutes les pièces du procès n’ont pas été pesées également. Néanmoins, il recueillit les éloges les plus enthou¬ siastes, et le Mercure belge 1 disait : « Il ne lui manque qu’un style entraînant, une plus grande vigueur de pensée et plus de dignité dans le maintien pour être opposé à l’immortel Bossuet (?) ». Il ne manquait pas davantage à nos Clavareau, à nos Smits, à nos Rouveroy pour qu’ils fussent des Molière, des Racine ou des La Fontaine. M. Potvin l’a mieux apprécié en disant que de Potter était superbe dans le pamphlet , lourd dans le livre -.

Ce sont les quelques historiens de l’époque dont le mérite est incontestable; il en est d’autres dont les travaux, d’une importance moindre, prouvent l’ardeur avec laquelle on s’atta¬ chait à l’étude de l’histoire.

L’histoire de Hollande semble jouir de peu de faveur : Gigot 3 la met en manuel (c’est le premier que nous possédions en français); et Ciiotin 4 traduit les Origines et prospérité des Pays- Bas par Stijl.

Les questions d’intérêt national sont moins délaissées. Nous avons cité plus haut les Souvenirs nationaux de Paridaens 3; Raoux traite de l’origine de notre nationalité et de notre langue; J. de Bast 6 étudie l’institution de nos communes et Meyer l’esprit et les origines des institutions juridiques. Don Juan d’Autriche est l’objet d’un travail de Dumesnil 1 2 * 4 5 6 7, et la vie du

1 Mercure belge, 1817.

2 Histoire littéraire, p. 170.

5 Gigot, Abrégé de l'histoire de la Hollande. Bruxelles, Delemer, 1820.

4 Chotin, Origines et prospérité des Pays-Bas, de Simon Stijl, trad. par Chotin. Bruxelles, Brest Van Kempen, 1828.

5 Paridaens, Souvenirs nationaux, 1er vol. Tournai, Casterman, 1819.

6 J. de Bast, Institution des communes dans la Belgique pendant les XIIe et XIIIe siècles. Gand, Houdin, 1819.

7 Dumesnil, Histoire de don Juan d'Autriche. Bruxelles, Brohez, 1827.

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comte d’Egmont est retracée par de Cloet*, mais le moindre défaut de ces deux auteurs est leur ignorance des principes qui président à la composition historique.

Dans l’histoire locale, de Villenfàgne 1 2 3 * 5, qui appartient sur¬ tout au XVIIIe siècle, continue ses travaux sur le pays de Liège. Si son histoire de Spa avait été accueillie avec faveur, ses deux volumes d’Essais critiques de 1808 ne trouvèrent que trois souscripteurs au bout de trois ans 3, et un contemporain peu aimable disait : « Ces critiques, comme plusieurs écrits du même auteur, peuvent être nommées le fumier d'Ennius ». Après des Mélanges sur l’histoire de Liège, il fit paraître, en 1817, son principal ouvrage : Recherches sur la principauté de Liège . « Cet ouvrage, dit Henaux 4, étonne par la sagacité des recherches et par la profonde connaissance que l’auteur avait de nos monuments historiques s... Ce ne sont, comme tous ses livres, que des mémoires historiques, que de simples mais précieux matériaux pour construire un jour un bel édifice... Ce qui distingue en partie cet auteur et ses productions, c’est son style correct et simple, son coup d’œil sûr et perçant, son aptitude à soulever le voile obscur qui recouvre nos premières institutions, et surtout l’art d’intéresser dans les matières les plus arides et de nous montrer avec des détails ce que d’autres n’avaient pas même aperçu. »

En Flandre, Van Praet 6 faisait des recherches sur l’histoire

1 de Cloet, Éloge historique du comte d’Egmont. Bruxelles, 1823.

2 Cf. Notice, par F. Henaux, dans le Messager des sciences et des arts , 1838, t. VI, p. 411. de Chènedollé, Notices sur Ramoux et de Villen- fagne. Becdelièvre, Biographie liégeoise , t. II, p. 688.

3 Henaux, p. 424.

1 Id. , p. 430.

5 de Villenfàgne, Histoire de Spa. Liège, Loxhay, 2 vol., 1803. Essais critiques sur différents points de l'histoire de Liège , 2 vol. Liège, Latour, 1808. Mélanges pour servir à l’histoire de Liège. Liège, Duvi- vier, 1810. Recherches sur l'histoire de la ci-devant principauté de Liège, 2 vol. Liège, Collardin, 1817.

6 Van Praet, Histoire de Flandre de 1280 à 1o8o, 2 vol. Bruxelles, Tarder, 1828. De l’origine des communes flamandes. Gand, 1829.

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du XIV* siècle et sondait les origines des communes; dans le Hainaut, Fumière1 2 * 4 5 se consacrait consciencieusement à l’his¬ toire de cette province et en particulier de Mons, Paridaens - l’avait précédé. Le magistrat Hoverlant de Baüwelare 3 com¬ pilait à tour de bras les matériaux d’un vaste ouvrage en cent quatorze volumes intitulé : Essai chronologique pour servir à V histoire de Tournai , qui fut couronné par l’Académie. « Nous aussi, disait le Mercure 4, nous nous sommes prosternés devant la gloire de l’historien de Tournai ; à la vérité, nous n’avons pas lu une page de son épouvantable chef-d'œuvre, parce qu'à nos yeux le fond ne l’emporte pas toujours sur la forme; mais nous croyons, puisqu’on nous l’a dit, que l’auteur est un grand homme. »

On peut mettre au rang des ouvrages d'intérêt général la Biographie des Pays-Bas par Delvenne 3 père, simple compila¬ tion de notices prises çà et là, œuvre d’un modeste instituteur qui n’a cessé d’être utile 6, et les neuf volumes de la Galerie des contemporains Jullian, Lesbroussart 7 et Van Lexnep écri¬ vaient la biographie des hommes de la Révolution et de l’Em¬ pire.

Faut-il citer dans d’autres domaines et comme symptôme d’activité le remarquable ouvrage de Solvyns 8 sur les Hindous ,

1 Fumière, Résumé de /’ histoire de Mons. Mons. Hovois, 1829. Cf. Bio¬ graphie nationale, notice par Loise.

2 Paridaens, Mons sous les rapports historique, statistique, etc. Mons, Leroux, 1819.

5 Hoverlant de Baüwelare, Essai chronologique pour servir à l'his¬ toire de Tournai, 114 vol., plus 2 vol. de tables. Tournai, 1805 à 1832.

4 Mercure belge, 1818.

5 Delvenne père, Biographie du royaume des Pays-Bas, 2 vol. Liège, Desoer, 1828.

6 Helbig. Delvenne. (Biographie nationale.)

7 Lesbroussart, Jullian, Van Lennep, Galerie historique des contem¬ porains, 9 vol. Bruxelles et Mons, 1817-1826. Cf. Mercure belge, t. IX, 1820.

8 Cf. B. Solvyns, notice par de Paepe. (Revue belge, 1837, t. VII, pp. 83 à 92 et 441 ) B. Solvyns, Les Hindous , 4 vol. in-folio. Paris, Didot,

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qui reçut les félicitations de l’Institut de France? Ouvrage remarquable non seulement pour le fond, mais encore pour l’impression typographique et qui rivalisait de luxe avec la traduction in-4° de Vitruve faite par de Bioul. Puis l’ llermeneu- tica sacra de l’abbé Jansjens R qui fut adoptée en France; les Mémoires de don Juan Van Halen, écrits par Ch. Rogier % sous la dictée de l’auteur, parus en même temps à Paris et à Bru¬ xelles et traduits en plusieurs langues, mémoires l’accent paraît sincère, le style entraînant, mais émaillés d’anecdotes si piquantes, d’aventures si prodigieuses en Espagne ou en Caucasie qu’ils ont plutôt l’allure d’un roman; les Monuments de Rhodes par Rottiers 3, qui s’inspirait de la mélancolie de Chateaubriand; les notes, de rédaction peu soignée, que Bekkaert7* nous a laissées de ses voyages ; celles plus poétiques que de Cloet 5 intitula Voyage dans les Pays-Ras, celles, enfin, de Paqüet-Symphoriex 6, qui restent curieuses à consulter pour les mœurs de nos provinces sous l’Empire.

Si l’histoire faisait les délices de quelques hommes de cabinet ou d’amateurs d’antiquité, elle n’était pas vulgarisée et les efforts menaçaient de rester stériles faute d’être compris. Le mal provenait ici encore de l’état pitoyable de l’enseignement de l’histoire. On commençait seulement à l’organiser dans les universités, et dans les collèges on employait, jusqu’en 1818, pour tout livre classique les deux volumes in-12 de VEpitome

1820. (Cet ouvrage se vendait 1C00 francs ; pour pouvoir l’écouler, l’au¬ teur dut le mettre en loterie.)

1 Sur l’abbé Janssens, cf. Capitaine, Nécrologe liégeois pour 1853, p. 34.

2 Mémoires de don Juan Van Halen, écrits sous les yeux de l’auteur par Ch. Rogier, 2 vol. Liège, Lebeau, 1827. Réimprimés à Bruxelles par Tarlier. 1827.— Cf. Van Halen, notice par U. Capitaine. (Nécrologe liégeois pour 1864, p. 86.)

3 Rottiers, Monuments de Rhodes, 1828.

i Cf. Biographie nationale.

5 de Cloet, Voyage pittoresque dans le royaume des Pays-Bas , 2 vol.

0 Paqlet-Symphorien, Voyage historique et pittoresque dans les Pays- Bas. Bruxelles, De xWat, 1823.

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historiœ belgicœ de Desroches, imprimés en 1782. Et les pro¬ fesseurs, qui n’en savaient pas plus que leurs élèves, se conten¬ taient de faire réciter péniblement de mémoire une cinquan¬ taine de pages de ce manuel i.

La réorganisation des universités, le dévouement des hommes de science et de travail, le désir de chacun de contri¬ buer à la restauration du passé d’un pays qui désormais avait un nom, et, de plus, l’intelligent appui fourni par le pouvoir aux études historiques frayèrent la voie à des travaux plus savants et plus approfondis qui virent le jour après 1830. Les historiens de la période hollandaise étaient sincèrement atta¬ chés au pays; constamment sous leur plume revenaient la grandeur, la gloire, Ja renaissance de leur patrie, et ces mots, ils les prononçaient en toute sincérité. Chacun d’eux, comme de simples ouvriers, apportait sa pierre à la base de l’édifice national.

3. Philosophie.

La philosophie rudimentaire se présente au XVIIIe siècle sous la forme de sentences, aphorismes, pensées ou maximes; elle met une partie de son art à faire du bel esprit.

Nous eûmes de nombreux imitateurs de La Rochefoucauld et de Vauvenargues, si nous en jugeons par toutes ces réflexions brèves et sentencieuses semées à chaque page des revues, des almanachs ou des journaux. Toutefois, il est peu de ces moralistes d’occasion qui aient songé à réunir en un volume ces envolées de leur esprit.

Nous pouvons mentionner l’esprit à facettes du baron de Reiffenberg ; Van de Weyer- rajeunit de vieilles vérités comme

1 Annuaire de l’Académie, 1839, pp. 113-114. Voisin, Notice sur Goe thaïs.

2 Van de Weyer, Pensées diverses (1825) dans le tome Ier du Choix d’opuscules de V. de W., publié par 0. Delepierre. Bruxelles, Bruylant, 1863, et dans les OEuvres de Smit, comme suite au Moyen facile, etc.

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celle-ci : « Pour paraître habile, il faut toujours être heureux ». Rouveroy résume les leçons qu’il a données dans ses fables: Delmotte 1 jette sur le papier des pensées empreintes de la mélancolie d’un aigre romantisme qui seyait à ses vingt ans; de Trappé se contentera d’entasser des banalités; il dira par exemple : « sont-ils ces conquérants? Je ne vois que des tombeaux ». D’autres fois, on aura peine à comprendre sa pen¬ sée ; ainsi il écrira : « La femme n’est pas égale à l’homme, puisqu’en général vous ne la voyez telle nulle part. La preuve est déjà dans le fait et la considération de son physique le con¬ firme ».

De Stassart, inspiré par le goût du jour, livre au public, en 1844, les Pensées par Circé 2. Gircé était la chienne du baron qui eut l’honneur de figurer dans le Dictionnaire des maximes de Mabire entre Cicéron et Clarac. Circé disait dans la préface : « Je ne puis le dissimuler, notre auteur était tant soit peu caustique et aucune considération ne l’arrêtait lors¬ qu’il s’agissait de la vérité. » C’est peut-être le meilleur ouvrage que fit le baron de Stassart, celui du moins son esprit montre le plus de ressources, sa phrase reçoit le plus sévère remaniement pour encadrer la pensée. Il n’est plus embarrassé par le rythme du vers et ses moralités en prose ont plus de précision que son verbiage de fabuliste; enfin, elles avaient le mérite de l’opportunité. Aussi, en a-t-on fait un éloge fondé, quoique peut-être excessif. « L’esprit qui domine dans ces pensées, dit Van Bemmel 3? ne rappelle ni les caractères de La Bruyère, ces peintures vives sont trop cha¬ toyantes, aux contours nets ou bien accusés; ni surtout les maximes de la Rochefoucauld, ces aphorismes saisissants d’une âme chagrine et vindicative; c’est plutôt l’esprit de Vauve- nargues, et Vauvenargues était, en effet, l’un des auteurs de

1 D(elmotte Henri), Mes pensées ou petites idées d'un cerveau étroit. Mons, Leroux et Hoyois, 1819.

2 OEuvres complètes, pp. 91-130.

5 Notice sur de Stassart. (Mém. cour., in-4°, t. XXVIII, 1836.)

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prédilection du baron de Stassart. II y a dans les maximes du protégé de Voltaire plus de concision, plus de tendances à l’aphorisme que dans les pensées de Circé, mais c’est la même simplicité de langage, la même finesse d’aperçus, la même chaleur douce et persuasive. »

Au fait, il est difficile de déterminer la valeur philosophique de quelques centaines de phrases sur les sujets les plus disparates, n’ayant aucun lien, ne se rattachant à aucune idée fondamentale, visant les travers de l’humanité, satires dirigées contre les politiciens et contre les femmes, entremêlées de réflexions sur la musique d’Haydn et de Grétry, de portraits critiques en raccourci à la façon de La Bruyère, de notes judi¬ cieuses sur Stern ou sur X. de Maistre. Ce qu’il faut y chercher, c’est l’élégance et la pureté de la forme. Voici, par exemple, une pensée claire et concise : « Ce qui rend si pénible aux femmes la marche du temps, c’est leur miroir : peu savent l’envisager de sang froid » ; et cette autre que le baron pratiquait couram¬ ment : « Si l’on veut rendre la critique utile, il faut avoir grand soin de lui donner la louange pour passeport ».

Avant d’écrire ces pensées, de Stassart avait traduit très agréablement les Méditations religieuses 1 d’un mystique alle¬ mand Eekartshausen. Dans cet ouvrage de morale élevée sont traités les devoirs de l'homme, ses destinées, la nature de Dieu et ses perfections. Moins ascétique que Y Imitation, parce qu’il place l’homme dans la société, cet écrit est plutôt semblable aux Devoirs de l'homme de Silvio Pellico, mais avec plus de mysticisme et d’ardeur religieuse. En outre, comme note nou¬ velle, la poésie de la nature vient prêter son charme à des pages qui paraîtraient sévères. Il y aurait particulièrement deux chapitres à citer : celui sur la nature de l’homme et l’autre sur les devoirs de l’époux.

Entre ces collectionneurs de maximes ou de mots brillants et les véritables philosophes, nous pouvons consacrer quelques lignes aux auteurs de Miscellanea , mélanges de philosophie,

1 OEuvres complètes , pp. 219-250.

( 2ol )

d’histoire, de critique : annotations brèves jetées pêle-mêle sur le papier comme celles de de Trappé; méditations sur les évé¬ nements du jour, critiques plutôt aigres des innovations, phi¬ losophie fort modeste si l’on peut appeler ainsi les réflexions exubérantes de d’Auvin; enfin, les conceptions plus sérieuses mais plus hasardées du commandeur de Nieuport.

De Trappe n’est qu’un piètre philosophe, comme il fut piètre en toutes choses. Dans sa Réponse aux doutes d'un philosophe, il expose avec méthode les arguments les plus forts contre l’athéisme, ce qui avait déjà été fait avant lui. Dans ses Mélanges , il tient de Voltaire et de Rousseau. Il a copié la raillerie de l'un et emprunté l’exaltation sentimentale de l’autre. Son livre contient des articles très courts et sans ordre, sous une suite de titres les plus hétéroclites : La Révolution française , Le militaire , La voix du peuple sous Louis XI, L’esprit humain aux XVIIIe et XIXe siècles, Congrès , U Amérique à sa découverte, etc., réflexions politiques, historiques, sociales, tout cela se mêle comme les feuillets d’un livre éparpillés par le vent. Veut-on un échantillon de critique littéraire? Voici comment il assomme la Jérusalem délivrée :

« Le premier épisode est absolument à supprimer;

» Godefroid ne déploie pas assez de majesté au moment de la sédition ;

» Le lieu de la scène n’est pas toujours assez désigné;

» On ignore souvent si Renaud et les autres combattent à pied ou à cheval (!), etc. »

Rref, le Tasse n’entendait rien à la composition épique : en huit articulets, la preuve en est faite. Est-ce sérieux?

Les Mélanges de d’Auvin 1 ont une autre physionomie. Ils ont plus de bonhomie et nulle prétention à la métaphysique.

Cloîtré dans son château d’Houdoumont, d’Auvin s’aban¬ donnait à des méditations politiques, morales, critiques et littéraires, et publiait successivement, de 1815 à 1836, seize volumes l’on pourrait suivre l’esprit du temps.

1 D’Auvin, Mélanges de littérature et de politique pour servir à V histoire, 16 vol. (les derniers posthumes). Liège, Desoer, 1815 à 1836.

Tome LXIL

Q

( 252 )

En politique, d’Auvin professe une aversion instinctive pour Napoléon, dont il fait un Cartouche; il aime profondément sa patrie et salue avec joie l’avènement d’une nouvelle dynastie. « J’espère, écrit-il, que quand notre auguste et nouveau souve¬ rain connaîtra bien la loyauté et l’attachement de ses nouveaux sujets, quand il aura vécu davantage parmi eux, il fera renaître la confiance; il saura réunir tous les cœurs, toutes les affec¬ tions, et des deux peuples n’en faire qu’un seul. » S’aperce¬ vant ensuite que les améliorations ne succèdent pas aux belles promesses, d’Auvin se fait le censeur de toutes les institutions et de tous les actes du gouvernement hollandais.

La critique finit par lui paraître un devoir, et il s’aigrit dans son métier. « Plus. on avance en âge, dit-il, plus on devient laudator temporis acti. » 11 n’y a plus pour lui que matière à censurer et à critiquer; comme de Trappé, il laisse vagabonder ses idées. Il reproche aux aubergistes et aux boutiquiers de suspendre des images saintes à la façade de leurs maisons; il blâme la fréquentation du théâtre ; il fulmine contre les romans, produit d'une imagination en délire; il accuse les libé¬ raux de ne chercher qu’à pêcher en eau trouble. En somme, le monde va très mal : les bals deviennent indécents, les char¬ latans ont pris la place des brigands, les mendiants pullulent, les enfants trouvés abondent de plus en plus et les suicides s’accroissent.

D’Auvin met de l’acharnement à défendre ses idées. « Tant que je ne verrai pas, écrit-il, réédifier une seule des mille et une choses qu’on a renversées et dont on se trouvait bien, ma plume accusatrice écrira qu’on ne prend pas le chemin de nous rendre heureux. » Les procès ne peuvent le museler, mais les imprimeurs se refusent à recevoir sa copie L II va enfin céder aux objurgations de ses parents et amis qui le pressent d’inter¬ rompre ce bavardage intempestif, mais le naturel l’emporte et il reprend son rôle de critique. Toutefois, il y met plus de réserve, « car 500 florins du royaume et une couple d’années en prison ne sont pas une bagatelle - ».

1 Tome IV, p. 176.

2 Tome V, p. 109.

( 253 )

En littérature, il fait du découpage : il publie différents morceaux traduits ou copiés sans mentionner l’auteur, si bien qu’il semble accaparer des extraits des romans anglais de Waferley ou de Walter Scott.

Malgré la diversité des sujets, le lecteur se lasse vite de ces récriminations répétées et monotones. L’uniformité du style, l’emploi continuel du présent, les phrases hachées régulière¬ ment par quelques points comme si elles restaient inachevées, tout cela contribue à rendre pénible la lecture des ouvrages de d’Auvin. Par-ci par-là le ton change, et notre critique plaisante malicieusement. Voici par exemple le portrait du Hollandais :

« Quand il est fatigué d’être assis, il arrête ses chevaux, descend et marche à côté fort tranquillement. Quand il a assez marché, il les arrête derechef, remonte et reprend les rênes. Il a ses maisons de repos; à son approche, on lui présente un verre de brandevin et une pipe remplie de tabac. Il prend le verre des mains du valet, en boit la moitié, le rend; il prend ensuite d’une main la pipe et de l’autre un fer ardent; il l’allume, reprend le verre, le vide et repart 1. »

A d’autres pages, on rencontre de la mélancolie, mélancolie calme et sereine qui est celle des soirs de la vie et qui chez d’Auvin se joint à une exagération puisée dans les méditations de Young. Aussi se fatigue-t-on rapidement de ce ton lamen¬ table qui se répand en regrets superflus.

Il ne faudrait pas faire de d’Auvin un puriste; il écrit tout simplement en suivant le fil de ses idées, sans consulter ni l’Académie, ni Vaugelas ; et il doit à cette façon de travailler un éclat de franchise qui est ce qui déplaît le moins en lui.

Avec le commandeur de Nieuport 1 2, nous revenons à une

1 Tome I, p. 26.

2 De Nieuport. Un peu de tout ou Amusements d'un sexagénaire , depuis 1807 jusqu’en 1816. Bruxelles, De Mat, 1818. Cf. Quetelet, Sciences physiques et mathématiques, pp. 99-110. Prince de Gavre, Éloge du commandeur de Nieuport. (Mém. cour, de l’Acad. Mém. des membres, in-4°, t. IV, 1827.) Mailly, Notice sur Quetelet. (Annuaire de l’Acad., 1875, p. 131.)

( 254 )

philosophie plus caractérisée; nous quittons les boutades ou les enseignements moraux pour les études spéculatives.

Par ses idées, le commandeur appartient à la seconde moitié du XVIIIe siècle; il était d’ailleurs en 1746. Si l’on veut connaître l’homme et le savant, Quetelet. qui fut son contem¬ porain, a laissé de lui un portrait tout sympathique. En 1818, le commandeur réunit des articles qui avaient déjà paru dans Y Esprit des journaux. « Mon unique but, dit-il, est de laisser avant mon départ un petit souvenir à mes amis et à mes connaissances. Si cependant quelques exemplaires parviennent entre les mains de personnes dont je n’ai pas l’avantage d’être connu, j’espère qu’elles y retrouveront partout l’homme bon, juste et honnête, et c’est à quoi se borna mon ambition. »

Cet ouvrage renferme un peu de tout : conversations sur l’esprit, théories sur les probabilités au jeu, réflexions sur le beau et le sublime, dissertations à propos de la nouvelle poésie allemande, d’autres questions philosophiques ou littéraires et même, enfin, une apostrophe d’Ossian au Soleil en beaux vers grecs, car de Nieuport dans ses vieux jours s’était mis à l’étude du grec.

Ses dissertations philosophiques n’offrent qu’une valeur toute secondaire. De Nieuport se rattache à l’école sensualiste; il est plus spiritualiste que Condillac, mais aussi plus fantaisiste. Pour lui, en effet, l’esprit est un fluide qui s’introduit en nous et que le vin, le champagne ou l’opium peuvent développer, et il place dans l’estomac le siège des sensations. C’est là, dit-il i, qu’un spectacle quelconque « prend un caractère, il devient agréable ou désagréable, il charme ou il révolte ».

Ailleurs 1 2 3, parlant de la préférence à donner au latin, il pro¬ pose d’accorder la liberté de la presse pleine et entière au latin seulement, affirmant, entre autres arguments, que si l’on écrit mal dans une langue vivante, c’est parce qu'on se laisse aller à écrire aussi négligemment qu’on est habitué à parler 3. Il aurait

1 Page 25.

2 Page 210.

3 Page 218.

( 2o5 )

ajouter qu’en écrivant en latin on n’apprendrait guère mieux son français.

Malgré quelques idées aventureuses, le livre du comman¬ deur de Nieuport, penseur isolé, a des pages intéressantes à lire et reste ce qu’il l’a intitulé : Amusements d'un sexagénaire .

Il ne faut pas s’étonner si au début du siècle les véritables philosophes sont rares chez nous /t. Il en était de la philosophie comme de l’histoire : leur enseignement avait disparu de nos contrées; l’Université de Louvain était la seule qui conservât un culte aux études philosophiques, quand elle fut supprimée. L’Empire avait bien organisé des cours de philosophie dans les écoles centrales, mais ils étaient fort rudimentaires, et d’ailleurs la mode n’était pas à Yidéologie. Avec la restauration des études dans les nouvelles universités fondées par le pouvoir hollandais, et grâce aux leçons données au Collège philoso¬ phique et au Musée, la philosophie reçut une impulsion. Les cours du Musée surtout allaient la lancer dans le domaine pu¬ blic, si je puis m’exprimer ainsi. Car, ainsi que le dit V. Cousin, « une circonstance particulière promettait un heureux avenir à l’institution nouvelle. Un cours fait à Bruxelles ne pouvait l’être qu’en français, et le français donnait un public à la philo¬ sophie ; tandis que la langue latine, seule permise dans les trois Universités belges, la renfermant dans le cercle de quelques écoliers, lui ôtait toute influence sur les esprits et la frappait de stérilité »

Nos universités 3, qui d’abord avaient suivi, en philosophie, l’école allemande, s’en détachèrent pour lui substituer celle de Condillac et de Laromiguière. Les jeunes gens étaient initiés aux doctrines de Kant, à Liège, par les professeurs Denzinger et Kinker; Seber leur exposait au Collège philosophique celles

1 Cf. Patria belgica, Histoire de la philosophie , par Van Meenen, t. III, pp. 137-140.

'1 2 3 Opuscules de Van de Weyer, Discours sur U histoire de la philoso¬ phie. Avant-propos .

3 Patria belgica , p. 138.

( 2o6 )

de Schelling; tandis qu’à l’Université de Louvain, de Reiffen- berg adoptait l’éclectisme de Cousin. D’autre part, le philo¬ logue Bekker produisait avec ses élèves de remarquables disser¬ tations sur les philosophes antiques

Van Meenen 2, qui d’abord destiné à la prêtrise, avait ensuite chanté en vers la République et l’Empire, qui avait remis au maire les clefs de l’Université de Louvain en disant : « Voici les clefs du temple de l’ignorance 3 » ; homme d’études spécula¬ tives, qui, malgré ses lectures et ses connaissances nombreuses, ne laissa aucune œuvre digne de tant de travail, exerça à Lou¬ vain une grande influence sur les études philosophiques par ses conseils et par son exemple. « Pendant quinze ans, dit Baron 4, nul n’eûL songé à s’occuper de travaux de ce genre sans le consulter ou sans se mettre en rapport avec lui, et pen¬ dant quinze ans, les trésors de sa pensée et de son érudition furent prodigués à tous avec une inépuisable bienveillance. »

Nourri de la lecture des penseurs, Van Meenen avait rejeté les théories de Locke et de Condillac, qui l’avaient séduit tout d’abord, pour se ranger parmi les spiritualistes La réfutation brillante qu’il fit du système de Condillac à l’occasion d’une querelle avec Haumont 3 lui valut les éloges de Cousin et les félicitations de Laromiguière. Puis il s’était distingué égale¬ ment dans une joûte avec le pédagogue Jacotot, qui affirmait que la construction du langage était arbitraire. Van Meenen, mettant la question sur le terrain philosophique, s’était attaqué à la thèse de Diderot et avait réfuté avec autant d’esprit que de logique les théories de Jacotot.

Son biographe, Le Roy1 2 * 4 * 6, voudrait voir publier des OEuvres

1 Roersch, Histoire de la philologie. (Patria belgica, t. III, p. 430.) Roulez, Notice sur Baguet. (Annuaire de l’Académie, 1870, p. 105.)

2 Cf. Notice sur Van Meenen, par Le Roy. < Annuaire de /’ Académie, 1877, pp. 259-351.) Résumée dans la Biographie nationale. L’Observa¬ teur, t. VI, pp. 209-258; t. XVI, pp. 113-153.

5 Le Roy, op. cit., p. 269.

4 Le Roy, op. cit., p. 291.

s Lettre à Haumont.

0 Page 309.

( 257 )

choisies de Van Meenen et particulièrement des extraits d’un

Dossier de pensées diverses. « On aurait ainsi, en quelque sorte,

les Confessions d’un rationaliste fermement croyant en Dieu et

en nos destinées immortelles, d’un adversaire des religions

positives, prétendant trouver dans l’Evangile la justification de

ses défiances, d’un moraliste invoquant la parole du Christ,

pour faire dériver l’amour du prochain de l’amour de soi non

conçu dans le sens d’un étroit égoïsme. reviendraient parfois

des souvenirs de l’École normale, et l’aveu loyal de ces retours

sur soi-même, qu’un livre ouvert au hasard est susceptible de

provoquer dans une âme aussi altérée de justice et de vérité.

Parmi ces morceaux détachés, je remarque une dissertation

sur la morale de Bentham, qui ne doit pas avoir été sans

influence sur la thèse de Van de Wever. Ailleurs viennent des

«/

fragments sur la philosophie allemande ou, pour mieux dire, sur Kant, dont la méthode est heureusement opposée à celle de Condillac; de nombreuses observations psychologiques, et finalement de solides considérations sur la logique et sur le langage. Je n’hésite pas à le dire : le Van Meenen inédit me paraît supérieur au Van Meçnen imprimé. »

Le philosophe Haumont i (1783-1848), avec lequel Van Mee¬ nen avait eu des démêlés scientifiques, était un penseur soli¬ taire, de condition médiocre, qui, par sa seule réflexion et la lecture de quelques ouvrages, laissa, pour un travail de trente à quarante ans, quatre fragments substantiels. L’analyse de ces écrits a été faite d’une manière complète et remarquable par F. Delhasse, et nous ne pouvons mieux faire que de nous inspirer de son étude 2.

Disciple de Condillac, Haumont 3^ dans sa première bro-

1 Cf. Revue trimestrielle , 1854, t. I, p. 99. Notice, par Delhasse. Potvin, Histoire des lettres, p. 168. Le Roy, Notice sur Van Meenen. (Annuaire de l’Académie, 1877, p. 294.)

2 Nous avons cru inutile de renvoyer à chaque page au travail de Del¬ hasse ; nous nous sommes contenté de souligner les principaux passages.

5 Haumont, Discours sur les arts et les sciences en général et sur leur langue en particulier. Bruxelles, De Mat, 1818. Discours sur les sys-

( 258 )

chure, ayant en vue la recherche des éléments propres au bonheur de rhomme et du citoyen , se met à l’étude des idées sociales. Mais avant d’étudier les idées, pour éviter toute confusion, il faut étudier la langue, et c’est pour cela que son premier dis¬ cours va établir la nécessité de préciser nettement la langue. C’est ce qu’il fait avec une sûreté de logique rigoureuse et dans une forme exacte et correcte.

Voici comment il procède. Les sciences ont pour instru¬ ment l’esprit et la langue ; comme elles existent dans la nature, l’homme ne fait que les découvrir et il les imagine, par con¬ séquent les sciences sont imaginaires. Notre esprit les conçoit par faiblesse, comme il conçoit ce qui n’existe même pas, à savoir les notions de nombre, d’étendue, inconnues de Dieu. Les noms que nous donnons aux choses n’en sont pas l’essence, mais seulement les bornes. Et de même que dans la nature ces choses ont d’étroits rapports entre elles, de même ces mêmes liens subsistent dans nos idées, qui ne sont que la reproduction intellectuelle des êtres. Aussi la science n’est-elle qu’une première idée passant par une suite d'idées intermédiaires. Il faut donc, quand il s’agit de sciences, observer le lien des idées entre elles, ne point franchir d’espace, autrement on risquerait fort de s’égarer et de perdre en partie la notion du point de départ.

Haumont se rencontre ici avec Fourier, dont la série ou méthode sériaire que Proudhon se préparait à affirmer fut appliquée aux sciences naturelles par Geoffroy de Saint-Hilaire. Continuant ses découvertes, Haumont considère l’ordre des sciences : les individus dans les espèces, les genres, les classes, les ordres, classification tout intellectuelle, car seuls les indi¬ vidus existent.

Pour que nos connaissances soient exactes, il faudra que les rapports de la langue soient identiques aux rapports qui

tèmes. Bruxelles, De Mat, 1818. De la trinité antique, suivi d’un frag¬ ment sur le droit de vie et de mort. Trois mots par an paysan flamand sur des choses importantes. Bruxelles, Géruzet, 1842.

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existent entre les êtres. Les idées ne seront toujours que des fictions puisqu’elles ne pénètrent pas l’essence des êtres. Quant à la vérité scientifique ou artistique, elle est l’expression ou l’image intellectuelle de ce qui est dans les choses selon les appa¬ rences qui en frappent nos sens. La vérité fournit le modèle de l’erreur, et si l’homme ne connaissait aucune vérité, il ne pourrait forger l’erreur, puisque le modèle lui manquerait. L’idée vraie est conforme à son objet, l’idée fausse le défigure en tout ou en partie; or, comme l’objet existe en dehors de nos idées, l’erreur ne peut provenir que du modèle, c’est- à-dire de notre conception des êtres. En somme, comme il y a équivalence des choses entre elles et des idées entre elles, les langues et les sciences sont solidaires et inséparables. Et la langue comme la science devra par conséquent être exacte, précise et vraie.

Haumont a donc fini par établir le rapport entre l’objet et son expression, l’idée et le mot, la science et le langage. s’arrête sa démonstration. Il s’emporte ensuite contre les que¬ relles de mots des scolastiques du moyen âge, et l’on rencontre quelques pages de critique ingénieuse, injuste peut-être, néan¬ moins pleine de verve et d’entrain. Pour finir, il insiste sur l’importance de l’étude de la langue maternelle, et il écrit, ceci en 1818 : « Ne faut-il pas que les hommes soient éclairés dans les sciences en proportion de l’intérêt qu’ils y ont? Dans celles surtout qui leur sont à chacun d’un intérêt commun , telles que la religion et la société. La science sociale, sans laquelle les autres ne peuvent exister que faiblement, mérite une attention d’autant plus grande qu’elle a été plus négligée par les modernes. »

Cette brochure fut suivie du Discours sur le système, l’idée maîtresse, dérivée d’ailleurs de ses théories sur la langue, est que, tout système étant rationnel, il faut s’abstenir d’en formu¬ ler un quel qu’il soit. D’ailleurs, que fait-on avec un système? On force les choses à se plier à ce qu’il exige, alors que l’inverse seul serait raisonnable. Souvent d’ailleurs les systèmes qui formulent la dépendance des êtres sont contrariés par la force des choses. De vient la profonde différence qu’il y a entre

( 260 )

le projet et le plan. Les projets sont utiles, ils prouvent l’acti¬ vité parce qu’on peut les plier aux choses et aux hommes; le plan, au contraire, endort ou stérilise cette activité en la faisant se heurter aux êtres qu’il enserre et parce qu’en se conformant à un plan, l’homme ne regarde que lui. A Rome, il n’y avait pas de plan, et l’on tendait à la perfection; dans nos États modernes, tout est système, et l’on se heurte à tout ce qui est en opposition avec le système. il y a un système, il n’y a pas de patrie, car système est synonyme d’exclusion, et l’exclu¬ sion c’est l’inégalité, l’injustice. L'Europe , ajoute-t-il, est , par¬ ticulièrement de nos jours, en proie à trois systèmes pernicieux : celui des finances, celui du commerce que le premier néces¬ site, et celui des grandes armées qu’on tient continuellement sur pied. N’est-ce pas la même théorie que celle de Fourier, qui montre, comme le dit Faguet i, que la civilisation est l'art de mourir de faim perfectionné à miracle. Car voyez la société; elle comprend des producteurs, des marchands, des rentiers, des soldats. De ces quatre catégories d’individus, trois sont inutiles : le rentier, cela va de soi; le soldat ne produit rien, mais il protège le producteur; quant au marchand, il se contente de prendre la marchandise d’une main pour la passer de l’autre, tout en retirant profit de l’opération. Il est curieux de consta¬ ter que notre philosophe belge était en avance sur Fourier.

Le travail de Haumont se termine par une vue prophétique de l’avenir des sociétés européennes, de la France surtout, qui semble condamnée à servir de pâture au premier peuple libre qui s'élèverait dans son voisinage.

Si ce n’était trop long, il faudrait citer quelques pages de la Révolution sociale de Proudhon, pages datant de 1852, et qui sont en parfaite harmonie avec ce qu’écrivait Haumont. Parlant des politiciens, Proudhon dit 2 : « Un système détruit, ils en cherchent un autre. Us ont besoin de sentir leur esprit dans

1 Politiques et moralistes du XIXe siècle , 2e série, p. 49. Paris, Lecène- Oudin, 1898.

2 Cité par Delhasse, pp. 116-117.

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des universaux et des catégories, leur liberté dans des inter¬ dictions et des licences. Chose étonnante! la plupart des révo¬ lutionnaires ne songent, à l’instar des conservateurs qu’ils com¬ battent, qu’à se bâtir des prisons... Au lieu d’une contribution de pouvoirs créés, ce que cherche la société, c’est l’équilibre de ses forces naturelles. » Et plus loin : « Travaillons sans cesse à en (les sciences) perfectionner l’instrument qui est notre esprit; voilà ce que nous avons à faire après Bacon et Kant.

Mais des systèmes ! la recherche de l’absolu, ce serait folie

*

pure sinon charlatanisme et le recommencement de l’igno¬ rance. »

Incontestablement ces deux études de Haumont sont remar¬ quables et peut-être auraient-elles eu quelque influence si notre philosophe n’avait pas vécu dans l’isolement et s’il avait rencontré autour de lui un public attentif aux choses de l’esprit. Haumont avait promis de donner suite à ces premiers écrits et il s’était proposé de perfectionner la Science sociale , mais il s’arrêta là, ou plutôt il alla s’égarer dans des divaga¬ tions cabalistiques.

Misanthrope dans ses pages sur le Droit de vie et de mort, il devint maniaque dans sa Trinité antique. Fâcheuse contradic¬ tion : lui qui s’était débarrassé de tout système, tomba dans le système le plus tyrannique et le plus absurde : la Triade. Ayant médité la langue des calculs de Condillac, il écrit ces lignes étranges pour prouver la perfection de la Triade : « Toute l’arithmétique est contenue dans la numération, l’addition et la multiplication; la géométrie dans la ligne, dans la surface et dans le cube; la matière n’existe que sous les trois formes de puissance, de point d’appui et de résistance; le temps se montre comme passé, présent et avenir; les êtres animés naissent, vivent et meurent; les choses commencent, passent et finissent. » Haumont a dépassé du coup les scolastiques dont il s’était tant gaussé. En 1842, le nombre cinq avait rem¬ placé le nombre trois dans ses calculs extravagants. Comme le dit très bien Delhasse, il avait fini, astrologue regardant les étoiles, par tomber dans le puits. Il eut du moins le bonheur de

( 262 )

saluer l’aurore d’une ère nouvelle dont Fourier lui parut le précurseur i.

Sous l’influence de Van Meenen, Van de Weyer 1 2 * * 5 s’adonna aux études philosophiques. Il débute en prenant parti contre Jacotot, dont il crilique avec esprit la méthode; en 1823, à l’âge de 21 ans, il publie, en latin et en français, une thèse sur la réalité , la connaissance et la pratique naturelle du devoir, où, malgré les imperfections du fond, se rencontre une argumen¬ tation serrée contre l’utilitarisme de Bentham. Bibliothécaire de la ville de Bruxelles, il n’en poursuit pas moins ses études ; il édite les œuvres du philosophe hollandais Hemsterhuis en les faisant précéder d’une étude complète; enfin, il écrit en style familier, dans Y Almanach belge , quelques pages de morale, Il faut savoir dire non , qui sont plutôt le fait d’un étudiant mora¬ lisant que d’un philosophe.

Quand il fut nommé professeur de philosophie au Musée, il ouvrit son cours par un discours remarquable sur l'histoire de la philosophie. « Le jeune professeur, disait Cousin 3, n’est pas resté au-dessous de l’attente publique et de sa position; le discours d’ouverture que nous avons sous les yeux en fait foi. » Et cet éloge du philosophe français n’était pas en deçà de la vérité. Il suffit de lire le discours de Van de Weyer. La langue en est châtiée, les idées y sont exprimées avec force et convic¬ tion, et l’orateur avait même su trouver des accents poétiques capables d’émouvoir son auditoire. Parlant des vérités immua¬ bles, il disait : « Lorsque par hasard elles se font entendre au milieu même d’une civilisation qui s’organise par des chiffres et repose sur des machines, dont le bruit sourd et monotone

1 Cf. Notice, par Juste. ( Annuaire de Y Académie , 1877, pp. 123-158.)

2 Van de Weyer, Opuscules , publiés par Delepierre, de 1863 à 1876, en

quatre séries. Durant la période hollandaise, Van de Weyer écrivit : Il

faut savoir dire non. (Almanach belge, 1826, pp. 157-173.) Coup d’œil sur la philosophie d’ Hemsterhuis, 1825. Essai sur le livre de M. Jacotot , 1823. Dissertation sur le devoir, 1823. Discours sur l'histoire de la philosophie, 1827. Lettre à M. Münch , 1829.

5 Journal des savants, 1830. Avant-propos de l’éditeur, p. 6.

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engourdit tout hormis la cupidité, alors même elles sont douces à notre oreille comme le souvenir confus d’un chant de notre enfance; elles produisent en nous cette espèce de tressail¬ lement qu’éprouverait celui qui, jeté sur une terre étrangère et lointaine, serait frappé tout à coup du son si harmonieux pour tout homme de la langue de sa patrie 1. » Pour la pre¬ mière fois peut-être, la philosophie se présentait au public belge souriante et gracieuse.

Si l’on voulait connaître un autre côté de l’esprit de Van de Weyer, il faudrait lire sa lettre à M. Münch, bibliothécaire à La Haye, qui l’avait accusé d’avoir écrit un livre en faveur de la langue flamande. Van de Weyer répondit avec humour à son adversaire en parodiant son érudition allemande et en l'accablant à grand renfort de citations.

Vers la même époque, de Reîffenberg, qui avait déjà publié un manuel de philosophie éclectique 2, se mettait, lui aussi, à la tête du mouvement en faveur des nouvelles études et traitait de la direction actuellement nécessaire aux études philosophi¬ ques 3. Dans ce discours, de Reiffenberg constate qu’en 1817, quand on's’avisa de prononcer le mot de philosophie, ce mot avait éveillé les idées d’une nouveauté maussade et dangereuse de la sédition ou de l'impiété. Après avoir défini la philosophie, la pensée humaine en face d elle-même, il cherche la méthode à suivre dans cette branche des connaissances, méthode qui peut être parfaite, encore que l’instrument soit imparfait. Il faudra commencer par s’assurer du comment, qui est l’état des choses, et rechercher le pourquoi, qui est leur raison d’être. De là, une philosophie analytique ou d'observation, et une autre synthé¬ tique ou de déduction. Ce que l’on observe partout, ce sont les vérités de sens commun; elles formeront la base du nouveau système. En passant, de Reiffenberg note l’état des esprits en

1 Page 31.

2 Éclectisme ou premiers principes de philosophie générale. Bruxelles,. Tarlier, 1822.

5 Louvain, Michel, 1828.

( 21)4 )

Belgique et se plaint que notre centre littéraire et scientifique nest pas en deçà de nos frontières , mais à Paris. 11 faut créer un esprit national et compléter par les études philosophiques l’éducation morale et politique de la Belgique. Il faut s’adres¬ ser à la jeunesse en lui présentant non pas le scepticisme, mais la foi religieuse. Les esprits forts aujourd'hui sont ceux qui croient .

Bien que les idées de ce discours soient excellentes et que de Reiffenberg soit comme Van de Weyer l’élève de Cousin, il y a moins d’attrait dans son écrit que dans celui de Van de Weyer. Le lien logique des idées se rompt parfois et le ton en est plutôt banal; au lieu de poésie, il a recouru au langage classique et on lit par exemple ceci : « Vers la même époque apparut au monde le génie de l’innovation suivi d’un formi¬ dable et hideux cortège : le ravage et la mort. »

Enfin, reconnaissant les efforts tentés en faveur d’une renais¬ sance philosophique en Belgique, il la résumait ainsi : « Il me semble que c’est cette philosophie qu’approfondit M. Van Meenen dans sa docte solitude, et que professe son digne disciple M. Van de Weyer, celle que M. Quetelet avec son originalité habituelle applique aux sciences, M. Lesbroussart à la littérature et dont quelques-uns de nos écrits périodiques commencent à s’empreindre i. »

Gruyer 1 2 3, philosophe qui, de même que Haumont, vécut dans l’isolement, après une vie remplie de vicissitudes, finit par s’établir à Bruxelles il s’abandonna à ses études de pré¬ dilection. Il écrivit beaucoup, surtout après 1830 3. La rareté

1 Page 29.

2 Cf. Louis Alvin, Gruyer. (Biographie nationale, notice par A. Le Roy.) Notice chronologique sur les ouvrages de l'auteur , faite par lui- même dans ses opuscules philosophiques. Bruxelles, Hayez, 1851.

3 Avant 1830, il écrivit : Notions préliminaires sur les propriétés géné¬ rales des corps. (Anonyme), 1822, publié avec son nom en 1823 sous le titre : Essai de philosophie physique. Extraits de l'ouvrage de Laromi- guière sur les facultés de l'âme , avec remarques, 1823. Mémoire sur l espace et le temps, 1824. Dissertation sur le mouvement , 1825.

( 265 )

de ses livres, qu’il tirait à peu d’exemplaires, le manque d’unité de toute son œuvre l’ont relégué dans l’oubli.

Ses traités sur les propriétés des corps, sur l’espace et le temps, sur le mouvement planent dans les sphères de la pure abstraction; fantaisiste ailleurs!, il établira l’existence d’un fluide très subtil comme agent de l’âme ou de l’esprit agissant sur la matière pondérable. Chercheur insatiable, il veut satis¬ faire son esprit par quelque système bien assis. « On a rat¬ taché, dit Le Roy 1 2 3, Gruyer à Laromiguière et à Destutt-Tracy ; on a qualifié sa théorie de sensualisme mitigé. Ce rappro¬ chement peut être juste; cependant le penseur belge est plus décidément spiritualiste, du moins par sentiment personnel. Pour indépendant qu’il soit en philosophie, il est religieux, et ne pense pas que la philosophie suffise à remplir le cœur humain. D’autre part, il a ses antipathies, il ne souffre pas de dynamisme, fût-il interprété dans le sens panthéiste; il se montre impitoyable pour Krause comme pour M. Vacherot. »

Nous ne croyons pas nous écarter de l’objet de ce chapitre en mentionnant un écrit à portée sociale de Ducpétiaux 3 sur ou plutôt contre la peine de mort. Ce traité, conçu dans l’ardeur de la jeunesse, par le fait même parfois déclamatoire, s’appuie sur les meilleurs auteurs et dénote chez Ducpétiaux un esprit fortement nourri. L’auteur veut surtout faire parler les faits et il tâche d’établir que le maintien cle la sécurité publique dépend plutôt des moyens de prévenir les offenses que de ceux de les punir. Ce sont des pages généreuses l’on rencontre les objections les plus fortes qui aient été formulées contre la peine de mort.

Dans un autre genre, le marquis de Beauffort 4 publiait un opuscule sur la civilisation, il expliquait par la déviation du principe chrétien l’incertitude et les fluctuations de la poli-

1 Remarques sur Laromiguière.

2 Biographie nationale

3 Ducpétiaux, De la peine de mort. Bruxelles, Tarlier, 1827.

* de Beauffort, De la civilisation. Bruges, 1816.

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tique moderne. D’Elmotté i étudiait Van Helmont, philosophe chimiste du XVIIe siècle, tandis que l’abbé de Ram 2 publiait à vingt ans les ouvrages philosophiques de l’abbé Feller pour les opposer aux tendances anticatholiques du Gouvernement hollandais.

Tels sont au commencement de ce siècle les débuts des études philosophiques en Belgique; une voie nouvelle s’ouvrait l’esprit national pouvait s’engager à la suite des Haumonl et des Van de Weyer.

4. Les revues.

A peine les liens qui enchaînaient la liberté de la presse furent-ils rompus, que des hommes de talent, patriotes dévoués, vinrent rééditier le monument des libertés nationales. Dès la déchéance de Napoléon, la lutte est entamée et l’on peut signaler la première apparition des revues politiques et littéraires.

Les premiers sur la brèche en 1815 furent le Spectateur et V Observateur, dont l’intérêt était plutôt politique que litté¬ raire. Pour analyser à fond ces deux revues, il faudrait écrire l’histoire de cette époque, il faudrait s’arrêter à chacune des revendications nationales, exposer l’afflux d’idées nouvelles qui s’affirment de plus en plus, esquisser les déboires, les persécutions qui assaillirent nos polémistes de la première heure, et il faudrait suivre pas à pas leurs efforts jusqu’au jour de la victoire. Mais cette histoire nous entraînerait trop loin et elle sortirait du cadre de cette étude pour entrer dans le domaine de la politique.

L’abbé de Foere appartient à cette race de lutteurs qui mirent tout leur talent au service de leur pays. Il défendit la

1 Essai philosophique et critique sur la vie et les ouvrages de J. -B. Van Helmont. Bruxelles, Hublou, 1818.

2 Cf. Notice sur M.-J. de Ram. (Annuaire de l’Académie, 1866.)

( 267 )

cause nationale dans le Spectateur 1, qui parut à Bruges de 1816 à 1823. Voici le rôle qu’il s’attribuait dans la Préface de sa revue. Le Spectateur critique des écrits et des actions de ses semblables pour la gloire de Dieu, il ne formulera de juge¬ ments que d'après les lois immuables et il n’accordera son admiration qu’aux écrivains qui se seront conformés aux principes généraux. Sa devise sera : Justice et Union. Malgré ses préférences pour le flamand, sa langue maternelle, il écrira en français parce qu’il attache plus d’importance au fond qu’à la forme et qu’il s’inquiète peu du persiflage qui règne en France et qui y constitue toute la critique. Son plus vif désir est de réveiller l’esprit national à l’aide de l’histoire.

M. Stecher 2 a estimé à sa juste valeur l’œuvre de l’abbé de Foere. « par des sentiments patriotiques, l’abbé deFoere, dit-il, avait emprunté à Addison la largeur du plan et la tendance à mêler la littérature, la philosophie et les nom¬ breuses préoccupations de la vie contemporaine. Éditeur et rédacteur de son journal, on le vit s’occuper de toutes les questions du jour avec une activité fébrile... Se piquant de sincérité plus que d’atticisme, il annonçait qu’il prouverait la supériorité du flamand et contesterait au français ses titres à l’universalité. »

Au point de vue littéraire, il fit preuve de larges vues; il savait admirer le Génie du christianisme , que Raoul craignait de voir entre les mains- de la jeunesse. « Il entame avec Ed. Smits une querelle sur l’avenir de la littérature franco- belge où, contre Smits qui insistait sur la tolérance des idées libérales, il affirmait que pour donner au pays une attitude nationale, il fallait se dégager du classicisme français, étudier Shakespeare et développer les ressources de la langue néer¬ landaise 1 2 3. » De plus, il voudrait arriver à une solution dans les questions de grammaire flamande. Cet intérêt qu’il mani-

1 Le Spectateur belge , par l’abbé de Foere, 1813-1823. Bruges, De Moor.

2 Biographie nationale , t. VII, p. 150.

3 Stecher.

Tome LXII.

R

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festait à l’égard de la littérature hollandaise ainsi que pour les autres littératures étrangères, était de nature à favoriser le mouvement romantique.

Les services qu'il rend à l’histoire sont également impor¬ tants. S’étant donné pour mission de travailler à la renaissance nationale, il avait pâli, comme il le disait i, pendant plusieurs années sur notre histoire ecclésiastique et civile. Aussi son recueil contient des documents historiques, fragments de chro¬ niques que l’on publiait pour la première fois.

En politique, il représente seul l’opposition catholique. Ce n’est pas qu’il fût d’une opposition systématique au Gouver¬ nement hollandais, car de même que YObservateur, il saluait dans le nouveau ^régime l’ère des réparations. Néanmoins, quand parut la nouvelle constitution, il ne put cacher son inquiétude et il écrivit : « Les huit articles dévoilent à l'Europe entière toute l’hypocrisie de son (Angleterre) langage poli¬ tique. Non contente de nous avoir marchandés pour son propre compte et à son seul profit, non contente de nous avoir ravi contre le vœu du peuple belge nos anciennes lois, elle vient encore, pour ajouter le comble à nos malheurs, nous dicter des lois, nous obliger à telle constitution, nous imposer les charges les plus accablantes, nous grever d’une énorme dette qui nous est entièrement étrangère, nous forcer de recevoir dans le sein de notre pays le tripotage de religions aussi injurieuses à la vérité qui est une et à Jésus-Christ qui n’en a révélé qu’une, qu’opposée à la tranquillité intérieure du pays... » Si l’abbé de Foere croyait sincèrement à la liberté de la presse, il apprit bientôt à ses dépens combien cette garantie constitutionnelle était illusoire. Le Gouvernement vit en lui un redoutable adversaire qui signalait du doigt les plaies et qui paraissait regretter l’ancien régime. Aussi dès 1815, l’abbé de Foere était-il arrêté; on se contenta d’une réprimande. En 1817, on le condamna à deux années de prison. Sa revue fut suspendue durant ce temps; quand il la

i 1815, t. III.

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reprit, il lui donna une teinte plus pâle. Comme le Gouver¬ nement craignait toujours ce défenseur opiniâtre des libertés constitutionnelles, à la demande de Goubau, l’abbé de Foere fut invité par ses supérieurs à abandonner son entreprise F

On conçoit quelle rude tâche l’abbé de Foere avait assumée ; un seul homme ne pouvait y suffire. De plus, comme écrivain, son style manque de grâce et de variété. 11 est lourd, sans charme et se traîne dans d’interminables banalités ou dans des discussions qui ont vieilli depuis. Son mérite reste dans son attitude. Comme ï Observateur, le Spectateur fut une senti¬ nelle aux avant-postes, observant avec inquiétude la marche delà politique hollandaise, et tous deux jetaient le cri d’alarme que Guillaume s’entêtait à ne pas vouloir entendre.

Bien que d’opinion adverse, YObservateur 1 2 3 4 , fondé par d’Elhougne, Doncker et Van Meenen 3, avait pris le parti de l’abbé de Foere dans sa résistance au Gouvernement, « Si des abus d’autorité, ajoutait-il, pareils à celui qu’a souffert M. Defoere étaient encore à craindre, la liberté de la presse ne serait qu’un leurre offert à la nation, qu’un piège tendu aux écrivains de* bonne foi, qu’une justification de l’anonyme. » En 1817, seul journal indépendant qui fût demeuré debout 4, YObservateur se faisait le vigoureux défenseur de l’évêque de Gand, Msr de Broglie. En cela, il était fidèle au programme qu’il s’était tracé. Nous observons, avait-il dit, mais nous ne frondons pas. Nous combattons F esprit révolutionnaire en poli¬ tique comme en religion. Les sujets littéraires sont plus rares que dans le Spectateur , la tendance des rédacteurs est plus philosophique et plus politique. « Les interprétations subtiles de la Constitution, l’emprunt forcé imposé aux locataires, la

1 Barthels, Documents, pp. 15 et 22.

2 L’Observateur politique, administratif, historique et littéraire de Belgique, rédigé par MM. D’Elhougne, Doncker et Van Meenen. Bru¬ xelles, De Mat, 1815-1819, 20 vol.

3 Cf. Le Roy, Van Meenen. (Ann. de l’Acad., 1877, pp. 274-289.)

4 De Gerlache.

( °270 )

confusion des pouvoirs et l’intrusion des Hollandais dans les emplois publics, le système des nouveaux impôts, la grosse question de la langue nationale, les questions non moins palpitantes de la loi dite des 500 florins (contre la presse), du jury, de la responsabilité ministérielle, tout y passe, même tout ce qui n’a qu’une importance secondaire, et les articles de Van Meenen sur les points essentiels sont souvent de véritables traités spéciaux ou des plaidoyers dont la dialectique pressante n’a d’égale que leur éloquence intrépide. Çà et là, une excursion dans l’histoire, un parallèle de Charles-Quint et du Taciturne *. »

Actuellement, il est fort difficile de classer les articles des rédacteurs; Van Meenen est surtout philosophe dans les premiers volumes, car le plus pressant était d’établir les prin¬ cipes. Peu à peu Y Observateur , de dogmatique qu’il était, se fait critique. « Les articles de d’Elhougne, dit Le Roy, plus spéciaux que ceux de Van Meenen, ne sont pas moins remar¬ quables. Ils brillent par une dialectique déliée, par un style coulant, plein de verve, par un esprit d’à-propos qui les rend agréables à lire. Benjamin Constant en faisait grand cas et en reproduisit plusieurs dans la Minerve 1 2 3. »

Quant à nous, qui sommes en possession des libertés pour lesquelles ont lutté ces champions, nous trouvons leurs discus¬ sions surannées et vieillottes; leurs dissertations nous font un peu l’effet de compositions de rhétorique comme celles que l’on donne à faire à des élèves sur les vertus des Grecs ou les hauts faits des Romains. Le ton calme et digne de cette œuvre n’exclut pas la monotonie. V Observateur restait une revue de gens d’élite; la tournure de son esprit et son prix élevé 3 le rendaient inabordable à la classe moyenne.

\Y Observateur vécut quatre années; il s’éteignait en 1819, en même temps que la liberté de la presse agonisait. Insuffi-

1 Le Roy, Annuaire de l’Académie, p. 287.

2 P. Gérard,- D’Elhougne. (Biographie nationale.)

3 L’abonnemen était de 40 francs.

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samment soutenus par l’opinion publique ses rédacteurs, abreuvés de dégoût et à bout de sacrifices, rentrèrent dans la vie privée 1 2.

En même temps que les revues politiques, les revues lit¬ téraires étaient apparues. Le Mercure 3 occupait le premier rang avec les Annales belgiques de Gand. Fondé en 1817 par Lesbroussart, Raoul, de Reiffenberg, le Mercure visait à favo¬ riser la littérature nationale. Comme le disait le prospectus, ses rédacteurs devaient surtout s’attacher « à faire connaître les écrits composés dans les deux parties du royaume ».

Paraissant chaque semaine, le Mercure renfermait une partie poétique d’où n’étaient pas exclues les énigmes et les charades même latines; il laissait une place aux sciences et aux arts; critiquait les ouvrages parus en Relgique, manifestant ses préférences en faveur de la littérature classique; le fond était agrémenté de nouvelles ou d’anecdotes; un bulletin bibliogra¬ phique y était annexé tous les mois; enfin, la politique venait s’y mêler, car ses rédacteurs avaient annoncé qu’ils ne laisse¬ raient jamais passer l’occasion « de défendre les droits du peuple et de signaler les écarts du pouvoir ».

Tel fut le programme du Mercure. Libéral en politique, il fut rétrograde en littérature. Sincèrement dévoué au roi et au gouvernement, il voulait faire connaître la Hollande à nos concitoyens, il leur présentait l’analyse des revues et des ouvrages du Nord. Il avait conservé quelque chose du philo¬ sophisme sectaire du XVIIIe siècle; toutefois ses attaques étaient rares et la morale toujours respectée. Ses collabora¬ teurs appartenaient à l’élite intellectuelle du pays, à laquelle se joignaient des réfugiés français : c’étaient Arnault, Rory de Saint-Vincent, Garnier, Lesbroussart, Meyer, Paridaens,

1 Lebeau, Souvenirs, p. 108.

2 Le Roy, op. cit., p. 289.

5 Le Mercure belge , recueil consacré à la littérature, aux arts et aux seiences, rédigé par une Société de gens de lettres, 10 vol. 1817*1821, 1. 1 à IX, Bruxelles, Weissenbruch ; t. X, Bruxelles. Delemer. Se fusionne en mai 1821 avec les Annales belgiques.

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Quetelet, Raoul, de Reiffenberg, Roelants, Somerhausen, etc. Ainsi doté, le Mercure paraissait avoir devant lui une longue carrière; il avait deux grandes qualités : la variété et l’actualité; ses articles anonymes le plus souvent offraient de l’esprit et de l’agrément; ses vers appartenaient à nos poètes; ses variétés étaient piquantes et son feuilleton théâtral bien tourné; bref, l’on peut dire que les dix volumes du Mercure belge con¬ stituent le recueil le plus intéressant à consulter pour notre histoire littéraire avant 1830.

En 1821, était-ce manque d’encouragements, indifférence du public, embarras de ménage ou que sais-je d’autre? en tout cas, il cessa de paraître et se fondit dans les Annales belgiques 1 de Gand.

Ces Annales , qui se publiaient depuis 1817, se proposaient, comme le Mercure , d’analyser les ouvrages saillants paraissant en Belgique. Toutefois, elles avaient une teinte plutôt scien¬ tifique et artistique que littéraire. Camberlyn d’Amougies y insérait des odes latines, Clavareau des traductions, Quetelet et Gachard leurs essais poétiques de jeune homme; et à côté des études critiques de Raoul se lisaient des pages de méca¬ nique, de mathématiques ou d’agriculture. Ce qui manquait le plus à cette publication, c’était l’unité. Quand les rédacteurs du Mercure se furent unis à ceux des Annales, celles-ci se relevèrent et prirent un chemin moins aride. Le côté littéraire se trouva étendu, les pièces de poésie furent plus nombreuses, les critiques littéraires plus intéressantes.

Raoul se faisait le champion des doctrines classiques et lançait ses foudres sur le camp des romantiques. Dans le volume 2 il a réuni ses diverses études, Raoul ne cache pas son horreur pour les nouvelles théories. « A une époque, dit-il, l’école vaporeuse qui s’appelle romantique nous inonde d’un déluge de compositions ridicules et plus barbares

1 Annales belgiques des sciences, arts et littérature, il vol., 1817-1824. Gand, Houdin.

2 Raoul, OEuvres diverses, t. III.

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les unes que les autres, il faut retourner aux Géorgiques, poème parfait, propre à fixer les principes de la saine litté¬ rature et pouvant servir d’antidote. »

Basant toute sa critique sur les principes de l’école, il oublie que la raison n’est pas le seul guide en matière de goût littéraire et que l’émotion a sa source dans le cœur. Pour lui, toute la beauté d’une œuvre tient au plan, à l’agencement, à ce qui n’est que le squelette en somme ; aussi Delille devait lui paraître de loin supérieur à Chateaubriand. Raoul don¬ nait une définition humoristique des deux écoles littéraires qui se disputaient alors leur place au soleil : « Les classiques, disait-il, sont ceux qui ont fait leurs classes et les romantiques ceux qui ne les ont pas faites 1. »

Lisez ses critiques des Vêpres siciliennes et du Paria par C. Delavigne ou de la Démence de Charles VI par Lemercier; on croirait suivre un arpenteur au milieu de vastes plaines désertes, relevant méthodiquement la configuration du terrain. En route, Raoul prend des notes, il donne l’une ou l’autre citation, puis il ajoute : « A quoi cela se rapporte-t-il ? Ce discours ne. va pas au fait. Ces métaphores sont un peu hardies. Il n’y a pas de gradation dans les idées, etc. » C’est de la critique, mais de la critique de grammairien plus que de littérateur et d’homme de goût.

Heureusement, d’autres esprits qui n’avaient pas l'enthou¬ siasme virgilien de Raoul jaous ouvraient les larges horizons des littératures étrangères. Lesbroussart donnait aux lecteurs des Annales belgiques des études sur les Ultime littere de Jacopo Ortis ou sur les comédies de l’Espagnol Moratin; il leur communiquait l’admiration qu’il ressentait pour Byron et Walter Scott. Quetelet 2 écrivait un Essai sur la romance dont il faisait l’histoire et se mettait à traduire des morceaux alle¬ mands, espagnols ou anglais. Il avait compris l'importance des théories de Mme de Staël et il écrivait très justement : « (Ju’au-

1 Quetelet, Sciences mathématiques , p. 507.

2 Cf. Notice, par Mailly. (Ann. de VAcad ., 1875, pp. 127-128.)

f 274 )

rait dit le siècle de Périclès si les Euripide, les Sophocle n’eus¬ sent transporté sur la scène que l’Osiris ou les fêtes mysté¬ rieuses des Egyptiens? » Lebrocquy se préoccupait de révéler la littérature hollandaise à ceux qui chez nous en ignoraient les richesses; enfin, l’histoire nationale était l’objet d'études sérieuses de la part de Raepsaet et de Cornelissen.

Les Annales belgiques disparurent en 1823. Le phénomène n’a rien d’étonnant ; maintenant encore on peut compter les revues qui ne datent pas d’hier. Avant 1830, le public intel¬ lectuel était clairsemé et les préoccupations de tous se tour¬ naient vers la politique. Après la chute de cette revue, Liévin de Bast, s’associant à Delbecque, fonda en 1823, à Gand, le Messager des arts et des sciences du royaume des Pays-Bas i, qui se publie encore actuellement après une interruption en 1830. De Bast avait pour collaborateurs Cornelissen, Dewez, Dumortier, Raepsaet, Raoul, Van Hulthem et Voisin. La revue s’occupait exclusivement d’art, de science et d’histoire, traitant concurremment des questions de numismatique, d’épi- graphie et de botanique. On y pouvait lire aussi des discours prononcés dans des réunions d’artistes et les rapports de la Société d’agriculture. Aux approches de la Révolution, elle dépérissait, la botanique en faisait presque tous les frais. Mais les tempêtes qui s’amoncelaient sur notre patrie n’étaient pas de celles qui laissent s’épanouir les études calmes et labo¬ rieuses; en 1830, la vie littéraire de la nation est brusquement suspendue.

1 Messager des sciences historiques ou Archives des arts et de la biblio¬ graphie de Belgique, fondé par Cornelissen, de Bast et Voisin, au nom de la Société royale des beaux-arts. lre série : Messager des sciences et des arts du royaume des Pays-Bas, 1823-1830. 6 vol. Gand, de Goesin-Ver- haeghe. 2e série : Messager des sciences et des arts ou Nouvelles Archives historiques, littéraires et scientifiques, 7 vol., 1833-1838.

( 275 )

5. *— Éloquence parlementaire.

Cf. Bergmans, Étude sur l'éloquence parlementaire belge sous le régime hollandais. (Mém. cour, et autres, in-8®, t. XLVI, 1892.)

de Bosch-Kemper, De staatkundige geschiedenis van Nederland tôt 1830. Amsterdam, 1868.

Noordzieck, Verslag der handelingen van de tweede kamer der Staten- Generaal. La Haye (1862-1888.)

Recueil des discours prononcés dans les séances des États-Généraux, 1822- •1830, 2 vol.

Les monographies de la collection : Les fondateurs de la monarchie, par

Th. Juste.

Potvin, Histoire littéraire, p. 127.

Avant 1815, l’éloquence parlementaire ne pouvait exister en Belgique. Paris restait le centre de la Révolution Ton entendait la voix des Mirabeau, des Vergniaud, des Danton, des Robespierre; les provinces n’avaient que des pontifes de clubs ou des péroreurs officiels des fêtes républicaines. L’Empire étouffa toute parole qui ne prodiguait pas l’éloge au maître et ne célébrait pas dans les fêtes publiques les bien¬ faits du régime impérial.

Le régime parlementaire qui fut inauguré avec notre réunion à la Hollande ne parut pas propre, dans les débuts, à former des orateurs. L’éloquence devait finir par tomber dans une léthargie profonde, si les grandes revendications du peuple belge n’avaient trouvé écho chez ses représentants aux États- Généraux.

La constitution même des États-Généraux paraissait de nature à refroidir les élans de l’enthousiasme. Les États com¬ prenaient deux Chambres : la première, dont les membres étaient nommés à vie par le roi, ne tenait pas de séance publique, les débats s’y faisaient en français; la seconde, formée d’une centaine de membres élus par la nation, se

( 276 )

réunissait au moins une fois par an, vingt jours durant, alter¬ nativement à Bruxelles et à La Haye. Le français ou le hollan¬ dais étaient employés dans la discussion. Ce fut le hollandais qui finit par y prendre le dessus. Aussi les députés belges protestèrent-ils plus d’une fois contre la désinvolture avec laquelle on traitait leur langue, qui cependant était connue de leurs collègues du Nord. Cette querelle des langues, personne ne voulait céder, ne fit que diminuer encore l’intérêt des débats.

De plus, il n’v avait pas de publication officielle des discus¬ sions parlementaires, les journaux se contentaient de repro¬ duire les comptes rendus de la Gazette générale des Pays- Bas L

«*

Voici, d’après le Mercure 1 2 3, quel était le genre d’éloquence usité aux Etats-Généraux en 1818. « Nos députés, en présence d’une assemblée peu nombreuse, glacés par le travail des sections, rarement inspirés par le choc des opinions contraires, se contentent de la clarté et d’une disposition simple et métho¬ dique. Jamais ils ne s’abandonnent à ces élans rapides qui entraînent la conviction... Il leur faut, pour la réplique, le travail du cabinet, un manuscrit pour aider leur mémoire. Leurs discours ressemblent fort à ceux des prédicateurs anglais qui, suivant Voltaire, font des dissertations solides, quelque¬ fois sèches, qu’un homme lit au peuple sans gestes et sans éclat de voix. Cependant quelques-uns de nos orateurs ont le sentiment de la véritable éloquence : les Dotrenge, les Gende- bien, les Plasschaert, les Kempis, les Reyphins ne manquent que de chaleur et de vivacité. »

C’est bien caractérisé : de l’éloquence de prédicants anglais. Comme nous avons fait du chemin depuis! Parfois les séances s’animaient 3. Le député Hogendorp, malgré la faiblesse de sa

1 Les membres publiaient parfois eux-mêmes leurs discours. (Mercure belge , 1821, t. X, p. 200.)

2 Mercure belge, 1818, t. V, p. 125.

3 Mercure belge, 1819, t. VI et VIII. Séance du 24 décembre 1819.

( °277 )

voix, mettait de la chaleur et de l’émotion à prophétiser nos destinées. Son collègue Gendebien joignait à l’autorité de son âge la sagesse de ses conseils, il avait de la conviction, recher¬ chait l’origine de la liberté dans le ciel et se faisait gloire de son titre de libéral. Reyphins maniait l’arme de l’ironie ainsi que Dotrenge et Pirson. Sa parole remontait aux principes, sa logique était serrée, son expression énergique quand il s’agissait de découvrir les blessures de la patrie.

A part ces rares éclats, les séances se passaient monotones et froides, séances de lecture, sans interruption, sans public. « Concentrés presque exclusivement dans la discussion des lois d’impôt et des nouveaux codes, à peine ces débats exci¬ taient-ils l’attention de quelques hommes spéciaux i. »

Parmi les hommes qui se distinguèrent au premier rang des orateurs et qui obtinrent la popularité dont de Potter jouit plus tard, il faut citer les deux chefs de l’opposition libérale : Dotrenge et Reyphins.

Dotrenge 2, député de Bruxelles, était versé dans notre histoire, et personne ne connaissait mieux que lui le passé de nos institutions; à beaucoup d’esprit il joignait une parole élégante et facile. Ses écrits étaient corrects, sa pensée claire. Bien qu’il se réservât ses opinions et ses connaissances, il savait en tirer parti. D’allures franches et de parler indépendant 3, s’il n’atteignait pas la haute éloquence, il se faisait écouter avec attention, grâce aux anecdotes et aux traits piquants dont il émaillait ses discours diffus et traînants. Il faudrait citer la péroraison de son discours sur les impôts, tant les accents de son patriotisme sont ardents. Après avoir dépeint la prospérité dont jouissait la Belgique quand elle fut unie à la Hollande, et la ruine prochaine dont elle était menacée malgré les services rendus à sa sœur du Nord, il finissait par ces mots : « Décidez maintenant, concitoyens du Nord ! Et si vous avez pris froide-

1 Lebeau, Souvenirs , p. 110.

2 Biographie nationale. Notice par Juste.

3 D’après Gendebien 'Biographie nationale.) -k

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ment la résolution, consommez cette nuit le fratricide de la vieille et loyale Belgique. »

« Personne, dit de Gerlache i, n’a mieux pénétré les misé¬ rables escamotages de la dette morte et différée, les travestis¬ sements, les fraudes du syndicat d 'amortissement qu’il appelait le syndicat d'engloutissement . En société, Dotrenge causait bien et pouvait causer à peu près de tout. Chaque jour, dans son bon temps, il courait de lui quelque mot nouveau qui faisait fortune. »

« Reyphins, ajoute de Gerlache, qui prenait la parole plus rarement et qui improvisait, produisait à la tribune bien plus d’effet que Dotrenge. Sa déclamation pénible, sa diction incor¬ recte et flamande affectaient d’abord désagréablement l’oreille. Mais il s’animait peu à peu, et alors sa prestance d’orateur, sa mâle physionomie, sa voix forte et âpre, saisissaient l’audi¬ toire. Ses vigoureuses apostrophes démasquaient le Protée Appelius et faisaient baisser le verbe au terrible Van Maanen. Il commençait ordinairement ses discours, selon la vieille coutume des gens de l’opposition, par se citer lui-même, par rappeler complaisamment ce qu’il avait dit en cent occasions, pour prouver la vérité de ses prophéties et l’impéritie des ministres qui n’en avaient tenu compte. Et la Chambre tolérait cette espèce d’égoïsme superbe à cause de la hardiesse et du talent de l’orateur. Si l’on songe qu’alors les ministres mori¬ génaient de haut les députés; qu’ils avaient pour habitude de tout oser, comme aujourd’hui de tout endurer, on pourra se faire une idée du rôle de ces deux hommes. Vainqueurs par la discussion, presque toujours vaincus par le vote, leurs discours demeuraient comme d’énergiques protestations de la minorité opprimée contre la majorité ministérielle ou néerlan¬ daise. Reyphins tirait d’ordinaire ses meilleurs arguments de notre histoire et de nos institutions... Les plaisanteries de Dotrenge, trop multipliées, et souvent de mauvais goût, pou¬ vaient manquer leur effet; mais la rude et puissante dialec-

1 De Gerlache, op. cit ., t. II, pp. 170 à 172.

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tique de Reyphins agitait toujours violemment l’assemblée. Le reste de l’ancienne opposition belge, qui leur formait une espèce de cour qui les écoutait, les prônait et marchait mou- tonnièrement à leur suite, aurait pu se nommer la queue de Dotrenge et de Reyphins. »

Faisaient partie de cette queue : Surlet de Chokier*, qui mettait au service de l’opposition son expérience, sa bonhomie pleine d’indépendance, sa parole simple et sans recherche qui, parfois caustique, harcelait et égratignait les ministres; Van Crombrugghe, de Gand, qui brillait lors des discussions juri¬ diques ou administratives par la solidité de ses connaissances ; Serruys, d’Ostende, qui éclairait les obscurités des questions de commerce ou d’industrie; Léonard Pycke, jurisconsulte éminent, qui élucidait les points de droit; le baron de Sécus, de Mons, le Nestor de l’opposition, qui possédait en propre la précision, la gravité et une dialectique rigoureuse ; le baron de Stassart, enfin, qui avait en vue « de défendre les intérêts de son pays avec le zèle et la conscience de l’homme d’honneur, sans s’écarter toutefois des règles de la modération, et de combattre toutes les doctrines exagérées de quelque part qu’elles vinssent. » Ses discours, qu’il a conservés 1 2, sont exempts de haine et de passion; la phrase en est large et cadencée, l’idée se développe progressivement, elle se précise en synonymes et en gradations ; sa qualité primordiale reste ici comme ailleurs la clarté. Sa parole lente et claire accentuait sans emphase la correction de ses discours que, du reste, il écrivait. Dans les dernières années de la domination hollan¬ daise, de Stassart trouva des accents plus chaleureux, alors que, combattant les nouveaux impôts, il s’inspirait de la misère d’un peuple pressuré.

Il n’était pas le seul d’ailleurs dont l’esprit s’était modifié au contact de l’ardeur belliqueuse qui s’était emparée des jour¬ naux et de la nation belges. Les sentiments de l’opposition

1 II a réuni ses discours. (Juste.)

2 OEuvres, p. fil 9.

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s’étaient transportés au Parlement. D’octobre 1828 à septem¬ bre 1830, « les discours parlementaires dit de Gerlache * avaient alors le mérite, devenu si rare depuis, de représenter avec une fidélité parfaite l’esprit et le langage de la nation. Nous n’avions pas besoin de nous battre les flancs pour animer les passions et faire du bruit, la nation elle-même nous por¬ tait ».

Cette intensité de vie politique donna à de nouveaux venus l’occasion de se produire avec éclat. Le plus brillant fut, sans contredit, le baron de Gerlache. Il descendait dans l’arène préparé de longue main à la lutte par les études qu’il avait faites de l’antiquité et du moyen âge; les catastrophes successives des régimes qu’il avait vus disparaître avaient mûri sa pensée; son séjour à Paris l’avait mis en contact avec les hommes dont la réputation était le mieux établie1 2, et, maintenant que l’âge avait achevé la formation de l’homme, il se présentait comme l’esprit le plus solide, la voix la plus autorisée, le caractère le mieux doué pour se mettre à la tête de l’opposition.

La discussion sur l’enseignement révéla sa valeur, et il n’y eut plus de débat de quelque importance auquel il ne prît part. Promoteur de l’Union, pas plus que ceux qui se trouvèrent mêlés à la Révolution, il ne cherchait la séparation des deux pays. On ne voulait qu’une fusion plus intime, une entente plus harmonieuse. Son éloquence, pareille à celle de Royer- Collard, s’appuyait sur l’histoire qu’il possédait à fond. Sa phrase est, comme celle de de Stassart, pure et classique, mais il a en plus de la vigueur, du relief et des mouvements ora¬ toires chargés d’exclamations ou d’apostrophes. Toutefois, il ne s’abandonnait jamais complètement; d’ailleurs, les élans de la passion, la brusque chaleur de l'improvisation n’étaient pas de mise aux États-Généraux. De Gerlache parvenait à con¬ vaincre plus qu’à émouvoir. Sa science historique le rendait

1 De Geklache, op. cit., p. 202.

2 II avait été le condisciple de Dupin, Pasquier, Mauguin, Hennequin, Teste.

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particulièrement redoutable. Un jour qu’à une séance il lisait une page sur les pouvoirs du prince, qui relève de la nation, de violentes protestations se firent entendre. Qui a dit cela ? s’écriait-on. Sans s’émouvoir, de Gerlache acheva sa citation, puis il ajouta : « De qui est la pièce que je viens de lire, Mes¬ sieurs? Elle est du fondateur de la liberté en Hollande; de l’un des ancêtres du fondateur de la liberté en Angleterre, en 1688; d’un prince de la même famille et du même nom que le fonda¬ teur de la liberté en Belgique en 1815, de Guillaume le Taci¬ turne, enfin ! »

De Gerlache devint le chef de l’opposition catholique, tandis que Ch. Le Hon, de Tournai, l’était de l’opposition libérale. Mais tous deux se firent les champions des revendications nationales. Le Hon était modéré, il s’occupait de préférence des questions d’ordre économique et il fut un des rares orateurs qui se laissèrent aller parfois à l’improvisation. Enfin, de Brouckere, qui appartenait au même parti que Le Hon, fut un rude adversaire du Gouvernement ; il se distingua en défendant la liberté de la presse, et, le premier, il osa se servir du droit d’initiative*.

Tel fut, dans ses grandes lignes, le caractère de l’éloquence parlementaire de 1815 à 1830. Ce qui lui manquait, comme à toutes les manifestations intellectuelles de cette période, c’est la préparation. Pour la première fois, nos hommes politiques prenaient part aux délibérations législatives. Ils y apportaient le calme et la gravité qui convenaient à des hommes exerçant une fonction importante et nouvelle. De plus, le tempérament wallon était déprimé par la froideur hollandaise et par l’usage d’une langue inconnue. Aussi la plupart des membres obser¬ vaient-ils un silence judicieux. Peu importe, ce fut une école dont les résultats furent appréciables dans la suite. On les vit, quand l’heure fut venue, diriger avec tact et dignité les desti¬ nées du nouveau royaume de Belgique.

L’éloquence de la chaire fut stérile durant cette période. Seul l’abbé Sotteau jouissait d’un renom d’excellent prédicateur;

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mais ses sermons ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Il nous a légué une Rhétorique française qui le range au dire du baron de StassarH parmi les successeurs des Rollin et des Batteux, mais dont Futilité nous paraît contestable.

6. La presse.

Cf. Bourson, Histoire de la presse. (Patria relgica, t. III, pp. 357-382.)

Hatin, Histoire politique et littéraire de la presse en France, 8 vol. Paris, Poulet, 1860.

De Clerq, Du régime de la presse en Belgique sous V Empire. (Revue tri¬ mestrielle, avril 1865, t. XLVI, pp. 43-101.)

Rousselle, Bibliographie montoise , pp. 106 à 121. Mons et Bruxelles, 1858.

P. Verhaegen, Essai sur la liberté de la presse en Belgique avant la domi¬ nation française en Belgique. Bruxelles, 1893.

Warzée, Essai historique sur les journaux belges. Gand, 1845. Capitaine, Recherches historiques sur les journaux. Liège, 1850.

Vincent, Essai sur l'histoire de l'imprimerie jusqu'à la fin du XVIIIe siècle . Bruxelles, Delfosse, 1867.

Barthels, Documents historiques sur la Révolution belge , 2e édition. Bruxelles, Lejeune, 1836.

Ed. Romrerg, Les journaux à Gand en 1815 pendant les Cent jours . (Revue de Belgique, 1895, 2e série, t. XV, p. 238.)

La littérature politique, celle des brochures, des pamphlets, des journaux, formerait à elle seule un long chapitre si elle n’appartenait plutôt à l’histoire nationale.

L’histoire littéraire ne peut se préoccuper que des tendances artistiques que les champions de nos libertés cherchaient à réaliser dans l’expression de leurs idées. Mais généralement, car il y eut des exceptions, le fond leur importait plus que la forme ; en outre, il est difficile de rendre à chacun ce qui lui revient, parce que les articles des différents journaux étaient

1 OEuvres, p. 77. Note 92 de ses Fables.

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anonymes. Pris dans l’engrenage de la politique, ces vaillants polémistes consacrèrent toutes leurs veilles à la défense de la patrie. Et « quiconque dit un auteur1 2 s’opposait par écrits, paroles ou actions, dans les journaux, par les brochures, devant les assises, du haut de la chaire et dans les pétitions à la suprématie de Guillaume, Van Maanen et Libri, préparait, volontairement ou involontairement, les voies à la Révolution de 1830 ».

Le journalisme fut d’introduction tardive dans nos pro¬ vinces, car avant le XIXe siècle, on ne rencontre aucun journal offrant un réel intérêt national 2. Sous les régimes espagnol et autrichien, la presse était soumise à la censure de l’autorité civile et ecclésiastique, qui ne devait pas être trop rigide, puis¬ que les philosophes et les encyclopédistes purent faire impri¬ mer leurs publications à Bruxelles, à Liège ou à Bouillon

En France, la liberté de la presse, qui avait été réclamée dans les cahiers de 89, fut reconnue. « Elle exista sans frein et sans limites pour tous les partis, pour toutes les factions jusqu’à la tin de l’Assemblée nationale 4. » La Convention avec sa loi des suspects, son tribunal révolutionnaire, rendit illusoire cette liberté. D’après la Constitution de l’an III, promulguée en Bel¬ gique le 6 octobre 179o, nulle entrave ne devait enchaîner la libre expression de la pensée. En fait, ce fut le règne de l’arbi¬ traire. Il se publiait alors à Bruxelles une dizaine de gazettes, et chaque localité importante avait la sienne; l’autorité supprima les unes, suspendit ou tracassa les autres, et souvent sous les prétextes les plus futiles; ainsi, le Courrier de F Escaut était supprimé en 1794 pour avoir reproduit ce vers : Le premier qui fut roi fut un soldat heureux s.

1 Barthels, Documents pour servir à V histoire de la Révolution , p. 2.

2 Warzée, op. cit., p. 6. Piot, Histoire de Marie-Thérèse.

5 Cf. Francotte, La propagande des encyclopédistes français au pays de Liège, 17o0-J790. Bruxelles, Havez, 1880, chap. II, p. 31.

1 Hàtin, t. VIII.

s Romberg, op. cit.

Tome LXIl.

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Le Directoire 1 2 se montra pendant un an d’une sévérité inouïe. Il mettait la presse sous la surveillance arbitraire de la police, décrétait la peine de mort contre ceux qui auraient aidé au renversement de la république, proscrivait le nom de l’auteur et de l’imprimeur, rendait l’éditeur responsable des articles anonymes, autorisait à poursuivre non seulement l’imprimeur, mais même les vendeurs. En Belgique, il sup¬ prima quatre journaux de Bruxelles et condamna trois jour¬ nalistes à la déportation. 11 fallut que l’imprimeur Dollé, de Gand, changeât le titre de son journal, Gazette van Belgie , parce que cet idiome rappelait aux Français les anciens temps de la barbarie. Le Rapporteur , de Bruxelles, est supprimé en 1799, parce qu’il avait écrit : « On mande de Blankenberg que les Anglais y auraient fait une descente et y auraient enlevé des bestiaux qu’ils ont payés. » Cette note, disait l’arrêté, tend â ranimer l’espoir coupable des ennemis de l’intérieur 2. Le rédacteur de Y Oracle est tancé parce qu’il use de termes abolis, comme mardi de Pâques, ou qu’il ressuscite des mots datant du régime féodal; or, ces mots se trouvaient dans une annonce concernant la vente de biens seigneuriaux 3.

Avec le Consulat 4, il se produisit tout d’abord une détente, mais peu à peu les règlements succédèrent aux règlements, sans que l’Empire vînt apporter quelque adoucissement au régime. Une direction générale de l’imprimerie et de la librai¬ rie veillait à l’observation des arrêtés. Chaque département, sauf celui de la Seine, ne pouvait avoir qu’un journal. On se montrait plus large pour les feuilles d’annonces et les jour¬ naux littéraires.

Les imprimeurs, en nombre limité, devaient être brevetés et assermentés, après avoir au préalable fourni un certificat de moralité et d’attachement au souverain. Enfin, toutes les nou-

1 Mathieu, Biographie montoise , pp. 66 et 106.

2 Warzée, op. cit., p. 23.

5 Idem, pp. 63-66.

i Mathieu, op. cil., pp. 67-68.

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velles politiques devaient être visées par la police. Quant aux journaux étrangers, ils étaient interdits L

On vit reparaître les proscriptions et les vexations. Le Com¬ pilateur et la Gazette des départements du Nord sont suspendus en 1803, pour avoir inséré des articles contraires aux principes du gouvernement 2; en 1811, le préfet supprime sans motifs la Feuille du département de Jemmapes , qui était inoffensive 3 ; Faipoult, préfet à Gand, écrit en 1809 à Réal, chargé de la police, que « la Gazette van Gent nuit au progrès de la langue française déjà assez répandue dans le département, mais qui ne saurait l’être trop ». Et l’on force le rédacteur à publier son journal dans les deux langues, sans souci des frais qu’occasion¬ nera celte transformation1 2 3 4 * 6 7. D’ailleurs, on n’y allait pas de main morte avec le flamand. Car, en 1803, comme on voulait créer à Bruxelles un journal flamand, le préfet refusa l'autori¬ sation. « Votre gazette, citoyens, disait-il, ne saurait offrir cette facilité (d’être comprise) écrite en un idiome particulier à un infiniment petit nombre de départements. Elle irait d’ailleurs contre le but actuel de l’instruction publique en pro¬ pageant une langue qui n’est pas celle de la nation 5. »

La presse, étant toute entre les mains du gouvernement, ne livrait au public que ce qu’il plaisait au maître d'approuver, et Y Oracle de Bruxelles en était encore à narrer les victoires de Napoléon quand les Alliés pénétraient en Belgique 6. Il faut dire que Y Oracle passait aux yeux de l’autorité pour le journal le mieux rédigé, tandis que les autres n’étaient qu’éphémères et sans intérêt L Et cependant Y Oracle se bornait aux nouvelles de Paris, aux faits officiels; rarement il s’occupait de questions locales, sauf en ce qui concernait les faits et gestes du préfet

1 Warzée, op. cit ., pp. 61-62.

2 Idem, p. 23.

3 Idem. p. 112.

4 De Clercq, La presse sous l'Empire.

3 Warzée, op. cit., pp. 53, 86.

6 Romberg, op. cit.

7 Warzée. toc. cit., p 52.

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de la Dyle. Sous le titre Variétés s’étalaient des petits vers, des comptes rendus d’ouvrages nouveaux ou des fleurs de rhéto¬ rique de ce genre : « On annonce que Mrae Desaix, mère du général sur l'urne duquel elle pleure encore , a obtenu une pen¬ sion de 3,000 francs, et la radiation (de la liste des émigrés) de deux de ses fils, frères de Yillustre expiré i ».

Quant au ton des gazettes, il fut d’accord avec les événe¬ ments. Sous la République, les journaux furent nombreux, mais sans vitalité ; leurs rédacteurs n’avaient pas le moindre souci des règles de la grammaire. Ils s’inspiraient des principes révolutionnaires et les exposaient avec l’emphase caracté¬ ristique de cette période. Les grands mots et les grands gestes allaient de pair et contrastaient singulièrement avec cette sim¬ plicité républicaine, objet d’éloges quotidiens. Il est vrai comme dit l’un d’eux que l’on s'électrisait du feu sacré de la liberté (!). On formulait dans ces journaux des vœux ardents pour le bonheur de l’humanité; on félicitait les autorités de ce qu’elles travaillaient avec activité à faire disparaître des églises les écussons de la noblesse, ces emblèmes choquants de l'escla¬ vage ; on se plaisait à constater que durant la semaine sainte, on avait dansé ferme autour de l’arbre de la liberté, ce qui prouvait que l'influence des moines sur les ménages n’est plus si universelle dans la Belgique de l’an IV de l’ère républicaine que dans la Belgique de 1790 de l’ère chrétienne; on mêlait aux déclamations politiques des professions de foi en vers contre le règne des tyrans ou des hymnes patriotiques à l’occasion des triomphes de la République2; on affichait la grossièreté. En 1792, le Journal de la Société des amis de la liberté annon¬ çait en ces termes l’apparition d’un confrère : « Le véritable père Duchesne, animé d’un zèle b... patriotique, est arrivé à Rruxelles, il continuera à publier ses feuilles. Son pre¬ mier numéro, qui paraît sous le titre du Père Duchesne fumant

1 Cf. Bourson, op. cit ., pp. 369-371.

2 Cf. Warzée, op. cit,, pp. 36 à 45.

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une pipe dans un estaminet à Bruxelles, annoncera quels sont ses principes * ».

En somme, la presse, sous la République, affectait de mettre son langage au niveau du peuple, un peuple trivial et grossier ; elle était descendue plus bas encore que le théâtre, qui avait au moins quelque prétention à l’art. Sous l’Empire, elle se relève, mais n’en devient que plus pâle. La première était farouche et sauvage, soulevait les passions et excitait les haines ; la seconde, modelée sur le Journal officiel, se faisait craintive courtisane du maître qui la foulait aux pieds. Seul l’art de cacher sa pen¬ sée fut cultivé par les quelques journaux qui avaient obtenu la permission de paraître.

Le gouvernement hollandais, tout en autorisant la publica¬ tion de nouveaux journaux, ne se fit pas faute de prendre des mesures attentatoires à la liberté de la presse, inscrite cepen¬ dant dans la loi fondamentale. On proclamait la presse libre en principe, mais à cette liberté on apportait force correctifs. Tout auteur, imprimeur, éditeur ou distributeur était responsable des écrits qui auraient pu léser les droits soit de la société, soit de l’individu 2. En même temps était mis en vigueur l’arrêté du 20 avril 1815, qui instituait une commission spéciale pour juger des délits de presse et édictait des peines très rigoureuses contre les alarmistes ou contre tout partisan d’un gouverne¬ ment étranger. Cet arrêté, qui subit des modifications au cours de ces quinze années, fut appliqué avec une sévérité outrée et fut une des causes de la chute de Guillaume Ier. A aucune époque, on ne vit tant de procès de presse 3. On commença les poursuites dès 1815; en 1830, on pouvait en compter une par jour. Aussi l’une des premières mesures que prit le Gou-

1 Warzée, op. cit., p. 32.

2 Pour fonder un journal, il fallait justifier de trois cents souscrip¬ teurs. (Warzée, op. cit., p. 8.)

3 Barthels, loc. cit., pp. 5-7. ( Discours de De Brouckère aux États-Géné¬ raux, 1828.) de Gerrache, Histoire du royaume des Pays-Bas, t. I ,

p. 8.

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vernement provisoire, ce fui d’assurer la liberté de la presse. « L’abolition de la censure commence l’émancipation littéraire, le romantisme la continue, mais la liberté politique peut seule l’achever », écrivait Claes peu avant la Révolution U 1830 vint accomplir le vœu du publiciste.

Le journalisme, qui en était à ses débuts chez nous, parut d’abord très terne. En 1818 i 2 3, 1 e Mercure constatait que les journaux formaient « la partie sinon la plus solide, du moins la plus considérable de notre littérature ». Il se plaignait en outre d’y voir trancher lestement les questions politiques et littéraires par des jeunes gens dont le talent avortait rapide¬ ment. Il ajoutait cette appréciation sommaire : « L'Observateur conserve sa vérité dogmatique; le Libéral tourne moins souvent ses regards vers la France ; le Journal général , à sa naissance, marche d’un pas ferme, d’une modération hardie comme le Journal de Gand ; le Constitutionnel s’indigne; YOracle s’applau¬ dit; le Véridique ment quelquefois; le Journal delà Belgique vit des articles de Paridaens ». Un autre écrivain disait 3 ; « A quelques exceptions près , tous les journaux de Belgique sont frap¬ pés d'une nullité presque absolue. Le goût, la critique, l’enjoue¬ ment, le papillonnage, l’esprit de boudoir, cette politesse de style, ce grain d’atticisme, cette finesse d’observation, cette raison assaisonnée de la vive plaisanterie qui font le charme des journaux de Paris : cela leur semble totalement inconnu ».

D’ailleurs, jusqu’en 1824, toute l’attention publique était tournée, loin de nos intérêts, vers la politique française, dont

e

les débats remplissaient les colonnes de nos gazettes4, et les événements de Naples, du Piémont ou d’Espagne offraient plus d’attrait que les discussions de nos États-Généraux. En 1824, ils en étaient encore à contrefaire les journaux pari¬ siens 3. On manquait souvent d’unité dans la direction, les

i Recueil encyclopédique, p. 125.

- Le Mercure , t. V.

3 Tablettes belges , 1825, p. 248.

1 Lebeau, Souvenirs, p. 108.

3 Bouhson, loc. cit ., p. 374.

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principes variaient et se contredisaient d’un jour à l’autre1 2 3 4. Enfin ils étaient relativement peu nombreux : en 1830, on en comptait 34; le plus répandu n’avait pas 1,600 abonnés et tous ensemble en comptaient moins de 22,000 Et cependant que de chemin nous avions fait depuis 1813!

« Il y a quelque vingt ans, disait un journal en 1841 dans les rares journaux qui se publiaient alors à Bruxelles, on n’eût pas cité un seul écrivain belge. » Les exilés français s’étaient emparés de nos journaux qui devenaient des organes anti- bourbonniens. Sous leur direction, nous eûmes une presse à la fois libérale et anticatholique à l’instar du Constitutionnel de Paris L

Peu à peu, l’esprit français fit place à l’esprit hollandais. « Les uns avaient voulu nous franciser; les autres s’appliquaient à nous ôter notre légèreté, notre mobilité , notre vanité par - Hère , qui s’était, à leur dire, surabondamment développée pen¬ dant notre contact avec les Français ». » A tour de rôle, nos maîtres nous morigénaient; les talents s’effaçaient devant l’arrogance de nos professeurs, et l’on se contentait de payer l’impôt, de Subir les charges dont on accablait le pays, sans oublier de payer les amendes qui fermaient la bouche à ceux qui avaient l’audace de se plaindre. « Toutes ces causes, dit le même auteur, expliquent suffisamment, à notre avis, la rareté des hommes capables chez nous, vers 1823, de prendre une part active à l’opposition qui déjà grandissait menaçante pour la Hollande. La Belgique avait abdiqué, au profit des étrangers, toute science. On lui faisait de l’esprit national, de l’opposition nationale, de la littérature nationale, Dieu sait comme!» Et chacun s’émerveillait de voir les choses si bien marcher au profit du pays. »

1 Tablettes belges , p. 248.

2 Potvin, Histoire littéraire, p. 194.

3 Cf. à ce sujet un intéressant article des Publications générales du 16 octobre 1841 reproduit par Warzée, op. cit., p. 118.

4 Warzée, op. cit., p. 119.

3 Idem.

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Quant aux catholiques *, c’est à peine s’ils se doutaient que la presse fût une puissance. Le Courrier de la Meuse , à Liège, ne donnait que des nouvelles ecclésiastiques; le Courrier de la Flandre , précurseur du Catholique , eut quelques hardiesses; l’abbé de Foere comme nous l’avons déjà dit était empri¬ sonné et le Spectateur cessait de paraître « sur invitation des supérieurs ».

« L’opposition avait été jusqu’alors voltairienne et antimo¬ narchique, ainsi que le pouvaient faire les hommes qui la diri¬ geaient. Le feuilleton se composait d'anas ramassés dans tous les dictionnaires d’anecdotes, le tout saupoudré de citations de Boulanger, de Diderot, d’Helvétius, de Condorcet sur la mon¬ strueuse intolérance du catholicisme et la rationalité du déisme. Ceci était pour les grands journaux. Les petits se contentaient de matières moins relevées; les nouvelles et quelques éphé- mérides les sustentaient d’ordinaire. Sans y songer le moins du monde, la presse belge faisait de l’opposition extrême- gauche aux Bourbons, et de la réaction impériale, le tout aux frais des éditeurs nationaux qui s’aperçurent au bout de dix ans qu’ils avaient dépensé leur argent pour faire la guerre au roi de France 2. »

Jusqu’en 1828, la presse belge resta presque tout entière entre les mains des réfugiés français ou des émissaires hollandais. Mais alors elle se réveilla de son sommeil, secouée par les évé¬ nements. Aussi les deux dernières années du régime hollandais furent sans contredit les plus brillantes qu’elle ait fournies «L « C'est qu’alors dit de Gerlache elle avait la nation pour elle... Elle faisait une guerre incessante, acharnée, le minis¬ tère fut criblé sous le feu de cette artillerie quotidienne, qui lui payait avec usure les intérêts de tant d’années d’indifférence politique 4. » Tout ce que n’avait pu étouffer la dictature impé-

1 Cf. un article du Courrier belge sur la presse catholique avant la Révolution dans Barthels, op. cit., p. 21.

2 VVarzée, op. cit., p. 120.

3 de Gerlache, op. cit., t. II, p. 27.

* Idem, p. 26.

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riale ou le prosélytisme hollandais se prit d’une nouvelle éner¬ gie, et l’on vit surgir toute une pépinière d’écrivains jeunes et ardents, qui tinrent haut et ferme le drapeau des revendications patriotiques. On oublia les divisions de la veille, catholiques et libéraux reconnurent que leurs rancunes n’avaient pu que servir les vues du pouvoir. L’union se fit.

Ce ne fut pas sans peine, toutefois. Il fallut démontrer que l’Église n’était pas ennemie de la liberté et rassurer ceux qui craignaient que le monopole civil ne fût remplacé par le monopole religieux. Enfin, quand les querelles de partis se furent tues devant l’importance d’une lutte nationale, on battit en brèche toutes les innovations du gouvernement, on dévoila ses atteintes à la liberté et on le sapa de tous les côtés à la fois.

Ce mouvement fut aidé par le mouvement analogue qui se produisait alors en France. L’inlîuence française accéléra la marche des idées G Les catholiques avaient trouvé dans les brochures de Lamennais sur la liberté de l’enseignement et la liberté des cultes des arguments dont ils se faisaient l’écho au Parlement et dans les journaux ; les libéraux, lecteurs du Globe , avaient adopté la tolérance de Guizot et de Cousin et récla¬ maient, eux aussi, la liberté de l’instruction et des croyances. Le Courrier des Pays-Bas , le Politique et d’autres cessèrent leurs attaques contre les catholiques, et l’on marcha la main dans la main.

« On ne se contenta plus, dit de Gerlache 2, de demander l’exécution pure et simple de la loi fondamentale. On se mit à réclamer non seulement la liberté des cultes, de langage, de l’instruction, l’égale répartition des emplois et l’inamovibilité des juges; mais encore le jury, la responsabilité ministérielle et une quantité d’autres libertés. » Quant à la liberté de la presse, elle était devenue comme une sorte de panacée politique.

Le Courrier des Pays-Bas fut l’un des agents les plus actifs du soulèvement national contre l’arbitraire du gouvernement

1 de Gerlache, op . cit. , t. II, pp. 3 à 5.

2 Idem, p. 5.

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hollandais L Organe de l’opinion libérale, il avait pour rédac¬ teurs Van Meenen, Lesbroussart, Jottrand, Claes, Mascart, Van de Weyer, de Brouckère, Nothomb et de Potter. C’étaient, pour la plupart, de jeunes avocats remplis de verve et d’en¬ train, passionnés pour la cause qu’ils défendaient et que ne rebutaient point les amendes ni la prison. Parmi ces noms, nous nous arrêterons à celui de P. -P. Claes, parce qu’il appar¬ tient tout entier à celte période et parce qu’une mort préma¬ turée l’arracha à de brillantes destinées. « Le pays dit un contemporain 2 ne comprendra jamais la perte immense qu’il fit en ce jeune tribun à la parole acérée et aux convic¬ tions profondes. » « Il se distinguait des patriotes dit un autre journal 3 par une rare particularité, il savait écrire. Grâce à lui, le Courrier était devenu un recueil d’épigrammes malignes et de réflexions éloquentes; son style mordant, coloré, incisif, était redouté à l’égal de celui de Paul Courrier par les Bourbons. » Le premier, il secoua le joug de la presse étrangère, railla les prétentions de tous ces professeurs exotiques de littérature et de politique, et l’on ne put que s’ébahir de voir un bon flamand trouver dans sa plume des traits aussi aiguisés, des pensées aussi énergiques. Bien qu’absorbé par les soucis de la politique, il trouvait le temps de fonder avec Van de Weyer une Revue belge, dont il' ne parut que quelques numéros. C’est qu’il fit paraître des articles sur la littérature nationale dont nous avons reproduit des extraits au début de ce travail. Ils sont remarquables par leur causticité et par leur vérité. Claes avait découvert les plaies qui menaçaient de s’étendre à toute notre littérature.

Comme tous les champions de la liberté à cette époque, Claes fut récompensé de ses efforts par la prison. Détenu six

1 Warzée, op. cit., p. 77.

- Article des Publications générales , cité plus haut. (Warzée, loc. cit ., p. 121.) Cf. Notice biographique , par Th. Juste, dans la collection des Fondateurs de la monarchie.

5 Messager de Gand , 29 août 1832, 235.

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mois en 1828, il reprenait en 1830 le chemin du cachot. Dans sa cellule, il écrivit un journal intime, inédit malheureuse¬ ment, dont son biographe Th. Juste cite quelques extraits. On y voit transparaître une âme d’apôtre ardente et virile. 11 écrit simplement et pourtant avec émotion. On lit par exemple, après une visite que lui a faite Joltrand, ceci perce la mélancolie : « Cinq ans de bannissement, me dit-il tout froide¬ ment, qu’est-ce que cela fait? Vous n’aurez que trente ans quand vous reviendrez. 11 en parle, morbleu, bien à son aise. Je voudrais le voir à ma place! » Le grand patriote mourut en 1832, du choléra.

' « A Pierre Claes vinrent se joindre M. Tielemans, esprit ferme et droit; M. Nolhomb, que toutes les récriminations des partis n’émpêcheront pas d’être un grand écrivain et un habile homme politique; M. Devaux, qui a tenu depuis à la tribune ce qu’il promettait à son début comme publiciste; M. Lebeau, trois fois ministre et à qui l’on doit reconnaître une grande supériorité d’orateur et d’homme d’État ; M. de .Potter; M. Ducpétiaux, ardent à l’attaque et toujours prêt à courir sus au malencontreux ministère Van Maanen; M. Jottrand, infa¬ tigable et laborieux publiciste, et d’autres que nous ne pouvons citer étaient l’élite de cette jeune et chaleureuse pépinière de publicistes qui renversa un trône en ne voulant culbuter d’abord qu’un ministère 1. »

Le Courrier des Pays-Bas était surtout ironique et mordant; il montrait la contradiction que les libéraux ministériels met¬ taient entre leurs actes et leurs théories. « La liberté religieuse, disait-il, est bonne en soi, et surtout au profit du protestan¬ tisme, mais les jésuites sont si dangereux! si puissants! si perfides! et il y a tant de jésuites, à commencer par M. de Potter et à finir par M. Van Meenen, qu’il vaut mieux être opprimé avec le synode, que libre avec l’archevêché, et écrasé par la férule de Genève qu’indépendant sous la houlette des papes. »

Warzée, op. «7., p. 124, art. cité.

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Opposé dans les débats à l’Union qu’il avait appelée un alliage monstrueux du moderne et du gothique, de la liberté et de l’absolutisme , de la vie et de la mort, le Courrier finit par y entrer sincèrement et avec les autres journaux proclama le principe : pas de redressement de griefs , pas de subsides! Puis il faisait appel à toutes les volontés : « Indépendants, hommes de l’opposition, que vous soyez libéraux, catholiques ou neutres, laissez parler contre votre union, ne vous séparez plus quoi qu’il puisse arriver, quoi que l’on dise et que l’on lasse avant que votre œuvre ne soit consommée... » Le pre¬ mier, il démontra la nécessité du repétitionnement. « Il faut insister pour obtenir, disait-il. Vérité triviale qui court les rues et dont bien peu encore savent tenir compte. On fait un pre¬ mier effort, puis on se croise les bras comme si tout était fait, comme si plus rien ne restait à faire. C’est un chariot qu’on traîne péniblement sur la montagne : parvenu à mi-chemin, on s’assied à l’ombre des arbres qui bordent la route, et tandis qu’on sommeille, le chariot recule emporté par son poids et se retrouve en un clin d’œil à son point de départ, fracassé souvent, hors d’état de recommencer le voyage, à moins de passer par les mains du charron... » Nos jeunes avocats, à Bruxelles comme à Liège, mettaient de la ténacité et de l’ar¬ deur à secouer la torpeur et l’indifférence politique dont nos populations étaient envahies.

Le message sur la presse du 11 décembre 1829 avait mis le comble à l’exaspération. A partir de cette date, la lutte devient plus aiguë. Remarquons toutefois que les journaux ne s’atta¬ quèrent jamais au roi, ils se plaignaient de son aveuglement et il n’était nullement question de se séparer de la Hollande. Le Courrier dévoila les subsides accordés sur les fonds de l’industrie au forçat Libri-Bagnano; il s’attaqua à la circulaire du ministre Van Maanen, qui reprochait aux magistrats leur tiédeur à l’égard des idées subversives de la presse; il prit la défense de ceux que le gouvernement avait destitués, et parmi lesquels on comptait quatre membres des Etats-Généraux; le premier, il livra à la discussion les prérogatives royales

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par un article mi-sérieux, mi-badin, sur l’origine et la nature de la loi fondamentale. L’histoire en mains, il prouvait que dans les Pays-Bas la royauté n’existait pas avant la loi fonda¬ mentale.

Le 31 janvier 1830 paraissait à la fois dans dix-sept jour¬ naux du pays le projet d’une souscription nationale en faveur des membres des Etats-Généraux qui seraient frappés par le gouvernement pour avoir défendu les intérêts de la nation. l)e Potter, de sa prison, envoya une lettre au Courrier; il sous¬ crivait pour 100 florins et proposait d’étendre le projet à tous les citoyens indistinctement. Cette idée patriotique amena un •regain de procès de presse, et aboutit à la condamnation de de Potter, Tielemans, Barthels et de Nève. On voulait atteindre la tête de l’opposition. Le Courrier alors fit un appel aux jeunes et leur demanda de descendre dans l’arène pour rem¬ placer ceux qu’on avait forcés d’abandonner la lutte. Le pouvoir saisit cette occasion pour faire arrêter Claes. Néan¬ moins le Courrier continua la lutte, devenue plus mordante et pl u s âpre, jusqu’au jour de la victoire.

Tandis -que le Courrier menait ainsi la bataille à Bruxelles, à Liège, le Mathieu Laensberg * montrait la même vail¬ lance. Fondé en 1824, par P. Devaux, Lebeau, Firmin et Charles Bogier, le Mathieu Laensberg annonçait jovialement en paraissant qu’ « abandonnant la lune pour la terre, l’avenir pour le présent, le trépied de la Sybille pour la patente de journaliste, (il s’efforcerait) d’être un peu moins plaisant que son nom, et (laisserait) à son confrère de Y Almanach tout l’éclat de son astrologique renommée ». Sur un ton plus sérieux, il ajoutait : « L’esprit général de la feuille sera modéré, sans faiblesse, sévère ou riant selon l’importance du sujet, mais toujours plein de respect pour les convenances, toujours animé du désir d’être utile. La société qui le dirige sacrifiera tout à cet objet, et sa plus douce récompense serait

1 Discailles, Charles Rogier , 2 vol. Bruxelles, Lebègue, s. d., 1. 1, pp. 84 et sqq.

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de pouvoir prendre cette épigraphe : J’ai fait un peu de bien, c’est mon meilleur ouvrage ».

« Le Mathieu Laensberg , dit Fréson t, fut un succès. Destiné d’abord à n’être qu’un journal populaire, le Mathieu Laensberg , entraîné par les événements, ne tarda pas à devenir le véritable organe de l’opposition constitutionnelle des pro¬ vinces belges. L’éloquence de Lebeau, la haute raison, la puissante logique de P. Devaux, la hardiesse des principes politiques qu’ils défendaient, la fantaisie et l’esprit de Ch. Rogier, l’érudition de Van Hulst, enfin la collaboration de J. -B. Nothomb, de F. Rogier, de Teste, de Hennequin et d’autres, tout cet ensemble en fit de 1824 à 1830 un journal de tout premier ordre et qui se relit encore avec un grand intérêt. » Ce journal n’eut que deux fois des démêlés avec la justice, parce qu’il garda toujours une certaine modération dans le ton comme il s’en était fait une loi, et aussi parce que les magistrats de Liège étaient moins complaisants pour le gouvernement. Par la variété des sujets et la forme qu’ils leur donnaient, par l’intérêt des choses d’actualité, par la tolé¬ rance de leurs opinions et par leur programme politique, les rédacteurs firent du Mathieu Laensberg le meilleur journal de province. Les questions qu’ils traitaient prouvaient une largeur de vues et une maturité d’esprit étonnantes pour de jeunes écrivains. Aussi, bien des idées morales, politiques ou éducatrices que Ch. Rogier réalisa quand il fut ministre se trouvent-elles en germe dans le Mathieu Laensberg. La poli¬ tique n’était pas la seule préoccupation du journal ; il donnait aussi place aux intérêts locaux, à la littérature et aux ques¬ tions d’enseignement.

C’est le Mathieu Laensberg , devenu en 1829 le Politique , qui lança la première idée d’une union entre catholiques et libé¬ raux. Puisque les griefs étaient les mêmes de part et d’autre, pourquoi n’aurait-on pas assuré par l’union le triomphe de la cause commune? Et malgré les attaques de la presse ministé-

1 Lebeau, Biographie nationale.

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rielle contre cette ligue hybride , ses rédacteurs n’en persistèrent pas moins. De tempérament combalif, ils luttèrent contre les empiétements du pouvoir; ils s’associèrent à ceux dont les condamnations brisaient la plume, et il faut citer ces lignes si jeunes et si émues qui saluaient Ducpétiaux à sa sortie de prison : « Quelque sort qu’on nous réserve, c’est Ch. Rogier qui écrivait, nous saurons l’accepter sans crainte. Comme M. Ducpétiaux, nous serons prêts à témoigner, en toute occurrence, de nos principes et à les consacrer, s’il le faut, par des sacrifices de bien-être et de liberté. Car, nous aussi, nous appartenons de cœur et d’âge à cette nouvelle génération qui, après avoir subi depuis quinze ans en France l’exil, la prison, les sabres des gendarmes, la fusillade militaire et jusqu’à l’échafaud, commence aujourd’hui, grâce à Dieu, à prendre sa part d’influence et d’action dans les affaires. Nous osons en répondre, en Belgique non plus, cette génération ne se lais¬ sera intimider ni vaincre par le despotisme quelles qu’en soient les colères, quels qu’en soient les héros; et ses efforts et ses combats auront aussi leur triomphe. »

Et quand les rédacteurs du Courrier eurent été frappés d’une condamnation inique, et qu’il semblait que la liberté fût à jamais proscrite, Rogier fait entendre un Sursum corda : « Nous sommes à la date du 2 mai, nous sommes arrivés à une époque la défaite retrempe les âmes loin de les abattre. La religion ne fleurit qu’au milieu de persécutions ; la semence d’un culte régénérateur eut besoin d’être arrosée par le sang des martyrs. La religion politique de l’Europe au XIXe siècle, c’est la liberté ; les persécutions, loin de retarder son triomphe, en accéléreront la marche. Elle aussi a déjà eu ses martyrs; au besoin il s’en présentera de nouveaux, car la foi dans la liberté, dans ce culte des nobles âmes, ne succombe point devant la force matérielle. »

C’étaient des hommes dont les paroles ne mentaient pas. Il faudrait reprendre une à une les colonnes fiévreuses de ces journaux le ministère était chaque jour cinglé d’ironies mordantes ou de vigoureuses apostrophes. On verrait tout ce

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qu’un régime oppresseur avait accumulé de haines au cœur de ceux qui avaient suivi dans l’histoire la marche de la liberté. Toute l’âme de la génération était vouée à ce culte et elle lui donnait toutes ses forces et jusqu’à sa vie.

Et partout c’était la même flamme incendiaire, la même énergie communicative : Kersten au Courrier de la Meuse , Barthels au Catholique des Pays-Bas , Vander Straeten et Levae au Belge , de Stassart et Van Mons au Journal de la Belgique; dans les provinces, le Courrier de la Sambre , le Journal de Verriers , le Courrier de l'Escaut , tous s’acharnaient à la résistance et entraînaient à leur suite la population hésitante. Les noms des rédacteurs de tous ces journaux sont inscrits au martyrologe de la presse, c’est dire qu’ils frappaient juste.

De son côté, le gouvernement avait confié à quelques étran¬ gers le soin de rédiger les organes de sa politique. L’allure de ces journaux n’était pas la même. Le Journal de Bruxelles , devenu la Gazette des Pays-Bas, insérait les actes officiels et se montrait modéré; le Journal de Gand , acheté par le ministère, était publié par Steven ; Raoul défendait dans ses colonnes l’enseignement officiel. A Liège, le Courrier universel , subven¬ tionné par l’État, se faisait le champion de la politique hollan¬ daise; ses rédacteurs étaient des étrangers, comme Teste père et fils, E. Münch, Pocholle. Enfin, Libri-Bagnano au National et Froment à la Sentinelle des Pays-Bas se distinguaient par la violence et la méchanceté de leurs attaques. Libri-Bagnano, forçat italien, avait reçu du gouvernement l’argent nécessaire à la création d’un journal ultra-ministériel. Son caractère agressif et fielleux fit plus pour la Révolution que bien des vexations de Guillaume. « Ce n’est pas qu’il fût possédé spécialement de cette fureur irréligieuse qui travaillait les rédacteurs du Journal de Gand et de la Sentinelle. Son fana¬ tisme à lui, c'était le pouvoir absolu; son système gouverne¬ mental, le bâton et le fouet. Comme le chien, il mordait sans regarder qui, ni quoi, ni qu’est-ce, dès que son maître lui disait de mordre. En Belgique, il trouva les jésuites exclus de la liberté et jetés dans une voie d’opposition démocratique : il

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mordit donc les jésuites; en France, il se fût affublé de leur robe si Charles X avait voulu payer ses services au même prix que Guillaume Ier L » C’est lui qui avait écrit : Il faut museler les Belges comme des chiens; et aussi : « Attendez, Messieurs les Belges, qui troublez les gens, nous vous donnerons sur les oreilles, et Dieu merci, l’étoffé ne manque pas. Cela dit, nous vous laissons braire en paix. » On comprend que, lors de la Révolution, le premier mouvement du peuple se soit porté contre ce journal. La maison du forçat fut saccagée et ses presses furent brisées. La colère contenue dans l’âme du peuple se donnait libre cours.

Libri, pour se dédommager, publia alors sous le couvert de l’anonyme deux brochures 1 2 qui étaient la suprême insulte aux hommes -de la Révolution. « Tout ce que la haine peut distiller de fiel, inventer de calomnies, se trouve répandu dans ces quelques pages avec une profusion d’invectives qui soulèvent le cœur de dégoût », disait Y Avenir de Paris 3. Il faut citer une page de ce pamphlet pour apprendre quelles insultes pouvaient germer dans l’âme d’un bandit. « Le peu d’hommes sages et de bons citoyens que l’on trouve parmi les Belges, écrivait Libri, se sont généralement formé le cœur et l’esprit à l’étranger; aussi les voit-on rougir de leurs compatriotes... On n’en compterait peut-être pas un sur dix mille, âgé de moins de quarante ans, qui ne soit tout gangrené, tout per¬ verti. On dirait qu’en place du lait les Belges de notre temps ont été nourris avec de la boue...

» Le contact de la Hollande ne vous a tant offusqués que parce que la comparaison vous humilie. Depuis deux siècles et demi vous êtes restés stationnaires, peuple de bêtes de somme, incapable d’autre chose que de tendre le cou au joug que les convenances européennes exigent qu’on vous impose,

1 Barthels, op cit ., p. 77.

2 La Belgique en 1850 ou Documents pour servir à l’histoire de son insurrection . La ville rebelle ou les Belges au tribunal de l’Europe.

5 Barthels, op. cit., p. 231.

Tome LXIL

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constamment prêts à mordre la main qui vous protège et à baiser la verge qui vous frappe, lâches envers vos tyrans, rebelles envers vos bienfaiteurs!... De telle sorte qu'à propre¬ ment parler le caractère belge se compose d'une vraie cari¬ cature sociale, sorte de type unique dans l’espèce, et que personnifierait à merveille un perroquet enragé portant besicles, à instinct proditoire d’ingratitude, toujours prêt à mordre la main qui le nourrit, juché gravement sur une marotte, et un poignard en sautoir, babillant sans cesse et dans son monotone et intarissable caquet passant à tort et à travers, sans transition, de l’atroce au ridicule, et en définitive, ne sachant employer que les mots ignobles d’un baragouin composé de catalan' de tudesque et de welche. » Ce factum insensé était dédié au roi de Prusse, qui félicita Libri-Bagnano et lui envoya une tabatière de valeur.

Froment l, à la Sentinelle , rivalisait de zèle avec Libri. Déser¬ teur français, arrivé en Belgique sous les habits d’un sémina¬ riste vers 1821, Froment était devenu rédacteur principal au Journal de G and , et s’v était révélé comme écrivain de talent. En 1822, il entrait au Courrier des Pays-Bas , qui était de l’op¬ position, mais dans les bornes d’une modération constitution¬ nelle. Cynique dans sa conduite autant que dans ses opinions, il écrivait Entêtement , article retentissant contre la politique royale et offrait en même temps sous main ses services à Van Maanen. Puis il quittait le Courrier pour la Sentinelle des Pays- Bas. Aidé de ses collaborateurs Cérard, Barré, Dumont et Lebrocquy, il était parvenu à créer autour du journal une véritable activité littéraire. «Si l’on est d’accord, dit Lebrocquy, pour lui refuser les qualités du cœur, on est unanime aussi à lui accorder celles de l’esprit. » Il déployait sa verve en épi- grammes acérées contre les rimeurs de l’époque. Il voulait se venger de ce qu’on lui avait refusé l’insertion d’une ode contre don Miguel. « Froment, dit un auteur est méchamment

1 Cf. Lebrocquy, Souvenirs d’un ex-journaliste.

- Tablettes bel y es, p 257.

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malin; c’est un champion vaillant; c’est l’Achille des feuille¬ tons: il n’abandonne son ennemi que lorsqu’il lui a fait mordre la poussière et qu’il l’a traîné sept fois dans la boue et tout sanglant autour de sa banlieue d’abonnement. S’il a voulu conquérir la réputation de Geotfroy des Pays-Bas, son espoir est comblé : il possède le sceptre dangereux de la satire et du pamphlet. »

Nourri des classiques anciens, Froment joignait à un goût sûr une pureté et une finesse pleines d’élégance. Il travaillait sa phrase avec un soin méticuleux ; « il cherchait à aiguiser son expression, à rendre sa période coulante et harmonieuse, à faire scintiller sa phrase ». Le fond lui importait peu, sa con¬ science s’accommodait tout autant d’une vérité utile que d’un sophisme dangereux. Au point de vue littéraire, il rejetait les timidités du classicisme et les exagérations du romantisme. Malheureusement, ses débats littéraires dégénéraient en attaques personnelles, et il allait jusqu’à fouiller la vie privée de ses adversaires. Une fois dans ses griffes, on était, comme dit un auteur^, condamné à du froment pour dix, quinze ou trente jours suivant le délit, et pour avoir la paix, on finissait par s’abonner à son journal. Si Froment fut pour beaucoup de ses collaborateurs un maître ès lettres, il eut le double tort de se laisser acheter par le gouvernement et de traîner dans la boue ce qu’il aurait respecter. Après 1830, Froment garda toutes ses rancunes contre la Belgique, et, dans ses Études sur la Révolution , il ne nous ménageait pas plus que ne l’avait fait l’Italien Libri. Il avait cependant moins que celui-ci l’écume à la bouche ; il ne voyait dans la Bévolution qu’un grand forfait politique.

A part l’hostilité que ces deux courtisans du roi de Hollande témoignaient à la Belgique, et encore, étaient-ce des étran¬ gers, on peut dire qu’il y a dans cette partie de notre histoire littéraire un caractère général qui fait défaut aux autres bran¬ ches que nous avons passées en revue : c’est à savoir l’unani-

1 Lebrocquy, op. cit.

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mité des efforts, racharnement collectif que l’on met à défendre les prérogatives constitutionnelles. On s’était préparé à cette grande bataille par l’étude sérieuse de l’histoire nationale; on témoignait une connaissance approfondie de la philosophie sociale. On voyait à la tête de ce mouvement des professeurs comme Lesbroussart, de Reiffenberg, Van de Weyer; des juris¬ consultes comme d’Elhougne, de Doncker, Van Meenen; des hommes d’étude comme l’abbé de Foere; des avocats comme Rogier, Lebeau, Devaux; des jeunes gens enthousiastes et épris des nouvelles idées françaises comme de Gerlache et Nothomb; outre cela, un contingent de Français élevés dans les luttes de la Révolution comme Cauchois-Lemaire, Arnault, Sensier- Lacroix : union féconde en résultats !

Lors du procès de de Potter, Van de Weyer disait : « Le ministère public ignorerait-il qu’il attaque ici dans les journa¬ listes les hommes les plus distingués de tous les pays? En Angleterre, les Sheridan, les Fox, les Brougham, les Walter Scott, les Canning, etc., sont des journalistes. En France, les Chateaubriand, les Benjamin Constant, les Fiévée, les Kératrv, les Dubois, etc., sont des journalistes. En Hollande, les Don- cker-Curtius, les Vollenhoven, les Kinker, etc., sont des jour¬ nalistes. En Amérique, Franklin était journaliste, et c’est à cette école que se sont formés tous les publicistes. En Belgique, les Van Meenen, les Lesbroussart, les Plasschaert, les Barthélemy, les Rogier, les Van Hulst, sont ou ont été des journalistes. Et si, un jour, j’avais à rendre compte à mes concitoyens de l’emploi de mon temps et de mes facultés dans l’intérêt de mon pays, je dirais avec orgueil : « Mes premières pensées ont été consa¬ crées à nos garanties sociales, et je suis journaliste depuis autant d’années ». Ces dernières paroles sont celles de toute la génération de 1815 à 1830, et cette mâle assurance en est le plus beau fleuron.

La presse fut aidée dans son œuvre par de nombreux pam¬ phlets, écrits politiques que suggéraient les événements, les institutions nouvelles, les mesures innovées par le pouvoir. Chacun voulait aider à la reconstitution nationale, et le fai-

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sait sinon avec talent, du moins avec sincérité. L'Observateur i émettait à ce proposées réflexions : « Les pamphlets et libelles n’appartiennent pas à l’histoire littéraire, mais à l’histoire politique ou religieuse. Ils ne montrent pas l’état des connais¬ sances, ni le goût d’une nation, ni même de leurs auteurs; mais les vues de ceux qui emploient ces derniers et la classe d’hommes sur laquelle ils veulent agir. » Cela est vrai en géné¬ ral, sauf quand les pamphlétaires ont nom P.-L. Courrier ou L. Veuillot.

Avant même la décision des puissances en 1815, on avait vu paraître les premiers plaidoyers en faveur de tel ou tel système, et nos concitoyens s’étaient arrogé le droit de donner leur avis. De Keverberg écrivait quelques opuscules; d’Eckstein 2 adres¬ sait au roi des Pays-Bas des mémoires l’on rencontrait des phrases peu banales, comme celle-ci : « Le nouveau monarque sera dorénavant le soleil éclairant et fructifiant le vaste champ de ses domaines ». Il est vrai que d’autres 3 cultivaient la flat¬ terie sous forme de calembour et qu’ils écrivaient : « La maison d’Orange recueillera les meilleures oranges dans les champs toujours fleuris et accroissants de ses corporations. » Dans les Réflexions sur l'intérêt général des Belges 4, un auteur disait : « Depuis dix-huit mois (18 lo), on a plus écrit en Belgique que dans les vingt années précédentes ; cependant nous n’avons pas su nous garantir de cette ridicule fièvre pamphlétaire française». Il y a des Remarques patriotiques , des Belges , vous dormez! par Donny, dont le langage ne s’écarte guère de la vulgarité; ou bien on examine si la Réunion de la Belgique ci la Hollande serait avantageuse ou désavantageuse ». Dans le vœu du peuple belge pour le salut de sa patrie 6, l’auteur formulait le désir de

1 L’Observateur, 1815, t. III.

2 Bruxelles, Lemaire, 1815.

5 Remarques patriotiques sur la réunion de la Belgique à la Hollande > par J. -B. Ms. Anvers, 1814.

1 Bruxelles, Walhen, 1815, par un Belge.

3 Réfutation d’une brochure intitulée la réunion de la Belgique, etc par A. B. C., par Van Wamel, d’Anvers.

G Gand, juin 1815.

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voir incorporer la ligne de Yauban aux Pays-Bas. Hoverlant, pour prouver la supériorité des anciennes constitutions sur les nouvelles et la somme de bonheur qu’elles apportaient en plus, écrivait une Exposition des constitutions de la province de Tour- nay depuis J. César jusqu'à nos jours. Baepsaet i et de Robiano - manifestaient également leurs préférences pour le passé, tandis que Plasschaert mettait toute sa logique et toute son éloquence à déraciner les vieux préjugés.

Les idées nouvelles de tolérance religieuse étaient vivement combattues par l’épiscopat. Les instructions pastorales de Msr de Broglie, évêque de Gand, et de l’évêque de Tournai en révélaient le danger, et les évêques avaient présenté au roi une adresse ils disaient avec M^r de Broglie : « Admettre la liberté des cultes, c’est admettre que toutes les religions sont également bonnes; c’est l’indifférentisme ».

La question de la langue nationale ne fut pas sans susciter de nombreuses polémiques, comme nous l’avons dit antérieu¬ rement. Il en fut de même de l’enseignement que le gouver¬ nement voulait monopoliser. Le Gocq 3, des Etats du Hainaut. cherchait les moyens de relever l’instruction primaire; l’avocat Tialans réclamait le retour des Jésuites; de Brouckère 1 2 3 4 faisait paraître sur l’enseignement supérieur un travail remarquable¬ ment écrit et pensé. Bergeron soumettait au roi tout un nou¬ veau système d’enseignement; Raoul, dans son Organisation des universités , voulait qu’on les concentrât en un seul foyer à Bruxelles, et dans ses Droits du prince sur renseignement , se faisait courtisan adulateur pour combattre renseignement libre, tandis que de Reiffenberg défendait avec beaucoup de verve et d’humour le collège philosophique.

1 Réponse de Raepsaet à L'opinion de Th. Dotrenge concernant, etc. Bru¬ xelles, De Mat, 1817.

2 Réponse aux réflexions sur la constitution des Pays- Ras catholiques, par L. F. M. J. Gand, Fernand.

3 Le Cocq, Essai sur la combinaison des trois méthodes d'enseignement d' Amsterdam, de Lanças tre et des frères des écoles chrétiennes.

i de Brouckère, Examen de quelques questions relatives à l’enseigne¬ ment supérieur dans le royaume des Pays- Ras. Liège, 1829.

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A l’approche de la Révolution, les brochures prennent un ton plus agressif. Le comte de Robiano de Rorsbeeck écrit un opuscule sur la nullité de certaines lois , il montrait que les nouvelles mesures prises contre l’instruction étaient illégales et devaient être rayées de la législation. A la fin de 1829, il publiait dans les journaux un manifeste : Point de concessions. « Le ministère, disait-il, vient d'accumuler en peu de temps les actes les plus violents contre ces libertés; donc, nous en jouirons. Et pourquoi? parce que la liberté est dans l’esprit du temps et de la nation; dès lors la violence ne servira qu’à for- •tifier l’attachement qu’on lui porte ». Il terminait en prédisant que si l’on ne faisait pas droit aux griefs des Belges, la force des choses amènerait tout naturellement des lois et une législa¬ ture séparée pour chaque partie du royaume. Joltrand répondait la même année, par une brochure, à ceux qui voulaient nous jeter dans les bras de la France. Un anonyme 1 2 attaquait dans les Observations d'un pétitionnaire le message du roi contre la presse; il en réfutait les menaces en s’appuyant sur l’histoire de

France et -des Pays-Bas. On reste confondu de l’entêtement du

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roi et de ses ministres devant ces avertissements répétés. Le navire de l'État s’en allait à la dérive, ballotté sur une mer houleuse entre des écueils et des récifs, et l’on ne voyait pas le geste de ceux qui montraient la haute mer l’on aurait navi¬ gué avec calme et confiance. Dans ses Observations sur le pou¬ voir royal Lebeau étudiait avec logique et sûreté les préro¬ gatives royales; lui aussi poussait le cri d’alarme : « La forme républicaine prévaut en Europe ; ce sera la faute de la royauté, c’est elle qui l’aura voulu. C’est le désespoir de ne pouvoir s’entendre avec elle qui nous poussera à la République, nous ou nos enfants ». Sans attaquer la royauté, il la subordonnait au pouvoir du peuple. La royauté constitutionnelle lui parais¬ sait la seule forme digne de l’époque. « C’est l’intelligence des temps, disait-il, qui a manqué jusqu’ici aux conseillers du roi des Pays-Bas. »

1 Cf. Barthels, op. cit., p. 145.

2 Liège, Lebeau, 1830.

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En 1828, Froment, qui offrait ses services au roi Guillaume, faisait paraître une brochure se trouvaient résumés les griefs de la nation. Van Lerberghe, banquier à Tirlemont, l’avait signée. « Elle eut un immense succès; l’écrivain roya¬ liste s’était surpassé dans la composition de ce pamphlet radical G »

Il y passait en revue les plaintes du pays, il montrait l’état et l’opinion du public. « On ne devrait pas se plaindre aujour¬ d’hui, écrit-il, attendu que par le passé on ne se plaignait pas. Apophtegme stupide ou dérisoire, comme si la justice était inamovible! Comme. si la patience populaire avait juré d’être éternelle! Au reste, voici à cet égard un argument péremptoire: « La douzième lieue, dit Montaigne, ne fait pas la fatigue, elle la déclare ». Froment savait railler et mordre en même temps, il le prouve dans le chapitre sur les universités.

Dans Y Attitude de la Chambre , il cingle les lâches et les poltrons « Nous avons bien quelques traîtres, dit-il, mais les honneurs de l’un ne le dérobent pas à l’infamie; l’autre, bercé de promesses trompeuses comme celles qu’il a faites à la nation, grince les dents de s’être rendu pour trop peu !... Leur mort civile a daté du jour de leur apostasie. »

En même temps qu’il écrivait ce pamphlet, Froment, comme nous l’avons dit, vendait sa plume au roi Guillaume; mais le parti national pouvait lui opposer un homme en la personne de de Potter.

De Potter mania avec un talent tout particulier le pamphlet. Tour à tour nerveux et concis, vibrant et passionné, railleur impitoyable sous des dehors toujours courtois, flatteurs même, il insinuait ses traits et les poussait jusqu’au cœur de son adversaire. Sa lettre au Courrier des Pays-Bas (8 novem¬ bre 1828) est un modèle du genre. On avait reproché au Cour¬ rier de s’être allié aux catholiques et on lui donnait le nom de jésuite. A cette accusation, de Potter répondit : « Maudits jésuites! ils nous ont fait bien du mal de leur vivant, et quoi-

Lebrocquy, Souvenirs , p. 21.

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que enterrés en France, leur ombre continue encore à nous inquiéter. D’abord, pour nous défendre contre eux, on nous a, comme le cheval de la fable, sellés, bridés et montés; et main¬ tenant que nous n’avons plus rien à en craindre, nous restons la sangle sous le ventre, le licol sous le menton, fet nos sei¬ gneurs sur le dos.

» Il aurait presque mieux valu que les bons pères conti¬ nuassent à gouverner Paris ; nous aurions su du moins pour¬ quoi- on nous étrillait, fouettait, aiguillonnait. Et puis, c’était si commode de pouvoir répondre aux Français qui après quinze jours à Bruxelles nous disaient : Quoi! pas de jury? Non, mais aussi pas de jésuites. Quoi ! pas de liberté de la presse? Non, mais aussi pas de jésuites. Quoi! pas de responsabilité ministérielle? pas d’indépendance du pouvoir judiciaire? et un système d’imposition accablant et antipopu¬ laire? et une administration boiteuse? Il est vrai; mais point de jésuites... »

De Potter concluait : « Il me vient une idée. Opposons des mots à des mots. Jusqu’ici l’on a traqué les jésuites ; bafouons, honnissons, poursuivons les ministériels ! Que quiconque n’aura pas clairement démontré par des actes qu’il n’est dévoué à aucun ministre soit mis au ban de la nation et que l’anathème de l’antipopularité pèse sur lui avec toutes ses suites! »

Cette lettre fut versée au dossier de son procès; il paya de l’exil cette page patriotique qui appelait les Belges à l’oubli de leurs luttes devant l’ennemi commun V

Dans sa brochure Rapport d’un ministre (1829j, de Potter réclamait du roi le renvoi de Van Maanen ; dans Y Union des catholiques et des libéraux (1829), il réfutait avec vigueur les excuses de ceux qui tardaient à entrer dans la ligue nationale. « Les catholiques et les libéraux se sont entendus, disait- il, c’est un fait; et un fait n’a pas besoin d’être prouvé. On peut chercher à l'expliquer, et c’est ce que nous allons essayer de faire. » Il montrait comment cette ligue inévitable avait

1 Cf. de Potter, Souvenirs personnels, 2 vol. Bruxelles, Jamar, 1840.

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réuni tous ceux qui étaient les amis sincères et désintéressés des institutions et des libertés publiques. Il disait aux libé¬ raux : « Les libéraux de tous les pays commettent la faute impardonnable de vouloir réformer les idées par des lois. Ils ne savent donc pas que tourmenter, vexer, violenter les hommes est un très mauvais moyen de les convaincre et qu’abattre des têtes n’est aucunement les changer... Tout moyen humain échoue contre la foi qui se fortifie dans la persécution et ne fléchit que devant une foi nouvelle. » La puissance de sa dialectique aida singulièrement au rapproche- - ment des deux partis.

De sa prison des Petits-Carmes, il continue la lutte contre le pouvoir; le 15 novembre 1829 paraît sa brochure Lettre de Démophile à M. Van Gobbelschroy , il cloue au pilori l’hypo¬ crisie de ceux qui, se disant libéraux, ne combattent le despo¬ tisme que pour l’établir sous une autre forme. Il menaçait le ministre d’un réveil populaire. Pour terminer, il disait avec une émotion contenue : « L’heure des rêves est passée, c’est du bonheur présent que l’on veut... Avec la liberté, Monseigneur, on ne craint pas les fantômes; on laisse approcher les monstres et de chameaux qu’ils paraissaient, ils deviennent bâtoîis flottants sur l’onde. Malgré le ministère, et l’aide même des congrégations, la libre concurrence entretiendra le feu sacré des sciences et des lettres ; la presse surveillera le pou¬ voir, le forcera de gouverner dans l’intérêt de tous; l’amour d’une patrie chacun exerce ses droits, enfantera des pro¬ diges au moment du péril, et l’on aura ainsi une véritable terre classique de la liberté et de l’hospitalité; faites-vous à cette idée, Monseigneur. »

Cette élégance de la parole, cette noblesse de la pensée, cette correction de l’attitude se retrouvent à un plus haut degré encore dans la lettre qui parut quelques jours plus tard t. De Potter disait au roi : « Sire, vos courtisans et vos ministres, vos flatteurs et vos conseillers, vous trompent et vous égarent. Le système dans lequel ils font persister le Gouvernement le

1 Lettre de Démophile au roi, 20 novembre 1829.

t 309 )

perd sans retour et le menace d’une catastrophe inévitable, à laquelle il sera trop tard de vouloir porter remède lorsque l’heure fatale aura sonné. Non, Sire, vous n’êtes pas le maître des Belges comme on veut vous le faire croire : vous n’êtes que le premier d’entre eux, le plus élevé en rang et en dignité. Vous n’êtes pas le maître de l’Etat, vous êtes son chef, le plus haut de ses fonctionnaires, celui par conséquent aux mains duquel est confié le plus de pouvoir et dont le pouvoir aussi entraîne moralement le plus de responsabilité.

» -Vous êtes notre égal devant la loi, comme vous l’êtes devant Dieu; car cette loi, Sire, est pour nous la voix de Dieu sur la terre : expression de la volonté du peuple et de la vôtre, elle est celle de l’éternelle justice, ou du moins elle doit l’être... »

On peut juger par ces extraits quelle était l’originalité puis¬ sante de de Potter. Toute cette brochure est un chef-d’œuvre pour le fond et pour le ton. Les plus hautes leçons y sont don¬ nées au roi; toutes les plaies qui font saigner la nation lui sont découvertes sans emphase et sans exagération. 11 possède la force sans la brutalité, et il écrit avec la simplicité qui convient aux grandes choses et à ceux qui se font le porte-voix de toute une nation. Peu de temps après, de Potter partait pour l’exil. De son refuge, il adresse encore au roi deux lettres ardentes se manifeste toute son âme de citoyen; il pousse ce cri de détresse : « Sire, sauvez la Belgique, il en est temps encore. Mais hâtez-vous de la sauver, car il pourrait bientôt n’en être plus temps ! » Et vraiment je ne sais rien de plus noble que cet alliage de menaces prophétiques et de respectueux attache¬ ment à la royauté, cet oubli de toute rancune contre ceux qui l’ont exilé.

L’appel de de Potter ne fut pas entendu; quand parut sa dernière lettre, Bruxelles avait jeté bas le fardeau de l’oppres¬ sion. Et les fondateurs du nouveau royaume de Belgique, cetait de Potter, c’étaient tous les journalistes professionnels ou improvisés qui avaient vaillamment combattu pour la liberté.

( 310 )

Conclusion.

Nous quittons maintenant ces plages arides et inexplorées de la littérature nationale pendant les quinze années de la domination hollandaise, et nous saluons nos aînés de toute l’ardente sympathie que l’on éprouve pour les vaillants de la première heure. Si nous avons été parfois sévères pour eux. c’est que nous analysions non les hommes, mais les résultats de leur travail, et ces résultats, nous l’avons dit, ne pouvaient être que ce qu’ils ont été. En présence du manque de prépa¬ ration intellectuelle, et d’une vie passée tout entière au milieu des bouleversements et des ruines, absorbée par les préoccu¬ pations politiques, n’est-ce pas déjà un résultat brillant que cette ardeur au travail qui se manifeste aussitôt qu’apparurent les premiers symptômes de paix et de stabilité nationales? Au reste, une génération qui fonde un royaume a sa place dans l’histoire.

Nous aurons aussi détruit le préjugé qui n’accorde rien à la littérature belge avant 1830. Jusqu’en 1830, et nous pouvons même dire jusque vers 1880, c’est la période difficile et ardue tous nos écrivains en sont réduits à une célébrité qui ne dé¬ passe pas un noyau d’amis, les plus beaux talents échouent, les meilleurs auteurs ne trouvent aucune ressource dans la carrière des lettres; mais à qui la faute? si ce n’est à l’indif¬ férence, voire à l’hostilité du public contre laquelle viennent se briser toutes les tentatives. D’autres pourront raconter ce qu’il en a coûté de déboires et d’amertumes aux de Coster, aux Van Hasselt, aux Mathieu, aux Weustenraad, etc., pour cul¬ tiver les lettres et n’obtenir en fin de compte qu’un hausse¬ ment d’épaules de leurs concitoyens.

11 faut dire cependant que ce qui a nui et nuira toujours au développement des lettres belges, c’est le voisinage de la France. Eblouis par sa littérature, c’est à peine si nous avons accordé quelques regards bienveillants à nos écrivains, et c’est

( 311 )

à peine si durant de nombreuses années nous avons prétendu au rang d’une province des lettres françaises. La Provence eut son Mistral, la France genévoise son Tôppfer, la Bretagne son Brizeux; et nous? Il a fallu quatre-vingts ans de persévérance et de travail pour forcer et encore dans quelles limites restreintes ! l’attention du public français. Les Picard, les Lemonnier, les Rodenbach, les V. Lille, les I. Gilkin, les A. Giraud et d’autres dont les noms sont associés à la renais¬ sance littéraire contemporaine sont enfin parvenus à franchir nos frontières.

Mais ceux qui leur ont préparé le terrain, qui ont lutté contre les préjugés de la nation bourgeoise, qui ont secoué la torpeur des esprits, qui ont initié nos concitoyens aux oeuvres de la pensée, ceux-là méritaient le souvenir d’une étude, et nous espérons l’avoir faite avec justice et sincérité.

( 312 )

SOURCES D’INTÉRÊT GÉNÉRAL.

Recueil encyclopédique belge, 1833-1834, 5 vol., 15 cahiers, curiosité littéraire, trop tôt abandonné.

Revue belge, publiée par l’Association nationale pour le développement et l’encouragement de la littérature en Belgique, 25 vol. in-8°, 1835- 1844. Liège, Jeunehomme et Oudart; annonce en mars 1844 sa fusion dans la

Revue de Liège , recueil publié sous la direction de F. Van Hulst, 8 vol. (1844 1 847;.

Revue trimestrielle, 1854-1869, 60 vol., sous la direction d’Eug. Van Bemmel.

La Revue de Belgique, Revue générale, Messager de Gand , les publica¬ tions de V Académie : Mémoires, Annuaires, Bibliographie nationale, etc.

Les publications de l 'Émulation de Liège, de la Société des Beaux-Arts de Gand.

Le catalogue de la bibliothèque de Stassart et celui de la bibliothèque Van Huit hem.

U Histoire des Pays-Bas de de Gerlache; L’ Essai historique sur la révo¬ lution , de Nothomb ; La collection des Fondateurs de la Monarchie, par Th. Juste.

La Biographie liégeoise, de Becdelièvre (3 vol. et suppl.). Celle des Hommes remarquables de la Flandre Occidentale. Anonyme. Bruges, 1843-1849, 4 vol.; Biographie montoise, de Mathieu, 1848.

Les Souvenirs de Lebeau, du comte de Mérode-Westereoo, de Lebrocquy, de de Peellaert, de Roger et Ch. de Chènedollé.

Patria Belgica, 3 vol. Le troisième consacré à la Belgique morale et intel¬ lectuelle. Bruxelles, Bruylant, 1875.

Potyin, Histoire des lettres en Belgique, t. IV, et Cinquante ans de liberté , 4 vol. Bruxelles, Weissenbruch, 1882.

Van Hollebeke. Poètes belges du commencement du XIXe siècle. Namur, Wesmael, 1871.

Goethals, Lectures relatives à l'histoire des sciences , arts, lettres en Belgique, commencées en 1818 et publiées en 1838, 4 vol. Bruxelles, de Mat, 1838.

( 313 )

[Galand?], Tablettes belges des faits , des anecdotes et des observations sur les mœurs , les usages et les coutumes de Bruxelles. Anonyme. Bruxelles, Tarlier, 1825.

Quetelet, Sciences mathématiques et physiques chez les Belges au com¬ mencement du XIXe siècle. Bruxelles, Thiry-Van Buggenhoudt, 1866.

Quetelet, Histoire des sciences mathématiques et physiques chez les Belges. Nouvelle édition. Bruxelles, Muquardt, 1871.

U. Capitaine, Nécrologe liégeois, 14 vol., 1851-1864.

de Gerlache, OEuvres complètes , 7 vol., 3e édition. Bruxelles, Goemaere, 1859.

( 314 )

ERRATA.

Page 25, lire

; Fontanes au

lieu de : Fontaines.

» 51,

»'

Vautier

» Vauthier.

» 67-68,

»

Arnault

» Arnauld.

» 74 (note)

»

Chant IV

» Chap. IV.

«■N

O

oo

»

Guinguené

» Ginguené.

oc

oo

»

Roubaud

Roulaud.

» 105,

»

Froment

» Fromont.

( 31 o )

TABLE ALPHABÉTIQUE

(L’astérique (*) renvoie aux notes.)

A

Académie, 2, 14 à 19, 103, 117, 235. Aekersdvck, 30.

Addisson, 267.

Aguesseau (d’i, 77, 131.

Albert (Paul), 70.

Alvin (père), 188, 207, 208, 214.

Alvin, L., 43, 88, 210.

Anacréon, 75, 122.

Andrieux, 113, 120, 137, 168.

Angenot, 77, 165.

Angi villiers (d’), 120.

' B

Bacon, 233, 261.

Baour-Lormian, 180.

Baratin, 178, 214.

Barante (de), 105, 177.

Barère, 51.

Baron, 31, 33, 37, 38, 42*, 50, 51.

77, 125*. 126*, 256 Barré, 300.

Barthélemy, 302.

Barthels, 295, 298.

Bast (de), 4, 28*, 46, 48, 244,274. Batteux, 4, 282.

Beauffort (de), 265.

Bekkart, 247.

Bekker, 29. 31, 256.

Bellamv, 85.

Bennett, 224.

Bentham, 257, 262.

Tome LXll.

Annales Belgique s, 46, 98, 155,

271, 272,274.

Annales du salon de Gand , 48. Annuaire poétique, 81, 158. Appelius. 278.

Arblay (Mme). 224.

Arnault, 50, 51, 67, 68, 80, 103, 105, 113, 124, 180, 181, 207, 271.302.

Auvin (d’), 25, 224, 251, 252, 253.

Béranger, v, 87. 114, 151. Bergeron, 75. 76, 77, 80, 121 à 123, 188, 205. 206, 214, 304.

Berlier, 51. 103.

Bernard, 186.

Bernardin de Saint-Pierre, 69, 71, 224.

Berquin, 128.

Berrver, v.

Bertin, 50.

Bilderdyek, 8, 56, 83, 85, 137. Bioul (de), 247.

Birnbaume, 31.

Blondeau, 50.

Boieldieu, 168.

Boileau. 75, 78, 95. 96, 106. 137, 138, 139, 141, 240.

Boissonnade, 39.

u

( 316’)

Bollandistes, 2, 4.

Borv de Saint-Vincent, 51, 52, 103. 271.

Bosscha, 57 Bossuet, 244.

Bouillv, 168.

Boulanger, 290.

Bourcier. 156.

Bournoms, 16.

Boursault, 163.

Bourson, 167.

Brazier, 182.

G

Cambacérès, 51.

Camberlvn, 46. 76, 272.

Canning. 302.

Canova, 46, 70*.

Capitaine, 52.

Cassel. 29.

Casti, 80.

Catalani (Mme) 51.

Cats, 8, 85.

Cauchois-Lemaire, 51, 52. 302. Cauchy. 18.

Chaptal, 23.

Chasteleer de), 16.

Chateaubriand, 50, 67, 69. 71. 73 78, 131, 224, 228,273, 302.

Chazal. 51.

Chênedollé (de;, 76.

Chénier, A , 129.

Chénier, M.-J., 67, 134, 163, 166. Chevalier (l’abbé),' 16.

Chokier, 62.

Chotin, 79, 244.

Christian, 50.

Claes, 5, 9, 10, 19, 89, 90, 113, 288, 292, 293, 295.

Bricoux, 207, 215.

Briffaut, 68.

Brissot-Thivars, 51.

Brizeux, 311.

Broeck (de), 28*.

Broglie (de), 269, 304.

Brouckère (de), 281. 292, 304. Brougham, 302.

Brouta, 79.

Buffier, 72.

Bvlevelt. 60*.

Byron. 87, 98. 135, 224, 230, 273.

Clavareau, 73, 74, 77, 80, 85, 86, 87. 133 à 138. 158, 178. 179, 181, 188 à 195. 215, 244, 272.

Cloet (de), 245, 247.

Cobenzl 15.

Colbert. 41.

Comhaire, 78. 128 à 132, 138, 158, 225.

Concordia (la), 41, 42, 56, 57. 95. Condillac, 38, 254 à 257, 261. Condorcet, 290.

Constant, B., 270, 302.

Coomans, 156.

Coppeneur, 206, 215.

Corneille, 166, 181, 189. 204, 207. Cornelissen, 4, 46. 47, 48, 62, 274. Cotlin (Mme), 223.

Courrier, P.-L., v, 292, 303. Courtois, 51.

Cousin, v, 35, 38. 39, 105. 255, 256, 262, 264, 291.

Coyon, 76.

Crebilion, 189.

Cuvelier, 168.

( 317 )

D

Dandelin, 18, 213, 215.

Dante, 87.

Dauberval, 211, 215.

David, 46, 51. 103, 147, 181. Decoster, 231, 310 Deflinne, 184, 228.

Defrenov, 167.

Deglimes, 40, 41. 75 Dehin, 64.

Dehulstère, 40.

Dejonge, 236.

Delavigne (C ), 70, 87, 141, 147, 158, 181, '201, 273 Delbecq, 48, 274.

Delepierre, 229.

Delhasse, 257, 261.

Delille, 67, 72. 73, 74, 76, 81. 93, 94. 99, 122, 131, 132, 133, 137, 145, 273.

Delmotte', 49, 64, 101, 249.

Delvenne, 246.

Denzinger, 29, 255.

Désaugiers, 168.

Desbordes-Valmore (Mrae), 181. Desrocbes, 16, 55, 248.

Destriveaux, 30.

Destutt-Tracy, 265.

Devaux, 45, 293, 295, 296, 302. Dewez, 4, 18, 19, 37, 41, 46, 148.

237, 238, 240, 274.

Diderot, 66, 256, 290.

E

Eckartshausen, 110, 250. Eckstein ,'d’j, 303. Edgeworth, 224.

Elhougne (d’), 269, 270, 302. Elmotte (d’), 266.

Diericx, 235.

Dieulafov, 168.

Dinaux, 240.

Dollé, 284.

Doncker (de >, 42*, 269, 302. Doncker-Curtius, 302.

Donnv, 303.

Dorât, 43.

Dotrenge 121, 276, 277, 278 Doulcet, 168.

Drapier, 37, 42*.

Du Belloy, 163.

Dubois. 76, 302.

Dubuisson, 156.

Ducange. 1-82.

Duchesnois Mlle), 181.

Ducis, 71, 120, 166, 180. Ducpétiaux, 265, 293, 297. Dumas (Alex. >, 7.

Dumbeeck, 29, 31. Dumersan, 168.

Dumont, 300.

Dumortier, 274.

Dupin, v.

Dupont, 112, 114.

Duscieux, 216.

Dussault, 6, 67, 68.

Du Tillet, 109.

Duval, 168.

Duvivier, 64.

Esménard, 67. Étienne, 52, 118 Euripide, 138, 274. Evrard, 213, 216.

( 318 )

F

Faber, 161, 176.

Faguet. 260.

Faipoult, 46, 285.

Falck, 17, 35, 36, 205.

Feith, 56, 83, 85, 86, 135, 184, 195. Feletz, 67.

Feller, 266.

Felz (de), 18. 19.

Fénelon, 233, 234.

Fielding, 224.

Fiévée, 302.

Florian, 120, 150, 189, 224, 225, 226. Foere (de), 236, 266 à 269, 302. Fontaine, 46.

Fontanes (de), 25, 67, 69.

G

Gachard, 50, 155, 237, 272.

Gall, 29.

Gamilli, 53.

Garnier, 18, 271.

Gaussoin, 75.

Gavre (de), 19.

Gendebien, 121, 276, 277.

Genlis (Mme de), 223.

Geoffroy, 67, 89, 211, 301.

Geoffroy de Saint-Hilaire, 258. Georges (Melle), 181.

Gérard, 300.

Gerlache (de), 1, 45, 57, 60% 241, 242, 278, 280, 281, 290, 291, 302. Gessner, 129 221, 225.

Ghesquière, 16.

Gigot, 40, 43, 79, 179, 188, 212. 216, 244.

Gilbert, 155.

Gilkin, 312

Forir, 62, 64.

Fourier, 258, 260.

Fov, 302.

Fox, v.

Franklin, 233, 302.

Frémiet, 50.

Frémolle, 77, 155.

Fréson, 296.

Froment, 43, 50, 78, 80, 81. 88, 89, 105 123. 148, 150 à 153, 158, 159, 190, 195, 213, 216, 298, 300, 301, 306.

Fumière. 246.

Fuss, 29. 30, 76.

Gille, 312.

Giraud, 312.

Godecharle, 72. Goethals-Vercruvsse, 236.

Goethe, 76, 87.

Gossec, 50.

Goubau, 269.

Graeve (de), 48.

Gravez, 156.

Grégoire, 61.

Gresset, 93.

Grétry, 50, 79, 128, 165, 182, 186, 187, 241, 250.

Grevet, 51.

Groen van Prinsterer, 236.

Gros (Mllej, 181.

Graver, 42*, 264, 265.

Guinguené, 80.

Guizot, v, 39, 50, 291.

( 319 )

Hachis (Evrard), 216.

Hamaide (de la', 28*, 121. Hamélius, 60*.

Hanssens, 213 216.

Harcl, 52.

Hauft, 29.

- Haumont, 256 à 262, 261, 266. Havdn, 250.

Hellebaut, 4-6.

Helmers, 83, 85, 86, 135, 136. Helvétius, 290.

Hemsterhuis, 262.

Henaux, 245.

Institut

Jacotot, 29, 30, 256, 262. Janssens, 247.

Jasmin, 77.

Jaubert, 176.

Jenneval, 156.

Jottrand, 42*, 243, 292, 293, 305.

Kant, 106, 255, 257. 261. Kaunitz, 15, 16.

Kempis, 276.

Kératrv, 302.

Kersten, 298.

Kesteloot, 4.

Keverberg (de), ainé, 228, 303.

Hennequin. 296..

Henry, V, 242.

Heuschling, 29.

Hoensbroeck, 44.

Hogendorp, 276.

Hooft, 56, 184.

Horace, 75, 76, 96, 110, 118, 136. Hoverlant de Bauvvelare, 246, 304. Hubin, 40, 92*. 154. .

Hugo, v, 69, 81, 82, 87, 159.

Hus, Eug. (Stapleton), 185, 186, 221.

Huvvetter (d’>, 48.

Pays-Bas, 18

Jouhaud, 188, 213, 216. Jouy, 52, 67, 92. Jullian, 246.

Jussieu, 233.

Juste, 293.

Juvénal, 75, 118.

Kickx, 18, 37.

Kinker, 30, 57, 84, 85. 255, 302. Knapp, 213, 217.

Kotzebue, 183.

Krause, 265.

Kreutzer, 168

( 320

L

La Bruyère, 72, 249, 250.

La Chaussée, 72.

La Fayette (Mme de), 223.

La Feuillade, 187.

La Fontaine, 51, 113, 116, 144, 145, 244.

Lafosse, 206.

La Harpe, 95, 139. 164.

Laïs, 163.

Laisné, 218.

Lalande, 211.

Lally-Tollendal, 50.

Lamartine, v, 69, 106, 114. Lamennais, 34, 291.

Langendyk, 184.

Lannoy (de), 210, 214.

La rive, 167.

La Rochefoucauld, 72, 248, 249. Laromiguière, 255, 256, 265.

Latour, 228.

Lauts, 36, 38.

Lebeau, 45, 293, 295, 296, 302, 305. Lebrocquy, 32, 83, 84, 155, 274, 300. Lebrun, 66, 67, 68, 73, 81, 87, 95. Lecoeq, 239, 304.

Legeav, 61.

Legouvé, 180.

Legros, 43, 111, 126*, 153.

Le Hon, 281.

Lejeune, 51.

Lekain, 167.

Lemarié, 232, 233, 231.

Lemaveur, 4, 74, 75, 78, 79, 90, 94, 99 à 102, 127, 146, 207.

Lemercier, 67, 166, 180, 273. Lemierre, 163, 164.

Lemonnier, 312.

Léonard, 130.

Le Roy, 30, 62, 206, 256, 265. Lesage-Senault, 148.

Lesbroussart père, 2, 16, 21, 28*, 40. 93, 108.

Lesbroussart fils , 4, 23, 31. 37, 40, 41, 42*, 46, 52, 73, 75, 77. 79 80, 82, 86, 87, 92 à 98, 99, 120, 125, 126*, 185, 188. 200, 208, 211, 218. 246, 264, 271, 273, 292, 302.

Levae, 298.

Lewis, 224.

Libri-Bagnano, 283, 294, 298 à

301.

Liebaert, 29.

Liénard-Odevaere, 179. 188, 212. 218.

Ligier, 181.

Ligne (prince de), 70, 71, 101, 126*, 153.

Locke, 233, 256.

Loosjes, 228.

Loots, 83.

Lorraine (Charles de), 15.

Louis XVIII, 50, 76.

Louise de Prusse, 185.

Loumyer, 153.

Luce de Lancival. 68, 164, 180.

M

Mabire, 249.

Madou, 239.

Maffev, 176- »

Mahn, 26. Mahne, 29. Mailhe, 51, 51*.

(321 )

Maillv, 92.

Maistre (X. de), 250.

Mallard, 183, 218.

Mann, 46.

Marcellis, 138 à 140.

Marchai, 40.

Marcv, 16.

Marivaux, 163.

Marlin, 88.

'Marmontel, 120, 130, 224, 223, 226. Mars (M»e), 181.

Mascart, 292.

Materne, 43.

Mathevet. 176.

Mathieu, 43, 81, 146 à 149, 132, 310.

Mathis, 188, 218.

Mees, 183.

Mellinet, 31.

Memling, 228.

Mercure (le'-, 7. Il, 32, 33, 39, 73, 73, 80, 90. 103, 126*, 133, c:03. 244, 246,' 271, 272, 288.

Merle, 32.

Merlin de Douai, 30, 51, 103.

Nain Jaune (le), 32, 53.

Nautet, m.

Navez, 51.

Needham, 16.

Nélis, 16.

Neufchâteau (de), 17, 94.

Nève (de), 293.

O

Obermann, 71.

Observateur (/’), iv, 8, 266. 268, 269, 270, 288, 303.

Odevaere, 42*, 51.

Omalius d’Halloy (d’), 4, 18

Messager des Sciences et des Arts i le), 46, 274.

Meyer, 18, 244, 27 t.

Michaux, 240.

Micoud (de), 44, 169.

Mignet, v.

Mille voye, 136, 155, 206.

Milton, 155.

Miranpole, 52.

Mistral, 311.

Modave, 75, 79, 126 à 128, 146, 187, 218

Mocke, 229 à 232.

Molière, 163, 182, 211, 244.

Mons (de), 164.

Montaigne, 233, 306.

Montansier (la), 164.

Moratin, 273.

Morel, 200.

Morgan, 224.

Morghen, 46.

Mozart, 168.

Münch, 263, 298.

Musée ( Cours du), 36 à 40, 255. Musset, 76, 147.

Nieuport (de), 4, 16, 18, 251, 253, 254, 255.

Nodier, 105.

Nomsz, 184.

Nothomb, 45, 52, 242, 292, 293, 296, 302.

Noyer, 188, 213, 219.

Opic, 224.

Ortis, 273.

Ossian, 66, 7 1 , 82, 83. 87, 224, 234. O’Sullivan, 186, 219.

( 322 )

p

Paganel, 51.

Pagani, 18.

Palninck, 51.

Paquet-Svmphorien, 247.

Paquot, 16.

Paridaens, 87, 156, 228, 229, 244, 246,271.

Pausanias, 206.

Peellaert (de), 188,212, 219.

Perceval, 67.

Percier, 46.

Perse, 75, 118.

Pestalozzi, 30.

Pezav, 43.

Philipps, 213, 220.

Picard, 168.

Picard, Edm., 312.

Q

Quetelet, 18, 19, 35, 37, 42*, 43, 92, 103, 140, 213, 215, 254, 264, 272, 273.

R

Racan, 77 Racliei (Mlle), 181.

Racine, 133, 166, 181, 189,-244. Radclilfe, 224.

Raepsaet, 4, 18, 46, 239, 240, 274, 304.

Rainel, 50 Ram (de), 237, 266.

Raoul, 29, 43, 50, 51, 73, 74, 75, 77, 79, 84, 87, 103, 117 à 122, 188, 195, 209, 220, 267, 271, 272, 273, 274, 298, 304.

Raoux, 18, 244.

Ravnouard, 180.

PIgeard, 148.

Pirson. 277.

Pixérécourt, 168, 177. 182. Plasschaert, 72, 123, 126, 276. 302, 304.

Pocholle, 43, 51, 298.

Polain, 52, 210, 214, 229.

Pope, 74.

Portalis, 23.

Porter, 224.

Potter(de), 42*, 51, 242, 243. 244, 292, 293, 295, 302, 306 à 309. Potvin, 179, 244.

Pradel, 50.

Proudhon, 258, 260.

Pycke, 279.

Quincy -Adams, 36.

Réal, 285.

Reboul, 77.

Regnard, 163, 182, 211.

Régnault de Saint-Jean d’Angelv, 23.

Reiffenberg (de), 18, 19, 25, 31, 43, 51, 77. 79, 80, 82, 87. 88, 89, 102 à 108, 111. 188, 208, 209, 210, 220, 223, 235. 236, 238, 239, 248, 256, 263, 264, 271, 272, 302, 304.

Remacle, 62, 213, 220.

Reyphins, 276 à 279.

Rhétoy'ique ( Chambres de), 56.

( 323 )

Richardson, 83, 224.

Roucher (poète), 133.

Robiano (de), 304, 305.

Roucher (acteur). 156, 211, 221.

Rodenbach, 312.

Rouillé, 23, 28*, 29, 31, 40, 50, 72

Roelants, 272.

77, 120, 121.

Roget, 37.

Rousseau {J. J.) 30, 66, 69, 71

Roggiéri, 127.

224, 226, 251

Rogier, 45, 225, 247, 295, 295, 297,

Rousselois (M!le), 168.

302.

Rouveroy, 43, 143 à 145, 172 232,

Rollin, 93, 282.

233, 244, 249.

Romanine, 176.

Rovigo (duc de), 68.

Rosset, 133.

Rover-Collard. v, 39. 280

Rottiers. 247.

Rozin, 41 .

Roubaud d'Aups, 88.

Rude, 50.

s

Sainte-Beuve, 71.

Simonon, 63.

Saintine, 177.

Smet (de), 238.

Saint-Symphorien (de), 156.

Smith, 224.

Salluste. 241.

Smits, 42*, 43, 77. 82, 83, 87, 88,

Saqui (Mme), 176.

133, 140 à 143, 179, 181, 188,

Schelling, 255.

196 à 205, 221,244. 267.

Schiller, 76.

Société de Littérature {Bruxelles),

Schoepllin, 21.

40 à 43, 92.

Schrant, 29, 57.

Société des Arts ( Garni !), 46.

Scribe, 182, 213

Société des Beaux-Arts et de Litté¬

Seber, 255.

rature (Gand), 46.

Sécus (de). 279.

Société des douze , 42.

Sedaine, 72.

Société libre d’ Émulation {Liège).

Sénèque, 233.

43, 44, 45, 61.

Sensier-Lacroix, 302.

Société lyrique {Mous), 49.

Sentelet, 28*.

Socquet ou Souquet , 126*.

Serruvs, 279.

Solvvns, 246.

Shakespeare, 71, 182, 201, 267.

Somerhausen, 272.

Shaftesburv, 75.

Sophocle, 138, 207, 274.

Sheridan, 302.

Sotteau, 148, 281.

Siegenbeek, 55, 84.

Souquet iou Socquet), 126*.

Sieyès, 51.

Spandauw, 56.

Silius-Italicus, 75, 128.

Spectateur {le) , 236 , 266 à 269 ,

Silvio Pellico, 250.

290.

Simonis, 63.

Spontini, 168.

( 324 )

Staël (de), 6, 67, 68, 69, 87, 223, Stecher, 30, 33, 38, 39, 267.

273. . j t > Slern, 230.

Stapleaux, 30. Steven, 298.

Stapleton (Hus;, 183, 186, 221. Stijl, 244.

Stassart (de), 4, 33, 40, 42, 80, 90, Suard, 120.

109 à 117, 149, 131, 137, 138, Surlet de Chokier, 279.

201 223, 226, 240, 241, 249, 230, Suvée, 30.

279, 280, 282, 298.

Talma, 31, 103, 166, 167, 180. 186, 203.

Tandem (le , 38,

Tarte, 121, 236.

Tasse (le), 231.

Ten Broecke Hoeckstra, 29 Térence, 75 203.

Teste, 51, 51*. 52, 296, 298.

Théaulan, 177.

Théocrite, 77, 130.

Thierry, v.

V

Vacherot, 263.

Vadier, 51.

Van Alphen, 84.

Van Bemmel, 114, 155, 249.

Van Brée, 59.

Van Crombrusrçhe, 279.

Vanderlinden, 37.

Van der Mersch, 163.

Van der Noot, 163.

Van der Straeten, 298.

Van der Vvnck, 236 Van de Velde, 237.

Van de Weyer. 6, 37, 38, 42*, 248, 257, 262, 263, 264, 266, 292, 302. Van Ewyck, 34, 36.

Van Gobbelschroy, 36, 236, 308.

Thiers, v, 67.

Thomas, 66, 72. 120, 121.

Thuriot de la R.ozière, 52.

Tialans, 304.

Tielcmans, 42*, 293, 295.

Tissot, 51.

Tiste, 211, 221.

Tollens, 8, 56, 83, 85, 86, 137. Tôppfer, 311.

Trappé (de), 72, 90, 151. 226, 227, 228, 249, 231, 252.

Van Hasselt, 43. 81, 86, 88, 156 a 160, 177, 198, 236, 310.

Van Helmont, 266.

Van Ilollebeke, 95, 118, 126.

Van Huffel. 48.

Van Hulst, 123, 296, 302.

Van ïlulthem, 18, 19, 24*, 46.47, 48, 274.

Van Lennep, 246.

Van Lerberghe, 306.

Van Loghem, 86, 135.

Van Maanen, 278, 283, 293, 294, 300, 307.

Van Meenen, 256, 257, 262. 264, 269, 270, 292, 293, 302.

Van Mons, 4, 50, 298.

{ 325 )

Van Prat, 50, 237,245. Van Spaendonck, 40.

Van Swinden, 4. Vaugelas, 253.

Vautier, 43, 51, 406, 156. Vauvenargues, 248, 249. Velbruck, 44.

Vervier, 85.

Veuillot, 303.

Victor, 181 .Vida, 75.

Vidal, 40.

Vigée, 67.

Villemain, v, 5, 38, 39.

Villenfagne (de) 4, 18, 45, 245. Virgile, 75, 76; 77. 88. 105, 122, 130. 138, 139, 155, 227.

Visscher, 84.

Vitruve, 247.

Voisin, 237, 274.

Vollenhoven, 302.

Volméranges, 168.

Voltaire, 66, 70, 73, 88, 90, 97, 103,163,166, 181,183,207,243 250, 251, 276.

Vondel, 8, 85. 184.

W

Wahlen, 180. Weustenraad, 310.

Walter Scott, 224, 228, 230, 232, 253, Willems, 59, 236.

273, 302. Witren-Ceysbruck, 85.

Warnkœnig, 240. Wurth, 84.

Wauters, 149. Wyttenbach, 26.

West, 46.

7 %

X

Xhoffer, 63.

Y

Young, 66, 82, 83, 253.

( 326 )

TABLE DES MATIÈRES.

Préface

Pages.

I

Chapitre ï. L'Histoire et la littérature. Caractères généraux

de la littérature belge de /SI Ô à 1830 . 1

Qiapitre II. Éléments qui ont nui ou contribué au développement intellectuel de nos provinces . 14

1. L’Académie . . . . . . . 14

2. L’Enseignement ... 20

3. Les sociétés littéraires . 40

4. Les réfugiés français . 49

5. Le flamand . . 55

6. Le wallon . . . . ' . 61

Chapitre III. La poésie . . 65

1. Caractères généraux de la poésie . ... 65

2. Les poètes et leurs œuvres . . . . 91

Chapitre IV. L’art dramatique . 161

1. Le théâtre en Belgique jusqu’en 1830 .... 161

a) Avant 1815 . 161

b ) De 1815 à 1830 . 170

2. OEuvres dramatiques . ... 188

Chapitre Y. La prose . . 223

1. OEuvres d’imagination . ... 223

2. L’histoire . 235

3. La philosophie. . .... . 248

4. Les revues . 2C6

5. L’éloquence parlementaire . 275

6. La littérature politique, presse et opuscules . . . 282

Conclusion . . 310

Sources d’intérêt générai. Errata .

Table alphabétique .

PRESriTÈD v 3 J AN. 1903

312

314

315

LE

GENRE SATIRIQUE

DANS

LA PEINTURE FLAMANDE

PAR

L. MAETERLINCK

CONSERVATEUR DU MUSÉE DE PEINTURE DE GAND MEMBRE CORRESPONDANT DE L’ACADÉMIE ROYALE D’ARCHÉOLOGIE

DE BELGIQUE

(Couronné par la Classe des beaux-arts de l’Académie royale de Belgique, dans la séance du 7 novembre 1901.)

Tome LXII.

1

AVANT-PROPOS

En recherchant les sources et en tâchant de déterminer la portée du genre satirique, tel qu’il se manifeste dans la pein¬ ture flamande, au moyen âge et à l’époque de la Renaissance, j’ai cru devoir remonter assez haut dans le passé, parce que notre art national, dont le genre satirique forme une des branches les plus originales et les plus caractéristiques, n’est à proprement parler que la continuation de l’art antique, régé¬ néré par l’art barbare autochtone. Du mélange de l’art satirique romain ou gallo-romain, avec l’art barbare caractérisé par les bijoux francs trouvés en grand nombre dans nos régions, naquit un art satirique nouveau propre à nos contrées.

C’est à l’influence de l’art franc que nous devons la genèse de ces monstres, serpents et dragons fabuleux si nombreux dans nos manuscrits primitifs et dont on attribua, à tort selon moi, l’origine à l’influence irlandaise ou anglo-saxonne.

Ces premiers bégayements de notre art national, nous les trouverons dans les lettrines enluminées de nos plus anciens manuscrits, et leur étude demandera quelques développements.

Comme je n’ai pu dans mon mémoire suivre chronologi¬ quement l’histoire de la miniature dans nos contrées, m’étant borné à rechercher la portée des sujets enluminés et à examiner leurs rapports avec les mœurs et la civilisation des diverses époques ils furent exécutés, je crois devoir dire ici un mot de l’origine probable du genre satirique dans les manuscrits à enluminures.

Peu de personnes jusqu’ici se sont préoccupées de cette origine; on est si habitué, en étudiant les manuscrits anciens, à voir leurs marges surchargées d’ornementations étranges ou grotesques, que leur présence paraît toute naturelle et qu’on ne se demande pas d’où vint cet art si intéressant, d’un usage si général? On ne se demande pas, par exemple, pourquoi les livres pieux furent encadrés de sujets hétéroclites, fabuleux ou satiriques et même quelquefois irrévérencieux pour la religion ou ses ministres, et cela sans paraître avoir froissé le moins du monde les sentiments si intimement religieux de leurs pre¬ miers possesseurs.

Peut-être y aurait-il lieu d’admettre l’hypothèse que c’est tout simplement parce que l'ornementation des manuscrits au moyen âge fut toujours regardée comme un travail à part, n’ayant aucune connexité avec le livre à enluminer L

Les détails si variés des miniatures amusaient ou excitaient l'admiration de celui qui feuilletait le manuscrit, sans que le

1 £. Maunde Tompson (bibliothécaire en chef du British Muséum), The grotesque and the humourous in illuminations of the midle âges. (Biblio- graphica. part VII. London, pp. 309-332.)

( O )

lecteur primitif songeât le moins du monde à se préoccuper si le texte ainsi illustré était sacré ou profane.

Comme nous le verrons bientôt, une tradition ornementale s’établit naturellement dans le cours des générations, et per¬ sonne, pas même ceux qui se piquaient de la piété la plus exemplaire, ne se trouvait choqué dans ses sentiments religieux, en priant ou en lisant dans un livre de dévotion, dont les initiales ou les marges étaient le rendez-vous plaisant des jeux et des grimaces des singes, des contorsions des animaux savants, ou des ébats terribles et comiques à la fois des monstres les plus variés.

Nous verrons que ces tendances de l’homme pour l’orne¬ mentation satirique ou grotesque fut générale et remonte à la plus haute antiquité.

Sans sortir de nos contrées, nous rencontrerons dans nos

manuscrits, et cela depuis l’époque la plus reculée, cette ten- »

dance à la satire, cette recherche de l’expression dans les phy¬ sionomies qui furent de tous temps la caractéristique de l’art des habitants de la Belgique actuelle. Ce goût général, nous le verrons se manifester de toutes façons et en toutes occasions ; la calligraphie elle-même en offrit les premiers prétextes.

Comme le dit fort bien M. Tompson, qu’y a-t-il de plus tentant que l'intérieur de certaines lettres? De la lettre O, par exemple, le scribe trouvait un espace tout désigné pour être complété par des yeux, un nez et une bouche, convertissant ainsi la lettre primitive en un visage joufflu d’un aspect comique ou satirique? Une lettre 0 empruntée à un manuscrit franc du VIIe siècle (écriture carlovingienne) delà Bibliothèque nationale de Paris, 626 ancien fonds latin), nous montre un spécimen fort ancien de ce genre d’ornementation primitive. Ici la lettre O

semble le serre-tête d’un visage qui repose sur un poisson, signe conventionnel et caché adopté par les premiers chrétiens. La feuille trilobée et la queue se divisant en trois parties com¬ plétait cette composition à la fois satirique, religieuse et sym¬ bolique (allusion à la Trinité).

Une lettre S initiale, copiée d’une feuille isolée d’un manuscrit du XIVe siècle (Archives de l’État, à Gand), montre qu’à une époque relativement récente, les écrivains ou peut-être même les lecteurs des livres anciens, s’amusèrent à transformer de la même façon lés lettres majuscules. Ici la barre de la lettre S a été adroitement mise à profit pour figurer la tonsure d’un moine dont le restant de la lettre accuse les contours arrondis et joufflus.

Quand les initiales historiées devinrent d’un usage presque général, un champ plus vaste s’offrit à l’imagination fantaisiste de nos enlumineurs anciens. Ce furent d’abord les initiales grossières formées par des animaux divers, oiseaux, quadru¬ pèdes ou poissons auxquels nos artistes s’empressèrent de donner une apparence plus ou moins satirique. Ce goût pri¬ mitif fut presque général, car nous trouvons des initiales de ce genre, presque semblables, non seulement dans les écritures mérovingiennes, mais aussi dans les initiales visigothiques ou lombardes (fig. 1) L

Les ornementations entrelacées (entrelacs) dues à l’influence franque, qui apparaissent aux VIIe et VIIIe siècles, donnèrent naissance aux dragons et serpents bizarrement enchevêtrés ou enlacés, formant les contorsions et les enroulements les plus grotesques. Les grandes initiales dont la mode remonte au

1 Manuscrit franc du VIL siècle. (Abbave royale de Corbied Écriture mérovingienne. Bibliothèque nationale de Paris.

XIe et au XIIe siècle furent formées de combinaisons d’ani¬ maux et de feuillages nos artistes donnèrent un libre cours aux combinaisons les plus fantaisistes et les plus extravagantes. Nous y voyons des dragons, des monstres de toutes sortes, des figures humaines ou à moitié animales, des reptiles, toutes sortes d'animaux et d’oiseaux, tantôt luttant ou se poursuivant, -tantôt dévorant ou dévorés, tantôt grimpant ou se cachant dans les branches enroulées de feuillages conventionnels.

Fig. i. Manuscrit franc du Vite siècle (abbaye royale de Corbie). Figures d’animaux et d’oiseaux, dites zoomorphes et ornithomorphes (écriture mérovingienne).

Dans les époques primitives, c’est le grotesque qui prévalut aux dépens du genre satirique, proprement dit, qui ne se ren¬ contre que rarement dans les premières ornementations. Plus tard, quand la miniature prendra sa place à côté de l’initiale ornée, avec elle apparaîtra dans les marges de nos manuscrits le genre vraiment satirique, précurseur du genre de nos maîtres drôles, tel qu’il se manifestera dans la peinture flamande jusque et au delà de la Renaissance.

C’est au XIIIe siècle que ce dernier genre se développe de la façon la plus brillante. C’est alors que nous voyons les longues

pendeloques et les enroulements, sortant de l’initiale, envahir les marges des manuscrits, semblant inviter par leur présence les gracieux groupes, les figures variées à venir s’y poser. Les petites niches formées par les enroulements, l’extrémité même de celles-ci, semblent des supports tout indiqués pour quelque petit animal : oiseau, lièvre ou écureuil. L’oiseau ou l’écureuil, perché sur une branche, donne naturellement l’idée de quel¬ que archer au bas de la page qui leur décoche une flèche, l'ani¬ mal prend une forme symbolique et satirique. Le singe notamment, imitant, en les caricaturisant, les actions des hommes, sera un sujet intarissable pour nos miniaturistes. Puis nous voyons les figures fantastiques, les sirènes, les bêtes réelles ou imaginaires se mêler à des figures d’hommes, de femmes et de guerriers formant de petits groupes à intentions comiques ou satiriques, nous reconnaîtrons souvent un écho de notre histoire, de nos chansons ou de nos représentations religieuses du temps.

Au XIVe et au XVe siècle, l'ornementation des bordures devient plus compliquée. Le grotesque prend de nouveau une place plus prépondérante. Le genre satirique s’exagère et sa portée s’alourdit; l’artiste semble n’avoir eu qu’un but: amuser et dérider les esprits les plus chagrins. On ne retrouve plus dans ces miniatures cette recherche de la satire spirituelle et fine qui caractérisait les enluminures du XIIIe siècle. Nous voyons retomber les créations burlesques des miniaturistes qui suivirent, dans une trivialité grossière, rappelant jusqu’à un certain point l’art encore barbare du XIIe siècle.

D’ailleurs, les miniatures du XVe siècle nous intéressent moins, car c’est l’époque brillante des premiers peintres de triptyques. Van Eyck débutait déjà par des chefs-d’œuvre tels

qu’ils ne furent pas surpassés depuis. Le tableau de mœurs, si proche du genre satirique, apparaît alors, et nous verrons son esprit bien flamand et l’amour du détail explicatif qui le carac¬ térise, se continuer jusqu’à la Renaissance. A cette époque d’engouement général pour les nouvelles formules artistiques venues de l’Italie, Breughel le Vieux, avec l’ancien mode de composition et d’exécution, légué par nos grands primitifs, parvint, par des pages d’un caractère réellement flamand et populaire, à enrayer un moment les progrès du « roma¬ nisme», dont l’influence devait devenir bientôt générale, faisant perdre l’originalité de nos artistes, entraînés dans l’orbite des grands maîtres italiens.

Le XVe siècle est aussi l’époque des premiers graveurs alle¬ mands, tels que Schoengauer, von Meckene et tant d’autres, connus et inconnus, qui eurent une influence considérable sur les principaux artistes de l’Europe, sans en excepter les nôtres : Jérôme Bosch et Breughel le Vieux.

L’œuvre de P. Breughel le Vieux est trop considérable pour qu’il puisse être étudié dans tous ses détails dans cette modeste étude. La vie de ce maître, si éminemment flamand, a d’ailleurs été mise en relief de main de maître par M. H. Hymans, qui lui a consacré dans la Gazette des Beaux- Arts des pages inoubliables.

Je me bornerai à expliquer quelques-unes de ses œuvres satiriques peu connues, m’attachant à en faire ressortir la portée en tenant compte de l’époque elles furent exé¬ cutées.

Henri met de Blés, Joachim de Patinir, Lucas de Leyden, Jan Mandyn, Pierre Huys et P. Aertsen marchent sur les pas de nos grands satiriques, les uns habituellement, les autres quand le goût leur en prend.

La brillante phalange de nos « petits maîtres » n’est pas oubliée; car David Teniers et ses nombreux imitateurs consti¬ tuent les derniers continuateurs de ce genre bien flamand.

Mais que nous sommes loin dans leurs œuvres, faites pour le plaisir des yeux, de la satire mordante et moralisatrice qui animait les compositions amusantes de nos artistes médiévaux !

L’inquisition avait passé par nos contrées; la censure ne permettait plus que les diableries sans portée, et les satires

anodines dirigées contre les humbles et les paysans, l’on ne

«*

reconnaît plus les gueux héroïques, tannés par le soleil, qu’avait créés Breughel le Vieux.

Nos peintres de kermesses étaient mûrs pour la mode des paysanneries enrubanées d’origine française, dont la vogue devait devenir bientôt universelle au XVIIIe siècle.

LE

GENRE SATIRIQUE

DANS

LA PEINTURE FLAMANDE

CHAPITRE PREMIER. Origines antiques.

Goût général pour la satire figurée. Ses origines anciennes. Les ancêtres de l’épopée du Renard dans l'art satirique égyptien, grec et romain. Son influence sur le genre satirique flamand. Les mimes antiques. Le masque antique. L’art satirique barbare avant l'occupation romaine. Les terres cuites gauloises et gallo-romaines. Persistance des traditions de l’art satirique romain chez les sculpteurs de nos cathédrales (Tournai1.

Le goût de la satire et du burlesque a été de tous temps, comme il le sera toujours, une des caractéristiques de l’homme.

A toutes les époques, sous toutes les latitudes, même dans les circonstances qui paraissent les plus défavorables, on peut en observer des manifestations nombreuses. Nous trouvons la caricature de l’homme et des animaux rudement gravée sur les os des pachydermes des époques préhistoriques; on en voit la figuration ornementée et barbare sur les rochers du nouveau monde, comme on en découvre les vestiges sur les parois des grottes des Bushmen, troglodytes de l’Afrique fig. 2 . L’envers des fourrures du Peau-Rouge porte la peinture cari-

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caturale de ses chasses et de ses combats, toujours l’ennemi est représenté d’une façon satirique et méprisante; tandis que les Esquimaux malhabiles, incapables de produire par eux- mêmes, conservent comme un trésor précieux les journaux illustrés amusants, délaissés par les équipages de navire égarés dans leurs contrées.

Fig. 2. Sculpture du Ouadi-Télisaghé (Afrique centrale) A

On a souvent, avec raison, comparé les sentiments des peuples primitifs à ceux que l’on observe chez les enfants, au moment leur esprit et leur raison s’éveillent. Chez les uns comme chez les autres, ce sont les histoires et les images se rapportant à des aventures comiques et populaires, ou à des contes de fées, aux péripéties magiques qui les attirent ou les fascinent.

Nos populations belges ont, dès leurs origines les plus lointaines, montré une préférence marquée pour ces deux genres qui, à première vue, semblent s’exclure : je veux dire le genre satirique et le genre fantastique.

Le premier plut à nos ancêtres, parce qu’il lui rappelait ses habitudes journalières, ses besoins, ses plaisirs et surtout ses travers. Ils aimèrent de tous temps la figuration satirique et comique de leur existence familière, qui présentait pour eux le plus captivant intérêt.

1 Sculpture du Ouadi-Télisaghé, Afrique centrale. Magasin pittoresque.

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Le genre fantastique les charmait d’une autre manière : il donnait satisfaction à leur goût pour le merveilleux et les manifestations chimériques, si bien faites pour les étonner en éveillant leur imagination. Ils se complurent de tous temps à la vue de ces animaux fabuleux, de ces monstres bizarres, de ces géants ou nains difformes et grotesques, souvenirs atta- viques du passé, que nous voyons encore de nos jours rappelés dans maint de nos récits ou légendes satiriques locales L Comme chez tous les peuples d’origine payenne, nos populations aimaient voir transportés dans le monde fantai¬ siste et légendaire leurs défauts, leurs vices dont ils voyaient ainsi la satire chargée et merveilleuse. L’art présentant ce double caractère acquit de bonne heure une vogue considérable, et son influence fut si grande, que seule elle put contre-balancer, pendant un certain temps, l’engouement- si général de nos artistes du XVIe siècle pour les formules nouvelles importées de l’Italie.

Comme le disait fort bien M. Max Rooses, c’est dans notre génie national qu’il faut chercher surtout la source première du genre satirique tel qu’il se présente dans la peinture flamande.

« Le Flamand est de caractère positif, utilitaire observateur. Il se laisse difficilement entraîner par le sentiment, il a peu de goût pour les idées abstraites, pour les synthèses. Ce qui le frappe immédiatement quand il lit un livre de langue romane, c’est la tendance des méridionaux à généraliser, à quintessen- cier, à tirer des conclusions de longue portée et à bâtir des systèmes de vaste envergure. Ce qui le préoccupe, lui, c’est de constater le fait matériel, de déterminer sa nature réelle, de l’étudier dans ses détails, d’en rechercher l’application pra¬ tique. Joignez-y son habileté manuelle, sa prédilection pour le travail soigné, fini, solide et délicat à la fois, et vous aurez l’explication d’une bonne partie des caractères distinctifs de notre art en général et de sa face satirique en particulier. En observant minutieusement les hommes et les choses, on

1 J.-W. Wolf, Niederlandsche Sagen. Leipzig.

apprend à attacher grande importance aux détails; en exami¬ nant de sens rassis la valeur réelle de nos semblables, nous apprenons à distinguer leurs côtés faibles, leurs travers, leurs ridicules; en réfléchissant à l’action favorable ou nuisible qu’ils peuvent exercer sur notre destinée, nous nous habituons à nous méfier de leurs défauts et à mettre les autres en garde contre leurs intentions méchantes. Tout cela n’est pas fort chevaleresque; mais nous sommes un peuple éminemment bourgeois, et cette qualification, qui peut renfermer un blâme, nous pouvons la revendiquer avec tout autant de raison comme un titre de gloire »

Les autres sources graphiques ou littéraires, puisèrent nos artistes satiriques au moyen âge, sont nombreuses. A côté des productions fantastiques et grotesques d’origine barbare et autochtone, qui leur furent propres, nous en observons d’autres qui prirent très probablement leur origine dans des traditions étrangères quelquefois les plus lointaines.

Parmi celles-ci, il faut citer tout d’abord la satire si ancienne qui consiste à comparer les hommes aux animaux, dont ils possèdent les qualités ou les défauts; nous voyons ainsi l’homme brave représenté par un lion, l’homme fidèle par un chien; la ruse figurée par un renard, et la saleté ou l’inconduite par un porc. Les Égyptiens, depuis les époques les plus reculées, employaient déjà ces images. Le renvoi d’une âme coupable dans le corps d’un porc, se trouve représenté sur le mur de gauche de la longue galerie qui sert d’entrée au tombeau du roi Rhumses Y, dans la vallée des catacombes royales de Bilan-el-Molouck, à Thèbes, qui, d’après sir G. Wilkinson, date de l’année 1185 avant notre ère.

Cet usage de représenter les hommes sous la forme d’ani¬ maux prit plus tard de nouveaux développements et donna lieu à d’autres applications satiriques de la même idée. Ainsi l’on représenta des animaux se livrant aux diverses occupations

1 Rapport de M. Max ltooses sur mon mémoire. ( Bulletin de l’Académie royale de Belgique, Classe des beaux-arts , 1901, Tl, pp. 1193-1194.)

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de l’homme ou bien nous voyons intervertir les rôles : les ani¬ maux traitant leurs tyrans humains de la manière dont ils sont généralement traités par eux. Cette idée très en vogue chez les artistes égyptiens, grecs et romains, nous la verrons reprise maintes fois par nos miniaturistes, même parmi les plus anciens. Dans les débris de papyrus conservés au Musée égyptien de Turin, j’ai pu voir plusieurs représentations de satires par les animaux, notamment un concert exécuté par un âne et un lion pinçant de la harpe; d’autre part, une bête à cornes tranche la tête à un animal captif, tandis qu’une autre encore, armée d’une massue, conduit, attachés à la même corde, un lièvre et un lion. D’après M. Dévéria, ces peintures datent du temps de « Moïse » et seraient la satire des sujets représentés sur les grands monuments les Pharaons sont figurés massacrant leurs prisonniers de guerre C

Fig. 4. Papyrus égyptien (époque romaine). (British Muséum.

Fig. 8. Papyrus égyptien (époque romaine). (British Muséum.)

Parmi les antiquités précieuses du Musée britannique, on remarque un long papyrus égyptien, formant anciennement un rouleau, qui est également couvert de compositions de ce genre, parmi lesquelles je citerai un chat (fig. 3) chargé de la conduite d’une bande d’oies qu’il dirige à l’aide d’une espèce de houlette ou bâton à crochet. Un autre dessin représente un

1 Grard, Dictionnaire de La Rousse. Voir : Caricature.

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renard portant un panier au moyen d’une perche appuyée sur son épaule ; il joue en même temps de la double flûte ou pipeaux (fig. 4). Voilà déjà un ancêtre du Goupil français et du Reinard flamand, héros légendaire de la plus ancienne et de la plus populaire de nos satires monacales au moyen âge.

Dans son étude sur VYsengrinus, M. Léonard Willems t a prouvé que les trouvères qui mirent les premiers en cause le

renard et ses divers comparses, trouvèrent les fables de Phèdre

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et d’Esope tombées dans le domaine public et faisant déjà partie du folklore du Xe siècle. On sait que Phèdre, bien avant cette époque, était déjà la base de l’enseignement latin dans nos écoles, dans la plupart des cloîtres de la Belgique actuelle et des contrées limitrophes.

Ce qui fait supposer, à juste titre, que ce fut le souvenir des fables antiques qui aurait donné la première idée de la plus ancienne de nos époques animales.

Fig. 5. Papyrus égyptien (époque romaine). (Britisli Muséum.)

Un troisième sujet représente, jouant aux échecs (fig. 5), deux animaux employés maintes fois dans les blasons héraldiques du moyen âge. Je veux dire un lion et une licorne. Le lion ayant gagné la partie, ramasse l’enjeu d’un revers de sa griffe avec un air de supériorité fanfaronne qui contraste d’une façon comique avec la mine surprise et désappointée de son adver-

1 Léonard Willems, Étude sur rYsengrinus. Gand, l89o, p 130.

saire battu mais pas content. Cette série de satires figurées, quoique d’origine égyptienne, appartient déjà à la période romaine L

Les Grecs, on en a des preuves nombreuses, étaient passion¬ nés pour les parodies et satires de tout genre, aussi bien en littérature qu’en peinture; leurs dieux eux-mêmes n’étaient pas épargnés.

Athénée dans Aristote, décrivant un carnaval grec, montre Ganymède sous la forme d’un singe revêtu d’une robe phry¬ gienne; Pégase et Bellérophon sont figurés, le premier par un âne, ayant quelques plumes collées sur son dos, tandis que l’autre est représenté par un vieillard ridicule, faisant avec l’âne le groupe le plus risible. Arnobe, apologiste chrétien, repro¬ chait à ses adversaires payens leur peu de respect pour leurs dieux. Les peintures de Pompéi etd’Herculanum nous montrent la même facilité à tourner en dérision les légendes les plus sacrées et les plus populaires.

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Fig. 6. Peinture murale de Pompéi.

Tout le monde connaît la composition représentant Enée

1 Th. Wright, Histoire de la caricature et du grotesque dans la littéra¬ ture et dans l’art , pp. 7 et 8.

Tome LXII. 2

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sauvant son père Anchise et entraînant le petit Ascagne qui se trouvent figurés par des personnages ayant des têtes de singes cynocéphales (fig. 6). On remarquera que ces mômes singes, qui figurent déjà sur les monuments égyptiens les plus anciens, furent exécutés fréquemment par les artistes gaulois et fourmillent chez nos sculpteurs et miniaturistes au moyen âge.

Le masque du théâtre antique, si populaire chez les Romains, était chez eux le symbole de la satire plaisante et burlesque. Notre figure 7, copiée d’après une peinture de Résina, repré¬ sente des amours se faisant peur à l’aide d’un de ces masques.

Fig. 7. Peinture murale à Ponte Résina.

Il y a lieu de faire remonter l’origine de ces masques bizarres ou effrayants, ancêtres de nos gargouilles, aux Grecs, qui aimèrent de tous temps les figures de monstres, dont on retrouve des représentations nombreuses dans leurs ornemen¬ tations comme dans leurs œuvres d’art. M. Th. Wright t croit que le type primitif du masque fut imité du dieu égyptien Typhon, que nous voyons figurer si souvent sur les monu¬ ments, avec quelques modifications dans les formes, mais présentant toujours comme traits caractéristiques une face large, grosse et hideuse avec une longue langue pendante.

Ce type du masque monstrueux doit nous intéresser, car,

1 Th. Wright, Histoire de la caricature et du grotesque dans la littéra¬ ture et dans l'art , p. 9.

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selon toute apparence, il est l’origine d’une longue série de visages ou de masques satiriques du même caractère que l’on retrouve non seulement dans l’ornementation grecque et romaine, mais aussi dans les motifs décoratifs ou architecto¬ niques de tout le moyen âge. Les têtes connues sous le nom de Gorgones sont encore inspirées du même dieu Typhon et se continuent jusqu’à la fin de la Renaissance.

Les auvents ( Anteflxa ) ainsi que les gargouilles romaines empruntèrent également la forme du masque dans leur exécu¬ tion. On sait que cet usage perdura dans les colonies gauloises jusqu’au moyen âge et fut l’origine des gargouilles aux formes monstrueuses si usitées par les architectes de nos premières cathédrales.

Le masque comique était le signe distinctif du Sannio ou bouffon, qui avec les Mimus romains (fig. 8)‘furent les ancêtres des histrions et baladins du moyen âge, dont le succès fut si grand dans nos provinces, dès les époques barbares. Comme eux ils excellaient à mimer des scènes comiques, empruntées à la vie anecdotique ou scandaleuse contemporaine, dont ils faisaient une satire ou parodie risible.

Pendant les trois à quatre siècles de la domination romaine dans la Gaule française et belge, l’art antique s’introduisit non seulement dans les cités, mais encore dans les parties les plus reculées de ces contrées. Les fouilles faites en divers endroits ont mis au jour des œuvres d’art nombreuses, qui prouvent

que nos ancêtres ne furent pas inhabiles à s’assimiler l’esthé¬ tique romaine.

Mais dans ces productions dites gallo-romaines, on recon¬ naît encore, malgré l’influence puissante de nos vainqueurs, ces caractères spéciaux, propres à notre race, que M&r De- haisnes 1 2 définissait fort bien, en rappelant leur aptitude toute spéciale à reproduire la nature, à individualiser les types, à saisir le vrai, le ridicule et même le grotesque plutôt que le beau et l’idéal.

Les curieuses statuettes d’idoles en bois trouvées aux envi¬ rons d’Abbeville ( Magasin pittoresque, 1860, p. 212) doivent être considérées comme des types très primitifs de cet art qui présente déjà peut-être des intentions satiriques. D’après le journal cité plus haut, elles seraient bien d’origine celte ou gauloise, et préhistoriques.

Ces représentations d’hommes et d’animaux d’origine gau¬ loise, antérieures à l’occupation romaine, sont très rares. On n’en a pas trouvé jusqu’ici dans les fouilles faites dans notre pays.

Une curieuse satuette d’homme, en terre cuite blanche, con¬ servée au Musée de la manufacture nationale de Sèvres (fig. 9), passe pour avoir été faite également à cette époque. Elle pré¬ sente un caractère satirique indéniable. L’expression de la physionomie, soulignée par un nez énorme, est d’un comique voulu et semble une caricature faite d’après nature par un artiste qui a, avec intention, ridiculisé un homme générale¬ ment connu à son époque.

M. Ed. Tudot a recueilli, il y a quelques années, un assez grand nombre de poteries gauloises ayant un caractère sati¬ rique différent. Ici les actions des hommes sont exécutées par des animaux, principalement par des singes, emblèmes de la laideur physique et morale chez les Gaulois -.

On a découvert près de Moulins (Allier) des ateliers de céra-

1 Voir L'art dans les Flandres, le Rainant et l’Artois, de Mer Dehaisnes.

2 Voir Dictionnaire de La Rousse et Collection de figurines en argile. OEuvres premières de l'art gaulois, etc., de Tudot. Paris, 1860. vol. in-80^

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uniques remontant aux premiers siècles de l’ère chrétienne, qui offrent également de curieuses figures en argile blanche, moulées par des artistes gaulois. Ce sont des Vénus Anadyo- mène, des déesses de la Maternité, des dieux du Rire, des bustes et des poteries diverses représentant des caricatures de lions, de chiens, de canards, de lièvres prêtant à ces animaux les diverses passions de l’homme t.

Fig. 9. Statue gauloise. Conservée à la manufacture de Sèvres (antérieure à l’occupation romaine).

Lors du dernier Congrès de Tongres (1901), une exposition archéologique, organisée dans cette ville, nous a permis de voir diverses productions peu connues de cette époque, parmi lesquelles je citerai : un moule d’une tête satirique, dont l’expression riante, bien observée, montre dans le jeu des muscles des joues une observation et un réalisme bien gaulois. Un petit bronze grotesque, représentant un personnage assis, avec les attributs de Mercure : la bourse et le coq, qui porte sur la tête une coiffure de forme obscène très caractéristique,

1 Ces objets se trouvent au Musée de Douai. Voir : L’art dans les Flan¬ dres, le Hainaut et l’Artois de Msr Dehaisnes, p. 8.

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tandis que son nez s’allonge en forme de phallus d’un aspect satirique voulu. Ces deux petites sculptures appartiennent à Mme Ve Ch. Vanderyst, à Tongres. M. Huybrigts, de la même ville, exposait également diverses statuettes gallo-romaines satiriques, entre autres un animal en terre cuite blanche, chat ou renard, dressé sur ses pattes de derrière, rappelant les nombreuses sculptures analogues, nous avons vu les actions des hommes parodiées par des animaux.

Fig. 10. Terres cuites blanches gauloises. Musée de Saint-Germain.

La figure 10 représente deux fragments de statuettes en terre cuite blanche d’origine gauloise, conservés au Musée de Saint- Germain ; elles montrent une intention satirique évidente, unie à un sentiment du comique et du grotesque remarquable 4. L’une des deux sculptures représente la satire du parasite glouton s’étranglant en voulant avaler trop préci¬ pitamment un gros morceau de nourriture.

Ses contorsions et son nez extraordinaire sont des preuves

1 Gazette des Beaux-Arts , année 1894 (35e, 3e p., t. II, p. 37).

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évidentes de l’intention satirique de l’artiste gaulois qui les exécuta. L’autre figure représente un enfant soufflant en riant dans une flûte de Pan. Peut-être doit-on voir ici un souvenir des premiers mimes gallo-romains, ancêtres des trouvères du moyen âge, si populaires de tous temps dans nos contrées.

Parmi les plus beaux spécimens de l’art satirique de nos ancêtres romanisés, il faut citer encore le superbe vase à'Herstal conservé par M. Errera, représentant une satire obscène des philosophes et un Faune ironique soulevant son manteau pour montrer sa nudité jusque au-dessus du nombril L

L’examen de ces quelques œuvres éparses, exécutées par nos artistes, suffit à prouver qu’à ces époques anciennes nos popu¬ lations autochtones avaient déjà cette tendance à rechercher le côté comique ou satirique dans les expressions avec ce souci de réalisme qui fut de tous temps la caractéristique des mani¬ festations artistiques de nos nationaux.

Fig 11. Cathédrale de Tournai. (Chapiteau, porche latéral nord.)

M. Th. Wright, dans son ouvrage déjà cité1 2, nous montre (fig. 12) une console de l’abbaye de Mont-Majour, près d’Arles, en Provence, construite au Xe siècle, qu’il nous donne comme preuve de la persistance des traditions de l’art satirique romain

1 Cette statuette est conservée aux Musées royaux des arts décoratifs et industriels à Bruxelles.

2 Th. Wright, Histoire de la caricature et du grotesque, etc., pp. 47 et 48.

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chez les ouvriers sculpteurs payens des cathédrales romanes. Cette console, qui a pour sujet une tête mangeant un enfant» paraît à l’auteur avoir eu pour but de faire la caricature de Saturne dévorant un de ses enfants. Parmi les sculptures de la cathédrale de Tournai exécutées au XIIe siècle, nous trouvons un sujet analogue (fig. 11) 1 qui pourrait bien avoir la même signification payenne.

Fig. 12. Console Église de Mont-M.ijour (Provence).

Cette sculpture satirique si ancienne, est en outre très inté¬ ressante, parce qu’elle nous explique peut-être l’origine des figurations des portes de l’enfer telles que nous les verrons invariablement représentées dans les manuscrits du moyen âge, c’est-à-dire par une gueule de monstre largement ouverte, dans laquelle s’engouffrent les damnés.

D’après une légende tournaisienne, cette console représen¬ terait la fin tragique de Frédégonde précipitée dans l’enfer. Sur l’autre face, on voit la cruelle souveraine un sceptre à la main, ayant à côté d’elle un roi, qui semble vainement vou¬ loir lui enlever l’insigne du pouvoir.

1 Ce chapiteau se trouve au porche latéral nord de la cathédrale de Tournai.

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CHAPITRE II.

Époque de transition de l’antiquité au moyen âge.

La transition de l’antiquité au moyen âge. L’art satirique réfugié dans les couvents.

' Mélange de l’art romain dégénéré et d’un art barbare nouveau autochtone. L’art franc du VIe siècle comparé aux enluminures satiriques de nos premiers manu¬ scrits. La Vita sancti Amandi (VIIIe siècle). Bibliothèque de Gaud. Le ma¬ nuscrit de Maeseyck (VIIIe siècle [?]). Le sacramentaire de la Bibliothèque de Cambrai (VIIe siècle). Les Vilæ sanclorum Delgicorum (Xe et XIe siècles)' Bibliothèque de Gand. Persistance des ornementations franques dans les manu¬ scrits de cette époque Les monstres et le genre fantastique dans noire histoire nationale. Les bêtes de l 'Apocalypse. L’art byzantin au IXe et au Xe siècle. Reprise de l’influence barbare aux Xe et XIe siècles. Fréquence des sujets satiri¬ ques et grotesques dans les manuscrits de cette époque. Les destructions des bibliothèques par les Normands. La plaisanterie et la satire à l’époque de transition de l’antiquité au moyen âge. Les histrions continuateurs des mimes antiques. Persistance des plaisanteries primitives et grossières chez le peuple flamand. Les satires par les animaux dressés. Manuscrit delà Vie de saint W an- drille (XIe siècle). Bibliothèque de Saint-Omer. Les premiers sujets du genre satirique flamand. Le Liber Floiidus (1125). Bibliothèque de Gand. Le démon chevauchant Behemoth, son caractère satirique. Satire et les dieux antiques dans les constellations signes du zodiaque. Les illustrations bizarres et grotesques proscrites par saint Bernard. Ce que voyait dans ses peintures le moine minia¬ turiste primitif.

La transition de l’antiquité à ce que l’on est convenu d’ap¬ peler le moyen âge, a été lente et s’est prolongée pendant une longue période de temps. La civilisation antique avec ses villas confortables, son art et ses mœurs raffinées, tout fut englouti sous le flot des invasions barbares et des incursions pillardes des Normands.

A ces époques de destruction générale, la civilisation romaine disparut peu à peu, et ce qui survécut se transforma pour passer à une vie nouvelle. La science, l’art et même la satire figurée se réfugièrent dans les couvents fortifiés, florissait alors une esthétique formée d’éléments disparates. L’art romain n’avait pas péri, seulement les ouvriers d’origines

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diverses étaient devenus malhabiles à interpréter cet art, et ils y introduisirent des éléments étrangers de plus en plus nom¬ breux. D’où vint cette esthétique de nos barbares du Ve et du VIe siècle, dont la poussée jeune et populaire consomma la ruine irrémédiable des formules de l’art méditerranéen? Il serait difficile de le dire, car il semble commun à tous les rameaux de la race indo-européenne. J’en ai trouvé les élé¬ ments constitutifs dans les bijoux ornés, recueillis dans les tombes franques découvertes dans notre pays, comme dans les objets de fouilles visigothiques ou burgondes, qui présentent une analogie si grande avec les lettrines calligraphiées méro¬ vingiennes ou franques *, visigothiques 1 2 et lombardes.

Ce que fut la satire figurée à ces époques troublées de fusions de races, on ne peut s’en faire une idée bien précise, car tous les monuments et manuscrits enluminés, antérieurs au VIIe siècle, ont complètement disparu de nos contrées.

Il y a lieu de croire cependant que les conceptions satiriques dans l’art marquèrent une décadence rapide des traditions antiques, pour se rapprocher des goûts peu raffinés de la nouvelle société barbare.

Nous en avons une preuve certaine en étudiant nos manu¬ scrits les plus anciens, tels que la Vila sancti Amandi du VIIIe siècle (IX?) de la Bibliothèque de Gand et surtout YÉvan- géliaire de Maeseyck qui, on le sait avec certitude, fut enluminé au VIIIe siècle par les sœurs Herlinde et Renilde, filles d’Adalard. gentilhomme picard des environs de Valenciennes. On sait qu’elles s’établirent à l’extrémité de notre Limbourg actuel en 730 et qu’elles y fondèrent, à Alden Eyck, un monastère dont elles devinrent successivement les abbesses.

1 Voir le sacramentaire de l’abbaye de Corbie. (Bibliothèque nationale de Paris.) Manuscrit mérovingien, écriture franque, première moitié du VIIIe siècle.

2 Voir le sacramentaire de l’abbave de Gillone. Diocèse de Montpellier, écriture visigothique du VIIe siècle. (Bibliothèque nationale de Paris. 163.)

Dans ces deux manuscrits, on remarque une persistance certaine de tous les caractères de l’ornementation barbare que nous rencontrons sur les bijoux, fibules et boucles de ceintures franques, découverts dans notre pays.

On y remarque, en certains endroits, ces mêmes entrelacs, ces mêmes enroulements formés par des monstres, serpents et dragons à becs d’aigles, l’on ne retrouve plus aucun sou¬ venir de l’esthétique si longtemps imposée par leurs vainqueurs aux habitants primitifs de la Gaule Belgique.

La Bibliothèque de Gand possède un recueil, manuscrit enluminé des plus curieux, intitulé Vitae sanctorum Belgico- rum, 308 (260), qui renferme des écritures de mains diffé¬ rentes toutes antérieures au XIe siècle. « Du verso du deuxième feuillet de garde jusqu’au folio 22, nous trouvons une Vie de saint Bavon , écrite au VI Ie siècle, par un auteur contemporain de ce saint 1 » et qui présente un caractère encore plus barbare.

Comme dans le vénérable manuscrit de Maeseyck, on y reconnaît ces enroulements de monstres, ces dragons à bec d’aigle munis d’ailes, qui semblent une dérivation des nom¬ breuses fibules ornitomorphes franques découvertes dans notre pays, et des savants autorisés tels que le baron de Loë, conservateur aux Musées royaux du Cinquantenaire, le Français de Baye, le Roumain Odobesco ont cru reconnaître le Gypaële, oiseau rapace des Scythes iranisés des pays caspiens. Peut-être même faut-il y voir une dégénérescence du griffon scythique dérivant lui-même des griffons helléniques antérieurs au Ve siècle (avant notre ère) 2, prouvant les origines orientales probables des peuples barbares dont nous sommes issus.

1 Voir le catalogue méthodique et raisonné des manuscrits de la Biblio¬ thèque de la ville et de l’Université de Gand, par M. le baron Jules de Saint- Génois, membre de l’Académie royale, etc.

2 S. Reixach, La représentation du galop dans l'art ancien et moderne. 4e art. de la Revue arch., 3e sér., t. XXXVIII, 1901, p. 36. Voir aussi Bulletin des Musées royaux, avril 1902. Antiquités franques, par A. L. (baron A. de Loë), pp. 53-dd.

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Les diverses figures d’animaux fantastiques, qui composent les lettrines du manuscrit gantois, présentent parfois un aspect comique la satire n’est pas étrangère.

Une de ses initiales notamment offre cette particularité, qu’au milieu des enroulements de monstres s’entre-dévorant qui la composent, nous trouvons la représentation rudimen¬ taire et satirique d’une tête humaine portant une espèce de couronne.

La figuration de l’homme est très rare dans l’ornementation franque; on en trouve cependant quelques exemples conservés dans nos musées.

Une boucle franque trouvée à CrieH, entourée elle-même de monstres, présente les plus grandes analogies avec la lettrine du manuscrit gantois.

D’autres miniatures de la seconde partie des Vitae sanctorum Belgicorum présentent des intentions satiriques encore plus évidentes.

Nous y voyons notamment l’expression de rage amusante d’un animal étrange, dont l’arrière-train se termine de la façon la plus hétéroclite, et qui mord furieusement dans un enroule¬ ment de feuillage.

Une autre lettrine nous montre, parmi les enlacements de monstres, un être fantastique étrange (fig. 13) dont le cou démesuré et noué se termine en une tête expressive l’artiste a peut-être voulu représenter d’une façon satirique un des moines de son couvent.

Cette conception primitive mérite d’être mise en parallèle avec la représentation satirique d’un moine prêcheur (fig. 14), recueillie dans un manuscrit gantois du XIIIe siècle 2, nous voyons encore se répéter ces mêmes formes primitives en un

1 Reproduite dans la Gazette des Beaux-Arts, année 1893 (article de M. S. Reinach). M. le baron de Loe m’a fourni plusieurs dessins d’après des bijoux francs l’on reconnaît des visages humains.

2 lmperatoris Justiniani lnstitutiones . Manuscrit 22 (74) de la Biblio¬ thèque de Gand.

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art plus avancé, préludant déjà au genre satirique et fantastique flamand, tel que le comprirent nos maîtres « drôles » : Jérome Bosch et Breughel le Vieux.

Comme on a pu le voir, cet art capricieux et étrange est bien d’origine autochtone, ne devant rien, ou fort peu de chose, aux influences étrangères, romaines ou anglo-saxonnes.

Cette thèse qui doit paraître si naturelle, n’est pas cependant 'Celle des auteurs qui se sont occupés jusqu’ici des origines de notre art national, car tous t attribuent la genèse des animaux fantastiques enlacés que l’on remarque dans nos premiers manuscrits à l’influence des miniaturistes irlandais qui accom¬ pagnèrent au VIe siècle, dans nos contrées, les missionnaires venus de leur pays.

Les initiales T et E enlacées, folio 2, commençant les mots

1 Sauf peut-être M. L. Courajod dans ses remarquables Leçons pro¬ fessées à Vécole du Louvre , éditées en 1899.

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te igitur, d’un Sacramentaire , 158 de la Bibliothèque de Cambrai, écrit vers 785 pour l’évêque de cette ville, Hildowart, présentent des entrelacs se terminant en tête d’animaux fan¬ tastiques, Msr Dehaisnes 1 2 croit formellement reconnaître l’influence anglo-saxonne, et qui devraient être plutôt considérés comme une continuation de l’art franc ou barbare propre aux habitants de ces régions.

Les bêtes, monstres et géants, semblent devoir caractériser ces époques primitives. Nous voyons apparaître la « Bête », effrayante et terrible, dès les origines légendaires de nos pre¬ miers comtes de Flandre, et bientôt l’esprit satirique et fron¬ deur de nos ancêtres s’exerce à ses dépens.

On connaît les aventures dramatiques et fantastiques de notre ancien Forestier Liederic 2 qui, d’après les chroniqueurs, demeurait « en terre Brehaigne, peu valant et plaine de palus, au tamp de Charlemaine, le très fort roy de France » et dont la terrible épée « Balmung », forgée par lui -même, eut raison du terrible dragon de la Forêt Noire, ainsi que du géant et de l’hydre à six têtes crachant le feu du château de Ségard. habitait, dans les enchantements, la reine d’Islande.

M. H. Pirenne a remarqué, lui aussi, que toute notre histoire primitive « se complique bizarrement de récits défilent des démons et des géants, que la puissante dynastie fondée par Baudouin Bras de Fer a honorés comme ses premiers ancêtres 3 ».

L’Evangile de saint Jean et plus particulièrement son Apo¬ calypse, avec ses descriptions de bêtes terribles, vinrent donner de bonne heure un sens plus précis à ces monstres transmis parle souvenir atavique des barbares, dont l’art fantastique se continua si longtemps chez nos miniaturistes médiévaux.

Ces monstres, on les connaissait ; les livres saints en avaient

1 Cette initiale se trouve reproduite dans l’ouvrage de Ms1' Dehaisnes, L'art en Flandre , le Hainaut et l'Artois.

2 H. Pirenne, Histoire de Belgique , p. 47.

5 Id., Ibid., 2e édit., p. 47.

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donné une description exacte. Il y avait « une bête de couleur écarlate qui avait sept têtes et dix cornes », une autre avait « deux cornes semblables à celles de l’agneau, mais elle parlait comme le dragon f ».

Dans la terreur de la fin prochaine du monde, on croyait que l’humanité tout entière, enlacée dans les replis de ces dragons aux multiples corps de serpents, disparaîtrait bientôt sous le souffle de feu et de mort de leurs gueules terrifiantes. Les monstres représentaient le destin fatal, inéluctable; on voyait en eux tous les dangers, tous les supplices. La « Bête », dans l’ignorance générale de l’homme primitif, était l’ennemi caché et d’autant plus effrayant que l’on ne connaissait pas encore les espèces des animaux existants. Les ossements des grands pachydermes préhistoriques, retrouvés par hasard, faisaient croire à l’existence contemporaine de géants et de monstres énormes, embusqués dans les cavernes du voisinage, ou dans les grandes forêts couvrant encore alors une grande partie du pays 2.

Des tentatives d’une restauration de l’art antique, ou plutôt de l’art byzantin, se produisit vers le IXe et le Xe siècle. L’influence de cet art figé et hiératique, si peu en rapport avec les goûts réalistes et fantastiques de nos populations, s’éteignit bientôt sans laisser beaucoup de traces. Il ne se prêtait pas d’ailleurs au genre satirique et réaliste, inhérent à notre race. Sa disparition progressive correspond avec une reprise de l’influence que l’on est convenu d’appeler anglo-saxonne, mais nous avons reconnu plutôt les caractères propres à l’art barbare de nos contrées.

Vers le Xe siècle et surtout au XIe, les peintures satiriques ou grotesques, qui étaient l’exception, commencent à dominer. On remarque déjà dans l’ornementation des lettrines et des encadrements une disposition fantastique parfois étrange,

1 Évangile de saint Jean.

2 Les légendes flamandes concernant les géants sont très nombreuses (voir les Niederiandsche Sagen, par Wolf, Leipsig).

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mais souvent gracieuse. Au milieu d’enroulements capricieux de plantes et de fleurs, se poursuivent, se saisissent et se dévorent des êtres impossibles, composés des éléments les plus bizarres et les plus disparates. Nous voyons les sujets satiriques et religieux devenir plus nombreux, le sentiment et l’expres¬ sion dans les physionomies, cette caractéristique de l’art popu¬ laire flamand, se dessiner de plus en plus.

Malheureusement les Normands qui, à partir de la fin du IXe siècle, livrèrent nos régions à un pillage systématique, ont épargné fort peu d’ouvrages de cette période intéressante. Bien rares sont les couvents qui n’ont pas été saccagés par eux. Presque tous ont perdu leurs bibliothèques et leurs trésors, dont un inventaire, conservé par bonheur à Saint-Trond, nous permet d’apprécier l’extraordinaire richesse L

Même à ces heures sombres, l’envie de rire et de s’amuser, inhérente à l’homme, ne disparut pas de nos contrées; mais on croira facilement que la raillerie et les moyens employés pour faire rire ne furent pas toujours d’une nature bien raf¬ finée. Tous les procédés étaient bons, pourvu que le résultat fût atteint, les coups de pied au bas des reins en étaient un des meilleurs, beaucoup étaient pires1 2 et d’un succès encore plus grand.

Le rôle d’amuseurs, dans ces temps primitifs, était pra¬ tiqué par les histrions, tantôt nomades, tantôt attachés à la personne des grands, dont nous voyons l’existence attestée de siècle en siècle par les blâmes qu’ils ne cessèrent de s’attirer de la part de l’autorité ecclésiastique.

Leur importance dut être considérable, car les miniaturistes primitifs leur empruntèrent un élément satirique amusant, comme le firent d’ailleurs encore, plusieurs siècles après eux, nos peintres drôles du XVe et du XVIe siècle.

1 H. Pirenne, Histoire de Belgique , 1900.

2 Quodque magis mirere nec tune ejiciuntur quando tumultuantis, inferius crebo sanctu aerem fœdant et turpiter inclusum turpius produnt (Policratius, liv. I, chap. VIII), Jean de Salisbury.

Ces troupes d’amuseurs cc mimes, sauteurs, faiseurs de tours et de culbutes, lutteurs et gredins divers » (fig. lo), comme les appelle encore Jean de Salisbury au XIIe siècle, étaient les conti¬

nuateurs des mimes antiques, dont nous avons parlé plus haut, et qui traversèrent la période des invasions barbares en amu¬ sant le monde nouveau, comme ils avaient amusé les derniers survivants des colonies romaines. Nous les voyons dans notre pays condamnés depuis les époques les plus reculées par l’Église. Lambert le Bègue de Liège, dès le XIIe siècle, dans ses prédications si pleines de conseils utiles, défend à ses ouailles d’assister le dimanche au spectacle des mimes et des histrions qui s’établissaient sur le parvis des églises et jusque dans les cimetières qui les entouraient 2. Nous les trouvons encore au XIIIe et au XIVe siècle, décrits dans les poèmes du temps, tels qu’ils étaient dans les périodes barbares, ne se souciant guère de l’hilarité modeste permise à l’honnête homme, mais comme le dit J. Jusserand « excitant le rire brutal, grossier et convulsif, le rire de Rabelais avant Rabelais 3 ». Les mêmes grossièretés

1 Bas de page du Petit Psautier , dit de Gui de Dampierre, à la Biblio¬ thèque royale de Bruxelles (XIIIe siècle).

2 H. Pirenne, Histoire de Belgique , 1900, p. 333.

5 J. -J Jusserand, Le théâtre. (Revue des Deux Mondes, 1893, p. 833).

Tome LXII.

3

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qui avaient fait se tordre nos ancêtres à moitié barbares, conti¬ nuèrent, dans des siècles plus policés, à faire rire les contem¬ porains de van Eyck et des ducs de Bourgogne, comme elles firent la joie des sujets de Charles V ou de Philippe II. Le monde politique changeait, mais les mœurs restaient les mêmes, et pendant des siècles nous verrons manants et gentils¬ hommes se renverser sur leurs escabeaux à la vue d’histrions abaissant leurs chausses en étalant leur nudité.

Nous en aurons d’ailleurs la preuve en constatant le succès de ces mêmes farces grossières et souvent mal odorantes, dans les compositions joyeuses et fantastiques de Breughel le Vieux et des autres peintres qui s’inspirèrent, après lui, de ses œuvres.

Divers manuscrits de Douai, du XIe et du XIIe siècle, con¬ tiennent nombre de lettrines nous voyons dans des enrou¬ lements compliqués, des scènes diverses et burlesques, mettant en action ces amuseurs primitifs.

On remarquera leurs expressions et leurs grimaces les plus drolatiques dans le manuscrit 257 (S. August de Trinitate). Le manuscrit 253 (Viede saint Augustin) présente, plus nombreuses encore, dans ses lettrines d’ailleurs très belles, ces mêmes recherches d’expressions comiques. La figure 16 nous montre,

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entre autres scènes grotesques d’histrions, la satire d’un com¬ bat l’un des combattants perd ses chausses et montre des rotondités charnues à la grande joie des spectateurs.

Les infirmités humaines furent considérées jusqu’à la fin du du moyen âge comme un élément comique, rarement négligé. La figure 17 représente une bataille entre deux écloppés à jambe de bois, dont on remarquera les expressions amusantes. Le même manuscrit nous offre, folios 105 et 84, les mêmes histrions amputés faisant des tours et marchant sur leurs mains.

Fig. 17.

Des sujets analogues, d’un dessin plus grossier, se remar¬ quent dans le manuscrit 492 du même dépôt (XIIe siècle), Omelies sermones, etc., ainsi que dans les numéros 361 de Hago Victore et 381 Épistola Pétri Pictaviensis, etc., par Siger, moine d’Anchin.

La figure 18, empruntée au manuscrit 492, XIIe siècle, de la bibliothèque de Douai, nous montre encore un combat bur¬ lesque entre deux invalides à jambe de bois, dont l’un brandit une hache, tandis que tous deux se tiennent par leur longue barbe.

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L’engouement pour les exercices des histrions et des jon¬ gleurs devait être grand, car nous voyons leurs tours d’équi¬ libre et d’adresse imités dans les couvents.

Fig. 18.

Diverses miniatures satiriques représentant des moines, reconnaissables à leur tonsure et à leur capuche, nous les

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Fig. 19 et 20.

montrent tenant en équilibre au bout d'un doigt, soit une

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verge en fer terminée par un fleuron, comme dans la figure 19, soit un bâton sur lequel est posée une pomme déjà entamée

Une autre lettrine, empruntée comme les deux premières au curieux manuscrit de Gand déjà cité t, représente un moine jongleur tenant une des boules qui lui serviront pour ses exercices d’adresse (fig. 21).

Fig. 21.

Les types ainsi reproduits semblent de vrais portraits sati¬ riques de moines existant à l’époque le miniaturiste, lui- même religieux, vivait avec eux.

Les satires les plus grossières et les plus grivoises furent populaires dans le haut moyen âge, et nous les retrouverons encore sans la moindre atténuation aux siècles suivants.

Les figures 22 et 23, empruntées à un manuscrit de Cambrai de la fin du XIIIe siècle, nous offrent des images satiriques qui nous donnent une idée des satires et des parodies exécutées par des baladins qui prenaient parfois à partie des personnages contemporains. Nous voyons figure 23 que la femme vêtue uniquement de sa coiffe, qui s’expose à la risée d’un être

1 Imperatoris Justiniani lnstitutiones. Manuscrit 22 (74) de la Biblio¬ thèque de Gand.

fantastique à sa droite, est une personnalité connue, car le miniaturiste a eu soin de marquer à l’encre rouge que c’est dame maroie le bele qu’il a voulu prendre ainsi à partie.

Ce manuscrit des plus curieux et sur lequel nous aurons à revenir, m’a été signalé par M. Delisle, administrateur général de la Bibliothèque nationale de Paris. Il porte le numéro 10435 de ce dépôt.

Dans un grand frontispice du XVe siècle, présentant tous les caractères de l’art flamand, nous trouvons une satire encore plus risquée (manuscrit 4014 de la Bibliothèque nationale de Paris, fonds latin). Elle réprésente une femme décochant une flèche dans la direction d’un grand Phallus volant, peint au naturel et orné d’un grelot. Outre ses ailes, l’étrange volatile est gratifié de deux pattes d’oiseau. Ce sujet plus que gaulois n’a d’ailleurs aucun rapport avec le texte intitulé : Épitres de Clément IV.

1 P. Cahier, Bestiaire de Strasbourg.

A leurs farces grossières et à leurs culbutes, les histrions ajoutaient des représentations comiques d’animaux dressés, qu’ils employaient dans leurs parodies et leurs satires, si goûtées de nos ancêtres au moyen âge. Les figures 24 et 2 d nous montrent quelques figures satiriques représentant des faiseurs de tours avec leurs animaux dressés. La figure 2o représente un ménestrel accompagnant sur la viole des singes dont l’un joue de la cornemuse, tandis que l’autre jongle avec des assiettes (Psautier de Tenison, XIIIe siècle, British Muséum) de la même façon que le jongleur du manuscrit numéro o de Saint-Omer (fig. 26).

Comme nous l’avons vu par les objurgations de l’évêque Lambert le Bègue de Liège, le peuple allait en foule assister à leurs danses et écouter leurs chants. C’est peut-être leur succès d’amuseurs, « de gargouilles vivantes1 » qui porta le clergé à introduire dans les mystères liturgiques ces farcissures , ou

1 J. -J. Jusserand, Le théâtre. (Revue des Deux Mondes, 1893, p. 836.)

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hors-d’œuvre comiques, dont nous aurons à nous occuper bientôt.

Nous trouvons le souvenir des mimes et histrions rappelé par diverses figures bizarrement contorsionnées dans le manuscrit dit de la Vie de saint Wandrille, XIe siècle, à la Bibliothèque de Saint-Omer, on peut les observer spéciale¬ ment au bas du folio 9.

Le manuscrit numéro 5, du même dépôt, contient également des sujets burlesques nous retrouvons encore des contor¬ sionnistes rappelant les successeurs des mimes antiques.

La Vie de saint Wandrille , manuscrit antérieur au XIe siècle t, conservé à la Bibliothèque municipale de Saint-Omer et pro¬ venant du couvent de Saint-Bertin, près de cette ville, doit être considéré comme un des premiers contenant des miniatures représentant des sujets, je dirai presque des tableaux, l’influence barbare fait présager déjà les caractères propres à l’art flamand.

Les sept miniatures de ce manuscrit, représentant divers épisodes de la vie du saint, paraissent l’embryon dont sortira le tableau de mœurs si proche de notre genre satirique. Le premier sujet nous montre saint Wandrille donnant la béné¬ diction ; dans le deuxième, le même saint, revêtu d’une espèce de toge, tient à la main un long bâton insigne de ses fonctions de comte du Palais; au troisième, nous le voyons remettant son épée, qu’il tient par le fourreau, à un person¬ nage placé hors de la miniature ; au quatrième, le tableau se dessine plus complet, le saint est monté à cheval, et la robe au vent s’élance suivi de trois guerriers, sur des cavaliers nor¬ mands frappés d'impuissance, grâce à l'intervention divine; dans le cinquième, saint Wandrille vient secourir un homme tombé dans la boue du chemin; dans le sixième, le sujet est tout à fait satirique : on y voit la foule se moquer du saint dont les vêtements ont été souillés et maculés en accom-

1 D’après le directeur de la Bibliothèque de Saint-Omer, ce manuscrit serait du Xe siècle.

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LX II, p. 41

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lie. 27. Le diable chevauchant Béliémoth du Liber Floridus de la Bibliothèque

de Gaud (datant de 1125).

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plissant sa bonne action; Dagobert lui-même réprimande le saint déconfit, tandis qu’un ange, envoyé de Dieu, nettoie la robe violette; enfin le septième tableau nous montre un moine, le miniaturiste probablement, offrant à un abbé assis sur un pliant le livre saint enluminé.

Voilà bien, dans plusieurs de ces sujets, la genèse du genre satirique dans la peinture flamande, montrant un art nouveau dans son enfance.

La Bibliothèque de Gand possède un manuscrit : Liber floriclus, signé par Lambert, fils d’Arnulphe, chanoine de Saint- Omer, qui date de 1125. C’est une compilation indigeste de plusieurs auteurs plus anciens, mais très intéressante par ses miniatures. Nous y trouvons réunies les deux influences artis¬ tiques primitives, montrant, exécutées dans le même livre, des peintures tantôt byzantines, tantôt appartenant à l’art nouveau d’origine exclusivement barbare.

Les compositions de cette dernière catégorie nous inté¬ ressent seules, car les premières ne présentent pas d’inten¬ tions satiriques.

Parmi les miniatures fantastiques et satiriques appartenant à la seconde catégorie, il faut citer : l’Antéchrist, sur un grand lézard vomissant du feu, un grand griffon dévorant un homme nu, le Minotaure, moitié homme, moitié taureau, se tenant dans le labyrinthe; un dragon à deux pattes, rappelant étrangement celui du beffroi de Gand. Un crocodile « du Nyl » à tête humaine, ainsi que bien d’autres animaux bizarres, forment un de ces curieux Bestiaires, dont nous aurons à nous occuper plus tard et l’on voit défiler les animaux les plus fabuleux, considérés comme existants dans diverses contrées soigneuse¬ ment indiquées.

Le côté à la fois comique et terrible nous est fourni, entre autres, par une grande miniature G figure 27, nous voyons un diable au rictus sardonique. Il chevauche Béhémoth repré¬ senté par un étrange taureau bleu portant, outre des cornes

1 La reproduction de la figure 27 est fort réduite.

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effilées, une double rangée de défenses pareilles à celles du sanglier. Risible et effrayant, ce démon ne fait-il pas songer déjà aux personnages diaboliques des Enfers et des Tentations de saint Antoine de nos maîtres drôles?

Les signes du zodiaque et des constellations (fig. 28 et 29), représentés par des dieux et des déesses de l’antiquité, montrent également des intentions satiriques probables. Il était, en effet, fort naturel de chercher alors à ridiculiser les faux dieux et le diable, ces ennemis de la foi chrétienne. La preuve de cette intention nous est fournie d’ailleurs par le contraste qu’otfrent ces figures satiriques, avec d’autres représentant des sujets sérieux, exécutés par le même artiste, comme par exemple la miniature nous voyons un moine écrivant dans sa cathedra , et qui présente un caraclère sérieux très différent.

Tous les types des figures satiriques représentées dans ce manuscrit semblent dénoter une origine flamande; ce qui paraîtra d’autant plus admissible, quand on saura que le texte écrit contient plusieurs mots thiois, trahissant la nationalité de l’auteur.

Ces recherches de la bizarrerie et de l’étrange, caractérisant les miniatures des XIe et XIIe siècles, n’étaient pas faites pour plaire aux esprits austères. Saint Bernard ne manqua pas de les condamner dans une lettre célèbre, vraie satire dirigée contre l’ordre de Cluny, rival de CîteauxL II y proscrit ces enroule¬ ments capricieux de fleurs et de fruits, parmi lesquels s’agitent ou se poursuivent ces personnages grotesques et ces monstres effrayants, dont les miniaturistes religieux étaient si prodigues. Et pourtant le moine peignant dans sa cellule solitaire, n’y voyait-il pas la satire vivante du monde troublé qui l’entou¬ rait?

Les bétes et les monstres lui représentaient la mort et la terreur de l’au-delà ; les jongleurs, les démons et les sirènes, c’étaient les passions et les vices déchaînés. Et la mort et le

1 Aug. Molinier, Les manuscrits à V Exposition du Petit-Palais. (Gazette des Beaux-Arts, 1900, t. XXIV.)

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. L XII, p. 42.

Fig. 28. La satire des dieux payens du Liber FloricLus, manuscrit du XIIe siècle

(Bibliothèque de Gand).

et autres Mém., t. LXII, p. 43

L. Maeterlinck, Mém. cour.

Fig. 39. Satire d’Hercule et de ses travaux ( Liber Floridus)

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danger étaient partout; les murs de son couvent, après avoir retenti des cris de guerre des Francs et des Normands, trem¬ blaient aussi parfois aux clameurs de révolte, aux chants licen¬ cieux des seigneurs chrétiens, des manants ou des moines, qui eux-mêmes, presque encore barbares, secouaient parfois le joug des prescriptions trop sévères de l’Eglise, trouvant des délices particulières à violer ses défenses les plus sacrées.

C’était la bête qui relevait le défi de l’ange.

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CHAPITRE III.

L’épopée animale et la satire par les animaux.

L’épopée animale satirique. Ses origines lointaines. Les fables de Phèdre et d’Ésope tombées dans le folklore national au Xe siècle. Les animaux sur les bijoux francs. Frédégaire et les fables franques au VIIe siècle. La formation, au XIe siècle, dans la région flamande, des récits faisant présager l’épopée du Renard. Le Roman du Renard tel qu’il parvint à maître Nivardus au XIIe siècle. Le Reinart de Willem en langue thioise, au XIIIe siècle. Sa portée historique et sociale. Son influence sur nos miniaturistes. Les majuscules zoomorphes du Xe siècle dans les manuscrits français et espagnols. L’alphabet de Montfaucon. Les satires animales reflètent les guerres de classes du XIIIe siècle. La situation sociale dans notre pays à cette époque. La guerre sociale dans les manuscrits enluminés. Les chats et les rats et le supplice du chien du manuscrit de Harley au Musée Britannique. Le petit Psautier de Bruxelles : le Lièvre chasseur, satires du chevalier et du patricien. L’Irnperatoris Justiniani lnstitutiones de Gand et ses satires par les animaux. La guerre des classes et la satire d'un moine dans les Oude costumen der stad Gent. Les animaux dressés des histrions parodiant les actions des personnages appartenant aux hautes classes de la Société. Satires des jugements de Dieu, dans le Psautier de la Reine Marie (Londres) et le Psautier du XIIIe siècle, de Douai. Satire de la patricienne, dans les Chroniques de Froissard tLondres), le Ceremo- niale Blandiniensis, XIVe siècle, et le Livre des Heure d’Ypres. Satire des pré¬ dicateurs hérétiques et les manuscrits du Musée Britannique et de la Bibliothèque de Douai. Satires religieuses ou hérétiques dans le Livre des Heure d Ypres : Saint- Christophe, Saint-Denis et la Trinité. La satire hérétique du sacré collège et des rois catholiques du poème du loup. Imago Flandria de la Bibliothèque de Gand. La roue de la Fortune de Renard le nouveau (Bibliothèque nationale de Paris). Les satires des métiers et des mœurs. Satires des médecins Psautiers de Douai et de Cambrai. Satire des chasseurs, des ménestrels, des marchands ambulants dans le Harley’s manuscrit (Londres). Les fables. Le Renard et la Cigogne du Diurnale de Bruxelles. Le Corbeau et le Renard, le Héron, etc. (Petit Psautier de Bruxelles). Les Vers moraux, autre conte du Renard. La fable d’Orphée dans le Missale. L’estampe satirique du maître graveur E. S. (1466). Satires animales amusantes et anodines, dans les manuscrits de Douai. L’enterrement du Renard, sculpture flamande à Bourges.

Aux époques les plus reculées de notre histoire, circulaient déjà dans nos contrées des contes ou récits populaires, nos populations manifestèrent leurs tendances si généralement portées vers la satire et la parodie.

Les plus anciens de ceux-ci, recueillis par la tradition orale,

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mirent ordinairement en scène des animaux qui personni¬ fiaient, par leurs qualités ou leurs défauts, les hommes dont on voulait faire la satire. Nous avons vu les origines anciennes de ce genre, pratiqué déjà par les Egyptiens, les Grecs et les Romains, et comment les fables de Phèdre et d’Ésope se trouvaient tombées dans notre folklore national, dès avant le Xe siècle.

L’épopée animale occupa dans nos communes la place que l’épopée féodale, d’origine française, remplissait dans les châteaux. Beaucoup d’auteurs considèrent que les récits qui donnèrent lieu à l’ancien Roman du Renard eurent la même origine française. Il y aurait pourtant lieu d’en douter, car bien des apologues indigènes, « les bestes parlaient », avaient eu cours depuis les époques les plus reculées dans notre pays. Les Germains dans leurs forêts, les Francs Saliens dans leurs camps ou leurs résidences rurales, entre la Meuse et l’Escaut, avaient imaginé plus d’un conte figu¬ raient des loups, des renards et d’autres animaux, dont ils avaient appris à connaître les mœurs dans leurs courses ou dans leurs chasses.

Les grossiers dessins d’animaux que l’on peut voir sur les bijoux recueillis dans des tombes franques du VIe siècle sont une preuve de l’antiquité de ces contes dans notre pays.

Une boucle de ceinture, trouvée dans le cimetière franc d’Harmignies (tombe 149), représente un lion qui date du VIe siècle. Cet emblème de la vaillance, probablement destiné à honorer la bravoure du guerrier qui la portait, constitue un ancêtre du futur roi « noble » de l’épopée satirique du Renard U

Dès le VIIe siècle, Frédégaire raconte une fable franque le lion tient sa cour 2 et le renard déploie son machiavé¬ lisme.

1 Ce qui semble en contradiction avec P. Joncbloet (par Stécher), qui assure que le lion n’apparaît qu’en 660 et aurait une origine byzantine. Voir Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique, p. 60.

2 Stecher, Idem., p. 46.

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C’est d’ailleurs dans la région flamande, à l’époque se fondèrent les agglomérations marchandes, c’est-à-dire au XIe siècle, que ces récits, qui circulaient épars dans la foule, subirent les transformations qui devaient leur assurer une vogue si extraordinaire. C’est dans nos provinces que les héros de ces récits furent individualisés et baptisés de noms d’hommes; c’est ici, qu’autour de Beinard et d ’lsengrin furent créés une foule d’acteurs secondaires : Noble (le lion), Grimbert (le blaireau), Belin (le bélier), Chanteclair (le coq), Couard (le lièvre), Tibert (le chat), Bernard (l’âne), dont les noms, tantôt romans, tantôt germaniques, semblent trahir par leur diversité même l’active collaboration des deux races qui peuplent la Belgique 4.

Peut-être sera-t-il utile de rappeler ici le sujet du Boman du Bénard , car il résume à lui seul la satire politique et sociale du XIIe siècle. Nous y verrons un écho populaire de ce grand mouvement niveleur dirigé contre le haut clergé et la féodalité, dans lequel se liguèrent alors nos populations tout entières, sans aucune distinction de classe. Nous y sentons bien l’atmo¬ sphère spéciale de notre pays du nord, si parfaitement décrite en quelques mots par M. L. Solvay 2 : « Pays de petite bour¬ geoisie, de petits marchands, peinant et souffrant à l’ombre des donjons, et, avec cela, le cœur chaud de liberté et d’héroïsme, ayant l’amour de leur clocher et de leur famille, verbe franc et main lourde, langue déliée et hache rapide, rudes au travail et jaloux de leurs chers privilèges. »

Voici le résumé de ce récit satirique populaire, tel qu’il se présenta d’abord chez nous, dans sa fraîcheur primitive : D’abord Bénard , symbolisant le peuple, s’attaque à quatre animaux plus faibles que lui : au coq ( Chanteclair ), à qui il persuade de chanter les yeux fermés, comme le faisait si bien

1 H. Pirenne, Histoire de Belgique, 1900, p. 319.

2 Bull, de b Acad. roy. de Belgique. Classe des beaux-arts. Séance du 7 novembre 1901, p. 1203. (Rapport du deuxième commissaire sur mon mémoire, première question de la partie littéraire du concours de 1901.) L art satirique dans la peinture flamande.

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feu son père Chanteclin; puis à la mésange, qui le berne, et à Tiecehn, le corbeau, qui, après avoir été une première fois sa dupe en laissant tomber son fromage, finit par échapper à ses griffes. Enfin, il s’en prend à Tibert , le chat, qui, sous prétexte de sauts, tombe dans un piège dont il ne peut se sauver qu’avec un accroc regrettable à sa fourrure.

Ici finissent les mésaventures de notre héros, qui, ayant payé sa dette aux humbles, remportera désormais des victoires répétées sur la violence et la force, symbolisées par son impla¬ cable ennemi Isengrin, le loup. Maintenant commence entre ces deux animaux cette interminable « noise », dont les péri¬ péties, d’abord grotesques et comiques, finissent par devenir presque tragiques1. L’accord règne d’abord entre les deux animaux. Isengrin, quand il s’en va à la chasse, confie sa femme à Renard , qui s’empresse de lui faire sa cour. Mais l’inimitié ne tarde pas à éclater. Un jour, pour satisfaire la faim enragée Isengrin, Renard , contrefaisant l’estropié, attire à sa poursuite un paysan, qui, pour courir plus vite, jette à terre un quartier de porc qu’il portait sur l’épaule. Isengrin s’en empare, mais quand revient Renard , pour récla¬ mer sa part du butin, le glouton, qui a tout dévoré, lui offre ironiquement la « hart ». Renard se venge bientôt, car le loup, bourré de lard, ayant soif, il le conduit dans le cellier d’un couvent, il s’enivre et, en chantant à tue-tête, attire des paysans, qui le rouent de coups.

Renard se sépare alors de son compère et décide Bernard , l’âne, et Belin , le mouton, à chercher fortune avec lui. Ils s’installent dans la maison du loup et y font bombance. Le propriétaire du logis, voulant rentrer, est mis en piteux état par les trois voyageurs, qui se sauvent après cet exploit. Hersent , la femme d 'Isengrin, les poursuit avec une troupe vengeresse de loups. Les fugitifs grimpent sur un arbre, mais Belin et Bernard , inhabiles à s’accrocher aux branches, se laissent choir et écrasent dans leur chute plusieurs de leurs

1 Petit de Julleville, Histoire de la littérature française, t. II, p. 23.

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ennemis, mettant les autres en fuite. Bernard et Belin, dégoûtés des voyages, rentrent chez eux, tandis que Renard, redoutant la vengeance d’Isengrin, qui le soupçonne d’être l’amant de sa femme, s’enferme dans son château de Mau- pertuis.

Un jour qu’il faisait rôtir des anguilles, Isengrin, affamé, attiré par l’odeur, lui demande à manger. Renard l’emmène, sous prétexte de pêche, près d’un étang gelé, sa queue plongée dans l’eau se trouve bientôt prisonnière. Isengrin, effrayé par l’arrivée de chasseurs et de chiens, doit rompre sa queue pour se sauver. Une autre fois, Renard le persuade de descendre dans un puits lui-même est tombé par impru¬ dence. Isengrin reste toute la nuit dans l’eau et n’en est retiré qu’au matin pour être battu à tour de bras.

Outré de colère et toujours torturé par la pensée de son déshonneur conjugal, le loup en appelle au jugement des autres animaux. Isengrin et Hersent se mettent à la poursuite de Renard, qui attire la louve vers son repaire, elle veut pénétrer après lui; mais, trop grosse, elle est arrêtée à l’entrée et ne peut ni avancer ni reculer. Renard, sorti par une autre porte, revient et l’outrage sous les yeux mêmes de son mari.

Nous voilà au dénouement. Le « roi noble », le lion, est malade, tous les animaux sont réunis, sauf le Renard. Isengrin en profite pour l’accuser. Noble envoie des ambassadeurs pour sommer le rusé animal de comparaître devant lui. Brun, l’ours, et Tibert, le chat, chargés de l’amener, reviennent suc¬ cessivement tous deux fort mal en point. Enfin, sur les instances de Grimbert, Renard se décide à paraître à la cour. Il n’est pas en peine de se disculper, et il dit que s’il a tardé si longtemps de venir, c’est qu’il a voyagé par toute l’Europe à la recherche d’un remède pour la maladie de son roi. Ce remède, il l’a trouvé : c’est la peau d’un loup fraîchement tué, dont Noble devra s’envelopper ; la peau de Tibert doit réchauffer ses pieds, tandis qu’une courroie prise à la peau du cerf lui servira de ceinture. Noble suit cette ordonnance, il est guéri, et Renard, vengé de ses ennemis, triomphe à jamais.

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C’est cette première version qui est prise pour sujet, dès la première moitié du XIIe siècle « par un prêtre flamand, maître Nivardus », peut-être Gantois, mais en tous cas si bien au courant des mœurs, de la langue, des proverbes populaires de nos compatriotes wallons, qu’on a pu soutenir avec vraisem¬ blance qu’il appartenait à la Flandre romane G Maître Nivardus enchâsse, dans un cadre clérical et satirique, ces histoires d’animaux dont nous avons donné les résumés 2. Leur popu¬ larité devint bientôt générale lorsque vers 1230 apparut, en langue thioise, une nouvelle paraphrase du même sujet composé par Willems « physicus » ou médecin gantois qui, de l’avis de tous, est bien la plus belle expression du génie flamand avant la Renaissance.

L’auteur sut donner à ses récits satiriques une couleur vraiment flamande et localisa son sujet aux environs de Gand, dans le pays de Waes, le Soeteland, qui lui était cher. L’épopée du Renard contribua à rendre plus fréquentes encore les représentations satiriques de bêtes parodiant les actions des hommes, dont nous trouvons des exemples si nombreux dans les lettrines et les marges de nos manuscrits médiévaux.

L’épopée animale du Renard, devenue une satire des mœurs religieuses et féodales, se généralisa. Le fouet de la satire, reçu de la main des moines, fouailla bientôt indifféremment toutes les épaules. L’anthropomorphisme entre dans le Roman, qui devient une satire de la société tout entière. Renard ne sera plus seulement le prêtre hypocrite, vivant en concubinage, le moine débauché et rapace, le prélat simoniaque; il sera aussi le seigneur insatiable, le juge prévaricateur, l’usurier sordide, le marchand improbe.

1 H. Pirenne, Histoire de Belgique , 1900, p. 320.

2 Léonard Willems, Étude sur V Isengrinus , 1895; l’auteur croit Nivardus originaire de Lille, p. 128.

Tome LXII.

4

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Comme le dit Rutebeuf dans son Renard le Bestourné (mal tourné) :

Renard est ors,

Renard est vils,

Et Renard régné.

(Renard est hideux, Renard est vil et Renard règne.)

Parmi les plus anciennes illustrations calligraphiées ayant pour sujet le Renard, il faut citer une majuscule d’un manuscrit français du Xe siècle i, nous voyons la lutte satirique et symbolique entre l’aristocratique paon et le renard démocrate, qui se met en devoir d’étrangler le roi de la basse-cour.

\/l/| pis CAjMCj t R.AVDI BVS

Dans la figure 30, nous trouvons un dessin très ancien, le malin quadrupède étrangle cette fois un coq. Une inscription latine accompagne le sujet :

Dum Gallus casiet viribus

Vulpes capitur fraudibus.

Fraudis causa tendit etc.1 2

Cette miniature, dessinée à la plume, se trouve dans un manuscrit espagnol conservé au Musée Britannique et prouve que le Roman du Renard fut rapidement connu dans toute l’Europe.

1 Voir le grand ouvrage de le Bastard cette miniature se trouve reproduite. (Initiales zoomorphes, manuscrits français du Xe siècle, écrits en latin. Bibliothèque nationale de Paris.)

2 Voir P. Cahier, Essais archéologiques, etc.

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Le moine pillard ou le seigneur rapace, se trouve satirique¬ ment représenté à la lettre T de l’alphabet de Monfaucon, qui date, croit-on, du IXe siècle; Renard y est représenté transpor¬ tant deux coqs volés, au bout d’une perche transversale. (Ce dessin se trouve reproduit dans V Histoire de la Caricature, par Th. Wright, p. 81.) C’est encore et surtout par les parodies animales inspirées par le souvenir du Roman du Renard que nous verrons, au XIIIe siècle, se continuer dans nos miniatures les revendications sociales du peuple, dirigées non plus seule¬ ment contre les prélats et les nobles, comme au XIIe siècle, mais cette fois contre tous les riches indistinctement.

On doit constater que le contraste était grand alors entre la poortery patricienne et le reste de la population; la différence de fortune avait mis entre eux une barrière infranchissable, qui rendait tout contact impossible L

Les patriciens avaient pris le titre de Heeren ou de Damoi¬ seaux; ils habitent des steenen couronnés de créneaux et élevaient orgueilleusement leurs tourelles par-dessus les humbles toits de chaume des habitations ouvrières. Dans l’armée, ils servaient à cheval, et la langue française qu’ils affectaient de parler, les isolait plus encore du « commun » (f Gemene) qui les jalousait.

Les prêtres et les moines mendiants qui avaient donné au peuple le sentiment de la dignité humaine, contribuèrent, involontairement peut-être, à répandre le mépris et la haine du riche 2.

Quelle indignation ne devait pas soulever, parmi eux, l’impunité dont jouissaient les patriciens, qui, par exemple, d’après la Keure de Gand, pouvaient enlever la fille d’un pauvre ( filiam pauperis) pour en faire leur maîtresse 3?

Cette haine du riche qui caractérise le XIIIe siècle, devait amener une révolution. Celle-ci éclata en 1280, et pour la

1 H. Pirenne, Histoire de Belgique, 1900.

- Id., ibid.

5 Warnkoenig-Gheldolf, Histoire de Flandre, t. III, p. 291.

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première fois nos villes flamandes furent témoin de ces combats de rues, qui devaient se répéter si fréquemment au XIVe siècle.

La satire de cet état de choses se lit aisément dans les encadrements enluminés de cette époque.

Fig. 31 et 32

Deux miniatures d’un livre d’heures (Harley, manuscrit 6563 au Musée Britannique, datant du XIVe siècle, présentent, exé¬ cutés par des animaux, les principaux épisodes de ces luttes de classes. Dans la première (fig< 31), nous voyons des rats (le peuple) enfermés dans un refuge fortifié devant lequel un chat d’importance a mis le siège. Déjà un de ses alliés félins qui s’était approché de trop près du rempart, défendu par trois rats, a mordu la poussière, écrasé par un projectile lancé par les valeureux assiégiés. L’autre chat, établi sur une éminence,

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épaule son arbalète et leur décoche des flèches. Il porte à la ceinture un crochet attaché à une corde, qui entoure plusieurs fois sa taille et qui doit servir, soit à bander son arbalète, soit à jeter le grapin sur le rempart, pour faciliter son assaut par l’escalade. Dans la composition suivante (fig. 32 , les rats victo¬ rieux ont pris l’offensive; ils ont mis à leur tour le siège devant la demeure de leur ennemi séculaire qui, renfermé dans son donjon, fait pleuvoir sur eux une grêle de pierres. Sans s’en inquiéter, deux rats montent bravement à l’assaut, tandis qu'un troisième manœuvre une catapulte et se prépare à lancer, à l’aide de son engin, un énorme projectile.

L’artiste semble un partisan des rats, à qui il donne le beau rôle dans cette lutte satirique. Le chat, emblème de la cruauté et de la force, quoique plus fort que chacun de ses ennemis, sera battu sous leurs efforts réunis. Déjà dans la première miniature, on voit un des leurs écrasé par une pierre, tandis que dans la deuxième composition, le dernier des chats, enfermé dans son château féodal, y fait grise mine.

Fig. 33.

C’est le même ordre d’idées qui a inspiré la figure 33 empruntée au même manuscrit L Nous y voyons encore plus

1 Th. Wright, Histoire de la caricature et du grotesque dans la litté¬ rature et dans l’art. Traduit par Octave Sachot. Paris, p. 88.

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complet le triomphe du faible, représenté par des lièvres, sur leurs puissants oppresseurs, figurés par un chien enchaîné, conduit au supplice sur une charrette. Deux lièvres se sont attelés au véhicule et se dirigent avec empressement vers l’éminence se dresse le gibet. Tous les détails des harnais et de la charrette sont dessinés avec minutie. Un lièvre plus grand, muni d’un fouet à nœuds, dirige l’attelage, tandis qu’il tient dans une de ses pattes l’extrémité du lien qui garotte étroitement le chien. Celui-ci a beau montrer les dents, les temps ont changé ; la revanche des nombreux exploités contre les exploitants a commencé parmi les animaux, comme elle s’achèvera chez les hommes. Cette idée de lutte entre le fort et le faible sera, comme nous le verrons bientôt, un des motifs préférés dans les œuvres de nos principaux peintres satiriques, tels que Bosch et Brueghel le Vieux.

Le petit Psautier de la Bibliothèque de Bourgogne, à Bruxelles, manuscrit du XIIIe siècle, ayant appartenu, dit-on, à Gui de Dampierre, nous montre de nombreuses figurations d’animaux remplissant des rôles d’hommes, qui rappellent peut-être des contes, oubliés maintenant, mais qui circulaient avant et pendant la formation du Roman du Renard.

Les sujets satiriques, ayant pour but la revanche du faible contre le puissant, y sont nombreux.

On y remarque, au folio 40, le lièvre chasseur sonnant de la trompe et lançant son chien contre un homme qui fuit (fig. 34). Dans le bas de la même page, nous voyons le chasseur

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pris et suspendu à un bâton que porte sur son dos le vaillant rongeur (voir fig. 35).

Le patricien orgueilleux, servant dans l’armée comme che¬ valier, est représenté d’une façon satirique par un singe qui a enfourché un paon emblématique. 11 se couvre de son écu armorié et de sa lance semble 'vouloir menacer le ciel (fig. 36).

Fig. 3o et 36.

Fig. 37 et 38.

Nous le voyons, un peu plus loin, couvert de sa cotte d’arme et l’épée au côté, trembler plein d’effroi à la vue d’un lièvre qui débouche soudain et se dresse à ses pieds (fig. 37).

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Nos princes n’étaient pas épargnés, car un singe en complet harnais de guerre porte un étendard sur lequel on voit le lion de Flandre se détacher en noir sur un fond d'or (fig. 38).

C’est également au XIIIe siècle qu’appartient un manuscrit très curieux de la Bibliothèque de Gand, déjà cité, et intitulé : Imperatoris Justiniani Jnstitutiones (manuscrit 22 [74] du catalogue).

Tandis que dans le petit psautier de Bruxelles, aux minia¬ tures si fines, on serait tenté de reconnaître l’ancienne influence française, le manuscrit de Gand nous montre une continuation probable de l’art barbare autochtone.

Fig. o9, 40, 4t et 42.

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Les figures, qui se présentent en quantités innombrables dans ce livre si intéressant, affectent pour la plupart la satire de l’autorité civile ou religieuse dont elles ridiculisent les travers et les vices, en des images brutales, frisant parfois la grivoiserie la plus osée.

Fig. 43, 45, 44 et 46.

Les satires par les animaux inspirées par l’épopée du Renard y sont très nombreuses. La figure 39 nous montre le cheval prétentieux et aristocratique symbolisant le patricien. Plus loin, Isengrin (le loup), grinçant des dents et représenté au naturel, figure d’une façon satirique la colère et la rage des grands (fig. 40). La tête d’âne, surmontant un torse d’homme, en symbolise l’ignorance et la bêtise (fig. 41). Un porc sans corps, image de leur gourmandise et de leurs vices, dresse (fig. 42) son groin grimaçant et répulsif, sur deux pieds fourchus. Puis nous voyons (fig. 43 et 44) les symboles satiri¬ ques de leur orgueil et de leur méchanceté, figurés par un

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aigle brandissant une épée et un ours se mordant l’épaule dans sa rage impuissante; enfin, le loup, se cachant à moitié les dents à l’aide de sa main d’homme, et l’âne, le froc et la capuche à moitié rejetés sur l’épaule, caractérisent les vices et les défauts des moines (fig. 45 et 46).

C’est encore la guerre des classes que nous voyons symbo¬ lisée (fig. 47) par un grand oiseau fantastique aux prises avec un roitelet qui semble le narguer.

Fig. 47.

L’intérieur de l’initiale nous olfre la satire d’un moine dont la tête tonsurée a été placée sur le corps d’un dragon. Une grappe de raisin, placée à proximité de la bouche du person¬ nage, semble avoir également une signification satirique.

Ce dessin a été reproduit d’après un manuscrit de la Biblio¬ thèque de Gand : Oude costumen der stad Ghent, manuscrit 125

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(214bis); première lettre du privilège de 1296 (copie du XIVe siècle).

Ces satires par les animaux, évidemment inspirées par le Roman du Renard, étaient souvent représentées au naturel par les animaux des jongleurs et des histrions, qui dressaient leurs artistes à quatre pattes pour leur faire imiter d’une façon grotesque les faits et gestes des personnages appartenant aux hautes classes de la société.

La figure 24, empruntée au bestiaire de Strasbourg, nous a offert déjà une satire curieuse d’un de ces baladins s’exerçant à dresser un àne, en accompagnant ses exercices au son d’un tambourin.

Alexandre Neckam, célèbre savant anglais du XIIe siècle, en parlant des divers animaux apprivoisés de son époque, nous apprend comment on s’en servait dans ce but satirique :

« Un bateleur (histrio) avait coutume, dit-il, de conduire deux de ses singes aux jeux de guerre, appelés tournois, afin que ces animaux eussent moins de peine à apprendre à exécu¬ ter ces mêmes exercices. Il prit ensuite deux chiens qu’il habitua à porter ces singes sur le dos. Ces cavaliers burlesques étaient équipés en chevaliers; ils avaient même des éperons avec lesquels ils aiguillonnaient leurs montures. Comme les chevaliers en champ clos, après avoir rompu leurs lances, ils dégainaient leurs épées et chacun frappait de son mieux le bouclier de son adversaire. Comment ne pas rire à cette vue? » ajoute l’auteur U

Les satires de la chevalerie et des tournois eurent la plus grande vogue pendant toute la période qui s’étend depuis le XIIe jusqu’au XIVe siècle.

Le Psautier de la reine Marie (manuscrit Reg. 2, B. VIII) du Musée Britannique, déjà cité, renferme un certain nombre de miniatures de ce genre. Une de celles-ci semble l’illustration même du récit de Neckam (fig. 48). Elle représente un tournoi de singes identique, à part cette circonstance que les singes

1 Alexandre Neckam, De naturis renom , liv. II, chap. CXXIX.

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chevauchent ici sur d’autres singes et non sur des chiens. On sait qu’au moyen âge le singe personnifiait le mal ou le démon. Dans la miniature dont la reproduction se trouve ci-contre, on remarquera que l’artiste a cru devoir compléter la scène en y ajoutant les musiciens, accessoires obligés de ces combats, qui y « sonnaient la charge comme ils y sonnaient la victoire 1 ».

Fig. 48.

Fig. 49.

C’est le même manuscrit qui nous a fourni l’original de la figure 49, nous voyons un combat singulier, ou jugement de Dieu, entre un cerf aux pieds de griffon et un singe. Ils sont l’un et l’autre montés sur des animaux fantastiques indé¬ finissables, dont l’un a la tête et le corps d’un lion avec des

1 Cette reproduction ainsi que la suivante se trouvent également dans F Histoire de la caricature de Wright, pp. 95 et 96.

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serres d’aigle pour pattes de devant, et l’autre une tête assez semblable à celle d’un lion avec les pattes de devant du même animal et l’arrière-train d’un ours. Ce sujet est certes une satire d’un de ces combats singuliers dont les romans de che¬ valerie sont émaillés, et l’on voit aux prises un chevalier chrétien avec un Maure ou Sarrasin. Le singe figurant l’esprit du mal, c’est lui qui représente l’infidèle, dont il porte le cimeterre recourbé et la rondache sarrasine très reconnaissa¬ bles; le cerf porte l’écu et la lance du chevalier chrétien.

L’intention satirique de ridiculiser le chevalier ou le patri¬ cien bardé de fer se retrouve dans un psautier du XIIIe siècle de la Bibliothèque de Douai, 171, nous voyons, folio 211, un combat dérisoire entre l’homme de guerre et un escargot. A une autre page, folio 186, un lièvre à cheval sur un chien sonne du cor et poursuit un ennemi à deux pattes qui s’enfuit, tandis qu’un autre lièvre lui décoche une flèche.

La femme patricienne n’est pas épargnée, comme on peut le voir dans la figure oO; celle-ci y est irrévérencieusement représentée par une truie habillée à la mode et jouant de la harpe. Pour se faire plus grande, elle s’est juchée sur des échasses et porte sur la tête la coiffure dite en clocher, dont la vogue fut si grande, qu’elle provoqua dès son apparition

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l’indignation du clergé et surtout celle des prédicateurs du temps. On sait que, sous l’effort de cette persécution, la coif¬ fure en question disparut pendant un certain temps pour reparaître de plus belle peu après. Comme le dit un vieux fabliau : « Les femmes, comme les colimaçons effrayés, ren¬ trèrent leurs cornes, mais pour les faire reparaître quand le danger fut passé ». Cette miniature a été très probablement exécutée par un artiste flamand, car on sait que depuis le XIIe siècle ce furent surtout nos artistes qui furent chargés de l’enluminure des manuscrits dans la plupart des pays de l’Europe et plus spécialement chez les princes français. Or, cette figure a été empruntée à un manuscrit enluminé du XVe siècle : Les chroniques de Froissant , conservé au British Muséum , qui a été fait en Bourgogne, nos enlumineurs laissèrent tant de chefs-d’œuvre.

Fig. 51.

La satire de la femme de qualité portant le hennin en

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forme de clocher se retrouve (fig. 51) dans une miniature du manuscrit gantois intitulé Geremoniale Blaiuliniense du com¬ mencement du XIVe siècle [manuscrit 233 (8)], qui, par sa facture soignée, se rapproche du petit psautier dit de Gui de Dampierre, de Bruxelles G La femme patricienne, représentée ainsi d’une façon satirique sur l’extrémité d’un enroule¬ ment, avec sa coiffure qui donna prise à tant de critiques, joue d’un instrument de musique à corde se rapprochant de la cithare. Son corps se termine en un arrière-train de bête velue, à longue queue, rappelant peut-être celui du renard.

La même coiffure est satiriquement représentée dans nombre de manuscrits, notamment dans le livre des heures d’Ypres, sous la forme d’une cigogne à visage de femme, dont le bec pointu, tourné en arrière, simule la hennin de la femme de qualité.

C’est également dans des scènes animales des manuscrits enluminés que nous trouvons une satire probable des prédi¬ cateurs hérésiarques si nombreux au XIIe siècle, et dont on retrouve encore des traces aux siècles suivants.

Parmi les satirical prints and drawings ( Political and Per¬ sonal )2 du catalogue spécial du British Muséum, M. G. W. Beid cite une composition du manuscrit 2, B, VII, datant de 1320, qui représente le renard sous la forme d’un évêque prêchant. Il a pour ouailles une oie, un rouge-gorge, un dragon et une cigogne. Le renard porte la mitre et la crosse épiscopale. L’oie le regarde attentivement le bec ouvert et semble boire ses paroles de paix; la cigogne, un peu à l’écart, semble avoir

1 Ce manuscrit est un de nos rares produits calligraphiques belges au moyen âge dont on connaisse l’origine. Il a été exécuté par « Henri de Saint-Omer et Guillaume de Saint-Quentin en Vermandois », par ordre du frère Maghelin de l’abbaye de Saint-Bavon à Gand, en l’an 1322. Il traite de différentes cérémonies du culte et des costumes religieux de cette époque.

2 Catalogue of prints and drawings in the British Muséum. Division I. Political and Personal satires, vol. I (de 1322 à 1689), 1870, page 1, London.

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moins de confiance dans le faux évêque. Le dragon vole vers son camarade, tandis que le rouge-gorge, avec une touche de vermillon sur la poitrine, se trouve perché sur une branche, hors des atteintes du perfide animal.

Ce dessin à la plume, légèrement teinté de bistre, de rouge et de vert, se trouve au bas du folio 156 du manuscrit susdit.

Un même sujet, presque identique, se retrouve dans un psautier richement enluminé, écrit vers la même époque U 171 de la Bibliothèque communale de Douai. Renard, coiffé de la mitre et portant la crosse épiscopale, prêche la paix à divers animaux plus faibles que lui, dont il compte faire sa proie. Des lièvres, oies, canards et poules semblent l’écouter avec la plus grande componction et s’approchent de lui sans défiance.

Fig. 52.

A la même catégorie de satires religieuses appartiennent diverses miniatures d’un précieux manuscrit conservé à Ypres,

1 D’après M. Rivière, conservateur de la Bibliothèque de Douai, qui m’a signalé ce manuscrit. Celui-ci aurait été écrit en 1330.

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intitulé : Chest le livre de toutes les heures de la Vile d’Ypre du XIVe siècle. Nous y voyons notamment saint Christophe portant l’enfant Jésus, représenté fort irrévérencieusement par un grand singe mordant dans la cuisse d’un petit singe qu’il porte sur son épaule et dont les taquineries ainsi que la turbu¬ lence semblent l’irriter. Le petit animal, tout en criant à tue- tête, tire l’oreille et pince le nez du grand quadrumane, qui se venge d’une façon si cruelle (fig. 52).

Un autre singe porte d’une main sa tête décapitée, tandis que de l’autre il tient une épée, allusion très claire au martyre de saint Denis.

La Trinité elle-même semble représentée d’une façon cho¬ quante par un personnage étrange à longues jambes velues, tenant d’une main un glaive et de l’autre un objet rond qui paraît être un petit bouclier. Sur un cou démesuré, on voit réunies trois têtes sous une seule et même couronne, les visages disposés de telle sorte que les deux yeux de la figure vue de face complètent aussi deux profils formant le contour extérieur à droite et à gauche (fig. 53).

Tome LXIL 5

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L’estampe dont la reproduction se trouve ci-dessous, nous montre qu’au XVIe siècle, la satire par les animaux était encore fort goûtée; nous y voyons le sacré collège, le pape en tête, représentés par des loups occupés à tendre des filets, des oies couronnées, le chapelet au bec, satire des rois catholiques, viennent se faire prendre L

Cette estampe sert de frontispice au Poème du Loup (in-4°, sans date ni lieu, imprimé vers 1530).

Em. Champfleury, dans son Histoire de la caricature sous la réforme , etc., remarque, lui aussi, que cette estampe fait penser aux malices du Roman du Renard et qu’elle rend par l’image une satire amusante « plus claire et plus spirituelle que le texte qu’elle doit illustrer » (tîg. 51).

Fig. oi

1 Champfleury, Histoire de la caricature sous la Réforme et la Ligue , p. 51.

C’est dans la catégorie des compositions satiriques politiques qu’il nous faut ranger encore un dessin à la plume du XVe siècle, qui se trouve à la bibliothèque de Gand (farde G. 3840). Cette composition, évidemment inspirée par le souvenir de l’ancien Isengrinus, porte pour titre Imago Flandria; nous y voyons la Flandre opprimée sous la figure d’une femme nue, allaitant deux loups, qui semblent lui mordre les seins. Un démon vole au-dessus d’elle, tenant à la main un serpent ailé, qu’il se prépare à déposer sur sa tête. A côté de ce groupe bizarre se trouve marqué le mot « GY B I D » (vous mordez?), constituant les premières lettres des principales villes de la Flandre : Gent, Yperen, Brugghe, Insalae (Lille) et Douai (fig. 35).

Ce sujet est connu sous le nom de la prédiction de Hanschelt, abbé d’Eeckhoute, près de Bruges (1347-1417). On croit que ce dessin est une copie d’une composition plus ancienne datant du XIVe siècle.

La prédiction de Hanschelt dut avoir un grand succès dans nos contrées, car on en retrouve des répétitions nombreuses.

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S. Muller cite une gravure ancienne, datant de 1468, représen¬ tant le même sujet L

La Bibliothèque de Gand possède deux gravures, l’une de 1604, l’autre signée Jacq. Van Oost et gravée par de Brune, ayant encore pour sujet la même composition 2.

D’après M. Nap. de Pauvv : Ypre jagen Popiringbe (Siffer, Gand, 1901), le mot mystérieux Gebid désignant la Flandre, d’après le nom de ses principales villes, rappelle aussi le nom satirique donné au chef grotesque de la Gilde du « Caillou » à Poperinghe, et serait un écho des luttes industrielles qui sur¬ girent au XIVe siècle entre la puissante ville d’Ypres et sa modeste rivale.

Le même auteur cite Liebrecht Hausielt, prieur, puis abbé d’Eeckhoute au XIVe siècle, comme ayant le premier vulgarisé le mot Gybid symbolisant la Flandre.

La figure 56 mérite d’être signalée, car elle nous montre une illustration d’une des nombreuses versions de l’épopée du Renard, interprétée en langue française, et intitulée Renard le Nouveau. Nous y voyons la moitié supérieure d’une miniature du manuscrit conservé à la Bibliothèque nationale de Paris (fonds français, 372, fol. 60), représentant Renard sur la roue de la Fortune.

C’est l’œuvre d’un poète lillois, et la miniature porte tous les caractères d’une peinture satirique flamande (commencement du XIVe siècle).

Voici la composition du sujet : La roue de la Fortune occupe le centre; derrière les rais, on aperçoit cette déesse qui maintient la roue et l’empêche de tourner; tout en haut, sur un trône, est assis Renard couronné, portant un costume mi-partie de Templier et d’Hospitalier. A côté de lui sont placés ses deux fils, vêtus l’un en dominicain et l’autre en cordelier. A gauche, Orgueil à cheval, un faucon sur le poing,

1 F. Muller, Beredeneerde beschryving, etc., t. I, p. 25.

2 Autour de la composition principale se trouvent disposées en cercle douze villes flamandes.

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LX1I, p. 68.

FiG.^iG. La roue de la Fortune du Renard le Nouveau (manuscrit de la Bibliothèque nationale de Paris),

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s’avance vers Renard. A droite, Ghille (Fausseté) arrive sur sa mule Fauvin. Une faucille à la main, Tromperie s’accroche à la roue et monte vers Renard, tandis que de l’autre côté Foi est précipité en bas. Sous la roue, écrasée par elle, est étendue Loyauté , dont le corps forme l’obstacle qui empê¬ chera désormais la roue de tourner. Chanté et Humilité, les mains jointes et les yeux au ciel, assistent avec douleur à ce spectacle I.

Cette miniature est très intéressante, car nous y voyons déjà cette tendance vers les compositions moralisatrices Rreughel le Vieux introduisit les personnifications des vices et des vertus.

Les figures représentant des animaux parodiant les actions des hommes, que l’on rencontre dans nos manuscrits médié¬ vaux, n’olfrent pas toutes des satires politiques ou religieuses de l’époque.

Le plus grand nombre de celles-ci présentent une portée plus anodine et semblent avoir eu pour seul but d’amuser et de distraire, tout en reflétant les mœurs de nos ancêtres.

Fig. 57

Ainsi dans la figure 57, empruntée à un psautier du XIIIe siècle de la bibliothèque de Douai, nous devons voir

1 Voir Petit de Julleville, Histoire de la langue et de la littérature française , t. II, p. 47.

( 70 )

une satire amusante des médecins, exécutée par des animaux (fol. 164).

Brun, l’ours, est malade, il est couché dans un lit au pied d’uri arbre, tandis qu’un singe en costume de docteur examine, en faisant la grimace, l’urine du patient. A remarquer l’entre- lac caractéristique au bas de cette composition rappelant encore les ornementations barbares ou franques.

de nnzeU de liir n cour

Fig. 58.

C’est également un singe qui examine fort irrévérencieuse¬ ment le vase intime de « demisele de bien court » (fig. 58), comme nous le montre une miniature du manuscrit de Cam¬ brai, actuellement à la Bibliothèque nationale de Paris, dont nous avons cité plus haut l’importance

Fig. 59.

La figure 59, du Ceremoniale Blandiniensis, de la Biblio¬ thèque de Gand (manuscrit 233 (88), datant du XIVe siècle,

1 Manuscrit 10455 de la Bibliothèque nationale de Paris, XIIIe siècle.

( 71 )

nous montre encore une satire probable d’un médecin, ou peut-être d’un moine, que nous voyons représenté par un véné¬ rable vieillard à barbe blanche, dont la tête encapuchonnée se termine par un corps énigmatique, nous trouvons réunies les ailes de l’oiseau, les pattes de l’ours et une queue de renard.

Fig. CO, 61 et 6i2.

La satire des chasseurs est représentée par un lièvre sonnant du cor, l’arc sur l’épaule et ses flèches passées à la ceinture. Cette miniature a été copiée dans le Harley, manuscrit 6563, du Musée Britannique (fig. 60).

C’est dans le même livre d’heures (XIVe siècle) que nous trouvons la satire des ménestrels, représentés par un porc jouant de la harpe, celle-ci à moitié enveloppée de sa housse verte (fig. 61); nous y voyons celle de l’ours baladin se dressant

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sur sa tête 'fig. 62), ainsi que celle d’un colporteur ambulant, représenté par un singe étalant sa marchandise sur un éven¬ taire suspendu à son épaule (fig. 63).

Plusieurs miniatures satiriques sont inspirées des fables d’Ésope ou de Phèdre.

Ainsi nous trouvons dans un encadrement de page du Diurnale , 9427 de la Bibliothèque de Bourgogne (Bruxelles), deux épisodes de l’apologue du Renard et de la Cigogne. D’abord la Cigogne, reçue chez le Renard, regarde mélancoli¬ quement son hôte, qui seul parvient à manger sur l’assiette plate se trouve disposé le festin (fig. 64).

Dans la seconde composition, nous voyons la revanche de la Cigogne, qui a disposé le dîner au fond d’un baquet étroit et élevé, son long bec peut seul atteindre. Le Renard doit, cette fois, se contenter de flairer le parfum du repas dont il ne peut prendre sa part (fig. 65).

Dans le petit psautier (dit de Gui de Dampierre) déjà cité, nous trouvons le corbeau « Tiecelin » tenant dans son bec un fromage, tandis que le Renard lui tient un langage falla¬ cieux, et plus loin la fable du Héron ambitieux, qui finit par se contenter d’un escargot.

Les Vers moraux du même dépôt (n° 9411) contiennent également divers groupes d’animaux et, entre autres, folio 94, un bas de page nous voyons le Renard conter fleurette de la façon la plus drôle à un lapin qui minaude en se cachant à moitié derrière une de ses longues oreilles. Les expressions des animaux sont parlantes; on voit que le

fourbe va bientôt convaincre sa dupe, dont il veut faire sa proie (fi g. 66).

Ce manuscrit, d’après le catalogue de la Bibliothèque de Bruxelles, daterait du second tiers du XIIIe siècle, mais il y aurait lieu , je crois, de le reporter aux premières années du XIVe.

Fig. 67.

Le Missale, même dépôt 9217, contient diverses figura¬ tions d’animaux à têtes d’homme. Nous y remarquons aussi un joueur d’orgue charmant un lion, satire probable de la fable d’Orphée.

( U )

La satire par les animaux est plus curieuse dans une estampe du maître graveur E. S. (1466), nous remarquons, sur la tête d’un gentilhomme, un renard, qui lui-même est surmonté d’une poule, qui semble le traiter avec fort peu de déférence, en fourrageant de son bec dans la queue du malin quadrupède. Aux pieds du personnage principal se trouve un chien qui semble, à moitié écrasé, soutenir tout le groupe.

Peut-être cette composition veut-elle dire que l’intelligence et la fidélité se trouveront toujours opprimées par la sottise féminine, symbolisée par une poule (fig. 67).

C’est dans la catégorie des satires amusantes sans grande portée qu’il faut ranger un renard brouettant un escargot (fig. 68), copié dans le manuscrit 103 de la Bibliothèque de Cambrait, et un perroquet portant, dans une hotte attachée par une bretelle, sur son dos, sa jeune famille (fig. 69). On la voit suivie par une forme monstrueuse constituée d’éléments disparates, semblable aux conceptions bizarres et fantastiques que l’on observe si nombreuses dans les compositions diabo¬ liques de Bosch et de Breughel le Vieux (manuscrit 107 du même dépôt).

1 On voit que la brouette n’a pas* été inventée par Pascal.

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La composition (fig. 70) est une des plus amusantes; nous y voyons l’enterrement du Renard. Deux coqs se sont joyeuse¬ ment attelés au char funèbre et conduisent leur ennemi mort au champ de repos. Mais le rusé goupil, dont le décès semble simulé, regarde avec convoitise son appétissant attelage, qu’il aurait déjà dévoré si Brun, l’ours, qui ouvre la marche et se retourne avec méfiance, ne lui en imposait un peu.

Fig. 69.

Fig. 70.

Ce sujet assez compliqué a été sculpté à la fin du XIVe siècle sur un tympan de porte de la collégiale Saint-Ursin à Bourges, probablement par un de nos nombreux sculpteurs tournai- siens ou brabançons qui exécutèrent tant de travaux ano¬ nymes dans les diverses parties de la France. On sait que

beaucoup de sculptures à Bourges ont été faites par des artistes flamands, notamment les sujets inscrits dans les quatre feuilles de l’hôtel de Jacques Cœur. Les bas-reliefs de la chapelle et des cheminées, dans les galeries, sont également conçus dans le sentiment franco-allemand i. Comme le dit tort bien M. de Champeaux, « la ville de Bourges était alors un centre artistique très florissant, et le duc de Bovry y avait attiré un trop grand nombre d’ouvriers du Nord (Flamands) pour qu’il ne restât pas plusieurs membres de cette colonie, disposés à entrer au service de Jacques Cœur 2 ».

1 J. Destrée, Étude sur' la sculpture brabançonne au moyen âge (Ann. de la Soc. d’Archéol. de Bruxelles, t. XIII, 1899). « L’expression franco-tlamand me parait plus juste; les Bourguignons n’ont joué dans l’exécution de divers retables qu’un rôle secondaire, tandis que les artistes flamands, hollandais et brabançons ont souvent travaillé en Bourgogne », p. 305 (notes).

2 A. de Champeaux et P. Gauchery, Les travaux d'art exécutés par Jean de France, p. 41.

CHAPITRE IV.

Les mystères, T enfer et les démons.

Les représentations religieuses, les mystères, l’enfer et les démons. Figuration de monstres et d’animaux fabuleux dans les plus anciennes cérémonies liturgiques. Les farcissures ou intermèdes plaisants en langue vulgaire introduits au XIe siècle dans les représentations religieuses. L’élément satirique à cette époque. Son extension croissante chez les miniaturistes. Les scènes de mystère du manuscrit 55 de la Bibliothèque nationale de Paris, commencement du XIe siècle. Les abus. Les fêtes des fous, des innocents et la messe de l’âne. Objurgations d’Alrec de Rievaulx au XIIe siècle Les intermèdes diaboliques dans les mystères au XIIe siècle. La vie de saint Gutlac. Les Manuscrits de Cambrai et de Saint-Omer. Le miroir du monde. Les mystères au XIVe et au XVe siècle. Le Maestnsche Paasclispel. - ÀdametÈve. - Le Psautier de la Reine Marie. Les Spelen van Zinne. Les scènes de ménage entre Marie et Joseph. De eerste Bliscap van Maria. Les allégories. Le massacre des Innocents. Het leven van sint Truyden. Le mystère de J. Fouquet La vie de sainte Apolline. La Passion à Valenciennes, XVIe siècle. L’enfer et les démons dans nos manuscrits. hnperaioris Justiniani, etc., Biblio sacro, Diurnale , Missale, le Bestiaire de Strasbourg. Jugement dernier, Nurenberg.

Au moyen âge et jusqu’à l’époque de la Renaissance, l’art pictural, tant religieux que satirique, a toujours marché de front avec les représentations si populaires en Flandre des miracles et des mystères.

Dès le VIe siècle, on mimait sur le parvis des églises et jusque dans les cimetières qui les entouraient divers sujets religieux. Ces représentations avaient un caractère purement liturgique et le latin seul y était employé. Parmi les premières scènes représentées, on doit citer Y Adoration des mages , les Noces de Cana, la Passion, tous sujets que nous trouvons également reproduits dans les premiers manuscrits enluminés.

Le genre satirique et fantastique n’était pas incompatible avec les cérémonies du culte, car nous voyons, dès le VIe et le VIIe siècle, promener dans les processions, des gargouilles, des monstres et des animaux de tous genres, fabuleux ou grotesques, exécutés d’une façon barbare.

( 78 )

Au XIe siècle, pour rendre les mystères plus attrayants, on commença à y ajouter des farcitures ou farcissures en langue populaire. Ces intermèdes plaisants furent l’origine des goecle boerden de nos poètes flamands, ainsi que de la Soternie ou farce populaire *, qu’il ne faut pas confondre avec la Sotie ou zotte facile.

L’élément comique et satirique dans les mystères devint bientôt de plus en plus surabondant.

Dès cette époque, nous y voyons apparaître les valets, les paysans, les mendiants, les fous et les éclopés de toutes sortes, tous ces comparses amusants dont Bosch et Breughel le Vieux surent tirer un parti si heureux dans le genre satirique pic¬ tural flamand, dont ils semblent les créateurs. Comme dans les compositions religieuses de ces maîtres « drôles », nous voyons intervenir dans les mystères maint hors-d’œuvre, maintes parodies, qui amusaient le public, pendant que Jésus, la Vierge ou les saints se chargeaient de l’instruire et de l’édifier.

Comme dans les peintures de nos missels, ces éléments comi¬ ques et religieux ne furent pas toujours mêlés, en ce sens que nous voyons tantôt une succession de scènes figurent des personnages exclusivement plaisants, tantôt ces mêmes élé¬ ments satiriques rapprochés et juxtaposés aux personnages religieux les plus respectés des drames pieux les plus tou¬ chants.

L’usage du comique, d’abord retenu dans de certaines limites, fut plus tard, à cause de son succès même, poussé jusqu’à l’extrême, dégénérant bientôt jusqu’aux abus les plus scandaleux 2.

Nos miniaturistes religieux suivirent ces exemples; eux

1 La fa?°ce est composée « pour rire » uniquement et, par là, tient du fabliau, qu’elle a d’ailleurs remplacée dans le goût populaire. (Petit de Julleville, Histoire de la littérature française, t. II, p. 427.)

2 Petit de Julleville, Histoire de la langue et de la littérature fran¬ çaise. t. II, p. 412.

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aussi, dans leurs peintures naïves, voulurent sauver le monde en l’amusant. Les manuscrits de saint Wandrille à Saint-Omer, la Vie de Baudemont , les manuscrits de Douai et de Cambrai, le Liber Floridus de Gand, nous ont montré déjà divers sujets satiriques primitifs, prêtant au rire.

Un manuscrit précieux de la Bibliothèque nationale de Paris (manuscrit 55 de Saint-Germain), datant de la première moitié du XIe siècle, recueil de chroniques et de traités divers écrits lors de l’avènement de Henri Ier au trône de France, nous montre, représentés en hardis dessins à la plume, plu¬ sieurs épisodes tirés des mystères (les plus anciens connus) représentant des épisodes de la vie de Jésus. Nous y voyons les sujets sacrés entremêlés de figures de monstres drôles et d’animaux les plus variés. Parmi ces derniers, on rencontre des singes tirant des oiseaux à l’arc, des paons, des hiboux^ des chats, etc. La mise en scène réaliste et presque triviale des compositions ferait supposer que le dessinateur était origi¬ naire de nos contrées.

Dans la Fuite en Égypte, nous voyons Joseph guider par la bride l’âne qui porte la Vierge et l’Enfant Jésus. Déjà leur conducteur a passé à moitié par la porte de la ville, dont les deux battants sont ouverts. Au-dessus du linteau arrondi, un diable velu et monstrueux sonne de la trompe d’une façon ironique.

Dans Y Adoration des Bergers , nous assistons à une petite scène de ménage finement observée. Tandis que la Vierge Marie repose, couchée dans un lit, saint Joseph s’occupe du ménage et semble bercer l’Enfant divin déposé dans une espèce de berceau ou crèche mobile. L’époux de Marie, un doigt sur la bouche, fait signe à un ange, qui s’interpose avec autorité, pour faire faire silence aux bergers, qui s’approchent lourdement, menaçant de troubler le sommeil de Jésus. Quoi¬ que reposant dans son lit, Marie ouvre les yeux pour surveiller cette scène intime et familière.

Ceci est en tout conforme à la façon dont on représentait dans les mystères cet épisode de la vie de Jésus. On y remarque

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déjà ce coté humain, presque trivial, ordinairement attribué à Joseph, que nous verrons plus tard s’accentuer davantage et souvent même de la façon la plus irrévérencieuse L D’autres sujets, les Rois mages à cheval se montrant du doigt l’étoile, le Baptême du Christ présentent également des côtés familiers, presque comiques, qui méritent d’être notés.

Cette tendance à introduire l’élément burlesque et satirique dans les cérémonies du culte fut si grande, que nous voyons bientôt l’autorité ecclésiastique s’élever contre la licence géné¬ rale qui en fut la suite. Les déguisements, l’imitation et la satire de graves personnages ou de cérémonies imposantes du culte, étaient devenus à la mode ; on parodiait jusqu’à la messe.

Ce fut l’époque des fêtes des fous, des innocents, ainsi que de la messe de l’âne. Aelrec, abbé de Rievaulx au XIIe siècle, donne des détails précis sur ce qu’était devenu alors le genre satirique religieux 2. Il décrit les libertés que prenaient les chantres et certains clercs dans nombre d’églises leurs chants, gestes et poses les faisaient ressembler à des « acteurs ». « On rencontre, dit-il, dans les églises, des chanteurs qui, les joues gonflées, font entendre des bruits de tonnerre, puis murmurent, sussurent, laissent expirer leurs voix gardant la bouche ouverte et se flattant d'imiter ainsi l’agonie et l’extase des martyrs. Par moment, on croirait entendre des hennisse¬ ments de chevaux, puis ils transforment leurs voix de manière qu’on dirait des voix de femme. Avec cela, tout leur corps se trémousse en gestes d’histrions, leurs lèvres, leurs épaules, leurs mains prennent des expressions adaptées aux paroles. Le vulgaire, rempli de stupeur et d’admiration à la vue de ces

1 On voit également ce contraste voulu entre Joseph et la Vierge dans les sculptures de Baerze, au Musée de Dijon. Tandis que les rois mages, à çenoux, enlèvent leur couronne devant le fils de Dieu, Joseph, paisible- ment assis aux pieds de la Vierge, mange à grandes cuillerées sa bouillie, dans une écuelle placée sur ses genoux, sans s’occuper de la scène imposante qui se passe devant lui.

2 J. -J. Jusserand, Le théâtre anglais. (Revue des Deux-Mondes, 1893, p. 836.)

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gesticulations désordonnées, finit par éclater de rire; il semble qu’il soit au théâtre et non pas à l’église, et qu’il ait seulement à regarder et non pas à prier. »

Déjà apparaissent dans les mystères les intermèdes diabo¬ liques l’entrée de l’enfer est figurée par une gueule large¬ ment ouverte. Nous en trouvons une des plus anciennes figurations sur un rouleau manuscrit du XIIe siècle, conservé au Musée Britannique ( Harleian Collection ), contenant une série de scènes se rapportant à la vie de saint Gutlac, ermite du Crowland. Ces dessins, formés de contours à la plume, tracés avec infiniment de talent, donnent bien une idée des scènes diaboliques alors représentées. On y remarque tout d’abord la diversité de forme des démons, avec leurs têtes bizarres faites pour inspirer à la fois le rire et la crainte. Comme le dit M. Maunde-Thompson dans son étude : The grotesque and the humourous in illuminations of the middle âges « pour ce qui regarde le diable, celui-ci combine géné¬ ralement les deux éléments (le grotesque et l’humour) à un degré qui n’est atteint par aucune autre création fantaisiste médiévale. Il est toujours laid, souvent monstrueux, et con¬ stitue fréquemment une figure vraiment satirique. Si nous pouvons juger d’après l’effet qu’il nous fait à l’époque

1 Cette étude récente du distingué directeur du British Muséum n’ayant pas encore été traduite, je crois devoir ajouter ci-dessous le texte anglais de M. Maunde-Thompson ( Bihliographica , part VII) :

« He is alvvavs uglv, generally monstruous, and not infrequentlv a decidedlv humourous figure. If we mav judge by the effect which the contemplation of the mediæval devil has upon us modems, it seems as if the respect of the middle âges and was never taken seriously.

» Even when representing Hell wich his crowd of tortured ligures of the damned, the artist can seldom resist making his devils so ludicrous, grining a kind of schoolboy delight at the pains they are inflicting that the place of tonnent loses holf its terrors. Perhaps the artist’s humour is here unconscious, perhaps he onlv entended to make his devils hideous and répulsive; but he makes them so absurdlv uglv that we can only laugh at them. »

Tome LXII.

6

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actuelle, il nous semble que la vue du démon, au moyen âge, ne commanda pas le respect et qu’il ne fut jamais complète¬ ment pris au sérieux même à cette époque.

» En représentant l’enfer avec sa foule de figures tortu¬ rées de damnés, l’artiste put rarement résister au désir de représenter ses démons risibles et grimaçants, semblant pren¬ dre un plaisir d’écolier aux tourments qu’ils infligent, si bien que le lieu de châtiment perd considérablement de la terreur qu’il devrait inspirer. Peut-être l’humour de l’artiste est-il inconscient et a-t-il simplement voulu faire ses démons répul¬ sifs et hideux; mais il les fait si absurdement laids que nous sommes forcés d’en rire. »

La figure 71, tirée de ce rouleau, représente l’enfer tel qu'on le concevait au XIIe siècle; on y remarque déjà tous les carac¬ tères si bien décrits par l’auteur que nous venons de citer. On y voit aussi une irrévérence extraordinaire pour tous les per¬ sonnages qui pendant leur vie inspiraient le respect et qui y sont représentés d’une façon satirique. Un démon à la peau zébrée enfonce dans l’enfer, à l’aide d’une fourche, un évêque mitré; un autre pousse, la tête en avant, un roi por¬ tant encore la couronne. Entre les autres démons, on aperçoit

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des têtes tonsurées qu’un diable frappe à coups redoublés d’une discipline ou martinet à nœuds. Enfin, un dernier

démon, assis près de l’enfer, ergote et discute avec ses

Fig. 72,

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pareils fort occupés à tourmenter les damnés de marque qu’ils viennent de recevoir. Ces divers suppôts de Satan rap¬ pellent singulièrement celui chevauchant Béhémoth (fig. 27) du Liber Floridus de la Bibliothèque de Gand et font, comme ce dernier, présager les personnages diaboliques de nos pein¬ tres satiriques et fantastiques,

La figure 72, empruntée à un manuscrit flamand de la Bibliothèque communale de Cambrai * datant du XIIIe siècle, représente également l’enfer; on y remarquera une impor¬ tance plus considérable encore donnée aux gueules des monstres qui en figurent l’entrée. Les têtes effroyables des bêtes de l’Apocalypse, qui entourent l’antre noir nous voyons les damnés, semblent les produits du cauchemar le plus épouvantable. Partout dans les traits déliés de l’artiste calligraphe (le sujet est dessiné à la plume), on retrouve des têtes qui se mêlent en un chaos fantastique, de l’effet le plus saisissant. Le côté satirique et comique nous est fourni par un démon placé hors de l’enceinte infernale, qui, avec une baguette, semble s’amuser à taquiner une des sept têtes cou¬ ronnées de la bête écarlate de l’Apocalypse. Son type velu et sarcastique est assez semblable au diable ergoteur du rouleau manuscrit du British Muséum dont nous venons de voir la reproduction. La figure 73, empruntée à un manuscrit (n° 5) de la Bibliothèque de Saint-Omer, représente cette fois, étroite¬ ment liés, des sujets à la fois religieux, diaboliques et satiriques tels qu’ils étaient représentés dans les mystères. A gauche, au centre de l’initiale, se trouve figuré le miracle de la Résurrec¬ tion; au-dessous, se trouvent les élus dans le céleste séjour; ceux-ci sont représentés nus et lèvent les mains jointes au ciel; ils marchent par couples, hommes et femmes. Quatre anges, vêtus d’une tunique blanche très longue, semblent garder le paradis et sonnent de leurs longues trompettes. A droite s’éloigne le triste cortège des damnés, voiturés dans une brouette, poussée par un démon estropié s’aidant d’une

1 Bibliothèque communale de Cambrai, manuscrit 397bis.

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jambe de bois, tandis qu’un autre démon cornu tire au moyen d’une corde passée en bretelle l’étrange véhicule. Tout en s’acquittant fort joyeusement de sa besogne, ce dernier démon joue de la cornemuse comme le faisaient les mendiants ambu¬ lants de l’époque. Parmi les damnés figurent, fort irrévéren¬ cieusement, selon l’usage du temps, rois, évêques et quel- qu’autre personnage de marque dont on a voulu faire la satire.

Fig. 73.

La figure 74, tirée d’un Miroir du monde , datant du XIIIe siècle et conservé à la Bibliothèque nationale de Paris (fonds français), dépeint l’enfer sous la forme assez prosaïque d’un énorme chaudron simplement posé sur les flammes.

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Un démon aux pieds de griffon apporte sur son épaule un damné qu’il jette sans façon, la tête la première, dans le lieu infernal. Ce démon rappelle la forme traditionnelle du satire antique, dont il a le profil de bouc et les cornes. Un autre diable, tenant dans ses griffes le crochet caractéristique, qui semble l’insigne même de ses fonctions diaboliques, voltige au- dessus des réprouvés et attire à lui à l’aide de son engin le nouveau venu. Sa tête est plus hideuse que celle de son com¬ pagnon, car sa bouche est armée de défenses pareilles à celles du sanglier, et son corps velu est pourvu d’un aileron bizarre¬ ment placé près de sa queue. Au-dessus de l’enfer, on aperçoit un fragment d’un Jugement dernier représentant la Résurrection des morts , sujet favori chez nos premiers peintres flamands.

Le miracle de Notre-Dame par Gauthier de Coincy, 9229 de la Bibliothèque royale de Bruxelles, outre quelques très belles miniatures peintes sur les premières pages du livre, fait défiler devant nos yeux de petits tableaux décelant une observation humaine curieuse, jointe à des visions diaboliques hallucinantes de la vie des saints ermites. Malgré les prières des moines, ceux-ci sont exposés aux tentations des ribaudes, mais, grâce à l’intercession de la Vierge, l’ennemi du genre humain finit par être vaincu.

Une des miniatures de ce manuscrit représente la lutte satirique de deux démons se disputant une âme, tandis qu’un troisième semble se rire de leurs efforts.

Au-dessous d’eux, nous voyons l’enfer qui se trouve repré¬ senté sous sa forme traditionnelle au bas de la composition U

Ces sujets diaboliques, précurseurs des diableries satiriques de Bosch et de Breughel le Vieux, présentent quelquefois une horreur intense, comme par exemple folio 71, dans la Fin du monde, nous voyons des anges verser, à l’aide de grandes coupes, du feu et des métaux en fusion sur les derniers sur¬ vivants des humains.

1 Ce manuscrit est indiqué dans le catalogue de la Bibliothèque de Bruxelles comme étant du XIIIe siècle (fin).

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 86.

Fig. 74. L’Enfer d'après le Miroir du monde, manuscrit du XIIIe siècle.

(Bibliothèque nationale de Paris.)

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Le diable apparaît, au moyen âge, dans toutes les circon¬ stances de la vie et spécialement à l’instant de la mort. Dans la figure 75, il se saisit de l’âme d’un méchant qui vient de mourir, et cela malgré la présence des membres de la famille du moribond, qui entourent la couche funèbre et semblent vouloir le défendre contre les entreprises de l’ennemi de l’humanité. L’âme du mort est figurée, conformément à la tradition, par un petit enfant qui lui sort de la bouche large¬ ment ouverte. Cette petite composition est empruntée à un Bym-Bybel de Jacob van Maerlant conservé à la Bibliothèque de Bruxelles (manuscrit 15001, fol. 301). On croit généra¬ lement que ce magnifique manuscrit a été exécuté pour quelque opulent patricien de Gand ou de Bruges au XIVe siècle.

Fig. 75.

Dans la miniature (fig. 76), également empruntée au même manuscrit, nous voyons deux démons égayer la scène si dra¬ matique de la mort de Jésus. Ici encore, on remarquera que les âmes sont représentées par de petits enfants sortant de la bouche du bon et du mauvais larron. Les âmes sont saisies au passage, l’une par un ange penché sur le cadre, l’autre par un démon voltigeant également hors de la bordure. Les larrons

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sont tous deux revêtus de cottes de mailles et nous offrent ainsi une satire visible des soldats et des chevaliers, ces enne¬ mis naturels du peuple, représentés ici comme des criminels.

Le côté humoristique et comique de cette composition est complété par un petit diable assis à califourchon sur la bordure du cadre et qui indique d’une façon dérisoire l’inscription placée sur la croix du Christ.

C’est surtout du XIVe au XVe siècle que se développe de plus en plus, dans la satire figurée, comme dans la littérature flamande, cette goguenardise l’on vise moins à l’esprit qu’à l’utilité pratique.

Les mystères deviennent de plus en plus réalistes. On y observe, comme dans les miniatures des manuscrits, cette finesse dans les détails qui fait présager nos grands peintres primitifs. Une de nos représentations religieuses les plus anciennes eut lieu à Maestricht vers 1330. Elle est connue sous le nom de Maestrische Paaschspel (jeu de la Passion). Les sujets représentés furent, entre autres, la création du monde, la conspiration des anges rebelles, la révolte de Lucifer et la

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chute d’Adam et d’Ève. La figure 77, tirée du Psautier de la Reine Marie ( manuscrit, Reg. 2. B. VJ I), du Musée Britannique, et datant des premières années du XIVe siècle, nous donne une idée de la façon comique dont ce dernier sujet était repré¬ senté dans les mystères de l’époque.

Fig. 77.

Les démons, qui intervenaient souvent dans les parties satiriques des drames sacrés, viennent ici compléter le sujet d’une façon étrange. L’un de ceux-ci encourage Ève à com¬ mettre sa mauvaise action en lui frappant familièrement l’épaule, en signe d’encouragement. Un autre vole vers Adam et le pousse doucement vers l’arbre aux fruits défendus. Il cache derrière le dos son harpon, arme ordinaire des diables dans les mystères. Un troisième démon coupe la retraite au père de l’humanité, qui s’approche avec une répugnance visible. La pose grotesque de ce dernier démon nous rappelle les plaisanteries d’un goût douteux qui firent rire nos ancêtres primitifs et qui eurent encore un si grand succès dans les compositions satiriques du XVIe siècle.

La nudité de nos premiers parents était toujours représentée avec une grande simplicité et avec une innocence non moins grande : a Adoncques se doit lever Adam tout nud et faire grandes admirations en regardant de tous costés », dit un écrit

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du temps; le moment d’avoir honte viendra plus tard, lorsque le serpent « sorti de son trou » aura fait son office. « Adoncques doit Adam couvrir son humanité, faignant d’avoir honte », et plus loin : « Ici se doit semblablement vergogner la femme et se muser (cacher) de la main 4. »

Ces prescriptions sont très intéressantes, parce qu’elles nous expliquent les poses que van Eyck, dans son polyptyque de Gand, a données à Adam et à Ève se « musant » également de la main. Nous voyons ainsi que l’influence des mystères fut sensible, non seulement dans les sujets satiriques, mais aussi dans la grande peinture religieuse.

Fig. 78.

La figure 78 du même manuscrit (le Psautier de la Reine Marie, du Musée Britannique) semble également inspirée des tableaux vivants qu’offraient alors les mystères. Nous y remar¬ quons l’entrée de l’enfer, un des sujets favoris de ces représenta¬ tions populaires. Comme nous l’avons vu plus haut, l’entrée des régions infernales affectait toujours la forme de la gueule d’un animal monstrueux, par entraient et sortaient les démons. On les voit ici apportant de toutes parts les âmes des damnés, que d’autres diables reçoivent et précipitent dans les bouches de l’enfer. Déjà, comme dans les diableries plus tardives de

1 J. -J. Jusserand, Le théâtre anglais. { Revue des Deux-Mondes, 1893, p. 850.)

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nos maîtres drôles, ces démons s’acquittent fort gaiement de leur besogne. Nous verrons que cette diposition de l’entrée de l’enfer, figurée par la gueule largement ouverte d’un monstre, persistera dans les siècles suivants. Nous y trouvons également d’autres constructions usitées dans les mystères et légèrement indiquées dans la composition.

Dès cette époque apparaissent déjà les scènes allégoriques, dont le XVe siècle a abusé, sous le nom de moralités ou Spelen van zinne *, et dont nous retrouverons le côté à la fois satirique et moralisateur dans maint sujet drôle de Jérôme Bosch ou de Breughel le Vieux.

La vie du Sauveur est ordinairement découpée en tableaux d’un réalisme hardi, qui donnent l’avant-goût des sujets reli¬ gieux tels que les interprétèrent nos maîtres satiriques.

Les scènes de ménage entre Joseph et Marie, deviennent de plus en plus curieuses au point de vue des mœurs, mais trop de grossièreté s’y mêle pour qu’on puisse les reproduire. L’opposition entre les fureurs d’Hérode et la douceur de Marie et de son époux est poussée au point le plus exorbitant. Joseph, qui tout à l’heure injuriait sa femme en termes intraduisibles, devient un saint tellement gentil et suave qu’on a peine à le reconnaître. Les moindres détails portaient : il emporte avec lui en Egypte ses « petits outils », quoi de plus touchant! Au moyen âge, on s’attendrissait là-dessus, on pleurait et tout aussitôt on était prêt à se réjouir à nouveau des farces les plus énormes et les plus grossières, dont les mystères étaient émaillés 2. A côté de ces facéties burlesques, on trouvait des scènes de comédie populaire satiriques, l’esprit d’observa¬ tion abondait. Nous avons recueilli une preuve curieuse de l’influence des mystères sur nos miniaturistes dans un grand frontispice qui orne la première page d’un manuscrit du XIVe siècle, 3997, de la Bibliothèque nationale de Paris (fonds latins). Nous y voyons l’image, fort peu idéale, de

1 Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique , p. 130.

2 J. -J. Jusseranj), Le théâtre anglais. (Revue des Deux-Mondes, 1893.)

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l’archange Saint-Michel, sous la forme d’un homme d’âge mûr, ventripotent et chauve, satire probable du personnage qui remplissait le rôle dans les mystères et qui, connu par l’artiste, a été représenté ainsi d’une façon si peu idéale à la fois satirique et réaliste.

Dans la partie supérieure de cette page, si intéressante pour l’origine de notre art national, se trouve représenté, d’une façon non moins réaliste, un concile le pape, sans cou¬ ronne, est entouré de personnages ecclésiastiques, marquant par leurs physionomies expressives qu’ils ne partagent pas la manière de voir de leur chef hiérarchique.

De Eerste Bliscap van Maria , joué le 24 mai 1444 au Sablon, à Bruxelles, eut un tel succès que le magistrat décida qu’on jouerait chaque année une des joies de Marie. Cette œuvre, composée par Franschoys van Ballaer, de la Gilde du Livre ( Het Boek\ fourmille de personnages à la fois satiriques et allégoriques, tels que : Nyt (Envie), Bitter Ellende (Misère amère), sujets que nous verrons affectionnés par Breughel le Vieux.

Parmi les pièces alors représentées, celle d 'Hérode ou le Massacre des Innocents était considérée comme particulière¬ ment fertile en éléments comiques et satiriques L L’humeur fanfaronne d’Hérode et les injures vulgaires échangées entre les mères juives et les soldats chargés d’égorger leurs enfants, ne manquaient jamais d’exciter le rire des spectateurs 1 2 !

Plus remplis d’épisodes satiriques, étaient les miracles, qui se jouaient déjà antérieurement aux mystères. Ceux-ci étaient analogues aux Representazioni, des Italiens, mais surtout aux Miracle play s de l’Angleterre. On y tolérait une grande liberté d’invention dans les détails : on y avait surtout pour but de plaire et d’amuser. Le Spel van der Nyeuwervaart (Jeu du Saint- Sacrement) au XVe siècle en est une preuve certaine; on y voit

1 Th. Wright, Histoire de la caricature, p. 267.

2 Ce sujet fut exécuté par Breughel père et fils avec un sentiment dramatique qui fait contraste avec cette tradition.

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des scènes de diableries satiriques rappelant les enfers et les tentations de Breughel ou de Bosch, notamment l’épisode l’évêque de Liège se trouve aux prises avec l’esprit du mal L

H et leven van sint Truyden (La légende de saint Trudo) contient également des scènes comiques ou populaires entre Lucifer, Léviathan et Baalberith.

Une ravissante miniature de Jean Fouquet, conservée à Chantilly, nous donne une image prise sur le vif de ce qu’étaient les mystères et miracles au XVe siècle. Le sujet représenté, c’est la Vie de sainte Apolline. L’action principale jouée par la sainte et ses bourreaux, se passe à terre sur la place publique. Tout autour sont disposés des tréteaux composés d’un rez-de- chaussée et d’un premier étage qu’un rideau peut fermer. La loge supérieure figurait le paradis, et les anges, les bras croisés, sont représentés sur leur escalier attendant leur tour d’entrer en scène. Une autre loge contient les musiciens ; une troisième, le trône du prince. Celui-ci est vide, car Julien l’Apostat, un sceptre fleurdelisé à la main, vient de descendre par une échelle pour prendre part à l’action principale. L’enfer a la forme traditionnelle d’une gueule de monstre largement ouverte. (Souvent celle-ci était machinée et s’ouvrait et se fermait alternativement.) Dans la composition de Fouquet, elle est comme d’habitude posée à terre pour faciliter la sortie des démons qui avaient constamment à intervenir dans le drame pour maintenir l’entrain de la foule. L’apparition, au milieu des spectateurs, de ces êtres hideux, velus, hurlants et faisant mille contorsions, ne se passait pas sans cris et « avecque grande terreur des petits enfants », comme disait Rabelais. La miniature représente plusieurs de ces démons, aux pieds fourchus, sortis de l’enfer. On y remarque aussi un bouffon qui, pendant le martyre de la sainte, marque son mépris de la façon décrite par Jean de Salysbury dès le XIIe siècle, en montrant sa personne d’une manière quam 1 2 crubescat videre

1 Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique.

2 J.-J. Jusserand, Le théâtre anglais. (Revue des Deux-Mondes, 1893, p. 849.)

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vel cynicus et rappelant ainsi les moyens comiques employés par nos premiers amuseurs.

L’enfer fut de tous temps la partie la plus soignée et la mieux machinée des mystères. La gueule largement ouverte qui en représentait l’entrée, tout en s’ouvrant et se refermant, jetait des flammes par les naseaux et vomissait sur la foule ses démons armés de harpons qui poussaient des hurlements affreux. Des profondeurs de sa gorge s’élevaient des bruits épouvantables : c’étaient les gémissements des damnés que l’on imitait fort bien en choquant entre elles « marmites et chaudrons ».

Fig. 79.

La figure 79, représentant un fragment du théâtre oiij fut

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jouée la Passion à Valenciennes, en 1547 (Bibliothèque natio¬ nale de Paris, fonds français, 12536), donne une idée de la machination employée pour ces intermèdes diaboliques dont le goût fut si général dans nos populations.

Comme on a pu le voir plus haut, les représentations du séjour infernal dans les mystères au XVIe siècle étaient restées sensiblement les memes que celles dont les manuscrits des siècles antérieurs nous avaient donné une idée assez complète. La ressemblance de la représentation du mystère de Valen¬ ciennes au XVIe siècle avec la miniature de Fouquet du XVe siècle, décrite plus haut, est encore plus sensible.

Dans la figure 79, nous voyons également les démons velus et cornus, armés de harpons, sortir de la gueule monstrueuse posée à terre et constituant la porte de l’enfer. Celle-ci, large¬ ment ouverte, nous permet de voir, dans un chaudron, au milieu des flammes, plusieurs damnés hurlant de douleur. L’entrée du séjour diabolique est complétée par une construc¬ tion bizarre et compliquée, ayant des fenêtres, des balustrades et une tour ouverte, dans l’intérieur de laquelle tournent les roues de supplice. Au-dessus de ces damnés torturés, on voit des dragons et des monstres infernaux vomissant du feu. Tout en haut de la tour, chevauchant un dragon, on voit un démon cornu, muni du harpon caractéristique, servir d’enseigne vivante au séjour terrible des réprouvés. A côté de l’enfer, on aperçoit une autre construction en flammes, d’autres malheureux s’accrochent désespérément, comme dans les prisons du moyen âge, aux barreaux d’une large fenêtre. Nous sommes probablement en présence d’une succursale de l’enfer ou bien du purgatoire, qui avait, comme le ciel et divers autres séjours, pignon sur rue, ou plutôt sur la scène.

Les diables hantèrent la plupart de nos anciens miniatu¬ ristes; nous avons vu celui si typique du Liber floridus au commencement du XIIe siècle (Bibliothèque de Gand), dont le caractère à la fois terrible et comique présage d’une façon si curieuse les personnages infernaux des diableries de nos peintres satiriques des XVe et XVIe siècles. La Biblia sacra du même dépôt nous montre cette fois (fig. 80) un démon intime-

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ment lié à un sujet religieux, car il supporte un tableau tout en hauteur représentant superposés les sept épisodes de la Genèse. Aux angles se remarquent les figures symboliques des quatre évangélistes.

Fig. 81 et 80.

La figure satirique 81 est tirée d’une lettrine, du même manuscrit, qui date du XIIIe siècle.

V Imperatoris Justinia Institutiones (manuscrit 22 de la Bibliothèque de Gand) contient également un nombre consi¬ dérable de figures diaboliques les plus variées. L’élément animal monstrueux, dont les peintres de diableries tirèrent un si grand parti, offre des conceptions tellement fantastiques que nous ne les verrons plus guère dépassées, même dans les personnages les plus fantasques de Bosch. Les contorsions les plus étranges, les expressions les plus amusantes y foisonnent. La tête et bien d’autres parties du corps humain s’adaptent de la façon la plus inattendue à des parties d’animaux invrai¬ semblables. La figure 82 nous montre, entre autres, un être formé d’une tête de moine sur laquelle s’emmanche une jambe nue et un bras démesurément long, saisissant un serpent, qui se termine lui-même en une tête barbue finissant en feuillage. A côté, nous voyons un diable presque classique, aux cornes rugueuses, tenant d’une main un objet étrange,

ÿ

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ressemblant vaguement à une fleur de lys héraldique, et de l’autre une écuelle. Un être étrange, à tête de cheval déchar¬ née, se roule dans le bas, battant l’air de ses pattes de griffon; à côté se dresse un animal fantastique indéfinissable, à sabots de cheval, ayant à sa partie postérieure une tête humaine, dont la barbe, très longue, finit en un enroulement (fig. 82, 83, 84 et 85).

Fig. 82, 83, 84 et 85.

Tome LXII.

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Un aigle, un âne, un loup et un oiseau fantastique à sabots de solipède, vraies conceptions infernales, se remarquent à d’autres endroits du manuscrit.

Fig. 86, 87, 88 et 89.

Les êtres fantastiques des figures 86, 87, 88 et 89 offrent la même diversité et la même imagination folle. On y remar¬ quera une tête décharnée de guivre emmanchée sur un cou enroulé et se terminant en une draperie complétée par une

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queue étrange. Au-dessous, une tête de bête diabolique, portant sur le front une corne menaçante, se dresse sur une patte de panthère, tandis qu’elle en soulève une autre au sabot caractéristique et que son corps s’allonge en un arrière-train de lézard fantaisiste. Une tête humaine, montrant une expres¬ sion effrayée, se voit à côté; ses deux cornes forment une satire probable des coiffures féminines d’alors, et un cou mince et démesuré la relie à un corps disparate terminé par une feuille.

Les mouvements et les expressions de ces êtres bizarres, sobrement indiqués, dénotent un artiste particulièrement doué pour le genre satirique. A noter spécialement le comique d’une espèce de tête d’ours essayant de se mordre dans l’épaule, que l’on remarque à droite (fig. 89).

On sait que les démons étaient souvent représentés sous la forme d’animaux et spécialement sous celle du dragon. La figure 90 nous en montre plusieurs qui ont été dessinés d’après une miniature qui se trouve dans un manuscrit con¬ servé aux archives du Séminaire de Namur. C’est une Apoca¬ lypse qui date du XIVe siècle. Les anges, armés de la lance et protégés d’un écu, attaquent l’esprit du mal, qui a pris ici la forme de dragons. Tous sont frappés au même endroit, à la gueule. Le plus grand, en souvenir de l’Apocalypse, est repré¬ senté avec plusieurs têtes, dont une grande et plusieurs petites.

La démonologie ne se trouve pas moins bien représentée dans divers manuscrits de la même époque, provenant de l’ancienne « librairie » de Bourgogne, à la Bibliothèque royale de Bruxelles.

Le Diurnale , XIVe siècle, 9427, renferme des têtes de bêtes effrayantes, semblables au crocodile, dont la gueule, largement ouverte, doit représenter l’entrée de l’enfer. Elles offrent cette particularité, qu’elles sont dépourvues de mâchoire inférieure, mais possèdent par contre deux mâchoires supérieures. Dans l’ouverture béante se voient les flammes du séjour des maudits.

Le Missale, 9217 (fonds de Louis de Maele), encore du XIVe siècle, contient également la représentation de nombreux dragons et autres hôtes infernaux. L’entrée de l’enfer, toujours

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selon la tradition, y est figurée, comme dans le manuscrit cité plus haut, par une double gueule, l’on aperçoit, au milieu des flammes, les damnés. Même dans les sujets religieux tels que la descente du Saint-Esprit parmi les apôtres, l’artiste a trouvé le moyen d’enlacer la composition dans un serpent énorme, recélant à moitié dans son ventre, élargi en cet endroit, une figure diabolique à deux pattes tenant une fourche.

Le groupe de la figure 91 constitue une scène saisissante et satirique du transport d’un damné vers les lieux infernaux, telle qu’elle était probablement mimée dans les intermèdes des mystères. Un démon femelle, aux traits les plus hideux, s’est attelé à une corde passée sur son épaule, et traîne un

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malheureux tout nu, attaché par la jambe. La tête et le corps du maudit frôlent rudement le sol. Un autre démon, aux traits ironiques, ajoute à son supplice, en se préparant à s’asseoir sur son visage ou à lui faire quelque autre farce grossière et cynique alors à la mode. La diablesse, déjà décrite plus haut, porte au bas des reins la figuration d’un visage qui regarde le patient d’une façon à la fois cruelle et comique.

Fig. 91.

Cette composition est empruntée au Bestiaire de Strasbourg, déjà cité, et qui semble avoir eu pour auteur un de nos « ima¬ giers » voyageurs, qui répandirent en Europe un si grand nombre d’œuvres anonymes.

Fig. 92.

La figure 92 est la reproduction d’une autre sculpture flamande qui orne une stalle de l’église de Corbeil, près de Paris. C’est une allusion curieuse aux pratiques de sorcellerie auxquelles nos ancêtres attachaient une si grande importance. Nous y voyons une sorcière qui, grâce à ses incantations, a

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réduit le démon en son pouvoir et en abuse étrangement en lui sciant la tête avec un instrument de l’aspect le plus terri¬

fiant 4.

On sait que les sorcières, entre autres pouvoirs, avaient celui de transformer à leur volonté les personnes en animaux. Guillaume de Malmesbury raconte, dans sa chronique, l’his¬ toire de deux sorcières qui avaient coutume d’attirer les voyageurs dans leur chaumière et de les transformer en chevaux, en pourceaux ou en d’autres animaux, qu’elles ven¬ daient ensuite et dont elles dépensaient le prix en festins et en orgies. Les anciens contes flamands, l’on parle de méfaits analogues des sorcières, sont nombreux.

Fig. 93.

La sculpture de la cathédrale de Lyon (fig. 93) paraît repré¬ senter quelque scène de sorcellerie de ce genre 2. La femme nue est évidemment une sorcière, et le bouc à tête humaine qu’elle chevauche, comme l'animal qu’elle fait tournoyer au- dessus de sa monture, sont des hommes métamorphosés, victimes de ses cruelles incantations.

1 Nous verrons plus loin que ces sujets de sorcellerie furent fréquents chez nos peintres de diableries au XVIe siècle, et qu’ils se continuèrent au siècle suivant dans les œuvres fantastiques de D. Teniers, ainsi que dans celles de ses imitateurs.

2 La ligure 93, comme la précédente, se trouve dans Y Histoire de la caricature, etc., de Th. Wrigth, p. P27.

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La Nef des fous, de Sébastien Brandt, qui eut un si grand succès dans nos contrées, nous offre également quelques figu¬ rations de démons qui inspirèrent peut-être nos artistes fan¬ tastiques et satiriques du XVI® siècle.

La figure 94 nous en montre un échantillon qui ne le cède en rien, en laideur et en imagination fantasque, aux êtres fantastiques et grotesques qui peuplèrent les créations diabo¬ liques de Bosch, qui d’ailleurs florissait déjà à l’époque des premières éditions de ce livre. Cette estampe fait la satire de la folie des avares. Un de ceux-ci, coiffé de la cape des fous, est poussé par le diable, à l’aide d’un soufflet, vers des trésors accumulés dans des sacs.

Un curieux dessin à la plume (fig. 9o) représente la nef de l’enfer et date de l’année 1500. Cette composition a été évidem¬ ment inspirée par le livre de Sébastien Brandt. Nous y voyons des fous nombreux, dirigeant un navire sur le mât duquel se tiennent divers démons avec qui les fous semblent en lutte. Ce dessin semble exécuté d’après un de ces chars qui figu¬ raient, nombreux, dans nos joyeuses entrées ou ommegancs flamands. L’original de cette reproduction est un dessin à la

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plume d’un auteur inconnu, qui se trouve conservé à Nurem¬ berg {Cod. germ. monac.> 208).

Les figures 96 et 97 représentent des fragments d’une frise sculptée du chœur de l’église Saint-Sébald à Nuremberg, ayant pour sujet le Jugement dernier. L’ensemble de cette composi¬ tion, attribuée à Veit Stofz, a été inspiré par un projet de Dürer. Il y a lieu de croire que le grand maître, en faisant exé¬ cuter cette œuvre, s’est souvenu de nos artistes flamands, à qui il a emprunté la figuration traditionnelle de l’enfer représentée par la gueule d’un monstre, le diable précipite ses victimes.

Dans la rangée du haut, on remarque, à droite, un épisode satirique familier à nos artistes du moyen âge, notamment la dispute pour une âme qu’un bienheureux veut emmener au ciel, tandis que le diable, se saisissant de sa jambe, veut l’entraîner en enfer.

Selon la tradition ancienne, les damnés, liés les uns aux autres par une corde, sont attirés vers l’entrée de l’enfer par un démon effrayant, tandis qu’un autre les pousse dans la même direction à grand renfort de coups. Ces démons sont constitués de parties animales et humaines, tels que nous les avons vus représentés dans nos manuscrits et comme nous les verrons encore dans les œuvres diaboliques et sataniques de Breughel le Vieux, continuant les traditions de Jérôme Bosch.

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 10 i.

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CHAPITRE V.

La littérature française et son influence sur les

o

miniaturistes satiriques.

Influence de la civilisation française sur l'art flamand. Les fabliaux français sati¬ riques. La satire de la femme. Le sire Hains et dame Anieuse. Le combat pour la culotte. Succès général de ces satires. Le Decrelum Gratiani (Gand). Les sculptures flamandes des stalles dans les cathédrales françaises. Les poutres sculptées à Damme. Le petit Psautier de Bruxelles. La petite Bible (British muséum). Les vers Moreaux (Bruxelles). Le moine couveur Le moine scul¬ pteur (British Muséum). Les Bestiaires. Philippe de Taon. Signification symbolique des animaux dans les manuscrits. Liber Floridus (Gand). Anciennes représentations des Sirènes. Leur signification Le Bestiaire de Strasbourg. Le miroir du monde. Le manuscrit de l’Apocalypse (British Muséum). Le Bestiaire de l'évêché de Gand.

Jusqu’au XIIIe siècle, l’influence de la civilisation française fut considérable dans nos contrées. La France, par ses brillants sculpteurs gothiques, comme par ses poètes, avait été jusqu’alors le grand foyer de lumière vers lequel s’orientèrent les artistes de tous les pays. Ses mœurs, son art, ses idées, son genre satirique même vinrent s’implanter profondément chez nous et, comme le fit la langue française elle-même, se juxta¬ posèrent à notre civilisation et à notre langue propre.

On serait tenté de croire que la poésie française, s’adressant surtout à la partie la plus instruite de notre pays, sachant seule le français, fut exclusivement d’un genre relevé et ne célébrait que les hauts faits des chevaliers ou l’honneur de leurs dames.

Nous voyons, au contraire, que nombre de contes ou de fabliaux satiriques, importés par nos voisins méridionaux, eurent, quoique émaillés de farces grossières et de détails grivois, autant de succès dans les châteaux de nos patriciens, que leurs traductions flamandes dans les maisons des artisans ou dans les chaumières de nos campagnes.

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Les contes et les fabliaux français qui remontent aux origines mêmes de cette nation f, eurent une influence incon¬ testable sur nos artistes satiriques flamands, et ils formèrent un fonds puisèrent avant eux nombre de nos miniaturistes.

Les fabliaux avaient d’ailleurs toutes les qualités requises pour être appréciés par les habitants de la Belgique actuelle. Ils y rencontraient, avec une intelligence réelle de la vie cou¬ rante et familière, un bon sens frondeur, une ironie sou¬ vent maligne et surtout cette tendance à la parodie et à la satire que nous avons signalée déjà comme inhérente à notre race.

M. Petit de Julleville 1 2 dit à juste titre que la satire fut la raison d’être des fabliaux, quoique cependant leur portée satirique ait été exagérée. Dans les Miroirs et les Ymaiges du monde , l’on réunissait un ensemble de ces contes railleurs, nous voyons toutes les classes de la société tour à tour bafouées. Comme le firent nos miniaturistes satiriques, les maîtres drôles, et plus spécialement Breughel le Vieux dans certaines de ses estampes, les trouvères français daubent indifféremment les grands seigneurs, les bourgeois, les moines et les vilains. L’école artésienne a des poètes d’un esprit bien proche de celui de nos Flamands. Comme eux, ils avaient pour idéal le pays de Cocagne, dont nous verrons Breughel faire une satire mordante à l’adresse de ses contem¬ porains. Leurs trouvères chantèrent maintes fois ce pays charmant « plus on dort, plus on gagne; l’on mange et boit à planté, et les femmes sont d’autant plus agréables qu’elles ont moins de vertus. Mal faits pour le rêve comme pour la colère, reposés dans un optimisme de gens satisfaits 3 », ils se passionnaient plus que de raison, comme le firent nos Flamands de la fin du moyen âge, pour leurs petites querelles municipales et leurs jalousies de métiers.

1 Petit de Julleville, Histoire de la littérature française, t. II, p. 60.

2 Id., ibid ., p. 85.

5 Id., ibid. Voir : Les Fabliaux, pp. 57 à 102.

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Dans leurs contes tantôt chevaleresques, tantôt grivois, la femme n’est pas épargnée. On y voit souvent percer une sorte de colère méprisante qui dépasse singulièrement les données ordinaires de ces contes. 11 ne s’agit plus de ce fonds de rancune que l’homme a toujours eu contre la femme, mais d’un dogme bien défini, profondément enraciné, qui, d’après M. Joseph Bidier *, peut s’énoncer ainsi : « Les femmes sont des êtres inférieurs et malfaisants, seul un régime de terreur peut les mater » (comme nous le montrent les fabliaux du sire Bain et de dame Anieuse; le vilain mère, la male dame); et encore, les coups ne suffisent pas, car leurs vices sont vices de nature. Elles sont essentiellement perverses, contredi¬ santes, obstinées, lâches; elles sont hardies au mal, capables de vengeances froides, elles s’exposent elles-mêmes au besoin, comme on le voit dans les contes des deux changeurs et de la dame qui se vengea du chevalier . Elles sont curieuses du crime, affolées par le besoin de jouir, comme la hideuse Matrone d’Éphèse du XIIIe siècle, le pêcheur du Pont-sur- Seine, Lefebvre de Crecil, le vallet aux douze femmes, la femme qui servait cent chevaliers1 2.

Comme le dit fort bien le même auteur, ces fabliaux s’appa¬ rentent à l’épopée animale du Renard, car, dans presque tous, on trouve les mêmes satires hostiles, dirigées contre les prêtres et les moines, composées par des auteurs pourtant dévots.

Le fabliau d’Estourmi et celui de sire Hains et dame Anieuse se rapportent à un sujet que Breughel le Vieux traita avec beaucoup de complaisance, je veux dire la lutte pour la culotte, symbole de la suprématie dans les ménages.

Dame Anieuse (ancienne forme française du mot ennuyeuse) était une femme méchante et acariâtre, tourmentant à tout propos son mari, à qui elle jouait les tours les plus pendables. De guerre lasse, sire Hains propose à sa moitié de vider le différend d’une façon nouvelle : « De grand matin, dit-il,

1 Joseph Bidier, Les Fabliaux , p. 90.

2 Petit de Julleville, Histoire de la littérature française.

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j’ôterai ma culotte et la déposerai au milieu de la cour; celui qui saura s’en emparer commandera dans la maison. »

Le matinet, sans contredire,

Voudrai mes braies des chaucier,

Et enmi nostre cort couchier;

Et qui conquerre les porra,

Par bone reson monsterra Qu’il ert sire ou dame du nostre i.

Dame Anieuse accepte avec empressement le combat, et chacun se prépare à la lutte. Toutes les dispositions ayant été prises, deux voisins, l’ami Symon et dame Aussais, sont appelés en qualité de témoins, et l’objet de la lutte, la culotte, est placé sur le pavé de la cour. La bataille commence par quelques légères satires des formalités préliminaires des com¬ bats judiciaires. Le premier coup fut porté par la dame; elle était si impatiente de commencer la lutte, qu’elle frappe son

Fig. 98.

mari avant d’attendre le signal. Bien entendu, les langues, pendant tous ces préparatifs, ne restent pas inactives et surtout celle de la combattante. Elles redoublent leurs efforts pendant la bataille. Profitant d’un moment son pauvre mari, étourdi d’un horion reçu en plein visage, essayait de reprendre haleine, les regards de dame Anieuse tombent sur l’objet du débat, et la voilà qui se précipite sur la culotte. Le danger ranime

1 Barbazan, Les Fabliaux , t. III, p. 383.

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l’ardeur de sire Hains, et du malheureux vêlement il ne serait rien resté si la fureur des deux époux ne le leur eut bientôt fait lâcher prise pour s’attaquer de plus belle.

Hains fiert sa famé enmi les denz Tel coup que la bouche de denz Li a toute remplie de sancz « Tiens ore » dist sir Hains « an,

Je cuit que je t’ai bien atainte.

Or t’ai je de deux colors tainte.

J’aurai les braies toutes voies. "

Néanmoins, dame Anieuse tient bon et rend coup pour coup; la lutte continue encore avec des chances diverses, jusqu’à ce qu’enfin, saisie par les cheveux et renversée dans un panier, se trouvant par fortune derrière elle, la mégère finit par avouer sa défaite. Le voisin Symon, arbitre du champ clos, proclame vainqueur le sire Hains, qui reprend triompha¬ lement possession de sa culotte avec les avantages y attachés.

Dame Anieuse n’a plus qu’à se soumettre; elle le fait loya¬ lement et de bonne grâce. Le poète assure même qu’elle se montra pour le reste de sa vie épouse obéissante et dévouée.

L’auteur, Hu ges Piaucelles, termine son fabliau en recom¬ mandant la leçon à tout homme affligé d’une femme acariâtre. Les maris du moyen âge prirent la recommandation fort à la lettre, et cela en dépit des lois édictées pour empêcher les mauvais traitements auxquels les femmes étaient trop souvent en butte.

La figure 98 constitue un sujet en tous points conforme à ce conte. C’est la reproduction d’une partie de Miséré des stalles en bois sculptées de la cathédrale de Rouen. On sait que ces stalles ont presque toutes été exécutées par nos huchiers et imagiers flamands ou brabançons, entre autres par Paul Mosselman, le plus connu d’entre eux, qui avait travaillé déjà dans le Berry et que M. de la Bordes1 croit

1 M. de la Bordes, Les ducs de Bourgogne, t. I, p. cxix.

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à Ypres 4 Hennequin d’Anvers, Guillon du Chastel, Flamand, et Laurens d’Ypres en Flandre (Laurens d’Ysbre Flament) y travaillèrent également. On remarquera qu’ici le mari, dans la chaleur de la lutte, a tiré son couteau, avec lequel il semble vouloir mettre en lambeaux l’objet du litige, plutôt que de s’en dessaisir.

Ce sujet, que nous voyons populaire chez nos imagiers flamands sculptant les stalles de la cathédrale de Rouen, eut le même succès en Allemagne, van Meckene, près d’un siècle avant Breughel, représenta le même sujet à plusieurs reprises. Le croquis (fig. 99), exécuté d’après une gravure très rare de cet artiste, datée de 1480, nous montre la femme victorieuse, enfilant d’une main la culotte, tandis que de l’autre, elle force à grands coups de quenouille son mari vaincu à filer à sa place.

Fig. 99.

Une illustration d’un manuscrit (Schwànke à Inspruck , 1456) consacre en un dessin satirique à la plume le triomphe de l’homme qui brandit victorieusement une grosse trique, tandis que sa femme, à genoux, semble implorer son pardon.

1 Jules Destrée, Étude sur la sculpture brabançonne au moyen âge. (Annales de la Société d’archéologie de Bruxelles, 1899, t. XIII, p. 299.) Paul Mosselman est considéré par de la Bordes, mais sans preuves, comme étant à Ypres. Nous penchons à le croire Brabançon. En tous cas, il a été inscrit dans la gilde des Imagiers de Bruxelles.

( 111 )

Le curieux Bestiaire de Strasbourg (com. du XIVe siècle) nous offre (fig. 100, 101 et 102) trois autres épisodes de cette éternelle lutte entre l’homme et la femme.

Fig. 100, 101 et 102.

Dans le premier groupe, la lutte en est arrivée à sa phase la plus animée, les deux adversaires se prennent littérale¬ ment aux cheveux. Quoique l’homme se soit en partie dépouillé de ses vêtements pour combattre plus à l’aise, on prévoit facilement l’issue de la rencontre, car la femme frappe avec un entrain qui semble devoir immanquablement lui assurer la victoire. Dans le second, l’homme, complètement nu, tient une grosse pierre qu’il soulève de sa main droite pour montrer ce que sa force a de redoutable, tandis que la femme, sans crainte, l’a saisi par les cheveux et paraît assurée de l’amener à merci.

Le troisième groupe représente l’homme à genoux ; il demande un pardon que son tyran féminin veut bien lui accorder d’un geste de clémence condescendante.

Ces images satiriques, comme les fabliaux qu’elles illustrent, nous montrent que la femme, malgré sa faiblesse physique, est d’ordinaire plus dangereuse qu’on ne le suppose, et que son influence surpasse celle qu’elle est sensée recevoir de l’homme i.

1 P. Cahier, Nouveaux mélanges d'archéologie, d'histoire et de littéra¬ ture sur le moyen âge. Paris, p. 161.

( 112 )

C’est le souvenir de ces querelles de ménage, donnant lieu à des satires souvent comiques, qui inspira aussi les auteurs des mystères nous avons vu l’antagonisme si humain entre les sexes se reproduire jusque dans les discussions intimes entre Marie et Joseph , aboutissant parfois aux échanges d’injures les plus inénarrables.

Les miniatures satiriques représentant des infortunes conju¬ gales, empruntées probablement à des contes ou fabliaux fran¬ çais, sont nombreuses. Le Decretum Gratiani du XIIIe siècle (manuscrits nos 20*1380 de la Bibliothèque de Gand), nous offre notamment un sujet nous voyons la femme adultère favoriser l’introduction de son amant dans la chambre conju¬ gale. On voit ce dernier s’approcher doucement de la couche de l’épouse infidèle, tandis que son mari, confiant, dort à ses côtés.

Un dessin conservé au cabinet des estampes de Berlin nous montre un groupe formé par une femme qui serre dans ses bras son mari tandis qu’elle tend la bouche à un galant qui se penche vers elle derrière le dos de son époux berné.

Les sujets inspirés par les fabliaux français ne sont pas moins nombreux dans les sculptures décorant les stalles de la cathédrale de Rouen; outre celui du Sire Hains et dame Anieuse, dont nous connaissons l’histoire, on y remarque le lai d' Arioste , ainsi qu’un défilé satirique des métiers et des corpo¬ rations U D’après M. Langlois, « chaque parclose était ornée d’une figure en ronde bosse, représentant des moines dans des attitudes grotesques et satiriques. Celles-ci furent abattues à coups de hache pour faire cesser les saillies qu’elles provo¬ quaient ».

Ces sculptures sont des plus intéressantes pour l’histoire du genre satirique flamand, parce qu’elles nous montrent le cycle des motifs populaires satiriques les plus familiers à nos ancêtres.

1 J. Destrée, Étude sur la sculpture brabançonne au moyen âge . (Annales de la Société d’archéologie de Bruxelles, 1899, t. XIII, p. 303.)

( 113 )

Dans l’étude de M. Destrée sur la sculpture brabançonne , nous voyons quatre reproductions de ce genre (p. 304) : l’une repré¬ sente un homme coiffé d’un énorme turban tenant une lance ; l’autre, deux moines attablés, dont l’un deux, tenant un broc énorme, incite l’autre à boire plus que de raison; puis un moine encapuchonné marchant à quatre pattes, tandis que plus loin deux jeunes diacres se disputent pour la possession d’un phylactère L

Des sculptures flamandes satiriques, exécutées dans les églises françaises et dont les moulages sont conservés au Musée de Kensigton (galerie d’architecture), représentent, entre autres sujets, deux femmes assises devant le feu de la cuisine bout une marmite. A en juger d’après leurs expressions et attitudes, il y a vive contestation, et l’objet de la discussion semble être un morceau de viande, que l’une d’elles porte sur un plat. La dame au plat se tient sur la défensive, prête à se servir d’une cuiller à pot contre son antagoniste qui brandit un soufflet 2.

Deux chapiteaux ayant la même provenance ont plutôt trait à la lutte entre les sexes, dont les péripéties variées semblaient spécialement intéresser nos ancêtres. Dans ces deux derniers cas, c’est la femme qui semble victorieuse.

Ces sculptures, en pays flamand, présentaient souvent les caractères d’une grivoiserie bien plus osée, comme nous en avons un exemple dans les poutres en bois sculpté de l’hôtel de ville de Damme, où, chose curieuse, nous voyons des sujets profanes juxtaposés à des personnages religieux :

« Au-dessous du roi David, voici un manant levant la queue d’une truie et examinant d’un air gouailleur l’orifice mis à découvert 3. A côté de la Vierge tenant l’Enfant Jésus et accom-

1 Tous ces sujets ainsi que les suivants semblent les illustrations de fabliaux ou contes alors en vogue en France et en pays flamand.

2 D’après M. Th. Wrigth, qui reproduit cette scène dans son livre cité plus haut, cette sculpture daterait de 1342.

5 H. Fierens-Gevaert, Psychologie d’une ville. Essai sur Bruges. Paris,

1901, p. 118.

Tome LXII.

8

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pagné de deux archanges musiciens, un fils légitime d’Uylen- spiegel défait sans vergogne ses chausses et s’apprête à verser sur la tête des visiteurs un hommage à sa façon L La troisième poutre nous montre un prophète aux pieds duquel une femme nue se prépare à prendre un bain 2. Nos ancêtres, bien entendu, n’attachaient aucune idée indécente à ces drôleries natura¬ listes... »

Le petit Psantie?\ dit de Gui de Dampierre, de la librairie de Bourgogne (Bibliothèque royale de Bruxelles), contient, dans ses amusants encadrements de pages, l’illustration probable de plus d’un conte ou fabliau d’origine française. Parmi les plus curieux, il faut citer celui du moine couveur, dont le texte ne nous est pas parvenu.

Nous y voyons (fol. 120) un religieux, reconnaissable à son froc brun et à sa capuche, couver consciencieusement des œufs, qui se trouvent empilés en grand nombre dans une cuvelle qui lui sert de nid. Il en soulève un et semble, par une mimique compréhensible de tous, vouloir indiquer que celui- ci n’est pas frais.

Ce conte ou fabliau dut avoir un grand succès en pays flamand, car le British Muséum (Département des manuscrits) possède une Bible écrite en Flandre, datant du commencement du XIVe siècle, nous trouvons un sujet analogue.

aussi, nous voyons un moine couver des œufs; le geste est à peu près analogue. Mais dans la version du manuscrit flamand de Londres, le moine couveur semble vouloir activer l’éclosion de l’œuf en le rapprochant des effluves brûlantes qui

1 Ayant eu l’occasion de revoir récemment ces poutres à Damme, j’ai pu constater que le sujet satirique est plus complet que le ferait supposer la description trop sommaire de l’auteur. La scène représente un tribu¬ nal, une femme accuse son mari de certain défaut physique. Celui-ci répond d’une façon toute flamande en abaissant ses chausses et en pré¬ sentant au juge les pièces du procès.

2 La femme se trouve au bain . avec un compagnon, conformément aux usages du temps.

( 115 )

émanent d’une face diabolique, rayonnante comme un soleil dans le cieH.

La physionomie du moine présente une expression de malice grivoise, que l’on observe également dans la composition sati¬ rique du manuscrit de la Bibliothèque royale de Bruxelles. Peut-être les deux miniatures se complètent-elles, et nous donnent-elles la moralité du conte ou fabliau, c’est-à-dire que tout ce qui vient du diable est mauvais, que même les rayons émanant de sa face sont nuisibles et corrompent ce que l’on met en leur contact.

Le manuscrit 10,43o, peint à Cambrai (fin du XIIIe siècle), appartenant à la Bibliothèque nationale de Paris (fonds latin), contient (folio 126, verso) un sujet analogue. Un homme couve des œufs dans une cuvelle, et un autre regarde par transpa¬ rence un œuf frais pris dans un second nid momentanément abandonné.

Deux illustrations d’un manuscrit français (de 1320), enlu¬ miné par un artiste flamand (British Muséum, dep. of mss. 2, B, VII), se rapportent à deux autres contes ou fabliaux, dont le texte nous est connu. C’est l’histoire d’un jeune moine qui cumulait les fonctions de sacristain et de directeur des travaux d’art qui s’exécutaient alors dans son monastère. Un jour, en voyant représenter par des artistes nomades, sur une muraille de son couvent, l’enfer et le paradis, il fut pris du

1 Voici la description qu’en fait M. E. Maunde Thompson, directeur en chef du Musée Britannique : « A monk is seated in a nest on a fui number of eggs, from which are evidently destined to merge the Devils’ brood, monks like himself; and to hasten the operation he has picked up on of the eggs, and holds it aloft to receive the full warmth of the fiery rays which are given out from a fiend’s face above, as from the sun. Nothing could be more humourous than the leer on the face, and the posture of this setting monk. The drawing occurs in the margin of a leaf of a Bible, written in Flanders early in the fourteenth century. ( The grotesque and humourous in illustration in the middle-ages .) Bibliographica, part VII. (Paternoster House-Charing Cross road). London, réédité en 1901, pp. 321-322.

( 116 )

désir de les imiter. Son premier essai fut merveilleux, car il représenta un diable si laid, que personne ne pouvait le regarder sans effroi.

Tant qu’un deable a fere emprist;

Si i mist sa poine et sa cure,

Que la forme fu si obscure Et si laide, que cil doutast Que entre dues oilz esgardast *.

Encouragé par ce premier succès, notre moine continua jusqu’au bout son travail. Jamais portrait du diable n’avait été si ressemblant :

Si horrible fu et si lez,

Que tretous cels que le veaient Sur leur serement atermoient C’onques mes si laide figure,

Ne en taille ne en peinture,

N’avoient à nul jour veue,

Que si eust laide véue,

Ne Déable miex contrefet Que cil moine leur avait feî1 2.

Le démon se trouva offensé, et la nuit suivante s’étant montré au sacristain, il lui reprocha d’avoir exagéré sa laideur. Il lui enjoignit, sous peine de châtiment, de briser la sculpture et d’en faire une autre il serait représenté avec une physio¬ nomie et une tournure plus sympathiques.

Bien que l’apparition se fût renouvelée trois fois, le pieux moine, loin de lui obéir, fit d’autres portraits du démon encore plus laids que le premier. Pour s’en venger, le diable s’en vint un jour à l’improviste et brisa l’échelle sur laquelle le moine était monté pour travailler. Le pauvre sculpteur eût été tué sans aucun doute si la Vierge, à laquelle il était très dévot, ne lui était venue à l’aide en le saisissant par la main.

1 Fabliau de Méon, t. II, p. 414.

2 Idem.

( 117 )

C’est ce dénouement qui est représenté dans le manuscrit cité plus haut L On doit noter dans les physionomies des deux démons mis en scène cette expression de joyeuse humeur que nous avons remarquée déjà chez la plupart des êtres infernaux représentés au moyen âge.

D’après une autre version du même fabliau, l’esprit du mal s’y prit autrement. A force de ruses, il parvint , à rendre le malheureux moine amoureux fou d’une « honeste » dame du voisinage. Les deux amants complotèrent, non seulement de fuir ensemble, mais aussi d’emporter le trésor de l’abbaye, qui était à la garde du sacristain. Découvert et arrêté dans sa fuite, encore nanti du corps du délit, le trésorier infidèle fut jeté en prison. le diable lui apparut et lui promit de le délivrer de tous ses embarras, à la simple condition qu’il briserait sa hideuse statue et en ferait une autre le représen¬ tant, lui le démon, sous des traits séduisants.

Trop heureux d’en être quitte à si bon marché, le prisonnier s’empressa d’accepter la proposition, et le diable prit la place du sacristain, tandis que celui-ci, regagnant sa cellule, alla se coucher comme si rien n’était.

Quand, le lendemain, les autres moines le trouvèrent dans son lit et l’entendirent décliner toute connaissance du vol ou de l’emprisonnement, ils coururent à la prison et y trouvèrent le diable enchaîné, qui, après quelques échantillons de son humeur turbulente, rompit ses liens, laissant les moines convaincus que toute cette aventure était une machination du démon. Le moine sculpteur, fidèle à sa promesse, fit un nouveau diable, qui cette fois n’eut plus rien de repoussant.

Une autre histoire, très populaire dans les anciennes chro¬ niques, c’est celle du moine de Saint-Ouen, qui eut une aventure d’amour à peu près analogue. Lui aussi était sacris¬ tain, et il profitait des facilités que lui donnait sa position pour se rendre tous les soirs auprès de sa maîtresse. Il devait

1 Cette miniature est reproduite dans l’histoire de la caricature de Th. Wright, p. 64.

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traverser un pont jeté sur la petite rivière de Robec, qui se trouvait sur son chemin. Une nuit les démons, qui l’avaient guetté dans son excursion coupable, l’atteignirent sur le pont et le jetèrent à l’eau. Un diable s’empara de l’âme du noyé, et il l’aurait certainement emportée si un ange n’était venu la réclamer en raison de ses bonnes actions. Ua dispute prit une telle importance, que le duc Richard (sans Peur), dont la piété égalait le courage, fut appelé pour trancher le différend.

Une miniature du British Muséum 4 représente les deux démons jetant sans cérémonie le moine coupable dans la rivière. U’un d’eux semble rire en voyant les jambes nues du religieux, découvertes par sa chute.

Ues vers moraux, manuscrit 9,411 du catalogue de la Bibliothèque royale de Bruxelles, contiennent une grande quantité de fabliaux illustrés par des artistes flamands (XIIIe siècle) (fig. 115).

Ua miniature de la figure 103 représente l’épisode final du conte del unicorne et ciel serpent 1 2.

L’homme, réfugié sur un arbre, voit celui-ci rongé à la base par des carnassiers, puis renversé par la licorne qui le fait tomber dans l’enfer, dont nous voyons la gueule, largement ouverte, disposée pour le recevoir 3.

Ce même sujet est traité dans une miniature analogue, dans le manuscrit 7,208 de la Bibliothèque nationale de Paris.

Ues encadrements et bas de pages du même manuscrit (. les vers moraux ), 9,411, fourmillent de sujets satiriques

1 Ces deux compositions se trouvent également reproduites dans l’ouvrage de Thomas Wright, Histoire de la caricature et du gro¬ tesque, etc., pp. 65 et 66. La seconde est aussi citée dans le Catalogue of prints and drawings in the British Muséum. D. I. Satires, vol. I, par G.-W. Reid, p. 2.

2 Ce fabliau se trouve dans le Nouveau recueil, etc., de Jubinal.

5 Le conte del unicorne et del serpent se trouve également dans le Miracle de Notre-Dame , manuscrit 9229 de la Bibliothèque royale de Bruxelles.

( 119 )

et plaisants, représentant des satires ou parodies assez anodines des jongleurs et ménestrels. Un de ceux-ci tient une épée en équilibre sur son menton, folio 138, de li conte de VAver , et un autre racle à l’aide d’un râteau champêtre un semblant de violon, dans li conte du Pélican , folio 114. C’est à ce dernier fabliau que se rattache une miniature satirique nous

voyons un homme, un paysan, brandir une hache pour pour¬ fendre un limaçon à tête diabolique, qui semble le regarder d’une façon ironique. La figure suivante, non moins satirique, met en scène, dans li conte de Héraus, le diable avec son insé¬ parable crochet, qui s’empare d’un méchant malgré tous les efforts faits pour lui échapper L

1 Ces derniers contes ne se trouvent pas dans l’ouvrage de Jubinal.

( 120 )

Le manuscrit de Cambrai, déjà cité plus haut, de la Biblio¬ thèque nationale de Paris, 10,435 (fonds latin), présente une particularité des plus curieuses. Les scènes satiriques, ou petits tableaux vivants, illustrant les encadrements des pages, se rapportent pour la plupart à des personnalités connues par l’artiste, dont une inscription à l’encre rouge indique ordinairement le nom.

Ainsi nous voyons me dame de Talincourt faire un geste de pudeur alarmée à la vue d’un cavalier entreprenant, l’implo¬ rant à genoux. Des groupes à peu près semblables se ren¬ contrent fréquemment; celui du folio 60 (verso) s’applique à medemisele de Bailloel; celui du folio 61 v°, à medemisele de Baisselnest; au folio 115, nous voyons en plus de son nom demisele de Bironcourt accompagnée de ses armoiries. Des scènes analogues, les personnages sont également recon¬ naissables par leurs armoiries, nous montrent d’autres dames peu cruelles, recevant à bras ouverts leurs galants.

La miniature du folio 39 est d’une satire plus gracieuse; nous y voyons demisele de Chingnole et Agnès sa sœur, quoique déjà grandes, s’amuser naïvement avec des jouets.

La satire didactique, fort en faveur chez nos poètes flamands à partir du XIIIe siècle, et dont nous trouverons la continuation dans les œuvres moralisatrices de nos grands artistes satiriques du XVe et du XVIe siècle, fut pratiquée bien avant cette époque par les artistes et les littérateurs français.

Déjà au commencement du XIIe siècle, Philippe de Thaon (ou de Thaum) écrivit en Angleterre, en se servant de la langue française, le Comput et un Bestiaire dédié à la reine Aelis de Louvain, qui avait épousé Henri Ier, en 1125. Ce Bestiaire ou traité de zoologie symbolique, parfois satirique, mérite d’être noté, parce qu’il nous permet de déterminer la portée exacte qu’avaient au moyen âge divers animaux et figures fantaisistes, que nous retrouvons dans les nombreuses compositions sati¬ riques dont nos manuscrits sont émaillés.

Au texte de ce Bestiaire étaient jointes des miniatures expli¬ catives. On y voyait, par exemple, un lion dévorant un âne.

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Philippe de Thaon nous apprend que le lion, qui a le col énorme et le reste du corps plus petit et plus faible, représente Jhesu le fil-z de Marie. Le train de devant c’est la divinité, le train de derrière « mult gredle » représente l’humanité. Quant à l’âne, c’est l’image satirique des juifs.

Et par l’asne entendum Judeus par grant raisun *.

Après le lion, on voyait le Monoceros ou la licorne, qui a la forme d’un bouc et porte une seule corne sur le front. Nous savons comment, par ruse, on captivait cet animal précieux.

Thaon nous dit :

La met une pucelle Hors de sein sa mamelle Et par odurement Monosceros la sent 2.

Dès qu’elle aperçoit la jeune fille, la licorne se laisse prendre sans opposer de résistance.

« L’unicorne c’est Dieu, la pucelle Sainte-Marie et la mamelle

r

la Sainte-Eglise. »

Chez la plupart des animaux d’ailleurs, l’auteur voit Dieu ou le diable. Le crocodile c’est le démon, et sa gueule ouverte l’entrée de l’enfer. Nous avons vu déjà dans les mystères et dans les manuscrits l’entrée du séjour infernal figurée ainsi par une large gueule menaçante. Philippe de Thaon nous apprend que

Cocodrille signefie

Diable en ceste vie

Quand busche uverte dort

Dune mustre (montre) enfern e mort 5.

1 Petit de Julleville, Histoire de la littérature française. La littéra¬ ture didactique, par Arthur Piaget, t. II, p. 168.

- Id., ibid.

5 Id., ibid.

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Le crocodile « du Nyl », dont on trouve des images si curieuses dans le Liber Floridus de la Bibliothèque gantoise (commencement du XIIe siècle), nous montre que les savants et les artistes du temps s’en faisaient l’idée la plus étrange, car nous le voyons, dans une miniature, gratifié d’une tête ressem¬ blant à celle du lion.

Philippe de Thaon cite l’allégorie de la « Seraine » f, dont on voit des figurations si nombreuses dans nos manuscrits pri¬ mitifs comme dans les compositions satiriques et fantastiques de nos maîtres « drôles » du XVe et du XVIe siècle.

La « Seraine », explique-t-il, a la faiture d’une femme, les pieds d’un faucon, la queue d’un poisson; elle pleure par le beau temps, mais chante dans la tempête. Les nautoniers qui l’entendent mettent, à sa voix, tout en oubli.

Les sirènes représentent les richesses terrestres ; la mer c’est le monde, la nef le corps de l’homme, le nautonier l’âme.

Comme le chant des sirènes, les richesses pervertissent l’âme, la font « en péché dormir » et la conduisent à sa perte éternelle. Les sirènes saisissent les nautoniers avec leurs griffes de faucon, comme les richesses s’emparent du cœur de l’homme qu’elles ne lâchent plus.

L’homme riche opprime le pauvre; il est la cause de tueries et de ruines; alors, comme pendant la tempête, les sirènes chantent ; mais si l’homme riche méprise les trésors terrestres et les répand au nom de Dieu, la sirène se lamente et pleure comme « en bel temps ».

Déjà, dans un manuscrit franc du VIIe siècle (n° 168 de la Bibliothèque nationale de Paris, fonds latin de Saint-Germain se trouve une sirène d’un art barbare, ne présentant aucune trace des traditions antiques 1 2.

1 Petit de Julleville, Histoire de la littérature française. Le genre didactique, Arthur Piaget, t. II, p. 169.

2 Elle rappelle notamment les figures étranges que l’on rencontre dans les boucles de ceintures et bijoux francs recueillis dans notre pays à l’époque franque (Ve et VIe siècles).

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Une autre figure de sirène des plus curieuses se trouve dans le manuscrit gantois V Imper atoris jastiniani Institutiones, déjà plusieurs fois cité. Conformément à la légende des Bestiaires , elle est représentée « pleurant et se lamentant par le bel temps ». Le pied de griffon de la « Seraine » est levé, prêt à s’accrocher à l’homme faible. Le miniaturiste lui a ajouté des ailes et un pied de cheval ou de licorne, ce qui la rend plus dangereuse encore, lui permettant de cette façon de tenter l’âme humaine à la fois dans les airs, sur la terre et dans les flots.

Les représentations de sirènes dans le petit psautier de Bruxelles sont très nombreuses : on en voit de toutes façons, notamment avec et sans leurs « siréneaux ».

Fig. 104 et lOo.

Le Bestiaire de Strasbourg décrit par le P. Cahier 1 nous montre un groupe formé par un homme chevauchant un lion qui décoche une flèche vers une sirène portant dans ses bras un ce sireneau ». L’auteur croit y reconnaître le symbole de la tentation repoussée par l’homme fort qui, sans hésiter, court sus au péché avec la certitude de le vaincre 2.

Dans l’espèce de sirène ailée, portant la lance en arrêt contre un moine à croupe de quadrupède, nous voyons la lutte

1 P. Cahier, Nouveaux mélanges d'archéologie et de littérature sur le moyen âge. Paris, 1874, p. 159.

2 Ce Bestiaire sculpté forme une frise ornant les murs de la cathédrale de Strasbourg. Sculpture présentant, selon moi, les caractères des œuvres de nos statutaires du Tournaisis ou de la Flandre.

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tourner au désavantage de l’homme, qui se défend au lieu d’attaquer le mal. La figure presque bestiale du moine guer¬ rier nous montre « qu’il en est arrivé au moment la passion sollicite son cœur et qu’il ne se met en garde que par manière d’acquit de conscience », faisant prévoir ainsi sa perte certaine.

La femme folle de son corps (baladine, chanteuse ou danseuse publique), est sans doute visée par les groupes des figures 104 et lOo représentant des sirènes chantant ou jouant de divers instruments. Nous avons vu déjà que les prédicateurs et les canonistes du moyen âge n’épargnaient pas les anathèmes aux jongleurs considérés comme suppôts de Satan. La présence de jolies jongleresses, dépourvues de préjugés, parmi les troupes ambulantes d’histrions, était considérée comme un danger encore plus grand pour la moralité publique. Leurs poses lascives et leurs chants grivois excitaient aux plaisirs des sens; « ils réunissaient, pour le regard comme pour l'ouïe, tout ce qui peut enflammer la luxure, n’oubliant rien de ce qui peut exciter le vice », disait, dès le XIIe siècle, Jean de Salisbury. On les voit, dans le Bestiaire de Strasbourg, représentées avec le corps séduisant des sirènes, tandis que leurs pattes de griffon ou de porc disent clairement leurs vices et le danger de leurs

Fig. -106.

approches. Elles accompagnent leurs chants en jouant de divers instruments de musique, ajoutant ainsi battrait de l’art à leur beauté funeste qu’elles tiennent du démon.

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La figure 106 semble également inspirée par les objurgations de Jean de Salisbury ainsi que par celles de nos évêques, qui ne furent pas moins empressés à défendre à leurs ouailles les représentations si courues des histrions.

Ce groupe, tiré d’un bas de page du manuscrit 103 de la Bibliothèque communale de Cambrai, est une satire dirigée contre les descendants des mîmes leur public n’est pas épargné. Le joueur de cornemuse, symbolisant l'histrion, est représenté maigre et long, les cheveux ébouriffés, et il souffle de toutes ses forces dans son instrument. On voit ses joues violemment gonflées; son corps se termine en forme de bête aux pieds fendus, comme ceux du démon. Le public est satiri¬ quement figuré par un animal à deux pattes qui écoute reli¬ gieusement et dont la stupidité béate se lit fort bien sur la physionomie.

Dans les reproductions suivantes (fig. 107 et 108), sirènes et centaures sont aux prises. L’artiste a représenté d’un côté la séduction et de l’autre côté la force brutale, la première voulant subjuguer l’homme fort et bien armé représenté par un cen¬ taure. Philippe de Thaon, dans sa description de l’écliptique, parle ainsi du centaure qu’il ne considère pas comme un être fabuleux :

E ceeo dit nostre armaire Que Des fit sagitaires,

Ke humaine figure Ad tresque à la ceinture;

Cheval est de derère Un arc tant arrere (sic).

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Les écrivains ecclésiastiques voient communément dans le centaure l’humanité animale, c’est-à-dire l’homme se laissant conduire par ses passions indomptées. Giotto, peignant à Assise l’obéissance de saint François, place à la gauche du saint un centaure qui semble prêt à se cabrer à la pensée du sacrifice de sa volonté abandonnée à Dieu. Dans le second des deux groupes (fig. 108), le centaure, plein de force pour com¬ battre une autre force physique, comme celle du lion, se trouve, dans le groupe qui le précède, farble et se défendant mollement quand il s’agit de la séduction morale, représentée par une sirène désarmée, tenant un bouclier.

Plus loin nous voyons, d’après notre naturaliste ancien, le hérisson qui se rend à la vigne et se roule

« rond com pelote »

sur les raisins pour les emporter embrochés sur ses piquants à ses petits ; ici encore c’est le diable qui porte en enfer les âmes des hommes qu’il a su prendre.

Le pélican n’est pas oublié :

Cest oisel signefie Le fiz santé Marie E nus si oisel sûmes En facture de humes Le sûmes relevé De mort rescucité Par le sanc precius Que Des laissa per nus.

Comme on peut le voir, chaque figure ou animal enlacé dans les enroulements des lettrines ou les marges des manuscrits avait sa signification propre, symbolique ou satirique.

Les vices et les vertus qui inspirèrent Bosch, Breughel et les miniaturistes du moyen âge, jouent un rôle important dans toute la littérature française; Brunet Latin ou Latini a con¬ sacré tout le second livre de son Trésor à disserter sur les vices et les vertus. Un important ouvrage sur le même sujet, la Somme des vices et des vertus , fut complété en 1279 par un

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dominicain, frère Lorens. Cette compilation porte les titres suivants : Miroir du monde , Somme Lorens, Somme le Roi ou enfin Li livres royaux des vices et des vertus. Comme dans les bestiaires, on y trouve des « ymages » qui sont identiques dans la plupart de ces manuscrits.

L’auteur y décrit la fameuse bête de l’Apocalypse au corps de léopard, à la gueule de lion, aux pattes d’ours, qui avait « sept chefs et dix cornes ». Il montre comment et pourquoi cette bête est le diable. Chacune des sept têtes signifie un des sept péchés capitaux. La miniature représentant la bête de r Apocalypse est conservée, chose curieuse, même dans les manuscrits qui ont abandonné cette figuration pour adopter celle de Y Arbre de vie qui a pour racine Amour, comme l’arbre de Mort Convoitise.

Une miniature très intéressante qui se trouve dans un manuscrit de Y Apocalypse datant de 1330, conservé au Musée Britannique t, représente un combat terrible entre le dragon rouge de l’Evangile et les partisans de la foi, ces derniers équipés en guerre comme l’étaient les soldats de l’époque. Ils attaquent hardiment la bête terrible, l’un avec une lance, l’autre avec une hache de combat; un troisième brandit une lourde épée tout en se couvrant d’un bouclier armorié. Un autre encore lui décoche les traits de son arbalète, qui se fichent jusqu’aux pennes dans son corps et même dans l’une des sept gueules. La physionomie amusée des combattants prouve qu’ils s’acquittent avec un certain plaisir de cette besogne et que l’artiste, auteur de cette miniature, qui a ajouté à ce dragon aux sept têtes une huitième au bout de la queue, a considéré lui-même ce sujet comme ayant un caractère comique et satirique. Le démon, pour lequel tout le moyen âge professa une crainte réelle, n’excluait pas, comme nous l’avons vu plus haut, le désir d’en rire et d’en faire ressortir les côtés grotesques et amusants.

La bête image du péché et de la perte éternelle n’est pas

1 Maunde Thompson, Bibliographica, t. Il, p. 9, et t. VII, p. 329.

( 128 )

toujours représentée sous les formes du vieux serpent symbo¬ lique ou du dragon ailé. La figure 109 représente l’homme nu et sans défense en lutte contre le péché figuré par deux énormes carnassiers qui font surpris. L’un d’eux tient dans sa gueule une partie de son bras droit, tandis que l’autre, qu’il a momentanément détourné de lui à l’aide de son bras gauche, semble se rire des vains efforts qu’il fait pour échapper au sort fatal qui l’attend. Ce groupe est encore emprunté au Bestiaire de Strasbourg , qui nous a donné déjà tant de sujets curieux et intéressants pour l’explication du genre satirique flamand tel que le comprirent nos miniaturistes et nos pein¬ tres primitifs jusqu’à l’époque de la renaissance.

Fig. 109.

La bibliothèque de la ville et de l’Université de Gand possède dans son précieux Liber Floridus. manuscrit du XIIe siècle, dont nous avons donné déjà plusieurs reproduc¬ tions, une partie consacrée à un Bestiaire. Le chapitre intitulé : Des dragons, des serpents et des couleuvres t, est surtout curieux, car on y trouve un dragon des plus étranges, dont la physionomie ironique présente un aspect vraiment satirique. Le griffon ailé est compris dans le chapitre consa¬ cré aux oiseaux. Les proportions énormes de l’animal repré¬ senté ont été rendues sensibles, car il tient dans ses serres et son bec un homme nu, dont il semble vouloir faire une seule bouchée.

1 De Dragone et serpentibus et colubris.

( 129 )

Quoique ne présentant pas toujours des côtés satiriques sensibles, les images des Bestiaires au moyen âge consti¬ tuèrent des réserves immenses, puisèrent incontestablement nos artistes drôles du XVe et du XVIe siècle pour l’exécution de leurs sujets de diableries et leurs tentations de saint Antoine.

Fig. 110.

Un Bestiaire peu connu, conservé aux archives de l’Évêché de Gand (XVe siècle), renferme une quantité incroyable de bêtes étranges, à l’existence desquelles on croyait si fermement à cette époque. Nous y voyons le Polipo (fig. 110) ayant le corps d’une femme de couleur glauque, et la queue d’un énorme poisson moucheté; ce monstre a saisi un homme qu’il se met en devoir de manger vivant, et cela malgré ses pleurs et ses

Tome LXIL

9

( 130 )

contorsions; le Coruleo (fi g. 111) a le visage d’un homme à l’expression effrayante et le corps d’un marsouin avec deux pattes articulées comme celles d’un homard; le dragon marin,

Dracone maris (fig. 112), a la tête d’un poisson et le corps d’un lézard couvert d’écailles avec deux pattes de griffon; son dos

est couvert d’épines acérées; le Bytirone (fig. 113) est plus étrange encore : c’est une espèce de poisson couvert d’écailles, aux pinces de homard, dont la tête ressemble, à s’y mépren¬ dre, à celle d’un soldat couvert du haume, posé sur une cotte de mailles. Cet animal fantastique serre contre lui, à l’aide d’une de ses pattes, un bouclier sur lequel on distingue comme meuble les vagues de la mer. Un autre monstre marin porte une tête de moine.

( 131 )

Les diverses variétés de sirènes ne sont pas oubliées dans ce curieux recueil, dont la faune fantaisiste semble inspirée des anciens. On sait en effet comment Oppien, dans ses fables de La Chasse et la Pêche , parle d’étrange façon de divers ani¬ maux. « Souvent, dit-il, l’hymen rapproche les loups et les cruelles panthères, et de leur union naît la race des thons vigoureux... Les panthères étaient autrefois des femmes char¬ mantes... La girafe est formée par l’union de la même pan¬ thère (autrefois femme charmante) et du chameau (!).

Fig. 113.

» L’autruche est le produit du chameau et du passereau...

» Une particularité surprenante que j’ai apprise, nous dit encore Oppien, c’est que les hyènes à robe rayée changent de sexe tous les ans U »

On pourrait continuer ainsi pendant longtemps les citations du savant grec, dont les enseignements merveilleux contri¬ buèrent peut-être, eux aussi, à la genèse de ces animaux fabuleux du moyen âge, que Bosch et Breughel le Vieux trans¬ portèrent des Bestiaires dans leurs compositions satiriques picturales, d’un caractère si réellement flamand.

1 Levèque, La 'peinture monumentale. (Féd. artistique, 1901, p. 231.)

( 132 )

CHAPITRE VI.

Notre littérature nationale thioise et française.

o

Le Dietsche catoen, réaction populaire contre les romans de chevalerie d’origine française. Les œuvres de Maerlant, considérées comme un miroir de la civili¬ sation flamande au XIIIe siècle. Thv 1 Uylenspiegel. La lutte des classes. Les satires des seigneurs et de la chevalerie. Le manuscrit de Saint-Omer. Le Petit psautier de Gui de Dampierre lmperatoris justiniani Institutiones. Le Psautier de Luttrel. La vie intime des moines au XIIIe siècle. Le manu¬ scrit 22. lmperatoris, etc. Leurs défauts et leurs vices. Exemples donnés par les évêques. Satires des évêques. Le Livre des heures d’Ypres. Les manuscrits du British Muséum : le psautier flamand, la Bible, le Livre d’heures de Maestricht et le Psautier de la reine Marie. Les évêques aux tournois et jugements de Dieu Le Decrelum Gratiani. Le luxe général, celui des femmes, leurs satires. Le Manuscrit cotto nero civ. Les métiers. Les œuvres littéraires de Boendael. La lutte des classes au XIVe siècle. L’arbre des batailles. Le Livre des Keures de la draperie d’Ypres. Les paysans. Le vieil rentier d’Audenarde. Les fictions littéraires nationales. Le voyage de saint Brandaen. Le Livre des merveilles de Mandeville. Les dragons, centaures, griffons, etc. Le Trésor de Brunetto Latini. Le manuscrit 414 de Bruges. Le Bestiaire de l'évêché de Gand. Les sculptures d’Ellora.

Nous avons vu plus haut le succès de l’épopée bourgeoise du Renard chez nos compatriotes, et les satires nombreuses qu’elle inspira. Avec le Dietsche catoen, qui remonte aux pre¬ mières années du XIIIe siècle, apparaît la réaction flamande, toute populaire, contre la littérature célébrant les aventures de chevalerie raffinées, d’origine française *.

Les vues simples, le bon sens pratique de nos rudes tra¬ vailleurs se trouvaient choqués par les apologies de la noblesse d’épée, dont ils virent de tout temps le côté frivole et cruel, et dont ils méprisaient le métier de meurtre et de rapines.

Hare ambacht dat is roef ende moert ! 2 dit une ancienne chanson thioise.

1 Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique, p. 92.

2 « Leur métier est pillage et meurtre. »

( 133 )

Toute la littérature flamande du XIIIe siècle semble empreinte de cette réaction populaire dirigée contre l’influence française, prépondérante dans le parti des nobles et des patriciens.

Maerlant, mieux que tout autre, sut caractériser cette époque troublée; divers auteurs considèrent même ses œuvres comme un miroir fidèle vint se refléter toute la civilisation flamande de son époque. Effectivement, nous trouvons dans ses écrits un esprit de revendications sociales et un écho ter¬ rible de cette haine du prolétaire des villes et des campagnes contre les praticiens et les nobles, ces exploiteurs du pays plat, dont nous avons eu l’occasion de parler déjà dans le chapitre III consacré à la satire par les animaux.

La lutte des classes, qui devait aboutir au triomphe longue¬ ment préparé des métiers et du peuple, est la préoccupation constante dans toutes les manifestations de la littérature et de l’art satirique flamand au XIIIe et au XIVe siècle.

Nous la trouverons dans les chansons et les farces dialo- guées populaires ( sotternyen ), ainsi que dans les intermèdes comiques qui égayaient alors les représentations religieuses. Plus visible encore, la lutte des classes apparaît dans les miniatures satiriques des manuscrits, car les artistes religieux qui les exécutaient, appartenant pour la plupart au prolétariat ecclésiastique, ne se firent pas faute de soutenir les revendi¬ cations du peuple contre ses riches oppresseurs, tant civils que religieux. Cet esprit de justice et de revanche sociale, tout en faveur des humbles et des opprimés, nous le trouvons traduit en pages terribles dans les œuvres de Maerlant, il stig¬ matise les méfaits des grands, prélats, seigneurs et patriciens.

« Hélas! s’écrie-t-il, le monde peut-il encore longtemps durer? Les seigneurs n’ont pas plus de loyauté que les sauvages de la Frise ou de la Saxe. Est-ce que Dieu nous a livrés à l’aveugle fortune? » Comme le fera Breughel le Vieux, il s’attaque avec force aux vices des mauvais bergers. « Ces hommes de proie, semblables à des fourmis-lions, ne pro¬ duisent rien, « doen ghene neringhe », mais ils s’emparent sans scrupules de ce que le voisin a gagné et épargné. Et

( «4 )

leur mesnie, « haer maisenide », voyez comme elle dévore le pays plat i ! »

Die verteeren dat d’arme lieden Souden hebben t’haere noot.

Deze hebben de kenebacken so groot Dat si verteeren in overdaden Haer goet te haren scaden 1 2.

(Ils dépensent follement ce dont les pauvres gens auraient besoin pour soulager leur misère. Ils ont de si fortes man¬ dibules, qu’ils dévorent en orgies tous les biens du peuple, à son détriment.)

Les nombreuses peintures satiriques ayant pour objet de ravaler la noblesse et les puissants de ce monde, s’expliquent par les vers du poète flamand, et mieux encore par le chant mâle et ironique des Kerels dont le refrain était : Et moquons- nous des chevaliers.

« Ende lacht die ruters uit. »

Ces pamphlets de haine et d’ironie sont comme la préface de toute une série de compositions facétieuses et gaillardes la gaieté, l’observation, la drôlerie flamande et aussi la satire la plus acerbe vont s’épanouir sans souci parfois de la morale ou de la loi. « C’est à ce moment que Thyl Uylenspiegel, l’in¬ tarissable frondeur, après avoir voyagé, comme l’esprit même des Flandres qu’il incarne, dans les différentes provinces de la Germanie et de la France (les disciples de Villon s’en souvien¬ dront plus tard dans les Franches Repues), vient s’installer à Damme par amour de la liberté, des beuveries et des fas¬ tueuses ripailles. Il est rableur, menteur, boit rustrement et sans eau, mange à plaisir. Il pille et laronne sans crainte des

1 Dr Te Winkel, Maerlants Werken, etc. Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique, p. 404.

2 Spiegliel historiael, III, v. 30, 100, 129. Dr Te Winkel, Maerlants Werken, p. 175.

( 135 )

horions et n’est content que quand il a mystifié un grand seigneur ou quelque moine à panse pleine U »

Une miniature (fig. 114) empruntée au manuscrit 5 de la Bibliothèque communale de Saint-Omer (France) constitue une illustration curieuse de cet esprit de satire amusante dirigée contre la chevalerie patricienne. Nous y voyons cette dernière représentée par une espèce de centaure (l’homme. bestial) lut¬ tant, armé de toutes pièces, contre un homme nu (le peuple) ayant une hache pour seule défense.

Fig. 114.

Celui-ci, visiblement un ancêtre d’Uylenspiegel , écarte ironiquement de son pied la pointe de la lance dirigée contre lui et s’apprête à pourfendre de son arme terrible le puissant chevalier bardé de fer et protégé par son écu.

1 A. Fierens-Gevaert, Psychologie d'une ville. Essai sur Bruges. Paris, 1901, pp. 74-75.

( 136 )

Cette même satire de la lutte des classes prend le caractère d’une grivoiserie plus grossière et plus flamande peut-être, dans la figure 115, tirée d’un bas de page d’un manuscrit de la Bibliothèque communale de Cambrai (manuscrit 103), datant également du commencement du XIVe siècle 4. Nous y voyons un sagittaire couvert de sa cotte de mailles et le corps terminé en forme de lion, se précipiter, lui aussi, sur un homme nu, dont nous avons vu plus haut la personnification symbolique. Cette fois ce dernier, désarmé, peu désireux d’attendre le choc, fuit à grandes enjambées. Le chevalier (l’homme bestial) bande son arc et s’apprête à tirer sur le fugitif qui, se retournant, montre ironiquement, par un geste digne de notre héros de Damme, le but charnu qu’il aura à atteindre. Peut-être le miniaturiste a-t-il voulu caricaturiser le peuple et prendre une revanche de la bataille de Courtrai, en représentant un vainqueur de la chevalerie française en assez ridicule posture.

Fjg. 1 15.

Le manuscrit 9229 de la Bibliothèque royale de Bruxelles, intitulé : Le miracle de Notre-Dame, écrit par Gauthier de Coincy, présente, lui aussi, des exemples nombreux de ces satires dirigées contre les nobles et les puissants.

Dans un encadrement de page, nous voyons un roi repré¬ senté par un dragon (la bête ou l’esprit du mal) à tête de singe et portant la couronne, se disputer avec une autre figure simiesque coiffée du bonnet de l’artisan. Cette dernière tête

1 Ou fin du XIIIe siècle.

( 137 )

semble se moquer de son souverain et l’accabler d’injures. Dans la miniature suivante, nous voyons un autre dragon à tête humaine, coiffé d’une couronne ducale ou princière, fort irrévérencieusement saisi par le nez. L’animal diabolique qui se permet cette familiarité déplacée, semble se délecter à la vue de la rage impuissante et des grimaces expressives de sa victime aristocratique.

Le manuscrit de Cambrai, fin du XIIIe siècle, 1043o (fonds latin) de la Bibliothèque nationale de Paris déjà cité, semble s’être particulièrement occupé de la chevalerie. Nous avons vu plus haut ses satires animales dirigées contre les dames nobles et les gentilshommes de l’époque, désignés par leurs noms et souvent accompagnés de leurs armoiries. D’autres miniatures nous montrent des satires de chevaliers combattant d’une façon dérisoire ou bien représentés d’une manière fort peu respectueuse. Nous y voyons notamment des bêtes ou dragons ailés, la tête couverte du casque des chevaliers de l’époque, jouter au tournoi lance au poing, couverts de leur écu armorié. Ce manuscrit contient entre les lignes écrites des milliers d’armoiries qui ont été décrites et commentées par M. S. Berger L Les rois et les princes n’y sont pas même épargnés.

Le petit psautier de Gui de Dampierre, du XIIIe siècle, dont nous nous sommes occupé déjà, contient également de nombreuses satires dirigées contre les chevaliers et contre tous ceux qui exerçaient le métier des armes. Nous y voyons entre autres deux combattants à pied se mesurant dans un duel. Leur mimique, très menaçante, ne paraît pas fort dan¬ gereuse, car ils semblent se tenir prudemment à bonne distance de leurs épées. Un lion, emblème du courage, leur tourne le dos et les regarde avec dérision du coin de l’œil, par¬ dessus son épaule.

Dans le chapitre intitulé : Y Épopée animale , nous avons

1 E. Berger, Étude sur le 104od f. Lat. (Bull, des ant. de France, vers 1894.)

( 138 )

vu des satires nombreuses des patriciens couverts de leur harnais de guerre et représentés par des singes ou d’autres animaux, tirées de ce même manuscrit.

Un écrit enluminé du XIVe siècle, bien connu des antiquaires sous le nom de Psautier de Luttrel i, nous offre une satire plus cruelle encore : ici le chevalier patricien est représenté par un être grotesque, au type fort peu aristocratique, qui, pour symboliser sa bêtise, s’est coiffé d’un soufflet, montrant ainsi que sa tête ne contient que du vent. Son casque, emblème de la noblesse dont il semble indigne, est tenu d’une façon dérisoire, derrière lui, à l’endroit le dos change de nom, rappelant ainsi les plaisanteries chères à nos ancêtres et aux descendants de nos mimes et histrions primitifs.

Ces satires dirigées contre la noblesse trouvèrent des revanches chez les trouvères au service des familles aristocra¬ tiques du nord de la France, qui ridiculisèrent à leur tour les métiers et les gildes flamandes marchant au combat.

Une satire conservée à Arras et datant du XIIIe siècle, com¬ posée en langue hybride, l’on reconnaît à la fois le picard, le français et le thiois, farcie d’équivoques, représente une de ces épopées burlesques :

« La « bancloque » sonne l’alarme; l’ost est crié par les rues. A cet appel accourent en foule les tisserands de la colo¬ nie industrielle. Les paladins de la navette ont revêtu le harnais d’armes et montent en selle. Simon leur chef les passe en revue et les harangue. Trois mille communiers s’apprêtent à mar¬ cher sur Neuville. Le châtelain Huges et son menestrel Gradin sont avec eux. Et maintenant à l’assaut du château! Après divers épisodes comiques de leur marche en avant, celle-ci est brusquement arrêtée par la foudre qui tombe en leur barrant le chemin, » et le conte finit 2.

1 Cette planche figure dans V Histoire de la caricature et du grotesque

dans la littérature et dans l'art, par Th. Wright, membre correspondant

«

de l’Institut de France. Traduction de M. Octave Sachot. Paris, Garnier frères, p. 101.

2 A. Guesnon, La satire à Arras au XIIIe siècle , 1900, p. 86. Intro¬ duction au livre rouge de la Vintaine, 1898, p. 25.

( 139 )

Le manuscrit 22 (74): Imperatoris J ustiniani Lislitutiones, de la Bibliothèque gantoise, nous montre également les satires du chevalier se cachant, peureux, derrière son bouclier :

Coberto de hierro Tremendo de miedo.

« Couvert de fer, tremblant de peur, » comme dit le proverbe espagnol. Nous y voyons aussi l’image d’un porte-étendard qui se carre avec insolance en brandissant son pennon réduit en haillons dans la bataille.

Le même manuscrit présente encore des satires nombreuses et curieuses delà vie intime des moines guerriers au XIIIe siècle. Elles sontd’autant plus intéressantes qu’elles émanent d’artistes religieux toujours enclins à médire de leurs confrères.

Plusieurs figures nous montrent quelques-unes de leurs récréations, ils font, à l’exemple des jongleurs et histrions, des tours d’équilibre que d’autres moines accompagnent en jouant de divers instruments de musique.

Nous y voyons des moines gourmands et buveurs avec des extrémités de reptiles. D’autres, plus explicites, ont trait aux mœurs dissolues de quelques-uns d’entre eux. Un bas de page nous montre une victime du vice étranglée par le diable, qui indique par une mimique expressive du pouce entre les doigts, les causes de sa mort ignominieuse.

Les œuvres de Maerlant nous expliquent, par la conduite des princes de l’Eglise foulant eux-mêmes aux pieds les préceptes du Christ, les mœurs peu édifiantes du bas clergé et des moines d’alors l. Le poète flamand reproche aux évêques leurs palais trop grands, leurs salles trop somptueuses, leurs vêtements luxueux, leurs bijoux ainsi que leurs chevaux fringants :

So es hi vro so wert hi fier Hv loept en de ryt hare en de hier 1 2.

1 Spieghel historiael, III, v. 36, 106, 129. Dr Te Winkel, Maerlants Werken, p. 175.

2 De kerken clcighe, v. 115. Dr Te Winkel, Maerlants Werken , p. 176.

( 140 )

Il leur faut, comme aux rois, des tables richement servies, couvertes de mets et de vins recherchés.

Willen volgen den heeren naer

Sitten en die tafel voren.

Ils demandent à grands cris

Om dieren spise van goede smake

Ende waer men copt den besten wyn h

De ce vin ils boivent plus que de raison; ils vivent, dit-il, dans la luxure et dans l’orgueil.

Vleselik leven, luxurie, ende fier gelaet1 2.

Les fables satiriques et populaires d'Odo de Cirington, inspirées peut-être par ces écrits, s’attaquent également à la fausse vertu ; nous y voyons l’escarbot qui traverse sans s’arrêter un délicieux jardin flottent dans les airs de suaves et pénétrantes odeurs. A la fin il trouve sa femme, qui l’attend sur un fumier immonde. « A la bonne heure, dit-il, c’est ici qu’il fait bon vivre! »

« Le moine indigne, ajoute Odo, est semblable à cet insecte qui dédaigne les fleurs et vit de la pourriture. Ni la blancheur des vierges, ces lis vivants, ni la violette des confesseurs, ni la rose empourprée du sang des martyrs ne peuvent le toucher. Mais donnez-lui une catin et un cabaret plein de gens qui rient et qui boivent, et voilà le paradis du moine3. »

Ces satires, ainsi que les objurgations de Van Maerlant, nous font comprendre le grand nombre de miniatures satiriques qui existent dans nos manuscrits, prenant à partie les moines et même les plus hauts dignitaires de l’Église.

Un psautier flamand du commencement du XIVe siècle, conservé au Musée Britannique (British Muséum, add. manu*

1 De kerken claghe, v. 75. Dr Te Winkel, Maerlants Werken, p. 177.

2 Dr Te Winkel, Maerlants Werken, p. 175.

5 Auguste Filon, La caricature en Angleterre. Paris, 1902, p. 19.

( 141 )

scrit 30,029), contient plusieurs miniatures irrévérencieuses pour nos prélats. Nous y voyons, figure 116, un évêque, sous la forme d’un singe mitré, user de sa crosse pour piler dans

Fig. 446.

un mortier quelque préparation culinaire délectable. D’autres manuscrits du même dépôt nous montrent des moines faisant la cour à la ménagère d’un logis, pendant qu’ils volent derrière elle le lièvre qui mijote sur le feu; d’autres trouvent leur con¬ solation dans la dive bouteille que l’artiste ne manque jamais de représenter d’une dimension respectable. D’autres encore, comme certains personnages de nos kermesses, se soulagent et se montrent très malades t. On voit, comme dans une Bible

1 Bible du Musée Britannique. Bibliographica. Londres, 1900, part VII, p. 394.

( 142 )

(fig. 117), un moine à tête de perroquet exerçant son élo¬ quence devant un évêque à tête de singe qui le bénit, tandis qu’autour d’eux grouillent des êtres bizarres représentant peut-être, d’une façon satirique, leurs ouailles.

Fig. 118.

La figure 118, tirée du manuscrit 10,435 de la Biblio¬ thèque nationale de Paris, nous montre un autre spécimen des nombreuses satires d’évêques et de religieux qui se trouvent dans ce livre. Ici encore les assistants semblent se moquer d’une façon irrévérencieuse d’un prince de l’Eglise représenté avec un corps de dragon.

* rv

Fig. 119.

Plus curieuse comme tableau de mœurs est la figure 119,

( 143 )

nous voyons un moine de belle prestance jouant, dans l’atti¬ tude aisée d’un violoniste, sur un soufflet en tenant une quenouille en guise d’archet U

Une religieuse (béguine ou fileuse?) a relevé ses jupes rat¬ tachées à sa ceinture et esquisse, les deux bras levés, un pas seul au son de l’étrange musique 1 2 * * 5.

Peut-être doit-on voir dans cette miniature une illustration de l’ancienne chanson flamande :

Wel noneke wilde gy dansen?

Ik zal u geven een paard...

On sait que dans cette ronde, la béguine ou nonette, après avoir refusé de danser pour obtenir une vache ou un cheval, sous prétexte que telle n’est pas la règle du couvent, finit par danser de tout cœur quand on lui promet un mari.

C’est probablement cette même chanson, encore popu¬ laire en Flandre, qui a inspiré au miniaturiste du Psautier de la Peine Marie (Musée Britannique) un groupe de deux moines et de deux religieuses se tenant par la main, dans une pose charmante, et qui dansent au son d’une guitare, pincée par un moine, et d’une cithare, que touche très gracieusement une religieuse.

Le sujet, quoique satirique, est traité avec tant de tact et de charme, que l’on oublie à première vue que la danse ne figure pas parmi les exercices liturgiques en usage dans les couvents.

Le manuscrit si curieux de la Bibliothèque de Gand 35 manuscrit 22 (74), déjà plusieurs fois cité, nous montre quan¬ tité de satires de ces moines guerriers qui se mesuraient si

1 Bibliograpfiica, Londres, part VII, p. 320.

2 Manuscrit du commencement du XIVe siècle. (Musée Britannique,

Stowe, manuscrit n°17.) Le Livre d' Heures de Maestricht. (Bibliographica,

part VII, p. 320.)

5 Imveratoris Justiniani lnstitutiones , XIIIe siècle.

( 444 )

volontiers en champ clos avec les chevaliers de la contrée 4. On sait qu’au moyen âge, la robe ecclésiastique n’était pas incompatible avec l’épée. Nous avons vu dans le manuscrit de Saint-Omer, saint Waudrille foncer à cheval à la tête de ses guerriers sur les Normands, frappés de stupeur! Nos évêques de Belgique eurent presque tous à monter à cheval pour sou¬ tenir les droits de l’empire de la Lotharingie, dont ils se consi¬ déraient les féaux gouverneurs 1, et l’histoire nous apprend qu’ils combattirent non seulement pour sauvegarder leur intérêts, mais encore qu’ils tirèrent l’épée dans les tournois ou dans les jugements de Dieu.

Dans beaucoup de couvents, la licence était grande; les miniatures du manuscrit gantois nous en ont donné des

1 H. Pirenne, Histoire de Belgique.

( 145 )

preuves nombreuses. La figure 120 nous montre trois types différents de moines-soldats portant l’écu ou la rondache et armés d’engins meurtriers de formes bizarres.

Tous ces étranges guerriers ont la partie inférieure du corps terminée par des jambes de cheval avec le sabot carac¬ téristique, ce qui indique d’une façon satirique qu’ils étaient également bons cavaliers. Leurs têtes montrent, sous la capuche du moine, des expressions dures et sévères, qui font songer plutôt au soudard qu’à l’homme d’église.

M. Pirenne, dans son histoire de Belgique, nous fait un tableau saisissant de la vie dissolue de nos moines à cette époque, aimant la société peu édifiante des soldats et des chevaliers avec lesquels il se mesuraient volontiers en champ clos. Maerlant nous a déjà appris que l’exemple de ces goûts guerriers venait de haut; car nos évêques étaient les premiers à braver les édits et les brefs des papes défendant au clergé les duels et les tournois. Parmi ces édits et brefs, on doit citer ceux de Célestin III en 1195, d’innocent III en 1206, et d’Honorius en 1222.

Van Maerlant nous rappelle notamment que Jean Ier, évêque de Liège, défia en champ clos Henri II de Brabant :

Was des bisscops attente,

Dat hene roepe soude te campen 1

et plus loin :

En de bisscop mede tervaert Quam met sinen kempe saen 2.

Le combat eut lieu en 1236, et cela malgré les bulles des saints Pères et les ordonnances sévères de Louis IX. Cet exemple fut généralement suivi.

Henri Goethals de Gand, professeur à la Sorbonne au XIIIe siècle, consacra même un article capital de sa Somma

1 Dr Te Winkel, Muerlants Werken, p. 172.

2 Id., ibid., p. 172.

Tome LXII.

10

( 146 )

Theologia à la participation des ecclésiastiques aux duels, et intitulé : De clericis pugnatibus in duello.

Le Decretum Gratiani, manuscrit 20 de la Bibliothèque de Gand, datant du XIIIe siècle, représente une curieuse rencontre en champ clos de deux évêques bardés de fer et suivis de leurs féaux. Ils portent la mitre sur leurs cimiers et s’attaquent furieusement, montés sur des chevaux ardents. Le sang a coulé déjà et l’on voit deux cavaliers mordre la poussière, l’un d’eux s’accroche à l’encolure de son cheval tombé avec lui. Un des écuyers a perdu son casque dans la mêlée et laisse voir une tête de moine rubicon portant une large tonsure.

Le manuscrit d’Ypres intitulé : Chest le livre de toutes les Keures de la vile (sic) d'Ypre renferme également les satires religieuses les plus osées, à preuve le prévôt mitré de Saint- Martin, figuré d’une façon fort irrévérencieuse (tig. 121).

Fig. 121.

Dans le chapitre concernant la satire par les animaux, nous avons vu saint Denis et saint Christophe portant Jésus, repré¬ sentés d’une façon satirique dans le même manuscrit.

Le faste des riches bourgeois et surtout celui de leurs épouses n’échappa pas à la satire de Maerlant.

( 147 )

On sait que le luxe de ces dernières était si grand, que Jehane, femme de Philippe le Bel, roi de France, éblouie à la vue des femmes de Bruges en 1301, s’écria: « Je croyais être seule reine et j’en vois ici plus de six cents ».

La coiffure nommée cornet ressemblant, malgré sa richesse, à une paire de cornes, fut surtout prise à partie.

Un trouvère de l’époque les décrit comme suit :

De chanvre ouvré ou de lin Se font cornues,

Et contrefont les bestes nues,

Qui veulent estre conneues Des pruedes Dames *.

Notre grand poète flamand compare les femmes qui les portent aux taureaux éthiopiens (les Catablepas de Pline), et il ajoute qu’elles puent devant le Seigneur :

Die thoret draghet ghehornet so seere Dattet stinct vor onsen Heeren 1 2 3.

Le manuscrit de Cambrai déjà cité, 10,435 de la Biblio¬ thèque nationale de Paris (fin du XIIIe siècle), nous offre diverses satires de la même coiffure en représentant les femmes qui les portent, avec des extrémités d’animaux ou de dragons ailés.

Une miséricorde d’église, reproduite dans l’ouvrage de M. Wright 3, nous montre le visage d’une femme d’une laideur monstrueuse, coiffée de ce même bonnet « à cornes », dont le nom seul, évoquant le souvenir des démons cornus, expli¬ quait la réprobation générale qu’elle avait encourue. La dame ainsi représentée semble exciter l’horreur et l’effroi de deux infortunés passants, dont l’un, à sa vue, se couvre de son

1 A. Jubinal, Jongleurs et trouvères, p. 87. Dr TeWinkel, Maerlants Werken, p. 245.

2 Dr Te Winkel, Maerlants Werken. De naturen bloemen , p. 245.

3 Th. Wright, Histoire de la caricature et du grotesque , etc., traduit par Sachot. Paris, p. 99.

( 148 )

bouclier, tandis que l’autre tire son épée, comme s’il avait estimé sa vie en danger.

Un manuscrit du Musée Britannique (manuscrit cotto nero civ.) représente une satire plus curieuse de la femme à la mode, dont le corps, à moitié retourné, s’offre avec une grâce serpentine que ne désavouerait pas le meilleur de nos peintres de fdles à l’époque actuelle. Cette attitude gracieuse fait un contraste étrange avec les pieds palmés et fourchus, la queue frétillante et l’horrible tête, moitié rostre, moitié groin, de l’ennemi de l’humanité U

Une autre miniature du XIVe siècle (Bibliothèque nationale de Paris) représente une femme jeune et jolie aidée dans sa toilette par divers démons. L’un lui offre un miroir, un autre la peigne avec soin, un troisième lui fait de la musique, tandis que d’autres diablotins étalent sa longue robe en des plis gra¬ cieux 1 2 * *.

Après avoir stigmatisé les méfaits et le luxe des grands, Maerlant prend hardiment, comme le fit au XVIe siècle Breu- ghel le Vieux, la défense des pauvres gens, de ces mendiants et de ces vilains qui jouèrent un si grand rôle dans l’œuvre de notre grand peintre satirique de la vie campagnarde.

Chose curieuse, le mendiant loqueteux et pittoresque n’apparaît guère dans les peintures satiriques des manuscrits primitifs sous la forme typique que Bosch et Breughel surent leur donner au XVe et au XVIe siècle. Cependant, déjà Maerlant s’en occupe et les plaint. C’est à tort, dit-il, que l’on considère la pauvreté comme une honte et que l’on mésestime les pauvres gens lorsqu’ils sont vertueux :

Armode es grote scame : *

Den arme es lichte mesciet ;

Al doet hi wel men aclites niet 5.

1 Auguste Filon, La caricature en AngleteiTe, p. 23. Paris, 1902.

2 Une reproduction de cette miniature figure dans La femme dans

l'art, de Marius Vachon, 1893, p. 105.

5 Dr Te Winkel, Maerlants Werken, p. 248.

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Il va même jusqu’à menacer le riche qui le méprise, car, dit-il, un petit animal, le Leontofona, cause la mort du lion :

Ontsiet die cleine ghe grote heeren,

An onzen Heere vinden ghenaden Die emmers den armen sal beraden h

Celui-là qui protège les humbles trouvera grâce devant le Seigneur, car le trouvère d’Arras le dit fort bien :

Nus n’est vilain, si de cuer non 1 2.

Après Maerlant, c’est Boendale, qui s’intitula son élève, qui exerça la plus grande influence sur les mœurs du siècle suivant. Son dialogue satirique de Jans’ Testye nous révèle toute la liberté du véritable esprit flamand, dont nous avons trouvé et trouverons l’écho dans les œuvres du temps jusqu’au XVIe siècle.

Avec une audace qui caractérise l’époque, Boendaele critique les théologiens, raille les trouvères. 11 stigmatise même la conduite de nos turbulents artisans, dont les insurrections, souvent non motivées, troublaient si profondément le pays. Cet esprit de lutte générale qui caractérise l’époque de Maerlant reparaît dans les combats d’hommes et de monstres que l’on remarque non moins nombreux dans la plupart des manuscrits du XIVe siècle. Son expression la plus complète nous est fournie par une grande et superbe miniature (flg. 122) qui orne le manuscrit 9079 de la collection de Bourgogne, et qui nous est connue sous le nom de : Y Arbre des Batailles. Nous y voyons l’arbre maudit porter comme fruit, à chacune de ses branches, l’image d’un combat acharné. En haut, les papes en costumes liturgiques, les rois et les empereurs, couronne en tête, se battent avec acharnement, comme le font hiérarchiquement, sur les branches plus basses, chevaliers et

1 Maerlant, Der naturen bloemen, II, v, 58, 62. Dr Te Winkel, Maerlunts Werken, p. 249.

2 A. Guesnon, La satire à Arras au XIIIe siècle. Paris, 1900.

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gentilshommes, médecins, bourgeois et paysans. Les femmes ne sont pas oubliées : nous les voyons également aux prises, brandissant des ustensiles de ménage avec lesquels elles se gourment d’importance. Pour montrer que la désunion et la guerre régnent partout, on voit, au-dessus de V Arbre des Batailles , Dieu lui-même en lutte avec les anges rebelles qu’il précipite dans les enfers du haut du ciel. Ce manuscrit fut composé par l’augustin de Salon, Honoré Bonet, alors que le schisme d’Occident venait d’éclater. M. E. Nvs en fait remonter le texte original, avec preuves à l’appui, à l’époque de la minorité de Louis II, c’est-à-dire vers 1387. La Bibliothèque royale de Bruxelles en possède quatre copies ; la reproduction (fig. 122) a été empruntée au manuscrit calligraphié par le scribe David Aubert en 1456.

Cette image de lutte nous fait prévoir déjà ces pages inou¬ bliables des Grands poisso7is mangeant les petits , de la Bataille des tirelires et des coffres-forts , Bosch et Breughel tradui¬ sirent, à leur tour, les luttes sociales de leur époque.

Le manuscrit intitulé : Chest li livre de toutes les keures de la vile d'Ypre (1363), déjà cité, présente en de nombreuses minia¬ tures, en grande partie satiriques, l’histoire des artisans de nos diverses corporations flamandes.

La partie concernant la puissante corporation des drapiers yprois est surtout très curieuse. Nous y voyons d’abord la Bresteque ou Gulden Halleke, un long clerc ou greffier donne, du haut de l’étage, lecture d’une charte ornée d’un grand cachet vert. Il est assisté de deux écl^evins et du bailli de la ville. Ce dernier tient à la main une baguette blanche, insigne de son pouvoir. La communication lue, probablement relative à la réglementation de la vente des draps, est écoutée avec attention par la foule cosmopolite qui se presse au bas de l’édifice.

Après ce tableau satirique bien flamand et très réaliste, nous passons à une autre scène dont le décor est constitué par la chapelle des drapiers dite du Saint-Esprit. C’était qu’étaient vérifiées les laines à leur arrivée d’Angleterre. La miniature

L. Maeterlinck, Mém cour, et autres Mém., t. LXIf, p. ISO,

Fig. 422. L'arbre des Batailles. Manuscrit no 9079 de la « Librairie »

de Bourgogne, XIVe siècle.

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nous montre les experts ( warendeerders ) en présence du doyen ou chef-homme s’acquitter activement de leurs fonctions. La vérification faite, on pose les plombs (loyen) ; puis des porte¬ faix ( pynders ) portent sur leurs robustes épaules les balles énormes qui sont dirigées vers le lieu se fera la vente publique des laines. Comme on peut s’en apercevoir, tous les personnages sont représentés avec de grandes têtes et avec une intention satirique évidente. Le sonneur ( uyt-klinker ) qui les précède et qui annonce aux tintements redoublés de ses deux grandes sonnettes l’heure de la vente, est représenté par un singe ; c’était peut-être un ennemi personnel du miniaturiste.

Nous voyons plus loin une curieuse mécanique, qui servait à dévider de nombreuses bobines de laine en un grand écheveau. A côté de la jeune femme chargée de ce travail, se trouve un petit être, diable ou singe, dévidant lui aussi un fuseau. Peut- être est -ce un souvenir des kaboutermannekes , ces lutins flamands dont parlent nos légendes et qui travaillaient volon¬ tiers pour les humains moyennant un léger salaire t?

Au-dessus de ce personnage bizarre, on observe sur sa tour, à moitié cachée dans sa guérite, une châtelaine prétentieuse, au cou démesuré, qui file la laine en laissant pendre son fuseau par-dessus le parapet féodal. Son expression maniérée fait contraste avec celle de l’humble ouvrière au type plébéen qui travaille utilement à sa mécanique. Au pied du donjon, un petit démon tourne un dévidoir. Peut-être l’artiste a-t-il voulu faire entendre d’une façon satirique que le travail fantaisiste de la noble dame n’a pas de valeur et qu’il faudrait être le diable pour dévider son fuseau.

Plus loin les draps ( scliaerlaekens ) achevés sont portés aux halles les plombs communaux sont apposés. La marchan¬ dise précieuse sera conservée dans ce dépôt public jusqu’au moment de la foire franche, dite foire de l’Ascension.

Puis les musiciens de la commune annoncent aux sons de leurs longues trompettes, du haut de la tour communale, l’ou-

1 Wolf, Niederlandsche Sagen. Leipzig.

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verture de la foire se vendent les draps. Bientôt accourront sans crainte vers la Grand’Place les marchands étrangers de Hambourg, de Londres ou de Venise, munis de leurs sauf- conduits. Enfin, les ventes faites, les drapiers et leurs familles reçoivent la rémunération de leurs peines. Puis, tous les draps étant vendus, le magistrat fait lancer solennellement, du haut de la tour des halles, les chats gardiens maintenant inutiles, des magasins devenus vides. Les chats victimes de l’ingratitude humaine étaient, avant d’être précipités, ornés de rubans et couverts de fleurs, et leur supplice, qui attirait tous les ans une foule considérable sur la Grand’Place, connu sous le nom de katte smyting, n’a été aboli qu’au commencement du XIXe siècle l.

Le paysan, auquel Breughel donna tant d'importance dans ses œuvres, est placé par Boendale au premier rang de l’échelle sociale.

Als ic aenmerke al dat de wereld hout bevaen So gaet die landtman verre te boven 1 2.

Le viel rentier d’Audenaerde , datant du XIIIe siècle (Biblio¬ thèque royale de Bruxelles), nous offre diverses représentations de la vie champêtre et des mœurs de nos anciens villageois, qui semblent de pâles précurseurs des paysans épiques que notre grand peintre de kermesses et de mœurs du XVIe siècle évoquera plus tard en des pages inoubliables. Boendale n’estime que les princes qui, comme le fit de son temps le duc Jean, honorent le travail. Il dénonce les prédicateurs jacobins et les frères mineurs comme s’écartant de la douceur évangé¬ lique :

« Dussent les prêtres me maudire, ajoute-t-il, je dirai toute mon opinion sur les prélats mondains, les moines mendiants

1 Van den Peerenboom, Ann. de la Soc. d'hist., arch. et lettres de la ville d'Ypres, 1861, t. I, p. 359.

2 H. Haerynck, Jan Boendale. Zijn leven, zijn werken en zijn tijd, Gand, 1888.

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et les intrigues des hypocrites. De terribles jours approchent; on chassera et cardinaux et évêques; ils seront forcés de cacher leurs tonsures pour échapper à la colère du peuple :

Want hets gheseitvan oude dagen,

Dat men noch sal die papen jagen l.

Cet état d’esprit ne nous explique-t-il pas diverses miniatures satiriques que nous avons passées en revue? Et le poète, quoique dévot, ne fait-il pas déjà présager les troubles de la réforme ?

Si l’esprit de Maerlant et de Boendale s’échauffait ainsi jusqu’au patriotisme le plus pur, l’esprit si flamand d’utilité, le Nutschap , s’enveloppait de malice, dans les anecdotes, les épigrammes, les énigmes, les aphorismes, les boutades et les proverbes de tout genre, « le fou en riant disait sa pensée ».

A gekkende en al lachende Zegt de zot zyne meening.

In spotten en in erenste , comme disent les Brabantsche Yeesten , le plaisant et le sérieux s’unissaient en un seul et même but : mépriser le vice, exalter la vertu, n’est-ce pas une devise que l’on aurait cru inventée par les auteurs des compositions à la fois satiriques et moralisatrices de nos peintres satiriques, dont nous aurons à nous occuper au XVe et au XVIe siècle ?

Il serait exagéré de chercher une portée philosophique dans tous les sujets comiques que l’on relève en si grand nombre chez nos miniaturistes du XIVe au XVe siècle, l’on vise, comme dans la littérature flamande de la même époque, moins à l’esprit qu’à l’utilité pratique. Plusieurs, comme nous l’avons vu déjà dans les miniatures les plus anciennes, furent inspirées par le goût du merveilleux et du bizarre, qui de tout temps hanta nos artistes satiriques.

1 H. Haerynck, Jan Boendale. Zijn leven, zijn werken en zijn tijd. Gand, 1888, v. 3682.

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Les fictions littéraires nationales nous retrouvons ces tendances fantastiques eurent d’ailleurs chez nous, depuis les temps les plus reculés, un très grand succès. Une de ces fictions les plus anciennes, c’est le voyage de saint Brandaen , qui date des premières années du XIIe siècle. On sait que les aventures de ce moine irlandais dépassent en merveilleux les voyages les plus extraordinaires d’Ulysse ou de Sindbad le marin. Pour frapper les esprits, le poète accumule les étran¬ getés; il les tire aussi bien de la mythologie indienne, grecque, franque ou Scandinave, que des légendes catholiques ou des souvenirs de voyages lointains antérieurs. « Cette légende, dit M. E. Renan, est une des plus étonnantes créations de l’esprit humain au moyen âge L »

On a cru y reconnaître une imitation de la légende en vers, commandée vers 1125 à un trouvère pour Aliz ou Adélaïde de Louvain, femme de Henri Ier, roi d’Angleterre ; mais le Dr Brill, d’Utrecht, croit y voir plutôt une œuvre des domini¬ cains rivalisant avec les franciscains dans l’art de la propa¬ gande romanesque ou attrayante de la religion.

Les anciens voyageurs du XIIIe et du XIVe siècle contri¬ buèrent, par leurs récits naïfs et merveilleux, à entretenir cette croyance aux êtres et animaux fabuleux, dont nous avons vu des représentations si nombreuses dans les miniatures de nos anciens manuscrits.

Parmi ces voyageurs, il faut citer, en première ligne, un de nos compatriotes, de Mandeville, qui écrivit pour le duc Jean de Berry, au commencement de 1300, le livre des merveilles. On sait que le succès de ce livre fut si grand, qu’il fut recopié et réédité bien des fois, et cela jusqu’au XVIIIe siècle et que l’auteur, longtemps considéré comme un Anglais, a été restitué récemment à la Belgique et figure dans la Biographie nationale*.

1 Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique , p. 66.

2 La Bibliothèque de Gand possède une édition du Livre des merveilles de Mandeville, datant du XVIIIe siècle.

5 Pirenne, de Mandeville. (Biographie nationale.)

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D’après la notice qui lui est consacrée, nous voyons qu’il naquit à Liège, il fut enterré, et qu’il habita quelque temps nos contrées.

Les conceptions fantaisistes de Mandeville sont si variées et si merveilleuses, que l’artiste enlumineur a été incapable de suivre, comme il l’aurait fallu, son imagination si fertile.

Nous y voyons entre autres miniatures, Y épreuve des serpents , telle que la pratiquent, dit-il, les habitants du mont Gibel (Etna) en Sicile.

Le volcan est représenté brûlant de haut en bas, à gauche delà composition; au milieu, on voit les serpents, ressem¬ blant plutôt à des dragons à cornes, dévorer les enfants nés du mal, tandis qu’ils se détournent de ceux dont la naissance fut sans tache. A droite, de nombreux spectateurs assistent au prodige.

Le Combat entre un centaure et un griffon n’est pas moins étrange, car le centaure reproduit par le miniaturiste, n’est pas un être emprunté à la fable antique, mais un animal existant, dont Mandeville précise la demeure. « II habite, dit-il, la terre de Bakerie vivent les Ypodames, qui mangent les gens selon leur nature et qui sont molt cruaux. »

Le griffon était, d’après notre voyageur, un animal terrible; « il était plus grand que le lyon ayant plus de grandesse et de force que l’aigle, car il peut emporter un cheval avec l’homme au-dessus, ou deux bœufs liés ensemble ». Les pennes de ses ailes offraient des qualités précieuses, « on en fabriquait de grands arcs, armes terribles redoutées de tout l’Occident ».

Ayant vu en pays étrangers les belles coupes taillées dans la corne du rhinocéros, l’auteur ajoute : « l’ongle formidable de cet animal (le griffon) est capable de former un hanap ».

Une autre miniature représente les divers dragons volants de l'Asie , dont il donne une description si munitieuse, qu’on croirait qu’il en avait fait sa société familière. D’après Marc Pol, ces beaux serpents à pattes, tout ruisselants d’écume, gardaient les trésors et l’entrée des cavernes adamantines. Les filles des rois osaient seules se présenter devant eux. Sous

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leurs ordres et protégés par leur auguste présence, des ouvriers téméraires recueillaient les trésors et les diamants L

Déjà le maître du Dante Brunetto Latini, l’auteur du Trésor , les avait décrits d’une façon saisissante : « Le dragon est une des grands bestes du monde qui habitent en Ynde et Ethiopie, et quand il sort de son espelonce (caverne), il court parmi l’air si rondement et par si grand air, que l’air en resluit après autressi comme feu ardent 2 ».

Ordric de Pordenone, frère mineur, après avoir visité Ormutz et les îles de la Sonde, s’était dirigé, vers 1321, sur les côtes du Malabar; c’est qu’il vit descendre de la montagne, jusque à deux cents « bestelettes qui avaient tous visages comme gens ». Le Frère ajoute qu’il ne put croire, comme on le lui assurait, que ce fussent « âmes de nobles hommes que l’on nourrissait par charité ». Le livre des merveilles contient une miniature représentant cette descente « des bestelettes » ayant « des têtes humaines tant d’hommes que de femmes ».

La figure 123 présente diverses autres conceptions bizarres empruntées à différentes miniatures du même livre. On y remarque l’homme sans tête, avec les yeux, la bouche et le nez disposés au milieu de la poitrine, les monocules ou sciopodes n’ayant qu’un seul pied énorme qu’ils redressaient et qui leur servait d’ombrage pendant la chaleur du jour; l’homme à la tête de bête féroce, emmanchée sur un long cou ; l’homme aux

1 II est reconnu aujourd’hui que Marco Polo a dicté la première relation de son voyage à Rustinien de Pise, qui la rédigea en patois fran¬ çais ou roman (wallon) du nord de la France ou de la Flandre française.

2 On croyait encore au siècle dernier aux serpents à forme de dragons, car voici ce qu’écrit l’abbé Guyon en 1744, dans son Histoire des Indes :

« Le dragon n’est dans sa figure qu’un serpent d’une grosseur extra¬ ordinaire, et il y en a de trois espèces, les uns habitent dans le haut des montagnes, d’autres dans des cavernes, d'autres dans des marais. Les premiers sont les plus grands de tous; ils ont des écailles dorées, du poil et une espèce de barbe assez longue sur le front; le regard affreux et cruel, le cri extrêmement aigre et perçant; leur crête rouge semble un charbon allumé, etc. »

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oreilles si longues qu’elles pouvaient lui servir de couche, et tant d’autres créations imaginaires auxquelles le voyageur assignait un nom et une patrie réels, et qui inspirèrent nos miniaturistes et nos peintres drôles du XVe et du XVIe siècle.

Fig. 123.

Un manuscrit de la Bibliothèque de la ville de Bruges,. 411 (XVe siècle), contient un grand nombre de miniatures l’on retrouve l’écho des récits merveilleux de Mandeville. Il est intitulé : De naturis reram ; on y remarque un homme sans tête, avec un œil, le nez et la bouche dans le dos; un autre avec dix bras; puis encore de nombreux hommes et des femmes aux parties du corps les plus étranges et les plus dis¬ parates.

Un Bestiaire datant de la même époque, faisant partie d’une

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série de manuscrits exécutés pour Raphaël de Mercatelles (Marcotelius), abbé mitré de Saint-Bavon, fils naturel de Phi¬ lippe le Bon, nous offre également une série de miniatures représentant des images d’hommes et d’animaux que l’on croyait exister alors i. Cet ouvrage est d’autant plus intéressant qu’il fut, comme la plupart des manuscrits ayant appartenu à l’ancien abbé de Saint-Bavon, illustré de superbes miniatures dues au pinceau d’artistes gantois.

Ce Bestiaire semble s’être inspiré du Livre des merveilles , de Mandeville, car nous y retrouverons la plupart des variétés d’hommes et d’animaux dont il donne une description si complète et si détaillée.

Fig. 124.

Nous y voyons les races humaines les plus étranges : Y ono centaure (fig. 124), « bête monstrueuse produite par l’accouplement du taureau et de l’ânesse. Elle a la tête d’un

1 Ce manuscrit est conservé, ainsi que trois autres exécutés par le même prélat, aux archives de l’évêché de Gand. La bibliothèque de la ville et de FUniversité de Gand en possède une douzaine de même provenance. Ces manuscrits datent de la fin du XVe siècle, 1479 et années suivantes. Ils portent tous les armoiries de de Mercatelles. Elles sont partie aux armes de la seigneurerie de Saint-Bavon, partie à celles de de l’évêché de Rhodes, dont il était l’évêque in partibus.

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âne et le corps d’un homme. Elle cherche à parler, mais n’imite jamais la voix humaine; avec ses pieds de devant, elle lance sur les gens qui la poursuivent du bois et des pierres i ».

D’autres animaux, appartenant de près ou de loin à la famille des satyres et décrits par A. de Bollstadt, se trouvent également représentés dans le Bestiaire de Gand. Nous y voyons celui « moult hydeux à veoir, n’ayant qu’un œil au front et ne mangeant que chair et poisson, sans pain » repré¬ senté (fig. 12o) et dévorant paisiblement un homme à deux

Fig. 126, 127 et 128

1 Cette figure étrange ainsi que les suivantes sont décrites dans l’ouvrage le plus complet sur les animaux : De natura animalium, par Albert de Bollstadt. Dans les Opéra , édit, de 1651, 21 vol. in-fol. Le traité des animaux figure t. IV, pp. 576 à 684. La plupart de ces animaux merveilleux sont empruntés aux ouvrages d’Aristote et de Pline.

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têtes. On voit dans le fond la demeure creusée dans le roc habitée par l’affreux troglodyte. Un autre (fig. 126) n’a pas de tête, mais ses yeux sont placés entre les deux épaules. Un autre encore nous rappelle (fig. 127) le sciopode au pied énorme, tandis que nous voyons (fig. 128) un homme à trois paires de bras, comme dans le manuscrit de Bruges.

Fig. 129, 130 et 131.

Dans la composition suivante (fig. 129) nous voyons un pygmée ou kaboutermanneke combattant des grues, sujet repré¬ senté également dans les miniatures du Livre des merveilles; plus loin (fig. 130), deux hommes velus, ayant des cornes et une longue queue; puis (fig. 131) un autre homme, qui n’a pas de tête, mais bien les yeux, la bouche et le nez placés au milieu du tronc.

Ce manuscrit, conservé aux archives de l’évêché de [Gand, a

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malheureusement été gâté par un pieux chanoine ou évêque, qui, par décence, a fait peindre en rouge le milieu du corps de toutes les figures nues. Dans les croquis ci-joints, il n’a pas été tenu compte de ces retouches regrettables.

Nous y trouvons encore la mercatelle (fig. 132), une variété des sirènes représentées en grand nombre dans ce Bestiaire. La mercatelle a des proportions gigantesques, comparées à celles de l’homme dont elle s’est saisi et qui se débat vaine¬ ment pour échapper à son étreinte. Puis nous voyons une série d’animaux qui mieux encore semblent faire honneur à l’esprit inventif du miniaturiste. Le premier et le plus curieux,

Fig. 133, 134, 133 et 136.

Yalpido (fig. 133), a une vraie tête de démon avec une dent de morse. Son corps, aux vertèbres apparentes, est supporté par deux pattes de griffon. Il est représenté se servant de sa queue, dirigée par une de ses griffes, pour gratter sans façon l’inté¬ rieur de son oreille. Cet animal étrange et fantastique semble certes avoir inspiré une des visions infernales les plus bizarres créées par la folle imagination de Jérome Bosch ou de Breughel le Vieux. A côté galope (fig. 134) un animal aux pieds fourchus, dont la queue tire-bouchonne d’une façon extraordinaire; sa tête est celle d’un homme dont la longue

Tome LXII.

11

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chevelure flotte au vent. Plus loin (fig. 13o), nous voyons une tête d’animal qui, au contraire, a de l’homme les jambes et les bras terminés par des mains et des pieds fort bien indiqués. Un animal qui nous semble avoir bien plus difficile à faire admettre, c’est le suivant (fig. 136), connu sous le nom de moine marin, dont il a effectivement la tête d’homme, encadrée de la capuche, terminée par le corps d’un gros poisson U

C’est encore dans le même Bestiaire que nous pouvons voir des animaux ailés qui tous mériteraient une place dans les diableries de nos peintres satiriques et fantastiques. Nous y voyons d’abord un de ces dragons terrifiants, dont le manu¬ scrit de Gand du XIIe siècle 1 2 donne diverses espèces si curieuses ; puis vient le griffon, fièrement dressé sur ses quatre pattes et les ailes déployées. Un Pégase (?), le Pegaso semino- lacre , avec ses grandes cornes et son mufle difforme, qui donne une idée bien imparfaite du cheval ailé des poètes. Le Galg , combattant un animal féroce, a aussi des formes bizarres, entre autres une queue nouée dont le bout est garni d’un anneau. Tous ces animaux sont enluminés en couleurs voyantes et les espèces les moins familières bariolées de cou¬ leurs disparates, le rouge et le vert dominent. Le minia¬ turiste du Bestiaire de Gand semble avoir eu une prédilection pour ces deux dernières couleurs.

Chose curieuse, l’art oriental primitif de l’Inde, longtemps considéré comme le berceau de l’humanité, présente des similitudes étranges avec l’art satirique et fantastique de nos peintres flamands. Nous y trouvons ces mêmes assemblages hétéroclites de formes humaines et animales que nous avons pu voir dans les miniatures primitives de nos artistes, comme dans les bestiaires ou dans les anciennes relations écrites de nos voyageurs.

1 II figure dans le livre d’ Albert de Bollstadt, De natura animalium , sous le nom dej oisce monachi habitu.

2 Liber Floridus (1125). (Bibliothèque de la ville et de l’Université de Gand.)

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Une sculpture hindoue d’Ellora, reproduite dans l’ouvrage du docteur Wilhelm Lubke i, nous montre parmi ses multiples personnages ces nains difformes et grotesques, aux corps surmontés de têtes d’animaux, ou terminés par des membres disparates; ces visages grimaçants et sans corps, s’adaptant directement sur des jambes fantaisistes ; ces êtres effrayants, à plusieurs têtes ou à plusieurs bras, dont nous trouverons la tradition jusque dans les personnages drolatiques des cauche¬ mars de Bosch et de Breughel le Vieux.

Ces similitudes méritent d’être notées, car elles semblent indiquer des réminiscences orientales presque ininterrompues depuis l’époque franque, que nous trouvons plus nombreuses encore dans notre art satirique après le retour des croisades et la publication des relations de voyage dont nous avons parlé plus haut.

1 Dr Wilhelm Lübke, Grundriss der Kunstgeschichte, p. 62.

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CHAPITRE VII.

Nos premiers peintres satiriques flamands inconnus

du XIVe siècle.

Rareté des documents relatifs à nos premiers peintres. Que furent les tableaux de genre satirique chez nos premiers peintres flamands? Analogie de ces peintures avec les sujets enluminés des manuscrits de la même époque. - Le petit Psautier. Bruxelles, XIIIe siècle. Le manuscrit de Pierre de Raimbeaucourt, XIVe siècle. La Bible rimée de Maerlant. La chronique de Gilles le Muisi. Le Livre des Heures (Ypres, XIVe siècle), et ses sujets tirés de la vie de l’artisan. La Bible historiée de Jean de Bruges. Les Politiques de l'Arioste. Les tapis¬ series de Apocalypse (Angers). Les tapisseries de la cathédrale de Tournai. Les peintures civiles aux châteaux de Bapaume, Lens et Conflans. La salle le Comte à Valenciennes. La Fontaine de Jouvence. Le Merchier as singes. Broederlam. La Fuite en Égypte. Le château de Hesdin et ses machines à plaisanter. Les peintres flamands gouverneurs du château de Hesdin. Jean et Colard le Voleur. Jean Malouel (Malvoel). Hue de Boulogne. Pierre Coustain.

Les documents historiques concernant les œuvres de nos premiers peintres flamands sont très rares; ceux se rapportant à des peintures à intentions satiriques sont presque introu¬ vables, les chroniqueurs de ces époques ayant préféré porter leurs investigations sur les révolutions et les luttes politiques, dont ils furent les témoins, plutôt que de nous rappeler les manifestations de notre art national ou l’histoire de nos artistes.

D’un autre côté, soumises comme elles l’étaient à toutes les vicissitudes des guerres civiles et des troubles religieux, un nombre considérable de nos œuvres d’art primitives périrent.

Celles qui présentaient un caractère satirique, politique ou religieux étaient plus exposées encore, et bien peu de chose nous en est parvenu.

Que furent les premiers tableaux de nos plus anciens artistes flamands? Quels furent les caractères des œuvres de Liévin van der Most, qui exécuta un Martyre de saint Liévin pour l’abbaye de Saint-Bavon de Gand dès 1353 t?

1 A. -J. Wauters, Histoire de la peinture flamande, p. 23; Alex. Pinchaut, Archives des arts, t. III, p. 96.

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Que furent celles de Jean van Woluwe, peintre et enlu¬ mineur de la cour ducale, qui exécuta pour Jheane et Win- ceslas, de 1378 à 1396, des peintures nombreuses et variées, telles que miniatures, décorations, tableaux, dont entre autres un diptyque pour l’oratoire de la duchesse à Bruxelles? Il est à supposer cependant qu’elles présentèrent les caractères essentiels de notre art national, c’est-à-dire ^individualisa¬ tion des types, avec le reflet de nos mœurs et de nos coutumes locales.

Il y a 1 ieu de croire aussi que, dès ces époques primitives, le genre satirique, si éminemment flamand, se conserva dans leurs peintures, et que leurs compositions se rapprochèrent sensiblement, comme sujet et comme esprit, des miniatures que nous avons observées dans les manuscrits des époques correspondantes.

Certaines miniatures du XIVe siècle doivent d’ailleurs être considérées comme de vrais tableaux en gouache, rappelant étrangement les œuvres de ces premiers peintres vraiment primitifs.

Comme le dit Waagen, « dans les facéties répandues à travers le petit Psautier de la Bibliothèque de Bourgogne, exécuté vers 1300 (dont nous avons cité et commenté plus haut nombre de compositions satiriques), on devine déjà les amusants pré¬ curseurs de Teniers ou de Jean Steen i ».

M&r Dehaisnes reconnaît dans divers autres manuscrits flamands, tous ces personnages truculents, triviaux et sati¬ riques, comparses plaisants de nos peintres drôles, faisant présager Brauwer, Teniers et Van Ostade 2, et à plus forte raison les joyeux auteurs des scènes populaires de Jérôme Bosch et de P. Breughel le Vieux.

Ces caractères distinctifs, nous les retrouvons encore dans

1 C.-F. Waagen, Manuel de l’histoire de la peinture , traduction de MM. Hymans et Jean Petit, 1863, t. I, pp. 44 à 48.

2 Msr Dehaisnes, L’art dans les Flandres, le Hainaut et l’Artois , p. 543.

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un manuscrit enluminé par Pierre de Raimbeaucourt, en 1323, pour une abbaye des prémontrés d’Amiens U

Un autre spécimen non moins important se voit dans les miniatures exécutées par Michel van der Bosch, en 1332, pour la Bible rimée de Jacques van Maerlant, qui se trouve au Mers- mant Westreenen Muséum de La Haye, et l’on remarque des scènes dignes des productions les plus étranges et les plus terribles de Jérôme Bosch. Le Livide des heures d’Ypres - (XIVe siècle), non cité jusqu’ici dans les ouvrages s’occupant des origines de la peinture flamande, nous offre aussi des scènes de satires réalistes de la vie de nos artisans, probable¬ ment analogues à celles que les peintres de cette époque retraçaient sur les murs des halles et des hôtels de ville.

Nous y avons vu notamment des familles de tisserands dra¬ piers à l'ouvrage; un jugement devant la chapelle des drapiers; la lecture d'une charte faite par le magistrat d’Ypres du haut de la bretesque du Goudeti Halleken, avec des épisodes comiques et satiriques, notamment des types exotiques légèrement cari- caturisés et des gamins se battant dans la foule.

Un autre manuscrit des plus importants et des plus curieux à étudier, c’est une bible qui a été enluminée par un de nos plus anciens peintres flamands connus, je veux dire Jean de Bruges, pour le roi Charles Y. Ce manuscrit porte la date de 1372 et se trouve conservé à La Haye.

D’après M. Louis Conse, c’est un chef-d’œuvre de finesse et d’observation ; « ce qui frappe même au premier regard, dit- il, c’est l’individualité extrême des figures ». On y remarque

1 Msr Dehaisnes, L'art dans les Flandres, le Hainaut et l'Artois, p. 543, et A. -J. Wauters, La peinture flamande : « L’ornementation des pages consiste en ornements chargés de petites scènes d’un esprit sati¬ rique s’enroulent et se démènent des femmes, des singes, des cerfs, des chiens, des oiseaux et des êtres fantastiques, et toute une création qui semble préluder au genre dans lequel ont brillé Jérôme Bosch et Breughel d’Enfer. »

2 On se rappellera que ce manuscrit nous a montré déjà les concep¬ tions satiriques les plus osées.

L. Maeterlinck, Dlém. cour, et autres Mèm., t. LXII, p. 1G7.

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Fig. 137. Miniature tirée des Politiques de l’Arioste,

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des scènes notées avec un réalisme et un luxe de détails qui rappellent les œuvres de nos peintres primitifs et plus encore celles de notre grand peintre satirique Breughel le Vieux.

Le manuscrit : les Politiques de l’Arioste, également enlu¬ miné pour le roi Charles, présente dans ses miniatures une certaine analogie avec les œuvres de Jean de Bruges.

Les quatre miniatures réunies en une seule page (fig. 137) représentent de petites scènes traitées avec beaucoup de finesse et de vérité, nous retrouvons tous les caractères du tableau de mœurs, dont le genre précéda la peinture des sujets sati¬ riques flamands. Ces compositions reproduisent un petit drame avec des détails familiers dignes d’être notés.

Dans le premier sujet, on voit un roi assis à un festin; on vient l’avertir d’un complot qui se trame contre lui ; la minia¬ ture suivante représente une conspiration occulte qui offre un caractère satirique curieux. Plus loin, la conspiration est ouverte par un appel aux armes. Le chef du complot harangue ses guerriers. Enfin, dans la quatrième composition, le pauvre vaincu se trouve réduit en captivité, et nous le voyons repré¬ senté d’une façon satirique et faisant fort triste figure dans son cachot.

La note fantastique n’est pas oubliée dans cette belle page l, que Msr Dehaisnes considère comme une des plus parfaites de l’art flamand au XIVe siècle. Nous y voyons, en effet, en tête de l’encadrement, dans le haut, à gauche, un animal ailé, à tête de guivre et aux pieds de griffon, qui semble rappeler les dragons de nos manuscrits primitifs. Cette reproduction a été faite d’après le manuscrit original conservé dans la riche collection de M. le comte van der Cruyssen, de Wazier, au château du Sart, près de Lille. Ce livre avait appartenu anté¬ rieurement aux ducs de Bourgogne.

C’est le même Jehan de Bruges , peintre et variez de Chambre de Monseigneur le Roy Charles V, qui apparaît aussi dans les documents officiels sous le nom de Hennequin de Bruges ,

1 Mer Dehaisnes, L'art dans les Flandres, le Hainaut et l'Artois, p. 345.

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peintre du Roy, qui composa en 1376 les cartons des fameuses tapisseries de Y Apocalypse d’Angers, exécutées pour le duc d’Anjou, frère du roi, d’après un riche manuscrit appartenant à ce dernier et datant du XIIIe siècle. Le livre était, selon les documents anciens, « tout figuré et ystorié ». On sait que ces tapisseries comprenaient une série de quatre-vingt-dix tableaux ne mesurant pas moins de 160 mètres de long sur 6 mètres de hauteur 1. Ce travail ne fut pas copié servilement d’après les modèles du XIIIe siècle; notre artiste sut y mettre son cachet personnel. Les compositions sont simplifiées ; les bêtes fantastiques, tout en gardant leurs formes traditionnelles, sont plus poussées et achevées, et cela avec un tel souci de la vérité et de la nature, qu’il semble en avoir fait des monstres pour ainsi dire « viables ».

Il est à peine besoin de dire que les costumes du siècle pré¬ cédent sont devenus ceux à la mode à la fin du XIVe siècle, et qu’il a ajouté à la composition maints détails trahissant ses goûts personnels.

Les tapisseries de la cathédrale de Tournai, commencées vers la même époque et achevées en 1402, peuvent également être considérées, à défaut des tableaux contemporains disparus, comme des spécimens de notre art pictural à la fin du XIVe siècle. Ces tapisseries, disposées jadis en dix-septtableaux, dont treize seulement existent encore aujourd’hui, représentent des épisodes nombreux empruntés à la vie de saint Piat et de saint Éleuthère, apôtres de Tournai. Les compositions sont k la fois naïves et savantes, certaines figures de saints présentent une beauté suave qui fait contraste avec d’autres personnages rendus avec une vérité et un réalisme satirique vraiment flamand, comme le dit M^r Dehaisnes, que j’aime volontiers à citer 2.

cc II est tels pauvres, avec ses béquilles, ses vêtements en

1 J. Guiffrey, Histoire générale de la tapisserie de haute lice , pp. 11 et suiv. ; A. -J. Wauters, Histoire de la peinture flamande, p. 26.

2 Msr Dehaisnes, L'art dans les Flandres, le Hainaut et V Artois , p. 358.

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lambeaux, son bonnet retombant sur le front, sa barbe inculte, son type vulgaire et ses traits rechignes, qui auraient pu figurer dans la cour des miracles » et qui sont bien, on pour¬ rait l’ajouter, des précurseurs incontestables de ces nombreux gueux mendiants et écloppés de toutes sortes que nous verrons fourmiller dans les compositions satiriques de nos maîtres drôles flamands L

Diverses mentions trouvées dans les archives nous font con¬ naître tout au moins quelques sujets de certaines peintures profanes et satiriques qui ornaient les châteaux et édifices civils au XIIIe et au XIVe siècle, ainsi que les noms des peintres qui les exécutèrent.

Nous savons que, dès 1295 à 1298, divers travaux importants de peintures murales furent exécutés au château d’Hesdin, résidence favorite des comtes d’Artois 1 2 3.

En 1299 apparaît le nom de Jacques de Boulogne, peintre en titre du comte et dont les descendants occupèrent ce poste pendant un siècle et demi. Plusieurs peintres flamands tra¬ vaillèrent, sous sa direction, à la décoration picturale des chambres du château, dont les noms seuls nous sont restés : la chambre d ’inde, la chambre as roses, celles as escus, une autre as fleurs de lis et une quatrième as canchons (chansons).

De grandes peintures civiles furent exécutées pour la comtesse Mahaut d’Artois, dans ses châteaux de Bapaume, d’Hesdin, de Lens et de Conflans. Les scènes représentées étaient très variées; elles rappelaient la vie anecdotique et les mœurs des grands seigneurs au moyen âge 3. Parfois, comme en 1307, sur les murs du château de Lens et, en 1315, dans une des salles du château de Ruhout, en Artois, ce sont des tournois, des chevaliers joûlant, ou même, comme au château de Con¬ flans, en 1320, une bataille navale avec divers épisodes plus ou moins comiques. Les galères, les armes et les écus des cheva-

1 La tapisserie représentant saint Piat prêchant la foi à Tournai est caractéristique sous ce rapport.

2 Msr Dehaisnes, L'art dans les Flandres , le Rainant et l'Artois , p. 554.

3 Id., Ibid.

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liers durent, par contrat imposé au peintre, être très exactement représentés, dorés et argentés. Parfois, c’est des amusements des seigneurs et des princes que l’artiste s’inspira, comme dans la « salle le comte » à Valenciennes, nous voyons un prince de Hainaut faire exécuter, en 1375-1376, une peinture représen¬ tant le jeu d’échecs et le pas de Salehadin (Saladin), emprunté à un conte ou fabliau du moyen âge*. Dans le château d’Hesdin, les murs de la chambre as canchons étaient couverts de scènes empruntées au Jeu de Robin et Marion, œuvre du bossu d’Arras : Adam de la Halle.

Dans la salle le comte du château de Valenciennes se trou¬ vaient représentées, entre autres peintures, deux scènes : la Fontaine de Jouvence et es Parkiel dou Merchier as singes, qui accusaient un caractère satirique incontestable 2.

La Fontaine de Jouvence 1 2 3, comme on peut s’en convaincre par une gravure allemande du XVe siècle, attribuée au maître aux banderoles par Passavant, 46 (conservée au Musée de Vienne), était alors un sujet fertile en épisodes satiriques et grivois spécialement fait pour plaire à nos artistes flamands (voir fig. 138). La fontaine symbolique, d’une forme hexagonale, contient une demi-douzaine de personnages régénérés, qui, grâce aux vertus miraculeuses de ses eaux, donnent déjà des signes visibles de virilité juvénile. Des vieillards des deux sexes approchent pleins d’espoir en s’appuyant sur leur bâton. D’autres, moins ingambes, se font porter. A gauche de la composition, un vieillard émacié est précipité la tête la première dans le bain merveilleux. A droite, nous voyons les patients, revenus à la jeunesse, en user aussitôt, en se livrant à des scènes de séductions amusantes, présentant des détails satiriques d’une si haute grivoiserie, qu’il est impossible d’en donner une description plus complète.

1 Msr Dehaisnes, L'art dans les Flandres , le Hainaut et l'Artois , p. 554.

2 Id., Ibid .

5 Passavant, Derjung Brunnen, par le Meister mit den Banderollen , 46. (Très rare.) Ancienne collection de l’Albertina, actuellement au Musée impérial de Vienne.

( ni )

Sachant que les artistes graveurs allemands s’inspirèrent au XVe siècle de nos artistes flamands, dont ils venaient étudier les œuvres en Flandre, il a lieu de supposer que cette curieuse

représentation de la Fontaine de Jouvence est une réminiscence de sujets analogues dus à nos artistes primitifs, et peut-être

FlG. 138. La Fontaine de Jouvence. Estampe du XV0 siècle conservée ;i l’Albertina (Vienne).

( m )

même de la composition satirique portant ce même titre qui ornait les murs de la chambre « as canchons » du château de Valenciennes t.

On sait que le second sujet : le Merchier as singes, fut égale¬ ment un des thèmes favoris de nos peintres satiriques, et que son succès se continua jusqu’au XVIe siècle, notamment dans les compositions satiriques de Henri met de Blés (Musée de Dresde) et dans celles de Breughel le Vieux, dont nous verrons plus loin une reproduction.

Ce fut vers cette époque que Broederlam Melchior, à Ypres, qui nous est connu par des œuvres d’une authenticité incontestable, peignit pour Philippe le Hardi les volets du retable sculpté par Jacques Baers et achevé en 1399. L’œuvre de Broederlam, actuellement à Dijon, présente dans un de ses personnages de la Fuite en Égypte un caractère satirique indé¬ niable, et l’artiste s’y révèle incontestablement un précurseur de nos maîtres drôles flamands. Voici la description qu’en fait Msr Dehaisnes : « Pour Joseph qui conduit l’âne, c’est un lourd paysan à barbe grise. Son large corps, sa pesante démarche, ses habits rustiques, volumineux et pendants , ses bottes molles et affaissées lui donnent tant soi peu l’air d’une cari¬ cature. Il a mis son bâton sur l’épaule gauche, puis, sur ce bâton, un manteau et une marmite accrochée par l’anse. Il fait chaud à ce qu’il semble, car de la main droite, Joseph soulève un barillet et se verse à boire dans la bouche. Nous voilà en pleine peinture flamande dès les premières tentatives de l’école ». Effectivement, c’est bien une satire plaisante et triviale du paysan flamand, telle que la comprirent Breughel et plus tard ses continuateurs, notamment Brauwer et Teniers le Jeune.

Ayant eu l’occasion de revoir récemment cette œuvre, j’ai pu y observer une couleur d’un brun transparent dans les ter-

1 Le Musée d’Anvers possède un curieux tableau représentant Une fête d'archers au XVe siècle, peint par un peintre inconnu de cette époque, l’on remarque divers groupes satiriques et amusants emprun¬ tés à la vie populaire, faisant penser déjà aux personnages qui animent les kermesses de Breughel le Vieux.

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rains, qui avec les verts dans les feuillages et les plantes de l’avant-plan, les rouges crus des draperies, rappellent étrange¬ ment le faire et les colorations qui caractérisent les œuvres picturales de notre plus grand peintre satirique flamand.

Le comte de la Borde, dans son excellent travail sur les ducs de Bourgogne *, nous apprend que Philippe le Bon, qui aimait la grosse gaîté flamande, a employé plusieurs artistes de notre pays à l’entretien et aux perfectionnements des machines « à plaisanter », dont sa résidence favorite, le château de Hesdin, avait été largement pourvu par ses prédécesseurs. Ce n’étaient partout que trappes et bascules, mannequins et peintures, qui tous servaient à l’exécution de farces variées, d’un goût souvent douteux.

Nos peintres et artistes flamands qui furent ordinairement choisis pour remplir ces postes d’honneur, durent probable¬ ment justifier, par des œuvres picturales satiriques ou drola¬ tiques, de leurs dispositions à la plaisanterie et à la gaîté.

Parmi ces peintres, il faut citer tout d’abord Jean le Voleur, dont le surnom seul suffit à nous montrer cet artiste complète¬ ment dépourvu de préjugés. On sait que Jean le Voleur fut le collègue de Jean Malouel, ou plutôt « Maelwel », dont le nom aux consonances flamandes indique qu’il était originaire de nos contrées Après sa mort en 1417, il fut remplacé par Bellechose de Brabant et Hue de Boulogne, qui devinrent après lui gouverneurs de Hesdin.

Colin ou Colart le Voleur, fils de Jean, fut employé en la même qualité que son père et fut l’inventeur de plusieurs nouvelles machines à plaisanter 3.

Ce qu’étaient alors ces farces et ces machines à plaisanter, on le verra par quelques exemples tirés d’écrits du temps, et

1 Voir aussi Crowe et Cavalcaselle, Les anciens 'peintres flamands. An. de Pinehart, etc., p. 4, chap. I, et Msr Dehaisnes. pp. 416-417.

2 3kr Dehaisnes, L’art dans les Flandres , le Hainaut et l’Artois , p. 500. « Jean Malouel ou Maelvael, mort en 1415, fut remplacé par Bellechan de Brabant, qui fut exclusivement employé en Bourgogne. »

5 Crowe et Cavalcaselle, Les anciens peintres flamands. An. de Pinehart et Ruelens, t. II, p. 2.

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l’on pourra constater qu’il fallait une robuste constitution pour y résister :

« Un étranger sortait d’une galerie pour entrer dans une salle voisine; tout à coup une figure en bois lui barrait le chemin en vomissant sur lui un large filet d’eau ; le promeneur, saisi et mouillé jusqu’aux os, devenait alors le plastron des railleries de la société. Quelquefois on poussait le jeu plus loin : une rangée de brosses surgissaient autour du patient et le barbouillaient en un clin d’œil de blanc, de noir ou de toute autre couleur, 11 y avait aussi des figures mécaniques assez puissantes pour saisir un homme et le rouer de coups.

» Au milieu de la grande galerie, il existait une trappe et tout auprès une figure d’ermite prédisant l’avenir; les dames sur¬ tout devenaient ses victimes. Au moment elles s’en appro¬ chaient pour le consulter et savoir ce qui devait leur arriver, le plafond s’ouvrait et il en tombait une pluie torrentielle accompagnée d’éclairs, tandis que des coups de tonnerre se faisaient entendre. Enfin la neige succédait à la pluie. Pour se mettre à l’abri de la tempête, on cherchait un refuge dans une grotte voisine; mais soudain le parquet s’effondrait et l’on était précipité sur un sac de plumes. On vous permettait alors de vous échapper sans autre accident. Le château de Hesdin était rempli de bien d’autres surprises encore. Dans la grande galerie, outre la trappe dont nous venons de parler, il y avait un pont qui faisait tomber à l’eau ceux qui avaient l’impru¬ dence de s’y aventurer. En plusieurs endroits, il suffisait de toucher à un ressort pour faire jaillir des jets d’eau ; six grandes figures peintes, placées dans le corridor, étaient munies d’un secret analogue. A l’entrée de la grande galerie, on était inondé par l’eau qui jaillissait de huit jets; en même temps, trois autres vomissaient des bouffées de farine qui se mêlaient au liquide. Si la personne effrayée se précipitait vers la fenêtre pour l’ouvrir, un nouvel automate se dressait devant elle, l’inondait de plus belle et fermait la croisée. Le regard était attiré par un magnifique missel historié déposé sur un pupitre; le curieux qui s’en approchait était couvert de suie ou de poussière. Au même instant, des miroirs réfléchissaient sa

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figure avec mille déformations grotesques, et tandis que la victime s’étonnait de se voir ainsi toute noircie, des jets de farine la saupoudraient de la tête aux pieds. Ou bien encore un homme déguisé s’élançait au milieu de la galerie, effrayant la société par ses cris. Ceux qui se trouvaient dans les galeries voisines accouraient au bruit, et aussitôt un grand nombre d’autres figures déguisées paraissaient armées de bâtons et pourchassaient pêle-mêle tout le monde vers le pont d’où ils tombaient dans l’eau L »

Voilà, d’après les documents de l’époque, les grossiers passe-temps de princes aussi raffinés que nos ducs de Bour¬ gogne; on peut juger par de ce que devaient être les plai¬ santeries et le genre satirique général à cette même époque. Colard le Voleur, qui avait composé presque toutes ces machines bizarres, fut gratifié de ce chef, pour ses peines, d’une somme de 1,000 livres. Etant donné le goût connu de son maître pour les sujets plaisants, il est probable qu’il dut peindre pour lui, outre les bannières et pennons héraldiques, sa besogne habituelle, certains sujets satiriques ou drôles dont ceux de la chambre « as canchons » ont pu nous donner une idée.

En 1443, le nom de Colard le Voleur disparaît des comptes de la cour. Hue de Boulogne continue à y figurer jus¬ qu’en 1449; son fils, Jean de Boulogne, lui succéda en qualité de « paintre et varlet de chambre », mais la place de gouver¬ neur du château de Hesdin fut donnée à Pierre Coustain, qui prit le titre de paintre des princes, nom qu’on lui donne dans les registres de l’Ecole de Saint-Luc, en 1430.

Il est à présumer que c’est parmi ces peintres flamands, gouverneurs du château de Hesdin, qu’il faudra rechercher un jour les auteurs des œuvres satiriques dans le genre de la Fontaine de Jouvence , décrite plus haut, qui préludèrent aux sujets populaires et amusants de nos peintres drôles du XVe et du XVIe siècle.

1 M?r Dehaisnes, Fart dans les Flandres, le Hainaiit et V Artois. Voir aussi : Comte de la Borde et Crowe et Cavalcaselle.

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CHAPITRE VIII.

Le genre satirique chez nos peintres religieux

du XVe siècle.

Pierre Cristus fut-il le premier peintre de genre? Le Portrait des Arnolfini, par J. van Eyck. Ses tableaux de genre. Les Bains de femmes du même maître. Une femme au bain de Roger van der Weyden. Les mêmes sujets traités par Dürer; leurs côtés satiriques. Le Bain de femme satirique du coffret de cuir de Havard, XVe siècle. Le Sortilège d'amour de van Eyck (?) au Musée de Leipzig. L ' Anonciation du maître de Flémalle. Le Valet de Joseph, partie satirique. Sainte Barbe du même auteur, au Musée de Madrid. La Légende de saint Joseph Hoogstraeten. Le Triomphe de l’Église chrétienne sur la Synagogue , au Musée de Madrid. La Bésurrection de Lazare de von Ouwater, au Musée de Berlin. La Legende de saint Joseph, par van der Weyden (?). Portée satirique de ces tableaux. L 'Adoration des bergers de Hugo van der Goes, et les précurseurs des paysans de Breughel. Quinten Metzys; ses tableaux sati¬ riques. La T èntation de saint Antoine du même maître, au Musée de Madrid. Marinus van Reymerswale. Les fils de Metzys. Le Cadran d’horloge de Louvain. Les sujets satiriques de Jean et de Corneille Metzys. Une fête villageoise , le Moine en goguette, le Panier d’œufs, Jean Sanders dit van Hemes- sen et l'Enfant prodigue du Musée de Bruxelles.

D’après M. A. -J. Wauters 1, ce fut Pierre Cristus qui le pre¬ mier fit pressentir le tableau de genre ou de mœurs, si inti¬ mement lié au genre satirique dans la peinture flamande. Effectivement, cet artiste nous montre dans son Saint Éloi ou Eglius de Cologne 2, œuvre signée et datée de 1449, un sujet de genre nous voyons un orfèvre du temps pesant des objets précieux. Il est dans sa boutique, se trouvent exposés en vente divers joyaux et bijoux ouvragés.

Un gentilhomme ou bourgeois riche marchande la bague

1 A. -J. Wauters, Histoire de la 'peinture flamande, p. 67. « Le saint Éloi de la collection Oppenheim à Cologne peut être considéré comme le plus ancien tabieau de genre de l’école. »

2 Collection du baron A. Oppenheim; ce tableau a figuré k l’Exposition des primitifs flamands à Bruges, 1903 (n° 17 du catalogue).

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que sa femme convoite, tandis que celle-ci tend la main pour la recevoir. Cet intérieur, indiqué jusque dans ses moindres détails avec une minutie précieuse, fait certes pressentir nos futurs peintres drôles. Mais ce côté familier si éminemment flamand, ne le trouvons-nous pas déjà chez d’illustres prédé¬ cesseurs ainsi que chez la plupart de nos peintres religieux du XVe et du XVIe siècle?

Jean van Eyck, dans son célèbre Poivrait des Arnolfmi , de la National Gallery de Londres, nous offre aussi un vrai tableau de genre tel que les comprirent nos maîtres satiriques flamands. Les époux sont représentés dans la maison même qu’ils occu¬ pèrent à Bruges, lorsque, venant d’Italie, ils s’établirent en qualité de marchands dans cette ville. L’homme, maigre et maladif, montre sur sa physionomie, rendue avec un réalisme étonnant, une grande douceur unie à une mélancolie due peut-être à l’état précaire de sa santé. Sa femme, d’un geste placide, lui tend la main, tandis que l’autre repose sur sa taille l’on reconnaît les signes d’une maternité prochaine. Elle semble regarder son mari avec une inquiétude visible. Ils sont dans leur chambre à coucher, entourés de leurs meubles familiers et ce petit monde est traité par l’artiste avec ce soin et cet amour du détail, plein d’intentions, que nous retrouverons plus tard dans les compositions de Breughel le Vieux. A droite, on remarque le lit conjugal avec une bourse suspendue à un des montants; au fond est accroché au mur un miroir convexe se reflète la chambre. Le cadre en est formé par dix scènes de la passion finement indiquées. A côté, on remarque le collier de perles que la femme vient d’ôter; sur l’appui de la fenêtre, munie de petits volets, se trouve une pomme qui paraît entamée. Une couronne de lumières gar¬ nie de cierges, dont un seul est allumé, est suspendue au pla¬ fond. Tout cela, avec le petit chien favori et les patins de bois, jetés au hasard en rentrant, constitue une page charmante de la vie familiale au moyen âge, pleine d’observations amusantes faisant songer déjà à nos inimitables peintres satiriques fla-

Tome LX1I.

12

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iriands. Le tableau, absolument authentique, est signé Johannes de Eyck fuit hic 1454.

Dans son commentaire du Livre des peintres , de Cari van Mander, M. H. Hymans fait mention de véritables tableaux de genre satirique, exécutés par Jean van Eyck i. Facius parle d’un Bain de femmes peint par ce maître, qu’il a vu chez le cardinal Ottaviano degli Ottaviani bien connu pour son luxe. « On y voyait, dit-il, de belles femmes sortant du bain et à peine voilées ; dans un coin (détail satirique) se trouvait une vieille duègne, transpirant abondamment et prouvant ainsi que c’était un bain bien chaud. » Le cardinal possédait plusieurs autres tableaux de « nu », et l’on sait que Frédéric d’Urbin, le premier et le seul duc de ce nom, tit orner une salle de bain de peintures analogues qu’il avait pu acquérir 2. Les productions de ce genre étaient très recherchées en Italie, ces tableaux étaient, paraît-il, surtout demandés. James Dennistoun pense même que si Josse de Gand fut invité à la cour d’Urbin, ce fut à cause du renom de Jean van Eyck, dont plusieurs tableaux, entre autres un Bain de femmes , existaient déjà dans la collection du Duc 3. Facius cite encore une Femme sortant du bain , conservée à Gênes, qu’il attribue à « Roger le Gaulois », c’est-à-dire à Roger van der Weyden 4.

Ce que furent ces tableaux d’un genre spécial, malheureu¬ sement disparus, on peut s’en faire une idée par la description de Facius donnée plus haut. Peut-être des sujets analogues exécutés par A. Dürer, dont nous donnons deux exemplaires différents (fig. 139 et 140), sont-ils une répétition plus ou moins exacte de ces bains de femmes , si appréciés chez les mécènes

1 Carl van Mander, Le livre des peintres (commentaires de H. Hymans), p. 48.

2 Vasari, 1. 1, p. 163; Facius, ut supra, p. 46; Crowe et Cavalcaselle, Les anciens peintres flamands, p. 101.

3 James Dennistoun, Memoirs of the Dukes ofürbino, etc., from 1440 to 1630, t. II, p. 237. Crowe et Cavalcaselle, Les anciens peintres flamands, annotations de Ruelens, t. II, CXXVI.

i Crowe et Cavalcaselle, .Les anciens peintres flamands, t. II, CLXXV.

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italiens, caron sait que Dürer voyagea en Italie, il dut voir les compositions exécutées par nos primitifs flamands, pour lesquels il professait une si grande admiration. Dans l’une

Fig. 139. Un bain de vapeur, gravure sur bois, par A. Dürer (d’après Ch. Ephrussi).

comme dans l’autre de ces planches, on remarquera une inten¬ tion satirique évidente. Nous voyons dans chacune une vieille femme grotesque, ridiculisée. Dans la figure 139, représentant un bain de vapeur, une très grosse matrone transpire abon¬ damment, tout comme dans le tableau de van Eyck, tandis

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que deux jeunes femmes semblent se préparer à taquiner leur grasse compagne; l’une d’elles, en l’aspergeant à l’aide d’une espèce de goupillon, l’autre, accroupie près d’elle, en plon-

Fig. 440. Un bain de femmes, par A. Dürer. Dessin original du maître (d’après Ch. Ephrussi).

géant la main dans un baquet d’eau froide, dans un but ana¬ logue. Dans la seconde planche (fig. 140), c'est une vieille femme, maigre cette fois et aux seins flétris, qui joue le rôle ridicule. Pour se défendre de ceux qui la taquinent, elle prend l’offensive et vide un petit baquet dans la direction d’un personnage situé hors de la composition, dont on ne voit ici

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qu’un fragment. Un homme, dont une grosse commère semble se moquer, leur offre des rafraîchissements ; la figure man¬ quante, aspergée par la vieille irascible, porte un vase en forme de grande gourde ou de bouteille. Cette dernière composition se trouve à Francfort-sur-Mein; c’est un dessin original du maître.

Nous avons vu par la description de Facius et les composi¬ tions de Dürer, que les bains de femmes étaient généralement interprétés au moyen âge d’une façon satirique. Notre figure 141, empruntée au Dictionnaire de V ameublement 4 , des¬ sinée d’après le coffret de cuir gaufré de Havard (XVe siècle), nous rapproche encore davantage de l’époque et du genre affectionné par les peintres satiriques de l’époque de van Eyck. Ici la composition, qui paraît exécutée par un artiste flamand, est franchement burlesque. Trois femmes se trouvent dans un grossier bain en bois et tâchent d’attirer près d’elles un jeune niais coiffé de la cape des fous ; celui-ci semble repousser leurs avances et se disposer à prendre la fuite. Une des joyeuses commères, portant la coiffure à cornes, a mis une jambe hors de la baignoire et saisit à deux mains le long vête¬ ment du jeune fou, dont elle découvre toute la partie infé¬ rieure du corps. Dans le haut, nous voyons que des lits de repos étaient attachés à l’établissement, et dans le bas qu’une table couverte était toujours prête pour réparer les forces des baigneurs. Un groupe de deux singes, qui se trouve dans la partie inférieure de la composition, présente également une signification satirique dont le sens nous échappe.

Un autre épisode satirique également dans le goût de nos ancêtres primitifs se trouve représenté à gauche du même coffret de cuir. Tandis que dans une salle d’armes, divers jeunes gens s’exercent à l’escrime, l’un d’eux, dans le feu du combat, perd ses chausses et expose ainsi ses parties charnues à la risée des spectateurs.

1 Voir Dr Alwin Schultz, Deutsches Leben im XIV . und XV. Jahrhun dert , t. I, pp. 68-69, pl. LXXXIV.

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Fig. 144. Un bain de femmes. Fragment du coffret de cuir gaufré de Havard

(XVe siècle).

( 183 )

Le Musée de Leipzig possède, depuis 1878, un petit tableau ayant une étroite parenté avec les peintures de van Eyck. Cette œuvre nous donne mieux encore une idée de ce que devaient être les sujets de « nu » de ce maître. Son titre étrange est : Un sortilège d’amour i. La figure 142, empruntée au livre de

Fig. 44 2. L'n sortilège d'amour , de J. van Eyck (?) [Musée de Leipzig].

M. le Dr Alwin Schultz 2, en donne une idée assez fidèle. Ce tableau représente une jeune femme nue, paraissant vouloir

1 Liebes zanber, nach Essenwein. Culturhist. Büderatlas.

2 Dr Alwin Schultz, Deutsches Leben im XIV. and XV. Jakrkundert 9 1. 1, fig. 115 (Liebes zauber). Prague, Vienne et Leipzig, 1892.

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couvrir de perles et de pierreries un cœur déposé dans une cassette placée sur un escabeau près d’elle. Dans le fond du tableau, un jeune homme entr’ouvre une porte et contemple la scène gracieuse il est probablement intéressé. De nom¬ breux détails, ayant tous une signification emblématique ou satirique, se remarquent dans la chambre de la jeune fille : un faucon au bord d’une coupe se trouve un éventail en plumes de paon; une pièce d’étoffe à moitié déroulée; un feu clair qui brille dans l’âtre ; l’armoire ouverte, dans l’inté¬ rieur de laquelle on aperçoit divers vases et aiguières; le sol jonché de fleurs les roses dominent, jusqu’au petit chien blanc rappelant étrangement celui du double portrait de Londres, tout cela semble avoir un sens pour l’artiste, qui complète ainsi le sujet formé par les gracieuses incanta¬ tions de la jolie sorcière d’amour. De nombreuses bande¬ roles explicatives se remarquent à côté des principaux acteurs de cette petite scène charmante.

M. H. Hymans, qui cite dans ses commentaires du livre des peintres de C. van Mander le tableau de Leipzig *, auquel il trouve un intérêt réel, considère également une Mélusine , au Musée de Douai, comme un échantillon très ancien des tableaux de genre exécutés par nos artistes primitifs flamands 2.

Deux volets, du maître de Flémalle, au Musée de Madrid, présentent également ce caractère intime, je dirai presque satirique, de l’intérieur flamand. Le mobilier sévère du dona¬ teur agenouillé sur le volet de gauche fait contraste avec celui plus coquet et plus féminin de sainte Barbe. Celle-ci lit dans un livre enluminé, paisiblement assise sur un banc sculpté, le dos à l’âtre, brille un feu clair entre les deux landiers. Tout dans la chambre dénote la propreté minutieuse, l’esprit d’arrangement et d’ordre de la bonne ménagère flamande. Le bassin de cuivre et l’aiguière de même métal resplendissent

1 Carl van Mander, Le livre des peintres (commentaires de H. Hymans), 1 1, p. 48.

2 Id., Ibid.

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sur une crédence ouvragée. A côté, l’essuie-main bien propre est passé sur le rouleau accroché au mur. Sur le manteau de la cheminée, on remarque la statuette de la Vierge et une branche en cuivre portant un cierge. Devant la fenêtre, sur un escabeau, se trouve placé un vase de forme élégante dans lequel trempe la fleur favorite. Par la croisée, les petits volets ouverts laissent apercevoir le paysage, et au fond, l’église la sainte va prier si souvent.

Le côté anecdotique et presque satirique est plus visible dans le chef-d’œuvre du maître, le triptyque de la comtesse de Mérode, à Bruxelles, où, dans le volet de droite, à côté de la chambre dans laquelle se passe la scène mystique de Y Annon¬ ciation, nous voyons l’atelier s’occupe Joseph. Celui-ci est représenté travaillant très activement à la confection de ... sou¬ ricières, dont un exemplaire se trouve exposé en vente à sa fenêtre donnant sur la rue. On constatera ici encore le caractère satirique un peu ridicule généralement attribué à Joseph au moyen âge, caractère que nous avons observé déjà dans les mystères ainsi que dans les représentations religieuses popu¬ laires qui les précédèrent. On remarquera qu’ici encore, il est entouré de ses petits outils *.

Cette œuvre importante forme le trait d’union entre la grande école de van Eyck finissante et celle, plus intime et plus réellement flamande, de van der Weyden, dont Breughel le Vieux fut le dernier représentant.

Certaines parties du tableau d’autel de Madrid représentant

1 Dans le tableau représentant Les épisodes de la légende de saint Joseph , de l’église d’Hoogstraeten (inconnu, fin du XVe siècle), nous voyons Joseph, dans la 6e scène à gauche, demander pardon à sa femme qu’il a osé soupçonner. Ici encore le mari de la Vierge est muni d’un tel nombre de petits outils, que le peintre a évidemment voulu en faire une scène satirique. Outre les deux grandes taraudières, le vilbrequin, l’évidoir, dans sa gaine, qu’il porte à sa ceinture, nous voyons encore une grande règle, deux hachettes, une scie, une pince tombées à ses pieds. Ce tableau a figuré à l’Exposition des primitifs à Bruges (juin- septembre 1902), 341 du catalogue de James Weale.

( 186 j

VÉglise chrétienne triomphant de la Synagogue , attribué par divers auteurs à Hubert et par d’autres à Jean van Eyck i, mais qui, en tous cas, fut exécuté par un maître de l’école de ces grands peintres primitifs, présentent également des côtés d’observation humoristique ou satirique faisant songer , jusqu’à un certain point, aux compositions religieuses de Breughel le Vieux. Je citerai notamment la partie de droite du panneau inférieur à côté de la fontaine symbolique, l’on remarque un groupe de juifs légèrement caractérisés, montrant leur rage et leur colère impuissante à la vue du prodige. L’étendard de la synagogue tenu par le grand prêtre se brise dans ses mains, et son aveuglement moral est indiqué par le mouchoir qui couvre ses yeux. Un des juifs qui l’accom¬ pagne tombe à la renverse, tandis que d’autres se bouchent les oreilles pour ne pas entendre la vérité, ou prennent la fuite pleins d’effroi. Un autre, au paroxysme de la rage, se déchire les vêtements et montre à nu sa poitrine.

La Résurrection de Lazare , par A. Van Ouwater, nous offre également un groupe de personnages le peintre, se laissant aller à son sentiment réaliste et satirique d’inspiration toute flamande, les a représentés, montrant par des mimiques variées, mais des plus claires, que le tombeau ouvert, ainsi que le ressuscité lui-même, dégagent une odeur cadavérique repoussante. On voit les spectateurs, assistant au prodige, tra-

1 A. -J. Wauters, La peinture flamande , p. 46. : « Il est permis de supposer avec Passavant que le Triomphe de l'Église chrétienne sur la Synagogue est de Hubert van Eyck, d’autant plus qu’il n’est pas possible de le rattacher, ni par le style, ni par la facture, ni par l’aspect de la couleur, à aucun autre maître du XVe siècle. Ce tableau est le seul qui puisse lui être attribué avec quelque certitude ».

M. H. H ym ans, dans son étude savante, Les Musées de Madrid. Le Prado (Gazette des Beaux-Arts, 3oe année, 3e pér., t. IX, p. 381) n'admet pas de parenté entre le Triomphe de l’Église sur la Synagogue et aucune des œuvres des frères van Eyck. Il ne croit même pas que nous soyons ici en présence d’une copie d’après ses maîtres. Dans L’Art espagnol , de Lucien Solvay, Paris, 1887, page 9o, on pressent déjà la même manière de voir.

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duire cette impression par des nuances diverses très intéres¬ santes à observer.

En parlant du tableau de Madrid : Le triomphe de l'Église sur la Synagogue, M. Hymans i compare cette œuvre avec la Résurrection, de Berlin, et signale avec raison des analogies de faire et de sentiment qui paraissent des plus probantes.

Quoique à Harlem, Van Ouwater, par l’expression qu’il cherche à donner à ses personnages, par son réalisme, sa cou¬ leur et son genre même de composition, fait songer à Roger van der Weyden, qu’il dut connaître et dont il semble s’être inspiré.

C’est récemment que la Résurrection de Lazare, la seule œuvre de ce maître dont l’authenticité soit prouvée (elle est citée parmi les principales compositions du peintre, par Cari van Mander), a été retrouvée à Gênes et achetée en 1889 par le Musée de Berlin. On suppose que toutes les œuvres de Van Ouwater, sauf celle-ci, peinte peu après 1450, périrent lors du sac de Harlem par les Espagnols en 1573

Un des deux volets représentant des Scènes de la vie de saint Joseph , attribués à Roger van der Weyden (de le Pasture), qui se trouvent à la cathédrale d’Anvers, présente également un caractère satirique dans l’interprétation d’une épisode de la légende des Prétendants à la main de la Vierge. Nous y voyons Joseph, dont la baguette desséchée fleurit, cacher celle-ci sous son manteau, tandis qu’un de ses compagnons la saisit et rit de sa supercherie. D’autres prétendants semblent aussi s’amu¬ ser de cette scène, nous voyons encore le futur époux de la Vierge jouer un rôle ridicule 3.

Ces volets présentent de grandes ressemblances, comme faire, avec la Descente de croix du triptyque d’Edelheer, à Louvain

1 H. Hymans, Les Musées de Madrid. Le Prado (Gazette des Beaux- Arts, 35e année, 3e pér., t. IX, p. 381).

2 Ad. Philippi, Die Kunst des XV. und XVI. Jahrhundert in Deutsch- land und Niederlanden , p. 56. Leipzig, 1898.

3 Ces volets ont figuré à l’Exposition des primitifs flamands à Bruges, en 1902, 29 du catalogue de James Weale.

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(1443). On sait que cette œuvre, qui se trouve malheureusement en fort mauvais état et repeinte, est considérée par M. van Even comme la seule œuvre authentique de van der Weyden en Belgique. (Le même sujet a été traité dans une des scènes du tableau d’Hoogstraeten cité plus haut et dans une œuvre du « maitre de Flémalle », au Prado, à Madrid.)

Dans la seule composition authentique connue de Hugo Van der Goes : le triptyque de sainte Maria-Nuova, à Florence, représentant Y Adoration des bergers, on remarque un groupe de paysans ou de pâtres hâves, hirsutes, couverts de vêtements pittoresques, qui rappellent à la fois les mendiants de la tapis¬ serie de Tournai du XIVe siècle, citée plus haut, et les paysans de Breugel le Vieux F On sait que cette composition fut com¬ mandée au peintre par Tommasso Portinari, banquier de la maison des Médicis, à Bruges, vers 1468. Il est à remarquer qu’on ne retrouve aucune trace d’influences italiennes dans ce triptyque 2 .

Quinten Metzys ou Massys (1466-1630) perfectionna et sou¬ ligna souvent le côté satirique dans certains personnages de ses tableaux religieux. Les deux volets de son chef-d’œuvre d’Anvers : Y Ensevelissement du Christ, présentent l’un et l’autre, dans diverses de leurs parties, les caractères du tableau de genre et de mœurs se reconnaît même une intention satirique évidente.

Dans le volet de gauche, représentant 1 e Repas d' Rérode, après la décollation de saint Jean-Baptiste, on voit, dans la galerie haute, des courtisans qui commentent, en s’en moquant, les actions de leur souverain devenu le jouet d’une femme.

Dans le volet de droite, les deux bourreaux qui attisent le feu et ajoutent du combustible sous la chaudière se trouve saint Jean l’Evangéliste, montrent par leurs figures ironiques

1 Dans un sujet analogue du Musée d’Anvers, attribué à Juste de Gand, on voit des bergers visiblement inspirés par ceux du tableau de Florence.

2 Ad. Philippi, Die Kunst des XV. und XVI. Jahrhundert in Deutsch- land und Xiederlanden , p. 60. Leipzig, 1898.

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et grossières, faisant présager celles de Breughel le Vieux, tout le plaisir qu’ils éprouvent à faire leur métier de tortionnaires. On remarquera qu’ici encore, tout comme dans les mystères, les martyres de ces deux saints présentent un côté comique et satirique traditionnel.

Quentin Metzys peignit aussi des œuvres profanes, véritables tableaux de genre et de mœurs populaires, nous retrou¬ vons une tendance satirique indéniable.

Il peignit des bourgeois dans leurs boutiques; des ban¬ quiers; des vieillards lubriques; des avares ou des usuriers; des peseurs d’or, dont les sentiments et les passions se lisent sur leurs physionomies si bien comprises.

Parmi les principales œuvres appartenant à ce genre, il faut citer : le Vieillard et la courtisane et le Joaillier pesant des pièces d’or , un de ses chefs-d’œuvre au Musée du Louvre; la Parabole du mauvais intendant, au Palais Doria à Rome (?); les Usu¬ riers, de Stockholm; les Deux banquiers, de Windsor, encore un de ses chefs-d’œuvre; le Vieillard et la courtisane , de Cassel ; le Banquier, de Dresde, et une quantité d’autres tableaux ana¬ logues plus ou moins bien attribués à ce maître et qui par leur titre seul montrent une intention satirique visible i.

C’est surtout à Marinus Reymerswaele que l’on doit restituer plusieurs œuvres de ce genre attribuées jusqu’ici à Quentin Metzys :

Un changeur et sa femme au Musée du Prado à Madrid doit, comme le dit fort bien M. H. Hymans1 2, être restitué à ce peintre néerlandais, dont nous connaissons une œuvre analogue et signée au Musée de Dresde ;

Une tentation de saint Antoine, considérée jusqu’il y a peu

1 La comtesse de Pourtales a envoyé à l’Exposition des primitifs flamands, à Bruges (1902) un tableau appartenant à cette catégorie, intitulé Un vieillard et une courtisane, l’on a généralement cru recon¬ naître la main du maître. (N° 359 du catalogue officiel de James Weale.)

2 H. Hymans, Les Musées de Madrid. Le Prado (Gazette des Beaux- Arts, 35e année, 3e pér., t. X, p. 235).

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de temps comme étant de Patenier et qui a été restituée à juste titre par MM. Hymans et Juste au grand peintre d’Anvers L En effet, l’ancien inventaire de l’Escurial cite cette tentation (n° 1574) comme ayant « les figures (peintes par maître Quentin et le paysage par maître Joachim ». Sur le fond de paysage, une vraie merveille, nous voyons saint Antoine dans les plus grandes angoisses. Trois jeunes beautés, vêtues à la dernière mode d’Anvers, ont entrepris la séduction du saint anachorète. Elles s’approchent souriantes, et d’un air candide l’une d’elles lui tend une pomme, allusion visible au premier péché. Le démon, sous les traits d’une vieille proxénète outrageusement décolletée, rit d’avance du succès de sa ruse et de la perte certaine du saint. Un singe, une des incarnations favorites du démon au moyen âge, tire à la capuche de l’anachorète pour l’empêcher de se détourner à la vue de ses jolies séductrices. M. H. Hymans dit que « Metzys n’a rien fait de plus beau, de plus délicat, ni de plus chaste », quoique le sujet doive se ranger dans la catégorie des composi¬ tions satiriques plutôt scabreuses.

Un curieux cadran d'horloge peint par Quinten Metzys (?), d’après le catalogue de l’Exposition des primitifs à Bruges 2, représente dans le quatrième cercle, divisé en vingt-quatre compartiments, des sujets satiriques nous voyons les joies et les misères de la vie humaine.

D’après M. van Even 3, ce cadran fut exécuté ver 1510, pour être placé sur un mouvement d’horloge forgé par Josse Metzys. La décoration est divisée en six cercles concentriques. Le pre¬ mier cercle représente sur fond d’or les signes du zodiaque ; le second, en douze scènes, les occupations diverses des mois; le troisième, les heures; le quatrième, les joies et les misères de

1 H. Hymans, Les Musées de Madrid. Le Prado (Gazette des Beaux- Arts, 35e année, 3e pér., t. X, p. 334).

2 James Weale, Catalogue de l'Exposition des primitifs flamands , section des tableaux, 1902, p. 284.

5 E. van Even, Louvain dans le passé et dans le présent, p. 206.

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la vie humaine; le cinquième, la division de l’année en 36o jours, tandis que le sixième contient les noms des mois. Aux angles, les quatre planètes sont représentées par des personnages symboliques.

Une chambre de la maison de Quentin Metzys, située rue des Arbalétriers à Anvers, fut décorée par lui de fresques profanes en grisaille. Cet ouvrage, dit van Fornenberg, qui visita cette salle, était composé de compartiments ronds et ovales avec des figures grotesques, « grotesken grilligen figuren i », s’entremêlant et se jouant entre des festons et des rinceaux de feuillage. Par-ci par-là voltigeaient quelques enfants égayant la composition, qui eut peut-être une portée satirique.

Les fils de Quinten, Jean et Corneille Metzys, très inférieurs à leur père comme peintres, exécutèrent également un nombre considérable de sujets profanes, ils s’inspirèrent à la fois des œuvres de leur père et de celles des maîtres graveurs allemands, qui eurent une si grande influence sur les artistes de leur temps.

La Bibliothèque royale de Bruxelles 1 2 conserve plusieurs gravures de Cornélis Metzys, parmi lesquelles nous en trouvons quelques-unes représentant les mêmes sujets champêtres que Breughel devait illustrer de main de maître.

Parmi celles-ci, il faut citer Une fête villageoise avec des ripailles et beuveries bien flamandes, ayant comme consé¬ quences les rixes, suites inévitables de l’intempérance. Cette estampe est datée de lo39, et porte le B : 17. La suivante, de la même époque, représente encore un sujet satirique : c’est un moine en goguette avec une vieille femme, B. 16 3.

Le S. 11. 48097 représente un festin l’on embrasse

1 Max. Rooses, Geschiedenù des Antwerpsche Schilderkunst , p. 65, Gand, 1879, et Den Antiverpschen Proteus , p. 30.

2 Cabinet des estampes (petite farde).

5 Id. (grande farde).

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des femmes; il y a un fou qui assiste à la fête. Le numéro suivant : 3.11. 31280, dont la reproduction au trait se trouve figure 143, nous offre un sujet encore plus satirique : une

Fig.' 143.

femme ayant abandonné un moment son panier d’œufs, le trouve mis au pillage par un couple peu scrupuleux. L’inscrip¬ tion assez énigmatique est la suivante :

Mv syn everë otlaevt

Jees âders nest ê laet mv ot paeyt.

Cette estampe est datée de 1549. Ces dates méritent d’être notées, car elles sont toutes antérieures aux premières estampes de genre satirique exécutées d’après les œuvres de Pierre Breughel le Vieux, dont la plus ancienne porte le mil¬ lésime de 1553.

D’après M. Vercoullie, professeur de langues germaniques à l’Université de Gand, qui fait autorité dans l’interprétation des textes flamands du XVIe siècle, l’inscription devrait se lire de la façon suivante :

My(n) ma(n) syn eyere(n) o(n)tlaeyt

I(n) ee(n)s a(n)ders nest e(n) laet mv o(n)t paeyt.

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La traduction en serait :

Mon mari décharge ses œufs

Dans le nid d’autrui et me laisse non satisfaite.

Sanders (Jean), dit van Hemsen 4, qui ftorissait vers 1545 (il était à Hemixem, près d’Anvers), doit encore être considéré comme un imitateur de Quinten Metzys; il exécuta diverses peintures satiriques qui annoncent un précurseur de Breughel le Vieux, mais avec une mise en page plus Renaissance. L'enfant prodigue du Musée de Bruxelles (n° 293) nous montre en un spécimen typique un sujet biblique interprété d’une façon franchement satirique.

1 On orthographie aussi son nom : van Hemessen, van Hemssem ou van Hemissen.

Tome LXII

13

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CHAPITRE IX.

Les peintres-graveurs satiriques allemands du XVe et du XVIe siècle. Leur influence sur nos peintres drôles flamands.

Martin Schoengauer fut-il l’élève de Rogier van der Weyden? Ses peintures et ses gravures. Les paysans allant an marché. Le Christ présenté au peuple. Le meunier et son âne. Une nxe entre apprentis orfèvres. Leur analogie avec les compositions religieuses et profanes de nos maîtres satiriques du XVIe siècle.

Vogue considérable de ces gravures allemandes dans toute l'Europe civilisée. Israël van Meckene; ses gravures satiriques de la vie amoureuse de son temps. Le combat pour les culottes. Le « maître aux banderolles. » Les graveurs allemands inconnus : La bataille pour la culotte au Cabinet des estampes à Berlin.

Daniel Hopfer et ses scènes champêtres salinques ; Nicolaus Mildeman et son JSazentanz zu Gumpelsbrunn ; Hans Sebald avec ses fêles villageoises , sont des précurseurs de nos peintres de kermesses au XVIe siècle.

Comme nous le disions plus haut, plusieurs peintres et gra¬ veurs allemands eurent une influence incontestable sur nos plus grands peintres drôles du commencement du XVIe siècle. Cette influence s’étendit même sur Jérôme Bosch, dont les premières œuvres datent de la fin du XVe siècle.

Parmi ces maîtres allemands, il faut citer en première ligne Martin Schoengauer. Quoique à Colmar (4445-1491), cet artiste se rattache à notre école flamande, car il s’inspira incontestablement des œuvres réalistes si pleines d’expres¬ sion de Roger van der Wevden. Même s’il fallait en croire une lettre du peintre liégeois Lombart à Vasari, on y trou¬ verait la preuve certaine que Martin fut l’élève de cet illustre peintre flamand.

Dans son livre sur l 'Art néerlandais , l’Allemand A. Philippi 1

1 Ad. Philippi, Die Kunst des XV. und XVI. Jahrhunderts in Deutsch- land und die JSiederlanden, 1898, p. 130 : « Der allgemeine Eindruck einer Schôngauersche Darstellung pflegt sogar mehr Aiederlandisch als Deutsch zu sein, und bei seinen Frauen dinckt man manchmal an Memling. »

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constate lui aussi que les œuvres de Schoengauer ont plutôt le caractère néerlandais et que ses types de femmes font son¬ ger souvent àrMemling, cet autre continuateur de van der Weyden.

Les tableaux de ce peintre sont très rares, et comme il ne les signait jamais, plusieurs œuvres lui ont été faussement attribuées. 11 en est autrement de ses nombreuses gravures, presque toutes monogrammées et datées, dont l’authenticité est certaine.

Parmi ces estampes, qui seules nous permettent de juger de ses tableaux, nous en trouvons plusieurs l’on reconnaît déjà les sujets humoristiques et satiriques chers à Breughel le Vieux. Sa façon de traiter les sujets religieux présente égale¬ ment des analogies nombreuses avec celle de notre grand satirique flamand. Parmi ses compositions champêtres et sati¬ riques, il faut citer les Paysans allant au marché (B. 88). La femme est assise à califourchon sur un vieux cheval qui porte en croupe son enfant. Devant marche le mari; il tient, passé sous son bras, un vieux glaive qui semble ne le rassurer qu’à moitié, car les routes sont peu sûres. Il porte en outre un sac de pommes et un panier, trouvant encore moyen de guider la monture de sa femme de la main qui est restée libre. Le pauvre cheval, outre sa charge humaine, porte suspendu à son poitrail de nombreuses volailles et autres provisions. La femme tient à la main une longue gaule avec laquelle elle s’apprête à réveiller le courage de son cheval, ainsi que celui de l’homme, son autre bête de somme. L’expression goguenarde de sa femme, celle à la fois peureuse et rusée du paysan, achèvent de donner à cette peinture de mœurs villageoises un caractère satirique bien flamand.

Le Musée de Bruxelles possède un tableau attribué à Martin Schoengauer, qui figure parmi les gravures du maître. Il est intitulé, d’après le catalogue : Le Christ présenté au peuple L

1 Ce tableau provient de l’ancienne collection du prince d’Orange; il fut acheté à la vente de M. van den Schrieck, de Louvain, en 1861.

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On y voit le Christ, sur la troisième marche d’un escalier, exposé à la risée du populaire qui l’outrage de toutes façons. Les figures grimaçantes des assistants présentent un aspect satirique voulu; tel le bourreau à l’avant-plan notamment, qui pousse la langue d’une façon vraiment comique. Celui-ci est en outre affublé d’un costume ridicule, l’on reconnaît l’intention, déjà signalée et conforme à la tradition des mys¬ tères au moyen âge, de représenter le bourreau d’une façon risible, faisant contraste avec le Christ, qui seul présente un aspect sérieux et religieux. L’expression de Ponce Pilate, ainsi que la pose de sa main, en font également un personnage dérisoire.

L’estampe 89, représentant un Meunier avec son âne chargé d’un sac, suivi de son ânon ; celle portant le 92, un Éléphant caricatural; une amusante Famille porcine et surtout une Rixe entre deux apprentis orfèvres 1 , se prenant aux che¬ veux dans une dispute très bien observée, doivent être égale¬ ment rangées dans la même catégorie de ses compositions vraiment satiriques.

Plusieurs estampes de Martin Schoengauer, telles que YEcce Homo (B. 13, S. 11. 2375) et le Christ bafoué (B. 15. 8956), présentent dans leurs groupes de soldats railleurs et grima¬ çants et dans la présence de nombreux personnages accessoires inutiles à la composition, une analogie frappante avec les sujets religieux traités par nos maîtres satiriques. L’importance don¬ née au paysage est également typique et mérite d’être notée.

Ces estampes eurent une vogue considérable en Allemagne et dans la plus grande partie de l’Europe. Leur succès chez nous ne fut pas moins grand, et il est très probable qu’elles eurent une influence considérable sur le développement du genre satirique flamand, tel qu’il se manifesta parmi nos peintres drôles du commencement du XVIe siècle.

1 Ce sujet, cité par A. Philippi, Die Kunst, etc., ne se trouve pas dans la collection des œuvres gravées de Schôngauer, conservées au Cabinet des estampes de la Bibliothèque royale de Bruxelles.

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Nous aurons encore à nous occuper de Martin Schoengauer quand nous parlerons des peintres appartenant au genre sati¬ rique fantastique et notamment lorsqu’il s’agira des premières Tentations de saint Antoine , dont, il y a tout lieu de le croire, il créa le genre.

Parmi les meilleurs imitateurs de Schoengauer, on cite généralement Israël Van Meckene, à Mecheln, près de Clèves, en 1440, et mort en 1503. Cet artiste curieux fut à la fois peintre, graveur et orfèvre, mais ses estampes seules nous sont connues, heureusement en assez grand nombre. Leur facture rappelant des œuvres plus anciennes, on crut long¬ temps devoir leur assigner une date antérieure à celle de leur exécution. Peut-être même peut-on voir dans plusieurs de ces scènes de mœurs amusantes gravées, des réminiscences de peintures flamandes disparues, appartenant au genre satirique primitif, tel que le comprirent les joyeux peintres du château de Hesdin ou des Entremets de Bruges ou de Lille.

La Bibliothèque royale de Bruxelles possède une collection de reproductions faites d’après les principales œuvres de van Meckene l. La plupart ont trait aux joies ou aux infortunes conjugales et aux vicissitudes de l’amour. Parmi celles-ci, nous citerons le numéro B. 181, nous voyons dans un intérieur flamand, régner entre les époux ou les amants, une douce union. Le temps passe gaiement en célébrant le vin et l’amour. Dans presque toutes ses compositions, on remar¬ quera des brocs, des hanaps, des baquets en cuivre pour rafraîchir les breuvages, auxquels l’artiste semble avoir attaché une grande importance.

C’est encore une scène paisible que représente une autre gravure nous voyons une dame recevoir un visiteur, tout en filant sa quenouille. Le gentilhomme tient son épée, comme une canne, entre ses jambes; il a la tête ornée d’une coiffure à plumes assez bizarre. Le chat familier ronronne

1 Israël van Meckene, Mœurs et costumes. Bruxelles, Simoneau et Toobev, 1872. Fac-similé de douze estampes.

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dans un coin, tandis que sur la crédence sculptée, on remarque comme d’habitude une profusion de brocs et de hanaps, ainsi que deux livres à fermoirs.

Est-ce le même gentilhomme que nous voyons dans la gra¬ vure suivante? Il s’est mis à l’aise en ouvrant son manteau et en se débarrassant de son épée, mais il a gardé son beau cha¬ peau à plumes. La dame a abandonné son fuseau et tous deux sont familièrement assis sur le bord d’un lit disposé sur une estrade basse Sous celle-ci, on remarque, réunis sans façon, les pantoufles de la dame ainsi qu’un vase intime. À côté du lit, une table de nuit et un petit flambeau à deux branches garni de ses chandelles. La porte est fermée, le verrou mis, personne ne les dérangera.

L’estampe B. 172 a une portée plus satirique : un jeune homme danse avec son amie, tandis que sa ceinture, à laquelle est attachée sa bourse, se détache et tombe à ses pieds. Preuve certaine que la fréquentation des femmes conduit à la perte de la fortune.

Le numéro B. 173, figure 144, représente le combat pour les culottes , sujet cher aux artistes du moyen âge et dont nous avons vu déjà des reproductions nombreuses. L’objet du litige est à terre; la femme, retenant d’une main celle de son mari, prêt à saisir la culotte, brandit de l’autre sa quenouille avec laquelle elle le frappe à tour de bras. Un monstre affreux vol¬ tige au-dessus des combattants, image satirique probable de la guerre et de la discorde conjugales.

Le numéro B. 201 paraît être une apologie de la femme, qui est représentée au milieu de rinceaux entre lesquels la pour¬ suivent en dansant des hommes de toutes conditions : gentils¬ hommes et bourgeois, musiciens ou tambourinaires, et jusqu’à un fou agitant sa marotte.

Beaucoup de graveurs allemands, pour la plupart inconnus ou cités par Passavant sous des dénominations de convention, comme le « Maister mit den Banderollen »; le maître E. S., vivant, eux aussi, dans la seconde moitié du XVe siècle, eurent également une influence probable sur nos peintres satiriques flamands.

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Nous avons vu déjà des productions satiriques de deux de ces graveurs, notamment : la Fontaine de Jouvence du maître aux banderoles (fig. 138) et une des lettres de l’alphabet du maître E. S. datant de 1466 (fig. 67).

Fig. 144.

La figure 145, exécutée par un graveur allemand inconnu de la même époque (fin du XVe siècle), nous montre un frag¬ ment d’une composition plus importante, représentant encore le sujet si populaire de la bataille pour la culotte. Ici ce sont les femmes seules qui prennent part à la lutte. On les voit se battre,

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se griffer, s’arracher les coiffes et se prendre aux cheveux. Les coiffures « à cornes » ont fort à souffrir dans la mêlée. L’objet tant envié est placé au milieu de la composition, tenu par deux solides commères qui le défendent de leur mieux. Cette gra¬ vure sur bois se trouve conservée au Cabinet des estampes à Berlin

Fig. 443.

Ce furent encore les graveurs allemands qui, dès le commen¬ cement du XVIe siècle, exécutèrent divers sujets champêtres qui eurent une popularité non moins grande et qui se rapprochent singulièrement des compositions analogues de nos peintres satiriques ou de kermesses.

Parmi ces graveurs, il faut citer Daniel Hopfer ou Hopser, qui représenta une fête villageoise, « das lândliche Fest » (B. 74) 2 . Voilà bien déjà la kermesse telle que la comprirent

1 Cette estampe est reproduite dans l’ouvrage : Dentsches Leben, etc., t. I, p. 165, du docteur Alwin Schultze. Leipzig, 1892. si,2 D1' Alwin Schultze, Deutsches Leben , etc., pp. 164-165, lig. 209. Leipzig, 1892.

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Breughel et ses nombreux imitateurs. On y voit, comme dans les sujets analogues de notre grand peintre satirique, la bombance générale, la braspartye, qui joua de tous temps un si grand rôle chez nos ancêtres et dont le souvenir atavique ne semble pas prêt à se perdre de nos jours. On y observe aussi les scènes qui accompagnent la ripaille : les danses et les promenades amoureuses, les ivrognes que l’on doit soutenir et, dans les coins, les inévitables buveurs qui se soulagent de toute façon et cela sans la moindre vergogne.

Fjg. 146.

Nicolaus Mildeman, dans le Nasentanz zu Gumpelsbrunn B. 1 (la danse des nez de Gumpelsbrunn), B. 1 (fig. 446) nous mon¬ tre également d’autres épisodes d’une kermesse aux allures les plus flamandes exécutés par un artiste allemand au commen¬ cement du XVIe siècle. A côté des beuveries inévitables, nous voyons les danses autour du mat de cocagne, pendent, en guise de prix, des objets divers, notamment un jambon ainsi que d’autres comestibles. Les musiciens jouent de divers

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côtés; on voit des luttes plus ou moins courtoises. Plus loin, des trouble-fête ont tiré l’épée et sont prêts à se mesurer entre eux, tandis qu’une femme les retient. Dans le lointain arrive la police du temps, la hallebarde au poing ; la perche avec le coq qu’il s’agira d’abattre à coups de flèches n’est pas oubliée. Tous ces détails ont un aspect si éminemment fla¬ mand, que l’on doit se demander si les artistes allemands qui ont exécuté ces premières kermesses ne sont pas venus les étudier dans notre pays en s’inspirant, comme le fera notre Breughel, des paysans, des mœurs des villageois de nos Flan¬ dres ou de celles des maraîchers des environs d’Anvers ou de Bruxelles 1.

Hans Sébald sut également, avant Breughel le Vieux, montrer en des estampes typiques la vie et les joies du peuple campa¬ gnard. Les danses de paysans (fig. 147) semblent empruntées à ces kermesses ou fêtes villageoises, notre grand satirique flamand sut si bien représenter le côté humoristique de nos réjouissances populaires, dont les tableaux pleins de vie reste¬ ront les spécimens les plus parfaits de ce genre si éminemment national.

Nous verrons dans le chapitre suivant que ces mêmes artistes allemands contribuèrent à vulgariser chez nous les scènes satiriques, fantastiques et macabres dont le succès fut si grand, dans tous les pays, dès la fin du XVe siècle, et se continua pendant une grande partie du XVI0 siècle.

1 Cette danse de Gutnpels Brunn se trouve reproduite dans l’ouvrage du Dr Alwin Schultz, Deutsches Leben im XIV. und XV. Jahrhundert. Vienne et Prague, 1892, fig. 212, p. 167.

L. 3IAETERLINCK, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 202,

Fig. 147

Danses de paysans, par Hans Sébald,

n

CHAPITRE X.

Les premiers peintres fantastiques flamands

et allemands.

Les sujets satiriques et macabres. Premières œuvres des peintres fantastiques. Jean de Bruges auteur de l’Apocalypse des tapisseries d’Angers. Beaucoup de ces peintures disparues. L'Enfer attribué à Jean van Eyck, à l’église de Saint-Bavon, à Gand. Le Jugement dernier de Dantzig. Détails satiriques de ces tableaux.

Le Jugement dernier et V Enfer du polyptique de Beaune, par B. van der Wevden.

Le Jugement dernier de Berlin, par van der Weyden. L'Enfer donné récem¬ ment au Louvre. Son auteur probable. Un dessin représentant l’Enfer au même musée. Schoengauer Martin. La première Tentation de saint Antoine. Son succès dans toute l’Europe. Michel-Ange. Un prédécesseur de saint Antoine au XIIe siècle : saint Gutlac. Sa Tentation au British Muséum. Autres œuvres fantastiques de Schoengauer : Le Christ délivrant les âmes du purgatoire. Le saint Georges et le Dragon. Saint Michel et le démon. L’obsession de la mort et des monstres au XVe siècle. Les Danses macabres ou Danses de morts. Leur origine allemande. Les allusions satiriques de Mancel Deutsch. La danse macabre au Charnier des Innocents, à Paris (1424). -- Celle de Chaise-Dieu (Haute-Loire). De Cherbourg, d’Amiens. Les chapiteaux satiriques d’Arcueil. La légende des trois vifs et des trois morts. Le petit polyptique de Hans Memling, à Strasbourg. Le squelette du Jugement dernier de Petrus Cristus^ à Berlin. La Mort et l’usurier, du Musée de Bruges. Les estampes sati¬ riques macabres de Barthélemy Beham, de Daniel Hopfer, de Jacob de Gheyn, d’Anvers, de Melderman et de Dtlrer.

Nous avons noté déjà le goût général de nos ancêtres pour les figurations de monstres et de démons, à l’aspect terrible ou comique, dont nous avons trouvé des exemples si nombreux dans les sculptures et les miniatures primitives des époques les plus reculées de notre histoire.

Ce goût de l’étrange et du merveilleux, si intimement lié chez nous au genre satirique, s’exerça aux dépens de l’ennemi de l’humanité pendant tout le moyen âge, « tandis que la magie, la superstition, la fièvre de sorcellerie brûlaient les cerveaux et détraquaient les nerfs 1 ».

1 Voir Bull, de U Acad. roy. de Belgique (Classe des lettres, etc.), 1901. Rapport sur mon mémoire, par L. Solvay, p. 1203.

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Nous avons vu les conceptions bizarres et diaboliques qui hantèrent nos artistes primitifs, prendre un caractère plus terrible à ces époques de chaos qui s’étendent du XIVe au XVe siècle. Déjà le monde ancien luttait contre le monde nou¬ veau ; la foi aveugle contre la raison, formant un mélange inexprimable de barbarie et de civilisation, d’ignorance et de science, dont des écrivains de talent, comme M. L. Solvay, dans son rapport i, et M. Huysmans dans son livre Sainte Lydvine de Schiedam, surent faire des tableaux saisissants.

Cette époque terrible et déroutante, unique peut-être dans l’histoire de l’Europe, devait engendrer ces satires diaboliques et macabres inspirées par la famine, la peste, les massacres, les débauches des rois, faisant croire aux puissances infernales acharnées à la perte du monde. Les terreurs et les inquiétudes des âmes affolées incarnaient dans le démon, effroyable d’abord, folâtre ensuite, toutes les passions mauvaises, toutes les apparitions, toutes les révoltes, tandis que l’Eglise con¬ stante, infatigable et acharnée, disputait à ses ennemis le pouvoir qu’on tentait de lui enlever 2. Elle descendait vers les humbles et les moralisait dans le langage imagé et pittoresque du peuple, impressionné déjà par les fantasmagories sati¬ riques et facétieuses de nos sculpteurs et de nos miniaturistes médiévaux.

Ces compositions diaboliques et fantastiques, si nombreuses dans l’esthétique de nos artistes, se retrouvèrent de bonne heure chez nos premiers peintres de triptyques. Malheureuse¬ ment, la plupart de ces œuvres ont disparu et leurs auteurs sont restés inconnus.

Parmi les manifestations les plus anciennes de ce genre, il faut citer un Enfer qui, d’après les chroniques de van Vaerne- wyck, se trouvait primitivement sous le fameux polyptique des frères van Eyck à la cathédrale de Saint-Bavon à Gand.

1 Voir Bull, de l'Acad. roy. de Belgique (Classe des lettres, etc.), 1901. Rapport sur mon mémoire, par L. Solvay, p. 1204.

2 Ibid.

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« Le pied (socle) du retable, dit-il, était un Enfer peint à la détrempe par le même Jean van Eyck. Quelques mauvais peintres, dit-on, ont voulu le laver ou nettoyer, mais leurs « mains de veau » (sic) ont effacé cette peinture merveilleuse qui, avec le retable, avait plus de valeur que tout l’or dont on aurait pu le couvrir L »

Van Mander dit la même chose en d’autres termes :

« Le panneau de Y Adoration de l'agneau se posait sur un pied ou socle. Il était peint à la colle ou à l’œuf; dans ce socle était représenté un Enfer l’on voyait les damnés et ceux qui sont sous terre, s’agenouiller devant le nom de Jésus ou de l’Agneau; mais en le lavant ou en le nettoyant, des peintres ignorants ont effacé et anéanti cette œuvre 2. »

Sachant que cette peinture fut exécutée par l’ancien procédé à la détrempe, procédé que van Eyck détrôna, il est permis de croire, avec Ruelens, que cet Enfer primitif fut peint par un artiste vivant à une époque antérieure 3 à celle peignait le brillant fondateur de notre école flamande.

Nous savons par les sculptures de nos cathédrales d’époques antérieures, que les représentations des divers épisodes burlesques et satiriques, caractérisant l’entrée des damnés en enfer, étaient considérées comme pouvant utilement réveiller

1 « Item een helle heeft den voet van dezer tafel gheweest, door den selven meester Joannes van Eyck, van waterverwe gheschildert , de welcke sommighe slechte schilders (soo men secht) haer hebben bestaen de wasschen oft suyveren, ende hebben dat miraculeus constich werc met hun calvers handen uvtgevaecht, de welcke met de voorn tafel meer weert was dan ’t goud dat men daer op ghesmeedt soude connen legghen.» (Van Vaernewyck, op. cit ., fol. 119.)

2 « De principael tafel hadde eenen voet, daer zy op stand, dezen was geschildert van lvm oft ey verwe, en daer in was een helle ghemaeckt, daer de helsche knien oft die onder d’aerde zyn, hun knien buyghen

voor den naem Jesu, oft het Lam : maer alsoo men dat liet suvveren oft

' «/

wasschen, is het door onverstandighe schilders uytghewischt en verdor- ven gheworden. » (Van Mander, op. cit., p. 2.)

3 Crowe et Cavalcaselle, Les anciens peintres flamands. An. de Ruelens, etc., t. II, p. lxxiii.

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la foi chez les fidèles et leur inspirer le désir salutaire de ne jamais transgresser les prescriptions de l’Église.

Nous avons vu plus haut la satire des péchés capitaux et les sujets diaboliques représentés sur le portail de la porte Mantile et les chapiteaux de la cathédrale de Tournai. Le superbe Jugement dernier sculpté de l’entrée de l’église de Saint-Urbain à Troyes (XIIIe siècle) présente également les plus grandes analogies avec les sujets similaires exécutés par nos peintres de missels. Ces sculptures peuvent nous donner jusqu’à un certain point une idée de ce que furent les pein¬ tures de l’enfer et du jugement à ces époques primitives. On y remarque d’un côté le paradis et de l’autre l’enfer, tradition¬ nellement figuré par une gueule largement ouverte. On voit chez les damnés les mêmes expressions angoissées, contrastant avec les physionomies satiriques et sarcastiques des démons, semblant s’acquitter fort joyeusement de leur terrible besogne.

Le Jugement dernier de la cathédrale de Bourges *, sculpté au XIVe siècle, nous montre mieux encore toutes les disposi¬ tions usitées dans les compositions diaboliques de nos premiers peintres flamands. Nous y voyons, comme plus tard dans les compositions de van der Weyden, l’archange pesant les âmes, qu’il partage en deux lots, le premier destiné au paradis, le second à l’enfer. Les épisodes satiriques dans le goût flamand y sont nombreux. Dans la partie centrale, on voit un petit diable s’accrocher à un des plateaux de la balance, cherchant vainement à fausser la justice divine. Les démons, composés de parties disparates, bizarrement assemblées, montrent des visages grimaçants disposés sur les reins, le ventre ou sur les seins. Parmi les damnés, on reconnaît, comme nous l’avons vu dans nos premiers manuscrits, des moines, des évêques et des rois représentés d’une façon satirique.

Le Jugement dernier de Dantzig peut être considéré comme une des peintures les plus anciennes connues de ce genre,

1 Nous avons vu plus haut que de nombreux sculpteurs et « ymagiers » de nos contrées travaillèrent à Bourges dès le XIVe siècle.

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exécutées par un peintre flamand. Ce tableau superbe fut suc¬ cessivement attribué, par les auteurs les plus autorisés, à van Eyck, à R. van der Weyden et à Memling, sans qu’aucune de ces attributions ait été jusqu’ici définitivement admise. Les expressions dramatiques des visages, les attitudes désespérées des damnés feraient cependant pencher la balance en faveur de Roger van der Weyden, dont les œuvres montrent généra¬ lement ces mêmes études des sentiments et des passions humaines dans les physionomies de ses personnages.

L’archange Michel en armure, la balance à la main, tout comme celui de Rourges, pèse les âmes et sépare les élus des damnés. Ces derniers errent en proie au plus violent déses¬ poir; leurs expressions, leurs gestes angoissés inspirent un sentiment d’effroi qui n’a rien de caricatural.

La note satirique est visible cependant dans la figure du damné qui rampe à l’avant-plan et qui cherche à se faufiler subrepticement parmi les élus placés à la droite de l’ar¬ change.

Mais le représentant de Dieu fait bonne garde, ses yeux suivent tous les mouvements du maudit et il s’apprête avec sa lance à le repousser dans le séjour infernal. Quelques diables tortionnaires, poussant et frappant le troupeau des méchants, ont également un aspect satirique conforme à l’usage établi dans les représentations religieuses populaires. On sait que ce sujet de la pesée des âmes donnait lieu au moyen âge à maint épisode satirique analogue. Parfois c’était une dispute bur¬ lesque entre un ange et un démon à propos d’une âme récla¬ mée par les deux adversaires; ou bien c’était un petit diable qui attirait à lui le plateau de la balance, comme à Bourges, et que l’ange dans sa supériorité sereine se contentait de repousser dédaigneusement, comme un reptile malfaisant, du bout de la hampe de sa lance surmontée de la croix.

Le sentiment qui caractérise le Jugement dernier de Dantzig se reproduit également dans les volets de gauche du polyptique de Beaune, également attribué à Roger van der Weyden, mais cette fois avec une certitude presque complète.

Gomme dans la composition précédente, les damnés sont

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pesés par l’archange Michel, puis précipités dans l’enfer, ils tombent dans des attitudes désespérées. On voit leurs angoisses se traduire par le jeu de leurs physionomies, ainsi que par les affreuses contorsions auxquelles ils se livrent pendant qu’ils subissent les tourments auxquels ils ont été condamnés.

La Résurrection que l’on remarque sur un autre volet du môme retable donne également lieu à une mise en scène dra¬ matique et fantastique, rappelant les œuvres les plus terribles de Jérôme Bosch. Un des épisodes les plus effrayants de cette peinture représente les damnés qui se lèvent de leurs tom¬ beaux entr’ouverts U

Un autre Jugement dernier jadis attribué au même peintre et conservé au Musée de Berlin (daté de 1452), nous montre encore le même motif principal de l’ange pesant les âmes dans une balance. On y remarque la même étude des physionomies des damnés, dont les souffrances effroyables sont rendues de la façon la plus saisissante. MM. Crowe et Cavalcaselle 2 voient, eux aussi, dans l’ingéniosité des tortures de ces tableaux, « une horrible imagination qui semble préluder aux folles exagérations de Jérôme Bosch ». Us auraient ajouter : comme aussi aux œuvres fantastiques de Breughel le Vieux et de ses continuateurs de la fin du XVIe siècle 3.

*

Un superbe tableau représentant Y Enfer, donné récemment au Louvre par le duc de la Tremoïlle et provenant de l’ancienne collection du Chastel, me paraît appartenir à la même époque et à la même école. MM. de la Bordes, Mantz et quelques auteurs non moins compétents avaient cru pou¬ voir l’attribuer à Jérôme Bosch, nom sous lequel il figura

*

1 Ayant eu l’occasion de revoir ce tableau en 1902, j’ai pu constater que les flammes qui sortaient des tombeaux étaient des retouches posté¬ rieures, enlevées avec raison, lors de la dernière restauration de cette œuvre remarquable par M. Briotet

2 Crowe et Cavalcaselle, Les anciens peintres flamands, leur vie et leurs œuvres. Traduit, annoté et augmenté de documents inédits par Alex. Pinchart et Ch. Ruelens.

3 Cette œuvre est actuellement considérée comme étant due au pinceau de Pierre Cristus.

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 209,

Fig. 148. L'Enfer, dessin conservé au Louvre,

( 209 )

quelque temps dans la galerie parisienne. M. Guiffrey, dans une étude récente i, croit y reconnaître la main du maître du Jugement dernier de Dantzig. Effectivement, en comparant VEnfer de Paris avec le Jugement dernier de Dantzig, on peut constater des similitudes nombreuses de faire et de sentiment qui rendent l’attribution de M. Guiffrey très probable.

Malgré la présence de quelques démons aux formes bizarres et hétéroclites présentant des intentions satiriques probables, la composition dégage dans son caractère général un sentiment dramatique intime, montrant des expressions d’effroi et de désespoir vraies, qui font songer aux œuvres les plus incon¬ testées de Roger van der Weyden.

Chose curieuse, le Musée du Louvre conserve un dessin (fig. 148) qui présente les plus grandes analogies avec les per¬ sonnages principaux et certains groupes du tableau de Paris représentant Y Enfer. Ce dessin, signalé dans le travail cité plus haut, a été acquis à Florence, en 1806, et provient de la collection Bcldinucci. M. Guiffrey croit y reconnaître la main du même artiste flamand qui, d’après lui, aurait exécuté les deux œuvres.

Il y a lieu de croire, selon nous, que ce dessin, d’un haut intérêt documentaire, n’est pas du même auteur que celui qui exécuta le tableau de la galerie parisienne. Il semble se rap¬ procher plutôt des compositions fantastiques de Martin Schoen- gauer. Effectivement, les démons du dessin (fig. 148), quoi¬ que présentant comme poses et comme groupes une analogie incontestable avec ceux du tableau de VEnfer , nous montrent des juxtapositions d’éléments variés empruntés à divers ani¬ maux existants, que nous retrouverons avec plus de perfection dans la figure 149, d’après Schoengauer, représentant une des premières, sinon la première de ces Tentations de saint Antoine , qui eurent une vogue si considérable au XVIe siècle.

1 J. Guiffrey, Un tableau récemment donné au Musée du Louvre. (Revue de l’art ancien et moderne, pp. 135 à 146, 10 août 1898.)

Tome LXII.

14

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Cette attribution paraîtra d’autant plus probable quand on se rappellera que Martin Schoengauer étudia nos maîtres pri¬ mitifs. A. Philippi, dans son ouvrage : Die Kunst des 16. and 16. Jahrhunderts in Deutschland und den Niederlanden , remarque que les compositions de ce maître ont plutôt un caractère flamand qu’allemand 1. Nous avons vu d’ailleurs que le peintre liégeois Lambert Lombart assure d’une façon cer¬ taine que Schoengauer fut un élève de Roger van der Weyden. Le dessin du Louvre vient à l’appui de cette affirmation, et il y aurait lieu de croire que c’est une œuvre de jeunesse du célèbre peintre-graveur allemand, qui l’exécuta dans notre pays, probablement d’après l’œuvre de Roger représentant V Enfer, actuellement au Musée national de Paris.

On remarquera que les démons de ce dessin n’ont pas le caractère des créations pouvant être attribuées à van der Weyden. Ces êtres, à têtes de fauves ou de boucs, armés de cornes, aux ailes de chauves-souris, aux corps de reptiles protégés par des écailles, ou ayant la peau flasque du crapaud, couverts de dards et des piquants de hérisson ou de porc- épic, toute cette fantasmagorie nous montre déjà un achemi¬ nement visible vers les êtres plus ou moins comiques qui peuplèrent les premières Tentations de saint Antoine , et notamment celle de Martin Schoengauer, dont nous voyons ci-contre une reproduction 1 2 (fig. 149).

Les compositions fantastiques du beau Martin eurent un succès tout aussi considérable que ses sujets de mœurs, dont nous avons vu les tendances satiriques; d’autres sujets repré¬ sentant la Tentation de saint Antoine, vinrent apporter un élément satirique nouveau dans les représentations diabo¬ liques, si goûtées de tout temps par nos ancêtres.

1 Adolf Philippi, Die Kunst des XV. und XVI. Jahrhunderts in Deutschland und die Niederlanden. Leipzig, 1898 : « Der allgemeine Eindruck einer Schongauerschen Darstellung ptlegt mehr Niederlandiseh als Deutsch zu sein », p. 130.

2 Cette reproduction a été faite d’après l’exemplaire conservé au cabinet des estampes (Bibliothèque royale de Bruxelles).

L- Maeterlinck, )lém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 210

Fig. 4i9. La Tentation de saint Antoine, par Martin Sclioengauer

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On sait que saint Antoine, dont les tribulations devinrent populaires à partir de la fin du XVe siècle, était un moine égyptien né, dit-on, en l’an 251, dans une ville de la haute Égypte, appelée Coma. Son histoire a été écrite en grec par saint Athanase et traduite en latin par l’historien ecclésiastique Evagrius.

Ce moine, évidemment visionnaire et superstitieux, sujet à des hallucinations étranges, vendit, pour échapper aux tenta¬ tions du monde, tous ses biens, dont il donna le produit aux pauvres. 11 se retira dans le désert de la Thébaïde pour y vivre dans l’ascétisme le plus rigoureux. C’est que le démon mit tout en œuvre pour le perdre et l’entraîner dans le vice. On sait qu’il sut résister victorieusement à toutes les embûches de l’esprit du mal. L’orgueil, la colère, la luxure, tous les péchés incarnés par des démons séduisants ou terribles, cachés sous les déguisements les plus étranges; toutes les misères que lui suscita l’ingéniosité malfaisante de l’esprit du mal acharné à sa perte, ne purent avoir raison de sa constance et de sa foi.

La composition de Martin Schoengauer représente une de ses tribulations les plus terribles. La scène se passe dans les airs, de nombreux démons l’ont transporté. Ceux-ci offrent cette particularité, qu’ils sont constitués comme ceux du dessin du Musée du Louvre, d’une façon rationnelle, par diverses parties d’animaux juxtaposées, et cela avec une entente zoologique vraiment remarquable. On y voit les trompes d’éléphants, les dards des hérissons, les tentacules et ven¬ touses des poulpes ou des pieuvres; des ailes empruntées au règne des insectes, des griffes d’oiseaux de proie, tout cela amalgamé avec ce souci de la vérité et du détail qui caractéri¬ sait l’art des peintres primitifs flamands, dont il sut s’ins¬ pirer i.

Cette estampe est considérée par les auteurs les plus récents

1 Adolf Philippi, Die Kunst des XV. and XVI. Jakrhunderts in Deutsckland und die Niederlanden. Leipzig, 1898.

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et les plus autorisés comme étant la première de cette série de Tentations de saint Antoine , bientôt nombreuses, dont l’appa¬ rition fit sensation. Des reproductions, gravées d’après elle, se répandirent en grand nombre non seulement en Allemagne, mais encore en Flandre, en France et même en Italie i ; Yasari dit même que Michel-Ange, dans sa jeunesse, copia cette œuvre de Schoengauer, dont le type si répandu fut bientôt partout imité.

On ignore généralement que saint Antoine, dans ses démêlés et tribulations diaboliques, eut un prédécesseur anglo-saxon. Les démons qui persécutèrent saint Gutlac dans les marécages de Croyland avaient déjà ces formes grotesques et monstrueuses que nous retrouvons dans les tourmenteurs diaboliques du saint ermite de la Thébaïde. Une nuit que le saint saxon fai¬ sait ses dévotions dans sa cellule, des démons fondirent sur lui en grand nombre, a affectant des figures difformes, avec de grosses têtes, un long cou, des joues hâves, des barbes sales, des oreilles droites, des yeux farouches, des bouches fétides et des dents de cheval. Leurs gosiers étaient remplis de flammes; leurs voix étaient stridentes. Ils avaient les jambes torses, les genoux cagneux et les orteils tout tordus ; ils poussaient des cris rauques et leur vacarme était si effrayant que le saint crut que tout, entre le ciel et la terre, n’était que clameurs . » -.

La figure 150 nous montre une des plus anciennes repro¬ ductions de ces scènes de tribulations du saint. Elle est empruntée à un rouleau manuscrit du XIIe siècle, conservé dans la collection Harleian du British Muséum, qui contient une si curieuse série de scènes de la vie de saint Gutlac 3. Ici

1 Gare van Mander, Le Livre des peintres. Trad. par H. Hymans, t. I, p. 83; el Adolf Philippi, Die Kunst, etc ., p. 131. Leipzig, 1898.

2 Voir Thomas Wright, membre correspondant de l’Institut de France, Historié de La caricature dans la littérature et dans l'art , p. 283. Trad. par Sachot. Paris; et E. Maunde Thomson, The grotesque and the humou- rous in illuminations of the middles âges (Bibliographia, part VII).

5 E. Maunde Thompson, Bibliographia , part VII, p. 316. London, Kegan Paul, édition de 1900.

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encore, les démons se sont saisis du saint et semblent s’amuser énormément en le faisant tournoyer dans les airs, au-dessus

*j *

des portes de l’enfer, dont nous avons vu la représentation (fig. 71). Ils procèdent de la façon la plus irrévérencieuse et semblent prendre un plaisir infernal à désespérer le saint moine, en montrant le plus possible de ses jambes nues. Plus loin, nous voyons sa revanche lorsqu’en revenant sur la terre, et après avoir reçu des mains amicales de saint Bartholomé une discipline à nœuds, il fustige de main de maître un de ses tourmenteurs qui subit le supplice en donnant les signes de la terreur la plus abjecte.

Cette représentation si ancienne du sujet cher à nos peintres de diableries satiriques, se rapproche jusqu’à un certain point, on le voit, de l’idée que se firent nos artistes des tribulations de saint Antoine. Dans la composition de Schoengauer, nous avons vu que la scène se passe également dans les airs.

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Israël van Mechene, son imitateur, et Lucas Cranach, dont on possède deux gravures différentes de ce même sujet, représen¬ tèrent de même façon le saint ermite enlevé dans les airs par des démons grotesques 1. La plus ancienne de ces estampes porte la date de 1505 ; c’est, par conséquent, une des premières œuvres de Cranach.

Parmi les autres compositions fantastiques de Martin Schoen- gauer, il faut citer l’estampe B. 19, représentant le Christ déli¬ vrant les âmes du purgatoire 1 2, nous voyons un démon terrassé, très effrayant, ainsi que d’autres figures diaboliques affreuses, voler dans l’espace.

A côté du démon, une autre puissance de ces époques recu¬ lées, la Mort, régna en maîtresse redoutée pendant tout le moyen âge jusqu’au siècle de la Renaissance. Son pouvoir est universel et reconnu par tous. Sa venue prochaine, fatale, préoccupe tous les hommes et se traduit dans l’œuvre des artistes de tous les pays, du nôtre non moins que des contrées voisines. Le triomphe de la Mort c’est le triomphe de l’égalité, c’est le grave avertissement à ceux qui se croient au-dessus des lois et des conditions humaines. L’intention satirique est évi¬ dente, quoique la leçon soit donnée en ricanant et que la sarabande macabre s’avance d’un pas joyeux et s’affuble d’ori¬ peaux folâtres 3.

L’accouplement de la vie et de la mort fut choisi de bonne heure par nos artistes, qui en tirèrent des sujets satiriques et moralisateurs.

Les danses macabres sont les plus connues. Elles prirent, croit-on, leur origine en Allemagne, nous les voyons représentées dès le XIIe siècle. On sait le sujet : l’homme dans toutes les conditions sociales, depuis le pape, l’empereur,

1 Thomas Wright, Historié de la caricature et du grotesque, p. 284. Trad. par 0. Sachot. Paris.

2 Bibliothèque royale d’histoire. (Cabinet des estampes.)

3 Voir Max. Rooses, Rapport présenté sur mon mémoire couronné (Bull, de VAcad. roy. de Belgique ), 1901, p. 1188.

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ies grandes clames, les bourgeois et jusque aux mendiants, entrent en branle conduits par la Mort, qui pour la pre¬ mière fois est personnifiée par la forme hideuse et terrible du squelette humain, étalant avec un cynisme railleur « la nudité suprême qui eût rester vêtue de terre », comme dit Michelet.

Le christianisme, conséquent avec ses principes d’humilité et son mépris de la chair, affectionna de tous temps ces images de la décomposition humaine et de la dégradation de la vie terrestre. Ces représentations coïncidaient avec les époques les plus lamentables, alors que la peste, la famine et la guerre rendaient le peuple si malheureux, que nous nous expliquons la triste épigraphe d’une de ces danses macabres :

Rien de mieux que la mort; rien de pis que la vie.

Les allusions satiriques de Mancel Deutsch précédèrent, dans leurs colères peintes, les colères oratoires de Luther. La danse qu’il composa à Bâle, flagelle rudement les mœurs des gens d’église. Nous y voyons la Mort dépouiller de ses vêtements somptueux un pape assis dans sa riche litière ornée de décors, représentant d’une façon satirique le Christ chassant les trafiquants du temple et la Femme adultère. Il est entouré de princes de l’Eglise mitrés et la crosse à la main, entraînés comme lui par la Mort. Plus loin, la terrible moissonneuse emporte joyeusement des moines gras et repus accompagnés de religieuses dont la conduite est sévèrement censurée par les vers que l’artiste a cru devoir ajouter à sa peinture.

Le succès des danses de Mort fut si grand, que nous les voyons représentées non seulement sur les murs des églises, mais encore en sujets de tapisseries dont on tendait les appartements. Quelquefois même on essaya de les traduire en mascarades. L’histoire nous apprend qu’au mois d’octo¬ bre 1424, la Danse macabre fut publiquement dansée par des vivants dans le Charnier des Innocents à Paris, digne décor d’un si lugubre spectacle, en présence du duc de Bedfort et

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du duc de Bourgogne lors de leur entrée dans la capitale après la bataille de Verneuil.

Les danses macabres exécutées en France dès le XVe siècle, sont assez nombreuses, et il est probable que nos artistes voya¬ geurs flamands y prirent une part considérable.

Parmi les principales, il faut citer celle de Chaise-Dieu (Haute-Loire), exécutée en peinture au XVe siècle, mais actuelle¬ ment presque détruite.

Cette curieuse composition commence par Adam et Ève introduisant la Mort dans le monde sous la forme d’un ser¬ pent à tête de squelette. Le bal est ouvert par un ecclésiastique prêchant du haut d’une chaire; la Mort mène avec elle le pape qui figure au premier rang de la danse; car il est à remarquer que chaque personnage est représenté à sa place hiérarchique, un laïque alternant chaque fois avec un membre du clergé. Ainsi, immédiatement après le pape vient l’empereur, le car¬ dinal est suivi par un roi, le baron par l’évêque, le tout est terminé par un groupe qu’il n’est pas facile de comprendre et figure un enfant qui vient de naître.

C’est à la même époque qu’appartiennent les sculptures de Cherbourg, représentant une procession de morts, nous voyons, en douze panneaux, des gens de toutes conditions conduits par la Mort, tandis qu’un tambour semble battre le rappel.

Amiens possédait une Danse macabre dans le cloître atte¬ nant à la cathédrale. Dibdin et Jubinal décrivent une danse des morts à Fécamps. Vienne en Dauphiné et Dijon en possé¬ daient également, mais celle de cette dernière ville a été détruite.

En 1502, Louis XIII fit peindre, dans la cour principale de son château, une procession macabre d’une grande valeur artistique. Trente et un chapiteaux du cloître de Saint-Maclou représentent chacun un groupe de deux figures nous voyons réalisée la jurisprudence de Louis IX : Morluus saisit vivum. Dans ces scènes satiriques et macabres, la Mort sous les traits d’un cadavre paraît tantôt violente, tantôt persuasive, tandis

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que les vivants semblent tristes et résignés. Ces sculptures appartiennent déjà à la Renaissance et ont été exécutées vers 1525.

Les chapiteaux de l’église d’Arceuil sont d’un caractère sati¬ rique plus folâtre. L’un d’eux représente un homme vêtu du costume du fou et tenant la marotte de la folie. Il fait danser, aux sons de sa cornemuse, l’humanité symbolisée par des ber¬ gers et des riches ; un autre sujet nous montre un singe jouant de la flûte, tandis que quatre de ses pareils exécutent les tours les plus grotesques. Il est à supposer que le sens de cette composition satirique peut être défini, comme le pense M. Duchalais, de cette façon : « Les singes symbolisent les diables qui se rient de la folie des hommes, dont ils parodient les excentricités dans ce bas monde » U

Des éditions flamandes et françaises de gravures sur bois, représentant des danses macabres plus ou moins inspirées de celles de l’église de Chaise-Dieu, montrent le succès de ce genre de compositions dans nos contrées. Nous retrouvons également les mêmes sujets dans les lettres initiales et dans les gravures d’encadrements de pages des livres religieux de cette époque.

La légende des trois vifs et des trois morts , d’origine fran¬ çaise, inspirée de la danse macabre, fut également interprétée par nos artistes. Plusieurs exemplaires sculptés représentant ce sujet, sont cités comme ayant été exécutés par nos sculp¬ teurs brabançons 1 2 3.

Un ravissant petit polyptyque de Hans Memling 3, actuelle¬ ment à Strasbourg, nous montre que nos peintres s’inspirèrent de sujets analogues qu’ils interprétèrent de diverses façons. Ici nous voyons une Vanité , sous les traits d’une jolie femme nue, qui se regarde avec complaisance dans un miroir, tandis que,

1 Duchalais, Mémoires sur les danses des fous et des singes de l'église d'Arcueil, 1851.

2 J. Destrée, La sculpture brabançonne au moyen âge.

3 Reproduit dans la Gazette des Beaux-Arts, octobre 1902.

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lui faisant pendant, la Mort apparaît sous la forme d'un cadavre desséché tenant à la main une longue banderole nous lisons : Ecce finis hominis comparatus sum lutn et assimulatus sum fanille et cineri. A côté de cette figure debout, on remarque une fosse ouverte, sur laquelle est posée en travers une dalle bleue, se trouve sculpté un squelette, complétant ainsi la portée sinistre de la composition 1.

Déjà Petrus Christus , dans un Jugement dernier qui se trouve à Berlin, avait fait jouer un rôle important à un grand squelette humain qui supporte toute la partie supérieure delà composition et qui tient ouvertes deux gueules de monstres énormes représentant, selon la tradition, les portes de l’enfer.

Le Musée de Bruges possède un sujet satirique figuré sur un diptyque, nous voyons la Mort sous la forme d’un squelette présenter une lettre de change à un usurier. Cette œuvre, qui dérive de l’école de Metzys 2, a été exécutée par un artiste flamand, car sur le billet fatal, on peut lire en cette langue : le Jan Labnckart benne ontfaen hebben van Leunis por ... van Sarcle rondragen offremite XL .. dat zoe est ghewyst ... Wil vermoughet van deze by my lanckart.

Les scènes satiriques l’on voit des groupes formés par des vivants et des morts étaient fréquentes chez les peintres- graveurs allemands, et leurs estampes eurent probablement une certaine influence sur les artistes flamands qui s’en inspi¬ rèrent.

On connaît de Barthélemy Beham, les deux Impudiques et la Mort , ainsi que la Mort avec trois sorcières. Une autre estampe représente la Mort qui surprend une femme à sa toilette, sujet qui fut aussi traité par Daniel Hopfer ainsi que par un de nos

1 Ce tableau a figuré à l'Exposition des primitifs flamands à Bruges en 1902 et se trouve décrit dans le catalogue de M. James Weale, pp. 74-75. Il est aussi considéré comme authentique dans le Catalogue critique de M. G. -H. de Loo (Gand 1902). Il y figure sous le numéro 176.

2 Dans le Catalogue critique de l'Exposition des primitifs flamands , par G. -H. de Loo (1902), cette œuvre est attribuée sans preuves suffi¬ santes à Jan Prévost. (Nos 157 et 157l,is du catalogue de James Weale.)

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peintres-graveurs flamands, Jacob de Gheyn le Vieux, d’Anvers, à qui Ton doit un autre sujet satirique analogue : La Mort derrière un vieillard qui offre de V argent a une jeune fille.

Melderman a représenté la Mort surprenant une grande dame couchée avec son amant ; Hans Burgkmaier (1473-1543), une jeune fille cherchant à échapper à la Mort qui lue son amant, et Cornelis Bos un Moine entraîné par la Mort. Les estampes de Dürer mettant en scène la Mort et le diable, ainsi que ces épisodes terribles de Y Apocalypse, sont mieux connues et eurent une influence encore plus considérable sur les artistes de notre pays.

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CHAPITRE XI.

Les précurseurs de Breughel le Vieux. Sébastien Brand. Jérôme Bosch et ses imitateurs.

La Nef des fous de Sébastien Brand et la Nef des folles de Badius Ascensius de Gand. Jérôme Bosch et ses oeuvres. Ses satires dans tous les genres. La Parabole des aveugles. Une satire de la chevalerie. Ses satires religieuses

Les Mendiants boiteux et l’ Évêque qui ne marche pas droit. Un saint moine disputant avec des hérésiarques. L'Éléphant armé, symbolique et satirique La Soif de l'or. La Baleine éventrée. La Cuisine hollandaise. Les luttes des classes. Multæ tribulationes instorum de omnibus iis liberabet eos Dominus. Psal 35. Saint Martin et les mendiants, satire de la chevalerie. V Adoration des mages de Madrid. Le Petit opérateur de Madrid. Un Faiseur de tours. Die blamve schuyte ou la prose et la poésie. Ses compositions fantastiques. Un Enfer. Les Songes. La Vision. Le Jugement dernier. L Enfer. Les Tentations de saint Antoine. L'Enfer et le Paradis. Les supplices à la lin du XVe siècle. Le Layenspiegel. Les imitateurs de Bosch, Henri de Blés ou met de Blés. Le Mercier et les singes. Les Tentations de saint Antoine, Joachim Patenier. Lucas de Leyden. Son crucifiement. Le Christ présenté au peuple. Le Christ bafoué par les soldats. Le Christ tenté par le démon et la Tentation de saint Antoine. Virgile et la Courtisane. Le Chirurgien et le dentiste. Eulenspieghel. Jean Mandvn. Sa Tentation de saint Antoine.

Cilles Mostaert. Le Jugement dernier et les Péchés capitaux d'Anvers. Jean Provost. Son Jugement dernier, du musée de Bruges, détails satiriques.

Nous avons signalé dans un précédent chapitre, l’influence des graveurs allemands sur nos peintres satiriques du XVe et du XVIe siècle. La Nef des fous de Sébastien Brand eut une influence non moins considérable. Cette satire venait en son temps, car on peut dire que la Folie se partagea avec la Mort cette triste époque du XVe siècle.

Effectivement, en voyant la manière dont agissait alors la société, on pouvait supposer que le monde était devenu fou, et la Folie, sous une forme ou sous une autre, semblait être le principal mobile qui régissait les actions de la plupart des hommes. Les sociétés joyeuses, qui se multiplièrent en France au XVe siècle, inaugurèrent une espèce de culte satirique de la

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Folie; mais la grande croisade dirigée contre elle paraît avoir commencé en Allemagne et eut pour promoteur Sébastien Brand. à Strasbourg en 1458, il étudia dans cette ville ainsi qu’à Bâle et professa avec éclat dans ces deux villes. La Nef des fous, qui immortalisa son nom, a été publiée pour la première fois, croît-on, en l’an 1494. 11 s’en fit en peu d’années de nombreuses éditions d’après le texte allemand original, et une traduction latine, également populaire, en fut éditée peu après par notre compatriote Judocus Badius Ascensius. Des textes français, anglais et hollandais suivirent de près et n’eurent pas un moindre succès.

La Nef des fous, qui eut pendant l’époque de production artistique de Bosch et de Breughel une si grande popularité, doit certes avoir influencé ces artistes. Ce livre était d’ailleurs illustré par une série de gravures sur bois hardiment exécu¬ tées. Prenant pour point de départ les paroles du prédica¬ teur : Stultorum numerus est infinitus , Brand montre, sous toutes les formes, la folie de ses contemporains et en met les causes à nu. Les gravures qui l’ornent sont surtout curieuses parce qu’elles constituent des tableaux satiriques du temps.

La première gravure représente le grand navire du monde, des barques viennent déverser des fous de toutes sortes. Puis nous voyons la folie des hommes qui collectionnent des livres, non pas à cause de leur utilité, mais à cause de leur rareté ou de la beauté de leur exécution, et de la richesse de leurs reliures ; genre de folie qui n’a pas disparu jusqu’ici. Ensuite viennent d’autres fous, les juges prévaricateurs, qui vendent la justice à beaux deniers comptants ; les diverses folies des avares, des fats, des radoteurs; des pères poussant jusqu’à l’absurde l’indul¬ gence pour leurs enfants ; puis celle de l'homme qui remet tout au lendemain, qui figure sous les traits d’un fou ayant sur la tête un perroquet et dans chaque main une pie qui répète à l’envie : cras , cras , cras (demain) ; ceux qui aiment à brouiller les gens; ceux qui méprisent les bons conseils. Nous y voyons aussi la satire des nobles et des hommes en place; celles des licencieux et des imprévoyants; des amoureux, des buveurs et

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des gourmands. Le bavardage, l’hypocrisie, les goûts frivoles, les corruptions ecclésiastiques, l’impudicité et, en général, tous les vices dont Breughel devait bientôt faire une satire à la fois cruelle et comique, sont tour à tour pris à partie.

Chose précieuse, nous y voyons défiler successivement d’une façon satirique toutes les classes de la société, jusqu’à ces troupes errantes de mendiants qui, laïques ou ecclésiastiques, infestaient alors le pays et que Bosch et Breughel le Vieux surent typer en pages inoubliables.

Les plaisanteries gauloises chères au Flamands n’étaient pas oubliées; la figure 151, représentant un fou les chausses bas et recevant force coups, nous rappelle que les farces de nos anciens histrions étaient encore de mode à cette époque et continuaient à faire s’esclaffer, même les gens de culture intel¬ lectuelle, auxquels ce livre s’adressait.

Personne ne contribua plus à faire connaître et à propager l’œuvre de Brand que Judocus Badius Ascensius L La plu¬ part des auteurs, y compris la Biographie nationale , font d’ Ascensius un habitant d’Assche, localité près de Bruxelles 2. Grâce à des études récentes dues au savant bibliothécaire de

1 Th. Wright, Histoire de la caricature , etc. Traduction, pp. 208-213.

2 Id., ibid.

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l’Université de Gand (M. Ferd. vander Haeghen), celui-ci a prouvé que Badius est à Gand en 1462 et qu’il s’appelait van Asche. Il est cité en divers endroits dans des livres du temps comme un poète gantois, et Ascensius serait son nom de van Asche latinisé selon la mode du temps.

Badius était un érudit très distingué; mais il fut surtout célèbre pour avoir établi à Paris une imprimerie universelle¬ ment connue. On a vu plus haut qu’Ascensius édita la traduc¬ tion latine de la Nef des fous de Brand avec un commentaire additionnel de son crû. Il ne s’en tint pas : bientôt il donna une suite à la fameuse nef, en composant, vers 1498, la non moins renommée Sultifera navicula seu scaphœ fatuarum mulierum , c’est-à-dire la Nef des folles.

Les gravures de la première édition de ce livre, imprimé peu après, eurent un succès non moins grand dans nos contrées et contribuèrent à rendre plus populaires encore les sujets mettant en scène des fous ou des folles. Nous verrons Breughel le Vieux faire, lui aussi, une série de compositions ayant pour acteurs des fous des deux sexes représentés dans leur costume traditionnel.

La gravure en tête de la Nef des folles représente la première

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des folies humaines, dont la première femme, Eve, fut la cause originaire. La nef qui porte cette première folle, avec Adam qui en fut la victime, a pour mât l’arbre symbolique se tient caché le serpent tentateur qui, selon l’usage au moyen âge, porte une tête humaine aux traits séduisants. Deux démons guident la barque à l’aide de rames. Ils ont revêtu le costume des fous, mais malgré ce déguisement, on reconnaît aisément leur origine diabolique grâce à leurs griffes et à leurs cornes qui percent à travers leur cape à grelots. La nef porte en poupe un pavillon se dessine la silhouette d’un dragon infernal. La partie satirique de cette composition est soulignée par l’expression ironique des démons, qui semblent heureux de cette première folie, qui sera suivie de tant d’autres, au grand bénéfice de l’enfer.

Le livre est divisé en cinq chapitres, d’après le nombre des

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sens ; chaque sens est symbolisé par une barque transportant sa catégorie particulière de folles à la grande nef, qui est immo¬ bile à l’ancre L

La première barque, c’est la scapha stultœ visionis ad stulti- feram novem parvenions ou barque de la folie de la vue. Une troupe de joyeuses commères prennent possession du bateau, emportant avec elles leurs peignes, leurs miroirs et tout les autres articles de toilette nécessaires à la séduction des hommes.

La seconde barque est la scaplia auditionis fatnœ (la barque de la folie de l’ouïe), dans laquelle les femmes jouent de divers instruments de musique.

La troisième est la scapha olfactionis stultœ (la barque de la folie de l’odorat). Nous y voyons quelques femmes cueillant, avant d’entrer dans la barque, des fleurs odorantes, tandis qu’à bord, un colporteur, également coiffé de la cape des fous, débite des parfums variés. Une folle, coiffée de son bonnet caractéristique, a acheté une boule de senteur et la fait respirer à l’une de ses compagnes. La boule de senteur était un petit globe percé de trous et rempli de parfums très odorants 2.

La quatrième barque est celle de la folie du goût ( scapha gustationis stultœ) ; les femmes s’y trouvent devant une table chargée de mets et de vins, dont elles mangent et boivent à qui mieux mieux. Cette composition, tout à fait dans le goût sati¬ rique flamand, est suivie d’une dernière barque : scapha contac¬ tions fatuœ (la barque de la folie du loucher), nous voyons des femmes au milieu d’hommes, avec lesquels elles prennent de grandes libertés; une des jolies passagères, par exemple, vide la poche de son voisin avec un sans-gêne qui trahit une main bien experte 3.

On sait que la folie devint bientôt un thème favori et

1 La Bibliothèque royale de Bruxelles, dans sa section des incunables, possède la Nef des fous, de Brand, en latin, ainsi qu'une version alle¬ mande et une version latine de la Nef des folles, de Badius Ascensius.

2 Les œuvres reproduisant ces boules sont très rares, paraît-il.

3 Th. Wright, Histoire delà caricature , etc., pp. 213-215.

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qu’Erasme (né à Rotterdam, en 1467) sut en tirer YEloge delà Folie , son œuvre la plus célèbre. Il l’écrivit vers 1508 et la dédia à son ami Thomas Morus. L'Éloge de la Folie était destiné à recevoir des illustrations dues à un artiste renommé, car un exemplaire en était tombé entre les mains de Holbein ; celui-ci s’amusa à tracer à la plume, sur les marges des pages, des dessins explicatifs. Ce livre passa ensuite à la Bibliothèque de l’Université de Bâle l, on le trouva à la fin du XVIIe siècle. Depuis cette époque, nous voyons ces dessins généralement ajoutés à la plupart des éditions subséquentes de cet ouvrage.

Plus encore que les nefs des fous et des folles, les œuvres de Jérôme Bosch 2 contribuèrent à donner une impulsion nouvelle à l'art satirique et fantastique flamand.

Quoique n’ayant jamais quitté la Néerlande, la réputation de ses compositions satiriques, les drôleries et les diableries alternaient, s’étendit bientôt au loin, car elles donnaient satisfaction à la curiosité ardente et à l’amour du merveilleux, dont tout le moyen âge fut épris.

En Italie, ses œuvres furent très appréciées, et l’on sait qu’en Espagne, Philippe II en réunit seize (pas toutes authentiques), dont la moitié périt dans l’incendie du Prado. Son succès, en Allemagne, ne fut pas moins grand, car plusieurs peintres de ce pays copièrent ses œuvres, et, honneur rare, de nombreux graveurs reproduisirent au burin la plupart de ses compo¬ sitions.

Quoique Pierre Breughel le Vieux soit après la mort de ce dernier, on peut considérer le peintre de Bois-le-Duc comme l’initiateur principal de notre grand et inimitable satirique flamand. Chez Bosch, nous trouvons des spécimens de satires dans tous les genres, et leur portée va bien au delà des compositions analogues exécutées par ses prédécesseurs.

1 Th. Wright, Histoire de la caricature , etc., p. 217.

2 à Bois-le-Duc vers 1460 et mort en 1516. Son vrai nom était van Acken.

Tome LXII.

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La Bibliothèque royale de Bruxelles possède deux estampes originales qui caractérisent bien son esprit satirique, philoso¬ phique et moralisateur.

La première f’fig. 152) représente la parabole des aveugles. Ils sont en costume de pèlerins; l’un d’eux, malgré sa cécité, a assumé présomptueusement la tâche de servir de conducteur à l’autre, et nous voyons ce guide dangereux conduire son com¬ pagnon vers un fossé plein d’eau, ils tombent l’un et l’autre. Dans le fond du paysage, on voit une autre de leurs infortunes, les deux pèlerins aveugles manquant une passerelle établie sur un cours d’eau et y culbutant la tête la première. Nous verrons que ce sujet fut plusieurs fois reproduit par Pierre Breughel le Vieux, qui mit en scène plusieurs aveugles, tandis que Bosch s’inspira du verset 14 du chapitre XV de l’Évangile de saint Mathieu, qui dit : « Si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tombent tous les deux dans le fossé ».

La composition est accompagnée des vers suivants :

Voyez comment le pauvre aveugle enfin se porte,

Qui sur un autre aveugle ignoramment se fie;

Il va mal assuré, quoique fort il s’appuie Et se tienne à son homme Ainsi de male sorte Tombent dans le fossé et lui et son escorte i.

A voir la malice du pèlerin conducteur qui, jusqu’aux genoux dans l'eau, entraîne son crédule compagnon, vraiment aveugle, on serait tenté de croire que c’est à dessein qu’il s’amuse à jouer ce mauvais tour à celui qui se fie à sa clair¬ voyance. Peut-être cette composition a-t-elle une portée philo¬ sophique.

L’aveugle, n’est-ce pas le peuple qui se confie souvent à tort à des gouvernants incapables qui l’entraînent à sa perte?

Le second dessin de la même « petite farde » est une satire mordante de la chevalerie, dont le métier, d'après l’ancienne chanson thioise, est « rapine et meurtre » (roef ende moert).

1 Cette reproduction a été faite d’après une estampe originale conser¬ vée à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).

Maeterlinck, Mém, cour, et autres Mém., t. LXII, p. 226.

Fig. 152,

La Parabole des aveugles , de Jérôme Bosch

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 227.

Fig. 183. Une satire de la chevalerie. Eau i’orle de Jérôme Bosch.

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Nous voyons (fig. 153) à gauche de la composition un casque gigantesque, dans lequel diverses personnes sont tenues pri¬ sonnières. Au-dessus du casque, à la place du cimier, est assis un manant ayant pour bannière un pot à bière, juché sur un bâton. Il semble indiquer un étal de boucher l’on distingue, entre autres pièces de viande, une tête de porc. Un autre per¬ sonnage, au milieu de la composition, semble enfumer un homme qui se cache sous une cloche ou une ruche, allusion probable aux châtelains assiégés par le peuple; plusieurs archers tirent à l’arc et à l’arbalète dans la direction du per¬ sonnage enfumé qui se cache en vain. A l’avant-plan, un che¬ valier, bardé de fer, est rôti à la broche pour prix de ses forfaits. Une vieille femme, dans un rouleau, tourne la broche et arrose consciencieusement ce rôti singulier. On distingue, en outre, à droite, plusieurs de ces comparses drolatiques aux formes bizarres, dont l’interprétation formait des rébus variés aux¬ quels les contemporains de l’artiste s’évertuaient à trouver une solution.

C’est bien l’esprit du peuple flamand au moyen âge que l’on retrouve dans cette composition. N’est-ce pas une revanche de l’opprimé prédite par Van Maerlant dès le XIIIe siècle? N’y sent-on pas passer le souffle brutal du Kerelslied du XIVe siècle, ce sanglant défi lancé par la noblesse aux roturiers du parti des Clauwaerts, auquel le peuple répondit par le cri si général, surtout à Gand, de

Slaet den heren, slaet !

On y reconnaît aussi le souvenir de notre chanson niveleuse du moyen âge.

« Quand Adam bêchait et Ève filait, était le gentil¬ homme? )>

Als Adam spade en Eva spon,

Waar was dan den Edelman?

On sait que le souvenir des couplets des Jacqueries persista très longtemps en pays flamand, car on en retrouve encore le

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reflet très adouci dans un recueil de chansons publié à Anvers en 1684, nous notons ces vers :

Nous sommes hommes comme ils sont,

Tels membres avons comme ils ont,

Et tout aussi grand corps avons,

Et tout autant souffrir pouvons l.

La composition de Bosch paraît bien la revanche rêvée par les prolétaires qui, dans leur révolte sauvage, deviennent à leur tour les bourreaux de leurs anciens persécuteurs.

Cet artiste exécuta également des compositions satiriques les riches prélats et les moines rapaces furent pris à partie; car depuis le temps de Maerlant, il y avait guerre entre le peuple et le clergé, « tuschen den leeken ende den papen », dont le deuil de l’un faisait la joie de l’autre :

Ooc sachic lachen den leien Daer die papen moesten schreien2.

Presque toutes les estampes se rattachant à ce genre de satire ont disparu, et cela probablement depuis l’époque de l’inquisition espagnole, qui ne badinait pas avec les critiques, même anodines, de la religion ou de ses ministres.

Une estampe de Bosch, republiée par Jérôme Cock,n. m. 29, représente une variété très grande de mendiants infirmes, culs-de-jatte, aveugles et estropiés de toute nature. Elle porte une inscription qui lui donne une signification de critique mordante et satirique. On y compare la richesse du prélat, mendiant lui-même, avec la misère des malheureux et néces¬ siteux de toutes sortes qui, dans leur misère, importunaient alors les passants.

Voici cette inscription :

Aidât op den blauwen trughel saek, gherne leeft Gaet mest al cruepel op beyde syden,

Daeromden cruepelen Bisschop veel dienaers heeft Die voor een vette proue, den rechten ghanck myden.

1 Ivervyn de Lettenhove, II, 537 ; et Oud vlamsche liederen (Biblio- philen. Gent).

2 De nature bloeme (Jacob van Maerlant’s werken).

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 229

Fie. \ ;»4. L'Eléphant armé. Estampe n. ni. 3.‘i. Fragment de Jérôme Bosch.

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La traduction littérale en serait :

Celui qui tient à vivre de la besace Boite presque toujours des deux côtés,

C’est pour cela que l’évêque boiteux a un nombreux entourage,

Qui, pour une grasse prébende, évite de marcher droit1.

D’après M. Vercoullie, dont nous avons dit déjà la haute compétence, « il y a ici une antithèse entre le sens figuré de marcher droit et de boiter; l’évêque qui vit de mendicité ne peut marcher droit ni son entourage non plus ».

Cette gravure curieuse est conservée à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).

Van Mander, dans son Livre des peintres 2, signale un tableau du maître qu’il vit à Harlem et celui-ci exerça sa verve satirique contre les propagateurs de la foi nouvelle. Le sujet représente un saint moine disputant avec des hérésiarques. Pour leur prouver la supériorité de l’Église catholique, il fait jeter au feu tous leurs livres avec le sien. Par un miracle à l’intervention divine, le livre saint est rejeté loin du bûcher. (Ce prodige fut interprété de diverses façons et ne convainquit pas les protestants qui assistèrent à cette scène.)

Dans la description que Van Mander donne de ce sujet, l’auteur fait remarquer que le saint et son compagnon ont des attitudes dignes, tandis que les hérétiques sont représentés de la façon la plus grotesque.

Quoique croyant, Jérôme Bosch fut révolté par l’esprit de lucre qui animait la plupart des moines à son époque. La figure 154 nous en donne une preuve : c’est un fragment d’une grande estampe représentant Y Éléphant armé 3, n. m. 33.

1 Traduction de M. Vercoullie, professeur de langues germaniques à rUniversité de Gand.

2 Carl van Mander, Livre des peintres. Traduction et annotations de M. H. Hymans, conservateur à la Bibliothèque royale (Cabinet des estampes).

3 Cette reproduction a été faite d'après l’exemplaire du Cabinet des estampes à la Bibliothèque royale de Bruxelles.

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Cette vaste composition, l’artiste a voulu probablement indiquer la lutte des classes et les combats de la vie, montre des scènes diverses, le carnage est terrible.

Les efforts de tous, secondés par les machines de guerre les plus bizarres, les engins d’escalade les plus compliqués, ont pour but d’abattre Y Éléphant , symbole de la puissance et du pouvoir. On remarque parmi les groupes de combattants quelques moines profitant des alarmes générales pour piller impunément. Le groupe le plus typique est celui qui se trouve à droite de la composition : un gros homme désarmé est tombé, probablement blessé; un moine, profitant de sa fai¬ blesse, se jette sur lui et lui arrache sa bourse malgré ses pro¬ testations et ses cris. Les expressions des. deux personnages sont d’un réalisme incroyable; d’un côté, le désespoir du bourgeois pillé qui se débat vainement, de l’autre, la haine, l’envie et l’avarice qui se lisent sur la physionomie du moine maigre, qui le vole impudemment.

J’ai pu voir à la Bibliothèque d’Amsterdam une gravure très rare, représentant une satire bien plus vive de la vie religieuse, également exécutée par Jérôme Bosch C

Nous y remarquons, dans une grande écaille, formant nacelle, une société nombreuse composée de moines et de religieuses qui semblent se diriger vers une ville située à gauche de la composition. Parmi les passagers, un moine embrasse une religieuse qui se laisse faire; un autre vomit le vin dont il a bu avec excès; d’autres moines montrent leur gourmandise en soulevant et en montrant des plats bien garnis ou des victuailles délicates. On remarquera ici encore que nous ne sommes pas en présence d’une satire hostile à la religion, mais bien d’une critique sévère s’adressant aux reli¬ gieux qui ne vivent pas selon les préceptes du Christ. Cette estampe est signée Hier Bos. (P. a Merica) et porte le millé¬ sime de 1562.

1 F. Muller, Beredeneerde bescfiryving van Nederlandsche historie- plaalen, etc. Amsterdam, De Roever, etc., 418 (L), p. 4L

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 231.

[' Fig. 15o. I.a Baleine éventrée ou les grands poissons mangent les petits.

Estampe de Jérome Bosch.

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En dehors des estampes exécutées par Alart du Hamel, œuvres fort rares qui sont décrites par A. Barsch 1 et par Passavant 2, il existe plusieurs gravures expressément dési¬ gnées, dès le XVIe siècle, comme reproduisant des composi¬ tions de Jérôme Bosch. Les principales sortent de la boutique des quatre vents de Jérome Cock et ont pour graveur P. Merica (van der HeydenouMyricènes). Parmi celles-ci, il faut citer, outre la Parabole des aveugles et Y Éléphant déjà décrits, la Soif de l'or et la Baleine éventrée. Ces deux dernières compo¬ sitions ont une portée philosophique et moralisatrice incon¬ testable. La figure 15d nous offre une reproduction de la Baleines, nous voyons ce gros animal échoué, forcé de rendre gorge. Un homme armé d’un énorme couteau ouvre son flanc, d’où s’échappent quantité d’autres poissons et mol¬ lusques qu’il a dévorés. Tous ces poissons présentent cette particularité, qu’ils en mangent eux-mêmes d’autres plus petits.

Deux pêcheurs sont dans une barque, l’un d’eux dit à son fils, lui montrant le prodige : « Vois mon fils, je le sais depuis longtemps, les gros poissons mangent les petits. »

Cette inscription qui se trouve aussi en langue flamande sous la gravure 4, donne bien la portée de l’œuvre, sans qu’il soit nécessaire d’expliquer davantage cette image symbolique de la lutte inégale entre le faible et le puissant.

La Cuisine hollandaise appartient également à cette série d’œuvres reproduites par la gravure.

Nous avons vu déjà, dans Y Éléphant armé, cette préoccupa¬ tion de lutte sociale dont la superbe miniature du manuscrit

1 Le livre des peintres. Traduction de M. H. Hymans, p. 175. Renouvier, Les peintres-graveurs, t. IV, p. 54.

2 Ibid. Id., Ibid., t. II, p. 284.

5 Cette reproduction a été faite d’après l’original conservé au Cabinet des estampes de la Bibliothèque royale de Bruxelles.

4 « Siet sone dit hebbe ick zeer langhe gheweeten datdie groote vissen de cleine eten ».

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de l’ Arbre des batailles de la Bibliothèque de Bourgogne nous a montré déjà la première une représentation frappante.

La lutte se constitue, terrible et sans trêve ni merci, dans l’estampe intitulée : Multœ tribulationes instorum de omnibus iis liberabiteos Dominas , Psal. 35 1, et un homme, un sage accompagné d’un hibou, contemple la scène terrible à l’avant- plan.

L’estampe dite de Saint Martin , ri. m. 15. (fig. 156), continue la série des satires des luttes humaines. Ici nous voyons la séquelle des mendiants, estropiés et gueux de toutes sortes, si importuns au moyen âge, poursuivre les gens fortunés sur terre et sur eau. Saint Martin , dans sa bonté, leur fait l’aumône légendaire de la moitié de son manteau. Une inscription flamande accompagne la gravure :

De goede sinte Martens is hier gesteldt,

Onder al dit grue vuyl arm gespuis;

Haer deylende synen mantele, in de stede va geld ;

Nou vechten om de proeje dit quaet gedruis 2.

Ce don généreux est le signal d’une bataille générale entre ces malheureux.

Dans le fond de la composition, de nombreux spectateurs regardent une barque, des histrions mendiants font mille tours et contorsions pour exciter la pitié des spectateurs. Au même plan, on remarque une satire de la chevalerie dont le sens peut se deviner. Deux chevaliers , bardés de fer et armés de la lame, joutent sur l’eau, placés à l’avant d’une barque. L’un d’eux a reçu un coup qui le fait trébucher. Les

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1 Cette estampe se trouve à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).

2 Le bon saint Martin est ici représenté,

Au milieu de toute cette engeance sale et pauvre ;

Il leur partage son manteau au lieu d’argent;

Et maintenant ils se battent entre eux pour l’aubaine,

[cette méchante espèce.

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII p. 232

Fig. 156. Saint Martin. Composition de Jérome Bosch.

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combattants sont accompagnés de leurs rameurs et d’un héraut d’armes portant leurs pennons avec leurs armoiries. Celles-ci sont parlantes; sur l’une se trouve un hibou, sur l’autre une main. Peut-être le peintre a-t-il voulu symboliser par l’oiseau, qui en flamand signifie bêtise, et par la main qui donne l’idée de la force brutale, le peu de valeur intellectuelle des chevaliers qui se complaisent aux tournois, seules les mauvaises qualités de l’homme sont mises en action.

L’influence de toutes ces compositions à intentions moralisa¬ trices, dont on pouvait interpréter le sens de diverses façons, fut considérable, et nous trouverons en Breughel le Vieux un continuateur fervent de ce genre particulier.

Les tableaux de Bosch, même ceux il semble avoir eu les intentions les plus sérieuses, tel le triptyque de Y Adoration des mages , son chef-d’œuvre, conservé au Musée du Prado à Madrid, renferment des épisodes satiriques ou humoristiques curieux à observer. Dans cette dernière composition, le côté comique nous est fourni par l’épisode des bergers, grimpés, les uns sur le toit de l’étable, tandis que d’autres épient curieu¬ sement par les ouvertures du clayonnage l’intérieur de la modeste construction viennent se prosterner des rois 1.

Un tableau représentant un charlatan curant un homme de sa folie et rangé dans le catalogue de Madrid (Prado) comme inconnu, a été restitué à Jérôme Bosch par M. H. Hymans dans son excellente étude : Les musées de Madrid (le Prado), parue dans la Gazette des beaux-arts 2. Le petit opérateur exerce son métier dans une vaste campagne et procède à l’ex¬ traction du caillou, synonyme au moyen âge de la folie ou tout au moins de quelque manie. L’expression pleine d’appréhen-

1 « ... In de Anbidding der Koningen waar alleen de grillige verbeel- ding van den schilder weer te vinden is in den luimigen inval, die hem eenige herders op het dak en voor de deur van den stal deed plaatsen, om door de reten te bespieden, wat er daar binnen voorvalt. »

Max. Rooses, Geschiedenis der Antwerpsche schilderschool, p. 115.

2 Gazette des Beaux-Arts, 35e année, 3e pér., t. X, pp. 233-234.

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sion du patient voyant s’approcher de son front le couteau de l’opérateur est d’une observation amusante. Le chirurgien en plein vent, en dépit de sa robe doctorale, semble un joyeux compère, que nous voyons aidé dans son œuvre par deux complices exhortant au courage le patient qu’ils comptent exploiter. Ces deux comparses satiriques, un gros moine et une femme, remplissent leur mission non sans recourir au contenu d’une cruche aux flancs rebondis. Sur le cadre ancien se trouve une inscription flamande engageant l’opérateur à ne pas faire languir le patient.

D'après le même auteur, le Musée municipal de Saint-Ger¬ main possède un tableau analogue présentant le même esprit et la même facture que le tableau de Madrid.

Le sujet de cette peinture, c’est un faiseur de tours ou presti¬ digitateur. Tandis que les spectateurs entourent le praticien en écarquillant les yeux et suivant la bouche bée les évolu¬ tions de la muscade passant d’un gobelet dans l’autre, ils ne voient pas un tour d’escamotage qu’un complice d’aspect vénérable, le nez chaussé de lunettes, pratique parmi eux en enlevant la bourse d’une vieille femme, prouvant ainsi une fois de plus qu’on doit se méfier dans les foules des person¬ nages que l’on soupçonnerait le moins L

Jérôme composa également les sujets de quelques gravures comiques et humoristiques ayant peut-être une portée philoso¬ phique ou moralisatrice : parmi celles-ci, il faut citer die blauwe schuyte (la barque bleue), nous voyons maints détails grotesques que nous retrouverons dans les compositions de Breughel le Vieux 2.

Voici le sujet de cette estampe rare : un gros homme se trouve dans une barque qui glisse doucement au fil de l’eau. Il a l’air heureux; des femmes qui chantent l’entourent; il y

1 H. Hymans, Les Musées de Madrid (Gazette des Beaux-Arts), 35e année, 3e pér., t. X, p. 234.

2 Cette estampe fait partie de la belle collection de de M. Van Asche, architecte à Gand.

( m )

en a de jeunes et de jolies, il y en a aussi de vieilles et de laides, mais toutes semblent s’occuper de lui, pour lui faire passer le temps le plus joyeusement possible.

A l’arrière de la barque se trouve le nautonier. Celui-ci est représenté sous la forme d’un poète ridicule, maigre et famé¬ lique. Les cordes de sa lyre sont disposées en toile d’arai¬ gnée. Il porte sur la tête un pot en équilibre et présente aux oiseaux qui voltigent autour de lui deux cerises réunies. Son costume est grotesque. Ses chausses élimées sont vaguement attachées à son justaucorps par des ficelles, qui permettent de voir, par les intervalles, la peau nue du pauvre diable.

L’inscription flamande qui accompagne cette composition est fort peu compréhensible. Peut-être cependant doit-on y chercher un enseignement moral, et l’artiste a-t-il voulu établir un parallèle entre le bourgeois riche et jouisseur et le poète pauvre vivant dans l’idéal ou dans « le bleu ». Ses fonc¬ tions de nautonier feraient croire, en outre, que l’auteur a voulu démontrer que, malgré sa misère et ses ridicules, c’est le poète qui imprime sa direction à toutes choses, comme on le voit ici diriger la barque avec les femmes qui s’y trouvent et qui chantent ses chansons.

Ses kermesses ou fêtes populaires sont assez rares. J’en ai cependant rencontré une au Musée d’Amsterdam, nous voyons dans un intérieur, une femme cuire des gaufres, tandis que d’autres personnages jouent et chantent. L’inscription flamande porte pypt nu vry appe... fis nou al kermis. L’estampe est signée H. Bos, par P. -A. Merica, H. Cock, 1567 L

Les sujets fantastiques et diaboliques exécutés par le même Jérôme Bosch n’obtinrent pas un succès moindre. Nous avons vu que Philippe II aima à s’en entourer et en acquit un grand nombre pour sa résidence favorite à l’Escurial.

L’anonyme de Morelli mentionne, dès 1521, trois tableaux de Bosch (Van Aken) appartenant au cardinal Grimani, à

1 F. Muller, Beredeneerde beschryving van Nederlandsche historié - plaaten (Volksleven). Amsterdam, De Roever, etc., 418 (m).

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Venise, et représentant des sujets fantastiques. Ce sont un Enfer , les Songes et un Jonas englouti par la baleine. Dans la Vision du Musée de Madrid, provenant de l’Escurial, on retrouve encore la tendance moralisatrice familière à l’artiste, rendue visible par un ange montrant à un jeune homme les divers supplices de l’enfer, réservés à ceux qui mènent ici bas une vie de désordres et de vices. (D’après M. Hymans, l’authen¬ ticité de ce tableau serait discutable.)

M. Max. Rooses cite comme le type le plus parfait de ses tableaux fantastiques une composition du Musée de Berlin, 363, représentant un Jugement dernier et un Enfer 1. « Ses démons ont toutes' sortes de formes monstrueuses et impos¬ sibles; des hommes et des animaux réunis étrangement; des animaux constitués de toutes sortes d’objets disparates : ton¬ neaux, boucliers, panniers rentrant et sortant l’un dans l’autre; les créations de la fontaine la plus échevelée faisant croire que leur auteur, même en plein jour, était suggestionné par le plus affreux cauchemar. » L’Académie de Vienne possède un triptyque analogue avec le Jugement dernier au milieu, V Enfer et le Paradis représentés sur les volets.

On se rappellera que ces visions fantastiques ne furent pas un fruit spontané de l’imagination délirante de cet artiste. Les personnages les plus hétéroclites, ne les avons-nous pas vus en germe dans les dislocations et contorsions des histrions et de leurs animaux dressés reproduits dans les manuscrits médié¬ vaux?- N’avons-nous pas vu le succès des monstres dans nos

1 « 'Zyne duvvels hebben allerlei onmogelvke monster gedaanten; menschen en dieren samengekoppeld; dieren, die aan allerlei dingen geregen en met aile soorten van voorwerpen samengesmeed, door tonnen, door schilden, door manden gestoken, door elkander geboord, in elkander gevat zyn; schespelen der wildste en buitensporigste verbeelding, die doen denken, dat hun maker, in vollen lichten dag, overpoosd door de nacht merrie bereden werdt. » Max, Rooses, De Antwerpsche schilderschool, p. 114.

2 Les animaux dressés au moyen âge étaient souvent étrangement

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bariolés de couleurs disparates.

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 237

Fig. 157. Les délices terrestres. Fragment de Jérome Bosch.

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contrées depuis l’époque franque? Et le genre satirique dans toutes ses manifestations, ne l’avons-nous pas observé depuis les débuts de notre art national chez nos sculpteurs et chez nos miniaturistes?

Faut-il rappeler les Bestiaires avec leurs illustrations d’hommes et d’animaux appartenant à la fantaisie la plus insensée et considérés comme existants jusque bien après les époques de Bosch et de Breughel le Vieux?

Quant aux démons, nous les avons vus apparaître avec nos premiers artistes, pour régner plus que jamais avec la croyance si générale à la sorcellerie, qui caractérisa le XVe et le XVIe siècle.

Le Musée de Rouen possède de J. Bosch dans le genre fan¬ tastique un tableau représentant un Sorcier arrivant au sabat. Cet artiste composa en outre un grand nombre de tentations de saint Antoine , disséminées un peu partout. Madrid en pos¬ sède trois, mais le 1178 ne peut certainement pas être con¬ sidéré comme authentique. Le triptyque de Bruxelles repré¬ sentant le même sujet est considéré par M. A. Philippi comme étant également apocryphe L

La figure 157 constitue la moitié inférieure d’un important panneau représentant les Délices terrestres , milieu d’un trip¬ tyque conservé à l’Escurial et dont les volets représentent le Paradis terrestre et les Châtiments de /’ enfer. Cette composi¬ tion est des plus curieuses et peut être considérée comme un échantillon des plus intéressants au point de vue du genre satirique dans la peinture flamande1 2.

1 A. Philippi, Rubens und die Flamlànder. Vor Rubens . Leipsig und Berlin, 1900, p. 15.

2 Une réplique de ce tableau figure au Musée du Prado à Madrid; une autre, celle d’après laquelle cette reproduction a été faite, appartient à M. L. Cardon et a été exposée à Bruges à l’Exposition des primitifs flamands, sous le titre : Diableries, 289 du catalogue officiel de M. James Weale. Même numéro dans le catalogue de M. G. -H. de Loo. Gand, 1902.

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Les Délices terrestres sont personnifiées ici par une quantité innombrable de groupes étranges les jolies femmes de toutes provenances, on en remarque même d’un beau noir, sont en grande majorité. Parmi les jeux innocents ?) aux¬ quels elles se livrent, on remarquera un jeu de main chaude nous voyons rappelées ces plaisanteries gauloises primitives employées par nos mimes et dont la tradition ancienne resta si longtemps en honneur chez nos ancêtres.

A droite, deux amants se sont retirés dans un globe en verre; d’autres dans une espèce de fromage de Hollande; les tours d’équilibre et de dislocation se rencontrent un peu par¬ tout.

Dans le fond de la composition, autour d’une pièce d’eau, s’ébattent des baigneurs, souvenir probable des Fon¬ taines de Jouvence , galoppent en une ronde folle la plupart des animaux connus emportant en croupe des cavaliers humains, dont ils personnifient probablement les défauts et les vices. Inutile de dire que des porcs de grandes dimensions figurent dans cette course bizarre.

Les estampes attribuées au même artiste et représentant des sujets diaboliques et fantastiques ne sont pas moins nom¬ breuses. La plupart proviennent de la boutique des Quatre- Vents (Jérôme Cock). La Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes) en possède plusieurs, nous retrou¬ vons la caractéristique de ses compositions infernales peintes.

Dans celle représentant Y Enfer et le Paradis (n. m. 11), sujet analogue aux volets des triptyques devienne et de Berlin, on peut voir dans toute son ingéniosité les supplices qu’il suppose réservés aux méchants.

Plusieurs auteurs considèrent cet artiste comme ayant été un ennemi personnel des hérétiques, qu'il se fit un plaisir de supplicier ainsi en effigie. Son siècle était d’ailleurs prodigue en châtiments cruels. On remarque dans son enfer le supplice de la roue, de l’estrapade, de l’huile bouillante, l’écrasement sous une meule, la pendaison, la suspension par les pieds, la question de l’eau, le poison, les pointes de fer, châtiments

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variés que des démons nombreux et empressés appliquent de tous côtés aux damnés.

Une gravure du temps (fig. 158), empruntée au Layenspiegel Ausbourg, 1512), représente la plupart de ces punitions et nous montre qu’elles étaient d’un usage courant dans la réalité. L’imagination fertile de Bosch sut en ajouter quelques autres, et l’on comprend facilement le succès de ces œuvres chez les tortionnaires du XVIe siècle, qui trouvèrent peut-être dans ses compositions des idées nouvelles pour corser les supplices des malheureux condamnés.

Fig. 158.

Dans un autre Jugement dernier du même maître conserva au Cabinet des estampes à Bruxelles, nous voyons le Christ dominer la scène, assis sur un arc-en-ciel, disposition que nous verrons encore reprise par Breughel le Vieux. L’œuvre de Bosch présente ici encore une profusion de luttes effrayantes^ de supplices et de carnages avec, en plus, une réminiscence curieuse des mystères, dont nous voyons de côté une des constructions, c’est-à-dire une tour de supplices, analogue à

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celle que l’on observe dans la reproduction du mystère de Valenciennes (fig. 79). On y remarque en outre le combat bur¬ lesque entre un ange et un démon, qui tous deux ont saisi par le bras l’âme qu’ils se disputent. Le Cabinet des estampes de Paris, fort pauvre en compositions du maître, possède cepen¬ dant une série de combats terribles numérotés de 1 à dO, avec légende, signée H. B (osch) et gravée par Michel Snyder, dont la Bibliothèque royale ne possède pas d’exemplaire, croyons- nous.

Parmi les principaux imitateurs de Jérôme Bosch, il faut citer Henri de Blés ou plutôt met de Blés. On ne connaît pas la date de sa naissance, mais un acte du 31 mars 1320 nous apprend qu’à cette époque le peintre était marié et achetait une maison L Blés est surnommé le maître à la chouette, dont il fit son monogramme. On retrouve celui-ci dans presque tous ses tableaux. Van Mander rapporte qu’il cachait parfois si bien l’oiseau, que les gens faisaient des paris entre eux, à qui l’aurait le premier découvert.

Dans son Livre des peintres , le même auteur dit avoir vu à Amsterdam un paysage de ce peintre où, sous un arbre, un mercier se livre au sommeil, tandis que des singes pillent sa marchandise et pendent ses draps et marchandises aux arbres en s’égayant à ses dépens. Van Mander croit y voir une satire contre la papauté. « Les singes seraient les adhérents de Luther qui découvrent les sources de revenus du pape qualifiées de merceries. » Cette explication est certes prématurée, la réforme n’apparaissant que plus tard, mais elle pourrait s’appliquer à plus juste titre à une composition analogue qu’exécuta Breu- gbel le Vieux. Ce tableau de Blés se trouve actuellement au Musée de Dresde, 785.

Nous avons déjà vu que ce sujet fut populaire bien longtemps avant cette époque. On se rappellera qu’il se trouvait déjà représenté, en peinture murale, sur les murs d’une des salles

1 Archives communales d’Anvers. Recherches faites par le chevalier L. de Burbure.

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du château de Valenciennes, en 1375, sous le nom du Merchier as singes. M. le comte de la Borde, dans son ouvrage sur les Ducs de Bourgogne , mentionne, lors des fêtes donnéesà l’occa¬ sion du mariage de Charles le Téméraire en 1468, une œuvre représentant ce même épisode du colporteur endormi et des singes qui dérobent ses marchandises.

Dans le genre fantastique, Henri met de Blés fit des œuvres qui s’inspirèrent si bien de celles de Bosch, qu’elles sont diffi¬ ciles à distinguer. Son Enfer , qui se trouve à l’étage supérieur du Palais Ducal, à Venise, passerait pour une œuvre du peintre de Bois-le-Duc, si l’on n’en connaissait l’origine.

A l’Exposition des primitifs flamands, à Bruges, un Saint Christophe lui a été également attribué l. Ce sujet religieux est égayé par divers épisodes satiriques et burlesques nous devons voir un imitateur de Bosch et un précurseur de Breu- ghel le Vieux. A gauche, sur un rocher, un ermite tire la corde d’une cloche suspendue à un arbre, sur lequel on voit un hibou, sa signature habituelle. Dans l’eau, à gauche, un démon cherche à saisir le manteau du saint, tandis que sur le rivage un singe s’apprête à retenir sa jambe. Près de lui se trouve une tortue et vers la droite un petit monstre diabo¬ lique qui passe sa tête à travers un œuf moucheté, d’où émergent aussi ses jambes à l’autre extrémité. Dans l’eau on aperçoit encore un démon déguisé en ermite chaussant son nez de bésicles, tandis que plus loin s’éloigne un bateau monté par des diables 2.

Ses Tentations de saint Antoine sont nombreuses; on cite celle du Musée de Bruxelles, 402, nous voyons le démon, sous les traits d’une vieille sorcière, accompagné de monstres, présenter deux jeunes femmes nues au pieux anachorète.

1 *236 du catalogue officiel de l’Exposition des primitifs flamands de M. J. Weale. 1902.'

2 M. H. Hymans dans son étude sur l’Exposition des primitifs flamands à Bruges, considère cette œuvre comme devant être attribuée à Jean Mandvn ( Gazette des Beaux-Arts. Paris, octobre 1902,).

Tome LXII.

16

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Au Musée Correr,à Venise, se trouve un sujet presque pareil avec de légères variantes dans la composition.

Patenier Joachim, considéré comme le créateur du paysage en Néerlande, s’est essayé, il y a tout lieu de le croire, au genre satirique, quoique aucune œuvre certaine, appartenant à cette catégorie, ne puisse lui être attribuée avec certitude.

On sait cependant, par sa signature même, qui consistait en un petit homme accroupi satisfaisant à un besoin, qu’il était partisan du genre satirique dans ses manifestations les plus réalistes. Van Mander dit qu’à cause de ce singulier mono¬ gramme, il fut surnommé le Ch... {de Sch...)

Nous avons vu plus haut que les figures de la Tentation de saint Antoine du Musée du Prado, longtemps considérée comme son chef-d’œuvre, ont été restituées au fondateur de l’École d’Anvers : Quintcn Metzys.

Lucas de Leyden, qui vécut de 1494 à 1534, s’inspira peut- être bien de Jérôme Bosch, comme il sut s’inspirer de Dürer et de Mercanton.

Ainsi que le fera plus tard Breughel le Vieux, il exécuta ses compositions religieuses sous la forme de scènes figurent des bourgeois et des paysans notés d’après nature. Il vécut à Anvers, il fut inscrit sur le registre des peintres de Saint-Luc en 1522. Malgré ses nombreux plagiats, on doit le considérer comme un peintre original par ses idées. Comme nos maîtres satiriques flamands, auxquels d’ailleurs il se rattache, il sut observer la vie jusque dans ses particularités les plus infimes, et ses observations s’étendent aussi bien aux hommes qu’aux animaux et jusqu’aux moindres détails du paysage II intro¬ duisit ainsi un sentiment nouveau dans l’Ecole néerlandaise, tout en acquérant lui -même les qualités de nos primitifs flamands.

Son œuvre comme graveur est considérable : elle comporte, encore aujourd’hui, 177 numéros; c’est surtout dans ses gra¬ vures que l’on peut le mieux l’étudier.

Parmi ses compositions gravées rappelant Bosch et faisant

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présager Breughel le Vieux, il faut citer un Crucifiement * avec un grand nombre de personnages, se rencontrent ces nombreux épisodes accessoires, chers à nos peintres sati¬ riques. A droite de la composition, on remarque un groupe de routiers et de mendiants écloppés dont nous avons vu et verrons encore si souvent la satire. Les passants et indiffé¬ rents circulent et se croisent en tous sens, tandis qu’à gauche s’élève une rixe entre les soudards qui se partagent les dépouilles du Christ. Déjà l’un d’entre eux a tiré sa dague, tandis qu’un autre dégaine son épée. Quant à la scène princi¬ pale : le Christ sur la croix avec sa Mère entourés des apôtres ainsi que des autres personnages indispensables au sujet, tous sont relégués à l’arrière-plan. Son contact avec Durer se remarque ici comme dans la plupart de ses compo¬ sitions, il se montre un artiste préoccupé par le grand mouvement de Renaissance auquel sacrifièrent tant de maîtres de son temps.

La Vierge seule montre dans son attitude et dans sa pose un sentiment de douleur vraie, rappelant nos peintres primitifs.

Le Christ présenté au peuple , dans une mise en page presque Renaissance, a également des figures et des groupes sati¬ riques rappelant Bosch. Cette œuvre est datée de 1510.

Le Christ bafoué par les soldats (non daté) ainsi qu’un autre sujet analogue l’on voit, au milieu des soldats, un bouffon portant la cape des fous s’apprêter à mettre bas ses chausses devant le Christ aux yeux bandés, appartiennent au même genre satirique à tendances flamandes.

Lucas de Leyden exécuta encore un Christ tenté par le démon et une Tentation de Saint- Antoine qui nous ramènent com¬ plètement aux sujets chers à nos maîtres drôles.

Le conte de Virgile et de la courtisane, nous voyons le grand poète latin descendre dans un panier de la fenêtre de l’habitation de cette dernière, aux éclats de rire des passants, constitue également un sujet à portée satirique indéniable. 11

1 Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes)..

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en est de même d’une série de groupes amoureux en prome¬ nade, qui rappellent jusqu’à un certain point les scènes ana¬ logues de van Meckene.

D’autres sujets nous rapprochent davantage de Breughel le Vieux et même de Teniers ou de Brouwer. Ce sont des joueurs de vielle et de violon ainsi que d’autres sujets campagnards, il montre ses qualités d’observateur sati¬ rique.

Les estampes représentant l’une un chirurgien (B. 156) aux allures charlatanesques faisant une opération derrière l’oreille d’un paysan accroupi, probablement l’ablation d’une loupe, infirmité fréquente au moyen âge; l’autre un dentiste (B. 157ï travaillant en plein vent à la denture d’un gueux aux vête¬ ments déguenillés, mais portant un grand coutelas, tandis qu’une jeune fille pleine d’appréhension attend son tour, nous font songer aux sujets analogues de nos peintres de paysans, qui peut-être s’inspirèrent de ces compositions.

La planche suivante (fig. 159), connue sous le nom d ’Eulen- spiegel, B. 159 (de l’Albertine à Vienne), représente une bande de ces vagabonds nomades comme on en voyait en si grande quantité à cette époque. Ils sont pauvres d’argent, mais riches d’enfants, car un âne en transporte au moins trois comme bagage, le mari deux, dans une hotte, et la mère un sixième sur son épaule; le plus âgé, quoique bien petit, marche en avant avec le chien. Ce septième marmot porte un hibou sur son épaule, et c’est probablement à cause de cette circonstance qu’on a donné à cette composition à la fois comique et satirique la dénomination d 'Eulenspiegel.

L’homme qui joue de la cornemuse, son gagne-pain pro¬ bable, porte, outre ses enfants, une quantité d’accessoires destinés à souligner le côté humoristique du sujet.

Jean Mandyn, vers 1500 et mort en 1560, doit être con¬ sidéré comme un élève ou un imitateur de Bosch. Quoique à Harlem, c’est à Anvers qu’il exécuta la plupart de ses œuvres, et nous pouvons, à juste titre, le revendiquer comme un Fla¬ mand. C’est à Anvers aussi qu'il mourut après avoir été pen-

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dant un certain temps pensionnaire de cette ville. Il fut le maître du célèbre B. Spranger; en 1557, il fut aussi celui de Gilles Mostaert et de Aertsen dit lange Pier. Peu de ses œuvres nous sont connues avec certitude, mais on sait qu’il excella dans « le genre diableries, bamboches et enfers, qu’il peignit dans le goût de J. Bosch » G Le dictionnaire des peintres de Siret ne cite de lui qu’une Adoration des Mages au Musée de Vienne 2.

Fig. 159.

On a restitué depuis peu à Jean Mandyn une Tentation de saint Antoine du même Musée, attribuée jusqu’ici à Pierre

1 A. Siret, Le Dictionnaire des peintres.

2 Id., ibid.

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Breughel d’Enfer. Elle figurait encore sous ce titre dans le catalogue de feu M. Engerth (Vienne, 1882, II, 753); mais depuis on a constaté qu’elle n’a rien de commun avec les œuvres de Breughel le Jeune, et dans un nouveau guide de cette galerie (Vienne, 1896, t. II, 660), on l’a désignée quelque temps comme devant être attribuée à Jérôme Bosch ou à son école.

Enfin, dans une étude toute récente de l’ancien conser¬ vateur Dr Dallmayer, parue dans la publication annuelle viennoise : Jahrbuch der kunst-historische Sammlungen des alterhôchste Kaiserhanses , cet auteur attribue formellement à Mandyn, l’œuvre de la galerie viennoise. Une œuvre signée de ce maître, qui se trouve dans la collection du prince Corsini, à Florence, et que j’ai pu voir dans cette ville, offre les plus grandes analogies avec la Tentation de saint Antoine du Musée Impérial, rendant ainsi cette attribution très acceptable t.

Cette œuvre, évidemment inspirée de Bosch, présente tous les caractères d’une peinture flamande. On y sent le pastiche du maître et aussi une certaine analogie, dans les construc¬ tions fantaisistes du fond, avec celles que l’on remarquera dans des compositions analogues exécutées par Pierre Breu¬ ghel le Vieux. Quant aux personnages, sauf le saint et trois jeune femmes nues, ils sont tous, selon la tradition flamande, constitués d’éléments disparates présentant les caractères des visions les plus délirantes 2.

Gilles Mostaert 3 son élève, fut aussi connu comme un peintre satirique ayant exécuté quantité de petits sujets mi- religieux, mi-grotesques, dont la partie inférieure d’un Juge¬ ment dernier du Musée d’Anvers peut nous donner une assez

1 Le docteur Gustav Gliick, un des conservateurs du Musée de Vienne, m’a écrit une lettre il dit partager la manière de voir du docteur Dallmayer.

2 Nous avons vu plus haut que le numéro 234 de l’Exposition des pri¬ mitifs à Bruges, représentant un Saint Christophe, a été attribué par M. H. Hymans à Jan Mandyn.

3 à Hulst, mort à Anvers vers 1556.

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bonne idée. Nous y voyons, en quatorze compartiments, divers sujets familiers et satiriques représentant les sept péchés capi¬ taux et les œuvres de miséricorde. Le diable, assez bon enfant, comparse obligé des satires au moyen âge, vient y ajouter un caractère fantastique.

Jan Provost, natif de Mons, qui vint s’établir à Bruges dès 1494, peignit, dans ses tableaux religieux, des épisodes sati¬ riques nous devons reconnaître l’influence incontestable de Jérôme Bosch. Son œuvre la plus certaine, représentant un Jugement dernier , lui fut commandée par les magistrats de cette ville, en 1525; elle se trouve conservée au Musée de Bruges. Dans la partie réservée à l’enfer, nous voyons une quantité de figures diaboliques des plus étranges et des plus disparates, rappelant en tous points les cauchemars les plus fantasques du peintre de Bois-le-Duc.

D’après M. J. Weale, il paraîtrait que Provost, se conformant ainsi à la manière traditionnelle au moyen âge de représenter les Jugement dernier , aurait introduit, dans ce tableau, un épisode satirique en figurant sur un char, parmi les réprouvés, diverses figures d’ecclésiastiques ; ce qui, quelques années plus tard, donna lieu à des plaintes. En 1550, Pierre Pourbus fut chargé par le Magistrat d’effacer ce char avec les personnages religieux qui s’y trouvaient représentés i.

Un Jugement dernier de ce même peintre, ayant également figuré à l’Exposition des primitifs flamands à Bruges en 1902, présente, lui aussi, des parties satiriques des plus curieuses, notamment parmi les monstres emportant les damnés, à gauche de la composition 2.

Un peintre de genre des plus caractéristiques pour son époque, Pierre Aertsen 3, vers 1508, à Amsterdam, dut

1 J. Weale, Catalogue de l'Exposition des primitifs flamands. Voir pp. xxvi et xxvii, ainsi que p. 71 (n° 167).

2 Ce tableau appartient à M. Éd.-F. Weber, de Hambourg (n° 168 du Catalogue de l'Exposition des primitifs flamandsj par Weale, p. 71).

3 Surnommé Lange Pier, en Hollande.

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avoir également une certaine influence sur Breughel le Vieux. Il passa ses meilleures années à Anvers (de 1535 à 1566) et a certainement connu notre grand peintre satirique flamand. Lui-même composa des scènes villageoises ayant une cer¬ taine analogie avec les compositions rustiques de Breughel le Vieux. Parmi celles-ci, il faut citer, une Danse des œufs datée de 1557, qui se trouve au Musée d’Amsterdam, l’on retrouve le caractère gai et amusant des intérieurs de paysans de nos futurs « petits maîtres » flamands avec une technique se rapprochant encore, comme celle de Breughel, des œuvres picturales de nos grands primitifs. Le Musée de Bruxelles possède, on le sait, du même artiste, une Cuisinière hollandaise (n° 153) qui nous montre, dans une œuvre de plus grandes dimensions et de caractère plus sérieux, les mêmes qualités de peinture.

( 249 )

CHAPITRE XII.

L’époque de Pierre Breughel le Vieux.

Breughel synthétise l'esprit populaire flamand. 11 connut son époque. Ce qu’était une kermesse flamande au XVIe siècle; ses sujets populaires sont moralisateurs.

Épisodes plaisants ajoutés pour faire passer de dures vérités. Ses gauloise¬ ries. Situation pénible de nos paysans. Le paupérisme. Les édits de Charles-Quint. Les vagabonds et les mendiants. Les supplices. Le brigan¬ dage. La lèpre. Contraste entre le paupérisme d’une part et le luxe et les excès des riches d’autre part. Le comique devenu cruel sous l’influence espa¬ gnole. Les animaux. Les tournois sanglants du XVIe siècle. Parodies des tournois. La croyance au démon et au surnaturel. Breughel fut-il un adepte caché de la Réforme? Sa technique inspirée de nos grands primitifs. Influence de van Maerlant. Les dangers de la satire à l’époque de Breughel. Les persécutions religieuses. Leurs etfets. Breughel garda sa foi, mais détesta les Espagnols. Le mariage de Breughel. Ses œuvres à Vienne. Piudolf II.

La Bataille entre le carême et le mardi gras. Le Massacre des innocents (?).

Le Portement de la croix. Un village pendant la foire. La Parabole des aveugles de Naples. V Alchimiste. Rixe entre paysans, Dresde. Ten¬ dances moralisatrices de ses compositions.

C’est incontestablement Pierre Breughel le Vieux qui carac¬ térisa le mieux le génie populaire de notre race. Avec lui, le genre satirique et fantastique, en peinture, atteignit une envergure qui ne fut plus dépassée depuis.

Comme les van Eyck personnifièrent la richesse et la somp¬ tuosité de l’époque bourguignonne, Van der Weyden, son côté mystique et religieux, Pierre Breughel après eux synthétisa la philosophie intime du peuple flamand, avec un bon sens goguenard à la fois comique et frondeur.

Notre peintre naquit à Breughel, près de Bréda, vers 152o; il étudia d’abord chez Pierre Coucke d’Alost, puis chez Jérôme Cock, le graveur et l’éditeur anversois bien connu. Un voyage qu’il fit en Italie n’influença en rien sa manière de voir, car il sut conserver pendant tout le cours de sa carrière une couleur et un style tout flamands.

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Revenu dans sa chère patrie, il s’établit d’abord à Anvers, puis à Bruxelles, il mourut en 1569.

Peu de gens connurent leur époque comme Pierre Breughel s’appliqua à la connaître. Accompagné de son ami Franckert, vêtu lui-même comme un paysan G il fréquenta le port d'Anvers, les pèlerinages, les fêtes et les kermesses. Souvent, sous le prétexte d’un vague cousinage et de l’offre d’un présent à la mariée, il assista aux noces, dont il nous montra si souvent les péripéties joyeuses prises sur le vif en des tableaux expli¬ cites, souvent exécutés d’après des croquis pris au coin même de la table du festin.

Comme le fait fort bien observer M. H. Hvmans dans sa magistrale étude sur Breughel le Vieux -, une kermesse fla- mande n’était pas alors, comme on pourrait le croire à la vue des tableaux de Teniers, un simple prétexte à réjouissances plus ou moins tapageuses. D’abord c’était la fête de quelque patron vénéré, se célébrant avec un cérémonial auquel la religion prêtait son prestige. On voyait à cette occasion des processions, des pèlerinages, des spectacles en plein vent et des représentations de mystères dont le programme et les détails étaient minutieusement réglés par la tradition. Saint Georges combattait le dragon, David triomphait de Goliath, les géants populaires se trémoussaient. Il y avait naturellement aussi des joutes de toute espèce, des tirs à l’arc, à la perche ou au ber¬ ceau, des concours de jeux de quilles, des exercices de force et d’adresse, exécutés par de nombreux jongleurs et bateleurs de tous pays, que les paysans parfois cherchaient à imiter. Comme de juste, les kermesses étaient surtout une occasion de ripailles et de danses joyeuses fig. 160) 3.

1 Carl van Mander, Le Livre des peintres.

2 H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Beaux-Arts, 33e année., 3e pér., t. V, p. 21). La description de la kermesse est la reproduction presque textuelle de celle de M. Hymans.

5 L’original de cette estampe, connue sous le nom de La kermesse d'Hoboken. par P. Breughel le Vieux, est conservé h la Bibliothèque royale de Bruxelles, Cabinet des estampes.

L. Maeterlinck, Mém. cour, ei autres Mém., t LXII, p. 250,

Fig. ItiO. La Kermesse d’Hobohen près d'Anvers, par Pierre Breughel le Vieux.

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Si ces fêtes villageoises étaient pour les familles un jour de réunion en quelque sorte obligatoire, elles étaient aussi le rendez-vous des gueux, des mendiants, des paralytiques, des aveugles et des culs-de-jatte, grouillant par les chemins et excitant, par leurs clameurs ou l’étalage de leurs infirmités, la pitié des passants. Puis encore c’était le spectacle de la foule recueillie des malades et des affligés accourant, pleins de foi dans la vertu curative de quelque piscine vénérée ou dans la miraculeuse intervention du saint, devant lequel s’allument les cierges bénits et s’offrent les ex-voto.

A cette source féconde, Breughel prit les motifs de quantité de scènes plaisantes ou sérieuses, mais portant toujours la marque de la plus saisissante vérité. En vrai Flamand de son époque, il sut ajouter parfois à ses compositions satiriques les plus drôles, un sens moralisateur d’une philosophie profonde. Comme l’avaient fait avant lui nos poètes didactiques : van Maerlant, Boendael et, après eux vader Cats, il se servit, pour instruire le peuple, d’axiomes et de dictons bien connus, souvent empruntés au passé; de proverbes populaires, ainsi que de sujets et versets de la Bible, qu’il utilisa également dans le même but.

Pour rendre la vérité attrayante, il sut, même dans ses com¬ positions les plus sérieuses, introduire des épisodes plaisants ou badins tournant parfois à la gauloiserie la moins raffinée. Chose à noter, ses personnages, qui nous paraissent maintenant d’une vulgarité parfois obscène, étaient alors, comme ils l’avaient été de tous temps avant lui dans nos contrées, consi¬ dérés comme des éléments comiques anodins, d’ailleurs jour¬ nellement usités dans les représentations populaires des bate¬ leurs et des histrions, fort peu différents, comme grossièreté et comme mœurs, des mimes antiques et barbares dont nous nous sommes occupé aux premières pages de cette étude. La preuve que ces détails ultra-réalistes amusaient et plaisaient au public, nous la trouvons dans le succès même des œuvres drolatiques de Breughel, qui fut incontestablement le peintre et le poète favori de son époque.

La satire plaisante était alors, comme elle l’est encore

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aujourd’hui en pays flamand, désignée par un mot ultra- réaliste, uitsch.... C’est ce qui explique la fréquence, dans ses compositions drôles, depetitspersonnagesaccroupis satisfaisant à un besoin.

Ses premiers sujets gais, représentant nos paysans man¬ geant, buvant, dansant ou courtisant les filles, firent surtout sa réputation, et elles lui valurent le surnom, qu’il garda dans l’histoire, de Breughel des paysans. Et cependant, combien n’est-il pas plus intéressant lorsque nous le voyons, poussant plus loin ses études de mœurs populaires, dépeindre les persé¬ cutions, les peines et les désespoirs de ces mêmes villageois?

Ses compositions religieuses, ses tableaux d’histoire lui sont autant de prétextes pour évoquer la situation pénible de nos ancêtres au XVIe siècle. Nous y voyons les villages terrorisés par les bandes armées, pillant et ravageant « le pays plat ». Les mercenaires étrangers, hostiles aux habitants, rançon¬ naient le paysan, et en cas de révolte laissaient après eux la ruine et le deuil. Le cœur de Breughel dut saigner plus d’une fois à la vue de nos pauvres campagnards et artisans déses¬ pérés, ruinés par le fisc ou par la guerre, se trouvant dans l’alternative ou de s’adonner eux-mêmes au brigandage, ou bien, perclus et estropiés, d’aller grossir les rangs serrés des mendiants et vagabonds que nous avons vus déjà attrister par leur présence nos joyeuses kermesses flamandes. La cherté des vivres et le chômage des industries poussaient encore' au noir ce triste tableau. D’un autre côté, les nombreux édits de Charles-Quint, promulgués depuis 1535, abolissaient toute liberté. Ils réglementaient tout, imposant aux paysans jusqu’à la nature des vêtements qu’ils devaient porter et même la couleur du pain qu’il leur était permis de manger L Ces mêmes édits, malgré les malheurs des temps, interdisaient la mendicité « pour ce que présentement les pauvres affluent en nos pays, en trop nombre que d’ancienneté 1 2 ».

1 A. Henne, Histoire du règne de Charles-Quint en Belgique, 5e vol., p. 197.

2 Id., ibid.

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Une estampe du liber vagatorum d’après Muther représente un groupe satirique de ces malheureux, hommes et femmes, dont les haillons ne parviennent pas à cacher la nudité. Il est à noter cependant qu’ici ces pauvres gens ne sont pas des mendiants de profession, mais s’occupent à transporter du bois mort, et semblent appartenir plutôt à la classe des paysans ruinés et réduits à la plus affreuse misère U

Une autre estampe du temps représente une bande de ces mendiants nomades ayant organisé la mendicité à la hauteur d’une institution. Elle se trouve dans un livre (incunable) édité par notre compatriote Judocus Badius Ascensius, traduction latine de la Nef des fous de Sébastien Brand, de Strasbourg. Nous y voyons un âne transporter toute la fortune de ces mendiants, qui consiste surtout en une grande quantité d’enfants en bas âge. L’homme, un boiteux, qui semble un boiteux pour rire, ouvre la marche en appuyant le genou sur une jambe de bois, tient en laisse un chien dont les tours serviront, comme sa feinte infirmité, à exciter la pitié des passants. La femme reste un moment en arrière pour donner une forte accolade à une énorme gourde ou broc dont elle boit à la régalade.

Malgré sa tendance satirique, cette estampe nous montre que le vagabondage et la mendicité étaient alors de vraies plaies, préoccupant toutes les classes de la société. Les paysans et leurs infortunes font le sujet de diverses miniatures d’un manuscrit du commencement du XVIe siècle ( Mittelalterliches Hausbuch ) appartenant au prince Waldburg-Wolfegg. La figure 161 paraît une illustration de la vie nos villageois qui, tout en bêchant, labourant et semant, voyaient se dérouler devant eux les plus pénibles tableaux. À l’avant-plan, des vagabonds ont été mis à un pilori, consistant en trois planches entre lesquelles leurs pieds et leurs mains sont emprisonnés. Devant eux passe une pauvre vieille infirme, alors générale-

1 Dr Al win Schultz, Deutsches Leben in XIV. und XV. Jahrhunderty t. I, p. 229, fig. 238.

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ment considérée comme une sorcière malfaisante. Dans le lointain, on aperçoit, sur un éminence, la roue et le gibet, tous deux amplement garnis de suppliciés. Au pied de la colline, on voit s’approcher un triste cortège : c’est un malheu-

Fig. 161.

reux suivi de soldats qui le mènent à la pendaison ; un moine muni d’un crucifix l’assiste dans ses derniers moments. Cette estampe, malgré son caractère plutôt satirique, en dit long au sujet des joies de nos paysans.

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Dans la figure 162, empruntée également à un Mittelalter- lichen Hausbuche (commencement du XVIe siècle), appartenant au prince Wolfsbergg, le tableau est plus noir encore. Nous y

Fig. 462.

voyons dans toute son horreur la terrible plaie du brigandage dont notre pays eut tant à souffrir. A l’avant-plan, à droite, un

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changeur ou banquier est assassiné dans sa boutique, pendant que des voleurs agiles pillent son or et ses joailleries pré¬ cieuses. A gauche, un pèlerin voit interrompre son pieux voyage par un brigand qui le tient à sa merci et s’apprête à le poignarder pour le dépouiller plus à l’aise. Plus loin, des routiers à cheval 'font des prisonniers dont ils demanderont rançon. Un paysan qui fait mine de s’enfuir, est retenu par un pan de son vêtement; une vieille, sa mère peut-être, lance un broc de grès dans la direction du malandrin pour lui faire lâcher prise. Plus loin, sa femme se désespère et lève ses bras au ciel en proie au plus violent désespoir. Au fond de la com¬ position, les mêmes cavaliers armés mettent le feu à une ferme après s’en être approprié les bestiaux dont ils ont formé un troupeau qu’ils chassent devant eux, tandis qu’une pauvre vieille désespérée les charge à coups de quenouille. Terrorisés, les habitants du village se sont sauvés à l’église, on les voit suivre avec anxiété, du haut de la tour, les diverses phases de leur ruine.

Ces estampes, mieux que des descriptions, nous font com¬ prendre le triste état dans lequel se trouvaient alors cer¬ taines de nos provinces. Les chroniqueurs du temps en font d’ailleurs une peinture affreuse. « La misère générale engen¬ drait de hideuses maladies qui frappèrent les riches après avoir frappé les pauvres. Le besoin poussait les hommes au vol et au crime; les femmes à la prostitution; tandis que l’enfance croupissait dans le vice menaçant ainsi la société des plus effroyables révolutions L »

L’édit du 7 octobre 1531, réglementant la mendicité, visait non seulement les vagabonds, mais aussi les ordres mendiants, les prisonniers, ainsi que les lépreux, qui portaient par ordre un costume particulier « aiant les dits ladres en la manière accoutumée, leurs chapeaux, gants, manteaux et inscignes ».

La lèpre, qui avait fait tant de ravages en Europe, n’avait pas encore complètement disparu, et les lépreux, reconnaissables

1 A. Henne, Histoire du règne de Charles-Quint en Belgique, t. V, p. 197.

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à leur costume, étaient seuls autorisés à mendier. Malgré la répulsion qu'ils inspiraient, la misère était si grande que beaucoup de malheureux, pour jouir des immunités qui leur étaient attribuées, usurpaient leurs habits. Il fallut, en 1547, une ordonnance pour défendre le port non autorisé de leur costume.

Pendant que le paupérisme croissait, le luxe des grands augmentait dans les mêmes proportions. Les tables étaient servies avec une prodigalité inouïe et les fêtes privées ou publiques étaient l’occasion de dépenses somptueuses, dont le gouvernement donnait lui-même l’exemple. Breughel fit la satire de ce contraste dans plusieurs de ses compositions, notamment dans sa Cuisine des gras et sa Cuisine des maigres, dont nous aurons à nous occuper bientôt. Sous l’influence des mœurs espagnoles, le comique même était devenu cruel. On sait qu’en 1549, lors de la joyeuse entrée de Philippe II à Bruxelles, on voyait figurer dans le cortège divers animaux rendus méconnaissables par des coloriages bizarres et par l’enlèvement de leur queue ou de leurs oreilles.

Le plus applaudi des chars renfermait une musique bien singulière. C’était un orgue ayant une vingtaine de tuyaux, dans chacun desquels on avait renfermé un matou vivant. Les queues qui sortaient par la partie inférieure étaient reliées aux touches de l’orgue et se trouvaient violemment tirées quand on touchait la note correspondante, produisant ainsi chaque fois un miaulement lamentable.

C’était un ours * qui jouait de cet instrument cruel. Le chroniqueur, Jean Christobal Calvite, ajoute que les chats étaient rangés de façon à produire la succession de la gamme chromatique. Aux sons de cette musique infernale, dansaient des singes, des loups, des cerfs et d’autres animaux déguisés, dont on obtenait les bonds et les trémoussements les plus drôles en les maintenant sur une plaque de fer fortement chauffée.

1 Probablement un homme déguisé en ours.

Tome LXIL

17

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Les tournois existaient encore, mais ils étaient devenus bien plus brutaux et plus sanglants. Quelle différence entre les brillantes passes d’armes qui, au temps de Jacques de Lalaing, « le chevalier sans doupte et sans reproche » *, valurent aux gentilshommes flamands l’admiration de l’Europe, et les tueries qui marquèrent l’entrée de Charles-Quint à Yalladolid! Dési¬ reux de faire parade du courage et de la force de ses chevaliers belges devant les gentilshommes espagnols qui leur montraient peu de sympathie, ce prince permit le combat au fer non émoussé. Les combattants des deux nations mirent une telle ardeur dans la lutte, que bientôt la lice fut couverte de che¬ vaux tués et de cavaliers dangereusement blessés. L’acharne¬ ment était si grand, que l’on vit ces derniers, tout sanglants, se relever pour combattre avec plus de rage encore Partout le sang coulait à flots, « les gens qui les regardaient combattre criaient Jésus! Jésus! Le Roy défendait de frapper; les dames criaient et pleuraient, quelques cry qu’il y eust les capitaines rendaient courage à leurs gens et recommenchiaient de plus beau 3 ». Il fallut envoyer un grand nombre de gardes pour arrêter enfin cette boucherie épouvantable 4.

Une parodie curieuse des tournois, exécutée par des paysans, se trouve reproduite figure 163. C’est un dessin du temps conservé à l’Université d’Erlangen 3. On y voit le chevalier improvisé, à cheval sur une rosse; son bouclier consiste en un van et son casque est remplacé par une ruche. A la partie supérieure de ce casque étrange, il porte une chaussure de femme en guise de cimier. Deux rustres lui servent, l’un

1 A. Henne, Jacques de Lalaing, le bon chevalier sans peur et sans trouble Revue trimestrielle, t. VU, p. 5).

2 Idem, Le règne de Charles V en Belgique , t. V, pp. 230-231.

3 Robert Maquereau, Chromyck van Brabant ; et A. Henne, Le règne de Charles V en Belgique, t. V, pp. 230 231.

4 A. Henne, Le règne de Charles V en Belgique, t. V, pp 230-231.

5 On ne connaît pas l’auteur de ce dessin, qui parait dater du commen¬ cement du XVIe siècle.

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d'écuyer, l’autre de héraut d’armes. Le chevalier rustique, ayant en arrêt son rateau en guise de lance, pique des deux et fond au galop sur un adversaire que l’on ne voit pas dans cette œuvre satirique.

Fig. 163.

Nous verrons plusieurs compositions de Breughel faire des satires moins anodines de la brutalité des chevaliers et de leurs hommes d’armes. Nous y trouverons aussi avec profusion ces peintures de gibets et d’instruments de tortures qui hantèrent l’imagination des artistes du temps. Ces instruments de sup¬ plice, il les vit fonctionner de toutes parts. Il vit ses contem¬ porains torturer, avec des raffinements de cruauté encore bar¬ bares, les pauvres et surtout les riches, dont on confisquait les biens, sur une simple dénonciation d’hérésie ou de sorcel¬ lerie.

La croyance aux démons et au surnaturel était encore générale, partout on voyait le maudit aux aguets, toujours prêt à perdre l’humanité. Peut-être Breughel, comme Jérome Bosch, partagea-t-il cette crainte générale et crut-il lui-même

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aux monstres et aux démons dont ses compositions sont émaillées. La persécution engendrant le fanatisme, il entendit, dès 1355, gronder les premières fureurs des iconoclastes, dont il put déplorer peu après les terribles ravages *.

Comme van Maerlant au XIIIe siècle, Boendael et l’illuminée Bloemardine au XIVe siècle, Breughel semble avoir pris au XVIe siècle le parti des humbles et des opprimés contre leurs puissants persécuteurs. Sa satire, moins âpre que celle de ses devanciers, sut se faire goguenarde et gaie pour mieux se faire accepter de tous, même par les censeurs contemporains.

Breughel fut-il un adepie caché de la religion réformée? D'aucuns ont pu le croire. Mais en approfondissant l’idée et le sentiment qu’il a poursuivis dans ses œuvres, on doit plutôt admettre qu’il conserva dans son cœur les traditions naïves si pleines de foi du passé. Comme van Maerlant, que l’on a cru longtemps, à tort, un précurseur de la Déforme, Breughel, tout en stigmatisant les mauvais bergers, tant laïques qu’ecclé¬ siastiques, ne prit jamais dans ses satires artistiques la défense des martyrs de la religion nouvelle. Comme notre plus grand poète flamand, qui semble dans ses écrits avoir approuvé les premiers bûchers, Breughel, profondément religieux, paraît avoir admis comme justes les punitions, même les plus cruelles, quand il s’agissait des ennemis de sa foi.

Tout semble prouver que notre peintre fut profondément attaché aux choses du passé, car malgré l’orientation si géné¬ rale alors de notre art vers l’esthétique de la Renaissance italienne qu’on s’appliquait partout à imiter, il sut, presque seul au XVIe siècle, conserver dans son art les traditions anciennes qui avaient fait la splendeur de notre grande école de peinture gothique, à l’époque de van Eyck et de van der Weyden.

La portée de l’art satirique de Breughel rappelle jusqu’à un certain point celle que nous avons signalée dans les œuvres de

1 Les mémoires anonymes sur les troubles des Pays-Bas. Notices et annotations de J. -B. Blaes, t. I (5 vol.).

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van Maerlant et des poètes de son école ; car toutes les composi¬ tions de notre grand peintre satirique flamand respirent, elles aussi, la haine du vice, ainsi que celle de l’injustice chez les puissants. Dans toutes, on sent percer une pitié et un amour sincère pour les humbles et les opprimés. Nous savons d’ail¬ leurs que l’œuvre si puissante de van Maerlant avait traversé vibrante tout le XIVe et le XVe siècle, sans se faire oublier au XVIe. En 1496, les Trois Martins étaient non seulement lus, mais nous voyons Hendrik de lettersnider (Henri le tailleur de lettres), habitant la cc Camerstraat naest den Gulden horn » à Anvers, rééditer ce livre sous le titre de Dit is Wapene Martin G

En 1515, Glaes de Graeve, d’Anvers, réédita le Spieghel Histo- riael du même auteur, dont une seconde édition parut en 1556 2.

Connaissant son attachement au passé, nous devons croire que Breughel dut lire ces œuvres célèbres, il retrouvait un écho de ses sentiments généreux, et que ces lectures durent avoir une influence incontestable sur son art à la fois satirique et didactique.

11 y avait cependant du mérite à faire de la satire gaie à cette époque le métier de poète ou de peintre satirique était fort dangereux.

Dès 1533, neuf rhétoriciens avaient été condamnés à un pèlerinage à Rome pour leurs satires dirigées contre des moines ; Wilhem Paelgiers, en 1536, devait faire amende honorable pour sa chanson dont le refrain était :

De sotten en svnder noch niet al,

V 7

Die caperoenen draghen... 3.

1 Dr Te Winckel, Maerlant* s werken als spieghel , etc., pp. 424-425.

- Id., ibid., pp. 424-425.

5 Les fous ne sont pas seulement ceux qui portent la cape; il y en a de tonsurés, avides, courant de porte en porte, dupant les niais par leurs airs d’innocence, etc.

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En 1647, Pierre Schattemate est condamné à mort à Anvers pour une ballade ayant pour sujet des frères mineurs t.

Breughel vit nos chambres de rhétorique se fermer tour à tour, sur l’ordre du duc d’Albe, qui fit payer de leur tête à maints rhétoriciens, des satires souvent anodines. Puis ce fut le bourgmestre d’Anvers lui-même, Van Stralen, le promoteur du landjuel de 1561, qui monta à l’échafaud en prononçant un de ces proverbes si chers aux Flamands :

Voor welgedaen, kwalyk belond1 2 * 4!

Plus tard, Breughel put voir le compromis des nobles: puis la dévastation de nos églises par les iconoclastes, suivie des sanglantes représailles du duc d'Albe, qui, en une seule année, en 1567, fit exécuter dix-huit gentilshommes à Bruxelles 3, tandis que l’année suivante ce fut le tour des comtes d’Egmont et de Hornes. Il dut aussi compter bien des amis parmi les victimes des proscriptions sans nombre qui suivirent. M. V. Gaillard 4 cite deux cent cinquante noms d’émigrés belges, tous appartenant aux lettres ou aux arts, qui furent forcés de s’expatrier vers cette époque.

Malgré son caractère naturellement gai, notre peintre dut avoir Famé profondément ulcérée en voyant, comme le dit un contemporain, le professeur gantois Gérard de Vivere, « la désolation du Païs-Bas quasi dégorgé et vuydé de tout ce qu’il avait de scavant, de bon et de subtil ».

Les peintres eux-mêmes couraient les plus grands dangers; ne voyons-nous pas Hieronimus Van der Voort, de Lierre, échapper avec peine aux gibets du duc d’Albe, ainsi qu’aux hasards de la guerre; le peintre et poète gantois Lucas de

1 Mertens et Corf, Geschiedenis van Antwerpen, t. IV, p. 277. Stecher, La littérature néerlandaise en Belgique, p. 209.

- Mal récompensé pour avoir bien agi!

5 Mémoires anonymes sur les troubles des Pays-Bas , I060-I08O. Notices et annotations de J. -B. Blaes, t. I d vol.).

4 Mém. cour, et autres mém. publiés par l’Acad. roy. de Belgique, t. VI.

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Heere risquer sa vie en devenant calviniste; et Van Mander, malgré sa philosophie gaie et franche, ne sentit-il pas lui- même à son cou la sensation pénible d’une cravate de chanvre, maniée sans douceur par les suppôts de l’Espagne?

Si la foi religieuse de Breughel résista au courant du temps, il y a lieu de croire que, Flamand dans l’âme, il ne put voir sans horreur les crimes de nos oppresseurs étrangers. 11 dut même, à la fin de sa carrière, exécuter des compositions sati¬ riques politiques ou religieuses imprudentes, car ce sentant sa fin prochaine et craignant que leur portée frondeuse ne pro¬ curât à sa jeune femme quelques désagréments, il se fit apporter un nombre considérable de dessins qu’il détruisit i ».

Cette supposition est d’autant plus probable, qu’à cette époque furent exécutées nombre de peintures et gravures anonymes, dont un certain nombre sont conservées en Hol¬ lande 2.

L’historien J. Van Wesenbeke dit, en parlant du mouvement populaire de 1566 : « davantage sont de plus en plus imprimés et produits non seulement plusieurs peinctures, tableaux, pourtraicts, ballades, chansons et pasquilles... 3 »; or les événements de 1566 sont antérieurs de trois ans à l’époque de la mort de Breughel le Vieux.

L’histoire de son mariage mérite également d’être rappelée, parce qu’elle nous montre que le caractère jovial et humo¬ ristique de Breughel s’alliait au besoin avec une certaine fermeté.

Van Mander 4 raconte que lorsqu’il habitait Anvers, notre artiste s’éprit d’une jeune fille dont il aurait fait sa femme si elle n’avait eu le vilain défaut de mentir à tout propos. Voulant la corriger, Breughel lui montra une taille de bois, en lui

1 Carl van Mander, Le Livre des peintres.

2 F. Muller, Beredeneerde beschryving van Nederlandscke historie- plaaten (spotprinten op de Hervorming), p. 53.

5 Id., ibid., p. 60.

4 cCarl van Mander, Le Livre des peintres. Traduction de H. Hymans.

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disant qu’il y taillerait désormais un cran à chacun de ses nouveaux manquements à la vérité, ajoutant qu’il la quitterait à jamais une fois la taille remplie. Il faut croire que son amante fut incorrigible, car malgré les avertissements répétés de notre peintre, la taille fut bientôt pleine et il la quitta aussi¬ tôt malgré ses supplications. Après son départ d’Anvers, il alla s’établir à Bruxelles, il épousa la fille de son premier maître, Marie Koeke, qu’il avait si souvent bercée dans ses bras quand il était apprenti chez son père.

Le nombre de ses œuvres satiriques est considérable, mais bien plus considérable encore sont celles qui lui furent attri¬ buées après sa mort. Comme le dit très bien M. Max. Rooses, c’est une preuve de plus de la faveur dont jouissait et jouit après lui son genre satirique et moralisateur parmi nos popu¬ lations flamandes t.

Le Musée impérial de Vienne possède la plus grande partie de ses principales peintures. L’empereur Rudolf II (1532-1611), qui était un grand admirateur de son talent, réunit à Prague un nombre considérable de ses meilleures œuvres, qui furent plus tard transférées de la capitale de la Bohème à celle de l’Autriche. D’après M. Max. Rooses, ses peintures les plus remarquables sont : la Bataille bien connue entre le Carême et le Mardi gras , qui représente une mascarade au XVIe siècle ayant pour théâtre une place publique (datée de l’année 1559); le Massacre des Innocents à Bethléem 2 ; une Tour de Babel et un Portement de croix qui, de l’avis de tous, constituent ses œuvres les plus considérables (ces deux dernières œuvres sont datées de 1563) 1 * 3 * 5.

Je citerai encore au même Musée de Vienne, un Village flamand pendant la foire annuelle, nous voyons une infinité d’enfants de tout âge s’ébattre dans des jeux variés; les fillettes

1 Max. Rooses, Geschiedenis der Antwerpsche schilderschool, p. 120.

8 Dans son ouvrage : Rubens und die Flamlànder , page 20, M. A. Philippi

considère le Massacre des innocents de Vienne comme une copie faite par

P. Breughel le Fils. Leipzig, 1900.

5 Max. Rooses, Geschiedenis der Antwerpsche schilderschool , p. 116.

( 26o )

tiennent boutique, école ou ménage; les garçons jouent au saut de mouton, font des tours sur des barres de bois ou s’efforcent meme à imiter les tours des histrions et baladins qui frappèrent de tous temps les imaginations naïves au moyen âge. Ce curieux tableau, satire amusante de la vie enfantine, est considéré par M. H. Hymans comme une des créations les plus délicieuses de Breughel le Vieux.

Tout le monde s’accorde à compter la Parabole des aveugles du Musée de Naples comme son chef-d’œuvre. Nous aurons à nous en occuper plus longuement quand nous examinerons ses compositions satiriques et politiques.

C’est encore parmi ses meilleures peintures qu’il faut ranger, d’après M. Max. Rooses, Y Histoire de /’ Alchimiste * et une Répétition des aveugles du Musée de Naples, jadis dans la collection du baron Leys, actuellement au Musée du Louvre 2.

Un tableau, la Rixe entre paysans, du musée de Dresde, est également cité par l’auteur de V Histoire de l’école d'Anvers comme étant un de ses chefs-d’œuvre. Il n’y voit pas seule¬ ment et avec raison une scène de la vie paysanne rendue dans toute sa brutalité rustique, mais bien une satire moralisatrice ayant pour but de mettre ses contemporains en garde contre les suites dangereuses de l’ivrognerie et du jeu, dont les rixes sanglantes sont trop souvent la suite.

Cette tendance didactique signalée par divers auteurs dans la plupart de ses tableaux, nous la trouverons plus visible encore dans les nombreuses estampes qui furent exécutées d’après ses dessins et dont on doit nécessairement s’occuper quand on veut rechercher la portée des œuvres satiriques chez nos peintres flamands.

1 Max. Rooses, Geschiedenis der Antwerpsche sckilderschool Ce tableau, alors en possession de M. Lagaye, a été acquis à la vente des œuvres de cet artiste par M. Max. Rooses.

2 Nous aurons à nous occuper assez longuement de YHistoire de l’alchimiste dans le prochain chapitre traitant de ses premières composi¬ tions satiriques. Ce sujet a été reproduit avec des variantes dans les estampes signées Breughel.

( 266 )

CHAPITRE XIII.

Les compositions satiriques de Pierre Breughel

le Vieux.

Pierre Breughel, miroir de la civilisation flamande au XVIe siècle. Ses premières compositions satiriques dirigées contre les femmes. La Patineuse de la porte d'Anvers. Yrouw Vuil Sause. Le Coucher de la mariée. La Combat pour les culottes. La Poule qui chante. La Femme (folle) qui couve des fous. La fête des fous. La Sorcière de Maldeghem. Marguerite l'enragée. Ses autres satires : h’ Alchimiste de Pierre Breughel comparé au même sujet traité par Sébas¬ tien Brant dans la Nef des fous. La Cuisine des gros et des maigres. ’t Varken moet int schoot. Le paupérisme. Les Vertus cardinales : la Charité , la Foi, l’Espérance; la Prudence ; Fortitudo, la Justice et les supplices; les Routiers pillards. Satire des écoles. L'Ane qui veut devenir savant. L'Ailemode school.

Nous avons vu que certains auteurs considèrent les poèmes de van Maerlant comme un miroir fidèle vint se refléter notre civilisation au XIIIe siècle. Comme lui et mieux que lui, Breughel fait revivre, dans ses compositions les plus diverses, la plus grande partie du XVIe siècle. Il nous montre cette époque troublée sous toutes les faces, et cela de la façon la plus saisis¬ sante.

On remarquera cependant que ses premières compositions satiriques ne présentèrent pas à l’origine les caractères philo¬ sophiques et politiques que nous observerons dans ses œuvres ultérieures. Ses œuvres de début reflètent d'abord la jovialité et la gaieté narquoise de son caractère, non encore attristé par la vue des malheurs de sa patrie.

La gravure représentant les Patineurs sur le fossé de la porte Saint-Georges, à Anvers, datée de lo53, doit être consi¬ dérée comme la première de ses œuvres satiriques exécutées peu après son retour d’Italie L

1 H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Beaux-Arts, 32e année, t. III, p. 366).

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 267

Fig. 164. Vrouiu Vuil Sause, par Pierre Breughel le Vieux.

( 267 )

On connaît le sujet. Une foule nombreuse se trouve massée sur la berge ou bien accoudée à la balustrade du pont qui conduit à la nouvelle porte delà ville. Les spectateurs suivent des yeux les ébats des patineurs, lorsque, tout à coup, une femme embéguinée, qui s’était imprudemment aventurée sur la glace, tombe montrant à tous les yeux ses rotondités les plus cachées. Cette vue provoque naturellement une grosse joie aux assistants et particulièrement aux méchantes com¬ mères assemblées sur la rive.

Cette estampe, qui eut le plus grand succès dès son appari¬ tion, fut, dans une de ses dernières rééditions par Th. Galle, rebaptisée pour reparaître sous le nom de la Lubricité humaine , soulignant, peut-être à tort, un des côtés satiriques de la composition.

Car si l’on veut chercher une signification moralisatrice à ce sujet, ne faut-il pas plutôt croire que Breughel a voulu démontrer ici que la femme présomptueuse s’expose à une chute humiliante en s’aventurant sans soutien sur un ter¬ rain dont elle ne connaît pas les dangers?

L’estampe ( fig . 164) connue sous le nom de Vrouw vuil sause serait cependant, d’après J. Muller, d’une époque anté¬ rieure à 1553. Dans sa Beredeneerde beschryving 4, il considère cette gravure, éditée et signée H. Cock et généralement attri¬ buée à P. Breughel (?), comme ayant été exécutée en 1550.

Nous y voyons la femme malpropre battre de la pâte de farine dans son tablier, tandis qu’elle donne le sein à un de ses enfants. Son mari, bossu et non moins sale, se mouche des doigts sur la poêle il fait frire des œufs. Un autre enfant partage son écuelle avec un porc qui court librement dans la maison. Plusieurs personnages attablés dans le fond de la com¬ position se partagent une volaille pendant que Lippeloer danse à l’avant-plan. Un diable à deux têtes regarde avec complai¬ sance cette image de désordre.

1 Cette estampe est décrite dans F. Muller, Beredeneerde beschry¬ ving , etc. (Volksleven), 418 (D).

( 268 )

La gravure est accompagnée d’une inscription en quatre lignes commençant par ces mots :

Zoo'vuil sause...

Le Coucher de la mariée semble appartenir également à ses premières compositions. Elle est d’une observation pleine d’humour et forme une satire amusante des mœurs intimes de nos campagnardes:

Cette estampe porte une inscription bilingue :

Nu schrevt de bruvt, nochtans ik wedde,

Sy sal weder lachen, als sv is te bedde.

d’une part, et de l’autre :

Maintenant plorer icy voyez l’espousée,

Qui de rire au liet se tient bien asseurée.

Dans la reproduction suivante, représentant la Bataille pour les culottes (fig. 165), nous voyons la femme présomptueuse et dominatrice à l’œuvre. La portée de la composition est suffi¬ samment indiquée par les vers suivants :

Waer de vrouw d’overhand heeft en draecht de brouck Daer is dat Jan de man leeft : naer aduys van den douck.

la fême gouverne portant la banière Et les brayes avec, le tout y va derrière.

A droite, nous voyons une mégère enfiler les culottes qu’elle vient de conquérir de haute lutte sur son mari, qui, subjugué, l’aide docilement; la femme abuse de sa victoire en lui mon¬ trant le poing et en l’invectivant. A gauche de la composition, une autre maritorne, victorieuse, brandit sa quenouille, tandis que de l’autre main elle ferme la bouche à son mari débon¬ naire, qui demande grâce à ses genoux. Au second plan, une troisième combattante soulève un étendard ayant pour armes

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 2G8,

Fig. 165. La Bataille pour les culottes, par Pierre Breughel le Vieux.

( 269 )

parlantes une main et pour devise d’over hand (la supério¬ rité). Un homme courageux, témoin de cette lutte ignomi¬ nieuse pour les maris, met l’épée à la main, semblant vouloir prêter main-forte à son sexe opprimé U

C’est bien une paraphrase du fabliau français du sire Hains et de dame Aniease , dont nous avons vu les succès depuis le XIIIe siècle et que représentèrent maintes fois nos peintres, sculpteurs et graveurs 2.

Chez Breughel, les compositions ayant pour objet la satire des défauts féminins sont nombreuses. Peut-être le souvenir de sa menteuse amie d’Anvers fut-il pour quelque chose dans son appréciation peu flatteuse pour son sexe.

Dans son histoire de l’Ecole d’Anvers 3, M. Max. Rooses cite un autre échantillon des compositions satiriques du maître prenant la femme à partie. Cette gravure n’existe pas malheu¬ reusement dans la collection pourtant si nombreuse de l’œuvre gravée de Breughel, à la Bibliothèque royale de Bruxelles. Cette fois c’est la satire de la femme querelleuse qu’il a voulu faire.

Une mégère, maigre et laide, dressée sur ses ergots, invective furieusement avec force gestes une personne assise, résignée et placide, qui supporte avec calme, les mains enroulées dans un tablier, l’avalanche d’injures que sa douce compagne déverse sur elle. Un singe, symbolisant la folie ou le démon, est assis au foyer; à l’avant-plan, une poule s’évertue à chanter.

1 La reproduction (fig. 165) a été faite d’après une gravure conservée à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).

2 J’ai vu en 1902, parmi les miséricordes satiriques des stalles de l’église de Notre-Dame de Villefranche-de-Rouergue, près de Rodez, une sculpture peu connue représentant le même sujet : la Lutte pour les culottes. L’homme et la femme tirent chacun de leur côté, de toutes leurs forces avec des expressions dans les physionomies bien différentes, car si le premier présente une figure désolée, la seconde semble rire, pleine de confiance dans la victoire finale (XVe siècle).

5 Max. Rooses, Geschiedenis der Antwerpsche schilderschool , p. 120.

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Une légende flamande accompagne ce sujet :

Een leekende dak, ende een rookende schouwe,

Ja, daer de simme (aapi aen den heyrt zit en siet,

Een craeyende henne, een kyfachtige vrouwe,

Is ongeluck in huis, ja quellinghe en verdriet l.

C’est à la catégorie des satires dirigées contre la femme qu’il faut ranger une estampe citée par F. Muller, représentant un chirurgien faisant l’extraction symbolique et satirique du cail¬ lou chez une femme 2 * 4.

L’inscription suivante y est jointe :

Loopt, loopt met groot verblyden Hier zal men ’t wvf van kye snyden.

[Accourez tous avec joie; ici on enlève le caillou (la folie) à la femme.]

La figure 166 3 nous montre dans la femme, l’origine même de la folie. Dans un grand nid en paille tressée, une folle vieille et laide, coiffée de la cape à grelots des fous, couve de nombreux rejetons portant tous la même coiffure. Ses enfants déjà grands l’entourent en dansant et en faisant résonner les grelots qu’ils ont attachés jusqu’à leurs jambes et à leurs pieds.

L’inscription suivante se trouve inscrite sous cette estampe 4 :

Tis al sot. soo men wel mach anschouvven hier

Ouer sots bestier, broevt jonghe sotkens dees oude sottinne,

Soo douden pvpen en singhen, oock dese jonghe sotkens hier Ouer het eyhen danssen, seer liche van sine.

1 Un toit ouvert, une cheminée qui fume; oui, le singe est assis au foyer et regarde; une poule qui chante, une femme querelleuse, c’est le malheur dans la maison, oui, le malheur et le chagrin.

2 F. Muller, Beredeneerde beschryving van historie-platen , etc. (Volksleven), 418 (Aa). Amsterdam.

5 Cette reproduction a été faite d’après une estampe ancienne conser¬ vée à la Bibliothèque royale de Bruxelles Cabinet des estampes).

4 Cette gravure provient de la boutique des Quatre-Vents et figure au numéro 418 V. de la Beredeneerde beschryving , etc. de F. Muller. Amsterdam.

L Maeterlinck, Mém. cour et autres Mém., t. LXII, p. 270,

Fig. 16G. La Femme couve des ous, par Pierre Breughel le Vieux.

( 271 )

Cette estampe nous rappelle la vogue qu’eurent, au XVIe siècle, les allégories de la folie, qui étaient interprétées de toutes les façons.

Il existe toute une série d’estampes exécutées d’après des dessins de Breughel et représentant des fous, isolés ou par groupes, agitant leur marotte ou dansant, qui n’ont pas à première vue une signification ni une portée bien grandes.

Sa composition la plus importante dans ce genre, c’est la grande Fête des fous , l’on remarque une quantité consi¬ dérable d’insensés de tout âge et de toute condition, tenant chacun une boule ayant probablement un sens emblématique. Ils semblent jouer comme des écoliers et, tout en tenant leur boule, s’occupent de musique et d’autres amusements. L’épi¬ sode grotesque est fourni par un fou qui perd ses culottes. Il est vu de dos et court sans sembler s’apercevoir de sa situa¬ tion ridicule. Cette gravure intitulée : Sultarum mfinitus est numerus, existe au Cabinet des estampes à Bruxelles, et se trouve également citée dans la Beredeneerde beschrijving , etc., de F. Muller (Amsterdam), elle porte le 418 (T).

Dans ce catalogue se trouve encore mentionnée une Danse des fous , 418 (U), nous voyons une ronde de quinze fous, que regardent deux vieillards. Cette estampe porte une triple inscription : française, flamande et latine.

La Sorcière de Maldeghem i (fig. 167) est à la fois une satire dirigée contre la crédulité humaine et contre la femme men¬ teuse et orgueilleuse cherchant, malgré le danger qu’il y avait alors à le faire, à s’attribuer un pouvoir magique imagi¬ naire.

De tous côtés s’avancent en rangs serrés la foule des malades et des gens crédules qui viennent la consulter : « Venez à moi, dit la sorcière, je vous guérirai tous ». Sa spécialité semble être l’ablation des loupes ou cailloux 2, sur la tête de patients.

1 Cette reproduction a été faite d’après l’estampe conservée à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).

- Nous avons vu plus haut la signification satirique de cette opération.

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qu’on lie sur un fauteuil pendant l’opération. D’autres malades portant les mêmes excroissances sont apportés, hur¬ lants de douleur ou de crainte. Toutes les classes de la société sont représentées dans la foule qui entoure la sorcière accom¬ pagnée de ses aides. On reconnaît un chevalier perclus dans son harnais de guerre qui s’approche chancelant, soutenu par sa femme; des bourgeois avec leurs bourgeoises, des artisans, des paysans également accompagnés de leurs épouses, s’ap¬ prochent, à leur tour, tous clamant leurs misères et suppliant la sorcière de mettre un terme à leurs souffrances. Les opé¬ rations les plus bizarres se succèdent rapidement; l’une d’elles se passe dans un œuf, et par l’incision pratiquée dans le front d’un des patients s’échappent de nombreux cailloux qui sont projetées au dehors par un trou de la coquille. La vente des médicaments et des onguents marche à merveille, l’argent vient à flots.

La sorcière est satisfaite ainsi que son « onder meesterken », qui, sans doute, est le diable.

Dans un coin à gauche, on les voit tous deux rire de la bêtise humaine, tandis que la figure du maudit apparaît encore çà et là, notamment derrière les barreaux de la cave sur laquelle ils se trouvent placés et sous la table d’opération nous le voyons figuré la bouche close par un cadenas accompagné d’un autre diablotin qui sort à moitié de sa manche. L’artiste aurait pu compléter son tableau en ajoutant dans le fond de la composition la fin inévitable de la sorcière, c’est-à-dire le bûcher qui terminera inévitablement sa carrière.

Voici les vers qui accompagnent ce sujet satirique, dont les détails sont si nombreux qu’il est impossible d’en donner une description complète :

Ghy lieden van Malleghem wilt nu wel svn gesint,

Iek vrouw Hexe wil hier ook wel vvorden bemint.

Om u te genesen ben ick gecomen hier Tuwen dienste, met mvn onder meesterken hier.

Compt vry den meesten met den minsten sonder verbeyen Heb dy de wesp int hooft, oft loteren u de keyen.

-

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. Ü72.

Fig. 107. La Sorcière de Maldeghem, par Pierre Breughel le Vieux.

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Dans sa superbe série des péchés capitaux, Breughel fait jouer à la femme un rôle prépondérant.

Dans la représentation satirique de Y Orgueil, « Superbia », notamment, elle personnifie ce vice (voir fig. 168) U Quoique laide, elle se pavane vêtue d’atours somptueux et semble se regarder avec complaisance dans une glace à main. A côté d’elle, le paon symbolique fait la roue. Une jeune fille nue, sollicitée par le péché, lui crie vainement sa misère en la sui¬ vant pas à pas. Une autre femme, à gauche de la composition, montre son corps terminé en forme de sirène ayant à son extrémité une plume de paon. Son béguin religieux semble indiquer sa position sociale, qui, d’après l’artiste, n’est pas à l’abri des ravages de l’orgueil.

Naturellement la Luxure et les autres péchés capitaux trouvent également dans les femmes leurs plus chauds adeptes. La Colère seule semble ne pas offrir d’allusions méchantes pour ces dernières, qui y semblent même complètement oubliées.

Il est vrai que dans un tableau de Breughel récemment signalé par M. H. Hymans dans la Gazette des Beaux-Arts - et intitulé Margot l'Enragée, « de dulle Griete », il a réparé avec usure cet oubli. Toute cette composition semble consa¬ crée à stigmatiser la femme colérique et méchante. Marguerite l'Enragée est représentée au paroxysme de la fureur; elle est figurée de proportions gigantesques quand on la compare aux nombreux personnages qui s’agitent et luttent autour d’elle. Rongée par son vice, elle est laide, maigre, décharnée; ses cheveux dénoués flottent au vent, sa bouche s’ouvre pour vomir l’injure. De sa main droite, gantée de fer, elle a saisi une épée, tandis que sa main gauche retient un pan de son tablier, dans lequel elle a rassemblé les objets les plus disparates. Sa

1 Cette reproduction a été faite d’après l’exemplaire conservé à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).

2 H. Hymans, Margot P Enragée de Pierre Breughel (Gazette des Beaux- Arts, 39e année, 3e période, t. XVIII, pp. 510 à 513).

Tome LX1I.

18

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tête est protégée par un morion d’acier et elle porte, passé à sa ceinture, un grand couteau de cuisine.

Plus loin, près d’un fleuve infernal, une légion de mégères en cornettes et portant des tabliers sont aux prises avec des êtres hybrides armés en guerre, attaquant et défendant des forteresses d’une bizarrerie extrême.

Ce tableau, heureusement retrouvé, est une œuvre de Breughel le Vieux, décrite par Cari van Mander qui dit, dans son livre des peintres : « Il peignit aussi une enragée Margue¬ rite (Dulle Griete), recrutant au profit de l’enfer et vêtue à l’écossaise (?) ». Ce tableau appartient au chevalier Mayer van den Berg, d’Anvers, et provient d’une collection suédoise.

On sait par le même auteur * que Breughel, sentant sa mort prochaine, légua à sa jeune épouse un tableau allégorique destiné à lui rappeler l’horreur du peintre pour la médisance. Cette circonstance ferait supposer que cette jeune femme, comme bien d’autres de ses semblables, avait souvent la langue trop légère.

Cette peinture existe encore au Musée de Darmstadt. Elle porte le millésime de 1568. C’est, dit M. Hymans, une des pages les plus délicates de notre grand peintre satirique flamand. « Dans un paysage aux riants coteaux et aux lointains estompés s’élève un gibet sur lequel est perchée une pie. Des couples dansent à l’entour. Plus près de nous s’isole un personnage dans une pose ultra-réaliste. » Comme le dit M. Max Booses, ce tableau serait une preuve du peu de confiance que Breu¬ ghel avait dans les femmes, dont les bavardages méritent la potence. L’avant-plan, peint avec un goût et une entente par¬ faite des couleurs, fait songer déjà aux paysages de Breughel de Velours.

On ne pouvait mieux symboliser le danger de la médisance à une époque un mot malheureux, une simple indiscrétion pouvaient conduire aux pires malheurs.

Nous avons vu une peinture de la superstition et de la

1 Carl van Mander, Le Livre des peintres. Traduction de H. Hymans.

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LX1I, p. 274.

Fig. 468. L’Orgueil ( Superbia ), par Pierre Breughel le Vieux.

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croyance, si générale alors, à la sorcellerie, dans la foule bigarrée entourant la sorcière de Maldeghem l.

La recherche de la pierre philosophale par l’alchimie était également une folie si commune à cette époque, que Sébastien Brand lui consacre un chapitre spécial dans sa Nef des fous , avec une curieuse illustration. La croyance en l’alchimie donna aussi à Breughel l’occasion de faire un vrai chef- d’œuvre comme art et comme satire familière.

Ce tableau, signalé dans l’ouvrage de M. Max. Rooses comme une de ses meilleures productions picturales, a été reproduit aussi en gravure 2 et nous est connu sous le titre du Goud- souker (le Chercheur d’or).

C’est la triste histoire de l’alchimiste au XVIe siècle, dont Breughel put aisément étudier d’après nature les péripéties autour de lui. A droite, nous le voyons d’abord à sa table de travail, compulsant les nombreux grimoires et manuscrits traitant de la pierre philosophale. Puis, sur la foi de ces livres trompeurs, il commence ses recherches et, coiffé de la cape des fous, attise le feu sous ses premiers creusets se fondront bientôt sa fortune et son bonheur. A côté de lui, on remarque sa femme, aussi crédule que lui, vidant en rechignant son escarcelle. A gauche, l’alchimiste pousse plus avant ses expé¬ riences, en s’entourant, à grands frais de nombreuses cornues, d’alambics et d’instruments bizarres les plus variés. Le four¬ neau de la cuisine ne sert plus qu’à faire des recherches de plus en plus coûteuses. On voit à ses habits percés et troués,

1 Cette croyance est encore enracinée chez nos paysans de la Campine; nous en avons eu dernièrement la preuve lors du jugement de l’affaire de Frameries, en 1901. Voici ce que déposa un témoin : « Marchez dans les traces d’une femme que vous croyez être une sorcière; suivez-la; si elle se retourne, c’est que vous ne vous êtes pas trompé et qu’elle est positivement sorcière; si elle ne se retourne pas, gardez-vous de l’inquiéter, c’est une bonne femme incapable de maléfices. »

- Une reproduction de cette estampe se trouve dans l’ouvrage : De Geschiedenis des Antwerpsche schilderschool, par Max. Rooses, p. 117. Gand, 1879.

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à sa maigreur, à ses cheveux en désordre, que la misère approche à grands pas.

Sur le manteau de la cheminée, on lit un jeu de mot fla¬ mand : Algkemist (tout perdu) au lieu d’alchimiste L Derrière lui, ses enfants affamés ont escaladé la huche vide. Un de ceux-ci s’est coiffé de la marmite devenue inutile et fait signe à une plus jeune sœur, demandant du pain, qu’il n’y en a plus. Dans le fond du tableau, se déroule l’épilogue prévu de l’histoire du pauvre chercheur d’or, qui, complètement ruiné, se dirige suivi de sa famille vers l’hospice, ils seront heureux de finir leurs jours 2.

Les pauvres gens affamés, errant presque nus dans nos campagnes, inspirèrent à Breughel une pitié profonde. En pei¬ gnant leurs misères, il voulut apitoyer ses contemporains sur leur sort. En revanche, il ne se fit pas faute de faire la satire des riches qui restaient sourds à leur détresse.

Les deux estampes représentant la CAiisine des gras et la Cui¬ sine des maigres forment une satire impressionnante et un plai doyer éloquent tout en faveur des malheureux.

D’un côté (fig. 169), les gras se gobergent et font chère lie, attablés devant des monceaux de victuailles. Jambons, boudins et salaisons pendent en grand nombre au plafond et forment une réserve respectable. Dans latre, pétille un grand feu, trois marmites mijotent, tandis qu’un porc entier cuit à la broche et que de gros boudins grésillent sur le gril.

Les convives se gorgent à l’envi de nourriture; hommes, femmes, enfants et jusqu’au moine invité à leur table, tous sont gras et bouffis, prêts à crever. Leurs animaux fami¬ liers ne sont pas moins gras et semblent se mouvoir avec peine.

Ils sortent de leur apathie pléthorique pour faire jeter bruta¬ lement à la porte, un pauvre musicien ambulant, couvert de haillons, qui se mettait en devoir de leur jouer un air de

1 II y en a d’autres avec la mention : Alche-mist.

2 La gravure de Y Alchimiste existe à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 276.

Fig. 169. La Cuisine des gras, par Pierre Breughel le Vieux

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém ., t. LXII, p. 277.

Fig. 170. La Cuisine des maigres , par Pierre Breu&liel le Vieux.

( 277 )

cornemuse, en échange de quelques bribes de leur festin. Cette reproduction a été faite d’après une gravure du Cabinet des estampes à Bruxelles.

Voici les inscriptions qui se trouvent sur cette estampe :

Hors d’ici maigre dos à une hideuse mine Tu n’as que faire ici, car c’est grasse cuisine.

Wech magher man, hier hoe hongerich gie siet T’is hier al vette cuecken ghi en dient hier niet.

Dans l’autre estampe (tig. 170), nous voyons les « maigres », la peau tendue sur les os, se nourrir chichement d’un pauvre plat de moules. Tous à la fois y plongent une main avide. Une mère au lait tari offre à son enfant émacié un peu d’eau dans une corne de bœuf; plus loin les petits affamés d’une chienne efflanquée s’épuisent vainement sur ses mamelles vides. Malgré leur misère, ces pauvres gens ont accueilli le pauvre musicien de l’estampe précédente, dont la cornemuse pend près de la porte. Us voudraient aussi offrir de bon cœur l’hospitalité à un gros homme égaré dans leurs parages, mais celui-ci se débat et se sauve prestement à la vue du sordide festin.

Cette estampe porte également une inscription bilingue :

maigre os le pot mouve est un pauvre convive,

Pourre à grasse cuisine irai tant que je vive.

Daer magherman de pot roert is een arme ghasterye Dus loop ik naer de vette eeuken met harten blye.

Une autre composition : ’t Varken moet in t schoot (kot) con¬ stitue encore une satire dirigée contre les excès de beuveries et de mangeailles auxquels se livraient les riches, qui se ravalent ainsi au rang des pourceaux et deviennent un objet de dérision et de mépris pour tous.

Ce sujet a été reproduit en gravure par C.-J. Visscher et Wierix. Il se trouve renseigné 418, dans la Beredeneerde beschrijving , etc. (Volksleven), de F. Muller U

1 Un exemplaire de cette estampe se trouve à la Bibliothèque de Bruxelles (Cabinet des estampes).

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Riches et pauvres se trouvent en contact, d’une façon plus noble, dans la belle composition suivante (fig. 171), nous voyons indiquée la solution préconisée par Breughel pour com¬ battre par la Charité la misère noire qui régnait dans la plus grande partie de notre pays, et dont nous avons vu plus haut les tristes conséquences.

La Charité (fig. 171) fait partie de sa célèbre série des Vertus cardinales , qui elle-même fait suite à celle des Péchés capitaux dont nous aurons encore à nous occuper bientôt. Le développe¬ ment de cette vertu constitue un appel éloquent adressé aux contemporains de Breughel, à qui il veut montrer que si le fléau du paupérisme était grand, plus grande encore devait être la bienfaisance. Tout en représentant d’une façon satirique la masse grouillante des mendiants qui pullulaient d’une façon effrayante dans le pays, Breughel trouve moyen de faire un plaidoyer chaleureux tout en faveur des malheureux, ses protégés.

Dans cette composition, ainsi que dans les autres de la même série, nous voyons notre grand satirique flamand choisir fort heureusement des scènes de la vie usuelle, qu’il savait rendre attrayantes par la façon amusante et humoristique dont il les présentait.

C’est bien l’esprit d’utilité ( nutscap ) de nos anciens poètes qui revit en lui Déjà ses estampes, à la fois satiriques et moralisatrices, font penser à vader Cats, qui devait personni¬ fier plus tard le génie propre des peuples néerlandais, dont les mots et les proverbes sont encore aujourd’hui dans toutes les bouches flamandes.

Ainsi la Foi , par exemple, nous offre réunies toutes les cérémonies du culte, et cela jusque dans ses moindres détails. A noter cependant un épisode énigmatique ou satirique : un personnage battant du tambour tout contre l’autel se célèbre un mariage L A droite de la composition, pour mon¬ trer que l’attention est grande, il représente, à l’avant-plan,

1 H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Beaux-Arts).

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une bourse tombée avec la monnaie qui s’éparpille, sans faire retourner un seul des assistants.

Il nous apprend que V Espérance soutient l’homme en toutes circonstances, qu’elle donne du courage à ceux qui éteignent un incendie; qu’elle protège le naufragé balloté sur son navire ou secoué par la tempête, accroché à une épave; et qu’elle console aussi le prisonnier.

Quelle observation humoristique dans les scènes charmantes qui viennent illustrer la Prudence! Peut-on donner des conseils plus utiles? Pendant que la maison se répare, on emmagasine le combustible pour l’hiver qui approche; d’autres versent l’argent épargné dans un grand coffre; on tue le porc et l’on prépare les salaisons ; on procède à l’extinction des feux ; enfin, prudence ultime, le malade, tout en recourant aux soins du médecin, se confesse en bon chrétien et dicte son testament. Au milieu de la composition, on remarque la personnification de la Prudence , étrangement figurée, tenant un tamis sur la tête et un cercueil debout à côté d’elle.

Une autre estampe, intitulée Fortitudo , nous montre des armées qui se combattent avec vaillance, tandis que des com¬ bats singuliers entre divers monstres et animaux féroces sym¬ bolisent les vices. L’âne, la paresse, gît déjà dans la poussière; une femme coupe le cou au paon, symbolisant l’orgueil ; le coq batailleur, les dragons et les hydres représentent les autres péchés que l’on peut aussi vaincre avec du courage. Cette vertu est symbolisée par une femme écrasant sous ses pieds un monstre représentant le Mal.

La Justice nous donne une image saisissante d’une audience à la cour criminelle (fig. 172). Nous y voyons l’interrogatoire du prévenu suivi des questions de l’eau et du feu; tous les genres de supplices dont ses contemporains du XVIe siècle étaient si prodigues y sont représentés : l’estrapade, la roue, le bûcher et le glaive.

Sur des tréteaux, la punition par les verges, attire un grand nombre de spectateurs amusés par les cris et les contorsions du condamné. Devant l’entrée de la prison, on coupe sur un

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billot la main d’un parricide; tandis que le fond de la compo¬ sition montre tout un horizon de potences et de roues, toutes bien garnies de victimes.

Comme le fait très bien observer M. H. Hymans i, toutes les compositions picturales ultérieures de Breughel sont en germe dans ces estampes, dont il empruntera plus d’un détail en les approfondissant, comme, par exemple, les apprêts de l’exécution au fond de la composition décrite ci-dessus, l’on retrouve les principaux épisodes du Portement de croix , du Musée impérial de Vienne, un de ses chefs-d’œuvre, dont nous aurons l’occasion de parler bientôt.

Ces déploiements de la justice et de ses châtiments n’étaient pas inutiles. Le vol et le brigandage étaient, comme nous l’avons vu, généralement pratiqués et nécessitaient une répression sévère. Une gravure de Breughel, conservée au Cabinet des estampes de Bruxelles, représente quelques-uns de ces routiers pillards aux prises avec nos malheureux paysans, mais, cette fois, ce n’est pas impunément qu’ils se seront attaqués à eux.

Une colporteuse, une valise sur le dos et tenant à la main des oies vivantes, est détroussée sur le grand chemin ; elle gît à terre et appelle à son secours. Les habitants de la ferme voisine se sont armés au hasard de divers instruments ara¬ toires ; d’autres brandissent des bancs ou des escabeaux; l’un d’eux a même déniché une vieille arbalète qu’il épaule brave¬ ment à genoux.

Les routiers, outrés de cette diversion, ont dégainé; ils se défendent avec fureur, tout en parant les coups à l’aide de leurs manteaux roulés autour du bras. L’un d’entre eux ajuste son arquebuse et s’apprête à tirer froidement sur nos paysans Les femmes se désolent en levant les bras au ciel ; les enfants pleurent. Mais la victoire restera aux compatriotes de Breughel, car déjà un des soudards, l’épée brisée, gît à leurs pieds, et l’attaque brutale de l’oppresseur sera repoussée.

1 H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Beaux-Arts , p. 370).

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém t. LXII, p, 280

Kig. 171. La Chanté, une des vertus cardinales, par Pierre Breughel le Vieux.

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p

280

Fig. 172. La Justice, par Pierre Breughel le Vieux.

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Cette estampe est caractéristique, parce qu’elle montre clai¬ rement les sentiments patriotiques du peintre faisant la satire des suppôts de l’Espagne.

Les vers flamands qui l’accompagnent constituent pour ainsi dire un conseil à la révolte :

Den armen esel en kans niet al ghedraghen,

Ghy rooft ghy pluckt hem; tis tegen reden

Daerom wacht u van de boeren slaghen

Hv en wetes waer claeghen in dorpen en steden

Hoie sacht macht moediger mensch, hoe haerter ton u reden L

On connaît deux estampes, exécutées d’après des composi¬ tions de Breughel, représentant la satire des écoles de son époque. La figure 173 est une de celles-ci; nous y voyons aussi celle des ignorants riches qui ont des prétentions à la science.

Les vers suivants en font foi :

Al reyst den esele ter scholen om leeren,

Is een esele, hy sal gheen peert weder keeren.

L’âne a beau voyager et fréquenter les écoles,

C’est un âne et il ne deviendra pas un cheval.

La représentation de cette école est très curieuse (elle est datée de 1557 et fut éditée par la boutique des Quatre- Vents), car elle nous donne une idée de ce qu’étaient l’éducation et l’instruction au moyen âge. La place principale est donnée au magister en robe, qui se dispose à stimuler par une fustigation bien sentie l’amour de la science et de la vertu chez un jeune écolier, à qui déjà il a relevé les vêtements. La verge, pour être toujours à portée de sa main, fait une espèce de plumet sur sa coiffure doctorale. Les autres écoliers, fort peu impressionnés par le châtiment de leur camarade, s’empressent de profiter

1 Cette gravure est conservée à la Bibliothèque royale de Bruxelles (Cabinet des estampes).

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de ce moment de répit pour faire les imitations les plus bizarres des tours qu’ils ont vu faire par les saltimbanques du temps; d’autres se défigurent le visage par les grimaces les plus épouvantables. Le côté comique et humoristique de cette composition est soulignée par l'âne qui, en personne de qua¬ lité, assiste, dans une loge séparée, à l’enseignement du pro¬ fesseur. Il a disposé ses bésicles et examine avec attention un papier portant des notes de musique, comptant bien perfec¬ tionner sa belle voix. Cette estampe, selon l’usage, contient divers épisodes plus ou moins indécents ou grossiers destinés à exciter la grosse joie des spectateurs *.

L’ Aile mode School nous donne une idée d’une école encore moins relevée que celle dont nous venons de parler. Tout s’y passe en famille, car c’est dans le ménage d’un cordonnier que se donne l’instruction. Comme le métier de maître d’école est peu rétribué, les époux, tout en s’occupant de leurs élèves, tâchent de faire quelque gain supplémentaire. La femme montre les lettres en tenant d’une main une verge et en filant de l’autre. Les enfants, en grand nombre, grouillent de tous côtés dans la chambre commune, ils se battent et s’arra¬ chent les cheveux, ou bien encore font d’horribles grimaces. Dans le désordre général, un porc vient vider les marmites placées par terre, tandis que les élèves en font autant dans les armoires, ils vident des pots. Le cordonnier, sans lâcher son ouvrage, invective les enfants, qui se moquent de lui de toutes les façons 2.

1 La reproduction est faite d’après l’estampe appartenant àM. V. Asche, architecte à Gand.

2 Cette gravure fait également partie de la collection de M. V. Asche, à Gand.

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p

282

Fig. 473. L’Ane à l’école , par Pierre Breughel le Vieux.

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CHAPITRE XIV.

Les compositions fantastiques de Pierre Breughel.

Origines de la démonologie flamande. Les Alven-nekkers et kaboutermannekens . Les légendes flamandes ayant trait aux démons et aux lutins. Croyances géné¬ rales à la sorcellerie. Benvenuto Cellini. La Grande Diablerie d’Éloy d’Amerval. Ernest Renan et les Tentations de saint Antoine. Divas Jacobus diabolicis prcesligis ante magnum Sistitur. Idem impetravit a Deo ut magnus a demonibus discerperetur. Les jongleurs et les Aissaouas au XVIe siècle. Le Jugement dernier. Jésus descendu aux enfers, satires de la chevalerie. La Série des péchés capitaux. La Porte Mantile, à Tournai. Breughel et van Maerlant. La Colère et la satire des grands. La Luxure. La Gourmandise. L'Orgueil, les côtés occultes de ces satires. Existe-t-il des Tentations de saint Antoine exécutées par Breughel le Vieux?

Les compositions fantastiques et diaboliques de Breughel le Vieux furent incontestablement inspirées par celles de Jérôme Bosch. M. H. Hymans croit même que nombre de dessins, dans le genre « diableries », édités par Jérôme Cock et gravés par Pierre van der Heyden(P.-A. Merica), ont été fournis par Pierre Breughel t le Vieux. Mais bien avant eux, comme nous l’avons vu plus haut, les reproductions de monstres et d’esprits infernaux, présentant les formes les plus étranges, pullulèrent dans nos sculptures et nos manuscrits enluminés les plus anciens.

Il y a tout lieu de supposer que cette croyance à la démono¬ logie si générale dans nos contrées, tira son origine de notre mythologie autochtone, tant antique que barbare, et que les démons des légendes monacales furent les formes nouvelles sous lesquelles se muèrent nos anciens Elfs, nixes et lutins (. Alven , nekkei's en kaboutermannekens ), qui hantèrent de tous temps nos champs et nos bois, pénétrant même en démons

1 H. Hymans, La vie de Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Beaux- Arts, 33e année, 3e pér., t. V).

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familiers jusque dans les maisons habitées par nos pères. Généralement, le démon apparaissait sous les traits du satyre antique, et nous lui avons vu conserver cette forme pendant tout le moyen âge.

Nos démons et lutins flamands n’étaient pas d’ailleurs uniformément méchants; parfois même ils intervenaient dans les affaires privées des humains et rendaient de réels services.

Les légendes flamandes l’on parle des kaboutermannekens , lutins ou gnomes familiers, sont innombrables. Il existe encore un kaboutermannekensberg entre Turnhout et Casterlé. Les habitants racontent que les hôtes en étaient très méchants et très voleurs L On connaît les nains ou lutins serviables du kabouterberg près de Selrode, ainsi que ceux d’Aerschot, chez qui les voisins apportaient leurs ouvrages difficiles, qu’ils trouvaient exécutés le lendemain, moyennant le salaire habi¬ tuel : un petit pain au lait et de la bière 2. Les Louvanistes enfermèrent, pour prix de leurs méfaits, ceux qui habitaient, en grand nombre, le château de César 3. La tour de Gertrude fut bâtie par ces mêmes nains1 2 * 4 5, qui infestaient aussi le village d’Herfelt, près d’Audenarde 3. On connaît les nains forgerons Avalions : ceux du Trou des nains près de Liège, qui n’étaient pas toujours méchants et aidaient souvent les habitants dans leurs travaux; les nains de la caverne de Remouchamps, qui avaient le même caractère, et tant d’autres disséminés en grand nombre dans tout le pays.

Les légendes flamandes concernant le diable sont tout aussi nombreuses. On connaît celles intitulées :

Comment Baudouin épousa le diable 6 et la légende de

1 J.-W. Wolf, Niederlandsche Sagen. Leipzig, p. 574.

2 Id., ibid. Leipzig, p. 576.

5 Id., ibid. Leipzig, p. 309.

1 Id., ibid. Leipzig, p. 34.

5 Id., ibid. Leipzig, p. 34.

G J.-W. Wolf, Niederlandsche Sagen (Leipzig), Voisin et Serrure^ Chronique des Évêques de Carnemyck et le Livre de Beaudouin comte de Flandre.

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Yoracle du diable à Courtrai L Le duvetoren (tour du diable?) de Nieuport a sa légende ainsi que le mur du diable près de Pepinster 2. (Jn raconte encore l’histoire du laboureur du diable à Hekelghem 3 ; celle de Yargent du diable à Baucelle, en Artois1 2 3 4 *, et celle du diable au couvent à Gouda 3.

La légende des trois nixes de Jupille 6, ainsi que celle, plus moderne, de la nixe du kermelkbrugge (pont du laitage), à Gand, sont encore dans toutes les mémoires L

Près de cette dernière ville existe aussi la Neckerbeeke (ruisseau des Nixes), les danseurs imprudents étaient entraînés au fond de l’eau par des sirènes enjôleuses.

Conformément aux traditions des légendes flamandes, les démons, nains ou gnomes infernaux, imaginés par Breughel le Vieux, présentent en général un aspect comique, je dirai presque bon enfant, qui les différencie des monstres infernaux créés par les peintres du siècle précédent.

Cette croyance au démon et à la sorcellerie était d’ailleurs générale, et les artistes de tous les pays y ajoutaient foi. Ne voyons-nous pas Benvenuto Cellini, dans ses mémoires, rapporter les conjurations auxquelles il se livra avec son ami le prêtre nécroman? Il avoue ses terreurs, ainsi que celles de ses camarades, pendant les incantations qui devaient leur livrer le secret de la pierre philosophale. Ce qui ne l’em¬ pêche pas de parler sur un ton plaisant des divers épisodes de cette séance 8. « A la lueur du foyer, dont la flamme s’ali-

1 Jean Cousin, Histoire de Tournai, p. 247, et J.-W. Wolf, Nieder- landsche Sagen. Leipzig, p. 80.

2 Bovy, Promenades historiques , t. II. p. 49, et J.-W. Wolf, Nieder- landsche Sagen. Leipzig, p. 286.

5 J.-W. Wolf, Niederlandsche Sagen. Leipzig, p. 288.

4 Id , ibid. Leipzig, p. 289.

3 Onde Divisie. Cronycke van Holland (1584), et J.-W. Wolf, Nieder¬ landsche Sagen. Leipzig, p 298.

6 J.-W. Wolf, Niederlandsche Sagen. Leipzig, p. 611.

7 1d., ibid. Leipzig, p. 655.

s H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Beaux-Arts,. 32e année, t. IV, p. 370).

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mentait de drogues fétides, le Colysée se remplissait de légions d’esprits infernaux et l’enfant qui était sous le talisman, tenu par l’artiste, poussait des cris d’épouvante, assurant qu’il voyait un million d’hommes terribles et menaçants, ainsi que quatre géants énormes, armés de pied en cape, prêts à pénétrer dans le cercle magique. »

Ces récits nous expliquent la vogue incroyable des compo¬ sitions fantastiques et diaboliques au moyen âge, si intime¬ ment liées au genre satirique, dont le succès eut son point culminant au XVe et au XVIe siècle.

La Grande diablerie d’Éloy d’Amerval, si populaire au XVe siècle et republiée avec succès au XVIe siècle, semble, comme le dit M. H. Hymans, le texte même dont les diable¬ ries de notre grand satirique flamand seraient les illustrations L

Vouloir attribuer une portée précise à tous les épisodes de certaines de ces compositions diaboliques paraît, comme le dit fort bien M. H. Hymans dans son étude sur Breughel le Vieux , une entreprise sans issue. « On ne cherche pas, dit-il, à coor¬ donner les hallucinations du délire. »

Mais si dans ses diableries étranges, si proches du délire, Breughel ne moralisa et n’instruisit pas toujours, toujours il «ut intéresser et, grâce à son imagination féconde, faire oublier, ne fût-ce qu’un instant, les soucis et les malheurs de son temps.

« L’Imagination, comme l’a dit Ernest Renan cette grande consolatrice de la vie, est un privilège à part qui en fait, tout bien compté, le plus précieux des dons; c’est que ses souf¬ frances sont des voluptés. Elle est la base de la santé de l’âme, la condition essentielle de la gaîté. Elle nous fait jouir de la folie des fous et de la sagesse des sages.

» Les Grecs se plaisaient à l’antre de Trophonius, puisqu’ils

1 H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Beaux-Arts, 32e année, t. IV, p. 370).

2 Ernest Renan, Feuilles détachées (Lettre à Gustave Flaubert sur sa Tentation de saint Antoine ), p. 346.

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y allaient. Si le sabat était vrai, je ne dis pas que je voudrais y aller, cela est contraire aux règles de conduite que je me suis imposées; mais je tiendrais à ce qu’il y eût des gens pour y aller, et je lirais avec plaisir les tableaux vivement colorés qu’ils en feraient. »

Parmi les compositions diaboliques et fantastiques les plus intéressantes de Breughel le Vieux, il faut citer une estampe ayant pour titre : Divus Jacobus diabolicis prœstigis ante magum Sistitur , qui constitue un spécimen des plus curieux du genre diabolique et une satire amusante des sorciers et des démons. A droite de l’estampe, nous voyons une grande cheminée, à travers laquelle se sauvent des sorcières, à cheval sur des manches à balais, tandis que d’autres, demi nues, chevauchent dans les airs sur des dragons ou des boucs. Un chaudron bout sur le feu, autour duquel se chauffe un groupe de singes. Derrière eux un chat et un crapaud conversent d’une façon très intime. Au fond se dresse le grand chaudron des sorcières. A droite du tableau, le magnus ou magicien est assis lisant son grimoire, ayant devant lui, sur un trépied, le pot sont enfer¬ més les ingrédients magiques. Le saint occupe le centre de la composition; il est entouré par de nombreux démons. Sans manifester la moindre crainte, saint Jacques lève la main d’une façon liturgique, en prononçant l’exorcisme. Son effet ne se fait pas attendre, car aussitôt le pot magique fait explosion, frappant d’une consternation visible démons et magicien. Rien de plus bizarre (fig. 174) que la tête de cheval, toute bridée, sur des jambes recouvertes d’une armure articulée, que l’on voit au premier plan. A côté, le crâne-squelette d’un autre cheval se dresse sur des jambes d’homme nu; l’animal étrangement excité qui vient ensuite, ainsi que le personnage à tête de cane, affublé de la coule et armé du bourdon du pèlerin, qui a l’air de se moquer du saint, complètent cet ensemble, un des plus comiques de la composition.

A remarquer aussi, à droite de la gravure, une tête énorme, en forme de tortue, marchant sur quatre jambes humaines, et quantité d’autres nains grotesques et disloqués, rappelant les gnomes malfaisants des légendes flamandes.

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A l’avant-plan, à gauche, on aperçoit un être hybride, moi¬ tié homme, moitié bête, ayant deux bras en guise de jambes. Dans son bec étrange, il tient une charte avec le sceau encore adhérent. Une de ses mains tient un coutelas ou stylet avec lequel il se met en devoir de se faire quelque horrible mutila¬ tion.

Fig. 174.

Une autre estampe (fig. 175) représente la suite de cet exor¬ cisme ; on y retrouve encore, comme d’ailleurs dans toutes les compositions diaboliques et fantastiques de Breughel et de Bosch, quantité de ces nains à la fois drolatiques et hideux, dont le souvenir est encore populaire en Flandre U

Cette gravure porte comme titre : Idem , impetravit a Deo istmagus a demonibus discerperetur. Nous y assistons à la déconfiture plus complète encore du magicien. Le saint, qui occupe la droite de la composition, lève la main et continue

1 Ces deux estampes se trouvent à la Bibliothèque royale de Bruxelles, Cabinet des estampes. La figure 175 a été reproduite d’après l’exemplaire de la Bibliothèque royale.

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 288,

Fig. 175. Un Exorcisme de saint Jacques, par Pierre Breughel le Vieux.

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ses objurgations avec plus de force et plus d’autorité. Les démons profitent de la circonstance pour se mettre en rébellion ouverte contre leur maître, qu’ils battent comme plâtre et précipitent de son siège la tête la première. Ils ont l'air de manifester, par toutes sortes de culbutes et de poses comiques, leur joie d’être libres. La chambre du magicien semble transformée en une salle de spectacle forain, les démons imitent tous les tours de force, d’adresse et d’équilibre que les baladins et jongleurs avaient l’habitude d’exécuter dans les fêtes et les kermesses. On en voit qui imitent les danseurs de corde; d’autres font de la dislocation ou se contorsionnent de la façon la plus effrayante; d’autres encore font des tours de gobelets et de prestidigitation. Pour que la parodie paraisse complète, sur des tréteaux on fait la parade en appelant l’attention sur une toile, affiche ou pro¬ gramme, représentant les tours les plus curieux qu’ils exécu¬ teront. Cette affiche ancienne nous rappelle celles employées encore de nos jours par les chanteurs de rue, charlatans et montreurs de veaux à deux têtes, que nous rencontrons à nos foires et à nos marchés de village actuels. Comme on le voit, les tours exécutés alors ne différaient pas beaucoup de ceux représentés dans nos foires. La tête sans jambes à favant-plan à gauche, montrant la langue, et une main transpercée par des clous et des couteaux, rappellent les pra¬ tiques desAïssaouas qui, dans la salle d’Athènes, à l’Exposition de Paris (1900), attirèrent tant de personnes avides de spec¬ tacles horribles. Nous y trouvons une preuve de la véracité des chroniques du temps, parlant des faiseurs de tours de l’Inde et de l’Afrique, qui dès le moyen âge fréquentaient nos contrées.

Une estampe ancienne de Breughel, gravée par P. -A. Merica, et conservée à la Bibliothèque royale de Bruxelles, représente un Jugement dernier nous retrouvons encore les disposi¬ tions scéniques usitées dans les représentations théâtrales des mystères au moyen âge.

Tome LXI1.

19

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Cette composition porte une inscription latine accompagnée de sa traduction flamande :

Compt ghy ghebenedyde myns vaders hier En ghaet ghy vermaledyde in het eeuwige Vier.

En haut du Jugement dernier , nous voyons le paradis; le Christ, au milieu, est assis sur un arc-en-ciel, ayant à ses côtés les saints, les anges et les bienheureux. Les ressuscités sont divisés en deux groupes, à droite les élus, à gauche les damnés. L’entrée de l’enfer est, selon la tradition, représentée par une tête de monstre effroyable, dont la gueule, largement ouverte, livre passage aux flots pressés des maudits. Une batelée chargée de damnés s’engouffre dans le passage infernal. A l’avant-plan, la résurrection donne lieu à des épisodes à la fois comiques et effrayants. La figure 176 représente un des monstres qu’on y

observe; c’est un poisson gigantesque ayant deux bras. Il avale d’une bouchée un homme qu’il a saisi par la jambe, tandis qu’il le poignarde à un endroit bizarre de l’autre main. On remarque aussi dans ce Jugement dernier un être fantastique à tête humaine, ayant quatre bras et deux jambes avec une queue de scorpion de l’aspect le plus étrange. Diverses figures étranges, à la physionomie plutôt comique, sortent des exca¬ vations souterraines, formées par les tombeaux entr’ouverts.

Un autre sujet fantastique emprunté à un verset de la Bible : Toblete ô porte capita vestea attollimini fores sernp6 terne et

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ingredietur rex etc... l, nous montre également l’enfer repré¬ senté par une tête de monstre énorme dont la gueule, tenue ouverte de force, laisse échapper un flot de malheureux sau¬ vés du démon par l’intervention divine. La tête monstrueuse et gigantesque laisse entrevoir, par une énorme brèche dans le front, quantité d’êtres infernaux, tandis que de grosses larmes lui coulent de l’un de ses yeux. De tous côtés, on voit des monstres affreux gambadant, se culbutant et se disputant. Dans le fond tourne une roue immense, sur laquelle sont fixées, embrochées à l’extrémité de chacun de ses rayons, nombre de victimes. La satire de la chevalerie n’est pas oubliée : elle est représentée par un casque de grande dimension (fig. 177),

Fig. 177.

monté sur deux roues en fer, actionnées par un des bras de l’être étrange qui y est enfermé et qui passe deux de ses autres bras à travers les intervalles des jours de la visière. Une quatrième main, gantée de fer, tient une longue épée sur

1 Cette estampe, signée Breughel, est connue sous le nom de Jésus descendu aux enfers. Elle a été gravée par P.-A. Mérica. Le dessin a été fait d’après un exemplaire conservé à la Bibliothèque royale de Bruxelles, Cabinet des estampes.

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laquelle est embroché un gros poisson. Le cimier du casque est surmonté de la plume de paon, symbole satirique de l’orgueil.

Les dislocations, tours de force et d’équilibre que l’on aper¬ çoit dans cette composition sont encore une satire probable des histrions et baladins qui se montraient en si grand nombre à l’époque de Breughel le Vieux. On y remarquera encore un exemple des mutilations feintes ou réelles des Aïssaouas, dont les tours cruels devaient être particulièrement en faveur chez nos maîtres espagnols.

La superbe série des Vices ou des Péchés capitaux, quoique d’un caractère éminemment satirique, possède une portée moralisatrice incontestable. Sous une forme fantastique sou¬ vent comique, Breughel nous présente des personnifications fort anciennes du vice, avec leurs conséquences les plus ter¬ ribles, dont nous avons rencontré des figurations nombreuses en maintes circonstances.

C’est ainsi que la satire des péchés capitaux se trouve repré¬ sentée notamment d’une façon saisissante, dès la fin du XIe siècle, par les tailleurs d’ « ymaiges » qui décorèrent les montants et les cintres concentriques de la porte du nord de la cathédrale de Tournai (dite porte Mantile) : une femme en robe longue, armée d’une lance, frappant un guerrier qui cherche vainement à se couvrir de son écu, est intitulée Super- bia. Une autre femme, tenant un objet détérioré, brutalement attirée à l’aide d’un trident par un démon, porte le nom de Luxuria; une troisième, tenant pressée contre sa poitrine une bourse se trouvant entraînée dans l’enfer par un autre ennemi de l’humanité, représente Y Avarice. (Les autres sujets ont trop souffert pour être reconnaissables.)

Dans ses représentations des péchés capitaux, Breughel semble avoir songé parfois aux visions et aux satires cruelles de van Maerlant qui, au XIIIe siècle, s’écriait :

« lk peise dicwile als ic wake,

Dat Lucifer, dit helsche drake Heeft ghestort dit quade venvn ...»

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. L X 1 1 , p. 293,

Fie. 178. Les Péchés capitaux (la Colère), par Pierre Breughel le Vieux.

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V >-S*AL H'v^>

( 293 )

« Souvent la nuit, quand je veille, je songe que c’est Lucifer, ce dragon de l’enfer qui a semé le venin du vice. Nul n’obéit plus à son devoir. On n’a souci que de voluptés, de prodiga¬ lités et de vengeances. Les bergers sont devenus des loups L Pour moi, qui ai vu dans un miroir, avec mes cheveux blancs, le présage de ma mort prochaine, je veux dire toute la vérité... »

Comme jadis van Maerlant, Breughel vit au XVIe siècle le vice, le crime et l’injustice régner partout. Il osa, comme notre grand poète flamand du XIIIe siècle, stigmatiser, chez tous ses contemporains, les vices et les crimes dont ils se ren¬ daient coupables.

Nous trouvons dans la figure 178 une reproduction de son estampe curieuse représentant la Colère. C’est un géant, placé au milieu de la composition, qui personnifie ce vice; il a le bras gauche en écharpe et tient, dans sa main droite, une fiole contenant du poison ou du sang. Dans sa bouche est passé un coutelas; il roule du genou un tonneau ouvert, dans l’in¬ térieur duquel on voit des gens qui s’égorgent. A l’avant-plan, un couteau énorme, manœuvré à grand’peine par deux guer¬ riers bardés de fer, coupe par le milieu plusieurs hommes nus qui hurlent d’effroi et de douleur. Un de ces derniers, en tentant de s’échapper, est assommé par un homme d’armes à l’aide d’une massue à pointes. Des bêtes aux formes étranges, le couteau au poing, s’entretuent ou dévorent les fuyards. Le carnage est général; dans une masure, on voit cuire à la broche et à petit feu un être humain, tandis que son bourreau à tête de porc l’arrose consciencieusement. D’autres malheu¬ reux cuisent et mijotent dans une grande marmite, tandis qu’un oiseau des plus fantastiques, à queue de lézard, assis sur le rebord, semble se délecter à la vue de leurs souffrances. Au loin, une ville est en flammes ; et partout, au milieu d’êtres et d’animaux étranges, sortant de terre, se posant dans les

1 Cette idée des bergers devenus des loups a inspiré à Breughel une page géniale dont nous aurons à nous occuper bientôt.

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arbres ou volant dans le ciel, on voit se répéter les images de massacres et de carnage, tristes suites de la colère chez les humains

Au bas de l’estampe, on lit l’inscription suivante :

Gramscap doet den mond swillen en verbesterd den moet Sy beroert den gheest en maekt swart dat bloet.

« La colère bouffit la bouche et aigrit le caractère. Elle trouble l’esprit et noircit le sang L »

Cette inscription traduit-elle toute la pensée de l’artiste? Ce géant en colère ne nous montre-t-il pas que ce vice chez les grands et les puissants prend une importance bien plus considérable que chez les autres hommes, ceux-là entraînant à leurs suite les humbles et les petits qui paient de leur vie la satisfaction de leurs passions furieuses. Les faibles ne sont-ils pas toujours et en toutes circonstances les premières victimes de la colère des grands? Les hommes bardés de fer dont il dépeint la cruauté ne représentent-ils pas la chevalerie et les soldats d’alors, qui montraient leur brutalité jusque dans les tournois, nous avons vu que parfois le sang coulait à flots? Ses compositions ne respirent-elles pas la haine des suppôts de l’Espagne terrorisant et persécutant de toutes façons nos pauvres compatriotes ruinés et privés de toute liberté? Les bêtes effrayantes dont il est si prodigue ne représentent-elles pas le démon, qui bientôt punira, par des châtiments terribles, tous les crimes commis sous l’empire de la colère.

Chacun des péchés capitaux qu’il représenta mériterait d’être étudié en détail, et certes on y trouverait presque tou¬ jours une portée plus grande que celle qui s’en dégage à pre¬ mière vue : Y Avarice, que nous voyons assise avec de l’argent sur les genoux entre deux sacs pleins et un coffre le diable verse des flots d’or; Y Envie qui se ronge le cœur à côté du dindon symbolique et, dans le lointain, un enterrement; la Paresse couchée sur un âne et entourée d’emblèmes

1 Traduction de M. Vercoullie, professeur à l’Université de Gand.

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satiriques et faisant allusion à ce vice ; la Gourmandise , représentée par une femme qui boit avidement d’un grand broc assise sur un porc, tandis que les images qui l’entou¬ rent montrent la triste fin des intempérants et des ivrognes; enfin la Luxure nue, qui se trouve représentée près du démon et entourée d’emblèmes et de détails tels que la description en est impossible t.

Comme on a pu le constater, presque tous les vices sont symbolisés par des femmes, et c’est dans les satires dirigées contre elles que Breugbel se montre le plus clair et le plus agressif. Il dut certes aimer beaucoup le beau sexe, s’il faut en croire le proverbe : « Qui aime bien, châtie bien ».

L’ Orgueil s’attaquant surtout aux grands et aux puissants, notre artiste semble avoir voulu entourer sa satire de quelques obscurités.

Dans le fond de cette composition notamment, on observe une rangée de constructions bizarres (fig. 168), qui repré¬ sentent à première vue des apparences de chapeaux bizarres et variés. Peut-être P. Breughel a-t-il voulu représenter ainsi les mains mortes si envahissantes de l’Église; « les maisnies » des riches et des grands qui couvraient « le pays plat ». Il y en a de toutes les formes; quelques-unes semblent une satire des constructions de mauvais goût élevées par les marchands et les patriciens, dont les demeures insolentes s’élevaient partout, empiétant les unes sur les autres.

Parmi celles-ci, la plus reconnaissable, c’est «la maisnie du diable », dont la porte, représentée selon la tradition par la gueule d’un monstre largement ouverte, attire les humains en grand nombre. A côté d’elle, on voit une autre construction affectant la forme d’une tête de hibou surmontée par une coif¬ fure qui fait songer à une tiare papale.

1 Cette série des vices se trouve au complet au Cabinet des estampes (Bibliothèque royale de Bruxelles). Elles sont aussi renseignées dans le Beschryving van nederlandsche historie-plaa ten , etc., de F. Muller, n°418, A.-H. Amsterdam.

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Un personnage nu, juché sur une construction de l’avant- plan, déverse son ... mépris sur les orgueilleux, prouvant ainsi les sentiments personnels de l’artiste envers le plus grand et le premier des péchés capitaux.

Le Triomphe de la Mort du musée de Prado, à Madrid, ordi¬ nairement attribué à Bosch ou à Breughel d’Enfer, devrait, d’après M. H. Hymans, être restitué à Pierre Breughel le Vieux t. Cette œuvre n’a d’ailleurs jamais appartenu à Philippe II et ne provient pas de l'Escurial.

« Très certainement, dit M. Hymans, ce tableau macabre est de ceux qu’on ne saurait oublier jamais. La Mort armée de sa faulx, chevauche un cheval pâle et chasse devant elle ce qui semble être le troupeau des derniers humains, vers le funèbre domaine dont la limite est tracée par une ligne de cercueils dressés, derrière lesquels apparaissent des hommes d’armes qui sont autant de squelettes. Les mortels affolés s’engouffrent dans une immense souricière. En avant, sous des arcades gothiques, des morts drapés dans leur linceul sonnent la trom¬ pette autour d’un catafalque.

» Puis c’est un chariot conduit par la terrible moissonneuse jouant de la vielle et, dans sa marche, écrasant des groupes d’êtres humains; ailleurs un roi vêtu de la pourpre à qui la Mort arrache des boisseaux d’or, ramassés par une Mort en armure; un cardinal que la Mort enlève; un pèlerin qu’elle égorge. Deux morts endeuillants traînent un cercueil sont les cadavres d’une femme et d’un nouveau-né. Il y aurait ainsi vingt épisodes non moins lugubres à citer »

Cette œuvre poignante et cruelle doit avoir été exécutée vers la fin de la vie de Pierre Breughel, alors qu’attristé par les malheurs de sa patrie, il sentait déjà sa fin prochaine. Nous sommes loin, dans cette peinture, des compositions favorites du maître ; des kermesses et des fêtes populaires par lesquelles

1 H. Hymans, Les Musées de Madrid Le Prado (Gazette des Beaux-Arts, 35e année, 3e pér., t. X, p. 335).

2 Id., ibid.

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débuta notre peintre des paysans flamands. L’inquisition et les tristes visions inspirées par la cruauté de l’Espagne avaient agi sur son caractère naturellement jovial, transformant sa satire humoristique primitive en une satire sanglante et barbare, que son fils Pierre Breughel d’Enfer, après lui, aima à repro¬ duire. C’est à ce dernier qu’on doit attribuer une répétition de l’œuvre de Madrid, qui se trouve actuellement au palais de Lichtenstein, à Vienne, et que l’on aura reconnue à la description ci-dessus. D’après M. Woerman, une autre réplique de ce sujet se trouve au Musée de Gratz, en Styrie.

Si, parmi les œuvres fantastiques de Breughel le Vieux, je n’ai signalé aucun tableau représentant la Tentation de saint Antoine, c’est par la bonne raison que je n’en ai pu trouver aucun pouvant lui être attribué avec certitude.

Cela est d’autant plus étrange que ce sujet, si bien fait pour tenter un peintre satirique et fantastique, fut le thème favori de tous ses devanciers, comme celui de ses con¬ temporains et de ses nombreux imitateurs1. Les principaux conservateurs des grands musées de l'Europe que j’ai consultés à ce propos, m’ont tous déclaré qu’ils ne connaissent, ni dans leurs galeries ni dans d’autres collections artistiques, aucune Tentation de saint Antoine de Breughel le Vieux dont l’authen¬ ticité soit certaine.

Une estampe, dont j’ai vu un exemplaire aux Cabinets des estampes de Paris et de Bruxelles, ressemble cependant beau¬ coup, à première vue, à une Tentation de saint Antoine. C’est celle qui porte la légende suivante :

Multœ tribulationes justorum, de omnibus iis liberabit eos Dominas . Psal. 33. (Elle a été éditée par Cock et porte le millé¬ sime de 1556).

Nous y voyons un saint ermite auréolé, saint Jérome (?), assis

1 Aucune mention d’une Tentation de saint Antoine ne figure parmi les nombreuses œuvres citées par M. H. Hymans, dans son étude sur Bren- ghel le Vieux , dont nous avons eu l’occasion de rappeler bien des passages.

V

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à droite de la composition; la partie centrale est occupée par une énorme tête, dont l’un des yeux est formé par une petite fenêtre à petits carreaux de plomb gisant, en partie sub¬ mergée, dans une flaque d’eau. Par la bouche et par l’oreille sortent des barques montées de personnages hétéroclites; au- dessus de cette tête se trouve placé un énorme poisson dans l’intérieur duquel se passe une scène effrayante. Tout le tableau fourmille de groupes formant de terribles sujets de cauchemar contrastant avec le calme du saint ermite, saint Jérome (?), qui, d’après le texte, prie Dieu de délivrer les humains des tribula¬ tions auxquelles sont soumis les justes, Psal. 33.

L’absence de Tentations de saint Antoine dans l’œuvre de Breughel le Vieux mérite d’être signalée, car je ne crois pas qu’on en ait fait mention jusqu’ici.

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CHAPITRE XV.

Les compositions religieuses et politiques de Pierre Breughel.

Les compositions religieuses de Breughel ont-elles une portée satirique irrévéren¬ cieuse? La Mort de la Vierge. Les mystères du temps. Les traditions primitives. L’amour du détail explicatif. Paul Véronèse. La Marche au Calvaire (Vienne). Les supplices au XVIe siècle. Le Massacre des innocents. Les méfaits de la soldatesque espagnole. Le Bon pasteur et les mauvais bergers, satire politique dirigée contre les gouvernants. L'allégorie satirique des Préjugés; sa portée politique. Les Mendiants. Le Mercier et les singes, rappelant les plaisanteries gauloises primitives. Le Pays de Cocagne, satire politique. Elk , Elk, satire de l’égoïsme politique au XVIe siècle. La Bataille des tirelires et des coffres-forts, satire sociale de la guerre des classes et de la soif de l’or. Byckdom maekt dieren (Amsterdam). Le Débat de fortune et de pauvreté, des contes de Boccace (Bibliothèque nationale de Paris).

Quelques auteurs ont cru pouvoir attribuer aux composi¬ tions religieuses de Pierre Breughel le Vieux une portée sati¬ rique irrévérencieuse. Cette manière de voir ne peut être admise, car, si l’on étudie attentivement ses œuvres, on y retrouve une foi naïve et la continuation des traditions propres à nos pre¬ miers peintres de triptyques. Si le comique et le diabolique y prennent une plus grande part, cette tendance correspond à la manière dont on interprétait alors les mystères ou miracles dont nous nous sommes occupé plus haut, et Jésus, Marie et les apôtres transportés en plein pays flamand, vivaient de la vie prosaïque et populaire des paysans et des artisans de notre pays. Breughel fut de son temps, et toutes ses compositions reli¬ gieuses sont traitées avec cette observation du détail que nous avons pu observer dans les peintures de nos grands primitifs.

La Mort de la Vierge 4 constitue une scène touchante,

1 Cette gravure est conservée à la Bibliothèque de Bruxelles (Cabinet des estampes).

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ses intentions religieuses se sont le mieux affirmées, tout en présentant les caractères d’un vrai tableau de mœurs d’où les intentions satiriques ne sont pas bannies.

Le sujet se déroule dans une riche ferme flamande, nous voyons le prêtre, suivi d’un moine sonnant le glas, s’approcher de la couche de la mourante et lui remettre le cierge bénit. Les apôtres au grand complet s’approchent et se prosternent en priant devant celle qui doit les quitter bientôt. Saint Jean, vaincu par la douleur, s’est affaissé sur un siège près de latre et se livre à un désespoir admirablement rendu. L’ensemble, par sa simplicité et sa naïveté même, présente un aspect saisissant d’un effet presque grandiose.

Quoique vraiment religieux et croyant, l’artiste a cru devoir ajouter à cet ensemble impressionnant maints détails emprun¬ tés au monde inanimé, qui, selon lui, devaient compléter le sujet et le rendre plus émouvant encore. Nous avons vu déjà que quelques-uns de ces détails, qui nous paraîtraient inutiles maintenant, comme les « petits outils » emportés par Joseph dans son voyage en Égypte, faisaient pleurer les assistants. Ici, l’âme encore moyenâgeuse des contemporains de Breughel pouvait s’attendrir sur des détails bien plus touchants : les restes d’un repas pris à la hâte se confondant sur une table avec les médicaments de la malade; la chandelle de suif oubliée et brûlant jusqu’au bout sans être mouchée dans le chandelier; les pantoufles de la moribonde au pied du lit et, au mur, la bassinoire qui a chauffé son lit; puis, satire amusante des frais qu’occasionne une longue maladie, une bourse vide gisant par terre, d’où un dernier écu oublié s’est échappé. Le chat familier, seul indifférent au milieu de l’agitation générale, ron¬ ronne devant l’âtre brûle un bon feu. Sur la cheminée se trouve, anachronisme amusant, la statue de saint Jacques de Compostelle, devant laquelle on prie et on allume des cierges. Les chandeliers sont posés sur une crédence placée sous un petit triptyque.

Tout cela forme, comme on le voit, un petit poème intime exécuté et achevé par l'artiste avec un soin au moins égal à

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celui apporté à l’exécution des figures principales de la com¬ position.

C’est à dessein que je fais remarquer ici toute l’importance donnée au détail, car c’était une des caractéristiques de nos écoles primitives, que de partager ainsi l’ensemble des choses en deux mondes différents, le premier comprenant les êtres animés, le second les choses inanimées, et cela avec une impartialité complète.

N’oublions pas d’ailleurs, comme le disait à juste titre Ernest Renan4, que cette manière de comprendre l’art pro¬ duisit des chefs-d’œuvre, non seulement dans la peinture flamande, mais encore dans toute une moitié de la littérature grecque, cette règle du Beau, qui n’est, elle aussi, que ciselure et imagination. Qui s’aviserait de critiquer les idylles de Théo- crite? Et cependant, dans la première de celles-ci, le poète grec consacre trente-cinq vers, adorablement faits, à décrire une simple écuelle, et cela avec un réalisme qui fait songer aux accessoires de nos premiers peintres flamands.

Cette façon de comprendre les sujets religieux parut cho¬ quante et caricaturale aux grands artistes de l’Italie. Dans un article de M. Arm. Boschel, rappelé par M. Hymans1 2 et intitulé Paul Véronèse appelé au tribunal du saint Office (1575), nous voyons que le grand artiste vénitien, ayant introduit dans un de ses tableaux : la Cène , des personnages considérés comme irrévérencieux, dit pour s’excuser : « N’ignorez-vous point qu’en Allemagne et autres lieux infestés d’hérésie, ils ont coutume, dans leurs peintures pleines de « niaiseries », de tourner en ridicule les choses de la sainte Eglise? »

Peut-être Véronèse pensait-il aux œuvres religieuses de Breughel quand il s’exprima ainsi, car celles-ci fourmillent de naïvetés qui paraîtraient irrévérencieuses pour tous ceux qui ne comprennent pas ce qu’était alors l’état des âmes en pays flamand. État d’âme que l’on retrouvait même chez les théolo-

1 Ernest Renan, Feuilles détachées. Paris, p. 346.

2 H. Kymans, Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Beaux-Arts, 33e année, 3e pér., t. Vj.

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giens sévères de l’inquisition, car on remarquera que toutes les compositions de ce genre exécutées par notre grand satirique flamand trouvèrent grâce devant la censure ecclésiastique.

La Marche au calvaire du Musée de Vienne ne doit pas être considérée comme un simple tableau religieux. M. Hymans fait très bien observer qu’on y reconnaît tout l’appareil d’une exécution capitale au XVIe siècle en pays flamand L Peut-être doit-on y voir aussi une satire de l’empressement malsain que mettaient les compatriotes de Breughel à assister à ces scènes pénibles et sanglantes, qui étaient entrées dans les mœurs des habitants de notre pays, par suite de leur contact avec les Espagnols.

Un épisode typique du tableau nous montre que si notre population se portait en foule à ces spectacles, son horreur pourtant était grande pour les bourreaux et leurs nombreux suppôts.

Mais laissons la parole à M. Hymans, qui décrit de main de maître ce tableau d’un si haut intérêt :

« L’heure est matinale. Aux portes d’une ville dont les don¬ jons et les crénaux se perdent dans la brume, les paysans se dirigent vers le marché. Par les chemins boueux qui mènent au Golgotha arrive en courant la foule des curieux. Pour couper au plus court et s’assurer les meilleures places, des gamins ont franchi une fondrière, non sans s’éclabousser. Cavaliers et piétons luttent d’ailleurs de vitesse pour gagner le plateau déjà la foule, massée en cercle, marque l’endroit du supplice. Tout autour et se profilant sur un ciel s’assemblent les nuages, les fourches patibulaires dressent leurs lugubres silhouettes au-dessus desquelles planent les vautours en quête d’une proie nouvelle.

» Plus près s’avance péniblement le funèbre cortège. Une charrette amène les larrons1 2. Assis l’un derrière l’autre, le

1 H. Hymans, Pierre Breughel le Mieux (Gazette des Beaux-Arts, 33e année, 3e pér., t. V, p. 28).

2 Tout cet ensemble ne doit pas être confondu avec une composition de P. Breughel fils, très dissemblable, mais se présentent les mêmes détails. Ce tableau existe à Anvers, à Pesth et encore ailleurs.

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crucifix entre leurs mains liées, ils reçoivent, sans les écouter et en subissant inertes les cahots du char funèbre, les conso¬ lations spirituelles que leur prodiguent un moine franciscain et un prêtre séculier. Comme la matinée est fraîche, on a fait aux misérables la grâce d’un vêtement troué. Rien n’efface l’impression laissée par les faces livides et convulsées de ces malheureux voués à la mort.

» Mais voici le point culminant du tableau : presque immé¬ diatement derrière l’ignominieuse charrette, se traîne le Christ succombant sous la croix. Bien qu’un groupe d’hommes du peuple soit attelé, par ordre, au bois du supplice, la marche est lente au gré des hommes de l’escorte. Le prévôt a arrêté le cortège et donné l’ordre à ses gardes de requérir un passant, ce que voyant plusieurs ouvriers prennent la fuite pour échapper à la lugubre corvée.

-o La femme du campagnard appréhendé n’entend pas que son mari y aille. Jetant sa cruche de lait et l’agneau qu’elle portait à la ville, elle s’accroche à son mari avec une rage dont l’intervention armée des soldats a peine à triompher.

» En attendant, les spectateurs, bourgeois et gens du peuple, attendent terrifiés l’issue de la lutte. Un ouvrier en tablier de cuir porte la main à ses lèvres, selon l’habitude des hommes du peuple en proie à une émotion profonde et contenue.

» Il y a aussi les indifférents. Ceux-là poursuivent leur route sans même se détourner. Une femme continue tranquillement à brouetter son veau lié dans un panier.

» Le grand prévôt et sa garde, vêtue de hoquetons rouges, ferment la marche. Hommes et chevaux sont irréprochables de mouvement et de précision. Le plus rigoureux examen ne décèle pas un geste, pas un détail qui ne soit le résultat d’une observation de la nature L »

1 D’après M. Hymans, le Musée de Stuttgard possède une œuvre très proche, du moins par la conception générale, de celle qui est décrite ci-dessus. C’est une entrée du Christ à Jérusalem. Malheureusement, cette œuvre, qui a être exquise, a été perdue par des restaurations maladroites.

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ÿ Comme on le voit, c’est bien une peinture de mœurs con¬ temporaines que Breughel a voulu rendre ici, mœurs dont il fait la satire. Les criminels et le Christ, ce sont ses compa¬ triotes qu’il voyait journellement pendre et supplicier, soit à cause de leur foi, soit parce que, poussés à bout par la faim, ils se révoltaient ou se joignaient aux bandes pillardes qui infestaient le pays. Le peuple curieux, hostile ou indifférent, c’étaient encore ses compatriotes, dont il montre la faiblesse à côté de la force armée de la puissante Espagne. Les soldats bardés de fer font un contraste saisissant avec nos ancêtres désarmés et terrorisés. Malgré la crainte qu’ils inspiraient, on a vu la répugnance du peuple à prêter main-forte à ses persé¬ cuteurs. L’épisode satirique de la femme se mettant en rébel¬ lion ouverte pour empêcher son mari de se mêler aux bour¬ reaux de l’Espagne est des plus typiques à ce point de vue.

C’est bien une page sanglante de l’histoire contemporaine, vue par un cœur patriotique et racontée sous un prétexte religieux avec cette pointe d’humour et d’ironie qui seule faisait passer ces peintures satiriques.

Un autre tableau de Breughel tout aussi connu représente le Massacre des innocents. Outre un original(?) au Belvédère, à Vienne, une copie textuelle par le fils, à Bruxelles, et une variante à Hampton-Court, M. H. Hymans en cite encore une dernière répétition qui se trouvait, en 1891, chez M. V. L. R., de Bruxelles L

Van Mander considérait le Massacre des innocents comme une des meilleures œuvres de Pierre Breughel, et il lui consa¬ cra même un passage de son poème de la Peinture , honneur peu prodigué aux œuvres flamandes.

Dans cette dernière composition, la scène est plus vraie et plus émouvante encore. Ici, sous le prétexte d’un sujet puisé dans les livres saints, Breughel nous montre un village flamand livré à toutes les horreurs d’une occupation ennemie.

1 H. IIymans, Pierre Breughel le Vieux (Gazette des Beaux-Arts, 1891). La Fenestre, La peinture en Europe (Belgique), p. 13, en cite une répétition au Musée de Wulzbourg.

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Les soldats d’Hérode ont cerné la petite bourgade dont ils occupent toutes les issues, et dont personne ne pourra s’échapper. Sur la grand’place se trouve le gros de la troupe, composé d’hommes à cheval et en armure commandés par un prévôt. Celui-ci, froid et rigide, porte une barbe blanche ; il nous fait songer, comme le dit M. H. Hymans, à la figure tra¬ gique du duc d’Albe l.

Dans le village couvert de neige, le héraut vient proclamer le funeste édit, ordonnant le massacre des derniers nés d’Israël. C’est en vain que la foule consternée demande grâce à genoux ; déjà de nombreux cavaliers ont mis pied à terre, et l’œuvre de destruction est commencée. La terrible sentence est exécutée avec une férocité en tout point conforme aux récits de meurtre et de carnage accompagnant au moyen âge la prise de possession d’une localité par une troupe ennemie.

La douleur des mères est déchirante et donne lieu aux épi¬ sodes les plus touchants.

Une pauvre femme, couchée dans la neige, a dépouillé de ses vêtements son jeune fils pour voir sa blessure et cherche vainement à le ranimer sous ses étreintes. D’autres essaient de se sauver, poursuivis par les bourreaux; d’autres se lamentent et pleurent au milieu de groupes d’amis consternés. Un épisode dramatique entre tous est celui d’un père accou¬ rant vers le soldat, prêt à transpercer son fils, et lui offrant en échange une fillette en âge de marcher. Cette scène sanglante en pays flamand, n’est-ce pas encore une satire émue de la cruauté des soldats étrangers à notre sol ? N’y voit-on pas le tableau émouvant des souffrances de nos pauvres paysans que Breughel nous représentait naguère buvant et dansant, pleins d’entrain aux fêtes et aux kermesses joyeuses des envi¬ rons d’Anvers ?

Ce sujet, interprété avec un sentiment dramatique si intense, l’on trouve à peine trace des épisodes comiques ou humo¬ ristiques que notre grand peintre satirique flamand aimait

1 H. H ym ans, Pierre Breughel le Vieux (Ibid., 1891).

Tome LX1I.

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à introduire dans ses compositions les plus sérieuses, à noter cependant dans son genre comique spécial l’enfant ému qui, de peur, souille la neige qui couvre le seuil de la maison qu’il habite, ce sujet, dis-je, présente une contradiction complète avec la façon dont le Massacre des innocents était généralement traité dans les miracles et les mystères du temps.

Effectivement, la pièce portant ce titre était ordinairement considérée comme une des plus fertiles en épisodes comiques. C’était un prétexte à luttes et à querelles burlesques entre les femmes juives et les soldats d’Hérode, les invectives gros¬ sières et grivoises s’entre-croisaient, excitant l’hilarité de tous les assistants L

Il y a lieu de ranger encore parmi les compositions reli¬ gieuses de Breughel une superbe estampe (fig. 179) représen¬ tant le Bon pasteur et les mauvais bergers. Le Christ sort d’une étable, entouré de ses brebis fidèles ; plein de bonté, il porte sur ses épaules l’une d’elles qui, blessée, est hors d’état de marcher. Les mauvais bergers, loin de suivre l’exemple de leur divin Maître, se ruent brutalement sur l’étable. Parmi ces méchants, on en remarque plusieurs qui portent des vêtements rustiques, montrant ainsi que l’on peut abuser de sa force dans toutes les classes de la société. D’autres, plus richement vêtus, représentent les seigneurs et patriciens non moins âpres qu’eux à la curée.

Au milieu du groupe des manants à figures patibulaires qui lui prêtent main-forte, on aperçoit à droite un gentil¬ homme en costume de chasse, le cor suspendu sur le dos, qui entre par une des brèches ouvertes. A gauche, parmi d’autres bandits furieux, un chevalier, reconnaissable à son casque à visière baissée et à son gantelet de combat, manie violemment une pioche, renversant le frêle abri se trouvent réfugiées les innocentes brebis de Dieu.

1 Histoire de la caricature et du grotesque dans L'art et dans la litté¬ rature, par Th. Wright, membre correspondant de l’Institut, de France , p. 267.

L. Maeterlinck, Mém cour, et autres Mém., t. LXII, p, 306.

Fig.^479. Le bon pasteur et les mauvais bergers, par Pierre Breughel le Vieux.

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D’autres malfaiteurs, le couteau entre les dents, montent à l’escalade au moyen d’une échelle et pénètrent par des ouver¬ tures pratiquées dans le toit. De toutes parts, on ravit brutale¬ ment les animaux inoffensifs que les bergers coupables auraient protéger.

A l’arrière-plan, pour compléter la portée de l’œuvre, Breu- ghel nous montre d’un côté le bon pasteur s’élançant au devant du loup pour défendre ses brebis, tandis que de l’autre le mauvais berger fuit lâchement, abandonnant son troupeau au cruel ennemi.

Au-dessus de la porte de l’étable, on lit le dixième verset de l’évangile de saint Jean : Ego sum ostium ovium. L’inscription latine au bas de l’estampe met dans la bouche du Christ ces mots adressés à ses brebis :

Hic tuto stabulati viri, succedite tectis ;

Me pastore ovium, ianva laxa pat et.

Quid latera aut culmen P. Drumpitis? ista luporum.

At que furum lex, est, quos mea caula fugit.

« Séjournez ici en toute sécurité, pénétrez sous ce toit, car je suis le bon pasteur et ma porte est largement ouverte. »

Puis, apostrophant les méchants :

« Pourquoi brisez-vous les côtés et le toit de ce refuge fait pour abriter mes brebis?

» Pourquoi agissez-vous comme le font, les loups et les voleurs? »

Cette inscription est bien une paraphrase de l’allusion faite par Maerlant aux seigneurs et aux puissants qui négligent leur devoir et que lui aussi a comparés aux mauvais bergers.

Plusieurs compositions de Breughel ont été considérées de tous temps comme contenant des allusions satiriques poli¬ tiques ou religieuses. C’est dans cette première catégorie que je crois pouvoir ranger une eau-forte attribuée au maître et citée par M. Hymans, qui lui a donné le litre d 'Allégorie sur les préjugés, sans en déterminer autrement la portée (fig. 180). Nous y remarquons trois personnages railleurs assis au premier

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plan : la Science, l’Art et la Rhétorique (?), montrant au loin une scène bizarre d’une compréhension assez difficile, un arbre énorme ayant une apparence humaine et la partie posté¬ rieure creuse joue un rôle important.

Peut-être doit-on voir ici une satire dirigée contre les gueux des bois soutenus et ravitaillés par les gueux de mer. Effecti¬ vement, l’arbre animé et symbolique est soutenu par deux bateaux, et il contient dans sa partie creuse des gens attablés qui ont arboré un étendard portant le croissant. Allusion pro¬ bable à la devise des gueux : Plutôt Turc que papiste!

Liever Turk als Paeps !

L’hostilité marquée par l’artiste à ces gueux est visible par la place grotesque qu’il leur a assignée dans son dessin, ainsi que par l’hilarité générale qu’ils excitent chez les nombreux spectateurs qui tous semblent se moquer d’eux en les mon¬ trant du doigt.

La délicate petite peinture : les Mendiants 1 (fig. 181), appar¬ tenant jadis à la collection de M. Paul Mantz et datée de 1568, me semble avoir la même intention satirique et moqueuse, car ce conciliabule de gueux serait non pas, comme le croit M. Renouvier, une adhésion sous une forme déguisée au com¬ promis des nobles, mais bien une satire dirigée contre les gueux hérétiques et briseurs d’images, pour lesquels Rreughel croyant et artiste ne put avoir aucune sympathie.

Le bizarre tableau de Naples, exécuté dans la même année, constitue un véritable rébus1 2. M. Lavice, dans sa revue des musées de l’Italie, en propose la solution suivante : « Le diable, environné d’un double cercle, vole la bourse que cachait sous son manteau un avare ». Tandis que M. Rousseau croit y voir « le fanatisme se laissant duper par l’hypocrisie ».

1 La reproduction des Mendiants de Breughel est empruntée à la Gazette des Beaux-Arts (H. Hymans, Pierre B?xughel le Vieux). On sait que ce tableau fait actuellement partie des collections du Louvre.

2 Gazette des Beaux-Arts, 35e année, 3e pér., t. V, p. 37.

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. L XII, p. 30, Q

Fig. 181. Les mendiants, tableau de Pierre Breugkel le Vieux (au Louvre)

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Une estampe de Weerix reproduisant le même sujet porte une inscription explicative en flamand et en français ainsi conçue :

Je porte le deuil voyant le monde Qui en tant de fraudes abonde.

C’est bien là, faut-il croire, la portée que Breughel voulut donner à ce sujet; elle est d’ailleurs conforme à la strophe saisissante Maerlant, vieilli et attristé, dit lui aussi vouloir porter le deuil des vices et des crimes dont se rendaient coupa¬ bles toutes les classes de la société, promettant de dire la vérité sans aucun ménagement.

Quoique croyant et ne pactisant pas avec les hérétiques, Breughel, comme avant lui notre grand poète flamand, osa stigmatiser, au nom même de la religion, le clergé et les moines lorsqu’ils avilissent la robe qu’ils portent.

C’est ainsi que notre artiste met en scène d’une façon sati¬ rique des Moines mendiants , cette plaie du XVIe siècle, et leur fait dire devant une maison close :

Maintenant en vain nous mendions,

Car à l’huvs du sourd nous crions.

Ou plutôt, comme le porte la version flamande de la même composition exécutée par Weerix1 :

Hélas les beaux jours sont passés pour nous!

Dans la série des Vices ou des Péchés capitaux , nous avons vu Breughel prendre à partie avec plus de hardiesse encore les individualités coupables ou indignes appartenant aux ordres religieux.

Dans la Luxure notamment, on remarque un moine, à tête d’animal, se faisant une mutilation défiant toute description. Ces quelques estampes nous donnent une idée de ce que durent être les dessins que Breughel jugea prudent de détruire avant sa mort.

1 Gazette des Beaux-Arts, 35e année, 3e pér., t. Y, p. 37.

( 310 )

Le Mercier et les singes (fig. 182) a été également considéré par plusieurs auteurs comme une satire dirigée contre les moines simoniaques, vendeurs d’indulgences, dont on appelait alors les marchandises spirituelles : « merceries ». Cette inter¬ prétation paraît admissible, quoique la composition même du sujet n’offre aucune allusion religieuse sensible. D’ailleurs, dans l’inscription qui accompagne l’estampe, Breughel évite soigneusement toute insinuation dangereuse; elle est ainsi conçue :

Quand le mercier son doulx repos veut prendre,

En vente les singes, ses marchandises vont tendre.

Cette gravure, si l’on admet son intention satirique reli¬ gieuse, serait la seule connue dans ce genre que l’on puisse attribuer avec certitude à notre artiste.

Peut-être y a-t-il plutôt lieu de croire que ce sujet satirique ancien, que nous avons vu exécuter depuis les premiers essais de notre art pictural et dont la faveur se continua pendant des siècles, fut choisi par Breughel, tout simplement parce qu’il lui parut un excellent prétexte à diverses drôleries et grivoi¬ series pour lesquelles son époque avait un goût si pro¬ noncé.

Comme on peut le voir dans la reproduction ci-contre, les singes ne se contentent pas, comme le dit l’inscription, de tendre les marchandises du mercier dans les arbres, mais ils lui font maintes farces grossières devant lesquelles nos ancêtres de tous rangs, depuis les époques les plus reculées, n’avaient jamais manqué de s’esclaffer.

Un des singes notamment abaisse la culotte du marchand en faisant une mimique dégoûtée comprise de tous. Un autre dépose dans .son bonnet, en guise de plaisanterie, une trace malodorante de son passage. Cette dernière action avait d’ail¬ leurs, nous l’avons vu déjà, une signification de raillerie par¬ ticulière et toute flamande.

La figure 183 constitue une satire amusante et frappante des goûts des trois classes principales de la société d’alors :

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 310,

Fig. 183. Le pays de Cocagne, par Pierre Breugliel le Vieux

( 311 )

les clercs, les paysans et les soldats. Ceux-ci sont représentés par trois dormeurs gros et repus, couchés à l’avant-plan. Us sont dans le Pays de Cocagne; un arbre les abrite des rayons du soleil, tandis que les victuailles les plus diverses viennent en foule les entourer, attendant leur réveil. Un poulet rôti vient se poser sur une assiette; un porc cuit à point, le couteau planté dans le dos, ainsi qu’un œuf à la coque muni de sa mouillette, se dirigent vers eux. Sur une table sont disposés les mets les plus variés ainsi que des gobelets et des gourdes contenant des liquides choisis et appétissants. Le chevalier n’est pas oublié dans cette satire des paresseux et des gourmands; au second plan, à droite, on le voit, casque en tête, s’éveiller et, pendant qu’il bâille, recevoir dans sa bouche une volaille rôtie qui vient s’y introduire. Sa demeure est toute couverte de flans au lait [vlaien), friandise favorite des Flamands.

Au fond de la composition s’élève une montagne de brouet par où, d’après la légende thioise, on devait se frayer un passage de sept lieues en mangeant sans discontinuer pour parvenir au pays des délices.

Zeven uren door den breiberg byten.

Un nouvel arrivant qui vient d’accomplir cet exploit gastro¬ nomique apparaît au loin, et une branche d’arbre se tend vers lui pour l’aider à descendre. Bientôt il aura rejoint l’étudiant, le lansquenet et le laboureur, qui tous les trois ont déposé leurs instruments de travail et jouissent déjà sans vergogne des douceurs de la fainéantise.

Le tableau original de Pierre Breughel le Vieux, signé et daté, appartenant à M. R. Von Kaufman, de Berlin, d’après lequel cette gravure a été probablement exécutée, a figuré à l’Exposition des peintres primitifs à Bruges en 1902 i. (La composition est retournée dans l’estampe).

1 357 du Catalogue officiel de l’Exposition des peintres primitifs à Bruges en 1902, de M. James Weale; voir aussi même numéro du cata¬ logue critique de M. Georges-H. de Loo, 1902.

( 312 )

Voici l’inscription curieuse qui accompagne la gravure :

Die daer luv en lecker svt boer crisman oft clercken «/

Die gheraeckt daerin smaekt claer van als sonder werken Die tuijnen zijn worsten, die huijsen met vlaijen Cappuijnen en kieckens t’vliechter al ghebraijen.

Ce pays de Cocagne flamand, « les clôtures sont des bou¬ dins », eut certes une portée satirique dans l’idée de l’artiste. Probablement, voulut il faire la satire de ses compatriotes trop portés à la bonne chère et à la paresse , et démontrer, comme le prouva l’avenir, que le souci trop grand du bien-être phy¬ sique étoufferait en eux la vigueur et la virilité morale, les laissant mûrs pour l’oppression et la tyrannie.

Nous avons vu plus haut que le Pays de Cocagne fut chanté dès le XIIIe siècle par les poètes aréthiens assez semblables comme caractère à nos Flamands du temps de Breughel le Vieux.

L’estampe suivante (fig. 184) est une satire patriotique plus transparente encore, dans le même ordre d’idées. Le riche pays flamand est symbolisé par une profusion de marchandises de toutes natures qui encombrent l’avant-plan. Les personnages qui s’agitent parmi ce chaos d’objets hétéroclites portent tous sur leurs habits la même devise : Elck « Chacun ». Dans le fond de la composition, à gauche, se trouve accroché un tableau allégorique portant l’inscription : Niemât-en-kent-hè-jhe-selv , «. Personne ne se connaît », et à côté une chandelle éteinte dans une niche.

Pendant que des drapiers s’arrachent une pièce de drap, qu’un marchand de vin s’occupe dans son tonneau, qu’un mercier, qu’un épicier rangent et soignent leurs marchandises diverses, qu’un marchand de grains se cantonne dans un immense sac de blé, une puissante armée s’approche à droite au fond du tableau. Les lances et les étendards ennemis for¬ ment au loin une forêt sombre; déjà leur camp formé de tentes nombreuses s’est établi dans le voisinage, et jusqu’ici personne ne s’en est inquiété; Chacun ( Elk ) s’isolant dans son

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 312

Fig 184. Satire de l’égoïsme, par Pierre Breughel le Vieux.

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égoïsme, ne songe qu’à s’occuper de ses affaires personnelles. Cet égoïsme général, « qui met des lunettes et allume sa lan¬ terne » pour soigner son propre négoce ou commerce indivi¬ duel, semble ignorer le péril général qui s’approche menaçant. On voit clairement que les intérêts égoïstes divisés seront impuissants à se défendre contre l’ennemi commun qui bien¬ tôt sera seul à profiter des richesses que « Chacun » a ras¬ semblées sans se préoccuper d’une défense collective.

Cette estampe est accompagnée d’une légende latine anodine en quatre lignes, dont la traduction semble la suivante :

Tout le monde cherche toujours ses aises,

Tout le monde se cherche soi-même en tout ce qu’il fait,

Tout le monde bâille après des gains personnels,

Celui-ci tire par ci, l’autre tire par là, chez tous on voit le même amour

[de posséder L

Cette estampe, signée P. Breughel, provient de la boutique Aux quatre Vents et a été gravée par P. -A. Merica 1 2.

L’estampe connue sous le nom de la Bataille des tirelires et des coffres-forts (fig. 185) est à la fois une satire de la guerre des classes et de la soif de l’or. Breughel y a symbolisé d’une façon comique l’humanité « possédante » par les divers réci¬ pients en usage alors pour contenir les métaux monnayés 3.

Les tirelires en terre, représentant l’épargne des prolétaires, sont les plus nombreuses ; malgré leur fragilité, elles attaquent bravement les tonnes et les coffres blindés de fer symbolisant la richesse des patriciens et des puissants. Les coups les plus terribles s’échangent de toutes parts; des blessures énormes laissent couler, au lieu de sang, l’or des coffres-forts, ou bien la monnaie d’argent ou de billon des tirelires. Les grosses escar-

1 Traduction de M. le professeur Yercoullie, de l’Université de Gand, un spécialiste pour l’interprétation des textes du XVIe siècle.

2 La reproduction ci-jointe a été faite d’après l’exemplaire conservé au Cabinet des estampes, Bibliothèque royale de Bruxelles.

3 H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux (Ibid., 1891), cite cette estampe il croit voir aussi « le grand capital aux prises avec l’épargne modeste ».

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celles de cuir des marchands, gonflées outre mesure, ont fort à souffrir. Le combat est acharné; on ne peut deviner quelle en sera l’issue.

Déjà van Maerlant avait fait la satire du pouvoir de l’argent, « qui apporte la considération aux fous, aux coquins et aux imbéciles. Qu’est la noblesse sans argent? dit-il. L’or, c’est Dieu sur la terre ».

Men mag den peninghe gherne sien Want hy is der werelt God Diene scuwet hy es sod i.

Et plus loin :

Armen heet men cemmer sod 2.

cc On sait qu’un trouvère contemporain de Maerlant (XIIIe siècle) dédia à l’argent cette chanson typique de Dam Denier ( Dominas Denarius ) :

Dans denier est mult redoutez,

Deniers est mult en chambre amez Denier se couche es lis parez Denier a bien ses volontez Denier parole fièrement Denier va orgueilleusement Ce est la somme Denier fit sa besoigne à Rome Denier fet homme forcenez Denier fet pontonniers monter Denier fet putains atroter Denier fet prestres desréer Et trois messes le jor chanter

.

Denier est partout essauciez Mult a honors 3.

Breughel montre dans son dessin, comme dans la chanson

1 Dr Te Winkel, Maerlant’s werken, p. 247.

2 Id., Ibid., p. 247. Spieghel Historiael. de Jubinal, Jongleurs et Trouvères, p. 94.

L/Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p

314.

Fig. 185. La Bataille des tirelires et des coffres-forts , par Pierre Breughel le Vieux.

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du trouvère, que l’or est le bien suprême et combien âpre- ment chacun se rue pour en posséder davantage. C’est la con¬ tinuation de l’éternelle lutte des classes que nous avons vue préluder dans les manuscrits primitifs, et notamment dans Y Arbre des Batailles. Ici elle dégénère en une mêlée générale, d’une violence et d’une brutalité qui rappelle les tournois cruels et sanglants de Valladolid.

Cette estampe est accompagnée d’une légende en vers et en langue flamande :

Wel aen ghy, spaerpotten, tonnen, en kisten,

T’ is al om gelt en goet, dit striden en twisten Al seet men u voe anders, willet niet geloven Daerom vueren wv den haec die ons novt en misten

•J V

Men zoekt wel actie voor ons te verdooven

Maer men souwer niet krvsren waerder niet te rooven.

«/ cl

D’après le professeur Vercoullie i, la traduction littérale de' ces vers devrait être la suivante :

Et bien tirelires, tonneaux et coffres,

C’est pour l’argent et la fortune ces luttes et ces disputes.

Quand même on vous le dirait autrement, ne le croyez pas.

C’est pour cela que nous portons le crochet qui ne nous quitte pas,

On fait bien des efforts pour nous paralyser,

Mais il n’y aurait rien à obtenir si on ne le volait pas.

Le Cabinet des estampes d’Amsterdam possède une gravure de P. Breughel, éditée par J. Galle (P. Ameriginus, graveur), représentant une lutte analogue, l’on voit aux prises « des créatures étranges, formées de coquilles d’œufs et de coffres cassés qui se ruent au carnage et éventrent les coffres-forts et les sacs d’argent des autres 2 ». Elle est intitulée Ryckdom maeckt dieren (la richesse ravale l’homme au rang des ani-

1 Professeur des langues germaniques à l’Université de Gand.

- Cette estampe se trouve renseignée dans F. Muller, Beredeneercle beschryving van Nederlandsche historié plaaten, Amsterdam (zinneprinten), supl., t. IV, 418, AFa.

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maux). Cette inscription, mieux que les vers précédents, nous donnent la portée satirique que Breughel a voulu mettre dans cette intéressante composition L

Cette lutte pour la fortune nous rappelle aussi une estampe d’un Boccace imprimé par Dupré (Bibliothèque nationale, à Paris); c’est le premier en date des livres français illus¬ trés par la typographie qui ait paru dans la capitale de la France. Nous y voyons le Débat de fortune et de pauvreté; au fond, attaché à un arbre, se trouve le malheureux qui est resté victime de la Richesse; à droite, la Fortune semble con¬ seiller la résignation à un pauvre homme blotti dans son trou; tandis qu’au premier plan, à gauche, la Pauvreté, devenue agressive, terrasse la Fortune qui tombe et qu’elle maintient à sa merci.

Quoique exécutée à Paris, cette estampe paraît avoir pour auteur un de nos nombreux artistes anonymes flamands qui travaillèrent en France.

La Parabole des aveugles du Musée de Naples (fig. 186), qui, nous l’avons dit plus haut, constitue le chef-d’œuvre pictural du maître, est aussi un chef-d’œuvre d’observation physioncmique et satirique. Breughel a-t-il voulu simplement montrer des malheureux dignes de pitié, dans une aventure ils courent le plus grand danger par suite de leur confiance mal placée? Ou bien a-t-il voulu faire une allusion à l’aveuglement moral de ses compatriotes à son époque? Il y a lieu de croire, connaissant ses autres nombreuses compositions satiriques à intentions mora¬ lisatrices, que c’est cette dernière supposition qui est la plus probable et qu’il a voulu mettre ses contemporains en garde contre les dirigeants aveugles et pleins de présomption qui assument à la légère la tâche de guider leurs semblables sans avoir les qualités requises. On se rappellera qu’avant lui, Jérome Bosch fit la même composition, mais en ne mettant en scène que deux aveugles.

L’œuvre de Breughel est trop considérable pour que l’on

1 F. Muller, Beredeneerde beschryving van Nederlandsche historié plaaten , Amsterdam (zinneprinten), supl., t. IV, 418, AFS.

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres ftlém.,1. LXII, p. 316,

Fig. 186. La Parabole des aveugles, par Pierre Breugliel le Vieux.

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puisse, dans une étude comme celle-ci, passer en revue et commenter toutes les compositions satiriques qu’il a faites. L’analyse succincte de quelques-unes d’entre elles, prises parmi les principales, suffira, je pense, pour en déterminer la valeur et la haute portée. Elles nous montrent notre grand satirique flamand non pas comme on le considérait il n’y a pas longtemps encore un simple peintre « drôle », le Breughel « des paysans » et des kermesses, mais un artiste génial, doublé d’un poète et d’un philosophe, qui, dans le genre satirique, créa une œuvre grandiose, que nous ne verrons plus égalée après lui.

En l’étudiant davantage, on verra de plus en plus augmenter son prestige, car le fouet de la satire, qu’il mania avec tant de maîtrise, fut entre ses mains un instrument de haut enseigne¬ ment, à la fois moralisateur et patriotique.

( 318 )

CHAPITRE XYI.

Le genre satirique chez les contemporains et les conti¬ nuateurs de Pierre Breughel au XVIe siècle.

Les peintres satiriques contemporains de P. Breughel le Vieux et ses imitateurs. Pierre Huys. Les Damnés aux enfers (Madrid). La Tentation de saint Antoine. Les Amis de Job (Douai). La Légende d'Ecloo. Jean Breughel; ses tableaux fantastiques. La Tentation de saint Antoine (Vienne). Pierre Breughel (dit « d’Enfer *); ses répliques d’après les œuvres de son père. Le Dénombrement à Bethléem (Bruxelles). Le Triomphe de la Mort (Vienne). La Chute des anges rebelles (Bruxelles). Dégénérescence du genre satirique. Influence de l’Inquisition espagnole. Les satires cachées. Les jetons sati¬ riques. La Tentation de saint Antoine , de Martin Devos (Anvers). La Pacifi¬ cation de Gand. Les cinq sens, le Flegmatique, le Sanguin, le Colérique, la Mélancolie. Het bedorven huisliouden, gravure satirique de Horenbault. La Tabula asinaria , etc., de J. Duchemin (I080). Autres satires par les ânes-

La Tyrannie du duc d’Albe, estampe satirique politique Hieronimus Wierickx : Un Exorcisme; La Tentation de saint Antoine; La Pendu.

Une Kermesse, de Cari, van Mander. Fin du genre satirique de l’époque de la Renaissance proprement dite.

a

Parmi les continuateurs et contemporains de P. Breughel le Vieux, il faut citer en première ligne Pierre Huys, peintre flamand, qui florissait vers 1570. On ne connaît pas les parti¬ cularités de sa vie, mais il y aurait lieu de l’identifier, croyons- nous, avec le graveur du même nom dont les estampes con¬ nues sont datées d’Anvers vers la même époque. Il exécuta en outre des tableauxde mœurs d’une portée satirique assez banale, tels le Joueur de cornemuse volé , du Musée de Berlin, signé Huiis. F. E. 1571, des compositions fantastiques peuplées de figures terrifiantes dans le genre de Jérôme Bosch et de Breughel le Vieux. Parmi ces dernières compositions, il faut citer les Damnés emmenés aux enfers par les démons, qui figure au Musée de Madrid (Prado). Le tableau est daté de 1570. M. H. Hymans a vu chez M. P. Muntz une Tentation de saint

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Antoine i du même maître « absolument remarquable et por¬ tant le millésime de 1547 ». On y observe également des apparitions de monstres infernaux, si bien en conformité d’idées avec le goût général de l’époque.

Le Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de Paris possède un album précieux pour l’étude de nos maîtres satiriques provenant de l’abbé de Marolles, ayant gardé sa reliure du XVIIe siècle, se trouvent réunies des pièces facé¬ tieuses et bouffonnes de 1500 à 1630 2. Parmi celles-ci se remarque une estampe rare signée P. Huys et portant le millé¬ sime de 1558. Elle représente un Ambulant montreur de singes, s’apparentant avec le Joueur de cornemuse de Vienne.

La date de 1558 de l’estampe de Paris mérite d’être notée, car la plupart des biographes fixent la date de production de notre artiste vers les années 1570 et suivantes (Vienne, 1571). Elle se rapproche ainsi de l’époque ou fut exécutée la Tentation de saint Antoine de M. Muntz, signalée par M. H. Hymans et qui, on se le rappelle, porte la date de 1547.

M. Muntz, dans son ouvrage récent consacré aux musées français, considère un tableau : Job et ses amis , catalogué jus¬ qu’ici sous le nom de Jérôme Bosch, comme une œuvre incon¬ testable de Pierre Huys. Il y aurait lieu cependant de faire remarquer l’analogie qui existe entre cette toile et la Tentation de saint Antoine récemment restituée à Jean Mandyn, dont nous avons parlé plus haut.

C’est aussi à Pierre Huys que je serais tenté d’attribuer l’ori¬ ginal d’une composition curieuse datant de la seconde moitié du XVIe siècle et qui fut reproduite fréquemment après cette époque en pays flamand. Cette composition, d’une portée sati¬ rique peu compromettante, est d’autant plus intéressante qu’elle est l’illustration d’un proverbe ou dicton peu connu,

1 H. Hymans, Pierre Breughel le Vieux. (Gazette des Beaux-Arts, 35e année, 3e pér., t. V.)

2 M. Bouchot, Catalogue du Cabinet des estampes à Paris , p. 301. Littérature et fictions diverses.

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mais populaire en Flandre, et plus particulièrement dans le Meetjes land, l’on dit encore : « Doed u erbakken in Eeclo /», (Faites-vous recuire à Eecloo), lorsque le physique des gens laisse à désirer L

Dans une boulangerie de l’époque, des mitrons empressés s’occupent très activement d’une étrange besogne. Ils emportent et enfournent les têtes coupées de nombreuses clientes et clients désireux d’améliorer leur physionomie. Tous sont assis sur des fauteuils en bois; ceux dont la tête est déjà enlevée reçoivent en attendant sur les épaules un grand chou blanc, dont on voit une provision dans un panier à l’avant-plan.

On peut voir à droite l’opération délicate du décollement qui se pratique à l’aide d’un grand couperet; à gauche, la tête tranchée est soulevée par un des mitrons. Divers clients et clientes attendent leur tour, non sans marquer leur appréhen¬ sion par « leurs gestes et attitudes ». L’industrie fantastique ne chôme guère, car, par la porte ouverte, on voit approcher de nombreux amateurs tous désireux de se faire recuire 2.

Jean Breughel, dit de Velours, qui naquit en 1568, quelques mois avant la mort de son père, mériterait mieux que son frère Pierre le surnom de Breughel d’Enfer, qui lui fut attri¬ bué, car il exécuta plusieurs œuvres fantastiques et diaboliques il se montra complètement personnel dans ce genre. Ce sont peut-être ces compositions diaboliques, les lueurs d’incendie des enfers sont si bien rendues, qui ont été erroné¬ ment attribuées à son frère Pierre et lui ont valu son surnom infernal. La plupart des œuvres de Breughel de Velours ont quitté le pays et se trouvent surtout dans les musées de Madrid, de Munich ou de Dresde. Dans le genre qui nous occupe, le Musée Impérial de Vienne possède une Tentation de saint

1 Ce tableau, de petites dimensions, se trouve dans la collection de l’auteur.

2 J’ai pu voir une répétition de ce même sujet à la vente de M. Nele- mans, ancien directeur au chemin de fer Eecloo-Gand; elle semblait d’une exécution postérieure à celle du tableau décrit.

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Antoine , Ton reconnaît le pinceau délicat de Jean Breughel. On y observe uneentente del’effetremarquable qui met en valeur, d’une façon saisissante et très personnelle, les clartés sinistres des incendies et les lueurs de la lune au fond du tableau. Les personnages principaux de cette scène de la tentation sont mis en relief par un éclairage spécial, laissant dans l’ombre tous les monstres étranges et diaboliques qui peuplent cette compo¬ sition, continuant ainsi la tradition ininterrompue des visions de cauchemar de Bosch et de Breughel le Vieux. Des femmes charmantes, vêtues à la dernière mode d’Anvers, forment un contraste gracieux avec les êtres effrayants échappés de l’enfer. Ce tableau présente un grand intérêt pour nous, car il marque la transition entre le genre fantastique primitif et les sujets analogues, expurgés par la censure, de D. Teniers le Jeune, dont nous aurons à nous occuper bientôt.

Pierre Breughel le Jeune, dit Breughel d’Enfer, naquit à Bruxelles en 1564 et mourut à Anvers en 1637, il obtint la maîtrise dès 1585. Son rôle comme continuateur du genre de son père se borna en général à faire des répliques ou repro¬ ductions d’œuvres de Breughel le Vieux, dont il ne fut à pro¬ prement parler qu’un imitateur ou un copiste.

Ces copies, exécutées d’après des œuvres conservées dans l’atelier de son père, tendraient à prouver par leur grand nombre que le genre réaliste et populaire de notre grand sati¬ rique flamand eut à lutter longtemps contre les tendances romanistes si générales à son époque.

Toutes ces répétitions du fils se trahissent ordinairement par une main moins habile et des tons moins fins. On lui doit cependant de la reconnaissance, car c’est grâce à ses peintures que nous connaissons nombre d’œuvres disparues de son père, qui sans lui n’auraient laissé aucun souvenir.

C’est surtout existe encore l’original du père 4, comme

1 Le Musée de Bruxelles a acquis récemment à la vente Huybrechts, d’Anvers, un Dénombrement de Bethléem , qui permet la comparaison avec une œuvre du fils qui en est la copie.

Tome LXII.

21

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c’est le cas pour le Portement de croix de Vienne, que l’on remarque la différence sensible existant entre l’œuvre primitive et les copies du fils dont des spécimens existent notamment aux Uffizi (1599), à Berlin (1606) et à Anvers (1607).

Parmi les tableaux disparus de Breughel le Vieux, dont les répétitions seules du fils nous sont restées, il faut citer un Sermon de saint Jean-Baptiste dans la forêt , dont un exemplaire, daté de 1598, se trouve à Munich, et un autre, portant le millé¬ sime de 1620, à Vienne. On y retrouve bien l’esprit satirique du père, nous montrant les auditeurs du sermon se cachant la bouche de la main pour bâiller plus à l’aise. Des répétitions de cette œuvre se trouvent également à Dresde et à la galerie de Lichtenstein.

Un tableau des plus intéressants au point de vue satirique, c’est celui du Musée municipal de Harlem, représentant les Proverbes et dictons flamands en actions. Ces proverbes si curieux, l’on retrouve le génie même de notre race, sont représentés en de petites scènes amusantes constituant parfois de vrais rébus. Les vieilles plaisanteries gauloises n’y sont pas oubliées, car à l’avant-plan, un descendant de Thyl Uylenspie- ghel, ayant mis bas les chausses, verse par la fenêtre son mépris pour le monde, représenté pour la circonstance par un globe terrestre formant l’enseigne de l’auberge il est logé.

D’après des auteurs récents, le Massacre des innocents, cité par van Mander comme une des meilleures œuvres de Breughel le Vieux, ne nous serait également connu que par les répéti¬ tions du fils U

L’Académie de Vienne n’en aurait qu’une copie, mais repro¬ duisant mieux que d’ordinaire les qualités des œuvres origi¬ nales du père. Ce tableau porte une date illisible, tandis que le millésime visible de la répétition de Bruxelles rend le doute impossible.

Le Dénombrement à Bethléem ou le Payement de la dîme

1 Rubens und die Flamlànder (Voor Rubens), Adolf Philippi. Leipzig (1900), p. 20.

( 323 )

(Bruxelles) est également une copie faite par cet artiste d’après une peinture du père, dont l'original a été acquis récemment et figure dans le même musée L

Sur la place d’un village, par un temps de neige, au milieu de charrettes dételées , s’avance la Vierge Marie , montée sur un âne; elle est enveloppée d’un manteau vert et pré¬ cédée de Joseph en costume gris. Selon la tradition, ce dernier se trouve légèrement ridiculisé en portant un énorme panier à provisions. Ils se dirigent vers la gauche, où, dans une auberge, se tiennent les scribes entourés d’une popu¬ lation docile, qui vient se faire inscrire pour obéir aux ordres de César. La composition se trouve complétée d’une façon satirique par des groupes d’habitants se livrant à toutes sortes d’occupations vulgaires. À l’avant-plan, on tue un porc, dont on recueille le sang dans une poêle. Les gamins font des glissoires, d’autres se battent ou patinent, etc. Cette œuvre est signée et porte la date de 1610.

Le Musée de Lille possède une répétition de cette même composition.

Même dans le genre fantastique qui lui valut le surnom de Breughel d’Enfer, il fut le copiste de son père ou bien celui de Jérôme Bosch (Van Acken).

Effectivement, le Triomphe de la Mort de la galerie princière de Lichtenstein à Vienne, cité par la plupart des auteurs comme son chef-d’œuvre dans le genre fantastique, ne serait, d’après M. H. Hymans, qu’une répétition du même sujet qui se trouve au Musée du Prado, à Madrid, et qui fut exécuté par son père

Nous avons vu que d’après M. Woerman, le Musée de Gratz,

1 C’est une des acquisitions les plus précieuses que le Musée de Bruxelles ait faites depuis longtemps. L’auteur du Catalogue raisonné de l’Exposition des primitifs flamands considère cette composition comme « une œuvre admirable du maître ». Elle a figuré à l’Exposition brugeoise sous le numéro 358.

2 H. Hymans, Les Musées de Madrid. Le Prado (Gazette des Beaux- Arts, 35e année, 3e pér., t. X, p. 335).

( 324 )

en Styrie, possède une répétition du même sujet également peinte par le fils.

Un autre tableau qui figura longtemps dans les catalogues du Musée de Bruxelles comme une œuvre de Jérôme Bosch, a été dernièrement restitué au même peintre, grâce à sa signa¬ ture retrouvée sous la bordure du cadre. C’est la Chute des Anges rebelles , qui reproduit d’une façon textuelle la partie supérieure du Jugement dernier de Vienne, œuvre incontestée du peintre de Bois-le-Duc (fig. 187).

Comme on le voit, il est difficile de trouver à ce peintre, malgré son talent, d’autres qualités que celles de son père, qui se reflètent encore dans ses imitations. Avec lui commence la dégénérescence du genre satirique flamand que Breughel le Vieux et Jérôme Bosch avaient porté à une si haute puissance.

Ce recul chez nos peintres satiriques coïncide, circonstance aggravante, avec une diminution sensible de leurs qualités techniques. Comme le remarque fort bien M. Max. Booses dans son excellent ouvrage sur YHistoire de l'école de peinture d’Anvers t, nous ne trouvons plus chez le fils ces sujets mora¬ lisateurs à haute portée sociale ou philosophique, dont nous avons constaté la présence dans l’œuvre de son père. La satire vulgaire de la vie journalière lui fait place, et cette satire s’applique surtout à l’homme du commun et au paysan, parce que c’étaient les seuls que l’on pût alors attaquer et ridiculiser impunément. Dans le fantastique, nous retrou¬ vons la même tendance à l’aberration et au drôle, mais n’ayant plus comme correctif une intention moralisatrice ou didactique.

A son école, la grossièreté de l’exécution 2 alla bientôt de pair avec la grossièreté de la pensée, qui semble remonter le

1 Max. Rooses, Geschiedenis der Antwerpsche Schilderscfiool. Gand, 1879, p. 125.

2 Cette réputation de peintre inférieur n’a-t-elle pas été exagérée, et ne provient-elle pas de ce que l’on attribue invariablement et souvent sans preuves, au fils les œuvres qui paraissent trop mal peintes pour pouvoir être attribuées à Breughel le Vieux?

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres )lcm., t. LXII, p. 3‘24

Fie. 137. La Chute des Antjes rebelles, par Pierre Breughel fils dit d’Enfer.

( 325 )

courant du progrès et nous reporter bientôt à deux cents ans en arrière L

Ce vide de la pensée, ce recul de la satire philosophique et religieuse s’expliquent aisément par la situation politique et sociale de notre malheureux pays.

Effectivement, la date de la maîtrise de Pierre Breughel le jeune à Anvers coïncide avec la prise de cette ville par Farnèse, après un siège mémorable.

L’inquisition espagnole, qui avait « dégorgé et vuydé le pays de tout ce qu’il y avait de scavant, de bon et de subtil 2 », reprit dans cette ville le cours de ses répres¬ sions cruelles avec plus de vigueur que jamais. Les bûchers ainsi que le sang versé à flots eurent bientôt raison de toute velléité de résistance et de toute satire intellectuelle, tant poli¬ tique que religieuse.

Après la prise de ce dernier rempart de la liberté, dans l’art comme dans la littérature, toute indépendance de la pensée fut bannie.

Ce vide intellectuel que l’on remarque déjà dans les œuvres de Breughel le Jeune, et qui s’accentua chez la plupart des autres peintres de son époque, s’explique fort bien dans de pareilles circonstances.

La satire religieuse et politique n’était pas morte cependant, mais les artistes qui s’adonnèrent à ce genre, se sentant en danger, durent prendre, pour la plupart, le chemin de l’exil.

Ce furent surtout les jetons satiriques du temps de Phi¬ lippe Il (1555-1598) qui, par leurs formes réduites, purent encore pendant un certain temps circuler en cachette dans notre pays.

1 Max. Rooses, Geschiedenis der Antiuerpsche Schilderschool. Gand, 1879, p. 126. « Wy hebben in den laatsten vertegenwordiger der School, de lompheid der penseeling zien beantwoorden aan de lompheid der op- vatting en de kunst op de doeken van den Jongeren Pieter Breughel den stroom der tyden zien heropvaren, en barbaarscher worden, dan zy het twée hondert jaren vroeger was. »

2 Mémoires de Gérard de Vivere, professeur à Gand au XVrIe siècle.

( 326 )

Quelques exemples pris au hasard parmi les curieux jetons conservés par un collectionneur gantois 1 peuvent nous donner une idée de ce genre de satire qui emprunte à l’époque ils furent émis une portée dramatique saisissante.

Le premier de ces jetons porte le millésime de lo78. Sur l’avers, on voit le prince d'Orange, sous la forme de David, aux prises avec le géant Goliath, qui symbolise la puissante Espagne.

Le sujet porte en exergue le verset 10 du psaume LXXXVI :

lu SOLUS DEUS, ET MAGNA FACIS.

« Vous seul êtes Dieu et faites des miracles. »

Le revers montre un combat satirique entre un goret espa¬ gnol et le lion néerlandais, et autour :

Fide domino, et ipsa efficiet, 1378.

« Confiez-vous en Dieu, Il le fera » (verset 3 du Psaume LXXXVII 1 2 * *).

Le deuxième jeton représente :

« D’un côté un homme d’arme, la massue à la main, qui oblige un chien à dévorer son vomissement. » La devise suivante l’entoure :

POTIUS MORI, QUAM UT CAN1S AD VOMITUM.

« Plutôt mourir, plutôt que de retourner comme un chien

à son vomissement. »

Sur l’autre face, le tyran est percé par une flèche venue du ciel, ce qui permet au chien de s’échapper. On lit en exergue :

Perde, qui contristant animan meam.

« Exterminez ceux qui contristent mon âme 5. »

1 Ces jetons ont été décrits par leur propriétaire, M. Mac Leod, dans une brochure récente intitulée: Onze munten en penningen. Gand, 1900.

2 Ce jeton est décrit dans le Nederlandsche Historipenningen, 1723,

vol. I, p. 249.

5 Ce jeton est décrit dans le Nederlandsche Historipenningen , 1723,

vol. I, p. 298.

( 327 )

Un troisième jeton de cette collection est daté de 1588 et fut frappé à l’occasion de la destruction de Y Armada espagnole.

D’un côté, on voit un groupe composé d’un homme, d’une femme et de deux enfants à genoux et les mains jointes, remer¬ ciant Dieu dans leur reconnaissance.

La devise porte :

Homo proponit, Deus dispoxit, 1588.

« L’homme propose et Dieu dispose. »

Au revers, on voit un navire espagnol en perdition, dont l'arrière s’écroule. On lit en exergue :

Hispanis fugiuxt ex percunt nemine sequenti.

« Les Espagnols fuient et se perdent il n’y a pas de persécu¬ teur i 2. »

J’ai pu voir au Cabinet des estampes d’Amsterdam une gra¬ vure anonyme éditée en 1560, qui nous prouve que quelques- uns de nos artistes du XVIe siècle osèrent attaquer la religion catholique dans les cérémonies les plus vénérées de son culte. Elle porte en français et en flamand quelques lignes explica¬ tives. Son faire et son titre bilingue : De misse der Ypocriten, la messe des Hypocrites (sic), dénotent une origine nationale des plus probables 2.

Elle représente un prêtre à tête d’âne qui dit la messe au pied d’un autel se trouve placé saint Judas portant la couronne pontificale et les clefs de l’Église, ainsi qu’une bourse bien garnie. A l’avant-plan, à gauche, deux vieux et deux jeunes ânes chantent en lisant leur livre d’heures, tandis qu’à droite un autre âne joue de l’orgue. Cette gravure est excessi¬ vement rare 2.

Le Cabinet des estampes à Leyde possède une satire de la

1 Ce jeton est décrit dans le Nederlandsche Historipenningen , 1723, vol. 1, p. 392, et Mac Leod, Onze miinlen en penningen. Gand, 1900.

2 Elle est citée dans F. Muller, Beredeneerde beschryving van Neder¬ landsche historieplaaten , spotprenten, etc., t. IV, p. 52, 443 (B).

( 328 )

Confession datant de la même époque; c’est encore par les ani¬ maux que nous la voyons représentée.

Quelques moutons vont à confesse près d’un loup qui a pris les vêtements d’un moine 1.

L’inscription suivante se trouve au bas de l’estampe :

Wat bebben wy arme schapen gedaen,

Dat wy by den wolf te biechten ghaen 1 2 3 4.

« Qu’avons nous fait pauvres moutons?

C’est près du loup que nous allons à confesse. »

Martin de Vos, d’Anvers (1332-1603), dont on connaît la grande et curieuse Tentation de saint Antoine au Musée de sa ville natale, montre encore dans cette composition étrange la continuation des conceptions infernales et bizarres, ainsi que des réminiscences certaines du genre satirique flamand tel que le comprirent Jérôme Bosch et Pierre Breughel le Vieux.

A côté de cette œuvre satirique, d’une portée assez anodine, on connaît de lui une Allégorie de la Pacification de Gand gravée et conservée au Cabinet des estampes d’Amsterdam. Cette œuvre présente un caractère à la fois satirique et poli¬ tique. Elle se trouve décrite, comme les précédentes 3.

Dans une intéressante étude de M. Éd. Fétis : Quelques mots sur F allégorie l’auteur nous rappelle que Martin de Vos mit en scène, lui aussi, les divers tempéraments humains, et qu’il caractérisa le Flegmatique , le Sanguin et le Colérique d’une façon plus ou moins satirique et amusante; quant à la Mélancolie , elle fut symbolisée par une jeune fille à Pair triste et ennuyé, à laquelle un cavalier présente de riches

1 Ce souvenir du roman du Renard est à noter.

2 F. Muller, Beredeneerde beschnyving van Nederlandsche historie- plaaten, spotprenten, etc., cite cette estampe, p. 53, t. IV, 443 (C).

3 1d., ibid , t. IV, p. 77, 723 (D).

4 Bull, de l'Acad. roy. de Belgique (Classe des beaux-arts), 1901, 11, p. 1228.

( 329 ;,)

bijoux qu’elle ne daigne pas même regarder; ce qui, dans la pensée de l’artiste, nous offre l’exemple le plus frappant de l’état de mélancolie peut se trouver une jeune fille.

Une autre gravure, appartenant au genre à la fois satirique et politique, conservée au Cabinet des estampes d’Amsterdam, présente un grand intérêt au point de vue de nos peintres flamands peu connus du XVIe siècle. Elle est l’œuvre d’un artiste gantois, Jacques Horenbault, et porte le millésime de 1608 1.

Cette estampe curieuse représente deux débauchés ivres, sortant chassés, l’un d’eux en chemise, d’un mauvais lieu. Au milieu de la place, des soldats dorment; parmi eux, un noble ou un patricien adore une image sur le socle de laquelle sont inscrits les noms de Maers , Luther , Calvin et Menno. Au milieu de la composition se trouve un chariot chargé de foin, que des diables distribuent aux gens qui les environnent. La composition, très diffuse, comprend d’innombrables figures, groupées en divers sujets accessoires ayant presque tous une portée satirique.

Comme on a pu le deviner déjà, nous sommes en présence d’une satire dirigée contre les adeptes de la religion réformée. Elle porte d’ailleurs l’approbation de la censure.

Jacques Horenbault ou Horenbout appartenait à une famille gantoise qui fournit une nombreuse lignée d’artistes; ceux-ci se succédèrent pendant une longue période de temps ; les pre¬ miers apparaissent dès le XVe siècle.

C’est à ce même Jacques Horenbault que nous devons le plan de Gand, considéré comme un de ses chefs-d’œuvre, et portant le millésime de 1619 1 2.

Un triptyque pour ainsi dire inconnu de Corneille Horen¬ bault présente le plus grand intérêt pour l’histoire de l’art satirique au XVIe siècle.

1 F. Muller, Beredeneerde beschnyving der Nederlandsche historié - plaaten, spotprenten , etc. Amsterdam, 1118 (A).

2 Ce plan est conservé aux archives communales de Gand ( Dictionnaire des peintres , de Siret).

( 330 )

Cette curieuse satire de la Réforme se trouve à l’Église de la Présentation (petit Béguinage) à Gand. Quoique datée de 1595, on y retrouve, chose rare, l’ordonnance et le senti¬ ment de nos peintres de retables les plus primitifs. Sa dispo¬ sition, présentant au centre la fontaine de vie symbolique, au- dessus la Trinité, plus bas les bienheureux et à terre les humains, rappelle jusqu’à un certain point la composition du célèbre polyptyque des frères van Eyck, qui se trouve à la cathédrale de cette même ville. La signature du peintre est écrite sur la fontaine au centre du tableau : CL. v. Horenbault.

Sa description complète serait trop longue à faire ici ; nous ne nous occuperons que de la partie de droite du tableau la gauche de la fontaine), qui abonde en épisodes satiriques et diaboliques.

Nous y voyons la foule des hérétiques, schismatiques et renégats, à genoux et tournant le dos à la fontaine de vie d’où jaillit en flots rouges le sang du Rédempteur, dont s’abreuvent les saints et les croyants, mais qui se détourne d’eux.

La foule maudite, parmi laquelle on compte des rois (Henri VIII?), des prélats, des moines* (Luther) ainsi que des personnages en costumes orientaux, se prosterne devant une boutique en plein vent, une figure à double face distribue les honneurs et la fortune sous forme de colliers, bourses et joyaux divers, à ceux qui viennent l’adorer. Le devant de cette figure étrange présente l’aspect d’une femme charmante, dont l’origine diabolique est cependant visible par ses griffes, qui sont coquettement dorées, et par sa face postérieure, que l’on entrevoit également, et qui nous montre une forme de démon des plus hideuses à contempler. Cette femme infernale est assistée par un démon à l’expression ironique, qui tient une caisse remplie d’or et distribue des bourses pleines du même métal.

Sur les rayons de l’échoppe, on lit les noms de Mahomet , Calvin, Menno , Luther , etc. Sous la table servant de comptoir,

1 Le nom de Luther est inscrit sur la ceinture d’un de ces moines.

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 331.

Fig. 488. Tabula isinaria, lucide Sacculi, vivurn exemplum, par Isaac Duchemin de Bruxelles.

( 331 )

un démon affreux, à corps de dragon, rappelant les plus terribles conceptions du moyen âge, semble se rire de ceux qui viennent ainsi se perdre à son profit. Au-dessus de l’échoppe se trouve l’inscription flamande suivante :

Compt al by en coopt my 1

La partie satirique est complétée par des démons, tous ornés de la large fraise ou collerette à tuyaux, qui volent au- dessus de la foule, à qui ils distribuent d’autres fraises de la même forme, ainsi que des emblèmes du pouvoir ou de la fortune, prix de leur perte éternelle.

Il est à remarquer que les fidèles, à genoux à droite de la fontaine, portent tous une petite fraise analogue à celle que l’on remarque sur le portrait du duc d’Albe au Musée de Bruxelles; tandis que les hérétiques sônt tous gratifiés de larges collerettes. Ce qui ferait supposer que c’est à la dimen¬ sion de cette partie du vêtement que catholiques et réformés se reconnaissaient à la fin du XVIe siècle.

Parmi les gravures satiriques et politiques rares de la fin du XVIe siècle conservées en Belgique, il faut citer celle inti¬ tulée : Tabula isinaria , Inciae Saeculi, vivum exemplum , repro¬ duite figure 188 2.

Cette estampe, qui nous offre une apologie ironique de l’âne, nous montre, en un exemple frappant, ce qu’étaient devenus à cette époque, grâce à la censure, les arts libéraux dans notre malheureux pays.

On voit un âne, à l’avant-plan, piétinant, à gauche, des instruments de mathématiques et de géométrie, tout en lançant une ruade dans une grande sphère céleste. Plus loin, un autre mord et écrase de son sabot divers instruments de musique; un autre encore arrache d’un chevalet le modèle

1 Venez tous, et achetez-moi.

2 Cette gravure n’est pas citée par F. Muller, Beredeneerde beschryving van Nederlandsclie historieplaaten , spotprenten , etc. Amsterdam.

( 332 )

gravé qui doit inspirer le peintre; on voit aussi d’autres ânes s’en prendre aux plantes et au fourneau du médecin et du chimiste, détruire des merveilles d’horlogerie ou se vautrer et écraser la science et les lettres symbolisées par des livres et des manuscrits. Deux ânes ailés ont remplacé Pégase. A droite de la composition, l’âne triomphant et adulé est entouré par de jolies femmes qui le lavent et le parfument, aidées par les anciens prêtres des faux dieux.

Dans le fond du tableau, sous un portique, les arts libéraux, au nombre de sept, personnifiés par des nymphes, déplorent ce triomphe honteux et assistent navrés à la destruction géné¬ rale t.

Cette gravure rarissime est signée de la façon suivante :

lsaacus Ducheminius Bruxetlenjis , Joanis Vesontiny Caroli Quinti

lmp. Horologiarij. F. invenit, pinxit et scalpsit (sic) Coloniœ,

et porte le millésime de 1582.

Cette signature est précieuse, car elle nous fait connaître une œuvre inconnue et peut-être unique d’Isaac Duchemin, gra¬ veur, à Bruxelles au commencement du XVIe siècle. Quoique considéré comme un de nos artistes les plus habiles, jusqu’à ces derniers temps, ce graveur est resté inconnu et son nom ne se trouve dans aucun dictionnaire. Jusseli le cite cependant dans son catalogue sous son nom latinisé de Duchemins , sans ajouter d’autres renseignements. C’est grâce à M. Fétis, lors de ses recherches sur Adrien De Weert, qu’on retrouva trois de ses gravures. Une Résurrection signée Du Chemi(n)us Bruxellensis ainsi qu’une allégorie et un portrait du poète Van der Noot, également signés 1 2. On pense qu’il vivait en exil et que c’est pour cette raison qu’il ajouta à son nom celui de sa ville natale.

1 On sait qu’au moyen âge les arts libéraux étaient au nombre de sept : La grammaire , la rhétorique , la philosophie, Y arithmétique, la géométrie, Y astronomie et la musique.

2 Ces deux œuvres sont signées respectivement J. Du Chemi(n)us et Isaak Du Chemin sculpsit.

■( 333 )

Une de ses œuvres porte le millésime de 1590 et l’indication qu’elle fut gravée à Cologne.

L’inscription latine portant la signature du Triomphe des ânes , dont nous avons vu le texte, peut se traduire ainsi :

Isaac Duchemin bruxellois , fils de Jean de Besançon, horloger de l'empereur Charles -Quint, a inventé, peint et gravé (cette planche) à Cologne, 1582 i.

Nous y apprenons tout d’abord qu’Isaac est fils de Jean Duchemin, natif de Besançon, et horloger de Charles-Quint, et que c’est lui qui apprit probablement à ce prince l’horlo¬ gerie, qui lui devint une distraction si précieuse au couvent de Saint-J ust. Ceci nous explique aussi comment il se fait que Duchemin place, contre l’usage, l’horlogerie parmi les arts libéraux. Nous apprenons en outre que ce graveur distingué était peintre et qu’il peignit notamment la Tabula asinaria, etc., car l’inscription dit qu’il a non seulement inventé et gravé cette œuvre, mais qu’il l’a aussi reproduite en peinture.

La date de 1582 et l’indication de Cologne comme son lieu d’habitation à cette époque, viennent confirmer la supposition de M. F. Stappaert, auteur de la notice sur Duchemin dans la Biographie nationale , qui croit qu’il se trouvait à Cologne en 1590, et qu’il exécuta la plupart de ses œuvres en exil ; ce qui était d’ailleurs prudent pour un artiste satirique lorsqu’il ne désirait pas encourir les châtiments que la censure lui aurait à coup sûr infligés. La gravure est accompagnée d’un long pam¬ phlet en vers latins, donnant l’explication complète de cette satire ; il est signé

STVELLEM

85743621

Ce qui donne, en rangeant les lettres selon les chiffres cor¬ respondants, METELLUS, pseudonyme qui m’est inconnu jus¬ qu’ici.

1 Cette Tabula asinaria , Incitiae saeculi , vivum exemplum, appartient à M. Van Asche, architecte à Gand. La Bibliothèque royale de Bruxelles n’en possède pas d’exemplaire.

Cette composition satirique, mettant en scène des ânes, semble une continuation des satires animales dont nous avons constaté la faveur chez nous dès le haut moyen âge.

Déjà parmi les illustrations de la Nef des fous de Sébastien Brand (édition de Badius Aschensius), au chapitre : de fortune mullabilitate , figure une roue de fortune des ânes montent et descendent selon les caprices d'une main mystérieuse sor¬ tant d’un nuage (fig. 189).

Fig. 189.

Ce même genre satirique mettant en scène des ânes, acteurs principaux de la Messe des hypocrites dont nous avons vu la description plus haut, se continua jusqu'au XVIIe siècle. Une curieuse estampe flamande de cette époque représente un étudiant en philosophie aux prises avec les difficultés de diverses formes de syllogismes. Il trébuche et tombe sur celui qui porte le titre de non fiat. Au bas de l’édifice compliqué formé par les nombreux syllogismes, dont les colonnes trem¬ pent dans l’eau, nous voyons quantité d’ânes nageant de tous côtés. Ce sont ceux qui sont tombés du « pont aux ânes »; ils se consolent de leur mieux de leur infortune, l’un en fumant,

L. Maeterlinck, Mém. cour, et outres Mém., t. LXII, p. 335,

vcrwocstin^hc), par Hans Callacrt

( 335 )

l'autre en chassant, un troisième tient une raquette de jeu de paume, un autre un violon. Il y en a aussi qui portent le chapeau du courtisan, chaussent les bottes ou portent l’épée du gentilhomme. Il y a l’âne petit maître aux cheveux frisés, l’âne jouant aux dés, aux cartes, au trictrac et surtout l’âne buveur de bière ou de vin, sans compter tous ceux qui, submergés, ne laissent paraître que les bouts de leurs longues oreilles. Cette estampe est signée : Lovany apud Michaelem Haye prope predicatoris hybernos. Elle fait partie, comme la précédente, de la collection de M. Van Asche, de Gand.

Les Cabinets des estampes d’Amsterdam et de Leyde pos¬ sèdent plusieurs exemplaires de gravures de ce genre ( Historié - platen en spotprenten ) L

La figure 190 donne la reproduction d’une gravure satirique historique du plus haut intérêt, dont l’original se trouve dans la collection de gravures de M. Mac Leod à Gand.

Nous y voyons la Belgia , personnifiée par une jeune et belle femme désespérée, que quatre soudards espagnols violentent de la façon la plus cruelle. L’un lui arrache brutalement son opulente chevelure dénouée; un autre lui enlève violemment ses vêtements ; un troisième lui arrache le cœur tandis que le quatrième paralyse les efforts qu’elle fait pour se défendre.

A droite, YAvaritia, sous les traits d’une vieille femme, met dans un coffre-fort tout l’or monnayé qui lui a été volé, tandis qu’à gauche, Ambitio se pare de ses autres dépouilles les plus précieuses.

Dans le fond de la composition, on voit des ruines, tandis que l’incendie dévore les villages et les bourgs jusqu’ici épar¬ gnés; à gauche, la soldatesque pille et maltraite les habitants.

Dans le haut, Fiducia tâche de renouer le lien qui réunissait les provinces, représentées par leurs blasons, que des démons emblématiques s’efforcent de maintenir séparés.

Peut-être doit-on identifier cette estampe avec le 520 de

1 F. Muller, Beredeneerde beschryving der Nederlandsche historie- pluaten, etc. Amsterdam.

( 336 )

la Beredeneerde beschryving , etc., de F. Muller catalogué et décrit sous le titre : Zinne prent op Alva s tiranny of Becla- yinghe der neederlandsche verwoestinghe , etc. (Door Hans Callaert).

L’auteur, cité plus haut, attribue à cette œuvre la date de 1567, c’est-à-dire une époque Breughel vivait encore. On y reconnaît d’ailleurs l’influence de notre grand satirique, et elle rappelle peut-être le genre de quelques-uns de ces dessins détruits peu de temps avant sa mort.

Nous avons signalé déjà le haut intérêt que présente, au point de vue de l’art satirique flamand, le Becueil de pièces facétieuses et bouffonnes de l’abbé de Marolles, conservé au Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de Paris, toutes datant de 1500 à 1630 i. Nous y trouvons effectivement quantité de pièces rares, la plupart inconnues chez nous. Parmi celles-ci, je cite¬ rai : une estampe unique représentant la Mappemonde coiffée du bonnet des fous; Les gras et les maigres 2, gravés par M. De Vos (Anvers, 1532-1683), dont on connaît la signature satirique; Le mary fessé, par Savery (Courtrai, 1576-1639) 3, Le Bordeau , par Corneille Van Dalen, qui florissait vers 1590.

Puis une quantité d’estampes anonymes parmi lesquelles : La ceinture de chasteté; La lutte pour la culotte; La braguette; Le Piûape, qui, en grande partie, présentent les caractères de la satire flamande la plus osée.

Le graveur Hieronimus Wierickx, d’Amsterdam (1550-1617), semble s’être inspiré également dans nombre de ses œuvres du genre de Breughel le Vieux, dont il présente parfois dans ses estampes des réminiscences curieuses. Quoique vivant tout

1 F. Muller, Beredeneerde beschryving der Nederlandsche historie- plaaten, spotprenten, etc. Amsterdam, p. 63, 520.

2 Voir le Catalogue du Cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale de Paris. Littérature et fictions diverses , par le conservateur M. Bouchât, p. 301.

5 Ces compositions des Gras et des Maigres furent probablement inspirées par les sujets analogues de Pierre Breughel le Vieux décrits plus haut.

( 337 )

à la fin de la Renaissance, on sent en lui un artiste encore influencé parfois par le souvenir du moyen âge.

On connaît de lui un Exorcisme Ton voit, selon la tradi¬ tion primitive, les démons, chassés du corps du possédé, s’échapper par la fenêtre sous la forme de petits dragons ailés.

Incitai# ai kgttei&n curât v dram imtungi d çcmjw&HQt \ \ quim ûleikmtii ojpmjit'S J Vv â&men tpse libérât , yy

Fig. 491.

Le démon du moyen âge apparaît encore dans la scène du Pendu (fig. 191) ainsi que dans la gravure représentant un Enfer , et surtout dans une Tentation de saint Antoine , l’artiste se montre le digne continuateur de J. Bosch et de Breughel le Vieux. Ses démons, constitués par diverses parties d’animaux, notamment un petit monstre à droite en forme de crapaud,

Tome LX1I.

22

( 338 )

rappellent certains personnages fantastiques de la Chute des anges rebelles de Breughel d’Enfer au Musée royal de Bruxelles (fig. 187).

Parmi les autres sujets satiriques familiers rappelant Breu¬ ghel le Vieux, reproduits par la gravure, il faut citer à Amster¬ dam : Het bedorven huishouden (la maison mal tenue), nous voyons un cordonnier paresseux mangeant et buvant devant son établi. Tandis que sa fille chante et que ses apprentis se querellent, sa femme, fort animée, semble gronder tout le monde. Cette gravure porte quatre vers commençant par ces mots :

Nu vrouwe gij kijft ons al te vroeg...

(Gravée par P. van den Borcht, elle a été éditée par la bou¬ tique des Quatre-Vents.)

Cari van Mander, à Meulebeke près Courtrai (1548-1606), a, lui aussi, voulu s’essayer dans le genre de Breughel. On lui doit une kermesse intitulée der bouren (sic) kermis , qui fut gravée et porte une inscription commençant par ces mots : « Nu laat ons wesen fraie en fris ...» C

Ces derniers artistes marquent la fin du genre satirique à l’époque de la Renaissance proprement dite.

1 Cette estampe est citée par F. Muller, Beredeneerde bescliryving der Nederlandsche historieplaaten , spotprcnten , etc. Amsterdam, t. IV, p. 109, 1118 (N).

( 339 )

CHAPITRE XVII.

Les continuateurs de Breughel et les « petits-maîtres *• du XVIIe siècle. Fin du genre satirique dans la pein¬ ture flamande au XVIIIe et au XIXe siècle.

David Vinckenbooms. Le Golgotha. La Kermesse de village, à Berlin. Car¬ naval sur la glace , à Munich, à Florence, etc. Gravures satiriques. Volks muziek. De spot met den Oorlog , etc. Nieulant. J. Callot. David Teniers le Vieux. Les kermesses et la Tentation de saint Antoine , à Berlin. David Teniers le Jeune. Les Sociétés. Les Cinq sens, à Bruxelles. Les paysans de Teniers comparés à ceux de Breughel. Situation du pays. La censure. Plaire aux yeux et épanouir les rates. Satire du paysan et de l’homme du commun seule permise et sans danger. Scènes animales. Le genre fantastique au XVIIe siècle. Les représentations religieuses. Séances d’alchimie. Sorcières. Tentations de saint Antoine. Les bras partijen. Le rustre chez les petits-maîtres. Van Thulden, Noce flamande , à Bruxelles. Rijckaert, Comme les vieux chantaient, à Dresde. Schoevaerts. J.-C. van Eyck. Adrien Brauvver, Rixe de paysans ivres, à Munich. Jos. Craesbeek. Expres¬ sion. Un déjeuner, à Vienne. Tilborgh. Le même genre chez les auteurs dramatiques. Jordaens, Scènes de la vie intime. Fête des rois. Concert de famille, etc. Le Satire et le paysan. Piubens. Sa Kermesse flamande. Sujets champêtres. Sujets diaboliques et fantastiques. Micheau el Beschey au XIXe siècle. Fin du genre satirique de Breughel. L’art moderne. Le genre de Breughel renaitra-t-il?

Parmi les peintres qui continuèrent au XVIIe siècle les tra¬ ditions et la manière de composer de Breughel le Vieux, il faut citer tout d’abord le peintre malinois David Vinckebooms, qui naquit en 1378 et mourut à Amsterdam en 1629. On sait qu’il excella dans le paysage il sut être personnel, mais que dans ses figures aux colorations plutôt criardes, il s’inspira incontestablement de notre grand créateur de scènes cham¬ pêtres et de mœurs villageoises.

Le Golgotha du Musée de Munich, qui rappelle jusqu’à un certain point un des chefs-d’œuvre de Breughel le Vieux,

( 340 )

le Portement de croix de Vienne, doit être considéré comme son chef-d’œuvre.

Dans l’une comme dans l’autre composition, on voit le cor¬ tège du supplice du Christ se déployer en une infinité de figures, l’on remarque des épisodes nombreux, souvent tout à fait inutiles au sujet, disposés chez l’un comme chez l’autre dans un paysage immense. Plusieurs autres compositions, même parmi les plus importantes, rappellent également des sujets souvent traités par Breughel, qui semble l’avoir singu¬ lièrement inspiré.

Parmi ces sujets, il faut citer les Kermesses de village , de Berlin et de Munich, ainsi qu’une Fête villageoise sur une pelouse, à Dresde, et des Pauvres estropiés recevant des secours devant la porte d’un couvent L Une foire au village orne le musée de Hambourg; Un Carnaval sur la glace, celui de Munich, et des Personnages dansant sur la glace, celui de Florence.

Le musée d’Anvers possède de Vinckenboomsun de ses meil¬ leurs tableaux, dans le genre fête populaire : c’est une Kermesse aux environs d’Anvers.

On peut facilement y constater des réminiscences nom¬ breuses et incontestables de notre grand peintre satirique fla¬ mand. On y remarque notamment de nombreux villageois dansant ou attablés au cabaret, des boutiques foraines et des représentations populaires, rappelant celles de la Kermesse d’Hoboken , dont nous avons vu la reproduction figure 160. A droite, au fond, une rixe et divers autres épisodes plus ou moins satiriques, familiers aux compositions du maître, rendent la similitude encore plus complète. On sait qu’il existe de ce tableau, gravé par Nicolas de Bruyn -, une copie ancienne au musée de Bruges.

David Vinkenbooms s’inspira aussi des gravures satiriques et moralisatrices de Breughel le Vieux, dont il continua le genre.

1 Le même sujet, exécuté par Vinckebooms, est au Musée de Stock¬ holm.

2 On connaît d’autres estampes anciennes exécutées d’après ce tableau.

( 341 )

Parmi ses œuvres gravées, il faut citer une Satire de la mau¬ vaise éducation , portant pour devise

Ongebonden jeucht Selden ouders vreucht,

qui se trouve au Cabinet des estampes à Amsterdam. On y voit l’intérieur d’une maison patricienne; à droite se tient le maître du logis ; il est dans une galerie ouverte au-dessus de laquelle on remarque un bouclier portant la devise : niet zon- der loon * ; il montre à sa famille des sacs pleins d’argent. Près de lui sont groupés sa femme avec son nourrison ainsi que leurs autres enfants grands et petits, qui jouent entre eux. Dans le lointain, un voyageur tombe avec son cheval sur la route, formant ainsi un contraste voulu avec le calme de l’heureuse famille à l’avant-plan.

Le Cabinet des estampes de la Bibliothèque royale de Bruxelles est très riche en compositions gravées d’après notre peintre malinois. Elles sont trop nombreuses pour les passer ici toutes en revue. Il suffira de citer les plus intéressantes au point de vue qui nous occupe. Parmi celles-ci, notons : le Nid dérobé, nous voyons deux paysans suivre des yeux un jeune garnement dérobant un nid dans un arbre, tandis qu’un petit voleur profite de leur inattention pour puiser dans l’escarcelle de l’un d’entre eux. Ce sujet a été reproduit en petit avec des variantes qui lui donnent une portée antireligieuse, car le jeune filou s’y trouve remplacé par un moine qui, lui aussi, plonge la main dans une bourse pleine. Cette composition est signée P. Y. B (oms) et a été gravée par Visscher. Une série de mendiants joyeux ont été exécutés en 1608. L’une des

estampes porte une légende commençant par ces mots :

»

De sieckgens zijn seer verblijt De trommel sijt den reppen...

1 Rien sans sa récompense.

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Une autre avec un aveugle jouant de la vielle :

Siet hoe jorden luystert Naer de blindemans’ lier...

Une scène prenant à partie les oppresseurs de nos paysans et montrant des sentiments analogues à ceux que nous avons observés chez Breughel le Vieux, se trouve au même dépôt.

Nous y voyons des gentilshommes avec leurs femmes et leurs enfants installés chez un paysan, ils font bombance à ses dépens. L’épée ou le poignard à la main, ils se font servir par un malheureux à genoux, tandis que sa femme, coiffée de la cape des fous, fuit terrorisée. Une scène de brigandage dans un paysage, gravée par Londerseel, a une portée analogue.

Une boutique de barbier présente également une partie sati¬ rique et politique; on y voit un mouton rasé de près, en pré¬ sence de diverses personnes. Une légende accompagne ce sujet :

Comt Heer en cnaep tôt dat.’ hier vol is, le scheer het schaep nae datter wol is.

Cette estampe porte le millésime 160o et les signatures de P.-V. Boins (sic) et Visscher.

Bien d’autres graveurs reproduisirent ses compositions, qui eurent d’ailleurs le plus grand succès. De Bruyne en grava plusieurs et en composa lui-même, dans lequelles on reconnaît également la tradition de Breughel le Vieux. Le Cabinet des estampes à Bruxelles possède une belle série de ses composi¬ tions illustrant des sujets de l’Ancien et du Nouveau Testa¬ ment, nous trouvons cette influence des plus visibles. Parmi celles-ci, il faut citer deux planches sans titre avec un crocodile suspendu et des gamins jouant; le Massacre des innocents; le Golgolha, le Christ présenté au peuple; le Cavalier et la mort, etc.

Dans une autre composition gravée, nous voyons des paysans buvant en plein air, tandis que des mendiants, trois hommes et deux femmes, dansent en rond.

Cette estampe, éditée par C.-J. Visscher et probablement

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gravée par P. Serwouters, porte une inscription commençant par ces mots :

Deesen ombeschaemden hoop,

Dees leege bedelbroeken...

Le catalogue de F. Muller cite également diverses gravures satiriques, notamment les nos 1713 et 3201, portant le titre : De spot met d'Oorlog , exécutées d’après des œuvres de Vincken- booms.

Le 1118 (T) notamment, intitulé Volks musiek , qui appar¬ tient au même genre et signé Vinckeboins [sic), a été édité par C.-J. Visscher.

C’est probablement à l’époque il habitait déjà la Hollande que notre peintre fit des compositions satiriques dirigées contre les moines, notamment une paraphrase de l’estampe de Breughel, la satire des Mauvais bergers, dont nous avons vu plus haut la reproduction.

Comme dans l’estampe inspiratrice, nous y remarquons le verset de la Bible de saint Jean, chapitre X : « Ik ben des Schaepstals deur ». Le Christ, représenté en bon pasteur, sort également de la bergerie, tandis que des moines cette fois escaladent le toit ils font des brèches pour ravir les brebis J.

Cette analogie entre l’art de Vinckenbooms et celui de Breu¬ ghel le Vieux, à près d’un siècle d’intervalle, mérite d’être notée, car c’est le seul artiste de cette époque qui continua ses traditions anciennes et son genre satirique vraiment flamand, ai est vrai qu’à Amsterdam, il passa les dernières années de sa vie, notre peintre malinois se trouvait hors de portée des censeurs ecclésiastiques et de leurs durs châtiments.)

Adrien van Nieulant, à Anvers en 1590, montre dans son tableau du Musée de Bruxelles, 367, un Épisode de carnaval

1 Cette estampe est datée de 1606 et a été éditée par C.-J. Visscher. Elle est, comme les précédentes, renseignée dans la Beredeneerde bescliryving van nederlandsche historieplaaten, etc., de F. Muller, Amsterdam, t. IV, supl., 431 (a).

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sous les murs d'Anvers , nous voyons, dans un des fossés gelés des fortifications de cette ville, une foule de curieux regardant trois couples de patineurs qui dansent; les dames en brillants costumes, les hommes déguisés en masques italiens *. Dans certains des personnages qui se trouvent parmi les spec¬ tateurs, on retrouve des réminiscences incontestables des comparses que l’on rencontre généralement dans les composi¬ tions analogues du peintre-graveur français Jacques Callot, à Nancy (1592-1635), qui lui aussi s’inspira des œuvres de notre grand satirique flamand Pierre Breughel le Vieux 2.

Dans son ouvrage sur la Caricature sous la réforme et la ligue , M. Champtleury 3 est très affirmatif à cet égard : « Ceux qui connaissent les vieux maîtres flamands, Jérôme Bosch, Breughel le Drôle, Théodore de Bry, savent d’ailleurs com¬ bien Callot a emprunté à leurs planches de détails pour sa Tentation de saint Antoine. Ceux-là, les peintres flamands du XVIe siècle, étaient pleins d’imaginations compliquées, débor¬ dantes, confuses. Travailleurs infatigables, ils avaient bourré leur grange d’un tel amas de drôleries, de rêves fantastiques, de symboles étranges, que les artistes qui leur succédaient y trouvaient tous à puiser ».

David Teniers le Vieux (Anvers 1582-1649) continua la tradi¬ tion des sujets familiers de Breughel le Vieux, mais en appor¬ tant dans leur exécution un peu du faire d’Uzheimer de Franc¬ fort, qu’il rencontra lors de son voyage en Italie. Il subit aussi l’influence de Bubens dont on dit qu’il fut l’élève.

David Teniers (père) peignit les Sept œuvres de Miséricorde , sujet également traité par Breughel le Vieux. Cette peinture se trouve à l’église de Saint-Paul à Anvers. D’après M. Mantz 4, « il faut voir dans ce tableau, médiocre peut-être, mais à coup

1 Voir G. Lafenestre, La Peinture en Europe. La Belgique. Paris, p. 68.

2 E. Meaume, La vie et les œuvres de Jacques Callot.

5 Champfleury, La Caricature sous la Réforme et la Ligue.

4 Paul Mantz, Histoire des peintres. G. Lafenestre, La Peinture en Belgique. Paris, p. 273.

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sûr intéressant, une production très inspirée de la nouvelle manière de Rubens à l’époque où, tout resplendissant de soleil italien, le maître rentre glorieux à Anvers, c’est-à-dire au commencement de 1609 ».

Dans le genre foires, kermesses, sociétés joyeuses, riant et chantant au soleil, il est le continuateur de Breughel, tout en faisant pressentir son fils, dont la réputation devait éclipser si complètement la sienne.

Malheureusement la plupart de ses tableaux, appartenant déjà au genre spécial dans lequel David Teniers le Jeune devait exceller, se trouvent à l’étranger. Parmi ceux-ci, il faut citer : deux Kermesses villageoises, à Dresde; un Médecin assis, une bouteille à la main, à Florence; deux Tabagies, à Stockolm, et une Tentation de saint Antoine, à Berlin. Cette dernière œuvre nous le montre continuant le genre fantastique de Breughel et de J. Bosch, pour lesquels nos compatriotes se montrèrent toujours si portés.

Le Musée de Bruxelles ne possède de lui que les figures dont il anima un paysage probablement peint par van Artois.

Un autre tableau : Une Guinguette, de la collection du duc d’Arenberg, signé David Teniers, nous montre, dans une cour, un couple dansant au son d’une cornemuse dont joue un ménétrier monté sur un tonneau, tandis qu’un autre couple sort par une porte, et çà et d’autres paysans, paysannes et servantes attablés, rappelant déjà les sujets analogues qui firent le succès de son fils.

David Teniers le Jeune (Anvers, 1610- 1690) le plus connu de nos petits maîtres flamands, fut longtemps considéré avec Rubens et Van Dyck comme une des trois personnalités artistiques composant la trilogie la plus glorieuse de l’Ecole flamande. Malgré son talent incontestable, il y a certes à en rabattre, car les connaisseurs les plus autorisés, tels Wilhem Rode l, A. Philippi, etc., lui préférèrent non sans raison les

1 A. Philippi, Rubens und die Ftamlander. Leipzig, 1900, p. 198.

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œuvres plus sincères et plus vraies d’Adrien Brauwer. Il faut avouer que Teniers, dans ses paysans abâtardis, aux propor¬ tions courtes, aux articulations presque figées, aux expressions banales, toujours les mêmes, ne rend pas l’apparence réelle de nos robustes villageois flamands, que Breughel, avec ses moyens techniques primitifs, Rubens et Jordaens dans leur exécution prestigieuse, surent nous représenter exubérants de vie, de force et de santé.

David Teniers (le Jeune) fut le continuateur de son père en interprétant d’une façon nouvelle le genre populaire, débar¬ rassé de toute note attristante. Ce genre ainsi compris devait nous fournir une série de sujets gais et humoristiques, faits pour orner les salons distingués et séduire les amateurs riches de son époque, peu portés vers les sujets réalistes mettant en scène le triste étalage des misères humaines et les revendica¬ tions sociales inopportunes. On croirait même que dans les œuvres de Teniers, les personnages, quoique peints avec une science et un charme indéniables, ne furent pas toujours exécu¬ tés d’après nature. On sait d’ailleurs qu’à la fin de sa carrière, il se contenta de recopier ses anciennes études, dont il refit nombre de tableaux.

Teniers, peintre de la cour de l’archiduc Léopold, favorisé de la protection de Juan d’Autriche et de la faveur de Philippe IV, roi d’Espagne (on sait que ce dernier remplit une galerie de ses œuvres), anobli en 1663, devait avoir peu de points de contact avec le peuple et le paysan flamand, quil voyait le plus souvent du haut de la terrasse de son château des Trois Tours (de drie torens) à Perk, près d’Anvers. Aussi, ses premières toiles nous montrent-elles généralement des Sociétés ou réunions de personnes de qualité attablées, comme c’est le cas pour les Cinq Sens du Musée de Bruxelles L Ce

1 Ce tableau, 462 du catalogue, est signé D. Teniers Fec. Le joueur de guitare serait le peintre lui-même; la dame en robe bleue, sa femme. Il existe de nombreuses répliques de ce sujet.

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n’est que plus tard, à la vue des chefs-d’œuvre de Brauwer, qui rendit avec tant de vérité et de réalisme la vie des humbles, qu’il s’adonna lui-même, mais sans grande conviction, à ce genre, dont Breughel le Vieux fut le puissant créateur.

Mais quelle différence à moins d’un siècle d’intervalle entre les deux peintres de mœurs qui caractérisèrent le mieux des époques si dissemblables! D'un côté, les mâles rustres de Breughel, tannés par le soleil, dans lesquels semblent revivre les Gueux héroïques qui firent une si rude guerre à l’Espagne; de l’autre, les paysans abâtardis et domptés, qui avaient pris l’humiliante devise :

Die het land heeft,

Die heeft mv oock !

«/

(Qui a le pays, m’a aussi.)

Les temps d’ailleurs étaient changés; successivement nos villes les plus turbulentes, Gand, Bruges, Ypres, Louvain, Audenarde, après tant de sang versé, s’étaient endormies dans l’indifférence politique. On aspirait au repos, « repos qui leur fut versé à plein bords par Albert et Isabelle. Ceux-ci recom¬ mandaient la douceur aux dépositaires de l’autorité, mais cette douceur avait pour but d’énerver les administrés. Il s’agissait de faire succéder un sommeil paisible à la mâle vigueur jadis déployée par les Belges. Albert et Isabelle s’ac¬ quittèrent à merveille de cette mission, et si quelques lueurs traversent les ténèbres qu’on épaississait avec soin, c’est plu¬ tôt à l’époque antérieure qu’à l’inlluence immédiate des archi¬ ducs qu’il faut l’attribuer * ».

Le monde bourgeois, devenu de plus en plus vulgaire, avait banni comme ridicule toute idée d’art philosophique. La crainte d’éveiller les soupçons de la censure était si grande que,

1 Ch. Potvin, Albert et Isabelle; fragments sur leur règne , p. 5. Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique , p. 247.

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dans la littérature comme dans l’art, on sembla se contenter d’un seul et même but : Plaire et amuser

David Teniers et la plupart des peintres de mœurs de son époque satisfirent pleinement à ce programme : ils surent plaire par une technique prestigieuse et épanouir les rates par l’étalage des travers vulgaires de nos paysans, que seuls on pouvait attaquer impunément, en faisant la satire banale de leurs goûts grossiers pour la ripaille et la paillardise, ainsi que celle de leur soif inextinguible.

David Teniers essaie cependant de nous les montrer dans leur intimité familière. Nous voyons nos paysans au marché, nettoyant l’étable, trayant les vaches. Ils lèvent les filets, repassent les couteaux, tirent à l’arc, jouent aux quilles ou aux cartes.

D’autres font la grimace en se faisant panser ou arracher des dents. Ils salent le lard, font des boudins, fument, chan¬ tent, dansent ou caressent des filles. Ils boivent surtout, ils boivent en vrais Flamands, et les flots de la bière ingurgitée semblent leur avoir fait oublier leur liberté perdue et leur aveulissement.

Mais que nous sommes loin des âpres satires philosophiques, politiques ou religieuses de nos grands satiriques! Le genre créé par Jérôme Bosch et Breughel le Vieux était mort.

Les scènes animales que Teniers excella à rendre, n’étaient plus, comme chez nos miniaturistes médiévaux, le prétexte de parodies hardies prenant à partie toutes les classes de la société. Ses singes affublés de costumes prétentieux boivent au cabaret , comme à Cherbourg, ou fument dans une taverne, comme à Munich (fig. 192). On voit un dîner de singes à la galerie de Lichtenstein (Vienne) et des Singes barbiers faisant la barbe à des chats dans la collection du duc d’Aumale.

Les sujets fantastiques et diaboliques n’avaient pas perdu de leur vogue. Les représentations religieuses ou les mystères figuraient en tableaux vivants dans les processions et existaient

1 Stecher, Histoire de la littérature néerlandaise en Belgique . p. 247.

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encore dans les cortèges l’ancienne démonologie n’était pas oubliée. Un voyageur français du XVIIe siècle, Michel de Saint- Martin1, ayant assisté à la « carmesse» (kermesse) de Bruxelles, décrit un cortège avec des diableries. « L’Enfer se présenta d’abord, dit-il, aux yeux des spectateurs; il parut sous la figure d’un grand chariot entouré de toiles étoient dépeints des Dragons et des Serpents, et au-dedans on voyoit des homes (sic) vêtus en Furies (démons) qui jettoient continuellement des fusées en si grand nombre qu’ils sembloient convertir l’air en fiâmes (sic). »

Fig. 192. Singes buvant et fumant à la taverne , par David Teniers le Jeune

(Musée de Munich).

Plus loin, comme dans les mystères médiévaux, « un grand jeune-hôme (sic), qui représentoit Saint Michel avec ses deux

1 M. Michel de Saint-Martin, Relation d'un voyage fait en Flandres, Brabant , Hainaut , Artois , Cambresis en l'an 1661. Caen, Marin Yvon, M.DG.LXVII, pp. 228 et suiv. (Bibliothèque royale de Bruxelles).

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ailes, une croix au front et l’espée nûe à la main qu’il remuait incessamment en se tournant à droit (sic) et à gauche. Il y avoit à ses costés d’autres jeunes homes vestus en Furies, dont les uns combattoient contre luy, les autres dancoient et fai- soient diverses postures ».

Dans le cortège figuraient divers animaux de proportions colossales, tels que « Chameaux, Lyons, Eléphans, de grands chevaux et autres bestes représentées au naturel et qui estoient portées par des hommes cachés au dessous ».

On y voyait aussi « en peinture un Dragon étendu de son long sur une grosse Machine au haut de laquelle il y avoit une belle fille d’environ quinze ans 4, et deux autres plus bas ».

Les scènes diaboliques exécutées par David Teniers le Jeune sont nombreuses. On connaît de lui une Évocation au Musée de Bordeaux; des Séances cl' Alchimie ou de nécromancie dans les galeries de La Haye et de Berlin ; une Sorcière représentée au milieu de ses maléfices dans la collection de Sutherland.

Quant à ses Tentations de saint Antoine , elles sont des plus nombreuses; on en trouve trois au musée de Madrid, deux à Dresde, une à Berlin, Saint-Pétersbourg, Lille, Rennes et Bruxelles. Dans toutes, nous trouvons une sorcellerie gaie, des drôleries amusantes mais bien distantes des cauchemars terri¬ bles de Jérôme Bosch et des diableries satiriques et moralisa¬ trices de Pierre Breughel le Vieux.

Dans les œuvres fantastiques de Teniers, toute allusion philosophique est soigneusement bannie, on sent que l’artiste a voulu surtout plaire aux yeux et amuser.

Comme le dit fort bien Ernest Renan « ses sujets diabo¬ liques n’apprennent rien en fait de morale, ne réfutent rien en fait de politique; son but n’a pas été de prêcher, d’améliorer ni d’instruire; il n’a pas voulu prouver que la foi profonde triomphe des assauts les plus violents. Il a été badin et fan-

1 Le voyageur français ne dit pas quel était son costume.

- Ernest Renan, Lettre à Flaubert l’occasion de sa Tentation de saint Antoine).

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tastique», et j’ajouterai qu’il s’est montré peintre inimitable et artiste consommé. Ses démons et ses monstres sont des pré¬ textes à des peintures prestigieuses, inimitables, car, comme le disait Boileau, cet excellent appréciateur de la forme,

Il n’est point de serpent ni de monstre odieux Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux.

David Teniers fut de son temps; il sut plaire et amuser sans donner prise à la censure. Rire et oublier, telle était alors la tendance générale; et nous retrouvons cette tendance non seulement dans la peinture de mœurs satirique, mais aussi dans la littérature et le théâtre de l’époque, toute satire poli¬ tique ou philosophique, toute allusion à la lutte des classes était sévèrement censurée. Les « bras partyen » (ripailles), que Teniers reproduisait, mais bien atténuées dans ses peintures, étaient à la mode dans toutes les classes de la société; elles semblaient la consolation de tous maux. C’est au cliquetis des bouteilles et des hanaps que les « gilde broeders » dégénérés osèrent en 1685 célébrer le centième anniversaire de la prise d’Anvers et le triomphe de Farnèse.

Les héroïques défenseurs d’Anvers du temps de Marnix avaient fait place aux Anversois à la mode d’Espagne, dont le « spotnaam » ou sobriquet « Sinjorkens » est resté jusqu’au¬ jourd’hui populaire.

La parodie du paysan et de l’homme du commun (voir un Cabaret à Munich) étant seule sans danger, les artistes comme les littérateurs du temps se rabattirent sur ce genre de satire et surent en tirer tout le parti possible.

Voilà la raison pour laquelle le rustre, apparu au XVIe siècle dans notre peinture, envahit de plus en plus l’École flamande au XVIIe.

Il y anime les tableaux et les sujets champêtres de nos grands paysagistes comme il se carre vicieux et brutal dans les com¬ positions de nos « petits maîtres » flamands.

Nous le voyons établir insolemment sa débauche, « son large rire de baffreux et de boit-sans-soif » non seulement dans les chefs-d’œuvre de Brauwer, de Teniers, de Craesbeek, mais

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dans des œuvres de Théodore van Thulden (1606-1676), une Noce flamande , musée de Bruxelles de Ryckaert [Comme les vieux chantaient piaillent les petits , musée de Dresde).

La Noce flamande de Van Thulden, 475 du catalogue du musée de Bruxelles, constitue une œuvre capitale dans l’œuvre de ce peintre, et nous y retrouvons encore des réminiscences certaines de Breughel le Vieux. Dans une cour de ferme, à droite, des convives sont attablés; au milieu, la mariée, ayant suspendu au-dessus de sa tête, selon la mode du temps, une couronne symbolique. Au premier plan s’étalent des marmites, des buveurs couchés et un chien; au milieu de la composition se déroule une ronde devant deux couples de châtelains.

Comme nous voilà loin, dans ce sujet populaire, de l’élégance maniérée habituelle de Van Thulden s’inspirant ordinairement des maîtres italiens alors à la mode, et comme il revient avec facilité dans cette œuvre unique à son caractère naturel bien flamand!

David Ryckaert, le troisième du nom, à Anvers (1612-1661), exécuta un grand nombre d’excellents tableaux dans le genre qui nous occupe. La plupart sont datés entre 1638 et 1659. Ce peintre est ordinairement considéré comme un imitateur de David Teniers, quoique ses figures plus vivantes nous montrent cependant un artiste individuel et bien personnel. 11 s’inspira incontestablement de notre grand peintre populaire Jordaens, qu’il rappela dans ses scènes rustiques et familières de dimen¬ sions généralement moins grandes.

Son chef-d’œuvre, c’est l’illustration d’un proverbe flamand cher à Jordaens : Comme les vieux chantaient piallent les petits au musée de Dresde (fig. 193). Nous y voyons des enfants parodier gaiement les habitudes de leurs parents, dont ils font la satire vivante.

Nos musées belges possèdent plusieurs œuvres de David Ryckaert III. La Fête villageoise du musée d’Anvers, 322 du catalogue, nous montre une scène dans le goût du jour, pleine de gaîté, l’on boit ferme, tout en embrassant les filles.

1 van Thulden ou Tulden, Théodore, à Bois-le-Duc, 1606-1676 (?).

L. Maeterlinck, Mém. cour, et autres Mém., t. LXII, p. 352

Fig. 493. Comme les vieux chantaient piaillaient les petits, par David Ryckaert III d'Anvers (Musée de Dresde).

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La scène est plus paisible dans le Repas rustique, 427a du Musée de Bruxelles, les parents et les grands-parents, atta¬ blés, assistent à une ronde d’enfants. Ce tableau est signé et porte la date de 1651.

Le Chimiste dans son laboratoire , 427, nous montre, exé¬ cuté par le même artiste, un souvenir de ces scènes d’alchimie encore populaires, mais bien loin comme portée du sujet ana¬ logue illustré par Pierre Breughel le Vieux, dont nous avons vu plus haut la description.

Ses tableaux représentant des diableries sont les plus esti¬ més; parmi les meilleurs dans ce genre spécial, il faut citer une Tentation de saint Antoine, à Florence (il en exécuta plusieurs), et une Sorcière avec des lutins , à Vienne.

Le paysan et le rustre apparaissent encore, mais moins nature, dans les tableaux champêtres exécutés par Mathieu Schoevarts, de Bruxelles, à la fin du XVIIe siècle i. Le Musée de sa ville natale possède de lui une curieuse Promenade du bœuf gras, 425, et un Marché de poisson sur une côte, 436 du cata¬ logue. Ces deux tableaux sont signés M. Schoevaerts ; ils rap¬ pellent encore, mais d’un peu loin, les peintures de David Teniers.

Parmi les « petits maîtres» contemporains de David Teniers, il y a lieu de tirer hors de pair Adrien Brauwer, à Aude- narde en 1608, mort à Anvers en 1640.

C’est lui qui est incontestablement au premier rang et à qui revient le titre de premier de nos peintres de mœurs à cette époque. Le paysan flamand réel, avec ses tares et ses vices, revit grâce à lui avec une vérité et un réalisme étonnants.

Sa technique artistique était parfaite; on sait que Bubens, excellent juge s’il en fut, acquit dix-sept de ses œuvres pour en orner sa galerie particulière, honneur qui n’échut pas au peintre et seigneur du château de Perck. Si Brauwer ne doit rien à

1 Schoevaerts (Mathieu), Bruxelles. On croit qu’il naquit vers 1667; reçu franc maître à Saint-Luc en 1690, doyen en 1692. Il visita la France.

Tome LXII.

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Teniers, nous savons par contre que ce dernier étudia ses œuvres avant de créer son genre champêtre, qui lui valut tant de succès. Avec des moyens d’exécution plus savants, Brauwer sut compléter la technique de Breughel le Vieux en reprodui¬ sant de main de maître la vie grossière de nos paysans, dont il scruta et nota le caractère dans toutes ses manifestations. Le naïf, l’ignoble, l’atroce furent tour à tour les grands contrastes qu’il se plut à reproduire; il semble qu’il soit impossible d’avilir l’homme sur la toile avec plus de force et d’énergie qu’il ne le fait, mais aussi quelle satire vraie découvre-t-on sous la grossière écorce de l’abrutissement de ses modèles! Chose curieuse, la femme, dont nous avons trouvé des satires si nombreuses dans les compositions de Breughel, n’apparaît presque jamais comme figure principale dans les œuvres de Brauwer. Il négligea aussi, croyons-nous, le genre fantastique. Comme tous ses contemporains, il se garda, dans le genre satirique, de toute tendance politique ou moralisatrice, se con¬ tentant de représenter la satire de l’homme du commun tel qu’il le voyait.

Ses œuvres sont rares. Le Musée de Dresde en possède cependant un certain nombre (sept); le Musée de Munich en conserve quelques-unes, entre autres une Rixe de Paysans ivres , un vrai chef-d’œuvre d’exécution et d’expression. A Saint-Pétersbourg, on remarque plusieurs de ses Scènes gro¬ tesques; à Bruxelles, deux tableaux, entre autres les Buveurs attablés (signé), provenant de la vicomtesse du Bus de Gisignies, et une Dispute (nos 193 et 194 du catalogue) ; le Musée d’An¬ vers une Partie de Cartes.

La galerie de peintures du palais d’Arenberg possède un Intérieur de Cabaret , où, parmi de nombreux buveurs, nous remarquons au fond un homme embrassant une femme.

Joseph van Craesbeek ou Craesbeke, à Bruxelles en 1608, mort en 1661, imita le genre de son ami Brauwer, dont il fut l’élève. Il renchérit encore sur sa manière réaliste. Il fit la satire de l’homme dépravé dans tout ce qu’il peut offrir d’ignoble et de méprisable. La plupart de ses personnages

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nous montrent des visages et des expressions vraiment pati¬ bulaires. Son chef-d’œuvre, qui représente un Déjeuner, est à Vienne à la galerie Lichtenstein.

Le Musée d’Anvers possède un Intérieur de Cabaret attribué au maître. L 'Atelier du Peintre de la collection du prince d’Arenberg à Bruxelles est considéré comme une des meil¬ leures œuvres de Craesbeek. Il y montre ses qualités princi¬ pales, facilité de composition, animation de ses person¬ nages dont les têtes semblent vivre, et une mise en scène naturelle, la lumière circule avec abondance. D’après Burger, la femme assise au premier plan de YAtelier du Peintre, qu’on retrouve dans plusieurs autres tableaux de l’artiste, serait sa femme, et dans le jeune fumeur, il faudrait reconnaître son ami et maître Adrien BrauwerC

Cette œuvre est signée à gauche, sur le montant de la porte, J. V. C. B.

Gilles van Tilborgh, à Bruxelles (1625-1687), est également considéré comme un imitateur de Brauwer, dont il n’atteignit cependant pas les hautes qualités. On peut s’en convaincre en examinant ses œuvres principales dans ce genre : un Repas à La Haye; une Noce hollandaise à Dresde ; un Corps de garde et des Paysans attablés à Saint-Pétersbourg; ainsi que la Fête Villageoise de Lille ; l’on reconnaît cependant encore les traditions des compositions soignées, au coloris clair d’une si belle exécution du maître qu’il avait pris comme modèle 2.

Cette observation et cette étude satirique des mœurs des humbles et des paysans si générales au XVIIe siècle, nous les retrouvons également dans les théâtres du temps, qui tendaient à succéder aux mystères. Les auteurs des pièces flamandes

1 Voir G. Lafenestre, La Peinture en Europe. La Belgique , pp. 187, 188, 275 et 137.

2 Le Musée de Bruxelles possède du maître le Cortège des chevaliers de la Toison d'or et un Intérieur représentant une scène de famille. Ce der¬ nier tableau est signé Tilborgh.

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alors représentées mettaient à étudier leurs modèles vulgaires, la même minutie qu’apportaient à l’exécution de leurs tableaux nos Brauwer, nos Craesbeek et nos autres principaux « petits maîtres » que nous venons de passer en revue.

Le dramatiste flamand W. Ogier, qui rehaussa les brillantes fêtes de YOlyftak et des Violieren d’Anvers, composa dès 1627 une comédie intitulée Droncken Mein , qui plus tard, sous le nom de Gulzigheyt , se maintint plus d’un siècle au répertoire des théâtres néerlandais d’Anvers et d’Amsterdam. Nous y voyons, comme dans les tableaux de la même époque, la reproduction fidèle du monde des buveurs hétéroclites qui fréquentaient les tavernes et le Werf (le port d’Anvers). Son amour de la vérité était si grand, que nous le voyons, lui homme grave, aller étudier ses modèles jusque chez eux et même dans les établissements les moins recommandables. Ses scènes populaires, si bien observées, constituent de vraies photographies « parlantes », nous retrouvons tous ces types de buveurs que Brauwer et Teniers illustraient à la même époque. Peut-être croyait-on moraliser par la simple vue du vice mis en lumière. C’est ce que nous apprend W. Ogier dans les préfaces de ses Kluchten ou plaisanteries, et c’est ce qui explique la tolérance de la censure à l’égard de ces interpréta¬ tions de scènes souvent grivoises.

D’ailleurs le clergé lui-même prit souvent dans ses sermons le tour familier qui réussissait si bien au protestant Cats. Nous voyons les jésuites de Bois-le-Duc, placés à la frontière des deux Néerlandes, imiter le style familier et populaire de l’écri¬ vain zélandais en créant ce qu’ils appelèrent le catsiansche tranl ou genre de Cats. Adrien Poirters mérita d’être appelé le Cats catholique, et il prêcha avec un succès ininterrompu pendant trente ans à Anvers, Louvain, Lierre, et surtout à Malines, entremêlant ses sermons de vrais tableaux satiriques rappelant le genre de Breughel et agrémentant le tout d’anec¬ dotes, de proverbes et de jeux de mots qui de tous temps furent chers à nos Flamands appartenant à tous les rangs de la société. M. Stecher, dans son Histoire du Théâtre néerlandais ,

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a parfaitement observé que Ton trouve chez lui de véritables « esquisses d’intérieurs à la Teniers i ».

Le même auteur cite le Masque arraché au monde (1646), nommé quelquefois Ydelheyt (vanité), qui eut trente éditions, comme étant plein de traits analogues « le poète excelle à rendre finement les détails d’un ménage flamand comme le ferait le meilleur de nos petits maîtres nationaux ». Le texte, pour mieux plaire, était illustré, nous apprend M. Stecher, par de petits dessins « dus aux meilleurs artistes du temps : Diepenbeek, Natalis, Fruytiers, Mallery, Clouwet et Bout- tot » ( sic ).

Brauwer et Teniers auraient été mieux en situation pour faire ces illustrations, car ce furent ces deux artistes qui per¬ sonnifièrent le mieux le mouvement artistique et le genre satirique populaire de cette époque.

Cet engouement général pour les sujets rustiques, met¬ tant en scène nos paysans et le peuple flamand, ne fut pas sans tenter nos plus grands artistes. On connaît ces pages inoubliables Jordaens semble avoir voulu hausser à des altitudes d’épopées, les sujets pourtant vulgaires de simples tableaux de genre ou de moeurs flamandes : la Fête des rois, à Munich; la mise en action du proverbe : Ainsi que chantent les vieux gazouillent les petits, à Vienne 2 ; Y Enfant prodigue , à Londres ; le Concert de famille , au Musée d’Anvers; le Satyre et le paysan (fig. 194) du Musée de Cassel, dont une autre interpré¬ tation du même sujet existe au Musée de Bruxelles. Dans tous, il montre sa personnalité puissante en interprétant d'une façon intime et grandiose la vie populaire du peuple flamand, dont il semble avoir le mieux compris le type exubérant. Le recueil déjà cité de l’abbé Marolles, Cabinet des estampes, à Paris, contient une gravure d’après une peinture disparue de Jor¬ daens, nous voyons représenté un sujet énigmatique, mais

1 Son genre didactique le fait plutôt ressembler à lîreughel le Vieux, dont Cats fut un pâle reflet.

2 Répliques à Berlin et à Anvers. .

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certainement satirique, représentant une femme , un moine et un hibou L

Rubens lui-même, dans une œuvre unique, essaya de peindre une kermesse flamande, certainement inspirée des œuvres de Breughel le Vieux. Ce tableau, conservé au Louvre, nous montre ce sujet populaire, exécuté avec une fougue et un entrain endiablés. On y sent la joie de vivre, et avec cela cette gaîté bruyante et énorme d’un peuple de Titans bien loin, hélas! de la réalité

Fig. 194. Le Satyre et te paysan, par Jacques Jordaens (Musée de Casselj.

Quel contraste quand on compare cette composition, d’un

mouvement tourmenté mais si vivant, avec les personnages

§►

1 Page 301 du catalogue de M. Bouthot. Le Cabinet des estampes de Paris. Littérature et fictions diverses.

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charmants, mais conventionnels, qui figurent dans les fêtes villageoises et les kermesses de David Teniers ! On croirait que Rubens, en cette circonstance unique, ait voulu montrer d’une façon frappante à son ami le châtelain de Perck, de quelle façon on devait s’y prendre pour mettre de la vie et du mouve¬ ment dans des peintures ayant la prétention de rendre l’ani¬ mation de nos fêtes populaires flamandes.

Cette œuvre a être exécutée à l’époque notre plus grand peintre de l’école d’Anvers avait pris l’habitude de se retirer l’été en sa résidence seigneuriale du Steen , près de Malines t, acquise en 1635. C’est aussi que sous prétexte d’un sujet biblique, Y Enfant prodigue, Rubens fit la magistrale étude d’après nature d’une étable avec ses serviteurs, ses chevaux, ses vaches et ses pourceaux, qui se trouve au Musée d’Anvers, 781.

Rubens, qui chercha à vaincre toutes les difficultés, s’est essayé, lui aussi, dans les sujets diaboliques et infernaux. Sa Chute en Enfer 1 2 mérite surtout d’être rappelée, parce qu’elle nous montre toute la différence qui existe entre la façon d’interpréter ce sujet si populaire au moyen âge et l’époque vivait notre plus grand peintre du XVIIe siècle.

Malgré les différences de technique qui caractérisent la pein¬ ture prestigieuse de P. Rubens, on reconnaît cependant dans ce sujet diabolique, la continuation du sentiment satirique ancien encore visible notamment dans les attitudes tourmentées et ridicules de certains damnés, et la présence parmi eux de personnages d’une obésité visiblement outrée.

C’est avec les derniers imitateurs de Teniers et de Brauwer au XVIIIe siècle, tels que Micheau (Théobald), Tournai, 1676-1708; et Beschey (Balthazar), Anvers, 1708-1776, que

1 Le tableau der Schlosspark, (le parc du château) du Musée de Vienne montre une reproduction de ce moyenâgeux château du Steen. Il est entouré d’eau et accessible par un pont en pierre présentant des arches nombreuses.

2 Ce tableau se trouve à la Pinacothèque de Munich.

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s’éteint complètement le genre satirique populaire et les scènes empruntées à la vie réelle de nos paysans.

La mort du genre satirique des fêtes et des kermesses fla¬ mandes coïncide avec la naissance d’une esthétique nouvelle, dont la vogue bientôt fut générale. L’art français, qui après ses grands sculpteurs romans et gothiques avait été tour à tour tributaire du mouvement artistique flamand et de la Renais¬ sance italienne, reprenait tout à coup une place prépondé¬ rante. Les pastorales et les bergeries enrubannées deWatteau, de Lancret, de Fragonard et de Boucher séduisirent le monde par leurs grâces un peu mièvres mais charmantes, et nous voyons les artistes de tous les pays de l’Europe, y compris les nôtres, s’évertuer à les imiter.

La République française et le premier Empire remplacèrent cet art pimpant, dominaient les couleurs de cobalt et de carmin, par les grands sujets académiques empruntés à l’épopée napoléonienne ou à l’antiquité, entraînant encore une fois nos artistes à la suite de cette évolution nouvelle. En 1830, le réveil de notre nationalité donna lieu à une tentative de restauration du genre illustré par nos « petits maîtres » flamands. Ce mouvement factice, qui dura jusque vers 1850, remit un moment à la mode les scènes d’intérieurs rustiques et de cabarets pleins de buveurs, plagiats visibles des tableaux analogues de Brauwer et de Teniers.

Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que nous avons vu rentrer en honneur les sujets mettant en scène les humbles et les déshérités. Plusieurs de nos artistes modernes, et parmi eux nous pourrions en citer des plus grands, refirent et refont encore de nos jours, en s’aidant des ressources d’une technique nouvelle, le touchant plaidoyer que Breughel le Vieux avait fait, avant eux, en faveur des classes souffrantes et malheureuses de la société.

Mais la satire amusante et populaire, si éminemment fla¬ mande, telle qu’elle fut comprise par nos grands peintres drôles du XVe et du XVIe siècle, doit-elle être irrévocablement considérée comme morte?

La caricature obscène et l’image « rosse » des journaux

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amusants, mises à la disposition de toutes les bourses, leur ont-elles définitivement succédé?

Voilà des questions auxquelles il serait malaisé de répondre.

11 faut espérer cependant que le genre national, à la fois familier et moralisateur de Breughel le Vieux, renaîtra et qu’il reparlera encore au peuple, comme par le passé, le langage que seul il peut comprendre.

Déjà nous avons pu constater dans nos dernières expositions, chez quelques-uns de nos jeunes artistes d’avant-garde, une certaine tendance à ressusciter ce genre national illustré par la curieuse lignée de nos peintres satiriques au XVIe siècle.

Peut-être ce goût nouveau se développera-t-il et verrons- nous reparaître un jour sur la toile ou sur les murs de nos écoles ou de nos édifices publics, ces compositions, à la fois amusantes et moralisatrices de iadis; l’illustration de nos die- tons populaires et de nos proverbes, celle des paraboles instructives comme les Aveugles et les Mauvais bergers.

Les Vertus et les Vices, dont Pierre Breughel le Vieux sut faire des incarnations inoubliables ne seraient pas oubliés : Y Orgueil, cette vanité des grands et des faibles ; Y Envie obscure et lâche; la Colère qui tue; la Luxure et la Gourmandise qui ravalent au niveau de la brute ; Y Avarice qui tarit la prospérité; la Paresse , cette mère du paupérisme et des autres vices, feraient un contraste saisissant avec les anciennes vertus car¬ dinales; la Prudence qui guide et qui apprend; la Force qui permet de vaincre le mal ; la Tempérance qui enrichit et éclaire les idées, et enfin la Justice dont chacun a soif.

La vulgarisation de ces compositions utiles, nos artistes sauraient mettre toutes les ressources de l’art moderne, contribuerait peut-être à résoudre, par des exemples qui apprennent mieux que des paroles, ces terribles questions, qui déjà préoccupaient Pierre Breughel le Vieux et les penseurs de son époque : l’extinction de l’alcoolisme et du paupérisme ainsi que l’apaisement des luttes des classes, par l’amélioration de la nature humaine, sans laquelle nul progrès durable n’est possible.

TABLE DES MATIÈRES.

Avant-propos . .

pp. 3 à 10

CHAPITRE PREMIER.

Origines antiques.

Goût général pour la satire figurée. Ses origines anciennes. Les ancê¬ tres de l’épopée du Renard dans l’art satirique égyptien, grec et romain.

Son influence sur le genre satirique flamand. Les mimes anti¬

ques. Le masque antique. L’art satirique barbare avant l’occu¬ pation romaine. Les terres cuites gauloises et gallo-romaines. Persistance des traditions de l’art satirique romain chez les sculpteurs de nos cathédrales (Tournai) . pp. 11 à 24

CHAPITRE II.

Époque de transition de l'antiquité au moyen âge.

La transition de l’antiquité au moyen âge. L’art satirique réfugié dans les couvents. Mélange de l’art romain dégénéré et d’un art barbare nouveau autochtone. L’art franc du VIe siècle comparé aux enlumi¬ nures satiriques de nos premiers manuscrits. La Vita sancti Amandi (VIIIe siècle). Bibliothèque de Gand. Le manuscrit de Maeseyck (VIIIe siècle [?]). Le sacramentaire de la Bibliothèque de Cambrai (VIIe siècle). Les Vitæ sanctorum Belqicorum (X® et XIe siècle). Bibliothèque de Gand. Persistance des ornementations franques dans les manuscrits de ces époques. Les monstres et le genre fantastique dans notre histoire nationale. Les bêtes de V Apocalypse.

L’art byzantin au IXe et au Xe siècle. Reprise de l’influence barbare au Xe et au XIe siècle. Fréquence des sujets satiriques et

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grotesques dans les manuscrits de cette époque. Les destructions des bibliothèques par les Normands. La plaisanterie et la satire à l’époque de transition de l’antiquité au moyen âge. Les histrions continuateurs des mimes antiques. Persistance des plaisanteries primitives et grossières chez le peuple flamand. Les satires par les animaux dressés. Manuscrit de la Vie de saint Wandrille (XIe siècle). Bibliothèque de Saint-Omer. Les premiers sujets du genre satirique flamand. Le Liber Floridus (1125). Bibliothèque de Gand. Le démon chevauchant Behemoth, son caractère satirique. Satire et les dieux antiques dans les constellations signes du zodiaque. Les illus¬ trations bizarres et grotesques proscrites par saint Bernard. Ce que voyait dans ses peintures le moine miniaturiste primitif . pp. 25 à 43

CHAPITRE III.

L’épopée animale et la satire par les animaux.

L’épopée animale satirique. Ses origines lointaines. Les fables de Phèdre et d’Ésope tombées dans le folklore national au Xe siècle. Les ani¬ maux sur les bijoux francs. Frédégaire et les fables franques au VIIe siècle. La formation, au XIe siècle, dans la région flamande, des récits faisant présager l’épopée du Renard. Le Roman du Renard tel qu’il parvint à maître Nivardus au XIIe siècle. Le Reinart de Willem en langue thioise, au XIIIe siècle. Sa portée historique et sociale. Son influence sur nos miniaturistes. Les majuscules zoomorphes du Xe siècle dans les manuscrits français et espagnols. L’alphabet de Montfaucon. Les satires animales reflètent les guerres de classes du XIIR siècle. La situation sociale dans notre pays à cette époque. La guerre sociale dans les manuscrits enluminés. Les chats et les rats et le supplice du chien du manuscrit de Harley au Musée Britannique. Le petit Psautier de Bruxelles : le Lièvre chasseur, satires du chevalier et du patricien. Vlmperatoris Justiniani lnstitutiones de Gand et ses satires par les animaux. La guerre des classes et la satire d’un moine dans les Oude costumen der stad Gent. Les animaux dressés des histrions parodiant les actions des personnages appartenant aux hautes classes de la Société. Satires des jugements de Dieu, dans le Psautier de la Reine Marie (Londres) et le Psautier du XIIIe siècle, de Douai. Satire de la patricienne, dans les Chroniques de Froissard (Londres), le Ceremoniale Blandiniensis , XIVe siècle, et le Livre des Heure d’Ypres. Satire des prédicateurs hérétiques et les manuscrits du Musée Britannique et de la Bibliothèque de Douai. Satires reli-

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gieuses ou hérétiques dans le Livre des Kenre d’Ypres : Saint-Christo¬ phe, Saint-Denis et la Trinité. La satire hérétique du sacré collège et des rois catholiques du poème du loup. Imago Flandria de la Bibliothèque de Gand. La roue de la Fortune de Renard le nouveau (Bibliothèque nationale de Paris). Les satires des métiers et des mœurs. Satires des médecins, Psautiers de Douai et de Cambrai. Satire des chasseurs, des ménestrels, des marchands ambulants dans le Harleifs manuscrit (Londres). Les fables. Le Renard et la Cigogne du Diurnale de Bruxelles. Le Corbeau et le Renard, le Héron, etc. ( Petit Psautier de Bruxelles). Les Vers moraux , autre conte du Renard. La fable d’Orphée dans le Missale. L’estampe satirique du maître graveur E. S. (1466). Satires animales amusantes et anodines, dans les manuscrits de Douai. L’enterrement du Renard, sculpture flamande à Bourges . pp. 44 à 76

CHAPITRE IV.

Les mystères, l’enfer et les démons.

Les représentations religieuses, les mystères, l’enfer et les démons. Figuration de monstres et d’animaux fabuleux dans les plus anciennes cérémonies liturgiques. Les fareissures ou intermèdes plaisants en langue vulgaire introduits au XIe siècle dans les représentations reli¬ gieuses. L’élément satirique à cette époque. Son extension croissante chez les miniaturistes. Les scènes de mvstère du manuscrit 55 de la Bibliothèque nationale de Paris, commencement du XIe siècle. Les abus. Les fêtes des fous, des innocents et la messe de l’âne. Objurgations d’Alrec de Rievaulx au XIIe siècle. Les intermèdes diaboliques dans les mystères au XIIe siècle. La vie de saint Gutlac. Les Manuscrits de Cambrai et de Saint-Omer. Le miroir

du monde. Les mvstères au XIVe et au XVe siècle. Le Maestrische

«/

Paaschspel. Adam et Êve. Le Psautier de la Reine Marie. Les Spelen van Zinne. Les scènes de ménage entre Marie et Joseph. De eerste Rliscap van Maria. Les allégories. Le massacre des Innocents. Het leven van sint Truyden. Le mystère de J. Fouquet.

La vie de sainte Apolline. La Passion à Valenciennes, XVIe siècle.

L’enfer et les démons dans nos manuscrits. lmperatoris Justi- niani, etc., Riblio sacro, Diurnale , Missale , le Restiaire de Strasbourg.

Jugement dernier, Nurenberg . pp. 77 à 104

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CHAPITRE V.

La littérature française et son influence sur les miniaturistes satiriques.

Influence de la civilisation française sur l’art flamand. Les fabliaux français satiriques. La satire de la femme. Le sire Hains et dame Anieuse. Le combat pour la culotte. Succès général de ces satires.

Le Decretum Gratiani (Gand). Les sculptures flamandes des stalles dans les cathédrales françaises. Les poutres sculptées à Damme. Le petit Psautier de Bruxelles. La petite Bible (Bntish Muséum). Les vers Moreaux (Bruxelles). Le moine couveur. Le moine sculpteur (British Muséum). Les Bestiaires. Philippe de Taon. Signification symbolique des animaux dans les manuscrits. Liber FLoridus (Gand). Anciennes représentations des Sirènes. Leur signification. Le Bestiaire de Strasbourg. Le miroir du monde.

Le manuscrit de l’Apocalypse (British Muséum). Le Bestiaire de

l’évêché de Gand . . . pp. 105 à 131

CHAPITRE VI.

Notre littérature nationale thioise et française.

Le Dietsclie catoen, réaction populaire contre les romans de chevalerie d’origine française. Les œuvres de Maerlant, considérées comme un miroir de la civilisation flamande au XIIIe siècle Thyl Uylenspiegel.

La lutte des classes. Les satires des seigneurs et de la chevalerie.

Le manuscrit de Saint-Omer. Le Petit psautier de Gui de Dam- pierre. Imperatoris justiniani Institutiones. Le Psautier de Lutlrel. La vie intime des moines au XIIIe siècle. Le manu¬ scrit 22. Imperatoris, etc. Leurs défauts et leurs vices. Exem¬ ples donnés par les évêques. Satires des évêques. Le Livre des heures d'Ypres. Les manuscrits du British Muséum : le psautier flamand , la Bible, le Livre d'heures de Maestricht et le Psautier de la reine Marie. Les évêques aux tournois et jugements de Dieu. Le Decretum Gratiani. Le luxe général, celui des femmes, leurs satires.

Le Manuscrit cotto nero civ. Les métiers. Les œuvres littéraires de Boendael. La lutte des classes au XIVe siècle. L'arbre des batailles. Le Livre des Heures de la draperie d’Ypres. Les paysans.

Le vieil rentier d’ Audenarde. Les fictions littéraires nationales.

Le voyage de saint Brandaen. Le Livre des merveilles de Mande-

ville. Les dragons-, centaures, griffons, etc. Le Trésor de Brunetto Latini. Le manuscrit 4M de Bruges. Le Bestiaire de l’évêché de Gand. Les sculptures d’Ellora . pp. 132 à 163

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CHAPITRE VIL

Nos premiers peintres satiriques flamands inconnus

du XI Ve siècle.

Rareté des documents relatifs à nos premiers peintres. Que furent les tableaux de genre satirique chez nos premiers peintres flamands ? Analogie de ces peintures avec les sujets enluminés des manuscrits de la même époque. Le petit Psautier. Bruxelles, XIIIe siècle. Le manuscrit de Pierre de Raimbeaucourt, XIVe siècle. La Bible rimée de Maerlant. La chronique de Gilles le Muisi. Le Livre des Heures (Ypres, XIVe siècle), et ses sujets tirés de la vie de l’artisan. La Bible historiée de Jean de Bruges. Les Politiques del’Arioste. Les tapisseries de Y Apocalypse (Angers). Les tapisseries de la cathédrale de Tournai. Les peintures civiles aux châteaux de Bapaume, Lens et Conflans. La salle le Comte à Valenciennes. La Fontaine de Jouvence. Le Mer chier as singes. Broederlam. La Fuite en Égypte. Le château de Hesdin et ses machines à plaisanter. Les peintres flamands gouverneurs du château de Hesdin. Jean et Colard le Voleur. Jean Malouel (Malvoel). Hue de Boulogne. Pierre Coustain . pp. 164 à 175

CHAPITRE VIII.

Le genre satirique chez nos peintres religieux du XVe siècle.

Pierre Cristus fut-il le premier peintre de genre? Le Portrait des Arnolfini, par J. van Evck. Ses tableaux de genre. Les Bains de femmes du même maître. Une femme au bain de Roger van der Weyden. - Les mêmes sujets traités par Durer; leurs côtés satiriques. Le Bain de femme satirique du coffret de cuir de Havard, XVe siècle. Le Sortilège d'amour de van Eyck(?) au Musée de Leipzig. L ’Anon- ciation du maître de Flémalle. Le Valet de Joseph , partie satirique. Sainte Barbe du même auteur, au Musée de Madrid. La Légende de saint Joseph, Hoogstraeten. Le Triomphe de l’Église chrétienne sur la Synagogue, au Musée de Madrid. La Résurrection de Lazare de van Ouwater, au Musée de Berlin. La Légende de saint Joseph, par van der Weyden (?). Portée satirique de ces tableaux. L’Adoration des Bergers de Hugo van der Goes, et les précurseurs des paysans de Breughel. Quinten Metzys; ses tableaux satiriques. La Tentation de saint Antoine du même maître, au Musée de Madrid Marinus van Reymerswale. Les fils de Metzys. Le Cadran d'horloge de Louvain. Les sujets satiriques de Jean et de Corneille Metzys. Une fête villageoise, le Moine en goguette, le Panier d’œufs, Jean Sanders dit van Hemessen et Y Enfant prodigue du Musée de Bruxelles, pp. 176 à 193

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CHAPITRE IX.

Les peintres-graveurs satiriques allemands du XVe et du XVIe siècle. Leur influence sur nos peintres drôles flamands.

Martin Schoengauer fut-il l’élève de Rogier van der Weyden? Ses peintures et ses gravures. Les paysans allant au marché. Le Christ présenté au peuple. Le meunier et son âne. Une rixe entre apprentis orfèvres. Leur analogie avec les compositions religieuses et profanes de nos maîtres satiriques du XVIe siècle. Vogue considérable de ces gravures allemandes dans toute l’Europe civilisée. Israël van Meckene ; ses gravures satiriques de la vie amoureuse de son temps. Le combat pour les culottes . Le « maître aux banderolles ». Les graveurs allemands inconnus : La bataille pour la culotte au Cabinet des estampes à Berlin. Daniel Hopfer et ses scènes champêtres sati¬ riques ; Nicolaus Mildeman et son Nazentanz zu Gumpelsbrunn; Hans Sebald avec ses fêtes villageoises, sont des précurseurs de nos peintres de kermesses au XVIe siècle . pp. 194 à 202

CHAPITRE X.

Les premiers peintres fantastiques flamands et aUemands.

Les sujets satiriques et macabres. Premières œuvres des peintres fantastiques. Jean de Bruges auteur de l’Apocalypse des tapisseries d’Angers. Beaucoup de ces peintures disparues. V Enfer attribué à Jean van Eyck, à l’église de Saint-Bavon, à Gand. Le Jugement dernier de Dantzig. Détails satiriques de ces tableaux. Le Juge- ment dernier et Y Enfer du polvptique de Beaune, par R. van der Weyden. -- Le Jugement dernier de Berlin, par van der Weyden. L’Enfer donné récemment au Louvre. Son auteur probable. Un dessin représentant Y Enfer au même musée. Schoengauer Martin. La première Tentation de saint Antoine. Son succès dans toute l’Europe. Michel-Ange. Un prédécesseur de saint Antoine au XIIe siècle : saint Gutlac. Sa Tentation au British Muséum. Autres œuvres fantastiques de Schoengauer : Le Christ délivrant les âmes du purgatoire. Le saint Georges et le Dragon. Saint Michel et le démon. L’obsession de la mort et des monstres au XVe siècle. Les Danses macabres ou Danses des morts. Leur origine allemande. Les allusions satiriques de Mancel Deutsch. La danse macabre au Charnier des Innocents, à Paris (1424). Celle de Chaise-Dieu (Haute Loire). De

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Cherbourg, d’Amiens. Les chapiteaux satiriques d’Arcueil. La légende des trois vifs et des trois morts. Le petit polyptique de Hans Memling, à Strasbourg. Le squelette du Jugement dernier de Petrus Cristus, à Berlin. La Mort et l’usurier, du Musée de Bruges. Les estampes satiriques macabres de Barthélemy Beham, de Daniel Hopfer, de Jacob de Gheyn, d’Anvers, de Melderman et de Dürer . pp. 203 à 219

CHAPITRE XI.

Les précurseurs de Breughel le Vieux. Sébastien Brand. Jérôme Bosch et ses imitateurs.

La Nef des fous de Sébastien Brand et la Nef des folles de Badius Ascensius de Gand. Jérôme Bosch et ses œuvres. Ses satires dans tous les genres. La Parabole des aveugles. Une satire de la chevalerie. Ses satires religieuses. Les Mendiants boiteux et YÉvêque qui ne marche pas droit. Un saint moine disputant avec des hérésiarques. L 'Éléphant armé , symbolique et satirique. La Soif de l’or. La Baleine éventrée. La Cuisine hollandaise. Les luttes des classes. Multæ tribulationes instorum de omnibus Us liber abet eos Dominus. Psal 35. Saint Martin et les mendiants, satire de la chevalerie. L'Adoration des mages de Madrid. Le Petit opérateur de Madrid. Un Faiseur de tours. Die blauwe schuyte ou la prose et la poésie. Ses compositions fantastiques. Un Enfer. Les Songes. La Vision. Le Jugement dernier. L'Enfer. Les Tentations de saint Antoine. L'Enfer et le Paradis. Les supplices à la fin du XVe siècle. Le Layenspiegel. Les imitateurs de Bosch, Henri de Blés ou met de Blés. Le Mercier et les singes. Les Tentations de saint Antoine, Joachim Patenier. Lucas de Leyden. Son cruci¬ fiement. Le Christ présenté au peuple. Le Christ bafoué par les soldats. Le Christ tenté par le démon et la Tentation de saint Antoine. Virgile et la Courtisane. Le Chirurgien et le dentiste. Eulenspieghel. Jean Mandyn. Sa Tentation de saint Antoine. Gilles Mostaert. Le Jugement dernier et les Péchés capitaux d’Anvers. Jean Provost. Jugement dernier , du musée de Bruges, détails satiriques . pp. 220 à 248

CHAPITRE XII.

L’époque de Pierre Breughel le Vieux.

Breughel synthétise l’esprit populaire flamand. Il connut son époque. Ce qu’était une kermesse flamande au XVIe siècle; ses sujets populaires sont moralisateurs. Épisodes plaisants ajoutés pour faire passer de Tome LXI1. 24

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dures vérités. Ses gauloiseries. Situation pénible de nos paysans Le paupérisme. Les édits de Charles-Quint. Les vagabonds et les mendiants. Les supplices. Le brigandage. La lèpre. Contraste entre le paupérisme d’une part et le luxe et les excès des riches d’autre part. Le comique devenu cruel sous l’influence espa¬ gnole. Les animaux. Les tournois sanglants du XVIe siècle. Parodies des tournois. La croyance au démon et au surnaturel. Breughel fut-il un adepte caché de la Réforme? Sa technique inspirée de nos grands primitifs. Influence de van Maerlant. Les dangers de la satire à l’époque de Breughel. Les persécutions religieuses. Leurs effets. Breughel garda sa foi, mais détesta les Espagnols. Le mariage de Breughel. Ses œuvres à Vienne. Rudolf II. La Bataille entre le carême et le mardi gras. Le Massacre des inno¬ cents (?) Le Portement de la croix. Un village pendant la foire. La Parabole des aveugles de Naples. L’ Alchimiste. Rixe entre paysans , Dresde. Tendances moralisatrices de ses composi¬ tions . . pp. 249 à 265

CHAPITRE XIII.

Les compositions satiriques de Pierre Breughel le Vieux.

Pierre Breughel, miroir de la civilisation flamande au XVIe siècle. Ses premières compositions satiriques dirigées contre les femmes. La Patineuse de la porte d'Anvers. Vrouw Vuil Sause. Le Coucher de la mariée. Le Combat pour les culottes. La Poule qui chante. La Femme (folle) qui couve des fous. La fête des fous. La Sorcière de Maldeghem. Marguerite l'enragée. Ses autres satires r L'Alchi¬ miste de Pierre Breughel comparé au même sujet traité par Sébastien Brant dans la Nef des fous. La Cuisine des gros et des maigres. ’t Varken moet int schoot. Le paupérisme. Les Vertus cardinales : la Charité , la Foi, V Espérance, la Prudence , Fortitudo, la Justice et les supplices; les Routiers pillards. Satire des écoles. L'Ane qui veut devenir savant. L'Allemode school . pp. 266 à 282

CHAPITRE XIV.

Les compositions fantastiques de Pierre Breughel.

Origines de la démonologie flamande. Les Alven-nekkers et kabouter - mannekens. Les légendes flamandes ayant trait aux démons et aux lutins. Croyances générales à la sorcellerie. Benvenuto Gellini.

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La Grande Diablerie d’Éloy d’Amerval. Ernest Renan et les Tenta¬ tions de saint Antoine. Divas Jacobus diabolicis prœstigis ante magnum Sistitur. Idem impetravit a Deo ut magnus a demonibus discerperetur. lies jongleurs et les Aïssaouas au XVIe siècle. Le Jugement dernier. Jésus descendu aux enfers, satires de la cheva¬ lerie. La Série des péchés capitaux. La Porte Maritile, à Tournai. Breughel et van Maerlant. La Colère et la satire des grands. La Luxure. La Gourmandise. L'Orgueil, les côtés occultes de ces satires. Existe-t-il des Tentations de saint Antoine exécutées par Breughel le Vieux? . . . . . . pp. 283 à 298

CHAPITRE XV.

Les compositions religieuses et politiques de Pierre Breughel.

Les compositions religieuses de Breughel ont-elles une portée satirique irrévérencieuse? La Mort de la Vierge. Les mystères du temps. Les traditions primitives. L’amour du détail explicatif. Paul Véronèse. La Marche au Calvaire (Vienne). Les supplices au XVIe siècle. Le Massacre des innocents. Les méfaits de la solda¬ tesque espagnole. Le Bon pasteur et les mauvais bergers, satire politique dirigée contre les gouvernants. L’allégorie satirique des Préjugés ; sa portée politique, Les Mendiants. Le Mercier et les singes, rappelant les plaisanteries gauloises primitives Le Pays de Cocagne, satire politique. Elk, Elk, satire de l’égoïsme politique au XVIe siècle. La Bataille des tirelires et des coffres-forts, satire sociale de la guerre des classes et de la soif de l’or. Ryckdom maekt dieren (Amsterdam). Le Débat de fortune et de pauvreté, des contés de Boccace (Bibliothèque nationale de Paris) . pp. 299 à 317

CHAPITRE XVL

Le genre satirique chez les contemporains et les continuateurs de Pierre Breughel au XVIe siècle.

Les peintres satiriques contemporains de P. Breughel le Vieux et ses imitateurs. Pierre Huys. Les Damnés aux enfers (Madrid). La Tentation de saint Antoine. Les Amis de Job (Douai). La Légende d'Ecloo. Jean Breughel; ses tableaux fantastiques. La Tentation de saint Antoine (Vienne). Pierre Breughel (dit «d’Enfer»); ses répliques d’après les œuvres de son père. Le Dénombrement à Bethléem (Bruxelles). Le Triomphe de la Mort. [V ienne). La Chute

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des anges rebelles (Bruxelles). Dégénérescence du genre satirique. Influence de l’Inquisition espagnole. Les satires cachées. Les jetons satiriques. La Tentation de saint Antoine, de Martin Devos (Anvers). La Pacification de Gand. Les cinq sens, le Flegmatique, le Sanguin, le Colérique, la Mélancolie. Het bedorven huishouden, gravure satirique de Horenbault. - La Tabula asinaria, etc., de J. Duchemin (1585). Autres satires par les ânes. La Tyrannie du duc d'Albe, estampe satirique politique. Hieronimus Wierickx : Un Exorcisme; La Tentation de saint Antoine; Le Pendu. Une Kermesse, de Cari, van Mander. Fin du genre satirique de l’époque de la Renaissance proprement dite . pp. 318 à 338

CHAPITRE XVII.

Les continuateurs de Breughel et les « petits-maîtres » du XVIIe siècle. Fin du genre satirique dans la peinture flamande au XVIIIe et au XIXe siècle.

David Vinckenbooms. Le Golgotha. La Kermesse de village, à Berlin. Carnaval sur la glace, à Munich, à Florence, etc. Gra¬ vures satiriques. Volks muziek. De spot met den Oorlog, etc. Nieulant. J. Callot. David Teniers le Vieux. Les kermesses et la Tentation de saint Antoine, à Berlin. David Teniers le Jeune. Les Sociétés. Les Cinq sens, à Bruxelles. Les paysans de Teniers comparés à ceux de Breughel. Situation du pays. La censure. Plaire aux yeux et épanouir les rates. Satire du paysan et de l’homme du commun seule permise et sans danger. Scènes ani¬ males. Le genre fantastique au XVIIe siècle. - Les représentations religieuses. Séances d'alchimie. Sorcières. Tentations de saint Antoine. Les bras partijen. Le rustre chez les petits-maîtres. Van Thulden, Noce flamande, à Bruxelles. Rijckaert, Comme les vieux chantaient, à Dresde. Schoevaerts. Adrien Brauwer, Rixe de paysans ivres, à Munich. Jos. Craesbeek. Expression. Un déjeuner, à Vienne. Tilborgh. Le même genre chez les auteurs dramatiques. Jordaens, Scènes de la vie intime. Fête des rois. Concert de famille, etc. Le Satire et le paysan. Rubens. Sa Kermesse flamande. Sujets champêtres. Sujets diaboliques et fantastiques. Micheau et Beschey au XIXe siècle. Fin du genre satirique de Breughel. L’art moderne. - Le genre de Breughel renaîtra-t-il? . -PP- 339 à 361

TABLE

DES

MÉMOIRES CONTENUS DANS LE TOME LXII.

SCIENCES.

1. Sur l’irritabilité des plantes supérieures (60 pages, 27 figures); par

Jean Massart.

2. Sur les plans qui coupent en des points d’une conique un système

de lignes de l’espace (22 pages); par M. Stuyvaert.

LETTRES ET SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.

3. Histoire de la littérature française en Belgique de 1815 à 1830

(vi-320 pages. Médaille d'or en 1901); par Fritz Masoin.

BEAUX-ARTS.

4. Le genre satirique dans la peinture flamande (372 pages; 194 figures

dont 40 hors texte. Médaille d'or en 1901); par Louis Maeterlinck.

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