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DE CAEN.
1858.
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"MÉMOIRES
DE L'ACADÉMIE ë- 7 ; DE CAEN.
MÉMOIRES
DE
L'ACADÉMIE IMPÉRIALE
SCIENCES , ARTS & BELLES-LETTRES
DE CAEN.
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CHEZ A. HARDEL, IMPRIMEUR DE L'ACADÉMIE : RUE FROIDE, 2.
1858.
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2
JAN 19 1973
NOTE PRÉLIMINAIRE.
Depuis la publication du dernier volume de ses Mémoires (août 1856), l’Académie de Caen a vu fermer deux de ses concours bisannuels , et elle vient d’en ouvrir un troisième. Le premier con- cours pour le prix Le Sauvage a produit deux mé- moires : le n°. 4 n’a paru à la Commission d’examen qu’une œuvre d'imagination, où la science positive est remplacée par des hypothèses sans fondement; le n°. 2, très-estimable résumé des travaux entrepris sur la matière, objet du concours, a mérité à son auteur une mention honorable. La première somme disponible, et les intérêts échus depuis l’époque du placement des fonds du donateur, ont permis de porter à 2,000 fr. la valeur d’un nouveau prix dont le programme suit cette Note préliminaire.
Le concours pour le prix Lair, fermé le 30 avril 1858, a produit deux mémoires, ou, si l’on veut, (c'était le sujet) deux Histoires du Parlement de
YI NOTE PRÉLIMINAIRE.
Normandie, depuis sa translation à Caen, au mois de juin 1589, jusqu’à son retour à Rouen, en avril 1594. Ces deux ouvrages seront mis sous les yeux de l’Académie dans sa prochaine séance ; les huit membres de la Commission les liront tour à tour, et le jugement ne se fera pas attendre : la promptitude, autant qu’elle peut se concilier avec la maturité de l'examen, double le prix de la justice... au moins
pour les concurrents.
Le Secrétaire de l’ Academie,
JULIEN TRAVERS.
Caen, le 10 mai 1858. ,
PRIX LE SAUVAGE ()
L'Académie des sciences, arts et belles-lettres de Caen met au concours la question suivante :
DE LA CHALEUR ANIMALE.
Après avoir fait connaître les principaux phénomènes
de la chaleur animale, les concurrents devront en rechercher les causes, les sources ;
Exposer les diverses théories qui ont eu cours dans la science sur cet important sujet, et porter sur chacune d'elles un jugement motivé.
Ils feront connaître les diverses circonstances qui influent sur
la chaleur animale, spécialement chez l’homme :
A. Circonstances extérieures.
B. Circonstances qui tiennent à l'organisme lui-même : 4° physiologiques ; 2°. morbides.
(1) M. le docteur Le Sauvage, décédé le 10 décembre 1852, a légué à l'Académie des sciences, arts et belles-lettres de Caen, une somme de 42,000 francs, « dont l'intérêt accumulé, dit le testateur, « servira à établir tous les deux ans un prix : le sujet du concours « sera choisi plus particulièrement dans les sciences physiques, d his- & loire naturelle et médicales, »
VIIL
Enfin, ils devront rechercher l'influence du système nerveux sur la chaleur animale.
L'Académie ne demande pas seulement une revue historique et critique ; elle désire avant tout une œuvre originale.
Le prix est de DEUX MILLE francs.
Les concurrents devront adresser leurs mémoires franco à M. Julien Travers, secrétaire de l’Académie , avant le 1%. mai 1860.
Les membres titulaires de l’Académie sont exclus du concours.
MÉMOIRES.
4
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110MEÈME
CALCUL
DU
MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES
ET
DES ONDES CIRCULAIRES
FORMÉES À LA SURFACE DE L'EAU ;
Par M. Ch. GHRAULT,
Membre titulaire, Professeur à la Faculté des Sciences.
Lagrange a déduit des formules générales de l’hy- drodynamique , l’équation pour le mouvement des ondes liquides, en observant qu’elle a même forme que celle qui détermine les petites agitations de l’air dans un plan horizontal.
Or, on peut, dans le cas où les ondes liquides sont rectilignes ou circulaires, obtenir directement l’équa- tion de leur mouvement par une méthode beaucoup plus simple, que nous nous proposons de présenter ici, en apportant d’ailleurs au problême les mêmes restrictions que l’auteur de la Mécanique Analytique.
En même temps, nous intégrerons l’équation du mouvement dans le cas des ondes circulaires , et nous examinerons comment décroissent la hauteur de l’onde et la vitesse d’ébranlement de ses molécules, à me- sure que le rayon de l’onde augmente.
1
2 CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES
Soit donc considéré le cas d’une couche liquide d’une faible épaisseur, renfermée dans un vase dont le fond est horizontal et indéfini. On suppose les vi- tesses toujours très-petites , ainsi que les variations de hauteur des différents points de la surface au-dessus et au-dessous du niveau primitif. On admet enfin le principe de l’égalité des pressions dans tous les sens.
Ondes rectilignes. — Tous les déplacements étant parallèles à un même plan vertical, il suffit d'examiner ce qui se passe dans ce plan. Pour cela, on y prend, fig. 41, deux axes rectangulaires, dont l’un ox
. Fig. 1.
coïncide avec la ligne du niveau primitif et est située à une hauteur hk au-dessus du fond 1K du vase. Soit M une molécule de la surface du liquide ; x et y, ses coordonnées ; v, et 8. les composantes de sa vi- tesse, lesquelles , ainsi que y, peuvent être consi- dérées comme fonctions de x et du temps t: La molé- cule M, de masse m, est soumise à l’action de la pesanteur et aux réactions des molécules voisines. Ces
ET DES ONDES CIRCULAIRES. 3
réactions se composent en une force unique N, nor- male à la surface, et dont les composantes peuvent être représentées par N cos.2 et Nsin.:, quand on désigne par + l’inclinaison de la normale sur l’axe ox. On a donc, pour le mouvement du point M, les formules
do. M-——N COS. ? dt É
dv
LL us 2 ne 477 où g représente la gravité.
dv Dans la seconde de ces formules, gr peut être né-
gligé devant g; en sorte qu'elle donne approxima- tivement
my
Sin.i
N'== Substituant ce résultat dans la première et rem- plaçant l’angle 2 par sa valeur , on obtient
dv. dy (1) FREE PE
Gette relation exprime que v dr—gydt
est la différentielle exacte d’une fonction F de x et de t; en sorte que, cette fonction F une fois connue,
Lk CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES on en déduirait y et v,, par les formules A dr _dF y=—— or g dt du: Cela posé, soit considéré, fig. 2, l'élément de sur- face MM’, de projection pp’ égale à px. Au bout du
(2)
Fig. 2.
temps dt , ils se transforme dans l’élément NN’, qui a sa projection QQ’ égale à pztdpzx. Si l’on admet que les vitesses horizontales varient de quantités très- petites avec la profondeur, on pourra considérer le liquide qui occupait d’abord l’espace MM'4’A, comme occupant ensuite un espace peu différent de NN’B’B; en sorte qu’on aura sensiblement , vu l’incompres- sibilité du liquide, la relation MA.PP —NB.QQ', ou
(h+y)Dx=(h+y+-dy) (px +-dpx) ; ce qui revient à
o—=dy.Dæx +-(h+y)dpx,
NSP
ET DES ONDES CIRCULAIRES. 5 ou à dx D— dt o=— + (h+y) — d ( Dt ”
et peut s’écrire approximativement d à (3) "1 —
en négligeant y devant . Cette relation, transformée au moyen des for- mules (2), donne l’équation connue
(4) PUY dt dx’
où l’on a posé gh—a.
Ondes circulaires. — Si, par le centre des ondes, on mène une verticale, et, suivant cette verticale, une infinité de plans, on peut admettre que tous les dé- placements s'effectuent dans ces plans et d’une ma- nière identique pour chacun d’eux. Soit pris pour axe des y l’axe de symétrie des ondes, et pour axe des æ la trace d’un plan méridien sur la surface du niveau primitif. Pour une molécule quelconque située dans ce méridien et appartenant à la surface, on établira , comme dans le cas précédent, les for- mules (1) et (2).
Puis, considérant, fig. 3, la portion de liquide com-
6 CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES
prise entre deux plans méridiens consécutifs YIK et YIK,,
Fig. 3,
qui forment entre eux l’angle infiniment petit w, et comprise en outre entre les surfaces des deux cy- lindres circulaires droits d’axe Oo et de rayons zx et æ+-Dx, on remarquera que son volume a pour ex- pression wz(hk+y)px. Au bout du temps dt cet élément prismatique s’est déformé; mais, comme les vitesses horizontales varient peu avec la profondeur, on peut prendre w(z+dx) (h+ydy) (bx+-dDx)
pour nouvelle expression de son volume; en sorte que, ce volume n’ayant pas changé, on doit avoir
z.Dæ.dy+ (h+-y) (x. dx+x.dpx)=0 , ou, en divisant par z.px.dt,
pd
dy. A dx DE (/ = — > LUE a au ca
ET DES ONDES CIRGULAIRES, 7
“ou, en négligeant y devant h,
dy 1 dv 5 pic 0 | MECS EL 7 G) a Ë + Ce résultat peut s’écrire, en vertu des formules (2), et en posant gh=0",
de [idr d’F (6) du rt)
On va voir comment on peut intégrer cette équa- tion, lorsqu’on suppose x assez grand.
On prend pour cela deux nouvelles variables indé- pendantes « et 6, déterminées par les relations
a—t+-at, P—T—aû ; et l'équation (6) se transforme dans la suivante
d'F 4 (dr dF On RS
dont l'intégrale générale est de la forme
1 10024006) jp (0H (8) y (HE) ete
3 (x+-8): C2 («+8)> où » et + sont des fonctions arbitraires; où les fonc- tions ?, et ÿ. sont déterminées par la condition d’avoir + et Ÿ pour dérivées de l'ordre 2; où n ,n,, etc , sont des coefficients numériques qui peuvent être calculés en substituant la valeur générale de F dans le premier membre de l’équation (7), et en exprimant que le
(8)
‘ | | | M KL:
8 CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES
: résultat de la substitution est identiquement nul, ce. qui donne
4 9 NB — 1e1C. KP er 82 Remplaçant, dans la formule (8) , « et B par æ+at
etæ—at, et changeant #, et 4, en #,/2 et ÿ1/2, ce qui est sans inconvénient, on obtiendra enfin
p,(æ+at)+ etc.
a (a+ ee
(9) | De M re part (a+ ete. },
et l’on en déduira, par les formules (2), à une époque quelconque , l’ordonnée et la vitesse horizon- tale d’un point quelconque de la surface du liquide.
La valeur générale de F est développée suivant les
4 ’ 1 L puissances croissantes de — ; ce qui suppose æ sufi- ZT
samment grand. Elle ne peut servir alors à déter- miner les fonctions arbitraires # et Ÿ par les con- ditions initiales , puisqu’à l’époque initiale x est pul ou très-petit, l’ébranlement partant du centre des ondes. Mais, si lon remarque, d’une part, que la valeur générale de F fournit comme solution du pro- blême deux ondes, l’une directe, l’autre rétrograde; d'autre part, que l'expérience prouve l'existence d’une seule onde, laquelle est directe, c’est-à-dire s'éloigne indéfiniment du centre de l’ébranlement; on en con- clura que la valeur de F, qui répond au cas de l’ex-
* ET DES ONDES CIRCULAIRES. 9
… périence , est de la forme
k 1 1 9 10) F=———| ÿ(x—at)+—Y (x — Sins 7. ae 10) le Da a)+ ant, (e— at)+ etc [ en sorte qu'on à
(44) ur Ÿ’(æ— a)+ Ha a) — _ — ,ÿ,(æ—at)+ ae |.
(12) = (Fee) te he at)+ etc. | :
ce qui, dans le cas de x très-grand, entraine la rela- tion approchée (13) D, a qui lie la vitesse aux variations de la hauteur.
Si la fonction Ÿ (2), quel que soit son indice, n’a de valeurs finies que de 2—0 à z—{l, toutes les autres valeurs étant nulles, on en peut conclure que, à une époque t quelconque, la surface du liquide n’est agitée que de x=at à æ—=at+l. La longueur de l'onde est donc constante et égale à L; et elle se propage avec une vitesse constante a.
Si, quel que soit t, on substitue pour æ, dans les formules (11) et (12), la valeur a+, À étant com- pris de o à {, on obtient, en effectuant seulement la substitution sous le signe fonctionnel,
= OS VO) AE La
te so DO ete |:
x
10 CALCUL DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES.
ce qui montre que, si x est assez grand, les valeurs de yet dev relatives à un même point de l'onde, dé-
s » | 1 3 croissent sensiblement comme —— , c’est-à-dire en V/z raison inverse de la racine carrée de la distance au centre de l’ébranlement.
RECHERCHES EXPÉRIMENTALES
SUR LES
VARIATIONS DE LA VITESSE
PENDANT LA MARCHE ;
Par M. Ch. GIRAULT,
Membre titulaire de l’Académie.
Lorsqu'un homme est en marche sur un terrain hori- zontal, la vitesse du centre de gravité de son corps n’est pas constante; mais elle croît et décroît alternati- vement, présentant, pour chaque pas, un maximum et un minimum dont il peut être intéressant de connaître les valeurs, puisqu’elles dépendent, d’une manière plus ou moins complexe, de l'effort musculaire développé par l’homme , et des résistances opposées par le sol.
Nous nous proposons de présenter ici le résultat de quelques expériences relatives aux variations de cette vitesse pendant toute la durée d’un pas.
Essayons d’abord d’analyser dans toutes ses circon- stances cette période du mouvement qui constitue le pas.
Nous prendrons pour origine du pas l'instant où l’un des deux pieds, le pied droit par exemple, vient ren- contrer le sol. A cet instant, le pied gauche, en arrière du pied droit, ne repose plus à terre que par la pointe;
12 RECHERCHES EXPÉRIMENTALES
la jambe droite est tendue ; le genou gauche , ployé; le centre de gravité du corps, en arrière de la verticale du talon droit et dans une période ascendante. Le pas commence, et le centre de gravité, en vertu de sa vitesse acquise, pivote autour du talon droit, pour venir se placer sur la verticale du pivot; en même temps que, la pointe du pied gauche abandonnant le so] , la jambe gauche exécute une demi-oscillation qui la ramène pendante le long de la jambe droite. Le mouvement continue; la jambe gauche, toujours ployée au genou, se porte en avant; le centre de gravité dé- passe la verticale du talon droit, redescend et arrive au-dessous de sa hauteur initiale, par suite de la flexion du genou droit. Puis, le pivot de la rotation se trans- porte du talon à l’orteil ; la jambe droite s’allonge par l'extension du pied; le centre de gravité remonte; et, au moment où il atteint sa hauteur initiale, la jambe gauche, achevant sa seconde demi-oscillation , s'étend et vient rencontrer le sol. Alors commence un second pas, ne différant du premier qu’en ce que les deux jambes y jouent des rôles inverses.
Si nous recherchons comment varie la vitesse pendant toute la durée du pas, nous apercevrons qu’elle com- mence par décroître à cause du choc du pied droit contre le sol, et parce que la pesanteur contrarie l'ascension du centre de gravité. Gette vitesse décroît même encore après que le centre de gravité a dépassé le point le plus haut de sa course : mais elle atteint bientôt un minimum, au-delà duquel elle devient crois- sante , d’abord en vertu même du poids du corps, tant que le centre de gravité descend; ensuite, quand il re- monte, à cause de l’action musculaire, laquelle à la
SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE, 43
fois détermine l’ascension et accélère le mouvement. C’est donc à la fin du pas que la vitesse est maximum.
Nous distinguerons deux phases dans le pas, la pre- mière s'étendant d’un maximum de vitesse au minimum qui le suit; et la seconde, de ce minimum au maximum suivant. On conçoit, et l’expérience va nous le démon- trer , que ces deux phases s’accomplissent dans des temps inégaux, et correspondent à des chemins inégaux parcourus.
Voyons comment on peut expérimentalement déter- miner les maxima et les ininima de la vîtesse du centre de gravité du corps, ou du moins les maxima et les minima de la composante horizontale , composante tou- jours sensiblement égale à la vitesse elle-même.
Il est facile d’approprier aux recherches qui nous occupent l’appareil à cylindre tournant et à indications continues, au moyen duquel M. Morin vérifie les lois de la pesanteur. Il suffit pour cela d’attacher au poids ou curseur qui glisse entre les deux tringles, une ficelle souple et forte, assujettie à passer dans un anneau fixé entre ces tringles à la partie supérieure de l'appareil, et s’engageant ensuite dans un autre anneau disposé sur la route à parcourir et à la hauteur du centre degravité du corps.
La route à parcourir est indiquée par une ligne droite tracée sur le sol et divisée en segments de 0" 67 chacun, au moyen de transversales. Le cylindre étant en mou- vement, le curseur immobile et au point le plus bas, le pinceau imbibé d’encre, l’homme se place à l’origine de la première division du chemin, les mains unies derrière le dos à la hauteur des reins, tenant solide- ment l’extrémité du cordon dont la longueur a été cal-
Âl RECHERCHES EXPÉRIMENTALES
culée de manière qu’il commence à être tendu après les trois ou quatre premiers pas et à peu près à l’instant où la vitesse est minimum, c’est-à-dire à la fin de la pre- mière phase ou au commencement de la seconde. Ces conditions remplies , l’homme se met en marche après que le poids moteur du cylindre a dépassé la moitié de sa course, parce que la rotation peut être alors consi- dérée comme uniforme ; il règle la longueur de son pas sur les transversales du chemin ; il en règle la durée sur les battements d’un pendule placé devant lui. Le cordon se tend, le curseur s'élève entre ses guides, et le pinceau trace sur la surface convexe du cylindre une courbe continue qui, développée sur un plan, fait connaître la loi des espaces parcourus par le curseur, et conséquemment les vitesses horizontales du centre de gravité du corps.
Il faut toutefois pour cela que l’on connaisse la vitesse de rotation du cylindre pendant la seconde moitié de la course du poids moteur. Cette vitesse peut s’obtenir en approchant à la main, contre la surface même du cylindre en mouvement, la pointe d’un pinceau que l’on déplace parallèlement à l'axe, de manière à tracer une sorte d’hélice dont le nombre de tours de spire dansun temps donné fait connaître le nombre de tours effectués par le cylindre.
Appliquant ainsi le pinceau pendant six secondes, on a trouvé, dans sept expériences consécutives, les nom- bres de tours suivants :
10 3/4, 10 1/2, 40 4/2, 11, 10 1/4, 10 1/3, 10 1/4.
Ces nombres diffèrent peu les uns des autres, et leurs différences proviennent moins sans doute des inégalités de la vitesse du cylindre que de l’absence de précision
SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE. 45
de la main qui s’avance ou se retire trop tôt ou trop tard, On peut prendre 40 1/2 pour leur moyenne, et dire que le cylindre effectue 10,5 tours en 6 secondes, ou un vingtième de tour en un trente-cinquième de se- conde.
En conséquence, on a tracé, sur la surface con- vexe du cylindre, vingt génératrices équidistantes , et pris, pour unité de temps , le trente-cinquième de se- conde ; de telle sorte que la différence de hauteur des points de recoupement d’une même trajecloire, avec deux génératrices consécutives , représentât le che- min parcouru par le curseur pendant l’unité de temps, chemin que nous prendrons pour représenter la vitesse.
Le tableau ci-joint renferme les résultats de dix ex- périences désignées par les dix premières lettres de alphabet. Ces dix expériences ont fourni dix trajec- toires faisant chacune un peu plus de deux tours sur le cylindre, et dont on a pu mesurer ainsi 40 ordonnées au moins , après développement , sur un plan, de la feuille de papier enroulée sur le cylindre. La première colonne verticale renferme les numéros d’ordre des unités de temps successives. Les colonnes suivantes indiquent, pour chacune de ces unités, les chemins en millimètres , parcourus par le curseur. On conçoit que, ces chemins ayant été déterminés au moyen d’un nombre fixe d’ordonnées équidistantes , les- quelles, pour chaque trajectoire, sont placées arbi- trairement par rapport à l’origine du mouvement, les nombres de la première ligne horizontale ne désignent pas les espaces parcourus depuis cette origine; ce premier espace, qui n’est autre que la première ordonnée , étant omis dans le tableau.
16 RECHERCHES EXPÉRIMENTALES
curseur dans chaque trente=cinquième de seconde.
4 — 42 95 93 A1 44 16 15 99 7 241 Dur 0188 048% 84 220 31 13201602 SRE 3 — [53] [50] [54] 33 44 46 [48] [A8] 36 [49] h — 53 46 50 [51] [53] [A7] 41 43 [48] 45 5 — Hh 43 42 Uk 45 LA 37 37 7 38 6 — 38 3h 32 45 35 37 32 3h 40 33 D i11820 180: 181: 186 | 3114(30) (C7) MST NÉE 8 — (28) (28) (30) 32 (29) 31 30 (31) (29) (30) 9 — 30 31 34 (30) 33 33 32 36 30 34 10 — 3h 33 39 32 38 36 36 42 3h 38. 411 — 40 38 43 36 4h LA [39] 45 43 [Ai] 42 — [49] [44] 145] 39 [46] [42] 39 [46] 42 43 43 — Uk 2 45 [42] 43 42 38 42 [Wu] 39 44 — 42 1hn0 Li A1 h0 39 . 35 36. “H0MS5 45 — 1 39 37 35 38 36 36 33 36 3h A6 Que OA 187 1187! 891 3710690 SURESNES 47 — 0 36 36 (29) (34) 31 33 34 929 (30) 18 — 37 33 37 30 35 (30) (31) 33 (28) 32 49 — 35 (30) 35 32 37 31 33 33/09 030 20 — (33) 31 3h 33 3h 31 33 33 31 33 2 — 3h 32 (33) 3h 35 31 32 (31) 32 32 où jeu as 90, 53) 504155) Ven eee
23 "1" 61 M 486 «31 34 ‘33 32: 35 9609!
SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE;
EEE ————
Suite du tableau des ehemins, en millimètres, pareourus par le curseur dans chaque trente-cinquième de seconde.
BED !@]11D 24 33 35 36 31 95 35 35 36 32 26 36 34 36 34 97 36 34 40 34 28 36 34 39 35 29 371133 37 38 30 37 [38] 39 39 31 h2 38 [41] [40] 32 h1 37 38 37 33 (A3) 33 33 36 34 37 32 31 32 35 33 32 (29) 30 36 34 99 30 29 37 926 (27) 29 (26) 38 25 927 30 96 39 (23) 28 31 98 10 25 929 31 99 MA 26 31 — 30 A2 MODS 099 43 = uord] 30 hs CNET 45 Ebiss) 51h09
QE
(29)
[39]
[38]
[38]
17
[41]
18 RECHERCHES EXPÉPRIMENTALES
Il s’en faut bien , sans doute , que les dix trajectoires, dont ce tableau renferme les accroissements d’ordon- nées par trente-cinquième de seconde, présentent des résultats concordants. Il est difficile de reproduire, dans des conditions identiques, les mouvements dûs aux contractions musculaires, surtout quand il s’agit d’un petit nombre de pas effectués. Malgré les pré- cautions que l’on a pu prendre, la longueur du pas n’est point constante, non plus que sa durée; et cette constance n’eût élé obtenue d’ailleurs qu'aux dépens de l'allure naturelle. En outre , des variations acciden- telles peuvent déplacer les maxima ou les minima de la vitesse, de manière à fournir , sur la longueur et sur la durée du pas, des indications notablement erronées.
Quoi qu’il en soit, si on laisse de côté , pour le mo- ment, les dix premières lignes horizontales ; sion prend pour expression de la vitesse, le chemin parcouru dans un trente-cinquième de seconde, et si on considère seu- lement les inégalités principales de la vitesse ; on peut, à l'inspection de ce tableau, faire pour chacune des trajectoires les remarques suivantes : Il existe deux maxima et deux minima de la vitesse. — Ces maxima , compris entre crochets [ ],et ces minima, renfermés entre parenthèses ( ), se présentent à peu près aux mêmes époques et ont à peu près les mêmes valeurs. — L'intervalle de temps écoulé entre les deux maxima ou entre ies deux minima , varie autour de la valeur moyenne 18/35 de seconde. — Le chemin parcouru par le curseur entre les deux maxima ou entre les deux minima, diffère de O0 m. 67 c., tantôt en plus, tantôt en moins, mais plus souvent en moins — Il
SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE. 49
s'écoule moins de temps entre un maximum et le mi- nimum qui le suit, qu'entre ce minimum et le maxi- mum qui vient après. — Le chemin parcouru par le curseur est moindre aussi dans le premier cas que dans le second.
Le tableau suivant met plus nettement en évidence quelques-uns de ces résultats.
CHEMINS PARCOURUS, TEMPS ÉCOULÉS, en millimètres , en trente-cinquièmes de seconde,
Entre les deux Entre les deux Entre les deux Entre lés deux
maxima, minima. maxima, minima.
792 654 21 19 665 598 19 18 708 504 19 14 612 665 18 20 593 649 16 18 608 586 18 18 664 615 19 18 630 528 18 16 576 672 17 20 669 622 19 18
Ilest encore une remarque que l’on ne peut manquer de faire à l’inspection du premier tableau, c’est que , à une seule exception près, le second maximum est, aussi bien que le second minimum , inférieur au pre- mier. C’est là une circonstance que nous avions re- marquée déjà dans d’autres expériences analogues, et
20 RECHERCHES EXPÉRIMENTALES
à laquelle nous n’avons pu nous soustraire. Men- tionnons ici un autre fait : Pour régler la durée du pas, comme pour mesurer la vitesse de rotation du cylindre , nous nous sommes servi d’un pendule exé- cutant cent oscillations par mipute ; ce qui, pour un pas de 0 m. 67 c. effectué pendant une oscillation, de- vait donner une vitesse moyenne de 32 millimètres par 35°”, de seconde. Or, comme on peut s'en con- vaincre, en consultant le tableau que nous donnons plus loin, la vitesse moyenne du pas, dans chacune des expériences, a toujours dépassé 32 millimètres. Ainst, d’une part , la vitesse moyenne s’est trouvée constamment supérieure à celle que devait imposer le pendule régulateur ; de l’autre, cette vitesse tendait à décroître dans le cours d’une même expé- rience.
On peut, du reste, avec une approximation suffi- sante , ramener les résultats que fournit l'expérience, à ceux que fournirait un pas soutenu, en considérant, pour chaque trajectoire , le pas compris entre les deux maxima, calculant la vitesse moyenne sur le chemin parcouru entre les deux maxima, prenant pour vi- tesse maximum la moyenne des deux maxima, et pour vitesse minimum le minimum intermédiaire. Ou bien, si l’on veut considérer le pas compris entre les deux minima, on calculera la vitesse moyenne sur le che- min parcouru entre les deux minima, on prendra pour vitesse minimum la moyenne des deux mi- nima, et pour vitesse maximum le maximum inter- médiaire,
Le tableau suivant renferme les résultats numériques
SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE. 21
auxquels on est conduit dans chacun de ces deux cas. |
PAS COMPRIS PAS COMPRIS ENTRE LES DEUX MAXIMA. ENTRE LES DEUX MINIMA.
Vitesse Viîtesse Vitesse Vitesse Viîtesse Vitesse
minimum. moyenne, maximum. | minimum. moyenne. maximum.
#53 38 46 28 34 43 B| 30 35 41 281/2 33 38 dl" 33 DT 003 31 36 hi D| 29 34 41 DTA . : 38 n0 E| 34 CMP 311/2 36 40 F| 30 3h 40 1/2 | 28 33 39 G| 31 35 40 29 34 LA H| 341 35 42 261/2 33 38 De 55 34 41 271/2 34 38 3| 30 4 H21/2 | 2842 35 ui
On voit que , pour chaque pas, la vitesse minimum et la vitesse maximum s’écartent à peu près égale- ment de la vitesse moyenne, celle-ci, toutefois, étant généralement un peu moindre que leur moyenne arithmétique.
Si l’on veut comparer à la vitesse moyenne la dif- férence des vitesses extrêmes , on substituera au pas obtenu dans chacune des dix expériences, un pas fictif moyen dont les éléments seront les sui- vents :
22 RECHERCHES EXPÉRIMENTALES RE PAS MOYEN PAS MOYEN compris entre les compris entre les
deux maxima, deux minima, Vitesse maximum par trente- cinquième de seconde... . 0,0420 0®,0399 Vitesse minimum par trente- cinquième de seconde.. . 0",0309 0®",0286
Vitesse moyenne par trente- cinquième de seconde. . . 0®,0354 0",0341 Excès du maximum sur le
RUMMNNEET LUE 0,017 0®,0113 Rapport de l’excès à la vi- tesse moyenne. . . 2". . & 0, 54 0, 33
Vitesse moyenne par se-
e% ol atée ‘se
Nous n’avons jusqu’à présent considéré le mouve- ment du curseur qu’au-delà des dix premiers 35°, de seconde. Si nous consultons maintenant le tableau de la page 16, pour savoir ce qui se passe dans ces premiers instants, nous reconnaîtrons, pour chacune des dix expériencesz l’existence d’un maximum suivi d’un minimum. Il est aisé de se rendre compte de l’un et de l’autre. En effet, pour que l’on puisse, comme nous l’avons fait jusqu’à présent, considérer le fil qui conduit le curseur comme inextensible , il faut qu’il n’y survienne point de changements brusques de vi- tesse, Or, cette condition n’est pas remplie au départ dun curseur, puisqu'il passe brusquement alors d’une
SUR LA VITESSE PENDANT LA MARCHE. 23
vitesse nulle à la vitesse du pas. Aussi, le mouvement du curseur commence*t-il, en réalité, un peu après l'instant où la corde commence à se tendre. Dans l’in- tervalle , elle s’allonge jusqu’à ce que sa tension de- vienne capable de vaincre les résistances initiales. A partir de cet instant, le curseur s'élève ; les résistances diminuent brusquement ; l’excès de tension du fil ac- célère le mouvement , et la vitesse acquiert un certain maximum supérieur à la vitesse du pas et au-delà du- quel le fil ne tarde pas àse distendre. Le curseur alors s'élève par sa seule vitesse acquise ; le mouvement se retarde ; la vitesse devient moindre que celle du pas ; le fil se tend de nouveau, et le mouvement s'accélère, après avoir passé par un certain minimum de vitesse. Si, au moment de la tension du fil, la vitesse du cur- seur diffère peu de celle du pas, le mouvement con- tinue comme si le fil devenait inextensible. C'est ce qui arrive pour chacune des expériences déjà citées , comme l'indique le tabieau de la page 16,où nous avons , au moyen d’un trait horizontal , isolé les pre- miers espaces parcourus.
NOTE
SUR
LE TRAVAIL DYNAMIQUE
DES GONTRACTIONS MUSCULAIRES ;
Par M. Ch. GIRAULT,
Membre titulaire, + 4 SD Om
Lorsque l’on veut évaluer en kilogrammètres le tra- vail dynamique des moteurs animés employés dans l’industrie , on se borne généralement à considérer le cas où le moteur exerce sur le corps qu’il déplace une action constante ; et l’on prend alors, pour mesure du travail, le produit de la force par le chemin pro- jeté sur la direction de la force. Mais, il importe de ne pas confondre ce travail avec celui des contractions musculaires développées par l’homme ou par l'animal employés à produire l'effet mécanique. Le premier travail , en effet, est généralement inférieur au second, et il peut même être nul dans certains cas, comme lorsqu'il s’agit du transport horizontal d’un fardeau, le- quel exige pourtant un développement de travail mus- culaire souvent considérable.
Pour chercher quelle liaison existe entre ces deux travaux, considérons le corps humain, accomplissant un acte mécanique quelconque, comme un système de points matériels soumis à des forces tant extérieures
NOTE SUR LE TRAVAIL DYNAMIQUE. 25
qu'intérieures, et appliquons-lui l'équation du tra- vail, en vertu de laquelle l'accroissement de force vive, au bout d’un certain temps, est égal au travail des forces qui agissent sur le système pendant le même temps. Parmi ces forces, les unes, extérieures, sont le poids du corps, les réactions des appuis et les réactions des masses mises en mouvement ; les autres, intérieures, consistent dans les actions moléculaires telles que celles qui régissent les corps inanimés, et dans les actions musculaires que la volonté détermine.
Si, ce qui est lecas le plus ordinaire , le mouvement se compose d’une succession de périodes identiques , ramenant le centre de gravité du corps à même hau- teur , l'équation du travail, appliquée à l’une de ces pé- riodes, se simplifie, parce que l’accroissement de force vive est nul, ainsi que le travail du poids, et qu’on peut admettre qu’il en est sensiblement de même du travail moléculaire. On voit alors que le travail musculaire , après un nombre quelconque de périodes, est égal, au signe près, au travail des réactions extérieures pro- venant tant des appuis que des masses mises en mou- vement ; ce que l’on peut écrire sous la forme
LA 2 1 3
où T,, est le travail musculaire, — T, le travail des réaction des appuis, — T, le travail des réac- tions des masses mises en mouvement.
On voit ainsi pourquoi Tr, est généralement moindre que Th.
Dans le cas de la roue à chevilles, T, est nul, et l’on a T,=T,. On conçoit donc qu’à égalité de travail
26 NOTE SUR LE TRAVAIL DYNAMIQUE
musculaire développé , la roue à chevilles fournisse le
maximum du travail utilisable, travail facile à calculer
d’ailleurs , puisqu’en supposant la rotation uniforme , etle centre de gravité du corps de l’homme immobile,
On a T,—IIDAf, où ILest le poids du corps, D la dis-
tance du centre de la roue à la verticale du centre de
gravité , A la vitesse angulaire de rotation , t la durée
du travail. On sait que , dans les conditions ordinaires,
l'expérience donne, pour expression du travail jour-
nalier développé , 250 à 260 mille kilogrammètres.
Dans le cas de la marche sur un terrain horizontal , l’homme n’ayant à transporter d’autre fardeau que son corps, T, est nul, et l’on a T,—T,; ce qui ramène la détermination de T,, à celle de T. Mais, T, étant inconnu aussi bien que T,, nous essaierons d’éva- luer d’une autre manière le travail musculaire déve- loppé pendant la marche , en appliquant l'équation du travail à chacune des phases dans lesquelles, comme nous l’avons établi précédemment, le pas peut être décomposé,
Pour simplifier , nous estimerons la force vive comme si toute la masse du corps était concentrée en son centre de gravité, et nous ferons abstraction du travail des actions moléculaires. Appelant alors —T, le tra- vail des réactions du sol pendant la première phase —T, le travail de ces réactions pendant la seconde phase, T,, le travail musculaire pendant un pas, I le poids du corps, H la quantité très-minime dont s'élève son centre de gravité dans la première phase, vel v”’ la plus petite vitesse et la plus grande; réduisant l'action musculaire à celle qu’exerce, dans la seconde
DES CONTRACTIONS MUSCULAIRES. 27
partie de la seconde phase, la jambe qui sert de pivot, l’autre jambe oscillant en vertu de son propre poids; on aura, pour la première phase,
Il FORMS . et, pour la seconde, I LE] ? 20 2—V2)=NA—T, Te Cette dernière , à elle seule, montre que l’on a T SE (ve) nm 711 2g 9
et fournit ainsi une limite inférieure de T,. Si l’on veut faire l'hypothèse T,=T,, on déduit des deux relations qui précèdent ,
LE] 1 2—V 2 TV, = —— —H| 2g Désignant par v la vitesse moyenne, nous admet- trons , comme assez conformes à l'expérience, les formules
LV 2
V3 V’—V'=0,3V,
qui donnent
el, par suite,
T2 0,3 y) g }
28 TRAVAIL DYNAMIQUE DES CONTRAC. MUSCUL,
Nous remarquerons , ensuite, que 4 est une assez
2
\ petite fraction de bras et nous simplifierons en con-
séquence la formule précédente, en posant
V? T0, 011 re 9
Y faisant 165 kilog.; v—1",2; g—9",8; on obtient Tu=5,73 kilogrammètres; d’où T—286500 kilogrammètres , pour le travail musculaire développé en 50,000 pas, considérés comme constituant le travail d’une journée, et répondant à une route de 33500 mètres parcourus en 7 heures 45 minutes.
Ce résultat, que nous ne présentons d’ailleurs que sous toutes réserves , ne diffère pas beaucoup de celui auquel on arrive en considérant l’action d’un ma- nœuvre qui fait mouvoir une roue à chevilles.
RECHERCHE ANALYTIQUEN
SUR LA VALEUR COMPARÉE
DE PLUSIEURS DES PRINCIPALES VARIÉTÉS DE BETTERAVES
ET
SUR LA DISTRIBUTION DES MATIÈRES AZOTÉES DANS LES DIVERSES PARTIES DE CETTE PLANTE;
Par M. Isidore PIERRE,
Membre titulaire. — cm) à (e) —
De toutes les plantes cultivées dans nos régions tem- pérées , la betterave est assurément celle qui, depuis un demi-siècle, et surtout dans ces derniers temps, a le plus vivement attiré l’attention publique, à raison de l’importance des produits qu’en ont su tirer la science et l’industrie.
Cependant la culture de la betterave, comme ma- tière première pour l'extraction du sucre et pour la fabrication de alcool, est encore extrêmement cir- conscrite relativement à l'importance de ces deux in- dustries ; tandis que, depuis une vingtaine d’années, la culture de la betterave, comme plante destinée à l’ali- mentation des animaux, gagne chaque jour du terrain.
C’est qu’en effet, comme l’a fait observer M. de Gasparin (1),la betterave fournit, par ses feuilles , depuis le milieu d'août jusqu’à la fin d'octobre et même
(4) Cours d'agriculture , t, IV, p. 87.
30 VALEUR COMPARÉE
au-delà, un précieux et abondant contingent de four- rage vert pour la race bovine, précisément à l’époque où, dans les pays secs, les regains des prairies artifi- cielles commencent à faire défaut. La betterave elle- même , un peu plus tard, vient clore le cercle des combinaisons de nourriture verte qui recommence avec la pousse des herbes. L’on peut dire, en un mot, que le précieux concours de la betterave permet de ne pas interrompre un seul jour , dans la ferme, la nour- riture au vert, au grand avantage des produits et de la santé des animaux.
Si la valeur de la betterave, comme aliment du bétail, n’est contestée par personne , la même una- nimité ne se retrouve plus, chez les agronomes, pour ce qui concerne les feuilles de cette racine. Mathieu de Dombasle en avait condamné l'emploi sans lavoir expérimenté (1). Schwertz (2) leur attri- buait une vertu purgative, qui ne laissait pas d’action à l'estomac sur les principes réellement nutritifs. Des expériences de M. Dumas, de Nîmes, le conduisirent à reconnaître que les feuilles de betteraves ne convien- nent pas aux porcs, tandis que les génisses s’en acco- modent avec succès (3). .
M. de Gasparin est également arrivé, de son côté, à des résultats satisfaisants , tandis que M. Boussingault a complètement renoncé à l’emploi, comme fourrage, des feuilles de betterave, et qu’il préfère les laisser
(4) Annales de Roville, t. V, p. 498. (2) Fourrages, p. 24. (3) De Gasparin, Cours d'agriculture, t, V, p. 94.
DE PLUSIEURS YARIÉTÉS DE BETTERAVES, 91
comme engrais pourrir sur le sol qni les a produites.
Ce qu’il y a de certain, c’est que, depuis vingt ans, la culture fourragère de la betterave a constamment gagné du terrain, et que l'emploi de ses feuilles pour la nourriture des vaches laitières est à peu près gé- néral. Cet emploi, d’ailleurs, n’est pas de date récente, puisqu’autrefois on y attachait une si grande impor- tance qu'il fut un temps où l’on cultivait la betterave presqu'uniquement pour en avoir la feuille (1).
Pour que l’usage de la feuille de betterave, comme fourrage, se soit maintenu etgénéralisé, malgré Ja con- damnationu portée contre lui par des agronomes aussi éminents que Mathieu de Dombasle et M. Boussin- gault, il faut bien que la pratique en ait fait reconnaître les avantages réels. C’est que la majorité des cultiva- teurs , loin de trouver que la feuille de betterave di- minue la qualité du beuïre, comme on l'avait annoncé, probablement sous l'influence de circonstances étran- gères accidentelles, s'accordent, au contraire, pour reconnaître que, lorsqu'on fait entrer ces feuilles pour une certaine proportion dans la nourriture des vaches laitières , il y a plutôt amélioration dans la qualité et dans la quantité des produits.
Piusieurs chimistes se sont occupés avant moi de l'analyse des betteraves, et ont indiqué la teneur en azote de la feuille et de la racine. Dans les Annales de Chimie et de Physique (2), M. Boussingault a publié les résultats d’une analyse de betteraves champêtres ( di-
(4) Mémoires de la Société d'agriculture de Paris ; 1789, p. 126. (2) 1er, /p. 308, 3°. série.
32 VALEUR COMPARÉE
sette ) mais sans donner le poids moyen des racines. L'échantillon soumis à l’analyse provenait d’une récolte plus que médiocre , puisqu’elle ne dépassait guère une demi-récolte moyenne. Cette dernière circonstance peut avoir exercé, sur lesrésultats de l'analyse, une in- fluence dont il serait difficile de préciser l'importance; d’ailleurs, l’habile chimiste ne s’est nullement préoc- cupé des différences qui pouvaient exister entre la composition des diverses parties de la betterave, parce que cette recherche n’avait aucun rapport bien direct avec le but qu’il se proposait, l’étude des assolements. Dans son beau mémoire sur les assolements, publié peu de temps après (1), le même savant donne aussi les résultats d’une analyse de feuilles de betteraves ; mais il ajoute que cette analyse a été effectuée sur des feuilles séparées de leurs racines seulement deux jours après l’arrachage ; et s’il était indifférent, pour des recherches dans lesquelles on n’avait besoin de tenir compte que de la matière sèche, de se servir de feuilles plus ou moins fanées ,il ne saurait en être tout-à- fait de même lorsqu'il s’agit de leur emploi comme fourrage vert.et de leur plus ou moins grande richesse en principes nutritifs. M. Boussingault avait trouvé, pour la disette :
Feuilles. Racines. Matière sèche. . « . . .. 41, 44 p. ‘41. 4220000 AE st or dR: 5 AD, 00 87, 8 Azote p. °}, de mat. sèche 4, 5 h, 65
Agate à l'état fraise 2.405 0, 20
(4) Annales de Chimie et de Physique, t, IE, 8°, série.
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETIERAVES. . 33
MM. Payen et Richard, dans leur Traité d’'agricul- ture (1), ont également rapporté les résultats de l’ana- lyse de la betterave blanche de Silésie et de la bette- rave rouge à sucre ; l’on y trouve les nombres suivants :
B. blanche de Silésie, B. rouge à sucre.
Matière sèche. . . . . . . 46; Oup:2/418186 O2), … A in. du 0 84, 0 82, 0
Azote p. °/, de mat. sèche 1, 56 2, 50 Azote p. °/, de mat. fraîche 0, 25 0,45
Enfin , parmi les études chimiques dont la betterave a été l’objet, nous pourrions encore citer le travail intéressant dans lequel M. Péligot a montré que, pen- dant tout le temps qui précède la maturité , le déve- loppement des principes constituants divers de la betterave est simultané, de sorte que, sous le même poids, la même racine contient, pendant tout ce temps, les mêmes proportions relatives d’eau , de sucre , de ligneux , etc. ; tandis que la proportion d’eau diminue au moment de la maturité.
Le travail auquel je me suis livré n’avait nullement pour objet de contrôler les résultats obtenus par mes savants prédécesseurs ; leurs recherches avaient été faites dans un tout autre but que celui que je me pro- posais.
Les fabricants de sucre et d’alcooi ont, jusqu’à présent , donné la préférence aux variétés de bette- raves dont la racine est presque complètement en- terrée, tandis que les agriculteurs qui ne cultivent la betterave que pour la nourriture de leurs bestiaux ,
(1) T, II, p. 29.
34 VALEUR COMPARÉE
préfèrent les variétés volumineuses qui s'élèvent en partie au-dessus de terre, principalement à cause de leur plus facile arrachage et de la meilleure qualité des feuilles qui sont moins exposées à être détério- rées par leur contact avec le sol.
Cette préférence m'a conduit à chercher s’il existe une différence appréciable, dans une même racine, entre la partie enterrée et celle qui s’élève au-dessus du sol, et si cette différence se manifeste dans toutes les variétés généralement cultivées ; si l’effeuillaison exerce , sous ce rapport, une influence sensible , et dans quel sens; enfin, si la valeur nutritive probable dépend du volume ou du poids des betteraves, lors- qu’il s’agit, bien entendu , de racines appartenant à une même variété, ayant végété, autant que possible, dans des conditions identiques.
Mes études ont porté sur les cinq variétés suivantes :
1°. Betterave de Silésie, blanche à collet vert;
2° Betterave jaune longue;
VA — globe jaune ; lo —- — rouge; 5 — — blanc ou plate d'Allemagne.
Toutes ces betteraves ont été récoltées dans le même champ, dans des conditions identiques de soins et de cultures antérieures; les unes n’avaient jamais été ef- feuillées avant l’époque de leur arrachage, les autres l'avaient été une ou plusieurs fois, plus ou moins com- plètement, M. Manoury, mon collègue à la Société d'agriculture de Caen, l’un des caltivateurs les plus consciencieux et les plus éclairés de notre plaine, a bien voulu mettre à ma disposition, avec un zèle et un
A
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. HE
dévouement dont je ne saurais trop le remercier , tous les échantillons dont j’ai eu besoin pour ce travail.
J'ai constamment suivi, pour le dosage de l'azote, le procédé de M. Péligot, tel que l’a modifié M. Boussin- gault. Ce procédé, d’ailleurs si commode, avait encore ici l’avantage de ne donner que ce que je cherchais, c'est-à-dire l’azote quin’était pas engagé en combinaison à l’état d’acide azotique ; c'était un point important, puisqu'on sait que la betterave contient souvent des proportions d’azotates assez importantes qui sont plutôt nuisibles qu’utiles, lorsqu'on emploie cette plante pour l’alimentation des animaux. Toutes les analyses ont été répétées deux fois, sur des quantités différentes de matière , préalablement réduite en poudre au moyen d’une petite égrugette à sarrsain de Potigny. Cette opération n’est pas toujours facile , surtout lorsqu'on opère sur les variétés riches en sucre et sur la partie enterrée.
1e, SÉRIE D'EXPÉRIENCES.
$ 1. FEUILLES.
Ces feuilles provenaient de la variété dite betterave champêtre ou disette. On en avait fait une première cueillette, le 5 septembre 1855; une seconde le 7 no- vembre. A chacune de ces deux époques on cueillit sur les mêmes pieds, en assez grand nombre :
1°. Les feuilles les plus basses, tombantes, presque
36 VALEUR COMPARÉE
fanées, deux ou trois feuilles entières par pied de betterave ;
2°, Des feuilles de la région moyenne intermédiaire entre les basses feuilles et les feuilles culminantes, trois feuilles par pied ;
3°. Des feuilles de la région supérieure, quatre feuilles sur chaque pied.
Après avoir bien mélangé chacune de ces trois sortes de feuilles, on en a prélevé un kilogramme destiné aux expériences. Ces feuilles ont été desséchées à l’étuve, puis moulues , et l’on a soumis à une dessiccation com- plémentaire les parties de poudre destinées aux ana- lyses.
FEUILLES DU 5 SEPTEMBRE.
1°. Feuilles basses.
Eau. 4. 0. 0 Matière sèche NAME RENE 4,76 Azote p. °/, de matière sèche : Ar AOSARES US HSOICRE 4, 93 2°, dosages: 2. UE 4, 96 Moyenne. . . . 4:95
Azote p. ‘|, de feuilles fraîches. . . . . 0,15 2°, Feuilles de la région moyenne.
ER Le à PAM aTie 90,3 p.° Matiére stcielt0) : HOT EMET TE 9,7
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES,. 37
Azote p. °/, de matière sèche :
der, dosage. .: 4 «1 4,1 98 #, 91 PONdosage à JU. Sum 3, AD Moyenne, . . . 3, 41
Azote p. °/, de feuilles fraîches. . . . . 0, 33
3°. Feuilles de la région supérieure.
= CU 60 ANR, Matière sèche. . . . DT Lt Azote p. ‘|, de matière eue Ë RS dOSApe, 0 ne 07 à 3, 68 PE HOSAge 1 0. , 3, 67 Moyenne. . . . 3, 67 Azote p. °}, de feuilles fraîches. . . . . 0,40
FEUILLES DU 7 NOVEMBRE.
1°. Feuilles inférieures.
Eau. . . ST AS el € 90,p. °L Matière te te à TE 10 Azote p. °/, de matière Fi. D ODSAUe 2, 84 LAMUTÉE CONSSRRNRRNEPRRE 2, 84 Moyenne. ,. . . 2,84 Azote p. °/, de matière fraîche. . . . . 0,28
2°. Feuilles de la région moyenne.
OU A FN ADR ONNT SON EITICSS SBES D reiSèches 0, D M ONE UN QUE
38 VALEUR COMPARÉE
Azote p. °}, de matière sèche :
Aer, dosage. . : .. COR OS 2°, dosage. . . «CSN Moyenne-:u0r et: me
Azote p. °}, de feuilles fraîches. . . . ,. 0,43
3°. Feuilles de la région supérieure.
Eau. 06e. 0e 00e 6 CONS Matière. ‘5 SON Azote p. °/, de matière sèche : 4er, dosage. 00. ER L, 97 25.008406. Ci UN ONE 5, 01 Moyenne. . . . h, 99 Azote p. ‘|, de feuilles fraîches. 00 225 .10.00%198
Il semble résulter de l’ensemble de ces analyses plu- sieurs conséquences assez importantes :
La première, à laquelle on ne devait guère s’at- tendre, c’est que, dans la betterave, du moins dans la variété disette , les feuilles de la région supérieure , les plus jeunes, les plus tendres, ne sont pas les plus aqueuses ; ce sont , au contraire, les feuilles les plus anciennes , les plus voisines de leur complète matu- rité , celles de la région inférieure qui, à poids égal, renferment la plus grande proportion d’eau. Un exa- men plus attentif de ces feuilles permettrait cependant de pressentir ou du moins d’expliquer ce singulier ré- sultat : dans les feuilles dont le développement est avancé , la nervure médiane et le pétiole, c’est-à-dire la partie la plus aqueuse de la feuille, forment une
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAYES. 39
fraction beaucoup plus considérable du poids total que dans les jeunes feuilles de la betterave.
La seconde conséquence à tirer de ces analyses, c’est qu’au moment de l’arrachage, la valeur alimen- taire des feuilles de betteraves est au moins égale, si ce n’est supérieure , poids pour poids, à ce qu’elle était deux mois auparavant. :
Enfin la troisième conséquence, facile à prévoir d’après les belles recherches de M. Payen sur la végé- tation, c’est que les feuilles de betteraves sont d’autant plus riches en matières azotées, d’autant meilleures comme fourrage, qu’elles sont plus jeunes et moins complètement développées.
Nous pouvons ajouter encore que c’est surtout au moment de l’arrachage, alors qu’on dépouille la racine de toutes ses feuilles, que celles-ci doivent constituer le fourrage le plus avantageux, puisque , dans l’effeuil- laison partielle ordinaire, on n’enlève que les feuilles les plus aqueuses et les moins riches en principes azo- tés, tandis que les plus avantageuses restent sur la plante.
Pendant le temps qui s'écoule entre la consomma- tion et l’effeuillaison, surtout lorsque cette dernière a lieu de bonne heure, la feuille de betterave perd assez vite une forte proportion d’eau, dont la moyenne est le plus ordinairement comprise entre 40 et 15 p. ‘> Soit 12,5 ; cette circonstance enrichit d’autant la feuille, en augmentant la quantité de matière sèche qu’elle contient sous le même poids, dans ce nouvel état. C’est cette circonstance qu’il est bon de ne pas perdre de vue , lorsqu'on veut utiliser, dans la pratique , les données fournies par la science.
A0 VALEUR COMPARÉE
2, SÉRIE D'EXPÉRIENCES.
RACINES.
Toutes les variétés soumises à l’analyse ont été cou- pées en trois parties distinctes :
4°. La partie enterrée ;
2°. La partie comprise entre la surface du sol et le collet ;
3° Le bourgeon, dépouillé de ses feuilles, coupé à la hauteur du collet.
Ce partage a eu lieu presqu'immédiatement après l’arrachage, et chaque partie a été pesée à part.
Après quelques jours d’exposition dans un lieu sec et bien aéré, chacune de ces parties était coupée en rondelles de 4 à 5 millimètres d’épaisseur et soumise à un commencement de dessiccation à une douce tem- pérature, puis chaque rondelle était subdivisée en petits cubes, et la dessiccation se complétait à une tempé- rature d’environ 100°. Cette division avait pour but, en favorisant la dessiccation, de maintenir, dans les dif- férentes parties d’un même lot, la plus grande homo- généité possible. Enfin, la matière était moulue (1) et bien mélangée, puis on soumettait à une dessiccation
(4) Dans la betterave blanche de Silésie, et dans la plate d’Alle- magne, la mouture de la partie enterrée ne se fait pas sans diffi- culté ; il faut surtout éviter de moudre la matière pendant qu’elle est chaude, parce qu’elle empâte le moulin,
L
L
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETIERAVES. k1
complémentaire , à 410°, les parties de matières des- tinées à l’analyse.
Le nombre de betteraves employées dans chaque essai a varié de 2 à 5 ou 6, suivant leur grosseur. Ce- pendant, le plus souvent, on opérait sur deux bette- raves, choisies de manière à représenter en volume la moyenne de celles qu’on voulait étudier.
BETTERAVES BLANCHES DE SILÉSIE. {Sous-variété à collet vert.)
N'ayant jamais été effeuillées avant l’arrachage.
Poids moyen d’une betterave, 1538 grammes. Bourgeons. . . . . . 12, 84 p. °/, du poids total. Partie hors de terre. 22,14
Partie enterrée... . . 65 , 02 Halal... …. 100,00
4°. Bourgeons.
RL. 30:71 p°) MPNCFE SÈERE. - . . ... « . ,13..3 Azote p. °}, de matière sèche : MA AOSApe.. LULU : EE. 2 0OSABE Le SU he su » 2,0 Moyenne. "15". 2, 46
Azote p. °|, de matière fraîche. . . . . 0,33
h2 VALEUR COMPARÉE
*
2°, Partie hors de terre.
Te ee CS Manicre sècne. . Azote p. ‘°/, de matière sèche :
LS COS, TENTE 1,61
"2e, dosage. MEANS Se" 4,62
Moyenne 4, 62 A zote p. °{, de matière fraîche. . . . . 0,21
3°. Partie enterrée.
FAR niamssbhe Le em 26e Dh. 00 + CORRE Matière sèche, . . 1:06. . deiatsh Azote p. °/, de matière sèche :
AE dOSAGE ET Le 1,64
Je dosage 77 PR CL SU 1, 60
Moyenne, . . . 1,62 Azote p. °}, de matière fraîche. . . . . 0,21 Calculant , au moyen de ces données, la teneur de la betterave entière, soit à l’état vert, soit à l’état sec, on trouve :
A l’état frais. A l'état sec. Bourgeons. . . . 12,84 x 0,33—0,042 13,54 x 2,46—0,333 Partie hors de terre. 922,14 x0,21—0,046 21,98 x 1,62=0,356 Partie enterrée. . . 65,02 x0,21—0,137 64,48 x 1,62=—1,045
Azole p. %, de betteraves entières. . 0,225 1,734
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. h3
MÊME SOUS-VARIÉTÉ. Efeuillées deux fois, dont une au moment de l’arrachage.
Poids moyen d’une betterave, 1739 grammes. Bourgeons. . . . .. 9, 33 p. ‘|, du poids total. Partie hors de terre. 46, 22
Partie enterrée. ..,. 4h, 45
+otal.. : , .°”100700
1°. Bourgeons.
LE. he CDS *, 8622.40 MAG SÉCRE. 050 Gal Go UD . 13,8 Azote p. °}, de matière sèche :
HRDUDSRREr . . - » « 2,64
UDSADE. + Lee me eve 2,66
Movennes:02.1N,.1n, 2, 69 Aoep. de matière fraîche, . . . . 0,37
2, Partie hors de terre.
Le pa bol sb +008 dede Matière sèche. 20% Azote p. °}, de matière sèche : Adosape". 1 fiotahs : 4, 61 2". dosage nome à, 457
Moyenne. + : . 1:59 Aro pot], de matière fraîche, ; 2% ,7%0, 15
Ll VALEUR COMPARÉE
3°. Partie enterrée.
(06 NP Matière sèche, . . . . < SR Azote p. °/, de matière sèche : 1er JOSALÉ ER 0 1,66 2°. dosage, 26. 0: 1,64 Moyenne. . . . 4, 67
Azote p. °}, de matière fraîche. . . . . 0,18 Calculant , au moyen des données qui précèdent, la teneur de la betterave entière , on trouve :
A l’état frais. A l'état sec. Bourgeons. . . . 9,33x0,37—0,035 12,21 x 2,65—0,324 Partie hors de terre. 46,22 x0,15—0,069 41,98 x 1,59—0,667 Partie enterrée. . . 44,45 x0,18=—0,080 45,81 x 1,65—0,756 zote p. ‘, de betteraves entières.. 0,184 1,747
MÊME SOUS-VARIÉTÉ. Effeuillées trois ou quatre fois très-énergiquement.
Poids moyen d’une betterave , 2941 grammes.
Bourgeons. . . . . . 15, 53 p. °} du poids total. Partie hors de terre. 43, 51 Partie enterrée... . . 40, 96
Total... 2400-01
1°. Bourgeons.
PAUL. … à e te + NO ONE CONS Maätlère:sèche.. . . suture 40lfit SAT
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. L5
Azote p. ‘|, de matière sèche : AT. dosage tro THEN. 2,14
H0nsage. . « + . 0. De Moyenne. . . . 2, 16 Azote p. °/, de matière normale. . DA 2 2°. Partie hors de terre. Eau. e . 0 . Q , ° 90 , 6 P. ce Matière che ALT E RER as 9,4
Azote p. °}, de matière sec: D UDSARR AE 49 MOVE, 44772
2 UOOSADONTS eee, 1,72 Moyenne. . . . : OS © Azote p. °}, de matière normale.. . . . 0,16
3°. Partie enterrée.
à 5: OR OA mp Matière sèche. . . . St à 9,9 Azote p. °}, de matière sad: A dosage: PALIER SATA | 1495 OS e UE it, don 1,55 Moyenne. . . . 17,95 Azote p. °/, de matière fraîche. . . . . 0,15
Calcul de la teneur en azote de la betterave entière, au moyen des données précédentes : A l’état frais. A l'état sec. Bourgeons. . . . 15,53 x0,22—0,034 16,928 x 2,18—0,355 Partie hors de terre. 43,51 x 0,16—0,070 42,02 x 1,72—0,723 Partie enterrée. . . 40,96 x0,15—0,061 41,70 x 1,55—0,646
Azote p. %, de betteraves entières. . 0,165 1,724
6 VALEUR COMPARÉE
MÊME SOUS-VARIÉTÉ.
Betteraves efleuillées au moins quatre fois très-fortement.
Bourgeons. . . . « . . 9,6 p.°} du poids total. Partie hors terre.. . . 38,0 Partie enterrée. . . . Dali
Fofal: us 100, 00 Poids moyen d’une betterave, 1572 grammes.
1°. Bourgeons.
Eau): ,. . "CANON ON Matière sèche. 27" SONO Azote p. °/, de matière sèche : 1: JOSÉ... En AU UT 2,038 ADOBE 21e Mae se 2,90
Moyenne. . . . 2, 58 Azote p. ‘|, de matière normale... . . . 0, 30
2°. Partie hors de terre.
aus 0. .._ . CU RNCS OS Matière sèche, . CL 0e IN Azote p. °}, de matière sèche :
A. dOSARE. 7 NS COURS 2, 28
21 DOSARBES SU NT ae 7 ne 2, 20
Moyenne. . . . 2320 Azote p. °, de matière normale, . . . . O0, 23
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES, 47
3°. Partie enterrée.
AR D À, L6665,109)) MO DIS SEDAISGIQNES Vp. ‘Je Mauére sèche. . ,. . . . . 11,6 Azote p. °/, de matière sèche : HdOSape.. . . ,. . à 4, 76 Dernosage. . /.. _. <.. 00 4, 86
Moyenne. . . . 1,81 Azote p. °}, de matière normale... . . . 0,21 Calcul de la teneur pour la betterave entière :
M. normale. M. sèche. Bourgeons. . . . 9,6x0,30—0,029 9,7 x 2,58—0,25 Partie hors de terre. 38,0 x0,23—0,087 35,7 x 2,26—0,81 Partie enterrée... . 53,4x0,21—0,112 54,6 x 1,81=—0,99
Azote p.%, de betteraves entières (1). 0.228 2,05
MÊME SOUS-VARIÉTÉ,
Betteraves entières, trés-petites, n’ayant jamais été effeuillées.
Poids moyen d’une betterave , 92 gr. 5.
Mbére Sèche. à ..: . . : . 149,3 p.°h
AR OR. . -. 80,7
Azote p. °/, de matière sèche : drdosage. + Arhts aeltour : 4, 40 A 00SA8E . / 2: dasts 4,36
Moyenne. . . . 41, 38 Azote p. °/, de matière normale.. . . : 0, 27
(4) La partie supérieure de ces betteraves était un peu creuse.
VALEUR COMPARÉE
BETTERAVES JAUNES-LONGUES. N'ayant jamais été effeuillées avant l’arrachage.
Poids moyen d’une betterave, 1538 gr.
Bourgeons. . . . . . 6, 70 p. °/, du poids total. Partie hors de terre. 25, 04
Partie enterrée... . . 68, 26
TOL: 100, 00
1°. Bourgeons.
MAD. ct 86,6 Pp.° Malièresèche, +: , 2 CT Azote p. °], de matière sèche :
Aer dosiges"" 11 000200 3, 21
JP, ADSAPE. SNS 28 7 de 3, 33
Moyenne. . . . 5 Pr Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,44
2°. Partie hors de terre.
Eau. 20 + 5 0 0 0 COOP Matière sèche, . 00 NOM NOTONS Azote p. °/, de matière sèche : der, d0Sap:.+ 0 + CU 4, 80 de COSABE. > HRAALAEEt ES 4,79 Moyennes 745106 14079
Azote p. °/, de matière normale. . . . 0, 24
Fe
A ”
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. h9
3°. Partie enterrée.
Eau. Re 1 LP
Maenesèche. . . . . . . . 13,14 Azote p. °/, de matière sèche : A dosage) sb rot oies 4,95 AAUDSADE. + «4 * +. + 4,95 Moyenne. «1.0. 4,95 Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,26 Calcul de la teneur de la betterave entière : A l'état normal. Matière sèche. Bourgeons. . . . 6,70xX0,44—0,029 6,70 x 3,27—0,219 Partie hors de terre. 25,04 x0,24—0,060 25,04 x 1,79—0,448 Partie enterrée. . . 68,26 x 0,26—0 177 68,26 x 1,95=1,331 Betteraves entières. . . 0,266 1,998
MÊME VARIÉTÉ, Effeuillées deux fois avant l'arrachage.
Poids moyen d’une betterave, 1127 grammes. Bogigeons. . . . . .. 8,7 p. °/, du poids total. Partie hors de terre. . 29,5
Partie enterrée. . . . 61,8
POtalitamsos 400 , »
1°. Bourgeons.
ue 995 9 D lo
Maére sèche, £ 0 . . .eouuiue n L'l l4
50 VALEUR COMPARÉE
Azote p. °/, de matière sèche : 1°", dosage. . 2°, dosage.
Moyenne. Azote p. °}, de matière normale.
2:. Partie hors de terre.
Eau.
Matière sèche. AIT
Azote p. °}, de matière sèche : Aidosage;:titcd re 2°. dosage.
Moyenne. Azote p. °}, de matière normale. .
3 . Partie enterrée.
Eau. . Matière sèche. FALL Azote p. °}, de matière sèche : 1 /U0saper. 2°, dosage. .
Moyenne. Azote p. °/, de matière normale. .
0, 26
Calcul de la teneur en azote de la betterave entière : :
Matière normale. Bourgeons. 8,7 X0,44—0,038 Partie hors de terre. Partie enterrée. .
61,8 x 0,26—0,161
Betteraves entières. 0,275
Matière sèche.
9,1 x3,01—0,274 29,5 x0,26—0,076 30,4 x 1,81=0,550 60,5 x 1,87—1,131
1,955
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAYES, 51
MÊME VARIÉTÉ.
Betteraves entières, très-petites, n'ayant jamais éte effeuillées.
Poids moyen d’une betterave, 725,4. Re … … . *0c0b M8 4 DL Mare sèChe. … . . . .. .ouceoh18 6
Azote p. °}, de matière sèche :
D H0SA6C.. . He. 2, 91 :- HA ICE SENS es 25 99 MOVERNE . 2, 38
Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,44 MÊME VARIÉTÉ. Betteraves effeuillées très-fortement au moins quatre fois.
Poids moyen d’une betterave, 17745",5.
POnHÉeons. . « ... . AdnoSqp °} Partie hors de terre. 24,7 Partie enterrée.. . . 64,0
mal, Coste 100
1°. Bourgeons.
Li. à RE éd À Matiëre Sèche. 0, jou ovr 13 Azote p. °}, de matière sèche : D dose. Le à ce 25 22 Ddosanes Ne bein 2, 20
Moyenne. . . . D Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,29
52 VALEUR COMPARÉE
2°. Partie hors de terre.
an, . ee a ON
Matière sèche. . . . CN Azote p. °}, de matière sèche : 4%, dosage; ss More 0e 4,42 Zldosages .:-.n «4 à 0 4,48
Moyenne 1,45 Azote p. °/, de matière normale. . . . 0, 19
3°. Partie enterrée.
Eau. . 0 © COR. . CORRE Matière sèche. . 23% eur. . 12:
Azote p. °/, de matière sèche : 1°, dosage, se 102 2°. dosage t . syctosiot 24e 4, 50 Moyenne, . . . 45 54 Azote p. °/, de matière normale, . . . 0,19 Calcul de la teneur de la betterave entière : Betterave normale. Matière sèche. Bourgeons. . ... 11,3 x0,29—0,083 11,6%2,21=0,955 Partie hors de terre. 24,7 x0,19—0,047 95,5 x 1,45—0,370 Partie enterrée. . . 64,0 x0,19—0,122 629 x 1,51=—0,950
Azote p. %, de betteraves entières. . 0,202 1,676 BETTERAVES GLOBE -JAUNE. N'ayant jamais été effeuillées avant l’arrachage.
Poids moyen d’une betterave , 2012 grammes.
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. sa
Bourgeons. . . . .. 6, 36 p. °/, du poids total. Partie hors de terre. 36, 71 Partie enterrée.. . . 56, 91
Æotal. ... . 41005200
1°. Bourgeons.
RE On.0e, DOI En] Ox LT 0 BOT 2 Mhbretsèche, : &)0,,. Dci ee ,:, 41,4,9 Azote p. °/, de matière sèche :
HE UOSAHE. . Ur ee 7 oo 2, 20
PU AOSAER. Le <<. pet Moyenne. . . . 2,26 Azote p. °/, de matière normale. . . . 0,27
2°. Partie hors de terre.
0... TE 08... ss. 08119180 sue MANIERE | . . . . … . 9,6 Azote p. °/, de matière sèche : DORE. 2 5: + | Le 1, 84 LOTS RÉ e 4,82
Moyenne 1,707 1,189 Azote p. ‘|, de matière normale.. . . . 0,18
3°. Partie enterrée.
,. ,: ; #7 Matière sèche. .ols@éatt- lue us 9,8
5l VALEUR GOMPARÉE
Azote p. °/, de matière sèche :
4%. dosage, 4! 06, Ori 44 39 2e, dosage. £E 400, 2.78 4; 95 Moyenfié! .… …...: 1, 70 Azote p. °}, de matière à l’état normal. . 0,17 Calcul de la teneur de la betterave entière : Bourgeons. . . . 6,36x0,27—0,017 7,68 x 2,26—0,174 Partie hors de terre. 36,73 x0,18—0,066 35,76 x1,83 0,654 Partie enterrée. . . 56,91xX0,17=—0,097 56,56 x 1,77—1,001 Azote p. ‘, de betteraves entières.. 0,18 1,829
MÊME VARIÉTÉ.
Fortement effeuillée plusieurs fois.
Poids moyen d’une betterave, 12935°,5.
Bourgeons. . . . . . 10, 36 p. °/, du poids total. Partie hors de terre. 33, 17 Partie enterrée.. . . 56, 47
Tolal. 2521 141008:"00
4°. Bourgeons.
Eau: + . + gente CORRE Matière sèche. RRPE 13,8 Azote p. °/, de matière sèche : der, COS a 2, 64 2°.4084p6; 0. CCE 2, 66 Moyenne. -. 2,465
Azote p. ‘|, de matière normale. . . . . 0,37
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVYES. 55
2°. Partie hors de terre.
Eau. se. HIRINE. DICUEE 88, 3 P. Ce Det sEChe. . . . . . H9880b M7 Azote p. °/, de matière sèche :
DA UOSADE..., ee, + à 2720
2°, dosage. .
Moyenne. . . . 22 Azote p. °}, de matière normale... :. . . 0, 26
3°. Partie enterrée.
Eu. 87,5 p. ‘ Matière sèche. . , . A RU A ae AS Azote p. °/, de matière bee 1 dosages. ee : : 1, 86 DÉUIRS COMSESNESE 1, 89 Moyenne. - 4 81 Azote p. °/, de matière normale. , 610, 25 Calcul de la teneur de la betterave entière : A l’état normal. Matière seche. Bourgeons. . . . 10,36x0,37—0,038 12,04 x 2,65—0,319 Partie hors de terre, 33,17 x0,27—0,086 928,48 x 2,21=0,629 Partie enterrée. . . 56,47 x0,23—0,130 59,48 x 1,87—0,112 Azote p. %, de betteraves entières. . 0,254 2,06
MÊME VARIÉTÉ.
Betteraves entières, très-petites, n'ayant jamais été
effeuillees.
Poids moyen d’une betterave , 31 grammes
56
VALEUR COMPARÉE ET, Matiérersèche. . . + . 4.
Azote p. °/, de matière sèche : Nr, dosage, … + UE 1, 83 2°, dosage. :.019964 MSN 2,09
Moyenne. . . . 4, 96
Azote p, °/, de matière normale... . . . 0,47
BETTERAVES GLOBE-ROUGE.
Souvent et fortement effeuillées.
Poids moyen d’une betterave, 1023 grammes. BourgEOns. 1 7. 11, 95 p. °/, du poids total. Partie hors de terre. 33,55
Partie enterrée... . 54, 50
Total . + . . 400, 00
4°. Bourgeons.
Eau... . ." 7 0: OR Matière. sèche... ae. 4... EE Azote p. °/, de matière sèche :
AS CSP EN di er : |
2. ADSARESL + OU Te Re 2, 39
Moyenne. . : - 2, 33 Azote p. -/, de matière normale. . . . 0, 32
20, Partie hors de terre.
Eau : … . SU, : COCO Matière sèche. . . . . 2. 0104298
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 57
Azote p. °/, de matière sèche : Ar dÜsage! $ « 78, 4.4 470 1, 89 2 00Sape." te PEUR 1,88
Moyenne. . . . 1, 89 Azote p. °/, de matière à l’état normal. . 0, 24
3°. Partie enterrée.
M. : 0 yo SR. OT rh RS Che, Re TS Len . 14208 Azote p. °/, de matière sèche :
DDR à: + . 4,91 2e dosage: « CSS YOM, . 4,93 Moyenne. 45, 92
Azote p. °}, de matière à l’état normal. . 0,24
Calcul de la teneur de la betterave entière :
A l’état normal. Et desséchée. Bourgeons. . . . 11,95x 0,32—0,038 13,4 x 2,33—0,312 Partie hors de terre. 33,55 x0,24—0,081 33,9 x 1,89—0,641 Partie enterrée... . 54,50 x0,24—0,131 52,7 x 1,92=1,012 Azote p.°%, de betteraves entières. . 0.25 1,965
BETTERAVES GLOBE-BLANC , OU PLATES D'ALLEMAGNE. Fortement efleuillées plusieurs fois.
Poids moyen d’une betterave, 20555",5.
#4,
58 VALEUR COMPARÉE
Bourgeons. . . . . .. 8, 87 p.°}, du poids total. Pantie hors terre.. . , 35, 81 Partie enterrée. . . . 55, 32
TE ein ee 100 , 00
Eau, . . à à CU C ORORNR Matière sèche … . . . ONE Azote p. °}, de matière sèche :
1 ODSARE... </ 1. 0 2, 7
De OSABer" 7 Jus en «00 3, 00
Mayenne. "128: 2, 96 Azote p. ‘|, de matière normale... . . . 0,35
2°. Partie hors de terre.
PAUSE DE ER Matière SECRET Azote p. °}, de matière sèche : LE AOSA per, 2:14 2°, AGEN. NU 2,06
Moyenne. . . . 2, 08 Azote p. °/, de matière normale. . . . . 0, 21
3°. Partie enterrée.
HA + « + + 4 à + à CS Matière sèche... 2%/221:,0 su OO
! DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAYES. 59
Azote p. °/, de matière sèche :
à Re 5 COTE ME NEEe RORPE- A HAOSAUE, à RE 1% 69 Moyenne: . .-. 4’, #1
Azote p. °/, de matière normale... . . . 0,18
Calcul de Ja teneur des betteraves entières :
A l'état normal. Complètement desséchés. L Bourgeons. . . . 8,87x0,35—0,031 10,00X 2,96—0,296 Partie hors terre. . 35,81x0,21—0,075 33,94 x 2,08—0,706 Partie enterrée. . . 55,32x0,18—0,100 56,06 x 1,71—0,959 Azote p. ‘, de betteraves entières. 0,206 1,961
MÊME VARIÉTÉ,
Betteraves entières, trés-petites , n'ayant jamais ete
effeuillées.
Poids moyen d’une betterave, 545",8.
1.5 0 0. Le 828 7 Mahéreséche, 2e 06 7% à 1 1697 Azote p. ‘°}, de matière sèche. . . 1,73
Azote p. °/, de matière normale. . . 0, 52
Pour faciliter la discussion de ces divers résultats, nous allons les réunir dans un tableau d'ensemble qui résumera toutes les données précédentes,
VALEUR COMPARÉE
[=] ©
GT c‘Gy 66 106 9°T & LV 76 906 LA 4 S‘TG c0Y 868 G9°T Yo LT | 96 706 S'T c‘9T 607 168 c‘7 6‘GT 96 706 L'g G‘98 S£T 598 V8‘ LI LT cor 668 TG & 97 Ç£T 698 LA G'9T e£T 698 g‘e 09°7G C£T L98 (YA V‘LY TT 698
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VALEUR COMPARÉE
62
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DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 63
Gonsidérées à l’état normal, entières et effeuillées , au moment de l’arrachage, ces diverses variétés de betteraves pourraient être classées dans l’ordre sui- vant , d’après la proportion des matières azotées qu’elles contiennent :
Betterave jaune longue,
— globe-jaune,
— globe-rouge,
— blanche de Silésie à collet vert, — plate d'Allemagne (globe-blanc).
D’après M. de Gasparin (1), la betterave jaune longue est la plus estimée des nourrisseurs, à poids égal de matière, et la globe-jaune est supérieure , comme aliment pour le bétail, à la plupart des autres variétés ; c’est-à-dire que la pratique a déjà classé ces deux variétés, par rapport aux autres, comme nous sommes conduit à les classer nous-même d’après leur teneur en matière azotée.
Si, au lieu de considérer ces betteraves à l’état normal, nous les comparons à l’état de complète des- siccation, leur différence en principes organiques azotés tend à s’effacer ; cependant la blanche de Silésie devrait peut-être se placer, sous ce rapport, au dernier rang de celles que nous avons examinées, suivant toutefois les autres de très-près.
Dans toutes ces variétés, la partie supérieure au collet, le bourgeon , s’est toujours montré plus riche en azote que les autres parties de la betterave, et la différence , à l’état normal, s'élève souvent du simple
(4) Journal d'agriculture pratique, t. IV, p. 290, 2°, série.
64 VALEUR COMPARÉE
au double ; à l’état sec, cette différence monte habi- tuellement à environ 50 p. °/..
La partie comprise entre le collet et la surface du sol est ordinairement un peu plus riche que la partie enterrée ; mais la différence, à l’état normal du moins, est le plus souvent assez faible pour qu’on n’ait pas beaucoup à s'en préoccuper.
En comparant, aux betteraves qui ont acquis leur développement normal, les très-petites que des circon- stances diverses ont arrêtées ou contrariées dans leur accroissement, On trouve qu’à l’état frais, ces der- nières sont plus riches que les grosses en matières azotées ; mais, qu’à l’état de complète dessiccation, la différence est beaucoup moindre, quelquefois nulle ou même en sens inverse. La conséquence à tirer de là , si le fait se généralisait, c’est que les très-petites sont beaucoup moins aqueuses que les grosses; au point
de vue pratique , cette dernière conséquence mérite-
Trait une attention sérieuse.
En comparant, dans toutes les variétés, dans tous les échantillons d’une même variété, le poids des betteraves et les proportions d’eau qu’elles renferment, on arrive toujours à ce résultat, que les plus grosses sont constamment les plus aqueuses, sans exception,
Mais cette comparaison, faite sur des betteraves qui, à la rigueur, pouvaient ne pas avoir été soumises aux mêmes influences, pouvait laisser quelques doutes, que nous avons cherché à lever en profitant de ces accidents assez fréquents, par suite desquels deux bette- raves végètent dans le même trou, par conséquent dans des conditions aussi semblables que possible
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 65
d'engrais, de sol, etc. Lorsque äeux betteraves se trouvent dans de pareilles conditions, tantôt elles acquièrent à peu près le même volume, tantôt l’une acquiert un poids bien supérieur à celui de l’autre ; c’est ce dernier cas qui nous intéressait plus particu- lièrement. En conséquence nous avons choisi, dans les betteraves blanches de Silésie à collet vert, au hasard, quatre de ces couples de betteraves quin’avaient jamais été effeuillées avant l’arrachage, Le poids moyen d’une des grosses s'élevait à 2 kil. 54 gr.; celui des petites, à 420 gr. seulement. On a partagé chacun des deux lots en trois parties, bourgeons, partie hors de terre et partie
enterrée ; puis on a examiné séparément chacune de ces parties,
EXAMEN DES PLUS GROSSES.
Bourgeons.. . . ... 9,7 p.°}, du poids total. Partie hors de terre. . 33, 3 Partie enterrée. . . . 57,0
Œotal "tr, 100 »
ou eue 200.00, PT ST ET MN RFC seche. 2. à APS RT
Azote p. °/, de matière sèche : D AAOSARESS MURS 2,0, à 2:33
2 NOOSABE UNE". rte) de 2, 35 Moyenne. . . . 2, 34 Azote p. °|, de matière normale,. . . . 0,30
66 VALEUR COMPARÉE
2. Partie hors de terre.
Rat «és Veux cd bn INR IN Matière sèche. 1 1e ions Azote p. °/, de matière sèche :
ar: dosare, HS ss CR 4, , 42
2e. dosage teen 1, 38 Moyenne, . . : 4,40 Azote p. °/, de matière normale. . . . . 0,16
3°. Partie enterrée.
Fautrites Shi iuss at CS 81: 841prt), Matière:sèchest2ete 0 SUR 49 18 Azote p. °}, de matière sèche :
LS: dosages se avt 1,16
2e. dosages an re bre ro 45, 42
MOFERE ne A'T1# Azote p. °/, de matière normale. . . . . 0,14
L'examen du lot composé des plus petites a fourni les résultats suivants :
Bourgeons. . . . .. 10,2 p. °/, du poids total. Partie hors de terre. 36,1 Partie enterrée.. . . 53,7
Potal}.: 86 100 »
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAYES.
1°. Bourgeons.
Eau. . Ju Matière the. LENT: LL Azote p. °}, de matière US
4, dosage. .
2°, dosage. .
Moyenne. Azote p. °/, de matière normale. .
2°. Partie hors de terre.
Eau. U: Matière sèche. . . . : Na EDS Azote p. °}, de matière se
1. dosage. .
2e, dosage, .
Moyenne. Azote p. ‘|, de matière normale. .
3°. Partie enterrée.
Eau. Matière Ts : Azote p. °/, de matière tu Ac, dosage. . 2°, dosage.
Moyenne. Azote p. °/, de matière normale.
67
2
68 VALEUR GOMPARÉE
Si nous calculons, au moyen des données qui pré- cèdent, la richesse comparative des grosses betteraves entières et des petites, nous trouvons, à l’état normal :
Grosses. Petites.
Pour la quote part des bourgeons. . 0,029 0,037 Pour celle de la partie hors de terre. 0,053 0,076 — enterrée,. . . 0, 080" 0: 096
Dans les betteraves entières. . . . . 0,162 0, 209 En faisant un calcul analogue, pour avoir la richesse
en azote de ces mêmes betteraves à l’état sec, on trouve :
GROSSES, PETITES.
QUOTE PART QUOTE PART de mat, sèche,| AZ |de mat, sèche.| AZ0e. Bourgeons. . . . 10,3 0,241 10,9 0,231 Partie hors deterre.. 31,5 0,441 3%5 0,488 Partie enterrée. . . 58,2 0,663 21,6 0,604
ZNYVYT-v-v-RDOC—CECEE
La comparaison des proportions d’eau à l’état nor- mal donne également, par kilogramme :
880 d’eau. Pour les grosses betteraves.
120 de matière sèche.
842 d’eau. Pour les petites. . |
158 de matière sèche.
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 69
C'est-à-dire que nous arrivons encore à cette con- séquence, que les grosses betteraves sont plus aqueuses que les petites; qu’elles contienent aussi, à l’état nor- mal ordinaire, une proportion d’azote sensiblement moindre, tandis qu’à l’écat de complète dessiccation, la différence est à peu près nulle.
Pour établir une discussion utile sur les avantages comparatifs de ces diverses variétés de betteraves, il est nécessaire de connaître , pour chacune d'elles, le rendement en feuilles et en racines, dans des circon- stances semblables. M. Manoury s’est livré, depuis sept ans, à de nombreux essais ayant pour but de constater la valeur comparée d’une quinzaine de variétés de ces racines ; cet habile cultivateur s’est attaché avec soin à placer toutes ces betteraves, chaque année , dans les mêmes conditions de sol, de fumure et de cultures antérieures. C'était le moyen le plus sûr d'arriver à d’utiles résultats pratiques. Il a trouvé ainsi, pour les rendements en feuilles et en racines, rapportés à 1 hectare , les nombres qui suivent :
Racines.
Betterave blanche de Silésie à collet vert. 85 000 kilog. =) globe-jaune. os: + «1 «0 19,000 — disette (moyenne de plusieurs
MARiélés junior are te 92000 —-hnglobe-rouge.ssss).… 1,22. 477800 tn ojaune longue. ::.,, 41e « +, 145,800
— … plate d'Allemagne, . . . . . . 35 000
70 VALEUR COMPARÉE
L 4 Feuilles,
Résultat de deux ou trois effeuillaisons.
B. blanche de Silésie. 240 à 250 quint. soit 24 500 k.
— globe-jaune, . . . 190 à 200 19 500 — disette (moyenne
de plusieurs variétés) 160 à 200 18 000 — jaune longue. . . . 160 à 180 17 000 — globe-rouge. . . . 130 à 140 13 500 — plate d'Allemagne. 150 à 140 13 500
Ces rendements, pour ce qui concerne la variété Di- sette, sont bien supérieurs à ceux qu'avait obtenus à Béchelbronn M. Boussingault ; mais il est important de remarquer qu'ici les fumures sont plus fortes que celles de l’habile agronome. M. Boussingault a donné, comme moyenne de la récolte de racines, 26 300 kilog. par hectare, tandis qu’on obtient ici plus de 50 000 kilog. , c’est-à-dire beaucoup plus que le maximum obtenu à Béchelbronn (40 000 kilog. )
Nous ferons une observation semblable au sujet des feuilles, et la différence est ici plus considérable, puisqu’au lieu de 10 500 kilog. nous en obtenons plus de 18 000.
Les résultats fournis par M. Boussingault sur la bette- rave champêtre indiquaient le rapport de 2 à 5 entre le poids des feuilles et celui des racines; les expé- riences de M. Manoury n’atteignent même pas cette limite, et le rapport du poids des feuilles à celui des racines descend le plus souvent au-dessous de celui
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BETTERAVES. 71
de 2 à 6; tandis que, suivant M. Girardin, dans la va- riété Disette, ce rapport est à peu près celui de 1 à 1.
Il est fort possible, il est même probable que ce rapport diminue à mesure que les betteraves devien- nent plus grosses; du moins, c’est ce qui semble ré- sulter de la comparaison des rendements que nous avons cités plus haut.
Ces rendements vont nous permettre de calculer approximativement la proportion d’azote fournie par une récolte de chacune de ces variétés, du moins dans les conditions où nous les trouvions. En rapportant les résultats à l’hectare , on trouve que cette propor- tion d’azote s’élève, pour une récolte de :
Racines. Feuilles Total. B. blanches de Silésie. . à 170k1.5, . .98kil. . , 268kil. 5 de ame. . . .… 162, 7...18.... 2H00N MB... ., + + + 108 0. . . 125% te OU — globe-rouge. . . . . 110-075. . 00. see DEAD jaune longue. . . .. 123 ,7...54... 117,1 — plate d'Allemagne. . T9 à Des a Dee ee DA
En présence de ces résultats, l’on comprend parfaite- ment comment les deux premières variétés, la blanche de Silésie à collet vert et la globe-jaune , gagnent du terrain comme plantes fourragères. C’est que leur ren- dement, d’une part, et de l’autre la masse de fourrage réel qu’elles représentent font plus que compenser l'avantage que peuvent offrir quelques autres variétés, telles que la jaune longue, sous le rapport de leur plus grande valeur comme aliment , à poids égal.
Les chiffres qui précèdent, qu’il ne faut considérer
72 VALEUR COMPARÉE-
que comme des approximations locales, nous montrent aussi que ce n’est pas avec des fumures de 20 à 30 000 kilog. de fumier ordinaire, par hectare, qu’il serait permis de compter sur de pareils rendements, puisque 30 000 kilog. de bon fumier contiennent au plus 180 kil. d'azote, tandis que la récolte de betteraves blanches de Silésie à collet vert en contient plus de 260 kilog, On oublie bien souvent les exigences d’une abondante récolte, et ce simple rapprochement sufira pour mon- trer que l’on s’est plus d’une fois mépris sur les véritables causes d’insuccès de certaines cultures.
Enfin, l’on comprend encore qu’une récolte de feuilles qui représente, par hectare, l’équivalent de 3 à 4000 ou même 4500 kilog. de fourrage fané or- dinaire à 20 p. °/. d’eau, mérite bien un peu de l’inté- rêt que lui portent la plupart des cultivateurs.
Reste à discuter la partie délicate de la question, celle des avantages et des inconvénients de l’effeuil- laison avant la récolte des racines.
Beaucoup d’agronomes recommandent , avec M. de Gasparin , de n’enlever que les feuilles inférieures qui commencent à jaunir, et blâment les effeuillaisons trop abondantes; cette opinion, qui paraît assez rationnelle, est principalement basée sur des résultats obtenus par Schwertz (1); ces résultats, les voici : en désignant par 925 le produit des betteraves non effeuillées , celles qui ne l'avaient été qu’une fois ont rapporté 859, et celles qui l’avaient été deux fois n'ont rapporté que 589; en sorte que les trois récoltes étaient entr’elles comme les nombres 100, 95 et 58.
(4) Agriculteur belge.
DE PLUSIEURS VARIÉTÉS DE BEITERAVES. 73
Personne n’est plus disposé que moi à rendre hom- mage aux travaux de l’illustre agronome allemand; mais je suis porté à croire, d’après ce que j'ai vu chez M. Manoury, que l’effeuillaison, plusieurs fois répétée, ne diminue pas toujoursle rendement des racines de 2/5, comme l'indique Schwertz ; car deux ou trois effeuillai- sonsabondantes n’ont pas paru diminuer, d’une manière sensible, le rendement des betteraves de Lébisey en 1855; et si, au moment de l’arrachage , après l’enlève- ment de toutes les feuilles,on avait été obligé de choi- sir, à première vue, entre celles qui n’avaient jamais été effeuillées et celles qui lavaient été plusieurs fois, on se serait souvent trompé, tant la différence parais- sait insignifiante. Il se pourrait que les résultats ob- tenus par Schwertz fussent dus en partie à une insuff- sance de fertilité du sol, et qu’une fumure plus abondante l’eût conduit à de tout autres conclusions.
Il résulte également des analyses que nous avons citées précédemment que l’effeuillaison, plus ou moins répétée, ne paraît pas changer d’une manière sen- sible la proportion de matière azotée contenue dans les racines. En serait-il de même dans un sol moins fertile ? en serait-il même toujours ainsi sur le même sol, ayant le même degré de fertilité, dans des années différentes? C’est ce que l'expérience seule peut décider ; c’est ce que je ne saurais affirmer.
Si nous observons maintenant ce qui se pratique dans la plupart &es pays où l’effeuillaison de la bette- rave est passée dans les habitudes, nous voyons pres- que toujours la racine dépouillée non-seulement de ses feuilles basses, mais encore de la plupart de ses
74 VALEUR COMPARÉL,
feuilles moyennes un peu grandes; il en résulte , outre la quantité , un accroissement réel dans la qualité du fourrage ; il en résulte encore une petite diminution de main-d'œuvre pour l’effeuillaison, et moins de chances de froissement des racines, parce qu’on les visite alors moins souvent.
Enfin, la remarque faite par M. Manoury, au sujet du peu d'influence de l’effeuillaison sur le rendement des racines a été également faite ailleurs ; peut-être serait- il intéressant d’examiner de nouveau la question dans des circonstances variées , en vue de déter- miner l'influence réelle de leffeuillaison sur les récoltes de betteraves, et sur celles qui les suivront sur le même sol; car l’effeuillaison , qu’elle soit unique ou multiple, peut contribuer à l’appauvrissement du sol dans une proportion qu’il est important de déterminer. Enfin , il serait intéressant et utile d'étudier l'influence du mode d’effeuillaison sur la production totale des feuilles.
Je ne saurais terminer cette note sans adresser des remerciments à M. Manoury, pour l’extrême complai- sance avec laquelle il a mis à ma disposition tous les échantillons de betteraves nécessaires pour mon tra- vail; et à MM. Lucet, Blin et Puchot, pour leur con- cours de chaque instant, qui m’a été bien précieux dans des recherches dont la précision augmentait par une plus rapide exécution.
D
MÉMOIRE
SUR
LE TRAITÉ DE GALIEN
intitulé :
QUE LES MŒURS DE L'AME SUIVENT LE TEMPÉRAMENT DU CORPS.
Par M. Emmanuel CHAUVEX,
Professeur de philosophie au Lycée impérial de Caen.
On a coutume de placer l’origine de la science des rapports du physique ét du moral à une époque assez voisine de là nôtre. Plusieurs ne la font pas remonter au-delà de Cabanis et de Maine de Biran, dont les livres s'opposent comme la thèse et l’antithèse. Ceux qui ont la vue plus longue et le regard plus percçant , demeurent convaincus qu’elle a son vrai berceau dans la Science de l’alliance de l’âme et du corps , signalée et décrite par F. Bacon. Pour tous, elle est l’invention, la conquête , l'honneur de l’esprit moderne. Mais je demande la permission d’avoir un autre avis, et la parole pour m’expliquer.
De deux choses l’une :
Ou bien l’on entend par la science des rapports du physique et du moral une vraie science , une science
76 MÉMOIRE
régulièrement constituée, c’est-à-dire pourvue d’un objet bien déterminé , armée d’une méthode solide, riche déjà de résultats définitifs; et je dis que la science des rapports du physique et du moral n’existe pas , ou, si elle existe, c'est à l’état d’embryon, au sein de l’in- telligence humaine, fécondée par de récents travaux : elle n’a pas encore vu le jour.
Ou bien l’on entend par la science des rapports du physique et du moral, des tentatives plutôt que des résultats, des aperçus plutôt que des théories, des partis pris au lieu de recherches désintéressées , plus de zèle que de méthode, beaucoup de systèmes divers, contradictoires, et peu de vérités liées entre elles ; et je dis que la science des rapports du physique et du moral, déjà cultivée par les anciens , dont le génie a tout embrassé, est aussi vieille que le monde.
JT
Il y aurait ou beaucoup d’injustice ou beaucoup d’aveuglement à méconnaître l'importance des travaux entrepris depuis les premières années de ce siècle sur l’homme physique et l’homme moral, considérés dans leurs rapports. A l'exemple de Cabanis et de Maine de Biran , déjà cités, et sur leurs traces, beaucoup de nos contemporains se sont courageusement mis à l’œu- vre. Quelques-uns, tels que Broussais et M. Bérard, de Montpellier, ont essayé d’embrasser et de résoudre le problème dans toute sa complexité; d’autres, comme M. Fiourens dans ses profondes recherches sur les fonctions du système nerveux, comme M. Lélut dans
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. ÿhji
ses savantes et piquantes analyses des hallucinations , en limitant davantage l’objet de leurs études, ont peut- être fait briller une lumière plus intense sur les ques- tions particulières qu’ils ont voulu traiter. Mais qu'y a-t-il dans ces ouvrages d’ailleurs admirables? De grands traits, et point de tableau; des membres, et point de corps; des éléments, et point d'ensemble ; des théories , et point de science.
Ce qui fait l’unité d’une science, c’est un objet exac- tement défini; ce qui fait sa certitude, c’est une mé- thode appropriée à la nature des questions à résoudre; ce qui fait sa valeur , c’est le nombre et l'importance des résultats acquis. Or, la science des rapports du physique et du moral, ou ce qu’on appelle ainsi, a-t-elle un objet exactement défini ? non; une méthode appropriée à la nature des questions à résoudre ? non; des résultats acquis, en grand nombre, et d’une sé- rieuse importance ? non.
Ii semble qu’il n’y ait rien de si précis que cette formule : la science des rapports du physique et du moral a pour objet: 1°. l'influence du physique sur le moral ; 2°. l'influence du moral sur le physique. Il n’y a rien de si vague. En effet, qu'est-ce que le phy- sique ? Est-ce le corps, c’est-à-dire les organes consi- dérés dans leur forme, leur structure, leur position, leurs rapports, ou même dans leur composition chi- mique? Est-ce la vie proprement dite, dont les actes sont la respiration, la circulation du sang , la digestion des aliments , la sécrétion des humeurs, etc. ? Est-ce ces deux choses à la fois, et, dans ce cas, n’y a-t-il pas quelque inconvénient à les confondre ? — Qu'’est-
78 MÉMOIRE
ce que le moral ? Est-ce seulement un point de vue du physique , comme le prétend Cabanis? Est-ce la sen- sation, comme le veut Condillac ? Est-ce le moi volon- taire, comme l’affirme Maïne de Biran ? N'est-ce que la série des phénomènes qui se réfléchissent dans la conscience , et alors quels sont ces phénomènes ? Per- sonne n’a encore dit le dernier mot sur ces questions ; en sorte que la science des rapports du physique et du moral a proprement pour objet la comparaison de deux choses indéterminées. Nox atra !
Dans le vague où flotte cette science, il y a cepen- dant une chose claire et certaine, c’est qu’elle em- brasse à la fois deux termes de nature fort différente, savoir , le physique et le moral, quels qu'ils soient. Ce qui est également clair, également certain , c’est que le physique et le moral doivent être étudiés avec le même soin, et qu'ils ne peuvent l’être par les mêmes procédés. La méthode, ici, pour être complète, doit donc être double. Or, cette double méthode, je pe la trouve nulle part, ni chez les philosophes, qui ont le tort de ne jamais s’occuper de l’homme physi- que, ni chez les médecins qui, trop peu familiers avec l'observation intérieure, s’en rapportent, pour ce qui concerne l’homme moral, soit à l’opinion vulgaire , soit au sensualisme en général, soit à la doctrine ré- gnante. J’admire Cabanis entrant en matière par les paroles que voici: « Nous ne sommes pas sans doute « réduits encore à prouver que la sensibilité physique « est la source de toutes les idées et de toutes les ha- « bitudes qui constituent l’existence morale de « l'homme : Locke, Bonnet, Condillac, Helvétius ,
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 79
« ont porté cette vérité jusqu’au dernier degré de la « démonstration. Parmi les personnes instruites, et « qui font quelque usage de la raison, il n’en est “ maintenant aucune qui puisse élever le moindre « doute à cet égard (1). » Si Gabanis pouvait renaître parmi nous , il serait bien surpris de voir tant de per- sonnes instruites, et faisant quelque usage de la raison, élever des doutes à cet égard. Mais le système de Locke, Bonnet, Condillac, Helvétius, fût-il la vérité même, Gabanis n’eût pas élé pour cela dispensé d’ob- server directement, personnellement, le moral, par la conscience et la réflexion. Pour comparer deux termes quelconques, il faut nécessairement les connaître l’un et l’autre, et pour les connaître, il faut nécessairement les étudier l’un et l’autre. Tant que les médecins ne joindront pas à l’étude du physique celle du moral, ou les philosophes à l’étude du moral celle du physique , la science des rapports du physique et du moral portera un titre usurpé; elle demeurera en dehors de la grande famille des sciences humaines.
Que peut-il résulter de l'application d’une méthode insuffisante à un objet mal déterminé ? Des notions imparfaites et en petit nombre. Telles sont celles dont se compose encore aujourd’hui la science des rapports du physique et du moral. L'action du physique sur le moral a été souvent, curieusement, savamment dé- crite; mais il s’en faut beaucoup qu'on ait analysé avec le même zèle, avec la même exactitude, l’action réciproque du moral sur le physique. Gette action est- elle moins réelle ? On n’oserait le dire, et Cabanis lui-
(1) Rapp. du Phys. et du Mor. 2°, Mém.
80 MÉMOIRE
même ne le dit pas, bien qu'il n’y consacre qu’un Mémoire sur douze. Est-elle moins considérable ? Peut-être : on ne mesure bien une lacune qu’en la remplissant. Est-elle moins intéressante en elle-même, moins grave dans ses conséquences ? Je le nie. D’ail- leurs , en négligeant, ou peu s’en faut, l’action du moral, non-seulement on retranche une moitié de la science, mais on présente l’autre sous un faux jour: En montrant toujours le physique agissant en mille manières sur le moral, et jamais le moral agissant sur le physique , on donne à penser , et on se persuade à soi-même que le moral n’est que l’effet du physique. La science des rapports du physique et du moral, in- complète, défectueuse parcequ’elle est incomplète, se perd dans un matérialisme sans preuves. Voilà l’état où elle languit depuis plus de deux mille ans.
DT.
Je dis : depuis plus de deux mille ans. En effet, surce point, comme sur tous les autres, les anciens ont frayé la route aux modernes. Que l’on veuille bien parcourir la volumineuse collection des œuvres de Ga- lien, et l’on reconnaîtra que ce célèbre médecin s’est très-sérieusement préoccupé de décrire et d'apprécier l’action exercée par le physique sur le moral. Outre qu'il montre dans le livre Sur les tempéraments la sensibilité , l'intelligence, l'âme tout entière variant avec la constitution du corps , et dans le livre Sur le jeu de paume, l'exercice qui assouplit ou fortifie les muscles, assouplissant et fortifiant également la pen-
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 81
sée, — il a composé sous ce titre : Que les mœurs de l'âme suivent le tempérament du corps, un traité où il considère sous toutes ses faces, et résout la ques-
- tion de l'influence du corps sur l’âme avec la précision d’un grand esprit et la sincérité d’un noble carac- tère,
Mais Galien ne fait que suivre les traces de son maître. Dans la collection hippocratique, je distingue deux ouvrages intitulés : l’un , Du Régime; l'autre, Des airs, des eaux et des lieux. Dans le premier , l’auteur décrit incidemment , et pourtant avec une convenable étendue, la question des tempéraments. Il constate, 1°. un tempérament parfait, résultant du juste équi- libre de l'eau et du feu ; 2 deux séries de tempé- raments diversement imparfaits, résultant de la pré- dominance de plus en plus grande de l’eau sur le feu, ou du feu sur l’eau. Il montre que la proportion va- riable de ces deux éléments met autant de différences dans la raison et la sensibilité que dans le tempéra- ment, et les mêmes. — Dans le second, Hippocrate décrit, avec un rare talent d'observation , avec une netteté et une précision dont il a sans doute donné le premier modèle, l’action multiple du sol, de l’eau, de la température sur les habitudes morales, sur la raison et en général sur l’âme. Il rend compte des caractères qui distinguent les différents peuples par la nature des pays qu’ils habitent, c’est-à-dire par le climat. Mais il admet que l'influence d’un bon gou- vernement peut combattre celle du climat, indiquant d’une manière trop rapide, à côté de l’action du phy-
82 MÉMOIRE
sique sur le moral, lefficace réaction du moral sur le physique (1).
Mêmes préoccupations , mêmes recherches, je pour- rais presque dire mêmes résultats chez les philosophes grecs. Galien lui-même a relevé les principaux pas- sages du Timée et des Lois dans lesquels Platon con- state l'influence du climat, du tempérament, du ré- gime sur l’âme et ses facultés. Il a fait les mêmes remarques sur Aristote qui, dans le 2”. livre des Parties des animaux, expose que les puissances de âme dépendent de la chaleur du sang; qui, dans le 1°, livre de l'Histoire des animaux , établit une correspondance exacte entre les mœurs de l’âme et la conformation des organes, singulièrement des différentes parties du visage (2).
Et qu’on ne croie pas qu’en cela Platon et Aristote
(4) Je ne nomme parmi les médecins grecs que Hippocrate et Galien , mais entre ces deux grands hommes, plusieurs médecins s'étaient certainement appliqués à cet ordre de recherches. On peut même croire qu’il y a eu parmi eux un phrénologue ; c’est du moins ce que semble indiquer cette phrase de Galien :
« Erasistrate démontre très-bien que, l’épencranis ( cervelet) est d’une composition plus variée que l’encéphale (cerveau ); mais quand il prétend que l’épencranis , et avec lui l’encéphale, est plus complexe dans l’homme que chez les autres animaux, parce que ces derniers n’ont pas une intelligence comme l’homme , il ne me paraît plus raisonner juste, puisque les ânes mêmes ont un encé- phale très-compliqué, tandis que leur caractère imbécile exigerait un encéphale tout-à-fait simple et sans variété. Il vaut mieux croire que l'intelligence résulte du bon tempérament du corps chargé de penser , quel que soit ce corps, et non de la variété de sa composi- tion ( De lus. des part, VII, x111, trad, Dar.) »
(2) Que les mœurs de l'âme... ch, VI, VIT et IX,
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 83
prennent exemple d’Hippocrate. Non; ils continuent la tradition philosophique léguée aux disciples de So- crate par ses prédécesseurs. Tous les philosophes de
l’âge cosmologique , fort versés dans la médecine, n'avaient garde d'étudier l’âme sans le corps ; com- ment n’auraient-ils pas saisi, ou tenté de saisir , quel- ques-uns de leurs innombrables rapports? Ce qui prouve , d’ailleurs, la réalité de ces recherches médi- co-psychologiques, c’est que, dans le naufrage des doctrines de ce temps , il en reste cependant encore de précieux débris.
Empédocle mettait la raison dans la dépendance du sang , et ne l’en distinguait pas essentiellement. « L'intelligence humaine trouve son aliment dans les « flots bouillonnants du sang ; c’est là que réside « proprement ia raison. Le sang qui environne le « cœur : telle est la raison de l’homme (1). »
Parménide distinguait deux tempéraments, et deux degrés correspondants dans les facultés intellec- tuelles. « Tel est le mélange des éléments dans la « constitution des organes, telle est l'intelligence de « l’homme ; car, soit que l’on considère tous les « hommes, ou un seul, c’est la nature des organes qui « fait celle de la pensée. L'élément prédominant en « détermine le caractère (2). » Phrase trop peu expli- cite, quoique très-catégorique , et que Théophraste commente ainsi : « Sans y mettre beaucoup de pré- « cision, Parménide se borne à dire que la connais-
(1) De La Nat., v. 315 et suiv. (2) De la Nat,, v. 145 et suiv.
S4 MÉMOIRE
« sance dépend de celui des deux éléments qui pré- « domine. Selon que le froid ou le chaud l'emporte, « la pensée se trouve modifiée. Si c’est le chaud, elle « est meilleure et plus pure; néanmoins, elle sup- « pose toujours une certaine proportion de l’unet de « l’autre (1).»
Héraclite connaissait l'influence du climat. Il préten- dait que les pays secs sont les plus favorables à notre espèce, et tirait de là cette conclusion que la Grèce est la vraie patrie de l’homme. Le reste de la terre n’est qu’un lieu d’exil; les autres hommes ne sont que des barbares (2).
Anaxagore insistait avec force sur le rôle de l’orga- nisation. Selon lui, l'intelligence universelle est partout présente , et partout semblable; mais elle ne se mani- feste que dans les corps organisés, parce que là seule- ment elle rencontre les instruments nécessaires à son exercice. C’est donc la perfection de l’organisation qui fait et mesure celle de l'intelligence dans les dif- férentes catégories d'êtres ; et, par exemple, c’est aux mains que l’homme doit sa sagesse (3).
Jene cite aucun Pythagoricien , faute de textes. Mais les Pythagoriciens s'étaient trop occupés de médecine pour n'avoir pas les yeux ouverts sur les rapports du physique et du moral. Je prie, d’ailleurs , qu’on veuille bien se souvenir qu’ils s’imposaient un régime par- ticulier , non en vue du corps et de la santé, mais
(4) De la Sens. I. , 1. (2) Phil, ap. Eus. , Præp. evang., VIT, 44. (8) Arist., Des part, des anim. , IV, 40.
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 85
dans l'intérêt de l’esprit et de ses opérations. Ils con- paissaient donc l'influence des aliments sur notre na- ture intellectuelle et morale,
Et que prouve tout cela? — Que les premières re- cherches sur les rapports du physique et du moral sont contemporaines des premières observations mé- dicales et philosophiques.
IV.
Sauf de rares fragments , il ne nous reste rien des ouvrages des philosophes antérieurs à Socrate. Nous avons ceux où Platon et Aristote, chacun à sa manière et selon son génie, ont exposé l'action réelle et diverse du climat , du régime , des organes sur l’âme et ses manifestations; mais, quoiqu’elle y soit traitée avec intérêt, cette question n’y est pour- tant traitée qu’'incidemment. Au contraire, elle est proprement l’objet du livre Des airs, des eaux et des lieux , d'Hippocrate , et du livre Que les mœurs de l’âme suivent le tempérament du corps, de Galien.
Le premier de ces deux ouvrages est le plus connu, et, à plusieurs égards , le plus digne de l'être. On s’émerveille, en le lisant, de trouver dans Hippocrate, dans un contemporain des sophistes , un observateur si patient , si attentif , si sagace , si scrupuleux , si dé- pourvu d'idées systématiques , en un mot, un obser- vateur parfait. Impossible de décrire avec plus d’exac- titude toutes les différences dans la température, dans les vents, dans les saisons , dans les eaux, dans la con- figuration des pays; impossible de mieux mettre
86 MÉMOIRE
en regard les différences correspondantes dans la force musculaire et l’activité, dans les facultés intellectuelles et morales, dans les arts et les sciences , dans la vie publique et privée. C’est un admirable traité sur lin- fluence du climat, et si admirable que , à l’heure qu’il est, en dépit de tous nos progrès, ceux qui écrivent sur le même sujet, ne trouvent rien de mieux à faire que de citer les pages que Hippocrate à marquées de la lumineuse empreinte de son génie.
Mais ce n’est qu'un traité sur l'influence du climat ; voilà son tort. L'ouvrage de Galien, Que les mœurs de l’âme suivent le tempérament du corps , moins ori- ginal , moins riche de faits, contestable dans plusieurs de ses parties , est plus complet et plus philosophique. Outre l'influence du climat, on y trouve également notées celle du tempérament , celle de l’âge, celle du régime. La description de toutes ces influences du physique sur le moral aboutit à un système qui les explique, ou qui est censé les expliquer. Les consé- quences inévitables de ce système sont prévues, et en partie admises, en partie rejetées. Or, tout cela est
un mérite. wr
Sans doute un médecin , un philosophe. a bien le droit, dans une question générale , de se restreindre à tel ou tel point de vue particulier ; mais il ya plus à apprendre avec celui qui embrasse la question gé- nérale tout entière. C’est encore une belle ee que de décrire exactement, complètement tout un re de faits ; mais il y a plus à penser avec celui q , les
ayant constatés, a de plus la noble ambition sue rendre compte. J'aime les descriptions fidèles qui me
A
CT LA
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 87
mettent les choses sous les yeux ; mais j’aime les sys- tèmes vrais, ou seulement vraisemblables , qui me les font comprendre. J'aime à voir, mais j'aime à savoir ce que vois. Être raisonnable, je veux qu’on parle à ma raison.
C’est pourquoi je préfère le traité de Galien. V.
Dans ce traité, Galien établit d’abord, conformé- ment au titre, que les mœurs de l’âme suivent le tem- pérament du corps : proposition importante à prou- ver, puisque , si elle est vraie , on peut par un simple changement de régime transformer le vice en vertu, et d’un Thersite faire un Agamemnon ; proposition fa- cile à prouver, puisque , pour constater un fait, il suffit de vouloir le regarder, et, pour le bien cons- tater , de vouloir le regarder long-temps et avec at- tention , toutes choses qui sont toujours sous notre main (1).
Considérez d’abord le tempérament chaud et le tempérament froid, et vous verrez l’âme recevoir de leurs différences des différences analogues. Elle est autre avec le premier , autre avec le second. Tout ce qui refroidit le corps , tel qu’une perte de sang, tout ce qui l’échauffe, tel qu’une fièvre ardente, la modifie plus ou moins considérablement. Trop de bile jaune > la voilà dans le délire ; trop de bile noire, dans
(4) Ch. I. (2) Ch. I.
88 MÊMOIRE
la mélancolie. Un vin généreux la fait tout-à-coup pas- ser de l'abattement du désespoir à J’exaltation du triomphe. Si lefroid devient excessif , si le chaud de- vient excessif , elle périt également (1).
L'influence du tempérament sec et du tempéra- ment humide n’est ni moins réelle ni moins grande. Platon lui-même constate que l’humidité ôte à l'âme la mémoire des choses qu’elle connaissait avant d’être liée aux organes. Au contraire , la sécheresse rend l’in- telligence plus parfaite (2). C’est un fait; et c’est aussi l'opinion d’Héraclite, qui a dit: « Ame sèche, âme très-sage. » Voilà pourquoi les astres, qui sont par- faitement secs , sont parfaitement inteiligents. — Mais la vieillesse est un âge sec, et cependant les vieillards ont le délire ? — Oui, mais la vieillesse est aussi un âge froid , et le froid a une action fâcheuse sur toutes les opérations de l’âme (3).
Tout ce qui modifie letempérament modifie l'âme. Or, le tempérament change avec l’âge, avec le sexe, avec l’état de santé ou de maladie; il change surtout avec le régime, avec le climat,
Les effets du vin, pris avec mesure ou avec excès, sont trop connus pour qu’il soit utile de les décrire. Il n’est besoin d’attester ni Zénon, qui se trouvait si heureusement disposé après un usage modéré de cette bienfaisante liqueur ; ni le fameux Centaure, qui, en son aveugle ivresse, se livra à mille fureurs dans la
(4) Ch. I. (2) Ch. IV. (3) Ch, V,
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 89.
demeure de Pirithoüs (4). Tous les aliments ont leur action particulière sur le moral, et une action con- stante, lorsqu'ils sont pris avec constance. Et quoi d'étonnant ? Introduits d’abord dans l'estomac , ils y subissent une première élaboration. De là , ils se ren- dent, par le canal des veines , au foie, où ils forment les humeurs. Ces humeurs nourrissent les différentes parties du corps, et avec elles les principaux viscères , le foie, le cœur , le cerveau. En même temps qu’ils sont nourris, ces viscères deviennent plus chauds ou plus froids, plus secs ou plus humides; et l’on sait que ces différences se répètent immédiatement, invariablement dans l'intelligence et dans l’âme tout entière (2).
L'action du climat est plus lente, mais plus persé- vérante, et, à la longue, plus active. Personne n’ignore combien les hommes qui vivent sous les Ourses, dif- fèrent , physiquement et moralement, de ceux qui vivent daps le voisinage de la zône torride. Les habi- {anis des contrées moyennes , à égale distance des uns et des autres, trouvant dans la mesure de toutes choses les conditions les plus favorables au développement de l’âme et du corps, unissent dans un heureux accord à toutes les qualités de l’organisation toutes les perfec- tions de l’esprit (3). Souvent ces contrastes se mon- trent dans un faible espace , et n’en sont que plus sail- lants. L’air épais de la Béotie ne nourrit que des esprits lourds ; le brillant soleil de l’Attique échauffe, en- flamme le génie (4).
(1) Ch. Il. (2) Ch. X.
(3) Ch. IX. (&) Ch, XI
90 TRAITÉ
Tous ces faits , ajoute Galien, je les ai vérifiés moi- même, non pas une fois, mais cent, mais mille; et ils avaient été observés, constatés, décrits par Platon et Aristote, deux illustres philosophes, et par Hippo- crate , le premier des philosophes, comme il est le premier des médecins (1).
Ainsi Platon avait reconnu que l’âme est dans la plus étroite dépendance du corps. Le passage suivant en fait foi :
« Quand le flegme acide ou salé, ou quand les hu- « meurs amères ou bilieuses, quelles qu’elles soient, « errant dans le corps, ne peuventtrouver une voie pour « s'échapper, et que, roulant à l’intérieur , elles imprè- « gnent fortement de leur humidité, en se mêlant les « unes avec les autres, la diathèse de l’âme, elles pro-
« duisent des maladies de l’âme de toute espèce, plus « ou moins fortes, plus ou moins nombreuses. En se « portant vers les trois siéges de l’âme, suivant qu’elles « se fixent vers l’un ou vers l’autre, elles causent une « grande variété de morosité et d’abattement, souvent « de l’audace et de la lâcheté, et aussi la perte de la « mémoire accompagnée d’accablement. »
Ainsi Aristote savait fort bien, par exemple, que les modifications de l’âme varient avec la température du sang. Il faut citer au hasard, tant il serait embar- rassant de choisir :
« Le sang épais et chaud donne la force, le sang « ténu et froid rend les sensations plus déliées ; la « même différence existe pour les fluides qui corres-
(4) Ch. Let VII.
=
=
=
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 91
pondent au sang. Voilà pourquoi les abeilles et d’autres animaux semblables sont naturellement plus sensés que d’autres qui ont du sang ; et parmi les animaux qui ont du sang, ceux qui l’ont froid et ténu sont plus intelligents que ceux qui sont dans une disposition contraire. Les meilleurs sont ceux qui ont le sang à la fois chaud, ténu et pur... »
« La nature du sang est considérée avec raison comme la cause de beaucoup de particularités chez les animaux, soit dans leur caractère, soit dans l’ac- tion de leurs sens; car il est la matière de tout le corps; or la nourriture est matière, et le sang est la nourriture intime; il produit donc de grandes dif- férences , s’il est chaud, ou froid, ou ténu, ou épais, ou pur, ou trouble (1). »
Ainsi Hippocrate avait noté l'influence des airs, des
eaux et des lieux sur le corps, sur l’âme et les facultés de l'âme. Extrayons seulement quelques phrases :
« Partout où le sol est gras, mou et humide , où les eaux sont assez peu profondes pour être chaudes en été et froides en hiver, et où les saisons s’accom- plissent régulièrement , les hommes sont ordinaire- ment charnus, ont les articulations peu pronon- cées , sont chargés d'humidité , inhabiles au travail, ont une âme vicieuse , en sorte que on les voit plon- gés dans l’indolence , et se laissant aller au sommeil. Dans l'exercice des arts, ils ont l’esprit épais et sans
pénétration. » « Dans un pays sec, sans abri, âpre , tour à tour
(4) Ch. VIT, Trad, Darembero.
92 MÉMOIRE
« exposé à la neige pendant l'hiver , et en été à l’ar- a deur du soleil, vous trouverez les habitants secs, « maigres, ayant les articulations très-prononcées , « robustes et velus; vous constaterez que l’activité « dans le travail, que la vigilance sont inhérentes à « de telles natures, qu’elles sont indomptables dans « leurs mœurs et leurs appétits, fermes dans leurs ré- « solutions, plutôt sauvages que civilisées; d’ailleurs « plus sagaces dans l'exercice des arts et plus propres « aux combats (1). »
Mais , dira-t-on, qu'importe ce qu’ont pensé Pla- ton, Aristote, Hippocrate? — Cela n'importe nulle- ment , répond Galien , s'ils ont pensé faux, et beau- coup , s'ils ont pensé juste. Or, les opinions de ces grands hommes, fondées sur l’observation et l’expé- rience, sont d’une vérité incontestable. Elles méri- taient donc d’être recueillies. La vérité, apparemment, ne perd pas de son prix pour avoir été aperçue et ex- primée par les plus beaux génies qui aient honoré la philosophie et la médecine (2).
VE.
Voilà les faits que Galien a vus, après Platon, après Aristote , après Hippocrate , qui les avaient vus comme lui. Voici maintenant le système par lequel il les explique.
Il y a trois espèces d’âmes , comme Platon l’a éta-
(4) Ch. II, Trad, Dar, (2) Ch:"1V.
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 95
bli, savoir : l'âme concupiscible , l'âme irascible, l’âme rationnelle ; et elles habitent, comme il l'a encore fait voir, l’unele foie, l’autrele cœur, l’autre l’encéphale.
Veut-on connaître la nature de chacune de ces âmes, il faut examiner la nature de chacun de ces viscères.
Ges viscères, ainsi que toute espèce de corps, sont constitués par deux principes , la matière et la forme.
La matière est un mélange des quatre qualités élé- mentaires , le chaud, le froid , le sec, l’humide. De leurs combinaisons diverses naissent tous les corps, le cuivre, le fer, l'or, la chair, les nerfs, le car- tilage, la graisse, etc. +
Quant à la forme, elle résulte évidemment du rap- port , de la proportion des qualités élémentaires ; elle en est la mesure, le tempérament. Et comme l’âme se confond avec la forme , suivant la théorie même d’Aris- tote , il s’en suit que les trois âmes ne sont pas autre chose que les tempéraments des trois viscères (1).
Le tempérament du foie : voilà l’âme concupiscible,
Le tempérament du cœur : voilà l’âme irascible (2).
Le tempérament de l’encéphale : voilà l'âme ratiou- nelle (3).
L'âme rationnelle n’est donc pas d’une autre nature que les deux autres âmes, et Platon a beau dire, puis- qu’elle n’est pas incorporelle, elle n’es{ pas immortelle.
Supposons-la incorporelle, il faut alors que Platon explique pourquoi elle émigre ( car c’est là ce qu’il appelle mourir }, lorsque l’encéphale devient trop
(1) Ch. HI. (2) Ch. IV. (3) Ch. II,
94 MÉMOIRE
froid ou trop chaud , trop sec ou trop humide. Mais c’est ce que n’a jamais pu faire aucun de ses partisans. Et en effet , si l’âme rationnelle est une essence à part, indépendante des organes où elle réside , on ne voit pas la nécessité qu’elle quitte le corps refroidi ou échauffé outre mesure. Au contraire , elle doit périr par l’excès du froid et du chaud , comme par excès du sec et de l‘humide , si elle est le tempérament de l'encéphale. Les mêmes faits incontestables confirment notre théorie et renversent celle de Platon (1).
Ainsi qu’on l’a mille fois remarqué, toutes les mo- difications du corps ont aussitôt leur contre-coup dans l'âme , même rationnelle. Or, si l'âme perdait seule- ment la mémoire, si lintelligence s’obscurcissait ou s'affaiblissait seulement sous l'influence fâcheuse de certaines causes“ physiques, on pourrait, en main- tenant l'indépendance de l’âme , expliquer ces faits par la difficulté qu’elle éprouverait à se servir d'or- ganes altérés, d'instruments rebelles. Mais on voit sou- vent, dans le trouble des organes et de la vie, l’âme changer totalement de nature et se contredire elle- même, C’est ainsi qu’elle déraisonne &ans le délire, et que , dans l’hallucination , elle croit voir des images , entendre des sons qui n’existent pas. C’est ainsiqu’une jeune fille timide , dans un accès de fièvre, parle un langage effronté. Ce bouleversement sans doute est fort naturel et fort simple, sil’âme n’est qu’une qua- lité, une manière d’être du corps ; il est änintelligible , si elle est une essence distincte et supérieure (2).
=
(1) Ch. HI. (2) Ch, V.
= SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 95
Comment l’âme peut-elle s'étendre dans le corps, si elle n’en est une partie (1) ?
D'ailleurs, quand on observe le corps, on y voit des organes distincts , des tempéraments divers; per- sonne n’y a jamais vu une essence incorporelle , exis- tant par elle-même ; et il est douteux que ceux qui parlent d’une telle essence , la conçoivent bien claire- ment. Non, l’âme n’est rien, si elle n’est la qualité , ou la forme , ou le tempérament du corps (2).
I faut donc applaudir à Andronique le péripatéti- cien , qui, comme un homme libre, a déclaré nette- ment, sans circonlocutions, sa pensée sur la nature de l’âme. Il s'exprime à merveille en disant que l’âme est un tempérament. On ne peut lui faire qu’un reproche, c'est d’avoir ajouté : ou une puissance dérivant du tempérament. En effet, l’âme a autant de puissances distinctes que d'actes différents (3). D'un autre côté, il faut se, garder d’attribuer aux puissances de l'âme plus de réalité qu'elles n’en ont. Une puissance n’est jamais que le rapport qui s'établit entre la substance et son acte ; elle est, si l’on veut, la substance agis- sant d’une certaine manière, L'acte existe , la subs- tance existe ; la puissance n’existe pas (4).
Une dernière remarque qui peut avoir son prix, c’est que cette théorie, qui fait de l'âme er général le tempérament du corps en général, ne diffère pas no- tablement de celle des Stoïciens. Qu'est ce que l'âme
+ (4) Ch. II. (2) Ibid. (3) Ch. IV. (4) Ch, I.
96 MÉMOIRE
pour un Stoicien ? Lesouffle, Et qu'est-ce que le souflle? Un mélange d’air et de feu. Mais ici la proportion est tout. Trop d’air , ou trop de feu, et l’animal ne pense pas , ne sent pas, ne vit pas . n’est pas. L'âme con- siste donc essentiellement dans la juste mesure de ces deux éléments combinés entre eux. C’est l’excellence de ce tempérament nécessaire qui a fait la sagesse de Chrysippe, et son imperfection qui a fait la sottise des fils d'Hippocrate d'Athènes (1).
On le voit , les Stoïciens comme les Péripatéticiens , et les uns et les autres comme nous, pensent que l'âme est le tempérament du corps.
VIT.
Objection : «
L'âme est le tempérament du corps, soit ; mais elle est donc ce qu’elle est, bonne ou mauvaise, en vertu de causes étrangères, fatalement ; mais il n’y a donc place ni à l'éloge, quand elle fait bien, ni au blâme, quand elle fait mal; mais les récompenses sont donc chose absurde , et les peines, chose odieuse ; mais la moralité n’est donc qu'un mot, une chimère, une il- lusion , un mensonge (2)!
Galien répond :
Il esttrès-vrai que les hommes naissent avec une cer- taine constitution , et que cette constitution les incline nécessairement au bien ou au mal; il est très-vrai que
(4)aCh. IV. (2) Ch IV et XI,
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 97
les bons doivent d’être bons à leur tempérament, que les mauvais doivent d’être mauvais à leur tempérament ; et cependant nous aimons, recherchons, récompen- sons les uns; nous haissons, fuyons, punissons les autres. C’est que nous recevons, en naissant , une fa- culté naturelle d’aimer le bien, de rechercher le bien, quelle qu’en soit l’origine ; de haïr le mal , de fuir le mal, quelle qu’en soit l’origine. D’où qu’il vienne, le premier nous plaît et nous séduit ; d’où qu’il vienne, le second nous déplaît et nous irrite. Peu nous im- porte la cause : la faculté se prend à l'effet, sans re- monter plus haut. Ainsi, nous nous détournons avec horreur d’un scorpion, d’une vipère : cependant ces animaux sont malfaisants par nature, non par choix. Nous nous tournons dans un mouvement d'amour vers ce Dieu suprême que Platon appelle le Bien en soi : cependant , étant incréé et éternel, il est bon de toute éternité et par essence, non après délibé- ration et par un acte de libre volonté. Eh bien! c'est de la même manière que nous évitons les hommes pervers, que nous recherchons les hommes justes, bien que la perversité des uns et la justice des autres soient également l’inévitable résultat du tempérament. — La liberté de l’agent n’est pas plus nécessaire à la justification des peines, même de la plus terrible , la peine de mort. Nous avons trois motifs d’ôter la vie aux scélérats , lorsqu'il est prouvé qu’ils sont incorri- gibles : 1° En mettant fin à leur vie, et, du même coup, à leurs forfaits, nous assurons notre sécurité ; 2°. Nous retenons par la crainte leurs semblables qui, voyant
le supplice au bout du crime , s’abstiennent de l’un 7
98 MÉMOIRE
pour éviter l’autre ; 3° Mieux vaut la mort pour des hommes dont l’âme radicalement vicieuse ne saurait être améliorée, ni par les Muses, ni par Socrate, ni par Pythagore. — Tout s'explique donc, et l’on peut admettre que les bons et les mauvais sont tels par tempérament , c’est-à-dire par force, sans recevoir un démenti des faits.
Il faut avouer , toutefois, que cette proposition n’est pas du goût des Stoïciens. Si on les en croyait, tous les hommes seraient bons ou capables de le devenir. La vertu serait la destination commune , le vice une aberration. Ceux qui s’écartent de la voie du biense- raient égarés par les méchants, et ne deviendraient méchants eux-mêmes qu’à leur contact. Simple ac- cident, sans racines au dedans de l’âme , le mal serait l'effet d’une sorte de contagion morale,
Mais cette thèse est insoutenable. En effet , les pre- miers hommes qui se sont montrés méchants n'avaient pu être corrompus par personne : donc leur mé- chanceté venait de leur propre fonds. D’ailleurs , nous voyons tous les jours de petits enfants fort méchants; et peut-on dire qu'ils aient déjà appris à l’être? S'il en était ainsi, les enfants élevés par les mêmes pa- rents , ou les mêmes maîtres , seraient tous également bons ou également méchants; or, c’est le contraire qui arrive le plus souvent. Combien de familles nous montrent sous le même toit, au même foyer, le con- traste d'enfants timides et d'enfants hardis, d’enfants calmes et d'enfants emportés, d’enfants zélés pour le bien et d'enfants fougueux dans le mal! Quels philo- sophes que ceux qui ne savent pas voir ces faits, ou
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 99
qui re veulent pas les comprendre ! Pour nous, comme pour les anciens sages, notre règle , c’est de nous ap - puyer, pour raisonner, sur les phénomènes évidents. Nous ne craignons donc pas d'affirmer que beaucoup d'hommes sont bons, qu’ur bien plus grand nombre sont mauvais , et que si la bonté des premiers est innée , la méchanceté des seconds n’est pas moins naturelle. La constitution de l’homme, pour le redire, le voue fatalement à la vertu ou au crime.
Les Stoïciens se ravisent quelquefois, et disent : Non, ce ne sont pas les mauvais exemples, mais c'est l'attrait du plaisir qui séduit les hommes, et les incline au mal. — Fort bien! Platon a dit, en effet, que le plaisir est le plus grand appât du mal. Mais qu'on veuille bien répondre à cette question : Ge penchant naturel pour le plaisir se trouve-t-il en tous les hommes , ou seulement en quelques-uns ? Dans le premier càs, tous les hommes sont donc méchants naturellement ; dans le second , quelques-uns le sont. Peut-être dira-t-on que le penchant pour le plaisir est combattu par un penchant également naturel pour la vertu. Mais si ce dernier penchant est le plus fort, d’où vient qu'il y a des méchants ? et s’il est le plus faible, d’où vient qu’il y a des bons?
Du reste , Posidonius, à qui les intérêts de la vé- rité étaient plus chers que ceux de l’école, n’a pas craint de réfuter Chrysippe , et il a solidement établi que le mal est comme une plante vénéneuse dont toutes les semences sont dans l’âme (1).
(1) Ch, XL.
100 MÉMOIRE
VIT.
Certes, il y a dans les pages qui précèdent , outre des faits plus ou moins habilement observés, un sys- tème nettement concu , clairement formulé , sans dé- guisement , sans réticences; et Galien mérite on ne peut plus l'éloge qu’il fait d’Andronique le péripa- téticien. Ce système, qui ne l’a reconnu d’abord, et nommé ? C’est le matérialisme le plus positif, avec sa conséquence néfaste , le fatalisme. La question est de savoir si Galien démontre avec rigueur ce qu’il af- firme d’une manière si hautaine, et si la force des preuves est égale à celle des assertions.
La manière dont il procède est à noter. On pour- rait croire qu’il établit d’abord , comme fait d’obser- vation, l’action constante et multiple du corps sur l’âme , pour en conciure ensuite que l’âme n’est pas essentiellement différente du corps. On se tromperait. Galien ne met pas d’un côté les faits, de l’autre le système, pour les enchainer par un lien logique ; non , le système est pour lui identique aux faits, et constater que les mœurs de l’âme suivent le tempéra- ment du corps, c’est prouver que l’âme se confond avec ce tempérament. Les mœurs de l’âme suivent le tempérament du corps ; — l’âme est le tempérament du corps : ces deux propositions n’en font qu’une à ses yeux , et voilà pourquoi elles sont partout mêlées dans son traité, qui n’en est que le confus dévelop- pement.
Or , il n’est nullement évident que l’âme ne puisse
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN, 401
pas varier avec le tempérament , sans être le tempé- rament même. Cette explication de la correspondance que l’on observe entire les états du corps et ceux de l’âme est la plus simple, je le veux bien; c’est aussi la plus grossière, et surtout ce n’est pas la seule. Admettez que l’âme est une essence à part, d’une nature spéciale, c’est-à-dire spirituelle, des- tinée à vivre ,à sentir, à penser, à agir dans le corps et par le corps : ne doit-elle pas recevoir le contre-coup de toutes ses modifications , différer avec des constitutions différentes, et varier quand elles va- rient ? Elle n’est pas le corps, c’est vrai; mais elle a besoin du corps pour vivre, pour sentir , pour penser, pour agir ; il est donc naturel, nécessaire même que la différence des tempéraments se retrouve dans sa vie, sa sensibilité ,sa pensée, son action. Ses mœurs doivent être en harmonie avec le tempérament du corps , et cependant elle n’est pas le tempérament du corps.
Cette explication, on ne peut pas dire que Galien l’'ignore, car c’est celle de Platon , et il réfute Platon. Il la connaît donc, et la repousse. C’est son droit; mais il devrait avoir de meilleurs arguments.
Si l’âme est une essence distincte, pourquoi émigre- t-elle, demande Galien, lorsqu'une perturbation grave a lieu dans l’encéphale', ou dans quelque autre organe important?—Cette question pourrait embarrasser celui qui isole complètement l’âme du corps, ou qui va jus- qu’à voir dans le corps et l'âme deux principes con- traires, hostiles; elle pourrait embarrasser Platon et plus d’un spiritualiste moderne; elle n’embarrasserait guère Aristole ; elle ne m’embarrasse pas dutout. L’âme
102 MÉMOIRE
essentiellement active, diffère du corps, essentiellement inerte , mais elle a dans le corps les conditions de son existence et de son développement terrestres. Remar- quez que le corps, ici, c’est une organisation, une or- ganisation très-déterminée, c’est-à-dire très-compli- quée et tout ensemble très-parfaite. Ce n’est pas le corps en général, ni même l’organisation en général, c’est l’organisation du corps humain qui est nécessaire à l’existence actuelle et au développement de l’âme humaine. Aristote a dit exceliemment que toute espèce d'âme ne peut résider dans toute espèce de corps. À une âme plus parfaite, il faut un corps plus parfait. Si le corps n’avait d’abord cette perfection relative, l'âme n’y pourrait entrer : comment donc y pourrait-elle de- meurer , après qu’il l’a perdue ? Qu’on y songe : ou il n’y a pas de rapport entre la nature de l’organisation et celle de l’âme , ou ce rapport ne peut être détruit sans que les deux principes, un instant unis, se sépa- rent. Rien de si simple donc que l'effet ordinaire des maladies sans remède : l’âme abandonne le corps dés- organisé , et l’homme a vécu; car si la mort n’est pas le terme de l'existence, comme c’est ma foi et mon espoir, elle en est du moins la métamorphose.
Galien insiste : si les accidents qui surviennent dans l’organisation, sans la détruire, ne déterminaient qu’un simple affaiblissement, ou même une paralysie mo- mentanée des facultés de l'âme , on pourrait croire en- core à la distinction essentielle de l’âme; mais com- prend-on qu’un principe indépendant du corps, qu'une force indépendante de la matière, sous l'influence de la matière et du corps modifiés de telle ou telle façon,
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changent de nature et deviennent le contraire de ce qu’ils étaient ?— Sans doute, cela ne se comprend pas, mais cela n’est pas. En aucun cas, l’âme ne change de nature et ne devient le contraire de ce qu’elle était. Le délire ne s'oppose pas à la pensée, il en est le déré- glement. Voir dans les ténèbres, entendre dans le silence, c’est toujours voir et entendre ; et l’âme se comporte dans l’hallucination comme dans la sensa- tion. L’effronterie est l'excès du sentiment dont la pu- deur est la mesure. Dans tous ces actes exceptionnels , anormaux , l’âme ne cesse pas d’être elle-même ; et si elle se développe d’une manière irrégulière et dé- fectueuse, c’est que le corps lui fait obstacle au lieu de lui venir en aide. Encore une fois, l’âme ne s'exerce pas sans le corps ; elle s'exerce dans le corps, avec le corps, par le corps; et pour qu’elle s'exerce convena- blement, il est nécessaire que, bien disposée. elle trouve le corps également bien disposé,
. - .…. . Mens sana in corpore sano.
Autre argument. — L'âme s'étend dans le corps : elle est donc une partie du corps. — Je veux croire la déduction rigoureuse , mais l’âme s’étend-elle en effet dans le corps ? Galien l’affirme , il ne le prouve pas. Est-ce évident? Point du tout. Si l’âme s’étendait dans le corps, elle n’en occuperait jamais qu’une portion; comment animerait-elle tout le reste? La vie, le mouvement, la sensation sont partout ; et si c’est l’âme qui vit, qui meut, qui sent, il faut qu’elle soit partout et tout entière partout. Indivisiblement présente sur mille points à la fois,elle n’est donc ni un corps, ni une
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partie du corps humain. Qu’est-elle ? Une force. Galien n’admet que la substance et les actes de la substance; la puissance v’est, selon lui, que la relation de l’acte à la substance. 11 supprime donc les forces ; mais l'esprit humain et la conscience réclament avec énergie contre cette suppression arbitraire. L'esprit humain : car il est ainsi fait qu'il croit irrésistiblement à la nécessité d’une cause pour expliquer la production d’un phéno- mène ; la conscience : car nous avons le seatiment clair et distinct de notre causalité. Il y a donc des forces, quoi qu’en dise Galien, et l’âme est la force que nous sentons s’agiter en nous :
«+ . « Infusa per artus Mens agilat molem.
Autre argument, — Observez le corps, qu’y voyez- vous? Des organes divers, et, dans ces organes, divers degrés de chaud et de froid, de sec et d’humide. Y voyez- vous autre chose, par exemple une essence incorporelle? Non. Donc il n’en existe point. — Plaisante manière de raisonner | Une essence incorporelle est par là même une essence invisible; conclure qu’elle west pas de ce qu’on ne la voit pas, c’est se moquer. Mais la pensée de Galien est celle-ci : Rien n’existe que ce qui se voit. Or, j'en demande bien pardon à Galien, mais cette pensée-là est démentie par l’expérience de tous les jours. Le plaisir et la douleur, voilà des faits que personne n’a jamais vus, et voilà des faits dont per- sonne ne conteste la réalité. Il en est de même de tous nos sentiments , de toutes nos pensées, de toutes nos déterminations volontaires ; rien de tout cela n’est
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visible et tout cela est parfaitement réel, car tout cela c’est notre vie. De ce qu’on ne voit pas l’âme comme on voit les organes, il ne s'ensuit donc pas qu’elle n'existe point, ou qu’elle se confonde avec les organes, ce qui est la même chose, ou qu’elle en soit le tempé- rament , ce qui est la même chose encore. IL y à mieux : si les phénomènes de l’âme sont invisibles, n'y a-t-il pas lieu de croire que l’âme est invisible comme eux ? Et les forces de la nature, que Galien nie, mais qui n’en existent pas moins, ne sont-elles pas invisibles ? Et Dieu , la force des forces, que Galien ne nie pas, dont la sagesse brille dans le petit monde de l’homme , comme dans le grand monde de l’univers, n'est-il pas invisible ? Osons le dire: L'invisible est partout, en nous, autour de nous, au-dessus de nous, dans le ciel et sur la terre!
En résumé, l'influence du corps sur l’âme une fois constatée, on en peut rendre compte de deux manières: en identifiant l'âme avec le corps, ou bien en suppo- sant que, indépendante quant à son être,elle en est en- tièrement dépendante dans toutes ses manières d’être. Galien affirme la première explication sans la prouver, et nie la seconde sans la réfuter. 11 veut établir le ma- térialisme , et il bâtit sur le sable ; il veut renverser le spiritualisme , et il frappe dans le vide. De ses vains et stériles efforts, il ne résulte rien, si ce n’est cette présomption, que le matérialisme doit être bien faible et le spiritualisme bien fort, puisque un esprit de la trempe de Galien, à la fois médecin profond, philo- sophe érudit et dialecticien subtil, n’a rien pu faire pour l’un, et rien contre Pautre,
106 MÉMOIRE TX.
Veut-on une preuve plus sensible de l’inanité de l’ar- gumentation de Galien? Veut-on le voir battu par ses propres armes ? Qu'on me permette de lui opposer un philosophe exclusif comme lui, mais en sens inverse, un spiritualiste à outrance, un idéaliste à la manière de Berkeley, et de le faire parler avec l’exagération naturelle aux esprits étroitement systématiques.
s L'âme, dirait-il, a sur le corps une merveilleuse influence. Chacune de ses modifications retentit aussitôt dans l'organisme, modifié à son tour, et en même façon. La joie allume le regard, la tristesse l’éteint. L’amour met une auréole au front, la haine le voile d’un nuage. La colère, l’indignation, la terreur, le désespoir , toutes les passions violentes agissent diversement sur les nerfs, qui s’irritent ou se calment, sur les muscles, qui se tendent ou se relâchent, sur le sang, qui préci- pite ou ralentit son cours; elles se peignent en traits saisissants dans le jeu de la physionomie et les attitudes du corps en général. L'homme le plus fort, glacé par la crainte, demeure immobile , incapable de faire un pas, cloué au sol; le plus faible, exalté par une géné- reuse émotion, court à la vengeance, à la gloire, à travers les obstacles et les périls, irrésistible , invin- cible, victorieux. Le plus laid visage s’ennoblit en ré- fléchissant un noble sentiment, et le plus beau, sous l'empire d’un sentiment honteux, contracte je ne sais quel caractère qui inspire le dégoût, Dans cet homme au front ouvert, aux yeux limpides, aux traits reposés, aux attitudes naturelles et faciles, je devine l’habitude
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 107
de bien faire et une conscience qui se rend bon témoi- gnage. Dans cet autre au front creusé de rides préma- turées , aux yeux inquiets, aux attitudes forcées et contraintes, je devine un misérable souillé par le vice, peut-être un scélérat plongé dans le crime, et les ai- guillons vengeurs du remords. En un mot, le corps se plie à tous les états de l’âme , comme un vêtement souple et flexible à toutes les formes du corps; il est à l’âme ce que l’ombre est à la réalité, ce que l’écho est à la voix, ce que l'effet est à la cause.
« Les manières d’être du corps suivent donc la dispo- sition de l’âme. Elles sont ce qu’elles sont, non par la vertu du corps, mais par la vertu de l’âme. Pour re- monter jusqu’à leurs principes , il faut remonter jusqu’à l’âme. Bref, le corps est dépendant de l’âme dans tous ses états extérieurs.
« Il l’est aussi dans son développement intime et essentiel. Voici un heureux. Il n’a qu’à désirer pour posséder , qu’à commander pour être obéi. Il semble régner sur la fortune. Aussi, comme la satisfaction du dedans rayopne au dehors en une santé éblouissante ! Quelle force et quelle souplesse ! Comme tous les or- ganes fonctionnent aisément , complètement, parfaite- ment! Comme la vie coule à pleins bords, facile et riche ! — Mais soudain, quel changement ! Pâle et comme affaissé sous un invisible fardeau, ils se traîne languissamment; ses muscles se contractent avec peine sous l'influence de ses nerfs sans énergie; l'estomac se refuse à digérer les aliments ; le désordre est dans toute l’économie. Ce n’est plus lui, c’est son ombre. Ah! c’est que les jours prospères sont passés. C’est que
108 MÉMOIRE
la douleur a succédé à la joie, le regret à la possessiou. Et le corps a suivi la fortune de l’âme! Comme elle l'avait fait fort de sa force , elle le fait faible de sa fai- blesse, Dans le plein développement de ses puissances, elle l’avait élevé jusqu’à la plénitude de l’être, qui est la santé; dans son accablement, elle le laisse déchoir jusqu’à ce point voisin du néant, qui est la maladie. Il est moins, parce qu’elle lui donne moins. Il est moins, parce qu’il est vraiment l'effet, parce qu’elle est vraiment la cause.
« Les romanciers ont mille fois décrit le phénomène inverse. André Chénier l’a raconté en vers charmants. Un jeune homme se meurt, atteint d’un mal mys- téricux. Il aime sans espoir. Sa mère lui arrache son secret ; la jeune fille accourt et le guérit d’un mot, d’un regard. Voilà encore l’action souveraine de l’âme sur le corps. Ici, elle lui rend la santé que tout à l'heure elle lui ôtait. Dans les deux cas, c’est elle qui lui dispense l'être et le bien-être. Dans tous les cas, il est parce qu’elle est, et de telle facon parce qu’elle est de telle façon. C’est une dépendance absolue, sans limites et sans réserve.
» Or, si le corps dépend absolument de l’âme, non seulement dans toutes ses manières d’être, mais jus- que dans son être, jusque dans son fond, comment serait-il d’une nature contraire à celle de lâme, ou seulement d’une nature différente ? Non, le corps n’est pas ce je ne sais quoi que l’on nomme la matière : il est le développement de l’äme.
« Comment le corps pourrait-il vivre de la vie de l'âme, s’il ne se confondait avec l'âme elle-même ?
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN, 109
« D'ailleurs, quand on descend en soi-même , on y trouve bien un principe spirituel, simple et identique, qui sent, qui pense, qui se détermine, qui imprime le mouvement , c'est-à-dire l'âme et ses modifications ; personne n’y a jamais trouvé une essence matérielle ; et c’estune question de savoir si ceux qui parlent d’une telle essence, s'entendent bien eux-mêmes. Encore une fois , le corps n’est rien s’il n’est le développement de l'âme. »
Vous vous récriez : le corps spirituel, quelle énor- mité ! Je réponds : l’âme matérielle, quelle folie ! Vous ajoutez qu’il est absurde de conclure de l’action de l’âme sur le corps, que le corps n’est que le développe- ment de l'âme. Je réponds : il est donc absurde de conclure de l’action du corps sur l’âme, que l’âme est le tempérament du corps. Le raisonnement spiritualiste vaut le raisonnement matérialiste , car ils sont en tout semblables, Pas moyen d'approuver l’un et de blâmer l'autre ; il faut ou les approuver tous deux, ou les blâmer tous deux. Mais le premier parti est impossible ; il faut donc se décider pour le second, et reconnaitre, avec le sens commun, que le corps est le corps, que l'âme est l’âme,
X.
Je voudrais ôter au système de Galien son dernier appui, celui qu’il a essayé de lui donner dans l'his- toire,
On a vu ci-dessus que Galien connait et pratique la
méthode historique, dont le nom moderne est l’éclec- “
110 MÉMOIRE
tisme. Gette méthode consiste à confirmer par lPauto- rité du génie , à développer par les vues du génie, des systèmes dont la réflexion personnelle a d’ailleurs fait tous les frais. Appliquée par un esprit pénétrant et de bonne foi, elle est excellente ; elle est sans valeur et sans portée entre les mains de celui qui, entêté de son sys- tème, le retrouve de gré ou de force dans tous les sys- tèmes antérieurs. Or, je crains que Galien ne soit un peu celui-là.
Le matérialisme est-il aussi la doctrine d’Aristote , est-il aussi celle des Stoïciens ? Galien n’en doute pas, mais il est très-permis d’en douter.
Une chose pourrait faire illusion : c’est que Galien respecte la lettre du péripatétisme et du stoïcisme. L'âme, dit-il, c’est pour Aristote la forme, pour Zénon et ses disciples le souffle. A merveille! Mais veuillez rappeler vos souvenirs, et vous trouverez que Galien entend par la forme autre chose que Aristote, par le souffle autre chose que Zénon et ses disciples.
Qu'est-ce que la forme, selon Galien ? Rien de réel, rien d’essentiel. Le simple arrangement des élé- ments dont est composé le corps, leur rapport, leur proportion , leur mesure, leur harmonie, bref, le tempérament. D'où il suit que définir l’âme la forme du corps, c’est en effet la confondre avec le corps; c’est faire profession de matérialisme, — Qu'est-ce que la forme, selon Aristote ? Un principe très-différent du corps, et aussi réel que lui; une essence, et une essence d’une nature supérieure, Le corps n’est qu’un moyen, un instrument; la forme est la fin du corps et sa propre fin à elle-même; et c’est pourquoi Aristote
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 411
la nomme d’un nom nouveau, barbare, mais expressif, entéléchie. Le corps est fait pour elle, mais il existe sans elle; elle a besoin du corps pour passer de la puissance à l’acte, mais elle existe avant lui. D'où il résulte que définir l’âme la forme du corps, c’est l’en distinguer profondément ; c’est faire profession de spi- ritualisme.
Aristote insiste lui-même sur la distinction essentielle
de l'âme et du corps. « S’est-on jamais avisé de con-
=
fondre la cire et l'empreinte qu'y laisse un cachet ? Eh bien, le corps est la cire, l'âme est l'empreinte. Mais cette comparaison n’est pas tout à fait juste.
« Voici une hache, J’y vois d’abord une matière disposée d’une certaine facon, c’est-à-dire un in- strument. J’y vois ensuite ce qui en est l’essence et la fin, c’est-à-dire la propriété de couper. Otez la propriété de couper , la hache n’est plus hache, si ce n’est par homonymie. Or, l'âme est au corps ce que la propriété de couper est à l'instrument, à l’homme ce que la propriété de couper est à la hache. Mais cette comparaison pèche encore.
« Voici une partie d’un animal, un œil, J’y distingue encore deux choses : une certaine matière, c’est-à- dire un orgañe; et ce qui en est l’essence ei la fin, savoir , la faculté de voir. Cette faculté ôtée, l’œil n’est plus œil, si ce n’est par homonymie. Or, l'âme est au corps ce que la faculté de voir est à la pupille, à l’homme ce que la faculté de voir est à l'œil (1). » Il est même juste d'ajouter que , dans la pensée
(4) De anima, I, 1, 1, 4,
112 MÉMOIRE
d’Aristote, l'âme n’est pas seulement distincte du corps, mais séparable, au moins dans sa partie supérieure. « La raison paraît être en nous une sorte d’essence « impérissable, Si elle devait périr, ce serait dans la « langueur et l’affaissement de la vieillesse. Or, dans. « cet état, elle devient ce que deviennent les sens. Si « le vieillard avait les yeux du jeune homme, il ver- « rait comme lui. Dans la vieillesse, comme dans « l'ivresse et la maladie, ce n’est pas l’âme qui s’al- « tère, c’est le corps. La raison s’affaiblit de l’affai- « blissement des organes; en elle-même, elle est im- « passible. Raisonner , aimer, haïr ,sont des manières” « d’être communes au corps et à l’âme, etelles meurent « avec le corps. Mais la raison est peut-être quelque « chose de divin et d’impassible (1). »
Je prie qu’on le remarque: je ne donne pas le spi- ritualisme d’Aristote comme un spiritualisme parfait , je le donne comme un spiritualisme certain. Quant à celui des Stoïciens, il laisse beaucoup plus à désirer, mais il est également incontestable.
Galien prétend que le souflle est un mélange d'air et de feu, et que c’est l’exacte proportion de ses élé- ments constitutifs qui en fait l'excellence. Je veux croire Galien bien instruit. L'âme n’est donc pas le tempérament du corps, mais le tempérament du soufile. Est-ce la même chose ? Oui, si le souffle est identique au corps; non, s’il en diffère. Or , il en diffère.
Voici comment. Les Stoïciens ont beaucoup insisté sur une distinction fondamentale, en laquelle se résume,
(4) De anim, , 1, v, 5.
A
ré
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 113
pour ainsi dire, toute leur philosophie, c'est celle du principe passif, qu’ils appellent encore la matière, et du principe actif, qu'ils appellent encore la forme.
Ces deux principes, qui s’opposent par leur carac- tère essentiel, sont nécessaires l’un à l’autre. Ils se re- trouvent partout, partout distincts, partout insépa- rables. Tel est le monde et Dieu tel est le corpset l’âme. Dieu , c’est le principe actif qui meut le monde; l’âme , c’est le principe actif qui anime le corps. Dieu n’est donc pas le monde : il est la force universelle répandue dans la masse inerte de la matière; l’âme n’est donc pas le corps: elle est la force personnelle circonscrite dans les limites du corps humain, inerte aussi. 11 y a là une sorte de théisme et de spiritua-
lisme, qu’on a bien le droit de blâmer, mais qu’on a
aussi le devoir de constater.
Galien: a donc tort d'identifier la définition stoï- cienne : l'âme est le souffle, ou le souffle tempéré, avec sa propre définition : l’âme est le tempérament du corps. Si l’âme n’est que le tempérament du corps, elle n’en diffère pas réellement; si elle est le souffle, au sens stoïcien de ce mot, elle en diffère essen- tiellement, puisqu'elle est une force, et que le corps est inerte. Evidemment, les deux définitions ne se ressemblent pas, et Galien ne sait ce qu'il fait en in- voquant le témoignage contraire des Stoïciens.
I1 a beau dire que le souffle est un mélange d’air et de feu , et que par là il est corporel; il n’en reste pas moins vrai que ce souffle, quel qu’il soit, représente la force aux yeux des Stoïciens, qui s’en servent à peu près comme nos savants du mot fluide ; qu’il s'oppose
8
114 MÉMOIKE
au corps inerte; et qu’enfin l’homme est composé de deux principes distincts. Or , il y a loin de là à la doc- trine de Galien qui met l'homme tout entier dans le corps et les organes. Comment Galien peut-il oublier qu’il nie la force, réduisant toutes choses à la substance et à ses actes , et que les Stoïciens sont les champions déterminés , dans leur vie comme dans leurs doctrines de la force et de l'énergie personnelle ? D’eux à lui il y a un abîme que rien ne saurait combler.
XI.
J'ai dit que le système de Galien, c’est le matéria- lisme , puis son inévitable conséquence , le fatalisme. Cette conséquence . il faut lui savoir gré de l'avoir ti- rée avec une rigueur parfaite, et exprimée avec une petteté et une précision sans égales. Non qu’il ne soit très-clair , pour un esprit même médiocrement atten- tif, que le libre arbitre n’est plus qu'un mot, si l'âme n’est qu'un tempérament; mais il peut être utile ,-etilest plaisant de voir Galien faire spontané- ment un aveu qui n’est pas moins que sa condamna- tion , et celle de tous les matérialistes passés et à venir, habemus confitentem reum !
Je dis à Galien : Je prends acte de votre déclara- tion ; dès là que l’âme est le tempérament du corps, il faut qu’elle soit nécessitée dans toutes ses manières d'être. Une âme matérielle ne saurait être libre. Si votre système est vrai, la liberté morale n’existe pas. __ Oni, mais aussi, convenez-en , si la liberté morale existe, votre système est faux.
La liberté morale existe-elle ? Vous le niez. C'est
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 415
bien. Mais demandez à cet homme qui passe s’il dépend de lui de marcher ou de s'arrêter, de marcher à pas comptés ou à pas précipités ; il vous répondra qu’en s’arrêtant, en marchant, en courant, il agit libre- ment. Demandez à cet homme qui lit ou qui écrit, s’il dépend de lui de lire ou de ne pas lire, d’écrire ou de ne pas écrire; il vous répondra qu’il lit et qu’il écrit librement. Demandez-vous à vous-même s'il dépendait de vous de composer ou de ne pas compo- ser un traité sous le titre : Que les mœurs de l’âme suivent le tempérament du corps ; et vous vous répon- drez que vous l’avez composé librement. L'homme se détermine donc librement, c’est-à-dire que, placé entre deux alternatives, il se détermine, après ré- flexion , pour l’une, avec la claire conscience de pouvoir se déterminer pour l'autre. La liberté mo- rale existe donc. L'âme n’est donc pas matérielle.
Mais , comme on l’a vu, Galien sacrifie le libre ar- bitre à son système. Le libre arbitre, après tout, est un attribut tout intérieur , et qui pouvait bien échapper à l’observation tout extérieure de Galien. Mais il est des faits moraux qui se traduisent au dehors par des paroles, par des actes, par des institutions, et qui semblent impliquer le libre arbitre. Ges faits-là, Galien ne saurait les nier, En effet, il ne les nie pas, mais il les dénature en les interprétant.
Parmi les hommes , les uns sont bons, les autres mauvais. Nous aimons, nous recherchons les premiers ; nous haïssons, nous fuyons les derniers. Mais com- ment celase peut-il, si les bons sont fatalement bons, si les mauvais sont fatalement manvais ?
116 MÉMOIRE
On ne peut nier que Galien ne résolve très-ingénieu- sement cette embarrassante question. Selon lui, nous avons la faculté innée d’aimer et de rechercher le bien, de haïr et de fuir le mal, sans égard aux personnes, ni à la volonté, absente ou présente. Il n'importe comment et pourquoi les bons sont bons : il suffit qu’ils soient bons ; il n'importe comment et pourquoi les mauvais sont mauvais : il suffit qu’ils soient mau- vais. C’est ainsi que nous nous élançons avec amour vers Dieu , bon par essence ; que nous nous détour- nons avec horreur d’un scorpion, méchant par nature.
C’est répondre avec esprit , est-ce répondre avec vé- rité? Non! voilà le cri de la conscience universelle. Sans doute , it nous est naturel d’aimer et de recher- cher le bien , de haïr et de fuir le mal; mais nous sa- vons gré aux bons de leur bonté, et nous en voulons aux méchants de leur méchanceté ; mais nous esti- mons les premiers et nous méprisons les seconds; inais nous croyons au mérite des uns , à la faute ou au crime des autres : toutes choses qui ne peuvent s’ex- pliquer que par la liberté de l’agent qui fait bien, pou- vant faire mal , qui fait mal, pouvant faire bien.
Les exemples cités par Galien prouvent contre Ga- lien. Nous n’éprouvons pas le même sentiment en con- templant l’'inaltérable perfection de Dieu, et la vertu d’un honnête homme aux prises avec la mauvaise for- tune, Nous n’éprouvons pas le même sentiment à la vue d’un scorpion et d’un scélérat; et la réflexion trouve dans la différence de ces sentiments celle du bien et du mal naturel où volontaire,
Les peines, et surtout le dernier supplice, sont en-
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 417
core plus inexpliquables dans le système fataliste. Ce- pendant Galien les explique, mais comment ! Nous mettons à mort les scélérats, dit-il, pour n’avoir plus à redouter leurs coups et pour effrayer leurs semblables. — Alors les peines sont utiles à ceux qui les infligent , mais elles sont souverainement injustes à l’égard de ceux qui les subissent. On ne peut punir celui qui fait le mal par nature , c’est-à-dire par force, sans une fé- roce iniquité — Mais, ajoute Galien, la mort est ce qu'il y a de mieux pour un scélérat, que ni les Muses, ni Socrate , ni Pythagore ne sauraient corriger. — A quelle marque certaine reconnaissez-vous qu’un scé- lérat est absolument incorrigible ? Supposez-le tel, pourquoi faut-il qu’il meure ? Pour satisfaire à la jus- tice ? Mais il n’est pas libre : il n’est donc pas res- ponsable. Dans son intérêt? Comment cela ? En faisant le mal, il agit selon sa nature. Parce que un scorpion est venimeux , est-il de son intérêt d’être écrasé ?
Galien ne réussit pas à accorder les faits avec le fa- talisme : donc le fatalisme est une erreur,
Donc le matérialisme est une erreur.
XII.
Encore un mot :
Dans la théorie fataliste de Galien , les hommes de bien sont bons par nature ; les méchants, méchants par nature. Les Stoïciens , au contraire, pensent que nul homme n’est naturellement méchant; que tous sont appelés à être bons par le bon usage de leur li- berté; que si beaucoup sont méchants, c'est qu'ils sont entrainés par l'exemple ou séduits par le plaisir,
118 MÉMOIRE
Galien attaque donc les Stoïciens, et, il faut le dire, d’une façon peu courtoise.
Que Galien combatte les Stoïciens , rien d'étonnant ; son système lui en fait une nécessité ; mais ce qui me confond, c’est qu’il leur reproche fièrement de fermer les yeux aux phénomènes évidents. Gertes, si quel- qu'un est aveugle ici , c’est bien Galien ; etsi quelqu'un est clairvoyant , c’est bien Zénon et ses disciples.
A considérer les choses sans préjugé et sans Sys- ième, les hommes ne naissent pi bons ni méchants ; ils deviennent l’un ou l’autre , suivant qu'ils se déter- minent au bien ou au mal, ou, si l’on veut, suivant qu’ils gouvernent leurs penchants, ou leur lâchent la bride. La bonté ou la méchanceté sont des qualités morales, partant acquises ; elles dépendent unique- ment de l'exercice de la raison et de la volonté. Elles sont le fait de l’homme, et pas du tout un don de Ia nature. Voilà une première vérité que je considère comme incontestable.
Si Galien a seulement voulu dire que, entre Îles hommes , les uns naissent avec des penchants qui les inclinent au bien, les autres atec des penchants qui les inclinent au mal, il s’est encore trompé. Les hommes naissent tous avec les mêmes penchants na- turels, et ces penchan(s ont tous une fin légitime. Que veulent les appétits ? le bien du corps; les désirs? le bien de l'âme ; les affections ? le bien de nos semblables. Toujours le bien. Les penchants primitifs, dans l'ins- titution de la nature , sont tous excellents : seconde vé- rité incontestable.
is différent cependant, D'abord, ils sont plus ou
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 119
moivs nobles, selon la nature de l’objet qu’ils pour- suivent. La faim, qui nous pousse vers un grossier aliment , sans avoir rien de honteux , a quelque chose de bas, comparée au désir de connaître, qui nous élève à la science. Ensuite, ils sont plus ou moins éner- giques. La faim peut être plus exigeante que la soif. Le désir de connaître peut être plus impérieux que le désir de commander. L'amour maternel peut l’'empor- ter sur l’amour conjugal. Les penchants naturels, éga- lement bons , sont inégalement nobles, inégalement énergiques : troisième vérité incontestable.
Ces différences des penchants en mettent entre tous les hommes. Chez lun, c’est tel penchant qui prédo- mine ; chez un autre, c’est tel autre penchant. Chez l’un, c’est un penchant moins noble; chez un autre, c’est un penchant plus noble. De là les vocations, et même une sorte de prédestination. « Les grandes pas- sions font les grands hommes, » à dit un écrivain du dernier siècle, Les hommes se distinguent, en se ca- ractérisant , par le penchant prédomiaant : qua- trième vérité incontestable.
Voila l’homme naturel. Je n’ai pas à tenir compte des exceptions. Il peut se faire qu’un homme apporte en naissant un penchant violent , irrésistible , indomp- table : il y a des monstruosités physiques, pourquoi n’y aurait-il pas des monstruosités morales? Je ne parle donc que de l’homme naturel et normal : que voyez-vous de mauvais en lui ? Pour moi, je n’y vois que des éléments excellents, qui concourent à une fin excellente , et n’attendent, pour aboutir à la vertu, que la direction libre de la volonté, et les salutaires avertissements de la conscience.
120 MÉMOIRE
Mais si l'homme, sans être naturellement bon, est cependant fait pour le devenir, d’où vient qu’il y a des méchants ?
Répondre par la contagion des mauvais exemples, ce n’est pas répondre. Galien triomphe outre mesure en démontrant une chose si claire, et je soupconne qu'il altère quelque peu la pensée des Stoïciens. Ré- pondre par l'attrait du plaisir, c’est au contraire, à mon avis, dénouer très-philosophiquement le nœud brutalement tranché par Galien.
Oui , le plaisir est bien, selon la parole de Pla- ton, le plus grand appât du mal; non qu'il ait rien de mauvais en lui-même ; mais la séduction qu’il exerce sur notre volonté, a pour effet d’altérer notre nature primitive , et de transformer des penchants innocents en de coupables passions.
Tels sont nos penchants que leur satisfaction est in- variablement suivie d’un plaisir , et que, plus ils sont énergiques, plus grand est le plaisir qu’ils nous pro- curent. Mais le plaisir ne fait pas partie des penchants; il s’y ajoute par surcroît. Il n’est pas le but des pen- chants; il est un de leurs effets. Primitivement, les penchants s’exercent, comme sile plaisir ne devait pas venir après, et nous inclinent avec plus ou moins de force vers leurs objets respectifs, comme si ces objets ne devaient pas nous être agréables. L'enfant a soif, parce que c’est sa nature, et il boit, parce qu'il a soif, L'enfant est curieux , parce que c’est sa nature, et il interroge, parce qu'ilest curieux. Il est vrai qu'il éprouve du plaisir en se désaltérant, en apprenant, mais ce plaisir n'a pas plus été cherché qu'il n’a été
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 121
prévu. Le penchant s’est développé de lui-même, pro- prio motu , et, en allant droit à son objet, il ne s’est proposé que cet objet.
Mais il n’en va pas toujours ainsi. La raison et la volonté, en apparaissant dans l’homme, apportent sou- vent de graves modifications à cet état primitif. La raison est proprement la faculté de se rendre compte, de réfléchir. Elle ne tarde donc pas à reconnaître que le plaisir se montre toujours à la suite des penchants satisfaits. Elle ne tarde donc pas à comprendre qu'un sûr moyen d’éprouver du plaisir, c’est de satisfaire un penchant ; qu'un sûr moyen d’éprouver le plus grand plaisir , c'est de satisfaire le penchant le plus éner- gique. A ce moment , une révolution morale est sur le point de s’accomplir. L'âge d’innocence finit, l’âge des passions va commencer.
En effet, le plaisir a pour nous un attrait souverain. Il est donc bien difficile que la raison nous montre le chemin qui y mène , sans que la volonté s’y précipite.
Concevoir qu’on éprouvera infailliblement tel plaisir , plus vif que les autres plaisirs, en satisfaisant tel pen- chant, plus énergique que les autres penchants, c’est presque vouloir le satisfaire. De la pensée à la déci- sion, il n’y à qu’un pas, et ce pas, l'expérience prouve que nous le franchissons presque toujours. Voilà donc le penchant qui change de destination. Jus- que-là, il avaiteu pour but la santé du corps, le per- fectionnement de l'âme, le bien-être de nos sem- -blables; maintenant il n’aspire qu'à une fin unique : le plaisir , notre plaisir. C'était un besoin naturel , c’est un instrument de plaisir.
122 MÉMOIRE
Renforcé de l'attrait toujours croissant du plaisir ( car plus on jouit, plus on veut jouir ), le penchant acquiert ainsi une puissance qui sera peut-être un jour irrésistible. Excessif, il devient par là même exclusif ; il opprime , ilréduit à néant tous les autres penchants; il règne d’une manière absolue, et sur l'âme déconcer- tée , et sur la volonté impuissante. Après avoir changé de destination , il change de caractère et de nature, C'était déjà Un instrument de plaisir, c’est enfin une passion, dans la plus fâcheuse acception de ce mot.
Or, c’est évidemment la passion qui rend l’homme mauvais. C’est elle qui promène l’homme sensuel d’orgie en orgie, le voluptueux de débauche en dé- bauche, C’est elle qui pousse l’ambitieux à tout rap- porter à soi, à tout sacrifier à ses criminels desseins , et à dire dans son orgueil : périssent ma famille, ma patrie, l'humanité, pourvu que je triomphe ! C’est elle qui donne des chaînes à la liberté, qui étouffe la voix de la conscience , qui bannit la vertu, qui justifie le vice, qni glorifie le crime !
Ainsi, la nature humaine est parfaite de toute la perfection qu'elle comporte; l’homme seul est mau- vais, parce qu’il le devient, et il le devient, parce qu’il le veut bien. « Tout est bien sortant des mains de Dieu, tout dégénère entre les mains de homme. » La seconde partie de cette pensée est l’exagération d’un esprit chagrin; la première, la vue nette et juste d’un esprit pénétrant. Le cœur humain , en particulier , est digne du divin ouvrier ; c’est à nous de ne pas le ra- valer à Ja poursuite de misérables plaisirs , swrsum
corda !
SUR LE RAITÉ DE GALIEN. 52
AIT.
Je w’arrête. Je me serais même arrêté plus tôt, sl je n'avais cru devoir discuter complètement l'exposition la plus complète que l’antiquité grecque nous ait laissée du matérialisme et de ses conséquences , soit psycho - logiques, soit morales. Je crois avoir établi que Galien s’est trompé sur tous les points. Il confond l’âme avec le corps : cependant elle en diffère, puisque le corps n'est qu’une masse inerte, puisque l'âme est une force, douée de penchants en vertu desquels elle aspire à certaines fins, et de facultés en vertu desquelles elle atteint ces fins. Il nie le libre arbitre : cependant il existe, puisque tout homme placé entre deux alterna- tives a le sentiment très-clair et très-distinct, en pré- férant l'une, de pouvoir choisir l’autre. Il méconnait la nature des émotions morales , en les assimilant aux sentiments que nous font éprouver la conception de ià bonté suprême, et aspect d’un animal dangereux : cependant elles s’en distinguent profondément, puis- que nous n’estimons pas Dieu, puisque nous ne mé- prisons pas la bête féroce prête à nous déchirer. TH croit que le méchant naît méchant : cependant il le devient peu à peu, par la dépravation volontaire d’une nature originellement excellente. Comment expliquer cet enchainement d'erreurs ?
Par une erreur première, capitale; par une erreur de méthode. Galien étudie l'âme en médecin , c’est-à- dire avec les procédés et les habitudes des médecins. Familiarisé avec l'observation anatomique et physiole-
124 MÉMOIRE
gique , où il excelle, c’est encore les organes et leurs fonctions qu’il observe, lorsqu'il veut définir la nature, les attributs, les phénomènes de l’âme. II ne semble pas se douter d’une chose fort simple, que, pour connaître un être, il faut observer cet être, et non pas un autre; que, pour connaître l’âme , il faut observer l’âme et non pas le corps. Mais comment observer l’âme ? Par les sens? Non certes, puisque l’âme est une chose qui pense, qui sent. qui veut, etc., et que nous ne pou- vons ni voir la pensée , ni entendre la sensation, ni toucher la détermination volontaire. Gomment donc ? Par le concours de la conscience, qui est le sentiment intime de ce qui se passe en nous, de la mémoire, qui nous conserve le souvenir de ce sentiment, de la ré- flexion, qui s'applique à ce souvenir pour lanalyser. Telle est l’observation psychologique.
C’est pour n’avoir pas fait usage de cette observation psychologique que Galien s’est si gravement mépris sur notre nature morale. Supposez qu’il se fût interrogé lui-même avec sincérité sur le caractère des sentiments que nous éprouvons en face de l’honnête homme qui fait le bien, du scélérat qui commet un crime, n’eût-il pas senti ce que sent tout le monde, à savoir, que ces sentiments impliquent tous la liberté et la responsabi- lité de l’agent ? Supposez qu’il se fût examiné avec at- tention dans les cas si nombreux et si divers où nous sommes appelés à agir, n’eût-il pas reconnu ce que reconnaît tout le monde, à savoir, qu’il nous arrive maintes fois de prendre conseil en nous-mêmes avant l’action , de peser le pour et le contre, et de nous décider pour l’un, par cette seule raison que nous le
SUR LE TRAITÉ DE GALIEN. 425
préférons à l’autre, c'est-à-dire de nous décider libre- ment ? Supposez enfin que, par une réflexion plus pé- nétrante , il fût descendu jusqu’au plus profond de son être, n’y eût-il pas trouvé ce qu'y trouve tout le monde, à savoir, une force vivante qui, essentiellement active, accidentellement passive , sent, pense et agit par les organes du corps, qu’elle embrasse dans toute son étendue et qu’elle anime dans toutes ses parties ?...…
Certainement, l'alliance de la médecine et de la phi- losophie est de tout point désirable. Mais c’est à la condition que la médecine restera la médecine, la philosophie , la philosophie ; que ces deux sciences, conservant leurs limites , leurs procédés, leurs droits et leurs lois, se prêteront de mutuels secours, sans rien perdre de leur indépendance. Cette alliance est surtout désirable pour la science de l’homme. L'homme, en effet, est « un tout naturel » dont le corps et l'âme sont les parties actuellement indivisibles ; il est donc impossible de connaitre le corps sans l'âme, ni Pâme sans le corps. Ni le médecin qui n’est que médecin, ni le philosophe qui n’est que philosophe ne sauraient donc suffire à l'étude de l’homme. Le médecin philo- sophe est donc seul digne de l’entreprendre et capable de la mener à bien. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, le médecin philosophe , ce n’est pas cet esprit exclusif qui porte arbitrairement la méthode de la médecine dans les recherches philosophiques; c’est cet esprit supérieur qui unit, dans un juste accord, les deux méthodes en même temps que les deux sciences , et les éclaire l’une par l’autre, au lieu de sacrifier l’une à l’autre, Ce mortel vraiment divin a-t-il jamais existé ?
126 MÉMOIRE SUR LE TRAITÉ DE GALIEN,
J'en doute. Existera-t-il jamais ? Dieu le veuille! Ce jour-là le secret de l’homme pourra être connu, et, de grâce, le secret de l’homme, n'est-ce pas celui de
l'univers ?
JEAN BROHON,
Par M. Léopold DELISLE,.
Membre correspondant.
#7 DES Ge Es
La Bibliothèque impériale possède un volume ma- nuscrit , qui n’a pas encore, je pense, été signalé à l'attention de nos compatriotes, et qui présente un certain intérêt pour l’histoire littéraire de Coutances. C’est le n°. 673 du fonds de Gaignières ; il avait été donné, en 1709, à ce célèbre amateur, par l’abbé de Castres. Il contient le manuscrit original , et en partie autographe , de plusieurs opuscules de Jean Brohon, docteur-médecin et astrologue coutançais. Du Verdier a consacré à cet auteur une courte notice , que je demande la permission de transcrire ici :
« JEAN BROHON, docteur en médecine, a écrit la Description d’une merveilleuse et prodigieuse Comete, et apparihon effroyable d'hommes armés et combatant en l'air sur l’horison de Constantin, en Normandie , et autres lieux circonvoisins : plus un Traité présagique des Cometes, et autres impressions de la nature du feu ; im- primée à Paris, in-8°., par Matthieu le Jeune, 14568 (1).»
4 (4) Les Bibliothèques francçoises de La Croix du Maine et de Du Verdier : édit. de 1773, IV, 366.
128 JEAN BROHON.
Le manuscrit de Gaignières nous fait connaître trois autres opuscules du savant Coutançais: — une Description historique de la ville de Coutances ; une Harangue adressée à Charles IX ; — des pièces de vers.
La première de ces compositions a pour titre : Des- cription de l’origine, fondation , erection , singularitez et façons de vivre de Coustances en Normandie. C'est un ouvrage sans valeur; mais il faut en conserver le souvenir, car c’est l’un des premiers essais d’histoire locale qui nous soient parvenus. Le seul passage de la Description qui me semble mériter d’être mis en lumière est relatif au trésor de la cathédrale. « A jour passé, dit notre auteur, estoient en icelluy temple de moult riches et precieuses reliques , avec la chappe de sainct Lo, evesque du dict lieu et natif de Courcy, laquelle avoit esté fort long temps en terre sans tache ny corruption aulcune, faicte d’une merveilleuse industrie et artifice. Ensemble y estoit ung nouveau testament, gardécomme relique , couvert d’or et escript en parchemin le plus beau et le plus net qui se peust veoir en aulcun lieu, et lettre manuelle, qui n’estoit ny grecque ny latine ny hebraique ny arabique, mais multiforme differente et variable: l’une lisible comme latine ; l’autre illi- sible et estrangiere comme phantastique. »
Les pièces de vers, au nombre de trois, ont été composées en l'honneur de la conception de la Vierge. La première est une épigramme latine dont le sujet a été emprunté à Appien. Voici le titre des deux autres : Rondeau de la Tour pacifique et inexpugnable ; — Bal- lade de la vertu et merveilleux effectz du Mithridat vray antidote et contrepoison incomparable.
JEAN BROHON. 129
La harangue a été prononcée lors du passage de Charles IX à Coutances. Je la transcris, pour donner une idée du style de Jean Brohon :
« DECLAMATION EN FORME DE RECEPTION OU HAREN- GUE CONGRATULATOIRE A LA MAJESTÉ DU ROY TRÈS- CHRESTIEN CHARLES IX.
Combien, Sire, que Jesus Christ, le roy des roys, seul et vray monarque auquel Dieu son père a donné toute puissance au ciel et à la terre, ayt jadis institué estably et ordonné en general! tous les roys et princes terriens, en signe de son unique et très-sacrée majesté, ce néantmoins, Sire, il luy a pleu et de sa grace a voulu signantement et en especial, comme par une autonomasie et excellence , sur tous les aultres insti- tuer , eslire et ordonner ung roy de France très-chres- tien , très-victorieux et invincible , avec sa posterité, pour conserver et virilement deffendre la liberté, privilége et auctorité de son eglise tant aymée et com- batre vertueusement et debeller tous les ennemys persecuteurs et adversaires d’icelle. Ce que très-bien et très-vertueusement a faict par cy devant vostre très- auguste et royalle majesté, Sire, et encore faict de jour en jour, nonobstant voz jeunes ans, rebellion de voz propres subjec{z et vassaulx et malice injure et calamité du temps, et tellement qu’on peut bien dire que jamais Alexandre le Grand, Jules Cæsar , ny Hector de Troye , ny le vaillant Xerxes de Perse , ne Scipion , ny Hannibal l’Aphricain ne feirent de telles prouesses que à faict vostre sacrée majesté, Sire, Mais aussy quoy ne vous a pas et à vous et à voz predecesseurs et successeurs en premier lieu a ceste
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130 JEAN BROHON, -
fin esté transmis divinement el miraculeusement envoyé des cieulx, par un columb blanc , la saincte ampole pleine de liqueur celeste, pour oingdre etsacrer vostre premier antecesseur et premier roy très-chrestien le bon Clovis ? Est-ce point une très-digne et sacrée de- coration au très-noble diadème et couronne de France, laquelle certes excède toutes les aultres, d’autant que le soleil surpasse tous les astres planettes et corps celestes ? Est-ce point un beau don celeste ei present plus que methaphisique et supernaturel, Sire. par lequel avez aussy receu la puissance de garir d’une maladie incurable, deplorée , et totallement de tous medecins et chirurgiens abandonnée, laquelle les Grecs appellent Choerades , les Latins Strume , et les François Scrophules ou escrouelles, qui sont, dict Galien, glandules ou inflammations schirreuses et endurcies ? Que diray-je plus outre ? O roy très-chrestien et invin- cible, vous ont point esté envoyés et par un ange divi- nement les troys fleurs de lis d’or que portez en champs celeste et d’azur en vostre tant noble escu , et tant d’aultres singularitez et merveilles, privileges et dignitez, tellement que pour ne bien dire et conclure avec le prophete royal David : Quod Deus non fert taliter nationi ? Sont-ce donc pour causes suffisantes pour debvoir deuement inciter et grandement animer et esmouvoir vostre très-digne majesté, Sire, à souste- nir deffendre et garder et inviolablement faire garder etmaintenir la saincte foy catholique et religion chres- tienne, avec l'honneur de Dieu et de son eglise, comme vrayement à faict par cy devant vostre dicte majesté et faict de jour en jour , en continuant, de
JEAN BROHON. 131
posterité en posterité , ce beau nom tiltre superlatif et tant venerable epithète trés-chrestien? Or puis donc, Sire , qu’il a pleu a vostre très-digne et haulte majesté visiter , consoler et de vostre refulgente presence ja pieca tant desirée illustrer vostre pauvre et necessi- tante, mais devote ettrès-obeissante cité de Constances, plaise vous recepvoir le deu hommage , très-humble reverence, serment de fidelité inviolable, avecques un cœur entier, qu’elle voz presente très-humblement et affectueusement, comme à son souverain seigneur, protecteur et roy nature}, suppliant vostre très-digne majesté , Sire, l’avoir tousjours en recominandation et vous presentant finalement ce beau motet et chant harmonieux que les enfants des Hebreux chanterent jadis tant melodieusement à la venue et entrée du roy des roys de Hierusalem : Benedictus qui venit in nomine Domini ! Alleluia ! »
Le voyage de Charles IX, dont il s’agit ici, eut lieu dans le cours de l’année 4563 , probablement dans la seconde moitié du mois d’août (1).
(4) Voy. Delalande : Histoire des querres de religion dans la Manche, p. 59.
UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE,
Par M. Jules CAUVET,
Membre titulaire.
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Parmi les villes importantes de l’Europe que quel- ques courses à travers le monde m'ont permis de vi- siter, Munich est , assurément, une de celles dont le souvenir m'est demeuré le plus cher. Dans les pre- mières années du siècle où nous vivons, rien ne distinguait Munich des autres capitales des petites souverainetés de l’Empire germanique. Assise au mi- lieu d’une plaine monotone et peu fertile, cette ville, alors, ne présentait rien, ce semble, qui pût arrêter puissamment l’attention du voyageur. Mais, à partir de l’année 1824 , son aspect allait subir une méta- morphose complète. A cette époque, en effet , la cou- ronne ducale des anciens électeurs de Bavière, con- vertie par Napoléon en un bandeau royal, venait se poser sur la tête du roi Louis I. C’est ce même monarque , encore vivant aujourd’hui, que nous avons vu descendre de son trône en 1848, à la suite d’une abdication à moitié volontaire, que lui arracha Île transport d’une passion insensée.
UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 433
Elevé au milieu des universités allemandes, dans le temps de leur plus grande splendeur, le roi Louis avait puisé dans son éducation , et aussi sans doute dans sa nature première , une admiration enthousiaste pour les chefs-d’œuvre des arts. Dès les premiers mo- ments de son règne, il conçut la volonté fortement arrêtée de faire de sa capitale la rivale de ces cités fameuses de l'Italie, dont le nom suffit, à lui seul, pour éveiller, dans les imaginations cultivées, des idées de beauté et de poésie. Malgré les entraves du gouvernement constitutionnel, toujours assez peu fa- vorable aux dépenses proclamées improductives par la science des économistes , le roi Louis a réussi , en grande partie , dans sa noble entreprise. A sa voix, comme à celle d’un nouvel Amphion, des colonnades, des arcs-de-triomphe, des églises, des portiques , des statues , des obélisques se sont élevés dans les airs. Une légion de peintres allemands , sortis de l'école d’Overbeck, ce génie suave et mystique, une des gloires de la peinture moderne, a couvert de fresques multipliées les murailles des palais de Munich. Évi- demment, chez le royal auteur de ces merveilles, il a fallu des prodiges d’activité et de zèle, pour sti- muler autant de talents, pour amener dans le même temps, autour de lui, un développement artistique aussi complet.
Un intérêt sympathique puissant vient s'attacher au spectacle de ces efforts généreux. Cet intérêt, toutefois, il faut le dire, a son caractère à part; il se rapproche de la curiosité, comme de l’admiration. C'est qu’en effet,
parmi les créations du roi Louis , il en est peu d'ori- {
,
134 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE.
ginales et de naïves. Elles révèlent, trop évidemment , un dessein préconçu ; presque toujours, elles rappel- lent à la pensée un monument ancien dont elles sont la copie; elles manquent enfin de la suprême consé- cration du temps et de l’histoire.
Rome , Florence , Venise, Athènes, et d’autres villes encore, ont fourni les types dont les artistes bavarois se sont inspirés pour réaliser les embellissements de Munich. Sous l'impulsion du monarque érudit dont ils recevaient les ordres , leurs conceptions se sont em- preintes, habituellement, d’un vernis d’archaïsme par- fois assez étrange. C’est ainsi qu’en bâtissant des temples construits dans le style antique, ils ont remonté au-delà du temps de Périclés et d’Ictinus. Dédaignant la mol- lesse des époques comparativement récentes de Part grec, méprisant les innovations des Romains, auxquels les savants d’outre Rhin ont pris l’habitude de refuser le sentiment du beau , ils ont abandonné les colonnes corinthiennes, pour l’ordre dorique plus grave et plus sévère. En outre, à l'exemple des premiers Grecs, ils ont privé les colonnes de leurs bases. Ils les font surgir directement du sol, comme on Île voit aux temples de Pestum et d’Egine.
Dans les œuvres d'art quise rapportent aux temps modernes, une autre tendance , non moins incontes- table, imposée par le roi Louis, se fait remarquer dès la première vue: c’est l'affectation d’un patriotisme germanique exagéré et bruyant, Au sein des univer- sités allemandes, on le sait, il s’est formé une école nombreuse de jurisconsultes, d’historiens, de philo- logues, pour lesquels tout ce qui reste encore à notre
UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 135
pauvre monde de grand, de noble, de généreux, vient, en droite ligne , des anciens Germains. La li- berté, la franchise, l'inspiration , l'enthousiasme , apa- nage éclatant des conquérants tudesques qui vain- quirent les Romains au IV°. siècle de l'ère chrétienne, se sont retrouvés depuis, à toutes les époques de l’histoire moderne , chez leurs descendants restés sur le sol natal. A toutes les époques aussi , c’est à leur contact avec ces populations privilégiées, que les autres peuples de l’Europe ont dû de participer , dans une mesure quelconque , à ces nobles aspirations. Sans ces relations salutaires avec la race germanique, ces peuples, et les chefs qui les dirigeaient , seraient tombés, de bonne heure, dans une décadence com- plète , comme le firent les derniers empereurs de la Rome d’Auguste, et, plus tard , les Césars dégénérés de Byzance.
Sous l'empire de ces idées, Cornelius, Schnorr, Fæœger, Hess , et plusieurs autres peintres contempo- rains, ont reproduit à l’envi à Munich, dans des fresques travaillées avec amour , les exploits d’Arminius et de ses compagnons, et surtout les scènes de Niebelun- gen. Ces antiques récits du XILI. siècle, si long-temps oubliés dans le pays qui les avait vus naître , mais ra- menés tout d’un coup à la lumière par la résurrection ardente du patriotistime germanique, sont dignes, si lon en croit les érudits allemands, de soutenir la comparaison avec les poèmes d'Homère, Malgré le mérite incontestable des peintures qui leur sont con: sacrées, l'émotion de l'étranger , du moins si j'en crois mes propres impressions, s’éveille difficilement, en
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présence de ces sujets compliqués, à peu près pou- veaux pour lui. Les crimes de Gunther et de Brunhild, la mort de Siegfried, les malheurs et le courage de Criemhild , ne parlent pas à sou esprit, comme le fe- raient la colère d’Acbille, les adieux d’Andromaque et d’Hector. Puis il w’a paru que la poésie de Niebe- lungen, toute empreinte d’incorrection et de rudesse, offrait le grave défaut de stimuler , comme naturelle- ment, cette disposition à l’exagération des sentiments, à l'abus des mythes et des allégories que l’on peut re- procher, à juste titre, aux artistes allemands de nos jours.
Je préférerais infiniment, pour mon comple, aux scènes des Niebelungen, d’autres compositions éten- dues qui couvrent tout le pourtour de plusieurs salles fort vastes, dans la partie nouvelle du palais des rois de Bavière. Ces fresques ont pour objet de raconter la vie des trois empereurs allemands réputés les plus glorieux : Charlemagne , Frédéric Barberousse et Rodolphe de Habsbourg. Schnorr, leur auteur, a plei- nement réussi, à mon estime, dans sa difficile entre- prise. Il a su allier avec bonheur le sentiment de la réalité historique et le culte poétique de l'idéal. La mission civilisatrice des princes illustres qu’il célèbre apparaît nettement à l'esprit du spectateur, dont l’ima- gination est charmée , en même temps, par des détails pleins de grâce , remplis de cette naïveté calme, par- ticulière à la race germanique.
La salle principale du même palais, appelé la Rési- dence , selon l’usage des petites cours de l'Allemagne, contient les statues, en bronze doré, de dix anciens
UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. #37
souverains de la Bavière,aïeux de la maison régnante.Ces images étincelantes, qui font apparaître aux regardsles costumes les plus pittoresques de l’époque féodale, sont d’un effet vraiment merveilleux. On remarque surtout, parmi elles, la statue du duc Louis de Bavière, élevé à la dignité impériale vers le milieu du XIV°. siècle, Il existe, à Munich , un autre monument commémoratif, plus digne de remarque encore, consacré à cet em- pereur dont ses compatriotes se montrent très-fiers. Dans les premières années du XVII: siècle, l'électeur Maximilien 1%. lui a fait élever, à l’entrée du chœur de l’église cathédrale, un magnifique tombeau de marbre noir et de bronze. L'efligie impériale, sur ce mausolée, porte l’armure des guerriers du moyen-âge. Dans la salle du Trône , au contraire, elle est revêtue des habits riches et singuliers que les empereurs d’Alle- magne portaient à leur couronnement, et qu'ils avaient empruntés au cérémonial de la cour grecque de Con- stantinople.
Un tombeau plus récent, sculpté par Torwaldsen dans une église de médiocre apparence, présente au voyageur un intérêt d’un genre tout différent; et, si ce voyageur est français, il ne peut manquer de tou- cher vivement son âme, par la magie des souvenirs de la patrie qu’il fait passer devant ses yeux. Ce tom- beau est celui d’Eugène Beauharnais, mort sur la terre étrangère , après avoir gouverné sagement, pendant dix ans, comme lieutenant du grand Empereur, YItalie du Nord à moitié libre sous ses lois.
Bien qu’il ait été posé en 1824, à l’époque de la mort de ce prince dont le nom est resté si pur, le marbre funéraire qui couvre ses restes, mentionne
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expressément tous les titres et toutes les dignités qu’il dut à l’alliance étroite qui l’unissait à Napoléon E°, Le roi Louis, en outre, par un sentiment pieux qui l'honore , n’a pas craint, dans la plus belle partie de sa capitale , de rappeler l’une des phases de l'épopée Napoléonienne, à laquelle la Bavière fut souvent as- sociée, bien qu’elle se soit tournée contre nous en 1813, à l’époque de nos malheurs. Un obélisque, en bronze rouge, construit par ses soins, est consacré à la mémoire des soldats bavaroïis, qui, placés, au nombre de trente mille, dans les rangs des nôtres, furent combattre et mourir avec eux, en 14812, dans les déserts glacés de la Russie,
L'esprit patriotique prononcé qui dirigeait constam- ment le royal auteur des embellissements de Munich, lui a fait placer, sur les divers points de cette ville, des statues nombreuses destinées à reproduire les traits des personnages célèbres que la Bavière se vante d’avoir vus naître. Guerriers, poètes, souve- rains, musiciens, jurisconsultes, ont successivement obtenu leur part dans cette glorification des fils il- lustres de la terre natale. Mais, parmi les monuments appartenant à l’art de la statuaire, le plus curieux, sans aucun doute, est une figure colossale de la Ba- vière personnifiée et divinisée, que l’on trouve à 2 kilomètres de Munich , sur une élévation dominant de vastes prairies assez semblables à celles qui for- ment, pour notre ville de Caen, une ceinture si gra- cieuse. L'image gigantesque de la déesse s'élève au milieu d’un portique imposant, construit dans le style antique. Dans cette représentation symbolique et gran-
UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE. 139
diose, dans la solitude qui l'entoure, dans les bâti- ments sans destination qui l’encadrent , il est facile de reconnaître l'empreinte du génié enthousiaste qui distingue le roi Louis. Sa pensée, du reste. a trouvé un interprète digne d’elle chez l'artiste éminent chargé de la produire au grand jour. Swanthaler, à la fois peintre , architecte et statuaire, a su ‘communiquer à sa divinité ailégorique je ne sais quelle majesté fantastique, mais puissante.
Nulle part, pourtant, cet ardent amour du mo- narque bavarois pour les grands souvenirs de lan- cienne Germanie n’a reçu de sa part une manifesta- tion aussi éclatante qu’en un site escarpé et solitaire, voisin de Ratisbonne , près des bords du Danube. Dans ce lieu écarté , loin des cités et des villages, il a fait construire un vaste édifice aux proportions majestueuses, imité du Parthénon d'Athènes , qu’aper- çoivent de très-loin les voyageurs nombreux embar- qués sur les ondes du fleuve. La Walhala, cette im- mense salle des morts, car c’est ainsi que se traduit "son nom, étrange, même à ce qu’il paraît, pour des oreilles allemandes, est une des créations les plus originales qui se puissent voir, eu égard à sa posi- tion extraordinaire. Mais si l’on s’attache à sa con- ception première, ici encore 6n retrouve la repro- duction non douteuse de ce qui déjà avait été fait ailleurs. L’idée de ce Panthéon germanique ne dé- rive-t-elle pas du Panthéon français ? Deux fois, on le sait, dans des temps remplis d’orages, nos as- semblées délibérantes décrétèrent la fondation d’un temple national, dédié aux grands hommes que la
110 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE.
France avait vus naître. Deux fois aussi, l’esprit positif et sensé de notre nation n’a pas manqué d’écarter, après une épreuve infructueuse, cette glorification exagérée de l’humanité, à laquelle il ne sied pas d'accorder les hommages que Dieu seul doit obtenir. Les Allemands, plus rêveurs, semblent avoir adopté sans réclamation l’œuvre du roi Louis, bien qu’à notre estime , elle ne soit pas sans offrir quelque côté attaquable.
Cette part faite à la critique, il faut avouer résolü- ment que l'impression produite par la Walhala est des plus saisissantes. De bien loin déjà, dans la plaine, on admire la noble apparence du monument dont la colonnade, d’une blancheur encore pure , se dresse fièrement sur sa base de rochers. De près, on con- temple avec étonnement la majesté des escaliers gi- gantesques taillés dans la montagne. Quand on a pénétré, enfin, dans l’intérieur du temple, sa déco- ration, aussi simple que magnifique, fait naître une surprise pleine de charme.
Il a fallu une habileté extrême chez les ordonna- teurs de la Walhala, pour échapper à la froideur et à la monotonie, dans cette exaltation multipliée d’une foule d'hommes illustres ou distingués, que des bustes et des inscriptions font seuls connaître au spectateur. Point de colonnes saillantes, point de statues isolées, qui, fixant l'attention sur un point donné, eussent fait tort , inévitablement, à l’effet de l’ensemble. Seu- lement, le long des murailles de la vaste salle que tapissent des marbres précieux, des Muses de l’his- toire , ou plutôt des Walkyries germaines , aux atti-
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tudes variées, mais toujours belles et méditatives, tiennent en leurs mains les couronnes, destinées à récompenser les mérites divers des enfants de lAlle- magne.
Du reste, on l’a remarqué, le monarque enthou- _siaste, auquel appartient l'invention du Panthéon allemand, semble avoir voulu dérober , au profit de sa patrie, le plus qu’il a pu d’illustres mémoires, sans craindre la réclamation des autres peuples de l'Europe. Après les conquérants scandinaves qui, du IIIe. au VII‘ siècle , ont envahi l'Empire romain, viennent se ranger , dans la Walhala, Clovis et les premiers Mérovingiens , Charlemagne et sa famille, Alfred d'Angleterre et les rois saxons, Rollon et Guil- laume-le-Conquérant. Le désir de solenniser toutes les gloires produit, d’un autre côté, quelques rappro- chements assez singuliers. Ainsi, ce n’est pas sans surprise que l’on voit figurer Martin Luther à côté de saint Boniface , apôtre de la Germanie, le légat fidèle et dévoué des Pontifes romains.
Quels que soient le mérite et la variété des diverses créations de l’art moderne écloses à la voix du roi Louis , il lui fallait, évidemment, pour atteindre le but de sa vie entière, doter sa capitale de collections splendides renfermant, en grand nombre, les chefs- d'œuvre des anciens maîtres. De bonne heure, il n’a rien négligé pour faire venir à Munich, de tous les points de l’Europe, une foule de tableaux et de sta- tues achetés par ses soins. De là, deux galeries ma- gnifiques qui ne le cèdent à presqu’aucun des musées de la France et de l’Italie. Chaque jour encore, as-
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sure-t-on, ces galeries reçoivent de nouveliesrichesses, grâce à la noble tradition de goûts artistiques, qu’a conservée pieusement le roi Maximilien If, le souve- rain de la Bavière actuellement régnant.
Les statues et les tableaux, à Munich, forment deux musées distincts, parfaitement installés dans des palais élégants, construits exprès pour les abriter , sur les dessins de Klenze , l'architecte habile de la Walhala. Ces musées, où j'ai passé des heures précieuses, por- tent les noms grecs, assez bizarres, au moins dans notre langue, de Glyptothèque et de Pinacothèque.
Le premier d’entre eux, ia Glyptothèque, outre une grende quantité de statues et de bas-reliefs de la Grèce et de Rome, se glorifie, principalement , de posséder les marbres d’Egine. On appelle ainsi les frontons dé- tachés du temple de Jupiter Panhellénien , protecteur de la Grèce, construit dans l’île d’Egine , au temps des guerres médiques , un demi-siècle environ avant l’é- poque de Périclès. De même que les frises du Parthé- non que l’on voit à Londres, au musée britannique, ces sculptures vénérables ont été transportées bien loin de l'édifice sacré qu’elles décorèrent un grand nombre d'années, Il y a toutefois cette différence importante à l'avantage de la Bavière, qu’elle a recueilli les mar- bres d’Egine au moment où, déjà arrachés de leur place primitive , ils étaient menacés d’une ruine com- plète ; elle n’a pas, comme l’avide Angleterre , porté un marteau sacrilége sur le sanctuaire de la Minerve attique.
Les érudits allemands , quelques-uns même des au- teurs français qui ont écrit, dans ces derniers temps ,
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sur la théorie des beaux-arts, voient des chefs-d’œuvre inappréciables dans ces bas-reliefs de grande dimen- sion, dont les sujets paraissent appartenir aux combats livrés devant Troie, On y retrouve incontestablement la sobriété élégante qui caractérisa l’art antique, à toutes les époques de son développement. Le modelé exact du corps humain s’y produit déjà dans une har- monie parfaite. Il m’a semblé pourtant , que ces sculp- tures intéressent principalement comme essais , beaux sans doute, d’un art devenu depuis infiniment plus par- fait. La figure impassible des personnages, la raideur des attitudes, l’absence totale de moelleux et de fini, déconcertent l'admiration. En somme, à mon estime, les marbres d’Egine excitent la surprise et provoquent l'étude ; ils ne font naître dans l’âme aucun de ces sen- timents si doux de poésie calme et méditative, que l’on éprouve en comtemplant les belles statues grecques , que renferment en grand nombre les galeries de Flo- rence et de Rome.
Asile ouvert aux débris de l’antiquité païenne , la Glyptothèque, dans les idées du roi Louis, devait rap- peler sa destination par une suite de peintures murales qui disposeraient le spectateur à comprendre la signi- fication intime des objets d’art exposés sous ses yeux. Plusieurs salles de l'édifice, qne l’on traverse avant d'arriver à celles qui contiennent les statues, sont con- sacrées à des compositions, à la fois savantes et vastes, œuvre de Cornelius et de ses disciples les plus chers. L’illustre auteur de ces fresques , tout en empruntant la plupart des scènes retracées par lui aux poëmes d’Hésiode et d’'Homère, s’est proposé un but plus élevé
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que celui de reproduire fidèlement les récits des deux poëtes.Il a prétendu exposer, à l’aide de ses pinceaux, le système général de la mythologie antique.
Le génie qui distingue Cornélius est connu, parmi nous, de tous ceux qui ont étudié avec soin la grande exposition artistique de 4855. Nul d’entre eux n’a ou- blié ces cavaliers de l’Apocalypse portant à la terre les fléaux de la colère divine , conçus avec tant de puis- sance , exécutés avec tant de fougue et de dédain pour limitation vulgaire. Mais, tout en admirant , à Paris, cette œuvre magistrale, on ne pouvait s'empêcher d'y reconnaître quelque chose de heurté et d’étrange. Ce dernier caractère m'a paru bien plus sensible encore dans les peintures qui nous occupent en ce moment. La simplicité noble des récits d'Homère, la limpidité du ciel pur de la Grèce ne se reflètent aucunement dans le style tourmenté qui les caractérise, dans la lu- mière terne et blafarde qui les éclaire. Une recherche constante du surhumain et de l’épique exagère les nuances et fatigue l'attention. Puis, l’abus d’un sym- bolisme sans mesure rend très-difficile de saisir la pensée que le peintre a voulu exprimer. Au milieu des nuages incessants qui l’enveloppent, on aperçoit dis- tinctement , néanmoins, l’empreinte des théories ob- scures de Hégel et de Fichte, bien éloignées, assuré- went, des croyances naïves et riantes de la Grèce pri- mitive.
Les peintures murales de la Glyptothèque ont leur équivalent dans celles de la Pinacothèque ou galerie des tableaux. Là encore , il entrait dans les plans du dernier roi de Bavière, que le musée fondé par lui ne
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fût pas une simple nécropole des œuvres du passé. Pour ressusciter l'art dans sa richesse première, pour montrer son application possible aux exigences di- verses de la vie civile, il lui convenait de réserver, dans ce monument, une large place aux artistes con- temporains ; il entendait les convier à célébrer la gloire de leurs devanciers, en retraçant les traits de leur visage, et surtout en faisant voir , à l’aide de re- présentations symboliques, quel fut le caractère domi- nant des écoles les plus célèbres nées sous l’impulsion de leur génie,
L'histoire de la peinture chez les peuples chrétiens se déroule dans une suite de salons richement ornés, formant tout un côté de la Pinacothèque. En parcou- rant cette revue pittoresque, on aperçoit successive- ment les portraits et les emblêmes de tous les peintres fameux qui ont illustré leur art, depuis Cimabuë jusqu’à Salvator Rosa et à Claude Lorrain. Il va sans dire que les pères de la peinture allemande, Van Eyck et Hemling, Albert Durer et Holbein, ne sont pas oubliés dans cette sorte d’exhibition universelle, où l’histoire et l’allégorie marchent, sans cesse, à côté
l’une de l’autre.
Quel que soit le mérite de ces fresques, elles pâlis- sent, incontestablement, devant les chefs-d’œuvre que renferme l’intérieur de la galerie, pour lesquels elles servent, à la fois, de préparation et d’appendice. La plupart des écoles anciennes sont représentées, dans ce musée, d’une manière splendide. Une salleentière est consacrée à Rubens, ce superbe dominateur de l’art au
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4146 UNE VILLE ARTISTIQUE ALLEMANDE.
XVII. siècle. Là, comme partout aïlleurs, on admire, chez ce grand artiste, la conception puissante, l’exé- cution bardie, le coloris magique ; mais, à mon es- time, on regrelte aussi, vivement, l'absence de naïveté et de fraîcheur. Trois ou quatre tableaux de Murillo, figurant des groupes d’enfants, m'ont laissé un souvenir délicieux. Enfin , dans la partie du musée destinée aux écoles d’Italie, des Raphaël et des Péru- gin magnifiques viennent compléter cet ensemble im- posant.
Cependant, si j'en crois mon impression propre, ce qui donne, surtout, un prix infini à la Pinacothèque de Munich , c’est une collection très-complète des œuvres des anciens maîtres allemands, achetée, en majeure partie, par le roi Louis, des frères Boiserée de Cologne, zélés propagateurs de la renaissance archéologique dans la docte Allemagne, A la fin du moyen-àge, dans les XV°. et XVI°. siècles, deux écoies distinctes de peinture s'étaient formées sur le sol de lantique Germanie, l’une à Bruges et à Cologne, l’autre à Nu- remberg et à Augsbourg. La première, malgré la pré- tention opposée des savants d'Outre-Rhin, n'appar- tient qu'indirectement à lAllernagne ; car elle est la tige, déjà vigoureuse, sur laquelle devait surgir, plus tard, la multitude des peintres flamands. La se- conde, au contraire, est entièrement tudesque et germanique. Elle diffère, selon moi, de l’école du Bas-Rhin, par le type constant de ses personnages , et par le caractère général de ses compositions.
La suavité et la grâce se font remarquer , princi- paiement, dans les ouvrages des peintres vénérables,
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aïeux de Rubens et de Van-Dick. Chez tous, pour ainsi dire, et notamment chez Hemling, le plus il- lustre d’entre eux , apparaît une touche mélancolique et tendre, qui remue doucement les âmes, en les rendant meilleures et plus sympathiques. Les saints et les madones, qu’ils excellent à rendre, ont, dans leur attitude et l’expression de leur visage, la mystique poésie, tant célébrée dans les œuvres du Pérugin et du Fiésole. Dans la haute Allemagne, au contraire, Albert Durer, Holbein, Wohlgemuth, Kranack, Burgkmayr, Martin Schoen, frappent notre intelli- gence par des qualités opposées.
Eux aussi, nous en convenons, possèdent cette fraicheur primitive qui vient si gracieusement, chez tous les peuples, s'attacher à la première période du développement de l’art. Le sentiment de la piété n’est pas absent de leurs compositions empruntées à l'Évangile. Mais ils se séparent des premiers par une touche plus rude , par leur style tourmenté, par leur manière de sentir plus fière et moins mystique. En eux encore, on trouve plus manifestement l’expres- sion de la mélancolie, particulière aux peuples du Nord, en contact avec une nature sévère. Je ne sais quelle tristesse semble imprimée sur toutes les pages d'Albert Durer, et fait rêver aux noires forêts de sapins qui entourent Nuremberg, sa ville natale.
C’est ce coup-d'æil attristé sur les misères de la vie humaine qui a dicté à Holbein et à ses émules ces cé- lèbres Danses des Morts, dont les musées d'Allemagne offrent de nombreux exemples. Dans une suite de ta- bleaux qui s'appellent lun l’autre, l'artiste a repré-
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senté les scènes heureuses de l'existence. Ici, c’est un festin splendide; là , des noces et des fiançailles ; plus loin , de gaies vendanges, de joyeuses moissons. Mais partout , à côté des hommes vêtus du riche pourpoint du moyen-âge, près des femmes parées de leurs plus frais atours, apparaît la Mort sous da forme d’un hideux squelette qui vient, inattendu , réclamer sa part dans ces -occupations agréables et variées. Elle est énergique et saisissante, dans sa naïveté, cette figure de la vanité de nos joies, dont la durée, hélas ! est si courte, et la fin toujours pleine de deuil et de larmes !
Cette école de peinture de a haute Allemagne ne devait pas se perpétuer, en se transformant avec le cours des âges. Moins heureux que leurs contem- porains de l’Italie et de la Flandre, les maîtres qui la composaient ne laissèrent pas de successeurs. Quand ils eurent disparu de la scène du monde, l’art qu'ils avaient cultivé avec succès parut languir et s’éteindre, dans la contrée qui les avait vus naître. Parmi les causes auxquelles il convient d'attribuer ce long sommeil de la peinture sur la terre allemande, la principale , sans aucun doute , fut la révolution religieuse qu’inaugura Luther, et que suivirent immédiatement des guerres longues et désastreuses. Au milieu de l’ardeur des querelles théologiques et des ravages des armées, les esprits se détournèrent de l'étude des beaux-arts, pour lesquels, avec l’enthousiasme, source de l’inspi- ration, il est toujours besoin de silence et de paix.
Depuis le commencement du siècle actuel, l’Alle- magne a noblement réparé cette indifférence, prolon-
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gée troplong-temps, pour une des manifestations les plus glorieuses de l'intelligence humaine. Déjà, du- rant le XVIII, siècle, Winckelmann et Lessing, par leurs travaux scientifiques sur la théorie de l’art an- tique, avaient habitué les esprits de leurs compatriotes à envisager avec assurance une partie des aspects que les questions artistiques ne peuvent manquer de présenter. D'un autre côté, l’école de littérateurs éminents, à la tête desquels marchaient Schiller et Gœthe, avait travaillé , elle aussi, incontestablement, à la résurrection de l’art, par l’élan qu’elle avait im- primé aux spéculations de la pensée, par les senti- ments d’idéal et de poésie dont elle avait nourri les générations nouvelles qui s’élevaient sous son empire.
Toutefois, quelle que soit l'importance de ces in- fluences éloignées, la gloire d’avoir rallumé, le premier, avec éclat, dans la patrie d’Albert Durer, la flamme presqu’éteinte du génie de la peinture appartient à Frédéric Overbeck , né à Lubeck en 1789. De Rome, où il avait fixé son séjour dès 1809, et qu’il n’a plus quitiée depuis ce temps, ce maître illustre a , con- stamment, attiré autour de lui, dans la ville éternelle, ceux des jeunes allemands qui sentaient leur cœur battre d'un noble enthousiasme pour le culte de l’art. C’est sous sa direction que se sont formés tous les peintres distingués qui ont travaillé aux embellissements de Munich, et produit ces fresques multipliées et gran- dioses, un des principaux ornements de la capitale des rois de Bavière. Mais, précisément, par cela que l’im- pulsion communiquée par Overbeck à ses élèves était sérieuse et puissante , ils n’ont eu garde de se borner
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à reproduire servilement les combinaisons et le genre de leur maître. Constamment désireux, comme lui, de raviver la pauvreté de l’art moderne par un retour in- telligent vers la sève féconde du moyen-âge, ils ont puisé leurs inspirations à des sources plus multiples. — Tandis qu'Overbeck, âme doucement mystique et pieu- sement croyante, s’attachait, à peu près exclusivement, aux sujets tirés des livres saints, les peintres de Munich ont prétendu exprimer , à Paide de leurs pinceaux, toutes les idées qui, de leur temps, occupaient les in- telligences. On voit se refléter, dans leurs ouvrages, cet esprit universel et souvent aventureux, de recherches érudites, qui caractérise les savants élevés dans les universités allemandes.
Quelques-uns d’entre eux, sans doute, ont reproduit avec un charme extrême les saintes traditions du catho- licisme. Henry Hess, notamment, a couvert de fresques pieuses et belles, plusieurs églises magnifiques , de styles très-divers, qu’a fait élever, à Munich, le zèle religieux du roi Louis. Cependant, s’il fallait énoncer d'une manière précise l'impulsion souveraine qui paraît dominer chez ces artistes, j'indiquerais , sans hésiter , le patriotisme germanique racontant les grands sou- venirs de l'histoire , au point de vue exclusif de la glo- rification de la patrie allemande.
Du reste, malgré la distance des siècles écoulés, cette école de peinture n’est pas sans offrir, dans sa manière, quelqu’analogie avec les vieux maîtres de la Franconie qu’elle est venue remplacer, au bout d’un temps si long. La grâce naïve de Schnorr , la richesse et l'originalité des costumes des temps féodaux qu'il
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prête à ses personnages , font penser à quelques-uns des plus beaux portraits d'Holbein. La fougue et la rudesse de Cornelius rappellent, mieux encore, le style tourmenté, bien que puissant, qui distingue Albert Durer. On trouve à ja fois , dans les productions de ces deux maîtres, je ne sais quelle touche anguleuse et raide, essentiellement tudesque, tout-à-fait étran- gère aux peintres italiens, dont ils ont pourtant, l’un et l’autre, étudié soigneusement les œuvres. Singulière persistance des aptitudes spéciales, apanage particulier de chaque peuple ! Dieu, qui voulait donner la beauté au monde moral , comme au monde physique , à con- stamment placé, dans ses parties diverses, la variété au sein de l'unité, De là, pour ne pas sortir du domaine de l’art, ce fonds commun d'idées vraies et grandes, toujours le même à toutes les époques et chez toutes les nations, que doit évoquer l'artiste destiné à con- quérir une admiration durable. Mais de là aussi, la sève distincte, bien caractérisée, qui se transmet d’âge en âge chez les descendants d’une même race, et com- munique, sans cesse, une sorte d'identité aux mani- festations de leur pensée.
me
JEUX SCÉNIQUES,
À ROME.
CHŒURS DE DANSE AVEC GESTES, DIALOGUES, VERS FESGENNINS, SATIRES, ATELLANES, ETC. ;
Par M. de GOURNAXY,
Membre correspondant.
Guerriers et laboureurs, les Romains cherchèrent d’abord et long-temps leurs plus agréables distractions dans les jeux du cirque , qui étaient à la fois religieux et politiques (1). Ge plaisir national qui fortifiait ou consolait les âmes, leur semblait intéresser les Dieux au sort de la cité et repousser loin d’elle l’idée même des maux et des revers. Aussi le peuple-roi préféra- t-il toujours les jeux du cirque aux divertissements de la scène , et ce n’était point de ceux du théâtre que parlait le poëte satirique lorsqu'il disait : « Le peuple « ne désire que deux choses: du pain et des spec- « tacles (2). »
D'un autre côté, les jeux de force et d'adresse sont
(1) Tarquin-P Ancien éleva le premier cirque dans la vallée Murcie, entre le mont Palatin et le mont Aventin. Ce fut dans un de ces jeux solennels, que ce roi, dinant dans le cirque, donna aux chars le signal de la course en jetant en l'air sa serviette.
(2) Juvén., sat, X.
JEUX SCÉNIQUES , A ROME. 153
les premiers amusements qui attirent un peuple à sa naissance. C’est pourquoi la vue d’un ours, d’un éléphant blanc ou d’une girafe, la lutte des athlètes, le duel des gladiateurs, les exercices des danseurs de corde, et surtout la course des chars et les représen- tations navales, réjouissaient les sens des citoyens- soldats de Rome. Ne soyez donc pas surpris que, durant quatre siècles, leur poésie n'ait à peu près consisté que dans les vers saturnins pour les sujets graves, et dans les vers fescennins pour les matières gaies.
Toutefois , avant Livius Andronicus, avant l’an 514 de Rome, ils connurent aussi une sorte de dialogue théâtral. Il suffit, en effet, de lire leurs poëtes et leurs historiens pour être convaincu que ce peuple , avant d’avoir connu un théâtre régulier et des pièces imitées de celles d'Athènes, eut des ébauches lyriques en Fhonneur des Dieux et des hommes illustres , et même de petites pièces nationales nommées satres.
Dès son berceau, Rome eut des chœurs de danse et de chant avec des pantomimes (1). Elle fit venir d’Étrurie des baladins, je n’ose dire des artistes , qui montrèrent à la jeunesse à se mouvoir agilement et à régler ses pas aux sons de la flûte, en attendant qu’elle apprit plus tard les mouvements et les gestes de la molle Ionie.
Si l’on en croit Ovide, dont les Fastes spéciale- ment attesteni l’érudition, l’enlèvement des Sabines
(1) Le premier hÿmne salien commence par ces mols : Choro aulædus ero: «en chœur je vais chanter sur la flûte. »
Â5h JEUX SCÉNIQUES, À ROME,
se fit pendant que l’histrion frappalt du pied la terre trois fois, aux sons grossiers de la flûte d'Étrurie qui marquait la mesure.
A ce premier spectacle des jeux célébrés en l’hon- neur du dieu Consus, « le peuple était assis sur des « bancs de verdure; la dépouille des forêts faisait « tout l’ornement d’un théâtre sans art. Des voiles, « pour procurer de l'ombre aux spectateurs, n’étaient « point tendues au-dessus d’un amphithéâtre de « marbre, et la scène n’était pas teinte des couleurs a dusafran (1). »
Mais, au milieu de ces essais grossiers , COm- mençait déjà la mélopée latine avec un peu d'art chorégraphique. Quelques instincts poétiques s’étaient aussi révélés, à l’occasion de la victoire de Romulus sur Acron, roi des Céniniens. Des chants de triomphe avaient été composés , et, si les hymnes ne furent pas au-dessous du chant religieux des douze frères Arvales, fait à peu près dans le même temps et uniquement conservé, ils n’étaient point entièrement destitués de rhythme et de verve, malgré la rudesse des vers saturnins.
Sous Numa Pombpilius , le chant hiératique fut plus répété. Trois fragments d’hymnes de prêtres Saliens dont j'ai, il y a quelques années, interprété le texte, font de plus en plus foi de la tendance religieuse de la poésie primitive des Romains (2). Douze prêtres, à
(4) De arte am, lib. I, (2) Voir ma dissertation sur le Chant des frères Arvales, ete. Mémoires de l Académie de Cuen, 1845.
JEUX SCÉNIQUES, À ROME. 455
la fois danseurs, musiciens et poëtes, avaient été consacrés par le roi au culte de Mars : or, ils chan- taient Mars, Janus et les autres habitants du ciel avec un enthousiasme presque frénétique.
Dès ce temps-là, ou un peu plus tard, Rome eut des poëtes musiciens qui, dans les banquets sacrés, redisaient les louanges des hommes illustres. Cicéron regrettait la perte de leurs chansons informes , mais naïves (1). Voilà le côté sérieux de la poésie latine en sa fleur originelle. Elle chanta d’abord les Dieux et les grands hommes ; elle s’occupa ensuite des divertis- sements du peuple rassemblé.
Le spectacle , dans sa rusticité , était d'accord avec les manières simples et le langage agreste d’une nation au berceau. La musique instrumentale, compagne des chœurs chantants , était pareillement réduite à une très-mesquine expression. Tout l’orchestre était représenté par « la flûte qui, dit Horace, n’était pas « autrefois, comme aujourd’hui, liée d’orichalque. « Elle ne rivalisait point avec la trompette; mais, peu « retentissante et toute simple, percée d’un petit nombre de trous, elle servait à accompagner les chœurs et à remplir de ses sons des gradins encore peu garnis, et où un public rare et facile à compter se réunissait sous la condition d’être frugal, chaste et réservé (2). »
Ainsi, dans l’origine, le spectacle latin fut grave et religieux, Le peuple romain se montra d’abord res-
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(4) De claris orator. (2) Epist. ad Pison.
156 JEUX SCÉNIQUES, À ROME.
pectueux et retenu, aux spectacles des jeux publics qui faisaient partie du culte. La flûte en sa première simplicité accompagnait le chant des chœurs, com- posé sur des vers dont les traces rustiques n’étaient pas encore effacées , aux plus beaux jours des lettres latines (1).
Toutefois, cette humeur sérieuse des habitants de l’'Ausonie se déridait en certaines fêtes, par exemple, en celles de Bacchus. Alors, « ils dansaient à l’envi « dans les prairies et se provoquaient par des vers sans « artet par des plaisanteries suivies d’éclats de rire. « Ils se déguisaient sous des masques hideux faits « d’écorce d'arbre, et par des vers joyeux ils invo- « quaient Bacchus (2). »
Telle fut, si l’on en croit Virgile, l’origine du masque et du dialogue comique , employés par les anciens vi- gnerons et laboureurs du Latium. Puis bientôt les colloques libres et piquants, qui avaient pris naissance dans les campagues , pénétrèrent au sein des villes.
On à dit que, dans les jeux Apollinaires qui furent institués lors des désastres de la seconde guerre pu- nique , après la bataille de Cannes et la prise de Tarente , il n’est fait aucune mention de drames joués à Rome avant ceux de Livius Andronicus. En effet , jusqu’à l’avènement de cet illustre novateur, les Romains ignoraient même le nom de poésie dra- matique (3). Mais la satire , soutenue des sons de la
(4) Horal., Epist. ad Aug., v. 157. (2) Virg., Georg, lib. II, v. 385 et sq. (3) Casaub., De satyr, græc, et satyr. rom.
JEUX SCÉNIQUES, À ROME, 157
flûte et née de l'impromptu fescennin, était déjà par le dialogue la comédie naissante. Une action , une in- trigue et ses incidents étaient seulement encore in- connus : c’est ce qu’expliquent nettement Tite-Live et Valère-Maxime (1).
Suivant ces deux historiens, voici l’ordre successif des jeux scéniques , en usage à Rome, 124 ans avant l'ouverture du théâtre de Livius Andronicus : 1°. danses avec pantomimes au son de la flûte ; 2° dialogues bouffons en vers fescennins sans art et sans mesure; 3°, satires ou mélanges de chants mesurés et accom- pagnés de la flûte et du geste.
Ilest vrai que Denys d’'Halicarnasse nous apprend que des chœurs de satires furent exécutés, dès le temps de l'expulsion de Tarquin-le-Superbe (2). Mais ces chœurs dansaient la sicinne et contrefaisaient les danses les plus sérieuses, dans les jeux décrétés à l’occasion de la guerre avec les Latins qui voulaient remettre Tarquin sur le trône. L'écrivain grec ne nous autorise pas à dire que ces danseurs où pan- tomimes eussent déjà mêlé à leurs danses quelques brocards ou dialogues railleurs. Lorsqu'il ne parle que d’exercices de danse , ce serait forcer la lettre de son récit, que de voir , à la chute de la royauté, l’origine de la satire théâtrale, à Rome. Elle ne précéda que de quelques années la révolution dramatique opé- rée par Livius Andronicus, si l’on en croit Tite-Live :
« Les pièces nommées satires formèrent un mélange
(1) Tit,-Liv., VIT, 2; Val. — Max. T1, 4, 4. (2) Antiq. rom., lib, VII, Ç 40.
458 JEUX £CÉNIQUES, A ROME.
« de chants mesurés sur les modulations de la flûte « et accompagnés de gestes analogues. Livius, guel- « ques années après, entreprit de substituer à ces essais « informes des pièces plus régulières. »
C'était, suivant toute vraisemblance , un amalgame de moralités et de folies, un faisceau de traits acérés contre les vices et les ridicules. Ces premiers dialogues de la scène furent comprimés par la loi des XII Tables. La satire, au théâtre, ne pouvait plus faire ce qu'avait fait le dialogue fescennin dans sa méchanceté redou- table. Dès-lors restreinte à un chant alternatif qui n'avait plus la malignité des traits lancés à bout portant, et d’ailleurs dépourvue d'action dramatique, elle dut faire place à une autre forme d’amusement théâtral.
Atellane prismitive , improvisée.
Malgré le changement de la scène introduit , en l'année 514 de Rome, par un ancien esclave grec; malgré le travail dimitation dans les œuvres de théâtre substitué aux ébauches de l'originalité sati- rique, une part du spectacle fut encore réservée à l'improvisation. La jeunesse dorée ne renonça point à son vieux privilége. Ses pères s'étaient amusés avec la satire; elle voulut, à son tour, se récréer avec l’atellane, qui fut une farce improvisée soit entre les actes, soit après la représentation d’une tragédie ou d’une comédie. Elle fit à peu près l'office de notre vaudeville: ce fut la petite pièce destinée à faire diversion à la tristesse du drame et à produire celie
JEUX SCÉNIQUES, A ROME. 159
joie vive, ce rire désopilant qui a son prix, même au point de vue hygiénique.
Au sujet de latellane primitive et improvisée , faut- il en croire ce court article de l'Encyclopédie du XIX°, siècle ?
« Dans les atellanes, les personnages étaient osques ; « mais le fond et la langue étaient romains. En effet , « S'il n’y eût pas eu, dans les atellanes, quelque « chose d’essentiellement national, les acteurs qui les « jouaient n’eussent point gardé tous les droits du « citoyen. Or, on sait que ce privilége fut long-temps « respecté, peut-être jusque sous les empereurs ».
Cette thèse, risquée par un savant littérateur , a d’abord le malheur d’être contredite par ce passage de Strabon :
« Encore bien que la nation des Osques ait été « détruite, leur langue reste néanmoins en vigueur « dans Rome, au point que l’on s’en sert à la scène, « pour certaines pièces dramatiques et certaines farces « composées dans le goût de celles qui se représen- « {aient dans les jeux de ce peuple, »
Téiv pèy ad Ocréy Erdhehorrétov , 4 d'ixlentos uéver rap Toi Popavéoïs ; 07€ TOËNUUTO. crnvobureiofar , z2aTù TLvcr dyéva métpioy , zu puuohoyeicOa (1).
A ce témoignage de Strabon se joint celui d’un ancien poëte latin nommé TFiltinnius, qui vivait du temps de Jules César (2).
(4) Lib. V. (2) Les grammairiens ont donné les titres de quelques-unes de
ses pièces : Parathrum, Cœcus, Psaltria, Fullones, ete,
160 JEUX SCÉNIQUES, A ROME.
Ce vers-ci d’une de ses comédies a été conservé :
Osce et volsce fabulantur, nam latine nesciunt.
« Ils devisent en langue osque et volsque, car ils « ne le sauraient faire en latin. »
L’atellane, à laquelie s’appliquait ce vers, était donc jouée en langue osque. L’osque ressemblait au vieux latin dont il fut le père: c'était l’ancien idiôme resté populaire, mais abandonné des lettrés (1).
Faut-il ajouter l’appui d’une opinion respectable , celle de Robert Estienne qui dit à son tour
Osci ludi et fabulæ et mimi lingua romana non fiebant , Romanis tamen intellecta (2).
« Les jeux osques ou les atellanes et les mimes ne se représentaient pas en langue romaine, et pourtant « ils étaient compris des Romains. »
« Il fallait, dit aussi Micali dont l'autorité a du « poids, que losque fût très-rapproché du latin ancien , puisque le peuple de Rome assistait com- « munément à la représentation des comédies
=
« osques (3). » « Enfin, dit Niebuhr, « lorsque nous pouvons nous
faire une idée de la langue osque, il n’est pas du tout étonnant que les Romains aient parfaitement
&
(2) Les lettrés de Rome évitaient même de prononcer les finales dures en um, ant, unt, si fréquentes dans leurs noms et leurs verbes et qui venaient de la langue osque ( Aul. Gell, el Quintil.).
(2) Thesaur., ling. lat., v°. Oscus.
(3) L'Halie avant La domination des Romains, t. Il, p. 295.
JEUX SCÉNIQUES, A ROME. 161
« bien compris ses pièces de théâtre ; il ne fallait « pour cela qu'un peu d'habitude (1). »
Et pourquoi les Romains auraient-ils répudié leurs anciens titres de famille ? L’osque et l’étrusque étaient les deux idiômes italiques d’où le latin était sorti. D'un autre côté, l’atellane ne perdait point son carac- tère national, parce qu’elle était jouée en une vieille langue, qui avait les plus grandes affinités avec le latin (2). Elle l’eût perdu plus tôt, si les sujets traités et les acteurs eussent été étrangers. Mais ceux qui jouaient ces petites pièces burlesques étaient des adolescents de Rome. Appartenant à de bonnes maisons, ils s’égayaient en improvisant ces parodies plus ou moins spirituelles , mais toujours pleines d'actualité et d’entrain. Ils confabulaient en langue osque, parce que cette langue n’était point désapprise dans la cité et qu’elle était demeurée populaire. Plu- sieurs inscriptions trouvées à Pompéi révèlent que l’osque était encore la langue vivante du peuple , au temps de la catastrophe de cette ville. Puis, ne sait- on pas qu’au siècle de Plaute et après on parlait à Rome deux dialectes, ce que nous appellerions la langue et le patois, et ce que lillustre comique ap- pelait lingua nobilis et lingua plebeiu? La langue plébéienne ou vulgaire se ressentait de son origine , et
devait plus que la langue patricienne ou classique ressembler à l’osque.
(1) Hist, rom., traduction de Golbery, t. I, p. 97. (2) Rudimenta linguæ Oscæ ex inscriptionibus antiquis enodata , p. 45, 47, et passim. Grotefend,
tt
162 JEUX SCÉNIQUES, À ROME.
Les acteurs d’atellanes ne s’avilissaient pas en jouant ces pièces comme intermèdes et exodes , vu que ce divertissement n’avait pas été abandonné aux esclaves histrions, comme la satire. Ils étaient même dispensés d’ôter leur masque et de quitter l’habit de leur rôle , au caprice des spectateurs, ce qui arrivait à la classe vile des acteurs ordinaires. La jeunesse romaine se donnait ces distractions intellectuelles, comme la nôtre improvise quelquefois, dans des cercles intimes, des charades et des proverbes sur un thème ou scenario convenu d’avance , avec cette différence que celle-ci ne se produit jamais devant le public. Mais il ne faut pas perdre de vue que celle-là, pour se protéger, avait un masque permanent.
Il ne reste rien de ces atellanes qui réjouirent tant les Romains. Et comment auraient-elles laissé des traces à leur origine et jusqu'à Névius qui en écrivit quelques-unes , lorsqu’elles étaient improvisées et par conséquent fugitives ?
Cependant Horace, dans son Voyage à Brindes, semble avoir pris plaisir à donner un spécimen de ces facéties osques : la langue seule du pays y fait défaut. Mais le poëte , qui confessait n’avoir pas l'intelligence du latin primitif des hymnes saliens , n’était pas homme à faire ici montre d’antiquaire. Son récit, du reste, est curieux :
« Muse , dit-il, veuille en peu de mots raconter le « combat de langue du bouffon Sarmentus et de Messius « Cicerrus ; redis d’abord quelle était la naissance de « ces deux champions. Messius était osque d’origine. « Quant à Sarmentus , sa maîtresse vit encore. Issus
«
«
JEUX SCÉNIQUES, A ROME, 163
de ces nobles ancêtres , ils en vinrent au combat : Le premier, Sarmentus dit à Messius :
« Tu ressembles, en vérité, à un cheval sauvage ».
Et de rire de notre part.
=
2
=
=
=
MESSIUs, « J’en conviens. » En même temps il secoue la tête. SARMENTUS.
« Oh! si l’on ne t’avait rogné une corne au front, que ferais-tu, lorsque ainsi mutilé tu es si menaçant ? » « Messius, en effet, avait une cicatrice difforme et bordée de poils, à la partie gauche du front. Il le railla beaucoup sur la maladie de son pays, sur son visage , et il l’invitait à exécuter la danse du cyclope, vu que pour cela il n'aurait besoin de masque ni de cothurne tragique.
« Messius , à son tour, lui demanda s’il avait con- sacré sa chaîne aux dieux Lares; si, pour être greffier, il croyait que sa maîtresse en eût moins le droit de le vendre; enfin pourquoi il avait un jour pris la fuite , lorsqu'une livre de farine devait suffire à un nain de son espèce, à un avorton tel que lui. »
Et Horace ajoute: « Ainsi nous prolongeâmes agréa-
blement le repas. »
Telles étaient encore, au temps du célèbre poëte,
les grosses railleries usitées dans ce qu’on appelait les
164 JEUX SCÉNIQUES. A ROME.
jeux osques. À toutes les époques, la bouffonnerie a donc eu le mérite de détendre les cordes de lesprit. Et, quoique Horace fût le plus sensé des poëtes , vous voyez qu’il prenait volontiers sa part du fou rire, au spectacle inattendu de cette atellane abrégée, qui rappelle le dialogue fescennin dans toute sa crudité.
Il ne faut pourtant pas oublier que, après la révo- jution opérée au théâtre par Livius, latellane se modifia avec le temps et que son sel eut quelquefois plus de saveur. Je vais la suivre dans ses phases , car elle est sortie victorieuse des siècles. Elle eut non- seulement l'humeur toujours joyeuse , mais encore l'esprit national. Aussi demeura-t-elle profondément enracinée dans le sol , et, tanûis que la satire , l’olla podrida des Latins, tombait de la scène en se retirant du milieu du peuple dans le cercle des lettrés, l’atellane demeurait debout et subsiste encore , tou- jours populaire et toujours aimée.
Atellane monvelle, écrite.
L'acte de naissance de latellane datait de la campagne, non moins que celui du dialogue fescennin. Sa couleur se déteignit en passant par la ville, et, sous la main des lettrés, elle devint bientôt une pièce régulière, apprise et jouée comme les autres.
Ce changement était devenu nécessaire , dès le temps de Névius, premier auteur connu d’atellanes écrites. Originairement accueillies avec enthousiasme, ces pièces fugitives, nées du caprice de l'improvisation, avaient fini par tomber en discrédit. On ne trouvait
JEUX SCÉNIQUES, A ROME, 165
plus d’improvisateurs, ni d'écrivains pour restaurer ce genre théâtral, lorsque 80 ans avant Jésus-Christ et, par conséquent, plus d’un siècle après la mort de Névius, Pomponius de Bologne écrivit des atellanes nouvelles dont il ne reste , pour ainsi dire, que les titres. :
Pomponius.
Quelques fragments des ateilanes de Pomponius, conservés par Aulu-Gelle et Nonius, annoncent qu’il les composa pour les tribus des villes et des cam- pagnes. C'était un second Névius qui apparaissait, et qui allait plaire par la popularité de ses pièces nationales.
L’atellane , sous la main de ce lettré, ne perdit point sa physionomie originelle, son allure sans gêne et sans façon. Les chevaliers et les sénateurs fronçaient le sourcil et haussaient l'épaule de temps en temps; mais la masse applaudissait à ces farces faites principalement pour elle: or, la vogue s’ensuivait et la basse littérature avait, dès ce temps-là, plus d'amateurs que la haute.
Ces bluettes, plus ou moins malignes et spirituelles, ont été perdues. Les fragments qui, grâce à la philo- logie et à la grammaire, en survivent, donnent parfois l’idée d’une grande liberté de verve. Justement classées parmi les comédies qu’on appelait tabernari, elles s’adressaient communément à ce monde qu’Horace qualifie acheteur de noix et de cicéroles frites.
Parmi ces débris curieux, il en est qui appartiennent à des pièces intitulées: Maccus soldat , Maccus cabare-
166 JEUX SCÉNIQUES, À ROME.
ner, Maccus dépositaire, Les deux Maccus. Sans passer outre, on comprend que les deux premiers titres supposent un langage de bivac et de taverne, assez accentué pour exciter le gros rire. « Maccus et Bucco, « les vrais pères de notre Pulcinella etde notre Zanni, « dit Micali, étaient les personnages de prédilection « des atellanes. De là vient que L. Pomponius intitula « plusieurs de ses comédies : Bucco adoptatus , Macci « gemani, elc. »
Les titres indiquent le caractère de ces pièces bouffonnes. Les portraits y étaient des caricatures, et les plaisanteries des charges. Il y avait des pail- lasses et des jocrisses. Bucco était l’idiot de la pièce, et Maccus , avec une bosse par devant et par derrière, ressemblait à Polichinelle.
Aussi presque tous les fragments des atellanes de Pomponius ont-ils une saveur de raillerie libre. Dans un fragment de pièce intitulée Ædituus ou Le Sacristain, il fait dire à ce gardien:
« Depuis que je te sers, que je veille à ton temple, « Je suis de la misère un déplorable exemple. »
Qui postquam appareo, atque ædituor in templo tuo, Nec mortalibus, nec mortalium ullum in terra miserius est.
Cet officier ou serviteur de lieu saint parlait ici très- familièrement à la Divinité. Ce propos irrévérencieux, cette expression de mœurs devançait probablement quelque autre plainte burlesque. C’étaient là des mets de haut goût qu’aimait le menu peuple. J'ai vu aussi
JEUX SCÉNIQUES, À ROME. 167
des gens d’esprit savourer les farces de l’ancien jocrisse Brunet et d’autres bouffons de même aloi. Un autre fragment de l’atellane intitulée : Maialis
ou le Pourceau, titre qui convient au parasite dont elle se moque, caractérise en outre le style épigramma- tique de ces pièces :
Cœnam quæritat, st eum nemo vocat,
Revortit mæstus ad me, nam miser.
« Ce quèêteur de diners, si pas un ne l'invite, « Triste en son infortune, à moi retourne vite. »
Un autre fragment de la même pièce contient un jeu de mots intraduisible :
Miseret me eorum qui sine frustis ventrem frustrarent suum. « J'ai pitié de ces gens de qui la bouche avide « Faute de bons morceaux, laisse leur ventre vide, » C’est vraisemblablement encore quelque parasite auquel il fait dire, dans l’atellane intitulée Mevra : « Je n'ai, depuis six jours, rien fail: 6 triste sort : « Dans quatre jours au plus de faim je serai mort, »
. Dies hic sextus, cum nihil egi : die quarte (1) moriar fame.
Puis, ce qui est plus caractéristique, on trouve sur le même sujet de grosses bouffonneries à l'instar de celle-ci :
« Moi, je fais peu de cas de ce qu’on dit, on pense, « Tant que je suis en train de bien lester ma panse. »
Ego rumorem parvi facio, dum sim rumen qui impleam.
(4) V. Aulu-Gelle, sur ce moi,
168 JEUX SCÉNIQUES, A ROME.
Ce vers est tiré d’une atellane qui a pour titre : Prostibulum ; ce seul mot en dit plus que tout com- mentaire.
Pemponius ne se bornait pas à rire avec la plèbe : parfois il poussait la raillerie jusqu'aux chevaliers et aux sénateurs. Ainsi, dans sa pièce ayant pour titre : L'Écriture, il disait :
Caput sine lingua pedaria sententia est (1).
- « L'avis d’un grand à pied, est la tête sans langue, »
D’autres titres tels que Rusticus, Sarcularia, Verres ægrotus, montrent que Pomponius exerçait sa verve aux dépens des campagnards comme des citadins.
Novius.
Novius écrivit aussi des atellanes; mais les fragments qui survivent sont en très-petit nombre. C’est vrai- semblablement de ce poëte qu'Horace a dit, dans la satire à Mécène : « Pour Novius, mon collègue, il « est d’un échelon au-dessous de moi, car il est, lui, ce « qu'était mon père ( affranchi )..... Mais ce même « homme, s’il vient à rencontrer au forum deux cents « chariots et trois convois funèbres, sa voix retentira « plus haut que les cors et les trompettes. Voilà du « moins quelque chose dont nous faisons cas. »
(1) Les sénateurs pédaires étaient ceux qui venaient à pied au Sénat et qui n'avaient pas le droit de donner leur avis, par oppo- sition à ceux qui avaient exercé quelques magistratures curules et que les censeurs avaient désignés sénateurs.
JEUX SCÉNIQUES, A ROME. 169
Dans son Ligartaca, Novius disait avec humeur contre les riches :
« Tant de meuble inutile on l’achète pourtant... »
Quia supellex multa quæ non utitur, emitur tamen.
Puis, dans le Parcimonieux , il s'exprimait ainsi, ce qui devait attirer les suffrages de la jeunesse prodigue :
« Tel amasse avec peine et ne jouit de rien. « Qui n’a pas fait d'épargne a joui deson bien, »
Quod magnopere quæsiverunt, id frunisci non queunt. Qui non parcit, apud se frunitus est.
Malgré ces curieuses reliques du théâtre latin, on ignore la marche de ces petites pièces gaies ou bouffonnes. La foule en aimajt les portraits, quelque laids qu’ils fussent, car chacun dans ce miroir croyait voir une autre image que la sienne.
Memmius.
Depuis Pomponius et Novius, l’atellane tomba et long-temps encore fut oubliée (1), seconde inter- ruption de l’engouement qui l'avait originairement accueillie. Ge fut Memmius, orateur et poëte, qui la releva en lui donnant moins de pudeur qu’aupa-
(4) Macrob., Saturn,
170 JEUX SCÉNIQUES, À ROME.
ravant ; car Ovide lui-même s’offensait du cynisme de ce comique :
Quid referam Ticidæ, quid Memmi carmen, apud quos Rebus abest omnis nominibusque pudor (1) ?
« Que dirai-je des poëmes de Ticida et de Memmius « qui ne mettent aucune pudeur dans les choses ni dans « les mots? »
Je ne connais de Memmius que deux vers cités par Lilius Gyraldus :
Nostri majores velut bene multa instituere , hoc optime , A frigore fecere summo dies septem Saturnalia.
« Nos ancêtres, comme beaucoup d’autres bonnes « institutions qu’ils ont faites, ont établi les sept « jours de Saturnales à l’époque de la plus grande « froidure. »
Ces vers assurément ne laissent point la trace du cynisme que reprochait Ovide ; mais tout n’est pas licencieux dans un poëme de longue haleine. Puis, à Rome, on n’était guère chatouilleux à cet endroit.
(4) Trist.; lib. LI.
1! ne reste que deux fragments des pièces de Ticida, l’un où il loue le poëme de Lydie composé par le grammairien Valerius Caton, l’autre où il vante la couchette de l’hymen, comme seule heureuse pour de telles amours.
Lydia, doctorum maxtma cura, liber.
Felix lectule talibus sole amoribus,
JEUX SCÉNIQUES, A ROME. 171
La loi seule y imprimait le respect , il n’y avait pas de pudeur publique.
L’atellane se soutint sous l’Empire, malgré ses souvenirs et ses tendances de liberté républicaine. Elle fronda indirectement , par de malignes allusions , les déréglements des mauvais empereurs. En vain, le Sénat qui en redoutait le franc-parler , la proscrivit-il par un décret; elle reparut et brava la proscription : elle fut comme une étincelle du feu sacré, dans la nuit de la servitude romaine.
Aux jeux qui furent célébrés sous Tibère , on ap- plaudit à cet épilogue transparent d’une atellane : « Un vieux bouc lèche une chèvre. » Tibère ne parut pas y avoir fait attention. Mais à son tour Caligula , plus attentif et plus cruel, ayant cru voir dans une de ces pièces un vers à double sens, qui avait excité les risées du peuple , en fit brûler vif l’auteur dans l’arène (1).
En dépit de ce terrible exemple, le comédien Datus, dans une des dernières scènes d’une autre atellane, chanta en grec sous Néron:
«a Adieu, mon père! adieu, ma mère ! »
Il faisait allusion au meurtre de Claude et d’Agrip- pine, ordonné et consommé par ce parricide. A la fin de son chant, il ajouta :
« Pluton vous traîne par les pieds »,
en désignant le Sénat de ses gestes.
(1) Suet,, Culig., 27.
172 JEUX SCÉNIQUES, À ROME.
Il est donc vrai qu’en ce temps-là un comédien montrait plus de courage qu'aucun patricien et qu'aucun citoyen. L’atellane se montrait claire et hardie , lorsque la satire restait obscure et peureuse avec le jeune Perse. Datus fut exilé, mais cet exil a rendu son nom glorieux et immortel.
L’atellane poursuivit sa mission de franche critique et, à l’arrivée de Galba qui n’était pas agréable aux Romains , l'acteur de l’atellane ayant commencé le chant connu : « Simus (1) revient de la campagne », tous les spectateurs répétèrent ces mots avec accen- tuation et achevèrent le couplet.
On dit que l’empereur Adrien laissa aux auteurs d’atellanes toute leur liberté , et que même il aimait, entre ses repas , à s’en faire jouer quelqu’une,
Ainsi se perpétua la libre gaîté populaire ; ainsi l’atellane a traversé les âges et ne s’est point éteinte, malgré les persécutions et la disparition du paganisme. On la retrouve encore vivace en Italie.
{1) L'empereur Galba avait le nez camus.
RTE 3 7 L5 gere ——
ANTOINE HALELEY,
PAR
M. VICTOR-EVREMONT PILLET,
Membre correspondant.
Quelles que soient aujourd’hui nos prétentions, il est certain que, sous Louis XIV , la France était plus soucieuse qu'aujourd'hui d'étudier les chefs-d’œuvre de Rome et d'Athènes. Les gens du monde connaissaient les classiques grecs et latins; le gentilhomme et la grande dame suivaient des discussions qui dérouteraient l’in- telligence de nos salons contemporains. Il eût été honteux alors, pour des fonctionnaires, pour des magistrats, de ne pouvoir pas s’énoncer facilement dans lidiôme des Romains , aussitôt que quelque cir- constance imprévue l’exigeait. De là venait cette heu- reuse habitude de parler et d’écrire en latin avec autant d'élégance et de facilité que dans sa langue naturelle. Get avantage précieux résultait , en grande partie , des fortes études auxquelles la jeunesse était assujettie , de la discipline sévère qui présidait à l’édu- cation publique , et de la vie sévère que menaient les maîtres et les disciples.
474 ANTOINE HALLEY.
S'il ne nous est pas donné de ranimer l’ardeur pour ces mâles études, qui donnent du sérieux et de la force à la raison humaine , nous rappellerons du moins le nom de quelques hommes qui, dans le grand siècle , prirent pour modèles les classiques romains , et qui, pour mieux s’en rapprocher , leur ont emprunté leur langue. Ces hommes, d’ailleurs, ont apporté leur part dans les œuvres du génie français; ils ne mé- ritent donc pas tout-à-fait nos dédains ; car, si nous ne tenons pas compte de leurs ouvrages, notre his- toire littéraire sera toujours incomplète. Cependant, il importe de combler , autant que possible , les moindres lacunes, et de nerien négliger dans l’étude du mouve- ment intellectuel, parce que la littérature n’est pas moins cause qu effet dans l’histoire des nations. Étu- dions donc ces œuvres littéraires de second et même de troisième ordre , il en jaillira quelque lumière sur celles du premier.
Parmi les livres que nous tenons à faire connaître, il en est un sur lequel nous appellerons d’abord l'attention de nos confrères ; c’est l’in-8°, d’Antoine Halley , qui a pour titre : Opuscula miscellanea.
On sera peut-être surpris aujourd’hui de voir que les professeurs ne se servissent pas de la langue vivante et maternelle pour leurs compositions ; mais, sans parler du zèle jaloux et passionné avec lequel les Uni- versités d’alors préconisaient l’usage consacré depuis tant de siècles, la langue savante dans laquelle s’ex- prime notre auteur, était alors, nous l’avons dit, accessible à bien des personnes; et puis, quand notre professeur écrivit ses premières œuvres, l’idiôme
ANTOINE HALLEY. 175
français était fort imparfait; on m'avait pas encore trouvé, dans sa formeet ses expressions, des moyens propres à satisfaire à tous les besoins de la pensée, à toutes les nuances du sentiment. Halley vivait à une époque de transition , et, quand Descartes et Pascal parurent, il était mûr et le pli était pris. Toutefois , le livre d'Antoine Halley renferme, outre des poésies latines, quelques morceaux écrits en français, et il im- porte de les connaître, au point de vue de notre langue, dont il est si curieux de suivre les transformations. Au surplus , si nous nous occupons de ce volume , ce n’est pas pour y trouver des beautés littéraires véri- tables ; nous y chercherons les traces de l’esprit moral du temps , des renseignements historiques , des in- dices philosophiques , plutôt que des fables poétiques , habilement construites et éloquemment racontées. D'ailleurs, le talent d'Antoine Halley ne s’éleva ja- mais jusqu'aux grandes compositions ; il ne réussissait que dans les pièces de peu d’étendue.
Il naquit à Bazenville, en 1595, et non en 1593, comme le disent quelques biographies. Il nous en avertit lui-même , à la page 165 de ses Opuscula mis- cellänea : « Canebat autor, anno 1672, ætatis 77, literariae professionis 55. » Il fit de rapides et bril- lantes études à l’Université de Caen , et, dès l’âge de vingt-deux ans, il fut admis comme professeur de belles-lettres et de géographie. Il remplacça, vers 1645, Antoine Gosselin , dans les fonctions de principal du collége du Bois, puis comme premier professeur royal en éloquence. Il remplit ces deux charges avec éclat. Excellent maître, il forma d’excellents disciples ,
176 ANTOINE HALLEY.
entr’autres l'historien Mézeray et Huet , évêque d’Avranches, « J’estime, dit ce dernier, dans ses Ori- gines de Caen , p. 393-394, j'estime un desplus grands bonheurs de ma vie d’avoir été son disciple domes- tique pendant cinq ans. Il m'a formé l’esprit, il m’a rafliné le goût , il m’a donné l'intelligence des bons auteurs , il m’a appris une infinité de choses rares et curieuses. Une amitié commencée entre nous à de si bonnes enseignes, s’est entretenue jusqu’à la mort, de laquelle étant proche, il pria un de nos amis com- muns (1), de m’assurer qu’il pensoit à moi dans cette extrémité , et qu’il me conservoit fidèlement son ami- tié jusqu’au dernier soupir. » Au reste, Huet a tou- jours saisi l’occasion de témoigner publiquement à
(1) C'était Guillaume Pyron, né à Hambie, le 21 octobre 1637, et mort à Caen, le 20 août 4684, professeur royal de langue grecque en l’Université de cette ville. Il employa le langage des Muses, pour annoncer à Huet la mort d'Antoine Halley, et lui envoya dix dis- tiques latins :
Olenicis tandem noster concessit ab oris Hallæus, docti gloria prima chori ;
Hallæus, quondam tuus ille hortator, Hueti Inclite, Castaliis cum veherere jugis;
Quo duce, tu veteres Latii penetrare recessus, Quo duce, gaudebas Hellados ire viam ;
Hallæus, tanto qui te complexus amore est, Quique tibi tanto charus amore fuit ;
Dulcis Huetiadae tremulo cui semper in ore est
Nomen, cum media lumina morte natant.
Talia cernchbam lacrymans, lacrymansque , fideli
Voce, pii refero verba suprema senis, etc,
as
ANTOINE HALLEY. 477
Antoine Halley l'estime qu’il faisait de son mérite. Je me contenterai de citer deux passages de ses poésies :
Dicendi hæc aderat blandus convictor, amicus Integer, interpres veteris doctissimus ævi, Æmulus ille Ovidi laudum , magnique Maronis , Et quo regali Cadomum doctore superbit Hallæus..…. ( Epist. ad Menagium. )
Et dans sa belle élégie sur les poètes de Caen :
Hæc mihi monstrabat teneris Hallæus ab anis : Tentabam sacras, hoc præeunte, vias.
Fas tibi Pegasidum, dixit, cognoscere gressus : Isio calle pedes Di posuere suos.....
Sic puerum Hallæus monilis urgebat amicis : Crescebant animi jussa sub illa mei,
Il y avait alors peu d'hommes en France qui pussent donner de meilleurs conseils sur la poésie latine, qu’Antoine Halley, parce qu’il n’y en avait pas qui en eussent plus étudié les règles, et qui les eussent mises en pratique avec plus de succès. Il travailla pendant trente ans pour les Palinods de Caen et de Rouen, et presque toutes les pièces qu’il y présenta furent couronnées. Le P, Charles de La Rue , jésuite, l'en félicitait ainsi, dans un de ses Emblémes, où il le compare au Phénix :
.. Sunt lola spirantia mollius Hybla Carmina ; sunt lauro toties donata recenti, Virgineam quoties certasli inviclus ad aram.
Notre poète entra tant de fois dans ces luttes pali- F2
178 ANTOINE HALLEY.
nodiques, et il obtint tant de prix, qu’on le pria de s'abstenir pour ne pas décourager les concurrents.
Il était de l’Académie que Moisant de Brieux fonda, à Caen , en 1652. Voici ce que ce dernier dit d'Antoine Halley, dans sa Lettre à Saint-Clair Turgot : «M. Halley, professeur royal en éloquence en l’Université de Caen, qui va travailler à ramasser ses poësies latines pour en faire un corps, et qui va retoucher aussi divers traités qu’il a faits sur les lois des Douze Tables, sur la sphère et l'astronomie, sur la grammaire latine et sur lagéogra- phie. » Il paraît qu’il publia son traité sur lagrammaire latine, en 1652 ; mais il ne put jamais se résoudre à recueillir ses poésies, malgréles vivessollicitations deses amis, qui le pressaient de les donner au public, comme l’attestent les différentes pièces de vers qui terminent le livre dont nous allons nous occuper. Enfin Halley se décida , sur la fin de sa vie, à rassembler ses pièces éparses, disjecti membra poetæ ; il les confia aux presses de Jean Cavelier, et il en sortit , en 1675, un volume in-8°. intitulé: Antonu Hallæi, reg elo- quentiæ professoris, et musei Sylvant gymnasiarchæ , in Academia Cadomensi opuscula miscellanea. Huet remarque, avec raison, qu’il était un peu tard , « que le génie de l’auteur , affoibli par l’âge, n’avoit plus la finesse du discernement, et qu’il laissoit souvent le bon pour prendre le pire { Origines de Caen ). » Halley dédia son livre au Dauphin, dont Huet était le sous-précepteur. Il envoya à celui-ci un exemplaire de son ouvrage, en le priant de le présenter lui- même au jeune Prince ; mais Huet ne put le faire: une maladie le retenait alors à Paris ; il le fit offrir
ANTOINE MHALLEUY. 179
par un autre, et y joignit une lettre latine à son élève, dans laquelle il vante la vertu et la science de Halley, et le supplie de favoriser d’un bon accueil le livre de son ancien maître. Le Dauphin répondit en latin à Huet , pour le prier de remercier Antoine Halley de lui avoir dédié et envoyé son ouvrage, Nous lisons ces détails dans les Mémoires de VÉvêque d’Avranches (Pet. Dan. Huetii, episcopi Abrincensis Commentarius de rebus ad eum pertinentibus ).
Antoine Halley mourut à Caen, le 5 juin 1676, après vingt mois d’une cruelle maladie , dans d’admirables sentiments de piété et de foi chrétiennes ; c’est Guil- laume Pyron qui, présent à ses derniers moments, nous l'atteste dans ces vers latins :
.… Loquitur Christum, Christumque precatur ; Et cum vox defecta virum frustratur hiantem , Jpse manus graciles, exsuccaque brachia tollens, Conatur tremulis Christum quoque dicere labris. Inde dies terni cum processere, dolores
Inter anhelantes , inter suspiria, Christo Immoritur..…..
“Hi fut regretté de tous ses amis , et ils étaient nom- breux; car tous ceux qui le connurent l’aimèrent ; son caractère était doux et conciliant , ses mœurs étaient pures, ses sentiments nobles et élevés, son âme étrangère aux mauvaises passions qui s'emparent souvent des hommes de lettres. Entouré de l'estime et du respect de tous, il était digne de ces hommages , qu’on reud volontiers au mérite modeste et laborieux. Il consacra ses vers à toutes les illustrations de son pays ; aussi de glorieuses amitiés l’unissaient-elles à
480 ANTOINE HALLEY.
presque {ous les grands personnages de son époque , comme nous le verrons en parcourant son ouvrage. Il fut enterré dans la chapelle de St.-Martin, en l’église St.-Sauveur de Caen ( aujourd’hui la halle au blé). Son épitaphe était gravée , en belles lettres italiques. sur une table de marbre noir, encastrée dans un pilier de la nef, vis-à-vis de ladite chapelle. On y lisait une pièce de vers qu’il avait composés dans une grave maladie. Cette table tumulaire est aujourd’hui à la Bibliothèque de Caen. Voici l’épitaphe ec les vers qui y Sont gravés :
HIC JACET ANTONIUS HALLEY REGIUS ELOQUENTIAE PROFESSOR ET MUSEI SYLVANI GYMNASIARCHA ELEGANTIUM LITERARUM PUBLICUS FUIT DPOCTOR CUM MAXIMA SEMPER AUDITORUM FREQUENTIA ANNIS LX, VIXIT LXXXIII, OBIIT MDCLXXVI, DIE 1III JUNII. REQUIESCAT IN PACE. AMEN.
Ejusdem Hallæi graviter ægrotantis versus, quos tumulo suo a se sibi posito et composito inscribi voluit :
Aspice, samme Parens, oculo miserante gravaium Peccati sub mole, nec ultrix ira nocentem,
Ah! me corripiat, justis armala flagellis;
Ad te clamantem, lola et te mente vocantem, Sperantemque in Le, dulcis per nomen IJesu,
Cum quo unum sacroque manes cum Flamine Numen, Exaudi, Pater, exaudi., Tot crimina fasso,
Atque humili veniam, contrilo el corde roganti, Parcentique suis inimicis peclore toto,
Parce, augusta Trias. Tuque, o sanctissima Virgo,
ANTOINE HALLEY. 181
Concilia mihi Natum, ac fuso sanguine lavit,
Qui noxas mundi, et cunctis pro sontibus insons Adamidis moriens, clausum reseravit Olympunm ;
Ne miserum, 0 Virgo, ne me arceat effice, Porta Namque Poli es, tuque alma Dei potes omnia Mater.
On a deux portraits d'Antoine Halley; Ségrais nous dit qu’il en plaça un dans son académie ( Segraisiana, p. 16).
Essayons maintenant de faire connaître les Opus- cula miscellanea de notre auteur. Pour composer son volume , il réunit sans liaison et comme au hasard une foule de morceaux dispersés çà et là, et qui sont de dates très-diverses. Nous les examinerons , sans nous astreindre exactement à leur disposition, ni à l’ordre chronologique.
Au début, nous trouvons des vers patriotiques qu’il adresse à la ville de Gaen, et qu’il dédie au duc de Montausier , gouverneur de la Normandie et du Dauphip, fils de Louis XIV. Dans cette pièce intitulée: Cadomus , Antoine Halley, après avoir attribué la fondation de Caen à Cadmus, ou tout au moins à Caius Gésar, vante la beauté et les agréments de la ville et de ses faubourgs :
- Nüm biandius uit Ridet amoœæna loco facies ? num mollior aer ? Aut ubi luxuriat magis, expanditque fluentes Indulgens Natura sinus ? Hic multus odoras Explicat horlus”opes, et habet sua sidera tellus; Hic varia ad mensas pomis exuberat arbos Mitibus ; implexi curvato fornice rami Frondea dant tecta, et solem viridantibus umbris
Excludunt, Gravidas ager hinc præpinguis aristas
182 ANTOINE HALLEY.
Parturit, et large respondent arva colenti ; Injussum prata hinc fundunt gemmantia gramen, Cireuitu ingenti ; credas æquala cylindro,
Usque adeo tumor omnis abest. At reflaus æstu Æquoreo, patiturque rates, tergoque liquenti Convectat merces, et alumnæ allabitur urbi Olena, partilis faciens divortia muris,
Turritam qua fert urbis pons saxeus ædem,
Et gyro verlentis acus, atque ære sonanti, Machina labentes designat mobilis horas.
« Est-il un lieu qui ait un aspect plus agréable et plus riant? où l'air soit plus doux ? où la nature, plus favorable et plus luxuriante , ouvre un sein plus fécond ? Ici, de nombreux jardins déploient leurs richesses odorantes, et la terre a ses astres dans les fleurs ; là, mille arbres divers abondent en fruits sa- voureux pour nostables; les rameaux entrelacés for- ment une voûte de feuillages, et de leur ombrage ver- doyant écartent les rayons du soleil. Plus loin, les fertiles guérets se couvrent de pesantes moissons, les champs répondent abondamment aux vœux du laboureur; ailleurs, dans leur vaste contour, de magnifiques prairies produisent des herbes sans culture : on croirait que le sol est aplani par le cylindre , tant est rare la moindre élévation de terrain ! Remontée par la marée , l'Orne porte bateau, charrie les marchandises sur son dos liquide, et passe à Caen, dont elle divise les murs, à l'endroit où un pont de pierre soutient l’hôtel-de-ville avec ses tours, et où , à l’aide d’une aiguille mobile et d’un airain sonore , une machine marque et annonce les heures fugitives. »
Ces derniers vers indiquent l’hôtel-de-ville, sur le pont St.-Pierre, bâti, entre les années 1346 et
ANTOINE HALLEY. 183
1367, et flanqué de quatre tours; les murs de la ville venaient y aboutir. Dans une de cestours, était placée cette machine harmonieuse qui répétait les airs des hymnes de l’Église, et qui était de l'invention de Jean Labbé, cordelier du couvent de Caen. Elle fut faite, l’an1314,comme l’indique l'inscription gravée sur le timbre de cette horloge :
PUISQU'AINSI LA VILLE ME LOGE
SUR CE PONT, POUR SERVIR D'AULOGE , JE FERAY LES HEURES OUIR,
POUR LE COMMUN PEUPLE ESJOUIR.
M'a faite Beaumont l’an mil trois cens quatorze.
A cause de cette horloge, qui était d’un volume considérable, cette forteresse s'appelait le Gros- Horloge. Elle fut rasée vers 1750
Notre poète continue , et dit l’amour des Caennais pour leurs rois légitimes : au milieu des fureurs de la Ligue, ils restèrent fidèles à Henri IV. Ensuite Antoine Halley cite , avec un poétique enthousiasme , les hommes illustres que Caen a vus naître. Huet, dans ses Origines de la ville de Caen, les mentionne presque tous. Cette pièce de vers se termine par des éloges adressés au duc de Montausier , au Dauphin, son élève, et à Louis XIV.
Les vers qui suivent , répétition en partie de ceux qui précèdent , redisent les louanges de Jean Rouxel. Notre auteur promet à ses poésies latines un long avenir. Illusions de lamitié, que la postérité n’a pas réalisées ! Jean Rouxel était fils d’un négociant de Caen. Il professa avec éclat, dans l’Université de
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184 _ ANTOINE HALLEY.
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cette ville, l’éloquence, la philosophie et ensuite les =
lois. On a de lui des harangues et des poésies latines. Il mourut à Caen, en 1586, à l’âge de 56 ans. Antoine Halley engage ensuite , dans quatorze distiques , Huet, son élève, à prendre la plume et à écrire: Et modo penna manu sollicitanda tibi.
Dans sa réponse, en vers hexamètres, Pierre-Daniel Huet se refuse aux sollicitations de son ancien pro- fesseur : *.
..…… Me non orchestra canentem Excipiet, nec compositos sudante cerebro Narrantem versus ridcbit vulgus ineptum,
Puis nous trouvons le Tombeau { Tumulus) du poète Nicolas Bourbon. Si l’on en croit Halley , c’est Nicolas Bourbon qui , sur le trône poétique, s’assied le plus près de Virgile :
Et magnum insequitur spalio propiore Maronem.
Au reste , les écrivains du temps parlent comme notre auteur: « La france, dit l’un d’eux, compte Nicolas Bourbon, professeur d’éloquence grecque au Collége royal, mort en 1644, parmi les plus grands poètes latins qui l'ont illustrée depuis la renaissance des lettres ; ses pensées sont pleines d’élévation et de no- blesse ; ses expressions, de force et d'énergie. Son Imprécation contre le parricide de Henri IV ( Diræ in parricidam ) passe avec raison pour un chef-d'œuvre, »
La pièce suivante de Halley a plus d'importance par les détails historiques qu’elle nous donne. Elle
L
ANIOINE HALLEY, 182
- est adressée au chancelier Pierre Séguier, au milieu
Pa
de circonstances déplorables. On sait que, sous Louis XIII, une dévorante fiscalité avait réduit la Normandie à la plus extrême misère, Fatiguée d’être pressurée et foulée aux pieds, cette province à la fin s'élait indignée. Le fisc insatiable, s’en prenant suc- cessivement à chaque profession, avait imposé toutes les industries. La solidarité qu’on voulait établir en matière de subsides, excita en tous lieux une irritation profonde. Pour mettre le comble à tant de rigueurs, on annonça la gabelle aux contrées de la Normandie, qui n’y étaient pas assujetties encore; aussitôt les peuples, se voyant surchargés de taxes au-delà de leurs forces, s’émurent , s’armèrent, s’organisèrent, en armée de souffrance : c’étaient les redoutables Nu- Pieds ; ils étaient plus de dix mille. On envoya contre les rebelles le colonel Gassion, qui les écrasa dans le faubourg d’Avranches. Mais le châtiment des sé- ditieux, qui s'étaient signalés dans les émeutes, était chose non moins urgente que la répression à main armée des bandes insurgées. Richelieu envoya en Normandie le chancelier Séguier pour juger et faire exécuter les mutins, entassés depuis long-temps dans les prisons. Les villes étaient frappées de stupeur et d’épouvante ; on les rendait responsables des dom- mages causés par la révolte,
Le jeudi 16 février 1640, le chancelier Séguier fit son entrée à Gaen, assis dans une litière traînée par quatre mulets. Les autorités de la ville accoururent à sa rencontre, le haranguèrent, et le reçurent so- lennellement. Effrayé de la venue du chancelier, An-
186 ANTOINE HALLEY.
toine Halley composa une pièce de 93 vers, pour demander grâce en faveur de la cité.
Après un début insinuant, le poète peint ainsi le chef des Nu-Pieds et les séditieux eux-mêmes : « Un wil chef, qui avait à peine forme humaine , et dont la voix rappelait celle de l’animal stupide , et la compagne de ce misérable , la populace la plus infime, ivre des noirs poisons de l’infernale Mégère , nous ont plongés dans cet abime de maux, ont offensé le Roi, et entrainé dans la même ruine eux et leurs familles : »
Vile caput, cui vix homiuis forma horrida vultum Linquebat , stolidumque pecus vox ipsa sonabat, Et ducis infandi comes, infernæque Megæræ Ebria lacte nigro, vulgi fæx ima profani,
Nos tantis mersere malis , et, Principe læso, Seque domosque ( nefas ! ) una involvere ruina.
Puis suit l’éloge du chancelier et de son illustre maison. Séguier reconnaît que Caen n’est pas cou- pable, et qu’il ne pouvait point comprimer la révolte; Caen fut toujours et sera toujours fidèle à son Roi. Autoine Halley finit par solliciter l'appui du chancelier pour l’Université de Caen, dont les régents n’ont point été payés, depuis trois aps :
Tertia currit hiems , ex quo non penditur ulli Annua doctorum mercedula, portio gazæ
Tantula regalis..….... Da solvi exile minerval, Atque professorum justis bonus annue votis.
Malgré cette supplique, en janvier 1643 , l'Univer- sité n'avait encore rien touché ; on lui avait même enlevé ses priviléges. Les professeurs envoient à Paris
ANTOINE HALLEY. 187
Antoine Halley pour réclamer de nouveau la protection du chancelier Séguier. Notre poète lui présente une pièce de vers latins, intitulée: Philomela, hieme canens. On aime à croire que les cfforts de la muse ne furent point stériles.
Antoine Halley a consacré à la mémoire du jeune comte de Seltz un chant funèbre qu’il dédia à Fabricius, gouverneur du prince. Voici ce que nous lisons à ce sujet, dans le Segraisiana, pages 24 et 25: « Le feu Electeur Palatin avoit un bâtard qu'il envoya en celte ville pour y étudier , à cause qu’il y avoit Université, et un nombre de savants de la religion, dans laquelle il vouloit le faire élever , et lui donna pour son gou- verpeur , un habile homme , nommé M. Fabricius, qui houora souvent notre Académie de sa présence ; mais le jeune prince qu’il avoit à gouverner étant mort, le gouverneur s’en retourna dans le Palatinat , où il prononça en latin une oraison funèbre à sa louange, et il fit mention honorable de l’Académie et des membres qui la composoient. »
Tous les poètes de l’époque firent des vers sur la mort prématurée du comte de Seltz ; Huet, évêque d’Avranches, composa même des vers grecs.
Le même Huet publie, à Paris, en 1661, un ouvrage , intitulé : De interpretatione libri duo ; aussi- tôt Antoine Halley, son ancien professeur, l’en remercie par un long poème. C’est un beau livre , sans doute ; mais l’amitié , cédant à ses sympathies enthousiastes , en fait un éloge exagéré, L'œuvre de Huet devait voir le dernier jour du monde :
Suprema arsuri visurum tempora mundi,
188 ANTOINE HALLEY.
Nous trouvons ensuite, dansles Opusculamiscellanea , près de 360 vers adressés au Dauphin , qui commence déjà à lire les poètes latins. C’est l’histoire des six rois troyens, Dardanus , Erichthon, ‘©Tros, Ilus, Laoménon, Priam, dont les Romains et les Français tirent leur origine , qui lui fera le mieux connaître l'histoire poétique. Cette longue pièce se termine par l'éloge du précepteur ( Bossuet )}, du sous-précepteur (Huet) et du gouverneur ( Montausier ) du jeune prince. Il engage vivement à continuer les éditions ad usum Delphini. Lui-même, dit-il, a annoté, dans ce but utile, Virgile, Horace, Ovide et Claudien ; puis il prie le fils de Louis XIV de ne pas dédaigner la faible offrande qu'il append à ses autels; on fait aussi, avec peu, de pieux sacrifices ; un grain d’encens est agréable même à Dieu :
Interea quæ parva tuis appendimus aris
Munera ne temnas , Princeps o maxime, solo Et genitore minor; parvis quoque rite litatur, Grata est et summo vel thurea mica Tonanti,
Viennent ensuite les allégories latines ou epigram- mata protreptica, honoraria et laureata , qu’Antoine Halley dédia au Dauphin. Beaucoup de ces épigrammes obtinrent le prix aux Palinods de Rouen et de Caen, etles autres sont des invitations aux poètes ou des remerciments aux juges,
M. de Bretteville, oflicial, chantre et chanoine de Rouen, fonda, en 1644 , le laurier pour premier prix de lépigramme latine. Une étoile récompensait le second prix.
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Chaque année , les membres de l’Académie de l’Immaculée-Conception de la Sainte-Vierge élisaient un Prince pour présider le Palinod. Ce Prince choi- sissait un docteur qui composait une invitation aux poètes, pour les engager à faire des vers en l'honneur de la Vierge et à disputer le prix; puis les poètes, qui avaient remporté les couronnes de l’année précédente , étaient appelés à haute voix et au son des trompettes pour venir en rendre des grâces publiques , dans un compliment en vers, adressé au Prince du Palinod. Enfin , on lisait les pièces envoyées au Concours et le jugement était prononcé immédiatement.
Dans ces diverses pièces palinodiques, Antoine Halley se montre toujours versificateur correct, élégant, har- monieux, ingénieux à former la phrase poétique. Nous en sigpalerons trois comme intéressant plus particu- lièrement l’histoire littéraire et l’histoire locale.
En 1635, comme Louis XIII revenait de la chasse, et traversait la plaine de Monceaux, près de Paris, un coup de tonnerre effraya ou renversa quelques personnes de la suite du roi, mais épargna le prince. Notre poète commence ainsi l’épigramme latine, qu’il composa à ce sujet :
Pondera liligeri dum pendent ardua regni Purpureis Armandi humeris..…. “
Voici ce qu’au sujet de cette pièce , nous lisons dans le Huetiana, p. 122 et suiv. :
« M. Halley, professeur royal dans l’Université de Caen, mon bon maître et mon bon ami, qui avoil du talent pour la versification latine, éloit sévère exacteur
190 ANTOINE HALLEY.
de la pure latinité et des règles de la prosodie. Il exer- coit souvent sur moi cette rigueur et ne me pardonnoit rien. J’étois piqué au jeu et je cherchois à me venger. J'en trouvai enfin l'occasion et je voulus avoir l’Aca- démie de Caen pour témoin de ma vengeance. Je l’engageai de répéter une épigramme latine qu’il avoit autrefois proposée au Palinod, et qui avoit remporté le prix avec un grand applaudissement. Elle commence par ces paroles :
Pondera liligeri. . . . . . .
Je lui demandai s'il ne m’avoit pas enseigné qu'il n'éloit pas permis de rien innover, ni forger de nou- veaux mots, dans les langues mortes ; et comme il ne pouvoit pas en disconvenir, je lui demandai s’il avoit trouvé le mot de liliger dans quelque auteur classique. Il répondit que ce mot étoit fondé sur l’analogie de lauriger , dont les bons auteurs se sont servis. Je répondis que si cette raison avoit lieu, j’allois former une nouvelle langue latine , entièrement inconnue aux anciens , que j'aurois le même droit que lui de dire rosiger , violiger, ulmiger, et une infinité d’autres pa- reils , qu’il ne m’auroit pas pardonnés autrefois , mais qu’it me pardonneroit peut-être à l’avenir , pour faire passer son liliger. Vous voilà donc pris, Monsieur notre maitre , ajoutai-je , en flagrant barbarisme! Mais il y a pis encore , car dans ce même mot, vous avez fait une faute grossière de quantité: (liliger est dit pour liiüiger , étant composé de lilium , comme tibicen est dit pour tibiicen, étant composé de tibia, ce qui rend longue la seconde syllabe,
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au lieu que dans tubicen, elle est brève, ce mot étant composé de tuba. Que ces deux erreurs, entassées dans un même mot, vous rendent un peu plus indul- gent envers les nôtres. »
Voici une autre épigramme qui a un intérêt de circonstance. Dans l’église de St.-Exupère, qui n’était autrefois qu’une chapelle, large de 14 pieds et longue de 29, bâtie par saint Regnobert, furent en- terrés Exupère , Regnobert, Rufinien , Manvieu, Con- test, Patrice, Gerbold, Frambold , Gérétrand. On à retrouvé et ouvert, en avril 1853, les cercueils en pierre de plusieurs de ces premiers évêques de Bayeux, que l’Église a reconnus comme saints. L'abbé Béziers a écrit, dans son Histoire sommaire de la ville de Bayeux, p. 90: « Par respect pour les cendres de ces saints, on n’enterre personne dans l’église de S.-Exupère, depuis un temps immémorial. Le célèbre M. Halley en tira autrefois le sujet des beaux vers latins qui remportèrent le prix aux Palinods de Rouen et äe Caen. »
Nous allons transcrire ces vers :
Qua dives clero insigni , temploque superbo Nobilis aerias ostentat Bajoca moles
Pyramidum, tractuque almo dat nomina, et ipsam Jucundi pascunt cerealia dona saporis,
Haud humiles attollit acus, fandata Tonanti Exuperoque domus, gessit qui primus ibidem Pontificale pedum, Christique ad ovilia late Compulit errantes populos, el vana fugavit Monstra Deum, infernas missus prohibere rapinas. Limen adi augustum, præsentia Numinis urget
Iutus adorantem , et pectus sacer occupat horror.
192 ANTOINE HALLEY. “y
Quadrifida hic Soter sublimis ab arbore pendet, Circum aras Divum efligies, spirantia signa,
Vivit et in pictis manus ingeniosa labellis.
At non marmor ibi quod lugeat æthere cassos,
Non saxo, non ære vides signata jacentum
Nomina, funereos sentit nec terra ligones ;
Namque hodie scrobe donatum quodcumque cadaver , Rursus erit scrobe donandum , cum luxerit orto Ê ? Craslina sole dies. Humus alto os pandit hiatu,
Per noctem, et pastu sordescere viscera fædo Impatiens, vomit invita quod ceperat alvo,
Corpus et eructat palefacto exsangue sepulcro, Strataque saxa volant. At nox ubi pallet ad ignes Ultima purpureos, apparet triste feretrum ,
Et precibus mutis horrenda flagitat æde
Efferri, atque alia tandem sepelitur arena.
Fanunm adeo tetri ignorant afflare vapores,
Exhalat putri quos fœta cadavere tellus.
« Aux lieux où, riche en prêtres distingués, et célèbre par sa magnifique cathédrale, Bayeux dresse ses pyramides dans les airs, et donne le nom au fer- tile pays qui le nourrit de ses fruits savoureux, l’église, élevée à Dieu et à saint Exupère, montre sa flèche élancée. C’est là que, le premier, Exupère porta la houlette pastorale , ramena au bercail de Jésus-Christ les peuples au loin dispersés, et renversa les vaines idoles des fausses Divinités, envoyé qu’il était pour arrêter les ravages de l'enfer.
« Franchissez le seuil sacré , entrez dans le temple, la présence de Dieu s’y fait sentir à celui qui l’adore, une sainte frayeur s'empare de l'âme. Là, le Sauveur est suspendu à l’arbre de la croix ; autour des autels semblent respirer les statues des saints, et un pinceau
pe"
à
ANTOINE HALLEY. 493
habile revit dans les tableaux. Mais 1à , pas de marbre qui pleure les défunts; sur la pierre ou sur le bronze ne sont pas gravés les noms de ceux qui ont cessé d’être , et la terre ne sent pas la bêche du fossoyeur ; car le cadavre que vous confiez aujourd’hui à la fosse, il faudra l’y replacer, quand brillera le soleil du len- demain. Pendant la nuit, la terre s’ouvre, béante et profonde, et, ne pouvant souffrir que cette affreuse pâture souille ses entrailles, elle vomit ce qu’on a mis dans son sein malgré elle, rejette le cadavre du sé- pulcre ouvert , et fait voler au loin la pierre placée sur la tombe. Et, lorsque la nuit pâlit aux feux du matin , apparaît le triste cercueil, qui demande, par ses muettes prières , à être enterré loin de cette redou- table demeure: enfin, on l’inhume ailleurs, Tant cette église n’est jamais infectée des vapeurs fétides qu’exhale la terre remplie de cadavres putréfiés ! »
La pièce que nous allons reproduire est un document historique. Le duc de Longueville, veuf de sa première femme, Louise de Bourbon-Soissons, dont il eut une fille, mariée à Henri de Nemours, épousa Anne-Géne- viève de Bourbon , sœur du grand Condé et du prince de Conti. Ce mariage eut lieu, le 1°, juin 1642, et la duchesse n’avait que 23 ans; elle était née, le 29 août 1619, au château de Vincennes, où son père, Henri de Bourbon, prince de Condé, était prisonnier , et où sa mère, Charlotte - Marguerite de Montmorency, s'était enfermée avec lui. Elle accompagna son mari, envoyé comme plénipotentiaire au congrès de Munster, en 1648. A son retour de Westphalie, la belle du- chesse faisait, à Rouen, puis à Caen, Ge goyeuses en-
43
294 ANTOINE HALLEY.
trées, comme épouse du gouverneur de la Normandie, Les louanges flatteuses et délicates ne lui firent pas défaut. Antoine Halley lui prodigua les beaux vers. Un tableau offrait, à l’entrée d’un temple, la Vertu sous les traits de la duchesse de Longueville, avec ces deux distiques latins : Divina en species augusti in limine templi; Non sedet humano tantus in ore decor :
Scilicet ut Virtus sese formosa videndam Præbeat, hie vultus induit, Anna, luo%
« Vois au seuil de ce temple un portrait de déesse : Non, sur un front mortel ne resplendit jamais
Tant d'éclat, de beauté. Pour se montrer, Princesse, La Verlu, sans nul doute, emprunte ici vos traits. »
Le duc de Longueville eut, d’Anne de Bourbon, deux fils, dont l’un, le comte de Dunois, né en 1646, entra dans l'Eglise ; et l’autre, le comte de Saint-Paul, né en 1649, ayant succédé aux titres et aux biens de son frère, fut tué au passage du Rhin,.en 1672. Ces jeunes princes devaient aussi faire leur entrée à Caen, et Halley avait encore orné d'inscriptions, d’hexamètres et de distiques latins le Dessein des tableaux fais par ordre de Messieurs les Maire et gouverneurs échevins de la ville de Caen, pour l’entrée de Messeigneurs les Princes, Le comte de Dunois et le comte de Saint-Paul. Mais ces tableaux ne furent pas exposés. La duchesse de Lon- gueville entraîna son mari dans la guerre de la Fronde; elle est l'héroïne de ses premières scènes : elle se trans- porte à l’hôtel-le-ville; elle y loge , elle y accouche, et le fils qu’elle y met au monte est appelé Charles de Paris, 16/49.
ANTOINE HALLEY. 195
Son mari, après les troubles , rentra dans son gou- vernement de Normandie, De retour à Rouen, il re- vint à des pensées plus douces, prenant part à des combats qui ne font point couler de sang ni de larmes, et ne sont jamais suivis de regrets. Le duc de Longue- ville honorait les lettres, et les lettres reconnaissantes nous révèlent tout ce que lui dut la province, et sup- pléent ici à ce que ne nous a point dit l’histoire; ear la duchesse de Nemours elie-même, la fille unique du duc, mieux instruite que personne de ce qui regarde son père, s’est contentée de nous dire « qu’il empêcha qu’il n’y eût des gens de guerre dans toute la Nor- mandie, et que cette province demeura paisible en un temps où tout le reste du royaume était au pillage et en feu par les soldats. » (Mémoires de la duchesse de Nemours, collection Petilot, 2° série, tome XXXIV, page 521). A Rouen, à Caen, aux séances publiques des Palinods, dont, en 1652 (la date est à noter), le duc avait consenti d’être le prince, les muses de la France et de Rome, se faisant les interprètes de la province, chantèrent la bonté paternelle de son gou- verneur , et peignirent les bienfaits d’une paix inespé- rée, qui était son ouvrage. Le prince des Palinods, à Caen, le duc, invité, suivant l'usage, à donner aux poètes l'argument qu’ils devaient traiter, avait proposé ce thème: La Normandie préservée de la guerre. Chargé, au nom du prince, de faire l'invitation aux poètes, An- toine Halley composa une pièce en vers hexamètres, pleine d'élégance et d'harmonie. Le poète y peint avec énergie la guerre et les calamités qu’elle entraîne à sa suite, el il n’avait pas été bien loin, hélas! chercher
196 ANTOINE HALLEY.
ses images. Aux confins de la Normandie et dans la France tout entière, ce n'étaient que combats, courses dévastatrices, incendies, pillages, famine et misère. Mais, après qu’il a déploré ces calamités, qu'ilen a tracé, en gémissant, le tableau fidèle, s'offre à ses yeux un plus doux, un plus riant spectacle ; avec un sincère enthousiasme, avec une joie patriotique, il peint le bonheur dont jouit la province, y montre l’ordre, le calme, la quiétude dans les cités, une sécurité non moindre dans les campagnes où les troupeaux paissent tranquillement et sans péril, où les granges ne sauraient suflire aux blés qu’on recaeille, ni les celliers au cidre qui partout coule à grands flots :
Ignara armorum strepitus, sonitusque tubarum, Felix, o iterum felix, mea Neustria ! tractus Aspice finitimos, totum regni aspice corpus,
Heu ! quibus exhaustum nunc cladibus! heu! quibus illud Jactatum fatis! stabulat jam mænibus ipsis Pauperies, agris et oberrat plurimus horror;
Jam tetro sata Marte fames, at nata parente Tetrior, ora modis populans exsanguia miris, Sævit in agrestes, contractaque viscera torquet : En quo vesanas egit Discordia mentes !
Non ea Neustriadum sors est : per rura, per urbes, Cellas Pomonæ liquor aureus, horrea messes
Et gravidæ complent ; secura armenta vagantur Arva per et saltus, lætique incondita mulcent Carmina pastoris tutos cum matribus agnos.
Si nondum immensi laxata mole tributi,
Qua (rege invito) dudum lex Lemporis omnes
Dura premit, vulgo hic etiam dominatur egestas ; At non dira fames miseros inlerficit, al non
Tecta vorant flammæ, nec sudat sanguine tellus ;
ANTOINE HALLEY. 197
At viget alta quies, et parvi cultor agelli
Haud pavel arrectum furibundi ad militis ensem ; Haud uxor, sua pensa trahens sub paupere tecto, Casta pudicititiæ metuit. Themis usque minantem Sontibus intentat gladium, solioque verendo
Lex armala sedens, dat inermi jura Gradivo,
Après la soumission de Bordeaux, la duchesse de Longueville se retira à Moulins , au couvent des filles de Ste.-Marie. Son mari, dont elle était séparée depuis plusieurs années, vint la chercher lui-même , à Moulins, et la mena dans son gouvernement de Normandie. Elle mit tous ses soins à le rendre heureux jusqu’en 1663, époque de la mort du prince. Alors elle se retira aux Carmélites, à Paris , où elle mourut, le 45 avril 4679.
Cédant à une habitude , ou peut-être à une nécessité de son temps, Antoine Halley met parfois ses vers sous le patronage de quelques hauts personnages que ne recommandent que leur naissance et leurs dignités. Pour plaire à ces Mécènes, il surfait l'éloge ; mais alors il en est puni ; la fée de la poésie, l'inspiration, l’abandonne , et cela doit être: la flatterie n’émane pas d’une grande âme; elle rapetisse le cœur et éloigne les généreuses pensées ; car la flatterie sous- entend toujours un intérêt. Ainsi Antoine Halley obtient le second prix de l’épigramme latine , au Palinod de Rouen, dont est prince, cette année-là , Nicolas de Ea Place ,-aumônier de Marie de Médicis. Nicolas de La Place lui envoie de Paris une médaille d’or, à l'effigie de la Reine ; sur quoi l’auteur, qui la reçut la veille des Rois, ne manque pas de faire allusion, dans son
198 ANTOINE HALLEY.
remerciment emphatique, au titre que prenait fa L2 princesse , appelée mère de trois rois :
Quamque trium matrem regum suspexerat orbis,
Notre poète compose deux épigrammes latines intitulées : Oculus et Lux; il dédie la première à Guy de Chaämillart, conseiller d'Etat, intendant en Basse- Normandie, 1666, et l’autre à M. Turgot de Sousmonts, conseiller du Roi, maître des requêtes, tous les deux juges du concours. Il en fait une autre sur les miracles de saint François de Sales ; il l'adresse à M. de Nes- mond, évêque de Bayeux, qui a pour prénom François ; ce qui sert de prétexte à un parallèle :
Lingua, opere et sanclis insignes moribus ambo : Indiges in cœlo est alter, et alter erit.
Il compose des vers pour mettre au-dessous des tableaux dont Messieurs de la ville de Bayeux veulent honorer l’entrée de M. François Servien dans sa ville épiscopale. — Il fit de même pour M, de Nesmond.
Hardouin de Péréfixe de Beaumont, docteur de Sorbonne , évêque désigné de Rodez, précepteur de Louis XIV, publie un livre latin : Jnstitutio Principrs. Antoine Halley s’empresse de lui envoyer deux élégies, pour l’en complimenter. Hardouin de Péréfixe parle latin comme Cicéron :
Ipsa sub Augusto quondam sie Roma locuta est, Sie primus Cæsar , sic Tullius ipse locutus.
Et, comme Charles-Quint éleva son précepteur sur le trône pontifical, pourquoi Louis XIV, un jour, n'en ferait-il pas autant pour le sien ?
ANTOINE HALLEY. 199
ardouin de Péréfixe répond en prose latine à Antoine Halley pour le remercier de ses éloges , et le prier d'accepter, comme un faible témoignage de sa reconnaissance , un exemplaire de l/nstitution du Prince ; sa lettre est datée de Paris, septembre 1648.
Nous trouvons, dans un Remercîiment aux juges du Palinod de Caen , une éloquente invective contre l’usage du tabac , de la pipe et de la bière. « Qu'ils soient sans attrait pour vous , jeunes gens, ces nuages de fumée , que produit cette plante détestable, et que les buveurs aspirent par le long tuyau d’une pipe, et rejettent par la bouche et par les narines:
Nec magis horrificæ placeant fumantia plantæ Nubila, quæ teretis per longa foramina gypsi, Ore trahente premit, mox ore et naribus efflat Turba bibax.... »
Laissons la pipe aux matelots, aux Allemands, aux Belges, aux Anglais; mais quand on respire l'air pur de Caen, l’usage du tabac est chose inconvenante et nuisible :
Nos autem Cadomi spirantes aera sudum, Haud decet, et nocuum est fœdo indulgere tabaco. »
Notre auteur adresse des vers à Claude Auvry, évêque de Coutances, et conservateur des priviléges apostoliques de l’Université de Caen. Claude Auvry était fort estimé de Richelieu, et, plus tard , de Maza- rin, Nommé directeur de la Ste.-Chapelle, il fournit le sujet du Lutrin à Boileau. Il mourut, à Paris, en 1687.
Antoine Halley offre aussi, en prose et en vers, ses félicitations à Pompone-Bellièvre qui , de président
200 ANTOINE HALLEY. +
à mortier, venait d’être élevé à la dignité de premier président.-du- Parlement de Paris (juillet 4653). Ce magistrat avait été quelquefois élu prince des Palinods de Rouen et de Caen. Il mourut, en mars 4657. Il avait déployé de grands talents, dans ses ambassades ‘en Italie, en Angleterre , en Hollande. Il était petit-fils de deux chanceliers de France.
Notre poète complimente aussi Louis XIII et Riche- lieu sur la prise de Mantoue. Il se sert de la voix de Virgile pour entonner son chant de joie.
Le duc de Saint-Aignan, pair de France, membre de l’Académie française, remporta le prix de l’ode fran- caise, au Palinod de Caen, en 1667. J1 avait pris pour sujet : Thesée vainqueur du Minotaure. Antoine Halley s’empresse de le féliciter de son succès. Malherbe ne faisait pas mieux les vers :
Ille Malherbæus, vatum quo principe gaudet
Francia, et illustrem Cadomus quem jactat alumnum, Fluminis ad nostri ripas, dum molliter errans Concineret, numeris mulcebat talibus aures.
François Mézeray. son ancien élève, envoya de Paris à Halley son Histoire de France. Quatre distiques latins du professeur remercient le disciple de son sou- venir reconnaissant :
Annales quicumque volet pernoscere francos, Hoc vigili cura nobile volvat opus.
Notre poète prodigue encore ses louanges aux ou- vrages de Gilles Ménage , de Samuel Bochart, de Sé- grais et de plusieurs autres écrivains de son temps, voire même à ceux du bizarre abbé Michel de Saint-
La ANTOINE HALLE 04
Martin , dont la crédulité sotte: et ridicule inspira la Mandar inade :
Te doctum en etiam liber arguit, et tibi-partos Docioris titulos jure fuisse probat.
« Voici un livre qui prouve que tu es un savant et que tu mérites ton titre de docteur. » Pour l'en ré- compenser , Halley lui souhaite la crosse épiscopale :
Ferre pedum merita pontificale manu.
, dans un autre passage, il désirerait même qu’il Ps du pape le chapeau de cardinal :
Deque nigro fiat pileus iste ruber.
Mais signalons , en passant, de crainte de l’oublier, une élégie intitulée : Vitæ rusticæ calamitas , c’est un renseignement historique. Ge qu’on nous dit de l’état déplorable de l'Irlande, sous la Gomination anglaise, n’est qu’une image affaiblie de la misère de nos cam- pagnes, sous Richelieu et Mazarin. Là, le paysan, brisé par un travail incessant, n’a ni toit, ni lit, ni vêtements, ni pain; la mère ne peut uourrir son enfant , qui meurt ; la faim a tari le lait dans son sein. Bien plus malheureux encore sont les habitants du littoral. Les agents de la gabelle, que le peuple, dans son mépris et son indigpation, a flétris du nom de gabelous, montrent envers eux une cruauté sauvage. Ecoutez les plaintes du poète :
Eloquar an taceam ? Scis, o scis ipse profundi Reclor, et agrestum sortem miseraris acerbam , Qui mare degentes juxta , quanquam omnibus usus Auræ undæque palet ; prelioso pro sale viles
202 ANTOINE HALLEY.
Hinc prohibentur aquas haurire, et vivere parvo; Si faciant, tunsi duro sub fuste sonabunt Deprensorum humeri , lymphisque e vase refusis , In caput impactæ dissultant fragmina testæ.
« Parlerai-je ou me tairai-je ? Tu le sais, oui, tu le sais, Dieu des mers , et tu plains le sort affreux des habitants du littoral. Quoique l’eau et l'air appartien- nent à tous, on les empêche de puisér les eaux de la mer , qui ne coûtent rien, pour remplacer le sel qui se vend cher, S'ils violent la défense, les rudes coups de bâton retentiront sur les épaules des délinquants ; on répandra l’eau du vase qui, brisé sur la tête du coupable, volera en éclats. »
Cette pièce de vers est un effrayant témoignage de l'affreuse condition du peuple, à cette époque. Et, qu’on ne croie pas que ce soil une exagération poé- tique : Vauban a donné, dans sa Dime royale, une analyse de la société française, qui fait frémir. Et, plus tard, le marquis d’Argenson, qui écrivait, en 1739 , cinq ans avant d’être nommé ministre des af- faires étrangères par Louis XV, dit, dans ses Mé- moires : « On a présentement la certitude que la mi- sère est parvenue généralement à un degré inoui. Au moment où j'écris, en pleine paix, avec les apparences d’une récolte, sinon abondante, du moins passable, les hommes meurent tout autour de nous, comme des mouches, de pauvreté, et broutant l'herbe. Le duc d'Orléans porta dernièrement au Conseil un morceau de pain de fougère que nous lui avions procuré. Il le posa sur la table du Roi, disant : Sire, voila de quoi LAID) suJels $C NOUrTTISSCNL, »
ANTOINE HALLEY, 203
Les liens de la plus étroite amitié unissaient notre auteur et Jacques Moisant de Brieux. Celui-ci, né à Caen, en 1614, fit ses études à Sedan, où les calvinistes avaient alors un collége renommé. Il fut le condisciple et l’ami du duc de Montausier. Il acheta la charge de conseiller au Parlement de Metz; mais il ne tarda pas à s’en démettre pour revenir dans sa ville natale, où il consacra à la culture des lettres les loisirs qu’il devait à une fortune indépendante. Bayle le considérait comme le plus grand poète latin qui fût en France. Le temps n’a pas confirmé cet éloge. Caen est redevable à Moisant de Brieux de l'établissement de son Académie, en 1652. Il mourut dans cette ville, en 1674. II avait pour Halley la plus vive affection et la plus sympathique admiration. Tous ses ouvrages en témoignent. Il dit de notre poète à Bellièvre-Pompore, président du Parlement de Paris : « Tuus ille Phœbique amor, An- tonius Hallæus. Huic soli certe concessum esse debet digne Bellevræum canere, » (Jacobi Mosanti Briosit Epis- tolæ, Caen, in-8°, 4670). » Ecrit-il à Huet? I1 fait l’é- loge de Halley. Et, dans ses lettres à Halley, il lui doit tout ; il n’a rien à lui refuser : « Quod vivo et spiro in Parnassio hoc orbe, id totum est muneris tui... » Et ailleurs, il lui dit : « Te diligo, amo, veneror, celebro.. » Les deux poètes s’adressèrent mutuellement des vers. Antoine Halley survécut à son ami, et put soupirer sur sa {tombe une élégie, dont il fit hommage au duc de Montausier. Ce qui consola un peu sa douleur, c’est que les écrits de Moisant de Brieux
Haud falcem metuunt Saturni; haud carpere possit Livor edax ; atræ et nunquam damnosa pavescent, Plurima quæ mergunt lenebris, oblivia Lethes,
20h ANTOINE HALLEY.
« Ne craignent pas la faux de Saturne; l'envie ne pourra les déchirer, et ils ne redoutent point les eaux du Léthé, qui engloutit tant d'ouvrages. »
Nous apprenons, par les vers que notre poète con- sacre à la mémoire de Thomas Lebas, de Caen, curé de Vaucelles, qu’une terrible épidémie décima la ville de Caen, dans l’année 1637. Cet homme pieux et sa- vant mourut victime de son zèle et des soins qu’il pro- digua aux pestiférés. Halley lui-même n’échappa qu'avec peine à la contagion. Il appendit, dans la chapelle de Notre-Dame de la Délivrande, un tableau votif, avec cette inscription en l'honneur de la Sainte-
Vierge, à l’intercession de laquelle il crut devoir sa guérison :
Per te salvus ego, pestis de faucibus atræ, Votivam appendo tibi, sospita Diva, tabellam.
Au nombre de ses intimes amis, Antoine Halley compta Antoine de Garaby, qui avait été son élève. Garaby de la Luzerne-Estienville naquit, le 28 octobre 1617, dans la terre de la Luzerne, à Montchaton, près de Coutances (1). Il se maria à Anne de Vassé, d’une noble famille, originaire du Maine; il n’en eut pas d'enfants, et mourut, à l’Ile-Marie, le 4 juillet 4679. 11 fut enterré à Estienville, terre considérable qu’il avait héritée de Hervé de Pierrepont, son oncle ma- ternel. Il a laissé deux volumes de poésies, tant françaises que latines.
(4) Voir, dans l'Annuaire de La Manche de 1856, notre Notice sur Antoine de La Luzerne-Garaby.
ANTOINE HALLEY, 205
Antoine de Garaby ct Antoine Halley s’adressèrent souvent des vers. Notre auteur termine très-heureu- sement une de ses pièces à son ami: c’est une belle comparaison du ver à soie et du poète. Il y a, dans ce passage que nous allons transcrire, de la douceur, de la facilité et de la grâce, des images riantes, de nobles pensées et des sentiments élevés :
Is, dum format opus, se eviscerat, inque peraclo Se sepelit; versus conditor illud agit.
Carmina dum fundit, sensim tenuatur, et acer Pulchro operi incumbit, quo sua busta cavat.
Non obiit bombyx, quamvis obiisse videtur, Vellera dum clausum, dives ut urna, tenent.
Stamina cum vati Lachesis fatalia rupit, Creditur, at non est mortuus ille tamen.
Emergens bombyx latebris, quibus ante sepultus, Fit volucris, certe signa volucris habet,
Ipse, sui, et vates, ceu fracta mole sepulcri, Emicat, et pennis veslit utrumque latus.
Quid tamen infirmas bombyci profuit alas Induere, et cæcis exiluisse cavis ?
Non sic tollet humo sese, mortisque caducum Vermiculus spolium, post breve tempus, erit.
Vatem penna levat celsum per inane, soloque Dia mori prohibet Musa, beatque polo.
Postuma sed quando nil prodest fama sepultis, Et nil post cineres nomen inane juvat;
Unum ompes studio flagranti oplare necesse est , Evolet in cœlum mens revolula suum.
Ha hominis patria, illius dulcedine duci, Et memores cunctos illius esse decet.
Ergo age, posthabitis quæramus sidera terris, Cura o prima tibi, prima sit illa mihi.
« Le ver à soie s’épuise à filer son ouvrage, et,
206 ANTOINE HALLEY.
quand il est achevé , il s’y ensevelit; le poète fait de même: il se consume à composer ses vers, et, ardent au travail, il s'applique à une œuvre qui creuse son tombeau. Le ver à soie n’a pas cessé de vivre, quoiqu'il paraisse mort, enfermé qu'il est dans sa coque, comme dans une urne splendide. Quand la Parque a coupé la trame de ses jours, on croit que le poète n’est plus; il n’est pas mort cependant. Sortant de Ja prison, où il s’est caché, le ver à soie devient papillon et vole. Ainsi le poète brise son tombeau, et s’élance sur les ailes qui soutiennent son essor. Mais que sert au ver à soie de revêtir de faibles ailes, et d’être sorti de sa tombe ? Par là il ne s’élèvera pas de terre, et il sera bientôt la proie de la mort. Ses ailes soulèvent le poète dans les airs; la Muse divine l'empêche de mourir, et l’immortalise. Mais une gloire posthume est inutile aux morts, et un vain nom ne charme point après le trépas. IL n’est qu’une chose que nous devons ardemment dé- sirer, c’est que notre âme s’envole au ciel, d’où elle est descendue. Voilà la patrie de l’homme; celle qui doit l’attirer par ses charmes; celle que nous devons toujours nous rappeler. Préférons donc le ciel à la terre, recherchons le ciel; que ce soit là, à toi comme à moi, notre unique sollicitude. »
Voici ce que nous lisons dans le recueil d'Antoine Halley, page 246 : « L'auteur ayant appris que Mon- seigneur l’Evêque de Belley étoit à Lisieux avec Monseigneur Cospean, évêque du lieu, il leur écrivit en françois, pour leur dire que, n’ayant osé faire leurs éloges en vers héroïques, il s’étoit servi d’un
ANTOINE HALLEY. 207
autre genre de poésie défectueux de luy-mesme, puis- qu’il ne peut aller droit. Monseigneur de Belley , à qui il avoit adressé ceite petite pièce, luy fit l’hon- peur de luy envoyer la lettre suivante : « Monsieur, j'ay présenté votre élégie à Monseigneur de Lisieux, qui l’a trouvée digne d’un poète qui n’a pas la teste simplement couronnée d’une branche de laurier , mais qui a droit de reposer à son aise sur le double faiste du Parnasse, dans une forest de lauriers. Il estime la forme, et son humilité n’a trouvé à redire qu’à l'excès des louanges dont vous l’encensés. Que dois-je dire de la seconde partie, sinon qu’il m'a humé le vent, comme vous m’avés ensevely dessous une montagne, etc. » Philippe Coëspeau, Cospeau , Cospean ou Cospéan(1) naquit à Mons, en Hainaut, en 1570. 1] fut succes- sivement évêque d’Aire, de Nantes, et de Lisieux le h octobre 1636. Savant, pieux, éloquent, il avait su, par ses vertus et ses qualités, s'ouvrir la porte des di- gnités ecclésiastiques. Il prononca l’oraison funèbre de Henri IV, en 1610, et, le 14 mai 1643, il assista Louis XIII à ses derniers moments et ferma les yeux de ce monarque. Philippe Cospeau mourut, le 8 mai 1646, au château des Loges, maison de plaisance des évêques de Lisieux. Quant à Jean-Pierre Camus, évêque de Belley, il naquit à Paris, le 3 novembre 1582, Il était ami de saint Francois de Sales, qui le sacra. Malgré les devoirs multipliés de son ministère, qu’il remplissait tous exactement, il trouva encore le temps de composer
(1) Voir l'ouvrage de M. Ch.-L. Livet : Philippe Cospeau : Paris, 1854 ; à la suite duquel est réimprimée l’oraison funèbre de Henri 1V,
208 ANTOINE HALLEY. . 4 « F sur différents sujets, des ouvrages dont le nombre
s'élève au-delà de deux cents Ce prélat avait beaucoup d'imagination , et cette imagination perce dans tous ses livres, écrits avec une facilité singulière, mais d’un style moitié moral, moitié burlesque, semé de métaphores bizarres et d'images gigantesques, d’ail- leurs lâche, diffus, incorrect.
Après vingt années de travaux dans son évêché, Jean-Pierre Camus s’en démit, et recut, en échange, l’abbaye d’Aunay (1630). Mais François de Harlay, ar- chevêque de Rouen, le tira de sa solitude et le fit son vicaire-général. Sentant renaître en lui le goût de la retraite, l’ancien évêque de Belley vint établir sa de- meure à l’hôpital des Incurables, à Paris, où il mourut, le 26 avril 1652 (1). Antoine Halley a inséré, dans son volume, cinq lettres de ce prélat. Ce sont des réponses à l’envoi qu’il lui faisait de quelques-unes de ses pièces de vers. Notre poète avait demandé, en 170 distiques latins, au nom de l'Université de Caen, au pape Alexandre VII la canonisation de François de Sales. Dans cette pièce, où Halley raconte en beaux vers la vie et les miracles de l’évêque de Genève, il mentionne avec éloge Jean-Pierre Camus, « ce pontife célèbre par son génie, célèbre par son éloquence, dont le nom et les nombreux écrits ont pénétré jusqu'aux extré- mités de l'Inde; ce prélat que le diocèse de Belley se
(4) Le 4 juin 4855, des ouvriers terrassiers, en pratiquant, pour la construction d’un égout, des fouilles aux Incurables, rue de Sèvres, n°. 42, ont trouvé et mis à découvert, dans l’ancien cimetière de cet hospice, abandonné depuis la Révolution, le cercueil de plomb de Jean-Pierre Camus, évêque de Belley.
ANTOINE HALLEŸ. 209
vante d’avoir pour évêque, et qui marche presque légal de son vénérable père. »
Optimus’antistes, varia qui maximus arte, Maximus ingenio, maximus eloquio,
Cujus et extremos nomen penetravit ad Indos, Claraque velocis tot monumenta manus,
Qui patrem ingentem sequilur prope passibus æquis, Quo se jactat ovans Belliciense pedum.
Antoine Halley envoya ces vers, avec quelques autres, à Jean-Pierre Camus, qui lui répondit, le 13 août 1649 : « Monsieur, Dieu ne dit qu’une parole au Psal- miste et il entend deux choses, et vous m’en dites deux, en m'écrivant, et envoyant deux fois de vos dignes ou- vrages, et vous n’en entendrez qu’une de moy, qui est que vous estes toujours vous-mesme, et vrayement au dernier vous vous montrez Poeta laureatus, en parlant si dignement du laurier, et vos vers du Bombyx ne sont pas seulement de soye , mais des vers luisants, non de ceux qui ne brillent que la nuit, mais qui sont capa- bles d'apporter au jour de nouvelles clartés, et des œuvres qui vous rendroient aussi eoupable que celles qui étouffent leur fruit si vous les laissiez dans les ténè- bres d’un cabinet, parmy les obscurités entre les morts du siècle, sans les communiquer aux yeux du public, ce qu’on appelle mettre au jour et à la lumière. J’ay trop d’intérest pour l’éloge de mon B. P. le saint évêque de Genève, pour n’en estre pas partial, et toute ja pompe et la douceur du laurier, et de la soye du se- cond , ne me pourroient ramener, ravy que je suis de l'excellence de la pièce pontificale, bien digne certes d’avoir esté présentée au Souverain Pontife, si je ne
14
210 ANTOINE HALLEY.
remarquois en vous, dans l'inégalité des matières, une si grande égalité dans la manière , que la qualité du poëte égal et légal vous est deuë par préférence à tous les autres, dont les saillies et les enthousiasmes res- semblent à ces torrents, tantost enflés, tantost abbatus, Au lieu que, comme les grands fleuves, vous coulez avec non moins de douceur que de profondeur , et portez dans les esprits avec le poids et la majesté des paroles, qui sont comme des vaisseaux, la solidité des pensées, qui sont de bonnes marchandises. Continuez de marier ainsi la poësie avec la piété, au lieu que plusieurs autres poëtes y sèment le divorce, infectant le laurier, et les Muses qui sont toujours vierges, de leurs pensées profanes et libertines. Montrez à la pos- térilé cette vérité, que la licence du siècle prend pour un paradoxe, que l’on peut estre bon poëte et bon chrétien, et que le Thabor et le Calvaire n’ont rien qui choque le Parnasse..….. Je ne w’excuse point de n’avoir pas répondu à votre première lettre, qui fut retenue long-temps à la Visitation de Rouen, et ne vint en mes mains qu’au temps que ce fameux siége ostoit la liberté du commerce et arrêtoittous les courriers, etc. »
Cette dernière phrase fait allusion au siége que le comte d’Harcourt mit devant Rouen, en janvier 1649, Comme le duc de Longueville s’était soulevé contre la Cour, il fut déclaré criminel de lèse-majesté, Tous les ordres de la ville embrassèrent son parti; on envoya alors le comte d’'Harcourt pour commander , aï nom du Roi, en Normandie ; Rouen ferma ses portes et fut assiégé.
Antoine Halley est le poète des inscriptions, des
ANTOINE HALLEY. 211
épitaphes et des tombeaux {tumuli). A la prière de M. Dufour, abbé d’Aunay et neveu de l’ancien évêque de Belley, il fit le tombeau de Jean-Pierre Camus, en seize distiques. Il composa l’épitaphe de Richelieu et celle du P. Jacques Sirmond, jésuite, « que ses ou- vrages immortels empêcheront de mourir, et qui vivra dans l’histoire des conciles tenus en France : »
Sirmondi imprimis dicent monumenta, virumque Impedient magnum non moritura mori.
Conciliorum , ingens habuit quæ Gallia quanta est, Æterna æternum vivet in historia.
La mort du fils de Moisant de Brieux et celle de sa femme, Catherine de La Tombe, inspirèrent à notre auteur deux élégies. 11 consacra aussi 24 vers latins à la mémoire de son ancien ami, Robert Davauleau, curé de Saint-Jean de Bayeux et principal du collége de cette ville, mort le 8 août 1664 , à l’âge de 78 ans. Il n’oublia pas son frère, Jacques Halley, mort curé de Reviers, le 12 août 1667.
Voici ce que nous lisons, à la page 393: « A très- noble et très-généreux seigneur , Messire Antoine de Silans, 5°. du nom, chevalier, marquis de Creully, etc. Epitaphe de son illustre ayeul. » Et plus loin: « Ayant esté prié par M. de Creulet de luy donner quatre vers, pour graver sur la tombe de M. l'abbé de S. Gabriel, son frère, je luy envoyai ce quatrain :
Noble, vertueux, charitable, Digne du nom de Hericy, C'est de celuy qui git icy, Un bref éloge el véritable,
212 ANTOINE HALLEY.
Charles de Matignon , comte de Torigny, marquis de Lonré, conseiller du Roi en ses conseils et chevalier de ses ordres, gouverneur de Cherbourg et lieutenant-
général de Normandie, mourut le 8 juin 1648. Il avait
| épousé , à Rouen, dès 1596, Eléonore d'Orléans, fille du duc de Longueville et de Marie de Bourbon-Condé. Antoine Halley composa, sur sa mort, douze dis- tiques latins. Son fils, Léonor de Matignon , évêque et comte de Lisieux , l’en remercia par une lettre, datée de Lonré, 17 septembre 1648. « Monsieur, j’avois tou- jours esté du nombre de vos admirateurs , et avois suivi le jugement de ceux qui vous donnoient le pre- mier rang entre les poëtes latins de ce temps, sans y estre autrement obligé que par l'équité de vostre cause. Mais vous m'avez engagé dans ce party d’une manière si obligeante , que vous m'auriez fait quitter la qualité de juge, pour prendre celle de solliciteur , si la primauté que vous possédez justement, vous étoit contestée. Vos ouvrages que je trouve {ous ex- cellents, le pourroient disputer entr’eux, parce que vous pouvez bien mieux faire que vous-mesme; mais j'aurois peine à la refuser à l’épitaphe de Monsieur de Matignon , pour l’intérest que jy dois prendre. Les pensées en sont rares, l’expression très-élégante, et l'application si naïve , que cette poésie ne peut estre prise que pour une peinture parlante, qui, comme un vif portrait, représente au naturel celuy dont elle parle. Et ainsi votre épitaphe le retire du tombeau, pour le faire revivre autant de temps que dureront vos vers, c'est-à-dire autant que le monde. Je vous en suis parfaitement obligé, etc. »
ANTOINE HALLEY. 213
Léonor I‘. Goyon de Matignon naquit en 1604. Il fut nommé , en 1633, à l'évêché de Coutances. Jean- Pierre Camus, un des évêques consécrateurs, pro- nonca , à cette cérémonie , un sermon remarquable. Léonor de Matignon passa à l'évêché de Lisieux , en 1646, et mourut , à Paris, en 1680.
Nous voici arrivé dans l'analyse du livre d’Antoine Haïley, aux pages qui doivent avoir pour nous le plus d'intérêt ; il s’agit des deux sonnets de Job et d’Uramie. On verra que notre auteur à eu sa part d'in- fluence , si petite qu’elle soit, dans l’histoire littéraire de l’époque où il a vécu.
Nous avons déjà parlé de la duchesse de Longue- ville. Sa beauté, la finesse de son esprit et une grâce particulière qu’elle mettait à tout, la firent remar- quer dans le monde, et surtout parmi les habitués de l'hôtel de Rambouillet, qu’elle se plaisait à fré- quenter. « Benserade, nous dit Charles Perrault (Hommes illustres ], en envoyant à une dame de qua- lité un paragraphe du livre de Job, l’'accompagna d’un sonnet allégorique qui fit beaucoup de bruit. » L'hôtel de Longueville ne voulut pas être en reste, et produi- sit un sonnet de Voiture, son poëte, adressé à une dame sous le nom d’Uranie, L'importante question de supériorité entre les deux sonnets partagea la cour et la ville , comme on disait alors. Le prince de Conti se déclara le chef des Jobelins ; la duchesse de Longue- ville était à la tête des Uranins. Tous les beaux-esprits de ce temps-là prirent parti : Balzac , Sarrazin , Cha- pelain , Desmarest et le grand Corneille lui-même se prononcèrent pour ou contre, Mais la querelle n’en
214 ANTOINE HALLEY,
était que plus ardente : les Uranins et les Jobelins se partageaient d’une manière à peu près égale les suf- frages du public. La duchesse de Longueville voulut faire trancher la question par la Sorbonne et par l'Académie française. La Sorbonne et l’Académie ne se reconnurent pas compétentes. La duchesse de Lon- gueyille ne se tint pas pour battue. Elle consulta, sur le choix des deux sonnets l’Université de Caen, qui jouissait d’une renommée considérable, et renfermait dans son sein des hommes d'une science incontestée. Ce fut après la discussion solennelle, qui eut lieu à la cour, en. présence du Roi, que M", de Longueville proposa et fit accepter, pour trancher le différend, l'arbitrage souverain et sans appel d'Antoine Halley, qui lui avait adressé de si beaux vers latins, lors de son passage à Caen. Elle se promettait bien que le poète normand répondrait selon son désir. Son es- poir ne fut pas déçu , comme le prouve le sonnet sui- vant :
Princesse , l'honneur de notre âge , Chez qui regnent excellemment
Les doux charmes d’un beau visage Et la clarté du jugement ;
Que vous puis-je plus justement Témoigner de ce double ouvrage, Sinon qu’icy mon sentiment
A peine pour l’un se partage.
Tous deux sont beaux, coulans, nombreux, Non moins polis que vigoureux , Egalement dignes de plaire ,
ANTOINE HALLEY, 945
Et l’honneur d’estre preferé Ne se doit qu’au choix desiré Qu'il vous plaira vous-mesme en faire.
C'était répondre en Normand; mais combien il fallut d’habileté pour se tirer de ce pas difficile ! Les pièces du procès sont assez curieuses, et le procès, d’ailleurs , a fait assez de bruit dans le grand siècle, pour que nous les reproduisions à la suite de cet examen d’un volume trop oublié (1).
On nous pardonnera , nous l’espérons, tant de ci- tations des Miscellanea que nous avions à cœur de rappeler au sein d’une Académie dont l’auteur fut un des premiers membres, à l’époque, mémorable pour elle, de sa fondation. Ainsi, nous avons re- trouvé les inspirations poétiques qu’Antoine Halley dut à l’histoire locale, au souvenir des faits passés, au spectacle des événements contemporains, aux in- vitations , aux directions du pouvoir, au zèle pour le prince, à l’éloge excessif du souverain, et à ce sentiment , il faut bien le dire, de flatterie envers les grands, protecteurs des lettres, où malheureuse- ment l’art ne sauve pas toujours l’indépendance et la dignité du poète. Ce qui manque en général à la poésie d’Antoine Halley , c’est l'inspiration , c’est l’en- thousiasme , c’est l'essor. Néanmoins il y a là plus d’un vers que n’eût pas désavoué peut-être le siècle d’Auguste. C’est ce qui explique les éloges unanimes qu'ont donnés à notre auteur Bayle, Adrien Baillet, Ségrais, Gilles Ménage, le P. Charles de La Rue,
(4) Voir l’Appendice, p. 217.
216 -_ ANTOINE HALLEY.
jésuite, Huet et beaucoup d’autres. Aussi avons-nous regardé comme un travail utile de sigraler ou de rappeler à la lumière quelques-unes de ces produc- tions qui lui avaient acquis, dans son temps, une brillante renommée. Puissions-nous en avoir assez dit pour attirer et fixer sur son livre l'intérêt des amis de notre histoire littéraire !
>
ANTOINE HALLEY. - l 217
APPENDICE.
Voici quelques-unes des pièces que renferme le .vo- lume de Halley sur cette grande querelle littéraire , men- tionnée à la page 215.
E
Lettre de l'abbé Aubert, aumonier de la duchesse de Lon- gueville , à Antoine Halley.
« MoxsïIEUR , #
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« Je p£ sçay si je dois me conjouir avec vous de l’hon- neux qu'on vous fait, ou s’il est expédient de plaindre l’em-
“barras que je vous vay donnér de la part de Madame, qui
voyant les suffrages partagez en la cause qu’on renvoye devant vous, a fait tout referer à votre jugement. Il s’agit de sçavoir lequel est le plus beau des deux sonunets cy- joints ; la plupart de nos poëtes en ont dit leurs pensées , et les plus beaux esprits s’y trouvent empèêchez. L'Aca- demie françoise en a voulu connoître; mais au lieu d'un arrest , elle n’a qu’appointé les parties à écrire. Ainsi, il a fallu que la Cour s’en meslât, et la cause agitée en pré- sence du Roy, de la Reyne et des Princes, qui n'ont pu s'accorder, son Altesse a conclu qu'il falloit vous en faire le juge sans appel. C’est pourquoy, par son ordre , je vous prie de vouloir, avec Messieurs vos poëtes, et autres bons esprits de Caen , les bien examiner , et décider le fait ou en vers ou en prose, si bien que nul ne doute qu’elle n’ait
218 ANTOINE HALLEY.
eu raison de faire choix de vous pour assoupir un schisme qui trouble plus la Cour que nos dernières guerres, Il y va de l'honneur de notre nation, outre que son Altesse y esi engagée... »
IL. Sonnel sur Uranie.
Il faut finir mes jours en l'amour d’Uranie, L'absence ny le temps ne m'en sçauroit guérir, Et je ne voy plus rien qui me püt secourir,
Ny qui sçüt rappeler ma liberté bannie.
Dès longtemps je connois sa rigueur infinie ; Mais pensant aux beautés pour qui je dois périr. Je benis mon martyre , et content de mourir,
Je n'ose murmurer contre sa tyrannie.
Quelquefois ma raison par de foibles discours M'incite à la revolte et me promet secours ; Mais lorsqu'à mon besoin je me veux servir d'elle,
Après beaucoup de peine et d'efforts impuissans, Elle dit qu'Uranie est seule aimable et belle, Et m'y rengage plus que ne font tous mes sens,
III. F Sonnet sur Job.
Job de mille tourmens atteint Vous rendra sa douleur connuë ; Mais raisonnablement il craint Que vous n’en soyez pas émeué,
ANTOINE HALLEYŸ. 219
Vous verrez sa misere nuë ;
Il s’est luy-mesme icy dépeint, Accoùütumez-vous à la vuë
D'un homme qui souffre et se plaint.
Bien qu'il eût d’extrèmes souffrances, On voit aller des patiences Plus loin que la sienne n'alla :
S'il souffrit des maux incroyables , N s’en plaignit, il en parla : J'en connois de plus miserables.
IV.
Leline d'Antoine Halley à M. Aubert, conseiller du Roc et aumônier de la duchesse de Longueville, datée de Caen , 25 decembre 1649 :
&« MONSIEUR,
« Je vous rendray en particulier les graces que je vous dois. Celle-cy est au nom de notre Parnasse, qui se tient tres-glorieux de l'honneur que Son Altesse luy a fait, et s'il faut toùjours aux poëtes quelque grain de vanité; les nôtres en ont de ce coup pour plusieurs années. Je ne crains pas que Son Altesse les accuse d’estre paresseux, mais plûtost qu’elle ne se plaigne de l’excés de leurs obeïssances, qui peut-estre luy seront importunes. Les cigales nuisent par la multitude, et pour peu que l’on touche à une ruche d’abeilles, il s’en forme une tempeste. L'on a bien creu que ce combat de poésie étoit un passetemps de la Cour; cela n’a pas empesché nos beaux esprits de Caën de recevoir le com- mandement de Son Altesse avec tres-grand respect. Quel- qu'un d'eux , aussi-tost qu'il luy fut porté , dit que c’étoit
220 ANTOINE IHALLEY.
servir l'Etat, que de contribuer au divertissement des Princes , et n’oublia pas ce qui fut dit par le grand Cosme de Medicis à certain homme du commun, qui, le trouvant au lit un peu tard, luy contoit les affaires qu'il avoit déja faites par la ville, et reprochoit à ce Prince que l'Etat de Florence étoit gardé par un vaillant Argus, lequel mesme de jour ne se servoit pas de ses yeux. À quoy Cosme ré- pondit qu'il trouvoit cet homme bien agreable, de vanter ses negociations à une personne, dont le repos étoit plus ne- cessaire au public que le travail de tous ceux de sa sorte. Ainsi, Monsieur, je vous puis dire, et vous supplie d’as- sûrer Son Altesse, que ce procés d'honneur a esté veu et examiné serieusement, et selon les formes. L'ordre de S. À. contenu dans votre Lettre, nousarriva dans la semaine que nous appelons Palinodiale , durant laquelle toutes les cinq Facultés de notre Université , avec le choix des deux meilleurs esprits (1) de la ville , s’assemblent pour le juge- ment des pieces, et la distribution des prix de notre Puy, qui a toujours eu tant de relief, que l’on y envoie des poë- sies latines et françoises de toutes les parts du Royaume. Cette matière étant de sa compétence, je n’ay pas manqué, en proposant les deux sonnets à la Compagnie, de luy faire lecture de votre belle Lettre, qui a esté recûe comme une évocation au grand Seau, pour départager un procés, sur lequel Messieurs de l’Academie françoise s’étoient trou- vez partis. Outre cela, Morsieur, il n’y a point d'Esprit de remarque dans la ville { qui certes aprés Paris en pourroit fournir autant que nulle autre de France), à qui je n’'aye communiqué les deux ouvrages. Ils ont eu peine à se ré- soudre de juger, n’y trouvant pas la chose disposée.Chaque
(1) C'était, celle année-là, Augustin Le Haguais, de Caen , avo- cat au Parlement de Paris, et Nicolas du Moutier, peu après lieu- tenant-général , à Caen.
ANTOINE HALLEY, 291
=
piece dans leur estime méritoit beaucoup de louange, et peu ou point de blâme. Et de plus, ils se trouvoient em- peschés à décider une preference entre deux poëmes qui ne sont pas ny de mesme mesure ny sur mesme sujet. Toute espece de chose peut avoir son point de perfection , et ils ont bien sçù me dire que les citrons de Provence et les grenades d'Espagne ne faisoient point de tort à leurs pommes. Je ne me suis pas payé de ces excuses , car fai- sant valoir l'autorité de S. A. , je les ay obligez à prendre party , et la contestation n’a pas esté desagreable. Il m'a fallu leur prouver par raison d'echole, que de deux choses dissemblables, mais parfaites chacune en son espece, il s’en pouvoit faire neanmoins une estime differente, qu'un diamant tres-fin devait estre preferé à une tres-fine esme- raude, et que dans la beatitude mesme, qui est un état parfait, il y avoit de la preéminence. Enfin, je l’ay gagné sur eux : notre Puy n’a pas long-temps hesité à donner son juge- ment; mais parmy ceux de la Ville, il s’est trouvé d'abord quelque contrarièté ; ce qui m'a fait connoître que les Es- prits ne sont pas tous frapés à mesme coin , etqu'ils dif- ferent de sentiment aussi bien que les corps. Il y a des gousts qui approuvent l’aigre et le doux, et d’autres qui aiment les douceurs pleines et consommées. Quelques-uns preferent l'odeur penetrante de l'œillet à celle de la rose, et tel dans la musique ne prend pas grand plaisir à un concert, qui témoigne des extases à une voix singuliere. Je suis obligé, Monsieur, de vous remettre en gros ce que j'ay reçü en detail, c'est à dire, une resul- tance de tous les avis particuliers. Ils ont tous con- venu d’abord que dans une rencontre comme celle-cy, où les pieces sont de genre different, la prelation de l’une ne devoit point faire injure à l’autre , et nos deux Facultés des Droits, qui ont eu part à l'examen de ces deux pieces, en sont demeurez d’accord, contre leur regle et en depit
292 ANTOINE HALLEY.
de Bartole. En un mot, qu’il n’est point necessaire de noyer l’un pour sauver l'autre ; comme il s'est veu des victoires funestes au vainqueur et au vaincu, il s'en est aussi trouvé de glorieuses pour tous les deux. Enfin, ces ouvrages ayant souffert toutes les épreuves de l'art, l'on a reconnu que l’auteur de Job est un rare esprit, sublime en ses pointes, subtil , éveillé, aigu, qui a mieux reüssi à faire admirer son invention que son ouvrage. Il est tout spirituel et sans doute merite que l’on en fasse grand état. Le sonnet d'Uranie est coulant, majestueux , égal, res- serré dans les regles de l'art , sans contrainte, qui n’a pas tant de sel, mais plus de douceur ; bref qui parle mieux le Jangage des Muses , et ressent autant l’excellent poëte que fait l’autre l'excellent esprit. Ainsi, Monsieur , quand je donnerois mon sentiment à Job, que j'estime infiniment, il n’en seroit pas plus fortifié , pource que le plus grand nombre l’emporte contre luy, auquel je suis obligé de souscrire. L'on a bien scû que l’auteur de l'Uranie n'étoit plus vivant ; mais comme les poëtes disputent de l’immor- talité avec les Dieux, il a esté juste de couronner sa statue, et le rendre victorieux apres sa mort. On a cru que S. A, ne lui refusera pas la mesme gloire, étant sœur de ce ma- gnanime Prince , qui gagnant l'illustre bataille de Rocrow, a fait triompner le feu Roi dans la region des morts, et par une metamorphose plus admirable que celle de Da- phné ny de Cyparisse , a changé les cyprés en lauriers pour honorer son cercueil. Elle trouvera bon , s’il luy plait, que nous parlions le langage des poëtes, et que s'agis- sant de la religion du Parnasse, nous ayons recours aux textes de leurs Evangiles, s’il est permis de parler ainsi. J'ay voulu, Monsieur, vous envoyer avec cette Lettre les jugements particuliers de nos meilieurs Esprits, dont quelques-uns plus folâtres se sont égayez en burlesque, qui est une maniere de rendre ridicules les choses mesmes
ANTOINE HALLEY. 203
qui ne peuvent estre imitées, sans en excepter la divine Eneide ; ce qui ne diminuë en rien le merite de ces excel- lentes poësies. Il y en a pour et contre les deux sonnets. Je ne vous les adresse pour autre dessein que pour récréer S. À, Les Divinités , si l’on en croit un ancien auteur, se relâchoient quelquefois du gouvernement du monde pour se divertir à peindre les fleurs du printemps et les aisles des papillons. Ce sont autant de fleurs qui n’auront point de couleur que par l’approbation de $S. A., et pourtant luy témoigneront en quelle reverence elle est parmy nos Muses. Que si jamais elle leur commande de chanter ses hautes et royales vertus, étant animées d’un si noble et véritable sujet , elles contesteront à Uranie mesme le tabouret du Parnasse, et luy osteront de bonne guerre la couronne qu'elles viennent de luy donner, principalement si elles sont approuvées de cette grande Princesse, et qu'elles puissent espérer l'honneur de sa protection... »
V:
L'abbé Aubert répondit à Antoine Halley , le 44 jan- vier 1650 , quatre jours avant l'arrestation des Princes :
« MONSIEUR,
« Je ne puis vous exprimer avec combien de joye et de satisfaction Madame a veu le jugement que vous avez donné des deux sonnets, s’étant trouvé entierement conforme à celuy qu'elle en avoit porté toute la première, puisque c'étoit elle qui avoit embrassé le party d'Uranie avant tout autre; mais je vous l’ay dissimulé par son ordre, afin de vous laisser à en juger , desirant sçavoir par votre appro- bation ou reprobation , si elle se connoïssoit à décider ces
224 ANTOINE HALLEY.
matières ou non. Le temps ne m'en permet pas davantage
presentement ; mais je tâcherai de vous entretenir plus au LA t
long au prochain voyage... »
ie
Si l’on s'étonne qu’au XVII®. siècle, nos pères se soient ainsi passionnés pour deux méchants sonnets , nous rap- pellerons qu’à cent dix ans de distance, la même chose ar- riva dans la même ville de Paris.
Quand Palissot fit représenter, en 1760, la comédie des Philosophes , il faudrait citer tous les mémoires du temps, pour faire comprendre le scandale, le tumulte, la sédition, qu’excita cette pièce aujourd'hui à peu près oubliée. C'était une satire pleine de sarcasmes et d’injures grossières, où Diderot, Helvétius, d’Alembert et Rousseau figuraient sous des noms à peine déguisés. On était alors au plus fort de la guerre de Sept-Ans; la France venait de perdre la bataille de Rosbach: de quoi s'occupait-on à Paris ? « Rien ne peint mieux le caractère de cette na- tion, lit-on dans Grimm , que ce qui vient de se passer sous nos yeux, On sait que nous avons quelques mauvaises affaires en Europe... Quel serait l'étonnement d’un étran- ger qui, arrivant à Paris , dans ces circonstances, n'y en- tendrait parler que de Palissot? Voilà cependant où nous en sommes ; et, si la nouvelle d'une bataille gagnée était arrivée le jour de la première représentation des Phlo- sophes , c'était une bataille perdue pour la gloire de M. de Broglie ; car personne n'en aurait parlé » { Corresp. de Grimm , juin 1760 ,t. III, p. 29, édit. de 1813).
"Me
HOMÈRE
ET LA
GRÈCE CONTEMPORAINE ;
Par M. GANDAR,
Membre de l’Académie.
Plusieurs années avant moi, M. Ampère (1), ou- vrant à la critique littéraire une voie presqu’entiè- rement nouvelle , était allé demander à la Grèce ce qu’elle peut , encore aujourd’hui, nous apprendre des poêtes auxquels elle a donné naissance et qui l’ont chantée autrefois. Entraîné par l’irrésistible attrait qui s'attache à de telles études, M. Ampère ne s'était fixé aucunes limites: parcourant à la fois toute la Grèce et toute la poésie grecque , il partageait, comme au hasard, entre les tragiques et Pindare, entre Homère et Théocrite, les heures du voyage et les pages du commentaire.
Peut-être n’est-il pas sans inconvénient de parler ainsi de la Grèce et de la poésie grecque d’une façon trop générale. Bien que cette poésie soit demeurée
« (1) La poésie grecque en Grèce. — Revue des Deux-Mondes. 18/43,
15
226 HOMÈRE
plus fidèle qu'aucune autre à son propre génie , les monuments qu’elle nous à laissés présentent cepen- dant une remarquable diversité. Gette diversité s’ex- plique surtout, sans aucun doute, par l'originalité même des poètes ; mais, de même qu’elle tient sou- vent et beaucoup à la différence des temps , elle tient quelquefois aussi pour une part à la différence des lieux. Lorsqu'on passe de l’Ionie et des îles de la mer Egée à la Sicile, ou seulement d'Athènes à Thèbes, on voit, en même temps et d'accord, pour ainsi dire , l’art grec changer de caractère et la Grèce elle-même changer «aspect. C’est donc à chaque contrée de la Grèce en particulier, comme à chaque âge de son histoire, qu’il appartiendrait de nous donner, dans la mesure assez restreinte et assez vague où il semble que cela soit possible, le commentaire des œuvres qu’elle a produites.
Mais ces distinctions , M. Ampère n’a pas voulu y songer. Pourquoi resserrer, de parti pris, l'horizon enchanté qui se déroule sur la route, et qui doit sans doute à l'étendue et à la variété une partie de son charme ? Elles étaient inutiles à ce rare esprit qui voit si bien, qui sait si vite, et dont tes im- pressions ne sont pas moins sûres que la science des autres. Nous avons vécu dans cette Grèce où ne fit que passer M. Ampère, et avec les poètes qui l'y avaient attiré ; nous avous eu le loisir de voir davan- tage, de regarder plus long-temps , de pousser plus loin ce rapprochement entre la poésie et la nature , entre le passé et le présent; cependant , il ne nous est guère arrivé de sentir autrement qu’il n’a senti.
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 227
Pour moi, je n’opposerai jamais mon témoignage au sien ; mais, derrière lui, j'ai pu , dans le même es- prit, reprendre l’œuvre qu’il avait laissée, et tracée lui-même à ceux qui le suivraient; restreindre la ques- tion pour l’approfondir, et , me faisant l’homme d’un seul livre , n’avoir qu’une prétention ( si ce n’est déjà trop prétendre lorsqu'on traite, après M. Ampère, des questions si délicates), celle d'arriver, sur des points qui ne l’ont pas arrêté, à des conclusions plus précises.
Bien que M. Ampère n’eût visité ni le théâtre de l’Iliade, ni celui de l'Odyssée, il est facile d’ob- server qu'Homère a tenu dans ses souvenirs , et qu’il a gardé, dans son livre, la première place. Pour tout le monde, il en est ainsi. Quelle raison aurait déterminé Virgile à sortir de la paisible solitude où il achevait l’Eneide , s’il n’avait voulu , en comparant, comme nous le faisons , à la réalité qu’elles repré- sentent les peintures dont il ne cessa de s'inspirer , atteindre à la perfection suprême dans l’art de peindre ? Est-ce le seul souvenir de saint Paul qui poussait à traverser les mers, malgré sa faiblesse , l’ardent jeune homme à qui Dieu avait donné le gé- nie d’un poète en même temps que l’âme d’un apôtre, et qui devait un jour écrire une suite au quatrième livre de l'Odyssée? Châteaubriand fut plus heureux que Fénelon : il vit la Grèce; et, plus heureux que Vir- gile : il en revint ; il en rapporta les pages les plus aimables de l’/rinérarre et des Martyrs. Pour lui , on sait ce qu’il cherchait , des doux rivages de la Messé- nie et de la vallée de l’Eurotas aux ruines de Mycènes,
228 HOMÈRE
lorsqu'il en fit la route de Jérusalem : les grandes images de la poésie primitive, l'inspiration perdue, et la plus charmante figure de son épopée chrétienne ; Cymodocé, fille d’'Homère.
Les critiques même n’ont pas été moins faciles à séduire que les poètes. Dès l’antiquité, Strabon leur en avait donné l'exemple. Aux yeux du grave écri- vain, l’autorité d’Homère est si grande qu'il ne va pas seulement jusqu’à préférer son témoignage à ce- lui des autres poètes: il le met, comme géographe , au-dessus des géographes venus après lui. Gomment les modernes w’auraient-ils pas fait de même , et ne se seraient-ils pas laissé conduire par Homère plus volontiers que par Strabon ? Nos voyageurs français surtout , les Choiseul , les Le Chevalier , les Marcellus, semblent n'être venus en Grèce que pour y suivre les traces du poète, que pour y chercher, comme l'anglais Wood l'avait fait avant eux , l’objet de ses descriptions et le secret de son originalité.
Chose étrange , et qui mérite bien d’être expliquée, si l’on veut connaître les caractères de la poésie pri- mitive ! Cette géographie d’'Homère, si imparfaite et si diversement interprétée, pourquoi n’a-t-on pas cessé de la consulter ? Pourquoi, même lorsqu'on parcourt les lieux où s’accomplirent tant d'événements qui appartiennent à l’histoire positive, Hérodote et l’exact Thucydide n’ont-ils pas fait oublier entièrement Ho: mère ? Quel charme ont donc ses peintures, pour qu'à Colone, pour que sur les bords désséchés de l’Ilissus et jusque parmi les ruines des temples et du théâtre d'Athènes, il nous soit arrivé de songer à lui
LT LA GRÈCE CONTEMPORAINE, 229
en même temps qu’à Sophocle, à Platon , à Phidias ? Pourquoi enfin , dès qu’on a perdu de vue les mo- numents de lart, dès qu’on s’est éloigné des lieux décrits par les historiens, en consultant la perpétuité des traditions et l’analogie des mœurs, pourquoi re- monte-t-on au-delà des doctrines des sages et des mystères des initiés, jusqu’à ses vivantes fictions ? Pourquoi est-on si tenté d'oublier, et les vices raillés par Aristophane, et les vertus célébrées par Plutarque ? Pourquoi les Grecs, qui ont fait la guerre de l’in- dépendance , rappellent-ils moins les Grecs des guerres médiques que les Grecs de l’Iliade et de FOdyssée ?
Je me suis posé ces questions presque chaque jour, en Grèce ; j'y ai pris d’autres guides qu'Homère , mais je prenais les autres tour à tour ; Homère est le seul qui ne m'ait jamais quitté Quelquefois il cessait d'éclairer la route , il faisait encore le charme du voyage. Au moment où je nesongeais plus à lechercher, je croyais le retrouver, le reconnaître. Ainsi, Homère m'avait préparé à comprendre la Grèce , et la Grèce m'expliquait Homère, Suivons-le donc, et demandons aux lieux qu’il a décrits, à Troie, à Ithaque, à la Grèce entière; à la nature dont il nous a laissé la peinture, et qui lui inspire ses fictions; aux ruines de Mycènes; au peuple, ruine vivante qui s’est re- dressée sous nos yeux : ce commentaire, qu'Eustathe , que Wolf , que Voss, que toutes les arguties et toute Ja solide science de l’école ne nous avaïent pas donné.
On ne songe point , sans doute , à demander à la
230 HOMÈRE
Grèce qu’elle apporte enfin une solution à des problêmes aussi obscurs que la réalité du personnage d’Homère, l'unité de l’Iliade et de l'Odyssée. Le pays ne saurait, pas plus que les livres des anciens, fournir à cet intermi- nable procès, des preuves authentiques. Tout ce qu’il offre, c’est le témoignage de légendes, en partieantiques, que vingt-cinq siècles n’ont pas encore complètement effacées. Ainsi, à Smyrne ; on montre ce Mélès, dont l'immortel aveugle porta le nom, et une grotte où il au- rait composé des vers ; à Chio et à Ithaque, son école; à Nio, son tombeau, Les ruines et les lieux auxquels la croyance commune attache le nom d’Homère , ne sont guère dignes de lui. Il est possible qu’on ait fait trop d’honneur à la tombe üe quelque personnage obs- cur , quin’a même pas connu l’Iliade. L’imagination rêvait les bords d’une eau plus limpide et des retraites plus riantes pour y faire naître et chanter celui qui peignit la grotte de Calypso et les jardins d’Alcinoüs. Je veux bien même qu’un prêtre d’Ithaque ait donné, pour tromper Gell , le nom d’Homère à des lieux qui, avant l’arrivée du voyageur anglais, ne l’avaient ja- mais porté. Néanmoins, on ne peut être tout-à-fait indifférent à ces derniers hommages, rendus à une grande mémoire. Pour moi, j’attache à tous quelque prix; mais ce qui me touche , plus que tout le reste, c’est ce simple nom d'école conservé ou donné , sans qu’on sût trop pourquoi , à ces rochers qui rappellent les lecons d’Homère, comme ceux de Pausilype rap- pellent les leçons de Cicéron et de Virgile. Ainsi, après tant de générations successivement éteintes , ce peuple, qui se rappelait si peu de chose de son ancienne gloire,
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 231
croyait savoir encore qu’à l’origine des âges, ce sont les poètes qui ont fait poindre , dans les ténèbres de la barbarie, les premières lueurs de la vérité ; au- delà des Apôtres, qui lui apportèrent la doctrine nou- velle, il donne le nom de maître à Virgile, comme on le donnerait à Platon ; mais, de tous les maîtres qui enseignèrent à la Grèce la science suprême , celle de la vie , l’un des premiers et le plus grand, ce fut Homère.
Ge sont là , je le sais bien , des fables, et rien de plus; mais est-ce si peu de chose que la persistance des légendes populaires ? En vérité, je suis tenté quelquefois d’en préférer l’ingénuité aux paradoxes les plus subtils des érudits ; et lorsque , après Aristote , les modernes habitants de l’Ionie et de la Grèce, sans rien connaître des poésies homériques , ni surtout des querelles qu’elles soulèvent, répètent encore le nom, et montrent, fût-ce où ils ne sont pas, lé berceau, la demeure et la tombe d’un poète qui n'aurait ja- mais existé, j’aimerais mieux me laisser tromper, comme les enfants, par ces vieilles fables, que d’a- voir raison avec Vico et les plus doctes partisans de son ingénieuse hypothèse.
Si la Grèce ne prouve pas qu'Homère ait existé, elle apprendrait du moins où il est né. Pour qui l’a vue de ses yeux, c’est en vain que tant de villes se disputeraient encore un honneur qu’il est déjà beau d’avoir su envier. Il suffit à la gloire d'Athènes que Pisistrate ait réuni les vers disséminés d’Homère , qu’Eschyle ait vécu de ses reliefs et que Phidias ait sculpté ses Dieux; ce doit être assez pour le Pélo-
-:S HOMERE
ponèse que le poète l’ait mieux connu que la Thes- salie ; Ithaque aussi se contentera d’avoir eu pour hôte: l'étranger errant et malade, qui rendit ses pauvres montagnes aussi illustres que le Parnasse et l’'Olympe. Non, ce n’est point sur les âpres versants du Nérite, ni en face du Taygète austère, au milieu des riches moissons de Lacédémone , ni dans l’Attique au sol aride , aux lignes précises, à la limpide lumière, qu'est née cette poésie aimable, facile, prodigue comme une terre généreuse, et qui ne craint point d'emprunter à la nature dont elle s'inspire toute la richesse de ses couleurs, tout l’éclat, parfois confus, de ses images. Déjà, après avoir examiné les titres des parties rivales, l’antiquité semblait pencher du côté de Chio ou de Smyrae : la nature est d'accord avec Cicéron; et si, parmi tous les rivages de la Grèce, il en est un où, accoutumé par la Grèce elle-même à chercher entre la physionomie des lieux et le caractère des œuvres de l’art je ne sais quelle harmonie mystérieuse, on aimerait à placer le ber- ceau de la poésie épique, je le crois, avec M. Ampère, c’est sur le golfe de Smyrne, en face de cet horizon si plein de grâce, sous ce doux ciel voilé parfois de vapeurs transparentes, que dut naître et dicter ses poèmes celui qui donna la vie et la beauté aux monstres immobiles adorés par les colonies égyp- tiennes, entr’ouvrit aux yeux des hommes les nuages dont les prêtres de Thrace avaient enveloppé lOlympe invisible, chanta les Dieux mêlés aux guerriers, Ulysse, cher à Minerve, et Achille, fils de Thétis.
ÊT ELA GRÈCE CONTEMPORAINE. 29%
I. DE LA GÉOGRAPHIE D'HOMÈRE,
Il n’est pas d’auteur peut-être dont on ait discuté la géographie aussi souvent et avec autant de soin qu’on a discuté celle d'Homère. Sans remonter jus- qu’aux commentaires de l’antiquité, on peut dire que, depuis la fin du siècle dernier seulement, il a été dépensé sur ces problêmes délicats, intéressants, mais assez stériles, des trésors d’érudition , de saga- cité et de dialectique. Si l’on en croyait les conclu- sions de chaque ouvrage étudié isolément, l’autorité d’Homère, comme géographe, loin d’être ébranlée par le temps, n'aurait fait que s’affermir toujours davantage ; elle tient vraiment du prodige : Homère a tout su, Homère a tout dit.
Mais si l’on compare les différents livres écrits sur le même sujet, on est bientôt confondu de la diver- sité des opivions. Ces lieux que tout le monde déclare si fidèlement représentés et si faciles à reconnaître, chacun les déplace et les retrouve ailleurs qu’on ne les avait trouvés avant lui. Nouvel auteur, nouveau système ; et, de celui qui tout à l'heure n’avait paru ne laisser de doute sur aucun point, il ne reste de- bout ni un principe, ni une conséquence: cette Pylos p’était pas celle de Nestor; Ilion est plus près ou plus loin du rivage ; la ville d'Ulysse a pris une autre place dans l’île d’Ithaque , et l'ile elle-même, une autre place dans la mer. On en appelle au texte
234 HOMÈRE
d’Homère qui avait été mal lu, mal compris ; ou bien ce texte était vague : c’est quelque passage d’un autre poète, une note des scoliastes, une interprétation des géographes, c’est un nom perpétué par la tradition, ce sont des ruines qui suppléent à son silence, qui expliquent, complètent, corrigent ce qu’il a dit. Chose singulière, en vérité, que chaque système accorde à Homère tant d'autorité, et que la diversité des sys- tèmes lui en laisse si peu!
En visitant la Grèce, y trouvera-t-on des raisons suffisantes pour faire un choix définitif entre tant d’hy- pothèses qui se combattent ; ou bien, ayant reconnu l’impossibilité de les concilier entre elles et de pré- férer l’une à l’autre, se rangera-t-on, de guerre lasse, dans le parti de ceux qui réduisent la prétendue exac- titude de la géographie d’Homère à cette vérité gé- nérale que les poètes, comme les peintres, s’attachent à donner à des descriptions imaginaires, pour qu’elles fassent illusion ? Cette opinion aurait le mérite de mettre un terme à de longues querelles, sans porter atteinte à la renommée poétique d’Homère : en effet, c’est assez pour sa gloire que, peignant de la même manière que les autres poètes, il ait peint mieux qu'eux. Mais , si c’est assez pour la gloire d’Homère, c’est trop peu pour la vérité. Homère peint mieux que les poètes des autres âges; il peint autrement.
Les poètes ne cherchent guère dans la description des lieux qu’un ornement accessoire pour le récit: c’est un fond qu’ils veulent , comme dans un tableau historique , subordonner à l’action, dussent-ils, lors- qu’ils en choisissent les traits, sacrifier à l'harmonie
ET LA GRÈCE CONTEMPORAINE. 285
de la scène la vérité du paysage. Ainsi, toute cir- constance qui ajouterait à l’exactitude, si elle nuit à l'effet général, ou si elle est dépourvue d’agrément, doit être changée , doit être omise. C’est une loi que tous les poètes reconnaissent et observent. Homère n’a pas ces scrupules, il en a d’autres. Examinez cette plaine de Troie, illustrée par les exploits d'Achille : un autre imaginerait de peindre ce fleuve dont les colères vont jeter le désordre dans la mêlée, cette ville défendue par des rochers escarpés, ces tours où les veillards et les femmes montent pour suivre du regard les vicissitudes du combat , et, du côté de la plaine, cet endroit faible d’où Andromaque ne vou- drait pas qu'Hector s’écartât. Virgile, si curieux de recueillir les antiques traditions, aurait nommé aussi les tombeaux des rois et les monuments qui rap- pellent l’histoire des premiers âges. Mais voici des dé- tails que Lamothe devait trouver bien inutiles, que Fénelon n’aurait pasinventés, et que Virgile lui-même aurait négligés sans doute. La description du poète ne gagne rien , ni pour l'agrément ni pour la clarté, à ce qu’il place auprès des portes Scées un hêtre qu’il ne décrit pas, et nomme tantôt les collines auprès desquelles on combat, tantôt les tertres d’où les espions examinent les mouvements de l’ennemi ; la poétique ordinaire renverrait au géographe le soin d’ap- prendre que la forme des lieux a changé, et à l’histo- rien celui d'indiquer, à mesure que le combat menace la ville ou les vaisseaux, à quelle aile, sur quelle rive du fleuve les chefs se signalent ; et surtout, lors- que Priam, en proie au désespoir qui lui fait mé-
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priser la vie, porte au meurtrier d’Hector la rançon de son cadavre , qui s’arrêterait à mesurer les dis- tances de la route, et songerait à dire qu’au déclin du jour le vieillard fit boire ses mules près du tom- beau d’Ilus, et franchit le gué du Scamandre ? Des traits semblables se rencontrent , en grand nombre , dans la description de Schérie, dans celle d’Ithaque ; pourquoi Homère les admet-il dans ses vers, sinon parce qu'ayant sans cesse sous les yeux le théâtre de l’action , qui n’est pas purement idéal , il veut , lors- qu'il fait mouvoir ses personnages , se représenter , de quelque facon, la route qu’il leur fait parcourir et les lieux où il les conduit ?
Ce n’est pas qu’il soit toujours facile de les suivre par la pensée; et ceux qui contestent l’exactitude d’Homère et la réalité des lieux qu’il a décrits, comptent les distances parcourues, les combats livrés du matin au soir , et il se trouve que les vingt-quatre heures d’une journée de l’Ihade ne suffisent pas plus que celles d’une tragédie classique à tous les faits qui s’y pressent ; pour que Jupiter voie de l’Ida ce qui se passe à Troie, il faut en changer l'emplacement ; pour que Mars fasse entendre sa voix, pour qu'Hé- lène de ses yeux reconnaisse les chefs, il faut que la ville soit plus voisine de la mer ; pour qu’Eu- mée fasse deux fois, en un seul jour, la route qui conduit de sa demeure à celle de son maitre , il faut que l’uve et l’autre ne soient pas situées aux deux extrémités d’une île assez longue. Tous ces arguments sont rigoureux ; ils n’ont, en vérité, qu’un défaut : leur rigueur même, A les prendre au pied de la lettre
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la marche de l’action est, en effet, peu compatible avec état des lieux; mais qu'est-ce qui s'éloigne de la réalité? L'action. C’est l'imagination seule du poète qui assiste à ces péripéties; elle les multiplie ; elle les précipite ; bientôt, le temps est abstrait et la vi- tesse est idéale; tout un mois tient dans une journée ; songez que les habitants de l’Olympe sont descendus dans la mêlée, et que les hommes eux-mêmes, ces hommes d'autrefois, sont des demi-dieux. Il n’y a qu'une chose dans la bataille qui soit réelle, et que le poète ait pu voir: c’est précisément le champ où elle s’est livrée.
Toutes les obscurités même, et les contradictions qu’on relève dans le texte ( on les exagère , mais elles existent) m'en fourniraient une nouvelle preuve. Il n’est rien de plus aisé que de rétablir, lorsqu'elle est l’œuvre d’un beau génie , une description imaginaire ; elle est assez vague pour que les yeux puissent, sans aucune infidélité , se la représenter diversement; bor- née à peu de traits, elle échappe à la confusion ; et, comme chacun de ces traits a sa place marquée d'avance par les convenances du sujet et se rencontre précisément là où la raison le chercherait , on n’est jamais arrêté par aucune incertitude. Sans une carte, l'ilinéraire que trace un poète est clair, mais celui que trace un géographe demeure obscur ; et si lon peut discuter, depuis tant de siècles, sur l’objet des descriptions d’Homère , je crois que cela tient aux ef- forts mêmes que le poète fait pour qu’elles soient exactes ; elles ne sont compliquées que parce qu’elles veulent tenir compte de tous les accidents de la réalité.
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il aurait fallu seulement n’oublier jamais que l’exac- titude d’Homère n’est pas, ne peut pas être celle qu’ob- servent les géographes de notre âge. L'expérience de ces temps primitifs ne soupçonne même pas qu’une science , appuyant sur des calculs rigoureux ses déductions , viendra un jour , non-seulement coordon- ner et dépasser, mais corriger et démentir les impres- sions successives de la vue. Les yeux fixés sur l’ho- rizon , il m'est arrivé plus d’une fois, en Grèce, et sans que j'aie pu n’en défendre , d'admirer l’ingénuité des savants qui retrouvent chez Homère une rose des vents , et des mots qui déterminent précisément, dans un sens ou dans l’autre , les points cardinaux. Homère nomme les vents et les parties du ciel comme fait l’usage , à peu près: d’un côté, les vents qui soufflent les frimas; et, de Pautre , ceux dont l’haleine féconde est favorable aux moissons ; ici , les régions lumineuses de l’aurore et du soleil ; et là, les régions des ténèbres; mais comment saurait-il que, sur cette route que le soleil parcourt du matin au soir, et dont le point de départ, comme le point d’arrivée , change du jour au lendemain , il y a des lignes abs- traites qui marquent d’une façon certaine, immuable , les limites de l’aurore et du couchant ? Et comment, lorsque la direction des côtes modifie celle des vents, et que les vents qui viennent des ténèbres , ceux de Thrace , peuvent soufler du Nord-Est dans l’Helles- pont, du Nord-Ouest dans la mer Ionienne , com- ment prétendrait-on orienter, d’une facon rigou- reuse , d’après les vents, ou d’après le soleil , une contrée homérique ? :
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Les yeux nous trompent plus gravement encore sil s’agit de déterminer , non les divisions du ciel, mais celles de la terre habitée, la configuration des ri- vages , les frontières des royaumes , la position rela- tive des villes , la longueur et la direction des routes. La carte même et la boussole à la main , combien de fois n’y est-on pas trompé ? Si c’est du navire qu’on regarde au loin des côtes, quel nom donner à ce qu’on voit ? Quelle est cette cime enveloppée de vapeurs ? Ces lignes bleues, est-ce une île ou le rivage du con- tinent ? Ces brumes qui se confondent avec le ciel et la mer, est-ce un détroit, un golfe, ou une côte basse? Mais, au centre du pays, la confusion est à son comble ; le sentier tourne et l'horizon change ; voici le col franchi : quelle ligne a-t-on suivie ? Quelle est la forme générale des contrées que l’on traverse ? Il est rare que les regards se les figurent comme le compas les trace. Or, Homère, s’il les a connues , n’a pu les connaître qu’ainsi.
Demandez-vous d’ailleurs ce qu’a pu voir le voya- geur des premiers âges : les ports, surtout ceux des îles , telles qu'Ithaque et la Crète, et, sur le conti- nent , quelques grandes villes, lorsque, comme Pylos et Athènes, elles sont voisines du rivage; ou que leurs richesses , le commerce, les armes leur ont donné, comme à Orchomènes, comme à Mycènes et Sparte, le premier rang. Mais, à mesure qu’il s'éloigne de l’hori- zon des côtes les plus fréquentées, sur les mers loin- taines de l'Occident , comme dans l’intérieur des terres, ses souvenirs ou les récits le trompent; il divise mal la Thessalie, et confusément le Péloponèse ; un
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voyage imaginaire met en ligne droite les sommets d’un triangle; la route coupe , sans que le poète s’en doute , des montagnes que les chars n’ont jamais fran- chies. En sera-t-on surpris lorsqu'on sait quelles cartes fantastiques ont dessinées les géographes jusqu’à la fin du moyen-âge, plus de vingt siècles après Homère ? Ainsi, Homère connaît peu la Grèce, il la connaît mal, et les descriptions qu’il nous en a laissées ne sauraient être acceptées , d'aucune manière , comme la représentation exacte de la réalité. Elles sontexactes cependant, je l'ai affirmé, mais dans la mesure où elles pouvaient l’être, c’est-à-dire qu’elles repro- duisent fidèlement la Grèce telle qu'Homère a pu la voir ; à défaut de notions plus précises, elle a laissé dans l’esprit du poète des images, et il les a si naï- vement relracées que ses vers semblent encore les meltresous nos yeux. Il y a loin , sans doute , de quel- ques images, souvent confuses, presque toujours incohérentes , à une description de la terre , à un sys- tème du monde; et l’autorité d'Homère , qu’on a vo- lontiers étendue au-delà de toutes limites, se trouve ainsi bien restreinte; mais, dans les bornes où nous l'avons renfermée, elle sera plus solide et difficile à contester. Il restera même , de sa géographie , plus qu'il ne reste «le celle des géographes qui vinrent après lui, En effet , les géographes ont dit ce qu’ils croyaient savoir , et leurs hypothèses les avaient trompés; du jour où les progrès de la science ont rendu leurs théo- ries inutiles, elles n’intéressent plus que ceux qui voudraient écrire l’histoire des erreurs de l'esprit hu main. Mais les descriptions d’Homère. ont toujours la
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valeur qu’elles avaient pour ses contemporains ; ce ne sera plus, si l’on veut, qu’une sorte de géographie pittoresque , et très-incomplète, mais toujours pré- cieuse à consulter; car, comme les progrès de la science , en renouvelant la carte de la Grèce, n’ont changé ni les yeux, ni la nature , les images qu'Homère a laissées des lieux n’ont point perdu leur vérité, et suffisent souvent pour que le voyageur les reconnaisse.
J'en ai fait l’épreuve après tant d’autres, et deux fois, à quelques années d'intervalle, je me suis plu à comparer aux lieux qu'Homère a aécrits la descrip- tion qu’il en a faite ; mais, fidèle au principe que je viens de poser , je n’ai point poussé , aussi loin qu’on l'avait fait, ce rapprochement; lorsqu'Homère nomme les lieux , sans ajouter à leur nom un seul mot qui en indique le caractère, il m'a semblé peu important, et assez peu sûr , de prétendre les retrouver ; cette tâche délicate appartient plutôt à ceux qui voudraient savoir d’Homère quel fut létat de la Grèce aux temps héroïques , qu’à ceux qui, comme moi, interrogent la Grèce actuelle pour savoir d'elle quel est le caractère des descriptions d’Homère. Je ne cherchais point à replacer sur la carte tous les noms qu’il énumère , mais à reconnaître , dans la nature, la réalité dont ses images représentent l’apparence.
On sait assez, par le témoignage unanime des voya- geurs , quelle est lexactitude des épithètes qu’il joint au nom des villes. Elles sont quelquefois assez communes pour qu’il les ait appliquées lui-même à plusieurs villes différentes, et pour qu’on puisse les appliquer à bien d’autres, Combien , même de celles
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qu'Homère n’a pas citées, méritent, en même temps que Tirynthe, Mycènes, Athènes, qu’on rappelle leurs fortes murailles ! Combien sont situées, comme Hélos , au bord de la mer ; comme Aulis, sur des rochers ; comme Haliarte, dans les pâturages, ou fleu- ries, comme Pvrase, où aimables, comme Mantinée ! Ce n’est pas à Epidaure seulement qu’il faut chercher des vignes ; à Orchomènes , des moutons, ou à Thisbé, des colombes. De même , l’Axios ne roule pas seul de belles eaux; ni le Xanthe , des eaux impétueuses; ni le Pénée , des flots d'argent. On ne doit pas s’attendre à ce que ces traits rapides conviennent uniquement à la ville ou au fleuve qu’ils désignent ; c’est assez qu'ils leur appartiennent aussi, et les désignent presque toujours mieux que d’autres ne l'auraient fait. Ge mérite est rare ,et, quoique le temps ait fait perdre à plusieurs cimes verdoyantes leurs ombrages, à quel- ques vallées leurs prairies, et même à quelques acropoles leurs ruines, on ne peut pas le contester à Homère.
Mais si, des lieux qu'Homère nomme et désigne d’un mot , nous passons à ceux qui servent de théâtre à quelque épisode important ou à l’action principale de ses poèmes, cette exactitude, qu’il a cherchée partout, doit être plus scrupuleuse encore : elle l’est en effet ; et comme ici le poète, à mesure que lPac- tion se développe, ajoute quelque trait à la descrip- tion du lieu de la scène , on parvient, sans trop de peine, en réunissant ces traits épars, à en restituer une image à peu près complète. Et cette image, lorsqu'elle est assez précise pour qu’on puisse réelle-
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ment se la figurer dans l'esprit, et chercher des veux les objets auxquels elle. ressemble, la Grèce nous en apprend aussi la vérité.
Ainsi, je ne suis pas bien sûr de savoir laquelle des trois Pylos de Strabon est Pylos la Sablonneuse , où régna Nestor ; ni où est Phères et la demeure hospita- lière de Dioclès , petit-fils de l’Alphée ; ni surtout par où un char peut aller de Pylos à Phères, et de Phères à Sparte; Homère, s’il la su, ne nous l’a pas dit clairement. Mais, assurément, j'ai vu, au pied du Taygète neigeux , la vallée creuse, profonde , où, sur une terre noire, fertile en lotos, en ache, en orge, en blé, en épeautre, s'élève la divine , la vaste , Pai- mable Lacédémone, chère à Junon, comme Argos, et comme Phthie, célèbre par la beauté de ses femmes et la vitesse de ses coursiers.
Je ne sais pas où est, sur la plage de Sigée, la place du vaisseau d'Ulysse; ni où s'élèvent, dans la vallée , Callicolone et la colline des figuiers, voisine du Hétre; ni auquel de ces tertres , disséminés sur les deux rives du fleuve, il faut assigner le nom d’Æsyétès , auquel celui de Myrrhine; mais je sais où campaient les Grecs; je sais quels sont, aux deux ailes, ces tombeaux que les navigateurs saluent de loin en en- trant dans l’Hellespont ; j'ai visité, au centre de la plaine, le tombeau d’Ilos, qui la domine ; j’ai reconnu Pergame sur ses rochers escarpés , et Iion battue des vents, et les sources du divin Scamandre. C’est en vain que la nouvelle Ilion, dont les ruines informes couvrent ce plateau , a fait, depuis Alexandre, rival d'Achille , jusqu’à Gésar, qui descend d’Enée, et jus-
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qu’à Virgile, qui le chanta, tant de dupes et tant de com- plices de ses mensonges intéressés ; c’est en vain que Strabon s’en rapporte au témoignage de Démétrius de Scepcis, un indigène; c’est en vain que Mac-Laren et Webb subtilisent ; sans doute , il y aura loin des vais- seaux à la porte Scée ; il n'est pas bien prouvé que des deux sources du fleuve il coule encore une eau tiède à côté d’une eau glacée , et lestraces d’habitations sont rares sur les hauteurs désertes de Bounar-Bachi ; mais, dussé-je prendre ma part des dédains prodi- gués à Choïiseul depuis une vingtaine d’années, ni la nouvelle Ilion , ni les Ilions de Strabon et de Webb ne répondent aux descriptions de l’Iliade : c’est celle de Cloiseul qui est celle d’'Homère.
Enfin, je n’ai cherché dans l’île d’fthaque (1) ni le jar- din de Laerte, ni le verger de Pénélope, ni le lit nuptial où Le Chevallier trouve si plaisamment la preuve que l'Odyssée doit être l'ouvrage d'Ulysse, ni la colline de Mercure et tous les détours du chemin qui con- duit Ulysse des étables d’'Eumée à la ville, ni même (s’il faut l'avouer) les pierres du palais dont Schreiber a donné un plan complet. Mais j'ai vu, à n’en pou- voir douter , près du rocher du Corbeau et de la source Aréthuse, sur un plateau qui domine la mer, les lieux où le poète place l'habitation du fidèle por- cher; j'ai vu le Nérite, qui se montre de loin aux re- gards des navigateurs, et la ville au pied du Néïon, dont Gell a fait une acropole inaccessible; et ce port
(4) CF. ma thèse intitulée : De Ulyssis Ithaca. Paris, Lahure, À 854,
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de Phorcys, fermé à tous les vents, que Virgile, d’après les règles d’une autre poétique , ne se fait point scrupule de transporter sur le rivage de la Li- bye; et la groite des Nymphes où les philosophes d'Alexandrie ne voient , comme dans la caverne de Platon , qu’une allégorie. On a contesté , on contes- tera encore l'emplacement de la ville, et même Piden- tité de l’île. Il n'importe: les noms perpétués à travers les âges , les ruines , les traditions plus ou moins an- ciennes, les témoignages contradictoires d’écrivains postérieurs, ont sans doute leur autorité, et il faut les consulter. Mais les descriptions d’Homère en ont davantage, lorsqu'elles sont formelles, et les lieux qui leur répondent d’une façon frappante , sont bien, quoi qu’on fasse, ceux qu'Homère a voulu décrire, A Ithaque même, les descriptions prennent un carac- tère particulier d’exactitude ; le poète y insiste assez pour qu’elles soient à peu près complètes . et l'ile est assez petite pour qu’on l’embrasse d’un coup- d'œil et la voie réellement telle qu'elle est. Ainsi, l'image n’est plus seulement fidèle, elle est exacte ; avec les dessins d’un peintre et les cartes d’un géo- graphe , on ne reconnaîtrait pas plus sûrement le rivage où les Phéaciens déposèrent Ulysse endormi.
IT. DES PEINTURES D’HOMÈRE.
À mesure que , passant du Péloponèse à la plaine de Troie , de Troie à Ithaque, de l’île entière à cha-
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cune de ses parties, je resserrais l'horizon et le ra- menais à des lignes plus simples ; les descriptions d'Homère , d’abord confuses , incomplètes , inexactes, devenaient plus fidèles : si bien qu’au terme, lors- que la géographie se rapproche du paysage, rien ne manque plus à la vérité du tableau. Quel peintre füt aussi habile qu'Homère à reproduire les formes , les couleurs et la vie de la nature ?
I ne faut pas venir en Grèce pour soupçonner la raison de cette supériorité ; mais, pour apprécier tout ce que valent ces inimitables peintures, pour savoir parfaitement d’où vient qu’elles sont si belles, une heureuse fortune nous a donné un avantage immense, à nous, qui les avons comparées de nos yeux avec la réalité qu’elles représentent.
Jusqu’à ce jour , non-seulement nous avions lu Ho- mère sous un ciel qui n’est pas le ciel dont il a parlé; mais peut-être encore élions-nous trop indifférents à ce spectacle. Recueillis en nous-mêmes, ou tout en- tiers à l’action, les habitudes de relations sociales plus compliquées ne laissent à notre vie aucune analogie apparente, aucun lien saisissable avec la vie des animaux et les phénomènes de la nature. Entre ces deux mondes, c’est beaucoup de saisir des rapports inoraux comme les allégories de La Fontaine et les allusions de Buffon , ou des harmonies indécises comme en rêve Bernardin de Saint-Pierre.
Les comparaisons directes se présentent à l'esprit plus rarement; elles semblent moins naturelles; ce sont les ornements que l’on prodigue encore pour ne laisser à Homère aucun genre de supériorité , ou
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égayer, par quelques images, la sécheresse du récit > mais on y sent l’apprêt , et aucun art ne peut rajeunir ces beautés d'emprunt qui, en passant par trop de mains , ont perdu toute leur fraîcheur.
Homère ne décrit guère que lorsqu'il compare : ne trouvant plus entre l’image et l’action les rapports qui le frappaient, nous avons dû mettre à côté l’un de l’autre, comme deux éléments isolés de l'intérêt, la description et le récit, Mais nos descriptions même sont inexactes; car, depuis que nous ne nous cherchons plus dans la nature, nous ne la voyons plus aussi bien. Combien de poètes ne l’ont jamais regardée ! S'ils ont besoin, par aventure, qu’elle leur fournisse, comme aux peintres d'histoire, un fond de scène, il faudra qu'ils prennent à leur tour dans le champ banalla mer , le ciel et la tempête de tout le monde; ou, s’ils franchis- sent la terrasse et le seuil du parc, sans aucun modèle à copier, comme ils vont assortir des couleurs dispa- rates, confondre les heures du jour et les saisons de l’année ! Rousseau voulait que son élève püût, d’après la hauteur du soleil, retrouver sa route: cela suffit à l'originalité d'Emile , s’il est appelé à vivre dans l’en- ceinte fermée d’une de nos villes.
Lorsqu'ils ne verront plus dans la comparaison qu’un contre-sens , et dans la description qu’un hors-d’œuvre, il est juste que les plus fermes esprits , sans souci des traditions de l’école , ne laissent pas à la nature, dans le tableau qu’ils nous font de la vie, plus de place qu’elle n’en a gardé dans la vie elle-même. Sur le théâtre des anciens , à côté des péripéties les plus pathétiques de Sophocle, et jusqu’au milieu des plus
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cyniques plaisanteries d’Aristophane , elle ne se laissait
guère oublier ; on l’entrevoyait, derrière les per- .
sonnages , dans les plaintes des mourants comme dans les chants du chœur, Notre scène n’admet que des sen- timents et des actions; ur trait, emprunté à la nature, nous ferait sortir du sujet du drame ; Corneille n’est plus un peintre : c’est un orateur et un moraliste.
Pour oublier ces traditions de la littérature qui nous est le plus familière , ce n’est pas trop de perdre quel- que temps de vue l'horizon du pays natal, ces villes closes, ce pâle soleil. Nous apprendrons de l’Orient ce que doivent à la nature les poésies primitives, sur- tout celle de la Bible et celle d’'Homère. Là, rien n’a pu briser les liens qui l’unissaient à l’homme ; l’activité so- ciale elle-même ne se substituera jamais complète- ment aux béatitudes de la contemplation, Il est im- possible que les regards ne rencontrent pas toujours le monde extérieur ; si grande que soit une ville, il n'arrive guère que d'incommodes barrières lui dé- robent l’imposant spectacle de l’orage qui s’amasse sur les montagnes , de la tempête qui gronde, ou du ciel serein qui brille sur la mer. Tout le monde reconnaît chaque saison à ses fleurs et à ses fruits ; les anémones précèdent les feuilles ; l’orge tombe en même temps que les fleurs du laurier-rose; les premières figues avec celles du myrte, et l’asphodèle s’ouvre comme la grappe mäûrit, vers les Lénéennes.
C’est sur le ciel que tous les regards sont fixés # les soleil mesure les occupations de chaque jour, comme les mois de l’année ; la lune est attendue comme ‘une bienfaitrice qui donne à la nuit une clarté aussi ai-
La
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mable que les lueurs de l’aube; on sait quelles sont les étoiles les plus belles et les plus brillantes , celles qui se couchent tard, s’il en est qui ne se baignent pas dans les flots de l’Océan , quand les constellations déclinent, et quand la voie lactée blanchitle ciel.
Mais surtout comme les yeux s’accoutument vite à aimer cette lumière limpide, qui est l’auréole de la nature, le charme de la vie, la vie elle-même! On a besoin de la voir autant que de respirer l'air; elle est sacrée ; c’est la joie; c’est le salut qui succède aux dangers du combat et de la tempête ; c’est le fils qu’on retrouve après avoir pleuré sa perte.
On commence par admirer la création dans ses splendeurs ; bientôt on s’accoutume à l’observer , à l’aimer aussi dans les moindres choses, et le dédain qu’on éprouvait pour quelques-unes s’efface avec les préjugés qui en étaient la source. On se rappelle les comparaisons d’Homère : les plus simples, les plus basses, celles qu’on trouvait fausses et n’osait tra- duire. On voit les animaux domestiques user paisi- blement des mêmes droits que dans cette complaisante république dont parlait Platon : qu'il est aisé de s’ex- pliquer comment les héros, dans le camp des Grecs, et même les Dieux, sur l’Olympe, se reprochaient limpudente audace du chien! Et vraiment on peut , sans manquer d’égards, ni pour la royauté du lion, ni pour l'honneur du vaillant Ajax, comparer leur opiniâtreté à celle de l'âne. Tous les traducteurs re- culent , ils songent au baudet que La Fontaine envoie au moulin , l'oreille basse; l’âne d’Ionie a des allures altières ; il est noble comme le cheval ; le ciel a parlé
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par sa bouche comme par celle du coursier d'Achille ; et Jacob veut aussi donner l’idée d’un héros lorsqu'il compare à un âne vigoureux son fils Issachar.
Lorsqu'on vit en présence de la nature, préoccupé d’elle seule, on remonte bientôt au-delà des fausses délicatesses du langage; on découvre quelque chose d’élevé, de saisissant, dans les plus humbles phéno- mènes. Pour nous , comme pour l’épopée antique, il n'ya plus rien qui soit petit , qui soit vulgaire : le mou- rant sera la fleur qui penche sa tête, tout aussi bien que le pin que la cognée abat sur la montagne ; lar- deur acharnée des combattants fera penser, non-seu- lement aux lions courroucés , aux chiens intrépides , mais aux mouches qu’attire le lait nouveau, aux abeilles qui défendent leur ruche attaquée par des enfants. Nommons jusqu’à la chenille, jusqu’à laraignée; quelle image que celle de ces ombres effrayées, pa- reilles aux chauves-souris qui volent en tremblant dans les ténèbres d’une grotte , et, parce que la frayeur les tient serrées l’une contre l’autre, suivent toutes dans sa chute la première qui tombe !
Dès qu’on s’accoutume à les comparer à la nature de la Grèce ,on doit conclure, de lexactitude des images et des comparaisons qu’il a répandues dans ses poèmes, que, si Homère a connu Ilion, que, sil a ‘traversé Ithaque, il a surtout et sans cesse vécu au milieu de la nature qu’il nous à peinte. Toutes ses peintures sont des souvenirs : de ses yeux, il à vu plus d’une fois les scènes paisibles de la vie rustique et pastorale , les moutons qui suivent le bélier, les moissonneurs qui marchent au-devant l’un de lPautre,
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jonchant de nombreux épis le champ de l’homme riche, etle bûcheron, à qui l'heure du soir, lorsqu'il a rassasié ses mains à couper de grands arbres, fait désirer la douce nourriture. Il connaîtces chasses terribles qui ressemblent aux combats des héros, et où les chiens intrépides , sans lâcher pied, poursuivent , parmi les broussailles déracinées , le sanglier qui aiguise ses dents meurtrières, et le lion magnanime qui veut mourir ou vaincre. Les hasards de la vie errante lui ont montré tous ces spectacles presque inconnus aux poètes des villes : la biche qui fuit, haletante et cou- verte de sueur , tandis que le lion ôte à ses jeunes faons leur faible vie ; la flamme qui dévore la forêt , le vent qui ébranle les chênes élevés, le torrent qui se pré- cipite des flancs de la montagne. La mer surtout lui est familière : azurée sous un ciel sans nuages ; blanche, lorsqu’elle écume; violette , lorsqu'elle s’agite ; noire, comme la nuit, comme le vin, comme la poix, lors- que la tempête s’amasse; il en sait toutes les couleurs; il en a écouté toutes les voix, le frémissement , le murmure , les gémissements et Les colères.
Ces images ont été bien prodiguées , mais au basard ; ici, elles ont gardé leur charme, parce qu’elles se montrent à leur place et parce qu'elles sont vraies. S'il en reste quelques-unes qui nous surprennent en- core , c’est qu’il ne suffit pas, pour retrouver Homère, de parcourir les pays qu’il a chantés, il faut encore (mais où l’imagination le pourrait-elle plus aisément qu’au milieu des ruines de la Grèce?) remonter jus- qu’au siècle de l’Iliade. À cette origine des sociétés, pour représenter la vie, le poète n’a point à pénétrer
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dans les obscurités de la conscience ; les actions n’ont guère d’autre principe que l'instinct; on songe rare- ment à les cacher, et cette vie, presque tout exté- rieure , a des rapports plus naturels avec la vie des animaux. Déjà ces rapports s’effacent peu à peu dans l'Odyssée, parce que la conduite d'Ulysse est moins spontanée, moins simple et plus purement humaine ; mais leshéros del’Iliade sont vraiment des aigles rapides, des sangliers infatigables, des loups sans pitié; Achille: a vraiment le cœur comme il a les mouvements im- pétueux du lion; la majesté d’Agamemnon est celle du taureau plein d’orgueil qui marche à la tête du trou- peau; et Héré, naïve comme un enfant , peut avoir les grands yeux sans expression de la génisse,
La Grèce nous apprend combien les peintures de la poésie homérique sont sincères , el c’est assez pour qu’elles nous séduisent ; mais ce souvenir des âges passés nous explique , comme si ce n’était pas assez de plaire, pourquoi elles nous émeuvent. En face de cette belle nature , nous la contemplons en specta- teurs curieux , et l'admiration seule arrache quelque- fois notre âme à son indolente sérénité ; les poètes nous avaient ôté d’avance jusqu’au trouble de la sur- prise. Il n’y a plus là, pour nous , ni périls, ni mys- tères qui fassent trembler nos membres et pâlir notre visage, Tout au plus avons-nous acheté de quelques- unes de ces nuits sans sommeil où , sur la couche im- portune , on supplie la divine Aurore de remonter sur son beau trône, le plaisir de dire, après avoir beaucoup vu: Je suis allé ici ; j'étais la. Homère a connu toutes les misères d’une vie sans asile, toutes les exigences
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de la faim cruelle, £mporté par le vent, à contre- cœur, loin de ses amis, il a, du vaisseau, regardé avec tristesse le feu du berger qui brillait dans la mon- tagne ; après le calme, il a vu la mer rougir, et, les yeux fixés sur les flots muets, il a, comme les mate- lots, attendu, immobile et plein d’anxiété, que Jupiter choisit, parmi les vents sonores , celui qui mène au port ou qui en écarte ; lorsque la vague écumante couvrait le navire tout entier , lorsque le souffle du vent mugissait dans les voiles , il a tressailli en voyant, entre la mort et lui, si peu de chose |
L'homme de ces temps-là vit en proie à la crainte; si, en regardant la nature , sa joie va jusqu’au trans- port, c’est que ses incertitudes vont jusqu'aux plus vives terreurs; il tremble devant cette puissance mys- térieuse , immense, fatale : mère prodigue et marâtre avare , qui donue la vie et la mort. Il faut exposer ses jours pour lui dérober chacun de ses secrets. Tout dé- pend d’elle : en pleine mer , la tempête brise les na- vires aux parois solides ; sur le rivage , l'air et la forêt sont peuplés de monstres; les lions qu’imaginent les sculpteurs du siècle de Périclès, il est aisé de recon- naître qu'Homère les avait sous les yeux lorsqu'il les peignit. Tout le fruit des pénibles travaux de l’homme, le pont jeté sur les rochers, la digue qui défend les plaines verdoyantes, ces beaux ouvrages, ces riches moissons , un caprice du torrent les emporte; et , si la neige malfaisante est envoyée par Jupiter irrité, la mer, la mer inféconde, la repousse, et les plaines fertiles lui sont livrées en proie. Homère assistait à ce combat, Il a combattu et souffert comme les autres.
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C’est le souvenir qui anime ses peintures. Lorsqu’Achille tient tête au fleuve et qu’Ulysse résiste à la tempête, le fleuve et la mer sont des êtres vivants comme les héros ; si la victoire est sublime , c’est que, des deux côtés, la lutte est volontaire , acharnée; et, pouren revenir aux peintures du poète, c’est leur moindre mérite d’être vraies ; elles pourraient l’être et ne nous point toucher ; d’autres le sont aussi; mais, dans les peintures d’'Homère, le paysage a un rôle dans lac- tion , et la nature elle-même est pathétique.
III, DES FICTIONS D'HOMÈRE.
Il semblerait jusqu’à présent, à voir comme les ‘descriptions d’Homère reproduisent l'apparence pit- toresque, sinon la réalité essentielle des choses, que cette poésie primitive fût simplement un miroir où se réfléchissait la nature. Ici, nous voyons qu’elle se passionne à ce spectacle ; mais la passion anime une peinture sans en altérer la vérité On pourrait dire, au contraire, qu’elle la rend plus fidèle; car, sans elle, on s’arrêterait aux formes, à l’image; par elle, on pénètre jusqu’à la vie.
Est-ce à dire que ces peintures soient toujours sincères, et que la fiction, partout sensible dans le récit, ne se glisse jamais dans les descriptions ? Gela west point probable, à une époque où lon aime tant (c’est Homère qui le confesse) le nouveau, l'imaginaire, le mensonge mêlé à la vérité, donné
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et accepté pour elle. Mais il faut mettre plus de discrétion à dénaturer les lieux que les faits; car, si les faits passent et s’oublient, les lieux restent, et la description, soumise à un contrôle facile , de- meure exposée à un démenti qui lui ôterait le prin- cipal mérite auquel elle prétende. Et toutefois, nous savons que le Scamandre avait un nom à Troie et un sur l’Olympe; les Immortels pénètrent dans la grotte d’Ithaque par une porte inaccessible aux hom- mes, et les Naïades y tissent des manteaux de pierre ; Achille combat un fleuve débordé, et ce fleuve est uu Dieu, comme le fleuve clément, dont Ulysse, prêt à périr , embrasse les genoux.
Avant de chercher plus loin ce qu'Homère mêle d’imaginaire à la description de la réalité, et de réel à la description du monde imaginaire ou surnaturel, on peut lui demander à lui-même quel est le carac- tère habituel de ses fictions
On rencontre dans l’Iliade et surtout dans l'Odyssée bien des mensonges qu’il donne pour tels: Mercure trompe Priam, Minerve trompe Ulysse, Ulysse trompe tout le monde. La plupart de ces mensonges sont pleins de grâce et d’une entière naïveté. La fable qu'imagine Mercure , ce Dieu ami des hommes, pour rassurer le père d’Hector, fait plus d’honneur à la déli- catesse de son cœur qu’à la fertilité de son imagiua- tion ; Miverve n’a pas cherché loin ce qu’elle dit auprès du port de Phorcys; mais Ulysse y met plus d’art. Lorsqu'il raconte à Eumée les aventures du Crétois pour lequel il veut passer , que de longueurs étudiées ! Combien de détours il fait pour que l’on
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perde sa trace! Quel air de candeur, et quelle adresse ! Néanmoins, dans ce labyrinthe, il y a ua fil qui nous guide , et le Crétois, sous les traits duquel Ulysse se déguise , joue d'autant mieux son personnage qu’il garde beaucoup des traits d'Ulysse. Il est le fils d’un homme riche; riche lui-même, grâce à des expé- ditions nombreuses, marié à une femme riche , parce qu’il était brave, il n’a pu refuser d’aller au siége de Troie ; là , il combat dix ans avec les autres chefs, et, parmi eux, c’est à lancer le javelot qu’il se dis- tingue. Plus tard, arrivé avec tous ses vaisseaux sur des rivages fertiles qu’il veut piller , il survit seul à ses compagnons que leur folie a perdus malgré ses conseils; d’autres malheurs l’attendaient, tout l’écarte de sa patrie; une fois, il l’a entrevue, mais une tempête terrible la rejeté bien loin dans la mer; neuf jours entiers , il a erré au gré des vents, sans autre soutien qu’un débris de navire; poussé par les flots, non loin de Schérie, aux rivages des Thes- protes, il succombait au froid , à la fatigue, lorsque le fils d’un roi hospitalier lui donna des vêtements et le conduisit dans la demeure de son père. Ici la fable se complique ; car Ulysse était, en même temps que le Crétois, chez les Thesprotes, comblé, comme lui, de présents, et à la veille d’être ramené par ses hôtes. 4 Que cet art est différent du nôtre ! Chez les mo- dernes , l'idéal n’aspire qu’à s’écarter du monde qui nous entoure; le fantastique aime à paraître impos- sible ; le merveilleux aurait mis, s’il l’avait pu , entre la terre et le ciel, l'infini. Chez Homère, tout est pos-
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sible, réel, humain ; la poésie, dans ses fictions, comme l’homme, dans ses mensonges , ne veut inspi- rer que la confiance; si haut qu’elle aille, dans ses rêves les plus hardis , elle aura toujours cherché à pro- duire l'illusion ; et, loin de cacher avec effort qu’elle a pris dans la réalité son point de départ, on dirait qu’elle se plaît à montrer les liens qui l’y rattachent. C’est par là qu’elle est assurée de plaire, même dans la fable ; elle ne soupçonne pas encore qu’il y ait quel- que chose de plus intéressant que ce qui est vraisem- blable, ni de plus vraisemblable que ce qui est vrai.
-Cherchons donc, en Grèce, des traces même du fantastique et du merveilleux d’Homère; après nous avoir montré combien les peintures du poète ressem- blaient à la réalité, la Grèce nous apprendra encore combien ses fictions en étaient voisines.
Schérie peut être considérée comme la transition du monde réel au monde imaginaire et fabuleux. Placée sur la limite qui les sépare , on a presque toujours voulu l’arracher de cette position intermédiaire, pour la faire violemment rentrer dans l’un ou dans l’autre. Combien de voyageurs se flattent de connaitre l’île des Phéaciens aussi bien qu’Ithaque elle-même ! Ils ontre- trouvé le fleuve, les lavoirs, les ports et le jardin d’Alci- noùs, et l'emplacement, tout au moins, de ce palais que gardaient deux chiens de bronze animés. En revanche, la critique hardie qui recule Ithaque vers l'Occident , rejette Hyperée, berceau des Phéacïens , au-dela de la terre que nous connaissons, et Schérie , leur seconde demeure , dans les espaces imaginaires. Schérie est une Atlantide comme celle de Platon; une ile des
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bienheureux, comme celle de Pindare; peut-être même un fantôme perdu dans les brouillards de la poésie du Nord; tout enfin, plutôt que la Corcyre de Thucydide,
C’est pousser trop loin ou la crédulité ou le scep- ticisme, et, des deux parts, lire Homère avec une certaine légèreté.
Il est évident que l’imagination du poète a prêté quelque chose à cette terre généreuse, qui ne connaît point le changement des saisons, et ne cesse jamais de cueillir les fruits de la vigne. Des relations étroites avec l’industrieuse Sidon n’eussent point suffi pour lui fournir les moyens de bâtir cette brillante demeure, où, sans parler de ce qu’a fait Vulcain, l’airain des murs est revêtu d’étain, où les portes d'or sont soutenues par des montants d'argent, et les torches allumées dans les mains des statues d’or. Sur cette terre, et dans ce palais, la vie qu’on mène tient aussi du prodige : douze rois, semblables aux douze grands dieux, et présidés par un souverain plus sage que Jupiter, rendent la justice ; une femme apaise, d’un geste, toutes les querelles; tous les jours sont des jours de fête; les danses y sont telles qu’elles inspirent une surprise mêlée de respect, et aucun des aèdes de la Grèce n’y dispute- rait à Démodocus le prix du chant. Si l’ambroisie cou- lait des amphores dans les coupes, ce seraient les fêtes divines de l’Olympe.
C’est que les Phéaciens ne sont pas des hommes comme les autres hommes : parents des Cyclopes, fils, comme eux, de Neptune, plus faibles, mais plus dignes, par leurs vertus, d’une céleste origine, Homère a pour eux seuls un mot (&yyideor), qui dit
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qu’ils approchent de la divinité plus que les rois, nourrissons de Jupiter, et que les héros semblables aux Immortels. Aussi habitent-ils à l’extrémité du monde, et n’ont-ils aucun commerce avec les autres peuples; ils ignorent les fureurs de la guerre et ses misères ; les seuls hommes qu’ils connaissent sont les malheureux que la tempête pousse dans leur île. Ils les accueillent comme les envoyés de Jupiter hos- pitalier ; ils les comblent de présents ; ils les ren- voient dans leur patrie, malgré Neptune et quelle que soit la distance. Car ce père, qu’ils irritent quel- quefois en abusant de ses faveurs, avait fait de ses enfants les premiers des navigateurs ; les vaisseaux, qu'il leur a donnés, volent sur la mer sans le secours du vent et plus vite que la pensée; cachés aux re- gards , comme les dieux, par des nuées, aucun pilote humain ne les guide; ils se gouvernent eux-mêmes, savent toutes les routes, tous les ports ; ils peuvent aller jusqu’en Eubée et revenir à Schérie, le même jour, sans aucune peine.
Et cependant Schérie existe ; elle est la dernière des terres que l’on connaisse, mais une terre pourtant, bien réelle , dont toute l’antiquité sait la route et le nom; Ulysse n’est pas le seul héros que les légendes primitives fassent aborder sur ces rivages ; elle est citée ailleurs que dans les poèmes; si l’on n’en croit pas Apollonius, Virgile, Ovide, de quel droit refusera-t-on d’ajouter foi au témoignage des Corcyréens eux-mêmes, et de Thucydide qui ne leur conteste pas leurs prétentions ?
Il ne faut point chercher dans l’île la ville homérique ; à défaut du palais, qui est retourné dans la région des
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songes, et des murailles dont la dernière pierre a disparu , on ne pourrait la reconnaître qu’à ses deux ports , voisins d’un fleuve , et aux jardins d’Alcinoüs ; mais le fleuve, les deux ports, et le vaisseau changé en rocher, se retrouvent sur trois points à la fois, et les jardins d’Alcinoüs, partout. L'ile, du moins, ne nous est pas seulement indiquée par une multitude de témoignages formels ; à cela près qu’elle con- nait les saisons, elle est bien l’ile féconde, aimable, hospitalière, qu'Homère à célébrée. Il en cite plus d’une fois la position dans la mer : sans voisins , parce qu’on connaît fort peu le continent et la mer au-dessus de Leucade , c’est de ce continent, l'Épire, qu’elle tire ses esclaves ; elle est à une nuit d’Ithaque, du même côté que Phidon, roi des Thesprotes. Ho- mère connaît son passé, l’origine d’Alcinoüs et d’Arété, les noms de leurs enfants, ceux de dix-sept Phéa- ciens , choisis parmi les premiers du peuple; il fait allusion à des légendes locales, ne fût-ce qu’à celle de cette haute montagne qu’un jour, c’est-à-dire vers l’époque indécise des derniers soulèvements, le dieu qui ébranle la terre, plaça, comme un rideau in- commode , à l'horizon de la ville coupable.
On sent qu’il parle d’une terre qui existe et d’un peuple qu'il connaît, et même, en y regardant de plus près, on s’effraie moins de la distance qui sépare le fantastique de la pure réalité. Ce peuple de demi-dieux a ses faiblesses comme les autres peuples : Minerve peut craindre qu’il w’outrage un étranger , et Alcinoüs recommande à Ulysse de bien fermer le coffre auquel il a confié ses richesses, Ulysse admire la danse des
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Phéaciens ,et ne leur disputerait point le prix de la course ; mais il l’emporterait sur eux dans tous les nobles exercices qui font la gloire des guerriers. A Sparte aussi , les palais élincellent comme le soleil, et jusque dans la pauvre Ithaque, pour la durée des festins, qu’envierait-on à Schérie? Phémius sait aussi chanter, et il ne manque à Laerte aucun des arbres qui ornent ces jardins tant célébrés d’Alcinoüs. Enfin, si nous entr'ouvrons le nuage qui cache ces divins vaisseaux , Homère ne nous permet pas d’y chercher un gouver- pail, mais il nous y montre lui-même cinquante-deux longues rames aux mains de matelots habiles. Ainsi, toujours les couleurs les plus brillantes de la poésie nous déguisent à peine la réalité. On peut croire que le poète de l'Odyssée connut Schérie, et peut-être son héros parle-t-il un peu pour lui, lorsqu'il remercie d’une manière si touchante les hôtes qui l'ont sauvé. Mais ce fut pour lui la limite : au-delà, vers l'Occident, il ne connaît que d’après des fables confuses et grossières, tous les rivages qu'Ulysse décrit aux Phéaciens. Il fallait tout le prestige de l'inconnu, toute l'autorité que donne à des mensonges absurdes la peur unie à l'ignorance, et tout le charme de ce langage , pour que le peuple grec, au milieu d'un poème dont les peintures sont si exactes, s’oubliât à écouter des récits dont l’incohérence n’échappe point à des enfants. Et, cependant encore, jusque dans ces fables naïves , on retrouve Homère fidèle à son génie; à côté des fictions et des allégories, il garde un fond de vérité, et il a été, même au-delà de Charybde et de Scylla , aussi véridique qu’il pouvait l'être. On s’at-
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tend bien que je n’irai pas chercher, de la terre des Lo- tophages à l’île de Circé , le théâtre de tant d'aventures. De tels problèmes n’'offrent plus qu’un intérêt mé- diocre , et la solution n’en sera jamais trouvée. C'est assez pour moi que Strabon ait pu la chercher, et que, tandis que Welcker ne trouve à Schérie qu’un rêve, toute l’antiquité ait vu, même au-delà , dans cette région des chimères, de véritables peintures.
Si la région des chimères a sa place dans ce monde, pourquoi n’y chercherions-nous pas la demeure des dieux ? En effet, qu'est-ce que les dieux d’Homère ? Des images de l’humanité. Jupiter est un roi comme Agamemnon. Des querelles s'élèvent entre ses con- vives comme entre les chefs de l’Jiade et les préten- dants de l'Odyssée. Ces dieux ont nos corps, nos pas- sions, du sang et des larmes qui coulent comme les nôtres, tous nos vices et toutes nos misères. Unis aux hommes par les liens de la famille, souvent ils les combattent, et il leur arrive d’être vaincus et blessés. Quelles que soient leur taille, leur force, la rapidité de leur course, la beauté de leur visage, l'immortalité est le seul privilége qui les élève au- dessus de la terre.
Cependant, l’homme tremble devant la nature dont il ignore les lois terribles; les dieux sont ces lois elles-mêmes. Ce sont les dieux qui commandent aux éléments , soulèvent les flots, ébranlent la terre, lui envoient la rosée bienfaisante, la foudre vengeresse , la douce lumière du jour, les rayons meurtriers du soleil. Ici, des attributs immuables tendent à effacer la personne vivante sous le type abstrait. Bientôt les
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abstractions du monde moral s’assiéront à la table de Jupiter comme les forces cachées du monde vi- sible : Mars ne sera plus que la guerre , et Vénus la volupté. Déjà, on peut compter dans Homère un certain nombre d’allégories; il suffit de se rappeler celle du Sommeil , frère de la Mort, ou des Prières boiteuses, qui marchent trop lentement pour réparer tous les maux qu’a faits l’Injure rapide. Je ne con- testerai pas à Eustathe que les étables de Circé et l’'antre d’Eole soient des figures , et il ne me déplaît nuilement que la ceinture de Lencothée représente Espérance. Dans l'Odyssée enfin, 8,5 encore, ni la Raison des philosophes , ni ie Men- tor de Fénelon , peut personnifier la souveraine Sa- gesse. Le symbolisme est en germe dans la mytho- logie d'Homère ; mais elle à gardé ce caractère que, parmi les immortels, ceux même auxquels il est le plus facile de donner un nom abstrait , ne savent pas encore sacrifier à la dignité de leur rôle les pas- sions individuelles par lesquelles ils appartiennent à la vie et à l’humanité.
Ainsi, qu’elles soient ou simplement des hommes, ou des formes vivantes empruntées à notre horizon, sous lesquelles se cache, soit une loi de la nature, soit même une vérité morale, toutes ces divinités doivent habiter notre monde. EHes en ont fait le partage : dans les grottes de la mer azurée, sur les montagnes, à la voûte du ciel , on peut chercher le royaume de cha- cune d’elles comme celui de Priam et celui d'Ulysse.
La demeure commune, c'était l’Olympe : les dieux y mènent , dans un palais d’airain et d’or , bien sem-
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blable à ceux d’ici-bas, une vie presque terrestre. Ce séjour éternel des dieux sera bientôt transporté au- delà du ciel étoilé; quelquefois, dans Homère même, c’est une cime idéale qui n’est jamais battue des vents, mouillée par la pluie, ni couverte de neige ; il y cir- cule un air sans nuages; une blanche lumière l’envi- ronne; là, comme dans le ciel invisible de Lucrèce , on passe à se réjouir , les jours faciles d’une vie heu- reuse. Mais, s’il faut parler sans voiles, ce sont les cimes de l’Olympe , nombreuses, élevées, vastes, brillantes, neigeuses ; des célestes hauteurs de l'Em- pyrée, Homère nous a ramenés en Thessalie.
L'empire des dieux souterrains a les mêmes liens avec le monde. L'enfer est aux extrémités ou dans les entrailles profondes de la terre. Mais, s’il suffit, pour trouver le ciel, de remonter à la lumière éternelle qu’on rêve à la cime des hautes montagnes, derrière les nuages qui les enveloppent, l’enfer est aussi bien près de nous , au Couchant , au Nord, là où com- mence la nuit obscure ; en Epire, où coule le fleuve Achéron ; à Ténare, où s’ouvre la porte béante; chez es Cimmériens, dans leurs habitations ténébreuses ;
jusque dans l’aimable Arcadie, aux lieux où d’un rocher élevé coule , goutte à goutte , l’eau odieuse du Styx, qui donne la mort.
On peut voir, aux simples rayons du soleil, le sombre royaume d’Adès , comme le palais de Neptune à Ægues, et celui de Jupiter sur l’Olympe ; on voit les dieux eux-mêmes parcourir leur empire. Dans cette Grèce heureuse, le ciel est voisin de la terre; une lumière limpide rapproche des hommes les dieux, qui
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se mêlent volontiers à leurs fêtes ; et la précision des phénomènes explique les attributs et justifie les formes que la poésie primitive leur a donnés. Il n’y a rien de plus réel, de plus exact que ces images : le trône d’or de la lumineuse Aurore, son voile jaune, ses doigts de rose appartiennent à la fiction sous notre ciel, et sont, sous le ciel de la Grèce , les premiers mots qu’on trouverait sur ses lèvres pour parler de la Déesse; Apollon, qui voit et entend tout, lance au loin les traits de son carquois d’argent; Artémis à un fuseau d’or; la Nuit est rapide; Neptune ne cesse point de soulever ces révolutions mystérieuses qui ébranlent le monde jusqu’à sa base; ni Jupiter, d’effrayer les hommes en amassant les nuages et en faisant gronder la foudre.
J'ai vu de mes yeux les lieux qu’habitent les dieux d'Homère, les choses qu’ils font, tous les déguise- ments qu’ils empruntent pour se rapprocher des hommes sans en être reconnus ; je les ai vus errer au sommet des montagnes qui leur sont consacrées, glisser sur la mer, traverser le monde , enveloppés de ces nuages transparents , vapeurs obscures ou lu- mineuses, qui prennent souvent les formes précises d’une draperie, qui semblent obéir à une volonté cachée , et qui parfois dérobent aux regards profanes l’homme que les dieux admettent à pénétrer leurs secrets, comme les dieux à demi-visibles qui portent sur la terre, ou l’orage , ou la mort inattendue, ou les paroles maternelles qui adoucissent les inconso- lables douleurs.
Cependant, la mythologie d'Homère est une sorte
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d’énigme dont l’histoire demande le mot aux obscurs monuments de la Phénicie et de l'Egypte, et la philo- sophie , aux analyses de la conscience. Tout y serait emprunt ou symbole. Les noms grecs déguisent des mythes d’origine étrangère, et surtout les images servent d'expression figurée à des vérités morales. Que de mystères n’ont pas éclaircis les Alexandrins, Eustathe et les érudits de la fin du moyen-âge ! Mais la palme est restée à Porphyre pour l'étrange traité où il retrouve, dans la grotte des Nymphes, une théorie complète du monde. L’admiration trop naïve de M”, Dacier s'y laisse prendre à demi, et voit, dans cet ouvrage, en effet « très-merveilleux », les mers, les pôles , les corps qui naissent du limon , les âmes qui descendent sur laterre et celles qui retournent au ciel. Ce résumé de tous les mystères n’était pourtant, je l’ai déjà dit, qu’une petite grotte d’Ithaque, décrite presque sans figures: Homère n'avait fait, comme dit M"°. Dacier elle-même, « que son métier de peintre. » IlLenest de l'Olympe comme de la grotte des Nymphes. Pourquoi interroger les idoles de l'Egypte et les abstractions de la poésie sacerdo- tale ? C’est précisément la poésie homérique qui, donnant à la Grèce la conscience de son véritable gé- nie , lui apprit à substituer aux objets inanimés et mystérieux de son culte, des dieux vivants , des dieux visibles ; elle n’eut dès-lors à les chercher qu’en elle- même ; et tout ce que la mythologie épique n’a pu em- prunter directement à l’homme , il faut le demander à la nature et par conséquent à la Grèce.
Cette origine toute profane explique pourquoi ces fables formaient une religion grossière , mais la
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plus charmante des poésies. Plus tard, on s’élèvera à des croyances plus pures ; une mythologie idéale , substituant le symbole à l’image, brisera ces liens trop étroits qui unissaient le ciel à la terre. Ce sera un grand progrès pour la philosophie, pour l’humanité. Mais la poésie en aura fait les frais; Virgile en sera la pre- mière victime, Une mythologie abstraite est morte; le pathétique des éternelles douleurs suffira encore pour intéresser à la peinture du monde souterrain ; mais le ciel des poètes sera vide et respirera le plus profond ennui. Le merveilleux tombe, bien qu’il garde les noms des divinités d’Homère, dans les allégories de la Henriade | aussi froides que celles du Roman de la Rose, Sur l’Olympe d’Homère , on retrouvait , avec les imperfections de la nature humaine , les émotions du drame et le charme du paysage.
IN DES RUINES DE L'ÉPOQUE HOMÉRIQUE.
Les ruines devaient être moins instructives que l'aspect des lieux et l’étude de la nature. Cela ne tient point au caractère de la poésie d’Homère; au contraire , tandis qu’un trait lui suffit presque toujours pour peindre l'horizon , l'heure du jour et les phéno- mènes les plus sensibles du monde physique , il est prolixe , à la façon de Nestor , pour donner une idée exacte du moindre ouvrage où se fait admirer l’industrie de l’homme ; il est même porté, sans qu’on soupçonne jamais la sincérité de son admiration, à en exagérer
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l’artifice ; et je ne songe ici, ni aux statues animées de Vulcain, ni à l’armure d'Achille qui s'adapte à ses membres comme des ailes, ni aux merveilles du palais d’Alcinoüs : je veux rester dans les limites de la réalité.
Homère parle peu de l’ensemble des constructions des villes, et ne loue guère, lorsqu'il s’y arrête, que les avantages de leur position militaire, leurs larges rues et leurs fortes murailles. Mais, sur les demeures, particulièrement sur les palais des rois , son langage est beaucoup plus explicite, et le poète choisit ses expressions de façon à nous laisser conce- voir une sorte de magnificence. Les unes sont vagues et trahissent l’hyperbole : comme les chansons kleph- tiques, comme les complaintes de tous les pays, l'Iliade et Odyssée parlent trop souvent d’or et d’ar- gent; tout ce qui brille, tout ce qui est beau. c’est de l'or. On pense bien qu’il en faut rabattre quelque chose; ce qu’il faut prendre au propre, c’est l’effet que produisaient la richesse et l'éclat d’un palais, tel que celui de Ménélas , sur les contemporains d’Ho- mère. Ces demeures étaient spacieuses, élevées, so- lides , construites avec un certain art. Le dessin en est compliqué, et prévoit presque toutes les nécessités de la vie; la cour, bien close, est entourée d’une galerie, et conduit au vestibule ; l’étable est séparée de la de- meure ; l'appartement des femmes, distinct de celui des hommes ; de solides traverses , qu’on retient avec des courroies et qu’on soulève avec ce qu’on appelle des clefs, renferment les vins précieux gardés pour le maître , les trésors et les armes. Les corps d'habitation se développent les uns derrière les autres, etilya
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même, au-dessus de la vaste salle, où la table hospi- talière attend toujours les convives et les étrangers, un étage supérieur auquel on monte par une échelle ou un escalier.
La facon dont la demeure est ornée et meublée marque un art plus raffiné; c’est peu des portes bien faites, des hautes colonnes , des métaux brillants qui cachent la pierre ou le bois des parois : que de chefs- d'œuvre le tourneur, le potier , le forgeron imaginent ct créent pour que le palais des rois, fils de Jupiter, ressemblent à ces palais divins décorés par Vulcain lui-même ! Les lits, les tables, les siéges et les rouets des reines méritent que le poète s'arrête à les dé- crire, et quelquefois immortalise l’ouvrier célèbre qui les a tournés. La ciselure orne de fleurs, comme un manteau ou un voile, le char , le trépied et jus- qu’à la chaudière, tout en argent. L’ivoire se marie à l’argent, à l’or. Les coupes prennent des formes va- riées, et se couvrent de scènes animées qui font déjà songer à l'art de ce Mentor, tant célébré par les poètes du siècle d’Auguste ; Nestor en a une qui n’est pas in- digne du bouclier d’Achille. Et vraiment on pour- rait être fier encore des parures et des armes qui rehaussent , dans l’Iliade et l'Odyssée , la beauté des femmes et la dignité des rois.
Malheureusement toutes ces merveilles étaient bien fragiles : le bois a péri, le métal a été refondu par les ouvriers de l’âge postérieur ; à tant de siècles d’inter- valle, la pierre et le marbre seuls gardent quelquefois la forme et la place que la main de l’homme leur avait données, Or, on ne doit pas penser que les de-
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meures des rois fussent construites de manière à du- rer long-temps ; elles sont solides contre un orage et contre un coup de main, mais non contre l'effort des siècles. Le mur qui ferme les abords est de pierre, comme celui des forteresses ; rien ne dit que le reste des constructions, même dans le palais d'Ulysse, of- frit autre chose que du bois et du métal. Tous ces édifices avaient disparu de bonne heure; déjà les voyageurs anciens n’en cherchent plus même les ves- tiges , et la Grèce , sur ce point, ne saurait rien ajouter à la glose des scoliastes ; à moins qu’on n’aille, avec la spirituelle hypothèse de Thiersch, chercher dans un des derniers chefs-d’œuvre du siècle de Pé- riclès , les divisions de la maison bien bâtie d’Erech- thée. A la vérité, même dans ces termes, au lieu d’une ruine homérique , ce n’est qu’un commentaire éloigné d'Homère, qu’on peut demander à l’Erechtheum d'Athènes.
Les monuments qui appartiennent en propre à l'époque d’Homère , ou de ses héros, sont excessi- vement rares. Aucun temple n’atteste, d’une facon certaine, une aussi vénérable origine. On peut ad- mettre que l'architecture et la sculpture religieuses n'étaient pas nées encore ; Dédale, à qui la légende en attribuait les premiers ouvrages , n’est célébré dans l'Iliade que pour avoir fait la danse crétoise : que peut- on conclure de termes aussi vagues? Homère, du reste, a cité bien des sanctuaires et des autels ; il n’a pas décrit un temple. Il a nommé bien des divinités auxquelles on adresse des prières et des sacrifices ; on ne peut pas dire s’il a vu, de ses yeux, une seule
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statue. Il imagine aisément une forme animée; l’es- prit le plus simple conçoit , sans effort , la reproduc- tion littérale de la vie , telle que la sculpture sait la mettre sous les yeux ; et, dès que la mythologie trans- porte à des êtres invisibles la forme et les mouve- ments du corps humain, la poésie les peut prêter à l'argile, au boiset au marbre, matière inerte que l'art anime : ainsi, Vulcain sculpte comme il forge. Mais, dans la sphère humaine et réelle , quoique le poète parle des genoux de la Pallas Iliaque , à peine peut-on dire si ce simulacre était autre chose qu’un de ces blocs informes et vêtus comme Pausanias en rencontre encore; ou si déjà la partie supérieure a pris la forme d’une tête, si les yeux se sont ouverts, si les traits et l'expression du visage font distinguer le sexe, et si une ligne a séparé les deux jambes de la statue assise et immobile,
C’est un problême que la Grèce ne résout pas, Nous avons vu, à fleur de terre, transporté dans un autre édifice, sacré aussi, le sexl de pierre de Delphes , qui était à la fois un temple et un trésor, comme les constructionssouterraines de Mycènes furent, on peut le croire , un trésor et un tombeau; car il est naturel qu’on ait placé, tour à tour, les objets les plus exposés à la convoilise, sous la sauve-garde de ce que les peuples avaient de plus sacré, les cendres de leurs chefs et les images de leurs dieux. On peut regretter qu'Homère n'ait point parlé formellement des Trésors de Minyas et d’Agamemnon ; du moins, on re- trouve cesmonumentsdignes d’admiration dans les villes qu'il a désignées clairement comme les deux plus riches
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de la Grèce : Mycènes, où l'or abonde, et Orchomènes, qui le dispute à la capitale de l’opulente Egypte. Il est hors de doute qu’ils existaient de son temps; sil les avait décrits, nous aurions un témoignage de plus de l’exactitude de ses peintures; malgré son silence, il montre encore avec quel soin il étudia la Grèce, et assigne à chaque ville les épithètes qui la dis- tinguent le plus nettement des autres. Rien ne pour- rait nous donner une idée plus haute du développe- ment de la civilisation à l’époque où vécut Homère ; un peuple est sorti de l’enfance lorsqu'il sait don- ner à ses œuvres ce double caractère de force et d'élégance, et l’art attique, pour tailler les pierres d’un mur, aligner les assises et arrondir une voûte, n'eut presque pas à faire mieux.
Lorsque l’architecture en est ainsi venue à poursuivre autre chose que la satisfaction des plus impérieuses nécessités , qu’elle atteint à la solidifé sans effort et à la beauté des proportions sans gaucherie, le temps approche où la sculpture lui viendra en aide pour rompre la monotonie des lignes et atténuer, par la variété des reliefs, la nudité des surfaces. De même que l'architecture , dans les voûtes coniques des tom- beaux et les colonnades des temples doriques, qui suivirent d'assez près l’âge d’Homère , reproduit sim- plement les formes les plus élémentaires, celle du tertre , que les guerriers amoncellent sur les cendres d’un compagnon d'armes , et celle de l’abri grossier que les bergers construisent avec les arbres de la montagne , la sculpture commencera aussi par limi- tation maladroite , mais littérale , de la nature. Avant
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de donner à l'argile les formes et la vie humaines, comme la tradition veut que lait fait Dibutade de Sicyone, elle s’essaie avec les formes et les mouve- ments plus simples des animaux. A défaut des chiens qu’un dieu avait donnés à Alcinoüs , on voit les deux lions qui, dressés face à face et appuyés sur la même colonnette, gardent le seuil de Mycènes. On n’est pas surpris de voir la ville héroïque défendue par l'animal vigoureux et fier auquel Homère compare si souvent les combattants. I1 ne faut rien chercher dans ces tà- tonnements d'un art encore nouveau, qui approche de la perfection que nous avons observée dans les pein- tures du poète. Mais déjà, quelle que soit la raideur des formes, et si mauvaises qu’on suppose les têtes que le temps n’a pas respectées, il y a dans ce re- lief si simple quelque chose de nerveux, l'instinct du mouvement et de la vérité. Pour être plus grossière que la poésie d’Homère , la sculpture grecque , à son berceau, n’en procède pas moins du même principe.
Ce qui reste du temps de l’Iliade et de son poète, ce sont des murailles; partout on sent encore combien la vie était peu sûre, et quelles craintes inspiraient aux peuples la cupidité ou les représailles de leurs voi- sins. Les demeures étaient fragiles, mais protégées par des citadelles indestructibles. Plus on remonte vers l’origine de la société, plus les ruines étonnent. Ces hommes, dont l’industrie était si imparfaite , trouvent , lorsqu'il s’agit d’entourer leur ville, le moyen de soulever des quartiers de roc que des mu- lets ne traîneraient pas; sans les tailler , on les en- tasse ; ils se soutiennent par leur masse même; des
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pierres moindres remplissent les interstices ; et le ja- velot ne peut atteindre au sommet du mur , ni le bé- lier en ébranler la base. :
C’est à des étrangers que les Grecs attribuent leurs plus anciennes murailles , comme la plupart des beaux vases ou des belles étoffes dont Homère nous a parlé. Ces étrangers , l'admiration des peuples en a fait des demi-dieux. On croit presque à cette intervention des Cyclopes en parcourant les murailles gigantesques qui entourent la colline de Prætus à Tirynthe. Une ga- lerie souterraine, près de la porte, sert de retraite et d’avant-poste. Deux pierres inclinées, qui s'appuient l’une sur l’autre à leur sommet, laissent çà et là une issue sur la plaine, et ces portes , simplement angu- laires , conviennent à cette expression d’Homère : « Des portes solides , pareilles aux ailes déployées de l'aigle. »
Bientôt , l’homme, instruit à l’école des Cyclopes, construit à leur exemple , et mieux qu’eux: les pierres sont moins grosses , mais plus égales ; on sait les choi- sir , les tailler, les agencer comme les pièces d’une mosaïque ; ces appareils polygonaux serpentent avec plus de liberté autour des rochers de lAcropole ; des tours défendent les angles, couvrent les portes,et per- mettent de surveiller les mouvements de l'ennemi. Les linteaux de la porte fléchissaient sous le poids : on écarte, au point où ils se rencontraient, et on redresse sur leur base les deux côtés de l’angle: une architrave transversale s'appuie sur les montants devenus parallèles , et soutient, sans céder, avec le mur supérieur , le sommet de l'angle, que la tradi-
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tion conserve, qui sert à dissimuler les formes trop lourdes d’une porte basse , et que l’architecture ré- serve à l’écusson sculpté.
Telles subsistent en maint endroit de la Grèce les villes bien bâties d'Homère. Troie et ses ruines même ont péri ; mais Mycènes est debout comme Tirynthe, et il est intéressant de retrouver aussi, là où Homère invitait à les chercher, les ruines militaires les plus considérables de l’époque primitive. Si d’ailleurs l’ima- gination se plaisait à réunir toutes les murailles célè- bres ou obscures qui datent de l’Iliade et de l'Odyssée, sous }impression d’un tel spectacle, on aimerait à entendre le vieux Nestor parler de ces hommes que les hommes d’à-présent n’égalent pas; on se figu- rerait les héros soulevant ces roches énormes , far- deau digne des Gyclopes ; et surtout, en voyant qu’à côté de tant de pierres entassées par la peur , c’est à peine s’il est resté, de la même époque, quelques tombeaux , un bas-relief, pas un palais et pas un temple , les censeurs les plus moroses n’accuseraient point Homère de sommeiller, lorsqu'il raconte, sans se lasser jamais, tant de combats. C'était hélas! toute la vie, et l’{liade est bien le poème d’une génération dont il ne nous est, avec elle, absolument rien resté que des forteresses. Mais à ces forteresses, comme à ce poème, les âges suivants n’ont rien qui ressemble ; on les me- sure avec surprise; on se croirait transporté dans le monde des fables ; et il semble que , depuis ce temps, nous qui profitons des labeurs et des progrès de trente siècles, nous soyons , en effet , comme le dit Nestor , moins grands que les Cyclopes qui ont bâti ces murs,
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que les géants qui ont livré ces éternelles batailles , et que le demi-dieu qui a confié à la mémoire des rhapsodes ces récits guerriers auxquels on n’en a jamais osé comparer d’autres.
V.
DES MOEURS HOMÉRIQUES , EN GRÈCE, À L'ÉPOQUE DE LA GUERRE DE L'INDÉPENDANCE.
Au-delà, c’est en vain que l’on compterait sur le témoignage des ruines : les monuments ont disparu , pierre par pierre. Mais le peuple survit à leurs débris; et, en Grèce , le peuple n’a guère plus changé que la pature.
11 a vieilli comme elle vieillissait. S’il manque aux plaines arides, aux montagnes dépouillées, les belles eaux qui les ont fécondées, les vertes forêts qui leur ont servi de parure à la jeunesse du monde, le peuple a perdu , plus complètement encore, cette énergie que donnent à des sociétés nouvelles l’immensité de leurs espérances et le pressentiment divin de la grandeur qui les attend.
Mais, de même que ces altérations des formes du paysage s’effacent dans l'éloignement de l'horizon , et que ces beaux lieux célébrés par les anciens poètes n’ont pas cessé d'offrir les mêmes lignes sous la même lumière ; ainsi, courbée sous les outrages d’une ser- vitude séculaire , réduite à reconquérir son humble place au soleil, elle qui fut le flambeau du monde, celte nation renaît telle que ses historiens et ses ar- tistes nous l’ont fait connaître. Les fils ont encore les
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traits de leurs pères, et quelque chose de leur génie.
Il a fallu , pour ce miracle, deux choses : l’influence du climat de l’Orient et le caractère particulier de la race grecque.
Le climat de l'Orient paraît avoir, à la différence du nôtre, cette vertu : qu’il exerce sur l’homme une influence plus directe et plus sensible. La vie tout en- tière, même celle de l’âme , en semble dépendre. Des besoins bornés , des conditions d’existence uniformes, la rendent plus simple et plus régulière. L'activité volontaire s’y développe dans un cercle plus étroit : aussi s’arrête-t-elle plus vite et plus loin du terme, dans la carrière du progrès. Les mœurs doivent , par consé- quent, varier moins selon les races et selon les âges ; et c’est pourquoi on peut retrouver bien des traits des mœurs homériques chez les Turcs comme chez les Grecs , chez les Grecs d’aujourd’hui comme chez les Grecs d'autrefois.
Parmi toutes les races qui sont nées ou qui se sont dé- veloppées sous le ciel oriental, la race grecque s’est précisément distinguée par la mobilité de son génie et la conscience qu’elle avait de sa liberté; elle atteignit plus vite au premier rang ; elle sut aller plus loin pour avoir pris une autre route; mais, lorsqu'elle eut à son tour fourni sa carrière, elle fut, comme les autres, impuissante à se renouveler. Tandis qu’un sang nou- veau régénérait les nations de l'Occident, la Grèce con- tinua seule à parler sa langue , et, seule , demeura ce qu’elle avait été. Ge fut là sa misère et sa gloire. Au- tour d’elle , on périssait pour renaître. La Grèce sur- vécut aux autres et à elle-même.
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Il fut donné à elle seule de subir et d'accepter, sans s’abdiquer elle-même , tous les jougs : celui du glaive et celui de la foi. Punie de ses désordres par la ser- vitude , consolée de la servitude par l'Evangile, elle avait oublié ses dieux, perdu ses lois. Mais c’est vaine- ment qu’elle devint romaine, franque , turque, et que, dans l'intervalle , elle s'était faite chrétienne; subju- guée et convertie, comme au temps de son idolâtrie et de son indépendance , la Grèce fut encore la Grèce. On dirait qu’elle réalisait la belle fable de son Pro- méthée ; tandis que les hommes oubliaient leur bien- faiteur sur son rocher , et que le vautour dévorait ses entrailles, patiemment il attendait le Dieu libérateur. Des siècles se sont passés; mais, lorsqu’enfin le Dieu est venu , Prométhée respirait encore et n’avait point courbé la tête.
Autrefois la race grecque se vantait d’être née sur le sol qu’elle habitait, et que personne n’avait habité avant elle. On cst tenté d’applaudir à ses prétentions en l'y retrouvant encore , impérissable dans son éter- nelle patrie.
Cette perpétuité est si peu vraisemblable qu’on Pa niée ; on a compté avec soin les maîtres et les voisins qui s'étaient mêlés aux habitants primitifs , et la sta- tistique n’a pas reculé devant ce paradoxe que c’est à peine s’il y a des Grecs en Grèce. Cela est presque vrai si l’on cherc e à y retrouver, dans toute leur pureté, le sang et le type du peuple ; et, sans doute, il y a peu de Grecs qui n’aient eu quelque Barbare au nombre de leurs ancêtres. Ils sont Grecs néanmoins, car ces Barbares l’étaient devenus, Le ciel du pays, lesang du
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peuple s'emparèrent successivement des usurpateurs de la Grèce , comme le génie de ses poètes et de ses ar- tistes avait conquis jadis les neveux du rude Mummius. Ce fut pour tous comme une nécessité fatale. Les co- lons romains , les bergers bulgares ou valaques , les soldats albanais sont restés, parce qu'ils s'étaient laissé absorber par la population indigène. Les Turcs, comme les Franks , pour avoir vécu en maîtres dans l’isole- ment, sans aller d'eux-mêmes à un peuple qu’on ne peut pas faire venir à soi, durent quitter un jour le sol de Sparte et d'Athènes. Ils règnent encore par le fer sur une partie de la Grèce; je suis persuadé que le fer les en chassera. La Grèce, comme autrefois, reçoit, adopte des hôtes ; mais il faut qu’on accepte d’elle ce droit de cité : ceux qu’elle n’absorbe pas , sa faiblesse peut les subir momentanément, mais sa haine implacable les menace toujours.
Ainsi l'étranger devient Grec, 6 64p6apos EAnvibe, et le Grec, comme le Juif, ne sait pas devenir autre chose. Contraste étrange : aucun peuple n’a , dans tous les temps, compté plus d’exilés volontaires, ni plus de traîtres ; le Grec peut quitter sa patrie , il a pu la vendre, il sait la sacrifier à l’ambition des aventures, à l'or d’un ennemi ou d’un maître ; mais, sous tous les déguisements de ce Protée insaisissable et cette in- comparable versatilité, il y a quelque chose que rien n’efface, qui survit à l’exil, à la trahison , à l’apostasie ; laissons l'air du visage et des paroles : au fond du cœur , en tous lieux , en tous temps, le Grec est Grec.
Ce que je dis n’est point nouveau et n’a point besoin d’être démontré; il y a chez chaque peuple un té-
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moin irrécusable qui révèle ce qu’il est depuis les pre- miers jours de son histoire : c’est la langue. Si deux peuples se rapprochent, leurs langues se mêlent ; s'ils s'unissent et se confondent, de ce mélange de deux idiômes il naît une langue nouvelle, dont l’unité atteste Punité du nouveau peuple, aussi bien que la diversité des éléments qui le composent lui rappelle la diversité de ses origines. Les langues étrangères ont laissé quel- ques mots dans la langue grecque, mais ils ne l’ont pas altérée; elle ne s’est pas laissé absorber plus que le peuple. Est-ce un bonheur ? On en peut douter, quoique le Grec vulgaire ait ses admirateurs sincères, La langue latine est morte, pour l’usage ; mais , en mourant, elle a donné naissance à d’autres langues qui ont eu déjà le temps de devenir illustres comme elle. La langue d’Homère et de Platon a dégénéré; je n’ai qu’une chose à constater ici, c’est qu’elle vit encore.
Elle vit, et, sous certains rapports , il semble qu’elle ne se soit point corrompue. Le vocabulaire a fait beau- coup d'emprunts, beaucoup de pertes ; souvent, les mots qu’il a conservés ont changé de forme; mais, là même où l’on est réduit à chercher les consonnes et les voyelles du mot ancien , on retrouve toujours l'accent à sa place. Tant la race grecque avait, pour les sons comme pour les mouvements, le sentiment profond du rhythme ! Jusqu’aujourd’hui, ses danses manquent de grâce , ses chants de mélodie , mais jamais de mesure. Et ceux même qui ne comprennent plus les mots et la syntaxe d’Homère , sentent encore et font sentir l’har- monie de ses vers. Nous le comprenions davantage , mais nous le lisions sans l'entendre. Une prononciation
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tout-à-fait arbitraire effaçait les nombres ou les déna- turait. La prononciation des Grecs les restitue ; elle nous enlève ainsi quelques illusions traditionnelles ; là, où les flots grondaient à nos oreilles, elle nous apprend qu’ils murmurent et caressent le rivage. Mais pardonnons-lui cette déconvenue , car elle conserve au dialecte ionien sa douceur que nous admirions sur parole ; elle rend à l’aède sa lyre, qu'Erasme avait brisée, et à la versification monotone, ce mélange so- nore de syllabes accentuées , brèves et longues , qui fait de la poésie homérique une musique, tout aussi bien que la vérité des images en faisait tout à l'heure une peinture,
Il est aisé de comprendre qu’'habitués à ne retrouver dans d’autres pays, également'historiques, ni les peuples anciens, ni leurs usages, ni leur langue, les voyageurs éprouvent quelque surprise et quelque charme à re- trouver en Grèce des Grecs qui parlent grec. Ce qui les frappe alors, plus que les différences, c’est l’ana- logie ; ravis de saisir cette tradition vivante de l’anti- quité classique , ils la poursuivent jusque dans les moindres détails. Les lecteurs qui n’ont pas vules lieux sourient de cette complaisance à retrouver toujours ce qu’on cherchait, et mettent ces rapprochements sur le compte de l’imagination ou de la crédulité de ceux qui les ont faits. Les ressemblances qu’on leur signale sont trop frappantes pour qu’ils les croient exactes. Et elles le sont. Ailleurs, la réalité fait un contraste avec les fictions des poètes : en Grèce , les poètes ont été des peintres si fidèles qu’on retrouve les lieux tels qu'ils les ont chantés, et que les yeux admirent dans la
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uature ce que l'imagination admirait dans leurs vers ; ailleurs , le passé a plusieurs fois disparu sans laisser de traces : en Grèce, le passé revit en toutes choses. Sur ce point, les témoignages deviendront si nombreux qu’ils feront foi. Je ne craindrai point d’ajouter le mien aux autres ; je le dois et je le puis plus que personne. Guys et M. Ampère eussent dû faire cette remarque, que tout le monde fait en les lisant : c’est que, de tous les âges de la Grèce ancienne, il en est un que la Grèce nouvelle rappelle bien plus souvent que tous les autres, et par des traits plus fidèles, c’est l’âge homérique. Sans doute , au temps de l'oppression, les traditions de servilité du Bas-Empire rappelaient les sarcasmes dont les Romains accablaient ces hommes dégénérés , Græculi , qui avaient tant de ressources dans l'esprit et si peu de dignité dans le caractère. Après les luttes héroïques de l'indépendance, dès les premières assem- blées nationales, comme dans les conseils que la Con- stitution de 1843 appelle à remplacer les sénats anti- ques, on à vu reparaitre quelques-unes de ces misères de la vie politique que Thucydide , Aristophane et Dé- mosthène nous ont fait si bien connaître. Plutarque eût trouvé en revanche, parmi les grands citoyens qui sa- crifièrent à la patrie leur vie ou leur fortune, quelques portraits dignes de ceux qu’il nous a laissés; et Miaoulis mérite une place auprès de Thémistocle et d’Aristide, comme Androutzos a pu, sans trop d’injustice, être comparé à Léonidas. Mais ces rapprochements sont rares et doivent l'être : sans une armée et sans un champ de bataille, comment se développerait le génie d’un capitaine ? La destruction de la cité ne laisse plus de
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place aux difficiles vertus du citoyen ; l’art ne peut fleurir au milieu de l'ignorance et de la misère ; et la servitude avait réduit la Grèce à une condition qui ne saurait, à aucun titre, rappeler les splendeurs de l’âge de Périclès. Dans les montagnes où les tribus les moins dégénérées ont trouvé contre elle un dernier refuge , la nécessité les a ramenées à toute la simplicité de la vie primitive. Les devoirs de la famille , la chasse ou la pêche, de pauvres cultures , un peu de commerce près des rivages et dans les îles , remplissent les jours de paix. Si la tribu prend les armes, c’est pour mettre à rançon le voisinage ou pour se venger des affronts d’un maître, mais par des luttes isolées , des embuscades, de petits combats; et , si parfois il s’y manifeste une audace de héros, pour retrouver un héroïsme de cette nature, il faut remonter au-delà des récits des histo- riens, jusqu'aux chants de l’épopée primitive.
Cette analogie a été rendue sensible surtout par un livre dont il ne faut pas méconnaître l'intérêt, quoi- qu’on l'ait exagéré : c’est le recueil de Chants popu- laires, commencé par Fauriel, et continué tout récem- ment par M. de Marcellus. On a commencé par comparer non-seulement les deux sociétés, mais les deux poésies. Certes , il ne faut hasarder un tel rapprochement qu'avec une extrême réserve , et, s’il nous amène à quelque conclusion, ce n’est pas à celle de l’école aven- tureuse qui voit sous le nom d’Homère, comme les vé- ritables auteurs des poèmes qui portent ce nom, toute une famille d’aèdes , interprètes directs du peuple lui- même. Quand le peuple grec aurait eu dans ces âges héroïques une imagination féconde , exaltée jusqu’à
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l'inspiration par le spectacle d’une nature comme lui dans toute la vigueur de sa jeunesse , et par le senti- ment de sa grandeur naissante, il a pu rencontrer d’in- stinct de fiers accents, de grandes images, des traits sublimes ; mais ce ne sont que des éclairs dans le cré- puscule, ce n’est pas la lumière du jour; entre ces éléments épars, nul, fussent Solon, les grammairiens de Pisistrate ou Aristarque lui-même , ne peut rétablir un lien qui n’existe pas , et, de ces chants incohérents de la muse populaire à l’unité d’un poème, il reste un abîme , il reste Homère.
Quoi qu’il en soit , les chants de la Grèce moderne (je parle de ceux que le peuple a vraiment faits et sus par cœur , et non de ceux que le bel-esprit a mis sur son compte , et dont la rusticité affectée a trompé la sagacité des éditeurs) peuvent, dans une certaine me- sure , indiquer à quelle source Homère a puisé, et ce que furent quelques-uns des aèdes obscurs qui chan- tèrent avant lui et pour lui. L’imagination semble gar- der les mêmes habitudes ; elle cherche la vraisem- blance du témoignage , plus que les agréments de la fiction. Le berger que Charon , après une lutte achar- née qui dure du matin au soir, va ravir à sa veuve et à ses petits enfants, elle ne nous attendrira pas sur sa jeunesse et sur sa beauté; mais elle l'a vu, et, comme Homère parlait des belles cnémides, des cui- rasses d’airain, des longues aigrettes, elle s'arrêtera à ces détails visibles , souvent indifférents, qu’on a long-temps appelés les épithètes homériques; et, avec une négligence qu’on croirait affectée , elle nous dira qu’il avait, comme aurait pu l'avoir tout le monde,
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son fez de côté et des cheveux nattés. Si elle s’oublie à sortir de la sécheresse pleine de réticences du simple récit , c’est aux procédés les plus naturels qu’elle re- court ; elle exagère les nombres, la vigueur et la vitesse; elle prête des sentiments à la nature, une voix aux animaux familiers, à l'oiseau danslair qui épie le danger et pleure les victimes, au cheval, compagnon du klephte, qui parle à son maître, comme Xanthe au fils de Pé- lée ; et à qui sa belle et bonne maîtresse donne à manger dans les plis de son tablier, donne à boire dans le creux de sa main, comme Andromaque se plaisait à nourrir les chevaux d’Hector.
Ce désir ardent de revoir la patrie qui tourmenta pendant dix ans le divin Ulysse, et, d’autre part, ce besoin de chercher au loin la fortune, ou de con- naître des terres nouvelles; de rapporter, fût-ce au prix des amertumes de l'exil, la connaissance des pays et l'expérience des hommes: double sentiment commun presque à tous les Grecs, et qui explique pourquoi l'Odyssée fut aussi populaire que lIliade , inspire aux aèdes nouveaux quelques chansons dont la poésie n’est pas sans charme , malgré son excessive monotonie. Les myriologues rappellent les larmes versées sur les restes d’Hector. La Reconnaïssance , que M. Ampère a reproduite, offre quelques traits effacés de celle d'Ulysse et de Pénélope. Laerte s’y retrouve aussi, cultivant la vigne de l’Abandon, la vigne des sombres douleurs, tandis qu’on donne à un autre celle que son fils aimait, qu'avec un autre 6n la bénit , qu'avec un autre on la couronne! Et l’on recon- naîtrait bien quelque chose de ce singulier mélange
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de naïve pureté et de délicatesse ingénieuse, qui dicte les paroles de Nausicaé à Ulysse , dans ces mots tou- chants qu’adresse le pâtre à GCharon, lorsque Cha- ron vient, au nom de Dieu , pour enlever son âme: « Laisse-moi, Charon , laisse-moi, je t’en supplie , vivre encore. J’ai une femme toute jeune , et à une jeune femme le veuvage ne sied pas. Si elle marche vite, on dit qu’elle cherche un mari; si elle marche lentement, on dit qu’elle fait la fière !... »
Toutefois , il est aisé de reconnaître que les analo- gies sur lesquelles on essaie d’établir une compa- raison entre les formes de la poésie klephtique et celles de l'épopée primitive, sont fugitives et super- ficielles ; et c’est de très-loin que l’une ressemble à l’autre. Il faut pénétrer, sous les formes de la langue et du style, jusque dans les pensées et les sentiments qu’elles expriment , jusqu'aux faits qui sont le sujet de la narration , et chercher, entre les deux sociétés, des ressemblances qui soient plus réelles et plus profondes. Notre savant Fauriel s’est fait illusion lorsqu'il a voulu retrouver Homère lui-même dans les chants obscurs de la Grèce nouvelle ; ce qu’il eût mieux fait peut-être d'y chercher, et ce que j'y retrouve assurément à chaque page, c’est l’image d’une société pareille à celle qu’Homère a chantée.
Il serait trop long et parfois puéril de poursuivre, dans les moindres détails, une comparaison rigoureuse entre les mœurs de la Grèce homérique et les mœurs de la Grèce contemporaine. Guys l’a fait le premier avec esprit, mais tant de minutie, que l’excès con- duit vite à Ja satiété, D'ailleurs, on l’a si souvent
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copié sans le dire ou imité sans le savoir, que, pour tous les traits qui touchent à la vie matérielle et exté- rieure, il suffit de rappeler sommairement les prin- cipaux.
Ceux qui cherchent dans les habitants actuels de la Grèce les modèles dont Phidias et Praxitèle se sont inspirés, se plaignent de perdre souvent leurs peines. J’ai rappelé quels mélanges s'étaient faits dans le sang ; le génie de la population primitive, l'identité de la race et l’unité de la langue ont pu résister à cette épreuve ; mais le type s’est nécessairement altéré, et il est probable, qu’à ce sujet, Winckelmann aurait "perdu , à Athènes , une partie de ses illusions. Si les Grecs n’ont guère plus gardé qu’ils ne la comprennent la beauté telle que l’aima Phidias, la beauté qu'ils ont gardée et qu’ils admirent , n'est-ce pas celle qu’admi- raient déjà , en eux-mêmes et autour d’eux, les héros de l’Iliade et de l'Odyssée ?
Les vers d’Homère ne laissent sur ce point aucune obscurité. Les Grecs adorent déjà la beauté; la laideur et la faiblesse sont méprisées ; il y a plus, elles sont ridicules. En revanche, si, pour Hélène, on combat dix ans , ce n’est pas seulement parce qu’elle est l’épouse enlevée ; si les vieillards l’admirent, si Hector la protège , et si Ménélas lui a pardonné, c’est parce qu’elle est la plus belle des femmes.
Mais si les Grecs ont le sentiment confus et le culte instinctif de la beauté, ils doivent se méprendre encore sur ses véritables caractères. On n’est pas beau sans être grand : Achille est le plus grand des Grecs; Ajax est le seul dont il pût mettre la cuirasse, et Ajax dépasse
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tous les Grecs de la tête et des épaules; Priam est grand ; Minerve et Mars sont grands et beaux : l’union de ces deux mots est presque un pléonasme; on lit dans les regards de Ménélas la douceur de son âme , toujours ouverte à la pitié; mais il est plus petit et moins beau qu'Agamemnon. A défaut de la taille, il faut au moins les autres signes de la santé, de la vigueur , et voilà déjà le type de l’Hercule antique, ce type que Phidias n’eût pas sculpté : de larges épaules , un cou épais, de fortes mains. C’est ainsi qu’on plaît, parmi les danseurs comme parmi les combattants. Minerve veut qu’Ulysse soit beau d’une beauté surhumaine ; le héros a les cheveux blonds et les yeux pleins de feu : la déesse” verse sur sa tête et sur ses épaules une grâce divine, mais elle le rend plus grand, plus gros, plus fort; alors il paraît, et Nausicaé désire un pareil époux, et le peuple d’Ithaque révère son roi semblable aux Immor- tels. Les femmes auront aussi le charme du regard, la douceur du sourire ; mais la belle Pénélope a la main virile , et c’est surtout aux cheveux , aux joues, à la ceinture, à la blancheur des bras, à la taille, qu’on distingue les plus belles des femmes et des déesses.
Cette beauté-là , elle est vulgaire : les Grecs ont encore ces pieds rapides, ces membres souples, ces formes et ces attitudes qui annoncent la vigueur, même lorsqu'elles manquent de grâce; cette vivacité du re- gard qui révèle au moins, sur les visages les plus or- dinaires , toutes les ressources de l'intelligence,
Le ciel a peu changé et l’industrie a fait peu de pro- grès; avec le même goût, les mêmes besoins et les mêmes ressources , les Grecs ont conservé en partie
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l'antique facon de se vêtir et de se parer. Dans la mon- tagne, le Klephte portait la cnémide qui soutient la jambe , la ceinture qui soutient les reins, et le manteau de peau de bête, le beau manteau d’une seule pièce qu'on agrafe et qui protège le sommeil contre le froid des ndits d’automne. Les femmes ont gardé aussi la ceinture , les longs voiles brodés de leurs mains, les pierres et l’or , et jusqu’à ces fausses couleurs sous les- quelles la fidèle Pénélope consentait parfois à déguiser sa pâleur. L'homme tient à l’éclat des vêtements , comme les frères de Nausicaé ; mais son principal or- nement, ce sont encore les armes. Toujours prêt à at- “aquer ou à se défendre, soigneux que la ruse d’un ennemi ou la tentation d’un coup hardi ne le prenne pas au dépourvu, il ne sait point s’en séparer. Quand ce n’est plus pour sa sauvegarde, c’est pour marquer son rang et rendre témoignage de ses exploits passés, qu'il porte le couteau que portait Agamemnon, son long glaive, l’épée aux clous d'argent du beau Pâris, ou celle dont Achille serre en frémissant la poignée , au milieu d’une assemblée pacifique.
Tel est le premier aspect ; voici davantage. L’hospi- talité est demeurée la vertu de l'Orient : c’est encore un souvenir d’Homère, chez qui elle est tant célébrée et se montre à la fois si solennelle et si discrète, L’hospi- talité ouvre la porte de la demeure , "et , après le cos- tume, laisse entrevoir les mœurs. A quoi bon décrire encore et les maisons et les repas; peindre, d’après les chansons klephtiques et la vie de chaque jour, cette tente d'Achille où le héros coupe lui: même à ses hôtes les viandes qu’il a rôties et salées ? Des renseignements
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minutieux , complets, auraient une certaine valeur pour les archéologues, en éclaircissant peut-être quel- ques points sur lesquels les explications vagues des lexiques et la rareté des débris laissent des doutes ; ils mériteraient une petite place dans les notes d’une tra- duction d'Homère , et fourniraient à la traduction elle- même quelques termes dont la justesse lui a échappé. Pour moi, je ne m’égarerai point à relever ici, une à une , toutes ces petites particularités qu’on observe dans la forme des constructions rustiques, ou les meu- bles qui ornent la demeure des riches et les ustensiles très-grossiers dont se sert encore tout le monte. Le spectacle de cette vie intérieure nous apprend néan* moins, d’une façon toute simple, à comprendre et à traduire, le plus facilement du monde, maint passage qui effarouchait la délicatesse de notre goût. Dans des pays où les soins donnés à la vie matérielle sont relégués dans l'ombre et où le luxe a multiplié les merveilles dans les plus petites choses , la plume refuse même d’écrire le nom des objets usuels; et le mot qui est naturel dans Homère, familier au moyen-âge, de- vient trivial pour les puristes, à dater du XVII°. siècle, et nous effraie nous-mêmes, quoi que nous puissions faire (nous qui sommes revenus de tant de préjugés), comme il effravait les précieuses, contemporaines de Me. Dacier.
Mais , dans les montagnes de la Grèce, à mesure qu’on s'éloigne de la capitale, où l’on a pris les mœurs de tout le monde, et des rivages, où le commerce ap- porte encore quelques-uns des moindres produits de l'industrie européenne , on est pauvre comme aux
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temps homériques , et si dénué des commodités les plus ordinaires de Ja vie, que le voyageur s’y habitue à se figurer les rois eux-mêmes tournant l'olivier pour s’en faire un lit, et à entendre les poètes énumérer , avec une complaisance si naïve et si éloignée de notre temps , les ouvrages les plus vulgaires sortis des mains d’un charpentier ou d’un forgeron. Alors on ne cher- che plus à ennoblir Homère ou à l’abréger. Chaque mot a son sens, sa valeur, comme souvenir d’une époque et comme expression d’un sentiment facile à comprendre ; dès-lors , tout aussi bien qu’on parle du bouclier d'Achille et du voile où Hélène brodait les combats livrés pour elle, on ose parler sans périphrases des maisons bien solides et bien couvertes , des siéges polis et tournés avec art , des belles corbeilles et des belles coupes posées sur la table hospitalière , des beaux lits et des belles baignoïres ; et, dût-on rencon- trer sur son chemin le grand fumier qui doit fertiliser le royal domaine , on ne craint plus de montrer tout simplement les fils de Priam prenant dans l’étable bien polie, au bois planté dans la muraille , le joug de buis arrondi , les rênes qui s’y adaptent bien , la courroie de neuf coudées qui attache le joug au timon; puis ame- nant enfin à leur père irrité la belle voiture neuve aux bonnes roues, sur laquelle Mercure tout à lheure va sauter d’un bond, en saisissant de ses mains divines les rênes et le fouet. Voilà bien des mots qui dépare- raient une belle infidèle, à la facon des traductions de Perrot d’Ablancourt; et cependant, c’est sur le seuil de la tente d’Achille , au moment de s’attendrir sur les pathétiques douleurs de l’ami de Patrocle et du père
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d’Hector, qu'Homère entre naïvement dans ces détails.
Is reproduisent la vie réelle , et c’est assez pour qu'ils tiennent leur place dans ses récits; mais ils le touchent aussi, parce que chacun de ces mots, chacun de ces objets, si vulgaires pour nous, rappelle une des conquêtes récentes de l’industrie humaine sur la ma- tière; et, pour ceux qui voient la Grèce, revenue à cette misère des premiers âges, il estcertain que de sembla- bles digressions n’étaient indifférentes ni à la curiosité, ni à l’orgueil des contemporains d'Homère : cette écurie bien polie et cette belle voiture aux bonnes roues, on ne les retrouverait ni à Ilion, ni à Pylos, ni à Sparte.
Durant la servitude , les arts utiles n'avaient pas fait plus de progrès que le luxe. C'était en toutes choses le même dénûment. Si les chars ont presque disparu comme les routes taillées pour eux dans les rochers, et si le chariot même, destiné à descendre le bois ou la pierre de la montagne, est devenu une rareté, le la- boureur cultive la terre à la sueur de son front avec la même maladresse et des instruments aussi imparfaits ; la vigne manque des échalas si bien alignés sur le bou- clier d'Achille ; à peine le métayer sait-il, comme dans la demeure d'Ulysse, garder le fumier des bœufs et des mulets , pour rendre à la terre fatiguée sa fécondité. La charrue est celle d’Hésiode et des Géorgiques ; c’est une richesse que le fer brut, promis en récompense aux héros de l’/liade dans les jeux célébrés pour les funé- railles de Patrocle ; et, quand les chants populaires parlent si souvent d’or et d’argent, on peut s'étonner qu'ils ne parlent pas aussi avec une sorte de vénération du fer travaille.
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La navigation n’a pu reculer ainsi : le Grec est plus “marin et plus soldat que laboureur ; or, le laboureur enchaîné au sol natal et nourri par lui, si peu qu’il fasse , car la terre est généreuse , perd le double en- seignement de la nécessité et de l'exemple; le marin convaît le danger et connaît le monde. Aussi est-il impossible ici de poursuivre cette comparaison litté- rale. Il y a loin des trente-six gros navires, armés par le pauvre rocher d’Ithaque, aux douze barques qu'Ulysse conduisait au siége de Troie : encore Céphallonie avait- elle , sur le nombre , fourni les siennes. Mais, à côté de ces vaisseaux plus parfaits, ceux d'Ulysse n’ont pas cessé de sillonner en tous sens les eaux de lAr- chipel. Comme Ulysse, le charpentier a taillé à la hache , sans art, mais d’une main sûre et que guide un œil expérimenté , les parois, rouges ou noires, et le mât qui peut s’abaisser au port. A défaut de port, ces petits navires touchent à tous les rivages hospita- liers ; on les traîne quelquefois d’une mer à l’autre, au Diolcos de Corinthe , à l’isthme de Leucade; si la plage n’est pas abritée, on peut les tirer à terre, et, dans les gros temps de lhiver, les attacher avec des câbles et les exhausser sur des poutres, pour que l'humidité n’en pourrisse pas la carène. Trop légers pour résister à la tempête , ils évitent la pleine mer, rasent les côtes, et ne redoutent pas moins que les pilotes de Ménélas ou de Nestor, Capharée et Malée, promontoires si fu- nestes aux premiers navigateurs. Et cependant, comme ils sont encore conduits par les mêmes matelots, la pau- vreté , la curiosité , une sorte de confiance téméraire dans le vent el les étoiles décident les patrons à renou-
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veler les longs voyages des Argonautiques et de l'Odyssée. Plusieurs fois, le vaisseau d'Ulysse a bravé les mers inconnues, et, mesurant aux astres la distance et la direction de la route, il s’est aventuré, bien au-delà de Charybde et des colonnes d’Hercule, jusqu’à ces terres nouvelles dont la géographie fabuleuse des aèdes n’avait point réservé la place dans le cercle étroit où le fleuve Océan resserrait un monde, déjà trop plein de mystères.
La vie intime elle-même ajouterait à ce commen- taire les indications les plus précieuses. Oublions Euri- pide et Aristophane, qui ont poursuivi les femmes de tant d’outrages et de sarcasmes ; oublions Thucydide, qui les écarte avec tant de sévérité, même dans les jours de deuil ; oublions aussi Lycurgue, dont les lois in- flexibles avaient forcé leur nature , pour ne nous sou- venir ici encore que d’Homère, qui peignit les femmes, chacun le sait , dans ses poèmes, avec une délicatesse où Virgile et Racine, les plus délicats des poètes, n’ont pas toujours atteint,
Pénélope vit renfermée dans la partie la plus secrète de ses appartements, et personne ne sait la forme de sa couche. Nausicaé craint les propos des médisants;s Ulysse ne la suit que de bien loin; elle ne lui parle que du seuil de la porte; et les songes même n’entrent que par la serrure et sous la forme de jeunes filles, dans la chambre virginale. Andromaque ne sort que pour aller chez ses belles-sœurs au beau voile , et au temple avec les nobles Troyennes; ou, si elle veut suivre des yeux le combat dans la plaine, c’est accompagnée d’une nourrice et sous la sauvegarde de son fils, cet-enfant qui règnera sur Troie, qu’elle monte sur une tour isolée.
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Les femmes s’effacent d’elles-mêmes dans l'ombre ; elles se cachent et se voilent aux regards indiscrets ; mais, lorsqu'elles paraissent, nul ne leur refuse la place qui convient à la mère, à l'épouse , à la jeune fille; Hector protège Hélène, et les Grecs d’Argos plaindraient la veuve d’Hector, s'ils la voyaient puiser l’eau à la fontaine. Même dans l'ivresse des festins , les préten- dants d’Ithaque n’ont jamais outragé l'épouse d'Ulysse.
C'est dans ce milieu de réserve et de liberté que vivent les Grecques chrétiennes. La femme n'appartient point à la vie extérieure ; elle s’y dérobe, mais d’elle- même ; si elle y doit paraître, elle n’y rencontre que le respect ; elle partage dans la famille l'autorité de l'époux et du père. Aussi nulle part n'est-elle plus digne qu’en Grèce et dans Homère. La dignité est dégradée dans la servitude du gynécée ; elle est com- promise par la liberté sans frein du monde. Ce qui ia fait et la garde, c’est cette pudeur, vertu homé- rique et vertu chrétienne, cette réserve dans l’usage d'une liberté qui ne semble guère avoir d’autres bornes.
Le christianisme, qui a chassé les mystères des siècles intermédiaires et toutes les orgies consacrées à des di- vinités impudiques , n’avait pas à changer les fêtes pures des âges primitifs. Ge sont encore ces rondes au rhythme accentué, monotone, qu’on voyait sur le bouclier ; les jeunes garçons et les jeunes vierges qui se suivent , La main sur la main; les jeunes filles ont des tuniques luisantes comme l'huile , des couronnes ou des voiles légers sur leurs cheveux ; les jeunes gens, des couteaux suspendus à des ceintures d’argent ; au
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milieu du chœur, ou à sa tête, un danseur agile fait admirer , sinon la grâce, du moins la hardiesse des pas qu’il forme au son des instruments, comme les. danseurs de Crète, les fils de Priam et ceux d’Alci- noüs. Le jour des noces rustiques , les femmes, de- bout sur le seuil , regardent , avec des yeux curieux , les jeunes garcons danser au son des flûtes ; et le cor- tége nuptial parcourt le bourg en faisant retentir les. chants d’hyménée.
Mais , parmi ces fêtes, consacrées par la tradition , celle qui rappelle, de la facon la plus frappante, les usages de l’antiquité homérique , c’est la suprême et triste fête des funérailles. Elle est demeurée aussi so- lennelle. Il n’y a point de malheur égal à celui de demeurer privé de sépulture, et, de tous les devoirs de l’épouse, le plus sacré est de fermer les yeux du mourant. Laissez là le bûcher, la cendre recueillie dans des urnes, les jeux guerriers et les sanglantes offrandes ; voici encore le cadavre placé sur un lit d’apparat; le visage et les pieds sont tour- nés vers la porte entr’ouverte ; on l’a revêtu de ses plus beaux habits, orné de ses armes, couronné de fleurs et quelquefois de chevelures , dernière offrande de la tendresse en deuil; les hommes l’entourent , le regardent, lui disent adieu en déposant sur ses lèvres pâlies le baiser fraternel , et pleurent ; mais leur dou- leur est silencieuse. C’est aux femmes qu’il convient de pleurer avec bruit , d’adresser à l'ombre satisfaite les dernières paroles ; la mère ou l’épouse commence, et le chœur des gémissements répond à ce lugubre signal; puis, celles qui doivent sentir le plus vivement
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la perte commune, prononcent des plaintes; elles disent tout ce qu’elles ont perdu , le courage et les vertus de celui qui n’est plus, l'abandon de ceux qui survivent; c’est ainsi que Briséis pleurait Patrocle, qu'Andromaque, Hécube, Hélène, tenant la tête d’Hec- tor entre leurs mains , disaient sa gloire et leur infor- tune , tandis que les guerriers ne répondaient à leurs cris que par des larmes muettes. Une fois le seuil franchi , c’est à eux de suivre les dépouilles inani- mées et de les ensevelir sous la terre.
Lorsqu'on pénètre au fond du cœur, et dans les se- crets de la vie intime , à moins que la sincérité du sen- timent n’ait disparu, étouffée par les aberrations pas- sagères de l'esprit du jour , il ne faut pas être surpris de retrouver l’homme, toujours et partout , assez sem- blable à lui-même. Tout change sans doute , en nous comme autour de nous , avec les années; ce qui change le moins, c'est notre cœur. La jeunesse fuit, la maturité s'approche, la décrépitude viendra; nous r’avons et nous n’aurons jamais, à y regarder de près, que les passions de notre enfance. Ainsi, dans Phis- toire des nations, les relations de la vie privée et do- mestique sont celles qui subissent les altérations les moins rapides , les moins profondes, parce que ce sont les instincts ,les sentiments, parce que c’est la nature elle-même qui les a réglées.
Il n’en est pas ainsi des relations sociales ; chaque siècle à son tour modifie, d’une manière plus ou moins sensible, les idées, les lois, la forme des institu- tions politiques , et les conventions par lesquelles l'usage achève de déterminer l’état des personnes, Ges
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différences deviennent plus remarquables à mesure: que la vie publique se développe et que les ressorts. en deviennent plus compliqués ; mais, chez un peuple long-temps asservi, qui ressaisit à peine sa liberté, elle est d’une simplicité si grande que l’on se croirait volontiers ramené à la constilution primitive des so- ciétés naissantes. Telle était la Grèce, il y a trente aus. Sur beaucoup de points, dans les mœurs publiques, aussi bien que dans les conditions extérieures et ma- térielles de l’existence, et dans les usages de la vie privée , il n’était que trop facile d’y retrouver le sou- venir d’Homère et les analogies que je poursuis.
. Le caractère du génie grec, dans tous les temps, c'est le sentiment de l’individualité. Aucun homme n'oublie jamais ce qu’il vaut; si petit qu’il soit, il n’acceptera pas volontiers l’idée qu’on puisse res- treindre sa place au soleil, Il se sent homme, libre, et né pour l'égalité.
De cet égoisme réfléchi, qui fit la grandeur des Grecs, peuple d'hommes et d’hommes libres , à côté de tant de races volontairement courbées sous le sceptre de fer ou prosternées avec frayeur devant l'idole stupide, naissent deux défauts éternels : l’or- gueil et la cupidité.
Le Grec est naïvement orgueilleux. Il veut qu’on l'estime ce qu'il s’estime , un peu plus que ie bar- bare, et souffre impatiemment jusqu’à l’apparence d’une supériorité, quelle qu’elle soit, même celle qu’on doit accorder à la vertu, et surtout celle que donnent les bienfaits.
Le Grec est naïvement cupide. Il faut qu'il soit
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non-seulement considéré , mais riche comme les autres, puisque la richesse est la condition du bon- heur , surtout du bonheur qu’on montre et qui ajoute encore quelque chose à la dignité personnelle.
Dans l’/liade, cette superbe produit sans cesse la dis- corde : Achille ne veut pas de maître; Agamemnon ne veut pas d’égal. Chacun a ses révoltes d’amour- propre ; et il est des heures où Thersite même pré- tend se grandir au niveau des plus éloquents et des plus braves. Ces colères de J’orgueil remplissent l’his- toire des guerres de l'Indépendance; et il est impos- sible de rien trouver qui rappelle mieux l’armée d’Agamemnon que les relations du palikare avec l’armatole , et des capitaines entre eux. Ce sont les mêmes liens ; le chef a le crédit que donnent un nom déjà illustre, le courage , la bonne mine et la richesse ; mais ces prérogatives sont précaires ; il faut qu’il dis- cute son autorité, et se la fasse incessamment par- donner à force de concessions qui, du même coup, la confirment et l’amoindrissent ; pour une parole, on l’outrage , et, pour une injustice, on l’abandonne; on se renferme dañs sa tente , on retourne dans ses foyers. Entre les chefs, les droits du commandement sont plus mal réglés encore. Que de prétentions rivales ! Que de complots contre la patrie elle-même ! Quelle résistance obstinée à la discipline, seule condition de la liberté ! Mais les combattants loublient; il n’y a qu'une loi, qu'un jugé, et chacun, vantant ses ser- vices , en appelle à son épée.
Cependant, sous tous ces désordres (et c’est l’ac- cord de ces deux sentiments inconciliables qui fait la
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principale originalité du peuple grec ), s’il est un ins- tinct profondément gravé dans tous les cœurs, c’est celui de la hiérarchie. « Il n’est pas bon d’avoir plu- sieurs chefs; ji n’en faut qu’un seul, un roi, qui com- mande au nom de Dieu. » La constitution nouvelle le veut comme Homère. Chez cette nation, si jalouse de l'égalité, partout où il y a deux hommes, il y en a un qui commande et un qui obéit; non sans réplique: la pratique de l’obéissance est pénible, et souvent l’orgueil se révolte contre les lois qu’il avait accep- tées. Mais Minerve lui dit de dévorer sa colère; et, devant l'autorité , la rébellion finit presque toujours par s’incliner.
Cette contradiction apparente ne cache au fond qu'une loi naturelie. Chacun veut demeurer quelque chose, si humble que soit sa condition; et chacun sait que l’inégalité des conditions est dans la nature. Par là, on échappe tout ensemble à lanarchie et au despotisme. C’est l'égalité dans les mœurs qui corrige et rachète l'inégalité des conditions. Le roi règne, mais il consulte; il est sévère parfois dans sa justice ; mais , lorsqu'il n’a pas à punir, c’est un père plein de mansuétude. Les degrés de la hiérarchie sont nette- ment marqués du roi aux vieillards, et des vieillards au peuple ; mais c’est la hiérarchie de la famille.
L’égoïsme étant légitime, on comprend la cupidité , et on l’accepte, Il est naturel que chacun obéisse à ses intérêts comme à ses passions, et que chacun cherche à posséder , comme à être, le plus qu’il peut. Le désir d'acquérir autorise la ruse (qui est plus rusé qu’Ulysse ?), le mensonge (Minerve mentiraelle-même),
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et jusqu’à la violence. De là, cette mauvaise foi et ces brigandages, dont on se plaint encore aujourd’hui. On s’en plaint , et quelquefois on les réprime : c’est en vain ; les plaintes sont stériles et les armes sont impuis- santes. Le mépris seul ferait des coupables prompte et entière justice ; mais on n’a jamais songé à les mé- priser. Au temps d’Homère , on demande ingénument , à l'étranger qu’on recoit au nom de Jupiter , sil est un de ces hommes qui vont au loin dépouiller les autres hommes. C’est presque une honte d’être marchand et un honneur d’être pirate. Le pirate et le klephte sont honorés encore. Ils se faisaient craindre , et la peur ne méprise pas. On se prenait à les envier, parce qu'ils pe connaissaient pas la pauvreté ; à les admirer, parce qu’ils étaient courageux et libres. Cette morale, est- il besoin de l’observer ? était plutôt celle d'Homère que celle de l'Evangile. Mais il y avait alors sous ces sen- timents un instinct confus qui les excusait, qui ne les excuserait plus : ces pirates furent les marins de Miaou- lis ; ces klephtes furent les héros de l’indépendance. L’orgueil et l’avidité sont deux sources de courage ;
? pour échapper à la honte et à la pauvreté, on ose;
; on à , pour braver la colère des flots et le fer des en- nemis , le cœur d’airain dont parle Horace. Les Grecs l'avaient, et ils l'ont gardé. Matelots, pour s'enrichir , ils s’exposent aux aventures incertaines ; soldats, pour s'enrichir ou pour s’illustrer, ils combattent, comme ils combattaient , contre le nombre. Leur courage est sans entraînement ; le soldat et le matelot ont calculé le danger , le résultat et leurs forces. Agiles , rusés, prompts à concevoir, préparés même aux incidents les
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plus imprévus , leur courage brille surtout là où l’es- prit peut déployer toutes ses ressources; le poste d'honneur c’est l’embuscade, où le guerrier, presque isolé , n'ayant avec lui que son adresse et son audace, doit se suflire. Là, le succès est bien plus honorable que dans la mêlée ; il est moins sujet aux caprices du hasard ; on n’en partage ni le bénéfice, ni la gloire.
Lorsqu'on lit Homère sans prévention, on fait né- cessairement cette remarque, que ses héros ne se font pas du courage la même idée que nous. Il faut, pour les apprécier ce qu'ils valent, oublier deux choses; qui ont fait chez nous tant de héros, restés trop sou- vent dans l’ombre : le devoir et le point d'honneur.
Le point d'honneur ne recule pas; il cherchera la mort avec joie; ilne la fuira point, même par néces- sité; il dédaigne la prudence jusqu’à l’héroïsme et jusqu’à la folie : c'estle courage des paladins,
La discipline fait davantage ; elle fait que le derrier des soldats sacrifie sa vie au drapeau, sans penser même qu’il demeurera ignoré après la mort comme après la victoire. Dans cette abnégation absolue de sa personne , il marche, intrépide et calme, sans aucune arrière-pensée, là où son chef le lui ordonne. Ce courage obscur est le courage véritable; c’est celui des légionnaires et de nos soldats,
Un guerrier d’Homère, un Grec d'aujourd'hui, est brave autrement. Il s’effacera plus difficilement sous la discipline ; s’il ne doit pas avoir les honneurs de la victoire , il refusera volontiers le premier rang devant le danger. Seul, soutenu par sa fierté , il aura l’audace d’une action d'éclat, et, cette audace, il la perdra dans les rangs où il fait nombre.
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Ia, du reste, moins d’orgueil encore que de pru- dence, et, quant au point d'honneur, il re le soup- çonne même pas. Il ne rougira point d’être cruel dans la victoire. Si les armes loyales ne suffisent pas , il en prend d’autres. Si la ruse même le laisse plus faible, il fuit. Le but du combat, c’est la victoire. Gelui qui meurt, déserte; celui qui fuit, peut vaincre encore.
De tels principes se prêtent à couvrir bien des lâche- tés. Mais au fond, ici, comme ailleurs, le Grec vit selon la nature; c’est elle qui le conduit et le justifie. fl n’a jamais su ce que c’est que le mépris de la vie, qui est le dernier degré de l'abattement comme de lexalta- tion. Il sait ce qu’elle vaut, et il l'aime. Au moment, à l’idée seule de la perdre , il a pour elle des plaintes et des larmes ; pour la conserver, il compte ses ennemis, et il recule sur un champ de bataille. Ce n’est que par exception qu’il la sacrifie à sa passion ou à son devoir : encore sa résolution sera-t-elle précédée d’incertitudes et suivie de regrets. Mais il vient une heure où il est impossible , où il serait déshonorant de reculer. Le Grec le voit. Ici son courage se montre sous son véri- table jour. Oh ! quand tout est perdu , nul ne sait se résigner plus noblement : Ulysse tient tête à tous les Troyens d’Hector ; Katzantonis, dont le marteau broie les genoux , laisse échapper un cri de douleur, et son frère en rougit pour lui. Quand un klephte meurt ,ila le sourire sur les lèvres ; il parle aux oiseaux, messa- gers de la triste nouvelle, et semble n'avoir qu'une peur , qu’une pensée, celle de dérober son corps aux outrages de ses ennemis. Entre la mort et la vie, il choisirait la vie ; entre la mort d’une femme et celle
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d’un héros, comment hésiterait-il ? La gloire ne vaut pas la vie. Mais elle en est la dernière consolation. Cette sérénité de l’agonie rabaisse la joie du vainqueur. Elle est pour le mourant comme un reflet de la victoire qui a trahi son espérance.
Si, lorsque la Grèce se régénère, les descendants rappellent , avec une fidélité quelquefois étrange , les principaux traits de leurs pères , tels que la poésie nous les représente à l’origine de la société héroïque, j'ai déjà dit que cela ne tenait pas seulement à la perpétuité de la race, car la race s’est altérée, mais davantage peut-être à la configuration du pays, aux conditions du climat, à toutes les influences de la nature extérieure, qui a moins changé que les hommes eux-mêmes. Il faut bien l’admettre, car on ne reconnaît pas seulement, dans la Grèce et les Grecs en général, le p:ys et le peuple d’autrefois; mais , dans ce type commun , les provinces ont jusqu'à un certain point gardé les physionomies distinctes qu’elles avaient dès l’Iliade comme au temps de Thucydide.
On a remarqué avant moi que les deux personnages principaux des épopées homériques caractérisent en- core les deux parties principales de la population grecque. Le Grec du continent, plus violent qu’adroit, reproche à l’insulaire , formé par la mer et par le commerce, courageux , mais ivsinuant, plein de subti- lité dans les transactions comme de ressources dans les dangers, de ressembler encore au héros de l'Odys- sée ; et sous ces sarcasmes se perpéiue celte singulière impopularité d'Ulysse, en qui la Grèce eût dû se recon- naître, et qu’elle a toujours haï et méprisé. Il san
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trouvé d’ailleurs que l’insulaire était, aux jours de la lutte, le seul qu’elle ne prit pas à l’improviste , celui qui tenait en réserve , pour les mettre au service de la cause commune, des richesses péniblement acquises , des conseils lentement müûris, et que, si Troie fut prise encore une fois, la Grèce le dut moins à l'épée d'Achille qu'aux vaisseaux d'Ulysse. Quant à Achille lui-même, avec ses armes invincibles, son ardeur que rien ne dompte, et ses jalouses colères, c’est le klephte des montagnes du Nord , tel qu’il vint de l’Olympe et de Souli, comme le thessalien Achille, l’étolien Dio- mède , Ajax, de Locride, et Ajax, de Salamine , ap- portant dans les combats une bravoure indisciplinée , et dans les conseils son implacable orgueil. Mais on lui pardonna ses excès, parce qu’il sut, comme le héros de Larisse , payer de son sang la victoire.
A ces deux personnages, pourquoi n’en a-t-on pas ajouté un troisième, qui tient dans les poèmes d’Ho- wère une grande place, et qui, dans la vie actuelle de la Grèce , ne se laisse jamais oublier ? A côté d'Ulysse et d'Achille , il y a, dans }’Jliade, un homme qui est brave et sage, mais moins sage que l’un et moins brave que l’autre. Cependant il commande en maître à tous deux. Celui-là se souvient toujours de son rang et de ses intérêts. I1 lui faut la captive d’Achille et le prix que disputait Mérion. Tandis qu'Ulysse et Achille le réjouissent par leurs discordes, il a derrière lui deux hommes dévoués à maintenir , quoi qu’il arrive, son aulorité : l’un donne l’exemple de l’obéissance et ne prétend jamais à l'égalité, quoiqu'il soit
[+ > ue 4 _ x Fa son frère ; l’autre , dont on respecte les cheveux
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blancs et dont on aime la parole persuasive , apaise et concilie les esprits, que révolterait la hauteur de ce maître altier. Et ainsi le roi de Crète, qui règne sur cent villes et commande à quatre-vingts vaisseaux , se contente du second rang ; Ajax oublie que Télamon est frère de Pélée ; Diomède reçoit, sans murmurer, les injures qu’il ne mérite pas; et Achille lui-même remet son épée dans le fourreau. Ce personnage a toujours existé. Dans l’{liade, Nestor, de Pylos, et Ménélas, de Sparte, familiers d’Agamemnon, roi de Mycènes, c’est déjà le Péloponèse qui s’isole et aspire au souverain pouvoir. Il s’enfermera derrière une muraille ; au-delà de ses limites, d’autres combattront, pour les couvrir ; il aura les prérogatives du commandement, le choix du poste, l'honneur du dernier coup et les fruits de la victoire. Ainsi le voulurent, après Agamemnon, Eury- biade , Pausanias , Agésilas, qui jouait aussi au roi des rois. Ainsi le veut la Morée, qui se croit la tête et le cœur de la Grèce, sinon la Grèce entière, Elle ne con- naît point les héros du dehors, elle exalte et grandit les siens. A l'entendre, c’est elle qui a tout souffert et tout fait. Et, lorsqu’après tant de sacrifices, la Grèce eut enfin conquis son indépendance, pour lui com- plaire, on poussa l’égoïsme et l’ingratitude jusqu’à re- fuser une part égale des droits de cité aux provinces héroïques qui avaient fraternellement plus risqué et plus perdu qu’elle , pour une liberté dont l’injuste caprice des nations les exclut. Ah! la Grèce a, de deux côtés,
des ennemis : ceux qui la rêvent couvrant le monde et | renouvelant l'impuissance du Bas-£mpire ; ceux qui la renferment dans les étroites limites, au-delà desquelles
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Agamemnon ne comptait que des tributaires, et Agésilas que des ennemis.
Après Achille, Ulysse, Agamemnon, je n’aurais garde , sans doute , d’énumérer ies autres chefs de l’Iliade. 11 en est un pourtant que je tiens à citer en- core, parce qu'Homère lui a donné, dans son poème, une physionomie originale, et parce que je l’ai très- souvent rencontré en Grèce. Souvent même j'ai inter- rogé ses souvenirs, et une partie de ce que je rap- porte s'appuie sur son témoignage. Lorsqu'on ren- contre Nestor, il est facile de le reconnaître à ses cheveux blancs, et surtout à l’autorité de sa parole. Le cercle se forme autour de lui ; on écoute avec re- cueillement les conseils qu’il aime à donner, et auxquels il n’oublie guère de mêler le récit de ses exploits, l'éloge des demi-dieux dont il a été le compagnon. Et les jeunes gens , qui ont entendu leurs pères parler de son courage aussi bien que de sa prudence, permettent volontiers cette jactance aux nombreuses années de Virritable vieillard.
Je la lui pardonne facilement aussi; car j’aime Nes- tor et je le respecte. Quoiqu'il se vante un peu trop peut-être, les exploits dont il se glorifie ne sont pas imaginaires ; ila vécu avec des héros; à leurs côtés, il a noblement combattu lui-même pour l'honneur, pour la liberté de son pays. Lui arrivât-il même d’ou- blier ce que l’œuvre commune doit à la faveur divine et à des secours étrangers, je voudrais qu’on ne lui reprochât pas trop amèrement l'illusion où il se com- plaît. S’il n’a pas tout fait lui-même , il a fait beaucoup : ne lui refusons pas cette justice.
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En la lui refusant, on l’a aigri. Réduit à se défendre lui-même , en prenant parti pour le passé, il est de- vepu , à son tour, injuste pour le présent ; il n’en a pas compris les exigences. Le jour où la lutte engagée pour l'indépendance eut cessé , des temps nouveaux avaient commencé pour la Grèce. Protégée contre les ennemis du dehors, elle n’avait plus à s’oc- cuper que d'elle-même; il fallait qu’elle réglât en paix sa liberté. Nestor a voulu garder ses arnres, son om- brageuse fierté, le droit de vivre à sa mode, comme il avait vécu dans les camps; l'honneur de donner son avis sur toutes les affaires publiques; le privilége de faire la loi, sans s’y soumettre.
De semblables prétentions devaient être funestes à la Grèce. Toutes ces résistances, d'autant plus difficiles à vaincre qu’elles puisaient leur force dans des souve- nirs populaires et se recommandaient de nomsillustres, arrêtaient le jeu des institutions que la Grèce nouvelle s'était données. Bientôt, ces lenteurs, et des désordres, sans cesse renaissants, émurent l’Europe. Elle accusa la Grèce de n’avoir pas rompu tout d’un coup avec le passé, et de ne pas montrer assez vite, dans l'exercice des droits que nous l’avions aidée à reconquérir, la sagesse et les vertus qu’on réclame, au XIX°, siècle, d’une nation policée qui se gouverne elle-même.
L'Europe a été sévère. Si Nestor n’avait voulu rien oublier , l’Europe , en revanche, oubliait une chose : c’est que la guerre de l'Indépendance avait été faite par les héros de l’Iliade; c’est qu’à l’âge de Nestor, et lorsqu’on est fier de soi, comme il avait le droit d’être fier de lui-même, on ne dépouille pas le vieil
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homme facilement ; on ne conçoit même pas la néces- sité d’un tel sacrifice. Il est un courage qu’on ne saurait avoir : c’est le courage de se souvenir en silence et de se laisser oublier.
Nestor a donc vieilli sans changer d'humeur. On a eu des ménagements pour son âge et pour ses ser- vices; c'était équitable et nécessaire. Patience : il va céder la place à d’autres, qui déjà , sous ses yeux, et malgré les éloges qu’il ne cesse de donner à ceux &’au- trefois , ont commencé, par leurs exemples, par leurs efforts, à renouveler l’esprit et les mœurs de la Grèce, à pratiquer d’autres vertus, à mettre en usage une autre sagesse que les vertus et la sagesse du temps qui n’est plus.
A mesure que l'esprit moderne , qui avait commencé par dicter des lois, pénètre aussi dans les idées et dans les mœurs, on voit peu à peu s’effacer toutes les analogies que Nestor m’aidait à relever. Bientôt on ne trouvera plus que dans les livres , comme toutes les exégèses des érudits, ce commentaire vivant de la poé- sie primitive, dont j'ai pris tant de plaisir à réunir les traits. Laissons-le, sans trop de regrets, disparaître. A ce prix, la Grèce sera plus heureuse, plus justement fière d'elle-même, plus digne encore de toutes les sympathies de l'Europe. Homère y aurait-il perdu quel- que chose ? J’en doute moi-même. A tout hasard, je me consolerais d'avance par cette pensée que, si les usages de la vie ordinaire, et si les mœurs publiques cessent d'expliquer Homère , la Grèce se couvre d'écoles, où on lit, où on étudie ses poèmes. Le com- mentaire nouveau viendra de là,
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CONCLUSION.
Il faut finir et conclure. Tandis que je m’oubliais, avec complaisance, aux derniers détours de la route, le moment était venu de fermer le livre et de dire adieu à la Grèce.
Au terme d’une telle lecture, et d’un tel voyage, tout le monde sentira combien il serait plus doux de s’abandonner à ses souvenirs qu’il n’est aisé de s’en rendre compte. Toutefois, c’est encore un des mérites de la Grèce, que les impressions qu’on y éprouve, même en face de la nature, sont bien souvent aussi formelles qu’elles sont profondes, et finissent presque par atteindre à la précision d’une idée. N'est-ce point à cause de cette raison qu’on a pu prendre pour une philosophie, déjà pleine d’abstractions et de symboles, la poésie même d’Homère , où je n’ai guère retrouvé que des images?
La Grèce apprend d’abord, et ce n’est pas l’œuvre d’un seul jour , à oublier complètement , lorsqu’on lit l'Odyssée et V’Iliade , le monde où nous sommes accou- tumés à vivre, les habitudes de notre esprit, et des règles qu’il ne vaut rien d’appliquer à la poésie d’Ho- mère, précisément parce qu’elles conviennent à la nôtre.
La Grèce fait sentir plus vivement la différence qui sépare l’une de l’autre, et elle l’explique. On l’a vu : dès que j'ai rapproché les poèmes d’Homère de leur berceau, à chaque pas, les lieux qu’il a décrits, le paysage , les ruines qui datent de cette époque, les
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hommes même, qui rappellent par quelques traits la société héroïque , tous ces témoignages nous appre- naient que le principal caractère de son art, c’est la sincérité ; qu’à ses yeux la poésie est une peinture , et que, comme il n’a mis ses efforts qu’à reproduire ou à imiter ce qui est, tout ce qu’il rappelle, et même ce qu’il imagine, appartient en propre à son temps et à son pays.
Il n’est pas sans utilité qu’on en soit bien convaincu, particulièrement en France, où, à aucune époque, depuis la renaissance des lettres, on n’a cessé de juger, de traduire et d’imiter Homère.
Je ne veux dire qu’un mot de ses juges. Assurément, après les longs débats dont ses ouvrages furent l’objet, il faut donner raison à ceux qui l’ont défendu plutôt qu’à ceux qui l’attaquèrent avec tant de légèreté ; mais, de part et d’autre, on devait se tromper souvent, parce que, sans tenir aucun compte de l’histoire , on oubliait de changer de poétique en remontant de la Jerusalem délivrée et de l'Enéide à l'Iliade et à l'Odyssée. Il est nécessaire sur toutes choses, et j'espère l’avoir montré, à mon tour, que la critique, placée à un autre point de vue que celui du XVII°. siècle, se souvienne de la Grèce et de la société homérique, si elle prétend com- prendre, si elle veut juger sans parti pris, sans injustice, une poésie qui en est l’image exacte.
Parmi les traducteurs d’'Homère, il y en eut, sans nul doute, qui connaissaient la langue grecque, qui saväient écrire, et même qui avaient senti que, pour rendre Homère , la condition indispensable , c’est d’être simple, Et, cependant , la familiarité, un peu
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vulgaire, de M°. Dacier, ne s'éloigne pas moins que l’élégance soutenue de Dugas-Montbel, des véritables couleurs du style original.
Les imitateurs réussirent plus mal encore toutes les fois qu'émules imprudents de leurs maîtres, ils con- çurent l'ambition de donner à la France une lliade. Mais Homère a porté bonheur à ceux qui suivirent ses traces sans élever jusque-là leurs prétentions. Il fut un des maîtres de La Fontaine et de Bossuet; il a inspiré à Racine , à Chénier, à Châteaubriand, à M. Lebrun, à M. Ingres, de belles pages où respire le parfum de l'antiquité ; et Fénelon a fait, au IV°, livre de l'Odyssée, une suite, qui est devenue, et qui restera aussi po- pulaire que l'Odyssée elle-même.
Jamais on n’avait étudié Homère avec plus d’ardeur qu'aujourd'hui. Depuis un petit nombre d'années, en vers, en prose, on ne l’a pas traduit moins de quatre fois. On a essayé de joindre , à l’une de ces versions, un commentaire pittoresque. Enfin, à de très-courts intervailes, nous venons de voir la sculpture, la poésie, Ja musique même, s'inspirer de l'Odyssée, et les talents les plus sérieux de la génération nouvelle, M. Cavelier, M. Ponsard, M. Gounod, obtenir de légitimes succès avec des ouvrages que n’ont pu compromettre des rap- prochements inévitables, et les noms, lourds à porter, de Pénélope et d'Ulysse. Ces exemples seront peut- être suivis, et, si ardues que paraissent de semblables tentatives, il faut, sans doute, fatigués, comme nous le sommes, du précieux et de l'étrange, encourager les arts à s’éprendre de la candeur des maîtres primitifs , comme à s'inspirer de l’étude directe de la nature.
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En présence de ce retour à des traditions oubliées , un commentaire, tel que celui-ci, pourrait se flatter d’être venu à propos, s’il achevait de faire nettement sentir à ceux qui prennent Homère pour modèle , et à ceux qui le traduisent , que leurs tâches sont entière- ment différentes, et qu’on s'éloigne également d’'Ho- mère par une imitation servile, et par une interpré- tation inexacte.
11 faut avoir bien mal compris cet inimitable poète pour espérer qu’on luiressemblera en le copiant. Chaque mot de cette étude démontre que, si Homère estsimple, c’est parce que ses peintures sont la reproduction lit- térale de ce qu’il a vu. Tout ce qui rappelle ou ses im- pressions personnelles , ou la nature et la société qui les lui inspirèrent, a son prix dans ses poèmes. Mais il faut l'y laisser , nous qui vivons en face d’un autre monde, et n’emprunter à ce modèle, comme à tous les autres , que ce qui peut encore paraître vrai dans notre pays et dans notre temps et ce qui est beau d’une beauté absolue. Quant à ce qui change, loin de faire du tableau qu'Homère nous a laissé de ce qui n’est plus , une copie inanimée , apprenons de lui l’art de peindre, avec la même ingénuité ,une émotion aussi sincère et des couleurs aussi vraies, lanatureet la société que nous avons sous les yeux. A ce seul prix, on peut être simple à sa manière.
Mais si, également loin de la Grèce et de l’âge hé- roïque , l’on transporte sur notre scène etles horizons qu'Homère a décrits, etles personnages qu’il a chantés, et jusqu'aux moindres particularités du caractère et du iangage qu’il leur prête, cette copie pourra char-
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mer les érudits à qui la poésie antique est familière ; mais, quel qu’en soit le mérite, elle ne touchera per- sonne ; ainsi présenté hors de sa place, ce qui émou- vait , surprend ; ce qui était vrai, devient étrange; ce qui était naturel, paraît cherché , pédantesque. L'art doit se défier de ce vain prestige de la couleur locale , qui pique mal à propos la curiosité, et détourne l'at- tention sur des incidents accessoires qu’il eût été de sa dignité de laisser dans lombre. Rien n’est plus faux que la minutieuse exactitude du pastiche, et la simpli- cité dont on fait montre , Gans la reproduction de ces détails dénués d'intérêt, esi la pire des affectations.
Au contraire, n’eussent-ils pour les lecteurs ordi- paires aucun intérêt , ni même à nos yeux aucune va- leur littéraire , tous ces détails qui appartiennent à la Grèce et à la société homérique, toutes ces nuances qui font l’exactitude des peintures d’Homère , sont sa- crées pour le traducteur : qu’il se garde d’en modifier ou d’en passer sous silence un seul mot. Homère, abrégé etembelli, pourrait plaire autant, et davantage ; maïs ce ne serait plus Homère. Grâces au ciel, on saitaujourd’hui qu’une traduction doit reproduire la véritable physio- nomie du texte,et que, par conséquent, elle n’a pas à en dissimuler les défauts. La Grèce achève de faire com- prendre tout le prix qu’ont dans Homère chaque trait qu’on estimait oiseux , chaque image que l’on croyait inexacte, et toutes ces énumérations, et tous ces lam-- beaux d’antiques légendes où La Motte ne voulait voir que de fastidieusés digressions.
Or, la carrière demeure ouverte ; malgré tant d’ef- forts, la France , qui possède un Plutarque et un
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Platon, et à qui l'on promet un Pindare, n’a pas encore un Homère dont elle puisse être complètement satisfaite. L’honneur de combler cette lacune peut ten- ter un érudit et un écrivain. Sans doute , l’œuvre nou- velle devra être lentement méditée sur le texte et au milieu des commentaires. Mais , ainsi faite , elle sera pareille à ces portraits qu'un peintre essaie de faire après la mort. Lorsque, même au témoignage d’un ami, d’un frère, on ne saurait plus rien ajouter à la fidélité de la ressemblance, ah ! si un fugitif rayon de vie éclairait tout-à-coup ce visage inanimé et pâli, que de choses le peintre voudrait changer à son ouvrage! Tant de siècles ont fait d’une partie des poèmes d’Homère une lettre-morte. Le rayon qui les anime d’une vie fugitive, c’est le soleil de la Grèce. On peut donc commencer en France, entre les quatre murailles et dans le demi- jour du cabinet, cette traduction depuis si long-temps attendue ; mais, pour qu'elle soit tout-à-fait fidèle , je sens qu'au moment d’y mettre la dernière main, il faudrait la revoir quelques instants en face du texte éclairé par cette lumière.
(Iles Ioniennes, mai et juin 1857.)
FRAGMENT
D'UN VOYAGE DANS LA HAUTE-ARMÉNIE ;
Par M. LOTHIN DE LAVAL,
Chargé d'une mission par le Gouvernement, pendant les années 1843, 1844, 1845, 1846 [*).
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Vers la fin d’août 1844, j'arrivai à Erzeroum, où se trouvaient alors réunis les commissaires chargés de la délimitation des frontières turco-persanes. Un homme d’une grande finesse mêlée à la plus solide instruction représentait la Russie : c’était M. le colonel Daïnèse, d’origine grecque; Mirza-Teki-Khan (1), le type achevé du faste oriental, défendait les intérêts très-menacés de la Perse ; et l’Angleterre , toujours prévoyante, avait envoyé là le lieutenant-colonel du Génie Wil- liams, celui qui devait, onze ans plus tard , défendre Kars avec tant d’héroïsme, sous le nom de Williams- Pacha,
(*) L’auleur, membre correspondant de l’Académie, a lu ce morceau dans la séance du 27 novembre 1857.
(4) Lors de l'avènement du roi actuel, Nassir-ed din Schah, et après la fuite à Kerbèlah de Mirza-Aga-Si le Sadri-Azem , il le rem- plaçca comme premier ministre, épousa la sœur de son jeune el ter- rible maître et péril bientôt de la façon la plus funeste.
VOYAGE DANS LA HAUTE-APMÉNIE 317
Pour moi, c'était une circonstance heureuse , et je pus former des relations qui devaient tourner au profit de la science. Ayant besoin, pour mes études géogra- phiques ultérieures, d’embrasser d’un coup-d’æil, pour ainsi dire, le grand plateau de l'Arménie orientale , je résolus de faire l'ascension du Palenteuken-dagh , pic immense dominant , au Sud, la ville et la plaine d’Erzeroum. Ce n’était ni facile ni commode ; mais l’un des plénipotentiaires leva toutes les difficultés maté- rielles, et poussa la courtoisie jusqu’à vouloir m’ac- compagner. La saison était exceptionnelle ; il faisait chaud , et l'hiver, d'ordinaire si précoce en ces con- trées alpestres, semblait attardé dans des régions moins clémentes ; l’air était sec, et l'atmosphère d’une pureté comparable à celle de la Perse ; il fallait se hâter. — Nous partimes donc, le lendemain matin. avant le lever du soleil.
Noustraversâmes au galoplesquelqueslieuesde plaine qui séparent Erzeroum des derniers contreforts du Pa- lenteuken, et bientôt il fallut se contenter d’une allure moins rapide. Après une ascension d’environ trois ou quatre mille pieds, j aperçus, dans une profonde coupure faisant face au Nord , une nappe de neige resplendis- sante que sillonnait une source d’eau délicieuse, Des flacons de nos vins les plus exquis tachetaient de noir la pelouse neigeuse , et sur un petit plateau, à vingt pas, s'élevait la tente de campagne du colonel, et plus loir celle de ses gens occupés à préparer, sur ces som- mités glacées de l'Arménie , ‘un festin que nos grands centres de civilisation auraient pu envier.
Nos chevaux restèrent là aux mains des domestiques
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persans; puis, sans perdre une minute, nous poursui- vimes notre excursion qui fut des plus rudes. Le colo- nel et nos autres amis marchèrent au Sud, pour incli- per ensuite vers l'Est, malgré mes représentations : c'était, disaient-ils, la ligne directe. Peu convaincu, je me dirigeai seul en-dessous du cône par le Nord- Est , franchissant des crêtes rocheuses et des déclivités effrayantes sur les plans les plus grandioses, J'avais bien compris la topographie de la montagne, car j’ar- rivai sur le point culminant vingt minutes avant mes compagnons ; mais, soit à cause de la raréfaction de l'air , soit que je me fusse trop hâté, vaillantise inhé- rente à la fougue des jeunes années, j’eus des éblouis- sements, je tombai à vingt pas du pic, épuisé , avec une prostration totale des forces et un crachement de sang. Quand mes compagnons arrivèrent , le malaise avait cédé en partie, et la magie du spectacle qui se déroulait sous nos yeux l’eut bientôt effacé.
Un petit réduit de pierres sèches , établi selon toute apparence par les pâtres turkomans, couronne le faîte du Palenteuken, dont l’élévation est d'environ 11,000 pieds au-dessus du niveau de la mer Noire; de là, sans nul doute , on jouit d’un des plus curieux et des plus vastes panoramas du globe; j’ai visité, dans mes nombreux voyages, une grande partie du monde-an- cien , et jamais ensemble aussi imposant ne m’ap- parut.
Sous nos pieds, l’importante ville d’Erzeroum sem- blait une mince bourgade avec ses dômes écrasés et ses minarets gris ; l'ombre de la montagne, bleuâtre , gigantesque, l’enveloppait au Septentrion, et se termi-
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pait dans Ja plaine en une large et sombre traînée. Les cent bourgs ou villages de cette riche plaine s’émaillaient au soleil comme des points blancs, et le Maï-Mansour, la plus faible branche de l’Euphrate, la sillonnait comme un liseré d’argent jeté sur une nappe d’or. La grande chaîne arménienne encadrait ce tableau, massive, écrasée, mais éblouissante de lumière , et au-delà les pics aigus du Lazistan aux tons fins, violacés, la dominaient. Au fond, vers l'Ouest, la plaine se terminait en ellipse vers les monts de l’Arménie-Mineure et de la Cappadoce. Au Sud-Ouest, dans une atmosphère lumineuse, le gigantesque Taurus découpait majestueusement ses cimes dentelées sur l’azur éclatant du ciel, masqué à sa base par les masses noires, peu accessibles, du Kirman ou Petit- Kurdistan. Sous mes pieds, des escarpements abruptes, des ravins admirables, mouchetés de neige, de verdure et de profonds abimes. Au Nord-Est, Hassan-Kaleh, couronné par sa ruine démantelée , s’avançant comme un blane promontoire dans le riant pays de Pasin (l'antique Phasiane ), arrosé par le Petit-Phase et par l’Araxe dont les mille sources { bin bounar ) descendent de Bingueil à travers la haute chaîne du Kusch-dagbh (1) laissant deviner derrière elle, dans une vapeur bleuâtre , le grand cours d’eau du Mourad-tchaï, le véritable Euphrate, qui va mêler ses eaux à l’Océan Indien , tandis que son voisin court, en sens opposé,
(4) Il serait peut-être plus ratiannel d’écrire Kouch-dagh (la montagne des oiseaux }, cette partie de la Haute-Arménie abondant en oiseaux de proie, Je ne propose pas cette étymologie, je me borne simplement à émettre une opinion qui m'a paru vraisemblable.
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se précipiter dans la mer Caspienne (1). Au fond, les dernières ramifications du Caucase méridional vers
(4) M. Hommaire de Hell, dans son récent Voyage en Turquie et en Perse, t. II, p. 414 et 445, a fait une confusion regrettable à l'endroit du Mourad-tchaï, qu'il a vu seulement à Pignan et dans la contrée d’Eguin ; il veut faire du Mourad un affluent, et de la branche Nord qu'il nomme Phrat , le véritable fleuve. Cette déter- mination géographique appartient au général Juchereau de St.-Denis ; c’est lui qui le premier a émis cetle idée fausse, en disant que PEupkrate reçoit dans la plaine de Palou l’affluent qui vient du mont Ararat et que l’on nomme Mourad-tchaï ( Hist, de l’'Emp. ottoman ,t.I,p. 203). Les eaux de l’Ararat et de toute la contrée de l’Ararat ont par l’Araxe et le Kour leur déversoir dans la mer Caspienne; il est superflu de s'étendre sur ce sujet. M. Huot, l'habile continuateur de Malte-Brun, a fait la même confusion à propos du Frat qui, selon lui, se forme sous les murs d’Erzeroum. L'infortuné voyageur a donc été trompé, et nous allons de visu rétablir la vérité: la branche que M. Hommaire de Hell nomme à tort Phrat, prend sa source à 9 ou 10 lieues au Nord d’Erzeroum à Guzel-Kilissa (la belle église), et 30 minutes plus bas à Kara-djebel (la montagne noire). J'ai étudié cette question sur lesslieux avec trop de soin pour qu'il y ait désormais aucun doute. Il y a quatre sources principales jaillissant à plus de 7,000 pieds au-dessus du niveau de la mer Noire; l’eau en est glacée et délicieuse, Ces eaux, grossies par d’autres rameaux, prennent dans la plaine d’Erzeroum le nom de Maï-Mansour (l’eau ou la rivière de Mansour). Quant au Mourad-tchaï, son point de départ est beaucoup plus éloigné'et son cours plus long, malgré l’asserlion contraire de M. de Hell. Sa première artère jaillit des monts Abus, vers Diadin, l’antique Dau- dyana dans l’Est-Sud, et même plus haut, ét devient vite considérable par l’adjonction du Tcharboor qui se joint à lui dans un défilé précédant la vaste plaine de Mouch, et par le Kara-Sou (le Teleboës de Xénophon, Anabase, lib. VI, cap. 1v) dont j'ai aussi visité la magnifique source à l'extrémité de la Moxoène, à Tchoukour-bachi,
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE, 321
Kars et ie gouvernement d’Akaltzick; puis, en remon- tant à l'Est , les pics de l'Alaguëz ( Géorgie russe), et, dans la plus lointaine perspective , pour couronner ce gigantesque tableau , les deux cimes neigeuses de l’Ararat confondues dans les vapeurs légères et dia- phanes du matin.
De prime abord, cela a l’air d’un rêve ; la magie de ces noms, la plupart remontant aux origines de l’his- toire sacrée et profane ; l’immensité de la scène, les splendeurs de ces montagnes et de ces fleuves, tout ce vaste ensemble peut provoquer le doute de ceux qui n’ont pas vu; c’est la réalité cependant. On em- brasse du regard , instantanément, l'extrémité de cette
ville Seldjoukide ruinée, au pied du mont Nimrod. C'esr Le ParaT YÉRITABLE, qui n’a rien de commun avec l’Arsanias, c’est l’Euphrate signalé par Corbulon dans la grande guerre des Parthes. On sait que l’illustre général avait le gouvernement de la Syrie, et, dans son expédition contre Artaxata, il dut passer et repasser dix fois le Mourad-Tchaï, puisque sa route la plus directe, je dirai presque son uniqueroute, était par la Moxoène , que continuait le district de Caranitis , mentionné par Domilius Cornelius et par Pline ( Hist. natur., liber V, cap. xx1v). Près de là sont, en effet, les sources- mères du Phrat ou Mourad-Tchaï. Les Arméniens et les Kurdes de Mouch-d’Arons , de Kenous-Kalch, d’Akvéran, où j'ai trouvé d’au- tres sources, l’appellent indistinctement des deux noms : Phrat ou Mourad, Tchaï. — Cette contrée étant à peine connue, j'ai dû insister sur ces inexactiludes ; il y a bien d’autres rectifications à faire sur les cartes, dans l'intérêt de la géographie. J'ai visité ces contrées lointaines il y a quatorze ans, et des circonstances, tristes pour moi, et bien indépendantes de ma volonté, ne m'ont point permis de faire profiter la science de mes observations et de mes découvertes dans un voyage de quatre années, bien autrement difficile à exécuter alers qu'aujourd'hui, où les princes Kurdes sont soumis ou exilés.
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froide et ambitieuse Russie qui va , qui va toujours vers le soleil; puis, les confins de la Perse , le grand plateau arménien, le gigantesque Taurus qui laisse deviner la brûlante Syrie. Quatorze ans se sont écoulés depuis qu’il m’a été permis d'admirer cette page su- blime de la nature , et je la vois toujours sous toutes ces faces resplendissantes , comme si je fusse encore sur la cime du Palenteuken-dagh.
Revenu à Erzeroum, j’eus le loisir de parcourir et d'étudier cette capitale moderne de l’Arménie (1). C’est une grande et triste ville, bâtie en amphithéâtre sur un mamelon dominant une plaine dont on ne peut se faire une idée dans notre France. Elle a cent bourgs ou villages, mais pas un arbre; les Russes du prince Paskewitsch ont tout détruit.
La ville est sale, traversée par un torrent empoi- sonné, qui sert en même temps de voirie et d’abat- toirs. Les maisons ont un aspect misérable ; bâties en pierres grises avec des poutres transversales , ou en simple torchis, avec leurs rares fenêtres garnies de papier huilé à cause de la cherté da verre, leurs ter- rasses uniformes , leurs portes lourdes et massives, je ne sache rien qui puisse donner une idée plus com- plète de la tyrannie. — Parfois, au seuil de la porte, on aperçoit une bande d’enfants avec leurs costumes bizarres, tout maculés et déchirés, leurs longs cheveux teints en rouge garance (2); et, à côté de cela, une
(4) J'ai adopté l'orthographe vulgaire, mais l’on devrait écrire :
Arz-Roum, qui signifie, en langue arménienne, forteresse des Romains.
(2) Hommaire de Hell, ne se rendant pas compte de ce raffinement,
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femme voilée, généralement vêtue d’habits sordides. Le hasard iv’a fait pénétrer dans quelques-unes de ces demeures ; si les salles du rez-de-chaussée, accessibles à tout musulman brutal et indiscret, ont l'apparence de la misère, en revanche, les appartements de l’étage su- périeur , inviolable asile des femmes, vous font parfois ressouvenir des descriptions des Mille-et-une-Nunts. Ces femmes que j'avais vues la veille si déguenillées et si sales, je les retrouvais , dans une chambre haute, vêtues de brocart d’or de l'Inde, ou de soieries écla- tantes de Brousse , d'Alep ou de Lyon , nonchalamment couchées sur des divans d’'Emesse, la tête couverte de sequins et de pierreries. Des plafonds en bois, peints en rouge et en vert, couleurs sacrées des musulmans, et par cela même interdites aux raïas, assombrissent encore ces beaux appartements si peu éclairés ; mais ils leur donnent un grand caractère, D’ailleurs, ils sont surchargés d’arabesques sculptées avec une rare élé- gance, et dorées, argentées et rechampies avec des tons riches et même un peu violents; aussi l’effet aux lu- mières ‘est-il très-beau. Une cheminée conique, un vrai bijou de dentelle de pierre, de plâtre et d’or, occupe invariablement le fond de la salle, Des encoi- gnures ravissantes , aussi sculptées à jour, dissimulent les angles disgracieux et perdus; là , ils sont utilisés et reçoivent les vases aux formes capricieuses de l’ex- trême Orient. Les lambris sont également sculptés, dorés et rechampis de couleurs très-brillantes ; puis,
a témoigné sa surprise de trouver tant de cheveux rouges sur le plateau arménien.
324 FRAGMENT D'UN VOYAGE
au commencement de chaque grande salle existe une sorte de narthex , un compartiment soutenu par de frêles colonnettes incrustées de nacre, d’ébène et d'ivoire ; aux temps de la prospérité de l'Empire, on l'ornait sans doute de portières , et les serviteurs ou les esclaves attendaient silencieusement l'ordre du maître , comme je l’ai vu encore dans quelques con- trées plus reculées de l’Asie. Tel est l'aspect extérieur et intérieur d’une grande maison arménienne , à Erze- roum. L’apparence misérable de ces maisons fait la sécurité de leurs propriétaires, qui possèdent souvent de grandes richesses ; cela était surtout nécessaire sous le règne des anciens sulthans ; aujourd’hui cette dissimulation tend à disparaître ; j’ai vu cependant qu’il fallait encore prendre des précautions, car la soldatesque est terrible; durant les Conférences, deux consuls et des dames furent insultés par des soldats, un complot se trama pour égorger le pacha et douze on quinze Européens résidant à Erzeroum ; mais Ismaïl le sérasquier fit une justice si prompte, qu’il coupa le mal dans son germe, et nous en fâmes quittes pour des appréhensions
On a, ce nous semble, beaucoup exagéré la popu- lation d’Erzeroum, évaluée de 70 à 100,000 âmes. En 18h44, je ne crois pas que le chiffre total dépassât 50,000. Les fortifications étaient à peu près nulles: un mur dégradé, masqué, au Nord, pair le fau- bourg servant de résidence à tous les consuls, n’arrê- terait guère un ennemi audacieux. La citadelle, Ak- Kaleb , si l’on peut donner ce nom à l’enceinte murée, flanquée de bastions, située au centre de la ville , ren-
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 3259
‘ fermant elle-même une seconde ville, n’empêcherait nullement l'assaillant de brûler les faubourgs et de se loger dans la cité. Cependant il serait facile de la cou- vrir et d’y organiser une défense désespérée, en con- struisant quelques ouvrages avancés dans la plaine.
Erzeroum est un grand centre commercial ; c’est par excellence une ville de caravanes. Servant de trail- d’union entre Constantinople et la Perse, elle voit ar- river dans ses entrepôts les produits du Kurdistan, de la Perse-Occidentale , de la Géorgie , de la Mésopo- tamie, de la Syrie, de l’Europe et même du Nouveau- Monde. Les Russes, les Anglaiset les Persans. appréciant sa haute importance, y sonttrès-habilement représentés par des agents politiques et cn même temps agents commerciaux. La France , depuis une quinzaine d’an- nées , y entretient un consul; mais le commerce fran- çais n’y est pas représenté, ce qui est fort préjudiciable à notre pays.
Pour l’archéologue , Erzeroum est une ville presque pulle. Sauf quelques blocs antiques de la forteresse où j'ai vu les restes effacés d’une aigle impériale, rien ne subsiste de l’Arze d’Anatolius, son fondateur. Sa grande mosquée , aux cinq nefs dissemblables, est beaucoup trop vantée. Il y a deux ravissants tombeaux près de la porte du Kurdistan, qui appartiennent à la brillante architecture des Seldjoukides ; leurs portes à arcs trilobés, et leurs élégants toits coniques, sont constellés d’arabesques. Non loin de l'antique église de St.- Etienne, se dressent les ruines d’une mosquée, re- montant à la grande époque architectonique des mu- sulmans. Sur le minaret de briques, une inscription
326 FRAGMENT D'UN VOYAGE
d’émail bleu , en beaux caractères kufiques , s’enroule autour du fût, et une autre couronne l’imposte du monument. Voici la traduction de ces deux inscriptions. que je crois inédites.
MINARET :
« Que les serviteurs de Dieu qui lisent ces lignes apprennent que, pendant le khalifat du sulthan Melik- Khan-Khalled-Allah (que son règne soit éternel!) , je quittai la ville de Kharzem et me dirigeai vers le pays de Roum. — Arrivé à Arz-Roum, je résolus de ny fixer. Dans un moment fortuné, l’idée d’élever un monument qui püt faire bénir ma mémoire par la postérité, me vint à l'esprit — En conséquence, je fis construire une mosquée et un médressé (école), composé de plusieurs chambres, afin que les gens studieux en fissent leur demeure; de plus, je voulus que, si cet édifice venait à être détruit, on le réédifiât, et que, pour subvenir aux frais, on prit le revenu des sept boutiques qui en dépendent et celui des terrains qui les environnent ; — enfin , qu’à l’avenir , il perçüût, chaque année , le dixième des legs du sulthan Melik- Khan. »
IMPOSTE :
« Je choisis pour muderris ( professeur ) du susdit médressé, le savant et vertueux cheick Fekkan-ed- Din. — Je lui abandonnai, en outre, trois villages dont le revenu annuel était de trois mille cinq cents agtchi. — Le cheick demanda au maître des mondes qu’il étendiît sa miséricorde sur quiconque s’efforcerait
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 327
de conserver et d’embellir ce Khatounié, mais, au contraire, qu’il fit périr tous ceux qui chercheraient à le ruiner.
« Ce monument a été construit dans l’an trois cent cinquante et un de l’Hégire. »
Le 20 septembre 1844 , je quittai Erzeroum pour me diriger vers Kars; j'allai préalablement à la forteresse chercher mon cuisinier, Mohammed , égyptien de Man- fallout , gisant dans les cachots depuis vingt jours pour avoir poignardé le domestique d’un consul de mes amis ; pris au dépourvu, et, d’ailleurs , l'agression étant venue du grec, force me fut bien de garder à mon service cet homme, dangereux à certaines heures. Je le trouvai dans une salle voûtée, parallèle à la grande cour de service; une odeur infecte s’exhalait de ce lieu sinistre, faisant ressouvenir de l’Enfer du Dante ; mille cris horribles, s’échappant de cet antre empoisonné, venaient se mêler au bruit strident du fer ; des centaines de voleurs, d’assassins , de soldats déserteurs et même de beys kurdes, hurlaient à qui mieux mieux. Sur l’ordre du pacha, je pris mon homme et m’enfuis épouvanté. Revenu au Consulat, comme j'allais monter à cheval, le grec Théodoris, caché derrière une porte, s’élança , le kandjar à la main, sur mon domestique, et sans ma promptitude à le dé- sarmer , il y aurait eu mort d'homme. Voilà un des accidents journaliers de la molle vie asiatique.
Nous primes la route de’ l’Est, à travers la cam- pagne nue et sombre : un soulèvement de la plaine nous força de traverser une gorge favorable à une
328 FRAGMENT D'UN VOYAGE
embuscade et j armai prudemment mon fusil; la con- trée devenait peu sûre, et, la nuit précédente, Kiamil- Pacha, sérasquier d'Arménie, avait dû envoyer quatre cents cavaliers, dans toutes les directions, à la poursuite des kurdes qui avaient dévasté deux villages et assassiné trois voyageurs. Ma caravane était peu imposante ; j'étais accompagné par mon jeune ami , M. de G..., notre fameux cuisinier, Mohammed, et un kurde, sou- roudji de la poste. Après deux heures de grande marche au milieu d’un pays désolé, nous fimes un in- stant reposer nos chevaux au sommet d’une colline do- minant une vaste contrée, enserrée entre deux chaînes de montagnes , admirables de forme et d’une couleur splendide; c’est le pays le plus accidenté du monde, mais il n’y a pas un arbre pour reposer l’œil. Là , toute culture se borne à l’orge et au blé qu’on moissonne à la fin de septembre, et dont les maigres épis donnent douze à seize grains. En revanche, il y a de beaux et riches pâturages; çà et là, bien loin de la-route, j'apercus queiques rares villages, d'apparence chétive, adossés aux rochers et se confondant avec leurs masses grises et rugueuses. La plupart des maisons sont à moitié sous terre avec des toits blindés; il faut être dessus pour les apercevoir. C’est une nécessité de ce climat glacé, qui est souvent fatale aux voyageurs (1).
(1) Un médecin distingué, notre compatriote, M. Barbier, qui se rendait en Perse, périt, celte même année, à peu de distance des murs d’Erzeroum, dans une rafale de neige, malgré l’extrême solli- citude du digne Kiamil-Pacha, qui fit tirer le canon jusqu’au soir, toutes les cinq minutes, pour lui indiquer la direction de la ville d’où il était parti; plus de quatre-vingts personnes périrent de la même manière, aux environs d’Erzeroum, durant cet hiver.
à oh CE.
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 329
En face de moi, dans la chaîne des Moschiques , à peu de distance , se trouvent les sources du Maï-Mansour , tributaires du golfe Persique ; et je viens de traverser les modestes ruisseaux du Petit-Phase, un des affluents de l’Araxe qui va, dans le sens inverse , porter ses eaux dans la mer Caspienne, Là, nous rencontrâmes trois beaux cavaliers kurdes armés jusqu'aux dents; mais payant, sous ce rapport, rien à leur envier, ils nous regardèrent passer d’un air farouche , nous prenant sans doute pour des officiers supérieurs du Nizam, dont nous portions le costume ; à neuf heures du soir, nous arrivâmes à Hassan-Kaleh.
Hassan-Kaleh (le château de Hassan) est bâti au Nord, sur le versant d’une colline dominant le cours du Phasis Minor , qui baigne les murs de la ville , tandis que l’Araxe coule au loin, vers le Sud, au pied de la chaîne du Kush-dagh ; de riches moissons d’orge et de blé sont l’apanage de cette vallée, mais vainement on cherche un arbre pour arrêter la vue ; — des blés jaunis, le sillon argenté du fleuve, et, à l'horizon , de gigantesques montagnes bleuâtres avec des pics nei- geux : tel est l'aspect de cette Phasiane, qui fut célèbre sous la domination byzantine.
Le nom primitif d’Hassan-Kaleh était ésaina, comme cet autre ville de la Mésopotamie, située entre les monts Sindjar et le Chaboras (1). Elle l’échangea , plus tard . contre celui de Theodosiopolis, à cause de Théodose-le-Grand , qui la rétablit, selon les uns, et, selon d’autres, y construisit une forteresse. Il en fit la
(1) Aujourd’hui Raz-el-Aïn {la tête de la rivière).
330 FRAGMENT D'UN VOYAGE
capitale du Pont-Polémoniaque, après le partage de l'Arménie avec les Sassanides, et ce royaume, ou mieux, cette grande province, prit le nom d’Arménie prenuère. C'était une position importante, protégeant et dominant à la fois cette riche contrée , tout le cours du Haut-Araxe et les vallées profondes d’Oltée et de Tortoum , seules localités où, dans un rayon de deux cents milles, on trouve des arbres fruitiers et des forêts. Durant les nombreuses invasions qu’eut à. supporter la Haute-Arménie, Théodosiopolis subit la loi commune, et fut tour à tour l'apanage des Sassanides , des Pagratides, des Khalifes, des Seldjoukides, de l’Empire Byzantin et des Persans, jusqu’à sa réunion définitive avec l’Empire Ottoman. Les Seldjoukides de la seconde époque y bâtirent l’importante forteresse (1) ruinée par les Russes durant la guerre de 1828, et qui, toute démantelée qu’elle est, semble encore menaçante. Assise sur des rochers noirâtres, elle do- mine la ville au Nord-Est, s’avançant dans la vallée comme un promontoire. Au milieu de la cour prin- cipale, j'ai trouvé une énorme masse granitique , taillée de forme bizarre, ayant à sa base un étroit ori- fice. J’ignore à quel usage elle a pu servir.
Quant à la population moderne d’Hassan-Kaleh , évaluée à 25 ou 30,000 habitants par Malte-Brun, c’est une exagération tout orientale, car elle ne compte guère plus de trois cents maisons , et, sur les
(1) Ou plutôt ils la rebâtirent avec des débris anciens; car, sur une des assises, on voit une courte inscriplion en caractères cunéi- formes.
DANS LA HAUTI-ARMÉNIE. 331
lieux, et d’après des renseignements aussi précis que possible, j'ai évalué la population à 4,000 âmes. appartenant aux races turque, kurde et arménienne (1).
Hassan-Kaleh n’a pas de commerce , et tout y atteste une extrême pauvreté ; ses maisons sont, pour la plu- part , effondrées, et quelques échoppes portent le nom pompeux de bazar ; il n’y a pas de khans, ce qui me forca de prendre gîte dans un mauvais café turc, ouvert à tous les vents. Des bains, son nom et sa for- teresse représentent seuls son antiquité.
Sous le rapport de la numismatique , cette contrée est excessivement pauvre en médailles romaines; à de rares intervalles , on trouve des monnaies grecques, des Sassanides , et des Seldjoukides en plus grand nom- bre; mais, si l'ignorance et lapathie des Turcs étaient moins grandes en ces matières, on peut pré- sumer que des fouilles faciles, dirigées avec intelli- gence, auraient d'excellents résultats.
Je continuai ma marche vers l'Est. Partout la même nudité ; pas un arbre, ni un buisson, ni une fleur, ni un brin d'herbe ! Tout y est silence et mort! C’est d’une désolation effrayante ; — et pourtant là coulent deux beaux fleuves, qui déverseraient l’abondance sur cette contrée si la sécurité y régnait, et si désormais elle était habitée par des races plus industrieuses.
À Kopri-Keui (2), village arménien dont le vaste
(4) Sous les murs de la forteresse, à l'Orient de la ville, on voit deux tumuli de grandes dimensions : là reposent les soldats du maré- chal Paskewitsch. En 1828, Hassan-Kaleh fut le théâtre d’une bataille terrible,
(2) C’estune corruption du mot turc £eupru, keupri ou koupri,
392 FRAGMENT D'UN VOYAGE
cimetière , couvert de belles pierres tombales atteste une assez haute antiquité, j'ai trouvé un monument ruiné d'un très-bon style. L'intérieur a trois nefs sé- parées par douze belles colonnes, en calcaire rou- geâtre, soutenant de larges ogives. On voit à gauche du narthex, ou porche intérieur , deux petites cham- bres à voûtes sur pendentifs, dont les angles forment des niches dentelées , à encorbellements arabo-persans (M Karnass). Une croix arménienne décore la façade, et six tourelles rondes flanquaient cet édifice; mais il ne porte la trace d'aucune inscription. Je le crois du IX°. au X°. siècle , et je pense qu’à son origine c'était une église, transformée plus tard en khan, ou caravan- sérail, IL est probable que cette transformation eut lieu quand les bandes turcomanes, conduites par Togrul- Beg, premier sultan seldjoukide, vinrent saccager Arze et massacrer tous ses habitants.
A une heure de Kopri-Keui, à l'extrémité Nord-Est de la vaste pleine , existe encore un pont , d’architec- ture arméno-persane, jeté dans un lieu désert, à la jonction du Petit-Phase et de l’Araxe. Sa structure est du plus grand style, et ses sept arches hardies, à larges ogives , sont ornées, ainsi que les contreforts, d’arabesques d’une finesse et d’un caprice exquis. Une inscription, en anciens caractères arméniens, indique sans doute le nom de celui qui le fit édifier ; mais la profondeur du fleuve ne me permit pas de la relever. Tout porte à croire que Kopri, bâti sur une colline
qui signifie pont ; Kopri-Keuï, le village du pont. Les rapports russes el les journaux ont singulièrement dénaturé tous ces noms pendant la guerre de 1855,
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 539
dont le sol primitif semble accru d’une facon considé- rable , avec sa belle et imposante ruine, sa vaste né- cropole , sa jolie rivière qui va se mêler aux ondes du Phasis Minor , la plaine fertile qu'il domine, et ce beau pont pour communiquer avec la Péninsule formée par les deux fleuves, tout porte à croire , dis-je , que Kopri ne fut pas toujours un misérable village, et qu’il subit la loi commune lors de la marche dévasta- trice des premières tribus seldjoukides.
La dernière arche du Nord-Est a été déchirée par la mine , et quelques troncs d’arbres , jetés sur de faibles étais, ont rétabli la communication en déshonorant ce chef-d'œuvre. Cette destruction, au moins inutile , paraît toute nouvelle , et nous croyons qu’on doit l’at- tribuer aux pachas réunis à Hassan-Kaieh pendant la guerre de 1828-1829 , lorsque le prince Paskewistch s’avançait en vainqueur à travers l’Arménie.
J'ai suivi le cours de l’Araxe pendant une demi- heure : il s’élance brusquement au Sud-Est et va ron- ger des collines calcaires. Il n’en a pas toujours été ainsi : à une époque diflicile à déterminer, il suivait la pente Nord de la chaîne; et son large lit, surface plate toute sablonneuse, est bien visible, ainsi que ses traces sur les bancs de rochers qui bordent par- fois la route. Ce changement est-il l’œuvre capricieuse du fleuve, ou appartient-il aux hommeslors des grandes opérations militaires qui ont si souvent désolé cette terre antique ? Je l’ignore , et nulle apparence de digue, aucun reste de muraïlles ne se trouvent, dans la vallée, à la hauteur du lit abandonné. A peu de dis- tance, sur la berge élevée du fleuve, apparaît une grosse bourgade nommée Koraçan.
334 FRAGMENT D'UN VOYAGE
Le 22 septembre , après avoir payé d’avance mes cinq chevaux de relais, selon la coutume prudente de ce pays barbare , nous partimes par un temps froid, mais superbe , suivant toujours la rive gauche de l’Araxe; bientôt. nous tournâmes brusquement au Nord-Nord-Est, et la route s’engagea dans des mon- tagnes d’une hauteur el d’une aridité désespérantes. Une nation plus prévoyante que la Turquie aurait bâti là un fort, et sa grande vallée de l’Araxe eût été facilement couverte. J’ai traversé le Tcherck , un des affluents du grand fleuve , sur le bord duquel on aper- çoit les ruines d’un village occupé par un campement de Kurdes cultivateurs.
Dans une gorge de la haute chaîne que j’explorais depuis cinq heures, j’ai trouvé une petite ville , Zivin, dominée par de gigantesques rochers à pic, que cou- ronpe , comme une aire d’aigle, un pittoresque et im- posant château de l’époque des Seldjoukides. Quant à Zivin , il est impossible d’imaginer rien de plus laid, de plus gris et de plus sale : ce doit être le séjour de la misère. L’Arménie est , par exceilence , une contrée triste, sévère et inclémente; de là, sans doute, la propension qu'ont ses enfants les plus intelligents à émigrer.
Plus loin , dans cette même gorge, auprès d’un gros village kurde, j'ai vu , dans la direction Est-Sud, au sommet d’une montagne élevée, un cône considé- rable de pierres amoncelées comme un de ces trophées dont parle Xénophon. A quelque distance, au bord d’une rivière sans nom, se trouve un reste de muraille qui m’a aussi paru d’une très-haute antiquité ; sur
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 335
l'autre rive on voit des ruines éparses, mais sans au- cun caractère ; et plus haut, à peu de distance de la région neigeuse, un château arménien avec un village abandonné.
Dans les montagnes , sur un plateau plus riant, mais aussi dénudé, Yéni-Keui (le nouveau village) atteste une culture plus avancée que tout ce que j'ai vu depuis Erzeroum ; là, j'ai trouvé des moissons su- perbes; les épis renfermaient de quarante à quarante- six grains; je crois avoir trouvé le secret de cette fertilité fabuleuse pour la région alpestre de l’Armé- nie : d’abord le sol est neuf, puis il est mêlé de cal- caire marneux, ce qui le rend plus friable, plus léger, plus facile à s’échauffer , par conséquent plus hâtif que le sol gras et lourd de la Phasiane , qui est cependant bien moins élevée,
Au-delà de Yéni-Keuiï, toute végétation cesse; le sentier s'engage dans de vastes steppes glacés, servant de pacages à quelques maigres troupeaux. Une chose qui wa beaucoup frappé , dans cette excursion , c’est la grande quantité de vastes cimetières que l’on ren- contre, sans voir les villes ou les villages qui les ont si long-temps alimentés. Les générations ont passé ; les demeures où elles vécurent se sont écroulées ; — seul , le champ de la mort subsiste : — triste et dou- loureux enseignement !
Au coucher du soleil, nous sommes parvenus à l’ex- trémité du plateau de cette région neigeuse ; une vallée profonde comme celle du Grindelwald, dans l'Oberland , mais plus étroite, gisait sous nos pieds; une petite ville, semblant un point blanchâtre , re-
336 FRAGMENT D'UN VOYAGE
posait au bord d’un torrent , dont l’écume nacrée se dessinait sur le sombre feuillage d’une ligne dei beaux arbres; un sentier à pic, longeant les escarpements de la montagne , conduit du haut plateau à cette ville appelée Baldès. Quarante artilleurs et cinquante zoua- ves sufliraient là pour arrêter une armée russe.
Nous voilà presque sur l'extrême frontière : c’est l’ancienne contrée des Taoches de Xénophon, et le gouvernement d’Akaltzick n’est pas loin. Le pays est dangereux ; l’on m’a reccmmandé d'aller dorénavant avec une prudence extrême, et de ne pas voyager après le coucher du soleil : cependant il fait nuit noire, et Baldès est loin encore ; mais il y a des cas de force majeure qu’on ne peut toujours prévoir. Nous arrivâmes néanmoins sans encombre, et le mussaphir- oda nous fut ouvert.
Les contrées orientales ont, en général, une cer- taine sollicitude pour ceux que la religion, le com- merce ou la fantaisie poussent à chercher des aven- tures lointaines ; l’Arabie, ou plutôt quelques parties de
l'Arabie, la Syrie , l’'Anatolie et les villes ont leurs. khans; la Perse a ses caravansérails ; sur le plateau
arménien et même dans le Kurdistan, chaque bourg ou village a son mussaphir-oda (1). C’est généralement upe petite maison n'ayant qu’une seule pièce, avec une estrade en terre ou en bois, sur laquelle chacun étend son tapis ; il est de ces maisons avec cheminée, il en est qui en manquent ; dans la partie inférieure sont les chevaux, afin que les voyageurs puissent mieux veiller
(4) Littéralement : chambre du voyageur ou de l'hôte.
+
#
v
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À Fe.
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 337
à leur sûreté , ce qui est précieux dans un pays où le bien d’aatrui est fort convoité. Au point de vue de la liberté, rien n’est plus commode. Fe mussaphir-oda est toujours dans l'apanage du chiaya du village , espèce d’adjoint au maire ( aga ). On fait appeler cet homme qui, moyennant un bakchich (étrenne), vous fait déli- vrer, à prix débattu, les provisions nécessaires pour vous et pour vos montures; j'ai vu de ces oda qui étaient des fontations pieuses ; le plus grand nombre sont la propriété des villages. Gertes , il y a loin de là à nos hôtels, à nos auberges d'Europe ; mais en Orient, où tout est précaire, on s’estime fort heureux de trouver de pareils giles ; sans cela, il faudrait, à cause des mœurs musulmanes , coucher le plus souvent dans la boue ou dans la neige , accident qui m'est arrivé bien des fois quand je voyageais sans tente,
Si le mussaphir-oda est une bonne fortune pour l'Européen aventureux, il n’est pas moins cher aux indigènes ; c’est un terrain neutre où chacun est ad- mis : tous les soirs il était encombré de gens inté- ressés à venir me souhaiter la bienvenue. Ayant quel- ques notions de médecine, science indispensable à tout voyageur sérieux, ne fût-ce que pour lui-même, possédant en outre une pharmacie convenablement pourvue, j'étais, bien malgré moi, trausformé en savant docteur (hékim-iachi }, ct j'ai la conscience de n'avoir pas tu@plus de gens que la plupart de mes savants confrères. Il est vrai de dire que le cercle des maladies étaifort restreint ; cela variait entre Ja fièvre, les refroidissements, les ophthalmies et les bles- sures; les coups de sabre et de lance surtout abon-
22
>. c
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daient dans ces contrées où tout homme est armé et plus ou moins voleur. J’opérai une belle cure à Bal- dès, un peu sans m’en douter, et l’honnête bandit qui me la devait vint quelque temps après me remer- cier à Kars et me demander de l'argent pour regagner son pays. En Turquie , un médecin européen doit être humain et riche,
Au lever du soleil, je parcourus Baldès , situé au bord d’un ravin très-pittoresque ; un vieux donjon dé- mantelé des premiers temps de l'Empire Ottoman, bâti sur des ruines byzantines , domine le torrent rapide, et une ancienne mosquée , d'un joli style, surmonte trois cents maisons de terre et de pierre d’assez pauvre aspect. La chambre du mussaphir est ornée d’une charmante porte byzantine , qui semble en ce lieu un véritable hors-d’œuvre. J’ai tout lieu de croire que Baldès est une station de la fin du Haut-Empire. Les femmes sont très-farouches, très-laides , très-sales, et ne sont guère moins voilées que dans les pays plus favo- risés. Dans le voisinage de la ville existent de riches winerais de fer, qui ailleurs seraient une source de ri- chesses ; mais là tout est infécond,
Je remontai le torrent de Baldès, et gravis de hautes montagnes couvertes de sapins et de bouleaux. Un des pitons est parsemé d’énormes blocs de jais; la forêt de sapins est gaspillée , incendiée. Dans cette partie de l’Empire Otloman, la terre semble appartenir à tous : chacun dilapide à son gré, et ce pauvre Empire s’en va, lambeau par lambeau. Les troncs des sapins sont expédiés à Kars par un aflluent de lArpa- Tchaï (l’ancien Harpasus ). Au bas du défilé, dont je
DANS LA HAUTE-ARMÉNIE. 339
ve pus savoir le nom (1), une vaste contrée s’offrit à nos regards : le sol arable était noir, profond, d’une fertilité prodigieuse, et l’on apercevait quelques rares villages et de beaux pâturages. Après une marche de six heures, je trouvai, sur le revers d’une petite colline adossée à l’une des ramifications du Tichmé-dagh , un pan de muraille antique d’un bel appareil avec plu- sieurs voies pavées de larges dalles, une grande quan- tité de pierres, et, dans plusieurs directions, des fonde- ments de constructions épaisses, liées par un mortier d’une dureté excessive ; évidemment il a existé là une ville, et ces restes, qui n’ont jamais été signalés, sont par les 40° 20/ 4/ latitude N.-E. , et 41° 10’ longitude Nord.
A une heure de là se trouve le village de Kurdi- Keuï ; en le quittant, j’apercus dans l'Est la cime neigeuse et arrondie du mont Ararat dont nous appro- chions d’une manière sensible. La culture de la plaine est bonne, mais jamais un arbre! Près d’Ardjivali, dans le Sud-Est, existe un beau monument arménien d’un grand caractère , quelque monastère sans doute ; j'arrivaienfin sur les bords du Kars-Tchaï; nous chemi- nions au petit trot de nos chevaux épuisés, par un clair de lune splendide , quand , au sortir d’un pli de terrain, un Kurde, armé jusqu'aux dents, selon la coutume de ce peuple féroce , se précipite vers moi
+
(1) Tout porte à croire que c’est le Soghanly-dagh des rapports russes.
3h40 FRAGMENT D'UN VOYAGE EN HAUTE-ARMÉNIE.
en me demandant impérieusement du pain; c'était le temps du Ramatan, et le pauvre diable dut se ré- signer à cheminer jusqu’au premier village, car nous- mêmes étions à jeun depuis Baldès. La soirée était fort avancée quand nous arrivâmes à Kars.....…
LA
MÉNIPPÉE LATINE :
Par M. de GOURNAY,
Membre correspondant.
La Ménippée latine, suivant le témoignage de Cicéron , était un poème élégant et varié de presque toute mesure de vers (1). Elle accusait des nombres innombrables, à l'exemple des comédies de Plaute.
Varron avait quatre-vingts ans (2), lorsqu'il composa cet ouvrage étendu, curieux et piquant, qui était une sorte de satire générale, une revue critique des hommes et des choses, un vaste recueil de pièces diverses, mêlé de prose et de vers. Là s’embrassaient amicalement le grec et Ie latin, le génie de la philo- sophie et l'esprit du monde; là perçaient les traits originaux , et abondaient les moralités jointes à des railleries inoffensives. « J'ai la fantaisie, disait le « savant écrivain, de faire des épigrammes, et, comme je ne rappelle aucun nom, je mettrai tout ensemble ce qui me viendra à l'esprit. »
(1) Queæst, academ., lib. I. (2) En l’année 716 de la fondation de Rome. Varron était né 4’an de Rome 636, et mourut l’an 726, à l’âge de 90 ans.
342 LA MÉNIPPÉE LATINE.
Libet me epigrammata facere, et quoniam nomina non memini , quod insolum muhri venerit, ponam.
Cette immense satire, composée de plus de cent pièces différentes, obtint le suffrage de Cicéron, de P. Nigidius Figulus, et d’autres savants contemporains et postérieurs. Cicéron en a cité divers passages, comme l’ont fait ensuite Aulu-Gelle, Nonius , Lactance, Servius, Macrobe , Acron, Porphyrien, Priscien et saint Augustin lui-même. Ce qui étonne le plus , à la lecture des titres de quelques-unes de ces pièces, c’est le grand nombre de connaissances que l’exécution de la Ménippée exigeait (1).
Mais, par malheur, il n’en survit que des lambeaux épars et qui en donnent une idée très-incomplète. Toutefois, on peut en conclure qu’elle n’eut pas le caractère d’un pamphlet ni d’un libelle, et c’est en
(1) Parmi les titres de pièces , il en est qui annoncent le juris- consulte, à savoir, La loi Menia et le Testament; d’autres, le médecin ou physiologiste, comme {es Aliments et la Pédopée ; d’autres, le théologien, comme la Fin du Monde, les Choses divines , etc. ; d’autres, l’antiquaire, comme les Médailles et les Antiquités ; d’autres, le mythologue, comme Méléagre, les Euménides , etc. ; d’autres , le physicien, comme le Tonnerre; d’autres, l’érudit, comme les fêtes appelées Vinalia et Quinquatriæ ; d’autres, l’ancien soldat et marin, comme le Combat dans l'ombre, l'Amour de la victoire ; d’autres, le philosophe, comme les Mystères, le Tombeau de Ménippe, Connaïs-toi toi-méme ; d’autres, le littérateur et le critique, comme les Vieillards deux fois enfants ; les Mulets s’en- tregraltant ; Tu ne sais pas ce que le soir te réserve; Il fuit bien loin celui qui nous fuit ; le Cygne brûlant sur le bûcher ; Gardez- vous du Chien, elc.
LA MÉNIPPÉE LATINE. 343
cela qu’elle diffère essentiellement de la Ménippée française (1).
Ces deux pièces de longue haleine naquirent, lune et l’autre, à des heures de trouble et d’orage, mais elles n’eurent que cela de triste et de semblable. « Nous. sommes maintenant , disait Varron, en pleine « révolution, La torche d'incendie est allumée. » Nunc sumus in rutuba. Adest fax involuta incendi.
Après la bataille de Philippes et l’anéantissement du parti républicain, le second triumvirat était à peine maître de Rome, que la discorde s'élevait entre les triumvirs. La guerre allait éclater entre Octavien et Marc-Antoine , quand Varron composait sa célèbre satire.
Plus tard , la Ménippée française vit aussi le jour au milieu de grandes dissensions, celles de la Ligue ; mais elle fut plus spécialement un ouvrage politique, lorsque son aînée avait été plutôt une production litté- raire : le même esprit n’inspira point ces deux com- positions mémorables.
Du reste, Varron eût-il, dans son poème, pris part au grand drame historique de son temps, qu’il serait inutile d’interroger ce document, mutilé au point d’être méconnaissable. On ne peut qu’en regretter la perte , car il y avait là une veine railleuse et un sens droit qui devancaient les qualités éminentes de la cri- tique d’Horace , peut-être avec plus d'indépendance et de liberté.
(4) Etude sur la Ménippée française, publiée-par moi dans le journal de Caen, L'Ordre et la Liberté, en l’année 1851.
3hl LA MÉNIPPÉE LATINE.
L'auteur vénérable que le temps semblait avoir ou- blié, était l’antiquaire, la tête encyclopédique de Fépoque (1). « Nous étions , avant vos écrits, lui « écrivait un jour Cicéron, comme des voyageurs « égarés et presque des étrangers dans notre propre «a ville, etc. (2). »
Grâce à de patientes dispositions à l’étude et malgré ses occupations agronomiques , Marcus Terentius Varro , né à Rome, d’une ancienne et opulente famille de chevaliers, cultivait tous les arts el toutes les sciences. Il lui eût été pourtant difficile, au milieu de tant de travaux, d’avoir un mouvement de curiosité journalière , un coup-‘’œil incessamment scrutateur , pour pénétrer dans les secrets de l’âme et les dévoiler sur la scène. Aussi, quoiqu'il eût beaucoup d’esprit, joint à un prodigieux savoir , il ne paraît pas qu'il se fût essayé pour le théâtre. Aucune biographie ne le fait supposer, et l’on ne peut tirer cetle conséquence du quatrain suivant qui lui est attribué :
Vosque in theatro , qui voluptatem auribus Huc aucupatum concurristis domo ,
Adeste, et a me que feram ignoscite (noscite) , Domum ut feratis e theatro litteras,
« Vous qui, ailant de vos maisons au théâtre, cou- « rez à la chasse des voluptés de l'oreille, venez et « apprenez ce que je me propose de vous raconter,
(1) Quintil., Institut. orat., lib. X et XII. —Plutarch., ir Romulo, = Lactant., Instit., lib. I. (2) Quaæst. acad,, Üb. I.
LA MÉNIPPÉE LATINE. 345
« afin de remporter de la scène chez vous quelque « instruction littéraire. »
Malgré cette réclame, Varron n’attirait vraisembla- blement que de rares lecteurs à sa grande satire , qui contenait plusieurs comédies en germe. Sa morale
- élait pure et belle; c’était la fleur de la philosophie
athénienne , c'était la vérité qu’il représentait la tête blanche, cana (1), afin d’inspirer plus de respect pour elle ; mais son langage était trop plein de distinction, pour captiver le commun des hommes. Le menu peuple qui courait aux spectacles du Cirque, laissait vide la scène muette de Varron, et répondait probablement à son appel par cette phrase d’une des pièces satiriques :
Erras, Marce, accusare nos : ruminaris antiquitates.
« Tu te trompes, Marcus, en nous censurant ; {u rêves « tes antiquailles. »
Quoi qu’il en soit, Varron eut le mérite de natura- liser dans le monde lettré de Rome une imitation de la satire de Ménippe , philosophe cynique auquel l’inven- tion en est due. Les connaisseurs durent sourire à ce tableau , d’un dessin si exact et d’un coloris si frais. L'âge , en effet , n’avait point amorti la verve ni terni le style du littérateur qui disait: « Forge ta vie à « coups de lecture et d'écriture. » Legendo et scri- bendo vitam procudito.
Ses voyages comme marin, son expérience et ses longues études , en avaient fait un vieillard intéressant
Ü
(4) Ecce de improviso ad nos accedit cana veritas, atticæ phi- losophiæ alumna.
346 LA MÉNIPPÉE LATINE.
et aimable, qui enseignait aussi bien le savoir-vivre que l’agriculture et la langue latine. La Ménippée nous l'offre , en effet, comme un lettré de bon ton et d’un goût épuré en toute chose, aussi curieux de la forme que du fond.
I.
A la lecture d’un passage de cette satire, rapporté par Aulu-Gelle, et ayant pour titre : Vous ne savez pas ce que le soir vous garde, on a l’idée de la belle hu- meur et des bonnes manières de l’auteur ; on prévoit que la lecture de ses écrits ne sera pas sans agrément. C’est la lecture d’un repas charmant , du nombre des convives, et de la manière dont tout doit se passer à table et des choses qu’on y doit servir.
« Le nombre des conviés, dit Varron, doit au « moins égaler celui des Grâces et ne point excéder « celui des Muses (1). »
Quatre choses ensuite sont indispensables à l’agré- ment du repas: des convives de bonne humeur , un local choisi, une heure convenable , un service soigné.
Des discoureurs sans fin et des rêveurs taciturnes y seraient également déplacés. Il faut laisser l’éloquence et les discussions au barreau, comme les rêveries au cabinet. La salle ne doit retentir que de propos riants et gracieux , que d’entretiens amusants qui mêlent
(4) Il y avait trois lits autour de la table des Romains, ce qui faisait donner le nom de triclinium à la salle à manger. Sur chaque lit se posaient trois convives.
à
LA MÉNIPPÉE LATINE. 347
l’agréable à l’utile. Pour cela, il faut s’entretenir fami- lièrement des choses qui ont rapport au commerce ordinaire de la vie, et dont on ne peut s’occuper ni au barreau , ni dans le cours des affaires.
Là, Varron devient tout-à-fait maître en savoir- vivre , et descend jusqu’à l’ordonnance du service de table. Il ne tient pas précisément à ce que les mets soient exquis; mais il préfère ceux qui flattent le goût sans nuire à la santé. Il compose enfin le dessert, et parmi les fruits , il choisit, comme les plus hygié- niques, ceux dont la saveur naturelle n’a point été corrompue par quelque condiment étranger.
Ainsi, voilà le plus docte des Romains, surpris en pleine gastronomie, traitant de l’art de diner, ce qui n’est pas chose indifférente, même pour les savants.
Dans une autre pièce, intitulée : L’eau a la glace, il indique la vertu des vins noir , blanc et jaune ou ambré. « Le premier, dit-il, est fortifiant , le second « diurétique, le troisième digestif. Le nouveau ra- « fraîchit, l’ancien échauffe, l’intermédiaire est bon « pour un repas de dogues. »
Dans la partie où il traite des repas, il Gécrit tous les raffinements du luxe et de la délicatesse, tous les mets rares et exquis que Ja gourmandise recherchait sur terre et sur mer (1).
(1) Les gastronomes du temps estimaient le paon de Samos, le faisan de Phrygie, la grue de l’île de Mélos, le chevreau d’Am- bracie, le thon de Chalcédoine, la murène de Tartèse, la morue de Pessinunte, l’huître de Tarente, le pétoncle de Chio, l’esturgeon de Rhodes, le poisson de Cilicie, la noix grecque, le fruit des palmiers d'Egypte, et l’aveline d’Ibérie.
348 LA MÉNIPPÉE LATINE.
Voyez aussi le fragment d’une de ses compositions, ayant pour titre : Des aliments ; il s'y plaint de la perte de temps causée par la gourmandise :
« Si vous aviez donné, dit-il, à l’étude de la philo- « sophie la douzième partie du temps que vous avez « employé à vous former un boulanger, vous seriez « depuis long-temps un excellent homme de bien. Ceux « qui seront instruits des talents de celui-là en offriront « cent mille as (1,750 fr. }, et ceux qui vous connais- « sent ne donneront pas de vous cent as (1 fr. 75). »
Dans le Tombeau de Ménippe, il se fâche davantage en disant: « Tu ne vois pas, à la nuit close, les caba- « rets que le peuple, dans ses promenades, engraisse « comme des sillons de terre. — Si Numa Pombpilius « apprenait cette conduite , il ne reconnaîtrait aucune « trace de ses institutions. »
Non vides in publica nocte tabernas quas populus am- bulando perinde ut in arato porcas reddit. — Haæc Numa Pompilius fieri si viderit, sciet suorum institutorum nec volant nec vestigium apparere.
Enfin, dans un autre fragment , il quitte le ton piaisant et s’emporte comme le fit Juvénal long-temps après lui: « Maintenant, dit-il, quel enfant de dix « ans, non-seulement ne congédie son père, mais « ne le tue par le poison ? » Nunc quis patrem decem annorum nalus non modo aufert, sed tollit, nisi veneno?
Aigsi, lorque la satire franche et libre n’était plus admise au théâtre , elle se faisait lire au foyer domes- tique , et remplissait agréablement , non moins qu'uti- lement, les heures de loisir; car on pouvait s’en amuser comme d’une comédie et, de plus, en profiter comme d’une bonne leçon de morale.
LA MÉNIPPÉE LATINE, 349
IT.
En effet, la philosophie mise au jour dans la Mé- nippée était puisée aux meilleures sources de la Grèce. L'ancien marin, le vainqueur des pirates, honoré d’une couronne rostrale et justement estimé de Pompée pour être monté le premier à l’abordage, suivait la doctrine de Platon. Il était le favori de la Fortune, mais il n’en était point l’esclave. Son épigramme sur l’avare est une des meilleures qui aient été composées sur ce sujet:
« Bref, quel sens a l’avare ? — Il amasse un trésor. a — Mais, si du monde entier tu le supposes maître , « Aiguillonné du mal qui tourmente son être,
« Il ira se voler pour amasser encor. »
- . - Déniqueravarus
Quid sanus ? cui si stat terra et traditur orbis, Furando tamen et morbo stimulatus eodem,
Ex sese aliquid quærat cogatque peculi.
Juvénal a imité cette jolie épigramme, sans en égaler la finesse et sans en saisir le trait qui est dans les mots furando et quærat peculi. Un avare qui finit par se voler, parce qu’il croit amasser et faire du profit , présente à l’esprit une idée neuve et originale, en supposant qu'aucun poète grec ne l'ait trouvée au- paravant. L'imitation suivante de Juvénal, est le cuivre à côté de l’or :
Crescit amor nummi quantum îpsa pecunia crescit , Et minus hanc optet qui non habet.
350 LA MÉNIPPÉE LATINE.
« Des écus croît l'amour autant qu’en croît le nombre , « Et tel qui n’en a pas en soubaite le moins. »
C’est là le fond de la pensée de Varron, mais sans ornement, sans éclat; c’est la fleur blême auprès de la rose vermeille.
L'auteur , quoique riche , réduisait aussi les richesses à leur valeur. Il ne se faisait aucune illusion là-dessus, car il disait :
« Ni les trésors, ni l’or que la Fortune verse, « Ne brisent les liens des folles passions ;
e « Les palais de Crassus, les montagnes de Perse, « N'ôtent point les soucis, les superstitions. »
Non fit thesauris, non auro pectu’ solutum ; Non demunt animis curas ac relligiones Persarum montes , non atria diviti Crassi (A).
Varron faisait ainsi la part des grands biens que le vulgaire admire, et après lesquels l'humanité court à toute vitesse. Plein de droiture et de sagesse , il s’ex- primait aussi justement sur la vertu :
« Dieu fit de la vertu le fonds propre aux humains, « Et le reste en commun fut placé par ses mains. »
Nam virtutem propriam mortalibus fecit ; Cœtera promiscuc voluit communia habere.
Ces idées nettes et vraies ne s’accordaient pas avec la brigue des ambitieux du temps. C’est pourquoi, dans sa composition Sur la vie du peuple romain , il ajoutait :
(4) Horace semble avoir puisé dans ces vers l’idée de son ode à Grosphus.
LA MÉNIPPÉE LATINE. 351
« Le désir des honneurs qui dévore la plupart des « Romains est si grand, qu’ils souhaiteraient même la « chute du ciel, pour peu qu'ils obtinssent une « charge. »
Tanta porro invasit cupiditas honorum plerisque, ut vel cœlum ruere, dummodo magistratum adipiscantur , exoptent.
Toutefois cette haine vigoureuse du vice se main- tenait dans les généralités et n’offensait personne. Elle portait haut la voix , et je ne sais trop pourquoi saint Augustin remarque que Cicéron loue Varron « comme « un homme d’un esprit pénétrant et d’un savoir pro- « fond, mais non comme un homme fort disert et fort « éloquent. »
Cet argument négatif n’a guère de force par lui- même, et d’ailleurs ne peut combattre l’évidence con- traire, en certains cas.
Varron avait aussi composé un morceau Sur le devoir du mari.
Dans les temps chevaleresques, il eût été le brave champion des femmes opprimées. Voici, du reste, un assez curieux fragment de ses principes à cet endroit :
« Corrige ou souffre au moins les défauts de ta femme, « Car en les corrigeant meilleure tu la fais ;
« Ou bien en supportant les taches de son âme,
« Tu te rends plus aimable et meilleur que tu n'es. »
Vitium uxoris tollendum , aut ferendum : Qui tollit vitium , uxorem commodiorem præstat : Qui fert , sése meliorem facit,
Ainsi , la femme, communément maltraitée dans la
992 LA MÉNIPPÉE LATINE.
comédie latine, trouvait un défenseur dans ce vieil écrivain dont le style était aussi noble que l'avait été son épée. Vivant en bonne intelligence avec Fundania, son épouse , il faisait dire à je ne sais quel personnage introduit dans la pièce du Sesqu Ulysses :
a Est-il rien au monde qu’un homme doive envi- « sager d’un meilleur œil que sa belle moitié! »
Quid enim est quod homo masculus lubentius videre debeat quam bella uxorem !
Cette exclamation faisait honneur au paganisme , qui ne se montrait pas toujours orné de cette fleur de foi conjugale.
La justice n’était pas moins bien appréciée et décrite par Varron:
« La loi sans haine étreint l'honneur qu’elle soupçonne, « Et jamais par amour au crime ne pardonne. »
Lex neque innocenti propter simultatem obstringillat , Neque nocenti propter amicitiam ignoscit,
Voilà une sentence dont la vérité n’a point vieilli, et qu’on pourrait faire graver en lettres d’or au fron- tispice de tous les palais-de-justice.
L'auteur de maximes si pures et si justes ne prenait pas toujours l'air grave et le ton magistral. Il lui arri- vait de dérider le front, et de s’amuser de temps en temps. Par exemple, il frondait ainsi le charlatanisme des sophistes :
« Un malade ne rêve une grosse sollise, « Que quelque philosophe à son tour ne la dise, »
Postremo nemo ægrotus quidquam somniat Tam infandum, quod non aliquis dicat philosophus.
LA MÉNIPPÉE LATINE. 353
L'esprit du vieillard tournait volontiers à lépi- gramme ; mais les flèches de son carquois ne faisaient aucune plaie au cœur , elles piquaient et aiguillonnaient seulement lesprit. Les citations suivantes confirment mon assertion :
« Coquille semble perle à l’œil de l’ignorant. »
Imperito nonnunquam concha videtur margaritu, La Fontaine a dit, dans le même sens :
De telles gens il est beaucoup, Qui prendraient Vaugirard pour Rome, Et qui, caquetant au plus dru, Parlent de tout et n’ont rien vu.
Après l'ignorance, Varron se moque de la fatuité :
« Nous sommes à nos yeux beaux, plaisants, pleins d’attraits, « Quand nous sommes du bouc de ressemblants portraits, »
Omnes videmur nobis esse belli, festivi, saperdæ,
Quum simus #4 PO.
Notre grand fabuliste à dit de l’homme aveugle sur son compte, autant au moral qu’au physique :
Lynx envers nos pareils et taupes envers nous, - Nous nous pardonnons tout et rien aux autres hommes.
Puis il nous reproche le même aveuglement au sujet du corps :
e + + +. .! La commune loi Qui veut qu’on trouve son semblable Beau, bien fait el sur tous aimable.
23
354 LA MÉNIPPÉE LATINE.
La maxime suivante rappelle encore la belle fable intitulée : Démocrite et Les Abdéritains :
« La jaunisse fail voir jaunes tous les visages ; « C’est ainsi que le fou voit des fous dans ies sages, »
Nam ut arquatis et veternosis, quæ lutea non sunt Æque ut lutea videntur, sic insanis sani et furiosis Videntur esse insani.
On se rappelle, à cette occasion, les beaux vers de La Fontaine sur le vulgaire et sur l’insensé :
Et mesurant par soi ce qu’il voit en autrui,
Varron paraît avoir eu (le la répugnance pour une locomotion rapide; il ne se doutait pas des prodiges futurs de la vapeur. Voici ce qu'il dit de la course ordinaire des chevaux :
« Le char qui vous transporte au pas accéléré, a Vaut-il mieux que cet autre au train doux, modéré? »
An qui gradu tolutili, te melius, quam tute molliter Vectus, cite relinquat ?
Le même écrivain était riche; mais il savait que le basard préside à l’origine de beaucoup de richesses.
« Tel à faire une fosse est à peine occupé, « Que d’un coffre plein d’or son regard est frappé. »
Qui dum administrant in scrobe fodiendo, inveniunt arcam. La Fontaine a dit de la Fortune :
Ne cherchez point cette déesse, Elle vous cherchera : son sexe en use ainsi,
LA MÉNIPPÉE LATINE, 21395)
Son sere en use ainsi ! voilà un trait de malice qu’on ne trouve point dans Varron, qui peut-être avait trop de courtoisie pour attribuer aux dames romaines l’es- prit de contradiction que, dans la Femme noyée, La Fontaine moins galant a supposé aux françaises.
J'ignore ce que Varron pensait de l’esclavage , mais sa droiture me fait présumer qu’il blâmait cette dé- gradation d’une partie de l’espèce humaine. Du reste, il fait dire à une esclave ces mots qui en demande- raient d’autres, pour compléter le sens de la phrase :
« Filer la laine, avoir à la fois l’œil au guet, « De crainte que ne brûle un potage qu'on fait. »
Simul manibus trahere lanam, necnon simul oculis Observare ollam pultis, ne aduratur.
Cette plainte d’une femme appartenant à la condition servile ou bien mariée à quelque tyran domestique, semble sous-entendre ces mots : « notre ennemi , c’est notre maître. »
Les mauvais poètes pullulaient à l’époque de la Ménippée. Varron se moque de l’un d’entre eux en employant un nom supposé, suivant sa méthode :
a Quand Claudius sans art fait tant de comédies, « Moi, je ne polirais aucun petil écrit ! »
Quum Claudius tot comædias sine ulla Fecerit musa, ego nullum libellum edolem !
Un brocard semblable avait été lancé par Ennius contre les métromanes de son temps.
En résumé , ce qui précède prouve que Varron ne fut pas un moraliste chagrin. Sa philosophie fut, au
356 LA MÉNIPPÉE LATINE.
contraire , souriante et légèrement ironique, comme celle de Socrate.
II.
L'auteur de la Ménippée ne fut pas seulement un homme sociable et un bon philosophe; il fut encore un écrivain pur et élégant. On peut lui reprocher certaines tournures trop scientifiques, des archaïsmes, des titres et des mots grecs employés avec quelque prétention; mais, en revanche, on peut le féliciter de sa latinité correcte et choisie, et de quelques belles formes de style. Parle-t-il du trésor des espérances où l’homme peut puiser, il dit avec quelque malice :
Quibus suam delectet ipse amicam , et sese speribus lactet suis (4).
« Qu'il s’allaite lui-même des espérances dont il « veut nourrir Sa bien-aimée. »
Allaier d’espérances, c’est là une locution neuve et fraîche. L’ablatif pluriel de spes n’est pas moins digne de remarque, à un autre point de vue (2).
Le goût trouve encore un choix de mots délicats dans le fragment du Prométhee :
« Chrysosandalus appelle sa petite amie un bloc de « lait, une cire de Tarente recueillie de toute espèce « de fleurs par les abeilles de Milet, sans os ni nerfs,
(1) Dans la pièce de L’Ane a la lyre.
(2) On voit spes sollicitæ dans l’Hercules Furens de Sénèque. On trouve aussi spes au pluriel dans Salluste, Tite-Live, Plaute, Ho- race, etc., mais seulement au nominatif, à l’accusatif et au vocatif.
LA MÉNIPPÉE LATINE. 357
« sans peau ni poil , nette, pure, grande, brillante, « fraîche, jolie. »
Chrysosandalos vocat sibi amiculam de lacte, et ceram Tarentinam , quam apes Milesiæ coegerint, ex omnibus floribus libantes, sine osse et nervis, sine pelle, sine pilis, puram, putam, proceram , candidam , teneram, formosam.
Ce portrait a je ne sais quoi de jeune et de frais.
Dans un fragment de la Fin du monde, on remarque également ces locutions gracieuses :
« Donnez l’essor à la belle humeur, pendant que le « vent de son souffle calme vous porte vers la douce « patrie. »
Detis habenas animæ leni, dum ventus vos flamine sudo Suavem ad patriam perducat.
Enfin, dans Parmenon , il disait :
Pectore tristes
Dimittis curas cantu castaque poesi.
Ces mots casta poesi venaient à propos sous la plume d’un écrivain qui montrait la poésie chaste et pure, comme elle le fut jadis pour l’honneur de ses premiers jours. Le chant et la poésie sont indiqués comme la panacée de l’âme en souffrance. Mais comment chanter et versifier, quand l'esprit a perdu toute sa liberté, quand le chagrin lui a coupé les ailes et que les soucis pèsent sur lui de tout leur poids? Le poète n’a entendu vraisemblablement parler que des soins ordinaires de
la vie. Du reste , la forme de cette poésie et de cette prose
358 LA MÉNIPPÉE LATINE.
réfute l’opinion de La Harpe sur le style de l’auteur de la Ménippée :
« C'était, dit-il, un homme d’une érudition im- « mense, mais dont on a loué le jugement et les « connaissances beaucoup plus que le style et le « talent (1). »
Avant de juger un écrivain célèbre, il paraît con- venable de le lire tout entier, et de ne prononcer sur le degré de son mérite qu’en parfaite connaissance de cause.
IV.
Il me reste à dire un mot de Varron comme érudit ou philologue dans les fragments de sa grande satire, dont tous les passages n'étaient pas faciles à com- prendre. Un jour, Aulu-Gelle demandait à un soi- disant docteur, qu’il lui expliquât le sens d’une partie obscure de la Ménippée ; mais le pauvre homme, à la vue d’un cercle qui s'était formé dans la boutique du libraire où la scène se passait, ne pouvant donner l'explication désirée, se leva et sortit brusquement en disant: « Ce que vous demandez là n’est pas peu de « chose, et je n’enseigne pas cela gratis. » C’était une facon d’avouer son insuflisance.
Le temps et l’altération qui en est la suite, ont augmenté les difficultés d'interprétation, et certains fragments réclament la glose et le commentaire. La collection de Robert Estienne est très-faulive, et,
(4) Cours de littérature , t. IV, p. 401.
LA MÉNIPPÉE LATINE. 359
malgré le texte meilleur de Nonius, qui a colligé le plus grand nombre des fragments de la Ménippée, on désirerait encore quelquefois que la lumière se fit.
Varron, contemporain de Cicéron et vivant à une époque où le latin était formé, avait pourtant con- servé l’idée de retour à la vieille langue qu’on ne parlait plus. Il se sentait des velléités d’antiquaire, et se plaisait à suivre les traces du docte Ennius. Toutefois, il se faisait remarquer par la pureté et l’élégance de son style, et de plus il était clair quand il le voulait.
Mais son langage eût-il été le plus transparent du monde, que les années l’eussent obscurci en le corrom- pant. Je n’ose donc trop accuser l’inadvertance d’un aussi savant homme, quand je mets en regard ses deux pièces des Mystères et du Testament. Voici le passage de la première :
« Nous naissons plus difficilement que nous ne «“ mourons : un couple d’humains façonne à peine un « enfant en dix mois; au contraire, une épidémie, « une bataille fait des monceaux Ge morts en un 4 instant. »
Nascimur enim spissius quam emorimur : vix duo homines decem mensibus edolatum unum reddunt puerum ; contra, una pestilentia , hostica acies puncto temporis immanes acervos facil.
Voici le passage de la pièce du Testament :
« Si un ou plusieurs enfants w’arrivent au dixième « mois, ce sont des ânes à la lyre (1), je les déshé- « rite, »
+
(4) Anes à La lyre, c’est-à-dire êtres indifférents dont on ne s’in- quiète pas et qu'on dédaigne.
360 LA MÉNIPPÉE LATINE.
Si quis mihr filius unus aut plures in decem mensibus gignuntur, à si erunt ôvor \üpaç, exhæredes sunto.
Cependant Varron avait assuré, dans son livre des Choses divines, qu’un enfant pouvait demeurer onze mois dans le sein de sa mère, Il ajoutait même que, aux yeux des anciens Romains, les accouchements qui arrivaient au neuvième ou au dixième mois, mais non pas au-delà, étaient regardés comme très-naturels. Pourquoi donc voulait-il déshériter l'enfant qui naïîtrait au dixième mois? Il est difficile de concilier ces diffé- rents textes qui, s'ils n’ont pas été défigurés par le temps , mettent l’auteur en contradiction flagrante.
Quoi qu’il en soit, la Ménippée latine laisse des fragments dignes de respect et d’éloge. Pour en faire l'étude , j'ai cherché à y mettre un peu d’ordre en les rassemblant avec soin. Je n’ai pu reconstituer l’œuvre entière avec aussi peu d'éléments, ni tout expliquer avec des textes parfois inconciliables. Tou- tefois, j’en ai dit assez, ce me semble, pour que l’on ait un aperçu de ce grand travail et qu’on mesure l'étendue de la perte. Puis, en explorant attentivement les débris d’un monument unique en son genre, j'ai ressenti quelque plaisir à consacrer cet essai à un des écrivains de l'antiquité les plus remarquables par l'esprit, la science et la vertu.
cs
4:
LES
SALONS DE PARIS
AU XVIII. SIÈCLE
Par M. HIPPEAU,
Membre de l’Académie,
Rien ne serait plus intéressant, rien ne serait plus utile , qu’une bonne histoire des salons de Paris au XVIII. siècle. C’est là qu’il faut aller chercher, pour le connaître à fond , le caractère de l'esprit français sous un de ses aspects les plus aimables; c’est là qu'ont été jetées et discutées toutes les questions d’art, de philosophie et de politique, qui devaient, bientôt après , faire invasion dans les journaux et dans les livres ; c’est là que le génie national, dans toute sa finesse et sa gaîté, dans tout l’éclat de sa critique pénétrante , mais généreuse, malgré sa légèreté appa- rente, a recu sa plus complète expression.
L'art de causer est un talent tout français. Chez les autres nations on se réunit, on disserte, on discute, on pérore; en France seulement on cause.
Réunir dans un salon une société spirituelle et polie, des femmes joignant à l’éclat de la beauté, de la jeunesse ou du rang, cet invincible attrait qu'y ajoute le prestige d’une raison cultivée ; des hommes
362 LES SALONS DE PARIS
portant sur le front la marque du talent, et quelquefois l’auréole du génie ; mettre aux prises tous ces nobles esprits disciplinés par la grâce, excités par le besoin de plaire, et se donnant mutuellement le spectacle des luttes pacifiques de l'intelligence excitée par l’opposition ou animée par la sympathie, c’est remplir une noble tâche, et la science qu’elle suppose semble appartenir en propre aux femmes françaises,
C’est un hommage que leur ont rendu, sans hésiter, les étrangers qu’attirèrent en France, au XVIF°. et au XVIITI'. siècles , le désir de voir de près une nation sur laquelle le génie de sesécrivains répandait un si viféclat.
Ils considérèrent alors comme le plus doux souvenir qu’ils pussent en rapporter, le bonheur d’avoir été admis dans des cercles ouverts à tout ce qui excite l'admiration ou commande le respect. Alors aussi, quelque chose eût manqué à l’éducation de la jeu- nesse européenne, si elle ne fût pas venue recevoir, dans les salons français, quelque chose de cette exquise politesse et de cette distinction suprême que leur fréquentation seule pouvait communiquer.
Long-temps avant que MM“. de Lambert , de Tencin , du Deffand , Geoffrin et Necker eussent fait de leurs salons le rendez-vous de toutes les célébrités de la France, et de Paris la capitale de l’Europe, l’art de tenir un salon et le talent de causer avaient été con- sidérés comme un privilége tout français. Le carac- tère de sociabilité qui distingue les habitants de la France, leur amabilité, leur goût prononcé pour les jouissances intellectuelles, avaient fondé la légitime influence qu'y exercent les femmes.
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Quand, sous le sceptre glorieux et paternel de Henri IV, la France pacifiée s’occupa de réparer les désastres causés par les guerres civiles et religieuses ; quand , en vertu de cette puissance de vitalité qui l’a fait si souvent sortir plus brillante que jamais de l’abime où on la croyait engloutie, elle put se relever et se remettre en marche, ce fut dans le salon formé par une femme, aussi distinguée par le cœur que par l'esprit, M. de Rambouillet, que se manifestèrent les premiers symptômes ‘le l’adoucissement des mœurs et du retour à la politesse et à la concorde sociale.
Aux gens de lettres appartient l'honneur de cette transformation éclatante.
Les grands seigneurs appelèrent chez eux les gens de lettres ; en leur donnant la distinction , ils reçurent d’eux le goût des nobles plaisirs de l’esprit. Dans la première phase de ce mutuel échange, au début de ce développement intellectuel, dû à la conversation des salons, l'excès et l’abus ne manquèrent pas de précéder l’usage modéré et discret. L'esprit fut plus que jamais en honneur; mais, comme toutes les puis- sances que l’on flatte , il s’élança au-delà des bornes que lui prescrivaient la raison et le bon goût.
Dans les cercles où brillèrent, auprès de la marquise de Rambouillet et de la belle Julie d’Angennes, sa fille, les Montbazon , les Chevreuse , les Sablé, les Longue- ville , et d’autres femmes célèbres par le charme de leur esprit, célèbres aussi par leurs tendres faiblesses, un sujet mis à la mode par les tendances générales de la société polie, à cette époque, devint le thème obligé de tous les entretiens.
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Toute la subtilité de l'esprit , toute la puissance de l'imagination, tous les efforts même du génie furent employés à reproduire sous mille formes les nuances les plus variées du sentiment.
L'amour désintéressé et pur, les charmes'de la sympathie , les communications mystiques des âmes, les généreux dévouemerts, les nobles héroïsmes , revinrent sans cesse dans les conversations de ce monde d'élite, où brillèrent les Balzac, les Sarrasin, les Voiture, et que M'. de Scudéry à reproduites dans ses romans, admirable miroir cù, sous un voile à demi- transparent, la société fut heureuse de se reconnaître.
Dans cette première période qui embrasse le règne de Louis XIIT et la régence d'Anne d’Autriche, le cœur fut encore plus grand que l'esprit. Il y eut de nobles actions et des entretiens frivoles, et chez le plus illustre poète de l’époque, des fadeurs et des subtilités du plus mauvais goût, à côté des traits sublimes d’héroïsme et de grandeur morale qu'aucun de ses successeurs n’a pu atteindre.
Avec Louis XJV et sous l'influence d’un gouverne- ment régulier et fort, auquel président l'élévation et le bon sens, la société présente le spectacle de l’ordre dans la grandeur, et les œuvres de l'esprit réalisent le merveilleux accord de la justesse dans la perfection et du bon goût dans la hardiesse. L'esprit des salons participe à cette heureuse métamorphose , et le style précieux , xidiculisé par Molière , ne se maintient plus que dans quelques cercles bourgeois et dans quelques réunions du grand monde dont le goût est en retard. C’est un moment admirable dans lhistoire de nos
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salons, que celui où l'esprit français atteint cette précision charmante, cet élégant abandon, cette simplicité gracieuse et ce savant atticisme que leur communique l'influence de M, de Sévigné, de M. de La Fayette et de M"°, de Maintenon.
Les défauts si sévèrement reprochés à la société, faconnée par l'hôtel de Rambouillet, n’avaient point disparu complètement , malgré le progrès accompli dans les hautes régions sociales. La Bruyère qui, comme tous les moralistes, se plaît à présenter de préférence le côté grossissant du miroir aux travers et aux vices, ne se montre pas plus indulgent pour les conversations de son temps que pour les petitesses ridicules ou les bassesses révoltantes, que son œil perçant découvre sous le brillant vernis d’une civilisation perfectionnée, ou sous le voile hypocrite de vertus mensongères.
Son chapitre De la conversation peint avec des cou- leurs bien vives les ridicules de certains causeurs de salon, ennuyeux à force d’esprit, vains, légers, familiers, délibérés, qui sunt toujours dans une compagnie ceux qui parlent et qu’il faut que les autres écoutent ; et ces gens maladroits pour lesquels parler et offenser est précisément la même chose; et ces pesants érudits qui ne parlent jamais de la France ou de Versailles, mais se plaisent à vous entretenir de la Tour de Babel ou des hauts faits des peuples les plus oubliés. Il donne sur cet art de parler , dout les abus le choquent, les préceptes les plus sages. Il ne voudrait pas que l’on parlât pour parler, comme on ne le fait que trop souvent , et il a raison : « Un homme habile, dit-il, doit savoir se taire juste au moment oüil diroit quelque
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chose de trop. Mais, pour réussir à captiver l’attention d’un cercle composé de femmes d’esprit et d'hommes de goût, c’est-à-dire pour badiner avec grâce et ren- contrer heureusement sur les plus futiles sujets, il faut beaucoup de politesse et de fécondité. C’est créer que de railler ainsi, c’est faire quelque chose de rien. »
Il existait encore, au temps de La Bruyère , dessalons où , comme dans ceux des hôtels de Richelieu, d’Albret et de Brancas, se conservaient les traditions de ce langage affecté, et prétentieux, dont se moquait, ainsi que lui, M. de Caylus, l’aimable héritière de ce style gracieux dans sa précision, qui distinguait son illustre tante. *
Ce n’est pas que M"*. de Maintenon fût demeurée toujours étrangère au genre esprit qui avait fleuri à l'hôtel de Rambouillet.
Louis XIV, effrayé de la réputation que s’y était faite la femme qu’une tendre sympathie devait plus tard élever jusqu’à lui, n’avait-il pas d’abord éprouvé pour elle une sorte de répulsion ?
« Je n'aime pas votre bel-esprit, disait-il quelquefois à M, de Montespan. » Il ne l’aima que trop, lors- qu’il l’eut connue , malheureusement pour cette altière Vasthi, que Racine a eu le triste courage d’irsulter après sa disgrâce, et qui possédait, dans toute sa justesse élégante, ce que l’on a appelé l’esprit des Mortemart. Quels étaient les caractères de cette langue que par- lèrent les salons, où Louis XIV, secondé par quelques femmes d'élite, réussit à substituer ce qu’il appelait le bon esprit au bel espru? C'était cette absence de toute recherche, de toute recette d’art, de toute
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emphase , de toute prétention; c’étaient cette pro- priété dans les termes, cette simplicité, cette netteté, et en même temps cette aisance et cette familiarité qui ne sont rien autre chose que la langue française elle-même arrivée à son plus haut degré de perfection. Ge beau style, si savant et si naturel à la fois, La Bruyère le cherchait en vain dansles entretiens de quelques salons de son temps, où dominait le langage affecté et pré- tentieux que recherchaient encore certains beaux- esprits, à la tête desquels il trouvait Fontenelle.
C'est Fontenelle en effet qui, « après avoir relevé sa manchette, étendu la main et ouvert les doigts, .débite gravement des pensées quintessenciées et des raisonnements sophistiques. Fade discoureur , il n’a pas mis plus tôt le pied dans une assemblée, qu'il cherche quelques femmes auprès de qui il puisse s’insinuer, se parer de son bel-esprit ou de sa philo- sophie , et mettre en œuvre ses belles conceptions. »
Le futur auteur des Entretiens sur la pluralté des mondes composait alors ses Lettres galantes, triste échantillon des frivolités qui charmaient ses auditeurs :
« Ne sauriez-vous , » écrivait-il, à Me, V....., au sujet d’un cheveu blanc qui avait eu l’audace de se montrer sur sa Lêle, « ne sauriez-vous avoir un peu de passion sans blanchir aussitôt? L'amour est fait pour mettre un nouveau brillant dans vos yeux, pour peindre vos joues d’un nouvel incarnat, mais non pas pour répandre des neiges sur votre tête. Son devoir est de vous embellir. Ce seroit grand'pitié qu’il vous vieillit, lui qui rajeunit tout le monde.
« Arrachez de votre tête ce cheveu blanc et, en
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même temps, arrachez la racine qui est dans votre cœur, »
Mais l’homme d’un esprit si distingué, le discoureur universel qui a vécu cent ans, n’a pas toujours été ce sieur de Fontenelle , dont Racine s'était moqué avant La Bruyère, Il a eu le singulier privilége d’assister , après avoir été le témoin et l’un des auteurs de la décadence du grand siècle, à la transformation de l'esprit français, se portant avec une impétuosité, dont le préserva sa prudence, sur tous les sujets livrés, après une longue contrainte, à toutes les témérités du libre examen. F
Jamais, sans doute, il ne se dépouillera entièrement de cette préoccupation du bien-dire, qui l’avait en- traîné si loin du naturel. Mais, lorsqu’après le progrès incontestable de son savoir et de son goût, il sera appelé aux fonctions importantes de secrétaire de l’Académie des Sciences, il pourra faire servir à popu- lariser les grandes découvertes du génie humain, ce bel esprit de salon auquel il conquerra alors une influence utile et sensée, prélude de celle que les savants les plus illustres n’ont pas depuis dédaigné d'exercer,
Comme intermédiaire entre la réserve des cercles du XVII. siècle et la liberté croissante de ceux du XVIII. , le salon ouvert, en 1710, par la marquise de Lambert, appelle d’abord lattention.
Les qualités qui recommandent les ouvrages d’édu- cation que nous a laissés M", de Lambert, c’est-à- dire une grande élévation morale, une rare délicatesse d’esprit, une tendance un peu exagérée vers les
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recherches du langage et des jeux brillants de l'esprit, la dirigèrent dans le choix qu’elle fit des hommes célèbres, dont sa maison devint le rendez-vous , pen- Gant vingt-trois ans. L’asile ouvert par cette femme estimable à la conversation, au badinage ingénieux et aux graves discussions , au milieu du débordement de la Régence, lui ont mérité la reconnaissance des hommes de lettres. Autour de Fontenelle, président naturel de ce cercle délicat et poli, s’étaient groupés : La Motte, Mairan, d’Argenson, l’abbé de Choisy, Sacy et le président Hénault. Si l’on en croit ce dernier, il y avait chez M”, de Lambert, indépendam- ment de ces soirées littéraires, des soupers offerts surtout aux gens du monde , et dans lesquels « elle prêchait la belle galanterie à des personnes qui allaient un peu au-delà. » Le président , si indiscret, en sa qualité d’ami intime, s’accuse d’avoir été des deux ateliers; comme les hôtes de la marquise, il dogmatisait le matin et il chantait le soir.
Déjà les salons entraient en possession du privilége qu’ils ont souvent eu depuis, de dispenser la gloire littéraire et même les distinctions académiques. C’est par le salon de M”°. de Lambert que dut passer plus d’un académicien de ce temps-là.
Fontenelle vante la maison de la marquise de Lam- bert comme la seule qui se fût préservée de la maladie épidémique du jeu. On aimait à s’y trouver, dit-il, pour se parler raisonnablement et même avec esprit, selon l’occasion. Aussi, ceux qui avaient leurs raisons pour trouver mauvais qu’il y eût de la conversation quelque part, lançaient-ils, quand ils le pouvaient,
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quelques traits malins contre sa maison. « Elle était un peu trop sensible aux critiques dont ses écrits ou son salon étaient l’objet. Un de ses meilleurs amis, M. de La Rivière, gendre de Bussy-Rabutin, la con- damoait sur ce point avec un rigorisme que ne désarma pas toujours sa bonté affectueuse et indulgente (4).
En pénétrant, à la suite d’une autre femme de l'esprit le plus judicieux , d’un écrivain plein de sel, de finesse et d'agrément, Mie, de Launay, devenue plus tard M, de Staal, chez la duchesse du Maine et dans sa petite cour de Sceaux, nous nous trouvons en a, sence d’un monde plus agité , plus bruyant, mais proz fessant encore hautement le culte des arts et des lettres.
Pendant les dernières années de Louis XIV, le duc et la duchesse du Maine avaient voulu que le château de Sceaux rivalisât avec ceux de Chantillys de Marly et de Versailles ; et ils ne se distinguèrent d’abord que par leur goût pour la dissipation et le plaisir, pour les folles joies et les fêtes splendides. C’est à cette époque qu’eurent lieu ces nuits blanches de Sceaux. qui contrastaient d’une manière si fâcheuse avec les calamités de la France. Mais après la disgrâce qui frappa la fille du grand Condé, complice, ainsi que son mari, de la conspiration de Cellamare , les hôtes de Sceaux furent conviés à prendre part avec eux à une vie moins folle et moins désordonnée.
Une société aimable s’y réunit et la duchesse put
(1) La petite-fille de M°, de Lambert, Thérèse-Eulalie Beaupoil de Saint-Aulaire, épousa Anne-Pierre, marquis de Beuvron et h:, duc d'Harcourr.
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lui transmettre les traditions de ce langage précis, brillant , net et juste, que lui avait légué le monde dans lequel elle avait été élevée. Les révélations de M, de Staal et les récits du président Hénault per- mettent de se faire une idéee exacte de ces réunions où furent appelées tour à tour les célébrités contempo- raines.
Le Président ne connut la duchesse du Maine et la société que dans cette seconde période. Il s’y trouva avec M°, de Charost, depuis duchesse de Luynes, le cardinal de Polignac, le marquis de Saint-Aulaire, M, Dreuillet, l’académicien Malézieu, l’homme im- portant de cette petite cour, le factotum de la du- chesse. Il y passa près de vingt ans, pendant lesquels il éprouva, dit-il, des hauts et des bas, des contradic- tions et des contraintes; et il espère que Dieu lui par- donnera les fadeurs prodiguées par lui aux maîtres de la maison, dans de très-médiocres poésies, Ce n’est pas sans plaisir cependant qu’il se rappelle les promenades sur l’eau et les réveillons, d’où sortaient les spirituel- les chansons Ge M". Dreuillet (1), de M. de Saint- Aulaire et de M”°. du Maine. M. le duc de Polignac était, selon lui, le plus beau parleur de son temps. Il devait être fort agréable , en effet, lorsqu'il n’insistait pas trop pour lire des fragments de son Anti-Lucrèce. M, du Maine racontait avec une gaîté infinie, mais M. le Duc effaçait tous les autres par son extrême vaiveté. La veille de Noël , on se rassemblait , sur les huit heures, dans les salons de Sceaux. La symphonie
(1) À 70 ans, elle en composait encore de charmantes.
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commençait par jouer une suite d’airs de Noëls, et puis chacun des invités devait chanter des couplets com- posés soit sur les événements du jour , soit à propos des plaisanteries faites dans la société (1).
Voltaire , qui trouva un asile dans le château de Sceaux, en 1746, y demeura caché pendant quelque temps, dans un appartement écarté et dont les volets restaient fermés tout le jour. Il y composa Zadig, qu’il lisait à la princesse pendant la nuit. Nous l'y trouverons encore, en 1750 , remplissant le rôle de Cicéron, dans le quatrième acte de sa Rome sauvée. Le Kaïin, présenté par lui à la duchesse, fit alors ses premières armes sur le théâtre de Sceaux, dans le rôle de Lentulus-Sura , et le célèbre acteur qui nous a conservé le souvenir de cette soirée, assure qu’il était impossible de rien entendre de plus vrai et de plus pathétique que M. de Voltaire dans ce rôle pour le- quel il avait, comme on le sait, une prédilection marquée. Voltaire écrivait de Berlin, en 1752, en par- lant de la duchesse, alors âgée de 76 ans: « C’est une âme prédestinée : elle aimera la comédie jusqu’au
(1) En voici un, composé sur l'air : Quoi ! ma voisine, es-tu f'âchée? par M. le duc du Maine : Ceite chanson sera mauvaise, Voici pourquoi : C’est que, Messieurs, ne vous déplaise, Elle est de moi, En vain j'ai voulu vous déduire Mon embarras, On s’est contenté de me dire : Tu chanteras!
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dernier moment; et quand elle sera malade, je vous conseille de lui faire administrer quelque belle pièce au lieu de l’extrême-onction : on meurt comme on a vécu. »
Ce goût prononcé pour les plaisirs dans lesquels lin- telligence avait la meilleure part, et faisait dire à la princesse qu’elle voulait que la joie eût de l'esprit, s’al- liait en elle à l'amour du mouvement et du bruit, au besoin d'échapper à l’ennui dont sont atteints ceux qui ne savent pas vivre seuls. Les hôtes aimables de la du- chesse du Maine n'étaient, il faut l'avouer , les bien- venus chez elle qu’autant qu'ils contribuaient à em- bellir et à égayer sa vie. « Son commerce, a dit M°". de Staal, est un esclavage; sa tyrannie est à dé- couvert. Elle dit ingénûment qu’elle a le malheur de ne pouvoir se passer des personnes dont elle ne se soucie point (1). On la voit apprendre avec indifférence la mort de ceux qui lui faisaient verser des larmes lors- qu’ils se trouvaient un quart d'heure trop tard à une partie de jeu ou de promenade. » « Dans un souper qu’elle donnait à l’Arsenal, dit encore le président Hénault, elle proposa à M”*. Dreuillet de chanter, ce qui était l’ordinaire. Mais, ce soir-là, comme elle pe se portait pas bien, la princesse la fit chanter dès le potage. Je représentai à M°. du Maine que,
(1) Mme, d'Estaing avait manqué de venir. Elle se désespérait, elle pleurait, elle était hors d'elle, — Mais, mon Dieu, lui dit Mme. de Charost, je ne croyais pas que V. A. se souciât Lant de Mme, d'Estaing. — Moi? Point du tout; mais je serais bien heureuse si je pouvais me passer des choses dont je ne me soucie pas.
(Mém. du président Hénault. )
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devant rester quatre ou cinq heures à table, M”. Dreuillet ne pourrait pas aller jusqu’au bout. —« Vous avez raison , Président , répondit-elle , mais ne voyez- vous pas qu’il n’y a pas de temps à perdre, et que cette femme peut mourir au rôti! » Le Président dut se rendre à une aussi belle raison, et put se faire une idée du genre d’intérêt que prenaient les princes aux gens de lettres qu’ils daignaient admettre dans leur intimité.
Une femme bien supérieure à la duchesse du Maine, la marquise du Deffand , après avoir été un des hôtes les plus assidus de cette cour de Sceaux, réunit elle- même plus tard une cour non moins brillante et plus complète encore. Mais avant de parler de ce cercle célèbre et de cette femme d’un esprit si distingué et si fin , il faudra s'arrêter quelques instants dans le salon où Me, de Tencin, la sœur du cardinal de ce nom, et non moins ambitieuse que son frère, reçut avec un grand nombre d’hommes distingués , l’éternel Fonte- nelle, Montesquieu, Marivaux, Pont de Veyle, Mairan et Helvétius, tout jeune encore. Marmontel, admis pendant quelque temps dans cette réunion, nous fera connaître et la maîtresse du logis et le monde qui se rassemblait chez etle.
Suard , d’accord avec Marmontel , vante la subtilité de son esprit et la force de son caractère. Enveloppée dans son extérieur de bonhommie et de simplicité, elle avait plutôt l’air de la ménagère que de la maîtresse de la maison. Jamais on n’eut plus de justesse dans le coup-d’æil avec plus de simplicité dans le ton, ni plus d'adresse dans la conduite avec des manières
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plus naturelles. M, de Tencin, très-babile politique, ne chercha pas uniquement , il faut bien le dire, dans la composition de son salon, les plaisirs de la conver- sation.
Elle conseillait à M°, Geoffrin, destinée à lui suc- céder plus tard (et elle s'était probablement donné auparavant ce conseil à elle-même), de ne rebuter jamais aucun homme : « Quand même, disait-elle, neuf sur dix ne se donneraient pas un liard de peine pour vous, le dixième peut vous devenir un ami utile. » Elle savait, comme le fait observer Suard, tirer parti du sot comme de l’homme d’esprit. C’étaient , on peut le croire, les hommes d’esprit qui se trouvaient en majorité dans son salon, quoiqu’elle les appelât ses bêtes.
Sous l'inspiration sans doute de la maîtresse de la maison , ils y arrivaient trop préparés à jouer un rôle; et le désir d’entrer en scène, de poser, comme on le dirait aujourd'hui , ne laissa pas toujours à la conver- sation son cours facile et naturel. C’est Marmontel qui fait cette remarque. Dans Marivaux, l’impatience de faire preuve de finesse perçait visiblement ; Mon- tesquieu , avec plus de calme, attendait que la balle vint à lui, mais il l’attendait; Mairan guettait l’occa- sion ; Fontenelle seul la laissait venir sans la chercher; Helvétius, attentif et discret, recueillait pour semer un jour. M, de Tencin ne parvint pas toujours à mo- dérer cette exubérance d'esprit , d’où naissent l’affec- tation et l’obscurité, bien qu’elle déconcertât plus d’une fois ceux de ses amis qui, comme Marivaux, étaient sujets à ce défaut, par des observations dont
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l'extrême naturel dissimulait la justesse. On lisait un jour chez elle un couplet de Collé, composé dans le goût de cette rhétorique prétentieuse. Fontenelle l’entend et veut le faire recommencer pour le com- prendre mieux : — Eh! grosse bête, lui dit M”, de Tencin , ne vois-tu pas que ce couplet n’est que du galimatias ?—11 ressemble si fort,répliqua Fontenelle, à tous les vers que j'entends lire et chanter ici, qu’il n’est pas étonnant que je me sois mépris.
Quel aimable esprit que ce Fontenelle, surtout lorsqu’arriva le moment où le XVIIIe. siècle allait prendre son essor de hardiesse philosophique, et attaquer , sans perdre sa gaîté, la partie sérieuse de son œuvre!
Que de fines réparties, que de grâce et de justesse ! Ge qui subsistait encore chez lui de la grâce maniérée et des affectations du bel-esprit se dissipait de jour en jour. Il subissait, sans le savoir, sans doute, comme tous ses contemporains, l'influence du merveilleux esprit qui, dès ses premières productions, avait donné l'exemple de ce langage clair, naturel , précis , pétillant d'agrément et de grâce, que trouvait en même temps que lui l’auteur des Lettres persanes. Cette langue allait être le partage de la marquise du Deffaud , devenue à son tour reine d’un de ces salons, non moins célèbre par le mérite de celle qui y pré- sidait que par la renommée des hommes qui le fré- quentaient.
Les lettres de M‘. du Deffand brillent de tout l'éclat que peuvent donner cette justesse, cet à-propos de raison, cette netteté d'imagination et ce naturel
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dans la noblesse, qu'ont vantés tous ceux qui ont pu l’approcher. Son esprit, dit M". de Staal (qui, soit dit en passant, mérite précisément les mêmes éloges) n’employait ni tour, ni figure, ni tout ce qui s'appelle invention. Frappé vivement des objets, il les rendait comme la glace d’un miroir réfléchit sans ajouter , sans omettre, sans rien changer, Son style serait celui de Voltaire, qui lui a adressé ses lettres les plus charmantes , si elle eût possédé cette chaleur et cette flamme pénétrante qui animaient l’auteur de Zaire et de l’Essai sur Les Mœurs.
Dans le salon de M. du Deffand, déjà constitué vers 1740 , nous trouvons , avec le président Hénault, qui occupe dans la maison une position exceptionnelle, d’Alembert, Chastellux , Turgot; Brienne , le futur cardinal; Boisgelin, archevêque d’Aix; l’abbé de Bois- mont, Formont, et plus tard l'anglais Walpole.
Ce qui donnait plus d’attrait et d'importance à son cercle , c’est qu'avec les hommes de lettres et les phi- losophes elle y réunissait les femmes du plus haut rang et les hommes les plus distingués du grand monde.
Elle avait eu pour grand'mère une duchesse de Choiïiseul, et se trouvait ainsi parente des ministres Choiseul et Brienne, Une de ses tantes, la duchesse de Luynes, fut la constante amie de Marie Leczinska, l'épouse délaissée de Louis XV. Dans son salon, fréquenté par MM". de Mirepoix, d’Aiguillon, de Boufllers, de Crussol, de Jonzac, de Beauveau, de Saint- Pierre, de tout ce qu’il y avait de plus élevé dans l'aristocratie française, les philosophes et les hommes de lettres se confondaient avec les grands-seigneurs.
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Ils habituèrent ceux-ci à entendre fronder et à fronder eux-mêmes les titres, les rangs, les préjugés, les abus qui constituaient une grande partie de leur existence, et à préparer par leurs plaisanteries et leurs épi- grammes la Révolution dont ils devaient être victimes.
Avec quel intérêt, avec quelle curiosité ne suit-on pas dans leurs conversations animées, dans leurs saillies, dans leur ardeur pour la vérité, dans leur goût non moins prononcé pour le paradoxe , tant d’esprits émi- pents, tant de caractères et de talents divers! Que d'idées jetées en courant sur toutes les questions que pouvaient soulever les littérateurs, les artistes, les économistes, les publicistes et les philosophes! Et quel jour la connaissance de ces conversations ne jette- t-elle pas sur les œuvres littéraires de cette époque, sur ces improvisations écrites, écloses au feu des im- provisations parlées; ayant comme elles l’entrain, la fougue éloquente et la passion comimunicative, mais ne possédant plus, comme les œuvres du siècle précédent, cette beauté de la forme, fruit de la réflexion qui médite et du travail qui perfectionne !
Cette ardeur et cet enthousiasme, M"°. du Deffand ne les partagea pas toujours. Après avoir, comme tant d’autres femmes célèbres du temps, cueilli trop hâtivement la fleur de jeunesse et de beauté qui avait attiré sur ses pas une foule d’adorateurs, elle éprouva les déceptions amères qu’amène à sa suite la perte des premières illusions. Un malheur immense la frappa: à l’âge de cinquante-cinq ans, elle perdit la vue (1).
(4) Voltaire écrivait à ce sujet : « Les yeux de Mr°, du Deffand
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Refoulée alors , pour ainsi dire, en elle-même, livrée tout entière à l’amertume de ses pensées, elle ne put que sourire tristement à toutes les espérances dont elle entendait autour d’elle le retentissement.
Elle vécut assez long-temps pour survivre à la plupart de ses amis; et c’est un triste spectacle que celui qu’offrent la vie et les écrits de cette femme, douée d’une raison supérieure , appliquant toutes ses facultés à dépeindre les tristesses de son âme, et l’inconsolable mélancolie de son cœur.
Le motif principal du soin qu’elle avait pris de composer un salon, venait de ce profond ennui qui la saisit de bonne heure, et dont elle chercha le remède dans les distractions du monde,
Sa correspondance avec Walpole nous montre deux esprits également pénétrants et judicieux , échangeant - leurs impressions sur les hommes et les choses de leur temps. La marquise du Deffand avait atteint l’âge de 70 ans lorsqu'elle s’éprit pour le froid et dédaigneux anglais d’une vive et persistante affection, dont il fut souvent beaucoup plus embarrassé que satisfait. On souffre de voir jusqu’à quel point l’amour-propre et la crainte du ridicule le rendent amer et injuste à l'égard de Ja vieille amie à laquelle il ne pardonnait pas sans doute sa supériorité. Presque tous les per- sonnages marquants du XVIII. siècle ont posé devant ces deux juges , habiles à saisir les ridicules, et dis-
étaient autrefois bien brillants et bien beaux : pourquoi faut-il qu’on soit puni par où l’on a péché? Quelle rage a la nature de gâter ses plus beaux ouvrages! Du moins, Me, du Deffand conserve son esprit, qui est encore plus beau que ses yeux. »
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posés à rechercher et à dévoiler les plus mauvais côtés de la nature humaine. Dans ce monde si brillant qui se presse dans son salon, M. du Deffand n’a que des connaissances, et ne compte pas un seul ami, « Elle n’y trouve, dit-elle, aucune personne à qui elle puisse confier ses peines, sans lui donner une maligne joie et sans s’avilir à ses yeux. Raconte-t-on ses plaisirs et ses succès ? on fait naître de la haine. Faites-vous du bien? la reconnaissance pèse et l’on trouve des raisons pour s’en affranchir, Faites-vous quelques fautes? ja- mais elles ne s’effacent, rien ne peul les réparer. Voyez-vous des gens d’esprit? ils ne seront occupés que d'eux-mêmes, ils voudront vous éblouir et ne se donneront pas la peine de vous éclairer. Avez-vous affaire à de petits esprits? ils sont embarrassés de leur rôle, ils vous sauront mauvais gré de leur stérilité et de leur peu d'intelligence. Trouve-t-on, au défaut de l'esprit, des sentiments? Aucuns, ni de sincères ni de constants.
Elle ne se montre pas plus indulgente pour les phi- losophes dont elle partage le scepticisme, mais dont elle raille sans ménagement les défauts. On les vantait un jour devant elle d’avoir abattu une forêt de préjugés : « N'est-ce pas depuis ce temps , dit-elle, qu'on nous débite tant de fagots? »
Une longue et intime liaison avec le président Hé- nault et Pont-de-Veyle à pu se présenter aux yeux du monde avec tous les dehors d’une vive et sincère affection. Ils n'étaient cependant pour elle que deux connaissances de cinquante ans. Le soir où mourut le dernier, elle alla souper en grande compagnie chez
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M, de Marchais. On s’empresse de lui parler de la perte qu’elle vient de faire : « Hélas, dit-elle, il est mort ce soir à six heures ! sans cela, vous ne me verriez pas ici. »
On a cité un de ses derniers entretiens avec ce vieil et intime ami: « Pont-de-Veyle ?—Madame ? — Où êtes-vous ? — Au coin de votre cheminée, —- Couché, les pieds sur les chenêts, comme à votre ordinaire ? — Oui, Madame. — [1 faut convenir qu'il est peu de liaisons aussi anciennes que la nôtre. — Cela est vrai. — Il y à cinquante ans, —- Oui, cinquante ans passés. — Et dans ce long intervalle, aucun nuage, pas même l'apparence d’une brouillerie, — C’est ce que j'ai tou- jours admiré. — Mais, Pont-de-Veyle , cela ne vien- drait-il pas de ce qu’au fond nous avons été fort in- différents l’un à l’autre ? — Cela se pourrait bien, Madame (1). »
Pour échapper au vide fatal et à la nuit où lavait plongée la perte de ses yeux, elle voulut s'attacher une compagne dont l’esprit, lamabilité et la grâce, réservés uniquement pour son délassement personnel, lui rendissent moins insupportables les moments où elle ne trônerait pas dans son salon. M'k, de L’Espinasse fut vouée à cette pénible tâche, Faite pour remplir le premier rôle, la jeune femme ne pouvait long-temps rester dans l’ombre. Devenue célèbre à son tour par son esprit, et surtout par celte vivacité passionnée ,
(4) Pont-de-Veyle, auteur du Fat puni, du Complaisant , et de quelques jolis contes, était frère cadet du comte d’Argental , l'ami de Voltaire. Leur mère, Me, de Ferrioles, était sœur de Mr°. de Tencin.
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qui fit le malheur de sa vie, elle se sépara de son impérieuse amie , et elle entraîna à sa suite, dans son propre salon, une grande partie du personnel dont s'était composé celui de M, du Deffand.
Nous trouverons chez M'e, de L’Espinasse une société nombreuse et au premier rang d’Alembert, dont le nom est devenu inséparable du sien, d’Alem- bert qu’elle sacrifia successivement à deux hommes bien inférieurs à lui, avec cette cruelle insouciance qui porte les femmes les plus tendres à se détacher de ceux qui les aiment et qu’elles n’aiment pas, pour courir au-devant de ceux qui ne les aiment pas et qu’elles aiment. La teinte romanesque jetée sur le salon de Me, de L’Espinasse, les lettres si éloquem- ment passionnées qu’elle nous a laissées , donnent un charme tout particulier à son histoire.
Pour faire le tour de ce monde d’artistes, de poètes, de penseurs ou d'hommes d’Etat qui brillent dans les cercles du XVIII, siècle, il ne faudrait oublier ni Me. de Pompadour et ses petits appartements; ni M°°, Doublet, dont le salon fut latelier des gazettes et des anecdotes scandaleuses qui passèrent dans les Mémoires secrets de Bachaumont ; ni Me, Filleul, vantée pour son habileté par Marmontel; ni Me. d’Epinay qui nous a laissé des détails si curieux et si intimes sur Duclos, J.-J, Rousseau, Grimm, Saint- Lambertet M". d’Houdetot ; ni M”. Dupin, la fille de Samuel-Bernard , ni M. Grafigny, l’auteur des. Lettres d'une Péruvienne , riches en révélations sur les sociétés de Paris.
Mais ces salons et une foule d’autres d’une moindre
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importance qui, dans une revue complète, ne man- queraient pas de trouver leur place, sont éclipsés par celui qui porte le nom de M°. Geoffrin. Voilà dans tout son éclat, dans toute son importance, dans son expression la plus complète, le vrai salon du XVIIF:. siècle ! Quelle femme que M". Geoffrin! Quelle admi- rable société que celle de tous ces personnages illustres, dont la vie et les œuvres ont laissé sur leur siècle une glorieuse et ineffaçable empreinte ! Mo- rellet , Caylus , d’Alembert, Mairan , Marivaux, Chastellux , Saint-Lambert, Helvétius , Thomas, Diderot , et avec les célébrités de la France l'élite des célébrités de l’Europe: Hume, Caraccioli, et cette merveille de l'improvisation et du conte , l’abbé Galiani ; et les artistes tels que Carle Vanloo, Vernet, Soufllot, Boucher, Lemoine, La Tour ! Que l’on place au milieu de ces hommes, si brillants d’esprit ou de génie, les comtesses de Brionne et d’Egmont, et la marquise de Duras , ces trois beautés que Marmontel compare un peu trop mythologiquement aux trois déesses du mont Ida, et dont le Pâris s’appelait le prince Louis de Rohan, et M, de Harenc, et M°. des Tournielles, et Mw°, d’'Hérouville, et Ml. Clairon, reine dans les salons comme sur la scène, et l’on pourra se faire aisément une idée du charme qui attiraitl et retenait dans de pareilles réunions tous ces esprits d'élite. J.-J. Rousseau, qui les entrevit à peine et qui avait de si bonnes raisons pour s’y trouver mal à l'aise, en a cependant mieux que personne saisi le caractère.
« Le ton de la conversation y est coulant et na- turel ; il n’est ni pesant ni frivole; il est savant sans
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pédanterie, gai sans tumulte , poli sans affectation , galant sans fadeur, badin sans équivoque. Ce ne sont ni des dissertations ni des épigrammes; on y raisonne sans argument ; On y plaisante sans jeu de mots; on y associe avec art l’esprit et la raison, les maximes et les saillies, la satire aiguë, l’adroite flatterie et la morale austère. On y parle de tout, pour que chacun ait quelque chose à dire; on n’y approfondit point les questions, de peur d’ennuyer ; on les propose comme en passant; on les traite avec rapidité; la précision mène à l’élégance; chacun dit son avis et appuie en peu de mots; nul w’attaque avec chaleur celui d'autrui; nul ne défend opiniâtrement le sien; on discute pour s’éclairer , on s'arrête avant la dis- pute; chacun s’instruit, chacun s'amuse; tous s’en vont contents, et le sage même peut rapporter de ces entretiens des sujets dignes d’être médités en si- lence (1). »
Il est impossible d'offrir une image plus exacte et plus séduisante de ces causeries de salon, si juste- ment vantées. Mais cette brillante médaille a son revers ; et c’est encore au philosophe de Genève, habitué à jeter sur chacune des deux faces opposées de chaque question un jour si éclatant, qu’il faudrait demander ce qu’au fond l’on pouvait apprendre dans ces conversations si charmantes. On n’y apprenait que trop, il faut bien en convenir avec lui , à piaider avec art la cause du mensonge aussi bien que celle
(4) Voir les Lettres de Saint-Preux à Julie sur les salons et les femmes de Paris.
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de la vérité, et à colorer de sophismes subtils ses passions ou ses préjugés, et de donner à l’erreur un certain tour à la mode , selon les maximes du jour.
Il ne faudrait pas examiner de trop près, et au point de vue de la morale, tous ces entretiens si amusants et si spirituels, pas plus qu’il ne faudrait pénétrer trop avant dans la vie intime de la plupart des femmes qui eurent la gloire d’y présider. La société de ce temps, indulgente et facile, avait oublié promptement tout ce qui, dans l’histoire peu édifiante assurément de M”. de Tencin ou de M". du Deffand, avait précédé l’époque où l’on ne trouve plus en elles que des femmes d’un esprit supérieur, donnant le ton aux gens de lettres et aux gens du grand monde, unis à leur égard dans un sentiment commun d’admiration et de respect.
Elève de M, de Tencin, avec un cœur plus tendre, plus bienfaisant et plus généreux, M. Geoffrin posséda au plus baut degré le talent d’assembler et de maintenir dans une entière harmonie les hommes que divisait partout ailleurs la rivalité des amours- propres (1). Personne ne sut mieux donner à cette machine qu’on appelle un salon des rouages plus doux, plus insensibles, entretenus avec un soin plus continuel et plus savant.
Ce qui distinguait M"°, Geoffrin, c'était un esprit actif, descendant aux moindres détails ; l’adresse infinie qu’elle apportait dans le ménagement et l’éco-
(4) Mme, de Tencin avait bien prévu que Mme. Geoffrin lui suc- cèderait, Un jour qu’elle recevait sa visite, elle dit à ses amis : « Savez-vous ce que la Geoffrin vient faire ici? Elle vient voir ce qu’elle pourra recueillir de mon inventaire. »
Lo] Qt
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nomie du petit empire qu’elle avait si largement conçu. Elle cachait son habileté savante sous les dehors de la politesse et de la simplicité, ne causant elle-même que quand il le fallait, ne prenant le dé que pour le passer immédiatement à un autre. Quand elle inter- venait au milieu des causeries qu’animait sa présence et que dirigeait sa sagesse, c'était pour y placer quel- ques maximes de morale ou raconter quelque his- toire propre à jeter du jour sur la question du moment; elle contait avec une grâce qu’on admirait, mais qu’on aurait en vain cherché à imiter. Elle le savait bien, car elle disait elle-même : «Je n’aime pas qu’on prêche mes sermons, que l’on conte mes contes, ni que l'on touche à mes pincettes. »
M. Geoffrin brillait cependant beaucoup plus par la sagacité de son esprit que par la solidité de son in- structiou. Sans être née avec le goût des arts et des lettres, dit Suard, elle aimait le mouvement que la conversation de ceux qui les cultivaient répandait autour d'elle ; elle y trouvait un aliment pour son esprit; elle y avait vu surtout un moyen de se donner, dans sa vieillesse , une amusante société et une existence ho- norable, Les diners du lundi étaient pour les artistes ; ceux du mercredi, pour les gens de lettres. Marmontel trouvait en elle un caractère singulier, difficile à saisir et à peindre, tout en demi-teintes et en nuances, bien décidé pourtant, mais sans aucun de ces traits marquants par où le naturel se distingue et se définit. « Elle était bonne , mais peu sensible ; bienfaisante , mais sans aucun des charmes de la bienveillance ; im- patiente de secourir les malheureux, mais sans les
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voir, de peur d’en être émue; sûre et fidèle amie et même officieuse, mais timide, inquiète , observant ses amis, dans la crainte de compromettre ou son crédit ou son repos. Elle était simple dans ses goûts, dans ses vêtements, dansses meubles, mais recherchée dans sa simplicité ; ayant, jusqu’au raffinement, les déli- catesses duluxe, mais rien de son éclat ni de ses vanités; modeste dans son air , dans son maintien, dans ses manières, mais avec un fond de fierté et même un peu de vaine gloire. Rien ne la flattait plus que son commerce avec les grands. Chez eux elle les voyait peu ; elle y était mal à son aise; mais elle savait les attirer chez elle avec une coquetterie imperceptible- ment flatteuse , et, dans l'air aisé, naturel, demi- respectueux et demi-familier dont ils y étaient re- çus, je croyais voir une adresse extrême. »
Son salon, devenu célèbre dans toute l’Europe, était devenu le rendez-vous des étrangers de distinction, qui tous briguaient l'honneur d’y être invités et de prendre place à sa table. C’était ces jours-là surtout que Mr. Gcoffrin déployait tous les charmes de son esprit, et qu’elle disait à ses habitués : 4 Soyons aimables. »
On vit jusqu’à quel point les nations voisines s’in- téressaient à tout ce qui pouvait concerner la société francaise, lorsque M”°. Geoffrin, cédant au désir du roi de Pologne, Stanislas Poniatowski , se rendit à Var- sovie. C'était en 1766 , et elle était alors âgée de 67 ans. Sa réputation de protectrice et de bienfaitrice des philosophes et des gens de lettres l'avait précé- dée sur la longue route qu’elle eut à parcourir, et on lui rendit partout les plus grands honneurs, L'Empe-
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reur, curieux de voir la célèbre Française, était allé à sa rencontre, incognito ; à Vienne, elle dîna avec l’Impé- ratrice mère ; presque toute la noblesse de Pologne vint au-devant de l’amie du souverain à une grande dis- tance de Varsovie. Elle était un peu comme les ency- clopédistes, dont l'intimité avec elle avait contribué beaucoup à sa renommée, et qui furent toujours plus en faveur auprès des gouvernements étrangers qu’au- près de celui de Versailles.
Le piquant de son esprit consistait surtout à rendre des idées ingénieuses par des images triviales. On louait en sa présence les vertus d’une dame dont la jeunesse avait été orageuse : « Je me tais, dit-elle, car je l’ai vue poire. Je suis comme ce paysan qui ne pou- vait se résoudre à faire la prière aux pieds de la nou- velle image d’un saint faite d’un bois qui auparavant portait des poires. »
Elle disait de l’abbé Trublet : « C’est une bête frottée d'esprit, à la vérité on lui a mis de cette écume partout; » du fermier-général Buret, possesseur d’une maison dont on lui vantait la magnificence : « Je n’y trouverais rien à redire, si Buret en était le frotteur ; » du maréchal de Richelieu et de labbé de Voisenon : « Ces deux hommes-là ne sont que les épluchures des grands vices. » Il y avait plus de délicatesse dans les paroles qu’elle adressa à Mairan, un jour que, cau- sant avec la marquise du Châtelet, il allait s'engager, sur une quéstion de physique, dans un combat en forme, avec un emportement trop vif: « Ne vovez- vous pas qu'on se moquera de vous, si vous tirez votre épée contre un éventail? »
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L'expérience lui avait appris que la vanité est le mobile de la plupart des causeurs de salon. Elle p’aimait pas les bavards. Lord Chesterfield écrivait à son fils: « Ne paraissez jamais ni plus sage ni plus savant que ceux avec qui vous êtes. Portez votre savoir comme votre montre, que vous ne tirerez point et que vous ne ferez point sonner uniquement pour faire voir que vous en avez une, » Il lui dit ailleurs : « Payez votre écot, mais ne payez jamais pour toute la compagnie. » M"*°, Geoffrin était de cet avis. « Je m’accommode assez des bavards, disait-elle, pourvu que ce soit des bavards tout court, qui ne veulent que parler et qui ne demandent pas qu’on leur réponde. Mon ami Fontenelle qui leur pardennaït quel- quefois, disait qu’ils reposaient sa poitrine. Ils me font encore un autre bien : leur bourdonnement est pour moi comme le bruit des cloches, qui n'empêche point de penser et qui souvent y invite. Je voudrais, ajou- tait-elle en parlant de l’un d’eux ( et il ÿ avait dans ce souhait une grande bonté d’âme }, que, lorsqu'il me parle, Dieu me fit la grâce d’être sourde, sans qu’il le sût ; il parlerait et croirait que je l'écoute , nousse- rions contents tous deux. » l
Sa prudence égalait son esprit. « £lle n’aimait point, dit Suard, que l’on frondât devant elle le gouverne- ment ; il fallait se contenter des faits et de peu de ré- flexions. Elle aimait encore moins qu’on parlât légère- ment de la religion en sa présence. Elle lui rendait hommage dans les jours de solennité, et elle aurait bien voulu que les philosophes , ses amis, lui eussent rendu les mêmes respects; mais elle ne put jamais l'obtenir d’eux. »
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On ne saurait trop admirer la prudence dont elle avait eu besoin, pour contenir dans des bornes assez sévères un cercle d'hommes, qui ne se distinguaient pas précisément par la modestie et la retenue , et qui se soumettaient néanmoins sans difficulté à une auto- rité tempérée par la grâce.
Avec un seul mot : Voila qui est bien ! elle arrêtait les conversations qui allaient s’égarer sur des sujets hasardeux (1).
Ce n’est point chez le baron d’Holbach , cet aimable maître-d’hôtel de la philosophie du XVII. siècle, que l’on aurait trouvé, quoi qu’en ait dit Mar- wontel , la même sagesse el la même circonspection. Là , les discussions avaient leurs coudées franches, et la liberté des convives ne s’arrêtait point devant de timides scrupules. Tout le personnel de M”*°. Geoffrin s’y retrouvait. Jean-Jacques Rousseau n’y parut quel- que temps que pour en rapporter des impressions trop vivement manifestées dans ses sorties fréquentes contre ce qu’il appela la coterie Holbachique.
Buffon , se souciant assez peu de prendre sa part de la défaveur qui pesait sur l’école encyclopédique , et accoutumé ailleurs à des marques de respect et de dé- férence qu’il ne recevait pas toujours dans ce cercle de libres discoureurs , rompit aussi avec cette société phi- losophique , après l’avoir quelque temps fréquentée.
(1) Marmontel, à ce sujet, applique à M®°. Geoffrin ce que Vir- gile dit des abeilles : Hi molus animorum atque hæe certamina tanta
Pulveris exigui jactu compressa quiescent,
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D’Alembert , après sa brouillerie avec Diderot , s’en éloigna.
Aux soupers du baron d’Holbach , l'abbé Galiani, le conteur par excellence, qui se vantait de n’avoir jamais raconté deux fois une anecdote devant le même auditoire et en présence de la même personne, s’aban- donnait sans contrainte à toute la fougue de son imagination puissante et originale, Mais au milieu des convives du baron, c’est Diderot qui occupe, sans con- tredit, la première place. Tous semblent illuminés par le rayonnement de son géuie. Son front, large et dé- couvert, portait l'empreinte d’un esprit vaste, lumineux et fécond. « L'ensemble de son profil, dit un écrivain contemporain . se distinguait par un caractère de beauté mâle et sublime. Le contour de sa paupière supérieure était plein de délicatesse; l'expression habituelle de ses yeux, sensible et douce; mais, lorsque sa tête commençait à s’échauffer, on les trouvait étincelants de feu. Sa bouche respirait un mélange intéressant de finesse, de grâce et de bon- homie. »
L'opulent Mécène n’eut pas seulement les charges de ces assemblées, tenues par lui avec une certaine magnifcence ; il sut faire son profit de tout ce qui se disait chez lui; et sa facile hospitalité fut largement payée par le tribut d'idées neuves , originales, hardies (c’était ces dernières qu’il recueillait de préférence), que prodiguaient, avec l’insouciante libéralité de la richesse, quelques-uns de ses convives, Galiani ou Diderot, par exemple. Tout ce qui s’échappait de ces cerveaux ardents, électrisés par leur mutuel contact,
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devait plus tard retomber en lourds aphorismes dans le livre ennuyeux qui a pour titre : Le système de la nature.
Le baron d’Holbach valait certainement mieux que son système de la nature appelé par Voltaire un péché contre nature. Diderot, qui nous fournira des détails si piquants sur Jui, sur sa femme, sur M”°. d’Aine, sa belle-mère, sur son ami, l’écossais Hoop , sur toute sa société intime enfin, ne permet pas de douter de la générosité avec laquelle il faisait les honneurs de sa fortune. On cite de lui des mots dont il faut lui tenir compte pour les sentiments élevés qu’ils attestent : « Je me contente, disait-il, du titre sec de bienfai- teur quand on m'y réduit ; je ne cours pas après mon argent; mais un peu de reconnaissance me fait plaisir , quand ce ne serait que pour trouver les autres tels que je les désire. » M”°. d’Houdetot avait fait placer dans son jardin un buste de Fénelon , et proposait d’y mettre cette inscription :
FUIS, MÉCHANT, FÉNELON TE VOIT.
« Madame, dit d’Holbach, Fénelon ne devait pas faire fuir le méchant ; il devait le ramener. »
Une lettre de Diderot nous apprend quel était, vers l’année 1767, le personnel dont se composait la so- ciété du baron ; quels étaient du moins ceux de ses ha- bitués qu’il recevait avec le plus de plaisir , soit dans son hôtel à Paris , soit dans son riant château de Grand- Val. Diderot est de retour à Paris et il a été chargé de recruter , pour les envoyer aux maîtres qui s’ennuient, quelques-uns de ces hôtes aimables auxquels est tou-
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jours réservé le plus gracieux accueil. Voici ce qu’il écrit à Mi, Voland :
« Je cours , j'écris de droite , de gauche, pour leur envoyer quelqu'un qui les secoure ; mais l’abbé aime la ville où il est perpétuellement en spectacle; le doc- teur Gatti est l’ombre de M". de Choiseul; d’Alin- ville marque des loges à Fontainebleau ; Grimm s’en- nuie par bienséance à la Briche ; quand l’abbé Morellet n’est pas à Vorrey, il est sur le chemin : la belle dame Helvétius le fait trotter comme un Basque; notre Or- phée est à Isle-Adam ; Suard està tant de femmes qu’il ne songe plus guère à M. de ***. J’ai prêché inutile- ment M. Le Romain qu’on aurait grand plaisir à avoir, mais que sa mélancolie retient dans l’obscurité de sa cahute , où il aime mieux broyer du noir dont il puisse barbouïller toute la nature, que d’aller jouir des charmes de la campagne. On débaucherait aisément ce gros Bergier ; mais on ne s’en soucie pas, parce qu’il est triste, muet, dormeur , et d’un commerce sus- pect. Damilaville a toujours le prétexte de ses affaires qu’il ne fait point. Naigeon mourrait d’ennui s’il n’al- lait pas assidûment chez le Vanloo, où ilest sûr de trouver M”°. Blondel qu’il n’aime point et dont il parle toujours, et s’il n’avait pas fait sa tournée au Palais- Royal à l'heure précise où il s’y promène. L'abbé Raynal est mal à son aise partout où il ne pérore pas colonies, politique et commerce. M. de Saint-Lam- bert est arrivé à Montmorency. Mon fils d’Aine court à toutes jambes après l’intendance d’Auch qu’il dédaigne, comme le renard les raisins verts. Le baron de Glei- chen aimerait mieux être au fond des fouilles d’Hercu-
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lanum que dans les plus beaux jardins du monde. L’ami Le Roy vit pour lui, et ne va jamais dans aucun en- droit qu’il n’espère s’y amuser plus qu'ailleurs; et puis, voici le temps de la chasse qu’il aime de passion. M. de Croismare a trop besoin de variété pour s’asseoir plus d’un jour ; celui-ci n’a jamais mis son bonnet de nuit dans sa poche , et perdu de vue le quai de la Fer- raille, les bouquinistes et les brocanteurs , sans le motif le plus important et le plus honnête. Nous aurions bien des femmes ; mais nous n’en voulons point, parce qu’il est troprare que ce soient des hommes. Le docteur Roux cherche des malades. Le docteur Gem court toujours après son cheval, Le docteur d’Arcet est peut-être en- fermé sous clef par le comte de Lauraguais , jusqu’à ce qu’il lui ait faitune découverte. Le comte de Creutz est en extase devant ses tableaux , ou devant la femme du peintre, qui est jolie et plus galante encore. Helvé- tius, la tête enfoncée dans son bonnet, décompose des phräses, et s'occupe. à sa terre, à prouver que son valet de chiens aurait tout aussi bien fait le livre de l'Esprit que lui. Wilkes n’est plus en faveur, parce qu’incessamment il sera ruiné , et que, sans nous en apercevoir, nous prenons les dévants avec le malheur, et que nous rompons avant qu'il soit arrivé, parce qu’il serait malhonnête de rompre après. Le chevalier de Chastellux est cloué quelque part; et, quand on est jeune , ce clou-là tient bien fort. La baronne dit que l'abbé Boyer est du miel de Narborne tourné, qu’il ne faut le lui envoyer. Il y a près de soixante ans que le chevalier de Valory faitle rôle du chien de Jean-de-Ni- velle, Voilà presque toute la société ; vous la connaissez
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presque aussi bien que moi. Je viens, au milieu de notre disette, &e lui dépêcher le juif Berlise ; c’est le secrétaire de mon fils aîné et l’intendant de sa mère. Il joue, il déraisonne , on s’en moque; il se fâche , et l’on s’en moque bien davantage. »
Tous ces sceptiques avides de savoir, tous ces ma- térialistes si amoureux des choses intellectuelles , tous ces sensualistes épris d’art, tous ces épicuriens qui, sobres à table, ne s’y enivraient que d’idées, échap- paient, malgré eux, dans leurs causeries, aux bornes étroites où les emprisonnaient leurs mauvais systèmes.
Dans leur profession de foi au progrès, dans leurs plans de réforme, dans leurs aspirations vers un avenir où devaient régner l'humanité et la justice, n'y avait-il pas, à leur insu, tout un souflle spiritualiste qui se faisait jour , au milieu de leur parti-pris de se croire et de se proclamer matérialistes et athées ?
Du reste, les temps étaient bien changés, depuis l’époque où l’art de parler , considéré surtout comme une affaire de forme, consistait à savoir renfermer une pensée délicate dans un tour net et précis, et discourir noblement sur les sujets peu importants, d’ailleurs, que pouvait aborder la conversation. Les causeries étaient devenues des discours, les entretiens des plaidoyers, et plus d’une fois le fauteuil du salon put ressembler à uve tribune,
Une femme, dont le nom seul annonce que nous sommes arrivés sur le seuil d’un autre monde et nous fait pressentir l’avènement d’une société nouvelle, M®. Necker, ouvrait alors son salon aux gens de lettres, plus ou moins entraînés par le courant du
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siècle vers les hardiesses philosophiques. La belle et pieuse Génevoise avait confié le soin de fonder son salon littéraire à l’abbé Arnaud, à l'abbé Raynal, à l'abbé Morellet, qui n'avaient guère d’abbés que le nom , et qui tenaient fort bien leur place au milieu de cette foule de beaux-esprits, galants et incrédules, qu’ils amenèrent chez elle à leur suite, et entre autres, Thomas, Buffon, Galiani, Diderot, Rivarol, Grimm, Chamfort.
Je viens de nommer Rivarol : de tous les causeurs célèbres du XVII. siècle, ce fut lui, on le sait, qui posséda au plus haut degré ces facultés puissantes , ces saillies d’esprit, ces soudainetés de génie, qui font les improvisateurs.
Au milieu de la vie dissipée et mondaine qu’il avait menée, depuis son arrivée à Paris, et qui avait usé son corps de bonne heure, il était demeuré toujours jeune , par sa pétulance et la vivacité de son intel- ligence. Bien que dégoûté de la vie, comme tous les hommes de plaisir qui se croient en droit de se plaindre de tout, parce qu’ils ont abusé de tout, il assurait souvent que sa vie était un drame aussi ennuyeux que s’il avait été composé par Mercier. Une fois que sa verve était excitée, rien ne pouvait plus l'arrêter.
On n’a pas oublié avec quelle admiration Chêne- dollé, le poète de Vire, a parlé de Rivarol.
M. et M“, Necker faisaient convenablement, mais un peu froidement , les honneurs de leur salon. M”*. du Deffand a dit du premier : « Au milieu de toutes ses qualités, il lui en manque une, et celle qui rend le plus agréable , une certaine facilité qui donne, pour
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ainsi dire , de l'esprit à ceux avec qui l’on cause. Il n’aide point à développer ce que l’on pense, et l'on est plus bête avec lui qu’on ne l’est tout seul ou avec d’autres. » M°. Necker aimait, à ce qu’elle disait, les philosophes , mais n’aimait point leur philosophie. C’est dans son salon, cependant , qu’en 1770 fut conçu le projet d’élever une statue à Voltaire (1).
Du reste , ce n’était pas précisément pour les gens de lettres, ou pour les philosophes, qu’elle avait songé à créer un salon; c'était pour son mari. Elle voulait le faire connaître, le mettre en évidence . lui concilier les esprits et faire parler avantageusement de lui dans le monde, préparant ainsi les hautes destinées aux- quelles aspirait déjà sans doute son ambition. Ces préoccupations donnaient nécessairement un peu trop d’apprêt aux réceptions de M". Necker. et la peine même qu'elle prenait pour ranimer la conversation, lorsqu'elle la voyait languir, devait lui enlever laban- don et ja grâce qui en font tout le charme.
Me, de Genlis raconte quele chevalier de Chastellux, dînant un jour chez M"°. Necker, arriva le premier, et de si bonne heure, que la maîtresse de la maison n’était pas encore dans le salon. Il y trouva un petit livre sur lequel M"°. Necker avait écrit d'avance tout
(1) On sait que le modèle de la statue, exposé par Pigalle, représentait Voltaire, assis tout nu, ce qui donna lieu au couplet suivant , sur l’air de l’Alleluia :
| Voici l’auteur de l'Ingénu, Monsieur Pigal nous l'offre nu,
Monsieur Fréron le drapera, Alleluia.
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ce qu'elle devait dire aux personnes invitées les plus remarquables ; elle devait, ce jour-là, parler au che- valier de Chastellux de la félicité publique et d’Agathe ; à M. d’Angeviller sur l'amour , ct élever une dis- cussion littéraire entre MM. Guibert et Marmontel. Nous sommes loin des conversations de M"°, du Def- fand et des soupers du baron d’Holbach !
Marmontel nous nommera quelques-uns des con- vives qu’il trouvait à la table de M”*. Necker : « Ray- nal, le plus affectueux , le plus animé des vieillards ; Silésia, ce Génois philosophe qui ressemblait à Vau- venargues; Barthélemy, qui, dans nos promenades, faisait penser à celles de Platon avec ses disciples ; Bréquigny, qui avait aussi de cette aménité et de cette sagesse antiques ; Maury, plus fier de nous divertir par un conte plaisant, que de nous étonner par un trait d’éloquence, et qui, dans la société, nous faisait ou- blier l’homme supérieur pour ne montrer que l’homme aimable ; de Sèze, qui vint donner à nos entretiens encore plus d’essor et de charmes. »
Mais bientôt les esprits ne furent plus assez calmes pour se contenter de cet échange de pensées, qui con- stitue , à proprement parler, la conversation.
Fontenelle, dans ses dernières années, s'était féli- cité de sortir d’un monde où l’on ne savait plus écou- ter. Qu'aurait-il dit d’une époque où la plupart des causeurs (et c'est le reproche que Voltaire adresse à Diderot) ne connaissaient plus que le monologue ?
Dans le salon de M. Necker, comme dans tous ceux du même temps, les entretiens firent place, en effet, plus d’une fois, au monologue et à la décla-
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mation. La société, que tourmentait un malaise uni- versel , se sentait poussée vers des destinées inconnues par un besoin fiévreux d'innovation. Au milieu des discussions et des luttes de paroles que contenaient encore, dans de certaines limites, une respectueuse déférence pour les nobles vertus et la haute moralité des maîtres de la maison, une jeune fille prêtait une oreille attentive aux discours ardents et aux graves entretiens. C’est sous l'influence de ces premières im- pressions que se forma l'esprit viril de M, de Staël, qui devait, après le naufrage de l’ancien monde, en recueillir les souvenirs et les traditions les plus purs, pour les déposer, comme un patrimoine sacré , sur Île seuil du XIX°. siècle. Elle assistait aux derniers beaux jours de cette société si vive, si spirituelle , si ardente, si généreuse, malgré sa légèreté et sa licence trop cruellement expiécs.
C’est par M"°. Necker que se terminera notre Revue. 1789 approche : les salons se ferment, les conver- sations cessent, les causeurs se retirent devant les journalistes , et la parole est à la Révolution.
DISCOURS SUCCINCT
SUR
LES PROGRÈS DE L'HOMME DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE ;
PAR M. L. PUISEUX,
Membre titulaire de l’Académie.
« S'il est une science digne du philosophe, assuré- ment, dit Strabon, c’est celle de la géographie. La variété d'instruction nécessaire au parfait géographe ne saurait appartenir qu’à celui qui observe cet en- semble des choses divines et humaines, dont la pleine connaissance constitue la vraie philosophie. La géographie fournit des renseignements si précieux pour se conduire dans la vie civile et dans les af- faires du gouvernement, elle nous apprend si bien tout ce qui concerne les phénomènes célestes, les animaux terrestres et aquatiques, les plantes , les productions de la terre et les propriétés de chaque contrée , que, cultiver cette science, c’est, par cela même, se montrer occupé du grand art de vivre et d’être heureux. Ce sont en effet les terres et les mers où nous habitons , qui fournissent des
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«a théâtres à toutes nos actions, petits pour les pe- « tites, grands pour les grandes... Il est donc évident « que la géographie doit entrer dans les spéculations « et les opérations des hommes d’État, puisque , « mieux instruits de la disposition des continents a et des mers, tant intérieures qu’extérieures, de « l’étendue et de la situation de chaque pays, de la « variété du sol et du climat, ils administreront bien « mieux les affaires publiques (1). »
Ces judicieuses réflexions que l’illustre géographe inscrivait , il y a dix-huit siècles , en tête de l’impé- rissable monument qu’il nous a légué , s’adressaient à une société dont l’action n’embrassait qu’un sixième au plus de la terre habitable, dont les relations étaient difficiles et restreintes, et où la cité antique , se suffi- sant à elle-même, pourvoyant elle-même à presque tous ses besoins, s’enfermait dans un horizon borné, que perçaient seules la guerre et l'invasion. Combien plus vraies seront-elles , et plus applicables à notre époque, où les races civilisées, obéissant à une force irrésistible d'expansion , vont demander à toutes les parties du globe l’apaisement de leurs besoins , le contentement de leur luxe , comme aussi les satisfac- tions de la domination et de la science !
Jamais, en effet, l’homme ne fut si puissamment en possession de la nature et de ses forces. Jamais il n'eut tant de moyens de mesurer la terre, de la par- courir et de la décrire ; de mettre en communication rapide , instantanée, les contrées les plus distantes.
(4) Strabon, Géographie, |. 1, 26
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Nul âge n’a su rattacher les peuples entre eux par des liens plus serrés et toujours renouvelés; par la politique , par la navigation, par l'échange des produits et, ce qui vaut mieux encore, par la circalation de la pensée.
Mais si la géographie est née de ce besoin incessant de communication entre les hommes , elle a aussi une source plus élevée et des mobiles plus divins dans les ineffables jouissances que procurent l’étude et la con- templation de la nature. Est-il en effet une science qui offre à l’homme un théâtre plus vaste et plus varié ? Quelle scène plus animée que ce globe avec ses terres et ses eaux, sa végétation infinie , ses espèces innom- brables d'animaux , avec cette race humaine, à la fois une et multiple, avec tous ces êtres enfin, que la sa- gesse du Créateur a distribués dans un ordre merveil- leux ? Si les cieux, dans leur magnificence, racontent la gloire de Dieu, la terre, dans sa modeste structure, dans le plus humble des êtres qui s’agitent à sa sur- face, dans le brin d'herbe qui s’épanouit au fond de la vallée , célèbre le témoignage sans cesse renouvelé de sa providence et de sa bonté infinie.
Qui ne s’est senti, à de certaines heures, pénétré d’une mystérieuse et solennelle émotion en présence des spectacles de la nature ? Tantôt, c’est la grandeur des masses ou la lutte des éléments déchaïnés qui nous frappe d’étonnement. Tantôt, c’est la sauvage fécon- dité du sol vaincu par la charrue qui nous captive; ce sont les forêts ombreuses ou les champs couverts de moissons , c’est l’habitation de l’homme, suspendue au coteau sous un soleil riant, ou baignant son pied dans
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l’eau du fleuve : tous ces tableaux sont pour nous la source de jouissances que notre imagination embellit encore en les idéalisant.
Mais si , nous élevant encore au-dessus de ces im- pressions personnelles, nous comparons les limites étroites de notre être avec cette image de l'infini qui se manifeste dans tout, dans les géants neigeux des Alpes, dans les plaines sans bornes du désert, dans l'horizon vaporeux de l'Océan; si nous appliquons à l’ensemble des êtres visibles ce besoin d’harmonie qui est une loi de notre nature, alors nous sen- tirons en nous comme la révélation d’un ordre su- prême et de lois éternelles qui règlent les forces de l'univers.
L’antiquité paienne, moins attentive et moins sensible que nous, peut-être, au langage mystérieux de la na- ture, n’est point restée pourtant étrangère à cette haute intuition. Pline parle avec une sorte d'enthousiasme de la majesté de la nature, et Cicéron, avant lui, faisait naître l’idée de Dieu de la contemplation de l’univers. Mais ce fut le christianisme surtout qui instruisit l’homme à trouver, dans la beauté de la création , les signes de l'excellence du Créateur ; à s'élever , suivant la belle expression de saint Basile, des choses visibles aux choses invisibles.
Ce sentiment des harmonies du monde physique a , dans tous les temps, fait battre le cœur des hommes auxquels la science géographique a dû ses plus glorieuses conquêtes. Avec quelle fraicheur d’en- thousiasme Christophe Colomb, ce rude marin, cui- rassé par l’adversité et par les périls, décrit les
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splendeurs de ce monde tropical qui s'ouvre pour la première fois devant lui! Notre savant et infa- tigable Dumont-d’Urville , cet homme austère , a des accents vraiment poétiques lorsqu'il raconte les nuits embaumées et radieuses des archipels Océaniens, ou les fantastiques mirages des solitudes glacées du Pôle. Et quel amant passionné de la nature que ce patriarche de la science du globe , cet illustre Hum- boldt qui, à 80 ans, écrivait, il y a quelques années, le livre du Cosmos, véritable monument d’admiration et d'amour élevé à la déesse qui eut toute sa vie et toute son âme.
De ces régions contemplatives d’où le philosophe, le parfait géographe de Strabon, plane sur notre monde, descendons aux applications pratiques de la science. Nous voyons celle-ci dessiner à grands traits la confi- guration du globe terrestre, étudier la répartition des masses continentales et des océans dans les deux hémisphères, la direction des chaînes des montagnes et des fleuves, la distribution irrégulière des climats: c’est le domaine de la géographie physique, avec ses annexes , l’orographie , l’hydrographie et la climato- logie. Ailleurs, sœur et émule de l’histoire, s'étendant à travers les siècles comme tout à l’heure sur l’espace, elle suit l’homme dans toutes les contrées qu’il habite ou qu’il a habitées ; tantôt elle retrouve , sous le sol jonché des débris de tant de générations, les couches successives des empires détruits; et tantôt reproduit l’état actuel des sociétés humaines, avec leurs limites, leurs gouvernements , leur condition morale et leurs moyens d’action : c’est la géographie politique , accom-
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pagnée de ses auxiliaires, la géographie historique , l’ethnographie et la statistique.
La géographie physique a tous les caractères d’une science positive ; ses résultats, une fois bien consta- tés sont immuables comme le globe qui en est l’objet. Si des lacunes et des erreurs s’y rencontrent, elles sont le propre de l'intelligence humaine qui, à la longue, se complète et se corrige. Rien de plus variable, au contraire , que la géographie politique. Non-seulement de nouveaux peuples apparaissent chaque jour, ousont encore à étudier ; mais les contrées les mieux connues, les plus anciennement civilisées , subissent de telles métamorphoses qu’au bout de quelques années leur description a cessé d’être exacte; la guerre ou la di- plomatie remanient la carte; les royaumes se font républiques; les républiques, empires. La civilisation change de lit ; elle quitte des bords qu’elle avait long- temps arrosés pour aller fertiliser des déserts ; le soc heurte ici les ruines d’une capitale ensevelie , tandis que, là, des villes, des États sortent, comme par en- chantement du sein des forêts vierges. Au milieu même de notre vieille Europe, une route nouvelle, un chemin de fer, une usine détermine la formation importante d’un centre Ge population ; ce noyau sera bientôt une bourgade , et dans quelques années une cité florissante.
Ainsi le monde politique , nouveau Protée , se trans- forme sans cesse sous l’œil de l'observateur. Si rapide que soit le progrès des découvertes géographiques, et lors même que la nature aurait livré le secret de ses montagnes les plus inaccessibles, de ses fleuves les plus mystérieux, de ses écueils les plus cachés, la
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tâche du géographe ne serait pas finie ; l’œuvre achevée sera toujours à refaire , la carte politique du globe à recommencer ; ce qui est vrai aujourd’hui ne le sera plus demain et n’aura plus d'existence que dans les ar- chives incessamment accumulées de la géographie his- torique. à
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Après le besoin de se connaître soi-même, qui a enfanté la philosophie et l’histoire, le désir le plus naturel , le plus impérieux chez l’homme, est celui de connaître sa demeure; or, cette demeure, c’est notre globe. Nulle part, plus que dans les investigations géo- graphiques , nous ne verrons se déployer avec énergie et persévérance , cette immense soif de savoir que Dieu a mise dans notre âme comme le mobile de tous nos progrès. Mais que de siècles écoulés , que de courses vagabondes, que d’erreurs acceptées, abandonnées, reproduites. depuis le jour où l'homme, j'entends homme civilisé, a percé les ténèbres de son horizon primitif, jusqu’à notre époque où il se pro- mène victorieusement d’un pôle à l’autre; depuis le moment où les poètes grecs représentaient le monde comme un disque de sept à huit cents lieues de dia- mètre , dont la montagne de Delphes était le centre , jusqu’à celui où Dumont-d’Urville accomplissait ses trois voyages de circumnavigation, qui forment en- semble un parcours de plus de 70,000 lieues! Il a fallu, pour amener ce résultat, les efforts accumulés de trente siècles.
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_ Pendant long-temps la géographie en fut réduite aux hypothèses. En dehors de ce qu’on pouvait toucher de la main et de l’œil, elle se contentait de supposer des espaces inconnus : « Nous tous, disait Platon, qui remplissons l’espace compris entre le Phase et les colonnes d’Hercule, groupés autour de la Méditer- ranée, comme des fourmis ou des grenouilles autour d’un marais, nous ne possédons qu’une petite partie de la terre. » La guerre et le commerce voyageaient alors plus que la science : c’est la guerre, c’est le . commerce qui ont défriché avant elle le champ de la géographie.
Les conquêtes de Sémiramis, de Sésostris, de Cy- rus-le-Grand, ouvrirent aux nations civilisées les routes de l'Asie centrale et de l'Afrique orientale, les côtes de la mer Rouge, de l'Océan Indien et de la mer Cas- pienne. Pendant ce temps, les Phéniciens , s’avançant d’île en île , comme par autant de ponts jetés sur la Méditerranée , semaient leurs comptoirs sur les rivages de cette mer, colonisaient l'Afrique septentrionale et l'Espagne ; puis, franchissant le détroit de Gadès, per- çaient les mystères de l'Océan Atlantique, visitaient les îles de l’Étain (Sorlingues), l’île sacrée des Hi- berniens (Irlande), et accomplissaient peut-être la circumnavigation de l’Afrique. Plus tard , les fils et les héritiers de Tyr, les Carthaginois , s’élancaient sur les voies frayées par leurs ancêtres , trouvaient les Açores et les Canaries, d’où est sortie peut-être la fabuleuse Atlantide , et s’avançaient jusqu'au Sénégal. Mais ces hardis marchands cachaient avec un soin jaloux la trace de leurs pas ,et la plupart de leurs progrès furent
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perdus pour la science. Les Grecs ne vinrent qu'après eux ; mais plus généreux , et noblement épris de tout ce qui agrandissait l'esprit, ce peuple éminemment artiste et philosophe chanta, dans ses poèmes, ses voyages et ses découvertes , consigna, dans ses récits historiques, ses observations sur les lieux, sur les races d'hommes et sur les empires. Alors les armes et le trafic ne furent plus les seuls guides de la géogra- phie : la science eut son tour.
Treize siècles avant notre ère , les Argonautes re- connurent les flots inhospitaliers de la mer Noire , et les Grecs contemplèrent, pour la première fois, les sommets éternellement glacés du Caucase, Un siècle plus tard , la guerre de Troie donna le signal d’un ébran- lement général qui jeta des essaims de colonies hellé- niques sur tous les rivages de la Méditerranée. Colœus de Samos, conduit par une main divine , découvrit une secontle fois les colonnes d’Hercule, et pénétra dans cet Océan Atlantique réputé ténébreux et innavigable. Le philosophe voyageur Pythéas, de Marseille , par- courut et découvrit toutes les côtes de l’Europe depuis l'embouchure du Don jusqu’à la lointaine Thulé (l’une des Shetland, la Norwège ou l'Islande) et ses compa- triotes allèrent chercher l’étain de la Grande-Bretagne et l'ambre de la Baltique. En même temps, les colonies Milésiennes répandues dans la mer Noire allaient de- mander , aux contrées glacées et ténébreuses des Hy- perboréens, cet or que versent aujourd’hui les mines de Sibérie ; pendant qu'Hérodote enseignait, le premier, que la Caspienne est une mer fermée, dressait pour ainsi dire la carte de l'Asie jusqu’à l’Indus et jusqu'aux mon-
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tagnes du Thibet, et sondait l’intérieur de l’Afrique, Les connaissances géographiques atteignaient alors, dans cet impénétrable continent africain. des limites qu’on n’a guère dépassées avant les temps modernes : on soupconnait l’existence du Niger, dont la révélation date d’hier ; on cherchait déjà les sources mystérieuses du Nil, qui, aujourd’hui encore, semblent reculer sans cesse devant les plus intrépides explorateurs.
Toutes ces notions à la vérité étaient éparses, con- fuses , mêlées d’erreurs. Deux grands faits, qui ont exercé une influence considérable sur les destinées humaines , sont venus leur donner un corps, un ordre méthodique et le caractère d’un enseignement pratique et profond : je veux parler de l'expédition d'Alexandre en Asie et de la conquête du monde ancien par les Romains.
L'expédition d'Alexandre est un de ces moments privilégiés , comme nous n’en retrouverons point avant le grand mouvement de découvertes de la fin du XV°. siècle. Par un admirable concours &e circonstances, un peu plus de trois siècles avant notre ère, au mo- ment où le conquérant macédonien se préparait à faire pénétrer au fond du continent asiatique les armes et le génie civilisateur de la Grèce, Aristote fixait les lois de l’expérimentation physique, guidait les esprits dans les voies de la spéculation et donnait le modèle d’une langue scientifique dont la précision s’accommodait à toutes les nuances de la pensée. Pendant que le maître immortel, du fond de sa retraite, donnait une notion plus exacte de la forme de la terre, son victorieux disciple lui en dessinait à grands coups d’épée la confi-
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guration. La conquête macédonienne fut, avant tout, une œuvre civilisatrice, une grande expédition scienti- fique. Il semble qu’Alexandre n’ail voulu conquérir le monde que pour le livrer à la connaissance du genre humain. Comme, plus tard , le glorieux vainqueur des Pyramides, qui à inauguré la réconciliation de l'Orient avec l'Occident et déposé partout des germes de civili- sation dans les sillons que creusait sa puissante épée, Alexandre abritait sous ses drapeaux un cortége choisi d'hommes versés dans toutes les sciences et dans tous les arts, Ses philosophes notaient au pas de course les phénomènes de la nature et les caractères des races humaines; ses ingénieurs, Diogenètes et Béton, mesuraient les marches de son armée, traçaient la carte ds lieux et dressaient des itinéraires d’une remar- qu: ble exactitude , où tous les géographes anciens ont puisé; son amiral Néarque décrivait les bords de l’In- dus et relevait les côtes de la mer Érythrée et du golfe Persique, Bientôt les établissements grecs, jetés par luida ns l'extrême Orient, ouvrirent des relations avec les peuples encore inconnus du Turkestan, du Thibet et du bassin du Gange. L'Inde, avec les grandeurs étranges de sa nature physique , avec ses castes immo- biles et sa civilisation fossile, apparut pour la première fois aux hommes de la mobile et perfectible Europe.
Mais le point du monde, où se réalisa, avec sa plus complète expression, la grande pensée d’Alexandre, ce fut Alexandrie. Placée , avec une admirable intuition de l'avenir, à la jonction des deux grandes masses con- tinentales de l’ancien monde, communiquant par la mer Rouge avec l'Arabie, avec l'Océan Indien , et envoyant
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ses marins et ses marchands jusqu’à Ceylan , jusqu'aux temples brahmaniques du cap Comorin; plongeant par le Nil et par les oasis du désert dans l’intérieur de l'Afrique; touchant à la Méditerranée et rayonnant par cette mer sur la Syrie, l’Asie-Mineure, l’Europe du Midi et l'Afrique du Nord, cette ville était comme l’entrepôt et le rendez-vous où se vinrent échanger toutes les productions, toutes les idées, comme aussi toutes les notions géographiques de l’ancien monde. C’est là que les Ptolémée, en rouvrant le canal ina- chevé de Néchao et de Darius, préludaient à cette grande entreprise de Suez que notre génération verra certainement s’accomplir, et qui unira par des liens non interrompus l'Orient à l'Occident.
Toutes ces entreprises du génie grec, qu’elles aient eu pour mobiles la conquête, le commerce ou la science, reposaient toujours sur une pensée grande et originale. C'était une aspiration incessante vers le lointain et l’universel ; un immense désir de rattacher par un lien commun les éléments épars de l'humanité ; le besoin enfin de grouper dans un vaste système scien- tifique les aperçus nouveaux sur le monde physique et sur les races humaines.
Un autre peuple allait venir qui, avec des motifs moins désintéressés et des vues moins spéculatives , mais avec des moyens plus puissants et cette imper- turbable croyance, surtout, que les limites de son do- maine, c’étaient celles du monde, devait fournir à la géographie une inépuisable récolte de matériaux. Sur les routes que leur avaient frayées les navigateurs, les guerriers , les savants de Tyr, de Carthage, de
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l'Égypte , de la Grèce, les légions romaines plantèrent les jalons du plus vaste système administratif qui aît jamais été fondé. Pour la première fois on vit, réunies dans une alliance étroite, les contrées les plus fertiles de la terre habitée. On y retrouvait tous les phéno- mènes naturels, toutes les productions, toutes les races, toutes les nuances de la civilisation et de la barbarie. Du milliaire d’or Au Forum, de grandes voies ramifiées à l'infini s’allongèrent dans toutes les direc- tions, à travers les forêts vierges, les déserts, les mon- tagnes inaccessibles ; le globe fut rendu praticable , pervius orbis. Ces routes, artères vivifiantes, firent circuler une même vie, une même volonté dans toutes les parties de ce vaste corps. Alors dans le monde il »’y eut plus que Rome; l'immobile rocher du Capitole fut comme l'unique clef de voûte de la charpente du globe, et le nom romain devint celui du genre humain :
Humanumque genus communi nomine fovits
C’est alors qu'à la suite des généraux et des préfets, le compas du géographe put se promener sans obstacles dans la plus grande partie de notre hémisphère. Dans le premier siècle de notre ère, Germanicus parcourut la Germanie jusqu’à l’Elbe ; une flotte romaine doubla la presqu'île du Jutland et s’avanca dans la Baltique jusqu’au golfe de Finlande ; un chevalier romain, en- voyé par Néron, pénétrait par terre jusqu’à l'embou- chure de la Vistule et y fondait un établissement pour le commerce de l’ambre; le pacificateur de la Bre- tagne, Agricola, faisait faire à sa flotte le tour de cette île et reconnaissait les Orcades et les Hébrides. Au
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widi, les expéditions de Cornelius Balbus dans le Fez- zan actuel , de Suetonius Paullinus au-delà du mont Atlas, de Septimius Flaccus dans le pays des Gara- mantes, et de Julius Materuus dans la contrée d’Agy- zimba , fournirent de nouvelles lumières sur l’intérieur de l'Afrique. A l'Est, Gallus et, plus tard, Trajan fai- saient pénétrer les aigles romaines en Éthiopie, dans PArabie , sur les rivages du golfe Persique et sur ceux de l'Océan Indien.
Les pouvoirs publics se chargèrent eux-mêmes de centraliser et de coordonner les notions anciennes et les notions nouvelles. Jules César, après avoir, dans ses Commentaires, tracé des descriptions si nettes de toutes les contrées qu’il avait visitées, l’épée à la main, fit commencer un cadastre général de l’Empire , qu’Au- guste termina : de ce travail sortit la carte célèbre qu’Agrippa exposa sous le grand portique. Un siècle et demi plus tard, l’Jtinéraire d’Antonin fit connaître les routes , les distances et les mesures de l’Empire; enfin, au IV°. siècle, l’auteur de la Table Theodo- sienne les fixa sur une image immobile,
Mais au-delà des limites du monde romaio , le com- mwerce et la politique étendirent leurs relations jus- qu'aux pays que l’épée n’avait pu atteindre. Ces mar- chands, que méprisait Horace, pénétraient par-delà le Gange jusqu'aux contrées de la soie et des riches épices ; le marchand Titianus fit dans la Haute-Asie et dans la Sérique, un voyage dont il écrivit la rela- tion ; le marin grec Hippalos, observant la propriété des moussons , osa cingler droit de la côte d'Afrique à celle de l’Indeustan, à travers l'Océan Indien; des en-
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voyés d’un petit roi de Ceylan vinrent à Rome, sous le règne de Claude ; et sous Marc-Aurèle, l'Antoun des historiens chinois, des ambassadeurs romains pa- rurent à la cour de l’empereur de la Chine,
Dépassant même les bornes de l'univers connu , les savants et les poètes, dans leurs hardies hypothèses, supposaient l’existence d’autres terres et d’autres hommes. Pomponius Méla et Manilius placçaient au- delà de la zône torride, et au midi de l’Équateur , un continent austral habité par les Aruichtones. « Il est très-possible, disait Strabon, qu’en suivant à travers l'Océan Atlantique le parallèle de Rhodes et de Thinæ, on trouve encore, dans cette zône tempérée, un ou plusieurs mondes peuplés par des races d’hommes dif- férentes de la nôtre. » On connaît l’étonnante vision de la Médée de Sénèque : « Un jour viendra , dans les siècles reculés, où, brisant le sceau qui cache les mystères de l'Océan, le navigateur découvrira de nou- veaux mondes : alors apparaîtra un immense conti- nent, et Thulé ne sera plus la dernière des terres (1): »
Ces prophétiques avertissements ne furent pas com- pris, et l’antiquité ne connut rien au-delà de notre hé- misphère.
Tout ce que les anciens ont pu savoir sur la forme
(4) 1.61. 41 0Venrantanmms Secula seris, quibus Oceanus Vincula rerum laxet, et ingens Pateat tellus, Tiphysque novos Detégat orbes; nec sit terris Ultima Thule, Sénèque, Médée, acte 11, chœur,
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de la terre , sur ses différentes parties et sur leurs di- mensions, Ptolémée l’a résumé vers le milieu du I°. siècle, daus son Almageste, monument colossal que tous les cosmographes et les géographes du moyen- âge ont copié, et que l’on regardait encore, au XV°. siècle, comme le guide infaillible, comme le livre de la loi et le miroir fidèle du monde, alors que le monde entier s'était renouvelé.
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La domination romaine s’écroula sous les coups des barbares, et entraîna dans ses ruines la poésie, les arts, toutes les connaissances humaines. Les écoles se turent, les livres furent dispersés ou se fermèrent, et des ténèbres épaisses s’étendirent sur l'esprit hu- main. La science, à la vérité, ne périt pas tout en- tière ; du moins s’endormit-elle d’un sommeil lourd et profond. Si quelque chose parut vivre encore, as- surément ce fut la géographie. L’invasion ne fut pour elle ni tout-à-fait désastreuse, ni entièrement stérile. Les races vovageuses et conquérantes qui dépecè- rent le grand Empire , venues des quatre points de l'horizon , apportèrent avec elles des notions sur leurs patries primitives , ouvrirent des relations avec des contrées inconnues ; notions précieuses, recueillies par d’obscurs compilateurs et mises en réserve pour la science à venir.
De ces peuples barbares , trois surtout ont puissaim- ment contribué aux progrès de la géographie, les Francs , les Arabes et les Normands. Les guerres de
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Charlemagne en Germanie, si rude et si sanglante que se montre la politique de ce restaurateur de l'Em- pire d'Occident, ont été pourtant des conquêtes de l'esprit humain. Ses missionnaires et ses guerriers ini- tièrent à la fois au christianisme et à la civilisation les sauvages contrées qui s’étendaient entre la mer du Nord, la Baltique, la Vistule et le Danube. Au sein des forêts défrichées de la Germanie, s'élevèrent des églises, des manufactures, de florissantes cités; de nouvelles nations se formèrent et illustrèrent, par de nouveaux noms , leurs montagnes, leurs fleuves , leurs lacs , auparavant obscurs ou ignorés, Le domaine de la géographie s’accrut, et les petits-fils de Charle- magne purent faire dresser, à Verdun , en 843 , une carte de l'Occident.
A la même époque, les tribus obscures et nomades de l'Arabie, sans relations jusque-là avec le reste du monde, sortaient , à la voix du prophète de l’Islam, de leur long sommeil et de leur isolement séculaire. Dans le premier âge de leur enthousiasme, ces fougueux néophytes s’élancèrent à la fois sur l’Asie, sur l’Afrique et sur l’Europe, écrasant sous les pieds de leurs rapides coursiers tous les peuples de l’ancien monde. En un siècle , ils avaient conquis ou parcouru, le sabre dans une main et le Koran dans l’autre, toutes les contrées comprises entre les colonnes d’Hercule et les montagnes. du Thibet, et ne s’arrêtaient qu'aux rives du Gange et à celles de la Loire. Puis, se reposant enfin de leurs courses prodigieuses , ils se mirent à faire le recense- ment de leur immense Empire . qui s’étendait sur uhe longueur de 1,800 lieues. De là sont sorties successi-
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vement les grandes compilations géographiques d’Ebn- Haukal, d’Edrissi, d’Aboul-Féda, de Léon l’Africain, qui malheureusement n’eurent pi la clarté ni la préci- sion des Grecs. Les Arabes ouvrirent des relations avec le Nord de l’Europe, où l’on retrouve les monnaies de leurs plus anciennes dynasties ; avec Madagascar et les côtes orientales de l'Afrique; avec l’Inde et la Chine, et même avec les îles de l'Océarie. Les péleri- nages à la Mecque , que le Koran impose aux fidèles croyants, devinrent une source féconde de rensei- gnements pour la géographie. Et la guerre, le com- merce , la religion . ne furent pas les seuls mobiles de celte activité. Le désir de connaître fit accomplir par terre des voyages immenses par des individus isolés , par de simples savants. Dès le 1X°. siècle, deux voya- geurs mahométans , dont nous avons la relation, parcoururent le vaste Empire de la Chine; des ex- plorations laborieuses furent entreprises depuis les Canaries et les contrées märécageuses de l'Afrique inté- rieure, jusqu'aux rivages de Océan Atlantique. C'est aux Arabes , traducteurs et continuateurs des Grecs , que l’Europe chrétienne emprunta presque tout ce qu’elle put savoir sur la géographie de l’Afrique et de l'Asie , et sur la configuration du globe,
A l’autre bout du monde, un peuple plus ignoré encore et qui, lui aussi, ne s'était annoncé que par d’effroyables ravages, réalisa les plus surprenantes dé- couvertes. C’étaient les Northmans de la Scandinavie. Poussés , non plus par l'amour du pillage, mais par la passion des aventures et par le désir de l'inconnu, bravant les tempêtes et les fatigues de l'Océan avec
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une sorte d’'héroïsme chevaleresque , nous les voyons, ces fils de la mer , ces obscurs pêcheurs, jalonner , à travers les brumes etles glaces flottantes du cercle po- laire, la route de l'Amérique du Nord. Et cela , cinq siècles avant Colomb et Sébastien Cabot, neuf siècles avant Parry et Frauklin. En 863, ils colonisent l'Is- lande ; en 877, le Groënland; encore un pas et, en 986, ils abordent au continent américain. Bientôt une fièvre d’émigration s'empare des pauvres habitants de la Norwège et de l'Islande. Hommes et femmes s’aven- turent sur de frêles navires, pour aller former de pré- caires colonies sur les côtes de Terre-Neuve, de la Nouvelle-Écosse et de la Nouvelle-Angleterre ; les plus hardis iront fonder des pêcheries au fond des ca- vaux glacés qui débouchent dans la mer polaire; et, comme la foi chrétienne devait s'associer à toutes les grandes entreprises accomplies au moyen-âge , quand elle ne les précédait pas, nous voyons « des hommes vêtus de blanc, portant bannières et chantant des prières à haute voix,» des prêtres de l'Évangile , accompagner les Scandinaves, demi-barbares eux- mêmes , pour instruire les sauvages habitants de ces contrées. Un évêque. Erik , quitte son église de Gar- dar , au Groënland , pour aller le premier , en 1121, planter la croix et mourir dans les forêts incultes du Wiuland.
Pendant près de trois siècles, des relations actives se continuèrent entre la Scandinavie et l'Amérique. Puis, tout à coup , la grande peste noire de 1348 s'abattit sur l'Islande , le Groënland et leurs colonies de l'Ouest, et balaya de son souffle mortel les établissements nais-
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sants. Toutes les communications furent rompues entre les deux hémisphères. Le souvenir même s’en perdit ; et l'Amérique, comme autrefois l’Atlantide de Platon , rentra , pour un siècle et demi, dans la puit profonde de l'Océan.
A ce moment même, un autre rameau de cette race entreprenante préludait, également inaperçue, et sous des latitudes opposées, aux grandes découvertes ma- ritimes des temps modernes, Les Normands-Français , de Dieppe et de Rouen, guidés par la boussole, ce mer- veilleux instrument qu’un poète de leur pays, Guillaume le Normand , a le premier décrit, franchirent la ligne bien avant les Portugais. Dès 1364 , ils visitèrent, sur les côtes de Guinée , les pays de l'or et de l'ivoire; ils y créèrent des comptoirs, dont Villaut de Bellefonds , au XVII‘. siècle, a retrouvé les traces, et y jetèrent les fondements d’un commerce lucratif, Quelques an- nées plus tard, un chevalier normand, Jean de Bé- thencourt , faisait la conquête des Canaries, cette pre- mière étape de Christophe Colomb,
Mais les préoccupations de l’Europe étaient ailleurs. Le grand mouvement des Croisades avait tourné tous les regards vers l'Orient. Au milieu du XI, siècle, les moines Carpini, Ruysbroek, Ascelin, missionnaires et diplomates , allèrent au fond de l'Asie porter les messages des papes et de saint Louis aux fils de Djen- jiz-Khapn, et pénétrèrent jusqu’à Karakorum, la fameuse capitale de l'empire du Kathay. L'Europe étonnée ap- prit que des peuples nombreux et de vastes territoires occupaient cette partie du globe que les géographes avaient couverte des eaux de l'Océan. L’Eoûs, cette
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mer fabuleuse, disparut pour toujours, et des hordes sauvages, des nations puissantes et belliqueuses sor- tirent tout à coup de ses eaux imaginaires. Quelques années après, un joaillier de Venise, Marco Polo, pénétra par terre jusqu'aux extrémités orientales de l'Asie, parcourut la Chine, entrevit le Japon, dont, le premier, il révéla l’existence à l’Europe, et revint en visitant les îles de la Sonde et les ports de l’inde. Les récits merveilleux qu’il rapporta de ces pays étranges, les prodigieuses richesses dont il se plaisait à accumuler les chiffres (on ne l’appelait plus que 2 signor Millione) furent d’abord accueillis par une in- crédulité générale, Mais bientôt les relations de Marco Polo, confirmées , amplifiées même au XIV°. et au XV°. siècle par celles d’'Orderic de Portenau et de John Mandeville , qui pénétrèrent dans l’Inde et dans la Chine; de Pegoletti, que son commerce condui- sit à Pékin ; du bavarois Sbildberger et de l'espagnol Clavijo, qui visitèrent Samarkand , excitèrent un en- thousiasme , une agitation extraordinaires. Il y avait, dans ces immenses el mystérieuses contrées , de l'or, des diamants, mille richesses à conquérir , des mois- sons scientifiques à récolter, des millions d’infidèles à convertir. Les Indes! telle fut la Jérusalem de la nou- velle croisade; le Vénitien Marino Sanuto en fat le Pierre l’Ermite ; Colomb, Gama , Magellan, ep furent les Godefroi de Bouillon et les Tancrède.
XY.
Ce fut comme un réveil universel, Pendant que la
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foule s’achemine sur la vieille route de l'Orient par l'Égypte , l'Abyssinie ou la Perse, les Portugais cher- chentsilencieusement une voie nouvelle en contournant l'Afrique; et cette grande entreprise imprimant un essor général à toutes les espérances, à toutes les hypo- thèses , des essaims d’intrépides marins se répandent dans toutes les directions, sondent au nord, au midi, à l’ouest l’immensité de l'Océan. Les frères Zeni, de Venise , fréquentent dans les mers septentrionales des terres qu’on croit être les Shetland ou le Groënland ; un matelot portugais découvre Madère; Barthélemy Diaz s’avance jusqu’au cap de Bonne-Espérance, pointe extrême de l'Afrique ; Christophe Colomb se lance droit vers l'Ouest à travers l'Océan Atlantique. L’im- mortelle découverte du navigateur génois repose sur deux erreurs : d’abord une mesure inexacte de la circonférence de la terre, dont il réduisait singuliè- rement l’étendue, ensuite un prolongement exagéré de l’Asie vers l'Orient, de façon à mettre les Indes à 1,500 lieues de la côte occidentale de l'Afrique ; erreurs fécondes qui ont révolutionné la géographie du globe.
Tout à coup le voile se déchire; presqu’aû même instant Colomb, le livre de Marco Polo à la main, découvre l'Amérique en cherchant les Indes et le Ca- thay (1492) ; Vasco de Gama ouvre, par le cap de Bonne-Espérance , la vraie route maritime des Indes (1498). En six ans le monde est doublé. C’est vrai- ment une époque privilégiée entre toutes que la fin de ce XV°, siècle, un magnifique moment pour la géo- graphie, Un horizon sans bornes s’ouvre dès-lors pour
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cette science : chaque jour fait tomber une nouvelle barrière, ajoute une conquête nouvelle.
Sur les pas de Colomb s’élance une vaillante cohorte de conquérants, de voyageurs, de savants. Entre cette Amérique, dont l'existence individuelle est bientôt constatée , et les véritables bords de l'Asie orientale, ils apercoivent un nouvel et immense Océan, peuplé d'innombrables archipels. Quatre mille lieues séparent les deux rivages. Magellan s’aventure dans ces eaux vierges, dans cet espace que personne avant lui n’a wesuré. Il périt sur la route ; mais son vaisseau le Vic- toria rentrait en Espagne , trois ans après son départ, portant pour emblême un globe terrestre avec cette glorieuse devise : Primus circumdedisti me. Le pre- mier voyage autour du monde était accompli ; la pre- mière démonstration physique de la sphéricité de Ja terre était donnée ; la solution du grand problême était trouvée. |
Dès-lors les découvertes succèdent aux découvertes ; les mers et les continents s’ouvrent sur tous les points au commerce , à la conquête armée, à la colonisa- tion, à l’observation scientifique ; les limites du monde connu reculent de siècle en siècle. Sur les traces d’obscurs marins portugais, l’espagnol Torrès, au XVI°. siècle, le hollandais Tasman, au XVII, , et vingt autres, reconnurent l'existence d’un troisième continent , l’Australie, et les îles sans nombre qui forment le monde maritime. Mais ces découvertes , soigneusement cachées par des compagnies et des gou- vernements jaloux, furent long-temps comme non ave- nues pour la science.
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 123
Le XVIII, siècle fut l’âge des explorations scienti- fiques, des grands voyages entrepris au nom des in- térêts généraux de l’humanité., A l'Angleterre et à la France en appartient la glorieuse initiative. Mention- nons les navigations des anglais Byron, Wallis et Cook; des français Bougainville , La Pérouse , d’En- trecasteaux , tous héros ou martyrs de la géographie, qui découvrirent ou déterminèrent scientifiquement la _ position des myriades d’iles qui peuplent l'Océan Pa- cifique.
Notre siècle a continué cette grande œuvre , avec des vues de plus en plus désintéressées, avec les procé- dés de plus en plus parfaits de la science. Les côtes, les passes , les détroits , les moindres écueils ont été relevés avec une merveilleuse précision ; dé magnifiques cartes marines ont été dressées par les Freycinet , les Dupetit-Thouars, les Laplace. A la tête de ces explo- rateurs se place notre compatriote , l’infatigable Du- mont-d’Urville, dont les travaux et les relations forment un monument complet , où tout ce qui concerne le monde océanique, la géographie, l’hydrographie, l’eth- nographie, l’histoire naturelle de ces terres nouvelles, se trouve étudié, rassemblé, classé dans un ordre admirable. Enfin, n’est-ce pas lui qui le premier foula et baptisa, au nom de la France , les terres désolées du pôle antarctique, et fit surgir, pour ainsi dire, du sein des glaces éternelles, ce continent austral dont on avait tant de fois, et depuis si long-temps, affirmé hypothétiquement ou nié l’existence ?
Qu’on le remarque bien: ce ne sont plus ici les courses. vagabondes de trafiquants à la recherche d’un
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marché lucratif, ou d’aventuriers en quête d’un heu- reux harsard ; ce sont encore moins les promenades de touristes désœuvrés , avides de pittoresque et de si- tuations imprévues ; ce sont des expériences sérieuses sur la nature, longuement méditées, coordonnées avec les tentatives analogues, entreprises avec tous les moyens que le savoir a mis au service de l’homme. Le caractère de ces expéditions , depuis le milieu du der- nier siècle , est, je le répète, éminemment scientifique. Il n’est plus nécessaire dès-lors de rattacher, comme par le passé, les progrès de la géographie soit à la fortune , soit à quelque grand événement politique. C’est en vertu de sa propre force que désormais l’in- telligence humaine, appliquée à cette science, produira de grandes choses.
Certes, les travaux des hommes illustres, dont j'ai cité les noms, ont fourni au commerce des marchés nouveaux , à l’industrie des: matières premières , à la colonisation des champs à fertiliser, à la navigation des routes plus faciles et plus sûres. Ce sont là des résultats précieux pour le bien-être des sociétés et pour la civilisation. Mais leur but était plus élevé en- core : c'était d'ajouter de nouveaux chaïînons à ce lien harmonique qui unit tous les êtres ; c'était d'arriver à une plus complète connaissance du monde.
L'œuvre avance; elle marche à pas de géant, parce qu'elle ne repose plus sur des efforts individuels, parce que le perfectionnement des moyens de transport a rendu le monde plus praticable, plus rapide aussi la comparaison des parties qui le composent. Voyez comme , aujourd’hui, l’homme se promène en roi sur
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DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. 425
Ja terre; avec quelle vitesse, à l’aide de ses puissants
steamers , de ses innombrables voies ferrées, il la par- court , devancé encore par sa pensée qui, transmise à d'énormes distances et perçue aussitôt qu’exprimée , franchit les continents et les mers, et traversera bientôt l'Océan lui-même !
V.
Le champ des découvertes se resserre de plus en plus ; le vaste Océan n’a plus de terres nouvelles à nous révéler et les profondeurs centrales des continents s'ouvrent de toutes parts. Nous touchons au moment où pas un point du globe ne restera iuexploré. La science n'aura rien voulu laisser à l’inconnu, ni les peuples qui se cachent derrière le cahos des colossales montagnes de l'Asie, ni les solitudes marécageuses du continent de l'Australie, ni cette Afrique intérieure qu’une ceinture de déserts et les ardeurs d’un soleil équatorial protégent en vain contre notre curiosité ; pas même ces ténébreuses contrées du pôle arctique , où la nature expire et qu’un voile de glaces semblait nous cacher à jamais. Ce sont là les grands problèmes géographiques de notre siècle, L'un vient d’être résolu, il y a cinq ans; les autres sont bien près de l’être.
Déjà l’un de ces vaillants missionnaires qui , tout en poursuivant les sublimes conquêtes de l’apostolat ca- tholique, sont aussi les pionniers de la science et de la civilisation, le P. Huc a franchi les monts et les gla- ciers de la Mongolie, auprès desquels nos Alpes ne sont que des collines. Au prix de fatigues inouïes, il a
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pénétré jusqu’à Lassa , la métropole religieuse du Thi- bet, le mystérieux sanctuaire du culte de Boudha. La défiance jalouse du gouvernement chinois l’a expulsé, enlevé à son œuvre ; d’autres l’ont reprise. Les PP. Krick et Bourg ont attaqué le Thibet par un autre côté, par les montagnes de l'Inde. Le martyre les atten- dait à l'entrée. Denouveaux apôtres les suiventsur cette voie ensanglantée, où la mort peut arrêter, mais n’effraie jamais. D’intrépides voyageurs , ceux-là humbles missionnaires de la science, ont aussi sondé l’inté- rieur de cette Asie centrale, plus barbare, plus inhos- pitalière et certainement moins connue de nos jours qu’au temps de Marco Polo , alors que le grand cou- rant du commerce de l’extrême Orient passait par le désert de Cobi et les contrées de l’Oxus et de la Cas- pienne.
On sait quel flot d’émigrants la fièvre de l’or a jetés sur les rivages de l'Australie. Les explorations de ces avides pionniers ont répandu de nouvelles lumières sur les grandes chaînes parallèles qui, comme des gradins gigantesques, bordent les côtes de l'Est et du Sud. Mais l’intérieur n’avait pas de si puissants attraits : des pla- teaux monotones et sablonneux, des landes stériles, des fleuves allant se perdre dans des marécages, et peut-être une grande mer centrale dont les bords sont rendus inaccessibles par des forêts de joncs et d’inter- minables bas-fonds ; une végétation uniforme et chétive, des animaux bizarres et d’une génération ambiguë, productions d’une nature qui semble s’essayer ; enfin, une population clair-semée de misérables et sauvages créatures, qui présentent le type de l'espèce humaine
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descendue au dernier terme de l’abrutissement physique et moral. Une pareille terre n’appelle ni les colons, ni les chercheurs d’or. Il n’y a là de séductions que pour la science. Déjà les docteurs Mitchell et Leichardt, et bien d’autres après eux, ont sondé cette masse inexplorée ; Leichardt a péri en essayant de traverser, sur une longueur de mille lieues, de l'Est à l'Ouest et d’une mer à l’autre , le continent australien. Jusqu’à présent la bande tropicale a résisté à toutes les tentatives , el tout le centre de l’Australie est encore une terre in- connue.
est avec un intérêt bien plus vif, avec des efforts bien plus soutenus , que la curiosité des voyageurs et du monde savant s’est portée depuis cinquante ans vers l’intérieur de lAfrique. Ce vaste continent a été atla- qué à la fois par les quatre points cardinaux : d’infati- gables caravanes de voyageurs se sont sans cesse re- layées dans ces contrées dévorantes, où la nature, aussi bien que l’homme, est impitoyable pour l’Européen. Que de progrès accomplis cependant, depuis le moment où l’héroïque Mungo-Park baignait le premier ses pieds dans le large lit du Niger , où notre compatriote René Caillé visitait l’antique et mystérieuse cité de Tombouc- tou. Dans ces contrées, long-temps réputées inhabi- tables, on a trouvé des peuples nombreux, des em- pires , des villes commerçantes ; de grands lacs, véritables mers intérieures, ont été explorés; le cours entier du Niger a été reconnu ; le Nil a été remonté jusqu’au 2°. degré de latitude, presque sous l’Équa- teur , et les sources du fleuve sacré, après avoir de- puis si long-temps reculé devant les voyageurs et
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sur nos atlas, vont bientôt sans doute livrer leur secret.
La carte de l’Afrique centrale est tout entière à re- faire. Le géographe qui, du fond de son cabinet, suit les courses intrépides de nos modernes voyageurs , voit, chaque jour , tomber ses vieux préjugés, et marche de surprise en suprise. Le désert du Sahara, que l’on considérait comme l’ancien lit d’un golfe de l'Océan , est un immense plateau plus élevé que le Soudan : celui-ci, que l’on couvrait d’une énorme chaîne montagneuse, dut être autrefois le lit d’une grande nappe d’eau, dont les lacs Tchad et Tubori sont les derniers vestiges ; les fameux monts de la Lune des anciennes cartes se sont évanouis comme un mirage fantastique , ou se trouvent relégués à plus de cent lieues vers le Sud.
Dirai-je les incroyables labeurs de Richardson , de Vogel, d’Overweg , ces victimes récentes de la géogra- phie africaine? Le docteur Barth, leur compagnon et leur héritier, après trois années d'épreuves, après avoir échappé à une mort trois fois annoncée, vient de rap- porter une description et une carte complète du Soudan et du bassin du lac Tchad. A PEst , le missionnaire an- glais Rebmann a découvert,sur cette terre brûlante, un peu au-dessous de l’Équateur, une montagne couverte de neiges éternelles , le Kilimandjaro , dont la hauteur égale celle des cimes les plus élevées du Nouveau- Monde. Plus au Sud, un autre missionnaire, le doc- teur Livingstone , après avoir parcouru , sur les traces du naturaliste et chasseur d’éléphants Vahlberg, les forêts de l’Afrique australe, traversait tout récemment
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, 129
le continent d’une mer à l’autre, déterminait le cours du Zambèse et admirait les cataractes de ce fleuve , égales en magnificence à celles du Niagara: il consta- tait enfin, par le Sud, l'existence d’une immense nappe d’eau, que Rebmann avait signalée par le Nord, et qui s’étend entre le 5°. et le 10°. degré de latitude aus- trale, sur une longueur de 250 lieues et une largeur de plus de 150. C’est la grande mer Uniameésti, dont le monde n'avait jamais oui parler, et dont les lacs Maravi et N’gami , inconnus eux-mêmes il y a moins de dix ans, ne sont peut-être que des golfes et des prolongements. Dès-lors, il ne reste plus à con- naître , dans l’intérieur de l'Afrique, que la contrée complètement inexplorée qui s'étend des sources du Zambèse et du Congo jusqu’au bassin du lac Tchad. Enfin, à l'Ouest, le gouverneur Faidherbe, re- montant le Sénégal, fait pénétrer les armes et la civilisation de la France vers le bassin du Niger. Cette grande question géographique est surtout une question française. Par l'Algérie , par le Sénégal, comme par deux têtes de pont, nous plongeons dans l’intérieur de lAfrique, et le jour n’est pas loin où nos deux colonies pourront se donner la main.
VI.
Mais la grande entreprise géographique de notre temps, celle qu'accompagnèrent pendaut ces dernières années les sympathies anxieuses du monde entier; à laquelle n’ont fait défaut ni les incidents dramatiques,
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ni les héroïques sacrifices, ni les puissants moyens dont la science et les gouvernements disposent, c’est la découverte du fameux passage du Nord-Ouest, c’est- à-dire, d’une communication de l'Océan Atlantique avec le Grand-Océan, par le Nord de l'Amérique. El y a là, à mon avis, la plus belle et la plus complète dé- monstration de ce que peuvent produire ensemble l’amour désintéressé de la science et le dévouement à l'humanité.
Préoccupés des détours immenses qu'il fallait faire pour aller de l’Europe, soit aux Grandes-Indes en coptournant J'Afrique, soit à la Chine en doublant la pointe extrême de l'Amérique, les navigateurs ont long-temps cherché une route plus abrégée. Au XIX°. siècle, nous tranchons le nœud à la façon d'Alexandre : à droite, un chemin de fer à travers l’isthme de Panama ; à gauche , dans l’isthme de Suez, une large coupure qui livrera passage aux grands navires. Ni Ja situation politique des sociétés, ni les forces mécaniques que l’on possédait , ne permettaient ni ne laissaient devi- ner à nos devanciers une solution pareille ; il en fallut chercher une autre,
Ya-t-il, entre je continent américain et les glaces du Pôle, une voie praticable et continue pour aller d’un Océan dans l’autre ? L’Angleterre se posa cette question, il y a près de trois cents ans. Elle cherchait alors une route pour aller disputer aux Espagnols et aux Portugais les richesses du Pérou et des Indes. Da- vis, en 1585, et bientôt après lui Hudson et Baffin découvrirent et nommèrent les larges avenues qui con- duisent au labyrinthe de l'archipel polaire. Depuis,
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et à diverses époques , l'Angleterre a poursuivi ce but avec cette persévérance passionnée, ce courage pa- tient, mais indomptable, qui sont les traits caracté- ristiques de son génie. Ce sont des noms anglais qui couvrent les cartes arctiques, et plus d’un marque la place d’un tombeau. Après nombre de tentatives et de catastrophes, il fallut bien se convaincre que le pas- sage, existât-il, obstrué par un réseau inextricable d’îles et de bancs de glace, ne serait jamais une route commerciale. La question n’eut plus alors qu’un inté- rêt scientifique et d'honneur national. Ramenée à ces termes, disons-le à la gloire de notre temps, elle n’en eut que plus de grandeur et ne fut abordée qu’a- vec plus d’émulation et de persévérance.
Ce sont les vrais fils du navigateur au cœur d’ai- rain qu’admirait Horace , que ces hommes qui pen- dant trente-cinq ans, de 1818 à 1857, se sont succédé sans relâche dans ces solitudes glacées, environnées de mystère et de terreur, où la mort se présente avec le hideux cortége du froid et de la faim. Est-ce l'amour de l'or qui les sollicite ? Les uns obéissent aux nobles convoitises de la science et à l'ambition des découvertes ; les autres, modestes soldats du devoir, se dévouent à l'honneur du pa- villon; d’autres, plus héroïques encore, pour re- trouver leurs devanciers perdus, courent voiontai- rement au-devant des dangers : légion glorieuse, dont la liste, commencée avec Parry et John Ross, ter- minée par Kellet et Mac-Clure , compte deux illustres martyrs : Franklin et l’un des nôtres, le français Bellot.
Je ne connais rien de plus émouvant que ces prodi-
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gieuses odyssées , rien qui donne une plus haute idée de la puissance et de la dignité de l’homme luttant contre la nature. Aussi ne puis-je résister au désir d’en indiquer au moins les traits généraux. Tantôt le navire se glisse, en tâtonnant, au milieu d’un archipel mouvant d'îles de glace. A chaque instant, quelqu’une de ces montagnes d’albâtre, détachée des glaciers du Groënland et flottant au hasard, menace de broyer dans sa rencontre la frêle machine dont les mâts attei- gnent à peine le tiers de sa hauteur. Tantôt il faut cheminer pendant des jours, des semaines, entre deux longues falaises de glace qui menacent sans cesse de se rapprocher. Ailleurs, surpris par des tempêtes de neige, ou enseveli dans une brume impénétrable à l'œil , le navigateur semble errer dans ces espaces in- créés que l’imagination de Milton a placés sur les limites de la vie et de la mort. Cependant des terres apparaissent, terres basses, éternellement désolées, couvertes d’un linceul de neige , où se détachent seu- lement quelques oasis de mousses et de lichens. Ge sont les îles de l'archipel arctique. Entre leurs bords s’ouvrent de nombreux canaux : là, sans doute, est le passage tant désiré! Le navire sonde toutes les ouver- tures ; il s’y engage : tout à coup une langue de terre ou de glace lui barre la route. Il faut alors le remor- quer à force de bras, lui tailler à la hache et et à la scie dans l’épaisseur de la banquise un chenal de deux, de trois, de quatre kilomètres de longueur. Au-delà, la mer estlibre et l’on recommence à voguer. Tout à coup, en une nuit, la surface des eaux se transforme en une immense plaine de glace, En vain la proue fend et
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brise ces entraves naissantes, la nature triomphe et le navire est captif. Alors commencent pour les voyageurs les misères d’un hiver arctique.
Là , toutes les conditions ordinaires de la vie sont renversées. La succession bienfaisante des jours et des nuits n'existe plus. Ce soleil, qui naguère décrivait son cercle entier au-dessus de l’horizon et vous fatiguait par la persistance même de sa iumière, fait place main- tenant à des ténèbres de trois, de quatre mois. Le thermomètre oscille entre 30 et 45 degrés au-dessous de zéro. On l’a vu descendre jusqu’à 54. Il n’est pas jusqu’au baromètre qui n’ait changé de langage, s’abais- sant pour annoncer le beau temps et s’élevant pour le mauvais.
Il faut renoncer à peindre les souffrances des ma- rins enfermés dans des huttes faites de blocs de neige, ou dans la coque calfeutrée de leur navire , combat- tant un froid auquel rien ne résiste et les longs ennuis de ces nuits sans malin, Il ne faut pas croire que le cœur vienne à leur faillir. Les compagnons de Ross ont des lectures communes , une école d'écriture où les plus vieux matelots font d’étonnants progrès. Ceux de Parry publient une chronique hebdomadaire , organisent un théâtre royal et jouent des vaudevilles, par un froid intérieur de 25 degrés. Telle est l’énergique vitalité de l’homme , quand it est soutenu par la conscience d’un grand devoir à remplir, d’un grand but à at- teindre.
Les mois d’été reviennent : nouveaux périls. L’im- mense plaine solide , sous l’action des rayons solaires et des tièdes haleines du Midi , ondule, chancelle et se
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L3h SUR LES PROGRÈS DE L'ilOMME
brise avec des bruits terribles. Ses fragments se heur- tent avec furie, se dressent en longs obélisques ou s’entassent en tables gigantesques , images du chaos. A ce prix, la mer est libre, et les voyageurs peuvent continuer leurs recherches ou songer au retour. Mais souvent les étés succèdent aux hivers , les hivers aux étés, et le vaisseau reste enchaîné dans sa prison de glace. Cependant les provisions s’épuisent, le scorbut décime les équipages. Alors il faut dire adieu au na- vire, cette seconde patrie du marin; charger les ba- gages sur des traineaux; traverser, sur un espace de plusieurs centaines de lieues, les ponts de glace qui unissent le pôle au continent américain. On parvient ainsi, à grand’peine , à gagner quelque baie visitée par les pêcheurs de baleines, ou les chétifs établisse- ments que la Compagnie d'Hudson a jetés aux extré- mités de la terre habitable. Telle fut, entre autres, la destinée de ce vétéran des explorations arctiques, de John Ross, qui, enseveli pendant quatre ans, de 1829 à 1833, par-delà le 74°. parallèle, et depuis long-temps réputé pour mort, eut peine à se faire reconnaître par un navire qu'il avait autrefois commandé lui-même.
EL pourtant ces misères sont légères en comparaison de ce qu’eurent à souffrir ceux qui, comme Franklin, ont tenté la découverte du passage en suivant par terre la côte septentrionale de l'Amérique. Parcourir sur la neige des espaces inconnus et sans bornes, s'étendre sur celte froide couche sans autre abri qu’une tente de peau, franchir les cataractes, traîner les embarcations d’un fleuve à l’autre; être réduit à une famine telle que les fragments de leurs chaussures, quelques os
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calcinés et broyés furent pendant des semaines l’unique nourriture des voyageurs ; l’esprit reste confondu en songeant que des créatures humaines ont pu résister à de pareilles épreuves. Eh bien! après les avoir endu- rées , Franklin entreprend un second voyage par terre ; puis, pour compléter par mer les grandes dé- couvertes qui le rapprochent de son but, il s’embarque en 1845, certain de trouver enfin le mystérieux pas- sage. Du mois de juillet de cette année datent les der- nières nouvelles qui sont venues de lui. Trois années se passent, et un silence de mort se fait sur la destinée de Franklin et de ses compagnons.
Alors une anxiété semblable à celle qui avait ému la France au temps de la disparition de La Pérouse, s’empara non-seulement de l'Angleterre, mais de l'Amérique , mais de la France et de tout le monde civilisé. Le gouvernement anglais fit appel à ses marins les plus expérimentés. Ses meilleurs navires et 26 millions furent, pendant six ans, consacrés à la recherche de lhéroïque victime. Les États- Unis mélèrent leurs efforts à ceux de Ia mère- patrie; la France prêta, pour cette œuvre vraiment universelle, deux de ses plus brillants officiers , M. de Bray et le jeune et à jamais regrettable Bellot.
Les dévouements privés ne restèrent point en ar- rière des efforts publics. L'Europe a admiré cette noble femme, lady Franklin, équipant à ses frais des vais- seaux, prodiguant l’or à toutes les tentatives et les soutenant de son pieux espoir. Voyez, dans cette nou- velle croisade, le capitaine Austin et ses sept officiers, vaillants chevaliers de l’humanité et de la science , ar-
h36 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
borer leurs couleurs et leurs bannières où se lisaient ces belles devises :
Nil desperandum. Notre espoir est en Dieu.
Le cœur ne peut faillir pour autrui. et celte autre :
Pour un et pour tous!
Puis ils partirent dans sept directions différentes. Tant d’efforts ont échoué! Des renseignements postérieurs ont donné au sort tragique de Franklin, et de ses com- pagnons, le triste caractère de la certitude. Restait, il est vrai, à élever à sa mémoire un monument digne de lui. C'était d’achever son œuvre, de résoudre le pro- blême auquel il avait voué son génie et sacrifié sa vie, Cet honneur était réservé au capitaine Mac-Clure.
Parti du détroit de Behring , et marchant à l'Est, Mac-Clure , après avoir passé deux hivers dans les glaces , atteignit enfin, en 1852, les points extrêmes auxquels Parry avait touché trente ans auparavant en partant du détroit de Davis et en naviguant à l'Ouest. Dès-lors, les deux sections de la route étaient soudées ; le problème était résolu, sinon pour la pratique , du moins pour la science. Ce fut, pour ces hardis marins, un moment solennel de joie et d’orgueil. Mais il semble que la nature ait voulu leur disputer la révélation de ses mystères ; un troisième hiver les emprisonne dans les glaces ; les vivres vont manquer ; une distance énorme les sépare du reste du monde. Leur secret va périr avec
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. h37
eux peut-être, lorsque , le 6 avril 1853 , le hasard, ou mieux la Providence, conduit jusqu’à eux un offi- cier du capitaine Kellet, venu par le point opposé. Avec quels transports ces frères s’embrassèrent ! Leur rencontre , ce n’était pas seulement le salut, le retour dans la patrie... c'était le triomphe de la science.
VII.
Quelle n’eût pas été la joie du savant géographe Malte-Brun , s’il eût vécu jusqu’à nos jours, lui, qui consignait en tête de son grand ouvrage ces ardentes espérances :
« Que nous vous portons envie, disait-il, à vous qui, « le télescope et le compas à la main, irez achever la « découverte de notre monde! C’est pour vous que , parmi ses Alpes mystérieuses, l’Asie centrale garde « ces antiques trésors de connaissances, nécessaires « pour compléter l’histoire de notre espèce. Elle s’ou- « vrira pour vous cette redoutable enceinte de la Nou- « velle-Hollande, où tant de fleuves ignorés, tant de « monts inconnus attendent encore des noms et des « maîtres. Pour votre courage, pour votre génie, « l'Équateur est sans feux et le Pôle est sans glaces. « Vous saurez si l'Amérique voit son immense lon- « gueur se terminer aux bords d’une mer polaire. Vous « déploierez vos pavillons sur ce fleuve qui arrose les vallons de la Nigritie, et le Nil étonné verra ses
« sources enfin connues s’ombrager de vos éten-. dards. »
_
2
=
Les explorateurs modernes ont vaillamment répondu
138 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
à cet appel. Les vœux de Malte-Brun sont exaucés , ou peu s’en faut. Le moment approche en effet où l'homme pourra se dire vraiment en possession du globe. Est-ce à dire que la tâche du géographe soit terminée ? Non; l'heure du repos n’est pas venue pour lui; elle ne viendra jamais. Et c’est tant mieux: car si la pleine connaissance des choses a des félicités sereines , il y a une jouissance plus vive et plus saisissante, c’est d'apprendre , de pénétrer au sein de l'inconnu. Dans les limites conquises, il restera long-temps des espaces inexplorés, et partout des notions à recueillir, tou- jours de nouveaux problèmes à résoudre.
Que d’années s’écouleront encore avant que ces masses intérieures de l’Asie, de l’Afrique , de l’Amé- rique et de l'Australie soient librement ouvertes au commerce, à la civilisation et à la science! Quand est-ce que dans ces contrées, gardées par une poli- tique jalouse , par des peuples féroces ou par une na- ture inclémente , le naturaliste et le géographe ne seront plus obligés de payer du risque de leur vie les moindres parcelles scientifiques? Que de travaux en- core, jusqu’à ce que toutes les tribus humaines aient été nombrées et classées, toutes les couches z0olo- . giques analysées, toutes les espèces animales et végé- tales déterminées; avant que toutes ces montagnes, tous ces fleuves et ces lacs, inconnus ou entrevus à peine, tous les accidents du globe enfin, aient été ex- plorés, décrits et figurés sur nos cartes ! A l’égard des lieux mêmes que nous croyons depuis long-temps con- naître, nous n'avons le plus souvent que des notions sommaires eterronées. Est-ce que la Chine et le Japon
. DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE, L39
nous ont livré leurs secrets? Est-ce que toutes les bar- rières de la Russie sont tombées devant l’observateur ? Est-ce qu’à nos portes, pour ainsi dire, la géographie de la Turquie est faite? On sait ce qu’un seul de nos départements , point imperceptible sur le globe, a de- mandé d’observations et de travaux. Que l’on calcule ce qu’il faudra de temps et de travaux pour apporter, dans la carte du monde entier, cette précision et cette perfection dont nous trouvons, dans la carte de France, un si admirable modèle.
Le théâtre d’ailleurs se transforme à chaque instant. Les phénomènes naturels et l’industrie de l’homme ne sauraient influer essentiellement, je lai dit plus haut et je le répète, sur la constitution géologique, sur Ja géographie physique du globe, et n’altèrent point d’une manière appréciable les formes générales des terres et les contours des mers. Depuis la naissance des sociétés humaines, ce sont toujours les mêmes golfes et les mêmes caps , les terres sont toujours sé- parées par les mêmes détroits, réunies par les mêmes isthmes , partagées par les mêmes chaînes de mon- tagnes, arrosées par les mêmes fleuves. Cette loi ce- pendant n’est point absolue. Nous voyons des trem- blements de terre dessécher des lacs , changer le cours des eaux, bouleverser des montagnes ; des volcans s’allumer et s’éteindre , et la terre, dans ses enfante- ments titaniques , projeter soudainement des îles nou- velles à la surface des mers, tandis que des myriades de zoophytes élèvent lentement du fond de lOcéan d’autres îles et des écueils redoutables. Ailleurs la mer ronge ses côtes, ensable et comble ses baies ; ailleurs
hh0 SUR LES PROGRÈS DE L'HOMME
encore le limon que charrient les fleuves , forme à leur embouchure des terrains solides ou de douteux marécages.
L'homme lui-même altère et modifie les grands traits de la nature. De vastes contrées cachées sous d’épaisses forêts , surchargées de végétaux agrestes, d’herbes épineuses, de roseaux ou de mousses , sont éclaircies par la hache, purifiées par le feu, sillonnées par la charrue et se couvrent de moissons et de vergers ; des campagnes nues et stériles se parent d’arbres majes- tueux et d’ombrages salutaires; des marécages , des bras de mer sont desséchés et convertis en pâturages ; des plantes , des animaux sont échangés entre les dif- férents points du globe ; l’industrie fait jaillir des en- trailles de la terre des sources nouvelles, resserre et dirige les fleuves, creuse des carrières, des mines et des ports ; le sol se couvre de cités que relie entre elles un réseau de plus en plus serré de routes, de ca- naux et de chemins de fer. Domptée et soumise , la terre dépouille sa rude et sauvage grandeur pour se montrer avec les ornements de la culture, attestant ainsi la puissance de l’homme en société et l'empire de l'intelligence sur la nature.
Je me résume : les grandes découvertes que nous attendons encore et les enseignements nouveaux qui en sortiront , l'étude plus approfondie des parties du globe que nous croyons connaître, les changements perpétuels que font subir à sa surface les phénomènes naturels et l’industrie humaine , l'instabilité de la con- dition sociale des races et de leur distribution sur la terre, voilà autant de sources qui , pendant’un avenir
DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE. hl1
indéfini , fourniront des matériaux inépuisables à la géographie,
Dans cette œuvre commune des nations civilisées la France a occupé et gardera toujours un rang illustre. C’est à elle qu’appartiennent les plus belles décou- vertes et les explorations les plus complètes de notre siècle dans l'Océan Pacifique et dans les mers australes. Les relevés hydrographiques exécutés par les officiers de sa marine dans l'Océanie, sur les côtes du Japon , de la Chine et de la Tartarie, la carte de l'Algérie dressée par ses ingénieurs militaires , sont des chefs- d’œuvre que l’Europe savante nous envie. Le gouverne- ment fort et glorieux qui la dirige a popularisé les no- tions géographiques, en donnant à cet enseignement une plus large part dans nos lycées, en montrant jusqu’à quelles jlointaines contrées atteignent l’in- fluence et l’épée de la France, en plantant notre drapeau dans les oasis du Sahara , sur les bords du Haut-Sénégal , sur les rivages de la Nouvelle-Calé- donie , sur les murs de Bomarsund, de Sébastopol et de Canton. Un prince français , un Bonaparte, ajoutait, il y a moins de deux ans , son nom à la liste des ex- plorateurs du pôle arctique. Enfin, remontant le cours des siècles , et voulant que rien de ce qui touche aux destinées passées de notre pays, comme à sa grandeur présente, ne reste dans l’ombre, l'Empereur vient de convier tous les archéologues et toutes les compagnies savantes de la France à une grande enquête géogra- phique sur la Gaule romaine et la Gaule mérovin- gienne. Cette auguste sollicitude suffirait seule à prou- ver la haute importance des travaux géographiques.
42 PROGRÈS DANS LA CONNAISSANCE DU GLOBE.
Si donc, dans cette rapide esquisse, je suis parvenu à mettre en relief les caractères et les progrès de Ja géographie et les vaillants efforts des hommes qui ont mis à son service leur vie , leur puissance et leur génie, on reconnaitra sans hésiter que, de toutes les branches des connaissances humaines, il n’en est pas une qui puisse revendiquer une plus large part dans les desti- nées du monde. Non-seulement c’est une vaste statis- tique , un guide indispensable pour le navigateur, le commerçant , l'industriel, pour l’homme d’État et pour l’homme de guerre : dans ces termes, la démonstration est facile et banale. Mais la géographie est aussi et surtout une science spéculative, qui se lie aux plus hautes considérations de l’histoire, aux problêmes les plus intéressants de la physique du globe; une science qui agrandit l'esprit, élève l’âme vers Dieu et enfante les grands courages.
NOUVEL APPENDICE
A L'ARTICLE
SUR ANTOINE HALLEY.
Par le Secrétaire de l’Académie.
Depuis que l’article sur Halley est imprimé , p. 173 et suiv. de ce volume, nous avons eu connaissance d’un manuscrit qui appartient aujourd’hui à la bibliothèque publique de Caen, et qui est la copie, en assez mau- vaise écriture, généralement très-fine, d’un ouvrage inédit du célèbre professeur. Nous allons entrer dans quelques détails, afin de prévenir , s’il est possible, la destruction d’autres copies du même manuscrit, et d’avertir, sil y a lieu, les personnes entre les mains desquelles tomberait par hasard , l'original autographe d'Antoine Halley.
L’exemplaire que nous avons sous les yeux est de format in-8°. , et se compose de trois parties princi- pales, dont chacune a sa pagination particulière : la première, de 140 pages; la deuxième, de 132; la troisième de 91. On, lit à la fin de cette troisième par- tie : « Hæc summorum Historia Pontificum data est a D. Domino Antonio Haliæo , Sylvani cadomensis Aca- demiæ collegii moderatore dignissimo , et scripta a Joanne Jembeliu cadomæo, tune philosophiæ candi- dato , 1666, »
All NOUVEL APPENDICE.
Ce sont les dictées d’un professeur qui a voulu fa- ciliter la connaissance de l’histoire par des vers tech- niques en latin, et qui s’arrête fréquemment pour don- ner en prose des éclaircissements.
On vient de voir, par la note finale de l’écolier Jem- belin , que la troisième partie du manuscrit avait pour objet l’Histoire des Papes; la deuxième est consacrée aux Empereurs romains; la première, aux Rois de France.
A quelle époque remonte la composition de l’ou- vrage? Rien ne l'indique ; mais on voit, au commen- cement de la première partie, qu’elle fut offerte au duc de Montausier, qui vint en entendre la lecture au collége du Bois, en octobre 1663. La dédicace est en vers latins : Ad allustrissimum Marchionem Montause- rium. Impossible qu’il en fût autrement, à moins que Halley ne manquât à ses habitudes.
Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette Histoire de France en vers techniques, qui remonte poéti- quement au fils d'Hector et va jusqu’à Louis XIV, c’est que les explications, les développements histo- riques et géographiques sont en français. La prose est en latin, comme les vers, dans les deux autres parties.
La difficulté de lire l'ouvrage dans le manuscrit de Jembelin nous a vite rebuté, et nous n’avons pu que parcourir les trois séries de lignes scandées , dans les- quelles Halley renferma les Rois de France, les Em- pereurs romains et les Papes. Nous présumons seule- ment que le professeur a le mérite de l'exactitude,
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L'ART D'ÉCOUTER ;
Secrétaire de l’Académie,
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Il est un art que je voudrais chanter.
On dit chanter ; c’est le mot d'habitude, Quand, à renfort de fatigue et d'étude,
Plus ou moins mal on parvient à jeter
Au moule étroit d’un vers plus ou moins rude Ce qu’on veut dire ; ainsi je vais chanter, L'art de prêter une oreille docile
Même aux discours d’un orateur débile,
Aux froids morceaux d’un lecteur inhabile {Pénible effort! ), le grand art d'écouter.
Sur tout on parle... on parle trop en France! Entre causeurs s'élève maint conflit ;
Le jugement s'éclipse, mais l'esprit
Coule de source et roule en abondance,
Sage auditeur en tire son profit,
Et ce profit est le prix du silence.
Que si parfois un conteur ingénu
Dont le bon sens, le sens commun n’émonde En aucun cas la prolixe faconde,
Sans nul égard, de son jet continu
Bat nos tympans, se flattant de nous plaire, Sans doute à nous permis de l’éviter.
Si l’on ne peut, que reste-t-il à faire ? Laisser passer le torrent et se taire.
hh8 L'ART D'ÉCOUTER.
Se taire est bien, mais savoir écouter Est mieux encor ; le plus sot personnage Du péroreur y gagne le suffrage.
Ce péroreur, si tu peux supporter
Le flux sans fin de son plat verbiage,
Il est à Loi ; de ton muet hommage, Quand tu voudras, tu pourras profiter. De ton esprit oserait-il douter,
Puisque le sien lui semble ton ouvrage ? L’attention dont tu sais l’enchanter
Le rend heureux ; il ne peut se défendre Du doux plaisir de longuement s'étendre Sur un sujel qu’il traite avec amour ; De ses pensers suis le moindre contour, Feins-le du moins... sauf à ne pas entendre!
Mais, diras-tu, quel étrange penchant Entraine ainsi l’homme le plus frivole,
Le moins savant, à prendre la parole ? Sans fonds d'esprit, tel a le ton tranchant; Tel, qu’il faudrait renvoyer à l’école,
Sur tout sujet fait à tous la leçon ;
Boufli d’orgueil, tel autre, sans facon, Enfle sa voix et monte à l’hyperbole,
C’est, je l'avoue, un énorme travers.
Je le voudrais corriger ; mais, en somme, Qu’y pouvons-nous ? Le Dieu de lunivers S'imagina de construire ainsi l’homme. Prenons-le donc comme il est ; supportons Ses grands défauts, son amour-propre immense ; Rions parfois de ses prétentions ;
Mais pour l'excès de sa sotte jactance, Pour les écarts de sa folle arrogance, Regardons-les avec indifférence :
Chacun de nous a ses illusions,
Chacun de nous a besoin d’indulgence,
L'ART D'ÉCOUTER. kh9
Si, las du vice, indignés, un matin
‘Nous voulons rompre avec le genre humain, Rompre en visière, à l’exemple d’Alceste, À la bonne heure ! ailons vivre au désert ; Contre le monde un asile est ouvert
À qui veut fuir ce monde qu'il déteste.
Mais si, prudents, avec l'humanité
Nous voulons vivre en bonne intelligence, N'aflichons pas cette sévérité ;
Soyons discrets, et que ja tolérance
Elève en paix son drapeau dans nos cœurs : Prêtons l'oreille aux stériles penseurs,
Aux discoureurs sur toutes les matières, Aux confidents de frivoles mystères,
Aux lourds faiseurs de stupides récits,
Aux longs discours, surtout aux longs écrits.
Avec raison l'homme à l’humeur grondeuse Vit à l'écart, on fuit son âpreté ;
L'homme facile, au contraire, est vanté, Bien que pour tous sa valeur sait douteuse ; Certain vernis de rare habileté
Lui vient souvent d’une âme généreuse,
Et son mérile est d’avoir écouté!
Oh! si ma plume était mieux affermie, Et si mon vers, qui provoque au sommeil, En mâles sons frappait un bon conseil, Je tenterais, même à l’Académie,
De le donner ce conseil excellent D'écouter mieux. — Une oreille attentive Peut rassurer une muse craintive ;
Un doux regard anime le talent
Que déconcerte un bruyant voisinage,
Le voyez-vous ce confrère tremblant à
11 est encore à sa première page,
Et près de lui, causeur intempestif,
h50 L'ART D'ÉCOUTER,
Un sien confrère à son nerf auditif Laisse arriver le fatal témoignage Qu’à la lecture il est inattentif.
La causerie alors est un outrage.
A votre esprit le sujet ne plaît pas ?
J’en suis fâché; mais un autre en fait cas, Et que de temps a coûté cet ouvrage ! Pour découvrir les erreurs qu’autrefois L'historien entassa sans critique,
Notre confrère, écrivain véridique,
Sur un passage a pâli tout un mois.
Tel professeur, descendu de sa chaire, Pensant à nous, sous son Loil solitaire, Modestement élabore un morceau ;
Par cette pièce, œuvre de son cerveau , Que prétend-il ? Il désire nous plaire ? Sur le silence il a droit de compter
En apportant le tribut de ses veilles ; Notre devoir, à nous, c’est d'écouter.
Faut-il prouver des maximes pareilles ? Quand richement il voulut nous doter, Dieu nous donna soudain, sans hésiter, La langue... unique et le double d'oreilles Pour écouter beaucoup et parler peu. Enseignement perdu ! Dans toute affaire, Vous le voyez, l’homme fait le contraire Par ignorance : il n’a pas compris Dieu !
Et cependant quel sûr moyen de plaire
Que de prêter, auditeur débonnaire, Attention à qui parle avec feu !
Comme on est sûr de gagner le suffrage D'un grand parleur ou d’un lecteur maudit,
L'ART D'ÉCOUTER. h51
Si du regard, du geste on l’encourage,
Et si jamais le placide visage
Ne laisse voir la trace du dépit!
Silence heureux ! muette flatterie !
Vous l’écoutiez ?... A vous tout son amour. Ayez besoin de sa bourse, un beau jour,
Il vient lui-même, il vous l’ouvre, il vous prie, D'y largement puiser ; — votre âme aigrie Sent-elle un poids qui l’accable ? ses pleurs
Par sympathie allègent vos douleurs ;
— Ou s’il apprend qu’un malheur vous menace, Il le conjure et votre cause embrasse ;
— Ou s’il vous sait l’un des solliciteurs
Que le désir d’une brillante place
Fait soupirer, au-devant des faveurs
Pour vous il court, et brigue les honneurs,
Et son crédit fait pencher la balance.
L'art d'écouter a donc son importance. Suivons ses lois : auditeurs affermis, Quand d’un écrit on nous fat confidence, De nos dédains comprimons la licence ; N'oublions pas que par la complaisance , Dans tous les temps, on se fait des amis. L'indifférence est mortelle ; j'ajoute : Ecoutons bien, afin qu’on nous écoule.
Mais c’est assez, et je vais m'arrêter. 11 ne faut pas que cet art 55 3 era
D'être attentif, le grand art d'écouter, Grâce à mes vers, soit un art impossible.
LE NATUREL ;
Par M. MICHAUX (Clovis }; Membre correspondant.
Îl est doux de charmer un public gracieux
Dont nul, sans frissonner, ne voit briller les yeux: Qui donc aura jamais au cœur assez de flamme, D'esprit dans le cerveau , de puissance dans l’âme, Pour tenter, sans effroi, de régner un instant
Sur ce juge muet qui pense en écoulant ?
Heureux cent fois qui sait conquérir son suffrage,
Ou par les traits légers d’un piquant badinage,
Ou par ces lraits touchants qui vont chercher le cœur ! Mais, frappant à coup sûr, l’art suprême et vainqueur, Plus puissant que la force ou la grâce oraloire,
Le Naturel partout enchante un auditoire.
Ce charme, qui ravit les esprits délicats, On le reçoit du ciel, il ne s’enseigne pas, Il est, à son insu , le secret de l’enfance. La femme le possède en sa fleur d’innocence ; C'est aussi son secret , et c’est le mieux gardé,
Par sa mère, voyez l'enfant réprimandé Doucement, tendrement ; voyez son œil humide, Dont une larme rend le regard plus limpide, Chercher eu suppliant le regard maternel ;
Quel suave lableau ! quel divin naturel!
Qui donc résisterait à de semblables charmes ? L'enfant ne pleure pas pour afficher ses larmes.
LE NATUREL. L53
Peu soigneux de poser sous l’œil des regardants,
S'il sourit, ce n’est pas pour vous montrer ses dents. Ce qu’il pense, il le dit ; ce qu'il sent, il l’exprime Ou par des mots heureux, ou par sa pantomime. Tranquille ou pétulant, taciturne ou bavard,
Il nous captive enfin par l'absence de l’art,
Par une grâce, en lui, naïve et spontanée.
Mais qu’arrivent les jours de la huitième année, Cette grandeur s’éclipse , hélas ! et quel regret !
Le vain désir de plaire en détruit le secret,
Pour le reconquérir, non dans sa plénitude,
Plus tard, qu’il faut de temps, et de soins et d'étude! Quel effort continu , sous l’aisance voilé !
Et que d'art, avec art toujours dissimulé,
Jusqu’au point où, parfois, cette habile imposture Devient une seconde et charmante nature !
Le public aux auteurs passe mille défauts,
Mais un seul le révolte : il a l’horreur du faux.
Soyez donc, avant tout, simple et vrai pour lui plaire, D'une simplicité choisie , et non vulgaire,
Et d’une vérilé, qui trempe son pinceau
Dans les couleurs du prisme, et non dans le ruisseau.
Parmi nous, deux auteurs (entre eux le cœur balauce) Ont possédé surtout ce don par excellence.
L'un est ce fablier , le premier des conteurs,
Qui prend le ton, l'esprit, la voix de ses acteurs ; Dont les vers sont gravés dans toutes les mémoires,
Et que la France compte au nombre de ses gloires. Son riche écrin présente, ouvert à tout hasard,
Un précepte de vie , un modèle de l’art.
C’est un de ces auteurs qu’on chérit, qu’on dévore,
Et qu'on feint d’oublier pour les relire encore,
Pourtant un grand poète a naguère songé, Que tant d'honneur était un honteux préjuge,
454 LE NATUREL,
Dans l’auteur il n’a vu qu’un hardi plagiaire , Indigne mille fois d’un renom séculaire ;
Un prétendu poète, aux vers boiteux , obscurs , Buroques , disloqués , prosaïques et durs , Homme dont {a routine honore le génie,
Et qu’elle a surnommé le Bon, par ironie (1).
Il l’a dit !... gémissons de ces cruels mépris Jetés d’un ton si fier aux plus brillants esprits. Grand poète, justice au moins au plus aimable, Etrange imitateur, nommé l’inimitable !
À ta précoce enfance il sembla puéril :
Mais l’avais-tu relu dans ton âge viril,
Avant de fulminer ton superbe anathème ?
Ou bien t’a-t-il choqué par son naturel même,
Par ce bon sens naïf qui, trouvant sous sa main Le mot juste, le lance et poursuit son chemin, Sans affectation, sans effort, sans emphase,
Ainsi qu’un clair ruisseau laissant couler sa phrase, Dont le cristal se brise en jets éblouissants,
Avec un doux babil qui ravit les passants ?
Comment ton goût si pur, sous l’humble fabuliste, N'’a-t-il pas reconnu, senti le grand artiste,
Et dans ses fins portraits, peintures sur émail ,
Plus d’un petit chef-d'œuvre, enfant d’un long travail, Où la grâce , le tour, l'expression hardie S’accordent, sans jamais blesser la mélodie ?
Tant d’art exquis n’a pu désarmer ta rigueur |
Ses animaux , dis-tu, te soulévent le cœur.
Es-tu donc resté froid à la verve touchante
Qui mit dans vingt tableaux sa chaleur éloquente,
(4) Toutes ces expressions, appliquées à La Fontaine, sont textuelle- ment extraites du Conseiller du Peuple, par M. de Lamartine, numéro de janvier 4850, et de son Cours familier de Littérature, 8°, entretien,
page 126.
LE NATUREL,
Fit parler un barbare en plein sénat admis,
Chanta les deux pigeons, peignit les deux amis,
De la vertu changea l’humble chaume en un temple, Et qui, du dévoûment donnant le saint exemple, Pour son patron déchu, captif, dans l’abandon,
Au pied du trône osa faire appel au pardon ?
Pourquoi donc souflleter cette figure aimée !.… Deux siècles ont passé devant sa renommée ; Deux siècles ont jeté mille fleurs, en passant, Sur ce nom glorieux qui croît en vieillissant, Le tien doit vivre aussi par-delà bien des âges, Pour ce long avenir promis à tes ouvrages, Poète bourguignon, fais un vœu toutefois ; Souhaite de survivre au conteur champenois.
Du naturel parfait qu’il puisa dans son âme, L'autre excellent modèle est, chez nous, une femme. Celle-là , sans jamais prétendre au nom d'auteur, Est morte sans ce nom, dans toute sa candeur.
Elle n’a pas goûté l’honneur ou la faiblesse
De se voir, tout humide au sortir de la presse, Sous un accoutrement d’abord assez mesquin ,
Puis de se contempler vêtue en maroquin. Pourtant le monde lit et savoure les pages
De cet illustre auteur qui n’a point fait d'ouvrages, Qui traça pour l’oubli ces vifs épanchements,
De l’amour maternel fragiles monuments
Destinés à périr entre des mains mortelles,
Mais que la Gloire un jour recueillit sur ses ailes, La Gloire qui, pour elle allumant son flambeau,
En soupirant ne put couronner qu’un tombeau.
Comment assez louer cette femme charmante,
Mère, qui pour sa fille eut les yeux d’une amante, Ce style ému, piquant, plein de ris et de pleurs, Frais comme un doux matin et pur comme les fleurs,
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456 LE NATUREL.
Et ces élans si vrais ; ces grâces non cherchées,
Et ces cordes du cœur si tendrement touchées ? Comment ne pas aimer, malgré ses deux cents ans, Cette femme si jeune en attraits séduisants ? D'amour et de bonté ravissant assemblage,
Elle n’aiguisa point le dard du persiflage.
Même quand sa gaîté décoche un trait moqueur , On sent que son esprit a passé par son cœur.
Sans concevoir l’orgueil de s'offrir pour modèle, Elle rendait au vrai l'hommage digne d'elle, Quand elle-même, un jour , à sa fille écrivait :
« Gardez le naturel, c’est le style parfait. » Femmes, à votre école, heureux qui peut l’apprendre ! A votre âme mobile, ingénieuse et tendre,
Le Ciel a départi bien des dons, mais surtout L'instinct de l’à-propos et le sens du bon goût.
Si la mode parfois, ce despote en cornette,
Vous impose, dit-on, des écarts de toilette, Ecrivains, vous rentrez bien vite au droït chemin. Toute femme du monde, une plume à la main, Peut défier tout homme, eût-il pour nom Voltaire; Au combat singulier du style épistolaire.
Près de vous, cachant mal leur labeur évident, Balzac n’est qu’un rhéteur et Voiture un pédant. Ils vont chercher bien loin un trait subtil et rare Que leur arc, trop tendu, loin de son but égare, Tandis que sous vos doigts mille traits enchanteurs Naissent, vont toucher l’âme, et ravir vos lecteurs. Qu'est tout l'esprit viril, près des grâces naïves , Qu’exhalent pour le cœur vos intimes missives, Près de ce naturel, dont le charme à grands pas Fujt qui le cherche, et court à qui n’y songe pas ?
NONNETS ;
Par M. Alphonse LE FLAGUAIS ,
Membre titulaire,
D © 0 e—
A M. ALFRED DE VIGNY, EN LUI ADRESSANT LE POÈME DE MARCEL.
A toi ces humbles vers qui cherchent un refuge Sous le royal manteau d’un élu glorieux ;
Ils veulent un soutien, ils auraient peur d’un juge : Sur leur jeune infortune abaisse un peu les yeux.
Ils voguent avec peine au milieu du déluge De ces livres hardis que l’on fête en tous lieux. Méprisant des lauriers que le scandale adjuge, D'un plus noble succès ils sont ambitieux.
Quel serait leur bonheur si l’accueil sympathique De l'esprit le plus pur et le plus poétique, Ainsi qu'un diamant, rayonnait sur leur deuil !
A ton front lumineux il est assez d'étoiles, Pour qu’une s’en détache et sauve de l’écueil Marcel , aventuré sur un vaisseau sans voiles !
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SONNETS,
II.
A UN AMI.
Le Seigneur vous soumet à de rudes épreuves ;
Il vous a prodigué les peines, les douleurs.
Mais ces adversités sont-elles pas des preuves
Qu'il vous comptait parmi ses enfants les meilleurs ?
C’est aux cœurs afiligés, c’est aux pieuses veuves Qu'il réserve le miel de ses divines fleurs.
Dans son sein paternel se déversent les fleuves Gonflés par nos soupirs et grossis par nos pleurs.
Ami, sur votre seuil la Mort s’est présentée, Réclamant une proie à ses mains disputée ; Frère, consolez-vous : c'était au nom de Dieu.
Mais rester seul, tout seul, près du lit de sa mère [... Ah ! si le ciel est beau, que la vie est amère! Et combien de douleur dans un dernier adieu !
III,
A UNE TRÉS-JEUNE MUSE.
Enfant, tout à la fois si gentille et si belle, Ton àme s’est ouverte aux maternels concerts. Tu gazcuilles déjà, dans la langue immortelle, Des bonheurs éprouvés et des chagrins soufferts.
A tes jeux innocents reste toujours fidèle, Fauvette vagabonde entre les rameaux verts, Et n’eflleure jamais que du bout de ton aile Le fleuve de la vie empli de flots amers.
SONNÉTS. hn9
Dans nos terribles jours , tu n’as point à connaître, L'orage dissipé, ni celui qui va naître : Non, ton âme ingénue a des soins plus charmants.
Chère enfant, rejeton du laurier de famille, Déjà, la Poésie en tes grands yeux pétille ; N’en connais que la gloire et jamais les tourments !
IV.
A UNE DAME. J'aime un groupe d'enfants entourant une mère ; C’est le plus doux tableau que présente aux regards Le triste et long parcours de cette vie amère ; Il parle à l’âme émue, il inspire les arts.
Le bonheur n’est souvent qu’une vaine chimère ,
La gloire et le succès sont le jeu des hasards ;
La plus belle des fleurs toujours passe éphémère 8 Sa tige voit tomber ses pétales épars.
Mais une jeune mère, ange que Dieu protége, D'un riant avenir a l’heureux privilége ; La vertu lui promet les grâces du Seigneur,
C’est là votre destin, poétique Louise ! La noble Cornélie, ah ! vous l’avez comprise : Vos enfants sont pour vous la gloire et le bonheur.
UNE HEURE DANS UN CIMETIÈRE,
f L
LEGIE ;
Par M. P.—A. VIEILLARD,
Membre correspondant.
cs © 4 © ——
Champètre asile où tout sommeille, Terre, où fleurit seul le cyprès, Que de souvenirs, de regrets,
Ta vue en mon âme réveille !
Ici, tout parle au cœur, tout attriste les sens ; Comme un souflle de mort, le vent soupire et pleure Aux rameaux des ifs gémissants...
Quels mânes désolés, du sein de leur demeure, Exhalent ces plaintifs accents ?
Accusent-ils l’oubli qui laisse solitaire Ce tombeau qui vient de s'ouvrir,
Dôme orgueilleux, dont l'hôte a passé sur la terre, Pour briller un jour et mourir !
Il était riche... le plaisir Marquait le cours de ses journées : L’illusion , dans l’avenir, Ne lui montrait qu’un doux loisir Et que des heures fortunées. Le via ne tarissait jamais Dans ses coupes étincelantes ; Un essaim de beautés brillantes L'’éblouissail par ses attrails. Pressant le vol du temps en sa courte carrière,
UNE HEURE DANS UN CIMETIÈRE,
De joyeux compagnons à toute heure entouré, De l’indigent l’humble prière N'avait monté jamais à son oreille altière , Dans son cœur jamais pénétré, En ses festins, les clameurs de l'ivresse Ne laissaient point d'accès aux cris de la détresse ; Tant qu’il vécut on ne vit point jaillir De larmes de ses yeux, de son cœur, un soupir.
Tout à coup, la mort est venue ,.… Et, tout à coup, de ce palais en deuil, La foule a déserté le seuil. Toi, qui voyais, hier, une foule assidue, Ces femmes, ces flaiteurs s’enivrer de tes vins, Où sont-ils, ombre infortunée ? Ailleurs, ils vont chercher la joie et les feslins, Et ta tombe est abandonnée !
Mais quelle est cette croix où la douleur suspend Une couronne virginale ?
Une femme, une mère, à genoux et pleurant, Devance l’aube matinale ; En sanglots sa douleur s'exhale :
« Chère fille, dit-elle, ange de mon bonbeur, « Pourquoi si tôt m’as-tu quiliée ?
Sans toi qui les charmais, au séjour de labeur. « Que feront tes parents de leur vie attristée ?
« À travers leurs baisers, la tienne , chère enfant,
« Apparaissail et si belle et si pure |! « En rêvant l'avenir, contente du présent, &« Tu souriais aux dons de la nature... « Et quand se lève avec le jour « ‘Ton dix-huitième anniversaire, « Mes larmes humectent la terre « Qui l’a prise à moi sans retour. * Quand du jour nuptial pour consacrer la fête,
AGT
462 UNE HEURE DANS UN CIMETIÈRE.
« Des fleurs de l’oranger s’apprêtait le bandeau , « Je devais donc orner la tête « Des pâles roses du tombeau !
« Anges qui la guidiez, elle était votre image |!
« Sur son front, jamais un nuage ! “ Vos yeux n’ont pas, Ô saints anges gardiens,
« De regards si doux que les siens! « En l’écoutant, touchée, émue, « Je croyais voir les cieux ouverts,
« Et sa voix, qui tenait mon âme suspendue,
« Etait un chaste écho de vos divins concerts.
« Anges qui l’avez prise, à qui je la réclame, « Par un suprême et vain effort, - « Ah! pourquoi faut-il que la mort
« Ait si vite prêté vos ailes à son àme ? »
O mort! rien ne peut te fléchir, Rien ne peut arrêter la course ; Toujours, lorsque le temps s'apprête à la tarir, De nos pleurs, Lu rouvres la source. Ce tertre qui recouvre, en coupole arrondi, Le front d’un arbuste modeste ; Ce froid berceau , gardien du plus précieux reste, Combien de fois déjà, depuis un jour funeste, Aux souflles du printemps n’a-t-il pas reverdi ? D'un père il engloutit la joie et l’espérance, Après un rêve de sept ans; Et du fils, qui n’est plus, les traits toujours vivants Sont du cœur paternel le charme et la souffrance. De mille coups déjà ce cœur meurtri Semblait de la douleur avoir atteint le terme; Mais quelle amertume renferme La perle d’un enfant chéri !... Naguère, il était là, plein de vie et de charmes.
UNE HEURE DANS UN CIMETIÈRE. 63
Le cœur , les yeux noyés de larmes, Qui, désormais , ne doivent plus le voir, Le contemplaient, matin et soir. Vous dont, au seuil de la vieillesse, La naissance d’un fils fait la joie ici-bas, En lui, des derniers jours vous voyez la promesse... Garder-le bien !.. la mort peut le prendre en vos bras!
Pourquoi plaindre pourtant ceux dont la destinée Se compose de peu de jours, Dont le trajet se borne au cours - Que mesure une matinée ? Heureux navigateurs, rapides passagers, Ils touchent un riant rivage, Sans avoir connu les dangers, Les fatigues d’un long voyage; Pour les enfants, pour les vieillards, Le lLerme est prompt des peines de la vie; La plus agitée est suivie D'un repos, d’une paix à l'abri des hasards. Sans accuser du sort la rigueur salutaire, Par un soin patient sachons la surmonter ! Elle est de l'avenir le gage tutélaire, Et qui souffre le plus sait le mieux mériter !
43 juin 4857.
LE SCARABÉE ET LE HANNETON,
FABLE ;
Par M. DES ESSARS ,
Membre résidant,
Au pied d’un sable fin qui se dresse en monceau, De sa robe azurée étalant les richesses, Nouveau-né dans un monde où tout lui semble beau, Du ciel un Scarabée épuise les caresses. Un Hanneton volant , de ce pic orgueilleux ( Par sa propre hauteur chacun toise les cieux), Dépasse le sommet en bourdonnant sa gloire. — J'admire ce vilain, dit l’insecte éclatant, Moi si riche en rubis, aisément on peut croire, Quand il monte si haut, que j'en dois faire autant! — Tout fier, le Scarabée aussitôt s'évertue, Son écaille en vain se remue, Son aile se refuse aux élans de son cœur, (Quel affront pour un grand seigneur |) — Si je ne puis voler, mes pattes sont agiles, Laissons mes ailes indociles ! Montons! — Et le voilà qui veut gravir le tas. Le sable était mouvant ; lorsqu'il a fait trois pas, De son troisième, au moins, il sent fuir l'avantage. La patience est forte : il ne perd pas courage ; Avant la fin du jour, au prix de ses labeurs, Après mille détours, mainte dégringolade, Poursuivant sa rude escalade,
Notre insecte, au sommet, arbore ses couleurs,
rie
LE SCARABÉE ET LE HANNETON.
— À mon tour j'ai monté! — cria sa voix vibrante. Il en saute de joie... et le saut fut fatal, Le sable s'écroula, l'imprudent suit la pente... Pleurez sur le pauvre animal ! Avant la chute meurtrière, Le Hanneton, déjà, de vieillesse était mort !
Qu'on plane dans les airs, qu’on rase la poussière, Où vient aboutir notre effort ? Hanneton, Scarabée, entendrez-vous ma fable ? Avant tout accident, accordez un coup-d’'œil À quelque gros monceau de sable... L'un sera moins jaloux, l’autre aura moins d’orgueil.
—— D —— —
30
46
OUVRAGES OFFERTS À L'ACADÉMIE.
EE DOESSS———
MM. ADELUS. Satires et poésies satiriques.
BERVILLE, Les jardins de Paris, — Epiître à M. Bignan.
— Un mot sur Boileau, à propos d’un jugement de Voltaire.
BLANCHET ( Le docteur )}. Moyens d’universaliser l'éducation des sourds-muets sans les séparer de la famille et des parlants, mémoire lu à l’Académie des sciences morales et politiques, le 20 septembre 1856.
BORDEAUX (Raymond). Philosophie de la procédure civile, mémoire sur la réformation de la justice , cou- ronné par l’Académie des sciences morales et poli- tiques dans sa séance du 25 juin 1853.
BOUCHER DE PERTHES. Du vrai dans les mœurs et les caractères. Les masques. Discours prononcé dans la séance du 29 mai 1856 de la Société impériale d’ému- lation d’Abbeville. — Antiquités celtiques et antédilu- viennes. — Nouvelles. — Petit Glossaire, traduction de quelques mots financiers, esquisses de mœurs adminis- tratives. — Hommes et choses , alphabet des passions et des sensations ; esquisses de mœurs faisant suite au Petit Glossaire. — Petites solutions de grands mots, faisant suite au Petit Glossaire administratif, — Sujets. dramatiques.
OUVRAGES OFFERIS A L'ACADÉMIE. h67
BOUILLET. Dictionnaire universel des sciences, des lettres et des arts.
BOUILLIER, L'Académie de Lyon au XVII, siècle, BouLLer. Recherches sur les produits de la réduc- tion des dérivés nitriques de lacide benzoïque et de
ses homologues.
CALIGNY (Anatole de). Note sur les appareils et les principes nouveaux d’hydraulique de M. A. de Caligny.
CANTU (César). Histoire universelle, traduite par MM. Aroux et Léopardi (19 vol. in-8&°. ).
CARLIER. Reflections on society.
CASTORANI. Mémoire sur les causes de la cataracte lenticulaire. — Fixateur de l’œil.
CHARLOT. Notice sur les pucerons et autres insectes nuisibles aux végétaux.
CHAUVET. Mémoire sur le traité de Galien, intitulé: Des dogmes d’Hippocrate et de Platon,
CoRBLET (L'abbé). Discours sur la destruction de l'Empire d'Orient. -— Notice historique et liturgique
sur les cloches,
Dansin (Hippolyte). Histoire du gouvernement de
168 OUVRAGES OFFERTS A L'ACADÉMIE.
la France pendant le règne de Charles VII. — Discours prononcé , le 16 mars 1858 , à l'ouverture du cours d'histoire de la Faculté des lettres de Caen.
DE CAUMONT. Rapport verbal fait à la Société fran- çaise d’archéologie pour la conservation et la descrip- tion des monuments, dans les séances des 20 novembre 1855 et 2 septembre 1856, sur divers monuments et sur plusieurs excursions archéologiques. — Congrès scientifique de France, 22°. session, t. If. — Annuaire de l’Institut des provinces , année 1858.
DECORDE (l’abbé). Essai historique et archéologique sur le canton de Forges-les-Eaux. — Pavage des églises dans le pays de Bray. — Le coq des clochers.
DELACODRE. Le ciel, première partie. Astronomie spéculative et religieuse. — L'âme et Dieu. Aperçus de philosophie pratique. -— De la grandeur morale et du bonheur.
DE La Quérière. Des logements insalubres.
DELAU jeune. Paralysie produite à volonté dans un cas de lésion de l'oreille moyenne.
DELISLE (Léopold). Mémoire sur une lettre inédite adressée à la reine Blanche par un habitant de la Ro- chelle. — Notice sur un sacramentaire de l’église de Paris. — Mémoire sur les actes d’Innocent IIT, suivi de l’Itinéraire de ce pontife.
OUVRAGES OFFERTS A L'ACADÉMIE. 69
Du PUGET (M'*, Rosalie). La vie de famille dans le Nouveau-Monde ; lettres écrites pendant un séjour de deux années dans l'Amérique du Sud et à Cuba, par M'e, Frédérika Bremer ; trad. du suédois.
DU VIVIER DE STREEL (l’abbé Ch.). La Cinéide, ou la vache reconquise, poème national héroï-comique en 24 chants.
EGGEr. Observations sur quelques fragments de po- terie antique, provenant d'Egypte , et qui portent des inscriptions grecques. — Mémoire sur un document inédit pour servir à l’histoire des langues romanes.
FÉVRIER. Discours de rentrée prononcé à l’audience solennelle de la Cour impériale de Nîmes , le 3 nov. 1854. — Discours sur la transportation pénitentiaire, prononcé à l'audience solennelle de rentrée de la Cour impériale de Caen, le 4 novembre 1856.
FLOQUET. Etudes sur la vie de Bossuet.
FOUCHER DE CAREIL. Nouvelles lettres et opuscules inédits de Leibnitz, précédés d’une introduction.
GANDAR. Ronsard considéré comme imitateur d’'Ho- mère et de Pindare. — Les évêques de Paris, par M. Maréchal (article extrait de deux numéros de l'Union des arts). — Athènes, son génie et ses desti- nées. — Discours prononcé, le 8 mai 1856, pour l’ou- verture du cours de littérature étrangère. — Etudes
470 OUVRAGES OFFERTS A L'ACADÉMIE.
sur Gæthe. Conclusion. Lecon prononcée le 17 juillet 1856. —- Dante. Discours d'ouverture prononcé le jeudi 20 novembre 1856.
GARNIER. Rapports sur les travaux de la Société des antiquaires de Picardie, pendant les années 1855 à 4856. — Rapport sur les {nscriptiones Helveticæ de M. Momsen.
GIRARDIN et MORIÈRE. Excursion agricole à Jersey.
GIRAULT. Eléments de géométrie appliquée à la la transformation du mouvement dans les machines.
HippEAU. Les écrivains normands au XVII°, siècle (Du Perron, Malherbe, Bois-Robert, Sarrasin, P. du Bosc, Saint-Evremond ).
JoLy. Etude sur J. Sadolet , 1477-1547.
JOURDAIN (Charles). Un ouvrage inédit de Gilles de Rome, précepteur de Philippe-le-Bel, en faveur de la
papauté.
LAMBERT. Bibliothèque publique de Bayeux, 1%. article. — Notice nécrologique sur M. V.-E. Pillet.
LATROUEITE. L’ermitage Ste,-Anne, près de Dom- front.
LAURENT (L'abbé). Notice historique sur l’abbaye
OUVRAGES OFFERTS À L’ACADÉMIE. 471
royale de Ste.-Claire d’Argentan , pour faire suite à l'Histoire de Marguerite de Lorraine , religieuse et fondatrice de ce monastère.
LE BRETON (Th.). Biographie normande , t. I*.
LE CHANTEUR DE PONTAUMONT. Recherches biogra- phiques sur M. Deshayes. — Histoire mystérieuse du château de Tourlaville. — Souvenirs de l’abbaye de Cherbourg au temps du duc d'Harcourt. — Origine de l’église Notre-Dame-du-Vœu. |
LE COEUR. Discours prononcé à la séance solennelle de la rentrée des Facultés, le 15 novembre 1856.
LE FLAGUAIS ( Alphonse). OEuvres complètes, t. IT. LESGUILLON. La musique , poème lyrique.
MANCEL (Georges). Département du Calvados : les côtes , apercu statistique.
MaurY (Alfred). Rapportfait,le 27 novembre 1857, à la seconde assemblée générale annuelle de la Société de géographie, sur ses travaux et sur les progrès des sciences géographiques depuis le 49 décembre 1856.
MÉNANT (Joachim). Zoroastre. Essai sur la philoso- phie religieuse de la Perse.
MILLEZ DE SAINT-PIERRE, Quelques chiquenaudes.
h72 OUVRAGES OFFERTS A L'ACADÉMIE.
MORIÈRE. Le département du Calvados à l’'Exposi- . tion universelle de Paris en 1855.
MORIÈRE et G. VILLERS. Etudes sur l’origine, les transformations, le desséchement et la mise en culture de la baie des Veys.
MUNARET (Le docteur). Lettre sur l’hippophagie.
PEZET. Bayeux à la fin du XVIII. siècle, études historiques.
PIQUET. Des services de manutention de l’armée.
PIERRE. Considératious chimiquessur l'alimentation du bétail, au point de vue de la production du travail, de la viande, de la graisse, de la laine et du lait ; résumé des lecons faites à la Faculté des sciences de Caen pendant l’année scolaire 1855-1856. — Recherches analytiques sur lacomposition de diverses plantes nuisibles,suscep- tibles d’être avantageusement employées pour l’alimen- tation du bétail , et sur l'emploi, comme fourrage , des feuilles d’orme, de lierre, de chêne et de peuplier.
RENARD. Jeanne d’Arc était-elle française ? 3°, et dernière réponse à M. Lepage.
RICQUE (Camille). Etudes sur l’île de la Guadeloupe.
SAUVAGE. Mortainais historique et monumental. Cou- louvray-Boisbenâtre, Isigny-les-Bois et Juvigny-le-
OUVRAGES OFFERTS A L’ACADÉMIE. 173
Tertre, — Bibliographie normande , n°. 1°, — Foires
anciennes et marchés anciens de l’arrondissement de e. LA
Mortain.
SELLIER. Notice historique sur la compagnie des ar- chers ou arbalétriers et ensuite des arquebusiers de la ville de Châlons-sur-Marne, et sur la fête donnée par elle en 4754. — Rapport sur les travaux du Congrès
des délégués des Sociétés savantes de France en avril 1857.
SOMER (J. de). Comédies et contes , scènes de la vie de bord , poésies diverses.
TaéryY. Histoire de l’éducation en France.
TRAVERS (Julien). Annuaire du département de la Manche, 29°. année, 1857. — Fontaines publiques de la ville de Caen. — Biographie de M. V.-E, Pillet. — Biographie de M. Anselme Delaporte. — Biographie de M. Narcisse Vieillard. — Le Phénix qui renaît , ou la rénovation de l’âme par la retraite et par les exer- cices spirituels; ouvrage récemment édité du cardinal Bona , précédé d’une préface par M. Auguste Nicolas, et approuvé par NN. SS. les Evêques de Bayeux et de Coutances.
VAN LEUWEN (Jean). Octaviæ querela. — Lycidas, ecloga, et Musæ invocatio.
VIEILLARD (P.-A.). Deuils de famille.
SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES,
QUI ADRESSENT LEURS PUBLICATIONS A L'ACADÉMIE DE CAEN...
Académie française.
Académie des sciences morales et politiques.
Académie nationale , agricole, manufacturière et commerciale , et de la Société française de statistique universelle , à Paris.
Athénée des arts, à Paris.
Comité des travaux historiques et des Sociétés sa- vantes , à Paris.
Société philotechnique , à Paris.
Société de géographie , à Paris.
Société des antiquaires de France , à Paris.
Société de l'histoire de France , à Paris.
Société de la morale chrétienne, à Paris.
Société impériale d’émulation d’Abbeville.
Société impériale d’émulation et d’agriculture de l'Ain , à Bourg.
Société d’émulation de l'Allier, à Moulins.
Société des antiquaires de Picardie , à Amiens.
Société d'Arras pour l’encouragement des sciences , des lettres et des arts.
Société Eduenne , à Autun.
Société des sciences, d'agriculture et arts du Bas- Rhin, à Strasbourg.
Société des sciences , lettres et arts des Basses- Pyrénées, à Pau.
Athénée du Beauvaisis, à Beauvais.
SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES, h75
Société archéologique de Béziers.
Société des sciences et belles-lettres de Blois.
Société impériale des sciences, etc. , de l’Aisne , à St.-Quentin.
Société impériale d’agriculiture , sciences et arts d'Angers. -
Académie des sciences, belles-lettres et arts de Bor- deaux.
Société d'agriculture , des sciences et des arts de Boulogne-sur-Mer.
Société d'agriculture et de commerce de Caen.
Société de médecine de Caen.
Société linnéenne de Normandie, à Caen.
Société des antiquaires de Normandie, à Caen.
Société philharmonique du Calvados, à Caen.
Société d’horticulture du Calvados, à Caen.
Association normande , à Caen.
Institut des provinces, à Gaen.
Société française d'archéologie pour la conservation et la description des monuments historiques, à Caen,
Société vétérinaire de la Manche et du Calvados , à Caen.
Société d'archéologie , de littérature, sciences et arts des arrondissements d’Avranches et de Mortain, à Avranches.
Société d'agriculture, sciences , arts et belles-letttres de Bayeux.
Société d’émulation de Cambrai,
Société d'agriculture, arts et commerce de la Cha- rente, à Angoulême.
Société impériale académique de Cherbourg.
76 SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES.
Société impériale des sciences nat. de Cherbourg.
Société des sciences naturelles et d’antiquités de la Creuse , à Guéret.
Académie impériale des sciences, arts et belles- lettres de Dijon. Société médicale de Dijon.
Société impériale et centrale d'agriculture , sciences et arts de Douai.
Société impériale des sciences , lettres et arts du Doubs , à Besancon,
Société d’études scientifiques et archéologiques de la ville de Draguignan.
Société Dunkerquoise pour l’encouragement des sciences , des lettres et des arts.
Société libre d’agriculture , sciences , arts et belles- lettres du département de l'Eure , à Evreux.
Société académique , agricole , industrielle et d’in- struction de l’arrondissement de Falaise.
Académie impériale du Gard, à Nîmes.
Commission des monuments historiques de la Gi- ronde , à Bordeaux.
Société Havraise d’études diverses, au Havre.
Société d'agriculture , sciences , arts et belles-lettres du département d’Indre-et-Loire , à Tours.
Société d’émulation du département du Jura , à Lons-le-Saulnier,
Société académique de Laon.
Société impériale des sciences, de l’agriculture et des arts, à Lille.
Société d'agriculture , sciences et arts de Limoges. Société d’émulation de Lisieux.
SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 477
Société académique de la Loire-Inférieure , à Nantes.
Académie impériale des sciences , belles-lettres et arts de Lyon.
Société impériale d'agriculture , etc. , à Lyon.
Comice horticole de Maine-et-Loire , à Angers.
Société d’agriculture, d’archéologie et d’histoire naturelle du département de la Manche, à St. -Lo.
Société d'agriculture , sciences et arts du Mans.
Société d'agriculture , commerce , sciences et arts de la Marne , à Châlons.
Académie -impériale de Marseille.
Société de statistique de Marseille.
Académie impériale de Metz. -
Société d'histoire naturelle du département de la Moselle , à Metz.
Société industrielle de Mulhouse.
Société impériale des sciences, lettres et arts de Nancy.
Société académique de Nantes.
Académie impériale des sciences , belles-lettres et arts, à Orléans.
Société d’agriculture , sciences et arts de Poitiers.
Société d'agriculture , sciences, arts et commerce de la Haute-Loire , au Puy.
Société agricole , scientifique et littéraire des Py- rénées-Orientales , à Perpignan.
Académie impériale des sciences, belles-lettres et arts, à Clermont-Ferrand.
Académie de Reims.
Société d'agriculture , sciences et belles-lettres de Rochefort,
478 SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES,
Académie impériale des sciences, belles-lettres et arts de Rouen.
Société libre d’émulation, du commerce et de l’in- dustrie de la Seine-lnférieure , à Rouen.
Société centrale d'agriculture du département de la Seine-Inférieure , à Rouen.
Société libre des pharmaciens de Rouen.
Société impériale d'agriculture , industrie, sciences, arts et belles-lettres du département de la Loire , à St-Etienne,
Société impériale d’agriculture , sciences et belles- lettres de Saône-et-Loire , à Mâcon.
Société des sciences morales, des lettres et des arts de Seine-et-Oise , à Versailles.
Académie des sciences, agriculture , commerce , belles-lettres et arts du département de la Somme , à Amiens.
Académie des Jeux-Floraux, à Toulouse.
Académie impériale des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse.
Société des sciences, belles-lettres et arts du dépar- tement du Var, à Toulon.
Société d’émulation du département des Vosges, à Epinal.
Académie d'archéologie de Belgique, à Anvers.
Société royale des beaux-arts et de littérature de sand.
institut lambard , à Milan.
Historic Society of Lancashire and Cheshire.
Société littéraire et philosophique de Manchester.
SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES, 179
Société d'archéologie et de numismatique de St.- Pétersbourg.
Académie royale des sciences, à Amsterdam.
Institution Smithsonnienne , à Washington.
Société d’agriculture de PEtat de Wisconsin { Amé- rique ).
Académie américaine des arts et sciences de Boston.
Institut libre des sciences de Philadelphie.
Académie des sciences de St.-Louis ( Amérique },
————— ri ER
RÉGLEMENT
DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES, ARTS ET BELLES-LETTRES
DE CAEN.
ART. [°.— L'Académie des sciences, arts et belles- lettres de Caen se compose de membres honoraires , de membres titulaires, et d’associés résidants ou cor- respondants.
ART. II. — Le nombre des membres honoraires n’est pas limité. Ils ont rang immédiatement après le bu- reau, et jouissent des mêmes droits que les membres titulaires.
ART. III, — Le nombre des membres titulaires est de trente-six.
ART. IV. — Celui des associés résidants ou corres- pondants est illimité. Ils prennent place parmi les membres titulaires, dans les séances publiques ou par- ticulières, mais sans avoir voix délibérative.
ART. V. — Toute nomination de membre honoraire
RÉGLEMENT. AS1
est précédée d'une présentation faite par écrit, signée par un membre honoraire ou titulaire, et remise ca- chetée au Président ou au Secrétaire. Tout membre titulaire qui en fait la demande devient de droit membre honoraire.
Les membres titulaires ne peuvent être pris que parmi les associés résidants.
Toute nomination d’associé résidant ou correspon- dant est précédée d’une présentation dans les mêmes formes que lorsqu'il s’agit d’an membre honoraire : elle doit être, en outre, accompagnée d’un ouvrage imprimé ou manuscrit, composé par le candidat,
La présentation et les pièces à l’appui sont renvoyées à l’examen de la Commission d’impression, qui fait, à la séance suivante, un rapport sur les titres du can- didat. Dans le cas où la Commission conclut au rejet du candidat, elle doit en informer le membre qui a présenté. Celui-ci peut retirer sa présentation.
Les lettres de convocation annoncent s’il doit y avoir des élections ou des nominations.
ART. VI. — L'Académie , après avoir entendu le rap- port de la Commission, procède immédiatement aux nominations, ou les renvoie à une autre séance qu’elle détermine.
ART. VII, — Lorsqu'il s’agit d’un membre titulaire , l'élection a lieu au scrutin et par bulletins nominatifs. — S'il s’agit de la nomination d’un membre honoraire, d’un associé résidant ou correspondant, il est voté par oui Où par on sur chaque candidat proposé.
31
462 RÊGLEMENTI.
Pour être élu ou nommé, il faut avoir obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés et le tiers au moins des voix des membres titulaires composant l’Académie.
Si des membres honoraires prennent part auscrutin, il faut, pour être élu ou nommé, obtenir, en sus du nombre de suffrages qui vient d’être exprimé, un nombre de voix égal à la moitié au moins de celui des membres honoraires ayant pris part au scrutin.
En cas d'élection d’un membre titulaire, si le pre- mier tour de scrutin ne donne pas de résultat, immé- diatement l’Académie procède à de nouveaux scrutins, ou reuvoie à une séance ultérieure qu’elle détermine.
En cas de nomination d’un membre honoraire, d’un associé résidant ou correspondant, il faut, pour qu’il y ait lieu à un second tour de scrutin , que le candidat ait obtenu la majorité des suffrages exprimés.
ART. VIIL — Les officiers de l’Académie sont : un Président, un Vice-Président , un Secrétaire , un Vice- Secrétaire et un Trésorier. à
Ces dignitaires sont indéfiniment rééligibles, à l'exception du Président, qui ue peut être réélu qu'après un an d'intervalle ; il devient de droit Vice- Président.
ART. IX. — Il sera créé une Commission d'impression composée de six membres titulaires nommés à cet effet, auxquels seront adjoints le Président et le Secrétaire de l’Académie.
La Commission ainsi composée choisit dans son sein
RÉGLEMENT. h83
un Président et un Secrétaire ; elle se réunit sur la convocation de son Président. En cas de partage , son Président a voix prépondérante.
Ses fonctions sont d’examiner et de faire connaître , par des rapports ou par des lectures, les titres des candidats, les travaux offerts à l’Académie , les ma- nuscrits que renferment les archives ; d'établir avec les Sociétés savantes de la France et de l'Etranger les relations qu’elle croira utiles aux sciences, aux arts et aux lettres ; de prononcer sur Îles travaux qui pour- ront être lus en séance publique, ou imprimés dans les Mémoires de l’Académie.
Tous les membres sont invités à déposer, dans la bibliothèque de la Compagnie, un exemplaire de chaque ouvrage qu’ils ont publié ou qu’ils publieront. Aucun rapport ne sera fait, dans les séances , sur les travaux imprimés ou manuscrits, offerts par les mem- bres titulaires et par les membres associés résidants.
ART. X. — De nouveaux membres pourront être temporairement adjoints à la Commission d'impression, et des Commissions spéciales être créées toutes les fois que l’Académie le jugera convenable.
ART, XI. —-- Les membres du Bureau sont renouvelés chaque année dans la séance de novembre , à la ma- jorité absolue des suffrages des membres présents. Si la majorité n’est pas acquise aux deux premiers tours
de scrutin, il est procédé à un scrutin de ballottage entre les deux membres qui ont obtenu le plus de
voix au second tour. En cas de partage égal des voix , le plus âgé obtient la préférence.
L84 RÉGLEMENT.
Les six membres de la Commission d'impression sont nommés pour deux ans, au scrutin, par bulletins de liste, à la majorité absolue des suffrages des membres présents; et, dans le cas de non-élection au premier tour de scrutin, la pluralité des suffrages décide au second. Ils sont renouvelés par moitié tous les ans, à la première séance de novembre. Les membres sortant ue sont rééligibles qu'après un an d'intervalle.
ART. XII. — Toutes les nominations se font au scrutin; les autres délibérations se prennent de la même ma- nière , à moins que le Président ne propose d'y pro- céder à haute voix sans qu’il y ait réclamation.
ART. XIIL — L'Académie tient ses séances le quatrième vendredi de chaque mois, à sept heures précises du soir ; le jour et l'heure des séances peuvent être changés. Elle prend vacances pendant les mois d'août, de septembre et d'octobre,
ART. XIV. — L'Académie tient, en outre, des séances publiques. Le jour, l'heure, le lieu et l’objet de ces séances sont fixés par une délibération.
ART, XV. — Les fonds dont dispose l’Académie pro- viennent des cotisations qu’elle s'impose, des subven- tions qui peuvent lui être accordées par le Gouverne- ment , le Conseil général ou tout autre corps adminis- tratif, et des dons et legs faits par des particuliers.
Ces fonds sont consacrés aux fonds de service de la Compagnie , à l'impression de ses Mémoires, aux prix qu’elle décerne , et à toutes dépenses imprévues,
RÉGLEMENT. 485
Le Trésorier est chargé des recettes et des dépenses. Il acquitte les mandats à payer, sur les signatures du Président et du Secrétaire. Chaque année, il rend un compte détaillé de sa gestion à une Commission spéciale de trois membres, nommée dans la séance de rentrée, et qui fait son rapport sur l’état de la caisse dans la séance suivante.
ART. XVI. — Une cotisation annuelle est imposée aux membres titulaires et aux membres associés résidants. Elle est de dix francs pour les premiers, de cinq francs pour les seconds , et se paie dans le mois de janvier.
A quelque époque de l’année qu’un membre soit élu ou nommé , il doit immédiatement la cotisation im- posée à son titre, et la paie en recevant son diplôme.
ART. XVII, — Tous les membres titulaires sont tenus d'assister au moins à cinq séances dans l’année.
Il est distribué des jetons de présence , dont l’Aca- démie détermine la forme et la valeur. Le prix en est perçu, indépendamment de la cotisation fixée par l’art. XVI.
- ART. XVIII — Les membres titulaires qui auraient laissé passer une année sans paraître à aucune séance, ou deux années sans présenter aucun travail, et ceux qui auraient cessé de résider à Caen, deviennent de droit membres associés. Il sera pourvu sans retard à leur remplacement.
LISTE
DES MEMBRES HONORAIRES , TITULAIRES , ASSOCIÉS RÉSIDANTS ET ASSOCIÉS CORRESPONDANIS DE L'ACADÉMIE IMPÉRIALE DES SCIENCES, ARTS ET BELLES-LETTRES DE CAEN, AU 15 MAI 1858.
bureau
POUR L'ANNÉE 18597-18358.
MM. TONNET , président. FRANCOIS , vice-président. TRAVERS, secrétaire. **X, pice-secrétaire. CHAUVIN, cresorier- bibliothécaire.
L'ouuméaton À AURAS
MM. TONNET, TRAVERS, | membres de droit. HIPPEAU, GIRAULT , PUISEUX , DEMIAU DE CROUZILHAC , CHAUVIN, BERTRAND,
membres élus.
LISTE DES MEMBRES DE L'ACADÉMIE, h87
Mbeumbres Bonotaitee.
MM.
DIDIOT , évêque de Bayeux.
MÉRITTE-LONGCHAMP , membre de la Société des antiquaires de Normandie.
ROBERGE , de la Société linnéenne de Normandie.
DAN DE LA VAUTERIE, de la Société de médecine.
BLANCHARD , ancien ingénieur.
BONNAIRE , professeur honoraire de la Faculté des sciences.
ROGER , professeur honoraire d’histoire à la Faculté des lettres.
Abeaubres Htulairec.
MM.
. EUDES-DESLONGCHAMEPS , doyen de la Faculté
des sciences. LE CERF, professeur honoraire de Droit civil. DE CAUMONT , correspondant de l’Institut. BERTRAND , doyen de la Faculté des lettres. LE FLAGUAIS (Alphonse), homme de lettres. TRAVERS , professeur honoraire de littérature latine à la Faculté des lettres. DES ESSARS, conseiller à la Cour impériale. VASTEL, directeur de l'Ecole de médecine. DE FORMEVILLE , conseiller à la Cour impériale.
CHARMA , professeur de philosophie à la Faculté des lettres.
188
44, 42. 13. 14. 15. 16. LT:
18.
19.
20. 21.
22% 23. 24, 29: 26. 217: 28. 29. 30. 31. 32. 33.
SR 35. 36.
LISTE DES MEMBRES
MANCEL , bibliothécaire de la ville de Caen.
GUY, architecte.
PUISEUX , professeur d'histoire au Lycée.
CHAUVIN, professeur à la Faculté des sciences.
GERVAIS, de la Société des antiquaires.
TROLLEY, professeur à l'Ecole de Droit.
PIERRE, professeur de chimie à la Faculté des sciences.
HIPPEAU, professeur de littérature française à la
Faculté des lettres.
DESBORDEAUX , de la Société d’agriculture et de commerce.
LATROUETTE , docteur ès-lettres.
LEBOUCHER , professeur de physique à la Faculté des sciences.
MORIÈRE , secrétaire de l’Association normande.
THOMINE, ancien professeur à la Faculté de Droit.
RABOU , procureur-général.
BERTAULT , professeur à l'Ecole de Droit.
DE GUERNON-RANVILLE, ancien ministre.
GIRAULT, professeur à la Faculté des sciences.
TONNET, préfet du Calvados.
BESNARD, professeur à l’Ecole de Droit.
FRANÇOIS, ancien recteur de l’Académie.
DEMIJIAU DE CROUZILHAC, conseiller à la Cour.
CAUVET,, professeur à l'Ecole de Droit.
DU MONCEL , membre de plusieurs Sociétés sa- vantes.
LE COEUR, professeur à l’Ecole de médecine.
MÉGARD, premier-président de la Cour impériale.
GANDAR, professeur de littérature étrangère à la Faculté des lettres.
DE L'ACADÉMIE, A89
ir 7e AMbenbees XddOCLES testdauté,
MM.
DELACODRE , notaire honoraire.
MOUNIER , ancien ingénieur en chef.
LE BASTARD-DELISLE, conseiller à la Cour impériale.
GAUTIER , professeur de langues vivantes.
CHAUVET, professeur de philosophie au Lycée,
BOUET, peintre, de la Société des antiquaires.
COURTY, de la Société des antiquaires.
VAUTIER (Abel), député au Corps législatif.
DUPRAY-LAMAHÉRIE , substitut du proc.-impérial.
LE PRESTRE , professeur à l’Ecole de médecine.
ROULLAND , professeur à l'Ecole de médecine.
MELON , président du Consistoire.
VARIN, curé de Vaucelles.
CHATEL, archiviste du Calvados.
TRÉBUTIEN, professeur à l'Ecole de Droit.
ROGER , professeur de seconde au Lycée.
RENAULT, conseiller à la Cour impériale.
FÉVRIER , avocat-général.
MAHEUT , professeur à l’Ecole de médecine.
LE FLAGUAIS (Auguste), membre de la Société des beaux-arts.
LIÉGARD fils, professeur à l'Ecole de médecine.
PIQUET , conseiller à la Cour impériale.
DESCLOZEAUX , recteur de l’Académie.
DANSIN, professeur @histoire à la Faculté des lettres.
L90 LISTE DES MEMBRES
Mbebres assis cottespondauteo .
MM. BOULLAY , membre de l’Ac. de médecine, à Paris. DE TILLY (Adjutor), ancien député, à Villy. VIGNÉ, médecin, à Rouen. JACQUELIN-DUBUISSON , médecin , à Paris. DE MAIMIEUX , homme de lettres , à Paris. GUITTARD , docteur en médecine , à Bordeaux. DE LA RUE, ancien juge de paix, à Breteuil. VIEILL ARD (P.-A.), bibliothécaire du Sénat. LE TERTRE, bibliothécaire , à Coutances. DE SURVILLE , ingénieur. BOURDON , de l’Académie de médecine , à Paris. LONDE, id. id. BOYELDIEU , avocat, id. POLINIÈRE , médecin des hospices , à Lyon. ARTUR , professeur de mathématiques , à Paris. DE BEAUR EPAIRE , à Louvagny, près Falaise. JOLIMONT , peintre , à Paris. DIEN, id. , id, SERRURIER , docteur en médecine, id. DE VENDEUVRE,, ancien préfet, à Vendeuvre. ELIE DE BEAUMONT, ingénieur des mines, à Paris. GIBON , maître de confér. à l’Ecole normale, id. LAMBERT, conservateur de la Bibliothèque, à Bayeux. DUPIN (Charles), sénateur , à Paris. DE MONTLIVAULT, ancien officier de marine, à Blois. DESNOYERS (Jules), naturaliste, à Paris. COUEFFIN, ancien ingénieur-géographe, à Bayeux.
DE L'ACADÉMIE. 491
PETITOT , statuaire, à Paris.
CHESNON , ancien principal du collége , à Evreux.
COUEFFIN (M*°. Lucie), à Bayeux.
GIRARDIN , doyen de la Faculté des sciences de Rouen.
GATTEAUX , graveur et sculpteur, à Paris.
DELAMARE , évêque de Luçon.
WOLF (Ferdinand), à Vienne.
TOLLEMER (l'abbé), à Valognes.
REY, homme de lettres, à Paris.
LE NOBLE, id., id.
MARTIN, doyen de la Faculté des lettres, à Rennes.
MASSON, agrégé près la Faculté des sciences de Paris.
LE BRETON (‘Théodore ), bibliothécaire , à Rouen.
GUILLAUME , juge au tribunal de Besançon.
A, BOULLÉE , ancien magistrat, à Paris.
BOUCHER DE PERTHES , président de la Société d’émulation d’Abbeville.
MOLCHNEET ( Dominique), sculpteur, à Paris.
ROCQUANCOURT , ancien directeur de l'Ecole mili- taire de St.-Cyr.
SIMON-SUISSE , ancien professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Paris.
BATTEMAN , jurisconsulte anglais.
DE BRÉBISSON , naturaliste , à Falaise.
DE LA FRESNAYE, id. id.
BOULATIGNIER , membre du Conseil-d’Etat, à Paris.
DE TOCQUEVILLE , membre de l’Ac. française, id.
LE PREVOST, correspondant de l’Institut, à Bernay.
VÉRUSMOR , homme de lettres, à Cherbourg.
DE LAMARTINE , membre de l’Ac, française, à Paris.
92 LISTE DES MEMBRES
DOYÈRE, prof, d’hist. nat. au lycée Henri IV, à Paris. BEUZEVILLE , homme de lettres, à Rouen. RAVAISSON, membre de l’Institut, à Paris.
DE LA SICOTIÈRE , avocat , à Alencon.
HOUEL { Ephrem), inspecteur des haras, à St.-Lo. MUNARET, docteur en médecine, à Lyon. BAILHACHE, professeur de seconde au lycée du Mans. HUREL, professeur de rhétorique au collége de Falaise. VINGTRINIER , docteur en médecine, à Rouen. LAISNÉ , ancien principal du collége d’Avranches. DUMÉRIL ( Edelestand ), homme de lettres, à Paris. PEZET , président du tribunal civil de Bayeux. | BELLIN , avocat, à Lyon.
ANTONY-DUVIVIER , homme de lettres, à Nevers. SAISSET , professeur au Collége de France. BERGER , prof. de rhétorique au lycée Charlemagne. VIOLLET , ingénieur, à Paris.
SCHMITH , inspecteur de l’Académie, à Marseille. DESAINS , prof. de physique au lycée Bonaparte. SANDRAS, ancien recteur de l’Académie de Rennes. RICHARD , préfet du Finistère.
PORCHAT , ancien recteur, à Lausanne. QUATREFAGES, naturaliste, à Paris.
LALOUEL, ancien professeur de langue anglaise, MAIGNIEN, doyen de la Fac. des lettres de Grenoble. ROSSET , homme de lettres, à Lyon.
DE ROOSMALEN , prof. d’action oratoire, à Paris, CAP, directeur du Journal de pharmacie, id. CASTEL, agent-voyer chef, à St.-Lo.
JAMIN, professeur au lycée Louis-le-Grand.
FAURE , professeur à l'Ecole normale de Gap.
DE L'ACADÉMIE. 193
DELACHAPELLE , secrét. de la Soc. acad, de Cherbourg.
DANJOU , organiste de la métropole, à Paris.
AMIOT, professeur au lycée SL. -Louis.
DE LIGNEROLLES, docteur en médecine, à Planquery.
DUMONT, avocat, à St.-Mihiel.
À. DELALANDE, avocat , à Valognes.
MAGU, à Lizy-sur-Ourcq (Seine-et-Marne ).
STIÉVENART , doyen de la Faculté des lettres, à Dijon.
DÉZOBRY (Ch.), homme de lettres, à Paris.
DE BANNEVILLE , diplomate.
TÜRQUETY ( Edouard), homme de lettres, à Rennes.
CHARPENTIER, directeur de l’'Ec. normale d’Alencon.
JAMES (Constantin), docteur en médecine, à Paris.
LE HÉRICHER, prof. de rhétorique , à Avranches.
LE VERRIER , sénateur, directeur de l'Observatoire.
HUE DE CALIGNY, lauréat de l’Ac. des sc., à Versailles.
EGGER , membre de l'Institut, à Paris.
DELAVIGNE , prof. à la Fac. des lettres, à Toulouse.
MAILLET-LACOSTE , professeur honoraire de la Fa- culté des lettres de Caen, à Paris.
BOCHER , &ncien préfet du Calvados , à Paris.
GASTAMBIDE, procureur-général , à Toulouse.
EDOM , ancien recteur de l’Académie de la Sarthe.
SORBIER , 1‘. président de la Cour impériale d'Agen.
CAMARET , ancien recteur de l’Ac. de Caen, à Douai.
RIOBÉ , substitut , au Mans.
BOUILLET, inspecteur de l’Académie de Paris.
BORDES , conservateur des hypothèques, à Pont- l'Evêque.
ENDRÈS, ingénieur des Ponts-et-Chaussées, à Tou- louse,
494 LISTE DES MEMBRES
LE CHANTEUR DE PONTAUMONT , trésorier-archi- viste de la Société académique de Cherbourg.
LEPEYTRE, ancien procureur-général.
Me. QUILLET , à Pont-l’Evêque.
Mi. Rosalie DU PUGET, à Paris.
MOREL, lauréat de l’Académie de Caen, id.
DE KERCKHOVE , à Anvers.
MÉNANT, juge au tribunal de Lisieux.
HOCDÉ, officier d’Académie , à Paris.
COCHET , membre de plusieurs Sociétés savantes.
BLANCHET , docteur en médecine, membre de plu- sieurs Sociétés savantes , à Paris.
HOLLAND , homme de lettres, à Tubingen,
DELISLE ( Léopold), membre de l’Académie des in- scriptions et belles-lettres, à Paris.
CHASSAY (l'abbé), prof, à la Fac. de fhéol., id.
CHÉRUEL , inspecteur de l’Académie de Paris.
POTTIER ( André} , bibliothécaire, à Rouen.
BOUILLIER , doyen de la Fac. des lettres , à Lyon.
DE BUSSCHER , secrétaire de la Soc. royale de Gand.
HALLIWELL (James-Orchard ), antiquaire. à Londres.
ROACH-SMITH (Charles), id. id,
Me. Eugène D’'HAUTEFEUILLE , à Luc.
M. DE MONTARAN , à Paris.
DUVAL-JOUVE , inspect de l’inst. pub. , à Strasbourg.
GURNEY (Daniel), à North-Runcton (Norfolk).
LE BIDARD DE THUMAIDE, procureur du roi, à Liége.
LE GRAIN, peintre, à Vire.
DE GIRARDOT , antiquaire , à Bourges.
CGLOGENSON , ancien préfet de l'Orne.
DE L’ACADÉMIE. 95
DANIEL, évêque de Coutances et d’Avranches. DEVALROGER, professeur à l'Ecole de Droit de Paris. WALRAS, insp. de linstruct. publique, à Pau. MERGET , professeur au lycée de Bordeaux. QUENAULT-DESRIVIÈRES , proviseur , à Nimes. LEROUX ( Eugène), dessinateur-lithographe , à Paris. DE CHENNEVIÈRES, inspecteur des musées, id. CHOISY, bibliothécaire de la ville de Falaise, DECORDE , curé de Bures (Seine-Inférieure ). SIRAUDIN , à Bayeux, TARDIF (Adolphe), chef de bureau au Ministère de l'instruction publique et des cultes. TARDIF (Jules), de l'Ecole des chartes , à Paris. LUNEL ( Benestor }, homme de lettres, id, DE SOUZA BANDEIRA (Herculano), professeur de philosophie à l’Académie des arts, à Fernambouc. VALLET DE VIRIVILLE , prof, à l'Ecole des chartes. LOUANDRE (Charles), homme de lettres, à Paris. DE SOULTRAIT , antiquaire , à Mâcon. HAURÉAU , homme de lettres, à Paris. MORISOT , ancien préfet du Calvados, id. Me, Amélie BOSQUET, à Rouen. LE NORMANT (René), naturaliste, à Vire. LAMBERT, inspecteur des écoles, à Nogent-sur-Seine. DE BEAUREPAIRE ( Eug.), substitut, à Avranches. DES ROZIÈRES , professeur à l'Ecole des chartes. BORDEAUX (Raymonti), avocat, à Evreux. MICHAUX (Clovis), juge d'instruction , à Paris. DAVID (Jules-A.), orientaliste, à Joigny. HÉBERT-DUPERRON, inspecteur d’Académie. LOTTIN DE LAVAL, homme de lettres, près Bernay.
h96 LISTE DES MEMBRES de:
WRIGHT (Thomas), corr. de l’Institut, à Londres. PETTIGREW , antiquaire , à Londres.
AKERMAN , sec. de la Soc. roy. des antiq. de Londres. MAURY, bibliothécaire de l’Institut, à Paris.
Me, PIGAULT , peinire, id.
ENAULT (Louis), homme de lettres, id. DESROZIERS , inspecteur près la Fac. des sciences , id. LANDOIS , inspecteur de l’Académie de Paris.
JALLON , conseiller à la Cour de cassation.
CAUSSIN DE PERCEVAL, 1%. présid. , à Montpe lier.
SUEUR-MERLIN , de plusieurs Soc. sav. , à Abbeville.
LE PELLETIER , substitut, à Lourdes (Hautes-Pyr. ).
BOVET , bibliothécaire, à Neuchatel (Suisse).
GARNIER , sec. dela Soc. des antiq. de Picardie.
DUPONT, procureur impérial, à Mortagne.
LEBRUN (Isid.) homme de lettres, à Paris.
SAUVAGE , avocat, à Mortain. |
THÉRY , recteur de l’Académie de Clermont.
MITTERMAIER , à Heidelberg (duché de Bade ).
DE GENS, secr. de la Soc. d’archéologie de Belgique.
DE PONGIBAUD (César), à Fontenay.
LIAIS (Emmanuel), astronome, à Paris.
LE JOLIS ( Auguste) , naturaliste, à Cherbourg.
LE SIEUR , chef de la 1", division au Ministère de l'instruction publique.
LECADRE,, docteur en médecine , au Havre.
DU BREUIL DE MARSAN , à la Brousse-Briantais, près de Matignon (Côtes-du-Nord).
PETIT (J.-L), antiquaire , à Londres,
POGODINE (Michel), à Moscou.
RAYNAL , avocat-général à la Cour de on
DE L'ACADÉMIE, 197
ENGELSTOET, évêque de Fionie.
SICK , à Odensée.
DARU, ancien vice-président de l’Assemblée législa- tive , à Chiffrevast.
LAFFETAY, chanoine , à Bayeux.
CUSSON , secrétaire de Ja mairie de Rouen.
GISTEL, professeur , à Munich.
ALLEAUME , de l'Ecole des chartes, à Paris.
DIGARD DE LOUSTA , à Cherbourg.
BER VPELE , président de chambre à la Cour impériale de Paris.
REINVILLIER , docteur en médecine , à Paris. LAURENT , curé de St.-Martin, près de Condé-sur- Noireau. SCHWEIGHÆUSER , archiviste départemental, à Colmar. MARCHAND, pharmacien, à Fécamp. TOSTAIN insp. génér. des ponts-et-chaussées. à Paris. LARTIGUE , capitaine de vaisseau, à Paris. LEVAVASSEUR , homme de lettres, à Argentan. BESNOU, pharmacien de la Marine, à Cherbourg. RENÉE (Amédée), homme de lettres, député du dé- partement du Calvados, à Paris. RICHOMME ( Florent) , à Château-du-Loir (Sarthe). DE LA FERRIÈRE-PERCY, membre de la Société des antiquaires de Normandie, MAYER , de la Soc. des ant. de Londres, à Liverpool. FABRICIUS (Adam), professeur d’hist., à Copenhague. NICOT , secrétaire de l’Académie du Gard, à Nîmes. ROELANDT, président de la Société royale des beaux- arts de Gand, 32
h98 LISTE DES MEMBRES DE L’ACADÉMIE.
GUÉRIN DE LITTEAU , homme de lettres, à Paris.
LE TELLIER , inspecteur en retraite, à Paris.
JARDIN (Edelestand), aide-commissaire de la Marine, à Cherbourg.
FRANÇOIS, maître des requêtes au Conseil-d’Etat.
FOUCHER DE CAREIL , homme de lettres, à Paris.
CANTU (César), historien, à Milan.
LIVET (Charles) , homme de lettres , à Montmartre.
DE BOUIS, membre de plusieurs Soc. savantes, # Paris.
FLOQUET, membre correspondant de l’Institut; à For- mentin.
FEUILLET (Octave), homme de lettres , à St.-Lo.
JOLY , professeur de littérature française à la Fa- culté des lettres d’Aix.
Re —
TABLE DES MATIÈRES.
Pages. DA BRELIMINAIRE" 50, MONS Là, \ PRIX LE SAUVAGE. Mépaizce D'or DE 2,000 Fr. CL UN LR RARE :vir MÉMOIRES.
Cazcuc DU MOUVEMENT DES ONDES RECTILIGNES ET DES ONDES CIRCULAIRES FORMÉES A LA SUR-
Li
FACE DE L'EAU: par M. Ch. GiRAULT. . . . RECHERCHES EXPÉRIMENTALES SUR LES VARIA—
TIONS DE LA VITESSE PENDANT LA MARCHE; par
RS ns Bag à Me ot eee ll NOTE SUR LE TRAVAIL DYNAMIQUE DES CONTRAC—
TIONS MUSUULAIRES ; par le MÊME. . . . . 24 RECHERCHES ANALYTIQUES SUR LA VALEUR COM-—
PARÉE DE PLUSIEURS DES PRINCIPALES VARIÉTES
DE BETTERAVES ET SUR LA DISTRIBUTION DES
MATIÈRES AZOTÉES DANS LES DIVERSES PARTIES
DE CETTE PLANTE, par M.Is. PIERRE. . . . 29 MÉMoiRE SUR LE TRAITÉ DE GALIEN, INTITULÉ :
Que les mœurs de l'âme suivent le tempérament
du corps; par M. Emmanuel Cæauver. . . 75 Jean Bronon; par M. Léopold Deuisre. . . . 127 UNE viLLE ARTISTIQUE ALLEMANDE ; par M. Jules
AR nr ie ete AP SN + 102
Jeux SCÉNIQUES À Rome. Chœurs de danse avec gestes, dialogues , vers fescennins , satires, atel- lanes , etc.; par M. DE Gournax . . . . . 152
500
TABLE BES MATIÈRES,
ANTOINE HazLey ; par M. Victor-Evremont PiLLEr. AgpEnüice. W',.) 20. LAEUL EEE HomÈRE ET LA GRECE CONTEMPORAINE; par M. Bantbas 0e 0e. OC TORRES Préliminaires. . . PRET | I. De la géographie Prpnuns Ge CR IX, Des peintures d'Homère . . . . . . III. Des fictions d'Homère. . . . . . .
IV. Des ruines de l’époque homerique. …
V. Des mœurs homériques, en Grèce, an
l'epoque de la querre de l'Indépendance. . Conclusion. . + . 2. RE FRAGMENT INÉDIT D'UN VOYAGE DANS LA HAUTE- ARMÉNIE ; par M. LorriN DE Lavaz. . .
La MÉNiPPÉE LATINE ; par M. De GourNay Les saons DE Paris au XVIII®. siëcLE ; par
M, Erepraë. . 4 . COOE PROGRÈS DE L'HOMME DANS LA CONNAISSANCE DU éLo8e; par M. Léon Puiseux . . . . .
NOUVEL. APPENDICE A L'ARTICLE SUR ANTOINE Hazcey; par M. Julien TRAVERS . . . .
POÉSIES.
L'Arr p'ÉCOUTER; par M. Julien Travers. . . Le Narurez; par M. Micnaux (Clovis). . . Soxxers ; par M. Alphonse Le FraGuais. . ELÉG1e ; par M. P.-A. VIEILLARD . .
FAaBLe; par M. Des Essars. . 4 . . . .
Ouvrages offerts à l’Académie. . . . . .
Sociétés correspondantes. . . . . : - kéglement .
Liste des membres de |’ Aa mébleides matieres MN AC CRUE
Pages, 173 217
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