i HARVARD UNIVERSITY. LIBRARY OF THE MUSEUM OF COMPARATIVE ZOÔLOGY. MEMOIRES DE \ \ ? i i ! L’ACADÉMIE DES SCIENCES INSCRIPTIONS ET BELLES - LETTRES > Ci ••*WSy. . ' V DE TOULOUSE ; ‘ l , . \/ ' ;• « % . . ï •':uj <<• \ - ' . N e u v i È 1"r sfp je tome TOULOUSE IMPRIMERIE DOULADOURE - PRIVAT RUE SAINT-ROME, 39 'Sv*. 1891 MEMOIRES .. J DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES DE TOULOUSE t i JUN 30 1892- * MÉMOIRES % DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES INSCRIPTIONS ET BELLES -LETTRES DE TOULOUSE NEUVIÈME SÉRIE. — TOME III. IMPRIMERIE DOULADOURE - PR1 VAT RUE SAINT-ROME, 39 1891 AVIS ESSENTIEL L’Académie déclare que les opinions émises dans ses Mémoires doivent être considérées comme propres à leurs auteurs, et qu’elle entend ne leur donner aucune approbation ni impro¬ bation. ÉTAT DES MEMBRES DE L’ACADÉMIE. V ÉTAT DES MEMBRES DE L’ACADÉMIE PAR ORDRE DE NOMINATION. OFFICIERS DE L’ACADÉMIE COMPOSANT LE BUREAU. M. Legoux, || I., professeur, ancien doyen de la Faculté des sciences, Président. M. Alix, 0. directeur du service de santé du 17e corps d’armée en retraite, Directeur. M. A. Dumeril, || I., doyen de la Faculté des lettres de Toulouse, Secrétaire perpétuel. M. Rouquet, f| I., professeur au lycée de Toulouse, Secrétaire-adjoint. M. Joulin, ingénieur en chef, directeur de la Poudrerie de Toulouse, Trésorier perpétuel. ASSOCIÉS HONORAIRES. Msr l’Archevêque de Toulouse. M. le Premier Président de la Cour d’appel de Toulouse. M. le Préfet du département de la Haute-Garonne. M. le Recteur de l’Académie de Toulouse. 1875. M. Rertrand (Joseph), C. membre de l’Institut, secrétaire per¬ pétuel de l’Académie des sciences, rue de Tournon, 4, à Paris. 1878. M. Jules Simon, C. sénateur, membre de l’Institut, place de la Madeleine, 10, à Paris. 1882. M. Faye, G. 0. membre de l’Institut, inspecteur général de l’Université, avenue des Champs-Elysées, 95, à Paris. 1884. M. Hermite, C. membre de l’Institut, rue de la Sorbonne, 2, à Paris. 1886. M. Pasteur, G. C. membre de l’Institut, rue d’Ulm, à Paris. M. N . 1 Membres-nés. VI ÉTAT DES MEMBRES DE L’ ACADÉMIE. ASSOCIÉS ÉTRANGERS. 1869. Don Francisco de Cardenas, ancien sénateur, membre de l’Aca¬ démie des sciences morales et politiques, calle de Pizzaro, 12, à Madrid. 1878. Sir Joseph Dalton Hooker, directeur du Jardin- Royal de bota¬ nique de Kew, associé étranger de l’Institut de France, à Londres. M. N . M. N . ACADÉMICIEN-NÉ. M. le Maire de Toulouse. ASSOCIÉS LIRRES. 1859-1889. M. Ad. Baudouin, archiviste du département, place des Carmes, 24. M. N . M. N . M. N . M. N . M. N . ASSOCIÉS ORDINAIRES. CLASSE DES SCIENCES. PREMIÈRE SECTION. — Sciences mathématiques. MATHÉMATIQUES PURES. 1840. M. Molins, Q I., ancien professeur et ancien doyen de la Faculté des sciences, rue Bellegarde, 6. 1884. M. Legoux (Alphonse), €M., professeur, ancien doyen de la Faculté des sciences, rue des Redoutes, 7. VII ÉTAT DES MEMBRES DE l’ ACADEMIE. 1886. M. Rouquet (Victor), p I., professeur de mathématiques spéciales au Lycée de Toulouse, maître de conférences à la Faculté des sciences, place de l’École d’ Artillerie, 2. M. N . M. N . MATHÉMATIQUES APPLIQUÉES. 1873. M. Forestier, ||I., professeur honoraire au Lycée de Tou¬ louse, rue Valade, 34. 1873. M. Salles, 0. ingénieur en chef des ponts et chaussées, en retraite, rue des Cloches, 1. 1885. M. Abadie-Dutemps, ingénieur civil, rue du Faubourg-Matabiau, 26. 1891. M. Fontes, #, ingénieur en chef des ponts et chaussées, rue Romi- guières, 3. M. N.. .. PHYSIQUE et astronomie. 1881. M. Raillaud, il I., doyen de la Faculté des sciences, directeur de l’Observatoire de Toulouse. 1885. M. Sabatier (Paul), il I., professeur à la Faculté des sciences, allée des Zéphirs, 4. 1888. M. Berson, il I., professeur à la Faculté des sciences, avenue Frizac, 3. 1891. M. Garrigou (Félix), docteur en médecine, professeur à la Faculté de médecine, rue Valade, 38. DEUXIÈME SECTION. — Sciences physiques et naturelles. CHIMIE. 1873. M. Joulin, ÿjf, ingénieur en chef, directeur de la Poudrerie de Toulouse, à la Poudrerie. 1885. M. Frébault, Il A., professeur à la Faculté de médecine, rue Mont- plaisir, 8. 1889. M. Destrem, § I., professeur adjoint à la Faculté des sciences, allée des Soupirs, 3. M. N . VIII ÉTAT DES MEMBRES DE L’ ACADEMIE. HISTOIRE NATURELLE. 1851. M. Lavocat, ancien directeur de l’École vétérinaire, allées Lafayette, 66. 1854. M. D. Clos, #, II I., correspondant de l’Institut, professeur hono¬ raire à la Faculté des sciences, directeur du Jardin des Plan¬ tes, allées des Zéphyrs, 2. 1861. M. Baillet, 0. II I., directeur honoraire de l’École vétéri¬ naire de Toulouse, rue Saint-Etienne, 19. 1882. M. Lartet, II I., professeur à la Faculté des sciences, rue Pont- de-Tounis, 14. 1886. M. Moquin-Tandon , II A., professeur à la Faculté des sciences; allées Saint-Etienne, 4. MÉDECINE ET CHIRURGIE. 1869. M. Basset, Il I., professeur à la Faculté de médecine, rue Peyro- lières, 34. 1886. M. Alix, 0. directeur du service de santé du 17e corps d’armée, en retraite, avenue du Pont-des-Demoiselles, 11. 1886. M. Parant (Victor), Il A., docteur en médecine, directeur de h maison de santé des aliénés, allées de Garonne, 15. 1888 M. Maurel (Edouard), Il I., professeur à la Faculté de méde¬ cine, rue d’Alsace-Lorraine, 10. 1889. M. d’ARDENNE, docteur en médecine, rue de la Dalbade, 16. CLASSE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES. 1865. M. Roschach, $?, Il I., archiviste de la ville de Toulouse, inspecteur des antiquités, rue du Taur, 67. 1875. M. Duméril (A.), ÿjf, Il I., doyen de la Faculté des lettres, rue Montaudran, 80. 1880. M. Pradel, Il A., rue Pargaminiéres, 66. 1880. M. Hallberg, II. I. , professeur à la Faculté des lettres, Grande- Allée, 22. 1884. M. Paget (Joseph), #, Il I., doyen de la Faculté de droit, allées Lafayette, 56. 1884. M. Duméril (Henri), Il I., maître de conférences à la Faculté des lettres, rue Montaudran, 80. ÉTAT DES MEMBRES DE L’ ACADÉMIE. IX 1886. M. Deschamps (André), II I., censeur honoraire, Grande-Allée, 23. 1886. M. Antoine (Ferdinand), $ I., professeur à la Faculté des lettres, place de l’École-d’ Artillerie, 42. 1886. M. Lapierre (Eugène), Il A., conservateur de la bibliothèque de la ville, rue des Fleurs, 18. 1889. M. le pasteur Vesson, P I-j président du Consistoire, rue d’Alsace- Lorraine, 43. 1889. M. Brissaud, Il A., professeur h la Faculté de droit, rue du Fau- bourg-Matabiau, 40. 1890. M. Lécrivain, II A., maître de Conférences à la Faculté des let¬ tres, rue des Chalets, 82. 1890. M. Fabreguettes , 0. $? , premier Président à la Cour d’appel de Toulouse, rue Bayard, 6. 1890. M. l’abbé Douais, professeur à l’Institut catholique, place Saint- Barthélemy, 6. 1890. M. Crouzel (Jacques), Il A., bibliothécaire de la Bibliothèque uni¬ versitaire, Grande-Allée, 3. 1891. M. Massif (Maurice), bibliothécaire de la ville, place Saint-Barthé¬ lemy, 6. COMITÉ DE LIBRAIRIE ET D’IMPRESSION. M. Vesson. M. Parant. M. Sabatier. M. l’abbé Douais. M. Fontes. M. Maurel. COMITÉ ÉCONOMIQUE. M. Brissaud. M. Destrem. M. Abadie- Dutemps. M. Roschach. M. Forestier. M. Berson. BIBLIOTHECAIRE. M. Baillet. (Nomination de 1890.) ÉCONOME. M. Berson. X ÉTAT DES MEMBRES DE L’ ACADÉMIE. ASSOCIÉS CORRESPONDANTS. J Æ Anciens membres titulaires devenus associés correspondants. CLASSE DES SCIENCES. 1840. M. de Quatrefages, C. G. C. de Saint-Stanislas et C. de plu¬ sieurs ordres étrangers, membre de l’Institut, rue Geoffroy- Saint-Hilaire, 36, h Paris. 1857. M. Sornin, ÿjs censeur honoraire , rue de la Haute-Maison, 24, à Noisy-le-Grand (Seine-et-Oise). 1865. M. Musset (Charles), || I., docteur ès sciences, professeur à la Faculté des sciences, cours Lesdiguières, 45, à Grenoble. 1874. M. Leauté, #, membre de l’Institut, ingénieur des manufactures de l’État, boulevard Malesherbes, 141, à Paris. 1879. M. Tisserand, II I., membre de l’Institut et du Bureau des Longitudes, 5, avenue de l’Observatoire, à Paris. 1880. M. Endrès, 0. inspecteur général honoraire des ponts et chaus¬ sées, rue du Val-de-Grâce, 9, à Paris. 1886. M. Ripoll, ancien professeur à l’École de médecine de Toulouse, à Tarbes. 1890. M. Brunhes, || I., professeur de physique à la Faculté des sciences, rue Turgot, 40, à Dijon. CLASSE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES. . 1858. M. Clausolles (Paulin), homme de lettres, rue d’Enfer, 25, à Paris. 1878. M. Humbert, 0. #, premier Président de la Cour des comptes, à Paris. 1878. M. Loubers (Henri), avocat général à la Cour de cassation, rue Cassette, 27, à Paris. 1879. M. Brédif, II I., recteur de l’Académie, à Besançon. 1881 . M. Compayré, || I., recteur de l’Académie de Poitiers. 1885. M. Delavigne, Il I., professeur et doyen honoraire de la Faculté des lettres de Toulouse, rue Jouffroy, 46, à Paris. 1889. M. Thomas, II I., professeur à la Faculté des lettres, rue Friant, 15, à Paris, ÉTAT DES MEMBRES DE L’ ACADEMIE. XI CORRESPONDANTS NATIONAUX. CLASSE DES SCIENCES. 1842. M. Hutin (Félix), C. et Chevalier de plusieurs Ordres étrangers, médecin-inspecteur (cadre de réserve), il I., rue des Saints- Pères, 61, cà Paris. 1843. M. Robinet, professeur, rue de l’Abbaye-Saint-Germain, 3, à Paris. 1844. M. Payan (Scipion), docteur en médecine, à Aix (Bouches du- Rhône). 1845. M. le Baron H. Larrey, G. 0. ^ et Chevalier de plusieurs Ordres étrangers, membre de l’Institut (Académie des sciences), mé¬ decin-inspecteur (cadre de réserve) , ex-président du Conseil de santé des armées, €| I., rue de Lille, 91, à Paris. 1848. M. Cazeneuve, 0. $?•, doyen honoraire de la Faculté de médecine, à Lille. 'r 1848. M. Bonjean, pharmacien, ancien président du Tribunal de com¬ merce, à Chambéry (Savoie). 1849. M. d’Abbadie (Antoine), membre de l’Institut (Académie des sciences), rue du Bac, 120, à Paris. 1849. M. Hérard (Hippolyte), docteur-médecin, rue Grange-Bate¬ lière, 24, à Paris. 1850. M. Beaupoil, docteur en médecine, rue de l’Association, 4, à Châ- tellerault (Vienne). 1853. M. Liais, astronome, à Cherbourg. 1855. M. Chatin, 0. , directeur de l’École de pharmacie, membre de l’Académie de médecine et de l’Académie des sciences (Insti¬ tut), rue de Rennes, 149, à Paris. 1855. M. Moretin, docteur en médecine, rue de Rivoli, 68, à Paris. 1857. M. Le Jolis, décoré de plusieurs Ordres, archiviste perpétuel de la Société des sciences natur., rue de la Duché, 29, à Cherbourg. f 1858. M. Giraud-Teulon (Félix), docteur en médecine, rue d’Edim¬ bourg, 1 , à Paris. 1858. M. de Rémusat (Paul), sénateur, rue du Faub. -Saint-Honoré, 118, à Paris. 1861 . M. Noguès, ingénieur civil des mines, professeur de physique indus¬ trielle à l’Université de Santiago (Chili). XII ÉTAT DES MEMBRES DE L’ACADEMIE. 1861 . M. Daudé (Jules), docteur en médecine, à Marvejols (Lozère). 1861. M. Delore, ex-chirurgien en chef désigné de la Charité, professeur adjoint d’accouchements à la Faculté de médecine , place Bellecour, 31, à Lyon. 1861. M. Rascol, docteur en médecine, à Murat (Tarn). 1866. M. Dubois (Edmond), 0. , examinateur hydrographe de la ma¬ rine, rue Saint-Yves, 13, à Brest. 1868. M. Le Bon (Gustave), docteur en médecine, rue de Poissy, 4, cà Paris. 18-72. M. Chauveau, 0. ÿjf, inspecteur général des Ecoles vétérinaires, membre de l’Institut, avenue Jules-Janin, 10, Paris-Passy. 1872. M. Arloing, directeur de l’École vétérinaire, à Lyon. 1875. M. Filhol (Henri), $?, docteur ès sciences et docteur en médecine, cà Paris. 1876. M. Wallon (Edouard), docteur en droit, rue Villebourbon , 31 , à Montauban. 1876. M. Milne-Edwards (Alphonse), 0. professeur-administrateur au Muséum d’histoire naturelle, rue Cuvier, 57, à Paris. 1876. M. Védrenes, C. tfc, inspecteur du service de santé en retraite, quai de la Guillotière, 12, à Lyon. 1880. M. Bastie (Maurice), docteur en médecine, à Graulhet (Tarn). 1888. M. Bel (Jules), botaniste, à Saint-Sulpiee-de-La-Pointe (Tarn). 1888. M. Sicard, docteur en médecine, avenue de la République, 1, à Béziers (Hérault). 1890. M. Bouillet, docteur en médecine à Béziers (Hérault). 1891. M. Willotte (Henri), ingénieur des ponts et chaussées, licencié ès sciences mathématiques, 18, rue du Château, à Brest. CLASSE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES. 1838. M. le comte de Mas-Latrie (L. ), 0. tfc , Chevalier de plusieurs Ordres étrangers , membre de l’Institut , boulevard Saint- Germain, 229, à Paris. 1845. M. Ricard (Adolphe), secrétaire général de la Société archéologique, rue Nationale, 4, à Montpellier. 1846. M. Garrigou (Adolphe), propriétaire, rue Valade, 38, à Toulouse. 1848. M. Tempier, avoué près le Tribunal civil, à Marseille. 1850. M. Bascle de Lagrèze, conseiller doyen honoraire à la Cour d’appel de Pau, correspondant du Ministère de l’instruction publique, rue du Lycée, 38, à Pau (Basses-Pyrénées). ÉTAT DES MEMBRES DE L’ACADÉMIE. XIII r 1855. M. Burnouf, ancien directeur de l’Ecole française d’Athènes, ancien doyen de la Faculté des lettres, à Bordeaux. 1855. M. de Barthélemy, chevalier de plusieurs Ordres étrangers, ancien auditeur au Conseil d’État, rue de l’Université, 80, à Paris. 1863. M. Rossignol, homme de lettres, à Montans, par Gaillac (Tarn). 1863. M. Bladé, homme de lettres, à Agen. 1865. M. Guibal, Cl 1., doyen de la Faculté des lettres, à Aix. 1871. M. Jolibois (Émile), ancien archiviste du départ, du Tarn, à Albi. 1872. M. du Bourg (Antoine), rue du Vieux-Raisin, 31, à Toulouse. 1875. M. Tamizey de Larroque, homme de lettres, correspondant de l’Institut, à Gontaud (Lot-et-Garonne). 1875. M. Magen, secrétaire perpétuel de la Société d’agriculture, sciences et arts, à Agen. 1875. M. l’abbé Couture, doyen de la Faculté libre des lettres, rue de la Fonderie, 31, à Toulouse. 1875. M. Serret (Jules), avocat, homme de lettres, rue Jacquart, 1, à Agen. 1876 . M. Lespinasse, 0. président honoraire de la Cour d’appel de Pau. 1878. M. Desdevises du Dezert, Cl I., professeur honoraire de géo¬ graphie à la Faculté des lettres de Caen, à Lessay (Manche). 1879. M. de Dubor (Georges), attaché à la Bibliothèque nationale, rue du Regard, 10, à Paris. 1881 . M. Chevalier (Ulysse), Cl I., chanoine honoraire, à Romans (Drôme). 1882. M. l’abbé Larrieu, ancien missionnaire apostolique en Chine, mem¬ bre de plusieurs Sociétés savantes, curé à Lamothe-Pouylou- brin, par Seissan (Gers). 1882. M. Boyer (A.), président du Tribunal de Lombez. 1882. M. Tardieu (A.), Officier et Chevalier de plusieurs Ordres étran¬ gers, membre de plusieurs Sociétés savantes, etc., à Herment (Puy-de-Dôme). 1883. M. Malinowski (Jacques) , Il A., professeur en retraite, rue du Portail-Alban , 9, cà Cahors. 1883. M. Cabié (E.), à Roqueserrière , par Montastruc (Haute-Garonne). 1885. M. Espérandieu (E.-J.), yfa, CIL, capitaine au 61e régiment d’in¬ fanterie, correspondant du Ministère de l’instruction publique, à Ajaccio (Corse). 1887. M. le marquis de Croizier, CM., président de la Société acadé¬ mique indo-chinoise de France, grand’croix du Christ du Por¬ tugal et grand-officier de plusieurs ordres étrangers, boule¬ vard de la Saussaie, 10, parc de Neuilly, à Paris. XIV ÉTAT DES MEMBRES DE L’ACADÉMIE. 1887. M. Antonin Soucaille, président de la Société archéologique, scien¬ tifique et littéraire, avenue Saint-Pierre, 1, tà Béziers (Hérault). 1888. M. Ed. Forestié, €1 A., archiviste de l’Académie des sciences, let¬ tres et arts de Tarn-et-Garonne, rue de la République, 23, à Montauban. 1891 . M. Cazac (Henri), censeur au lycée de Nîmes. CORRESPONDANTS ÉTRANGERS. CLASSE DES SCIENCES. 1850. M. Paque (A.), professeur de mathématiques à l’Athénée royal de Liège (Belgique), rue de Grétry, 65. 1856. M. Catalan, professeur émérite à l’Université de Liège (Belgi¬ que), rue des Éburons, 21. 1860. ty. Bierens de Ha an, professeur de mathématiques supérieures à l’Université de Leyde. 1871. M. Bellucci (Giuseppe), docteur en histoire naturelle, professeur de chimie à l’Université de Perugia (Italie). CLASSE DES INSCRIPTIONS ET BELLES -LETTRES. 1859. M. Levy Maria Jordao, avocat général tà la Cour de cassation du Portugal, à Lisbonne. NÉCROLOGIE. XV NÉCROLOGE (NOVEMBRE 1890, OCTOBRE 1891). ASSOCIÉS ORDINAIRES. M. Tillol, |$I., inspecteur d’ Académie honoraire, rue de la Concorde, 26, à Toulouse. M. de Planet (Edmond), mécanicien, rue des Amidonniers, 41, à Toulouse. M. Rivals (Emilien), chef d’escadron d’artillerie en retraite, rue Ninau, 16, à Toulouse. ASSOCIÉS CORRESPONDANTS. M. François, 0. ingénieur en chef des mines, à Paris. M. d’Auriac (Eugène), conservateur honoraire delà Bibliothèque natio¬ nale, à Paris. M. Igounet, doct. -médecin, à Sainte-Foy-de-Peyrolières (Haute-Garonne). M. Berne, professeur à la Faculté de médecine de Lyon. CORRESPONDANTS ÉTRANGERS. M. Romuald de Hübé, sénateur et ancien ministre des cultes, à Varsovie (Pologne). - •- . s ■ ■ ' s > - * MEMOIRES DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES DD TOULOUSE INTRODUCTION A UNE HISTOIRE DE LTNFLUENCE DE L'ORIENT SUR LES CIVILISATIONS GRECQUE ET ROMAINE y Par M. A. DUMÉRILL ...... / Notre civilisation est fille de la Grèce et de Rome , mais elle est fille aussi de l’Orient. L’Asie n’a pas été seulement le berceau géographique des peuples de l’Europe. Longtemps après leur dissémination dans les contrées que baigne au sud la Méditerranée, elle leur a communiqué ses croyances religieuses, ses théories politiques, ses lois, ses mœurs, ses arts. Tandis qu’ils les modifiaient en se les assimilant, grâce à la force intérieure dont ils étaient doués , de nouveaux germes détachés du sol oriental venaient mêler à leur civi¬ lisation de nouveaux principes. Un double travail s’accom¬ plissait ainsi chez eux. Ils changeaient la nature des élé¬ ments qu’ils avaient reçus et ils en tiraient des religions, des formes de société, des systèmes de philosophie, des arts 1. Lu dans la séance du 29 novembre 1890. 9 MÉMOIRES. inconnus aux Asiatiques. En même temps ils puisaient, clans leurs relations continuelles avec les États de l’Asie, des ma¬ tériaux pour élever d’autres constructions sur celles qu’ils avaient faites d’abord. L’Orient, immobile , fournissait des aliments à leur mobilité , comme l’éternité fournit au temps les moments successifs dont il se compose. L’action des civilisations orientales s’est même continuée au delà des temps anciens sur les sociétés européennes. Elles s’y est con¬ tinuée pendant le moyen âge et jusqu’après les croisades. Elle a toujours eu lieu dans le même sens, comme il nous serait facile de le montrer, et pourtant elle a produit des ré¬ sultats variés parce qu’elle s’est exercée dans des circons¬ tances et dans des conditions différentes. Bien après la chute de l’Empire romain, elle a hâté la naissance des monarchies modernes , et , par l’invasion du blason , elle a fait une no¬ blesse de cette aristocratie irrégulière dont la barbarie des premiers siècles du moyen âge avait fondé la puissance. Je passe sous silence l’hypothèse formulée récemment par M. Dieulafoy , connu particulièrement à Toulouse, de l’ori¬ gine orientale de l’art gothique, emprunté, suivant lui, tout aussi bien que l’art arabe, aux Persans. Mais ce serait déjà une tâche assez belle de montrer ce que cette même action de l’Orient a produit dans l’antiquité. La Grèce et Rome païennes, l’avènement et les premiers progrès du christia¬ nisme apparaîtraient d’une manière successive dans un tel travail et chacun de ces trois chapitres peut suffire à de longues études. Etudes pleines d’intérêt, fécondes en instructions de tout genre, mais où la conjecture tiendra toujours une assez large place. Si Bacon , voyant un jour dans la prison où il était enfermé , la dispute de deux de ses compagnons de captivité, se trompa à tel point sur le rôle des acteurs de cette scène , qu’il prit en pitié l’agresseur comme une inno¬ cente victime et maudit son pacifique adversaire comme Je plus brutal scélérat, combien de telles erreurs sont faciles à celui qui n’a recueilli que les bruits lointains de cette renom¬ mée qui, suivant l’expression d’un poète, grandit toutes cho- INTRODUCTION A UNE HISTOIRE. 3 ses à mesure qu’elle s’en éloigne: Mobilitateviget , viresque acquirit eundo ! Que sera-ce surtout lorsque nos études seront encore renfermées dans cet âge primitif où des traditions vagues et confuses, fruit de l’imagination des peuples , sont dans l’examen du passé, le seul fil conducteur ? Une espèce de superstition s’est longtemps attachée à ces traditions. Elles étaient comme un évangile auquel il fallait croire si l’on ne voulait mériter le reproche d’impiété. « L’imagination, dit Daunou 1 , a composé les premières pa¬ ges de toutes les annales. Une fois imbus de ces fictions, les peuples les ont prises pour des souvenirs ; ils y ont rattaché leurs origines, leurs titres, leurs intérêts, leur gloire ; elles ont servi de fondement aux habitudes et aux institutions ; et lorsqu’en des siècles un peu moins grossiers quelques écrivains auraient pu tenter de dissiper ces prestiges, il n’était plus temps; ils trouvaient l’histoire faite et n’osaient la refondre. Cependant, les premières fables en avaient attiré d’autres, et les annales publiques , pour ne pas se dé¬ pouiller du caractère merveilleux qu’elles tenaient de leur origine , s’étaient surchargées dans tout leur cours d’un nombre infini de détails romanesques ; on se figurait qu’elles ne pouvaient plus s’en passer , et les meilleurs esprits con¬ sentaient à maintenir ou à tolérer ces illusions consacrées par une longue croyance. Il a fallu partout des révolutions politiques, de grands changements dans le systèmes des idées et des lois pour qu’on entreprît d’examiner ce qui semblait décidé , convenu et en quelque sorte prescrit par un immé¬ morial usage. Les savants modernes eux-mêmes ont craint de trop ébranler ces traditions antiques, et ce qu’ils avaient d’imagination ils l’ont employé à chercher des motifs ou des prétextes de les révérer. Un seul passage, une simple citation, des débris informes leur ont suffi pour soutenir les opinions les plus douteuses. Ils ont transformé les apparen¬ ces en preuves, des indices fugitifs en autorités constantes; ils ont déclaré croyable presque tout ce qui était transmis 1. T* I, ch. i, pp. 45 et 46. 4 MEMOIRES. comme ayant été cru jadis. Voilà comment se sont perpé¬ tuées jusqu’à nous les parties les plus ruineuses de l’édifice historique. » Si vous voulez juger jusqu’à quel point Daunou a raison, lisez notre bon Rollin. Avec quel respect' il touche à cette antiquité qui reste sacrée pour lui, alors même qu’il la qua lifie de profane ! Les oracles du dieu de Delphes sont pour le bon recteur de l’Université de Paris de véritables oracles qui savaient au besoin révéler l’avenir sans trop d’obscurité. Chrétien fervent, il n’ose dire que Dieu les ait institués. A qui donc faut-il les attribuer? Au mauvais Esprit, à Satan. Dieu lui donne une subtilité d’intelligence bien supérieure à celle des hommes, afin qu’il les séduise avec plus d’aisance; ce qui reviendrait à dire que Dieu pousse lui-même l’homme dans les bras du malfaisant auteur de toute corruption. Mais le naïf écrivain est loin de supposer qu’on puisse tirer de ses réflexions une pareille conclusion , lorsque , sur la foi d’Hérodote, il admet que la Pythie, interrogée par les en¬ voyés de Crésus sur l’occupation actuelle de leur maître, ait répondu avec une justesse parfaite que le roi de Lydie faisait cuire une tortue dans un vase d’airain. Hérodote a parlé; Rollin s’incline, comme ces excellentes gens qui jadis répé¬ taient que l’existence des sorciers et des sorcières était assez prouvée par les arrêts des parlements qui en avaient con¬ damné un grand nombre. Les historiens de notre temps n’ont pas la crédulité de Rollin. Mais à l’absence de critique a succédé l’esprit de système qui n’est pas moins dangereux. On a rejeté les fables des anciens comme des œuvres de pure imagination , et l’imagination des modernes s’est chargée, à son tour, de les expliquer par des commentaires où la fable pourrait avoir aussi sa large place. De là tant de travaux publiés dans ce siècle, particulièrement en Allemagne. Chez nos voisins d’outre-Rhin, il ne coûte rien de jeter le Pélion sur l’Ossa pour monter dans la région des nuages. Ils iraient même plus loin, n’était que leur amour pour le nébuleux est par¬ fois égal à l’essor hardi de leur érudition. Contre ces Titans INTRODUCTION A UNE HISTOIRE. 5 de nouvelle espèce , le gardien des hautes régions impéné¬ trables aux hommes, Jupiter, n’aurait pas d’ailleurs eu besoin de ses foudres. Ils se foudroient mutuellement. Ces audacieux génies, bientôt renversés par d’autres, génies , leurs rivaux en audace, qui ne s’élèvent à leur tour que pour tomber d’une chute rapide, ont couvert de gigantesques dé¬ bris ce sol de l’histoire et de la mythologie primitives que leurs travaux ont bouleversé. Et il semble au premier abord que l’œuvre unique de chacun d’eux ait été de réduire en poussière le monument élevé par son plus immédiat prédé¬ cesseur. On dit que dans la nature tout est utile. Je le crois, moi , aussi, par la confiance que j’ai dans la sagesse infinie de l’ordonnateur suprême. Mais quand on veut expliquer l’uti¬ lité prétendue des diverses sortes de créatures au point de vue de nos connaissances, je ne vois alléguer que des rai¬ sons fort singulières. Les Égytiens, dit Diodore de Sicile, adoraient les crocodiles parce qu’ils ôtaient aux nomades du désert l’envie de passer le Nil. Gela est très bien. Mais l’ichneumon, à son tour, était l’objet du culte de ces mêmes Égyptiens parce qu’il les délivrait souvent de ces terribles reptiles. D'après une explication analogue que vous pouvez entendre répéter chaque jour, le gros oiseau aurait été créé pour manger le petit , le petit oiseau pour faire disparaître certaines races d’insectes qu'on réputé nuisibles lorsqu’il s’agit de louer leurs ennemis emplumés et qu’on proclame utiles dans d’autres moments, parce qu’ils dévorent à leur tour les larves d’autres insectes, etc., etc. Gela ne signifie- t-il pas que ces larves auraient été créées pour être la proie de certains insectes, ces insectes pour servir de pâture aux petits oiseaux, les petits oiseaux pour être dévorés par les gros? Présenté ainsi, le motif de l’existence de chaque es¬ pèce d’êtres se résumerait dans les mots : « Elle ne naît que pour fournir à d’autres êtres l’occasion d’en débarrasser la terre1. » # 1. Il est vrai que, suivant une phrase spirituelle de Voltaire que je 6 MÉMOIRES. A voir les débats des critiques qui ont pullulé dans ces derniers temps et qui pullulent encore aujourd’hui en Alle¬ magne et peut-être ailleurs, je suis assez porté quelquefois à supposer à ces critiques le même genre d’utilité. Chacun d’eux vient, à son tour, présenter triomphalement son hypothèse. Elle a quelquefois le brillant, presque toujours l’existence éphémère de cet amant des fleurs, fleur vivante lui-même, que nous voyons voltiger dans nos jardins. A peine est-elle éclose, une autre hypothèse, tout a fait con¬ traire, vient lui donner le coup de mort. Jamais le mot fatal dans lequel on résume la nature : « Ceci tuera cela, » n’a été mieux justifié. Poèmes immortels attribués par toute l’antiquité au vieillard aveugle que sept villes réclamaient comme leur plus illustre enfant, vous restez sans doute, aux yeux de tous, un véritable modèle. Mais le nom de celui qui fut longtemps considéré comme votre auteur est placé maintenant par beaucoup de nos érudits parmi ceux des héros de la mythologie grecque dont l’Iliade et l’Odyssée nous présentent les aventures et les exploits. Pour l’un, Plliade et l’Odyssée sont l’œuvre de deux poètes distincts. Un autre les attribue à la Grèce entière. Tout un peuple aurait, en se jouant, donné naissance à cette inimitable poésie que notre siècle blasé ne peut lui-même s’empê¬ cher d’admirer. Un troisième critique joindra à la Grèce un rhapsode, qui aurait donné la dernière forme à ces chants enfantés par l’imagination des Hellènes. Je passe sous silence ceux qui voient trois poèmes dans l’Odyssée, ceux qui en trouvent dix-sept ou quelque chose d’équivalent dans l’Iliade, sans compter les nombreuses interpolations dont ils ont la modération de ne dire qu’un mot. Quels assauts d’arguments opposés, accompagnés naturellement d’un mépris superbe pour l’inintelligent adversaire! J’ai cité Homère et l’Allemagne. Mais la France restera-t-elle en arrière? Ne pourra-t-elle pas faire mieux encore? Un homme trouve dans une lettre à La Harpe du 22 décembre 1763, on dit aussi « qu’il faut des chenilles pour que les rossignols les mangent afin de mieux chanter. » INTRODUCTION A UNE HISTOIRE. 7 d’esprit et de talent, dont les Annales des Facultés de Bor¬ deaux et de Toulouse ont quelquefois reproduit les élucu¬ brations subtiles, est parvenu , ce me semble, à dépasser nos voisins en donnant un Italien du quinzième siècle, Le Pogge, pour auteur aux Annales et aux Histoires de Tacite. Mais laissons la France et M. Hochart pour revenir à la question qui nous occupe. L’origine ou les origines de la religion grecque, traitée diversement par Greuzer et Otfried Muller, a fourni, pour sa part, une ample matière de dis¬ cussions. Qui pourra l’éclaircir? L’Égypte et l’Asie ont-elles été les premières institutrices des habitants d’Athènes et de ceux du Péloponèse, ou bien la religion grecque est-elle sortie spontanément du génie et des instincts des petits-fils de Deucalion? Nous signalons le problème, mais sans avoir la prétention de le résoudre. Ces recherches d’ailleurs, à notre avis, offriraient plutôt un aliment à notre curiosité qu’elles ne pourraient nous servir à guider ceux qui vou¬ draient se rendre compte de l’influence certaine de l’Orient sur la civilisation grecque dans les temps véritablement historiques. Il en est de même des révélations de la science moderne sur l’antique Orient. Les inscriptions des monuments et les autres documents relatifs soit à l’Égypte, soit à l’Assyrie, que le génie des Champollion, des Oppert, des Rawlinson, permet maintenant d’interpréter, ont fait tort aux tradi¬ tions, d’ailleurs fréquemment contradictoires, des Hérodote et des Diodore de Sicile. « Les récits d’Hérodote et de Dio- j dore de Sicile, dit, en parlant de l’Egypte, un historien moderne, M. Lenormant l, ne sont pas plus une histoire réelle que ne le serait pour notre pays celle qui supprimerait l’invasion des Barbares, la féodalité, la renaissance, qui ferait de Philippe -Auguste le fils de Charlemagne, de Napo¬ léon le fils de Louis XIV, et qui expliquerait les embarras financiers de Philippe le Bel par le contre-coup de la bataille de Pavie. » C’est peut-être aller un peu loin que de parler 1. Hist. anc. de l’Orient, t. I, p. xi. 8 MÉMOIRES. ainsi. Mais admettons comme vraie cette assertion. Je ne crois pas qu’elle puisse porter atteinte aux conclusions concernant l’influence de l’Orient sur les civilisations grec¬ que et romaine que nous aurions adoptées si notre étude sur ce sujet avait précédé les grands travaux aux auteurs des¬ quels nous rendons un légitime hommage. L’objet essentiel d’une étude relative à l’influence de l’Orient sur le développement des sociétés civilisées de l’Occident, en effet, c’est l’impression que les deux grandes nations de l’Europe ancienne ont éprouvée au contact des peuples orientaux. Ce qui nous importe surtout, c’est de savoir sous quel aspect ils leur sont apparus, ce qu’on en a pensé, quelle influence chaque jour croissante a eue sur les esprits et les imaginations des Grecs et des Romains la multiplicité de leurs rapports avec ce monde inférieur en vertus et en lumières, mais doué d’une manière étrange du don de plaire et de fasciner, qui d’abord voulut assujettir les premiers et dont les uns et les autres firent ensuite, tout au moins en partie, la conquête. A ce point de vue, des faits que l’historien de l’antique Orient ne peut plus consi¬ dérer que comme des légendes, auront pour nous plus de valeur que beaucoup de ceux dont l’authenticité est le mieux établie. La civilisation grecque, par exemple, ne venait peut-être pas originairement de l’Égypte. C’est l’opinion d’hommes érudits, et, dans mon ignorance, je m’incline facilement devant l’autorité de tels maîtres. Mais les Grecs ont cru longtemps que l’Égypte avait été le berceau de leur reli¬ gion, de leur organisation politique et sociale. Ils étaient persuadés que cette contrée renfermait les trésors d’une science mystérieuse, dont elle avait daigné leur communi¬ quer une partie pour les faire passer de la vie sauvage à des mœurs plus douces, de la plus grossière ignorance à la connaissance des arts utiles. Cette conviction suffisait pour qu’ils s’y dirigeassent en foule et qu’elle exerçât sur eux une action particulière. Le prestige qu’elle avait à leurs yeux les disposait à recevoir d’elle certaines idées, certaines 9 INTRODUCTION A UNE HISTOIRE. croyances, qui peu à peu transformaient leur esprit natif. Ce qu’ils s’imaginaient faussement leur devoir pour le passé, ils le lui empruntaient pour l’avenir. J’ai dit que l’Orient fascina la Grèce et Rome. Ce n’est pas là, dans mon opinion, une simple hyperbole, mais une expression exacte à laquelle on trouvera que les faits cor¬ respondent, si on les examine avec soin. La civilisation avait fait en Orient ses premiers progrès et les sociétés occidentales conservaient pour les Orientaux ce respect qu’on a longtemps pour l’instituteur de sa jeunesse, alors meme qu’on pourrait mépriser son ignorance. Dans les sociétés, le culte des ancêtres était en grand honneur; il faisait partie de la foi. On sait quel pouvoir les deux mots more majorum avaient encore sur un Romain à l’époque même où Rome avait complètement dégénéré. Alors même qu’on s’écartait complètement des vieilles institutions, on tenait à en conserver quelque apparence. C’est ainsi qu’à Rome la loi des Douze Tables resta la loi par excellence, lex , alors qu’en fait aucun de ses articles peut-être ne subsistait plus dans la pratique. C’est encore ainsi que le consulat survécut aux grandes révolutions accomplies par Auguste et par Constantin. Jusqu’au règne de Justinien, l’antique magistrature, devenue dans la constitution de Rome une véritable superfétation, demeura comme un mo¬ nument du passé. Être consul, c’était l’honneur suprême, honneur d’autant plus recherché qu’aucun travail , aucune fatigue ne s’y rattachait. In consulatu honor sine labore suscipitur, disait, je crois, Ausone. Les mêmes sentiments relatifs au passé avaient leur place dans le cœur des Grecs. Sparte en était profondément pénétrée, et Athènes elle-même, Athènes qui , dans l’antiquité, représente l’élément mobile, était bien loin d’y être étrangère. Des esprits ainsi disposés pouvaient-ils perdre la mémoire des instructions qu’ils avaient reçues de l’Orient, alors qu’ils étaient rudes et grossiers? De là leur étaient venues certainement beaucoup de connaissances précieuses et utiles. J’ai dit, il n’y a qu’un instant, qu’ils s’imaginaient lui devoir encore davantage. 10 MEMOIRES. C’était assez pour qu’ils y cherchassent constamment des lumières et des leçons. J’ajouterai qu’un fait purement physique dut longtemps contribuer à cette vénération superstitieuse que l’Orient leur inspirait. De là venait le Soleil, cette clarté divine qui rame¬ nait toutes choses à la vie. Un des traits des hommes qui représentent pour nous les vieilles civilisations, c’est la con¬ fusion du corps et de l’âme de la nature physique et de la nature spirituelle. « Dans cette antiquité à la fois enfantine et sublime, dit Creuzer1, le corps et l’esprit, l’intellectuel et le sensible sont indissolublement unis l’un à l’autre. On les voit partout, assemblés en quelque sorte par un lien ma¬ gique, se rapprocher et se toucher, pour ainsi dire, sur tous les points, et tous les êtres, de quelque nature qu’ils soient, se pénétrer, se confondre, au sein d’une mystérieuse iden¬ tité. » Et cette confusion, il faut l’avouer, semble justifiée par des faits. Dans la vieillesse, ce n’est pas seulement pour les yeux du corps que les objets éloignés deviennent plus visi¬ bles qu’ils ne l’étaient dans l’adolescence ou dans la maturité ; Dans la vieillesse aussi la mémoire des choses depuis long¬ temps passées se fortifie, tandis que le souvenir des faits plus récents suit une pente rapide et disparaît bientôt. Le printemps fait éclore les semences, et l’automne, où les plan¬ tes se dessèchent, n’en est pas moins l’époque de la moisson et des vendanges. De même la violente impétuosité d’un Achille dont la main redoutable montre ce que peut la force humaine est remplacée au moment où les forces diminuent par cette maturité d’esprit à laquelle Nestor doit, dans Homère, de figurer au premier rang des guerriers grecs. Cette similitude si frappante qui existe entre certains faits physiques et d’autres qui se rattachent à la partie spirituelle de notre nature explique pourquoi l’assertion de Creuzer est l’expression d’une vérité historique singulièrement impor¬ tante pour celui qui veut se rendre compte des opinions et des sentiments des hommes dans le passé lointain de l’huma¬ nité primitive. 1. Trad. Guignaut, t. I, P- 445. INTRODUCTION A UNE HISTOIRE. 11 « Yoici les bonnes apparences, dit un des livres sacrés chinois1, quand la vertu règne, la pluie vient à propos; quand on gouverne bien, le temps paraît serein. (Ne sem¬ ble-t-il pas que cette phrase ait été écrite à notre époque où le gouvernement met volontiers les bonnes récoltes à l’actif de ses mérites et où ses adversaires s’efforcent de tirer parti contre lui des mauvaises?) Une chaleur qui vient en son temps désigne la prudence. Quand on rend un jugement équitable, le froid vient à propos; la perfection c’est le vent qui vient pendant la saison. Yoici les mauvaises apparences. Quand le vice règne, il pleut sans cesse. Si on se comporte légèrement et en étourdi, le temps est trop sec. La chaleur est continuelle si l’on est négligent et paresseux. De même le froid ne cesse point si on est trop prompt et les vents soufflent toujours si on s’aveugle sur soi-même. » — Living¬ stone raconte, dans son voyage sur les bords du Zambèze, qu’un sauvage auquel il demandait ce qu’était, à son avis, la sainteté, lui répondit : « Lorsqu’une pluie abondante est descendue pendant la nuit, lorsque la terre, les feuilles et le bétail ont été lavés, que le soleil, en paraissant, montre une goutte de rosée à la pointe des brins d’herbes et qu’on res¬ pire un air frais et pur, il y a alors sainteté. » Cette ma¬ nière de lier ensemble les phénomènes de la nature physi¬ que et les faits moraux appartient à tous les peuples primitifs. De là les ablutions expiatoires qui jouent un si grand rôle dans la plupart des religions. Le christianisme lui-même qui, dans les formes extérieures de son culte, a beaucoup emprunté aux religions antérieures, leur a donné place dans les cérémonies du baptême. Mais elles n’y figurent que comme un symbole. Ce n’est pas en purifiant le corps qu’on y prétend purifier l’âme. Dans les sociétés primitives, au contraire, les deux substances étaient à tel point confondues que toute souillure contractée par l’une était regardée comme une tache pour l’autre. Une difformité matérielle excluait du sacerdoce, une maladie était le châtiment d’un crime 1. Le Ghou-King. 12 MÉMOIRES. commis, sinon par celui même sur lequel la main de Dieu s’appesantissait, tout au moins par quelqu’un de ceux dont il était le descendant; car il y avait toujours solidarité entre les membres d’une même famille1. 1. Les lépreux chez les Juifs n’étaient pas considérés comme des malheureux dont il fallait avoir pitié. Ils inspiraient une horreur reli¬ gieuse. L’idée d’un sacrilège s’attachait à leur personne et contri¬ buait à faire éviter leur contact. Lisez plutôt la Bible. Miriam est frappée de cette maladie pour avoir médit de Moïse, le roi Osias pour avoir usurpé les droits des prêtres, Hérodote nous apprend que la lèpre, dans l’opinion'des Perses, dérivait de péchés commis envers le Soleil, et les Hindous donnent le nom de maladie du péché à l’éléphan- tiasis qu’ils regardent comme l’expiation des plus grandes offenses envers Dieu. Au même ordre d’idées appartenait le rôle que les pré¬ ceptes hygiéniques jouaient dans les législations sacrées. La circon¬ cision, que les Égyptiens pratiquaient à cause de la propreté (xaOa- Pi6tt)toç eYvsxsv. Hérod., II, 37), fut chez les Hébreux, longtemps captifs en Égypte, une des pratiques essentielles du culte de Jéhovah. La défense de se nourrir de certaines viandes malsaines pour le climat était chez eux et la plupart des autres peuples de l’Orient une prescrip¬ tion à laquelle on ne pouvait déroger sans être réputé impie. Les prêtres devaient se vêtir de lin parce que la laine, engendrant la sueur, ôte au corps sa netteté extérieure. Le grand prêtre devait réunir cer¬ taines conditions physiques aux qualités morales, à la piété et à la naissance. Il fallait qu’il n’eût aucune tache sur le corps, qu’il ne fût ni aveugle, ni boiteux, qu’il n’eût le nez ni trop petit ni trop grand ni tortu, qu’il n’eût aucune difformité aux pieds ou aux mains, qu’il fût bien fait de corps, etc., etc. (. Lévitique , XXI, 17 et suiv.) Saiil fut jugé digne de la royauté à cause de sa beauté. « Ne voyez-vous pas, disait- on, qu’il n’est personne parmi nous qui puisse lui être com¬ paré ? » Il est vrai que David était loin d’être un géant. Mais un géant fut terrassé par lui, et cela fit sans doute compensation aux yeux de ses contemporains. Dans David on couronna le vainqueur de Goliath. — Hérodote n’est pas sur le point dont nous parlons d’un autre avis que les sujets de Saül. Écoutez plutôt la réflexion qu’il ajoute au dénombrement de l’armée de Xercès : « Xercès en était le chef, dit-il, et parmi un si grand nombre d’hommes personne, par sa beauté et par la grandeur de sa taille, ne méritait mieux de posséder sa puis¬ sance. » Ainsi s’étaient sans doute exprimés devant lui quelques-uns de ces Perses chez lesquels il était allé chercher des renseignemènts sur leur histoire nationale. Et le sentiment des Grecs sur ce point s’accordait avec le leur. Un homme bâti comme Thersite ne pouvait être à leurs yeux qu’un vil misérable. La beauté du corps faisait sup¬ poser la supériorité de l’intelligence et les qualités morales. Celles ci étaient un don de Dieu auquel le mérite des ancêtres pouvait n’être pas étranger. INTRODUCTION A UNE HISTOIRE. 13 Ce n’est pas ici le lieu d’examiner s’il n’est pas resté quelques traces de ces vieilles opinions. Nous voulons seule¬ ment expliquer comment les Anciens attachèrent à l’Orient un caractère particulier de sagesse et de sainteté parce qu’il était, à leurs yeux, la patrie de l’astre éclatant du jour, tandis qu’ils se représentaient l’Occident sous l’aspect le plus sombre. Pour eux, cette dernière région était le séjour des ténèbres et des morts. Les âmes y erraient plaintives, regret¬ tant leur exil. Au sixième siècle après Jésus Christ, un Grec de Byzance, l’historien le plus distingué de son siècle, Pro- cope, traçait encore un tableau semblable de la Grande- Bretagne que les Bomains avaient en majeure partie possé¬ dée pendant trois siècles. Tant les préjugés ont de force pour résister à l’action du temps et de la vérité! Il fut long¬ temps admis, ce semble, que les lieux éclairés par un soleil plus ardent nourrissaient une race d’hommes supérieure en intelligence à ceux où ses rayons brillaient d’un éclat moins vif. De là la haute réputation des Éthiopiens macrobiens auxquels Hérodote a consacré une page curieuse, à laquelle on ne peut donner une grande valeur historique. Cependant la civilisation faisait dans l’Europe méri¬ dionale des progrès rapides. En Orient, elle demeurait sta¬ tionnaire. Les mêmes institutions, les mêmes croyances superstitieuses, qui avaient régné douze siècles auparavant sur les bords du Nil, de l’Euphrate et de l’Indus, y domi¬ naient encore. L’art participait à cette immobilité. Une sté¬ rilité si bien constatée aurait dû soustraire de bonne heure et pour jamais les populations intelligentes de la Grèce à Pintiuence asiatique ; celle-ci s’accrut au contraire. Il y a plus. L’immobilité dont nous parlons devint elle- même un motif d’admirer davantage. On le croirait à peine. Rien pourtant n’est plus certain. Sans doute, il y avait en Grèce quelques hommes pénétrés de l’idée du progrès indé¬ fini, non de l’espèce humaine, comme l’auteur de Y Avenir de la science l, mais de l’espèce grecque, et prêts à hasarder 1. Disons pourtant, pour être juste, que M. Renan est aujourd’hui 14 MÉMOIRES. des théories de omni re scibili et quibusdam aliis. Ce n’était que le petit nombre, et parmi les hommes les plus distingués prévalait souvent la pensée que l’incuriosité était compatible avec une haute sagesse. Dans les républiques helléniques le progrès ne s’accomplissait pas sans troubles, sans secousses violentes. Au temps où leur civilisation prit son plus brillant essor, au siècle de Périclès, et depuis, elles avaient à supporter toutes les conséquences fâcheuses d’une agitation continue. L’Orient, au contraire, était paisible en apparence. Tout y manifestait l’unité, la soumission des esprits et des volontés. On y croyait et on y obéissait, tandis qu’en Grèce on pensait et l’on se disputait. En Orient, cha¬ cun, humblement prosterné, attendait l’ordre d’un maître. En Grèce, des factions rivales se livraient des combats acharnés. En Orient, les vieilles croyances trouvaient par¬ tout des sectateurs dociles. En Grèce, l’ancienne foi s’étei¬ gnait et les rites survivaient au sentiment religieux qui les avait engendrés. Chaque ville avait ses dieux et elle les présentait souvent sous un aspect nouveau, imaginant quel¬ que légende, jusqu’alors ignorée, qui jetait les esprits dans une étrange perturbation. Diodore de Sicile exalte quelque part les prêtres chaldéens, tandis qu’il parle avec amertume du déplorable spectacle que donnait cette liberté relative d’examens et de fonctions qui prévalait parmi ses compa¬ triotes. « Les Chaldéens, dit l’historien1, forment à Babylone une classe semblable à celle des prêtres en Égypte. Institués pour pratiquer le culte des dieux, ils passent toute leur vie à méditer sur les questions philosophiques et ils se sont acquis une grande réputation dans l’astrologie. Ils se livrent surtout à la science divinatoire et font des prédictions sur l’avenir ; ils essaient de détourner le mal et de procurer le bien, soit par des purifications, soit par des sacrifices ou des enchan¬ tements. Ils sont versés dans l’art de prédire l’avenir par le beaucoup moins affirmatif à ce sujet qu’il ne Pétait à vingt-cinq ans, comme le montre la préface de son livre. 1. Liv. II, 29. INTRODUCTION A UNE HISTOIRE. 15 vol des oiseaux, ils expliquent les songes et les prodiges. Expérimentés dans l’inspection des entrailles des victimes, ils passent pour saisir exactement la vérité. Mais toutes ces connaissances ne sont pas enseignées de la même manière que chez les Grecs. La philosophie des Chaldéens est une tradition de famille; le fils qui en hérite de son père est exempt de toute charge publique. Ayant pour précepteurs leurs parents, ils ont le double avantage d’apprendre toutes les connaissances d’une manière complète et d’ajouter plus de foi aux paroles de leurs maîtres. Habitués à l’étude dès leur enfance, ils font de grands progrès dans l’astrologie, soit par la facilité avec laquelle on apprend à cet âge, soit parce que leur instruction dure plus longtemps. Chez les Grecs on entre dans cette carrière sans connaissances, sans préliminaires ; on aborde très tard l’étude de la philosophie et, après avoir travaillé quelque temps, on l’abandonne pour chercher dans une autre occupation des moyens de subsis¬ tance. Quant au petit nombre de ceux qui s’absorbent dans l’étude de la philosophie et qui, pour gagner leur vie, per¬ sévèrent dans l’enseignement, ils essaient toujours de faire de nouveaux systèmes et ne suivent point les doctrines de leurs prédécesseurs. Les Chaldéens, demeurant toujours au même point de la science, reçoivent leurs traditions sans altération, tandis que les Grecs, ne songeant qu’au gain, créent de nouvelles sectes, se contredisent entre eux sur les doctrines les plus importantes et jettent le trouble dans l’àme de leurs disciples qui, ballottés par une incertitude continuelle, finissent par ne plus croire à rien. En effet, celui qui veut examiner les sectes les plus célèbres des phi¬ losophes pourra se convaincre qu’elles ne s’accordent nulle¬ ment entre elles et qu’elles professent des opinions contra¬ dictoires sur les points les plus essentiels de la science. » On peut s’étonner que Diodore de Sicile tire pour les Chal¬ déens un sujet d’éloges pour ce qui nous parait aujour¬ d’hui l’immense défaut des civilisations orientales. Qu’une religion révélée, pour demeurer intacte, dédaigne ou sus¬ pecte les connaissances auxquelles l’homme croit pouvoir 16 MEMOIRES. arriver par ses lumières naturelles, on le conçoit à la ri¬ gueur. Elle renferme toutes les vérités utiles dans l’opinion de ses sectateurs. N’est-ce pas Dieu lui-même qui les a apprises à ses élus? Vouloir les compléter par l’effort d’un raisonnement purement humain, c’est montrer qu’on les regarde comme insuffisantes, c’est faire injure au grand révélateur. Le moyen âge pourtant n’en a pas jugé tout à fait ainsi lorsqu’il a ouvert à la philosophie et aux sciences l’entrée du sanctuaire, en les reléguant, il est vrai, au rôle de servantes de la théologie chrétienne, sans les laïciser, pour employer l’expression aujourd’hui consacrée. On doit lui savoir gré de cet esprit libéral, sans s’étonner que ce même esprit ait parfois manqué à ceux qui ont fondé leur foi sur une révélation divine. Mais ni les Ghaldéens ni les Grecs n’ont jamais fondé leur foi sur une semblable autorité. La religion des premiers fut une science avant d’être une jon¬ glerie, la religion des seconds un art et la source première de l’art hellénique. L’une et l’autre partaient de cet instinct naturel qui porte l’homme à rechercher la cause première des merveilles qui frappent ses sens et sur lesquelles son imagination travaille. En l’absence d’une révélation, appli¬ quer son esprit à l’intelligence de ces mystères n’est-ce pas faire un acte de piété? Mais on tombe ainsi, dira-t-on, sou¬ vent dans le doute et dans la divergence d’opinions. Qu’im¬ porte si l’on marche en avant, si, après s’être égaré, on re¬ trouve son chemin, si le flot qui se retire est suivi d’un nouveau flot qui porte la mer plus loin. Les réflexions de l’historien grec sont donc étranges; elles n’en ont que plus d’intérêt historique. La Grèce, fatiguée de débats dont l’uti¬ lité lui échappait, enviait la foi des nations de l’Orient dans les traditions qu’une caste sacerdotale transmettait de siècle en siècle presque sans aucun changement. Après avoir long¬ temps mêlé le rêve à la méditation, elle attendait, sans s’en rendre compte elle-même, une révélation qui lui permît de croire. Elle était préparée à recevoir le christianisme. Et n’est-ce pas à l’Orient que ce dernier emprunta, tout au moins en partie, la constitution de son clergé, ses anacho- INTRODUCTION A UNE HISTOIRE. 17 rètes, qui d’abord peuplèrent principalement la Thébaïde, et ces ordres monastiques qui, sortis de la vie érémitique, ont tant contribué depuis à propager et à affermir la religion prêchée par les apôtres? Au reste, nous pourrions suivre dans la politique et dans les sciences sociales, tout aussi bien que dans la religion et la philosophie proprement dite, ce mouvement qui portait en Grèce tant de grands esprits, à chercher en Orient des mo¬ dèles. Nous verrions Platon y puiser en partie ses théories sur le meilleur gouvernement, Xénophon lui emprunter le héros d’un roman composé avec un dessein analogue, Alexan¬ dre renier son origine grecque et tenter de relever, à son profit, la monarchie des Achéménides, ses successeurs enfin constituer une Grèce asiatique, où le génie oriental prit bientôt le dessus sur l’esprit hellénique et dont la Grèce d’Eu¬ rope devait finir par ne plus être que l’humble satellite. Rome, à son tour, devait subir cette influence. La vieille cité de Romulus devait perdre peu à peu son caractère natif. Ces coutumes, ces lois, ces institutions des ancêtres qui lui étaient si chères et dont le souvenir au moins subsista dans les premiers temps de l’Empire devaient finir par y succom¬ ber sous les efforts de l’esprit oriental. Sous des empereurs d’origine syrienne on vit l’introduction officielle des grotes¬ ques idoles que l’Orient honorait d’un culte aussi bizarre qu’immoral marcher de pair avec la tolérance de ce culte si pur qui, rejeté de la Judée, son berceau, s’etait répandu dans toutes les parties du monde romain. Des jurisconsultes originaires de Phénicie apportèrent alors dans la création du droit impérial romain ce mélange d’esprit servile, d’in¬ génieuse subtilité et de régularité commerciale qui, à une époque très reculée, caractérisait les négociants de Tyr et de Sidon. En effaçant la distinction des citoyens et des sujets de Rome ils abaissèrent la barrière qui séparait les hommes libres dans l’Empire et ils la relevèrent ensuite en inaugu¬ rant dans l’Occident le régime des castes. Plus d’une fois avant eux, le despotisme, peu satisfait de se donner libre carrière en Asie, avait saisi le gouvernement de l’Empire 9e SÉRIE. — TOME III. 2 18 MÉMOIRES. romain. Mais il n’y avait paru que comme un fait commandé par des circonstances exceptionnelles, laissant intact le droit des Romains à disposer de leurs destinées. Les jurisconsultes de l’école de Béryte consacrèrent son règne définitif, en ad¬ mettant que le peuple romain avait définitivement abdiqué ses pouvoirs en faveur d’Auguste et de ses successeurs. Ils attribuèrent à César la propriété du sol conquis par les armes de Rome, et tout, hommes et choses, dans leurs théories, dépendit légalement de sa volonté. Le dernier terme de ces envahissements de l’esprit orien¬ tal en Europe a été, dans l’antiquité, l’empire byzantin. Dans cet empire se sont résumées les influences bonnes et mau¬ vaises que l’Asie et l’Égypte ont exercées sur les civilisations grecque et romaine. Chrétien et organisé suivant les règles de cette bureaucratie dont les Égyptiens, les Assyriens et les Perses avaient fourni autrefois des modèles depuis bien sur¬ passés par Rome, mais énervé, immobile au sein des révo¬ lutions comme la Chine actuelle; incapable à la fois de vivre et de mourir, il a traîné dix siècles entiers sa triste agonie. Si le devoir des États est de se conserver en végétant, nul n’a mieux rempli sa mission que cet Empire, nul n’a mieux mé¬ rité le suffrage de l’histoire. Dans les circonstances les plus difficiles où nation se soit jamais trouvée, il a su faire bonne contenance et déguiser ses blessures. Réduit à l’enceinte d’une capitale et de ses faubourgs, il imprimait encore le respect par un air de majesté qui n’était pas au-dessous de la prétention qu’il avait de représenter seul le génie romain et le christianisme primitif. Ses derniers jours eux-mêmes n’ont pas manqué de cette tristesse solennelle qui rend si imposante la chute de Jérusalem sous Nabuchodonosor et sous Titus. Mais est-ce pour se draper ainsi dans une nullité imposante que les sociétés humaines ont été formées et ne devons-nous pas bénir l’invasion germanique qui, au prix de longues et de cruelles, mais d’utiles souffrances, a sauvé l’Europe occidentale de la langueur cachée sous la pourpre des monarchies de l’Orient? REVUE MÉTHODIQUE DES PIÈCES NEURALES DE LA TÈTE. 19 ANATOMIE COMPAREE REVUE MÉTHODIQUE DES PIÈCES NEURALES DE LA TÊTE i * t • * . 1 DANS LA SÉRIE DES ANIMAUX VERTÉBRÉS }\ v • » • \ Par M. A. L AVOCATE CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES. *. Il est incontestable que la Tête, comme les autres régions des animaux vertébrés, est construite d’après un même modèle et composée de parties analogues. Mais l’exacte corrélation de ces éléments constitutifs est encore douteuse pour quelques naturalistes, en raison de l’extrême diversité que présentent les os de la Tète, au point de vue des formes et des dimensions, de la fixité ou de la mobilité. En effet, sous ces divers rapports, il y a fréquemment, chez les différents animaux, une telle dissemblance que, d’une Classe à l’autre, les mêmes pièces osseuses, quelque¬ fois difficiles à reconnaître, sont considérées, — non comme des homologues, — - mais comme des parties différentes ou comme des organes nouveaux. Souvent aussi, par suite d’interprétations arbitraires, éta* 1. Lu dans la séance du 11 décembre 1890, 20 MEMOIRES. blies depuis longtemps, une partie semblable est désignée, chez divers animaux, par un terme différent^C’est ainsi que l’Écaille temporale des Mammifères est dite Os tympanique chez les Vertébrés ovipares, — et que l’Apophyse zygoma¬ tique de ces derniers animaux est généralement nommée Écaille temporale. Beaucoup d’autres particularités peuvent dissimuler les analogies et fausser les appréciations : telle partie, bien développée chez les Mammifères, peut être nulle ou rudi¬ mentaire chez les Vertébrés inférieurs; — parfois aussi, à côté de la partie réduite, la voisine a pris de grandes dimen¬ sions, qui la rendent méconnaissable; mais alors l’erreur peut être évitée si l’on observe les connexions caractéris¬ tiques, toujours conservées. Très souvent, les dissemblances sont produites par des soudures entre deux ou plusieurs pièces, qui restent dis¬ tinctes chez d’autres animaux. Quelquefois, la coalescence est primitive, par exemple, entre le Corps des deux Sphé¬ noïdes des Vertébrés inférieurs, — ou bien, chez les Mam¬ mifères, entre le Frontal et l’Apophyse orbitaire, — entre le Temporal et l’Apophyse zygomatique, — entre le Corps et les Ailes des Sphénoïdes, etc. Dans tous ces cas, les analo¬ gies sont facilement reconnues, si l’on procède méthodique¬ ment dans les comparaisons. Lorsque les soudures existent seulement sur des sujets adultes, il faut recourir à l’évolution ostéogénique de ces mêmes animaux, ainsi qu’à l’examen comparatif des Verté¬ brés inférieurs, chez lesquels l’état primitif persiste après la naissance. C’est ce qui arrive pour les diverses parties de l’Occipital, du Temporal, etc., qui, bientôt réunies chez les Mammifères, sont très distinctes dans le jeune âge de ces animaux, — ainsi que plus tard chez les Vertébrés infé¬ rieurs. Un autre genre de difficultés se rencontre lorsque cer¬ taines pièces, solidement fixées au crâne chez les Mammi¬ fères, sont mobiles chez les autres Vertébrés : c’est ce qu’on observe pour le Temporal, les Ptérygoïdes, etc. Cette diffé- REVUE MÉTHODIQUE DES PIÈGES NEURALES DE LA TÈTE. 21 rence a fait considérer les parties mobiles comme des orga¬ nes particuliers : erreur d’appréciation qui n’aurait pas eu lieu, si l’on avait observé que les pièces en question ont con¬ servé leurs rapports essentiels et que leur mobilité n’est qu’une modification fonctionnelle. D’après les considérations qui viennent d’être exposées, il est évident que, si la Tête des Vertébrés est construite sur un même modèle, les nombreux éléments dont elle se com¬ pose présentent une grande variété chez les différents ani¬ maux : ces parties sont exactement reproduites, mais non identiquement semblables chez un Reptile, un Oiseau, ou un Mammifère, — et, bien que modifiées, elles restent homo¬ logues. Cette diversité de formes et de dispositions est certaine¬ ment embarrassante dans la recherche des analogies ; aussi, pour éviter les fausses déterminations, est-il néces¬ saire d’appuyer les comparaisons sur des bases rationnelles, sur le principe des connexions, le développement ostéogé- nique, etc. En outre, au lieu de prendre, comme d’ordinaire, pour type les organisations supérieures, il est plus régulier de passer progressivement des formes simples aux plus élevées. Il importe aussi, dans l’examen des os de la Tête, de suivre un ordre déterminé, — non seulement par la situa¬ tion et les rapports de ces nombreuses pièces, — mais sur¬ tout par leur nature et leur destination. Dans ce but, il y a lieu de reconnaître que, dans sa construction fondamentale, la Tête est divisée en quatre segments par les fentes branchiales de l’état embryonnaire. — Dans chacune de ces quatre sections, les os du Crâne, destinés à protéger l’encéphale, se répètent exactement : ayant même valeur organique et même adaptation fonction¬ nelle, ils sont homotypes. — C’est ainsi, par exemple, que, dans chaque segment crânien, il y a corrélation entre le Basi-Occipital, le Corps des Sphénoïdes et le Vomer, — entre le Sus-Occipital, le Pariétal, le Frontal et le Sus- Nasal, etc. oo MEMOIRES. Il est donc normal d’examiner successivement ces parties analogues et de les comparer dans la série des animaux vertébrés. Par ce procédé, on peut, dans les comparaisons, n’atta¬ cher qu'une faible importance aux changements de forme et de dimensions ; mais il faut rigoureusement tenir compte des connexions essentielles, c’est-à-dire des rapports de chaque pièce avec les parties voisines, dans le même seg¬ ment. En suivant cette méthode, on arrive à connaître exacte¬ ment la signification véritable des diverses pièces osseuses, et, par cela même, à déterminer les analogies d’une manière positive. Pour appliquer ces principes à la revue méthodique des os du crâne, il convient d’établir la répartition de ces pièces et l’ordre dans lequel elles doivent être examinées. Les quatre segments crâniens, qui renferment les centres nerveux céphaliques, sont des ceintures neurales , formées, de chaque côté, d’un Arc, composé de plusieurs pièces; l’une d’elles, inférieure et médiane, est dite Basilaire; les autres sont latérales et au nombre de cinq. Ces divers éléments, qui se répètent et se correspondent dans les arcs crâniens, ont chacun leur destination spéciale et sont caractérisés, d’après leur disposition relative, par les termes suivants : Pour chacun des arcs, au-dessus de l’élément Basilaire, deux pièces : l’une antérieure ou Pré-neurale , et l’autre, postérieure ou Post - neurale , sont principalement des moyens d’union avec les arcs contigus; — en outre, une pièce intermédiaire ou Bia-neurale est généralement desti¬ née à donner attache à des muscles ou à l’Arc inférieur cor¬ respondant; — une autre, plus importante et dite A li-neu- rale , monte vers le sommet de l’Arc et supporte la pièce Epi-neurale , qui le termine. En conséquence, chacune de ces pièces constitutives du crâne doit être examinée et comparée à son hornotype, dans chaque segment neural et chez tous les animaux vertébrés, REVUE MÉTHODIQUE DES PIÈCES NEURALES DE LA TÊTE. 23 d’après l’ordre suivant : d’abord, les pièces Basilaires , — puis successivement les cinq pièces latérales, c’est-à-dire les Bia-neurales , — les Pré-neurales, — les Post-neurales , — les Ali-neurales , — et les Épi-neurales. REVUE COMPARATIVE. PIÈCES BASILAIRES. Analogues au Gentrum ou Corps des Vertèbres rachi¬ diennes, ces pièces forment, sous le crâne, une tige médiane et longitudinale, supportant de chaque côté les lames neu¬ rales des segments céphaliques. — Ce sont, d’arrière en avant : le Basi-occipital , — le Post-sphénal, — le Pré- sphénal, — et le Sous-nasal. Basi-occipital. Généralement étroit et court dans les Vertébrés infé¬ rieurs, le Basi-occipital devient épais et fort chez les Tor¬ tues, les Crocodiles et les Oiseaux; — il est plus grand chez les Mammifères, en harmonie avec le développement de l’encéphale. Toujours relié, en avant, au Post-sphénal, et, de chaque côté, à l’Ex-occipital, ainsi qu’aux organes auditifs, il sup¬ porte la Moelle crânienne, — et, par son extrémité posté¬ rieure, il concourt à former le Trou occipital chez les Oiseaux et les Mammifères, — mais peu ou point chez les autres Vertébrés. Pour l’articulation de la Tête avec la première vertèbre du Rachis, le Basi-occipital prend à cette jointure une part très variée. En général, chez les Poissons et les Têtards amphibiens, il est creusé d’une cavité conique, unie par ses bords à la cavité semblable de la Vertèbre contiguë; mais, chez quelques Poissons, l’extrémité postérieure du Basi- occipital devient convexe, pour constituer le Gondiyle , — 24 MEMOIRES. qu’on retrouve chez les Reptiles et les Oiseaux. — Enfin, la saillie articulaire, ainsi formée, se divise en deux Con- dyles, plus ou moins écartés et principalement fournis par les Ex-occipitaux : ce caractère, qui commence à paraître dans quelques Poissons, se reproduit chez les Batraciens métamorphosés et se complète chez les Mammifères. Post-sphénal. Constituée par le Corps du Sphénoïde postérieur, cette pièce basilaire, ordinairement courte, plus ou moins épaisse et de largeur variable, est comprise entre le Basi-occipital et le Pré-sphénal. — La face supérieure est crânienne; — et , de chaque côté , les bords sont unis à l’Aile post-sphé- nale, par contiguïté, dans les Vertébrés intérieurs, — et, par soudure primitive, chez les Mammifères. Pré-sphénal. Le Pré-sphénal , c’est-à-dire le Corps du Sphénoïde anté¬ rieur, est, dans le jeune âge, distinct du Post-sphénal, chez les Mammifères; mais, chez les Vertébrés inférieurs, sauf les Tortues et les Crocodiles , il prolonge sans discontinuité le Post-sphénal, et forme une longue tige sous-orbitaire, dite Rostre sphénal , qui s’étend jusqu’au Vomer. La face supérieure, plus ou moins étroite, porte, de cha¬ que côté, l’Aile pré-sphénale, qui, — plus ou moins grande et soudée chez les Mammifères, - est presque entièrement membraneuse et unie à l’opposée, chez les Vertébrés infé¬ rieurs. La face inférieure, ainsi que celle du Post-sphénal, — est libre, lorsque les Ptérygoïdes sont détachés, comme chez les Poissons et les Oiseaux ; — elle est en partie cachée par la base fixe de ces Ptérygoïdes, chez les Mammifères, — et entièrement recouverte par l’union médiane de ces os, lors- BEVUE METHODIQUE DES PIECES NEURALES DE LA TÈTE. 25 qu’ils sont grands et immobiles, comme chez les Crocodiles et les Tortues. Sous-nasal. Le Sous-nasal , constitué par le Vomer, est généralement en forme de gouttière plus ou moins allongée, suivant les dimensions des cavités nasales. — Il est fixé, en arrière, au Pré-sphénal, et, en avant, sur l’union médiane des Sus- maxillaires. Pièce basilaire du segment nasal , il supporte PEthmoïde. — Allongé et renflé en avant , chez les Tortues, — il est à peu près de même, chez les Poissons, et souvent garni de dents. PIÈCES DIA-NEURALES. Ces pièces sont, dans les trois premiers segments crâniens : le Mastoïde , — le Temporal , — et V Orbitaire. — Il n’y en a pas au segment nasal. Mastoïde. Très varié de forme , de dimensions et de direction , le Mastoïde est caractérisé par ses connexions : en arrière, avec l’Occipital , — en avant , avec le Temporal et l’Or- bitaire, — en haut, avec le Pariétal, — en bas, avec l’ou¬ verture auditive, — et profondément, avec le Rocher. Toujours fixe, il reçoit des insertions musculaires, — et, chez plusieurs Mammifères, il donne attache à l’Appareil hyoïdien. Par son développement ostéogénique , il est distinct du Temporal et du Rocher, dans les Mammifères et surtout chez les Poissons, les Crocodiles et les Tortues. Chez les Poissons, le Mastoïde occupe l’angle externe et postérieur de la Tête. De forme prismatique, il est dirigé d’avant en arrière. Le sommet, taillé en pointe postérieure, 26 MÉMOIRES. est saillant. La base est unie, en dedans, au Paroccipital , ainsi qu’au Pariétal, — et, en avant, à l’Orbitaire. Le bord externe, libre, est en contact avec le Temporal, — et donne ordinairement appui à l’Arc scapulaire. Chez les Batraciens et les Serpents, le Mastoïde, petit et peu distinct de l’Occipital, est en arrière du Temporal, au- dessous du Pariétal et au-dessus de l’ouverture auditive. Chez les Crocodiles, il est situé, comme dans les Pois¬ sons, à l’angle postérieur externe de la Tête. Irrégulière¬ ment quadrilatère et comprimé de dessus en dessous , il repose sur l’Occipital et sur la base du Temporal. Il s’unit en dedans au Pariétal, et en avant à l’Orbitaire. Le bord externe est libre, au-dessus de l’ouverture auditive. Le Mastoïde des Tortues est grand et saillant en arrière de la Tête, surtout dans les Espèces marines. Il est triangu¬ laire, comprimé latéralement et à deux faces libres. Le som¬ met, dirigé en arrière, se recourbe en bas. La base, écartée de l’Occipital, se fixe au Pariétal et à l’Orbitaire. Le bord inférieur, concave, s’unit au Temporal, au-dessus de l’ori¬ fice auditif. Chez les Oiseaux , le Mastoïde est étroit et allongé , de haut en bas, entre l’Occipital et TOrbitaire, auxquels il est rapidement soudé. Le sommet monte en pointe jusqu’au Pariétal. La base, un peu élargie, s’échancre au-dessus et en arrière de l’ouverture auditive , limitée en avant par le Temporal. Le Mastoïde des Mammifères est généralement allongé, de haut en bas , entre l’Occipital et le Temporal , depuis le Pariétal jusqu’à la Caisse tympanique , — à laquelle il s’unit , ainsi qu’au Rocher. — Il est éloigné de l’Orbi- taire, en raison de la plus grande étendue de la région cr⬠nienne. Temporal. Le Temporal est la seule pièce qui doive porter ce nom. Généralement mobile sur le côté du crâne, il n’y est fixé que REVUE METHODIQUE DES PIÈCES NEURALES DE LA TÈTE. 27 dans les Tortues, les Crocodiles et les Mammifères. Toujours situé en avant du Mastoïde et de l’ouverture auditive, il s’ar¬ ticule inférieurement avec le Maxillaire. Il est recouvert par le muscle Crotaphite, releveur de la mâchoire, — et presque toujours en connexions avec l’Apophyse zygomatique et le Ptérygoïde postérieur. En raison de sa forme, le Temporal des Oiseaux est dit Os carré , d’après Hérissant, — et, chez les Mammifères, il est nommé Écaille temporale ou Squamosal. Chez presque tous les Vertébrés ovipares, par suite d’une ancienne erreur, on le nomme Os tympanique , — bien que le véritable Os du Tympan ne soit jamais mobile et ne s’ar¬ ticule jamais avec le Maxillaire inférieur. — Chez les Ser¬ pents, ce terme défectueux est appliqué au Coy'onaire , tige mobile entre le Maxillaire inférieur , — auquel il appar¬ tient, — et le vrai Temporal, qui reçoit le titre de Mastoïdien. Orbitaire. Généralement nommé Frontal postérieur , d’après Cuvier, l’Orbitaire est caractérisé par sa position constante au bord supérieur et postérieur de l’Orbite. Chez la plupart des Mammifères, il forme ainsi V Apophyse orbitaire , qui sépare l’Orbite de la Fosse temporale ; cette apophyse, — primitivement soudée, par sa base, au Fron¬ tal, — descend, en manière de contrefort, sur l’Arcade zygo¬ matique, dont elle augmente la solidité. Dans les Vertébrés inférieurs, l’Orbitaire est distinct du Frontal. — Peu saillant chez les Batraciens, les Serpents et les Lézards, — il est situé au bord externe du crâne, chez les Poissons et les Crocodiles ; fixé , en dedans , au Frontal et au Pariétal, il s’étend de l’Orbite au Mastoïde. Chez les Tortues, l’Orbitaire est grand, quadrilatère, écarté du crâne et fixé, par son bord supérieur, au Frontal et au Pariétal. Par son bord inférieur, il s’unit au Jugal , ainsi qu’à l’Apophyse zygomatique. En arrière , il est pro- 28 MEMOIRES. longé par le Mastoïde, avec lequel il forme la paroi externe de la Fosse temporale. Chez les Oiseaux, l’Orbitaire, généralement quadrila¬ tère et comprimé latéralement , s’applique sur le côté du crâne et s’étend de l’Orbite au Mastoïde. Le bord supérieur se fixe au Frontal, ainsi qu’au Pariétal. Le bord inférieur porte une pointe, plus ou moins marquée, qui, dirigée en avant et en bas, est prolongée par le Post-orbitaire jusque sur l’Arcade zygomatique. D’après les connexions si caractéristiques de l’Orbitaire, „ on ne s’explique pas comment, chez les Oiseaux, cette pièce a été nommée Écaille temporale par Cuvier , — et Mastoï¬ dien par R. Owen. PIÈCES PRÉ-NEURALES. Situées à la partie antérieure des segments crâniens, elles sont, pour chacun d’eux : le Tympanique, le Zygomatique' et le P ost- orbitaire. — La pièce Pré-neurale -manque au segment nasal. Tympanique. Le Tympanique ou Caisse du Tympan existe seulement chez les Mammifères placentaires ; — et, par son dévelop¬ pement ostéogénique, il est distinct des os voisins. Il ren¬ ferme les Osselets tympaniques, — et il forme, en dehors, le Tube auditif. Les connexions essentielles du Tympanique sont : en de¬ dans, avec le Rocher, — en avant, avec le Temporal, — en arrière, avec le Mastoïde. — Sa face inférieure est libre et ne s’articule jamais avec le Maxillaire inférieur. La cavité tympanique manque chez les Poissons; — dans les Reptiles, les Oiseaux, les Monotrèmes et Marsupiaux, elle est comprise entre les os sus-indiqués, mais elle n’a pas de capsule spéciale. REVUE MÉTHODIQUE DES PIÈGES NEURALES DE LA TÈTE. 29 Zygomatique. ♦ Cette pièce, dite Apophyse zygomaiique , manque chez les Poissons et les Serpents. Dans les autres Vertébrés, elle est en forme de lame ou de tige, concourant à former l’Arcade zygomatique. — Elle procède du Temporal et, par l’inter¬ médiaire du Jugal, elle se relie au Sus-maxillaire, ainsi qu’à l’Arcade orbitaire. Soudée primitivement au Temporal chez les Mammifères, elle en est distincte chez les autres Vertébrés, — où elle est dite à tort Écaille temporale , et considérée comme re¬ présentant le Temporal, surnommé Os tympanique. Post-orbitaire. Toujours peu développée, cette pièce, comprise entre l’Orbitaire et le Jugal, concourt à former le contour pos¬ térieur de l’Orbite. — Nulle chez les Poissons , les Batra¬ ciens et les Tortues, — elle est petite et distincte de l’Or- bitaire, dans les Lézards et les Serpents , — très apparente, mais non épiphysaire, chez les Crocodiles. A l’état cartilagineux, chez les Oiseaux et les Mammi¬ fères , dont l’Arcade orbitaire est incomplète , le Post-orbi¬ taire est osseux et uni, sans discontinuité, à l’Orbitaire, chez les autres Mammifères. PIÈGES POST-NEURALES. Comme l’indique leur nom, ces pièces occupent la partie postérieure des segments crâniens. Elles sont représentées par T Ex-occipital , le Ptérygoïde postérieur et le Ptéry¬ goïde antérieur. — Dans le segment nasal, la pièce Post¬ neurale n’est pas formée. Ex-occipital. Encore nommé Occipital latéral , l’Ex-occipital s’unit : en bas, au Basi-occipital, — en haut, au Paroccipital, — / 30 MEMOIRES. et, en avant, an Mastoïde. — Libre, en dehors, et à face interne crânienne, il concourt, en dedans, à circonscrire le Trou occipital. En bas et en arrière, il s’adjoint ordinairement au Basi- occipital, pour former le Condyle articulaire de l’Occipital avec l’Atlas. Ptérygoïde postérieur.. Cette pièce, en forme de lame ou de tige, est détachée du crâne et mobile : entre le Temporal et le Palatin , chez les Poissons et les Lézards; — entre le Temporal et le Ptéry¬ goïde antérieur, chez les Batraciens et les Serpents. Généralement nul chez les Oiseaux, le Ptérygoïde posté¬ rieur est rudimentaire chez les Autruches. Grand, horizontal et fixé sous les Sphénoïdes jusqu’au Palatin, chez les Tortues et les Crocodiles, il s’unit à l’op¬ posé par son bord interne. — Chez les Mammifères, — où il est large, comprimé d’un côté à l’autre et parallèle à l’op¬ posé, — il descend au-dessous des Sphénoïdes, auxquels il est solidement uni par sa base. Ptérygoïde antérieur. De même que le Ptérygoïde postérieur, au-dessus duquel il est immédiatement situé, le Ptérygoïde antérieur des Poissons est une lame détachée du crâne et articulée, en arrière, avec le Temporal et, en avant, avec le Palatin. Etroit chez les Batraciens , et large dans les Tortues, il est intimement uni, bout à bout, au Ptérygoïde posté¬ rieur , qu’il relie au Palatin. — Chez les Serpents , il est court et distinct, entre le Post-ptérygoïde et le Palatin. Elargi et oblique de dedans en dehors, entre le Post-pté¬ rygoïde et le Jugal, chez les Lézards et les Crocodiles, il a reçu le nom d’Os transverse. — Il s’allonge obliquement, de dehors en dedans, entre le Temporal et le Palatin, chez les Oiseaux, — où il est dit Os omoïde , d’après Hérissant. REVUE MÉTHODIQUE DES PIÈGES NEURALES DE LA TÊTE. 31 Chez les Mammifères, le Ptérygoïde antérieur, générale¬ ment peu développé, est une lame allongée de haut en bas et appliquée en dedans du Post-ptérygoïde , auquel il se soude rapidement. Les Ptérygoïdes sont mobiles, comme le Temporal et les Palatins, chez les Poissons, les Batraciens, les Serpents et les Oiseaux, afin de concourir à relever la mâchoire supé¬ rieure, lorsque l’inférieure s’abaisse. PIÈGES ALI-NEURALES. De même que les Neurapophyses rachidiennes , leurs homotypes, ces pièces sont situées sur le côté des Arcs cr⬠niens et montent vers le sommet, qu'elles supportent. Dans ' chacun des quatre segments céphaliques , elles sont consti¬ tuées par : le Par occipital, — Y Ali-post-sphénal , — YAli- pré-sphénal — et YEthmoïdal. * WW * Paroccipital. Le Paroccipital ou Occipital postérieur , plus ou moins développé, est toujours compris entre le Sus-occipital et l’ Ex-occipital, auquel il est quelquefois soudé, comme chez les Crocodiles, les Tortues et les Oiseaux. La surface postérieure du Paroccipital est à insertions musculaires. — En dehors, il s’unit au Mastoïde; — en de¬ dans, il rejoint quelquefois l’opposé et concourt à la forma¬ tion du Trou occipital. Ali-post-sphénal. Cette lame, souvent dite Aile temporale ou Sphéno - pariétale , est généralement bien développée. Fixée infé¬ rieurement sur le Corps du Sphénoïde postérieur, elle monte jusqu’au Pariétal. Chez tous les Vertébrés inférieurs, elle est distincte du Corps sphénal, — et seulement dans la vie fœtale, chez les Mammifères. 32 MEMOIRES. En bas et en arrière , elle est percée ou échancrée par le Trou ovale , où passe la branche du Trifacial qui fournit le nerf Lingual. — La face interne est crânienne. — La face externe, à découvert chez les Poissons, les Serpents, les Tortues, etc., est recouverte par l’Orbitaire chez les Oiseaux, et par le Temporal chez les Mammifères. A li-pré-sphénal. Encore dite Aile orbitaire oji Sphéno- frontale , cette pièce, qui n’est bien développée que chez les Mammifères, se fixe inférieurement sur le Corps du Sphénoïde antérieur. A découvert dans le fond de l’Orbite, elle monte jusqu’au Frontal , entre l’Aile post-sphénale et le bord postérieur du Palatin. Chez les Vertébrés ovipares, presqu’en fièrement fibreuse et rapprochée de l’opposée, elle monte, se fixe sous le Frontal, et forme ainsi la Cloison inter-orbitaire , qui s’étend de la partie antérieure du crâne à l’Ethmoïde. — Entre les deux lames de ce septum, — ou de chaque côté, — passent les nerfs Olfactifs; — et, en arrière, est percé le Trou optique. Ethmoïdal. Cette lame neurale, constituant V Ethmoïde , procède du Vomer et monte jusqu’au Sus-nasal. De forme tubulaire, elle s’adosse et s’unit à l’opposée, en cloison médiane. — La partie supérieure des deux Ethmoïdes est à découvert entre les Frontaux et les Os du nez, chez presque tous les Vertébrés inférieurs, — où elle est méconnue, d’après Cuvier, sous le titre de Frontal antérieur. L’Ethmoïde est entièrement recouvert par les Os du nez chez les Oiseaux et presque tous les Mammifères, — et toujours caractérisé par les nerfs olfactifs, qui s’y dis¬ tribuent. Imparfaitement recouverts par les Os du nez, chez les Poissons, les Ethmoïdes, renflés en avant, forment, avec le PIECES NEURALES CEPHALifQUES DES VERTEBRES Auto. ÏÏELOR-CHABOU, Toulouse. REVUE MÉTHODIQUE DES PIÈCES NEURALES DE LA TETE. 33 Y orner, une surface sur laquelle joue l’extrémité antérieure des Intermaxillaires. Chez les Crocodiles et les Oiseaux, les Ethmoïdes sont réduits à leur partie supérieure et à la lame médiane : les parties latérales sont membraneuses. Chez les Mammifères, la lame des Ethmoïdes, repliée transversalement en arrière, est criblée de trous, livrant pas¬ sage aux nerfs olfactifs ; — et, de la face interne de la lame ethmoïdale, naissent des lamelles plus ou moins repliées en cornets ou volutes, qui, dans un espace restreint, augmen¬ tent l’étendue de la surface olfactive. V PIECES EPI-NEURALES. Homotypes des Neurépines vertébrales du Rachis, les pièces Épineurales du Crâne sont constituées par le Sus - occipital , le Pariétal , le Frontal et le Sus-nasal. Sus-occipital. Le Sus-occipital ou Interpariétal , situé entre le Pariétal et le Paroccipital, se prolonge souvent entre les Pariétaux. Il occupe ordinairement la partie supérieure du crâne, mais il est parfois repoussé dans la région postérieure, comme chez les Crocodiles et quelques Mammifères. Chez les Poissons et les Tortues, il est prolongé postérieu¬ rement en forme de lame, plus ou moins grande, donnant attache aux muscles extenseurs de la Tète. Pariétal. Très variables de dimensions, les deux Pariétaux sont compris entre les pièces Sus-occipitales et les Frontaux. Latéralement, ils sont en connexion avec l’Aile post-sphé- nale et le Temporal. En outre, chez presque tous les Ver¬ tébrés inférieurs, ils sont en rapport avec l’Orbitaire et le Mastoïde. 9e SÉRIE. — TOME III. 3 34 MÉMOIRES. Frontal. Unis en arrière aux Pariétaux et latéralement à l’Or bitaire, les deux Frontaux concourent, avec les Pariétaux, à recouvrir la cavité crânienne, — mais clans une faible étendue chez les Vertébrés inférieurs. Principalement orbi¬ taires, en avant, ils se prolongent sur les cavités nasales et se mettent en rapport avec les Sus-nasaux et l’Ethmoïde. Souvent, ils sont séparés des Os du nez par l’Ethmoïde, qui reste découvert, comme chez les Batraciens et les Serpents. En dessous, les Frontaux se relient à l’Aile phé-sphénale. Latéralement, ils peuvent être aussi en rapport secondaire avec le Lacrymal, comme chez les Oiseaux, — et, de plus, avec le Sus-maxillaire et le Palatin, comme chez les Mam¬ mifères. Sus-nasal. Les Sus-nasaux ou Os du nez sont nécessairement en rapport de dimensions avec les cavités nasales, qu’ils recou¬ vrent et dont ils concourent à cercler l’ouverture antérieure. En arrière, ils se fixent aux Frontaux, — et, en dessous, à l’Ethmoïde, lorsque cette pièce n’est pas intermédiaire. Latéralement, ils s’unissent à l’Intermaxillaire, au Sus- maxillaire et parfois au Lacrymal, comme chez les Crocodi¬ les, les Oiseaux et quelques Mammifères. — Chez les Oiseaux seulement, ils sont séparés l’un de l’autre par la branche montante des Intermaxillaires. Dans les Poissons, les Sus-nasaux sont généralement minces et plus ou moins allongés sur PEthmoïde. — Chez les Serpents, ils sont petits, situés au-devant de l’Ethmoïde et en partie recouverts par l’union médiane des os Lacrymaux, chez les Boas et les Couleuvres, — et non, chez les Pythons, les Crotales, etc. Nuis ou à l’état cartilagineux, dans les Tortues, ils sont rudimentaires et reculés au-devant des Frontaux, chez les Cétacés, les Siréniens et les Éléphants. REVUE MÉTHODIQUE DES PIÈGES NEURALES DE LA TÊTE. 35 Les Os du nez sont nommés à tort, d’après Cuvier : Ethmoïde, chez les Poissons, — et Lacrymaux , chez les Batraciens. RÉCAPITULATION. Cette revue des pièces neurales de la Tète est trop syn¬ thétique pour qu’il soit possible de la résumer autrement que par un exposé rappelant la distribution de ces pièces dans chacun des quatre segments crâniens, ainsi que la valeur de chacune d’elles dans l’Arc neural, qu’elle concourt à former. Tel est le but du tableau suivant : PIÈCES CONSTITUTIVES. SEGMENT OCCIPITAL. ' SEGMENT PARIÉTAL. SEGMENT FRONTAL. SEGMENT NASAL. Basilaires . . . Basi-occipital. Post-sphénal. Pré-sphénal. Sous-nasal. Dla-neurales . Mastoïde. Temporal. Orbitaire. » Pré-neurales . Tympanique. Zygomatique. Post-orbitaire. » Post-neurales . Ex-occipital. Ptérygoïde post1'. Ptérygoïde antr. » Ali-neurales . Paroccipital. Ali -post-sphénal. Ali-pré-sphénal. Ethmoïdal. Epi-neurales . Sus-occipital. Pariétal. Frontal. Sus-nasal. On voit aussi, par ce tableau, que le crâne ou partie neu¬ rale de la Tête est divisé en quatre segments, composés chacun de pièces spéciales qui, de chaque côté, au-dessus de l’élément Basilaire , sont au nombre de cinq, ainsi réparties : Segment occipital : Mastoïde , — Tympanique , — Ex¬ occipital , — Paroccipital — - et Sus-occipital ; Segment pariétal : Temporal , — Zygomatique , — Pte'ry - g oïde postérieur y — Aile post-sphe'nale — et Pariétal; 36 MEMOIRES. Segment frontal : Orbitaire, — Post-orbitaire , — Ptéry¬ goïde antérieur, — Aile pré-sphénale — et Frontal ; Segment nasal : Réduit aux deux pièces principales : Ethmoïde et Sus -nasal. Cette division du crâne en quatre segments n’est pas arbitraire : elle est naturellement établie par les fentes bran¬ chiales ;, qui existent, chez tous les Vertébrés, pendant l’évo¬ lution embryonnaire. Quant aux pièces constituantes de chaque segment cr⬠nien, leur existence réelle est démontrée, chez les différents animaux vertébrés, par les recherches comparatives, mé¬ thodiquement appuyées sur le principe des connexions et le développement ostéogénique. Enfin , ces pièces neurales sont caractérisées par leur nature et leur destination, qui donnent à chacune d’elles une valeur positive et incontestable. SIGNIFICATION DES LETTRES INSCRITES SUR LES DESSINS DE LA PLANCHE CI-JOINTE. O. B. — Occipital basilaire. B. S. — Basi-Sphénoïde poste B. S’. — Basi-Sphénoïde ante Y m. — Vomer. M t. — Mastoïde. T y. — Tympanique. T p. — Temporal. Z y. — Zygomatique. S. O. — Orbitaire. P. O. — Post-Orbitaire. P g. — Ptérygoïde postérieur. P g’. — Ptérygoïde antérieur. O. L. — Occipital latéral. O. P. — Occipital postérieur. O. S. — Occipital supérieur. P a. — Pariétal. F t. — Frontal. N. — Nasal. Eth. — Ethmoïde. PIÈCES FACIALES. L. — Lacrymal. J. — Jugal. P. — Palatin. M. — Maxillaire supérieur. I m. — Intermaxillaire. NOTE SUR LES ORAGES DE 1888 ET 1889. 37 NOTE SUR LES ORAGES DE 1888 ET 1889 Par M. Éd. SALLES1. L’observation des orages, commencée clans le département de la Haute-Garonne en 1879, a été continuée comme précé¬ demment pendant les années 1888 et 1889. Elle est résumée dans deux mémoires suivis de plusieurs cartes relatives aux principaux orages de chaque année. En les présentant à l’Académie, nous croyons nécessaire d’y joindre quelques explications pour montrer comment ce travail a été accom¬ pli et quels résultats il a donné. Les Commissions météorologiques qui avaient été organi¬ sées en 1864, sous la direction de M. Leverrier, dans toute la France, ont mal répondu aux espérances de leur fondateur. La plupart ont cessé de fonctionner aussitôt après leur orga¬ nisation. Celle de la Haute-Garonne est restée au nombre des persévérantes. Elle a obtenu le concours d’un grand nombre d’instituteurs communaux, et organisé avec eux un réseau d’observations qui embrasse tout le département. De leur côté, MM. les ingénieurs du Tarn ont bien voulu nous com¬ muniquer les observations relatives à leur département, afin de les grouper avec les nôtres. 1. Lu dans la séance du 31 décembre 1890. 38 MÉMOIRES. Grâce à ces nombreux collaborateurs, les renseignements locaux nous sont arrivés en abondance; et ils étaient néces¬ saires pour bien déterminer des phénomènes qui se présen¬ tent sous des aspects différents dans chaque localité. Tout le monde n’a-t-il pas vu, en effet, des orages d’une extrême vio¬ lence ravager certains quartiers d’une commune et puis se dissiper, sans même atteindre les limites des communes voi¬ sines ? Mais ce n’est pas tout de former une statistique exacte des orages. On a remarqué depuis longtemps que ces météores, qui semblent obéir à tous les caprices du vent, ont cependant des routes de prédilection et frappent particulièrement cer¬ taines régions. Quelles sont ces lignes de parcours ainsi vouées à de fréquents ravages? Telle est la question qui se pose comme le premier objet de cette étude. Mais ici se pré¬ sentent en même temps de graves difficultés. Un orage est un phénomène très complexe; tantôt il se compose de petits orages distincts cantonnés et presque stationnaires dans des régions de peu d’étendue, tantôt il prend la forme de plu¬ sieurs traînées qui se dessinent sur le sol par des effets plus ou moins désastreux de pluie, de tempête et de grêle. Dans les intervalles qui séparent ces petits orages ou ces traînées, l’atmosphère est fortement troublée; il y a du vent, de la pluie, des lueurs d’éclairs et le bruit du tonnerre, c’est-à-dire tous les symptômes de l’orage, et cependant, malgré toutes ces apparences, l’orage n’est pas là. Son véritable siège, le lieu où s’exercent les causes premières du météore, est ail¬ leurs sur des points plus ou moins éloignés, plus ou moins difficiles à discerner. C’est en cela, c’est dans cette appré¬ ciation pour localiser le centre et le foyer de l’orage que con¬ siste l’opération la plus délicate confiée aux soins des obser¬ vateurs locaux. C’est pour eux. une tâche d’autant plus diffi¬ cile qu’ils sont souvent en présence de phénomènes peu caractérisés ou imparfaitement vus, faute d’un lieu d’obser¬ vation convenablement placé. Il résulte de là des erreurs iné¬ vitables, pour les observateurs d’abord, et pour nous ensuite quand il s’agit d’assembler toutes les observations partielles NOTE SUR LES ORAGES DE 1888 ET 1889. 39 et d’en déduire la configuration de chaque orage. Nos car¬ tes sont donc nécessairement entachées de quelques erreurs, les premières surtout, que nous avons faites avec un person¬ nel encore inexpérimenté. Mais ce travail s’est perfectionné peu à peu, et nous avons tout lieu de croire que celui des dernières années, sans être parfait, est du moins satisfai¬ sant. On peut y apercevoir déjà quelques résultats généraux qui méritent d’être signalés. Les dépressions atmosphériques nous amènent les orages, de même que la pluie et les tempêtes. Elles abordent géné¬ ralement notre région avec les vents du sud-ouest; mais à la rencontre des Pyrénées elles éprouvent une telle perturba¬ tion que l’allure du vent qui les accompagne est complète¬ ment changée. Tandis que lèvent du sud-ouest règne au som¬ met du pic du Midi et dans les régions élevées, c’est tantôt le vent du sud-est, tantôt son opposé le nord-ouest qui souf¬ flent dans les vallées de l’Aude et de la Garonne. 11 y a donc une discordance de 90° entre le vent supérieur et le vent infé¬ rieur. Nous avons eu déjà l’occasion de signaler ce fait dans nos communications précédentes. Nous en trouvons la con¬ firmation dans nos dernières observations; nous la trouvons aussi dans les dernières observations faites simultanément à Toulouse et au pic du Midi et insérées sous forme graphi¬ que dans le Bulletin international de Paris. Elles s’éten¬ dent à une période de sept mois seulement, quatre en 1889 et trois en 1890. En les totalisant, nous trouvons que, dans cette période de sept mois, les vents du sud ou du sud-ouest ont soufflé au haut du Pic pendant cinquante-sept jours, et qu’en même temps à Toulouse le vent a affecté les direc¬ tions suivantes : du sud-est, quarante jours; du nord-ouest, dix jours; du nord-est, cinq jours; du sud-ouest, un jour; c’est-à-dire que, sur cinquante-sept jours de vent sud-ouest au pic du Midi, on a eu à Toulouse cinquante jours de vent de sud-est ou de son opposé le nord-ouest. Une seule fois sur cinquante-sept, l’Observatoire de Toulouse a été d’accord avec celui du Pic. La discordance, on le voit, est le fait habituel ; mais elle n’est pas le résultat d’une seule cause. Nous avons 40 MÉMOIRES. déjà mentionné l’influence des Pyrénées. C’est, en effet, la cause permanente. Il y en a une autre qui est accidentelle, c’est la coïncidence de deux dépressions, l’une du côté de l’Océan, l'autre du côté de la Méditerranée. Les vents de la région sud qui accompagnent la première sont modifiés alors par les vents de la région nord produits par la seconde, de sorte que le vent local est la résultante des deux, et qu’au lieu d’une perturbation simple on en subit deux qui se super¬ posent. Nous en avons eu des exemples bien caractérisés pendant les deux derniers mois de cette année 1890. En effet, du 12 au 16 novembre, deux dépressions ont apparu simul¬ tanément sur l’Océan et sur la Méditerranée. La première seule aurait donné vent du sud-ouest au Pic et vent du sud- est à Toulouse; mais leur coïncidence a produit vent du nord au Pic et vent du nord-ouest à Toulouse. Le 22 décembre, il y a eu encore coïncidence de deux dépressions et par suite double perturbation. Au lieu du vent du sud-ouest au Pic et du sud-est à Toulouse, on a eu vent du nord à Toulouse et vent de l’est au Pic avec une forte recrudescence de froid. C’est là ce qui différencie les deux espèces de dépression. Celles de l’Océan nous arrivent avec le vent chaud des régions du Sud, tandis que celles de la Méditerranée nous amènent généralement des vents secs et froids de la région Nord-Est. Les unes nous donnent la pluie et les orages à la suite du vent du sud-est1, les autres le beau temps avec abaissement de température et accidentellement la neige. Ainsi donc, en disant que les orages apparaissent seule¬ ment au moment des baisses barométriques, nous devons ajou¬ ter que c’est à la condition que ces baisses soient produites par des dépressions venues de l’Océan et non de la Méditer¬ ranée. Il en résulte que les vents précurseurs des orages sont le sud-est ou le nord-ouest, qui sont les vents de réac¬ tion associés aux dépressions océaniennes. Nous avons déjà dit que les orages peuvent affecter deux formes particulières : Tune qui est la réunion de plusieurs points orageux séparés et à peu près stationnaires, l’autre qui se compose de plusieurs traînées plus ou moins conti- NOTE SUR LES ORAGES DE 1888 ET 1889. 41 nues. En réalité, ces deux cas n’en font qu’un, et l’on peut dire que tous les orages ont leur siège dans des parties très limitées de l’atmosphère, formant des masses distinctes sé¬ parées par des intervalles de plusieurs kilomètres. Ces masses sont animées d’un double mouvement de rotation et de trans¬ lation dont la vitesse peut varier de zéro à 70 kilomètres. Elles constituent ainsi des tourbillons stationnaires ou mo¬ biles dans la direction de l’ouest à l’est et au nord-est. Nos observations nous donnent des types de ces deux formes. Dans les cartes du 15 avril, du 5 mai et du 26 juin 1889, nous avons des exemples d’orages stationnaires, ou du moins sans déplacement notable. Ceux du 15 avril ont eu pour caractère commun de porter la grêle à leur centre et une très forte pluie sur le reste de leur étendue; le vent était très faible, par conséquent leur rotation était peu accentuée. Le 5 mai, au contraire, l’orage voisin de Toulouse a pré¬ senté l’apparence d’un tourbillon où Ton voyait les nuages entraînés successivement dans toutes les directions, avec éclairs, tonnerre et forte pluie sans grêle. 11 y avait là une vitesse de rotation considérable. Le même cas s’est présenté le 26 juin; l’orage qui a éclaté près de Muret, et qui était chargé de grêle, est resté stationnaire, quoiqu’il fût agité par des vents violents. Les types d’orages composés de plusieurs traînées ne sont pas moins caractérisés. Les cartes du 5 mai, 9 juin, 26 juin et 19 août nous montrent en effet plusieurs traînées séparées par des intervalles relativement calmes. Gela peut se voir aussi dans plusieurs cartes des années précédentes. En nous bornant aux plus remarquables et aux plus authentiques, nous rappellerons en premier lieu la grêle du 28 juillet 1874, qui fut si désastreuse à Toulouse. Elle forma trois traînées continues presque parallèles, l’une allant de Bayonne à Cas¬ tres, une autre allant de Sauveterre près d’Orthez à Cintega- belle, et la troisième allant d’Aspet aux rives du Salat. Celle du 27 juin de la même année forma aussi trois traînées simultanées dans les départements du Lot-et-Garonne, du Gers et de la Haute-Garonne. Enfin, en remontant à l’année 42 MÉMOIRES. 1788, on trouve la grêle mémorable du 13 juillet, qui rava¬ gea la France et la Belgique, c!e Tours à Anvers, et qui fut l’objet d’un rapport fait par une Commission spéciale de l’Académie des sciences de Paris. Dans toute son étendue, elle présenta deux traînées parallèles, séparées par une zone de pluie large d’environ 25 kilomètres. Ces faits incontesta¬ bles, mis en évidence sur le sol même par les ravages de la grêle, démontrent avec la plus complète certitude l’existence des orages composés de plusieurs traînées parallèles et si¬ multanées. Ils nous permettent aussi d’interpréter avec plus d’assurance les faits analogues qui résultent de nos observa¬ tions locales, et qui nous montrent dans un grand nombre d’orages des tronçons plus ou moins étendus de traînées parallèles. Ces observations nous conduisent à un autre résultat im¬ portant : c’est que les orages tendent en effet, comme on le croit généralement, à se localiser de préférence sur certai¬ nes régions. On les y trouve presque toujours, tantôt for¬ mant un foyer principal, tantôt à l’état d’indice plus ou moins caractérisé. Sans donner à cet égard une conclusion absolue et définitive, nous devons constater que nos cartes de 1888 et 1889 confirment sous ce rapport celles des années précé¬ dentes et tendent à établir l’existence de cinq lignes de par¬ cours habituel, dans la partie du département comprise entre le pied des Pyrénées et la limite du Nord. Nous ne parlons pas de la région des montagnes, parce que les parcours y sont moins étendus, moins réguliers et plus difficiles à sui¬ vre. Voici les cinq lignes signalées dans la plaine : 1° Rive droite de la Garonne, de Montréjeau à Gazères; 2° De Boulogne à Aurignac, Gazères et Revel ; 3° De Boulogne à Aurignac et Muret; 4° De Léguevin à Porte! et Revel ; 5° De Gadours à Grenade, Bouloc, et puis Gaillac ou La- vau r. Les deux lignes qui paraissent les plus fréquentées sont celles de Boulogne à Revel et de Gadours à Gaillac. Il y a NOTE SUR LES ORAGES DE 1888 ET 1889. 43 peu d’orages de quelque importance qui ne laissent pas une trace sur ces deux directions. Les intervalles qui séparent les parcours habituels sont naturellement les régions privilégiées qui jouissent d’une sorte d’immunité contre la grêle. La plus remarquable et la plus facile à reconnaître est à Toulouse même et dans ses alentours, à l’ouest, au nord et à l’est. On y est témoin de fréquents orages ; on les voit et on les entend de près ; mais si Ton y regarde attentivement, on s’aperçoit que leur foyer principal passe plus loin au sud ou au nord. Quand ils se montrent à l’ouest, ils semblent destinés à atteindre la ville et la banlieue; mais une cause inconnue les en éloigne ordi¬ nairement et les fait dévier vers le sud ou le nord. Quelque¬ fois cependant, cette cause reste inactive ou impuissante, comme on Ta vu lors du grand orage de 1874 que nous ve¬ nons de citer. La ville fut couverte de grêle; l’orage venu de l’ouest la traversa sans dévier. Depuis cette époque elle a été atteinte par des coups de foudre qui ont frappé des mai¬ sons et même des personnes. Mais ces accidents sont rares et apparaissent avec le caractère exceptionnel d’une pertur¬ bation dans une loi générale. Telles sont les conclusions qui se déduisent de nos études jusqu’à ce jour. Il nous a paru utile de les signaler, avant leur entière vérification, pour plusieurs motifs : d’abord pour appeler sur elles la discussion et le contrôle de nouvelles observations, et ensuite pour intéresser nos collaborateurs, en leur montrant le résultat du travail accompli et le nouvel objet du travail qui reste à faire. 44 MÉMOIRES. LE THÉORÈME DE STURM V f DÉDUIT DES IMAGINAIRES DE CAUCHY Note extraite des manuscrits de M. DESPEYROUS Par M. H. WILLOTTEU I. M. Théodore Despeyrous, membre de TAcadémie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse depuis 1866 jusqu’en 1883, époque de sa mort, professeur à la Faculté des sciences de Toulouse, a laissé un grand nombre de mémoires manuscrits contenant des recherches d’analyse mathématique importantes et pleines d’intérêt. Tous ces mémoires réunis en volumes sont conservés à la bibliothèque populaire qu’il a fondée à Beaumont- de-Lomagne, sa ville natale. En tête du premier de ces volumes, consacré à l’étude de « la quantité composée, » M. Despeyrous s’exprime ainsi : « Les cahiers contenus dans ce carton et le sui¬ vant renferment des matières entièrement nouvelles; je me pro¬ posais de les revoir avec le plus grand soin dans le but de les faire imprimer. Le temps et la mort de mon très cher fils m’ont 1. Lu dans la séance du 31 décembre 1890. LE THEOREME DE STURM. 45 empêché de donner suite à ce projet. Tels quels, ces travaux ne peuvent être livrés à l’impression. » Dans ce volume, que Mme Despeyrous a bien voulu nous com¬ muniquer, nous avons choisi pour le reproduire ici un passage particulièrement intéressant qui montre combien l’œuvre est originale et personnelle. Nous espérons que l’Académie de Tou¬ louse voudra bien accueillir favorablement cet extrait des tra¬ vaux remarquables d’un de ses anciens membres dont le nom reste justement honoré dans la science. L’extrait dont il s’agit portera sur le célèbre théorème de Sturm. Ce théorème permet, on le sait, de déterminer combien il existe de racines réelles d’une équation algébrique quelconque à coefficients réels comprises entre deux nombres réels, positifs ou négatifs, quelconques. Par ailleurs, le calcul des intégrales imaginaires de Cauchy donne le moyen de reconnaître combien il y a de racines réelles ou imaginaires d’une équation algébrique quelconque comprises à l’intérieur d’un contour fermé quelconque tracé dans le plan des affixes imaginaires. Or, toute quantité réelle étant susceptible d’être considérée comme une quantité imaginaire dont la partie imaginaire serait nulle, il est à présumer que le théorème de Sturm peut être déduit des imaginaires de Cauchy. C’est ce qui va être établi par la présente note. II. Soit : f(oc) — 0, une équation algébrique quelconque à coeffi¬ cients réels. Proposons-nous de déterminer combien cette équa¬ tion possède de racines réelles comprises entre deux nombres réels a et &, positifs ou négatifs, quelconques, b étant plus grand ■ que a. Nous supposerons que ni a, ni b ne soient racines de l’équation : f(x) — 0. Si, contrairement à cette supposition, l’un de ces deux 46 MÉMOIRES. nombres, a par exemple, était racine de ladite équation, on prendrait un nombre ai , un peu plus grand que a , mais en étant suffisamment rapproché pour que l’on soit certain qu’il n’y ait pas de racines comprises entre a et at , et l’on appliquerait les considérations qui vont suivre aux deux nombres ai et b. Remplaçons dans le polynôme f(x) la variable réelle x par la variable complexe x -}- iy, x et y désignant des quantités réelles quelconques et i le symbole de l’imaginaire. Traçons dans un plan deux axes rectangulaires Ox , O y . Sur l’axe Ox prenons en grandeur et en signe : OA zz a , OB = b , et considérons le rectangle aa'p'p ayant pour côtés, d’une part, des parallèles aa', pp' menées respectivement par les points A et B à l’axe O y; d’une autre, des parallèles ap, a'p' à l’axe Ox, ces dernières parallèles étant à égales distances et infiniment voi¬ sines dudit axe Ox. Posons : f(oc) — M -f- z'N , M et N désignant des fonctions réelles des variables x et y. N Considérons la fraction —, et, suivant le contour aa'6'S du M r r rectangle ci-dessus défini, représentons par U le nombre indi- N quant combien de fois dans le parcours cette fraction — devient M infinie en passant du signe + au signe — , par b! le nombre exprimant combien de fois dans le même parcours cette même fraction devient infinie en passant du signe — au signe + . D’après la théorie de Cauchy, comme par ailleurs la fonction algébrique f(z) ne peut devenir infinie à Tintérieur du rectangle ji _ aa'P'(3 , la fraction — - — mesure le nombre de racines de l’équa¬ tion : f(z) — 0 comprises à l’intérieur du rectangle en question. Mais, la hauteur aa' du rectangle étant infiniment petite, il n’y a à l’intérieur de ce rectangle aucune racine imaginaire de l’équation : f(z) ~ 0 puisque l’affixe de toute quantité imaginaire se trouve nécessairement à distance finie (et non infiniment pe- LE THÉORÈME DE STURM. 47 tite) de l’axe Ox. Le rectangle en question ne peut donc contenir que des racines réelles de ladite équation : f(z) — 0. h _ La fraction — - — ci-dessus définie est, par suite, égale au nombre des racines réelles de l’équation : f(z) zz 0 contenues dans le rectangle aa'(S'P, c’est-à-dire comprises entre les deux nombres donnés a et Appelons l la valeur absolue des deux ordonnées égales Aa, A ?/. Pour tous les points de la droite a'p' la variable z est égale à x — il , x désignant un nombre réel compris entre a et &, et, comme par ailleurs f{z) est algébrique, on a tout le long de cette droite : f(z) — f(x — il) = f(x) — ilf (x) — ~ r (oc) + ( _ o*\m 1m m étant le degré du polynôme f(z). On conclut de là : % '**’ ^ • — M = f(pc) + R , N = - llf{x) + S] , R, S désignant deux fonctions réelles de x , lesquelles sont infi¬ niment petites, étant au plus de l’ordre de grandeur de l 2. Le rapport est par conséquent égal à — l ^ , et, comme la quantité l est essentiellement positive, ce rapport est constamment de même signe que la fraction f{œ) + S f(x) + R * Mais, puisque les fonctions R, S sont infiniment petites, la fraction — 1 diffère infiniment peu de la fraction f(oc) + R 48 MÉMOIRES. f(œ) - , sauf pourtant pour les valeurs de x qui, annulant la fin) fonction f( x), rendent infinie (ou indéterminée) cette dernière ''4 4 f U\ ! " % fraction. Cela posé, nous distinguerons, pour continuer, deux cas : celui oùles deux fonctions f{x) , f'(x) ne s’annulent simultanément pour aucune valeur de x comprise entre a et b (auquel cas l’équation : f(x) zz 0 n’a que des racines simples entre a et b) et celui où ces deux fonctions s’annulent simultanément pour cer¬ taines valeurs de x comprises entre a et b (l’équation f(x) — 0 ayant alors des racines multiples entre a et b). III. Premier cas. — Les deux fonctions algébriques f(x) et f'{x) ne s'annulent pas simultanément entre adb. Soit alors x0 l’une quelconque des racines de l’équation : f(x) =0 comprises entre a et b. fin) La fraction fin) devient infinie pour x zz x0 et change de signe en même temps que son dénominateur f(x) lorsque x varie de x0 — s à xQ -f- s , c désignant une très petite quantité positive de grandeur finie. Par ailleurs, la somme f{x) + R est constamment infiniment peu différente de f{x) ; elle change, par suite, de signe lorsque x varie de x0 — £ à x0 + e, et, comme cette somme est une fonc¬ tion continue, il faut qu’elle s'annule pour une valeur de x com¬ prise entre x0 — £ et x0 + £. La somme en question ne s’annule d’ailleurs qu’une fois dans l’intervalle indiqué (pourvu que la quantité finie arbitraire £ soit prise suffisamment petite); si, en effet, elle s’annulait deux fois dans cet intervalle, comme elle varie d’une manière continue, elle passerait par un maximum (ou par un minimum), et, par suite, sa dérivée s’annulerait (théo¬ rème de Rolle), ce qui est impossible, cette dérivée étant égale à 6?R f'(x) + — et la fonction finie et continue f(x) étant par hypo- LE THEOREME DE STURM. 49 thèse différente de zéro pour la valeur x =z x0 et par suite pour les valeurs de x très voisines de x0. De là résulte que dans le cas présent, c’est-à-dire sous la con¬ dition formelle que f(x) et f'(oc) ne s’annulent simultanément pour aucune valeur de x comprise entre a et b, les deux frac¬ tions f'(x) f'(pc)+ S ont le même nombre d’infinis compris f{x) ’ f(x) + R entre a et b, que les infinis de l’une sont respectivement infini¬ ment voisins des infinis de l’autre et que les variations de signe éprouvées par les deux fractions en passant par leurs infinis coorrespondants sont les mêmes. Convenons maintenant de désigner par le symbole Eab^ç(#)^ Y excès de Cauchy pour la fonction quelconque y(x), c’est-à-dire la différence entre le nombre de fois où cette fonction devient infinie en passant du positif au négatif et le nombre de fois où cette même fonction devient infinie en passant du négatif au positif lorsque l’affixe de la variable x se déplace sur le segment AB de A à B. Avec cette notation, on aura, d’après ce qui précède : P ( r{x)\_ ( f'{x) + S\ /N\ Eab V" m) ~ AB v M+i)- E“r UJ ’ E*,f' (i) ét; N étant l’excès de Caucbv pour la fraction — lorsque l’affixe de ^ se déplace sur a'p' de cl' à [Y. En étudiant de la même manière les variations de la même N fraction — relative à la fonction f(z) lorsque l’affixe de se déplace sur ga de g à a, on trouve, par des calculs calqués sur ceux qui précèdent, la relation (-M) = E- © • les indices BA , ga signifiant en l’espèce que les affixes marchent dans le sens de B vers A, de g vers a. 9e SÉRIE. — TOME III. 4 50 MÉMOIRES. Mais on a évidemment attendu que si, par exemple, quand x varie de x0 — £ à x0 -f- f'{x) la fraction passe du positif au négatif en devenant infi¬ nie pour x — x0 , la fraction égale et de signe contraire f(x) f{x) passe également du positif au négatif en devenant infinie pour x — x0 lorsque x varie de xQ + s à x0 — £. Par ailleurs, la longueur l étant infiniment petite et les nom¬ bres a, b n’étant pas racines de l’équation f{pc) — 0 (ainsi qu’il a N été stipulé en commençant, p. 4 ci-dessus), la fraction — ne devient infinie pour aucun des points des côtés aa\ pp' du rec¬ tangle aa'P'p. D’après cela, h , W étant les nombres définis page 5 ci-dessus, on a Et, comme on a manifestement le nombre n des racines de l’équation f(pc) =z 0 comprises entre les deux nombres donnés a et &, lequel (p. 5 ci-dessus) est égal à — ^ ^ satisfait à la relation (i) «=-«*• (33) • LE THEOREME DE STÜRM. 51 La question est donc ramenée à la recherche d’un moyen per¬ mettant de calculer l’excès Eab^Ct— ï\ sans que l’on ait pour \f(oc)/ cela à résoudre au préalable l’équation : f(oc) — 0. Or, ce moyen existe et nous allons l’indiquer. Avant tout, convenons, pour simplifier récriture, de supprimer sous le symbole E l’indice désormais inutile, et d’écrire par suite ECSf) aulieude Eab(tI?) ' Considérons la somme (2) + E0H) ■ Toutes les fois que la fraction fipc) devient infinie, la fraction inverse tvr-l est nulle; toutes les fois que la fraction f'{oc) devient infinie, la fraction f'(æ) f{œ) r(x) est nulle. Les deux fractions Ct— l et -0— l sont d’ailleurs constamment de mêmes signes, et, f{cc) f\x) par suite, leurs changements de signe s’effectuent simultanément et dans le même sens pour toutes deux. La somme en question est donc égale à l’excès du nombre de changements de signe de l’une quelconque de ces fractions ^par f\oc)\ dans le sens du positif au négatif exemple de la fraction —7-7 1 fipc)/ sur le nombre de changements de signe de cette même fraction dans le sens du négatif au positif lorsque x varie de a à &, les changements de signe dont il s’agit devant d’ailleurs être comp¬ tés non plus seulement quand cette fraction devient infinie, mais aussi quand elle devient nulle. La fraction en question ne peut d’ailleurs changer de signe qu’en devenant infinie ou nulle. D’après cela, si la fraction f'{x) a le même signe pour x~ b 52 MEMOIRES. que pour x — a , il y a pour cette fraction, lorsque x varie de a à #, autant de changements de signe dans un sens que dans l’autre, et, par suite, la somme (2) est nulle. /» Si la fraction /■(«) est positive pour x — a et négative pour xz ~b, il y a un changement de signe dans le sens du positif au négatif de plus que dans le sens inverse et la somme (2) est égale à + 1. f\x) Si la fraction f(a>) est négative pour x~a et positive pour X — b, il y a un changement de signe dans le sens du négatif au positif de plus que dans le sens inverse et la somme (2) est égale à —1. On peut donc écrire : p (f'(x)\ , v(f{a>)\_ v* désignant le nombre (égal à 0 ou à 1) de variations de signe que présente la suite des valeurs des deux fonctions f(x), fr(x) pour x~b et v étant le nombre des variations de cette même suite pour X — a. On en conclut : Considérons maintenant la fraction f(x) f{x) ■ Le polynôme f(x) étant d’un degré plus élevé que sa dérivée f(x ), on peut diviser f(x) par f'(x ), et, en appelant Q le quo¬ tient de cette division et Vt son reste changé de signe, écrire : f(x)—Qf(x) — Yi; d’où : M - o - -II. • f'(x) - w f'(x) ’ LE THÉORÈME DE STURM. 53 et, comme Q étant entier ne peut devenir infini, on tire de là : y, On peut alors opérer sur la fraction — — comme on l’a fait f\oc) ci-dessus sur la fraction f'(x) f(00) et arriver ainsi à la relation : qui est de même forme que la relation (3) ci-dessus et dans laquelle v\ désignent respectivement les nombres (égaux à 0 ou à + 1) de variations que présente la suite f'(x), Yt pour x — a et pour x~b. Faisant maintenant la division de f'ipc) par V! et désignant par V2 le reste de cette division changé de signe, on établira semblablement la relation : v2, v'2 étant respectivement les nombres (égaux à 0 ou à -f- 1) de variations que présente la suite Yt , V2 pour x — a et pour x — b. En continuant à opérer toujours de la même façon, comme les degrés des restes des divisions successives diminuent à chaque fois, on arrivera nécessairement au bout d’un nombre limité de divisions à un reste constant : — Yr . Si l’on désigne alors par — Yr — 2, — V,. — i les restes des deux divisions précédant celle qui donne le reste — V,-, la dernière relation que l’on aura à écrire sera : (6) MÉMOIRES. 54 vr , v'r désignant respectivement les nombres (égaux à 0 ou à -f 1) que présente la suite Vr— î, Vr pour xzz a et pour X — b. yr_i Mais, Y,, étant constant, la fraction — — ne peut jamais de- V r venir infinie, et, par conséquent, l’on a la relation (6) s’écrit donc simplement : (7) E (^^) = Vr — V'r ■ En ajoutant alors membres à membres les relations (1) , (3), (4), (5), (7), ainsi que les relations intermédiaires entre (5) et (7) obtenues dans les divisions successivement faites, il vient, en supprimant les termes communs aux deux membres de l’équation résultant de cette addition , 71 ZZ V “J- Vl ~j~ ^2 “h • • • Vr - (v' -f* V' i -J” V 2 • • • "j- V'r). Le nombre n de racines réelles de l’équation f{oc) = 0 com¬ prises entre les deux nombres réels, positifs ou négatifs, quel¬ conques, est, par suite, égal à la différence des nombres de variations que présente la suite des valeurs des fonctions f'(oc), Y1? V2 ... Vr — 1, Vr, pour x := a et pour x — b, autrement dit au nombre de va¬ riations perdues par cette suite lorsque x varie de a à b. C’est bien là l’énoncé du théorème de Sturm. — Passons maintenant à l’examen du cas où les deux fonctions algébriques f(x) et f'(x) s’annuleraient simultanément pour cer¬ taines valeurs de x comprises entre les nombres donnés a et b. LE THÉORÈME DE STURM. 55 IV. Deuxième cas. — Les deux fonctions algébriques f{x) et f'{x) s’annulent simultanément pour certaines valeurs de x comprises entre les nombres ae/b. Les valeurs x0 de x qui annulent ainsi simultanément les fonctions f(x), f'{x) sont, comme on sait, des racines multiples de l’équation f(x) — 0. Nous devons faire tout d’abord une remarque importante. Considérons l’équation (1) obtenue, page 9 ci-dessus, dans l’étude du premier cas : Pour que cette équation soit exacte, il faut évidemment que, si l’on désigne par x0 une quelconque des racines (simples) de l’équation f(x) — 0 comprises entre a et b et par e une petite f'(x) quantité positive arbitraire, la fraction : — passe toujours du positif au négatif quand x varie de x0 — £ à x0 + s; car si le changement de signe de cette fraction se faisait en sens inverse pour h racines de l’équation f(x) = 0, h étant un entier positif quelconque plus petit que n ou égal à n, cette circonstance détruirait dans le calcul de l’excès Eab l ' f{cc)) l’effet de h changements de signe dans le sens du positif au négatif, en sorte que ledit excès serait égal non pas à n, mais à n — 2 h. De là résulte que, dans le cas où l’équation : f{x) ~ 0 n’admet que des racines simples entre a et b , les deux fonctions f(x) et f(x) sont toujours de signes contraires pour les valeurs de x qui sont un peu plus petites que les racines x0 de l’équation f(x) ~ 0 et toujours de mêmes signes pour les valeurs de x un peu supérieures à ces mêmes racines xQ. 56 MÉMOIRES. On retrouve donc ainsi un fait bien connu de l’algèbre élémen¬ taire. Ce que nous voulons faire remarquer ici, c’est que le fait en question a lieu aussi bien quand x0 est racine multiple de l’équa¬ tion : f(x) =r0 que lorsque cette valeur x0 est racine simple de ladite équation. Le raisonnement présenté pour établir ce fait en algèbre élémentaire s’applique en effet aussi bien à un cas qu’à l’autre. Or, de cette remarque, il résulte que toute racine cr0 de l’équa¬ tion : f(x) — 0 existant entre les deux nombres donnés a et b a pour effet d’introduire une unité, mais une unité seulement, ^ . Cet excès, qui serait nul si aucune racine de l’équation : f(x) — 0 n’existait entre a et b, est, par suite, toujours égal au nombre des racines x0 de ladite équation comprise entre a et b, chaque racine distincte étant comptée une seule fois alors même qu’elle serait multiple. Par ailleurs, le calcul de l’excès se fait dans le cas présentement examiné des racines multiples en suivant la méthode exposée, pages 10-13 ci-dessus, pour le cas des racines simples. Seulement, lorsque l’équation : f(x) zzO possède des racines multiples, il arrive qu’en faisant les divisions successives auxquelles conduit l’application de ladite méthode, on parvient nécessairement à une division qui s’effectue exactement ; et c’est même à cette particularité, on le sait, que l’on reconnaît l’exis¬ tence de racines multiples de l’équation : f(x) =0. Le diviseur Yg de cette division qui donne un reste nul est alors le plus grand commun diviseur algébrique des deux polynômes f[x) et Or, entre le diviseur Yq et le reste Yÿ_i changé de signe de la division précédant de deux rangs la dernière, il existe la relation Yq — 1 - YqQq, Qq étant le quotient de V? i par Yq . LE THÉORÈME DE STURM. 57 On en conclut e(V)=e(q")=o’ puisque Qq par sa définition même est un polynôme entier. En tenant compte de ce résultat et ajoutant ensemble, comme on l’a fait page 13 ci-dessus, les relations (1), (3), (4), (5) et les relations subséquentes analogues, lesquelles sont exactement les mêmes dans le cas des racines multiples que dans le cas des racines simples, on reconnaît immédiatement que l’excès est égal à la différence des nombres de variations que présente la suite des valeurs des fonctions : (8) pour x — a e t pour x~ Je. Le nombre des racines de V équation : f{x) =z 0 comprises entre les deux nombres donnés quelconques aelb ( chacune des racines distinctes étant comptée pour une seule racine aussi bien quand cette racine est multiple que quand elle est simple) est donc égal au nombre de variations perdues par la suite des fonctions (8) lorsque x varie de a à b. C’est là l’énoncé du théorème de Sturm lorsque l’équation f(x) =:0 possède des racines multiples. Le théorème de Sturm se trouve ainsi établi dans tous les cas. 58 MÉMOIRES. LA REVOLUTION FRANÇAISE JUGÉE PAR UN ALLEMAND1 Par M. HALLBERG2. On aurait tort de se figurer que les divers peuples de l’Al¬ lemagne qui, en 1792, ont envahi la France, fussent tous également enchantés de cette corvée ou convaincus de la né¬ cessité de châtier une grande nation voisine révoltée contre son roi. L’habitude de l’obéissance à leurs souverains, une sorte de scrupule religieux qui les empêche de discuter leurs ordres, le respect de la discipline militaire suffisent à expli¬ quer comment les alliés ont pu réunir et faire marcher contre nous des armées considérables et animées, en apparence, des dispositions les plus violentes. Cette violence était le fait des chefs bien plus que des soldats, et le manifeste du duc de Brunswick, au moins à l’origine, n’avait guère d’écho dans ses régiments, encore moins parmi les bourgeois et les artisans, ceux surtout des provinces rhénanes. L’au¬ teur dont nous résumons ici les impressions nous en four¬ nira la preuve : il représente bien, ce semble, cet état d’es¬ prit et ces opinions moyennes que l’on trouve habituelle¬ ment chez le peuple et, de préférence, dans la bourgeoisie, 1. Mémoires autobiographiques de Varnhagen von Ense, 1er vol. (1871) ; correspondance de George Fœrster; Mémoires de Bollmann, etc. La Revue des Beux-Mondes a consacré autrefois deux articles excel¬ lents aux Mémoires de Varnhagen (1er mai 1838 et 15 juin 1854). 2. Lu dans la séance du 15 janvier 1891. 59 LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. ù où l’on ne sent et ne raisonne évidemment pas comme dans les sphères plus élevées. La façon de penser d’un Goethe ne prouve rien en faveur de ses compatriotes; Yarnhagen nous apprendra comment on jugeait la Révolution française au¬ tour de lui, d’autant qu’il rapporte, sans la moindre préten¬ tion, ses souvenirs d’enfance, très précis et très fidèles, sans se préoccuper des modifications que la suite des temps a pu et dû apporter à sa propre façon de voir. D’autres témoins, comme Fœrster et Bollmann, nous donnent aussi leurs im¬ pressions, écrites sur le moment et sans autre préoccupa¬ tion que celle de renseigner leurs amis ou leurs correspon¬ dants sur l’état de leur âme et sur les grands événements auxquels ils se trouvaient mêlés. I. Et d’abord il faut bien tenir compte de ce fait que les Allemands avaient été, pendant presque tout le dix-huitième siècle, à l’école de la France, et que, au point de vue poli¬ tique non moins que philosophique et religieux, ils avaient tiré quelque profit de nos leçons. Il y avait déjà là de quoi les disposer assez bien en faveur de notre Révolution. Yarn¬ hagen nous semble avoir parfaitement résumé cette situa¬ tion dans une des meilleures pages de ses Mémoires. « De tous côtés, en Allemagne, on travaillait à l’émanci¬ pation des intelligences; non seulement les laïques, mais aussi le clergé, évêques ou abbés, curés ou moines, s’em¬ pressaient à l’envi de contribuer au progrès bienfaisant des lumières et à leur diffusion dans le peuple. La plupart, néanmoins, étaient d’avis de procéder avec une certaine pru¬ dence, et cela d’autant mieux qu’il leur fallait généralement ménager le terrain même qui les portait. D’autres, au con¬ traire, dépêchaient la besogne avec un zèle impétueux et vio¬ lent, et tournaient contre le dogme lui-même leur fanatisme inné, qui, en d’autres temps, leur eût fait persécuter les hé¬ rétiques. Dans les classes élevées, on pouvait distinguer 60 MEMOIRES. deux courants : l’un, celui des esprits cultivés et hardis, niant et raillant tout ce qui ne tombait pas sous les sens ou n’était pas éclairé par la raison, mais qui, également égoïs¬ tes et prudents, voulaient garder pour eux seuls cette pré¬ tendue supériorité et laisser le peuple en proie aux erreurs et à l’obscurantisme ; l’autre courant, moins fort, mais d’au¬ tant plus large, était celui des hommes timorés et grossiers, qui n’avaient ni le courage de rompre absolument avec les sentiments religieux ni le moindre désir de se priver des jouissances sensuelles de la vie, et se contentaient de cher¬ cher dans une certaine mesure un accommodement avec le ciel, par quelque pratique extérieure de la religion, une fois par an, ou même une seule fois dans la vie, à l’approche de la mort. « Mon père était également éloigné de ces deux tendan¬ ces : de la dernière, à cause de son esprit libéral et indé¬ pendant, mûri par l’étude et la réflexion; de la première, par son amour sincère de l’humanité, ses chaleureuses sym¬ pathies pour le peuple, qu’il ne voulait pas voir demeurer éternellement en tutelle au profit d’une classe égoïste, mais qu’il désirait appeler à prendre part à toutes les libertés et à tous les progrès. Aussi se trouvait-il isolé au milieu de gens qui, en apparence, avaient ses idées; il ne s’appuyait sur aucune coterie et n’appartenait à aucun parti. Les mo¬ dérés, comme lui, sont toujours le plus vivement attaqués des deux parts, et ils succombent les premiers en temps de révolution1. » Dans le domaine politique, la communauté d’idées n’est pas moins visible entre les Français et les Allemands, si nous nous en rapportons au témoignage de notre auteur. « La révolution qui éclata en France dans Tannée 1789 avait vivement exalté les esprits partout, et tous les amis des lumières, de la liberté, de l’humanité, attendaient de ce grand mouvement la nouvelle et universelle délivrance du 1. Mémoires de Varnhagen, lre partie, chap. i. Nous ne connais¬ sons pas de traduction française de ces Mémoires, pourtant si intéres¬ sants. 61 LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. monde. Mon père n’avait, pas été le dernier à accueillir de si belles espérances et à les propager. Il est vrai que son âme s’était révoltée tout d’abord contre certains actes de bar¬ barie et de vandalisme populaire qui s’étaient produits au début et qui se renouvelèrent de temps à autre : pour un but aussi élevé, il ne voulait voir employer que les moyens doux et humains. Mais bientôt ces actes coupables furent oubliés, comme des faits isolés, et se perdirent dans le grand torrent d’enthousiasme qui semblait devoir porter l’humanité vers une terre promise. De plus, le branle paraissait donné pour aboutir, d’une façon calme et continue, à un ordre de choses régulier; l’Assemblée nationale travaillait avec zèle à établir une nouvelle constitution dont les principes étaient partout acclamés avec amour ; le couronnement de l’œuvre ne pou¬ vait pas être éloigné. Appartenir à ce nouveau règne de la liberté, de la loi, de l’égalité, de la fraternité civique, sem¬ blait être la plus heureuse destinée que pussent ambitionner des hommes généreux et bien pensants1. » II. Telles étaient les dispositions du père de Varnhagen, lors¬ que, en 1790, il prit la résolution de quitter Dusseldorf, où il exerçait la médecine, et d’aller se fixer à Strasbourg. Cette grande ville l’attirait de toutes façons : c’était le pays de sa femme, c’est là qu’il avait fait jadis ses études médicales, et il espérait y obtenir une chaire; enfin, et surtout, c’était une terre française. Son enthousiasme pour la Révolution n’a d’égal que son désir de devenir citoyen français; en Alsace, il sera en France, dans le pays de la liberté ! L’enfant, âgé seulement alors de six ans, éprouva une impression ineffaçable à la vue de la cathédrale de Stras¬ bourg, et surtout de cette flèche, élégante et hardie, qu’il voyait se dessiner dans le ciel déjà quelques heures avant 1. Mémoires , chap. n. 62 MÉMOIRES. son arrivée dans la ville. Les pages qu’il a consacrées long¬ temps après à ce souvenir, à l’expression des sentiments si vifs encore dans son âme, sont parmi les plus intéressantes et les plus fortement écrites de ses Mémoires. Nous ne le suivrons pas dans ces développements, non plus que dans sa description des environs de Strasbourg, ni des parties de plaisir faites en famille, ni du costume si pittoresque des •Alsaciennes, qui, du reste, commençaient à l’abandonner pour les modes nouvelles, beaucoup moins gracieuses et ori¬ ginales. Goethe, vingt ans auparavant, faisait la même re¬ marque : « Ce qui rendait plus agréable encore qu’en d’au¬ tres lieux le coup d’œil d’une foule de promeneurs, c’était la variété du costume des femmes. Les jeunes filles de la classe moyenne portaient encore des tresses roulées sur la tête, fixées avec une grande épingle, et une certaine jupe étroite, à laquelle il eût été ridicule d’ajouter une queue. Et ce qu’il y avait d’agréable, c’est que cet habillement n’était pas l’apa¬ nage exclusif d’une certaine classe; quelques familles riches et distinguées ne permettaient pas à leurs filles de renoncer à ce costume. Les autres s’habillaient à la française, et ce parti faisait chaque année quelques prosélytes1. » Du temps de Varnhagen, ce ne sont plus seulement les costumes français, mais aussi la langue française, qui ten¬ dent de plus en plus à supplanter les modes et le dialecte du pays ; c’était là un des effets de la Révolution en Alsace, et non des moins remarquables. Les sympathies toujours croissantes pour la France et pour la liberté cherchaient ainsi des moyens de se manifester à chaque instant. « On pouvait à peine faire un pas dans Strasbourg sans se heur¬ ter aux idées nouvelles, à leur manifestation par des actes ou par des emblèmes. Les premiers mouvements de Paris avaient trouvé de suite en Alsace une approbation énergi¬ que et enthousiaste, et les Strasbourgeois surtout s’étaient lancés avec passion dans cette nouvelle direction. On enten¬ dait partout les nouveaux mots d’ordre, les cris de : Vive la 1. Goethe, Mémoires , 2e partie, livre 9 (tracL Porchat). 63 LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. liberté ! la loi ! la nation ! Partout éclataient les symptômes d’une vie nouvelle; on voyait planter partout des arbres de la liberté; les couleurs et les devises de la Révolution étaient multipliées par des tableaux, des écussons, des ins¬ criptions ; on voyait la cocarde tricolore à tous les chapeaux, des drapeaux tricolores à tous les édifices publics ; les fem¬ mes portaient comme parure des rubans tricolores; les chants patriotiques retentissaient nuit et jour... On ne con¬ naissait encore que deux partis, celui des patriotes et celui des aristocrates, et chacun des deux revendiquait le nom du roi, les patriotes plus encore que les autres, parce qu’à ce moment il servait leur cause avec beaucoup de bonne- volonté. Je me souviens encore d’une foule de chansons et de vers qui célébraient la liberté; mais pas un seul de ces chants n’était allemand, tous étaient en français1. » La garde nationale fut organisée à Strasbourg avec un soin tout particulier et ne tarda pas, au témoignage de Yarnhagen, à y acquérir une grande importance. On croyait sincèrement alors qu’elle était appelée à jouer un rôle con¬ sidérable, à défendre la frontière contre les Allemands ; l’es¬ prit révolutionnaire dont elle était animée, opposé au roya¬ lisme des troupes de ligne, la rendait éminemment popu¬ laire. Les gens du métier, naturellement, ne ménageaient pas leurs critiques à ces milices bourgeoises ou civiques ; mais le père de notre auteur s’était pris pour elles d’un véri¬ table enthousiasme et n’avait point tardé à s’y enrôler. L’en¬ fant ne se sentait pas de joie. « Lorsque je le vis' pour la première fois dans son uniforme, mon cœur battit à se rompre; je croyais que dorénavant nous appartenions bien à notre nouvelle patrie. Visiter mon père à son premier corps de garde, au milieu de tant de camarades si gais, si aima¬ bles pour lui et pour moi, et me trouver si près, si familiè¬ rement parmi toutes ces armes, ces tambours, ces drapeaux, ce fut là pour moi une fête comme on en a rarement dans sa vie... La nation française! liberté! égalité! que ces mots 1. Mémoires de Varnhagen> Re partie, chap. il 64 MÉMOIRES. étaient alors doux et fiers à mon oreille ! Et qui m’eût dit alors qu’un jour viendrait où je marcherais de mon plein gré, et même avec ardeur, en ennemi, contre ces Français, ' <1 ces couleurs nationales et ces mots d’ordre1? » La destinée de Yarnhagen le ramena en effet dans son pays natal, et il lui fallut bien redevenir allemand, par la force des circonstances, combattre dans les rangs des enne¬ mis de Napoléon et de la France, travailler au renversement de cette Révolution qu’il avait saluée à son aurore avec tant d’enthousiasme; mais, au fond, il resta toujours sympathi¬ que à notre pays et ne le combattit qu’à son corps défendant; dans plus d’une circonstance il prouva qu’il lui restait encore quelque chose de ses anciens sentiments français et libéraux, ce qui pour lui était tout un. Son séjour à Strasbourg ne fut pas de longue durée. Après la brillante fête de la Constitution (14 septembre 1791) où tous les Strasbourgeois semblèrent fraterniser et qui devait être l’aurore d’une ère nouvelle de pacification et de liberté vraie, les scènes de désordre ne tardèrent pas à commencer. La funeste influence de l’ex-moine Euloge Schneider, un des plus violents démagogues de la Révolution, rendit la tâche de plus en plus difficile aux bons citoyens. Les atta¬ ques les plus vives étaient constamment dirigées contre le maire de Strasbourg, Dietrich, et le père de Yarnhagen, qui prenait non moins vivement son parti, commençait a passer pour suspect auprès de quelques-uns. Pourtant l’ivresse générale résistait encore aux fâcheux pressentiments, et la confiance en l’avenir n’était pas troublée non plus par la coalition naissante des princes étrangers, ni par les mena¬ ces des émigrés. Ceux-ci n’avaient encore réussi, des deux côtés du Rhin, qu’à se faire détester et à éloigner les popu¬ lations de la cause qu’ils prétendaient servir. « On les raillait, on les injuriait, on faisait contre eux des chansons et des caricatures. Les Strasbourgeois en avaient l’occasion tout près de chez eux. De l’autre côté du Rhin, dans le Brisgau et 1. Mémoires de \ arnhcigen, lie partie, chap. n. 65 LA RÉVOLOTION FRANÇAISE. le pays de Bade, se trouvait le vicomte de Mirabeau, frère du champion de la Révolution, tout occupé de recruter une troupe de volontaires avec laquelle il promettait de pénétrer en Alsace et de soumettre cette province à l’ancienne auto¬ rité royale. Il avait autour de lui un certain nombre d’offi¬ ciers émigrés; mais sa troupe se composait d’un ramassis de toute sorte de gens, qui en partie désertèrent bientôt, et de pauvres paysans de la contrée qui devaient l’aider à passer le Rhin et à tenter un coup de main sur Strasbourg, puis s’en retourner chez eux. Le voisinage de cet ennemi était pour les Strasbourgeois un sujet quotidien de conversation; on s’informait, en plaisantant, de ses forces, de ses progrès ; on allait se promener jusqu’à Kehl pour assister aux exer¬ cices et aux revues. Ce vicomte avait un embonpoint énorme et avait reçu depuis longtemps déjà le sobriquet de Mirabeau- Tonneau, que Ton s’empressait naturellement d’adopter aussi maintenant, et qui était l’occasion d’une foule de plaisante¬ ries et de caricatures. Les gamins s’amusaient à faire des feux de joie, dans lesquels ils brûlaient régulièrement un mannequin difforme, qu’ils baptisaient du nom de Mirabeau- Tonneau ; puis quand, à cause des abus qu’ils entraînaient, les feux de joie furent interdits, on prit l’habitude de noyer Mirabeau-Tonneau dans la rivière de FI111. » III. Cependant le père Yarnhagen commençait à envisager l’avenir avec une inquiétude tous les jours croissante. Malgré ses sympathies pour la France, malgré l’attache¬ ment de sa femme à son beau pays d’Alsace, malgré leur sincère enthousiasme à tous deux pour la Révolution, il songeait à quitter Strasbourg et à retourner en Allemagne. D’abord, l’Université de Strasbourg était de plus en plus désertée par les étudiants à cause des événements politiques 1. Mémoires, Re partie, chap. ir. 9e série. — TOME III. 5 66 MÉMOIRES. et des craintes de guerre prochaine qu’ils faisaient concevoir à tous les esprits. Strasbourg n’offrait donc plus à Yarnha- gen qu’un séjour sans intérêt et sans profit. Et puis la poli¬ tique locale l’écœurait; il trouvait que les Strasbourgeois ne mettaient pas assez en pratique les idées libérales dont ils semblaient animés à l’origine, et il craignait de voir la Constitution, cette Constitution qu’il avait acclamée comme les autres avec tant de bonheur, mise à néant par le mau¬ vais vouloir et la violence des partis. L’échec de ses espé¬ rances professionnelles le prédispose évidemment au pessi¬ misme, et il ne se cache pas pour critiquer ce qui se passe; il est de plus en plus isolé, suspect même, et lorsque, au printemps de 1792, il quitte Strasbourg, il a déjà été noté comme émigré par les uns, comme jacobin par les autres, comme suspect par tous. Mme Yarnhagen et sa fille restèrent encore quelque temps en Alsace; son mari et son fils partirent pour Bruxelles, où il s’agissait de réclamer un héritage. Dès leurs premiers pas, ils s’aperçurent combien il était difficile de traverser sans encombre un pays aussi exalté, une époque aussi troublée : à Landau, la foule voulut les faire arrêter comme conspira¬ teurs; à Mannheim, en revanche, on les traita de révolu¬ tionnaires : cette ville était remplie d’émigrés qui procla¬ maient bien haut la fin prochaine de la Révolution et le rétablissement de l’autorité royale. Yarnhagen ne manqua pas de les contredire, d’affirmer le triomphe définitif de la liberté; on faillit le lapider, et il dut reprendre bien vite le bateau pour continuer sa route en aval du Rhin. Là, de nouveaux ennuis l’attendaient; le bateau était encombré d’émigrés qui avaient naturellement le verbe très haut et n’admettaient point qu’on pactisât, même de loin, avec la Révolution. L’un d’eux s’aperçut que le fils de Yarnhagen avait à son habit un bout de ruban tricolore. Il appelle ses compagnons, leur montre l’enfant qui ne se doutait de rien, et se met en devoir de lui arracher le scandaleux emblème. Le père intervient; une violente querelle, puis une bagarre s’ensuit, et les émigrés, avec l’outrecuidance dont ils ne se 67 LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. départent jamais, exigent du patron que l’on arrête immé¬ diatement le bateau et que l’on dépose à terre les deux jaco¬ bins. Le patron résiste, se fâche, les matelots et les paysans allemands interviennent et finissent par rabattre le caquet aux fougueux gentilshommes, qui durent s’estimer heureux, ce jour-là, de ne pas faire un plongeon dans le Rhin. Le père Yarnhagen fut dénoncé peu de temps après, dans son propre pays, comme ayant pris une part active à la Révolution française, et banni, pour ce fait, du territoire de Dusseldorf et de tout le Palatinat. Tout cela n’était pas fait pour réconcilier cet excellent homme avec la monarchie , et son fils, comme il arrive souvent à cet âge, exagérant en¬ core les idées paternelles, devint un ardent républicain ; ses naïves professions de foi lui valurent plus d’un ennui et plus d’une gronderie. Son père fut amené par la force des choses et peut-être aussi par la nature particulière de son esprit, à modifier peu à peu ses idées, et son amitié pour la France, ou du moins sa sympathie pour la Révolution, se refroidit sensiblement dans les dernières années de sa vie, c’est-à-dire de 1794 à 1798. L’enfant, qui commençait à de¬ venir jeune homme, ne pouvait guère comprendre cette sorte d’apostasie. « J’étais choqué depuis quelque temps, dit-il, de voir mon père, cet ami zélé des principes libéraux pour lesquels il avait souffert les plus dures persécutions et vivait encore en exil, ne pas rechercher des relations avec le parti de sa prédilection, actuellement victorieux, avec ces ré¬ publicains de France dont il aimait tant jadis à trouver partout la cocarde, et ne plus faire sa société, par hasard ou volontairement, qu’avec des Français du parti opposé, avec ces émigrés que nous haïssions tous. Ce n’est que plus tard que j’ai pu m’expliquer cette anomalie, car moi-même je l’ai vue se produire dans ma vie à plus d’une reprise. C’est à coup sûr une des qualités les plus louables chez un homme, que cette tendance à apprécier les mérites et les vertus d’autrui sans s’inquiéter de savoir si Ton se trouve en présence d’un adversaire ou d’un ami politique ; ce n’est 68 MEMOIRES. que justice évidemment, mais cela n’a lieu que rarement dans la pratique, car, d’habitude, les principes ne servent que de manteau à quelque vue intéressée, et cela nous oblige à une complète et aveugle partialité. Mais mon père, tout en aimant du fond du cœur la liberté, que représentait la France, repoussait avec horreur les excès et les cruautés de la Révolution ; il s’affligeait surtout de l’exécution de Louis XVI , car il était persuadé de la bonne volonté de ce roi. D'autre part, il aimait chez les Français leur esprit et leur exquise éducation, et il ne pouvait s’empêcher de trou¬ ver et d’estimer ces qualités surtout chez les aristocrates. Un véritable ami du peuple, d’après lui, devait s'efforcer de relever et d’ennoblir les classes inférieures, et non point vouloir s’abaisser lui-même jusqu’à leur ignorance et leur grossièreté, comme font trop de gens qui ne sont que des démagogues et cachent sous le manteau de cette fausse po¬ pularité les ambitions les plus inavouables1. » Cette manière de penser s’accentua encore davantage dans la suite, et le père Yarnhagen n’eut plus que des critiques et même des injures pour la France lors de son intervention en Suisse, en Allemagne, en Italie, en Egypte; son fils s’in¬ dignait de voir ainsi maltraiter le pays de sa prédilection, et il avait sa mère et sa sœur de son côté; mais le père se renfermait dans un superbe dédain , et refusait même de discuter avec eux. La famille, après de nombreuses péré¬ grinations, s’était fixée enfin à Hambourg, en 1798. Dans cette ville on faisait ouvertement des vœux pour le succès des armes françaises; on n’y avait que très peu de sympa¬ thie pour la prétendue cause de l’Allemagne, où l’on ne voyait, avec raison, qu’une égoïste coalition des couronnes intéressées à arrêter l’essor des libertés modernes. Quant aux émigrés français , on les avait en horreur , et ce senti¬ ment était celui de la plupart des Allemands dans n’importe quelle contrée. Yarnhagen nous donne à cet égard des ren¬ seignements du plus haut intérêt, qui, du reste, concordent 1. Mémoires de Yarnhagen, pe partie, chap. iv. LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 69 absolument avec ceux que nous trouvons sur le même sujet dans les Mémoires de Goethe. IV. A Mannheim, déjà, lejeune Yarnhagen avait pu constater le peu de sympathie que la population témoignait aux émi¬ grés; on les avait bien reçus dans quelques maisons , parce qu’ils représentaient la noblesse et le principe monarchique ; mais leur orgueil , leurs prétentions , leur mépris pour le peuple ne tardèrent pas à leur aliéner les esprits , peu dis¬ posés d’ailleurs à la bienveillance pour des gens qui, après tout, portaient les armes contre leur patrie. A Mayence et à Goblenz ce fut bien pis ; dans cette dernière ville, leur quar¬ tier général, ils se trouvaient en nombre et parlaient en maîtres; il n’y avait pas de vexations ni d’abus qu’ils ne commissent. Le prince palatin de Trêves voyait son auto¬ rité absolument méconnue, et les habitants n’espéraient plus d’autre remède à leurs maux que le prompt déchaînement de la guerre contre la France, qui obligerait les émigrés à marcher sur la frontière. Ce que le peuple leur reprochait peut-être plus que tout le reste, c’était de profaner, comme on disait, le pain du bon Dieu. Le pain du pays était noir, et pour marquer combien ils méprisaient une telle nourriture, les jeunes marquis, vicomtes et abbés, s’amusaient de temps à autre, en pleine rue, à se battre avec de grosses boules de mie de pain , ou à se chausser avec des miches qu’ils traînaient ainsi dans la boue et les ordures. Une pareille conduite révoltait les pau¬ vres gens, qui, habitués à manger et à respecter leur pain noir, appelaient la vengeance du ciel sur ces profanateurs , et ne se faisaient pas faute, à l’occasion, de prévenir les châtiments célestes; plus d’un émigré fut jeté à l’eau ou roué de coups la nuit, et Yarnhagen affirme que le pain noir y était au moins pour autant que les filles ou les fem- 70 MÉMOIRES. mes séduites et toutes les autres insolences dont ils se ren¬ daient coupables. Goethe n’est guère plus tendre pour les émigrés : « Ils étaient entrés en campagne, raconte-t-il dans sa Campagne de France, avec leurs femmes et leurs maîtresses, leurs enfants et leurs parents, comme pour mettre en évidence la contradiction profonde de leur situation présente... L’hôte¬ lier (de Cassel) me dit qu’il était bien résolu à ne plus recevoir aucun émigré. Leur conduite était arrogante au plus haut point; ils payaient chichement; au milieu de leur détresse, et quand ils ne savaient de quel côté se tourner, ils se comportaient toujours comme s’ils prenaient posses¬ sion d’un pays conquis1. » Ailleurs, Goethe se moque encore de ces nobles pleins de prétentions, qui s’entendaient mieux à marauder et à pré¬ parer leurs repas qu’à organiser la victoire ; ou bien il cite le fait d’un émigré de première marque qui ne peut se con¬ soler des durs traitements infligés aux princes français par le roi de Prusse. Celui-ci, en effet, commet l’impertinence d’exposer ses illustres hôtes, avec lui-même, aux fatigues et aux ennuis d’une longue marche sous la pluie, sans leur offrir des pardessus ou des vêtements de rechange2! Ils ne se conduisaient pourtant pas toujours d’une façon aussi révoltante. A Dusseldorf, où ils étaient en grand nombre, ils étaient plus sérieux qu’à Coblenz; les habitants les exploitaient sans vergogne, mais leur bonne humeur n’en était pas diminuée, et le jeune Yarnhagen, malgré son peu de sympathie pour leur cause et pour eux-mêmes en général, avoue qu’il se sentait attiré par leur esprit et leurs belles manières. Gela ne dura d’ailleurs pas bien longtemps. A Dusseldorf, comme partout, les émigrés finirent par vou¬ loir parler en maîtres et furent pris en grippe par la popu¬ lation. Leur peu de respect pour le foyer conjugal de leurs hôtes en fit jeter quelques-uns dans le Rhin; plus d’un fut à 1. Œuvres de Goethe, trad. Porchat, t. X, p. 143. 1. Ibid., pages 30, 31, 39. 71 LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. à demi-assommé par un mari outragé ou par un fiancé jaloux. Le résultat fut que la population se montra tous les jours plus favorable à la cause de la Révolution, et que l’on fit ouvertement des vœux, sur toute cette rive du Rhin, pour le triomphe des armes françaises. Pichegru surtout bénéfi¬ cia de cette situation d’esprit, et devint bientôt aussi popu¬ laire chez les Allemands des provinces rhénanes que l’avaient été précédemment La Fayette et Dumouriez; on buvait ouvertement à sa santé, à ses succès, à la victoire de la liberté. C’est sur ces entrefaites que vint éclater , comme un coup de foudre, la nouvelle de l’exécution de Louis XYI. « Elle fit une vive impression dans le monde entier, mais • 4 surtout en Allemagne. Parmi les émigrés régnait l’épou¬ vante non moins que la fureur. J’en vis qui s’arrachaient les cheveux, se déchiraient le visage et les mains avec leurs ongles, lançant l’anathème et la malédiction sur les régi¬ cides et sur la nation entière, complice du meurtre. D’autres avaient un rire convulsif, criaient hautement : « Vive Louis XYII ! » et parlaient de se précipiter en France comme un torrent pour sauver du moins le jeune roi du supplice ou de la captivité. Mais il y avait aussi des fanatiques qui applaudissaient à cette catastrophe et déclaraient que le roi avait mérité son sort, puisqu’il avait été le premier cou¬ pable des malheurs de la France, en encourageant la Révo¬ lution, en lui cédant du terrain, en trahissant la cause du trône et de la noblesse. Tout irait bien maintenant puisque les princes ne seraient plus gênés dans leurs entreprises et que les alliés n’auraient plus à garder de fallacieux ména¬ gements. Aussi, pendant que quelques-uns baisaient en pleu¬ rant l’image du roi, d’autres la jetaient à terre et la fou¬ laient aux pieds, et cela dans une même chambre, dans une même famille ! « L’horreur de voir mourir un roi sur l’échafaud frappa les Allemands aussi vivement que les Français, et mon père surtout déplora le sort du malheureux Louis avec une pro¬ fonde compassion. Les hommes tels que mon père savaient 72 MEMOIRES. parfaitement séparer la cause des émigrés de celle du roi, et plus d’un, comme lui, les accusait d’avoir sacrifié le prince à leurs folles exigences1. » On peut comparer cette page avec les quelques lignes que Gœthe a consacrées au même sujet dans sa campagne de France. Le tableau de Yarnhagen paraîtra autrement vif et animé que celui de son illustre prédécesseur; cela tient d’une part à l’âge de notre témoin, plus impressionnable et plus naïf, et aussi au caractère même de Yarnhagen, que l’observation des choses et des hommes n’a jamais pu rendre sceptique ni indifférent. Tout sobre qu’il est de réflexions personnelles à l’occasion d’un événement aussi dramatique, on sent qu’il en a été vivement frappé, qu’il a compris et partagé les impressions qu’il rapporte. A Hambourg, où les Yarnhagen arrivèrent au milieu de 1794, les émigrés n’étaient ni moins nombreux ni plus réservés que partout ailleurs. Ils y avaient reçu un accueil hospitalier, quoique peu enthousiaste, et s’arrangeaient de manière à passer le temps assez gaiement; ils se firent bien¬ tôt détester dans la riche cité marchande tout autant que sur les bords du Rhin, et valurent ainsi parmi les Ham¬ bourgeois un regain de sympathie aux républicains, dont on n’avait sous les yeux que des spécimens fort estimables. La cause de la Révolution recruta dès lors de nombreux adeptes, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on songe que le gouvernement de Hambourg était, en somme, une républi¬ que. Ce qui déplaisait surtout à ce peuple essentiellement aussi leurs allures dédaigneuses et fanfaronnes. Cela n’em¬ pêchait pas d’admirer, à l’occasion, leur courage ou celui de leurs frères d’armes. La mort héroïque des émigrés à Quiberon amena même un revirement passager dans l’opi¬ nion publique; beaucoup de ces émigrés, victimes d’un hé¬ roïsme insensé, avaient passé par Hambourg, et leur mort causa un réel chagrin à ceux qui les y avaient connus. * • 1. Mémoires de Yarnhagen , î™ partie, chap. m. 73 LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. à Malgré cela, et malgré les fréquentes relations de son père avec les aristocrates, le jeune Yarnhagen ne parvint pas à se réconcilier avec eux. Il leur témoigna plus d?une fois son peu de sympathie en leur faisant des niches d’en¬ fant terrible, en chantant sous leurs fenêtres la Marseillaise ou des refrains patriotiques tout aussi désagréables pour eux; son père le grondait un peu, mais le laissait faire. Les Hambourgeois, avec le temps, se partagèrent de plus en plus entre les diverses opinions représentées parmi eux par leurs hôtes français : il y avait les amis des Girondins, les amis des Jacobins, mais aussi quelques partisans de la royauté, ou plutôt de Pitt et de l’Angleterre. La plupart des citoyens continuèrent à faire des vœux pour la France; en tout cas, on n’avait aucune sympathie pour la prétendue cause de l’Allemagne, et l’on ne voyait, avec raison, dans la guerre présente, qu’un moyen plus ou moins habile em¬ ployé par les princes allemands pour détourner les peuples de la revendication de leurs libertés. La présence de La Fayette à Hambourg et la fête répu¬ blicaine organisée à cette occasion vinrent donner un nou¬ vel aliment à la curiosité publique et aux controverses, un nouvel élan aux sympathies françaises. C’est le 4 octobre 1797 qu’e La Fayette arriva de sa captivité d’Olmutz, où les Autrichiens l’avaient retenu contre toute raison et contre tout droit des gens. L’imagination du jeune Yarnhagen fut vivement impressionnée par la réception vraiment cordiale et enthousiaste que les Hambourgeois firent au héros de la guerre d’Amérique et de la Révolution française; il en rédi¬ gea un récit de plusieurs pages, qui obtint un certain succès auprès de son père et de ses amis ou des amis de la France. Il ne put assister, malheureusement pour lui, à la fête républicaine qui fut donnée quelques jours après en l’hon¬ neur de La Fayette; mais il recueillit, à son retour de Holstein, l’écho des applaudissements qui avaient salué, au théâtre, l’apparition de l’illustre Français et le refrain célè¬ bre : 74 MÉMOIRES. Nous ne reconnaissons, en détestant les rois, Que l’amour des vertus et l’empire des lois, chanté à plusieurs reprises, non sans quelques protesta tions d’une partie du public, par un acteur français en renom. Une autre personnalité commençait, dès cette époque, à solliciter l’attention du jeune Yarnhagen comme des habi¬ tants de Hambourg, de l’Allemagne et de l’Europe entière : c’est Bonaparte. Yarnhagen entendit parler pour la pre¬ mière fois du jeune général et de ses étonnantes victoires pendant l’été de 1796. Presque toute la population de Ham¬ bourg l’admirait et se félicitait de voir le triomphe de la liberté assuré, — du moins on pouvait le croire alors, — par un aussi brillant capitaine; on faisait des voeux pour la France contre la coalition, tout en regrettant les excès de certains partis dans la République française. Lejeune Yarn¬ hagen, en particulier, était heureux de lire dans les jour¬ naux, et principalement dans le Correspondant de Ham¬ bourg, le récit presque quotidien des victoires de Bonaparte ; il songeait même à s’en faire l’historien, mais il renonça bientôt à cette tâche dont il entre v'* /ait toutes les difficultés. Y. On pourrait multiplier les citations de notre auteur relati¬ ves à la Révolution française; je crois en avoir donné assez pour montrer que la France et la cause dont elle s’était faite le champion en Europe rencontrèrent, au début, de vives sympathies en Allemagne, du moins dans la partie éclairée de sa population. Que serait-ce si nous demandions leurs impressions à des Allemands francisés, comme il s’en est rencontré en assez grand nombre chez nous au moment de la Révolution? Ceux-ci n’étaient pas les moins ardents parmi les apôtres de 1789, et il y aurait quelque intérêt à 75 LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. lire, par exemple, ce qu’ont écrit à ce sujet des hommes tels que Forster et Bollmann, dont Yarnhagen nous parle avec une certaine admiration. Georges Forster, qui est mort membre de la Convention, s’est fait un nom dans sa courte carrière (1754-1794) par quelques ouvrages fort estimés en Allemagne, comme ses Vues du Bas-Rhin (1790), et par l’enthousiasme avec lequel il défendit les idées nouvelles, enthousiasme qui lui valut non seulement d’être naturalisé français, mais encore de prendre place parmi les gouver¬ nants de la France. Sa correspondance est souvent du plus haut intérêt, et ses Lettres parisiennes ne doivent pas être dédaignées par les historiens de notre Révolution. Le docteur Juste Eric Bollmann était né dans le Hanovre en 1769; il mourut en Amérique en 1821. 11 appartenait à une famille honorable, mais peu aisée, chargée d’enfants, et on dut l’envoyer dans sa première enfance chez des parents, à Garlsruhe, qui se chargèrent de son éducation. Il étudia ensuite la médecine à l’université de Gœttingue, où il se lia surtout avec des Anglais ; aussi eut-il toujours depuis une grande prédilection pour l’Angleterre. On a même pu remarquer qu’il avait au plus haut degré certaines qualités de ce peuple sans en avoir les défauts. Reçu docteur en 1791, il se rendit à Mayence où il se lia bientôt avec quelques hommes distingués, et se passionna comme eux pour la Révolution française, mais sans fermer les yeux, néanmoins, sur les fautes commises et les dangers à venir. Après un nouveau séjour à Garlsruhe, il se décida enfin à passer en France, et resta d’abord quelque temps à Strasbourg (lévrier 1792). Dans la suite, il se rendit à Paris, puis à Londres, et finalement en Amérique1. Bollmann est moins connu comme écrivain que comme personnage politique, et l’on sait avec quelle hardiesse il sauva M. de Narbonne en 1793 et tenta de faire évader 1. Voir, dans la Revue des Deux-Mondes du 1er mai 1838, l’article de M. Specht sur Varnhagen, où se trouvent quelques pages sur Boll¬ mann. 76 MÉMOIRES. La Fayette, prisonnier à Olmutz, en 1794. Ses lettres méri¬ tent cependant de Axer l’attention, et l’on y trouve, dans toute leur fraîcheur et leur naïveté, les impressions très variables d’un honnête homme, instruit et intelligent, à la vue des divers événements qui se succèdent avec une incroyable rapidité de 1789 à 1795. Je me bornerai à faire une seule citation de sa corres¬ pondance; elle est tirée d’une lettre écrite de Strasbourg le 14 février 1792, et nous montre l’enthousiasme républicain de Bollmann déjà refroidi par le spectacle qu’il avait sous les yeux. « La société que je fréquente offrirait bien plus d’intérêt et d’animation si la tourmente politique ne lui avait enlevé quelques-uns de ses meilleurs membres. Partout le désaccord et la désunion, et leurs tristes conséquences. Les démocrates disent que ce sont des maux nécessaires ; mais on attend toujours en vain les bons effets de la constitution actuelle. Les démocrates eux-mêmes ne sont pas d’accord entre eux... Beaucoup de gens sont fort irrités contre le maire (Dietrich), que des brochures attaquent ou défendent presque à chaque heure. La moitié des citoyens croit avoir acquis la conviction que la constitution actuelle ouvre les portes toutes grandes à l’intrigue. Ceux qui se mettent en avant sont en général des hommes qui n’ont rien à perdre, des étrangers pour la plupart, qui sont venus on ne sait d’où. Les meilleurs sujets se sentent lésés et se retirent des affaires. L’autre jour, sur huit mille électeurs que compte Strasbourg, quatre cents sont allés voter; à Paris, c’est dix mille sur soixante mille; et il en est de même dans toute la France. Un simple garde national reçoit 15 sous par jour, tandis qu’un vieux soldat de la ligne n’a que 8 sous; et ainsi pour tout le reste : les gardes nationaux indisciplinés ont toujours le pas sur les anciennes troupes si éprouvées; de là un esprit d’hostilité réciproque, et, chez les troupes de ligne, une opposition presque unanime à la constitution... Sur la question religieuse, l’irritation n’est pas moindre. Les églises des prêtres assermentés sont absolument déser¬ tes... A tout cela vient s’ajouter encore le manque d’argent LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 77 et l’effrayante dépréciation des assignats qui perdent actuel¬ lement 40 % ; aussi tous les gens peu délicats choisissent- ils ce moment pour payer leurs dettes, acquittant ainsi de l’argent avec du papier. Bref, les injustices sont innombra¬ bles, les intrigues immodérées, les ruines infinies. La misère et le mécontentement sont universels, et seule une crise violente, sanglante, que tous désirent à la fois avec espé¬ rance ou désespoir, pourra mettre un terme à cette situation en la portant à son comble. Mais je crois qu’il faudra des siècles pour effacer entièrement la trace de ces jours néfas¬ tes. » Voilà un tableau évidemment sombre et chargé dont l’au¬ teur est pessimiste, malgré sa sympathie pour la Révolu¬ tion. Quelle différence avec les quelques lignes que Varnha- gen consacre à ses souvenirs de la même époque, à cette première visite qu’il avait faite en compagnie de son père au corps de garde des patriotes strasbourgeois! Gomme il regrettait alors de ne pouvoir se joindre encore aux défen¬ seurs de la patrie française et de la liberté des peuples, et comme ce regret s’accentue encore dans le passage cité plus haut, lorsqu’il songe qu’un jour devait venir où, par la fatalité des circonstances, il serait obligé de prendre les armes contre ces mêmes Français et contre la liberté elle- même ! C’est sur ce regret de notre auteur que nous terminerons cette rapide esquisse. Combien d’hommes de coeur et d’intel¬ ligence, chez nos voisins d’Outre-Rhin, ont dû le formuler tout bas dans ces dernières années ! 78 MÉMOIRES. LE LATIN MODERNE ÉTUDE D’HISTOIRE LITTERAIRE Par M. DESCHAMPS1. Vers le milieu du quinzième siècle, l’esprit moderne, et particulièrement l’esprit français, se défiant de l’idiome national, encore incertain et changeant, préféra pour l’expression de sa pensée, dans le domaine de l’imagination comme dans celui de la science, se servir de la langue sonore et fixée de Virgile et de Cicéron. C’était la suite, presque inévitable, du grand événement de 1453, la chute de Constantinople. Quand, en effet, Lascaris et autres sa¬ vants illustres, réfugiés en Occident, y apportèrent les chefs- d’œuvre de la Grèce et de Rome, il se produisit aussitôt une réaction énergique et contre l’horreur qu’inspirait au Moyen-Age la langue d’Homère, et contre le latin pédantes- * que des Ecoles, et la Renaissance commença. Cette expres¬ sion de Renaissance , longtemps controversée, est , de nos jours encore, repoussée par beaucoup d’esprits qui regar¬ dent comme une déviation funeste la direction nouvelle imprimée, vers le milieu du quinzième siècle, à la pensée moderne, et reprochent nettement à la prétendue Renais¬ sance d’avoir obstrué la voie à la civilisation chrétienne comme à la littérature indigène. A quoi d’autres répondent 1. Lu dans la séance du 29 janvier 1891. LE LATIN MODERNE. 79 qu’à la fin du Moyen-Age, les esprits asservis à la Scholas¬ tique et à sa langue barbare sentaient l’impérieux besoin de se retremper aux sources pures de l’antiquité pour y puiser à la fois le savoir et la beauté du langage. Quoi que l’on pense sur ce point délicat, c’est assurément un phénomène curieux, que le moment même où l’âge mo¬ derne va prendre son essor, soit celui du retour des esprits vers l’antiquité grecque et latine, et que l’imprimerie se trouve alors inventée comme exprès pour multiplier et ré¬ pandre les œuvres du génie antique. On se mit à l’étude du grec avec d’autant plus d’ardeur qu’on avait dit longtemps avec dédain grœcum est , non legitur, c’est du grec, ça ne se lit pas1. Quant au latin, il ne fut plus seulement la langue du culte catholique, de la théologie et de la philoso¬ phie, mais l’organe de l’esprit humain dans toutes ses mani¬ festations; il fut désormais la langue du droit, de la politi¬ que et de la diplomatie, de la médecine et des sciences naturelles, de l’érudition, de la correspondance entre sa¬ vants, et souvent , enfin , la langue préférée de l’histoire, de la poésie, de l’éloquence, même de la correspondance fami¬ lière. De là une littérature étrange, moderne et chrétienne par le choix des sujets, par le fond des sentiments et des idées; antique et païenne par la langue, les procédés de la composition et l’emploi des fictions mythologiques. Et cette littérature ne fut pas une mode éphémère; elle fleurit quatre siècles durant, se développa au grand jour, parallè¬ lement aux littératures indigènes, et leur disputa plus d’une fois la célébrité et la faveur publique. Cette littérature est morte; elle ne vit plus que dans le souvenir des humanistes de profession , dans quelques exer¬ cices scolaires, et il n’est pas probable qu’elle ait jamais, comme la littérature antique dont elle est le reflet, l’hon¬ neur d’une Renaissance. C’est le moment, peut-être, de jeter 1. Le grec et aussi l’hébreu fut encore longtemps en horreur, même au seizième siècle, aux yeux des routiniers de la Sorbonne, et l’on passait pour hérétique quand on avait la plus légère teinture de ces deux langues. MÉMOIRES. 80 sur elle un rapide coup d’œil et de se faire une idée nette de la place qu’elle a occupée, du rôle qu'elle a joué dans le monde littéraire comme dans le monde des écoles. Ce travail se divisera naturellement en deux parties : 1° la prose latine; 2° la poésie, ou plus exactement la versification latine. PREMIÈRE PARTIE. LA PROSE LATINE MODERNE. I. École de Cicéron en Italie. — Restauration clu Droit. C’est de l’Italie, naturellement, que partit le signal de ce retour universel aux lettres anciennes qui s’appelle la Re¬ naissance. Cette nation privilégiée était cependant, depuis deux siècles, en possession d’une langue, non pas informe et encore bégayante, comme la plupart des langues de l’Eu¬ rope, mais formée, achevée même, et d’une littérature qui avait produit des merveilles et en préparait d’autres : Dante, au treizième siècle; Boccace et Pétrarque, au quatorzième; Guichardin et Machiavel , l’Arioste et Le Tasse, au seizième. Mais quand les fugitifs de Constantinople vinrent, au nom de Tite-Live et de Virgile, demander à l’Italie l’hospitalité, elle oublia ses gloires présentes pour se souvenir seulement qu’elle était la postérité des Romains et que leur langue et leur littérature étaient son patrimoine. Il faut d’ailleurs se rappeler que l’Italie, à demi-morte des luttes sanglantes qui marquèrent la fin du Moyen-Age, cherchait alors sa conso¬ lation et l’emploi de son activité dans les jouissances de l’esprit. , et que l’idée d’exhumer les trésors intellectuels de l’antiquité dut être avidement saisie par tous les lettrés du temps. Encouragées par les villes, par des princes et des familles opulentes, faites, d’ailleurs, avec l’activité que pousse LE LATIN MODERNE. 81 l’enthousiasme, les fouilles dépassèrent toute espérance; c’était tantôt le manuscrit entier d’un auteur grec ou latin qui était remis en lumière, tantôt un simple fragment de Cicéron, et chaque découverte, si minime qu’elle fût, était pour l’Italie, pour l’Europe entière, une joie, un événement. Le bruit que firent, à leur apparition, les inventions les plus fécondes de notre siècle, machines à vapeur, photo¬ graphie, télégraphie électrique, téléphone, donne à peine ridée de la joie causée aux esprits du seizième siècle par la découverte d’une page de grec ou de latin, ou d’une inscrip¬ tion de quatre mots sur un monument en ruine. Mais ces pages précieuses retrouvées, il fallait les multi¬ plier et les répandre. Les premières villes d’Italie, Rome, Florence, Venise appelèrent alors des imprimeurs habiles tels que les Junte, les Aide Manuce, et il se trouva que ces maîtres en typographie étaient aussi des savants de haut mérite; de là ces belles et si correctes éditions des auteurs anciens qui excitent encore notre admiration. Des écoles s’ouvrirent pour former des disciples qui bientôt seront des maîtres, et l’ère de la littérature moderne s’annonça par la plus brillante pléiade d’écrivains. C’était, pour ne citer que les maîtres de la prose, le Poggio, que recommandent à la fois son immense érudition puisée à l’école de Chrysoloras, plusieurs ouvrages d’his¬ toire et de philosophie, et surtout la découverte de nom¬ breux manuscrits anciens; on doit à cet heureux savant Lucrèce, Silius Italicus, Quintilien, Plaute presque entier, Valérius Ilaceus, etc., etc. ; le Florentin Marcile Ficin, qui, pour en finir avec la philosophie d’Aristote, si longtemps souveraine, donna une traduction latine des œuvres de Platon, puis des œuvres de Plotin; le Vénitien Pierre Bembo, secrétaire du pape Léon X et cardinal, Bembo, le nom le plus respecté de la littérature latine au seizième siècle, le chef incontesté de l’école des Gicéroniens , ainsi appelés parce qu’ils ne voyaient d’idées justes et de latinité pure que dans les ouvrages de Cicéron; Jacques Sadolet, cardinal et cicéronien comme Bembo, presque des nôtres, 9e SÉRIE. — TOME III. 6 82 MÉMOIRES. puisqu’il fut évêque de Carpentras, dont il reste, entr’autres ouvrages en prose, un traité pédagogique, ingénieux et pratique, intitulé : De liberis rectè instituendis , un livre de philosophie chrétienne : Philosophiez consolationes4 et des lettres du plus vif intérêt et du latin le plus pur; Ange Politien , professeur très renommé de littérature an¬ cienne à Florence; et le célèbre Paul Jove, l’auteur latin le plus fécond de l’époque, car il écrivit, outre l’histoire de son temps, l’éloge de tous les hommes illustres du seizième siècle. Homme de l’antiquité latine par la langue et par les œuvres, il voulut l’être jusque dans les habitudes de la vie privée, et pour être complètement romain, il se fit bâtir une maison aux bords du lac de Corne, sur les ruines mêmes de la villa de Pline le Jeune. Ces écrivains, si célèbres de leur temps, sont bien oubliés aujourd’hui, leurs ouvrages aussi. Mais cette floraison des lettres latines au seizième siècle eut alors une conséquence des plus heureuses pour le progrès de l’esprit humain : elle amena la restauration en Europe du Droit romain et du Droit civil dont la Scholastique avait arrêté ou du moins retardé le développement. Ricci à Bologne, Philippe Dèce à Padoue, Alciat à Milan, et d’autres encore, voyaient se presser à leurs leçons une nombreuse et intelligente jeu¬ nesse. Le plus savant de tous, Alciat, persécuté par ses compatriotes, vint, sur les instances de François Ier, profes¬ ser le Droit à Bourges, où il eut Jean Calvin parmi ses élèves, et le mouvement qui se produisit alors dans la science du Droit suscita l’avènement du plus illustre profes¬ seur de l’époque : j’ai nommé le Toulousain Jacques Cujas. II. La littérature latine modey'ne à Toulouse. Je ne sors point de mon sujet en prononçant ce nom illustre. Si le jurisconsulte répète, après d’Aguesseau, que LE LATIN MODERNE. 83 Cujas a mieux parlé la langue du Droit qu’aucun moderne et peut-être aussi bien qu’aucun ancien, l’humaniste n’ad¬ mire pas moins dans les écrits de ce grand homme une lati¬ nité correcte, pure, élégante même, sans jamais cesser d’être claire et précise. Pour donner plus de prix à leurs éloges sur ce point, quelques biographes ont avancé que Cujas avait appris seul et sans maître la langue de Cicéron et même celle de Démosthène. Le fait paraît peu probable, vu que les maîtres de latin tout au moins, loin de faire défaut à Toulouse, y abondaient depuis la fin du quinzième siècle. Songeons que Toulouse , comme les villes de l’Italie , n’avait besoin, elle aussi, que de reprendre et continuer d’antiques traditions pour redevenir une ville romaine, Roma Garumnensis , comme on la nommait dès l’époque im¬ périale. Pouvait-elle oublier qu’ après la conquête de César et en échange de sa liberté, elle avait reçu de Rome une civi¬ lisation brillante, et que sa position parmi les grandes voies romaines l’avait faite le centre de la Gaule méridionale? Elle se rappelait surtout, et avec orgueil, le rôle considé¬ rable qu’avait joué l’un de ses ancêtres, Antonius primus, dans la lutte entre Yitellius et Vespasien pour le trône impé¬ rial. Cette part prépondérante que prit le brillant général toulousain à la fortune du premier des Flaviens, elle est racontée en détail par Tacite au troisième livre de ses His- toires , et Antonius y -apparaît comme un personnage qu’on se rappelle d’autant plus volontiers que le portrait tracé de lui par le grand historien est exactement celui de la race qui habite encore le bassin de la Garonne1. Mais c’est surtout au point de vue des lettres et des arts que Toulouse aimait à se reporter vers la période gallo- romaine. Quand sous Auguste, le repos, après tant d’agi- 1. Ce portrait ne consiste pas seulement clans des traits comme ceux-ci appliqués à Antonius : immedicus linguâ, obsequii insolens ; il résulte principalement de la lettre qu’écrivit le général toulousain à Vespasien pour se plaindre des intrigues et des manœuvres par lesquelles son rival Mucius cherchait à amoindrir sa gloire et à dépré¬ cier ses services (chapitre liii). 84 MÉMOIRES. tâtions, porta l’activité des Romains vers les choses de l’esprit, l’émulation du savoir et du talent artistique se répandit rapidement de la capitale dans les provinces et particulièrement dans la Gaule méridionale. A Toulouse, comme à Narbonne, à Nîmes, à Lyon, la vie littéraire était très active; il y avait, dès cette époque, des concours d’élo¬ quence et de poésie où des couronnes de fleurs étaient publi¬ quement décernées aux vainqueurs par le proconsul romain, en même temps que s’ouvraient des écoles de sculpture dont les produits, ornement de nos musées, ont aujourd’hui leur place marquée dans l’histoire de l’art antique. Devenue plus tard la conquête du christianisme et des barbares du Nord, la vieille cité des Tolosates vit alors com¬ mencer pour elle une destinée bien différente. Centre du pays de la langue d’Oc sous les comtes de Toulouse, elle dut aux maîtres delà gaie science, les Troubadours, une période de gloire littéraire qui ne fleurit pas moins de trois siècles, et que le destin des batailles arrêta brusquement au règne de l’infortuné Raymond VII : le comté de Toulouse fut annexé à la couronne de France; les hommes de la langue d’Oil, une fois maîtres du pays, la littérature nationale mou¬ rut bientôt avec l’indépendance, et le terrain se trouva ainsi merveilleusement préparé pour la restauration des lettres latines. Toulouse les accueillit avec l’enthousiasme qui l’anima toujours pour les nouveautés; ses capitouls, qui se faisaient un point d’honneur de tout marquer, dans leur ville, à l’em¬ preinte de la Rome antique, comprirent que pour ressusci¬ ter Rome il fallait d’abord revenir à sa langue et à sa litté¬ rature, et ils attirèrent dans la cité palladienne les maîtres les plus renommés qu’il y eût alors. Il faut signaler avant tous le célèbre philologue normand Adrien Turnèbe, qui, avant de professer au Collège de France la philosophie grecque et latine, enseigna les humanités à Toulouse; d’au¬ tres, moins célèbres mais non moins zélés, le suivirent, et bientôt la folie de la Renaissance y poussant, on ne compta plus les jurisconsultes, médecins, philosophes, savants de tout genre, parlant et écrivant la langue de Cicéron avec LE LATIN MODERNE. 85 l’agrément et la facilité qui caractérisent le génie toulou¬ sain. Citons au moins les noms les plus connus. C’est d’abord l’excellent professeur toulousain Pierre Bunel qui, pour la pureté et l’élégance de sa latinité, a mérité que l’on donnât au recueil de ses lettres latines le titre flatteur : Epistolœ Ciceroniano stylo scriptœ ; mais le plus bel ouvrage de Bunel, c’est son disciple Dufaur de Pibrac. Délégué à l’âge de trente-quatre ans au Concile de Trente par le gouvernement français, Pibrac, dit l’histoire, blessa les Pères du Concile par le ton hautain de ses remontran¬ ces; mais l’histoire ajoute qu’il les étonna plus encore par sa prodigieuse facilité à improviser en latin. Au nom de Pibrac s’associe celui de son émule P. Danès, chargé comme lui de plaider au Concile la cause des réformes. Danès avait reçu des leçons de langues anciennes de G. Budée et de Lancaris lui-même; aussi avait-il un grand renom de savoir, et l’on crut ne pouvoir mieux récompenser son mérite et ses services qu’en le nommant à l’évêché de Lavaur, c’est-à-dire en pleine région latine. Au reste, les maîtres de la langue romaine à Toulouse, pendant le seizième siècle, se rencontrent aussi bien dans les rangs de la magistrature et du barreau que parmi les théologiens. La science du Droit étant une création des Romains, le latin et le Droit étaient de leur nature insépa¬ rables. De là, dans les cités parlementaires, tant de savants humanistes au seizième et au dix-septième siècle. Mais, à Toulouse particulièrement, à cause de ses traditions gallo- romaines, le latin était comme la langue maternelle des hommes de loi. Litterarum propugnator acerrimus , tel était le surnom, glorieux à cette époque, qu’avait reçu le premier président Jacques de Minut, Jacobus Minutius ; et ce surnom était bien mérité. Ce magistrat était, en effet, si zélé pour l’antiquité latine, qu’il prétendait descendre en droite ligne du célèbre apologiste chrétien Minutius Félix, l’auteur du livre intitulé Octavius. Le conseiller Guillaume Catel était aussi un bien savant homme en littérature ancienne comme en Droit; malheu- 86 MÉMOIRES. reusement , un souvenir sinistre reste attaché à son nom : c’est sur son rapport, eo referente , que Yanini fut brûlé à Toulouse, en 1619. Terminons, car il faut abréger, par le nom le plus recom¬ mandable de la littérature latine à Toulouse au seizième siècle : c’est celui de Paul de Foix, de Caraman , l’ami de l’Hôpital et de Cujas1, qui fut archevêque de Toulouse, con¬ seiller au Parlement de Paris, ambassadeur à Rome, et, à ces titres divers, écrivit, outre plusieurs ouvrages, une quantité énorme de lettres latines formant un recueil pré¬ cieux pour la politique, la diplomatie et l’histoire du sei¬ zième siècle. Et le culte des lettres latines en Languedoc2 ne s’arrêta pas au seizième siècle. Vers l’an 1654, un jeune abbé du comtat Yenaissin , membre de la Doctrine chré¬ tienne, fut envoyé à Narbonne par sa congrégation pour y enseigner la rhétorique : il se nommait Esprit-Fléchier. Joignant l’exemple aux préceptes, le jeune professeur s’exer¬ çait sans cesse à la composition latine. Les œuvres en prose latine qui nous restent de cette époque de sa vie ne sont guère, il est vrai, que des badinages scolaires ; ils prouvent déjà cependant une connaissance profonde de la langue romaine, et, avant de quitter le Languedoc pour la capitale, le jeune professeur laissa comme un présage de sa gloire future dans l’oraison funèbre de l’archevêque de Narbonne, Claude de Rébé. Il la prononça devant les Etats, qui en furent charmés , et , trente ans plus tard , le Languedoc devait revoir le jeune orateur comme évêque de Lavaur, puis de Nîmes. 1. Ge savant illustre était aussi un homme de bien. Gomme con¬ seiller au Parlement de Paris, il montra beaucoup d’indépendance et de courage à l’époque des guerres de religion. J. de Thou, dans sa grande histoire, lui rend un bien beau témoignage : « Il ne se sépa¬ rait jamais de lui, disait-il, sans remarquer que sa compagnie l’avait rendu meilleur. » 2. J’ai oublié, et j’en demande bien pardon aux médecins, de citer quelques noms de latinistes ayant appartenu au corps médical dans le seizième siècle. Je citerai du moins ici le plus distingué de tous, le Toulousain Auger Ferrier, LE LATIN MODERNE. 87 III. École de Cicéron en France, Muret. — Contrepoids * à cette école , Frasme. Une preuve de la haute considération dont jouissait l’il¬ lustre Paul de Foix, dont nous venons de parler au chapitre précédent , c’est, que la mission de prononcer son éloge funèbre fut confiée à l’orateur latin le plus renommé de l’époque, à Marc-Antoine Muret. Il faut s’arrêter un instant devant ce personnage, aussi célèbre de son temps qu’il est oublié du nôtre. Il emprunta son prénom Marc-Antoine à Rome , sa patrie intellectuelle , et son nom au village de Muret, en Limousin, où il naquit. Son vrai nom de famille est inconnu. Nous laissons de côté, au reste, sa vie privée, qui fut aventureuse et semée de plus d’un incident fâcheux, pour ne parler que de sa vie publique. Jamais orateur ne fut l’objet d’un enthousiasme aussi universel que ce rhéteur latin, dont les harangues dorment aujourd’hui du dernier som¬ meil dans cinq énormes volumes. Après de solides études à Agen, sous la direction de J. -G. Scaliger, il professa avec éclat dans plusieurs villes du Midi, à Auch, à Toulouse, à Bordeaux , où Montaigne suivit quelque temps ses leçons , puis se fixa à Paris, d’où sa renommée de professeur et d’orateur se répandit dans la France entière. Tel était, dit-on, l’attrait de sa parole que le roi et la reine de France allaient souvent l’entendre et l’applaudir. Muret était chef d’école. Gicéronien absolu et fanatique, il repoussait, comme Bembo, toute tournure, toute expression que n’avait pas employée le maître ; aussi ses harangues ne sont-elles qu’une imitation savante, une sorte de calque habile des discours de l’orateur romain. Pour le tour pério¬ dique, pour le nombre et l’abondance , vous croyez par moments entendre la langue des Verrines ou des Philippi- ques; l’illusion ne dure pas, et vous sentez bientôt que Muret 88 MÉMOIRES. imite de préférence , en les exagérant , les défauts de son modèle, que son abondance n’est que verbeuse, que sous ces périodes à quatre membres la pensée est souvent pauvre, le raisonnement sans force, l'éloquence sans souffle réel. Cet homme ne tut pas moins surnommé, au seizième siècle, le Cicéron de la France, et certains exaltés, paraît-il, croyaient ne pas assez dire. L’enthousiasme est tombé ; par malheur, l’école a duré et longtemps. Des harangues de Muret et de ses disciples, l’abondance prolixe et la période creuse ont passé non seulement au genre académique, mais à la chaire chrétienne, au barreau, à la tribune politique elle-même. On reconnaît l’influence de Muret jusque dans les assemblées délibérantes de la Révolution , et même dans plus d’une renommée oratoire de la Restauration et du régime de Juillet, jusqu’au jour où, par un excès opposé, la phrase périodique et sonore céda la place à l’expression toute nue, et, en dernier lieu, réaliste et brutale; c’est là que nous en sommes à cette heure. Mais pendant que l’école de Rembo, en Italie, et celle de Muret, en France, poussaient jusqu’au servilisme le culte de la forme cicéronienne, un écrivain du Nord, Érasme, de Rotterdam, montrait par l’exemple de ses nombreux ouvra¬ ges dans quelle mesure il fallait imiter Cicéron , et il en donnait le précepte dans l’excellent petit livre intitulé Cice- ronianus. Ce n’est pas qu’Érasme fût un médiocre admira¬ teur du grand écrivain de Rome: il alla jusqu’à dire un jour, dans son enthousiasme pour la philosophie sublime des Tusculanes , qu’il était parfois tenté de s’écrier : Saint Cicéron , priez pour nous. Mais il ne se croyait point obligé, comme Muret et ses disciples, de penser et d’écrire sous la grands écrivains de l’antiquité, il n’en imite aucun. Son style c’est lui-même, c’est son esprit prompt, net et lucide, son caractère fait de modération , de douce ironie et de gaieté. La Hollande, son pays, n’ayant pas alors de langue formée ni en train de le devenir, Érasme n’a d’autre langue usuelle que le latin, et il le parle, il l’écrit avec tant d’ai- LE LATIN MODERNE. 89 sance et de naturel qu’il semble causer dans sa langue maternelle ; et c’est ainsi que son style donnait de son temps et donne encore aujourd’hui l’illusion de la prose des bons écrivains de la meilleure époque de Rome. Il n’y eut jamais de plus utile antidote contre le style ampoulé et déclama¬ toire que ce langage alerte, fin, spirituel et sensé, qui est proprement le style d’Érasme et, par bonheur, se trouva parfaitement approprié au rôle que ce grand homme avait à remplir. Ennemi des révolutions autant que partisan des réformes, Érasme était, en effet, l’intermédiaire entre les partis extrêmes, et c’est pour concilier les éléments hostiles et les intérêts opposés qui s’agitaient de son temps qu’il écrivit tant d’ouvrages , qu’il correspondait sans cesse avec les savants, les prélats, les rois, le pape. Il était, ce semble, au seizième siècle , le chef reconnu , incontesté de l’opinion moyenne et comme le modérateur de l’esprit public. Sans doute , et malgré son indéniable influence sur son époque , Érasme, homme de conciliation, n’a pas, ne peut avoir dans la postérité l’éclatante renommée d’un saint Bernard, d’un Luther, d’un Voltaire, hommes de combat qui eurent à déployer plus de hardiesse et de courage... N’importe, sa gloire est assez belle. Par les qualités supérieures du style, comme par le nombre considérable de ses œuvres, qui toutes, sous une forme aimable et piquante , respirent la raison , l’esprit de tolérance et d’humanité, Érasme est, sans con¬ tredit, le plus grand nom de la littérature latine moderne, et c’est grand dommage que tant de trésors, dix volumes in-folio, soient aujourd’hui perdus pour les neuf dixièmes de l’espèce humaine! Puisque le latin s’en va, dit-on, qu’on lise au moins, qu’on relise sans cesse dans les traductions ce livre si charmant, si profond et si sensé qui a pour titre : Y Éloge de la folie 1 ! 1. La première édition de Y Éloge de la Folie, Encomium moriœ, fut donnée à Bâle, avec illustrations par l’auteur de la Danse des morts, Jean Holbein, ami d’Erasme. 90 MÉMOIRES. IV. L'Histoire et la Politique en latin. — J.- A. de Thon, Saumaise et Milton. Ainsi, au seizième siècle, la prose latine est l’organe adopté, je dirais presque officiel du domaine intellectuel presque tout entier; et, à vrai dire, le caractère de l’époque étant donné, cette domination semble légitime, au moins pour les œuvres destinées au public savant. En quelle autre langue, par exemple, le cardinal Bellarmin et le philosophe espagnol Vivès eussent-ils pu écrire, le premier, son traité sur Y Art de bien mourir x, destiné aux théologiens, le second, son livre sur Y Ame, composé pour les philosophes? On comprend de même que le Droit et la Médecine aient, pour le besoin de la précision scientifique, adopté une lan¬ gue à jamais fixée. Mais l’histoire, qui s’adresse aux igno¬ rants comme aux savants, l’histoire particulière surtout qui vise à réchauffer le patriotisme local, va-t-elle au moins, par exception, secouer le joug du vieil idiome latin et raconter à un peuple ses gloires et ses revers dans la langue indigène ? Pas davantage. C’est en latin que Bembo écrit l’histoire de Venise sa patrie, et Ange Politien celle de la conjuration des Pazzi ; en latin que Paul Jove, de Corne, écrit le livre Historia sui temporis ab anno 1496 ad annum 1545, et le romain Strada le livre De bello belgico décades duo, imitant ainsi Tite-Live jusque dans le titre de son ouvrage; en latin que l’espagnol Mariana, qui avait cependant à sa disposition la langue de Michel Cervantès, écrit l’histoire De rebus hispanis. Et chez nous, en France même, au seizième siècle, l’histoire s’écrit aussi dans la 1. Ce traité de Bellarmin a été traduit en français par l’illustre évê¬ que de Marseille, Belsunce, au commencement du dix-huitième siècle, peu avant la peste de Marseille. LE LATIN MODERNE. 91 langue de Tite-Live. Et pourtant, l’esprit français avait, dès le douzième siècle, surabondamment prouvé son aptitude dans ce domaine. Délaissant le latin dégénéré de Grégoire de Tours et de Frédégaire pour l’idiome indigène, il avait, par la plume de Villehardoin, de Joinville, de Froissart, de Christine de Pisan et de Philippe de Commines, montré qu’il était également apte au récit animé des tournois et des batailles, à l’observation sagace et à la peinture vive des mœurs, enfin à l’appréciation judicieuse des actes humains et des événements politiques. N’importe , un grand esprit se rencontra, admirablement préparé par son éducation domestique, par ses études profondes et les circonstances de sa vie, à écrire l’histoire de son temps ; eh bien ! dédaignant la voie ouverte par d’illustres devanciers, Jacques-Auguste de Thou prit Tite-Live pour modèle et écrivit en latin le livre Historia mei temporis ; et il l’écrivit avec tant de talent et de savoir, avec un si vit esprit de vérité et d’hu¬ manité, que ce sera un sujet d’éternel regret qu’un ouvrage qui fait tant d’honneur à la France ne soit pas un monument de la langue française. Que voulez-vous? il y a en tout temps, dans les choses humaines, en littérature comme en toute autre matière, des courants d’opinion auxquels on ne résiste pas. Nous sommes au seizième siècle, à cette époque où la littérature romaine et particulièrement Tite-Live était l’objet d’une sorte de culte; où un seul exemplaire de l’ouvrage de cet historien se vendit un jour à Florence cent vingt écus d’or; où le Poggio, cet illustre savant qui, par ses nombreuses décou¬ vertes d’auteurs classiques, avait tant de titres à la recon¬ naissance des lettrés, se vit presque déshonoré aux yeux de l’Italie entière pour avoir vendu un Tite-Live, transcrit de sa main, afin d’acheter une villa sur les bords de l’Arno, tandis qu’un autre savant de la même époque, Antonius Panormita, passait pour avoir fait un acte d’héroïsme en vendant une de ses terres pour acheter un Tite-Live. Épo¬ que idéale, âge d’or des lettres, où naissance, fortune, dignités, tout s’inclinait devant cette souveraine incontestée, 92 MEMOIRES. la science de l’antiquité; où un roi d’Aragon et de Sicile, Alphonse Y, était surnommé le Magnanime , bien moins pour ses exploits guerriers que pour la protection qu’il accordait aux lettrés; où le plus français de nos rois, Henri IV, était si familier avec la langue latine que Scaliger, qui s’y connaissait, disait à ses amis : « Ne faisons pas de fautes de latin devant le roi, car il s’en apercevrait très bien1. » Ainsi la Renaissance mit le genre historique, comme tous les autres, sous la domination de la langue latine. Et la politique ne se réserva pas davantage l'emploi de la langue indigène. C’est en latin que le jésuite espagnol Mariana composa son livre fameux De rege et de regis constitutione, et que l’écossais Buchanan écrivit le terrible libelle De Mariâ reginà ejusque conspiratione qui conduisit l’infor¬ tunée Marie Stuart à l’échafaud. Il semblait à ce singulier temps qu’on ne pût passionner l’opinion publique qu’en par¬ lant la langue des républicains de Rome. C’est en latin que le jurisconsulte huguenot François Hotmail lance son pam¬ phlet contre Sixte-Quint qui venait d’excommunier Henri IV, 3 et publie le livre si hardi intitulé Tractus de successione regis. Le profond publiciste d’Angers, J. Bodin, il est vrai, écrit en français son livre de la République ; mais il se hâte de le traduire en latin pour le répandre plus aisément 2. Il n’en lut pas autrement au dix-septième siècle. A la mort de Charles Ier, roi d’Angleterre, l’érudit français Cl. Sau- maise se fit le champion de l’autorité royale par son apologie latine Defensio regis , et c’est dans la même langue que son illustre adversaire Milton soutient qu’on ne peut dénier 1. Henri IV avait été élevé avec beaucoup de soin par sa mère Jeanne d’Albret, femme instruite et d’esprit sérieux, qui lui donna pour précepteur d’abord La Gaucherie, puis Florent Chrétien. Il savait très bien le latin et traduisit en français les Commentaires de César. La Bibliothèque nationale a conservé les cinq premiers livres de cette traduction avec les corrections de La Gaucherie. 2. C’est en latin que Bodin écrivit son dernier ouvrage : Colloquium heptaplomeron , dialogue à la manière antique où il fait discuter sept personnages de religions différentes et se prononce pour le déisme. LE LATIN MODERNE. 93 à un peuple le droit de se débarrasser- de ses rois. Et, en même temps que le latin était l’organe des intérêts les plus graves et des passions les plus terribles, il était aussi, con¬ traste charmant, la langue de l’amitié et des relations fami¬ lières. Les femmes les plus illustres l’employaient pour leur correspondance : on a des lettres en latin de la reine Élisa¬ beth d’Angleterre *, de Marie Stuart, de Jane Grey, de Renée deFerrare, de Marguerite d’Angoulème, de Christine, reine de Suède. Celle-ci était plus qu’un amateur; elle était un véritable érudit et même un philosophe, car elle correspon¬ dait avec Descartes et même le fit venir à Stockholm où il mourut de froid. Après son abdication, elle trompait ses ennuis par une correspondance active avec les savants de l’Europe, et naturellement on s’écrivait en latin. La lettre célèbre qu’elle adressa à Mme Dacier pour l’exhorter à se convertir au catholicisme était probablement aussi en latin; je n’en suis pas sûr cependant ; Christine se disait polyglotte, et peut-être le voulut-elle prouver à Mme Dacier en lui écri¬ vant en français. Mais, pour ne pas citer que des princesses, rappelons-nous que M1Ie de Gournay, la fille d’alliance de Montaigne, savait dans la perfection le latin et même le grec. Elle fut chargée par les imprimeurs de traduire en français toutes les citations latines des Essais , et l’on sait qu’il reste d’elle une traduction estimée de nombreux frag¬ ments de Virgile, de Salluste, de Tacite. Au dix-septième siècle, le nombre des dames françaises qui entendaient le latin n’était pas moins considérable, et Ménage, à Paris, n’avait pas que Mme de Sévigné et Mrae de La Fayette pour écolières. Quant à l’Italie, écrire et parler latin était comme une obligation de race, et les dames eus¬ sent craint de paraître dégénérées des grandes romaines leurs ancêtres si elles eussent ignoré leur langue. Le type immortel de ces illustres romaines modernes, c’est, au sei¬ zième siècle, la noble veuve du marquis de Pescaire, Vitto- 1. Élisabeth est l’auteur d’une traduction de Salluste en langue anglaise. 94 MÉMOIRES. ria Golonna , et, au dix-septième siècle, la descendante des Scipions, Piscopia, qui ne craignit pas de se présenter de¬ vant l’université de Padoue pour y conquérir le bonnet de docteur en philosophie. Elle improvisa en latin durant plu¬ sieurs heures, et avec tant de charme, que la foule émer¬ veillée la reconduisit en triomphe à sa maison. y. U érudition, — Mœurs des érudits au seizième siècle. Mais le domaine favori de la langue latine au seizième siècle, c’est l’érudition. Celle-ci est une puissance toute moderne. L’antiquité eut sans doute des hommes fort sa¬ vants, Varron par exemple, Pline l’Ancien, plus tard les grammairiens Donat et Servius; ce ne furent pas précisé¬ ment des érudits. Celui qui le premier peut-être mérita ce nom, c’est l’auteur de la Bibliothèque myriobiblon, le patriar¬ che Photius, au neuvième siècle. Vint ensuite une première renaissance littéraire qui s’honore des noms de Suidas le lexi¬ cographe, d’Eustathe le commentateur d’Homère, et surtout du cardinal Bessarion ; mais l’érudition ne se développa lar¬ gement qu’à partir du quinzième siècle et ne fut dans tout son éclat qu’au seizième, quand la découverte des manuscrits obligea de les comparer entre eux, de corriger les copies fau¬ tives, de combler les lacunes des ouvrages incomplets, de discuter et fixer le sens des textes, toutes choses qui cons¬ tituent ce qu’on nomme l’érudition. Et quand l’imprimerie vint prêter son concours à la science, alors commença l’ère bruyante des commentateurs, scoliastes, exégètes, érudits en un mot. C’étaient Guillaume Budée et Adrien Turnibe, du Collège de France ; les illustres typographes Étienne ; Casau- bon, de Genève1 ; le philologue Joseph Scaliger et son ad ver- 1. L’histoire littéraire du Languedoc doit réclamer Casaubon, car il fut professeur de grec à Montpellier, où sa réputation était très LE LATIN MODERNE. 95 saire acharné Scioppius, le Belge Christophe de Longueil, Conrad Peutinger, d’Augsbourg; les Hollandais Gronovius et lesVossius, particulièrement Isaac Vossius, pensionné par Louis XIV, et Juste Lipse, animé pour Sénèque et la philoso¬ phie stoïcienne du fanatisme qu’avait pour Cicéron l’école de Bembo et de Muret; race d’hommes toute nouvelle, aux mœurs bizarres, dont aucun temps ni aucun pays n’avait encore donné l’idée. L’érudit ne vit que pour l’étude et les livres, il est étranger à tout le reste. « Avertissez ma femme, répondit un jour Budée à quelqu’un qui vint lui dire que sa maison brûlait; le ménage ne me regarde pas. » Mais n’en concluons pas que l’érudit est une sorte de solitaire de la Thébaïde, doux, humble et chaste, ne visant qu’à la perfec¬ tion. Erreur! l’érudit a beaucoup de défauts, deux surtout qu’il porte au plus haut degré, à savoir un orgueil féroce et une irritabilité qui dépasse celle des poètes eux-mêmes. La raison en est claire. Telle était, au seizième siècle, l’impor¬ tance attachée aux travaux de l’érudit, qu’avoir raison contre un adversaire sur le sens d’un mot à fixer était d’un intérêt capital ; de là des discussions, puis des disputes sans fin; de là, en un mot, la polémique et toutes ses vio¬ lences. L’intempérance de langage du journalisme contem¬ porain est de la modération à côté des procédés de discussion de Juste Lipse, surtout de Joseph Scaliger et de Gaspard Scioppius. Je ne parle pas du plus impudent de tous, Pierre l’Arétin, parce qu’il écrivit surtout en vers. En prose, Sciop¬ pius et Scaliger sont, sans contredit, les modèles du genre, et je crois bien que de ces deux gladiateurs de la parole le plus terrible est encore l’Allemand J. Scioppius. D’un carac¬ tère inquiet et mobile, cet homme fut tour à tour protestant et catholique, fanatique partisan et ardent adversaire des Jésuites. Il ne pouvait ni parler ni écrire sans violence, et grande. Aussi, quand Henri IV, au sortir des guerres civiles, entre¬ prit de remettre sws, selon son expression, l’Université de Paris, il écrivit de sa main une lettre qui a été conservée, pour informer le cé¬ lèbre professeur de Montpellier qu’il s’était résolu de se servir de lui pour la profession des bonnes lettres de l’Université de Paris . 96 MÉMOIRES. ses nombreux ouvrages ne sont que des libelles. Il en com¬ posa plus de cent, dont plusieurs ont le format in-4°. Non content de harceler les écrivains de son temps, particulière¬ ment J. Scaliger, il écrivit contre les plus hauts personna¬ ges, contre les rois eux-mêmes; et, en 1611, il lança contre Jacques Ier, roi d’Angleterre, un pamphlet énorme intitulé Ecclesiasticus, où il raillait insolemment la singulière idée qu’avait ce théologien couronné de passer sa vie dans la controverse religieuse au lieu de gouverner son royaume. Jacques fît brûler le libelle à Londres et même à Paris. Il eût bien voulu peut-être faire subir le même sort à l’auteur; n’en ayant pas le pouvoir, il se contenta de lui faire admi¬ nistrer, par l’entremise de son ambassadeur d’Espagne, une forte volée de coups de bâton. Telles étaient les mœurs litté¬ raires du seizième siècle; elles tenaient de la rudesse et de la violence de ce temps, le plus batailleur de l’histoire. Et quand, par exception, l’érudit n’était pas insolent, il était souvent fou, témoin le professeur du Collège de France Guillaume Postel, familier avec toutes les langues de l’uni¬ vers, qui avait entassé dans sa mémoire tant de mots et tant de faits que sa tête en fut ébranlée et se détraqua. Dans son délire, il composa un ouvrage De orbis terrœ concordiâ , où il proposait de réunir l’humanité entière sous une seule foi, sous un seul roi. Le roi était alors François Ier, qui, tout en riant de la chimère du professeur, ne put qu’être flatté du rêve qu’on faisait pour lui; et c’est sans doute à cela que J. Postel dut d’échapper à l’Inquisition. Le siècle suivant nous offre heureusement des érudits plus sages et de meilleure tenue sans que la science y perde rien, au contraire. Le Rationarium temporum du P. Pétau et l’immense Glossarium mediœ et infimœ latinitatis de Ducange sont au premier rang parmi les œuvres qui font le plus d’honneur à l’érudition française. La polémique violente ne se réveillera chez nous qu’à la fin du dix-septième siècle et au commencement du dix- huitième, dans les pamphlets français de l’abbé Faydit, de l’abbé Gâcon, du bénédictin Gueudeville. LE LATIN MODERNE. 97 VI. L’histoire , la philosophie et les sciences adoptent peu à peu la langue indigène . Cependant, au dix-septième siècle, à mesure que la langue française s’affirmait par des chefs-d’œuvre, la prose latine perdait peu à peu du terrain. Le latin est toujours à ce mo¬ ment et doit rester longtemps encore le lien commun entre les savants des divers pays de l’Europe; mais en même temps chaque nation, en particulier, fait de généreux efforts pour substituer la langue indigène à sa rivale. Ainsi, dans l’histoire, surtout en France, la langue française reconquiert complètement ses droits, et il y a peu d’exemples d’ouvrages historiques importants écrits en latin après le seizième siècle. En philosophie même, Descartes, rompant la tradition, écrit et publie en français le Discours de la Méthode, la Dioptri- que, les Météores et la Géométrie. Il revient à la langue la¬ tine dans les Méditations et les Principes de philosophie ; mais ces livres furent aussitôt traduits en français, l’un par le duc de Luynes, l’autre par Clerselier. En 1662, Arnauld et Nicole écrivirent en français Y Art de penser, ouvrage plus connu sous le nom de Logique de Port-Royal ; et cet exem¬ ple est suivi, en 1670, par Bossuet, qui publie en langue fran¬ çaise le célèbre Traité de la connaissance de Dieu et de soi- mème ; par Malebranche, dont tous les ouvrages, depuis la Recherche de la vérité (1674) jusqu’aux Réflexions su)' la promotion physique (1715), sont écrits dans notre langue; par Fénelon, qui publie en 1713 son Traité de V existence de Dieu, le livre le plus populaire de la philosophie française au dix-septième siècle. Et ce siècle n’est pas achevé que la controverse religieuse elle-même comme la critique litté¬ raire, la philosophie comme les sciences naturelles ont pour organe définitif la langue nationale; et il en fut ainsi, à bien 9e SÉRIE. — TOME III. 7 98 MÉMOIRES. plus forte raison, au temps de Voltaire et des Encyclopé¬ distes. Quant à l’éloquence latine, elle reste encore en honneur au dix-septième et même au dix-huitième siècle, et j’ai rap¬ pelé, dans une précédente étude, le vif intérêt qu’excita, en 1716, la rivalité oratoire de Grenan, professeur de rhéto¬ rique au collège d’Harcourt, et du P. Porée, professeur au collège Louis le-Grand. Mais cet épisode même, malgré tout le bruit qu’il fit, prouve que l’éloquence latine n’occu¬ pait plus dans le monde la place qui lui était assignée au temps de Muret. Elle était maintenant renfermée dans l’en¬ ceinte des écoles , et ses maîtres les plus renommés étaient des professeurs : Hersan, Rollin, Grevier, Grenan, Lebeau dans l’Université ; le P. Jouvency, le P. Porée dans les ordres religieux. D’où il suit qu’à part la correspondance entre les corps savants, l’histoire de la composition latine en prose, du moins chez nous, se confond désormais avec celle de l’éducation publique. VIL Le latin dans V enseignement jusqu’à la création de V Université impériale. Le latin resta la base de l’enseignement au dix-huitième siècle comme aux plus beaux temps de la Renaissance , et les protestations des novateurs, de Diderot, par exemple, furent à cet égard sans résultat, au moins immédiat. Les traités de philosophie en usage dans les collèges étaient, sans exception, écrits en latin; maîtres et élèves, d’ailleurs, dans la classe de philosophie comme dans celle de théologie, n’écrivaient et ne parlaient qu’en cette langue. Les auteurs étudiés dans les autres classes étaient annotés et commentés en latin, précédés de notices biographiques en latin. Il y a plus : un érudit flamand de la fin du quinzième siècle, Despautère, avait composé une grammaire où il n’y avait LE LATIN MODERNE. 99 pas un mot qui 11e fût latin, les règles, explications et observations comme les exemples. Dans les écoles congré¬ ganistes , cette grammaire était mise entre les mains des commençants, dont elle faisait probablement le supplice, et je puis affirmer qu’elle était encore en usage dans certains collèges libres de France en 1870. Sous un pareil régime pédagogique, la composition latine était naturellement le premier des exercices, et il faut recon¬ naître qu’il en était à cet égard dans l’Université comme dans les ordres religieux. Chose singulière ! c’est en plein dix-huitième siècle, en 1734, quand se préparaient, ou plu¬ tôt quand avaient déjà commencé les violentes attaques contre les institutions du passé, que la vieille coutume d’écrire en latin fut consacrée par un legs considérable que fit à l’Université un chanoine de Notre-Dame, Louis Legen¬ dre. L’objet de ce legs était la fondation de plusieurs prix pour un concours général entre les divers collèges de la capitale, avec cette clause que le prix d’honneur de rhéto¬ rique serait attribué au meilleur discours latin. Telle est l’origine du concours général et de ce fameux prix d’hon¬ neur, le plus haut objet de l’ambition des maîtres et des élèves des collèges de Paris, auxquels fut ajouté plus tard le collège de Versailles. Parmi les lauréats pour qui le prix d’honneur fut le premier rayon de la gloire littéraire , on cite, avant 89, Lemierre, La Harpe, Ghamfort. Au dix- neuvième siècle, les lauréats les plus célèbres du concours général appartiennent pour la plus grande part à l’ensei¬ gnement : Victor Leclerc, Villemain, Cousin, Théry, Mi¬ chelet, Nisard, — plus tard Hippolyte Rigault , et de nos jours Lachelier, etc. On constate avec quelque surprise qu’à part Alfred de Musset, qui remporta un prix de philosophie au concours de 1827, les plus hautes illustrations littéraires du siècle, en quelque genre que ce soit , brillent par leur absence sur la liste des lauréats du concours général. Je 11e veux d’ailleurs tirer de ce fait aucune conclusion. Aux premiers orages de la Révolution, les études furent suspendues et la vieille Université fut supprimée par la 100 MÉMOIRES. Constituante en 1790. Quand la tourmente fnt apaisée, il se trouva des esprits profonds pour faire cette réflexion, que la plupart des orateurs que la Révolution avait fait éclore étaient des lettrés qui avaient apporté aux affaires pour toute expérience leurs études de collège; que, par rémi¬ niscence classique, ces hommes auraient voulu appliquer à la France du dix-huitième siècle les lois de Lycurgue, de Solon et même de Minos; qu’en fait, ils avaient établi la Terreur en souvenir des proscriptions de Marius et de Sylla; et l’on concluait que l’éducation reçue jusqu’alors dans les collèges n’était propre qu’à former des Brutus et des Cati¬ lina ; que de là était venu tout le mal, indè mali lobes. Un poète de dixième ordre, qui ne manquait cependant ni d’esprit ni de gaieté, Berchoux, auteur du poème la Gastro¬ nomie , se fit l’organe de ces idées dans une élégie qui n’est connue que par le premier vers : Qui nous délivrera des Grecs et des Romains? et une réaction qui fit quelque bruit se produisit dans le parti conservateur de l’époque contre les études classiques. Mais elle dura peu, et les déclamations contre la Grèce et Rome étaient déjà oubliées quand Napoléon, par le décret du 17 mars 1808, fonda l’Université impériale de France. Dans le programme de l’instruction secondaire que rédigea le grand maître M. de Fontanes, la composition latine, narration dans la classe de seconde, discours en rhétorique, dissertation en philosophie, reprit sa place d’autrefois, mais comme exercice nécessaire à l’éducation de l’esprit et pré¬ paration à l’art d’écrire en français. Ainsi que dans l’an¬ cienne Université , le prix d’honneur de rhétorique fut attribué au discours latin; et, pour consacrer le rôle pré¬ pondérant de la langue latine dans l’enseignement public, il fut prescrit que le professeur chargé du discours à la distribution solennelle des prix du concours général en Sor¬ bonne prononcerait ce discours dans la langue de Cicéron. LE LATIN MODERNE. 101 C’est ce qui nous a valu tant de brillantes harangues en latin moderne depuis 1810 jusqu’à nos jours. VIII. Le latin sous le premier Empire et les régimes suivants. Moins de deux ans après la création de l’Université impé¬ riale, on vit bien, dans une circonstance mémorable, à quel point la littérature latine était en honneur dans les écoles et encore tenace dans l’opinion. Napoléon venait de rem¬ porter la victoire de Wagram et de stipuler, parmi les con¬ ditions de paix, son mariage avec l’archiduchesse d’Autriche Marie-Louise. Aussitôt un grand concours de discours latins fut ouvert pour célébrer ce glorieux événement, et une mé¬ daille d'or proposée par le grand maître de l’Université à l’émulation, non des élèves, mais des professeurs de tous les lycées de l’Empire; le prix fut décerné à Luce de Lan- cival, poète renommé à cette époque et professeur de rhé¬ torique au lycée impérial Louis-le-Grand. Il est curieux et de quelque intérêt ce semble, à une dis¬ tance de quatre-vingts ans, de parcourir cette harangue con¬ sacrée à la gloire de Napoléon par le professeur le plus spi¬ rituel et le plus disert de l’Université de France en 1810. On sourit plus d’une fois, sans doute, des adulations de l’ora¬ teur et de l’avenir glorieux et illimité qu’il prédit à une dynastie dont les jours étaient déjà comptés; mais si l’on veut bien se reporter un instant à la France de 1810 et à l’idée qu'on se faisait alors de Napoléon, la harangue ne paraîtra point exagérée et l’on y admirera peut-être plus d’une page brillante et même éloquente. Le récit de la fameuse campagne de 1809, avec le passage périlleux du Danube, la résistance acharnée de l’ennemi, et enfin le combat terrible de Wagram, que l’orateur, en sa qualité d’humaniste, com¬ pare naturellement, pour le nombre et l’ardeur des combat¬ tants comme pour le grand renom des capitaines, à la san 102 MÉMOIRES. glante bataille de Pharsale, tout cela est vraiment beau. Mais, s’écrie tout à coup l’orateur : O mirant , o subitam rerum et animorum conversionem! Qui l’eût dit? les deux empereurs signent la paix, et Napoléon va s’unir par les liens de l’hyménée à l’archiduchesse d’Autriche! Et le lec¬ teur partage la stupéfaction qu’éprouva le monde entier à cette étonnante nouvelle : il pleure aux adieux touchants de la jeune archiduchesse à sa famille, il assiste aux fêtes splendides offertes par la ville de Paris à la nouvelle impé¬ ratrice, et l’orateur a si bien su le mettre sous le charme qu’il croit sincèrement, comme lui, à la durée de cette auguste alliance et salue avec lui la naissance prochaine de l’héritier du trône. Telle est, autant qu’une si rapide analyse en peut donner l’idée, cette célèbre harangue dont le retentissement fut si grand dans l’Université, au commencement de ce siècle. Luce de Lancival, qui obtint le prix, était déjà décoré de la Légion d’honneur et gratifié par Napoléon d’une pension de 6,000 francs pour sa tragédie & Hector. Hélas! le spirituel professeur ne jouit pas longtemps de sa gloire. Il était sur son lit de mort quand les hauts dignitaires de la Cour et de l’Université vinrent lui présenter le grand 'prix qu’il avait gagné sur tant et de si distingués rivaux; il ne put témoi¬ gner sa gratitude que par un sourire, et il expira le 17 août 1810, à l’âge de quarante-six ans. Sept jours auparavant, l’institution du discours latin pres¬ crit pour la distribution des prix du concours général avait été inaugurée par Guéroult le jeune, alors professeur de rhé¬ torique au Lycée Napoléon. On lit encore avec plaisir, dans cette harangue qui a pour sujet le bon goût en poésie , une appréciation très fine des qualités et des défauts du poète Lucain, une analyse délicate des principales pièces de Racine, notamment de Britannicus , et une invective violente contre Voltaire à cause de son poème de la Pucelle. Sed quid in- fanda commemoro ? Pourquoi rappeler ce triste souvenir, dit tout à coup l’orateur en se calmant; ai-je donc oublié que ce même poète nous a dotés d’une Épopée et que, grâce à lui, LE LATIN MODERNE. 103 Calliope a sa place parmi les muses françaises? ab eodem poeta factum , ne gallicis nuisis omnino desit Calliope ? Ainsi l’admiration du dix-huitième siècle pour la Henriade n’était pas éteinte en 1810, et l’un des membres les plus émi¬ nents de l’Université en témoignait publiquement. Les cho¬ ses ont bien changé depuis, et la jeune Université, d’accord sur ce point avec L. Yeuillot, ne voit dans le poème de Vol¬ taire qu'un bahut héroïque en dix compartiments . L’année suivante, le 13 août 1811, la mission de parler à la jeunesse d’élite réunie à la Sorbonne échut àM. Burnouf, l’un des hommes qui font le plus d’honneur à l’Université par leur caractère et leurs travaux. Sa grammaire grecque et sa grammaire latine ont beaucoup contribué au progrès des études, et sa traduction de Tacite reste jusqu’ici la meil¬ leure. Il expliqua, dans son discours à la Sorbonne, l’orga¬ nisation de l’Université impériale, l’institution des cinq Facultés, le plan d’études de l’enseignement secondaire, l’unité d’instruction dans tout l’Empire grâce à l’Ecole nor¬ male; il montra en termes émus les services que le pays devait attendre d’une organisation aussi forte, et salua, en terminant, les lettres romaines remises en honneur au mo¬ ment même où Rome ancienne sortait de ses ruines. Mais la solennité du concours général n’avait pas encore offert, n’offrit jamais depuis autant d’intérêt littéraire et de curiosité que le 13 août 1812, date importante dans les anna¬ les de l’Université. L’orateur désigné était le plus brillant élève du regretté Luce de Lancival. Il avait à peine vingt- deux ans, et déjà il professait la rhétorique au Lycée Char¬ lemagne, et il venait d’être couronné par l’Académie fran¬ çaise pour l’éloge de Montaigne, dans un concours où s’étaient mesurés des rivaux de premier mérite. Ce jeune professeur se nommait Abel-François Villemain. Le sujet de sa harangue n’était pas neuf : c’était l’utilité des lettres pour l’éducation morale de l’homme. Mais l’orateur rajeunit cette théorie rebattue par de si beaux développements historiques, par des réflexions si fines et si profondes, il traça des grands écrivains de l’antiquité et de la France des portraits si G> 104 MÉMOIRES. vivants, et tout cela dans un si beau langage et débité d’une voix si claire et si sonore que l’auditoire fut électrisé . Et l’enthousiasme fut au comble quand l’orateur, s'adressant à l’héritier de Napoléon, lui souhaita, avec les dons les plus heu¬ reux de l’esprit et du cœur, l’amour des lettres et des arts : Tu, puer auguste, studiis humanioribus delectabere, tubonas artes adamabis. Hélas! trois mois ne s’étaient pas écoulés depuis ce magnifique discours que la campagne de Russie et ses suites désastreuses annonçaient aux yeux les moins perspicaces la ruine prochaine de cet empire si puissant et l’exil de son héritier... Et la harangue universitaire de Vil- lemain fut le dernier discours latin qu’entendit le premier Empire. Les malheureuses années 1813, 1814, 1815 virent lqp collèges fermés et les études interrompues; il fallait repousser l’Europe coalisée; les rhétoriciens durent se trans¬ former en soldats. La restauration des Bourbons s’annonça aussi comme une restauration des études classiques. On savait que le roi Louis XVIII se piquait de littérature ancienne, qu’il possé¬ dait son Horace comme un professeur de rhétorique et ne manquait jamais d’émailler de citations latines ses entretiens avec les lettrés. Quand il octroya la charte de 1814, un huma¬ niste de l’époque eut l’idée de publier, avec la traduction latine en regard, les paroles prononcées par le roi dans la mémorable séance du 4 juin, suivies de l’ordonnance royale et du texte de la charte constitutionnelle. Ainsi la faveur revenait aux langues anciennes, au latin surtout; et, pour seconder ce mouvement, le savant Barbier-Veimar fonda, dès 1816, un journal intitulé : Hermes romanus , Mercure romain, auquel collaborèrent un grand nombre de profes¬ seurs et de gens de lettres, et qui avait pour but de raviver le goût et l’exercice de la composition latine. Le Gouverne¬ ment favorisait cette publication, et les latinistes lui payaient largement sa protection en éloges. Tous les événements de l’époque : la libération du territoire, l’expédition d’Espagne et la prise du Trocadéro, Tafiranchissement des Hellènes et la bataille de Navarin, tout cela fut célébré en vers et en LE LATIN MODERNE. 105 prose dans la langue de Cicéron ou de Virgile, et si la branche aînée des Bourbons se brisa en 1830, il ne faut pas en rendre responsables les orateurs et les poètes de l’Université; ils firent leur devoir sous la Restauration comme sous l’Empire. C’est de l’avènement du régime de Juillet que date le com¬ mencement de la défaveur de la composition latine dans l’enseignement secondaire. Dès le lendemain de 1830, en effet, beaucoup de publicistes protestèrent, au nom des idées libérales, contre la culture presque exclusive des langues anciennes dans les collèges, et demandèrent vivement, au nom du Commerce et de l’Industrie, une place pour les lan¬ gues vivantes et pour les sciences physiques et naturelles. Cette croisade contre l’enseignement classique recruta bientôt de si nombreux partisans que le débat fut porté à la tribune politique le 4 mars 1837, et ce jour-là même eut lieu une joute mémorable entre F. Arago, qui fut l’avocat des sciences, et Lamartine, qui plaida la cause des lettres classiques. C’est dans ce discours que le grand poète dit ce mot admirable sur les langues anciennes : « que c’est à tort qu’on les appelle mortes, que pour lui il les déclare immortelles, » mot que d’autres ont redit plus d’une fois depuis, sans ajouter qu’ils l’empruntaient à Lamartine. Dès que l’on contestait l’utilité des langues anciennes dans l’éducation, l’institution du discours latin à la Sor¬ bonne et dans les collèges parut surannée, et on l’attaqua par tous les moyens, par le ridicule surtout. Alphonse Karr, qui pourtant savait le latin et l’avait même enseigné à Paris, ne perdait pas une occasion, dans ses Guêpes et ail¬ leurs, de percer de ses traits l’éducation universitaire, pro¬ pre seulement, disait-il, à faire des déclassés, et de railler avec esprit ces auditeurs vaniteux du discours latin à la Sorbonne qui, pour se donner l’air de comprendre, secouaient la tête et souriaient à certains endroits. Et les lecteurs de l’ancien National se rappellent, sans doute, que le rédac¬ teur en chef Armand Marrast, de Saint-Gaudens, un docteur ès lettres cependant, demandait chaque année la suppres- 106 MÉMOIRES. sion du discours latin au nom du préfet de la Seine, M. de Rambuteau, qui n’en comprenait pas un mot. Le vieux discours latin, cependant, poursuivait sa carrière, et c’était toujours au milieu d’un profond silence que l’orateur officiel prononçait ces mots : Regiœ Universitatis prœses excellen- tissime , auditores selectissimi , quand éclata le coup de foudre de février 1848. L'une des premières mesures du nouveau ministre de l’instruction publique fut de remplacer le discours latin de la Sorbonne par un discours français. Mais la réaction monarchique victorieuse renoua bientôt l’antique tradition, et le discours latin reparut et vécut, sans grande faveur, il est vrai, durant tout le second Em¬ pire. S’il ne fut pas alors définitivement enterré, ce ne fut pas la faute, assurément, du ministre Duruy, ennemi des études classiques et fondateur de l’enseignement spécial. C’est la troisième République qui se chargea de l’exécution du discours latin, soit comme pièce décorative aux fêtes annuelles de la Sorbonne, soit comme exercice prépondérant de la classe de rhétorique. Le prix d’honneur de cette classe est aujourd’hui attribué à la composition française. Il est à souhaiter que nous en restions là et qu’il ne soit jamais question de supprimer dans nos collèges l’étude de la langue si belle et si forte que nous ont léguée les Ro¬ mains. Nous sommes de race latine, ne l’oublions pas, et la suppression du latin amènerait inévitablement l’abaissement intellectuel et moral de la France. Si les nécessités du temps où nous vivons ont obligé à restreindre dans nos écoles la culture trop exclusive autre¬ fois de la langue latine, ne pourrait-on pas du moins en conserver l’usage pour les relations entre les corps savants du monde civilisé? lien était ainsi naguère encore, et je ne vois pas que la science ait eu à s’en plaindre. Adrien Balbi assure qu’il n’y a pas moins de deux mille langues diverses sur la surface du globe : comment s’entendre au milieu de cette Babel ? On a espéré un instant que l’idiome de Bossuet et de Voltaire serait la langue privilégiée servant de lien intellectuel entre les peuples; mais, pour que cet espoir LE LATIN MODERNE. 107 puisse se réaliser, il faudrait, au préalable, éteindre les haines nationales, et ce n’est ni le savant M. Mommsen, ni ses compatriotes qui prendront cette initiative généreuse. On devrait donc s’en tenir au latin, la langue universelle. Est-il, d’ailleurs, un idiome plus précis, plus net, plus propre à l’expression de la vérité morale comme de la vérité scientifique? Il n’a pas, dit-on, de termes pour les décou¬ vertes et inventions modernes. L’histoire répond à cette objection par un mot sans réplique : c’est par un livre écrit en latin, le Novum organum , que F. Bacon, au seizième siècle, fonda la philosophie expérimentale; c’est par un livre écrit en latin : Philosophiez naturcilis principia ma- thematica , que Newton, au dix-septième siècle, révéla le Système du monde . FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE. 108 MÉMOIRES. FORMATION ET ORGANISATION DE LA BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE DE LA VILLE DE TOULOUSE Par M. LAPIERRE L Le décret du 2 novembre 1789 ayant mis les biens du clergé à la disposition de la nation, il devint nécessaire de procéder à l’inventaire des bibliothèques des monastères et chapitres. L’opération fut confiée aux Directoires des dis¬ tricts. En octobre 1790, l’Assemblée réglementa la confec¬ tion des catalogues. La mise « sous la main de la nation » des biens des émigrés ajouta de nombreuses et utiles collec¬ tions de livres aux bibliothèques conventuelles ou autres. Le décret du 8 pluviôse an II (27 janvier 1794) prescrivit aux administrations de district : de nommer des commissai¬ res qui achèveraient le récolement des inventaires des livres, manuscrits, estampes, cartes; d’envoyer des copies de ces inventaires au département et au Comité d’instruction publi¬ que; de proposer, parmi les édifices nationaux situés dans leur arrondissement, un emplacement convenable pour y établir une bibliothèque. Les bibliothèques des communes, qui étaient ouvertes au public, devaient fournir l’inventaire de leurs collections. Le Comité de l’instruction publique avait pour mission de prononcer définitivement sur les échanges et sur les ventes. 1. Lu clans la séance du 5 février 1891. BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE DE LA VILLE DE TOULOUSE. 109 Le décret de pluviôse ne reçut pas une application immé¬ diate et générale. On s’acharna à faire disparaître ou à mutiler les titres généalogiques et les documents entachés de féodalité. Sur la proposition de l’abbé Grégoire, la Con¬ vention décida de rendre les agents nationaux et les admi¬ nistrateurs de district responsables des destructions commi¬ ses. Un décret de brumaire an IV (1795), réorganisant l’instruction publique, créa les écoles centrales et adjoignit à chacune d’elles une bibliothèque, un jardin et un cabinet d’histoire naturelle, un cabinet de chimie et de physique expérimentales. Ces écoles héritèrent des collections locales et furent admises ensuite à puiser dans les dépôts de Paris. Aux écoles centrales succédèrent les Lycées. Les bibliothè¬ ques cessèrent alors de faire partie de ces établissements et furent mises à la disposition et sous la surveillance des municipalités (1803-1804). L’organisation des bibliothèques fut très laborieuse. En dépouillant les nombreux documents manuscrits conservés aux archives départementales de la Haute-Garonne, on peut suivre la formation progressive de la bibliothèque publique de la ville de Toulouse, depuis le décret de pluviôse an IL On s’efforça d’abord de préserver les bibliothèques des maisons religieuses, d’arrêter les spoliations et les pertes nombreuses qui s’étaient déjà produites. On forma, sous l’active direction du bibliothécaire Castilhon, trois dépôts de livres : aux Carmes, aux Augustins, au Collège national ; on y enferma plus de deux cent mille volumes, auxquels furent ajoutés les livres appartenant aux émigrés, condam¬ nés et autres personnages. Le dépouillement entrepris fournit un grand nombre de livres de théologie (les deux tiers d’après Castilhon), dont les éditions étaient souvent répétées. Il y avait peu de litté¬ rature et d’histoire, peu de droit, presque point d’histoire naturelle ou d’ouvrages relatifs aux arts. On semblait crain¬ dre que le coût du dépouillement et du recensement n’excé¬ dât la valeur des objets. Il est évident que, avant l’évacua¬ tion des couvents, on avait eu le soin de faire un choix dans 110 MÉMOIRES. les bibliothèques, et de n’y laisser que les ouvrages médio¬ cres. Yoici, d’après une lettre de Castilhon, datée de l’an IY, un état de la contenance de diverses bibliothèques : Bénédictins, 10,352 volumes; Chartreux, 3,568 volumes; Récollets, 2,870 volumes; Petits Cordeliers, 1,094 volumes; Doctrinaires, 13,710 volumes; Minimes, 13,460 volumes; Grands Cordeliers, 18,576 volumes. Les dépôts contenaient bien d’autres collections d’une importance numérique moindre, mais formant un total con¬ sidérable de volumes. Aux Augustins et. aux Carmes, on se trouvait en présence d’énormes entassements de livres expo¬ sés à toutes les chances de destruction. De nombreux vols y étaient commis. Castilhon insistait journellement sur le peu de sûreté et l’insalubrité des locaux, « la poussière, l’incendie sans cesse menaçant, l’humidité, la pluie, les rats... Com¬ ment lutter efficacement contre tant d’ennemis réunis!! » On estimait à cent vingt mille le nombre des volumes déposés aux Carmes. Castilhon s’efforçait de combattre les dangers et les obsta¬ cles réunis. Il faut dire que le travail de recensement était payé d’une façon dérisoire. Yeut-on savoir ce que recevaient les commissaires chargés du dépouillement? — deux liards par jour, et Castilhon qualifiait cette besogne de dégoûtante. Cependant, ce travail n’avait rien de mécanique et réclamait certaines connaissances dans les lettres; on se décida à aug¬ menter la rétribution. En l’an IV, on donnait jusqu’à 5 livres par jour, 150 livres par mois. Castilhon déclarait encore que cette somme de 5 livres était insuffisante pour se pro¬ curer « du pain et des souliers. » Les commissaires nommés étaient : Darnès, libraire; Yitrac père, libraire; Vitrac fils; Dalles, imprimeur; Las¬ serre, sous-bibliothécaire du clergé; Miquel, doctrinaire; Barrau, de Fos, Blondel, Causse, hommes de lettres; Ma- zart, relieur; Raynal, employé au district. Plusieurs d’entre eux travaillaient sans relâche, malgré la modicité des hono¬ raires et les payements irréguliers. Le bois à brûler man¬ quant, le travail était forcément suspendu, car la journée BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE DE LA VILLE DE TOULOUSE. 111 était longue, les heures ayant été réglées de huit heures et demie du matin à midi et de deux heures et demie à cinq heures. Castilhon s’était réservé le dépouillement et le classement des manuscrits, besogne ingrate et très pénible. Il avait cherché à se procurer un aide. Un homme de loi, ayant l’habitude de lire les écritures anciennes, demanda 24 livres pour cinq heures de travail par jour (an IV). Parmi les manuscrits se trouvait un magnifique livre d’Heures, — Heures de Charlemagne — sur vélin pourpre, qui avait appartenu au trésor de Saint-Sernin, et que Castilhon quali¬ fiait : « le plus remarquable qu'il y eût en France. » On sait que ce manuscrit se trouve actuellement à la bibliothèque nationale U i. Le manuscrit connu sous le nom de Heures de Charlemagne avait appartenu à l’Abbaye de Saint-Sernin. Pendant la Révolution, il fut déposé à la Bibliothèque publique de Toulouse, où il resta jusqu’en 1811. Le 26 avril de cette année, le Maire écrivait au bibliothécaire la lettre suivante : « Je vous prie, Monsieur, de m’envoyer par le porteur de la pré¬ sente un livre assez curieux dont j’ai entendu parler, Les Heures de Charlemagne, mais que je serais charmé de voir par mes propres yeux. La présente vous servira de décharge jusqu’à ce que je vous le renvoie. « Signé : Bellegarde. » L’Administration, d’accord avec le Conseil municipal, décida d’of¬ frir ce manuscrit à Napoléon 1er. Le cadeau fut accepté, et le manus¬ crit passa successivement de la bibliothèque particulière de l’empe¬ reur, dans la Bibliothèque royale, puis au Musée des Souverains, à la Bibliothèque du Louvre, et enfin dans les vitrines de la Bibliothèque nationale, où on peut l’admirer aujourd’hui. En 1839 et 1840, une correspondance fut échangée entre le Minis¬ tère et l’Administration au sujet du beau manuscrit que l’on regardait avec raison comme un trésor local, offert et donné d’une façon tout à fait intempestive en 1811. Les Archives municipales ont conservé la lettre suivante, restée inédite : « Monsieur le Maire, j’ai lu hier, dans un journal de cette ville, un article où l’on parle d’un ouvrage très précieux, qui appartenait à la bibliothèque de Toulouse et qui fut donné à l’empereur Napoléon, en 1811, par M. de Bellegarde, maire à cette époque. Ce manuscrit, connu sous la dénomination de Heures de Charlemagne , a une 112 MÉMOIRES. En dehors des manuscrits, on devait aussi rechercher les Cartulaires. La lettre du ministre Neufchateau, datée de l’an VII, et prescrivant cette recherche, est curieuse à citer : « Tous les Cartulaires des instituts religieux qui se trouvent valeur très considérable, et M. le Maire, en voulant faire une gra¬ cieuseté à l’Empereur, outrepassa ses droits et manqua même, je crois, à ses devoirs, car, en sa qualité d’administrateur, il n’avait pas le droit de disposer des biens de la ville. Il y a quelques mois, vou¬ lant m’assurer si l’ouvrage existait encore, je fus à la bibliothèque particulière du roi, au Louvre, et m’étant bien convaincu que les Heures de Charlemagne y étaient toujours, j’adressai de suite, en ma qualité de représentant du pays, une lettre à M. l’Intendant de la liste civile pour lui réclamer le précieux volume ou pour avoir au moins quelques autres ouvrages de valeur, en compensation de ce manuscrit rare qui ne pouvait avoir cessé d’être la propriété de notre ville, malgré le don illégal qui en avait été fait par le maire. Il me fut répondu par M. de Montalivet la lettre que j’ai l’honneur de vous envoyer. Gomme je ne pense pas que la ville de Toulouse puisse se contenter d’un pareil déni de justice, et que vous serez sans doute de mon avis, je vous prie de vouloir me faire savoir ce que vous croyez devoir faire à ce sujet; vous savez que je suis toujours disposé à faire ce que vous croirez utile aux intérêts de notre cité. « Veuillez agréer... Le Colonel Lespinasse, député de la Haute- Garonne, signé. » 18 septembre 1839. A M. de Perpessac, maire de la ville de Toulouse. Voici la lettre de M. de Montalivet : « Paris, IG août 1839. Monsieur, j'ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire au sujet du manuscrit des Heures de Char¬ lemagne donné par la ville de Toulouse à l’empereur Napoléon, et qui fait maintenant partie de la bibliothèque du Louvre. En suppo¬ sant même que la liste civile de Napoléon n’ait pas reconnu d’une manière quelconque l’hommage public qui lui a été fait de ce manus¬ crit par la ville de Toulouse, il ne pourrait dans aucun cas en résulter aucun engagement pour la liste civile du roi. Je sais cependant que la ville de Toulouse, par le nombre de ses institutions scientifiques et littéraires, et par le zèle avec lequel les lettres et les arts y ont toujours été cultivés, a des titres particuliers à faire valoir pour être comprise dans la distribution des ouvrages provenant des souscriptions prises par les divers ministères. Mais les ouvrages auxquels souscrit la liste civile ont une destination toute spéciale; ils sont affectés au ser¬ vice des bibliothèques de la Couronne... il n’y en a pas de disponi¬ bles pour des établissements publics. Je me trouve, d’après ces motifs, dans l’impossibilité de donner suite au désir que vous m’avez exprimé et je ne puis que vous témoigner tout le regret que j’en éprouve... » Le manuscrit resta à Paris. BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE UE LA VILLE DE TOULOUSE. 113 dans les divers dépôts et archives de la République doivent être réunis à Paris. Ges titres, fruits des siècles barbares, se lient trop essentiellement à leur histoire pour pouvoir en être distraits. Il faut qu'ils attestent à la postérité ce que l'ambition et l’artifice des corporations privilégiées ont obtenu de la crédule ignorance de nos pères et qu’ils lui fassent apprécier l’heureuse révolution qui s’est faite dans l’esprit humain ». Nous ne savons pas quel fut le résultat de cette recherche, du moins dans notre région. Quant aux manus¬ crits, Castilhon en décrivit plus de cinq cents. On avait vendu publiquement au Parc d’artillerie plus de cinquante quintaux de cartons, formant les couvertures des manuscrits sur vélin.. Transportés au Parc, ils avaient servi à faire des gargousses, « genre de vandalisme, écrit Castilhon, que la postérité aura de la peine à croire. » La plus grande partie des ouvrages révisés étaient trans¬ portés dans la bibliothèque de l’Ecole centrale et dans celle du Clergé. L’une et l’autre étaient ouvertes au public. Mais les fonds manquaient pour les transports aussi bien que pour l’entretien journalier (an YI.) La bibliothèque du Col¬ lège se trouvait dans le plus grand désordre par suite des accroissements et additions provenant des maisons religieu¬ ses. Depuis huit ans, les livres n’avaient pas été battus; ils étaient rongés par la poussière. Et cependant, les lecteurs étaient nombreux et augmentaient chaque jour. L’attention de la Commission bibliographique se porta sur la nécessité d’un bon catalogue. Il devait être dressé sur cartes, classées ensuite par ordre de matières; puis ce catalogue devait être transcrit sur des registres et présenter un ordre alphabéti¬ que. L’abbé Barrau donna tous ses soins au perfectionnement du Catalogue de la bibliothèque du Clergé. Celui du Collège était depuis longtemps confié à Castilhon, qui reconnais¬ sait la nécessité d’une refonte générale, imposée par les ouuveaux accroissements1. Castilhon proclamait hautement 1. Nous avons retrouvé deux inventaires de l’an II (1794.) Inventaire de la Bibliothèque dit Collège : Catalogue dressé par Castilhon (18 à 20,000 volumes; 300 volumes 9e SÉRIE. — TOME III. 8 MÉMOIRES. 114 les grands sacrifices faits pour rendre publique la Bibliothè¬ que, mais il eût voulu pouvoir disposer d un fonds d achat. Il réclamait les principaux ouvrages relatifs à la Révolution française, notamment la collection du Journal clés Débats , le procès de Louis XYI... plusieurs ouvrages nouvellement imprimés (an VI-1798). A cette époque, les deux bibliothèques contenaient quarante- deux mille volumes. Castilhon se montrait favorable à la réunion des deux dépôts publics. Sur cette question — comme en tout et toujours — les opinions étaient contraires, favorables ou défavorables à la réunion. Où trouver un local suffisant? Castilhon indiquait le ré¬ fectoire des Augustins, quoique ce local eût déjà été vendu et servît d’écurie. Moyennant indemnité, la nation aurait pu reprendre ses droits de propriété. La proposition fut rejetée. Castilhon indique alors le vaste logis du Collège national, appelé le Pensionnat, dans lequel on logeait, du temps des provenant de la Bibliothèque des J eux h loraux.) Deux globes, céleste et terrestre; — une grande table couverte d’un tapis vert; — un bureau pour le bibliothécaire ; — deux échelles à roulettes. Dans la seconde salle, une grande table, et, dans le petit passage d’une salle à l’autre, une armoire dans l’embrasure; — 70 a 80 chaises. Béguillet, signe. Inventaire cle la Bibliothèque du Clergé : Catalogue, huit volumes in-folio, dressé par Barrau, ancien biblio¬ thécaire (en 1780); — trois tables recouvertes d’un drap violet, à l’usage des lecteurs; — deux grands fauteuils et deux moyens; — quatre échel¬ les doubles roulantes; — 48 chaises; — deux tableaux1 avec cadies dorés et cartouches (à remettre au citoyen Lucas, au Muséum.) 1. Ces deux tableaux sont les portraits de M. de Brienne et de l’abbé d’Héliot. Ce dernier est représenté revêtu de la robe de professeur de théologie. Le car¬ touche porte : BENED. D’HELYOT ABB. PllOF. REG. QUI IN HANC | ARCEM LITTE11ARIAM QUIN- DECIM | MILLIA VOLUMINUM SELECTORUM | CONCESSIT. VIVENS FECIT, | NEC MORTUUS VIVERE | DESIET. OBIIT ANNO | SAL. M. D. CC. LXXIX. | Le portrait de M. de Brienne est très beau et ne porte aucune signature. M. de Brienne est revêtu du costume archiépiscopal et assis devant une bibliothèque. Le cartouche porte : STEPHANUS CAROLUS | DE LOMENIE DE BRIENNE | ARCHIEPISCOPÜS TOLOSA- NUS ] REGII ORDINIS SANCTI | SPIRITUS COMMENDATOR | PRÆCIPUUS REGNI | ADMINISTER. | Ces deux portraits sont conservés à la Bibliothèque publique de la ville. BIBLIOTHÈQUE PUBLIQUE DE LA VILLE DE TOULOUSE. 115 Jésuites, plus de deux cents pensionnaires. Autre projet re¬ jeté. 11 restait enfin remplacement des Carmes, mais la ville songeait à édifier là une grande place, qui existe aujour¬ d’hui. La bibliothèque du Collège ne fut pas déplacée, et on sait que la réunion à la bibliothèque du Clergé ne s’opéra qu’en 1866. Castilhon, qui apportait un zèle soutenu à l’orga¬ nisation de la bibliothèque du Collège, avait plus de quatre- vingts ans, et il ne cessait de réclamer un auxiliaire, homme de lettres, qui « à la probité la plus exacte joignît toutes les connaissances bibliographiques et l’amour du travail. » Donc, il fallait faire au plus tôt le vide et apporter l’air et la lumière dans les dépôts, où les livres se perdaient chaque jour, et chercher les moyens d’améliorer les locaux de la bibliothèque du Collège, dont l’installation première de M. de Brienne n’avait guère changé, malgré les accrois¬ sements successifs. Le Comité de l’instruction publique pres¬ crivit la vente aux enchères de tous les ouvrages jugés inu¬ tiles1. Aux Collèges royaux avaient succédé les Écoles centrales (1795); après les Écoles centrales furent organisés les Ly¬ cées. A Toulouse, la bibliothèque ne subit aucun déplace¬ ment et resta affectée successivement à chacun de ces éta- 1. On a conservé quelques états de la vente des vieux livres et des marbres déposés aux Augustins. En voici deux : 26 thermidor an XII- 1804; 4 germinal an XIII-1805. Recette du produit de la vente des livres faite en présence de M. Lucas . 5,185 85 Dépense . 5,136 05 En caisse . 49 30 Recette sur les vieux livres et sur les marbres : Livres . 20,895 29 Marbres . 1,601 25 Total . 22,496 54 Dépense . 15,929 88 En caisse . . * . * . . * . 6,566 66 116 MÉMOIRES. blissements. En l’an 11 (1803), immédiatement après l’orga¬ nisation du Lycée, la bibliothèque fut mise à la disposition et sous la surveillance de la municipalité. Le conservateur devait désormais être rétribué sur les fonds de la com¬ mune L En 1805, le conseil municipal votait une somme de 1,000 francs pour la confection du catalogue. 1. Arrêté du préfet de prairial an XII (juin 1804) : 1° La bibliothèque sera entretenue aux frais de la ville, comme l’est dans ce moment celle dite du Clergé; 2° La somme portée sur le budget de l’an XIII pour cette dernière sera réunie à celle de 3,100 francs qui demeure allouée à cet effet. Ces deux sommes, s’élevant ensemble à 4,600 francs, sont portées sur le budget. DE LA THEORIE DES COURBES GAUCHES. 117 FORMULES GÉNÉRALES DE LA THÉORIE DES COURBES GAUCHES APPLICATIONS I Par M. V. ROUQUET1. § I. — Formules générales de la périmorphie curviligne. 1. Une courbe gauche (O) étant donnée, concevons que l’on fasse mouvoir un trièdre tri-rectangle dont le sommet O décrive (O), tandis que les axes des X, des Y et des Z de ce trièdre sont dirigés respectivement suivant la tangente, la normale principale et la bi-normale à la courbe au point O. Prenons les coordonnées des points de l’espace par rapport à chacune des positions de ce trièdre, en remarquant que son déplacement ayant lieu d’une manière continue, les sens des parties positives des axes seront déterminés à chaque instant dès qu’ils auront été fixés pour une position initiale. La position de chaque point O de (O) et, par suite, celle du trièdre qui lui correspond seront définies, comme d’habitude, par l’arc s de cette courbe compté à partir d’une origine fixe. 2. Supposons maintenant qu’à chaque point O de (O) on fasse 1. Lu dans la séance du 24 décembre 1890. 118 MÉMOIRES. correspondre un point A de l’espace. Les coordonnées instanta¬ nées Ç, y), Ç de A par rapport aux axes OX, OY, OZ, définis ci-dessus, sont des fonctions de la variable s. Quand le point O vient occuper sur (O) la position infiniment voisine O', le point correspondant à O' est venu en un point A' dont les coordonnées par rapport aux axes relatifs à O' sont représentées par ? -f d%, vj -j- drh Ç -j- d'rz, en négligeant, comme cela est permis, les infiniment petits d’ordres supérieurs au pre¬ mier. Ceci posé, la question fondamentale que nous nous proposons de résoudre est celle-ci : Trouver les projections de V élément linéaire AA' sur les axes OX, OY, OZ. Voici d’abord les résultats que l’on obtient : 1° En désignant par AX, AY, AZ les projections respectives de AA' sur OX, OY, OZ, on a, en négligeant toujours les infiniment petits d’ordres supérieurs aux premiers, les formules : AX = ds + d^q — ~dq-\- ds AY = cm -j- dr{ — Çrtw — d‘(] + ds y* AZ =: rfitù + d'Ç, — dç + ds . - , T dans lesquelles on a fait usage des notations suivantes : rfO est l’angle de contingence et du> l’angle de torsion ; q désigne le rayon de courbure et t celui de torsion, ces rayons étant liés aux angles précédents par les relations ds m ’ ds ' • do) 2° Pour que le point A reste fixe dans l’espace, il faut et il suffit que ses coordonnées instantanées $, y] , Ç vérifient, pour toute valeur de s, les équations différentielles que voici : DE LA THEORIE DES COURBES GAUCHES. 119 IdS _ 5 __ 1 ds ; ’ dr{ C Ç di} V] j dS T En particulier, pour que la direction définie, relativement au trièdre mobile, par les équations X _ Y __Z l m ~~~ n ’ soit fixe dans l’espace, il est pareillement nécessaire et suffisant que les fonctions l, m, n de s vérifient les équations dl _ m ds ~~ c ’ dm n l ds t q ’ dn m ds t ’ % 3° Si l’on désigne par X, Y, Z les coordonnées d’un point quelconque M par rapport au trièdre de sommet O, et par X', Y', Z ' les coordonnées du même point relativement au trièdre infiniment voisin ayant O' pour sommet, on a : (0) X'— X = Y'— Y = Z'— Z = ■ - ds + YdO ■ Xd9 + Z du Ydw ds(— — i )• "(l-f)' Y — ds . — . T L’emploi systématique des équations (A), (B), (B'), (C) cons¬ titue une méthode que je désignerai sous le nom de périmorphie 120 \ MEMOIRES. curviligne, à cause de son analogie avec celle que la théorie des surfaces doit à M. Ribaucour, et dont j’ai déjà donné plusieurs applications dans ce même recueil1. Dès le début de ses Leçons sur la théorie des surfaces , M. Darboux établit, pour les déplacements à un paramètre, des formules qui fournissent immédiatement les équations (A), (B), (B'), (C)2. Malgré cela, j'ai pensé que la démonstration exposée ci-après, principalement en vue de nouvelles applications, pour¬ rait avoir quelque intérêt, en raison de son caractère exclusive¬ ment géométrique et direct. 3. Les coordonnées du point A', par rapportau second trièdre, étant ï + > ri + ^ » ’C + dK , et, par rapport au premier, ? + AX, yî + Ay!, Ç+AÇ, les formules ordinaires de la transformation des coordonnées conduisent aux équations suivantes : ? + AX = a + (Ç + d*) cos (X', X) + (v) + dij) cos (Y', X) + ('Ç + d'ç) cos (Z', X) , rt + AY = b + (-; + dÇ) cos (X', Y) + (y) + dr^ cos (Y', Y) (C d'Q cos (Z', A ) , U- AZ = c + (5 + d?j cos (X', Z) + (y) + drt) cos (Y', Z) + K+ dÇ) cos (Z', Z), a, #, c désignant les coordonnées de la nouvelle origine O' dans le premier système. 1. Voir les Mémoires de V Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse, années 1888 et 1889. 2. Ire partie, livre I, chap. i, notamment p. 4, formules (3); p. 10, formules (13). DE LA THEORIE DES COURBES GAUCHES. 121 Or, aux infiniment petits du second ordre près, a — ds, b ~c — 0 ; (X', X) = dQ, (Z', Z) zz du ; cos (X', X) zz cos (Y', Y) zz cos (Z', Z) zz 1. Les autres cosinus sont des infiniment petits du premier ordre, et l’on a, en vertu des relations de perpendicularité analogues à celle-ci, cos (X', X) cos (X', Y) + cos (Y', X) cos (Y', Y) + cos (Z', X) cos (Z', Y) zz 0, cos (Y', X) — — cos (X', Y) = y , cos (X', Z) — — cos (Z', X) zz g , cos (Z', Y) = — cos (Y'f Z) = a, i en négligeant encore les infiniment petits d’ordres supérieurs au premier. Par la substitution, les équations (1) deviennent : ( AX zz ds + d$ - ro - K , (2) AY zz drj + aÇ + T5 , f AZ — d'Ç -|- — rq , aux infiniment petits près d’ordres supérieurs à l’unité. Il ne reste plus qu’à interpréter géométriquement les quantités a> Y, qui dépendent évidemment des affections de la courbe en O. 4. Soient maintenant X', Y', Z ' les coordonnées, dans le second système, du point A, qui a pour coordonnées X, Y, Z dans le premier, de telle sorte que les quantités X' — X, Y' — Y, Z' — Z représentent les différentielles d~, dq, d’Ç. Les A sont nuis dans ce cas, puisque le point A est le même dans les deux systèmes. On a donc, d’après les équations (2), où l’on introduira, en outre, les hypothèses Ç zz X , yj zz Y, Ç — Z, [ X'— X — — ds + yY + gZ , Y'— Yz- yX — aZ, f Z' — Z z: aY — (SX . (3) 122 MÉMOIRES. Il importe de remarquer, avant d’aller plus loin, que les résul¬ tats obtenus jusqu’à présent s’appliquent à tout système de coor¬ données instantanées dont l’origine décrit la courbe (O), à con¬ dition, toutefois, que l’axe OX soit dirigé suivant la tangente. Il reste donc à tenir compte du choix particulier des axes, c’est-à-dire à exprimer que OY est la normale principale, ou, ce qui revient au même, que le plan YOX est le plan osculateur de (O) en O, et que les rayons de courbure et de torsion sont respec¬ tivement égaux à ç et t. En premier lieu, puisque le plan XOY est le plan osculateur, sa caractéristique sera la tangente OX. Or, cette caractéristique est l’intersection du plan osculateur de (O) en O, dont l’équation, dans le premier trièdre, est Z = 0, avec le plan osculateur infi¬ niment voisin dont l’équation est Z' = 0, dans le second trièdre, et, par suite, en vertu de (3) , (4) Z + aY — pX=0, dans le premier. La caractéristique considérée est donc repré¬ sentée, dans le premier trièdre, par les équations Z = 0, aY — (3X = 0. Puisqu’elle se confond avec OX, on a d’abord (5) (3 — 0 . En second lieu, l’angle des deux plans oscillateurs infiniment voisins est, d’après (4) et (5), db) — — a, aux infiniment petits du troisième ordre près. Par suite, , ds CL — — db) — - . (6) T DE LA THEORIE DES COURBES GAUCHES. 123 Enfin, il faut exprimer que le centre de courbure principal dont les coordonnées instantanées sont N Ç = Ç = 0 , Y} = Ç, puisqu’il est situé sur la normale principale OY, appartient aussi à la droite polaire de (O) en O, c’est-à-dire à l’intersection de deux plans normaux infiniment voisins. Or, le premier plan normal est le plan YOZ dont l’équation, dans le premier trièdre, est X = 0. Le second est le plan Y'O'Z du second trièdre, dont l’équation est X'zzO dans le nouveau système, et, par suite, d’après (3) et (5), - X — ds + ïY = 0, dans le premier.. Ce dernier plan devant passer par le centre de courbure, il vient 5. Il n’y a plus maintenant qu’à porter les valeurs (5), (6), (7) de (3, a, y pour obtenir, du premier coup, les équations (A) et (C) du n° 2. On parvient aux équations différentielles (B), qui caractérisent les coordonnées des points fixes de l’espace, en écrivant que pour qu’un point soit fixe il faut et il suffit que les A qui lui cor¬ respondent soient nuis pour toute valeur de s. Quant aux équations (B'), voici comment on les déduit des équations (B) dont elles sont un cas particulier. Pour que la droite L, dont les équations instantanées sont, dans le premier trièdre, X _ Y _ Z l m n ’ ait une direction fixe, il est nécessaire et suffisant que le point à 124 MEMOIRES. l’infini de cette droite soit toujours le même. Or, considérons sur L, le point ayant pour coordonnées ? z= Il , y; = \m , 'Ç = X n , X désignant une constante. Ce point sera fixe si l’on a, conformément à ce que donnent les équations (B), . dl A ds dm ds m X — — 1 , ç n l dn m ds t Il s’agit maintenant, pour exprimer que le point à l’infini de L est fixe, d’écrire que les équations précédentes ont lieu pour X zz^>, ce qui donne manifestement les équations (B'). Toutes les formules du n° 2 sont ainsi démontrées. Le cas des courbes planes est compris dans ce qui précède, en introduisant l’hypothèse du z= 0 ou t = Les raisonnements purement géométriques à l’aide desquels nous avons établi les formules fondamentales de la périmorphie curviligne reposent uniquement, comme on vient de le voir, sur les propriétés primordiales des courbes gauches. — En nous appuyant maintenant sur ces formules, nous pourrions continuer avec la plus grande facilité la théorie de ces courbes par l’étude de leurs développées, de leurs indicatrices sphériques, etc. Les procédés à employer dans ce but sont peu nombreux et résulte¬ ront d’ailleurs des développements nécessités par les applications que nous avons en vue. § IL — Détermination des courbes gauches dont les rayons de couy'bure et de torsion sont des fonctions données de Varc. 6. Pour terminer les généralités sur la théorie des courbes gauches, nous démontrerons une propriété qui a de l’importance, DE LA THÉORIE DES COURBES GAUCHES. 125 surtout au point de vue théorique, en ce sens qu’elle fournit une base sûre aux raisonnements. En voici l’énoncé : Il existe une courbe gauche , et , à la symétrie près, il n'en existe qu'une dont les rayons de courbure et de torsion sont des fonctions données de l'arc. La démonstration géométrique, en quelque sorte intuitive, que nous allons donner de cette proposition résulte de la considéra¬ tion d’une surface développable bien connue, savoir la dévelop¬ pable rectifiante, laquelle est l’enveloppe du plan qui, en chaque point d’une courbe, contient la tangente et la bi-normale. Ce plan a été nommé plan rectifiant par Lancret1, à qui sont dues les propriétés que nous allons établir en partant des formules (A) et (C). 7. Lorsque la courbe (O) est rapportée au trièdre instantané de la périmorpbie, le plan rectifiant est le plan des XZ. Sa caractéristique est l’intersection du plan dont l’équation est Y z= 0, dans le premier trièdre, et du plan infiniment voisin dont l’équation, dans le second trièdre, est Y' = 0, et, par suite (C), (1) Y + *(|-*)=0, dans le premier. La caractéristique est donc la droite représentée par les équa¬ tions dans le premier trièdre. Cette caractéristique, génératrice de la surface rectifiante, est une droite L passant par le point O et faisant avec OX un angle \j. défini par l’équation (2) Tg t,. - - . 1. Voir le Rapport sur les progrès de la géométrie, par Chasles, pp. 10 et 11. 126 MÉMOIRES. De plus, l’équation (1) du plan de Lancret infiniment voisin du premier montre qu’aux infiniment petits près d’ordres supérieurs au premier, on a, pour l’angle dz de ces deux plans, di ds ds T COS [J. ds ç sin [J. ■ On s’en rend compte immédiatement en prenant, dans le plan représenté par l’équation (1), un point P, qui se projette en Q sur le plan des XZ, en abaissant du point Q la perpendiculaire QR sur L et en remarquant que Tg dz~ QP QR * Cherchons enfin à déterminer le point A où la caractéristique L touche l’arête de rebroussement de la développable. Posons, à cet effet , OA == p , en sorte que les coordonnées instantanées de A sont ; — p cos (j., yj n 0, Ç zz p sin jj.. Pour que le point A soit le point de contact de L avec l’arête de rebroussement, il faut et il suffit que le déplacement AA' de A soit dirigé suivant L. Or, si l’on forme les A de A [formules (A)], on trouve d’abord AY = 0, ce qui doit avoir lieu pour tout point de L, et, en second lieu, \ AX z= dp cos [j. — p sin d\>< + ds , \ AY zz dp sin \j . + p cos \x d\x . On doit avoir, d’après ce qui vient d’être dit, DE LA THÉORIE DES COURBES OAUCHES. 127 La substitution donne immédiatement (3) P = sin jjl d\x ds Désignons par G le point où la normale principale à l’arête de rebroussement (A) en A coupe la bi-normale à (O) en O, on a OG = P sin [j. Par suite, l’interprétation géométrique de la dérivée — est ds donnée par l’équation (4) 1 d\x OG ds L’élément d’arc ds' de l’arête de rebroussement (A) en A s’ob¬ tient aussi très simplement en remarquant que la projection de cet élément sur OZ est AZ. Dès lors, sin \x ’ d’où (5) ds' — dp + ds cos [x . Les formules (2), (3), (5) déterminent complètement les élé¬ ments principaux de la développable rectifiante. On en déduit plusieurs conséquences trouvées d’ailleurs par Lancret. 1° La courbe proposée (O) est située sur la développable recti¬ fiante qui lui correspond. Car la caractéristique du plan tangent à cette développable passe toujours par le point O de (O) qui fournit ce plan. 2° La courbe (O) est une géodésique de la développable recti¬ fiante. 128 MÉMOIRES. Car le plan oscillateur de (O) en un point quelconque est perpendiculaire au plan tangent de cette développable. 3° Si l’on applique sur un plan la développable rectifiante, la courbe (O) se transforme en une ligne droite1, et d’ailleurs l’an¬ gle g et la longueur p conservent leurs valeurs respectives. 4° Lorsqu’on déforme la développable rectifiante en changeant arbitrairement les angles formés par les plans tangents consécu¬ tifs, la courbe transformée de (O) est telle qu’en chaque point le rapport des rayons de courbure et de torsion soit le même qu’au point correspondant de (O). Car par la déformation considérée l’angle \x ne varie pas. 8. Ceci posé, admettons, conformément à l’énoncé du théorème à démontrer, qu’il s’agisse de construire une courbe gauche pour laquelle ; et t soient des fonctions données de l’arc s . Le rapport - étant connu en fonction de s , on connaîtra par ç cela même la courbe transformée de l’arête de rebroussement (A) de la développable de Lancret relative à la courbe cherchée (O), quand on applique cette développable sur un plan. La transfor¬ mée de (A) est, en effet, l’enveloppe de la droite A qui fait, avec une droite fixe L, un angle g donné par la formule ? et qui coupe L au point Q dont la distance à un point fixe I de cette droite est égale à s. Il ne reste plus qu’à reconstituer la développable par des rota¬ tions successives autour des diverses génératrices, rotations infi¬ niment petites dont la valeur générale est, d’après la formule (3), 1. C’est à cause de cette propriété que la développable considérée a reçu la qualification de rectifiante. DE LA THÉORIE DES COURBES GAUCHES. 129 Ceci fait, la courbe demandée (O) sera la transformée de L après la formation de la développable. Le problème a évidemment deux solutions qui fournissent deux courbes symétriques, et n’en a pas d'ailleurs davantage. Ces solutions correspondent aux deux sens dans lesquels on peut effectuer les rotations qui permettent de constituer la dévelop¬ pable de Lancret. La proposition dont nous venons de présenter une démonstra¬ tion géométrique a de nombreuses conséquences. Je me bornerai à en déduire la suivante : II y a une infinité de courbes gauches four lesquelles il existe une relation donnée entre la courbure et la torsion, et leur définition générale comporte une fonction arbitraire de l'arc s. Car en se donnant arbitrairement en fonction de s, soit la courbure, soit la torsion, la relation donnée permettra de déter¬ miner à la fois ç et t, en sorte que l’on se trouvera placé dans les conditions du théorème démontré précédemment. 9. Au point de vue analytique, la recherche de la courbe dont les rayons de courbure et de torsion sont des fonctions données de l’arc est ramenée à l’intégration du système (B), ^ _ ü _ 1 _ ds ç ds T c ’ d^_ _ 5 ds t ’ s - v qui détermine les coordonnées instantanées des points fixes de l’espace en fonction de la variable indépendante s que nous avons choisie. Pour le démontrer, remarquons, en premier lieu, que si la courbe est connue les'équations (B) sont vérifiées par les coor¬ données de tous les points fixes de l’espace prises par rapport aux axes mobiles de la périmorpliie curviligne. 9e SÉRIE. — TOME III. 9 130 MÉMOIRES. Inversement, supposons que l’intégrale générale du système (B) soit connue, auquel cas les valeurs de Ç, y), Ç qui le vérifient sont exprimées en fonction de s et de trois constantes arbitraires. En assignant à ces constantes un premier système de valeurs, on aura un système de valeurs de Ç, yj, Ç qui seront les coordon¬ nées d’un point M restant fixe pendant que le sommet O parcourt la courbe (O). Deux autres systèmes de valeurs attribuées aux constantes fourniront deux nouveaux points fixes N et P. Puis¬ que l’intégrale générale de (B) est connue, on peut choisir d’une infinité de manières les valeurs des constantes, afin que les points fixes M, N, P ne soient pas en ligne droite, auquel cas ces trois points formeront un triangle MNP de dimensions connues. D’autre part, on connaît aussi en fonction de s les distances du point O à chacun des points fixes M, N, P. Il résulte de là que la courbe (O) est déterminée par cette condition que les distances de l’un quelconque de ses points aux sommets d’un triangle donné MNP sont des fonctions connues d’une variable s. De là découlent les conséquences suivantes, dont la première a été déjà donnée : 1° 11 existe deux courbes, symétriques l’une de l’autre par rapport au plan MNP, et qui répondent à la question ; 2° On peut trouver les équations de chacune de ces courbes, dans un système d’axes fixes, en éliminant s entre les équations qui expriment les distances d’un point quelconque (œ, y , z) de la courbe aux sommets du triangle donné MNP. 10. On peut présenter autrement la solution analytique du problème proposé en déduisant les équations de (O), par rapport à trois axes rectangulaires fixes, de l’intégration du système (B') qui détermine les directions fixes de l’espace. Supposons que l’on connaisse une solution (r0, rj0, ç0) du sys¬ tème (B) et soit G le point fixe de l’espace qui lui correspond. En posant Ç — E0~ kl , rt — rl0 — km , Ç — £0 = kn , où /, m, n désignent de nouvelles inconnues et k un coefficient de proportionnalité, on tombe sur le système (B') : DE LA THÉORIE DES COURBES GAUCHES. 131 I dl _ m ds ~ ç ’ dm n l ds ~~ T Ç i dn m ds t si l’on tient compte, en outre, de ce que £0, yj0, Ç0 vérifient le système (B). La résolution de ce système permettra de déterminer, en par¬ ticulier, trois directions rectangulaires fixes. Je dis qu’en partant de cette résolution il sera possible d’ex¬ primer en fonction de s, sans nouvelle intégration, les coordon¬ nées xy y y z d’un point quelconque O de (O) par rapport au système d’axes rectangulaires que forment les parallèles menées par le point G aux trois directions rectangulaires dont il est question ci-dessus. En effet, par rapport au trièdre instantané, les équations des plans coordonnées ayant le point G pour origine sont : x, (x - g + (y - g + v, (z - g = 0, a2 (X - g + g2 (Y - Yio) + v2 (Z - g = o , x3(x - g + {a3 (y - g + v3 (z - g = o, les quantités g rl0, g d’une part, et a* \m v* (i — 1, 2, 3), d’autre part, étant des fonctions connues de s. Les coordonnées du point O de (O), par rapport à ces trois plans, sont les distances de O à chacun d’eux, c’est-à-dire les termes indépendants de X, Y, Z dans chacune des équations ci-dessus. Par suite, les coordonnées x , y , £ d’un point quelconque O de (O), relativement aux axes rectangulaires fixes, précédem¬ ment définis, sont : A # — Z, ?0 + [A, Tl0 -j~ Vt'Ç0, y — a2 50 -f- [a2 rl0 v2 (o , Z :== ^3 ~0 “h [J'3 'Oo V3 Co * 132 MÉMOIRES. Quant à l’intégration du système (B') sur laquelle repose la méthode seulement esquissée dans ce qui précède, nous ne pou¬ vons mieux faire que de renvoyer le lecteur à l’ouvrage déjà cité de M. Darboux (lre partie, chap. n, pp. 19 et suiv.). Je rappellerai cependant un résultat important, trouvé par mon savant maître et confrère, M. Molins (Journal de mathé¬ matiques pures et appliquées , 2e série, t. XIX), d’après lequel, en prenant pour variable indépendante l’angle que fait, avec une droite fixe, la tangente à la courbe, on peut toujours ramener aux quadratures la détermination des lignes gauches dont les rayons de courbure et de torsion sont des fonctions données de cette variable indépendante; d’où il résulte que l’on ramène pareillement aux quadratures la détermination d’une courbe dont les deux rayons sont liés par une relation donnée quelcon¬ que, car à cette relation on n’a qu’à joindre une autre relation prise arbitrairement entre ces rayons et la variable indépendante pour les obtenir à la fois en fonction de cette variable. Au point de vue où nous sommes placé, cela résulte, d’une part, de ce que la connaissance d’une seule solution du système (B') ramène aux quadratures l’intégration de (B'), et, d’autre part, de la signification des quantités l, m , n qui sont propor¬ tionnelles aux cosinus des angles que font, avec une direction fixe, les axes instantanées OX, OY, OZ. (Voir Darboux, loc. cit., p. 21.) On voit, par cela même, que les conclusions de M. Molins subsistent quand on prend pour variable indépendante, soit l’angle que fait, avec une direction fixe, la normale principale à la courbe, soit l’angle que fait la bi-normale avec cette même direction. (Sera continué.) LE MARÉCHAL DE MONTREVEL ET LES CAMISARDS. 133 d’après la correspondance inédite DE MONTREY UE AVEC E A VIL LE Par M. VESSON !. Le nom du maréchal de Montrevel est étroitement lié à la sanglante insurrection des Cévçnnes. Pendant plus d’un an, du 15 février 1703 au 18 avril 1704, c’est-à-dire pen¬ dant presque toute la période aiguë de la guerre, Nicolas- Auguste de La Baume-Montrevel fut commandant militaire en Languedoc. 11 y succédait au comte de Broglie, lieute¬ nant général et beau-frère du fameux Bàville, « intendant moins que roi, dit Saint-Simon, dans la province » qu’il gouvernait avec un sceptre de fer depuis 1686. Broglie, qui s’était vanté dans les premiers temps « de chasser tous ces gueux avec son fouet , » était trouvé par la cour trop peu énergique. On l'accusait de mollesse dans la répression de ce que l’entourage immédiat de Louis XIV affectait de ne considérer que comme un soulèvement sans conséquence. 11 avait beau payer de sa personne, parcourir dans tous les sens ce pays abrupt et alors presque sauvage, prendre ou conseiller les mesures les plus sévères, parfois même les plus atroces (on sait qu'il n’est rien tel que les caractères faibles pour se porter aux extrêmes) , il n’en passait pas moins en haut lieu pour un incapable ou, qui pis est, pour un modéré. On l’accusait tout bas de ménager les Cami- 1. Lu dans la séance du 26 février 1891. 134 MÉMOIRES. sards à seule fin de prolonger arbitrairement la lutte et de se rendre plus longtemps indispensable dans ce fief familial. La vérité est que le comte de Broglie se sentait débordé par l’insurrection de jour en jour grandissante. 11 était découragé et demandait son rappel. Ses lettres à Cha- millart portent la trace de cet état d’âme. Il se plaint d’avoir été oublié dans les dernières promotions de maréchaux et de « voir couler ses camarades et ses cadets l’un après l’autre, parvenant aux honneurs et aux dignités, » tandis que lui- même reste dans l’oubli. (Lettre du 10 janvier 1703.) D’au¬ tre part, on s’impatiente à Versailles. Cette guerre des Cé- vennes menace de prendre des proportions inquiétantes. Il y faut le prestige d’un maréchal de France pour la terminer. Enfin, le 30 janvier, le roi désigne le maréchal de Mont- revel, promu du 14 (Journal de Dangeau) pour prendre le commandement général .en Languedoc. Rien de curieux comme de démêler à la suite de quelles intrigues du palais ce choix fut proposé à l’agrément du monarque. La cama- rilla de Versailles voulait à toute force lui déguiser l’étendue du mal. « Il est inutile, écrivait Mme de Maintenon , que le roi s’occupe des circonstances de cette guerre; cela ne guériroit pas le mal et lui en feroit beaucoup. » A tout prix, il fallait un prétexte pour envoyer un maréchal dans les Cévennes. Le prétexte fut trouvé. On sait que le duc du Maine, l’aîné des fils légitimés de Louis XIV, était , depuis 1682, gouverneur , d’ailleurs nominal , de Languedoc. Il se prêta à l’intrigue et demanda, par honneur, un maréchal de France pour commander dans sa province. Dans le con¬ seil où Montrevel est admis, on parle, il est vrai, de quelques troubles, mais en ayant soin d’ajouter que c’est « un feu de paille. » Et Chamillart d’écrire, à cette occasion , à l’inten¬ dant : « Prenez garde de donner à ceci l’air d’une guerre sérieuse L » Il importait par-dessus toutes choses de ne pas troubler la sérénité du roi-soleil. » 1. Rulhières , Eclaircissements historiques sur les causés de la révocation de l'Édit de Nantes et sur l'état des 'protestants en France , t. II, p. 283. LE MARÉCHAL DE MONTREYEL ET LES CAMISARDS. 135 Quant au maréchal, voici son portrait d’après Saint-Simon. Il est peu flatté, mais comme il a l’air ressemblant ! « Mont- revel primoit de loin cette promotion (de maréchaux) par sa naissance. 11 se pouvoit être aussi que, jointe à une brillante valeur et à une figure devenue courte et goussaude, mais qui avoit enchanté les dames, elle suppléoit en lui à toute autre qualité. Sa sorte de fatuité, qui pourtant étoit extrême, étoit toute faite pour le roi. Les dames, les modes, un gros jeu, un langage qu’il s’étoit fait de phrases comme en musique, mais tout à tait vide de sens et fort ordinairement de raison, les grands airs, tout cela imposoit aux sots et plaisoit mer¬ veilleusement au roi. Venoit à l’appui un service très assidu dont toute l’âme n’étoit qu’ambition et valeur, sans qu’il ait su jamais distinguer sa droite d’avec sa gauche, mais cou¬ vrant son ignorance universelle d’une audace que la faveur, • la mode et la naissance protégeoient... Sa probité ne passoit pas ses lèvres, son peu d’esprit découvroit ses bas manèges et sa fausseté; valet et souverainement glorieux, deux qua¬ lités fort opposées qui, néanmoins, se trouvent très ordinai¬ rement unies et qu’il avoit toutes deux suprêmement. Tel étoit celui que le roi se complut à faire maréchal de France, et n’osant lui confier d’armée, à faire subsister par des com¬ mandements de provinces qu’il pilla sans en être mieux1. » Je ne me propose pas d’étudier ici l’administration du ma¬ réchal de Montrevel. Le travail a été fait, et fait de main de bénédictin, par notre savant confrère M. Roschach, dans / ses belles Etude s historiques sur le Languedoc , que l’Ins¬ titut a couronnées et qui viennent si magistralement com¬ pléter l’œuvre de dom Vaissete. Ce dont je voudrais vous entretenir, c’est de sa correspondance, ou plutôt d’un recueil manuscrit de ses lettres inédites dont la présence m’avait été signalée à la bibliothèque de l’Arsenal. Ce recueil com¬ prend une cinquantaine de lettres, pour la plupart autogra¬ phes , qui vont du 12 mars 1703 au 14 mars 1704. Elles embrassent donc tout juste une période d’un an, c’est-à-dire 1. Mémoires de Saint-Simon , t. III, p. 445. Paris, 1829. 136 MÉMOIRES. presque toute la durée du commandement du maréchal en Gévennes. Toutes sont adressées à l’intendant Bâville, à Montpellier, avec qui Montrevel entretenait de Nismes une correspondance active, souvent quotidienne, le tenant au courant de tous ses desseins, de tous ses plans pour la répression de l’insurrection camisarde , le consultant sur ce qu’il convenait de faire, l’associant même le plus sou¬ vent à ses combinaisons et à ses projets. Il est regrettable que nous ne possédions que la moitié de cette importante correspondance, car Bâville a dû répondre, et que les let¬ tres de l’intendant au maréchal ne nous soient pas parve¬ nues. Le monologue eût singulièrement gagné à devenir dialogue. Espérons que les réponses de Bâville auront été recueillies de leur côté dans un de nos grands dépôts d’ar- ■ chives et qu’on les y retrouvera quelque jour. Les pièces justificatives de la nouvelle Histoire générale de Languedoc contiennent déjà vingt-trois lettres de Mont¬ revel. Elles sont adressées pour la plupart à Chamillart, quelques-unes au roi, et embrassent à peu près la même période de temps, du 23 février 1703 au 17 avril 1704. Mais ce sont toutes dépêches administratives, officielles, de ser¬ vice, adressées par le commandant de Languedoc à son chef hiérarchique, le ministre de la guerre. La correspondance avec Bâville offre un autre genre d’intérêt. Nous avons ici des lettres familières, sinon intimes, écrites au jour le jour et au courant des événements, par un chef militaire, à un collaborateur civil dévoué à ses fonctions, homme de vieille expérience et de bon conseil, rompu au métier, con¬ naissant bien le pays, très au courant de ce qui s’y passe, et notamment des affaires « de la religion, » devenues depuis vingt ans , par suite de cette iniquité religieuse doublée d’une faute politique, qui s’appelle la Révocation, la croix de tous les administrateurs de la province. Montrevel n’ignore point d’ailleurs que Bâville est bien en cour, appré¬ cié dans l’entourage du maître, et son infatuation de lui- même n’ira pas jusqu’à dédaigner de mettre ce robin dans ses intérêts. De la, dans ces lettres, une liberté d’allures et LE MARÉCHAL DE’ MONTRE VEL ET LES CAMISARDS. 137 d’accent, un ton dégagé, parfois enjoué, qu’on ne retrouve pas dans les dépêches, le tout revêtu de ces formes d’exquise urbanité, coutumières au grand siècle, dissimulant presque toujours le supérieur hiérarchique qui donne des ordres sous le galant homme qui a l’air de demander un avis. A un autre point de vue, le recueil de l’Arsenal vient uti¬ lement compléter la correspondance officielle, avec laquelle il marche, pour ainsi dire, parallèlement. Celle-ci présente d’assez grandes lacunes, s’il faut en juger d’après les extraits que nous en a donnés M. Roschach. C’est ainsi qu’après avoir publié huit lettres du maréchal dans l’espace d’un mois, du 23 février au 24 mars 1703, l 'Histoire générale de Languedoc n’en donne aucune jusqu’au 18 mai. Notre recueil remplit l’intervalle, au moins en partie, par qua¬ torze lettres qui vont du 27 mars au 27 avril. Au 18 juillet, nouvelle interruption jusqu’au 14 septembre. Ici le recueil de l’Arsenal contient huit lettres, du 23 juillet au 23 août. Enfin, du 14 octobre 1703 au 8 mars 1704, alors que le Dépôt de la guerre n’a pu fournir que deux lettres, celles du 12 novembre et du 25 février, notre recueil en donne treize, dont huit du 21 octobre à fin novembre et cinq du 28 janvier au 5 mars. Bien qu’il reste encore quelques vides à combler, on voit cependant de quelle utilité peut être la correspondance avec Bàville au point de vue des apprécia¬ tions personnelles du maréchal de Montrevel sur la guerre des Cévennes, dont la plupart des épisodes survenus pen¬ dant cette période y sont racontés ou rappelés. Le manuscrit ne compte pas moins de trois cent six grandes pages in-4°. J’ai dû me borner à prendre çà et là, au courant de la lecture, quelques extraits des passages qui m’ont paru les plus dignes d’intérêt. Ce sont ces extraits qui suivent. Je les ai transcrits par ordre de date, au risque de quelques répétitions inévitables dans un document de cette nature, en laissant parler le maréchal, car il a son style et même son orthographe, et en rejetant au fond de la page, sous forme de notes, les quelques éclaircissements historiques qui m’ont paru nécessaires pour l’intelligence delà question. 138 MÉMOIRES. A Nismes, ce 27e mars 1703. — Je croy que le meilleur party qu’il y aye à prendre sur M. de Saïgas1 est de luy envoyer ordre de se rendre icy. Cela est tout naturel et ne luy doit donner aucune défiance, et Ton aura tout le loisir ensuitte d’examiner sa conduitte qui ne prévient pas favorablement par avoir eu un frère tué au servisse du prince d’Orange2 et par tenir despuis un an sa fâme à Geneve 3. Dès que vous m’aurés mandé que vous croyés comme moy que c’est le meilleur party de le faire venir, je luy escriray dans le sens que vous voudrés bien me marquer, et si vous panssés autrement je me conformerés à vostre senti - 1. François Pelet, baron de Saïgas, appartenait à la maison de Pelet, qui prétendait remonter au roi Pépin, et que Bâville lui-même appelle, dans son Mémoire pour servir à Vkistoire du Languedoc , « une des anciennes du royaume. » Il était nouveau converti, c’est- à-dire qu’après avoir courbé la tête sous l’orage en 1685, par un simu¬ lacre d’abjuration, il était resté huguenot au fond du cœur. « Né protestant, dit Antoine Court, il aimait sa religion, mais des raisons humaines l’empêchaient d’en manifester les sentiments au dehors. » Le chef camisard Gastanet « trouvant que cette manière de vivre n’était pas conforme aux devoirs d’un bon chrétien, entreprit d’en retirer le baron en l’obligeant d’assister à une assemblée religieuse. » C’était le 11 février 1703. Or, le 13 mars suivant, le maréchal de Mont- revel convoquait à Nîmes toute la noblesse des Gévennes. Quand ce fut au tour du baron de Saïgas d’être reçu, le maréchal vint au- devant de lui d’un air riant : « Je ne connais pas votre personne, lui dit-il, mais je connais votre nom, ayant beaucoup ouï parler de vous en entrant dans la province. » Et passant de là à son aventure : « Ces gens-là, continua-t-il en lui parlant des Camisards, dévoient être bien de vos amis pour vous avoir, amené dans leur petite synagogue et ren¬ voyé sans vous faire de mal. » Le baron s’excusa comme il put sur la violence qu’on lui avait faite, et parla de son zèle et de celui de sa famille pour le service du roi. Le maréchal « l’embrassa des deux côtés en même temps » et le renvoya « très satisfait de ses honneste- tés » après lui avoir donné ses ordres. (. Mémoires dubaron de Saïgas, dans le Bull, de l’hist. du protestantisme , t. XXIX, p. 75). 2. Jacques Pelet, sieur de Recoules, sorti de France à la Révoca¬ tion et réfugié à Berlin. Il était mort colonel de cavalerie en 1698. 3. Le baron de Saïgas avait épousé, en 1694, Lucrèce de Brignac- Montarnaud. Tourmentée par le remords de sa feinte abjuration, et profitant d’un moment où son mari était à la chasse, Mme de Saïgas était partie en cachette pour Genève, qu’elle atteignit heureusement quelques jours après. Le baron se borna, pour éloigner tout soupçon de connivence, à dénoncer son évasion à Bâville et retourna paisible¬ ment dans son château. (France protest., art. Pelet.) LE MARÉCHAL DE M01STREVEL ET LES CAMISARDS. 139 ment. Je vous renvoyé la procédure qui a esté faitte contre luy En effet, elle contient des preuves qui devront l’embarasser; cela me détermineroit mesme à le faire plustost arester par le sr Jullien quà nous exposer à. le manquer; cependant, je faits reflection que son bien le retiendra et qu’on ne doit pas craindre qu’il s’en aille, d’autant plus que ces sortes de gens croyent tous- iours d’avoir quelque excuse à donner soubz le pretexte de n’avoir rien fait que par force. Ainsy je m’en tiens à l’opinion de luy mander de venir, car aussy bien ceste ocupation deren- geroit entièrement celle du sr Jullien qui est fort necessaire dans ce canton là à l’heure qu’il est. Vous aurés la bonté, Monsieur, de me faire changer d’avis si vous avés de meilleures raisons que les miennes, que je vous prie pour tousiours de combattre sans mesnagement parce que je n’en suis jamais entesté1. ... Croyés-vous, monsieur, qu’il y eust grand mal, pour arester l’acharnement que ces coquins ont contre les anciens catoliques, de faire enlever par exemple tous les principaux fermiers des nouveaux convertis du dioceze de Nismes, de faire sçavoir par eux à leur maistre que s’il mesarive davantage d’aucun ancien catolique ou que l’on continue à brusler aucune métairie qui leur apartienne, je feray tirer au billet ces bonnes gens que nous aurons pris pour en faire périr deux pour un ancien catolique et que je feray de mesme et indiférament tirer au sort pour faire brusler et destruire entièrement deux fermes contre une de celles des anciens catoliques auxs quelles il sera fait le moindre domage. Je suis persuadé, après y avoir bien panssé, que ce remède qui n’est pas trop douxs est quasy le seul duquel on puisse se promettre quelque suxcès; en ce cas, il ne faut pas manquer à leur tenir parolle sy l’on fait tant que de leur pro¬ mettre et ne s’en relascher par aucune considération. Ayés la bonté, monsieur, de bien examiner cette proposition; elle est assurément vive, mais je ne scay rien aussy de sy incomode que de demeurer à la mercy de ces monstres qui n’espargne ny sexse ny aage et qui désole tous les particuliers par leurs incendyes. * 1. Ainsi, au moment où Montrevel comblait Saïgas de caresses, une procédure en règle était déjà entamée contre lui et fort avancée. Sa perte était résolue d’avance. Il entrait dans les plans du maréchal de faire de l’héritier de l’une des plus illustres maisons de la pro¬ vince un exemple capable de déterminer les autres « à faire leur devoir. » 140 MEMOIRES. Nous aviserons ensuitte à quelque autre moyen pour dissiper encor les assemblées qui deviennent fréquentes, et il sera bien malaisé, quand on donnera une aplication suivie à desoler ces infâmes marauxs, que nous ne trouvions tous les jours quelque chose de nouveau à faire qui les déconsertera h 30 mars 1703. — Je me détermine à faire enlever un ou deux des principaux et plus riches d’entr’eux (les N. C.) dans chaque bourg, ville ou village des endroits les plus suspects pour me servir d’hôtage et les faire respondre sur leurs biens de tous les dommages qui seront faits dans leur voisinage ou ailleurs suivant la connoissance qu’on en prendra et pour les contenir sur les meurtres et autres crimes qui se commettront, dont la première représaille sera exercée sur leurs biens et la seconde sur leurs personnes, sans parler de mort, ce qui estant accompagné peut estre de celle de Mr de Saïgas que je prevoy comme un exemple nécessaire à faire promptement1 2, fera trembler le reste de la noblesse suspecte et fera à plus forte raison cet effet sur les gens du second ordre. Ainsy, sans faire mourir personne au hazard de le faire injustement, on 'trouvera par ce moyen quelque remède général qui, sur ma parole, produira quelque changement. » 1er avril 1703. — Après y avoir bien panssé, Monsieur, je trouve que vostre panssée est meilleure que la mienne3. Il n’y a que la 1. L’historien Brueys dit que « M. de Basville trouva cette condi¬ tion trop violente, » qu’il fut d’avis d’exécuter auparavant à la rigueur l’ordonnance du maréchal (du 24 février) rendant les commu¬ nautés responsables de tous les crimes qui se commettraient à l’ave¬ nir, et que « son sentiment fut suivi. » (Brueys, Hist. du fanatisme de notre temps, t. II, p. 163, Utrecht 1737.) Le maréchal revint à la charge quelques mois après (lettre du 9 juillet 1703 à Chamillart) en s’appuyant cette fois de l’opinion de Bâville, « enfin persuadé comme moy, dit-il, qu’il ne faut plus de mesnagement pour ce pays icy. » 2. Le baron de Saïgas n’était pas encore arrêté (il ne devait l’être que le 10 mai), que déjà sa mort était à peu près décidée dans les pro¬ jets du maréchal. 3. Bâville s’était déclaré pour les enlèvements. Ce n’était pas la première fois d’ailleurs que la question d’expatrier en bloc tout ou partie des habitants des Gévennes était agitée, notamment dans les conseils de la cour : « Le roi, écrivait déjà Louvois à Bâville (lettre du 21 octobre 1686), va se résoudre à changer tous les peuples des Gévennes ; c’est son intention si l’on continue à y faire des assem¬ blées, n’y ayant point de parti que Sa Majesté ne prenne pour mettre. LE MARECHAL DE MONTREVEL ET LES CAMISARDS. 141 diféreüce de ce que la vostre ne sera pas generalle et qu’elle se repend en plus grand nombre sur des endroits particuliers. Mais comme l’on choisira ce qu’il y a de plus mauvais et ce qui nous fait le plus de peinne, cela rectifie tout. Il est certain que si quelque chose est capable d’arester l’insolence de ces monstres et de mettre l’espouvante partout, ce doit estre cela, et n’estant point question de mort on y a moins de répugnance. Car en vérité il est bien triste de passer sa vie à faire des chastiments de ceste nature1. Ce dernier est mesme bien plus du goust du Roy que tous les autres, et cela nous conduira a un droit de confisca¬ tion de tous les biens de ces infâmes qui devra faire un grand plaisir aux anciens catoliques et causer bien de l’espouvante et de la terreur parrny les autres. Je vous advou, monsieur, que j’espère infiniment de ce remède, mais n’ayés pas moins bonne opinion de moy pour en avoir ima¬ giné de plus violent, car on sellasse à la fin de voir tousiours sous ses yeux des incendies et des meurtres effroyables qui doivent ne pas laisser douter qu’ils ne soyent les avaneoureurs d’une suitte prochaine de quelque grand événement funeste, et je croy pou¬ voir asseurer qu’on en vairoit certainement l’effet sans le remède que nous prenons, auquel je me détermine absolument. De Nismes, le 4 avril 1703. — Je vous envoyé, monsieur, une ce pays-là sur le pied d’être soumis à ses ordres. » Le duc de Nouilles, qui commandait alors dans la province, y voyait plus de difficultés, jugeant la dépopulation en masse impraticable. Le plan ne fut alors réalisé qu’en partie sous forme de transportations en Amérique. (Elie Benoist, Histoire de l’Édit de Nantes, t. II, p. 973; Constantin de Renneville, l 'Inquisition françoise , t. II, p. 290 et suiv.; Ch. Baird, Hist. des réfugiés huguenots en Amérique, p. 182. Toulouse, 188(3). 1. Il n’est, pas hors de propos de rappeler que cette lettre est écrite le 1er avril, dimanche des Rameaux, c’est-à-dire le jour même de l’épouvantable massacre du moulin de l’Agau, ordonné par Montrevel en pleine ville de Nîmes et accompli sous ses yeux. Cent cinquante personnes, pour la plupart femmes , enfants et vieillards , périrent dans cette boucherie, sous la lance des dragons ou dans l’incendie du moulin. Or, cette assemblée, de l’aveu même de Brueys et de tous les historiens catholiques, « n’était pas un attroupement de gens armés ou qui eussent dessein d’entreprendre quelque expédition militaire; c’était seulement une de ces assemblées illicites qu’un zèle aveugle de religion fait convoquer contre les ordres du roi pour prêcher malgré ses défenses. » (Brueys, t. II, p. 128.) 142 MÉMOIRES. lettre de Mr Julien qui a fait une nouvelle expedon laquelle n’es- toit pas moins nécessaire que celle de Mialet. Elle a esté un peu plus rigoureuse : c’est Saumane qui s’est attiré cette punition par avoir gardé douze cents rebelles sans en donner aucun avis. Ce qui les avoit mis en estât d’entreprendre sur M. Julien et de le fort embarrasser. Mais il les a traittés comme ils le méritoient, car il en a enlevé tous les habitans et l’a bruslé tout entier, à la réserve du chasteau, pour lequel vostre subdélégué luy a demandé grâce1. ... Mais au nom de Dieu, monsieur, ne vous rélaschés point à consentir que l’on en renvoyé quelques-uns (des prisonniers). Car il n’y a que la grandeur et l’horreur de ce chastiment qui puisse un peu faire rentrer ces canailles dans la raison, et il faut que l’exemple fasse son effet; vous verrés par ce que marque Mr Julien qu’il commence à le produire dans le canton où cela s’est passé... ... J’en ai reçeu une infinité (d’avis) sur une entreprise qui doit se faire dans Nismes vendredy prochain ou le jour de Pasques, mais je seray en estât demain de leur donner occasion d’avoir quelque mérite à ce qu’ils entreprendront, car j’auray le second battaillon de Rouergue de plus et d’autres précautions qui ne leur montreront point de crainte , mais beaucoup d’envie de les chastier2... 1. Les enlèvements de Mialet et de Saumane sont des 28 et 30 mars. Dans son rapport au ministre de la guerre (29 mars), Julien parle de « deux cent dix hommes, deux cent quatre-vingts femmes ou tilles et plus de cent quatre-vingts enfants, tant mâles que femelles, depuis l’âge de quatorze ans et au-dessous, » soit en tout, pour Mialet seule¬ ment, six cent soixante et dix personnes. Le rapport du 31 mars détaille comme suit l'état des « prisonniers » faits à Saumane : 50 hommes mariés, 16 à marier, 70 femmes, 39 tilles à marier, 45 garçons de 14 ans et au-dessous, 45 filles de 14 ans et au-dessous. Total pour Saumane : 265 enlèvements. En marge du rapport on lit, au crayon, cette note du ministre : « Lui répondre qu’il fait des merveilles, et que je souhaiterois qu’il eust à agir contre les ennemis du Roy et non contre ses sujets. » Tous ces malheureux furent embarqués pour le Roussillon. Un premier convoi partit le 7 avril, d’autres suivirent à courts intervalles. 2. Les avis donnés étaient-ils faux ou le projet de soulèvement fut-il abandonné ? Toujours est-il que nous ne trouvons trace d’aucune entre¬ prise de ce genre de la part des N. G. de Nîmes. Peut-être le maréchal prit-il pour un complot ce qui n’était que l’explosion des sentiments d’horreur que le massacre du moulin avait excités contre sa personne. LE MARÉCHAL DE MONTREYEL ET LES CAMISARDS. 143 De Nismes, ce 7 avril 1703. — ... Vous verez par une lettre de M. de Latude que [je] joinds à celle-cy la maguidcauce de MM. les Camisards qui fout leurs balles d’argent1. ... Vous prends le bon party, monsieur, de ne pas laisser, malgré les lettres de MM. d’Albaret et de Quainsson2, de faire par¬ tir la flotte de nos honnestes gens; il faudra bien que ces Messrs trouvent quelque endroit à les mettre, et le pis aller, qui certai¬ nement n’arrivera pas, ce sera qu’ifls] les renvoye[nt], sur quoy vous prendrés en ce cas le party que les responces de la cour vous détermineront à suivre... De Nismes, le 9 avril 1703. — ... Je partiray d’icy après avoir fait l’exécution des vingt-deux parroisses avec votre bénédiction que vous m’envoyerés de Montpellier, que je vous prieray d’acom- pagner de vos bons et sages avis pour lesquels j’ay une confiance de raison et de goust que je ne vous puis exprimer 3... De Nismes, même date. — Je vois, monsieur, par la lettre que que vous m’avésfait l’honneur de m’escrire, que vous fîtes embar¬ quer avant-hier une première voiture de nos honnestes gens... Mais au nom de Dieu ne r’envoyés point les vieillards et les fem- 1. Les Camisards prenaient la matière première pour leurs balles là où ils la trouvaient, et il se peut que plus d’une pièce d’argenterie provenant du pillage des églises ou des presbytères, et prise par eux pour du plomb et de l’étain, ait servi à cet usage. 2. Etienne de Ponte, marquis d’Albaret, était intendant du Rous¬ sillon, et M. de Quinson; lieutenant général dans cette province. 3. Il s’agit de vingt-deux (ou même de vingt-quatre) paroisses de la Vannage, aux environs de Nîmes, dans lesquelles le maréchal fit procé¬ der à cinq cent trente enlèvements de prétendus camisards. Les prisons de Nimes, de Sommières, d’Aigues-Mortos et de Montpellier en regor¬ geaient : « Si quelque chose peut frapper les gens de ce pays, » écri¬ vait Bà ville quelques jours aprè$ (lettre du 22 avril au ministre de la guerre), « c’est de voir disparoître ainsy leurs parents sans sçavoir où on les envoyé. » Ces enlèvements, comme il fallait s’v attendre, n’eu¬ rent d’autre effet que de « grossir considérablement les troupes des camisards de tous ceux qui aimèrent mieux se déclarer ouvertement pour eux que de risquer d’être enlevés. » (Bruevs, Hist. du fana¬ tisme de notre temps, t. II, p. 145.) Court remarque avec raison, à propos de cette judicieuse réflexion de Brueys, qu’ « il n’y avoit qu’un moyen efficace d’arrêter l’insurrection, c’eût été d’accorder la liberté de conscience. » (A. Court. Hist. des troubles des Cévennes , t. I, p. 328.) 144 MÉMOIRES. mes dont vous estes embarassé; combien qu’ils ne peuvent pas porter les armes comme les jeunes gens, ils ne laissent pas de nous faire d’autres maux, et leur détention fait autant de peine à leurs parents et à leurs voisins que l’esloignement des autres. Enfin le mieux est de les retenir... 10 avril. — ... L’on travaille à l’heure que je vous parle au désarmement des nouveaux convertis, et je vous quitte pour me promener un peu par la ville pour voir si tout cela s’exécute à ma fantaisie. Je crois qu’il en sera fait aujourd’huy autant à Uzès à pareille heure L 11 avril. — ... Je reçois dans le moment une lettre de M. Julien que je vous envoyé avec une lettre que M. de Saïgas luy escrit pour luy mander qu’il a rcceu la mienne et qu’il en [a] accusé la réception, mais qu’il s’est excusé par sa response, que je n’ay pas receu, à cause du danger qu’il y a de faire un si long trajet. Vous voyés bien, monsieur, qu’il se méfie, mais je crois qu’il n’y a pas d’inconvénient d’attendre que j’aille en ce pays-là pour qu’il luy soit plus aisé de me joindre1 2... 1. Montrevel avait, en effet, ordonné pour ce jour-là le désarmement général des nouveaux convertis de la ville de Nîmes. Cette opération fut faite avec un grand appareil. Dès quatre heures du matin, la ville fut mise en état de siège, les avenues gardées, les rues sillonnées de troupes. Les nouveaux convertis eurent l’ordre de ne pas sortir de leurs maisons avant dix heures. «. Tous ces préparatifs jetèrent l’alarme, remarque Court, et ce qui venoit d’arriver au moulin de la porte des Carmes persuada qu’on étoit à la veille d’une seconde Saint- Barthélemy. » (A. Court, t. I, p. 329.) 2. Voici dans quels termes le baron de Saïgas expose lui-ihême les motifs, très sérieux assurément, qui l’avaient empêché de se rendre à l’appel du maréchal, dont il était loin d’ailleurs de suspecter la loyauté : « Il faut remarquer, » écrit-il dans ses Mémoires, « qu’il n’y avoit que quelques jours qu’un fils de M. de Solpérières avoit été poi¬ gnardé entre Anduze et Saint-Jean. Je luy escrivis cet accident (au maréchal), je lui marquav que comme c’estôit mon chemin, je crai- gnois de rencontrer quelqu’un de ces gens-là qui pouvoient m’enlever ou me tuer, désarmer ou démonter, qu’ainsy je le priois de me dis¬ penser de ce voyage. » Le jeune Jacques de Cabiron, à peine âgé de vingt-quatre ans, revenait précisément de Nîmes, où il s’était rendu sur la convocation du maréchal, quand il fut massacré le 17 mars par la troupe de Rolland, non loin du pont de Salindres. Son père, le sieur de Solpérières, « était nouveau converti, mais, dit Antoine Court, fort zélé pour la religion catholique. » ( Hist . des troubles des Cévennes , t. I, p. 397.) LE MARÉCHAL DE MONTREVEL ET LES CAMISARDS. 145 12 avril. — ... Tous les petits discours insolents de ces mes¬ sieurs se réprimeront avec un peu de patience. Dans leur dernière assemblée principalle, le S. Esprit ordonna à six de ses plus inti¬ mes amis de me venir poignarder; mais j’espère que nous n’en boirons pas moins au frais pour nous dédommager du chaud que nous aurons à essayer de les corriger; de quoy je suis fasché, c’est que certainement je ne vous feray pas aussy bonne chère que vous m’avés fait faire, mais nous tuerons le veau gras, c’est tout ce que je vous puis dire et d’aussy bon cœur que je vais boire à vostre santé à l’heure qu’il est avec l’abbé Robert. . J’attends ce que vous me manderés sur le sr de Saïgas, mais je croy qu’il faut le laisser reposer avec confiance en atten¬ dant que je le remercie de l’attention qu’il a à veiller sur la con- duitte de ses habitants. 13 avril. — . En vérité, monsieur, je croy qu’il ne faudroit pas héziter à faire une voiture de vos femmes et de vos viellards pour les envoyer en Roussillon; j’ai dans la teste que c’est exemple ne produira sans cela qu’un effet imparfait . 14 avril. — . Madame de basville croit comme moy que vous faites par malice les viellards de trop bonne heure; je reçois sou¬ vent des lettres d’une dame de Montpellier qui a, si je ne me trompe, meilleure opinion de vous . . Nous en userons bien pour M. de Saïgas. Je luy ay mandé par M. Julien de luy faire sçavoir qu’effectivement il auroit pû luy arriver quelque inconvénient dans un aussi long trajet et qu’aussy bien je ne voulois qu’estre informé par luy-mesme plus particulièrement que par une lettre de ce que luy ont raporté ces hommes qui sont revenus1, et qu’ainsi je recevois sa raison pour bonne. Je me rejouys de l’arivée à bon port de nos chers amis en Rous¬ sillon; vous ferés bien àmon advis, ainsy que j’ay desia eu l’hon¬ neur de vous le mander, de faire cette seconde voyture en atten¬ dant que nous en ayons de plus nombreuses à faire partir. . Je donneray contentement à Mr Julien, mais je croy qu’il vaut autant remettre cette tragicomédie après l’exécution qui va 1. Il s’agit ici de deux camisards que le baron de Saïgas avait réussi à ramener, après leur avoir donné parole qu’il ne leur arriverait aucun mal ( Mémoires de Saïgas, dans le Ballet, de l’histoire du protestantisme, t. XXIX, p. 75.). 9e SÉRIE. — TOME III. 10 146 MÉMOIRES. se faire en ce pays icy, afin que ces petits amusements se succè¬ dent les uns aux autres en chemin fesant et que ceux qui en ont besoin en fassent leur profit. Je remetteray cela à nostre pre¬ mière apparition dans les Sevenes. 18 avril 1703. — J’ay pris le party, monsieur, de me détermi¬ ner, pour l’exemple que nous avons jugé nécessaire, de faire venir icy des députés de vingt-six parroisses des plus gastées des environs, ausquels je passay la journée d'hier à demander pour seureté de leur fidélité et de leur bonne conduitte à venir quatre choses : La première de me dénoncer les gens de leur parroisse qui sont parmi les rebelles ; La seconde de me déclarer les filles et femmes qui sont fanati¬ ques et qui ont tant de commerce avec le S. Esprit; La troisième de me faire connoistre sans aucune considération ceux de leur parroisse qui sont en estât de porter les armes, les¬ quels sont suspects et de mauvaise conduitte; Et la quatrième de me nommer les habitans les plus riches et les plus acredités de chaque parroisse pour en obliger un certain nombre à proportion de la force des lieux, lesquels passeront une obligation, proportionnée de mesme à la force desd. parroisses, d’une somme qu’ils seront tenus de payer vingt-quatre heures après qu’il se sera commis quelque murtre ou incendie contre les anciens catholiques, leurs biens ou quelque église par quel¬ qu’un de leur lieu, de la quelle obligation leur personnes et leurs biens respondront. Pendant que je m’occupois de donner à tout cela la forme nécessaire, j’ay envoyé, ordre aux troupes commandées pour agir dans les parroisses de se rendre chacune à la mesme heure aux endroits quy leur estoient destinés, afin qu’après les avoir inves¬ tis avant jour ils fissent entrer tous les habitants de chaque lieu dans l’église pour conduire ensuitte dans les prisons, les uns de Nismes et de Montpellier et les autres dans celles de Sommières et d’Aiguesmortes, ceux qui leur seroyent nommés en conformité des estats donnés par les habitants. A quoy j’ay ajouté de faire conduire dans lesd. prisons toutes les familles entières des gens qui sont parmy les rebelles, et outre et par dessus les autres indiqués comme suspects. Je fais encore enlever suivant la force des parroisses vingt hommes dans les LE MARÉCHAL DE MONTREVEL ET LES CAMISARDS. 147 grosses depuis 18 ans jusqu’à 40, et douze et dix dans les petites, des plus propres à faire du mal, estant bien seur qu’ils ne nous en fairont point quand ils seront à Salses (en Roussillon). . Toutes les familles de ceux qui sont parmy ces canailles emmenées sans miséricorde aussy bien que nos bonnes amies les Prédicantes commerçantes avec le S. Esprit d’un costé, et les riches habitans obligés à payer une somme contenue dans leur obligation de l’autre, doivent à mon avis donner à pansser à ceux qui restent, desquels diminuant encore le nombre de ceux qui peuvent mal faire, je vous avoué que je ne sçaurois croire que cela ne produira quelque effet. De Sommières, 19 avril 1703 (relative à l’envoi des prisonniers ci-dessus, razziés notamment de vingt-six paroisses de la Vau- nage.) De Sommières, 20 avril 1703 (id.). » De Sommières, 21 avril 1703. (Le régiment de la Farre a très mal fait son exécution et a beaucoup pillé, notamment les maisons des anciens catholiques, que deux « fripons » leur ont indiquées au lieu de celles des nouveaux convertis, ce qui fait qu’on n’a pu envoyer hier les prisonniers « parce qu’il faut sépa¬ rer ceux qui l’ont deu estre avec ceux qui ne sont en faute sur rien ».) De Sommières, 22 avril. — ... Je donneray les ordres néces¬ saires pour faire faire incesamment le procès de ces deux coquins qui sont pris, et si messrs les officiers de Nismes n’en ont pas pris les preuves, je n’hésiteray pas à les faire punir militairement. Quand au lieu de Bernis, il est bien infecté et a grand besoin de punition. Nous verrons ensemble ce qu’il y aura à faire sur ce sujet. Du Vigan, le 21 may 1703. — ... Nous avons icy un prisonnier duquel je croyois tirer quelque chose sur le sujet de Mr de Saï¬ gas, mais le sr Daudé que j’y ay envoyé n’a peu sçavoir de luy si ce n’est que Castanet avoit tiré vingt pistolles dudit sr de Saï¬ gas et que sa troupe en murmuroit disant que c’estoit un volleur. Je ne laisseray aucun de tous les prisonniers qui. seront dans 148 MÉMOIRES. quelqun de nos quartiers sans les faire interroger avec soin sur ce qui pourra avoir rapport à cet honneste monsieur. Sans date, mais évidemment de fin mai 1703. — ... Je trouve nostre homme bien vif de vous escrire si souvent sur le sujet de Mr de Saïgas; j'ay peur qu’il ne se barboüille à force de vouloir netoyer les autres; souvenés-vous de bien garder ses lettres... Je n’ay pas manqué d’envoyer un exprès à Mr le comte de Peyre et de luy bien expliqué que comme j’ay suivy son sentiment en fesant arrester le sr de Saïgas, je le prie de mettre tout en usage pour m’envoyer incessamment toutes les différentes preu¬ ves qu’il pourra avoir contre luy1... — ... On me mande d’Alais que les S. Florentins2 n’ont pu estre empescbés d’aller à Bernouxs qu’ils ont entièrement pillé après y avoir tué soixante ou quatrevingt nouveaux convertis ; quoy que ce soit une très mauvaise action de laquelle je leur marque mon mescontentement de la manière la plus forte, il est heureux qu’ayant esté assés enragés pour la comettre, ils l’ayent fait tom¬ ber sur un lieu qui meritte toutes sortes de chastiments par les crimes continuels de ses habitans3. — ... Je croy comme vous, monsieur, qu’il ni a qu’à attendre la 1. Le baron de Saïgas avait été arrêté le 10 mai dans son château et conduit au fort de Saint-Hippolyte, où Montrevel et Bâville se rendirent dès le lendemain de son arrivée pour instruire son affaire en attendant le jugement définitif. ( Mémoires de Saïgas, p. 77.) 2. On désigna sous ce nom les catholiques de Saint-Florens et des environs qui se formèrent en bandes armées, avec l’assentiment de Montrevel, pour marcher contre les Camisards. Ils commirent tant de déprédations et de massacres que le maréchal dut les licencier. Ils furent aussi appelés Camisards blancs ou Cadets de la croix. Ce der¬ nier nom leur vint de celui d’un de leurs chefs, le sieur de Lacroix, gentilhomme de Barjac et consul de Saint-Sauveur-de-Cruzières. Il paraît qu’à la façon des anciens croisés, et aussi sans doute en raison de cette circonstance, ils avaient adopté la croix blanche pour signe de ralliement. 3. Brenous ou Branous est un hameau de la commune de Blan- naves, dans les environs d’Alais. Le massacre de Branous doit être reporté au 29 octobre suivant (A. Court, Hist. des troubles des Cévennes, t. II, p. 94). Ce fragment de lettre (à partir de : on me mande...) est donc mal placé dans le recueil et devrait porter la date des premiers jours de novembre, à moins de supposer deux massa¬ cres accomplis à Branous dans des conditions identiques, ce qu’il paraît difficile d’accepter. LE MARÉCHAL DE MONTREVEL ET LES CAMISARDS. 149 responce de la cour sur nostre proposition, mais je suis tousiours en attendant dans le sentiment de nous défaire de la plus grande quantité de nos prisonniers, parmis lesquels je suis d’advis de faire trois classes, comme par exemple de mettre à part tous ceuxs qui sont criminels par preuve pour les faire juger le plus promptement qu’on pourra, les uns à mort et les autres aux galères, ce qui composera un assés bon nombre dont nous nous déférons de cette sorte; les autres qui auront esté enlevés pour estre soubssonés sans qu’il y aye des preuves complettes, les envoyer dans les prisons esloignées par la voiture que vous pré¬ parés afin d’en défaire la province comme de gens dangereuxs dont le nombre ne sauroyt estre trop affoibly; et le troisième genre de ces prisonniers en ramasse un certain nombre que j ’ay fait enlever pour ostage dans les terres de Made de Lussan1 et ailleurs, qui cependant sont tous chargés d’une infinité de mal¬ versations, afin de les faire respondre des meurtres continuels qui s’y commettent quand la cour y aura consenty, car je suis convaincu qu’il faudra bien qu’elle permette ce chastiement si elle veut que quelque chose puisse contribuer à contenir des monstres si désordonés, et en attendant les garder comme les criminels afin d’en faire un partage dans les suittes si la cour persiste dans son sentiment, sçavoir d’en renvoyer quelques-uns des moins soubsonnés chés euxs et de faire passer les autres dans les prisons esloignées, comme de meschantes gens suspects dont on [ne] sauroit trop se deffaire. De Nismes, le 19 juin 1703. — ... Il (M. Daudé, subdélégué au Vigan), m’escrit qu’on a pris deux gentilshommes qui estoient dans une de leurs trouppes avec neuf autres camisards et qu’il me prie de les faire passer promptement à Alais, en seureté2. 1. Ces derniers étaient au nombre de quarante. Le maréchal les avait tous fait enlever le même jour à la suite du massacre d’une quinzaine de personnes fait par une bande de Camisards dont la plu¬ part, disait-on, étaient de Lussan. La métairie de Valsauve, où eut lieu ce massacre, raconté avec un grand luxe de détails par le P. Lou- vreleuil {Le fanatisme renouvelé , t. II, p. 21) est située entre Lussan et Saint-Marcel de Careiret. Elle appartenait alors à l’abbaye des reli¬ gieuses bernardines de Bagnols. 2. Louis de Pons, sieur de Bonnels, et Rostaing de Pons, sieur de La Rode, étaient deux jeunes gentilshommes verriers des environs du Vigan Ils étaient cousins. Le premier était un ancien garde du corps. Ils furent condamnés à mort Lun et l’autre et décapités à I 150 ’ MÉMOIRES. ... Ce Chevalier qui est en prison icy a esté reconnu pour estre Chevalier, l’un des chefs des rebelles dont vous m’avés parlé sou¬ vent, lequel s’est trouvé à l’affaire de Sal[a]vas et à plusieurs autres; il a esté condamné ce matin a estre roué tout vif après avoir eu préalablement la question ordinaire et extraordinaire que l’on donne sy mal icy qu’il n’a rien avoué ; on l’exécutera tantost1. P. S. — J’ay eu un long entretien avec le président (de Mont- clus) au sujet du sr de S[algas], Nous sommes convenus que je l’emmeneray après demain à Alaix, et qu’il mènera huit autres juges avec luy, qu’il aura soin de choisir. J’iray en un jour et passeray pour cest effet par Boukayran ; je croy qu’il ni a rien de mieux ny de plus pressé à faire, et j espère que nostre ami ne sortira pas d’intrigue si aisément qu’il s’en est flatté. Comptés donc, monsieur, que j’auray le plaisir de vous revoir après demain2... Nîmes le 6 juillet sur des présomptions plutôt que sur des preuves bien certaines. Il fallait bien frapper 'la noblesse protestante d’une terreur salutaire. (A. Court, Histoire des troubles des Cévennes, 1. 1, p. 411.) 1. Ce malheureux n’était coupable que de porter un nom qui rap¬ pelait de fort loin celui du fameux Jean Cavalier. Il ne s’appelait pas même Chevalier, mais Pierre Notet, dit le chevalier de Saint-Remy. Il était provençal, catholique de naissance, et n’avait jamais rien eu de commun avec les rebelles. La très catholique Mme de Meretz assure « qu’il n’avoua jamais rien, même à la question ordinaire et extraordi¬ naire, disant qu’il estoit un déserteur et coupable en bien des choses, mais non point d’avoir esté avec les Camisards » (Lettre du 1er juillet 1703). Antoine Court écrit d’autre part : « Quoique le signalement sur lequel il avoit été arrêté fût vérifié faux, l’intendant le condamna à la roue, et il fut exécuté à Nîmes le 19 juin, en protestant toujours de son innocence. » ( Histoire des troubles des Cévennes , t. I, p. 409.) 2. Le baron de Saïgas fut, en effet, condamné le 28juin aux galères perpétuelles. Il avait cinquante-sept ans. Le maréchal espérait la peine de mort, et l’on voit qu’il n’avait rien oublié pour lui préparer des juges « qu’on avait eu soin de choisir. » 11 parait que c’est Bâville, moins acharné contre lui, qui opina pour un adoucissement à cette peine. Le vieux gentilhomme, dégradé de sa noblesse, fut donc écroué sur les galères ou deux prélats, l’évêque de Montpellier et celui de Lodève, de passage à Cette, voulurent, dit-on, se donner la satisfac¬ tion de le voir ramer. Il y resta treize ans et ne dut sa libération, le 26 octobre 1716, qu’aux puissantes sollicitations de la princesse de Galles auprès de la mère du régent. Il fut joindre sa femme toujours à Genève, et mourut dans cette ville le 14 août 1717. LE MARÉCHAL DE MONTRE VEL ET LES CAMISARDS. 151 De Beaucaire, le 23 juillet 1703. — ... Le Bousanquet que Flo- rimont a pris n’est pas celuy que vous croyés. Je l’ay entendu. Il est coupable et sera puny, mais c’est un autre Bousanquet qui n’est qu'un simple camisar et a beaucoup moins marqué que l’autre parmy eux1... La foire se passe tranquillement ainsy que je l’avois désiré et préveu 2... « De Nismes, 28 juillet. — (Récit de l’affaire de Yic, où le capi¬ taine du détachement des troupes royales a été tué et où le lieu¬ tenant a soutenu un siège dans une maison où il s’était réfugie avec quelques-uns de ses soldats). ... Vestric a esté bruslé entièrement ce matin après avoir esté pillé; j’en ay fait amener icy tous les habitans que je feray examiner pour retenir les plus dangereuxs et les plus coupables, et je consentiray à l’élargissement des autres, à commencer par les viellards et les enfans dont la peine sera de demeurer errans et vagabons sans espoir de retourner chés eux 3. De Nismes, 30 juillet. — J’ay fait examiner les prisonniers que je fis amener avant hier de Vestric; on en a relasché les femmes, les enfans, les viellards et les estrangers qui n’y estoient que pour faire la moisson. Quand aux anciens catholiques du lieu, comme ils estoient encore plus coupables que les nouveaux con¬ vertis, ils ont subi la mesme peine. Alais, 2 août 1703. — Je vais incessamment faire punir les paroisses coupables dont vous m'avés parlé... afin d’en faire 1. Ce Jean Bousanquet, meunier du village de Boissières, dans la Vaunage, fut rompu vif à Nîmes, le 18 août. Un Pierre Bousanquet, du Cailar, également garçon meunier, avait déjà été roué dans la même ville en septembre précédent. Il avait été impliqué dans l’as¬ sassinat du baron de Saint-Côme, survenu le 13 août. 2. Le bruit s’était répandu, paraît-il, dans le public que la foire de Beaucaire n’aurait pas lieu cette année à cause des troubles ; ce qui avait déterminé le maréchal à prendre un luxe inusité de précautions et à se transporter de sa personne à Beaucaire, où il résida pendant toute la tenue de la foire. Mme de Meretz écrit cependant que « la foire ne fut pas bonne, qu’il n’y avoit pas d’argent et très peu de monde, et qu’on y voyoit plus de soldats qu’autre chose » (Lettre du 3 août). 3. Le crime des habitants de Vestric, petit village aux environs d’Uchaud, était de n’avoir pas donné avis au maréchal, passant à Uchaud le 13 juillet, de la présence de cent cinquante fanatiques sur leur territoire. 152 MEMOIRES. arester ceux que l'on pourra avec justice faire pendre ou envoyer aux gallères, car je trouve comme vous qu’il est de fort mauvais exemple de faire arrester des gens pour les rendre huit jours après . Alais, le 6 août 1703. — ... Vous verres dans une de ces lettres une chose assés singulière qui est arrivée à Made de Soustelle*, laquelle en revenant des eaux escortée par les miquelets a esté attaquée à l’entrée d’une nuit obscure par le détachement du régiment d’Haynaut qui alloit chercher le sr de Soubreton2 et a essuyé pendant plus d'une demye heure un très grand feu qui se flst entre ces deux détachemens faute de se connoistre, dans lequel elle a eu cinq coups sur ses habits et une tabatière brisée dans sa poche. Cela a obligé led. sieur Julien, galand au possible, de la venir conduire jusqu’à Anduze. P. &. — ... J’ay oublié de vous dire qu’il y a une si grande quantité de prisonniers à Nismes, Uzès et Alais qu’il est à crain¬ dre que les maladies ne s’y mettent. Pour prévenir ces accidens, monsieur, il est nécessaire de prendre incessamment des mezures pour les faire transférer de ces trois endroits et d’avoir des bas- timens tout prests pour les conduire si loin qu’on n’en entende plus parler. Alais, 11 aoust 1703. — (S’occupe des précautions à prendre en vue de la descente présumée de la flotte ennemie sur les côtes de Cette ou d’Aigues-Mortes). Alais, 15 aoust 1703. — Le sr de S. Chaptes 3 a fait de son 1. Cette Mme de Soustelle était, au dire de tous les historiens, la maîtresse déclarée de Montrevel. Elle se rattachait par son mariage à une branche de l’ancienne famille protestante des Cambis-Alais. C’est à elle que le maréchal adressa un jour le madrigal impromptu : « Les fanatiques que je crains Sont vos beaux yeux, Sylvie, etc. » 2. A. Court l’appelle le sieur de la Roquette (t. I, p. 325). Ce gen¬ tilhomme, Théophile Serières, sieur de Soubreton, plus heureux que le baron de Saïgas , réussit à s’échapper avant l’arrivée du détache¬ ment qui venait pour l’arrêter, et se réfugia à Genève. Il fut con¬ damné par défaut, le 28 août, à être pendu et exécuté le même jour en effigie sur la place du marché, à Nîmes. 3. Alexandre de Brueys, sieur de Puymarcé, plus connu sous le LE MARÉCHAL DE MONTREVEL ET LES CAMISARDS. 153 mieux dans son premier party; il a fait conduire dans les pri¬ sons d’icy plusieurs hommes qui sont bons à y tenir en attendant leur récompense, entr’autres un brigadier qui en commandoit cinquante avec un autre homme qui leur servoit.de trésorier. Je crois ce brigadier un des meschants pendarts que vous ayés veu depuis longtemps. Alais, 19 aoust. — ... Ces malheureux bandits se sont montrés aux environs de Quissac et de Saint-Hippolitte ; les populations sont au fond d'accord avec eux et ne les dénoncent que le moins possible, de sorte qu’on ne peut les joindre... Alais, 23 aoust. — ... Ils attaquèrent le poste de la Salle il y a deux jours, d’où ils furent repoussés quoiqu’ils fussent en grand nombre... Ils allèrent hier à Moussac et mirent le feu à l’église... Sommières, 10e octobre 1703. — Je vous envoyé ce que me mande Mr Julien. Il ni a qu’à lui laisser continuer son travail jusques à ce que nous ayons la permission de brusler1... nom de chevalier de Saint-Chaptes , était le frère du baron de Saint- Chaptes. Bien que catholique, il se jeta dans les rangs des Camisards et les suivit pendant plusieurs mois dans leurs expéditions. Il réussit d’autant mieux à capter leur confiance qu’il descendait d’une famille protestante. Puis, après avoir pénétré tous leurs secrets, il les vendit à Bâville « pour réparer son égarement, » dit le R. P. Louvreleuil. Les Camisards crurent, non sans quelque fondement, qu’il n’avait feint d’embrasser leur cause que pour se mettre mieux en mesure de les trahir. Ce misérable, dont Bâville et Montrevel n’eurent pas honte d’utiliser les services, était perdu de dettes et de débauches. Il ünit par être condamné aux galères comme meurtrier de sa femme, en mai 1707. 1. Ce « travail » de Julien n’est autre que la destruction systé¬ matique de trente-une paroisses des Hautes-Cévennes , comprenant ensemble un total de cinq cent soixante-deux villages ou hameaux. Ces paroisses devaient être entièrement démolies avec défense de les rebâtir à l’avenir. Une ordonnance du maréchal, datée du 14 septem¬ bre, règle tous les détails de cette œuvre de sauvage. Ces paroisses renfermaient, d’après l’estimation de Bâville lui- même, une popula¬ tion de 13,300 habitants. L’historien La Baume parle de 19,500 per¬ sonnes, et Court estime encore ce dernier chiffre au-dessous de la vérité. Outre la difficulté de se livrer en aussi peu de temps à un travail bien rigoureux de statistique, on comprend que Bâville eût intérêt à atté¬ nuer le chiffre des victimes dont cette mesure barbare, qu’il avait sinon conseillée du moins approuvée, allait consommer la ruine. 154 MEMOIRES. A Nismes, le 14- octobre. — ... Il me paroist, monsieur, que le Présidial de Montpellier est dans les bons principes, puisqu’il traitte nos bons amis les bandits comme ils le mérittent. * • Lunel,22® octobre. — Je viens d’arriver icy, monsieur. Comme il est important que je sois averty de ce qui se passe à la coste (de la mer)... je crois que je ne sçaurois estre mieux placé parce que j’interromps le commerce impudent que Mr Cavalier se donne la liberté d’avoir dans tous les cantons de nos plaines, et [afin] que je puisse également agir du costé de Montpellier, Nismes et Sommières. . M. de Piedmarcel (de Puymarcé)1 dit avoir veu Jacques Fauché parmy les Camisards; on peut donc le retenir en prison jusqu'à ce que M. de Piedmarcel déclare qu'il s’est trompé. A Aymargues, 27 octobre 1703, à dix heures du soir. (Cette lettre contient le récit du combat de M. de Vergetot avec « le bon Mr Cavalier » aux environs de Lussan) 2. Nismes, ce 3e novembre 1703. — Mr de Masselin, monsieur, vient d’arriver à Saint-Gilles où je Pavois envoyé pour aller prendre connoissance de la manière dont s’est tenue l’assemblée qui s’y est faite. Il avoit ordre, en cas que la chose fut prouvée clairement, de faire piller et razer la maison où elle a esté tenue. Il en a raporté le procès tout instruit pour me justifier qu’il a exécuté mon ordre avec connoissance de cause. Le maistre de celte maison et douze autres perssonnes du nombre de ceuxs qui composoient cette assemblée ont esté amenés dans les prisons d’icy. Je laisse à Mr le président de Montclus ce procès en ori¬ ginal qui m’a esté envoyé par le sr Thomas comme vous le verrés par la lettre qu’il m’escrit, et je ne puis doutter que Mrs du Présidial ne fasse[nt] un grand exemple de ces malheu¬ reux fous3. 1. Yoy. la note 3 de la page 22. 2. Ce combat de Fan près de Lussan, où une faute commise par un lieutenant de Cavalier ne permit pas à ce dernier d’accentuer sa vic¬ toire, tourna cependant à l’avantage du chef camisard. (A. Court, t. III, p. 105.) 3. « Le samedy 17e novembre 1703, l’on pendit, à la place du marché, Yentejol avec son fils et un autre homme de la ville de Saint-Gilles; l’on avoit aussy condamné une femme de la mesme ville, mais elle LE MARÉCHAL DE MONTREYEL ET LES CAMISARDS. 155 Nismes, ce 13 novembre 1703. (Raconte le combat de Nages entre la troupe de Cavalier et M. de Fimarcon. « Ce dernier leur a tué 60 ou 80 hommes entre lesquels deux ou trois des principaux, dont l’un nommé Ricard estoit l’amy de cœur de Cavallier et mangeoit ordinairement seul avec luy... L’on a trouvé au grand Guallargue la quantité de pain que Cavallier leur avoit ordonné de faire. Je vous avoue que je suis outré contre ces coquins, et que je croy qu’ils ne peuvent estre chastiés trop sévèrement1. * * s Nismes, ce 17e novembre 1703. — Mr Jullien continue son tra- vail avec succès; il y a trois jours que je n’en ay point de nou¬ velles sur ce qu’il m’avoit escrit que Cavalier, Rolland et tous les autres chefs des Camisards s’estoient Rassemblés pour mar¬ cher à luy, j’avois assemblé un détachement tiré aux despens de nos faibles garnisons pour luy envoyer sous les ordres de Mr de Masselin ; mais dez que j’eus appris avec certitude que Cavalier estoit en bas avec sept ou huit cens hommes de pied et environ déclara qu'elle estoit ensainte, ce quy a fait suspendre l’exécution de cette femme après la vérification des médecins1; leur crime estoit d’avoir fait une assemblée dans la maison de Ventejol. Ils jugèrent huit hommes et quatre femmes, mais des autres l’on ordonna un plus amplement enquis. Le treizième qui a esté exécuté estoit le prédi- cant, beau frère de Samuellé (Samuelet, de Vauvert), qui est un chef de parti des Camisards. » ( Mémoire des exécutions qui se sont faites clans Nîmes à l’occasion des rebelles fanatiques qu’on nomme Camisards, publié par A. de Lamothe. Nîmes, Gatélan, 1874). 1. Le combat de Nages eut lieu le 12 novembre. 11 s’en faut que les historiens, protestants ou catholiques, en apprécient les résultats à un point de vue aussi optimiste que le maréchal. Mm« de Meretz, par exemple, ne fait pas difficulté d’avouer que le colonel de Fimarcon, « après avoir essuyé une grêle de coups, eut besoin de jouer de toute son adresse pour se tirer d’un si mauvais pas. » (Lettres des 16 et 27 novembre 1703). Quant à Fimarcon lui-même, son rapport officiel, assez embarrassé d’ailleurs, abondant en euphémismes et fortement raturé, n’a rien de commun avçc un bulletin de victoire. C’est ainsi qu’après avoir raconté que les Camisards faisaient un feu enragé, ce qui avait obligé son infanterie à se retrancher dans le village, le brave colonel avoue qu’il se retira dans la plaine devant eux. Un second rapport, adressé par le brigadier de Planque au ministre de la guerre et daté du même jour 13, paraît évidemment rédigé d’après celui de Fimarcon qu’il ne fait que confirmer. (Pièces justificatives de Y Histoire générale de Languedoc, édit. Privât, col. 1836 à 1840). 1. Cette femme a eu dans la suite des lettres de grâce {Note du manuscrit) . 156 MÉMOIRES. deux cens chevaux, je changeay d’avis et ne crus plus les autres assez forts pour oser attaquer Mr Jullien... ... Redoublés, je vous prie, vos soins pour avoir par vos cor¬ respondants des nouvelles de la mer. Je croy que jusques à ce que l’on sçache positivement la flotte repartie ou dessendue dans quelque port, il est nécessaire de tenir des détachements de vos régiments de milice sur nostre coste et de faire garder tousiours avec soin le passage des estangs. Alais, 9e novembre 1703. — Mrs du Présidial de Nismes font tousiours de mieuxs en mieuxs. Ils firent rouer hier un homme et pandre une femme1. ... Nous panssons l’un comme l’autre sur ce que vous a mandé Mr Jullien, car je compterons pour rien toutes nos incendies si l’on permettoit à ces malheureuxs de racomoder leurs habitations, et pour luy montrer que je le pansse de mesme, c'est que je luy ay escrit devant que d’avoir receu vostre lettre qu’il falloit ne pas hésiter à faire tüer tous ceuxs qui se presenteroient pour y revenir et que je le priois de n’y pas manquer. ... Si ytrs de S. Florant et grand nombre d’autres s’atrou- poient pour chercher les rebelles ou qu’ils n’eussent fait du désor¬ dre que dans des lieux que nous connoissons entièrement gastés, je me serois un peu fasché, mais pas trop fort; mais ma foi leur conduitte passe la rallerie, car ils volent impunément partout, tuent et assassinent par merveille, de sorte que pour arester un peu le cours de leurs fredennes, je leur ay ordonné de rentrer ches euxs et j’ay fait arester le commandant et celuy d’une autre trouppe, ne connoissant rien de si pernicieuxs que de lesser co- mestre un libertinage abandonné à quatorse ou quinse cent fols qui prennent les armes par caprice et desquels quelquefois pour les avoir trop mesnagé l’on ne se trouve plus le maislre. J’ay cent plaintes differentes de tous les endroits où ils ont pris des trouppeaux entiers, des bœufs, des chevaux, des mulles en quan- 1. « Le judy huitième novembre, l’on a rompu, après l’avoir estran- glé, un homme du lieu de Montèze, et une femme du lieu de Gajans a esté pendue dans le mesme temps. » ( Mémoire des exécutions faites dans Nismes). L’homme s’appeloit Guillaume Jac et la femme Jeanne Durante, veuve de Jean l’rentignan. Elle fut « pendue et estranglée pour avoir fanatisé plusieurs fois dans le chasteau de Gajan et avoir dit dans ses fanatismes qu’il falloit mettre tout à feu et à sang. » (Extrait des Jugements du Présidial de Nismes.) Voyez A. Court, t. II, p. 170. LE MARÉCHAL DE MONTREVEL ET LES CAMISARDS. 157 tité, et enfin tout ce qui leur a paru estre bon à prendre, tuant des femmes de soixante ans comme des poules, et enfin se con¬ duisant en tout comme des gens qui auroient fort bien peu exciter une révolte générale *. À Montpellier, ce 28 janvier 1704. — J’aprends, monsieur, de plusieurs endroits à la fois qu’il paroist une disposition à remuer dans le Vivaretz. . M. de la Lande me mande qu’il sçait par des gens seurs que Cavalier a un dessein considérable prest à s’exécuter, et qu’au lieu d’estre ensemble comme Mr de la Haye m’a mandé, il est divisé en quatre trouppes qui se montrent à la fois en différents endroits pour nous dérober quelque marche. Je conclus de là, monsieur, que comme il ni a rien pour vous qui puisse être de si grande conséquence que d’empescher les rebelles d’entrer en Vivaretz ou ceux de Vivaretz de les joindre, il ne faut pas ésiter à prendre de bonnes mesures de ce costé là... . Les rebelles ont esté du costé de S^Lorantet ont pris deux chevaux dans la meytayrie du comte de Calvisson; ils estoient 6 à cheval et 5 à pied, commandés par un nommé Morel dit Cati- nat, qu’il me semble qu’on nous avoit dit avoir esté tué. Cavalier, dans sa coursse dernière, passa icy auprès de la tour Magne; il a tué douze pauvres malheureuxs en diférents endroits et a escrit une lettre menacente à Mr de Sandricour (gouver- 1. Voici ce que nous lisons dans une lettre inédite adressée d'Alais, le 31 août 1752, près d’un demi-siècle après ces événements, à l’in¬ tendant de Saint-Priest, par un M. de Gibertain qui avait fait comme officier, dans sa jeunesse, la campagne des Cévennes : « Je conviens que ces Camisards blancs (ou Saint-Florentins) intimidoient les huguenots qui se trouvoient dans leur voisinage, mais dans peu de temps ils devinrent odieux par leurs meurtres et leurs brigandages, et les choses allèrent au point qmà la fin de 1703 on fut obligé de faire marcher les troupes du roi contre ces Camisards blancs. An retour d’une irruption qu’ils venoient de faire du côté d’Uzès, M. de Masse- lin, brigadier des armées du roy, joignit ces pillards auprès de la ville de Bagnols, lesquels, au lieu de mettre bas les armes comme il le leur fit ordonner, eurent la témérité de faire feu sur notre avant- garde. Nos soldats s’étant débandés sur ces mutins en tuèrent une centaine , le reste prit la fuite, abandonnant tout le butin qui se portoit à environ 8,000 bêtes, tant moutons que bœufs, mules et che¬ vaux, qui avoient été pillés aux catholiques comme aux huguenots. Tout fut rendu aux propriétaires. » (Archives de l’Hérault, fonds de l’Intendance, C. 23i.) 158 MÉMOIRES. neur) de venir brusler ses moulins si l’on ne fait cesser les vexa¬ tions que l’on fait à ses frères1. Sommières, 17 février 1704. — . Je mande à ce matin au commandant de Yauvert d’aller enlever demain les plus riches habitans dud. Yauvert et de Generac pour les obliger à faire rebastir leur église. Les frais n’en seront pas grands, car on m’a dit qu’ils n’ont bruslé que la cbayre et les bancs, mais il faut bien faire quelque chastiement à ces coquins qui sont regardés par les rebelles comme leurs favoris puisqu’ils les reçoivent à bras ouverts . A Sommières, ce 26e febvrier 1704. — Je vous envoie, monsieur, un estât des prisonniers faits à Quissac par lequel vous verrés l’estimation de leurs biens et j’y joins la response que m’a fait le sieur de Gourville qui asseure fort qu’il ni a pas un de tous ces gens là qui ne soit pas criminel2. Mon sentiment seroit que ceux-là à cause de leurs crimes et qui sont tous riches fussent mis à Aigues-Mortes pour éviter qu’ils ne se rachètent. A l’égard du reste, à l’exception de ceux de Sauve contre lesquels il y aura aussy des choses marquées dont j’attends la response, je croy que tout cela sera fort bon à envoyer à Perpignan à condi¬ tion de ne jamais les revoir . ...M. de Guichard m’avertit que hier au soir, à huit heures, 1. La Baume nous donne le texte même de cette étrange missive. La voici en propres termes : « Monseigneur, j’écris à Votre Grandeur pour vous dire que si l’Hermite, Florimond et Le Fèvre (trois parti¬ sans catholiques dont les sinistres exploits reviennent souvent dans l’histoire des Camisards) ne cessent de tuer nos frères, j’employerai les armes de l’Éternel pour exterminer les catholiques, et j’irai brûler vos moulins. Je suis vostre affectionné serviteur, Jean Gavallier. » 2. « Dans la promenade que je viens de faire à Sauve et à Quissac, je me suis avisé d’un chastiment qui leur fait plus d’impression que tout autre : j’ay fait enlever de ces deux lieux environ cent cinquante personnes chargées de toutes sortes d’accusations, et n’ayant pu gar¬ der un lieu nommé Claret où plusieurs anciens catholiques s’étoient réfugiés, j’en ay fait venir soixante pour les établir audit Quissac dans les maisons et les lits de ceux que j’ay fait enlever; cela fera à la fois deux bons effets, celuy de dépeupler cet endroit là des plus meschan- tes gens du monde et que l’on met par là en seureté les pauvres catho¬ liques qui n’y estoient pas. » (Lettre de Montrevel à Chamillart. Som¬ mières, 15 février 1704 ; pièces justificatives de la nouvelle Histoire de Languedoc, col. 1875.) LE MARÉCHAL DE MONTREVEL ET LES CAMISARDS. 159 MM. les Camizards ont paru à Mus et à Àiguesvives... (nappe mise et confitures , etc., servis à Aiguesvives, et trouvées dans les maisons par Mr de Guichard qui les a fait manger à ses soldats.) Sommières, 4 mars 1704. — (Montre vel raconte qu’il a reçu une lettre de Cavalier. Il renvoie à la cour en original « afin qu’on ne puisse douter de l’objet pour lequel la révolte sub¬ siste 1... » Mention des meurtres et incendies faits dans les plai¬ nes de Nîmes et de Beaucaire.) Sommières, 5 mars 1704. — Je suis d’autant plus irrité, mon¬ sieur, de tout ce que viennent de faire ces monstres de rebelles que j’apprends que c’est avec trente hommes qu’ils en ont mas¬ sacré plus de cent lorsqu’ils s’approchèrent il y a quelques jours du costé de Beaucaire, desquels trente ils en détachèrent onze qui ont fait tous les desordres dont vous avés entendu parler dans la Yaunage. J’avoue que c’est une chose pitoyable de ne pouvoir empescher ces canailles de faire ainsi ce qui leur plaist; mais au bout du compte, a moins d’avoir autant de garnisons qu’on a de metayries, il est impossible d’éviter les meurtres et les incendies de surprise qu’ils voudront faire par de petits déta¬ chements. Saint-Chattes, 14 mars 1704. — Le maréchal raconte qu’il est allé au secours de M. de la Jonquière, qui était aux prises avec Cavalier, dans les environs : « Je m’asseure que vous ne serés pas moins surpris que touché quand vous aprendrés ce que je viens de sçavoir, qu’à la première décharge de Cavalier, tout ce détachement s’estant espouvanté, il a esté taillé en pièces et plus de trois cents soldats avec les officiers tuez et desarmez sans vouloir tirer un coup, en sorte qu'on les a tous egorgez comme des moutons et presque tous tuez à coups de fourches par derrière. M. de la Jonquière s’est trouvé mesme dans une es- trange extrémité, car il a esté obligé de passer le Gardon à la nage pour se jetter dans Boucairan avec environ soixante sol- 1. M. Roschach donne le texte de ce document, retrouvé au Dépôt de la guerre. Voir pièces justificatives de V Histoire de Languedoc , col. 1875. La lettre, signée « Cavalier », est datée « du Dezer, ce 27 fé¬ vrier 1704. » 160 MÉMOIRES. dats, le reste s’estant sauvés dans le chasteau de Saint-Sezery de Gosignan où on les a ramassez anjourd’liuy 1. » Cette victoire de Cavalier consacra définitivement sa répu¬ tation d’habileté et de bravoure. Mais elle porta le dernier coup, dans l’esprit de la cour, à la réputation du maréchal. 11 est vrai que celle-ci était déjà fort compromise. Depuis longtemps et à diverses reprises, des plaintes, parfois ano¬ nymes, étaient arrivées à Versailles. On accusait son insuf¬ fisance, son incurie, son imprévoyance, sa fatuité, son dé¬ dain systématique de tout conseil, sa préoccupation exclusive de sa dignité de maréchal et l’affectation qu’il mettait, pour ce motif, à ne jamais donner de sa personne, dans la per¬ suasion où il était d’ailleurs qu’il était impossible de trouver les rebelles, et que ce serait une peine inutile de les cher¬ cher. Dès le mois de novembre 1703, un Mémoire secret, qui n’était que le résumé de toutes ces lettres venues de Langue¬ doc, avait été adressé par le ministre à Bâville. Ce Mémoire est rédigé par paragraphes comme une sorte de question¬ naire. L’intendant y répond, le 2 décembre, avec toute la netteté désirable, mais en courtisan consommé, ne se gênant guère pour sacrifier le maréchal qu’il rend seul responsable de la prolongation de la lutte. Ces trois curieux documents ont été imprimés dans le tome XIV de la nouvelle Histoire générale de Languedoc . On se demande en les lisant com¬ ment il se fait que le maréchal ait pu rester encore quatre mois en possession de son commandement des Cévennes. La défaite des troupes de la marine vient consommer sa dis¬ grâce. « Quoique vous n’ayés rien mandé au Roy de ce qui s’est passé à Saint-Chatte, lui écrit Chamillart à la date du 24 mars, vous ne doutés point que Monsieur de la Jonquière 1. La défaite (les troupes de la marine par Cavalier, entre Marti - gnargues et Saint-Césaire de Gausignan, est du vendredi soir, 14 mars. Elle coûta la vie à la plupart des officiers de ce régiment au nombre de vingt-cinq et à une multitude de soldats. « Nos officiers, se trou¬ vant entre les bras de ces loups garroux, écrit Mme de Meretz, furent tous taillés à coups de sabre sans que nous ayons la faible consola¬ tion d’apprendre qu’on y aye tué aucun camisar. » (Lettre du 24 mars.) LE MARÉCHAL DE MONTREYEL ET LES CAMISARDS. 161 n'en ait informé son supérieur et que Sa Majesté n’ait été bien faschée d’un aussy triste événement. Elle m’a mesme commandé de vous dire, sur ce qui luy en est revenu, qu’il n’auroit tenu qu’à vous de l’éviter. Je dois vous dire que Sa Majesté désireroit que vous agissiés de vostre personne quand vous en trouverés les occasions, et c’est un moyen bien plus r seur pour en imposer à ces malheureux que d’envoyer des officiers comme vous avés fait jusqu’à présent. » Une lettre confidentielle de Bàville, portant la date du 1er avril et conçue dans le même esprit que son rapport, achève de lever tous les voiles et ne laisse plus subsister le moindre doute sur l’insuffisance absolue du maréchal. Il est vrai que ce réquisi¬ toire arriva trop tard. Le parti de la cour était pris, et le courrier qui portait la lettre de l’intendant dut croiser en route celui qui apportait à Montrevel la nouvelle de son rem¬ placement. La lettre du roi à son « cousin » est du 29 mars. Tout ce que put faire Montrevel ce fut de prendre à Nages, le 16 avril, une brillante revanche de la défaite du 14 mars, ce qui fit dire qu’il n’aurait tenu qu’à lui de commencer comme il avait fini. Après quoi il se mit en route pour la Guienne, laissant au maréchal de Villars, plus habile et plus heureux, l’honneur d’être, presque sans coup férir, le paci¬ ficateur des Gévennes. Voici, pour terminer, quelques details assez curieux et peu connus sur les relations vraies du maréchal de Montrevel avec Bàville. Je les emprunte, sans les garantir, à un ouvrage devenu excessivement rare, les Mémoires de Cavalier, publiés en anglais sous le titre de : Memoirs of the war of the Ce- vennes , et dont deux éditions ont paru à Londres en 1726 et en 1734. Une traduction française partielle de ces Mémoires existe en manuscrit à la bibliothèque de Genève dans la riche collection d’Antoine Court. « Avant que le maréchal de Montrevel fust arrivé en Lan¬ guedoc, raconte Cavalier, monsieur de Basville avoit été informé, par des amis qu’il avoit à la cour, que le maréchal avoit des ordres d’examiner sa conduite et d’en rendre compte. L’intendant, pour se rendre le maréchal favorable, lui fit sa 9e SÉRIE. — TOME III. 11 162 MÉMOIRES. cour dès son arrivée, avec tant d’assiduité et de respect, que le maréchal s’y laissa prendre, qu’il le traitoit avec des airs de protection, et qu’il écrivit du bien de lui. Mais l’intendant, qui souffroit impatiemment les manières hautes et supérieu¬ res du maréchal, ne fut pas plutôt asseuré qu’il n’en avoit plus rien à craindre qu’il le récompensa de ses bons offices en écrivant au ministre qu’au lieu de faire la guerre il s’amu- soit à faire l’amour. « Le maréchal apprit la trahison de l’intendant, et n’étant plus à teins de le desservir à la cour, il s’attacha à le mor¬ tifier en tout ce qu’il put. Il lui faisoit faire, sous le moindre prétexte, et souvent pour rien ou pour peu de chose, de conti¬ nuelles allées et venues. Gela ne fut pas de courte durée, la trahison de l’intendant n’ayant pas eu un effet fort prompt. Monsieur de Basville avoit dissimulé. Mais il ne put tenir contre ce que je vais dire. « Le maréchal étoit à Allais. Il dépêcha un courrier à monsieur de Basville à Montpellier, où celui-ci étoit alors, pour lui faire savoir qu’il avoit des ordres de la cour à lui communiquer et de se rendre à Allais, un jour qu’il lui marquoit. L’intendant fut ponctuel. Il alla chez monsieur le maréchal, où il y avoit grosse compagnie. On annonça l’intendant. Le maréchal lui fit dire qu’il le prioit d’attendre parce qu’il étoit en affaires, et le laissa longtems dans l’antichambre. L’intendant picqué, mais dissimulant à son ordinaire, fit prier monsieur le maréchal de vouloir bien se souvenir qu’il l’attendoit. Là-dessus, le maréchal vint lui dire, à la porte de la chambre, des choses d’une assez petite importance, le congédia cavalièrement, et dit en rentrant, assez haut pour être entendu, qu’il y avoit des gens qui s’étoient vantés de lui faire quitter la province, mais qui la quitteroient peut-être avant lui. Gela fut redit ou confirmé à monsieur de Basville, qui dit à son tour, à quelques offi¬ ciers qui l’accompagnoient, que le maréchal seroit loin du Languedoc avant qu’il fût deux mois. Ge qui arriva préci¬ sément dans le temps marqué. » LA TÉRATOLOGIE VÉGÉTALE. 163 LA TÉRATOLOGIE VÉGÉTALE r ET SES PRINCIPES Par M. P. CLOS1 La Tératologie végétale a participé depuis un demi-siècle à l’élan imprimé aux diverses branches des sciences natu¬ relles. Les faits s’y sont multipliés comme à l’envi. Il n’est pas de publication botanique périodique où il ne s’en trouve de signalés. La plupart ont pris place dans les divisions originairement tracées et adoptées. Bien d’autres, à coup sûr, viendront enrichir le bilan déjà si grand de nos richesses. Mais exigeront-ils la création de nouveaux ca¬ dres ? Certes, il serait téméraire de mettre en doute l’inépui¬ sable fécondité de la nature, ici comme partout; mais on peut tout au moins affirmer que la plupart des types d’ano¬ malies compatibles avec la théorie de la métamorphose, avec les lois de l’organisation végétale sont déjà inscrits aux livres de la science. La production artificielle de monstres- plantes et quelques autres filons jusqu’alors délaissés force¬ ront peut-être de loin en loin à élargir les bases de la Phyto- Tératologie, à tort presque uniquement restreinte aux Pha¬ nérogames. Mais en cette voie le rôle de l’observateur devra se borner le plus souvent soit à confirmer, soit à modifier ou à étendre la signification attribuée à tel ou tel organe. Toutefois, il m’a paru que, grâce aux progrès accomplis 1. Lu dans la séance du 19 mars 1891. 164 MÉMOIRES. surtout depuis une vingtaine d’années, il y avait lieu de rechercher le meilleur classement des faits tératologiques, de reprendre certains points de la tératologie systématique, de soumettre à un nouveau contrôle telle ou telle théorie en faveur, et de rechercher s’il ne serait pas possible d’élargir le domaine de cette science en y rattachant quelque branche accessoire. I. Bien que certains auteurs aient divisé les anomalies en prenant pour base de leur classification l’organe (tige, feuille, sépale, pétale, etc.), la marche inverse établie sur la morphologie ou sur les caractères empruntés à l’organe (forme, dimensions, nombre, position, etc.) a généralement prévalu; ce choix est-il justifié ? II. J’ai cherché à montrer, en 1871, les rapports de la téra¬ tologie végétale avec la botanique systématique1; mais plu¬ sieurs questions à peine effleurées dans cet écrit réclamaient un commentaire, entre autres : y a-t-il : 1° des anomalies caractéristiques pour chacun des groupes de la classifica¬ tion, embranchements, classes, familles, genres, espèces? 2° Des affinités tératologiques entre groupes différents de ces degrés de la classification ? 3° Des anomalies propres à confirmer ou à infirmer les distinctions admises soit entre genres, soit entre espèces? 4° Des anomalies pouvant être confondues avec les espèces ou les variétés ? III. Dans le domaine déjà si vaste et qui s’agrandit tous les jours de la géographie botanique, n’y a-t-il pas place pour la tératologie topographique ? IV. Doit-on, en fait de nomenclature, s’en tenir aux ter¬ mes admis dans les ouvrages classiques de Moquin-Tandon et de M. Maxwell T. Masters; ou bien, suivant la réforme proposée à cet égard par Gh. Morren, adopter un néologisme où chaque anomalie suffisamment caractérisée serait dési¬ gnée par un nom significatif? 1. Essai de Tératologie taxinomique > 1871, 80 p. in-8°, paru dans ce Recueil, 3e sér., t. III, pp. 53-136. LA TÉRATOLOGIE VÉGÉTALE. 165 Y. Convient-il, dans l’interprétation des monstres végé¬ taux, d’attribuer aux soudures d’organes un rôle majeur? N’y a-t-il pas lieu de faire à leurs dépens une large part aux multiplications et aux dédoublements? VI. Les prolifîcations comptent au nombre des anomalies les plus curieuses et les plus instructives. Ne faut-il pas étendre, modifier les cadres de la classification qui leur a été appliquée? VII. 11 est une série de faits tératologiques étranges et difficiles à rattacher aux divisions généralement admises. Pourquoi ne pas les réunir en un groupe, jusqu’à ce que de nouvelles recherches permettent de les répartir d’après leurs affinités ? Les limites assignées à cette étude ont forcé à la réduire aux anomalies florales. CHAPITRE PREMIER. * CLASSIFICATIONS TÉRATOLOGIQUES. — DE LA CLASSIFICATION DES FAITS TÉRATOLOGIQUES BASÉE SUR LES ORGANES. A. Moquin-Tandon et M. Masters ont établi leurs divisions des anomalies végétales sur les caractères morphologiques des organes {forme, dimensions, nombre, position, etc.) ; cette marche est-elle préférable à celle qu’ont suivie Hop- kirk et Kirschleger, et, plus près de nous, Cramer, Hal- lier, etc., où le point de départ est l’organe lui-même envi¬ sagé sous ces divers rapports? Pour m’éclairer a cet égard, j’ai choisi l’un des plus importants, le carpelle, et essayé d’en tracer la monographie tératologique. Je ne saurais la transcrire ici sans dépasser les bornes assignées à ce tra¬ vail ; il suffira d’en indiquer la marche ou d’en tracer les plus saillantes lignes. A. Carpelles accrus en nombre : 1° par multiplication soit extérieure soit intérieure chez les plantes superovariées et chez les inferovariées, multiplication coïncidant parfois avec 166 MÉMOIRES. un allongement de l’axe d’inflorescence; 2° par prolification extérieure, intérieure. B. Carpelles diminués en nombre. G. Disjonction des carpelles , leur phyllodie chez les plantes superovariées et chez les inferovariées. D. Remplacement des carpelles ou d'une partie du gyné¬ cée par des productions diverses. E. Carpelles antkérifères à V extérieur, à V intérieur , à leurs bords. F. Carpelles gemmifères foliifères , florifères , fructi¬ fères , ctppendiculés , etc., remplaçant des étamines , prove¬ nant de la transformation de celles-ci, mi-partie car¬ pelles et étamines , etc. Cette classification a cet avantage sur celle qui repose sur les caractères morphologiques, de permettre d’embrasser d’un coup d’oeil tous les genres d’anomalies dont un organe peut être atteint, et mérite, par cela même, d’être prise en considération. Un traité complet de Tératologie devrait, à mon avis, présenter désormais le recensement des faits au triple point de vue morphologique, organologique et taxino¬ mique. % CHAPITRE II. LA TÉRATOLOGIE DANS SES RAPPORTS AVEC LA BOTANIQUE SYSTÉMATIQUE. § 1. — Autonomie tératologique de groupes naturels. A. — Anomalies caractéristiques de familles. Les représentants de certaines familles importantes ont fourni tant d’observations d’anomalies qu’il est permis de rechercher s’il ne serait pas possible de formuler pour cha¬ cun de ces grands groupes naturels une caractéristique téra¬ tologique. J’ai essayé de le faire pour un petit nombre. Renonculacées . — Deux tendances contraires, Tune à 167 LA TÉRATOLOGIE VÉGÉTALE. l’avortement, l’antre à la multiplication ou duplicature du périanthe (Renoncule), avec parfois avortement soit de l’an- drocée, soit du gynécée ; tendance aussi aux prolifications médianes, compliquées même en certains cas de bi-triparti- tion du réceptacle, entraînant la phyllodie partielle ou com¬ plète des parties florales. — Prolifications axillaires. — Trans¬ formations variées soit des éléments périgoniaux, soit des organes sexuels, et notamment des carpelles en feuilles (par¬ fois stipitées), avec ovules foliiformes ( Delphinium , Aqui - legia). — Pélorie des fleurs symétriques. Crucifères. — Fréquence des prolifications, accompa¬ gnées dans les fleurs doubles de pétalomanie (Barbarea , Matthiola incana). L’unisexualité, quand elle a lieu, résulte de l’absence de l’androcée. Le pistil et le calice sont les parties florales les plus per¬ sistantes et montrent entre eux de grands rapports. Méridisques (glandes) n éprouvant pas de changement. On a vu les étamines remplacées par des pistils, mais non le phénomène inverse, le Cochlearia armoracia excepté, où 2 étamines occupaient la place de 2 carpelles. Point d’aug¬ mentation un peu notable du nombre d’étamines, point d’adelphie, ni de transformation en feuilles bien caractéri¬ sées, ni d’anthères, soit sessiles, soit à 1-3-4 loges. Étamines conservant ordinairement forme , insertion , nombre et rapprochement des loges, sans oflrir de transi¬ tion au pistil. Jamais ovaire infère; carpelles rarement tout à fait dis¬ tincts, parfois au nombre de 3 ou de 4. Changement de type floral très rare (vu le type binaire chez un Brassica lanceana , le ternaire chez B. nigrci, et même dans un cas le quinaire). Le style et le stigmate ne deviennent jamais foliiformes (à une exception près). ' On remarquera la fréquence des anomalies chez les Sili- queuses et leur rareté relative chez les Siliculeuses. Caryophy liées- Silénées. — Tube calicinal remplacé par 168 MÉMOIRES. des folioles sépaliques, de même que les pétales et les éta¬ mines dans Silene inflata (Massolongo, Clos). J’ai vu une fleur à type quaternaire de Lychnis grandiflora , à 4 sépales libres. Carpelles distincts au nombre de 3-10 , ovulifères à leurs bords . Résistance des styles à toute modification. Transformation des appendices terminaux de l’onglet des pétales en anthères qu’ils représentent, l’onglet étant l’ana logue du filet. Duplicature : 1° par multiplication des parties florales; 2° Par production d’une ou de plusieurs fleurs incomplètes au sein d’une seule ; 3° Par boutons nés sur le podogyne (Kronfeld) ; 4° Par multipartition des pétales (Kronfeld). Multiplication des bractées et leur imbrication en tube. Légumineuses. — Tendance du pistil à la phyllodie observée dans plusieurs genres : Lupin, Lathyrus , Galéga, Ononis , Trèfle, Medicago , Mélilot, etc. — Résistance à la duplicature, consistant, quand elle a lieu, en un dédouble¬ ment des pièces du périanthe (Ch. Morren). Cactées — Axe de Cereus serpentinus , se creusant au sommet en cavité ovarienne dont les parois émettaient direc¬ tement les ovules. — Opuntia Sejethi , produisant dans son ovaire un deuxième style avec stigmates, et des anthères au lieu d’ovules sur les parois. — Fruits d’Opuntia émettant : 1° des rameaux soit des cicatrices gemmaires, soit en cou¬ ronne de leur sommet; 2° une fleur à leur extrémité libre; 3° plusieurs petits ovaires superposés. — Fruits de Pereskia Bleo se répétant 3-4 fois en formant des grappes pendantes. Scro fularinées . — « Les Personées, a écrit de Candolle, ne sont que des altérations du type des Solanées, parce qu’une Personée régularisée par la pensée ne diffère pas d’une Solanée ( Théor . élém ., 2me éd., 166). » On s’explique ainsi comment les anomalies sont si communes chez les pre¬ mières, si rares chez les secondes. On peut grouper celles des Personées comme suit : LA TÉRATOLOGIE VEGETA1E. 169 Pélories : Inclusion d’une deuxième fleur au centre de la première dépourvue de carpelles (Aniirrhinum) et tendance aux pro- lifications ( Scrophularia , Verbascum, Linaria). Fleur à l’aisselle des sépales ( Veronica chamædrys). Propension à la multiplication des parties et à la dialyse de la corolle. Convolvulacées. — Tendance à la polysépalie et à la poly- pétalie, avec parfois stipitation des éléments périanthiques. Polémoniacées. — Propension à la polypétalie, à la pro- lification du pistil avec dissociation des carpelles. Euphorbiacées. — Tendance à la transformation des sexes. Iridées. — Le type floral ternaire, souvent ou remplacé par le type quaternaire et quelquefois par des verticilles binaires, ou diversement modifié, l’ovaire participant à ces ano¬ malies. — Duplicature inconnue? Liliace'es. — Mêmes variations dans le type floral. A part les cas peu communs de duplicature, rareté dans la multiplication des parties. — L’androcée conserve en gé¬ néral anthère et filet, celui-ci s’élargissant ordinairement d’un seul côté en lame pétaloïde (dont le filet représente la nervure médiane). — Quelques cas de prolification. Orchidées. — Grande variation du type floral, oscillant entre les nombres 2-4-5-6 avec participation de l’androcée. — Dédoublement du labelle. — Son avortement. — Ten¬ dance à la duplicature, à la pélorie. — Avortement ou mul¬ tiplication, soit de l’éperon, soit du gynostème. — Résupina¬ tion florale. — Prolification (remplacement de l’ovaire par un rameau). — Déplacements de parties. B. — Anomalies caractéristiques de genres. Nous nous bornerons à quelques exemples. Papaver. — Transformation des étamines en carpelles. — Prolifications endocarpiques. Delphinium. — Transformation des carpelles en feuilles 170 MÉMOIRES. stipitées. ordinairement compliquée de phyllodie des ovules. Aquilegia. — Déviations tératologiques analogues. Passiflora. — Propension à la proliflcation endocarpique. Réséda. — Cliloranthie. — Phyllodie des carpelles. — Prolifications florales. Tropœolum. — Tendance soit à la disparition, soit à la multiplication de l’éperon; à la phyllodie; à la stipitation des carpelles. Pietamnus. — Le B. albus , seul représentant du genre, s’est fréquemment montré à l’état tératologique, et Turpin avait déjà noté {Atlas de Vhist . nat. de Goethe , p. 61) ses principales anomalies, savoir : virescence des pétales; avor¬ tement des étamines et phyllodie des carpelles étalés, ces derniers organes se présentant parfois trilobés, denticulés, avec les ovules foliacés, ailleurs surmontés d’un verticille de 5 feuilles opposés à eux, ou d’un petit axe à 3 feuilles munies chacune d’un bourgeon à leur aisselle; phyllodie du filet des étamines encore surmonté par l’anthère; réu¬ nion en une même fleur de la plupart de ces déviations. Rubus. — Virescences et soit phyllodie sépalique, soit calycanthémie, diaphyse, transformation des drupéoles en ach aines. Fuchsia. — Grandes variations dans le type floral (3-5-6- 7). — Phyllodie des sépales. — Ovaire foliifère sur sa paroi extérieure. — Étamines à anthères abritées par des lames pétaloïdes. — Duplicature. Geum. — Sépalodie des sépales. — Proliflcation. Saxifraga. — Phyllodie des sépales et des pétales (ceux-ci avec de petites rosettes de folioles sur la nervure médiane), coïncidant avec l’augmentation de nombre des étamines et des carpelles. ( Saxifraga sponhemica , Michalet, Hist. nat. du Jura, Bot., 167-168.) Sépalodie des pétales et carpodie des étamines. (S. aizoon, Id .) Pétalodie à un premier degré des étamines alternipétales, et à un second des oppositipétales en lames simples ou tri- fides. (S. decipiens, Gh. Morren, Lobelia, pp. 65-74, tab.) LA TÉRATOLOGIE VEGETALE. 171 Staminodie des pétales : (S. granulata, Rœper, S. gra- nulata et S. cœspitosa , Magnus, Terat. Mitteil ., 122.) Accroissement de nombre des carpelles mêlés' aux éta¬ mines : (S. crassi folia, Masters, l. c ., 307.) Développement entre l’androcée et le gynécée d’une cu¬ pule portant un cercle de pistils à dos tournés vers le centre de la fleur : (S. Geum.) Bégonia. — Transformation à tous les degrés de l’étamine en pistil par élargissement du connectif et sa modification terminale en stigmate simple ou multiple (Muller, in Bot. Zeit ., XXVIII, 150, tab. 11, f. 1-20; 1870.) Apparition dans une fleur mâle de B. frigida de quatre ovaires libres alternant avec autant d’étamines (Masters, l. c., 303 ; 1869.) Duplicature d’abord des fleurs mâles par un triple effet : transformation des étamines en pétales, multiplication de ceux-ci, production d’un ou deux bourgeons centraux; puis des fleurs femelles par multiplication, et des pétales et des styles devenant pétaloïdes avec disparition fréquente de l’ovaire (Duchartre.) Passage de la fleur mâle à l’hermaphrodisme par pro¬ duction à son centre, soit de styles et stigmates et parfois aussi d’ovaires et ovules, soit de fleurs femelles. Présence d’une étamine dans une fleur femelle, d’un sépale et d’un carpelle dans une fleur mâle. Fleurs femelles de Bégonia hybrida Sedeni à ovaire, soit semi-infère, soit supère, à placentas inclus ou exserts et ovulifères (Magnus, Bot. Mitteil ., 1885.) Symphytum. — Multiplication des parties florales. Myosotis. — Multiplication avec hypertrophie ou phyl- lodie du gynécée et parfois prolification médiane. Gentiana. — Tendance aux anomalies carpiques : Proli- fications, dédoublements, etc. Solanum. — Deux espèces ont été vues décandres. Veronica. — Augmentation de nombre des lobes de la corolle et des étamines. Linaria. — Inutile de rappeler la propension de plusieurs 172 MÉMOIRES. espèces à la pélorie nectariée ou anectariée, dont G. Billot a fait jadis une étude spéciale publiée dans ses Annotations à la Flore de France et d’ Allemagne, pp. 199-205, avec d g., pl. IV. Digitalis et Antirrhinum. — Offrent des anomalies pa¬ rallèles. (Voir p . 16.) Gampanula. — Nombreuses sont les déviations que -l’on a relevées dans les espèces de ce genre : — Type floral variant depuis 3 jusqu’à 10. — Galice ayant pris l’apparence colorée de corolle, et dans les espèces qui l’ont appendiculé perdant parfois ses oreillettes. — Corolle à lobes plus ou moins pro¬ fonds et devenant même polypétale : Avec les 5 pétales alter- nisépales alternent en ce cas 5 autres pétales occupant la place des étamines. — Instabilité de nombre des étamines ; androcée remplacé par une corolle à lobes anthérifères. — Styles portant aussi des anthères. — Disparition d’ovaire. — Ovaire surmonté de nombreuses feuilles. — Fruit à 8 loges, dont 3 centrales séminifères et 5 autour d’elles (auxquelles elles adhèrent), stériles, vides et représentant les 5 éta¬ mines. — Transformation de tous les organes floraux en feuilles ou en un rameau très court dont les verticilles inférieurs alternent entre eux. — Déviations marchant en général de l’extérieur vers l’intérieur. G. — Anomalies caractéristiques d'espèces. Salix caprœa. — Transformation à divers degrés des pistils des pieds femelles en étamines. Hypericum uralum . — Sépales foliacés aux dernières fleurs, et tout différents de ceux des premières. Trifolium repens. — Chloranthie avec parfois grand développement des folioles calicinales et variations extrêmes du pistil, tantôt longuement stipité foliiforme ouvert avec ovules foliacés, tantôt remplacé par 3 carpelles distincts à longs styles et stigmates représentés par des folioles. Malva sylvestris. — Chloranthie de la plupart des fleurs du même pied. LA TERATOLOGIE VÉGÉTALE. 173 Cheiranthus Cheiri. — On a fait à tort de l’anomalie fré¬ quente où l’androcée est remplacé par un second gynécée exté¬ rieur au normal, une variété sous le nom de gynantherus. Cardamine pratensis. — Carpelles remplissant le rôle de sépales relativement à une fleur intérieure de prolification. Nymphœa lotus. — Prolification florale axillaire (Mas¬ ters, loc. cit ., fig. 65). Rosa centi folia et R. damascena. — Prolifications mé¬ dianes très variées, ordinairement avec disparition de Pur- céole et phyllodie des sépales. Erica tetralix. — Avortement des étamines, ou leur rem¬ placement par des carpelles. Stachys sylvatica. Multiplication des hémicarpelles. — Prolification consistant en 3-4 fleurs superposées. (Go- dron, Dey.) — Pélorie. Campanula Medium. — Variations du type floral. — Polypétalie. — Avortement des oreillettes calicinales. Campanula persici folia. — Duplicature concomitante de l’avortement de l’ovaire, avortement se produisant aussi quelquefois dans la fleur simple. Lycopersicum esculentum. — Multiplication des parties à tous les verticilles. Myosotis palustris et sa var. alpestris. — Tendance à la multiplication des parties des 3 verticilles extérieurs avec parfois prolification. Cobœa scandons. — Propension à la polypétalie. Convallaria maialis. — Tendance à la multiplication des verticilles du périanthe se substituant dans quelques cas à Tandrocée et au gynécée. Lilium auratum et L. tigrinum ont montré, à l’exclu¬ sion des autres espèces, la duplicature, et par multiplication des tépales et par pétalodie des étamines. Narcissus Pseudo-Narcissus et N. major. — Duplicature par diaphyse axile ou emboîtement les uns dans les autres d’un certain nombre (4-5-6) de périanthes et de couronnes, par dédoublement avec persistance des étamines et styles, ou leur pétalodie en lames jaunes semblables aux lobes de la 174 MÉMOIRES. couronne. Il y a parfois aussi diaphyse multiaxillaire par production, aux aisselles de quelques parties internes et sur¬ tout des folioles de la couronne, de fleurs plus petites et aussi diaphysées. (Ch. Morren, Clusia.) Tulipa Gesneriana. — Grandes variations, la plupart bien décrites surtout par M. Duchartre, savoir : 1° une fleur nor¬ male à cette différence près qu’une des étamines réduite à l’an¬ thère était ou portée sur le bord d’une lame pétaloïde, ou dans la concavité d’une semblable lame falciforme ; 2° une fleur à type quaternaire, à l’exception de l’androcée réduit à 7 éta¬ mines ; 3° deux autres fleurs pentandres et à ovaire triloculaire, l’une à 4, l’autre à 5 tépales. Le fruit à 5 carpelles ouverts, ou à 4 carpelles ouverts en un seul verticille, avec une étamine supplémentaire interposée à eux, ou à 4 carpelles connés et à bords pétaloïdes, plus un cinquième distinct. — Dissociation des 3 carpelles types avec pétalisation de l’un d’eux et trans¬ port d’une étamine dans ce verticille. — Production d’un second verticille carpellaire à l’intérieur du premier, d’abord rudimentaire et stérile, puis complet ; ces 2 verticilles alter¬ nant et 2 carpelles du rang interne ayant leurs bords sta- minpïdes ; enfin, union de ces 6 carpelles en un corps unique à 6 loges, d’abord ouverts au sommet, puis régulièrement fermés (in Annal, sc. nat.). Allium vineale. — Viviparité des têtes florales plus com¬ mune que l’ombelle florifère. Poa bulbosa vivipara. — Anomalie aussi fréquente , sinon plus, que le type de l’espèce dans nombre de localités. Voici trois anomalies que j’ai observées sur autant d’es¬ pèces de la famille des Crucifères, espèces dont il n’est point question dans les Traités de Tératologie de Moquin et de M. Masters. Seront-elles ou non caractéristiques de genres? Sinapis alba. — Pied se divisant en deux branches rami¬ fiées à fleurs normales sur l’une, affectées chez l’autre de chloranthie, les sépales étant elliptiques subpétiolés, triner- viés, les pétales pétiolés ovales denticulés à la base et pen- ninerves, les étamines subavortées, l’ovaire tantôt stipité et fermé avec les ovules remplacés par de petites folioles vertes LA TERATOLOGIE VEGETALE. 175 pétiolées dentées infléchies, tantôt remplacé par 2 petites feuilles, ou par deux petits bourgeons composé.s chacun de 4 folioles verticillées entières ou denticulées. Br assica nigra. — Un pied avait l’ensemble des rameaux dressés en faisceau, avec toutes les fleurs frappées de chlo- ranthie dans toutes leurs parties. Ici, le calice et la corolle entouraient un glomérule de petites écailles remplaçant Fandrocée et le gynécée; là, l’ovaire était stipité ou remplacé par un rameau ; là encore, du centre des 2 verticilles périan- thiques, sortait à la place du pistil un prolongement du pé¬ doncule, long de 3-4 centimètres et terminé par une fleur ayant elle-même soit un pédoncule à fleur rudimentaire à l’aisselle d’un seul sépale, soit un semblable pédoncule devant chaque sépale (19 août 1890). Erucastrum obtusangulum. — A la date du 3 juin 1880, j’en ai rencontré sur les bords de la Garonne un pied dont tous les rameaux floraux s’éloignaient de l’état normal par des particularités bien dignes d’être signalées. J’ai surtout noté les dispositions suivantes : 1. Fleur à 4 sépales, 4 pétales, mais sans étamines, et à pistil stipité. 2. Fleur à 3 verticilles séparés par 2 longs entrenœuds, le verticille inférieur à 2 pièces, le suivant à 4 pièces, les unes et les autres vertes, et du centre des quatre s’élève un ovaire longuement stipité. 3. Fleur à 4 sépales aux paires inégales; au-dessus 2 pé¬ tales jaunes; pas d’étamines; pistil stipité. 4. Pédoncule portant 2 pièces sépaliformes opposées, que surmontent, après un entrenœud, 6 sépales verticillés et 6 pétales jaunes ; point d’étamines; pistil stipité. 5. Pédoncule portant aussi 2 pièces opposées, puis plus haut 4 autres pièces verticillées et vertes, du milieu des¬ quelles partent 3 pédicelles terminés chacun par 4 sépales et 1 pistil stipité. 6. Pédoncules portant à 4 étages séparés par des entre¬ nœuds, au bas 2 pièces vertes, puis 3 pièces vertes, puis 4 sépales verts, puis 4 pétales jaunes et rien au delà. 176 MÉMOIRES. 7. Enfin, certains pédoncules se terminent par 6-8 folioles vertes dont les extérieures dentées au sommet, avec ou sans pistil central stipité. Ce pied n’avait point une 'seule de ses nombreuses fleurs à l’état normal ; le pistil était toujours stipité (sauf quelques cas où il se montrait rudimentaire), et toujours fermé, con¬ trairement à ce qui a lieu si souvent dans les anomalies de ce genre. Enfin, l’absence totale d’étamines et même d’orga¬ nes intermédiaires entre elles et les pétales est un fait bien digne d’être signalé, de même que l’alternance de verticilles binaires et quaternaires. | 2. — Affinités tératologiques. 11 suffira d’un petit nombre d’exemples pour montrer les rapports existant à cet égard, soit entre des familles, soit entre certains genres. À. — Familles. I. Entre les Papavéracées et les Aurantiace'es. La Tératologie vient confirmer les relations morphologi¬ ques de ces deux familles. La nature des parois ovariennes du Pavot chez la première, du zeste chez la seconde est encore problématique. Mais elles ont, en outre, en commun d’avoir offert dans les genres Citrus et Papaver : 1° la transformation des étamines en carpelles; 2° l’invagination dans le fruit d’un second péricarpe. IL Entre les Crucifères et les Résédacées. — Stipitation de l’ovaire due à la prolification. III. Entre les Saocifragées et les Crassulacées . — Rareté de fleurs doubles. L’exemple de la transformation d’une rangée d’étamines en carpelles chez les Sempervivum tectorum et montanum, est en quelque sorte devenu classique depuis les recherches de Mohl ( Vermischte Schriften, pp. 28-44, t. I, f. 12-25.) A son tour, M. P. Ducliartre décrivait plus récemment (en 1888) le remplacement des étamines par des carpelles LA TERATOLOGIE VEGETALE. 177 chez le Sedum anglicum, où la cartellisation, le plus sou¬ vent bornée aux étamines alternipétales, s’étend rarement aux cinq autres, dont l’anomalie est en général moindre. (In Bull. Soc. bot. de France, t. XXXV, pp. 368-371.) Le genre Saxifrage a présenté à Michalet la substitution de pistils aux organes mâles chez le Saxifraga Aizoon (Hist. nat. du Jura, Botaniq., p. 167), et M. Masters a vu le même phénomène se produire parfois chez quelques-unes des étamines du S. crassi folia ( Veget . Teratol ., p. 307.) IV. Entre les Cactées et les Pomacées. — Les deux grou¬ pes sont sujets à des prolifications variées et sont séparés par cet important caractère : ovaire purement tigellaire dans les Cactées, tigello-foliaire chez les Pomacées. Toute¬ fois, on a vu des bourses de poiriers se transformer directe¬ ment en fruits dépourvus de loges et de graines et sans l’intervention préalable d’une fleur; et, dans la poire sans pépins, on constate l’avortement et de ceux-ci et des car¬ pelles. Dans les deux familles, Vovaire porte fréquemment des sous-sépales (bractées réceptaculaires). V. Entre les Amarylliclées et les Iridées. — Deux familles remarquables par les variations du type floral, offrant par¬ fois les verticilles, soit binaires, soit quaternaires. Les Liliacées doivent sans doute à leur hypogynie fréquente leur autonomie tératologique. B. — Genres. Dans la famille des Renonculacées, des anomalies de même nature ont été offertes, d’une part, par les genres Delphinium et Aquilegia, dont les carpelles avaient pris l’apparence foliacée et parfois lobée avec transformation à divers degrés des ovules en feuilles ; de l’autre, par les genres Ranunculus et Anemone, aux prolifications florales affectant un même type. La famille des Ombellifères a montré l’ hypogynie chez la Carotte (Voir Turpin, Atlas de Vhist. nat. de Goethe ); chez YŒnanthe crocata , où le gynécée était représenté par 3 car¬ pelles libres (Masters, l. c., p. 80); chez le Torilis Anthriscus (Engelm., De Antholys., tab. V, f. 1-13) ; et M. Gravis a pu 9e SÉRIE. — TOME III. 12 MÉMOIRES. 178 suivre tous les degrés de transformation de l’épigynie en hypogynie chez le Selinum carvifolia ( Notice sur quelques faits térat ., pl. II.) Deux espèces appartenant à deux genres de Polémonia- cées, le Phlox Drummondi et le Gilia glomeriflora, ont manifesté d’assez grands rapports au point de vue tératolo¬ gique. On a décrit chez le premier des pétales linéaires, étalés avec des sépales dissociés et poilus, un pistil stipité et à 3 carpelles ; et Engelmann a figuré chez le second des ano¬ malies analogues, mais infiniment plus diversifiées et accen¬ tuées. (De Anthol. , pl. II.) Dans les Légumineuses, les genres Trifolium, Melilotus, Medicago, etc., ont offert la stipitation du pistil. Digitalis et Antiry'hinum , des Scrofularinées, montrent des anomalies analogues, du moins dans les trois verticilles extérieurs : notamment la disjonction et la multiplication des parties, la prolification médiane, la tendance à la poly- pétalie. § 3. — Différences d’anomalies dans deux genres comparés et très affines. I. Poirier et Pommier ne constituaient aux veux de Linné «y qu’un seul genre naturel, contrairement à l’opinion de Tournefort. A.-L. de Jussieu rétablit les deux (Généra, 334-5), et a pour lui l’assentiment de la plupart des phytographes modernes, tandis qu’Endlicher (. Enchir ., 656), et plus récem¬ ment Bentham et Hooker (Généra Plant., I, 626) reviennent à l’opinion de Linné. Sans vouloir rappeler ici les caractères morphologiques et physiologiques séparant le Pommier du Poirier, carac¬ tères mis surtout en relief par Decaisne, je crois devoir montrer, ce qu’avait soupçonné Turpin (in Mém. du Mu¬ séum, XVII, 39), que les anomalies des fruits comparées dans l’un et l’autre genre apportent un appoint à cette dis¬ tinction . Remarquons d’abord que les poires sont infiniment plus LA TÉRATOLOGIE VEGETALE. 179 sujettes à la prolification que les pommes, et que ce sont, à l’exclusion des pommes, soit des figures prolifères de poires qu’ont données Bonnet (Rech. s. l’usage des feuilles , XXVI, f. 1), Duhamel ( Physiq . des arbres, 308), Turpin (. Icon . vég., pl. XI bis), de Candolle ( Organogr . ve'g., pl. XLIII), Lan- drin ( Quelques monstruos. ve'ge't., poires prolifères frondi- pares de Beurré d'Amanlis et fructipares de Cuisse-Ma¬ dame), Monnard {Bull. soc. d'hist. nat. de la Moselle, 1846, p. 93, Poire Crassane ); soit des descriptions de semblables fruits dues à E. Deslongchamps {Bull. soc. linn. de Cal¬ vados, X. III, p. 13, Poire Dame-Jeanne ), à Turpin {Atl. des œuvres d’hist. nat. de Gœthe, pp. 66 et 67) ; il s’agit ici : 1° de 2 poires Crassanes sans loges ni pépins, l’une laissant sortir de l’œil une branche à 8 feuilles distantes, l’autre pro¬ duisant un second fruit; 2° de 3 poires A Épargne double¬ ment prolifères ; 3° de 3 poires de Bon-Chrétien d’hiver nées successivement Tune de l’autre ; 4° de triples Poires à Poiré que terminait un scion feuillé; 5° d’une quadruple poire Jargonelle, les 2 terminales sortant de l’œil de la deuxième. A. Moquin-Tandon a vu sortir de l’œil d’une poire une deuxième et de celle-ci une troisième poire ; chacun de ces 3 fruits avait ses sépales et 2 ou 3 loges à l’intérieur. Les vraies prolifications se distinguent de Thypertrophie du pédoncule, en ce que ce renflement est plus petit que le fruit d’au-dessus, sans trace de loges ni de sépales, et marqué de côtes longitudinales dues à la saillie des faisceaux fibro¬ vasculaires. (V. Bull. Soc. bot. de Fr., X, pp. 48 et 73). — Eudes Deslongchamps avait déjà figuré (in Mém. de la Soc. de Norm., VII, 61) un fait du même genre, avec ces parti¬ cularités que la poire inférieure avait des pétales, que la moyenne émettait, outre le médian, un pédoncule latéral, et que le stipe de la troisième poire terminal portait vers le milieu de sa longueur une feuille. • — En 1858, cette même prolification s’offrait à Caspary, qui la décrivit (in Verhandl. der Naturhist. Verein. derpreuss. Rheinlande, pp. 44-5.) — Parfois, comme le représentent les figures 203-204 du Ve- l 180 MÉMOIRES. ( jetable Teratology de M. Masters, le pédoncule, après avoir formé un renflement pyriforme couronné par les sépa¬ les, donne lieu, par une série de ramifications, à 7-8 fruits sessiles les uns sur les autres et déformés. — M. A. Gravis a décrit et figuré divers états de virescences de poirier com¬ mun accompagnés de prolification médiane de Taxe floral. (. Notice sur quelq. faits tératol. , pl. I.) Quant aux anomalies des fruits du pommier, je n’ai vu nulle part décrites ou figurées des prolifications de la nature de celle des poires. Turpin en avait déjà fait la remarque et en donnait l’explication : « On ne rencontre jamais, dit- il, ces développements de fruits superposés dans les Pommes, parce que celles-ci n’apparaissent jamais au sommet d’un scion. ( Atlas des œuvres d’hist. nat. de Gœthe, p. 68.)» J’ai observé sur un pommier et figuré de mon côté : 1° Le fait que représente M. Masters (l. c., 47, fig. 19-20), sous la rubrique : Adhesion of two apples ; 2° Un second fait, dont M. Baltet a fait reproduire le dessin (in Revue horticole du 16 mars 1868, p. 40), où une pomme se prolonge à sa base à côté du pétiole en une pomme beaucoup moindre et dirigée en sens contraire de la pre¬ mière ou, si l’on préfère, renversée. Est-on légitimement autorisé à voir dans ces faits des prolifications ou des soudures? Les premiers s’expliquent mieux, à mon sens, par une partition en deux moitiés laté¬ rales qui se complètent, les deux moitiés divergeant au point d’être appliquées base à base et d’avoir leur diamètre commun perpendiculaire au pédoncule commun ; les seconds ne doivent pas être confondus avec celui qui est figuré dans Masters (/. c., p. 327, f. 176), où une pomme surmonte un tubercule subglobuleux du à une dilatation du pédoncule flo¬ ral, d’où l’apparence de deux fruits l’un sur l’autre. Ils pro¬ viennent, à mon sens, d’une lobation basilaire et unilatérale du fruit. Toute autre est la signification du fruit du pom¬ mier de Saint-Valéry : dépourvu d’étamines et surmonté de 14 styles, avec 14 loges sur 2 plans parallèles et dont 5 occupent le milieu de la pomme, tandis que les 9 autres sont LA TÉRATOLOGIE VÉGÉTALE. 181 plus voisines du sommet, les deux étages étant séparés par un étranglement, il résulterait, d’après Tillette de Clermont, de la soudure de 3 fleurs, l’inférieure donnant naissance à son sommet à deux autres dont la connation s’accompagne de l’avortement d’une loge et d’un style (Annal, de la Soc. d’ Abbeville , de 1833). Turpin, décrivant la pomme figue (Malus apetala ), qu’il compare à celle de Saint-Valéry, ajoute aussi : « L’analogie veut qu’il y ait trois pommes incluses formées de verticilles superposés les uns au-des¬ sous des autres (/. c., 68). » La bipartition de la fleur supé¬ rieure fournirait peut-être une explication préférable, car je ne pense pas qu’on veuille rapporter l’origine du cercle supé¬ rieur des carpelles à un avortement d’autant d’étamines1. On a cependant observé quelques anomalies communes à à la poire et à la pomme : 1° Celle-ci a été vue avec deux yeux à la partie supérieure, et l’on cite une poire sous le nom de Poire à deux tètes (V. Jaume Saint-Hilaire, La Flore et la Pomone fran¬ çaises , t. CXLIII, f. 2) ; 2° Tandis que M. Masters figure (7. c., p. 79, f. 36) une fleur de pommier avec les ovaires parfaitement libres et dis¬ tincts à son centre, par suite de l’absence de la coupe récep- taculaire; M. Gravis, de son côté, figure un cas de même genre observé par lui chez le Poirier commun (/. c., pi. I, f. 8), et d’autres fleurs du même arbre où le réceptacle devenu conique portait les carpelles à son sommet (ff. 5 et 9); 3° Enfin, si parfois le Poirier a présenté des fruits sans fleur (Carrière), le même fait a été offert par un Pommier en Vir¬ ginie, le fruit qui se montre à la place de la fleur prenant une belle couleur d’or sans renfermer trace ni de loges, ni de pépins. (V. Duchartre, in Bull. Soc. bot. de France , XXXVIII, 37, citation empruntée au Gartenflora de 1890, p. 312.) 1. J’ai vu un coing à surface bosselée et dont les carpelles étaient disposés en deux étages chacun de 5, les inférieurs moins développés que les supérieurs ; 5 feuilles sépaliques dénotaient extérieurement le plan de séparation des deux étages. 182 MÉMOIRES. Je ne sache pas qu’on ait vu chez le Pommier ces cas, peu rares chez le Poirier, de fruits provenant de fleurs et réduits à la coupe réceptaculaire ou entièrement nue au sommet, ou portant à ce point les 3 verticilles floraux extérieurs, comme dans la Poire Beurré de Magnifique (Duchartre). II. Malgré les rapports intimes qui relient l’un à l’autre les genres Linaria et Antirrhinum, aucune espèce de celui- ci, à ma connaissance du moins, n’a accidentellement mon¬ tré un ou plusieurs éperons émis par la base de la corolle, cas si fréquent chez certaines Linaires. » | 4. — Genres fondés sur des anomalies. On se bornera à un petit nombre d’exemples : Boissier créa le genre Aplectrocapnos pour son A. bætica qui, d’après Rœmer (in Botanisch. Zeit.,Vl , 9), n’est qu’une monstruosité du Sarcocapnos enneaphylla , caractérisée par l’absence d’éperon. Bentham et Hooker rapportent le genre Aplectrocapnos au Sarcocapnos il. c., I, 56). Au genre Epimedium appartiennent, d’après M. Mar¬ chand, les Aceranthus , uniquement distincts par la non formation d’éperons. (In Bâillon, Aclansonia, IV, 127.) Le genre Streptostigma , établi par M. Regel pour une Solanée présentant accidentellement un contournement du stigmate, fut reconnu identique au Thinogeton de Bentham, rapporté lui-même par Bentham et D. Hooker au genre Ca- cabus (Gen. Plant.). Le Da7npierrea camp anuloi des ne représente qu’un cas de polypétalie du Campanula rotuncli folia ou d’une espèce voisine. (V. Sclilechtendahl, in Linnœa , XVI, 374-376.) Une anomalie de Madia saliva , aux languettes du rayon transformées en grands tubes, a été considérée par Gassini comme un nouveau genre, Biotia. Le genre Mœlenia fut fondé sur une monstruosité florale tVOrchis; et, dans cette famille des Orchidées, le genre Acli- nia Grifl. diffère du Dendrobium Sw. floribus abnorme sub- LA TÉRATOLOGIE VÉGÉTALE. 183 regularibus. (Benth. etHook., Gen. Plant., III, 501 .) Lindley, après avoir établi son genre Paxtonia, a soupçonné qu’il représentait une simple pélorie du Spathoglottis Blum. ; enfin, YUropedium Lindl. n’est, aux yeux de Brongniart et de Blume, qu’une monstruosité du Selenipedium. VAnisantha G. Koch, créé par ce botaniste pour une plante d’Orient (A. pontica ), n’est, d’après Grisebach, qu’une forme du Promus tectorum , ainsi caractérisée : Spicula multifiora , flosculus infimus fertilis (in Linnœa , XXI, 394). § 5. — Distinction soit de la variété, soit de l’espèce et de la monstruosité. Dans mon Essai de Tératologie taxinomique, j’ai cité un certain nombre d’exemples propres à distinguer des ano- lies les espèces, les variétés et les genres (pp. 77-80). J’a¬ jouterai ici quelques nouveaux faits de même nature affé¬ rents à de prétendues variétés et espèces. Seringe assigne (in de Candolle, Prodrom ., II) au Medi - cago Lupulina une variété unguiculata, qui est pour Ben¬ tham une monstruosité due à une déviation de forme du style ( Catal . Plant. Pyrén ., 99); Durieu de Maisonneuve tenait pour monstruosité le M. heterocarpa de certains phy- tographes. Le Genista Lobelii DG ou G. aspalathoides var. confer- tior de Moris, est une « variation monstrueuse » de l’espèce ( G . aspalathoides) par pilosisme déformant (Heckel). Il faut voir aussi des anomalies et non des variétés dans les Trifolium repens var. o phyllanthum Seringe, où les dents calycinales sont remplacées par 5 folioles pétiol niées très nerviées, dentées au sommet (in DG. Prodr ., II, 199), et T. repens var. y unguiculatum ( Id ., ibid.), où le carpelle est linéaire stipité, atténué aux deux bouts. Même observation pour le Cheiranthus Clieiri , inscrit ainsi dans le même ouvrage : « var. X Gynantherus anthe- ris nempe in carpella mutatis » (I, 135), et qui doit être relégué dans le groupe des anomalies. 184 MÉMOIRES. Au contraire, VErica tetralix , aux étamines remplacées par des carpelles, y est mentionné à bon droit sous ce titre à la suite de la description de l’espèce : « Specimen mons- trosum staminibus abortivis comm. cl. DG (VII, 665) ». Et c’est à tort qu’il figure à titre de var. (3 anandra dans la Flore des environs de Paris de Cosson et Germain, et dans d’autres ouvrages descriptifs. Sous le nom d 'Arenaria c/amfi?s£Am/Portenschlag a décrit une forme estivale et subapétale de l’A. gramini folia Ard. Faut 41, avec certains auteurs, considérer comme variété le Stellaria apetala et certaines déviations du type géné¬ rique à l’androcée réduit de moitié, comme le Gerastium semidecanclrum ; et encore les cas ou cette suppression de nombre est concomitante de l’apétalie, comme dans Geras- tium viscosum var. y apetalum foribus pentandris Ghaub. (in Archiv. de Bot ., I, 45)? Timbal-Lagrave a prouvé (in Me'm. Acad. Sc. de Toulouse , 5e série, t. Il) qu’il faut voir une anomalie de Ylberisamara dans VI. bicorymbifera Gr. Godr., Flor. de Fr., I, 141. On a reconnu dans le Marrubium Vaillantii Goss. et Germ. une simple anomalie du M. vulgare , dans le La- mium Grenieri Mut. une monstruosité du L. maculatum à lèvre inférieure de la corolle subavortée, dans le L. cryp- tanthum Guss. une forme à fleur imparfaite du L. bifi- dum DG. Le Gampanula Staubii Vechtr. n’est, aux yeux de Mar- chesetti, qu’une monstruosité du G. pyramidalis. — Le G. persici folia calycina Reichb., Icon., t. LXXVII, figure dans le Prodromus de de Candolle (t. VII, p. 479), à titre de var. 6 monstrosa uniflora; mais il en devrait être exclu ou n’y être inscrit que comme anomalie. Des graines de Fedia cornuta , si distinct par ses fruits du F. graciliflora , donnèrent à Durieu de Maisonneuve des pieds portant les uns des fruits du premier, les autres du second. Dans son Prodromus , de Candolle élève, je crois à tort, au rang de variété, sous le nom de Phyllocephala , une monstruosité de Gentaurea jacea. LA TÉRATOLOGIE VEGETALE. 185 Loiseleur Deslongchamps a décrit comme espèce nouvelle, sous le nom de Polygonum pyramidatum ( Nouv . Not ., 1827, p. 19), une anomalie assez fréquente du P. Fagopy- rum L. à ovaire oblong-pyramidal , ce qu’ont reconnu suc¬ cessivement Turpin et Godron. V Hyacinthus monstrosus , espèce pour Linné ( Spec ., 454) et pour Lamarck sous le nom d’iT. paniculatus ( Dict . bot. de VEncycl. , III, 193), devient pour Kunth variété' du Bellevalia comosa (Enwm. plant., IY, 307), mais n’a droit qu’au titre d’anomalie. UOrchis moravica Jacq. est une anomalie, aux yeux de de M. Rosbach, de F O. fnsea . Les Poa alpina vivipara et bulbosa vivipara, souvent considérés comme variétés, doivent l’être comme des ano¬ malies, malgré l’immense étendue de leur dispersion. Le Brome, aujourd’hui admis sous le nom de Bromus arduennensis Spring, considéré à diverses reprises comme type d’un genre distinct ( Calotheca , Michelaria, Libertia ), l’a été aussi par Lejeune et Courtois comme une monstruo¬ sité ou variété remarquable du Bromus grossus DC. CHAPITRE III. TÉRATOLOGIE TOPOGRAPHIQUE. On a jusqu’ici négligé, à ma connaissance du moins, de rechercher s’il existe quelques rapports entre la production des anomalies et les diverses localités du globe où elles se manifestent. J’ai relevé, à titre d’essai, les faits suivants dont il sera facile d’accroître le nombre : Diplotaxis tenuifolia. — Bien que cette crucifère soit fréquente aux environs de Toulouse et dans la région méri¬ dionale du département du Tarn, je ne l’y ai jamais vue prolifère, état sous lequel elle s’est montrée à Godron, en Lorraine, sur les rochers de Liverdun, près Toul, et sur les 186 MÉMOIRES. vieux murs de la citadelle de Nancy. ( Étude sur les prolif ., p. 36.) Cardamine pratensis. — C’est encore près de Nancy, mais en outre près de Strasbourg, dans la Marne, la Seine- Inférieure et la Manche, que le Cresson des prés affecte cet état considéré comme fleur pleine par l’Écluse, Jean Bauhin, Tournefort, Mappus, ainsi que par plusieurs auteurs mo¬ dernes. Godron a fait justice de cette erreur, et reconnu que c’est à l’aide de petits bulbilles nés à la floraison vers la base du segment terminal des feuilles que la monstruosité se propage dans les deux premières localités citées. {Ibid, pp. 26, 58, 59.) Je la crois inconnue dans le sud-ouest de la France. Sedum anglicum. — D’après M. Duris, presque tous les pieds de cette espèce sont atteints dans le Limousin d’une anomalie consistant dans le remplacement des étamines (au moins de celles du rang alternipétale) par des carpelles. (Y. Duchartre, in Bull. Soc. bot. de France , t. XXXY, p. 368.) Anémones , Renoncules, Roses. — Mirbel a écrit : « Non loin de Bagnères-de-Bigorre, sur le plateau de Lyéris, ... j’ai vu des Anémones, des Renoncules, des Roses pleines comme dans nos jardins » ( Elém . de physiol. végét., p. 360); et M. J. Yallot, plus récemment, à propos du Ranunculus nemorosus DC : « J'ai trouvé près du lac d’Estom, à une alti¬ tude de 1,700 mètres et bien loin de toute habitation, une plante à fleurs doubles, ou plutôt à fleurs pleines. » (In Bull. Soc. bot. de France, t. XXXII, p. 68.) Rubus hirtus et R. tomentosus. — Transformation des carpelles en achènes ou fruits secs analogues à ceux des Geum (Forbacb, ex Al. Braun et Schimper; Forêt-Noire, près Baden-Baden, ex Fournier et M. Bonnet; Vosges, ex Kirschleger). FLelianthemum. — D’après M. Masters, certaines espèces sont apétales en Laponie. ( L . c., p. 404.) Lychis alpina. — Perd aussi, dit-on, sa corolle dans la même contrée. LA TÉRATOLOGIE VÉGÉTALE. 187 Honkeneja peploides. — Subdioïque en Angleterre, fré¬ quemment hermaphrodite aux États-Unis. (Masters, l. c., p. 196.) Arenaria tetraquetra. — Polygame (à fleurs mâles, fe¬ melles et hermaphrodites) sur les hautes montagnes, d’après J. Gay. Pharnaceum dichotomum. — Diandre en Europe, paraît avoir 5 étamines au Sénégal. Erica tetralix. — En 1817, L.-G. Richard constatait que cette bruyère perd son androcée (parfois remplacé par des pistils) dans la forêt de Montmorency, sur un point restreint, près du château de la Chasse. ( Journ . de phys ., t. LXXXY, p. 467.) Cette anomalie figure dans les Flores des environs de Paris sous la rubrique E. Tetralix , var. (3 anandra. Rhododendron ferrugineum . — S’est montré dans quel¬ ques localités des Pyrénées françaises (Cambredases, Vais de Bagnos et de Trédos, et parfois sur une étendue de terrain de près d’un hectare) avec des fleurs doubles ou semi-dou¬ bles (Doumet-Adanson et d’autres) (Y. Bull. Soc. bot. de France, t. XX, p. 90). Je relève dans la Revue horticole de 1872, p. 361 : « En Espagne, les Balsamines, Camélias, produisent la première année quelques fleurs doubles, puis bientôt des simples et rien qu’elles. En Belgique a lieu le phénomène inverse... » Pedicularis sylvatica. — La pélorisation de la fleur ter¬ minale a été constatée, au rapport de M. Masters ( Veget . Terat., p. 223), à deux époques très éloignées, près le ch⬠teau de Dunrobin, dans le Sutherlandshire. Ajuga Iva. — D’après Bentham, est constamment apétale dans les Pyrénées, {fiat. Plant, pyr ., p. 58.) Marrubium Vaillantii, Coss. et Germ. — Monstruosité du Marrubium vulgare, se maintenant à Fontainebleau et à Étampes, où elle est toujours rare, caractérisée par ses feuilles à long pétiole, incisées -palmées, et par la lèvre supérieure de la corolle profondément bifide. Primula grandi flora. — « La disposition quaternaire 188 MÉMOIRES. n’est pas rare au bois de Malréville, près de Nancy. » (Godron.) Convolvulus tenuissimus Sibth et 8m. — Cette espèce, qui se maintient aux portes d’Aix, en Provence, sur un espace très limité, y est constamment stérile. Campanula subpyrenaica Timb. — Cette plante, séparée à titre d’espèce du C. persicifolia L. {Archives de la Flore de France et d’ Allem ., février 1855), vient, à l’exclusion de celle-ci, non loin de Toulouse, sur les coteaux dits de Pech- David. MM. Loret et Barrandon l’indiquent dans l’Hérault, à Avène {Flore de Montpell. , t. I, p. 415), tandis qu’à Dur- fort, près Sorèze (Tarn), les deux croissent ensemble et pêle-mêle. Représente-t-elle soit une anomalie soit une variété caractérisée par le calice hypertrophié, hérissé de poils blancs paléacés? Loret et M. Barrandon y voient une plante malade. {Flore de Montpell. , t. I, p. 415). Campanula persici folia calycina Reichb. — Icon. rar ., I, p. 63, t. 77. Bohême et Turkestan. Lonicera periclymenum. — Ch. Morren, traitant d’une virescence (réduction à l’état vert) du Lonicera periclyme¬ num, écrit : « Nous l’observons toutes les années dans les fleurs de nos haies et de nos charmilles ». ( Lobélia , 97.) De mon côté, je cueille toutes les années, dans les haies d’une commune du département du Tarn, des bouquets de fleurs de cette espèce sans y avoir jamais remarqué la virescence en question t. Cichorium InLjbus. — Aux environs de Saint-Germain- en-Laye, M. A. Chatin a pu compter dans les vignes près de 400 pieds à tige fasciée (Y. Bull. Soc. bot. de France, t. XX, p. 90). L’anomalie s’y perpétue-t-elle? Beta vulgaris. — Digyne en Europe, la Betterave a fré¬ quemment offert au Brésil 5 stigmates à Aug. de Saint- Hilaire. (Y. Moq., loc. cit., p. 344.) % 1. Toutefois, M. le Dr Marchand a décrit un cas de pareille ano¬ malie observé par lui près Bourey, en Seine-et-Oise (In Bâillon, Adansonia, t. IY, p. 170). LA TÉRATOLOGIE VEGETALE. 189 Ecbalium Elaterium. — Toujours monoïque en France, où des fleurs se sont accidentellement montrées hermaphro¬ dites à M. Naudin, il est dioïque en Algérie. Muscari monstrosum Mill. — « Cette charmante mons¬ truosité, écrit Ch. Lemaire, croît naturellement en Italie, près de Sienne et de Pavie » ( Dict . pitt. tfhist. nat.). Elle est vulgairement connue sous le nom de Jacinthe de Sienne. Chamœlirium luteum. — D’après Miquel, cette liliacée est hermaphrodite au Japon, dioïque en Amérique (in Adan- sonia de Bâillon, t. VIII, p. 250, note). Ophrys. — Durant plusieurs années de suite, His observa à Fontainebleau des fleurs d 'Ophrys triandres dont le périanthe était réduit à 3 sépales et au labelle. CHAPITRE IV. NOMENCLATURE TÉRATOLOGIQUE. I. Un des grands mérites de A. Moquin- Tandon c’est d’avoir été très sobre dans sa Tératologie végétale en fait de néologisme. Charles Morren, à la suite d’études sérieuses et de des¬ criptions de nouveaux faits tératologiques, ceux-ci en grande majorité réunis dans trois publications spéciales sous les titres de Fuchsia (1849), Lobélia (1851), Clusia (1852-1874), avait distingué un certain nombre de types (29 environ), à chacun desquels il attacha une dénomination le plus souvent tirée du grec1. Mais, il faut bien le dire, la plupart de ces termes 1. En voici la liste, donnée par son fils Ed. Morren dans Clusia , pp. 3-4-5 : 1 Scyphogénie, 2 Autophyllogénie, 3 Cératomanie , 4 Spei- ranthie, 5 Adénopélalie, 6 Cénanthie , 7 Mischomanie , 8 Phyllomor- phie, 9 Coryphyllie , 10 Spiralisme , 11 Pélorie, 12 Sigmoïde, 13 Solé- naidie, 14 Salpiganthie, 15 Gymnoxonie, 16 Métaphérie, 17 Rliizo- collésie, 18 Acheilarie, 19 Diaphérie, 20 Synandrie , 21 Apilarie, 22 Cheilomanie, 23 Calyphyonie, 24 Stèsomie, 25 Anthèrophyllie , 26 Gynophyllie, 27 Monosie, 28 Adesmie, 29 Dialysie, auxquels il faut joindre encore Epanodie , Epistrophie. (In Acad. sc. de Belg., t. XVII, etc.) 190 MÉMOIRES. ne s’appliquant qu’à des anomalies soit très rares, soit limi¬ tées à quelques espèces, soit d’une importance secondaire, n’ont pas été adoptés. M. Masters, dans son Veg etable Tera- tology, n’en signale que 14 1 2 et ne me paraît en admettre aucun. Ne pourrait-on faire exception pour Cératomanie, métamorphose de certains organes en cornets ou capuchons nectar if ères*) pour le Spiralisme, développement hélicoïdal des organes, terme à demi-français ayant déjà cours dans la science; et même à la rigueur pour Anthérophyllie et Gyno- phyllie, désignant l’une la phyllodie de l’anthère, l’autre celle du pistil ? Il est permis de préférer à Phyllomorphie, ainsi définie métamorphose des organes appendiculaires en feuilles ou au moins en organes cle forme foliaire, le mot Phyllodie employé par le savant anglais. Enfin, quant aux trois derniers termes proposés par Ch. Morren, Monosie, état de certains organes d’être anormalement libres d’adhé¬ rence ou de cohérence; Adesmie, défaut de soudure (divisée en homologue et hétérologue ); Dialysie ; ils ont dans bien des cas l’inconvénient de préjuger des questions douteuses3, et M. Masters, dont il faut aussi louer la réserve en fait de néologisme, s’exprime ainsi à leur égard : « To the adop¬ tion of these words, thère is this great objection, that we can but rarely, in the présent state of our knowledge, tell in which group any particular illustration should be placed. » 1. Ce sont ceux inscrits aux n°s 2, 4, 6, 7, 8, 13, 15, 16, 18, 21, 23, 27, 28, 29. M. Priliieux a montré l’inutilité d’une force cle torsion spi- raloïcle, la Speiranthie (no 4 de Morren), destinée à rendre compte de la réduction du périanthe d’un Cypripedium insigne à 2 verticilles binaires alternes. ( Note sur des -fleurs monstrueuses.) 2. Les cas déjà connus de cératomanie sont assez fréquents. Indé¬ pendamment des éperons des Linaires, variant, à l’état tératologique, de 2 à 5, on a vu calcarifères les corolles d Antirrhinum (Cha- vannes, Monogr. des Antirrh., pl. IX, f. 1-2-3), de Corydalis à 2 épe rons, (Mast., I. c., p. 236) de Calceolaria florïbunda à plusieurs épe¬ rons sur la lèvre inférieure ( ibid ., p. 316), d ’Oæalis à 2 éperons. De Candolle figure des fleurs de Y iota, hirta éperonnées à divers degrés (2-3-4-5 éperons). ( Organogr . végét., pl. XLY.) 3. On cherche ci-après à montrer que l’anomalie qualifiée de Méta- . phérie par Gh. Morren repose sur une interprétation erronée. LA TÉRATOLOGIE VEGETALE. 191 (Loc. cit p. 59.) Par contre, Ch. Morren a distingué avec raison la virescence , dénomination représentant aux yeux d’Engelmann et d’A. Moquin-Tandon la métamorphose des appendices en feuilles, mais ne désignant en réalité que la réduction à Pétat vert et foliacé d’un organe dont l’état nor¬ mal est de n’être ni vert, ni foliacé, de la phyllomorphie (ou mieux phyllodie Mast.) terme à réserver pour la métamor¬ phose en feuilles. (Lobélia, pp. 95-97 h) La transformation des étamines et des pistils en tubes, avec remplacement en lames et lèvres pétaloïdes chez YAntirrhinum majus demi- double, a reçu du botaniste belge le nom de Solénaidie (loc. cit., pp. 149-156); mais n’est-il pas plus simple de qualifier ce phénomène, dont j’ai constaté la fréquence chez les Pé¬ largonium à fleurs doubles, de tubularisation , soit des filets, soit des pistils ? II. Du prétendu phénomène de Métaphérie en Térato¬ logie. — Ch. Morren, créateur du mot Métaphérie , en a donné la définition suivante : « transport d’un organe par un autre » (de ’^Tacepw, transporter) (Clusia, p. 4), et a cru devoir l’appliquer à une singulière anomalie que lui a pré¬ sentée la variété de Fuchsia dite Scaramouche , décrite par lui dans son Lobélia (pp. 182 et suiv. et Planch.). Dans les fleurs de cette Œnothérée, la place des 4 étamines extérieures était occupée par 4 filets (auxquels les 4 autres étamines du verticille intérieur s’étaient jointes) portant sur le dos , extérieurement à l’axe de la fleur , un cornet ou pétale cuculli forme en capuchon dilaté et très grand ; ces filets soit simples, soit 2-3 fides se terminaient, comme chacune de leurs divisions, par une anthère. L’auteur admet que dans ce cas les filets des étamines ont absorbé les pétales, qui ont glissé sur elles pour se souder avec elles et se détacher ici à moitié chemin, là au-dessous de l’anthère, et enfin dans l’anthère et au-dessus d’elle, mo- 1. Dans la chloranthie, la plus grande partie des organes floraux prend la forme et l’apparence de feuilles, tandis que dans la 'phyllodie ce phénomène s’applique à chaque organe considéré isolément. (Mas¬ ters, l. c., pp. 241, 273, 338.) 192 mémoires. difiant ainsi son connectif. Ce glissement organique est un transport sans déplacement, une me'taphe'rie sans ectopie. Mais n’y a-t-il pas de ce fait line explication plus simple? J’ai prouvé que dans nombre de cas le filet staminal repré¬ sente la nervure médio-longitudinale du pétale1 2 3; peut-on s’étonner dès lors de voir ce filet développer à son sommet à la fois son anthère et la lame réduite du pétale sous forme de capuchon? Le pétale des Silene 11’a-t-il pas aussi montré accidentellement les fornices remplacés par une étamine derrière laquelle se trouvait la lame pétaloïde? CHAPITRE Y. DES PRÉTENDUES SYNANTHIES OU SOUDURES DE FLEURS. A plusieurs reprises et notamment dans une dissertation spéciale, La théorie des soudures en botanique j’ai cher¬ ché à montrer l’inanité de cette théorie pour l’explication de certaines conformités normales et anormales, dénonçant ce qu’ont d’inexact les interprétations afférentes à la nature du calice dit monosépale, de la corolle dite monopétale8, encore reproduites dans tant d’éléments' ou traités de botanique modernes, recommandables du reste à tant d’égards. Aujourd’hui, je voudrais jeter un coup d’œil sur les anoma¬ lies végétales qui, dans les ouvrages spéciaux d’Engelmann, de Moquin-Tandon, de M. M.-T. Masters, de Ch. Morren, sont groupés sous la dénomination commune de synanthies , et les soumettre à une impartiale critique 4 * * *. 1. La feuille florale et le filet staminal. (Y. ce Recueil, 7® sér., t. IX, pp. 413-438.) 2. Imprimée dans ce Recueil , 8e sér., t. I, pp. 107-146. 3. Ibid., 8e sér., t. VI, pp. 191-3. 4. De Candolle, dont l’autorité fut toujours si grande, est le pre¬ mier qui ait fait prévaloir une opinion à mon sens erronée. Dès 1813, dans son admirable Théorie élémentaire de la botanique , il écrit à l’art. 3 Des adhérences, etc. : « Lorsqu’il s’agit de la soudure de deux fleurs régulières, cette soudure n’est souvent reconnaissable que par une augmentation dans le nombre des parties; ainsi, j’ai LA TERATOLOGIE VEGETALE. 193 Je rappellerai d’abord que les études embryogéniques et histologiques, poussées si loin depuis un demi-siècle dans le règne animal, y ont opéré une complète réforme dans les idées reçues de prétendues soudures anomales d’êtres ou d’organes. Dès 1879, je tâchais d’en faire l’application au règne vé¬ gétal (loc. cit.). Mais la nature des synanthies n’y était qu’indiquée (p. 39), bien qu’elle ait assez d’importance pour réclamer un examen spécial. Avant tout, il faut mettre hors de cause un petit groupe de faits où la soudure est extérieure et manifeste, savoir : entre deux segments périanthiques de deux fleurs chez un Hyacinthus orientalis (Duchartre); chez un Narcissus clirysanthus (J. Gay); entre 2 calices de Silene fimbriata , l’un normal, l’autre appliqué et fixé sur lui, à 2 lèvres, l’une simple l’autre bifide, et représentant la fleur à lui seul (fait observé par l’auteur), etc. Quant aux nom¬ breuses anomalies florales dont il va être question, elles rentrent, à mon avis, dans la classe soit des dédoublements , soit des multiplications , soit de la gémination intrcicalici- nale de 2-3 corolles. I. Dédoublements. — Ch. Morren a décrit et figuré des fleurs anormales de Galcéolaire sous trois états : 1° lèvre supérieure profondément bilobée avec amplification de l’in¬ férieure; 2° deux lèvres inférieures distinctes, et côte à côte, une supérieure; 3° deux lèvres inférieures, point de supé- trouvé des Colchiques qui au lieu d’avoir 6 parties à la fleur, comme c’est leur état naturel, en avaient 7, 8, 9, 10. Cette surabondance des parties est la suite de la soudure de deux fleurs et de l’avortement d’une partie des organes de chacune d’elles; c’est à la même cause qu’on doit rapporter, dans mon opinion, tous les cas connus des phy¬ siologistes sous le nom de monstruosités par excès... » Mais de Can- dolle va plus loin et atteint le summum de l’exagération dans la théorie des soudures lorsqu’il admet : 1° que la fleur des Crucifères représente la soudure de 3 fleurs avec avortement des deux latérales, sauf une seule étamine; 2° « que les Trilliacées, qui ont naturelle¬ ment 3 pétales, 6 étamines et 3 loges à l’ovaire, peuvent, par la sou¬ dure naturelle de deux fleurs, passer au double de ces nombres et à tous les cas intermédiaires entre le simple et le double (pp. 121-123). » 9e SÉRIE. — TOME III. 13 194 MÉMOIRES. rieure ( Glusia , ad pp. 50 et 121). M. Masters qui reproduit un de ces états ( loc . cit., p. 41, fig. xviii), figure aussi (p. 231), une fleur d’ Aristolochia caudata , terminée par deux tubes périanthiques. M. Duchartre a vu une fleur de Cattleya Forbesii , offrir 3 labelles situés à peu près l’un devant l’autre (Y. Bull. Soc. bot. de Fr., t. VII, p. 26). Dans certains cas, le dédoublement au lieu d’ètre partiel est total , et le réceptacle unique porte comme deux fleurs opposées et s’unissant par les bords, avec avortement de quelques pièces aux verticilles de chacune d’elles. Cet état proviendrait-il de la soudure de deux fleurs? L’organogénie, qui semblerait devoir trancher la question en montrant pour le premier cas un seul mamelon floral bientôt bilobé, et dans le second deux mamelons primitifs, ne peut apporter ici son critérium, les anomalies étant toujours des faits acci¬ dentels. Les exemples rentrant dans ce groupe ambigu quant à l’origine sont peu nombreux : je crois devoir y comprendre les anomalies de Galcéolaires décrites et figurées encore par Ch. Morren ( Lobélia , pp. 142-147, pi.) sous les rubriques de Synanthies bicalcéifère endostaminale , et unicalcéifère exostaminale , et je puis m’appuyer sur cette phrase de l’auteur à propos de l’une d’elles : « Dans les Synanthies, malgré la fusion de deux organismes, il y a tendance au dédoublement quand, par le balancement orga¬ nique, il y a atrophie de quelques organes foliaires (p. 143.) » De mon côté, j’ai observé deux cas de même genre chez des polypétales. IL Multiplications. — A. Multiplication limitée. — La fleur rapportée aux Synanthies ne s’éloigne de l’état normal que par l’addition d’une pièce ou de deux ou de trois, soit à un soit à plusieurs verticilles. Mirbel a cité une fleur de Cleonia lusitanien régulière et à six parties ( Elém . de physiol. végét ., p. 221, note). Des fleurs V Antirrhinum majus se montrent à Darwin à corolle tubuleuse à 6 lobes égaux et 6 étamines {Variât., II, p. 62); à Ghoisy, à 7 lobes égaux, 7 étamines, 3 carpelles unis (in Chavannes, Monogr. LA TERATOLOGIE VEGETALE. 195 des Antirrh ., p. 67); à Engelmann, à calice à 8 divisions, avec 8 étamines et une corolle à 8 lobes, 2 ovaires bilocu- laires connés (Ibid.) Un Mimulus luteus avait 6 sépales et une corolle à 6 par¬ ties distinctes (Mussat); celle d’un Pentstemon était fendue, à 5-6 lobes portant 6 étamines; celle d’un Digitalis lanata se composait, comme le calice, de 7 lobes, avec 2 étamines et 3 loges ovariennes. M. Marchand a vu une fleur péloriée de Linaria Elatine à 8 sépales, une corolle à 8 divisions, 7 étamines égales, un sac ovarien à 6 dents. Une fleur de Verbena offtcinodis m’oflrait 9 lobes aux 2 verticilles exté¬ rieurs, 7 étamines, 3 pistils. Gh. Morren a figuré une fleur énorme èC Aehymenes spe- ciosa, à type sénaire aux trois verticilles extérieurs, et vu des corolles de Cobœa scandens à 6-7-8 lobes et autant d’étamines. Gh. Martins cite comme résultant d’une soudure une fleur de Pétunia à 8 sépales, 8 lobes à la corolle, 8 éta¬ mines, 1 pistil normal (in Annal, se. nat.. Bot., 1844). L’augmentation de nombre des parties aux verticilles floraux est fréquente chez certaines espèces de Campanula. Dans le G. rotundifolia il varie de 6 à 9, bien que parfois réduit à 4 et même à 3. Je ne saurais voir dans aucune des anomalies qui précè¬ dent des soudures de deux ou plusieurs fleurs. Nul ne vou¬ drait soutenir, à coup sûr, que la simple augmentation numérique d’un élément aux lobes calicinaux et corollins d’une fleur témoigne d’une telle soudure. Moquin-Tandon lui-même, qui à la suite de de Candolle, d’Aug. de Saint- Hilaire, etc., fait jouer un si grand rôle à ce phénomène, hésite à invoquer la soudure pour l’adjonction d’un élément, écrivant que cette addition est le plus souvent pz'oduite par un autre phénomène ( loc . cit., p. 266). Pourquoi raisonner autrement quand l’addition est de deux ou trois éléments aux verticilles au lieu d’un seul ? Chez les polypétales, où les faits de ce genre sont si fréquents, ne les rapporte-t-on pas, selon la place des parties surajoutées, à la multiplica¬ tion ou au dédoublement, sans songer à la soudure? Et 196 MÉMOIRES. n’a-t-on pas répudié depuis longtemps l’opinion qui attri¬ buait la pélorie des Linaires à la connation de cinq fleurs? B. Multiplication exagérée. — Dans un second groupe d’anomalies, le nombre des pièces des verticilles est presque double ou double de l’état normal, parfois même plus grand. J’ai vu : 1° une fleur de Symphytum echinatum à 10 lobes à chacun des 2 verticilles extérieurs, avec 10 étamines et un pistil à 17 hémicarpelles entourant 2 styles connés jus¬ qu’à moitié de leur longueur, aplatis et terminés l’un par 3 lobes stigma tiques, l’autre par 6 ; 2° Une fleur ellipsoïde de Géranium pusillum à 6 pièces périgoniales en un seul rang et 2 autres pièces extérieures opposées à l’extrémité du petit axe de l’ellipse, à 16 éta¬ mines unisériées et 2 pistils centraux de forme normale, mais dont un seul des 5 carpelles était fertile; 3° Une fleur alaire de Seclum Forsierianum à 13 pétales, 12 étamines et autant de pistils, reproduisant le type des Sempervivum ; 4° Une fleur de Malope trifida , née à l’aisselle d’une feuille dont le pétiole unique se terminait par 2 limbes superposés, ayant son stipulium (calicule) à 6 pièces au lieu de 3, 12 pièces calicinales, 12 pétales alternes avec elles, disposés régulièrement sur le réceptacle elliptique d’où s’élevaient 2 colonnes stamino-pistillaires. Le pédon¬ cule était un peu aplati, parcouru à chaque face par une ligne longitudinale ; 5° Une fleur de Triteleia uniflora à 12 pièces au périan- the régulièrement placées, à 11 étamines, dont 6 grandes oppositipétales, avec un pistil aplati dont l’ovaire à 8 loges portait 2 styles distincts surmontés chacun de 3 stigmates. Guillemin a signalé une fleur de Lilas avec un calice à 11 dents, une corolle à autant de segments, 6 étamines et 3 styles connés, mais à stigmates distincts, ce botaniste expli¬ quant ce fait par la soudure de trois fleurs en une seule (in Mém. soc. d’hist. nat. de Paris , IV, 363). Depuis lors, Schlechtendal a fait remarquer combien variait chez cette LA TÉRATOLOGIE VÉGÉTALE. 197 oléinée, en certaines circonstances, le nombre des parties de chaque verticille, le calice lui en ayant offert de 4 à 10, la corolle de 7 à 14, l’androcée de 3 à 8 et le gynécée de 2 à 5 (in Botan. Zeit., Y, 563-564). Une corolle de Lilas montrait aussi à M. Duvillers 12 lobes (V. Bull. soc. bot. de Fr., XYI. 177). Schlechtendal a vu un pied de Lycium barbay'um, dont toutes les fleurs avaient une tendance à l’augmentation du nombre et des lobes périanthiques et des étamines (in Linnœa, IX, 142-3). Des fleurs de Mandr agora vernalis ont présenté six parties dans les trois verticilles extérieurs, d’autres dix parties à chaque périanthe, 13 étamines avec un pistil fascié; et d’au¬ tres les tubes de 2 corolles à type quiniaire se touchant avec un style spécial pour chaque fleur. Godron a vu une fleur de Digitalis purpureo-grandiflora et une de I). purpurea à 10 sépales, 8 étamines et 2 pistils libres; une de Gladiolus psittacinus à 12 tépales, 9 étamines et 6 loges à l’ovaire; les soudures de deux fleurs de Papaver apuluni d’une part, de Pélargonium zonale de l’autre, étamines et pistils restant distincts. ( Troisième mélange de Térat. vég.). Citons encore des fleurs monstrueuses du Myosotis alpes- tris, variété Elisa Fonrobert , décrites successivement par MM. Magnus ( Teratol . Mitteil., p. 119, t. IY), et Masso- longo ( Gontribuz . alla Tercit ., pp. 264-5, t. XIII, f. 6-13), et qui offraient la multiplication des parties poussée très loin dans les 3 verticilles extérieurs; et dans celles qu’a vues le second de ces botanistes les pédoncules étaient gros et sil¬ lonnés, ce qui le porte à dire : « Quest’ ultima particolarità specialmente ci farebbe sospettare che detti fiori sieno il resultato d’una sinanzia... » M. Magnus cite encore une fleur terminale de Campanula rotundifolia à 16 sépales, 16 lobes pétaliques alternes et environ 13 carpelles. Enfin, Eudes Deslongchamps a mentionné une fleur dCAga- panthus umbellatus dont toutes les parties étaient en nombre double (in Y Institut , IY, 314). C’est principalement sur ces faits que la théorie des Synan- thies, à la supposer fondée, devrait s’appuyer. Mais si, 198 MÉMOIRES. comme on vient de le voir, on passe par degrés de l’aug¬ mentation d’un élément aux verticilles floraux à celle où le nombre de ces éléments est doublé, on ne peut raisonnable¬ ment, ce semble, invoquer pour ces derniers faits une expli¬ cation autre que pour les premiers; la multiplication est complète chez les uns, incomplète chez les autres. Et ce mot de multiplication a sur celui de soudure l’avantage de ne rien préjuger sur la nature du phénomène. Germain de Saint-Pierre lui avait imposé le nom (V expansivité', qui, à juste titre, n’a pas été adopté. III. Gémination intracalicinale de deux ou trois corol¬ les distinctes. — Ce phénomène qui est, je crois, passé jusqu’ici à peu près inaperçu en tératologie, mérite d’être pris en considération, car, indépendamment de sa singula¬ rité, il s’est, montré au moins dans cinq genres appartenant aux familles des Labiées, des Scrofularinées, des Borragi- nées, des Solanées. Michalet l’a constaté et chez Ballota fœtida, où le calice était à 10 dents, les 2 corolles incluses et libres portant cha¬ cune 4 étamines et entourant un pistil normal; et chez Pedicularis sylvatica, où le calice avait également 10 dents {Hist. nat. du Jura, Bot., pp. 263 et 250.) J’ai pu relever les anomalies suivantes sur un Symphytum ecliinatum Ledeb. : Une fleur dont le calice avait 11 divisions, laissait sortir deux corolles parfaitement distinctes à limbe terminé par 6 dents, et offrait à son centre deux pistils semblables et réguliers. Une autre n’en différait que par les deux corolles à 8 ou 9 lobes, et du calice d’une troisième s’élevaient 3 corolles. — M. Massolongo décrivait et figurait naguère un fait de ce genre dans VEchium italicum ( Contrib . à la Teratol., p. 277, t. XIV, f. 26.) Moi-même j’ai vu un calice de Nicotiana glauca à nombreuses divisions, abritant deux pistils, à chacun desquels correspondait probablement une corolle tombée. Le fait a été constaté aussi chez un Phlomis. Michalet, à la suite de la description des fleurs anor¬ males ci-dessus signalées par lui, se livre à une discussion LA TERATOLOGIE VEGETALE. 199 sur leur cause, sans aboutir à une conclusion ferme. « Ges fleurs géminées, dit-il, sont-elles produites par une partition de l’axe floral ou par la soudure et la confusion de deux fleurs appartenant à des axes d’inflorescence différents, c’est ce que la brièveté des péd icelles ne m’a guère permis de constater. J’inclinerais plutôt pour la seconde hypothèse, qui, du reste, ne différerait pas beaucoup de la première, si la partition joue un rôle aussi général que le veulent cer¬ tains botanistes dans la production des inflorescences ~(loc. cit.r 264.) » Au résumé, dans l’impossibilité pour l’organogénie de constater la soudure originelle des fleurs, arbitrairement considérées comme représentant des Synanthies, mieux vaut, ce me semble, exception faite des rares cas où la sou¬ dure est manifeste aux yeux, rapporter les nombreux faits de cette nature soit au dédoublement, soit à des multiplica¬ tions de divers degrés. CHAPITRE VI. DES PROLIFICATIONS. Où trouver en Tératologie végétale plus d’imprévu et d’attrait que dans l’étude des prolifications, où se révèle, sous les apparences les plus variées, la lutte entre les forces végétative et florale? Des centaines de faits de prolifications ont été relevés et décrits, et il semblerait logique, en vue de les classer, de prendre pour point de départ les familles qui en ont offert, disposées d’après le nombre et la nature de ces faits. Mais un examen plus approfondi dévoile l’inanité de cette concep¬ tion, démontrant : 1° Que si certaines vastes familles Crucifères, Renoncula- cées, Scrofularinées, Primulacées, Orchidées, ont fourni un large contingent de prolifications, celles-ci sont limitées à quelques-uns de leurs genres ou à certaines espèces ; 200 MÉMOIRES. 2° Que même dans les genres où on les signale comme fréquentes, elles n’ont été observées que chez un petit groupe d'espèces (. Linaria ); 3° Qu’une espèce d’un genre est parfois comme vouée aux prolifications ( Trifolium repensé) Les plantes ayant donné lieu à des prolifications florales appartiennent à une quarantaine de familles au moins, savoir : Renonculacées, Crucifères, Résédacées, Yiolariées, Passiflorées, Nymphéacées, Papavéracées, Caryophyllées, Rutacées, Tropoeolées, Géraniacées, Hippocastanées, Malva- cées, Hespéridées, Célastrinées, Légumineuses, Rosacées, Amygdalées, Pomacées, Saxifragées, (Enothérées, Bégonia- cées, Santalacées, Myrtacées, Philadelphées, Ombellifères, Ficoïdes, Campanulacées, Nolanacées, Solanées, Gentianées, Polémoniacées, Scrofularinées, Primulacées, Labiées, Erici- nées, Epacridées, Gucurbitacées, Liliacées, Orchidées, etc. § 1er. _ Deux nouveaux types de prolification. Moquin-Tandon a divisé les prolifications, d’après leur point d’origine, en Médianes , axillaires latérales , subdivi¬ sées en frondipares et fioripares , (/. c 366.) — A son tour, Godron a scindé les premières ou médianes en antho- géniques (à nu dans la fleur) et endocarpiques (incluses dans l’ovaire ou le péricarpe.) Il m’a paru qu’il y avait lieu de distinguer quelques autres types de prolification. I. — Prolifications florales et carpiques périphériques. Dès 1832, Engelmann décrit et figure plusieurs cas de Diaphyses de rose (. De Antholysi , tab. III), et la légende des fig. 4-6 porte : « Flores dissecti, qui ad internum recep- taculi marginem alabastra secundaria (dissecta) proferunt. » M. Masters a fait représenter, dans son importante Terato- logy , une rose montrant dans la même fleur les prolifications médiane, axillaire, latérale, florale et foliaire, et offrant notamment un verticille de petites roses : « Above the petals LA TÉRATOLOGIE VEGETALE. 201 the axis... bore a circlet of miniature, sessile roses, destitute, indeed, ofcalyx... (p. 152, f. 68.) » En 1887, M. le Dr Beauvisage d’une part, M. Duchartre de l’autre, ont décrit chacun le développement de petites fleurs disposées en cercle au bord de la coupe réceptacu- laire d'une rose, sessiles dans le premier cas où chaque fleur complète, moins le calice, était entourée de sépales et pétales, pédicellées dans le second. (V. Annal. Soc. bot. cle Lyon , et Bull . S'oc. bot. de France.) Ce mode de prolification florale 'périphérique ne me sem¬ ble pouvoir rentrer dans aucune des divisions jusqu’alors proposées, et doit constituer un type spécial. Ne faut-il pas rapporter au même cadre le singulier fait observé et décrit par M. P. Duchartre, de fleurs d’oranger offrant des séries alternatives d’étamines et de pistils en l’absence des sépales et des pétales qui auraient dù les ac¬ compagner (V. Annal, des scien. nat ., 1844, t. 1, p. 297); et ces cas de fleur terminale de Digitale dont M. Masters a donné une figure (/. c., p. 40), où l’on voit des cercles alternatifs de pétales et d’étamines; et encore ces doubles et triples cercles concentriques ou parfois superposés de car¬ pelles dont tant d’hespéridies, et aussi les pommes de Malus apetala (notamment du pommier de Saint-Valéry) ont mon¬ tré des exemples? Seulement la prolification périphérique est unisériée dans le premier cas, plurisériée dans les seconds. II. — Prolifications sous- florales. Chez les Antirrhinum majus et Orontiurn, on peut cons¬ tater à l’aisselle des bractées la présence d’un petit bourgeon sous-floral; en outre, dans la seconde espèce, les bractées diffèrent très peu des feuilles. A la date du 2 septembre dernier, un fort pied de celle-ci, couvert de ses fruits, m’offrait une apparence étrange, par suite du développement de ces bourgeons sous-floraux en 202 MEMOIRES. petits rameaux verts et feuillés, dont deux se terminaient par une fleur réduite au calice ou montrant à l’intérieur de celui-ci des rudiments des autres organes floraux. III. — Prolifications inter florales . A la date du 28 octobre 1887, je voyais les glomérules du Dianthus liburnicus émettre d’entre les calices desséchés des bourgeons ou courts rameaux de 1 à 5 centimètres de longueur. % 2. — Classification des prolifications florales et sous-florales. A. Florales proprement dites. hépatiques. II. Axillaires/ P étatique s générales . Staminales I. Périphériques Multiflorales : Rose. , n , . 7 ( Raphanus sativus, Cardamine : rf'Qc loi hirsuta, Diplotaxis tenuifo- «PA lia,Erysimum cheiranthoides, ' J Brassica Napus, Galtha pâ- Pa ' ' [ lustris, Gentiana eampestris. Partielles , à l’aiss. de 2 sépales : Philadel- phus coronarius, Peucedanum Cervaria, Melilotus leucantha, Medicago sativa. Axes uniffores : Dianthus Garyophyllus, Sa- ponaria officinalis , Gelastrus scandens. Anemone coronaria, Galtha palustris, Tropœolum majus, Tetragonia expansa. Axes rameux : Dianthus Garyophyllus. Gypsophila saxifraga, Nymphæa Lotus. Carpiques : Dictamnus albus. Uni florales : à fleur remplaçant l'ovaire , Dianthus chinensis, D. Garyophyllus, Cardamine pratensis, Hesperis matrona- lis, Pivoine, Digitalis lutea, Antirrhinum majus. r distinctes : Nicotiana rustica, iMultiflora-) Nolana prostrata, Linaria I les, à fleurs] Elatine. f Emboitées : Digitalis purpurea. Unipistillaires, un pistil inclus dans un autre ouvert : Gapsicum annuum, Dian¬ thus. Multipistillaires : Gentiana lutea, Nigella gallica, Gapsicum annuum. III. Médianes. Sessiles. LA TERATOLOFIE VEGETALE. 203 1 placenta} ovulifère à la base. que s Ovaire ren-1 fermant Sessiies. (suite). Exocarpi- ques. III. Médianes. . (Suite). foliifère au sommet: Primula auricula; florifère au sommet: Cortusa Matthioli ; pétalifère : Anagallis phœnicea. i ovaire inclus au-dessous du sommet : Citrus ; 1 fleur: Cardamine pratensis; \Enclocarpi-\ Des boutons floraux pédicules : Nasturtiumamphibium,Bras- sica Rapa, Passiflora qua- drangularis, Papaver somni- ferum ; Des carpelles ou fruits : Sapo- naria officinalis , Dianthus Caryophyllus, Papaver som- niferum, Citrus; Un second fruit stipité : Pari- tium tiliaceum. Lames sortant du sommet de l’ovaire : Papaver somniferum. Axe sortant du sommet de l'o¬ vaire et polycarpellé : Citrus. Rameau feuillé sortant du som¬ met, prolongeant, le placenta : Lysimachia, Pyrus. Ombelles à 5 rayons sortant du sommet de l’ovaire: Primula chinensis. Latéro-carpiques , rameau (Conostephium, occupant la place d’un car- < Phlomis fru- pelle . ( ticosa. Récep taculair es , axe floral s’allongeant pour porter les organes floraux en spirale: Tulipe des jardins. Par transformation cVin-l Réceptacle de poirier et de Be- sertion, d* infer ovariée\ gonia tuberosa devenu coni- en superovariée . ( que et chargé de pétales. Raméales : 1° Rameau simple, gemmifère au sommet : Anagallis phœnicea, Scrofularia vernalis, Rosa. 2° Même Anagallis, à rameau divisé, foliifère. Axe remplaçant l’ovaire et termi¬ né soit par une fleur : Fuchsia coccinea, Phlox paniculata, Tulipe des jardins ; soit par Florales ) de petites feuilles ou un co¬ simples. \ rymbe de fleurs : Géranium robertianum. Axe traversant l’ovaire : Pavia rubra. Axe entouré d’ovaires déformés : Rubus cœsius. 1 Stipitées. 204 MÉMOIRES. III. Médianes, j Stipitées. (Fin.) t (suite). (Simples, à 2-3 fleurs superpo¬ sées : Geum urbanum , Sla- chys svlvatica, Rosa. Rameuses, l’axe remplaçant l’o¬ vaire se ramifiant en pédon¬ cules uniflores : Delphinium montanum, Agapanthus uni- bellatus, Rosa. Raméo- f 'orales : Linaria Elatine. Unique. -Giliaglomeritlora, nom¬ breuses légumineuses : Medi- cago, Melilotus, Trifolium, Galega, Lathyrus, Lupinus ; nombreuses Crucifères : Diplo- taxis tenuifolia, Sisymbrium officinale. Multiple : Réséda lutea, Stachys sylvatica. Épicarpiques, naissant du sommet du fruit : Angelica, Fœniculum vulgare Peuceda- num Cervaria, Pyrus,Lycopersicum escu- lentum sous forme de crêtes. Carpiques formées par le carpelle ' stipité. IV. Pariétales] sur l’ovaire infère et sous- l sépaliques / (à l’aisselle de \ sous-sépales.) ) Philadelphus coronarius. B. Sous-ft.orales : Antirrhinum Orontium. CHAPITRE YII. SINGULARITÉS TÉRATOLOGIQUES DÉSORDONNÉES. | 1er. _ Exagération du processus tératologique. Selon la juste remarque de Darwin, chez les Antirrhi¬ num et les Linaria , il y a une tendance latente à la pélorie ( Variât . tr. franç., t. II, p. 75). Mais M. le Dr Marchand a pu constater chez des pieds de Linaria Elatine , indépen¬ damment de la pélorisation, une série d’anomalies comme on n’en avait, sans doute, jamais signalé, et ce même botaniste en a retrouvé d’analogues chez YAnagallis phœ- nicea (in Bâillon, Adansonia , t. IV, pp. 159-175, pl. VII.) Ce sont notamment : LA TÉRATOLOGIE VÉGÉTALE. 205 1° Outre la virescence des parties, la dénudation de l’ovaire au sommet , les ovules se montrant à nu sur le placenta ; 2° La séparation du calice et de la corolle (verticilles à éléments foliacés et libres dans la Linaire), par un entrenœud, dont l’axe se prolonge, et, en l’absence d’étamines, se ter¬ mine par un bourgeon. — Cas analogue, mais avec rempla¬ cement de l’androcée par des folioles ; 3° Le développement de bourgeons foliaires en des points . très variés de la fleur, à l’aisselle des sépales ou des pétales; et chez Anagallis autour du placenta, d’un axe foliifère remplaçant soit l’ovaire ( Linaria ), soit le placenta {Ana¬ gallis) (V. Bull. Soc. bot. de France , t. XXVI, pp. 107-113, pl. 1); 4° Le prolongement de l’axe au-dessus de la corolle et sa ramification avec production de feuilles de forme normale, et même chez V Anagallis de racines adventives; 5° De très grandes modifications dans la placentation (suturale, pariétale, axile, centrale, etc.}, avec l’ovaire sou¬ vent ouvert au sommet. D’autre part, MM. Masters et Morière ont aussi décrit et figuré chez des Primula les plus étranges déviations florales, savoir : le 1er, des étamines pistillocliques , c’est-à-dire por¬ tant des ovules à la place d’anthères, et parfois irrégulière¬ ment pennées-lobées (On some points in the Morphology of the Primulaceœ ) ; le second, des fleurs, les unes à 5 carpel¬ les libres représentés par autant de baguettes dressées, cla- viformes, infléchies au sommet ; les autres à 4 verticilles de folioles dentées, dont le 3me et le 4me portent des groupes ovulaires et des baguettes en massue (in Bull. Soc. Linn. de Norm., 3e sér., t. VIII.) Les Crucifères, aux anomalies si nombreuses et si variées, ont montré parfois les plus singuliers écarts. Dans un cas de virescence générale à toutes les fleurs, disparition totale de Pandrocée; ailleurs transformation des carpelles en éta¬ mines [Barbarea vulgaris, Cheiranthus Gheiri , Cochlearia armoracia)\ répétition alternative et à plusieurs reprises 206 MÉMOIRES. du calice et de la corolle ( Cheiranthus Gheiri)\ 14 pétales (à l’intérieur des 4 sépales) entourant un 2me bouton floral, celui-ci un 3,ne (Gardamine pratensis)\ pédicelles de l’axe de l’inflorescence terminés chacun par un pistil contenant des pétales et s’ouvrant en deux valves (Gardamine praten- sis ); proliflcation à l’aisselle des sépales (nombreux exem¬ ples); rameau d’une quinzaine de feuilles naissant entre les deux stigmates foliacés d’une fleur de Barbarea vulgaris; deux sépales et pétales verts avec les étamines normales; production dans la cavité de l’ovaire ou du péricarpe d’organismes de nature très diverse, et même de boutons floraux; silique remplacée par silicule ( Hesperis , Bras- sica Napus)) placentation à la fois marginale et centrale observée chez Bunias (Bâillon); carpelles jouant ici le rôle des sépales ( Gardamine pratensis) , là transformés en feuilles, qui portent parfois à leurs bords des ovules avec tous les degrés de passage de ceux-ci à la feuille. Bégonia , Fuchsia , Citrus , Gampanula , Rosa, se font aussi remarquer par l’étrangeté de leurs anomalies. Il faut bien distinguer ces quelques cas méritant, même en téra¬ tologie, la qualification d’exceptionnels, de ceux qui en cons¬ tituent comme la monnaie courante. § II. — Exceptions au moins apparentes aux lois tératologiques. Il importe, à mon sens, de relever, avec soin tous les faits qui, au premier abord, se refusent à rentrer dans les cadres de la tératologie, car leur comparaison dévoilera peut-être un jour de nouveaux horizons pour cette branche de la science. On a signalé des pétales foliiformes de Saxifraga spo- nliemica portant des rosettes de folioles pétaliformes dans la moitié terminale de leur face antérieure, des pétales de Galtha chargés d’ovules à leurs bords (L. Mangin), les péta¬ les et les étamines du Crocus nudiflorus stigmatifères au sommet (Ghapellier) ; et la même production s’est montrée au LA TÉRATOLOGIE VEGETALE. 207 sommet des pétales du Phyllocactus Hookeri (Ch. Lemaire); des pétales supplémentaires formés en dehors de la corolle chez les Gloxinias. M. Dickson dit avoir vu toutes les fleurs d’un Iris pseu- dacorus ayant un tépale converti en étamine à sommet péta- loïde. Il est généralement admis que l’irrégularité de la corolle chez les Labiées est intimement liée à l’avortement d’une et quelquefois de trois étamines, sa régularité coïncidant — cas offert entre autres par un Stachys sylvatica — avec l'apparition du nombre de ces organes réclamé par la symé¬ trie. Cependant, on avait cité quelques faits de Labiées à fleurs accidentellement pentandres, la corolle conservant ses deux lèvres ( Melittis melissophyllum, var. à grandes fleurs, Lamium 1). J’ai pu, d’après une remarque due à mes élèves au cours d’une leçon, compter cinq étamines sur un certain nombre de fleurs de Phlomis frutieosa normalement construites à l’extérieur d’après le type bilabié. Ne semble-t-il pas que la pentandrie devrait plutôt se ma¬ nifester dans les genres de Labiées, qui, comme le g. Men- tha , ont le périanthe subrégulier? Fresenius a cité, en effet, une Menthe à 5 étamines. Dans son Atlas des Œuvres botaniques de Goethe , Turpin a figuré une fleur de Monarde dont la lèvre inférieure de la corolle se prolonge en étamine. Mais Ch. Morren explique ce fait par la soudure de l’étamine à cette lèvre (Glusia, 134). On a vu : 1° une anthère portée au sommet du style d’un Lis blanc et d'une Campanule, d’une Tulipe double, du Galant h us nivalis , du Narcissus Tazzetta , et des sortes de sacs polliniques appliqués le long des styles de Campanules et du Lis blanc; 2° Deux anthères à la place des fornices de l’onglet péta- lique d’un Silene; 1. Même fait a été constaté chez un Chelone , de la famille des Scrofularinées. 208 MÉMOIRES. 3° Du pollen dans des ovules des Passiflora cœrulea et palmala, et dans ceux d’une Rose; 4° Des étamines à l’aisselle des feuilles supérieures d’un Lychnis, dans l’intérieur de l’ovaire d’un Bœckea diosmi- folia et dans celui d’un Mesembrianthemum ; 5° Des étamines pistillodiques, c’est-à-dire portant des ovules à la place des anthères chez un Primula (Masters); 6° Les 5 étamines d’un Narcissus Pseudo-Narcissus à type quinaire, à filets dilatés en colonne portant au sommet de 3 à 6 ovules (Pietquin) ; 7° La transformation d’un jeune bourgeon de poirier en fruit, sans que la fleur l’ait précédé (Carrière.) 8° Les segments calicinaux d’un Pois partiellement con¬ vertis en carpelles ovulifères (Darwin). LA LOI SALIMUE ET LE DROIT ROMAIN. 209 LÀ LOI SALI QUE ET LE DROIT ROMAIN Par M. J. BRISSAUD1. On était d’accord jusqu’ici pour penser que, de toutes les lois barbares, la loi Salique était celle qui nous révélait les vieilles coutumes germaniques dans leur plus grande pureté. On croyait qu’elle était, mieux que les autres, dégagée de tout alliage étranger. Mais dans ces dernières années, M. H. Brunner est venu soutenir qu’un examen minutieux permettait d’y découvrir des expressions empruntées à la lex Antiqua des Wisigoths. Après lui, un savant profes¬ seur de l’École des Chartes, M. Ad. Tardif, a présenté une thèse encore plus hardie. Dans son Histoire des sources du Droit français , origines romaines , il a prétendu que la loi Salique contenait, dans une forte proportion, des éléments romains. Une telle opinion, si elle était acceptée, serait de nature à modifier bien des idées reçues sur l’interprétation de la loi Salique. Au lieu de chercher à expliquer les singu¬ larités que présente ce vieux Code en remontant à l’écrit de Tacite sur les mœurs des Germains ou aux plus anciens usages des Scandinaves, — comme l’a fait, par exemple, M. Dareste, — il faudrait rapprocher de plus près qu’on ne l'a essayé jusqu’ici les dispositions de la loi Salique et les règles du Droit romain. Ce serait, à notre avis, s’engager dans une mauvaise voie. Nous tenons la thèse de M. Tardif pour inexacte et dangereuse. Il importe, croyons-nous, de ne point la laisser s’accréditer sous le couvert de l’autorité 1. Lu dans la séance du 1*2 février 1891. 9e SÉRIE. — TOME III. 14 210 MEMOIRES . dont jouit à juste titre le savant qui l’a émise; aussi nous proposons-nous, dans les pages qui suivent, d’en présenter une réfutation détaillée. Il nous faut, avant tout, donner un aperçu des motifs qui ont pu amener M. Tardif à soutenir une opinion si nouvelle et, disons tout à fait notre pensée, si paradoxale. Accor¬ dant, et non sans raison, une grande importance à l’ensei¬ gnement du Droit, M. Tardif a remarqué qu’il y avait, sous la domination romaine, des écoles à Trêves. On sait que les Francs Saliens s’établirent d’assez bonne heure dans cette ville. Ils s’y trouvèrent en contact avec la civilisation romaine, partant avec le Droit romain. Il se fît dans leurs propres coutumes une sorte d’infiltration des usages romains. Tout au moins, lors de la rédaction de la loi Salique, l’in¬ fluence du scribe qui tenait la plume fut assez forte pour introduire dans cette œuvre barbare de nombreux éléments empruntés à la législation romaine. Pourquoi ne pas l’avouer, cela n’a rien d’invraisemblable; mais on a eu le tort d’en conclure que c'était vrai. Un exa¬ men même superficiel de la loi Salique ne permet pas de penser que les rédacteurs de cette loi se soient inspirés du Droit romain. C’est ce que nous allons essayer d’établir en nous occupant : 1° des textes littéralement empruntés au Droit romain ; 2° des institutions qui offrent de l’analogie avec les institutions romaines. Nous verrons en terminant ce qu’il faut penser de l’action de l’école de Trêves sur la législation des Francs Saliens. I. Les textes littéralement empruntés aux lois romaines par les rédacteurs de la loi Salique sont en fort petit nombre. M. Tardif n’en cite que deux. L’un est relatif aux mariages incestueux, l’autre aux dégâts causés par les animaux. 1° Mariages incestueux. — Le § Fl, titre 13 du troisième texte de l’édition de la loi Salique, donnée par Pardessus, LA LOI SALIQUE ET LE DROIT ROMAIN. 211 reproduit (sauf un mot) un fragment de V interpretatio de la loi 3, livre 3, titre 12 du Gode Théodosien, dans le Bréviaire d’Alaric. Mettons en regard ces deux textes. G. TheocL, 3, 12, 3, Int. Quisque ille ciut s ororis ctut fratris filiam , aut certe ulterio- ris gradus consobrinam , aut fratris uxorem sceleratis nup- tiis junxerit, huic pœnae subja- ceat ut de tali consortio separe- tur, atque etiam si filios liabue- rint, non habeantur legitirni nec haeredes, sed infamia sint notatae utrumque personne. Lex romana Visigoth. , édit. Hænel. L. Sal., Pardessus, 3e texte, 13, 11. Si quis sororis aut fratris fi¬ liam, aut certe ulterius gradus consobrinae , aut certe fratris uxorem, aut avunculis, scelera¬ tis nuptiis sibi juncxerit, liane pœnam subjaceant ut de taie consortio separentur , atque etiam si filiis habuerint , non habeantur legitirni haeredes, sed infamiae sunt nativitate. \ \ L’emprunt aux lois romaines n’est pas douteux et il y a longtemps qu’il avait été signalé. Mais est-ce là, comme on le dit, un fait extrêmement remarquable? Nous ne saurions le penser. En effet, cette disposition ne se trouve point dans les manuscrits qui nous donnent, de l’avis de tous aujour¬ d’hui, le plus ancien texte de la loi Salique. Elle figure dans des manuscrits qui contiennent un texte de date plus récente, un texte remanié sans aucun doute. Le fait perd dès lors une grande partie de son importance. Il n’est pas très surprenant que, sous les Mérovingiens, on ait ajouté aux prescriptions de la lex Antiqua , du vieux Pactus , une règle sur les mariages entre parents. On Ta intercalée dans le titre relatif au rapt, sans trop s’inquiéter de savoir si elle était ou non à sa place. Elle dérange manifestement l’ordre des idées. C’est ce qui prouverait, à défaut d’autres arguments, que nous sommes en présence d’une addition officielle peut-être, due peut-être à un simple copiste, mais postérieure en tout cas à la rédaction primitive de la loi. Les Conciles tenus dans la Gaule au sixième siècle ne cessaient de réclamer l’appli¬ cation des prohibitions de mariage entre proches parents édictées par les lois romaines et les canons de l’Église, mais 212 MÉMOIRES . inconnues des Barbares et souvent violées en pratique. Ces prohibitions étaient si peu respectées qu’en 538 le troisième Concile d’Orléans (c. 10) dut reconnaître que les mariages incestueux pouvaient être contractés de bonne foi et ordonna de les maintenir, quelque irréguliers qu’ils fussent. Il est bien probable, dès lors, qu’à ce moment la loi Salique ne les frappait point de nullité. On vit un roi, Charibert, épouser la sœur de sa femme; saint Germain, évêque de Paris, l’ex¬ communia, mais les époux ne se séparèrent pas, si nous en croyons Grégoire de Tours (4, 26). Ce n’est que vers la tin du sixième siècle que la prohibition des mariages entre proches parents passa définitivement dans la pratique. Le décret de Childebert (c. 2) interdit l’inceste en se référant sans doute aux dispositions de la loi romaine et aux. pres¬ criptions du Droit canonique. Il s’écarte seulement de ces précédents en édictant la peine de mort contre quiconque épouse sa marâtre ( uxor patris). C’est vers cette époque, sans doute, à la suite de ce changement dans la législation, que l’on inséra dans les manuscrits de la loi Salique le frag¬ ment de ¥ interprétatif) wisigothique que nous avons cité. On jse contenta de joindre à ce texte un mot pour défendre le mariage entre le neveu et l 'uxor avunculi , conformément aux Canons de divers Conciles1. M. Tardif prétend que les autres lois barbares n’ont pas subi sur ce point l’influence de Rome, il faudrait dire, pour être plus exact, l’influence de l’Église; car si ces règles sont leur application dans le royaume franc. Rien n’est moins exact que cette assertion. On trouve des dispositions analo¬ gues dans la loi des Alamans (tit. 39), dans celle des Ba¬ varois (tit. 6) et dans la loi des Francs Ripuaires (tit. 69, 2). En cela donc, M. Tardif se trompe sûrement et il se trompe bien davantage quand il affirme que la lex Salica emen- data n’a pas reproduit la prohibition du mariage entre pro- I. Lœning, Gesch. cl. deutscli. Kirchenrecht , pp. 542 et sniv. — - Voir en particulier le 2° Concile de Tours, 507, Labhe, Y, 871. LA LOI SALIQUE ET LE DROIT ROMAIN. 213 ches parents. C’est là une erreur matérielle dont il est bien difficile de s’expliquer l’origine. (V. tit. 14 § 14, éd. Par- desssus, p. 287.) 2° Dégâts causés 'par des animaux. — Le deuxième pas¬ sage d’origine romaine qu’on trouve dans la loi Salique serait, à ce qu’on prétend, au titre 9 du troisième texte de l’édition Pardessus. Paul. Sent., 1, 15, § 1. Sententia : Si quadruples pau- periem fecerit damnumve dede- rit quidve depasta sit, in clomi- num actio datur, ut aut damni aestimationem subeat, aut qua¬ drupède cédât : quod etiam lege Pesulania de cane cavetur. Interpretatio : Si alienum ani¬ mal cuicumque damnum intu- lerit aut alicujus fructus lœse- rit, dominas ejus aut aestima¬ tionem damni reddat aut ipsum animal tradat. Quod etiam de cane similiter est statutum. L. Salie., tit. IX, § 10 et § 11. Si ver o de damno peccora in- clausa fuerint , damnum exti- matum reddat et insuper X de- narios culpabilis judicetur. Si qïtis ver o per inimicitiam aut per superbiam saepem alie- nam aperuerit, et in messe sua vel in qualibet labore peccora miser it , si convictus testibus fuerit, damnum exstimatum reddat , insuper denarios MCC , qui faciunt solidos XXX, cul - pabilis judicetur. Ces textes n’ont que deux mots qui leur soient communs : Damnum et aestimatum ou aestimationem. C’est trop peu pour affirmer que l’un est la copie littérale de l’autre. En réalité, il est visible qu’ils diffèrent beaucoup quant à la forme; ils ne diffèrent guère moins au fond. Ils prévoient à peu près le même cas : dommage causé par un animal ou par un troupeau. La loi Salique, comme V in¬ terpretatio des Sentences de Paul, parle d’une obligation de réparer le dommage causé; mais l’analogie s’arrête là. La loi romaine donne au propriétaire de l’animal le choix entre l’abandon noxal et le payement d’une indemnité. Il n’y a pas trace d‘une pareille alternative dans la loi Salique. La res¬ ponsabilité est entendue d’une autre façon : on est condamné à réparer le dommage causé et à payer, en outre, une amende dont le taux varie suivant les cas. De l’abandon noxal, il n’est rien dit. Et cependant on ne saurait prétendre 214 MÉMOIRES. que ce fût chose inconnue pour le rédacteur de la vieille coutume franque. Le titre 35 § 8, déclare que l’esclave homicide sera livré aux parents de sa victime pro medie- tate compositionis ; le maître n’aura à .payer que l’autre moitié. Ce n’est pas tout à fait l’abandon noxal des Romains; c’est pourtant quelque chose de fort semblable. Et sans nous arrêter à l’interprétation détaillée de ce texte, nous pouvons en conclure tout au moins, très légitimement, que l’idée de l’abandon noxal n’était pas assez étrangère aux Francs pour qu’ils eussent hésité à l’admettre en matière de dommage causé par des animaux, s’ils avaient copié les lois romaines. Il y avait là une disposition si remarquable qu’il est peu croyable qu’on l’eût écartée par voie de simple prétérition. Une mention, un mot, une allusion, tout, jusqu’à la forme de la phrase, aurait trahi à la fois l’emprunt et la correction faite à l’original romain. L’obligation de réparer le dommage causé, — le seul point sur lequel se rencontrent, en somme, Y interpretatio wisigothique et la loi Salique, — est si naturelle, elle s’im- posè si évidemment qu’il eût été étonnant qu’elle ne se retrouvât pas dans les deux législations. La ressemblance __ qu’elles offrent à cet égard est tout à fait fortuite. Argu¬ menter de l’emploi d’une expression comme damnum aesli- matum n’est pas plus admissible que si l’on concluait de l’emploi de la langue latine que la loi Salique est une copie du Bréviaire d’Alaric. Sur bien d’autres points, ces deux lois ont touché au même sujet; si les rédacteurs de la loi Salique s’étaient servis du Bréviaire d’Alaric, c’est à chaque page qu’on trouverait dans leur œuvre des dispositions et des locutions de pur Droit romain. IL i A défaut de textes littéralement reproduits, n’a-t-on pas emprunté aux lois romaines, lors de la première rédaction de la loi Salique, des dispositions importantes et tout à fait LA LOI SALIQUE ET LE DROIT ROMAIN. 215 contraires à l’esprit général du vieux droit germanique? C’est ce que M. Tardif a soutenu. Il a affirmé que les rédac¬ teurs de la loi Salique avaient tiré du Droit romain : 1° le symbole de la festuca ; 2° la théorie des preuves au moins dans son principe; 3° beaucoup de règles de la procédure ordinaire; 4° les voies d’exécution. Pourquoi cela et pas autre chose? D’où vient qu’on n’a pas poussé plus loin le plagiat? C’est ce qu’on néglige d’ex¬ pliquer. On n’ose pas aller jusqu’à prétendre que le sys¬ tème des compositions pécuniaires de la loi Salique vient de la loi des Douze Tables ; il n’y a, en effet, dans la loi des Douze Tables qu’un mot qui contienne une allusion aux com¬ positions pécuniaires. Le Droit pénal des Francs Saliens n’a certainement rien de romain ; il est nettement germanique. Le Droit civil tout entier, organisation de la famille, théorie de la propriété, droits réels, obligations, présente les mêmes caractères, offre la même originalité : on ne saurait lui attribuer une origine romaine. Comment se fait-il que la procédure franque ait été presque la seule branche du droit où l’action de la législation romaine se soit fait sentir? Les lois Wisigothiques dans lesquelles l’influence romaine est indéniable ont ressenti cette influence dans toutes leurs parties et non pas seulement sur quelques points. L’hypothèse d’une action directe de la législation romaine sur la loi Salique soulève donc une difficulté insurmonta¬ ble. Mais son plus grand tort est encore de ne s’appuyer que sur des preuves ou sur des présomptions d’une extrême fai¬ blesse. Nous allons le montrer, en prenant un à un les cas où l’on a signalé quelque analogie entre le Droit romain et la loi Salique. 1° Le symbole de la festuca. — La festuca était le sym¬ bole de la propriété dans l’ancien Droit romain. Nous en avons la preuve dans le passage suivant des commentaires de Gaius, IV, 15. Il s’agit de la revendication à Tépoque des actions de la loi. Mobilia... mndicabantur , dit Gaius, ad hune modum : qui vindicabat festucam tenebat; deinde ipsam rem adprehendebat , veluti hominem et ita dicebat : 216 MÉMOIRES. hune ego hominem ex jure Quiritium meum esse ciio secun- dum suam eausam . Sicut dixi, ecee tibi vindietam impo- sui ; et simul homini festucam imponebat; adversarius eadern si militer dicebat et faciebat; cum uterque vindi- casset, praetor dicebcit : Mittite ambo hominem ... festuca autem utebantur quasi hastae loco , signo quodam justi dominii ; quod maxime sua esse credebant quae ex hostibus cepissent : unde in centumviralibus judiciis hasta praepo - nitur1. Le mot festuca signifie, en général, fétu, tige ou brin de paille; mais il paraît bien que, dans la procédure décrite par Gaius, on désigne sous cette expression une baguette, une verge rappelant par sa forme la hampe de l'arme natio¬ nale des Romains, la hasta , primitivement quiris 2. La vieille procédure du sacramentum fut longtemps en usage dans les causae centumvirales et dans l'affranchisse¬ ment vindicta. Mais on peut dire que vers la fin de l'époque classique elle se survivait à elle-même. — La compétence du tribunal des Centumvirs était réduite à fort peu de chose; il est probable qu'elle disparut entièrement à la suite des réformes de la procédure à la fin du troisième siècle de notre ère. On ne doit pas oublier d'ailleurs que, ce tribunal siégeant à Rome, les formes archaïques qui y étaient encore en usage n'étaient pour ainsi dire pas connues dans le reste de l'empire3 4. — La manumissio vindicta avait dégé¬ néré en une simple déclaration devant le magistrat. S'il en est fait mention dans les formules de l'époque franque ou dans les abrégés du Bréviaire d'Alaric, il faut se garder de croire qu'à ce moment on se servît encore de la vindicta b 1. P. -F. Girard, Textes de Droit romain , pp. 26*3 et suiv. 2. Boèce, sur les Topiques de Cicéron, liv. 2, définit la vindicta : virgula quaedam. Cf. Dirksen, XLanuale latinitatis , v° festuca et vindicta. 3. Accarias, Précis de Droit romain , no 736. Chénon, Le tribunal des Centumvirs, pp. 49 et 50. 4. Haenel, Lex romana Visigothorum , pp. 314 et 411. Liber Gaii, I, 1 : cives romani sunt, qui his tribus modis, id est testa- mento , a ut in ecclesia, aut ante considéra fuerint manumissi. Cf. LA LOI SALIQUE ET LE DROIT ROMAIN. 217 Du symbole de la festuca , il ne restait dans la pratique romaine qu un vain mot à l’époque où M. Tardif prétend que les rédacteurs des lois franques vinrent lui donner comme une nouvelle consécration. « La festuca , dit-il, est mention¬ née dans les lois franques; elle y a le même sens et y joue le même rôle que dans la législation romaine... Jusqu’à la promulgation du Code civil, on dira encore, dans les coutu¬ mes du nord de la France, mettre la main au bâton ou à la verge pour se dessaisir d’un héritage1. » L’emploi de la festuca dans le Droit salique est hors de doute. Il y a mieux, chez les Francs Saliens comme chez les anciens Romains, on se sert de la festuca , quasi liastae loco 2. Dans les actes juridiques, la festuca représente la tramée, l’arme nationale des Germains. C’est l’arme que les plaideurs portent en justice, le jour où le duel s’est changé en procès3. Sur ce point comme sur plusieurs autres, l'évolution du Droit germanique et celle du Droit romain offrent une frap¬ pante analogie. Les Germains de Tacite ont toujours les armes à la main, dans les actes de la vie privée comme dans ceux de la vie publique. Plusieurs passages de la loi des Ripuaires nous montrent les Francs cum deœtera armata . Lécrivain, Remarques sur V interprétation de la lex romana Visi- gotliorum, Annales du Midi, avril 1889, p. 153. Tliévenin, Textes relatifs aux institutions privées aux époques mérovingienne et carolingienne , no 27 (formai. Bituric.) : Dumlex Romana déclarât ut quicurnque de servis suis in eis liber ta tem con ferre voliierit, lioc per tribus modis facire potest... Ego... introiens in ecclesia... in presencia sacerdotum... Vindictaque liberare servos meos... sub constitutione... Constantine legum imperatoris. 1. Tardif, op. cit ., p. 159. Cf. Ragueau et Laurière, Glossaire de Droit français , vis rain, vesture. 2. M. Tardif, op. cit., p. 159, dit : « aujourd’hui on s’accorde géné¬ ralement à donner au mot festuca du Droit salien et mérovingien le sens de virga, baculus , qu'il avait dans l’ancien Droit romain. » C'est peut-être aller un peu trop loin. La festuca consistait tantôt dans une baguette de bois, tantôt dans un brin de paille. V. Schroeder, op. cit., p. 52, n. 1(3. 3. Tliévenin, Contributions à Vhistoire du Droit germanique, Xouv. Revue historique de droit, 1880, p. 80 et suiv. 218 MÉMOIRES. C’est là l’usage primitif1 2. Ainsi, dans la Rome antique, la hasta est d’un emploi fréquent. Elle figure dans la procé¬ dure du sacramentum , dans les ventes publiques du butin et des biens confisqués, dans les enchères que tenaient les censeurs pour la ferme des impôts; c’est elle que l’on passe sur la chevelure de la jeune fille au moment du mariage (hasta cœliharis 2); on la plante jusqu’au dernier jour au lieu où siège le tribunal des Centumvirs; mais, ailleurs, on l’abandonne ou on lui substitue la festuca , sans doute dans le but d’éviter les rixes sanglantes. Les Francs ne firent pas autrement. Ils remplacèrent eux aussi dans les débats judi¬ ciaires, dans les procès ou dans les actes semblables, la fra- mée par la baguette ou le fétu, armes moins dangereuses. On a signalé les mêmes usages dans le Droit de l’Inde et chez les Celtes3. N’est-ce pas une raison suffisante pour nous permettre de dire que les Francs n’avaient point em¬ prunté le symbole de la festuca à la législation romaine? Nous avons là une pratique commune à plusieurs rameaux de la race aryenne; elle est née spontanément des vieilles mœurs guerrières chez des peuples à moitié barbares ; les changements qu’ont subi les mœurs et les progrès du Droit l’ont emportée peu à peu partout. Ce qui nous confirme dans cette idée, c’est qu’il y a de très grandes différences entre les cas où la législation fran¬ que et la législation romaine prescrivent l’emploi de la fes¬ tuca. Le manque de concordance à cet égard exclut l’hypo¬ thèse d’un emprunt direct d’un droit à l’autre. La festuca n’apparaît pas dans les actes du Droit romain, que l’on peut comparer à cette sorte d'institution d’héritier décrite au titre 46 de la loi Salique. L’instituant jette la festuca dans le sein d’un tiers ( fxstucam in laisum jactet)) ce tiers en fait autant à l’héritier institué. Suivant l’opinion commune, la remise de la festuca équivaut au transfert de la propriété. M. Thévenin interprète un peu différemment 1. Thévenin, op. et loc. cit. 2. Cf. Chénon, op. cit., p. 39. 3. Schroeder, Lehrbucli der deutschen Rechtsgeschichte, § 11, n. 14. LA LOI SALIQUE ET LE DROIT ROMAIN. 219 cet acte1. Mais, même en nous en tenant à l’opinion géné¬ rale, il n’y a, dans cet emploi de la festuca, rien qui rap¬ pelle les usages romains en matière d’institution d’héritier. L’analogie existe encore moins dans les autres cas où il est question de la festuca dans les lois franques. Ainsi le tit. 50 § 3 de la loi Salique montre comment doit procéder le créancier qui poursuit l’exécution de ses droits contre le débiteur : ambulet ad graftonem... et adprehendal fistucam et dicat verbum... Les paroles prononcées par le créancier consistent dans une affirmation solennelle de ses droits, dans la réquisition adressée au grafto de saisir les biens du débi¬ teur et dans une déclaration par laquelle le créancier se porte garant de la responsabilité encourue par cet acte. Le créancier tient la festuca ; c’est comme s’il prononçait la formule, les armes à la main. — Dans l’édit de Chilpéric (c. 6), on voit un plaideur prêter serment en levant la main droite et en tenant là festuca de la main gauche. — C’est vainement qu’on chercherait ces formalités dans la procé¬ dure romaine. Et si elles ne s’y rencontrent pas, ne sommes- nous pas autorisés à dire qu’à cet égard elle n’a pas servi de modèle au législateur franc ? 2° Théorie des preuves. — Selon M. Tardif, le système des preuves de la loi Salique se rattache dans son principe au Droit romain. Il y a deux faits qui le démontrent : 1) la loi Salique rejette ld système des preuves négatives consa¬ cré par toutes les autres lois barbares ; 2) elle ne dit rien du duel judiciaire dont toutes les autres lois barbares s’oc¬ cupent. Le premier de ces faits avait été remarqué par Montes¬ quieu : « La loi Salique n’admettait point l’usage des preu¬ ves négatives ; c’est-à-dire que, par la loi Salique, celui qui faisait une demande ou une accusation devait la prouver et qu’il ne suffisait pas à l’accusé de la nier; ce qui est con¬ forme aux lois de presque toutes les nations du monde. — 1. Thévenin, op. et loc. cit. Cf. Esmein, Études sur les contrats, p. 70, n. 2. Cflasson, Hist. du droit et des institutions de la France, t. III, p. 136. 220 MÉMOIRES. La loi des Francs Ripuaires avait lin tout autre esprit : elle se contentait des preuves négatives; et celui contre qui on formait une demande ou une accusation pouvait, dans la plu¬ part des cas, se justifier en jurant, avec un certain nombre de témoins, qu’il n’avait point fait ce qu’on lui imputait1. » Jusqu’à quel point est-il exact de dire que la loi des Ripuaires et les autres lois barbares, — à l’exception de la loi Salique, — se contentaient des preuves négatives ? C’est ce qu’il est malaisé de savoir en présence des théories peu concordantes qu’exposent au sujet des preuves les modernes historiens du droit. Nous ne pouvons songer à donner ici un aperçu critique de ces théories et à faire connaître nos idées personnelles sur cette difficile matière. Contentons- nous d’affirmer, jusqu’au jour où il nous sera permis d’en fournir la preuve, que l’on a singulièrement exagéré la portée des textes d’où se déduit le système des preuves néga¬ tives. A entendre certains savants, dès qu’on était accusé on devait jurer que l’on n’était pas coupable et tout était dit. Une pareille procédure eût été le comble de la déraison. En réalité, le défendeur n’était autorisé à se disculper en prê¬ tant serment que dans certains cas, probablement quand les charges qui pesaient sur lui n’étaient pas trop graves2. L’emploi des preuves négatives rappelle dans une certaine mesure l’usage moderne du serment supplétoire. Mettons qu’on en abusa. Il n’en reste pas moins que, dans son prin¬ cipe, la théorie des preuves se comprend bien et peut se justifier. Maintenue dans de justes limites, elle est encore un des traits qui distinguent le mieux le Droit germanique du Droit romain. 1. Esprit des Lois, 28, 13. 2. Grégoire de Tours, VII, 23. Les parents d’un homme assassiné accusaient de ce crime un nommé Injuriosus. Celui-ci se prétendait innocent. Quum fortiter... denegaret , et hi non Lober ent qualiter eurn convincere possent, judiccitum est ut se insontem redcleret sacramento. Pardessus, Loi Salique, p. 626. Cf. les textes cités ci- dessous et loi des Bavarois, 2, 1. Glasson, Histoire du droit et des institutions de la France , t. III, p. 461, et les nombreux auteurs cités dans la note. LA LOI SALIQUE ET LE DROIT ROMAIN. 221 Que répondre cependant, sans traiter la question à fond, à l’argumentation de M. Tardif? On peut affirmer qu’il est chimérique de chercher à établir entre la loi Salique et les autres lois barbares une différence radicale en matière de preuves. La loi Salique ne répugne point à l’emploi des preuves négatives, témoin le tit. 39 (1er texte de Pardessus), § 2 : Si quis liominem ingenuo plagiaverit et probatio certa non fuit , sicut pro occiso juratore donet ; si jurato- res non potuerit invenire , VIII M dinarios qui faciunt solidos CC, culpabilis judicetur. A l’inverse, les autres fois mentionnent fort souvent des preuves autres que les preuves négatives. Ainsi, la loi des Ripuaires, dans plusieurs passa¬ ges, s’occupe de l’aveu ou de la preuve testimoniale et n’au¬ torise à se disculper par serment qu’à défaut d’autre preuve. Citons des exemples pris au hasard. Titre 60 : si... testes non potuerit admanire, ut ei testimonium praebeant, tune rem suam cum 3 sibi cum 7 cum scier amentis inter posi- tione sibi studiat evindicare. Tit. 50 : si... falsum testimo¬ nium praebuerint, et hoc adprobatum fuerit, unusquisque de illos très testis ter quinos solidos multetur. Tit. 54 : si quis autem liominem mortuum, antequam humitur, expoliaverit, si interrogatus confessus fuerit, bis trigenus solidus multetur. [Si autem negaverit, et postea convictus fuerit, bis quinquagenos solidos cum dilatura multetur ] , aut cum sex jurit. La loi des Alamans nous montre aussi à diverses reprises une preuve faite contre le défendeur; on le convainc d’un délit (tit. 24, 34, 37 : exincle convictus fue¬ rit). Il me semble inutile de pousser plus loin cette démons¬ tration. Quand on nous dit que la clause et ei adprobatum fuerit ne se trouve que dans la loi Salique, ou du moins que cette loi est la seule qui reproduise la théorie romaine de la preuve, nous pouvons répondre en montrant dans la loi des Ripuaires et dans la loi des Alamans des formules analogues : et hoc adprobatum fuerit , exincle convictus fuerit; nous pouvons faire remarquer qu’il y a des cas, d’après ces deux lois, où on ne défère pas de piano le ser¬ ment au défendeur, des cas où la preuve est réglée comme 222 MÉMOIRES. clans la loi Salique. N’est-ce point assez pour écarter l’opi¬ nion de M. Tardif? Nous devons ajouter cependant qu’une contradiction con¬ sidérable a été opposée tout récemment aux idées de M. Tar¬ dif à un point de vue différent. La formule de la loi Salique, ei adprobatum fuerit, signifie, d’après M. Thonissen, dont M. Tardif se contente de reproduire la doctrine : la preuve est faite à l’encontre du défendeur. — Par qui? Évidem¬ ment par le demandeur. Ceci n’est point évident , dit M. Glasson. Au contraire, on force par là le sens naturel du texte. Le formule signifie simplement « que l'accusé ne sera condamné qu’autant que la preuve du crime sera faite. » Mais il n’en résulte pas que la preuve doive être faite par le demandeur. Encore une fois, il est bien entendu que je n’ai pas l’inten¬ tion dans ces quelques pages de discuter, même d’une façon superficielle , une question aussi importante que la théorie des preuves dans la législation germanique. Mais je ne puis m’empêcher de dire qu’il est bien difficile d’accepter l’inter¬ prétation de M. Glasson. Il cite lui-même un certain nombre de testes embarrassants auxquels elle ne s’adapte guère. Il avoue lui-même qu’en l’entendant ainsi, la formule de la loi Salique, et eï adprobatum fuerit , est « dénuée de tout sens juridique. » Et, en effet, on se demande pourquoi on a pris la peine de dire que l’accusé ne sera puni qu’autant qu’on l’aura reconnu coupable. Admettons pourtant qu’il y a un certain nombre de textes où cette formule peut être regardée comme explétive. En revanche, il y en a d’autres où elle a un caractère différent. Au titre 36, on suppose qu’un homme a été tué par un animal domestique, et hoc per testibus fue¬ rit adprobatus. N’est-il pas clair que dans ce cas c’est le demandeur qui doit fournir la preuve de la mort? Ce n’est pas au défendeur qu’il appartient d’amener des témoins pour démontrer le fait. Au titre 30, il est question des injures proférées, par exemple, contre une femme; on l’a traitée de prostituée. Si on ne peut pas prouver qu’elle mérite cette qualification (et non potuerit adprobare), on sera con- LA LOI SALIQUE ET LE DROIT ROMAIN. 223 damné. L’insulteur oppose une sorte d’exception à la demande dirigée contre lui * il devient demandeur à son tour (reus excipiendo fit actor). La loi l’oblige formellement à fournir la preuve du fait diffamatoire. Le titre 39 oppose le cas où il y a preuve contre l’accusé à celui où la probatio n’est pas cerla; dans ce dernier cas, le défendeur doit fournir des cojureurs. La probatio dont il s’agit est évidemment la preuve par témoins; or, si au § 1er l’accusé est condamné sur cette preuve, il me paraît certain que ce n’est pas lui qui l’a fournie, c’est son adversaire. Irait-on jusqu’à dire que c’est sur l’audition des témoins à décharge qu’il faut que l’accusé soit condamné? C’est par cette observation que j’expliquerai la variante : hic si probaverit , du titre 8. Quand on dit de quelqu’un qu’il a été convaincu d’un crime, n’est-il pas naturel de penser que ce n’est pas lui-même qui s’est convaincu. Aussi, au titre 9 de la loi Salique, prend-on bien soin d’opposer l’aveu, la confessio émanant du défen¬ deur et la probatio qui entraîne des conséquences plus graves. Ces deux sortes de preuves ne sont pas mises sur la même ligne. Tous ces motifs me portent à douter de l’exactitude de la thèse de M. Glasson. Aussi n’oserais-je pas l’opposer à ceux qui, comme MM. Thonissen ou Tardif, pensent que la loi Salique impose en général au demandeur le fardeau de la preuve. J’ai déjà dit que M. Tardif appuyait son opinion sur une autre remarque. La loi Salique, dit-il, ne parle pas du duel judiciaire, tandis que les autres lois germaniques s’en sont toutes occupées. — C’est là un pur accident. La loi Salique N est extrêmement incomplète. Elle a pu négliger de mention¬ ner l’existence du duel judiciaire. Ce n’est pas un Code de procédure; c’est avant tout un tarif de compositions. D’ail¬ leurs, il est question du duel judiciaire dans les capita extravagantia de la loi Salique, et Grégoire de Tours en donne un exemple qu’on a souvent cité1. Ces textes ne 1. Pardessus, op. cit p. 634; Cf. Thonissen, op. cils, Glasson, op. 224 MÉMOIRES. laissent pas soupçonner qu’il s’agisse d’une innovation , au contraire, ils paraissent se référer à de vieux usages, à des usages qui, on le sait, remontaient jusqu’à l’époque de Tacite 1 . Ce serait une erreur de croire que les autres lois barbares parlent du duel judiciaire à chacun de leurs articles. La loi des Alamans 2 ne le mentionne que trois fois : 1° à propos de la restitution de la dot ; 2° à propos des procès sur la propriété foncière, — questions dont ne s’occupe pas la loi Salique ; — 3° à propos de la prise à partie, — dont il est traité seulement dans les capita extravagantia de la loi Salique. Remarquons que dans ce dernier cas précisément les capita extravagantia admettent le duel judiciaire. — La loi des Ripuaires ne fait allusion qu’une fois au duel judi¬ ciaire3. — Dans ces conditions, je demande s’il y a lieu de s’étonner du silence de la loi Salique? 3° La procédure ordinaire. — On a rapproché l’ancienne v » procédure franque de la procédure romaine des legis actio - nés. Un jurisconsulte allemand, R. Sohm, a poussé la com¬ paraison jusqu’à ses dernières limites. Il a prétendu que les gloses malbergiques n’étaient que des termes sacramentels analogues à ceux dont devait se servir le plaideur à Rome sous peine de perdre son procès. Il est allé jusqu’à dire que le meilleur commentaire de la loi Salique à cet égard était le passage si connu des Instituâtes de Gaius, où ce juriscon¬ sulte nous montre les formules d’action calquées sur les ter¬ mes de la loi, 4, 11 : legis actiones... ipsarum legum verbis accomodatae erant et ideo immutabiles proinde atque leges observabantur , unde eum qui de vitibus succisis ita egisset ut in actione vites nominaret , responsum est rem perdidisse , cum debuisset arbores nominare eo quocl cit., p. 511, dit avec raison : « On ne voit pas quelle aurait été la cause de l’exclusion du combat judiciaire. » 1. Tacite, Cterm. 10. 2. Leges Alamannorum , ed. Lehmann, Monum. Germ. Hist. Leg. I, t. V, index, v. pugna duorum. 3. Lex Itibuaria, éd. R. Sohm, index, y. pugna, pugnare. LA LOI SALIQUE ET LE DROIT ROMAIN. 225 lex XII tobularum , ex qua de vitibus succisis actio compe- terety gener ali ter de arboribus succisis loqueretur. Mais il est bon de citer les paroles mêmes de R. Sohm : « La lex Salica est un code des amendes à prononcer judiciairement; elle est encore un code des actes judiciaires; elle est enfin un formulaire de la langue judiciaire. » « Nous retrouvons dans les gloses malbergiques l’écho affaibli de l’ancienne langue judiciaire. Lorsqu’un taureau qui gregem régit avait été volé, c’était d’un « conducteur « d’armée » qu’il s’agissait dans l’action, au tribunal et non pas d’un taureau. « La chèvre n’était pas judiciairement pour le deman¬ deur la chèvre, mais la brouteuse de poireau ou la brou- teuse de roseaux ; le .chien était l’habitué de la chaîne; le cerf apprivoisé le porteur de signe... Qui prétend à l’amende de 15 sous ne doit pas demander 15 sous, mais l’amende de l’homme ; l’amende de 62 sous V2 est devenue l’amende des contrées maritimes... » « La glose malbergique nous permet de suivre le forma¬ lisme de l’ancienne procédure jusque dans ses dernières con¬ séquences. Dans Sal. 5, 1, on trouve pour le vol de trois chè¬ vres la glose « lauxmada », c’est-à-dire « brouteuse d’ail »; puis, dans 5, 2, pour le vol de plus de trois chevres, la glose « roscimada », c’est-à-dire brouteuse de roseaux. Le demandeur est tenu de nommer la chèvre là « brouteuse d’ail », ici « brouteuse de roseaux » pour indiquer que là il appuie son action sur Sal. 5, 1, et ici sur Sal. 5, 2. Il perd son procès non seulement quand il appelle la chèvre « chè¬ vre », mais encore lorsqu’il l’appelle dans le premier cas « roscimada », où il s’agit d’un vol de plus de trois chèvres. « Cette série de conséquences découle de ce fait que la langue des gloses malbergiques est « la langue judiciaire franque. » La thèse de R. Sohm est très ingénieuse et très habile¬ ment présentée. On peut tenir pour certain que les gloses malbergiques sont des débris de l’ancienne langue franque. Il est difficile de contester également qu’on se servit en jus- 9e SÉRIE. — TOME III. 15 226 MÉMOIRES. ' tice de formules consacrées dans le genre de celles qui figu¬ rent aux titres 45, 50, 52, etc., de la loi Salique. Dès lors, n’est-il pas naturel de penser que les gloses dites malber- giques sont des restes de ces formules? De là vient leur qualification. Les manuscrits de la loi Salique portent Malb. avant le mot ou la formule franque, pour indiquer qu’il s’agit de termes employés en justice, in mallober go , à l’en¬ droit où se tient le tribunal. Est-ce à dire qu’on ait poussé le formalisme jusqu’à exi¬ ger des plaideurs qu’ils reproduisissent les termes d’usage sous peine de perdre leur procès? La loi Salique ne le dit pas. Mais, dit-on, à quoi bon rapporter ces formules consa¬ crées si ce n’est pour en imposer remploi aux plaideurs? Ce peut être pour faciliter l’intelligence du texte latin. Il faudrait mieux que des présomptions pour croire que la procédure de la loi Salique ait été aussi rigoureuse que la procédure des actions de la loi à Rome1. En admettant que la loi Salique reconnût l’emploi des paroles sacramentelles, il ne suit pas de là que cet usage ait été tiré des vieilles lois romaines. M. R. Sohm n’a / jamais songé à le prétendre. Il ne serait pas plus exact de le soutenir que de conclure du caractère général de la procédure franque, du formalisme qui la distingue, que cette procédure vient du Droit romain. Le formalisme est un trait commun à beaucoup de législations primitives2. M. Tardif en convient; il passe condamnation sur ce point; mais il prétend qu’il y a entre les lois franques et le Droit romain, en matière de procédure, des analogies de détail extrêmement significatives . S’agit-il d’introduire une instance, la loi des Douze Tables prescrit au demandeur d’aller lui-même assigner son adver¬ saire. Elle ne connaît pas d’officier de justice chargé de 1. Gomment s’expliquer, dans l'opinion de R. Sohm, que les for¬ mules du titre 50 ne soient pas accompagnées de gloses malbergi- ques? (Voir Thé venin, op. ait., pp. 98 et 99, n° 1.) 2. Dareste, Études d’histoire du Droit, p. 154. LA LOI SALILUE ET LE DROIT ROMAIN. 227 procéder aux ajournements1. La loi Salique débute par des dispositions du même genre : « Prenez des témoins, dit-elle au demandeur, et allez avec eux au domicile de celui que vous voulez citer en justice2. » L’assigné ne comparaîtra peut-être pas. La loi franque et la loi romaine établissent des cas d’excuse légale. Ainsi, d’après la loi Salique, celui qui est employé au service de y l’Etat est excusable de n’avoir pas comparu au jour fixé3. La loi des Douze Tables décide de même au sujet de l’homme atteint d’une maladie grave4. Les délais dans lesquels on doit comparaître sont les mêmes dans les deux législations : tertiis nundinis , dit la loi des Douze Tables 5 ; ad très vices per très nondenas, dit la loi Salique6. La ressemblance éclate enfin jusque dans ce dernier détail : le demandeur doit attendre le défendeur jusqu’au coucher du soleil. Il n’y a défaut que si ce dernier ne se présente pas jusqu’à ce moment. La loi des Douze Tables décide qu’après le coucher du soleil le défendeur sera for¬ clos : sol occasus suprema tempestas esto 7. Solem ei col- locet, dit presque dans les mêmes termes de la loi Salique8. Il semble qu’une telle série d’analogies ne puisse avoir rien de fortuit. L’emprunt aux sources romaines paraît s’accuser d’une façon indiscutable. Qu’on veuille bien réflé¬ chir pourtant combien il est peu probable que l’on ait eu l’idée, à la fin du cinquième ou au commencement du sixième siècle de notre ère, de faire revivre les dispositions de la loi des Douze Tables, — que l’on se rappelle que ces 1. P.-F. Girard, Textes de Droit romain , p. 10. 2. Et ille qui alium mannit cum testibus ad domum illius am - bulare debet; Pardessus, Loi Salique , Ie1' texte, tit. 1, de mannire , § 3. Gf. Capita extravagantia , ibid., p. 336; Hessels, Lex Salica, tit. 1 et tit. 106. 3. Pardessus, ibid., tit. 1, § 4. 4. P.-F. Girard, Textes , p. 11. 5. P.-F. Girard, ibid., p. 12. 6. Pardessus, op. cit., tit. 50. 7. P.-F. Girard, ibid., p. 11. 8. Pardessus, tit. 50, § 2; tit. 40, § 7, etc. 228 MÉMOIRES. dispositions étaient non seulement abrogées, mais oubliées, — et l’on hésitera à admettre que les Francs Saliens aient emprunté à la Rome antique ses délais judiciaires, ses excu¬ ses légales et son mode d’assignation en justice! Est-il surprenant, tout d’abord, que la loi Salique ait laissé aux simples particuliers le soin de se traduire les uns les autres en justice? Un pareil mode d’introduction d’instance est si naturel qu’il a dû être adopté non seule¬ ment chez les Francs, mais à peu près partout1. D’ailleurs, les deux procédures se ressemblent moins qu’on ne pourrait le croire. A Rome, celui qui est in jus vocatus doit suivre immédiatement son adversaire ou lui donner un vinclex, faute de quoi il est traîné de force, obtorto collo, devant le magistrat'2. La loi franque est moins rude; elle ne parle pas d’une citation faite pour comparaître à l’instant même en justice; le défendeur est ajourné, c’est-à-dire assigné pour une certaine date, et, s’il fait défaut à la date indi¬ quée, il encourt une amende3. Les excuses légales énumérées dans les deux lois ne sont pas exactement les mêmes. Ainsi la loi des Douze Tables ne dit rien de l’absence pour le service de l’État. La loi Salique qui mentionne cet empêchement ne parle pas de la maladie; il n’en est question que dans les Capita extravagantia où on énumère, en outre, la mort d’un proche parent et l’incen¬ die qui laisse l’ajourné sans abri4. Quand on parle d’un terme identique pour la clôture des 1. Dareste, Eludes d’histoire du Droit, p. 397, et passim, notam¬ ment, p. 154. 2. P. -F. Girard, Textes, pp. 10 et 10 : Si calvitur pedemve struit, manurn endo jacito... Adsiduo vindex adsiduus esto ; Accarias, Précis de Droit romain, n° 789. 3. R. Sohm, La 'procédure de la « lex Salica », trad. Thévenin, pp. 81 et suiv. : « Le droit à un délai pour répondre... fait partie des droits fondamentaux de Y Allemand. » Sohm observe que la mannilio — à la différence de Y in jus vocatio romaine, — doit indiquer la cause de l’action, le délit d’où elle naît. (Capit. extra, vag., tit. 18; Pardessus, op. cil., p. 336.) 4. R. Sohm, op. cit., p. 85; Pardessus, Loi Salique, p. 4 et p. 339. Gf. Keller, loc. infra cit. LA LOI SALIQUE ET LE DROIT ROMAIN. 229 débats judiciaires, et qu’on se montre surpris que ce soit le coucher du soleil qui ait été choisi pour ce terme, à Rome aussi bien que chez les Francs Saliens, on oublie deux cho¬ ses : la première, que c’était là un moment tout indiqué pour mettre fin aux débats; la deuxième, que la loi des Douze Tables est à cet égard un peu plus complexe que la loi Salique. On lit, en effet, dans les fragments de la loi des Douze Tables qui nous sont parvenus : Post meridiem prae- senti litem addicito . Si ambo praesentes , solis occasus su - prema t empestas esto. Le demandeur gagne son procès si le défendeur ne se présente pas ante meridiem L Ce n’est que si les deux parties sont présentes en justice que les débats s’arrêtent au coucher du soleil1 2. On ne dit pas, comme dans la loi Salique3, que le demandeur doit attendre son adver¬ saire jusqu’au coucher du soleil. L’analogie est plus appa¬ rente que réelle. Il en est à peu près de même de ces tertiae nundinae qui seraient un délai judiciaire à la fois d’après la loi Salique et la loi des Douze Tables. Le titre 50, § 2, de la loi Salique parle bien d’une sommation faite per très vices per très nondenas ; mais, à ce même titre, il est question d’un délai de 40 nuits. Au titre 52, la triple sommation de 7 jours en 7 jours reparaît; mais au titre 59, on retrouve le délai de 40 nuits, un autre délai de 14 jours. N’est-ce pas assez pour nous autoriser à affirmer que l’identité des délais n’est que l’effet du hasard? Un imitateur systématique ne se serait pas borné à reproduire à deux reprises le chiffre qu’il copiait; il l’aurait introduit à peu près partout. Du reste, ce chiffre fatidique 3 reparaît à chaque instant dans la loi Salique. A propos de l’affatomie, on dit qu’il doit y avoir trois témoins à l’acte, que le mandataire chargé d’exécuter les volontés du disposant est tenu de recevoir trois hôtes et de leur donner à manger, comme pour montrer à tous que 1. Relier, De la procédure civile et des actions chez les Romains , trad. Capmas, p. 319. 2. Relier, op. cit., p. 25. 3. Solem collegere dehet, etc. Voir textes cités ci-dessus, I 230 MÉMOIRES. le patrimoine qu’il va transmettre est bien à lui ; les préli¬ minaires de cet acte consistent en ce que 3 homines doivent demandare très causas L Or, toutes ces prescriptions ne sont pas d’origine romaine. Il est tout naturel que le chiffre 3 ait encore servi à fixer certains délais. On a pris le jour des nundinae pour unité et on a multiplié par trois. L’apparente ressemblance qu’il y a entre la loi Salique et les lois romaines, dans les détails de la procédure, se réduit à ce fait très simple, très facile à expliquer : que le deman¬ deur appelle lui-même en cause son adversaire. Il ne faut pas plus être surpris de cela que de voir la victime d’un vol, — le demandeur par conséquent, — rechercher lui- même la chose volée. A Rome, la perquisitio lance licioque dont parle Gai us (3, 189) n’était pas autre chose que cette instruction faite par un simple particulier. La plupart des législations primitives l’organisent comme le seul moyen pratique de réprimer le vol. M. Dareste1 2 nous montre cette perquisition en usage en Norwège, en Islande, chez les Tchèques. Nous savons qu’elle était consacrée par les lois athéniennes. La loi Salique s’en occupe comme la loi des Ripuaires, la loi des Rurgondes et celle des Bavarois. M. Tardif n’a même pas songé à établir ici cette filiation qu’il constate trop aisément d’ordinaire entre la loi Salique et le Droit romain. * / 4° Procédure d' exécution. — Les observations que nous venons de présenter peuvent s’appliquer à la procédure d’exécution. Les règles consacrées par la loi Salique offrent quelque analogie avec celles de la législation romaine primitive. Mais cela ne démontre pas que la loi des Douze Tables ait servi à la confection de la loi Salique. Lorsqu’on trouve en vigueur dans l’Irlande du sixième siècle et dans l’Inde brahmanique ou dans la Perse de Zoroastre une ins¬ titution comme le jeûne du créancier à l’encontre du débi- 1. L. Sal., tit. 46. Cf. ci-dessus. 2. Études d’histoire du droit , p. 299. LA LOI SALIQUE ET LE DROIT ROMAIN. 231 teur, nul ne songe à soutenir que les Irlandais ont reçu cet usage des Brahmes ou des anciens Perses P Les voies d’exécution de la Rome des premiers temps, 1a. pignoris capio et la manus injectio, ne sont pas aussi sin¬ gulières que cette procédure du jeûne. Mais elles remontent comme celle-ci à une très haute antiquité. Gomme celle-ci, elles appartiennent au groupe des plus vieilles institutions de notre race. Jusqu’au treizième siècle, affirme Schroederâ, les Scandi¬ naves iront connu, en fait de saisie, que la prise d’un gage, d’autorité privée, par le créancier. Le plus ancien traité de droit irlandais, le Senchus Môr, consacre la plus grande partie de ses dispositions à la matière des saisies, et par là il faut entendre une procédure analogue à la pignoris ca- pio1 2 3. Hier encore cet usage existait chez les Slaves du Sud4. Il n’est pas surprenant qu’il se rencontre chez les Francs comme dans la Rome primitive. Du reste, si le principe est le même à Rome et chez les Francs, la procédure diffère assez pour qu’un rapport de filiation se conçoive difficile¬ ment. D’après la loi Salique5 6, la saisie était faite par le grafio et les rachimbourgs sur la réquisition du créancier. La législation romaine ne fait aucune place ‘au magistrat. Tout se passait extra jus , à tel point qu’on s’était demandé si la pignoris capio constituait une véritable action de la loi e. La manus injectio, ou mainmise sur la personne du débi¬ teur, aboutissant en règle générale à l’esclavage pour dettes, figure, au moins dans son principe, dans les lois des Francs Saliens. Mais il est surprenant que l’on ait pu prétendre que cette institution avait été tirée des Douze Tables et qu’elle 11e se retrouvait dans aucune autre loi des peuples 1. Dareste, Éludes d’histoire du droit, p. 114. 2. Lehrbuch, p. 81. 8. Dareste, op. cit., p. 359. 4. Dickel, Le nouveau Code oivil du Monténégro, p. 59. 5. Tit. 50 § 3. — Cf. R. Sohm, op. cit., p. 26 (tract. Thévenin). 6. Gaius, 4, 29. 232 MÉMOIRES. germaniques. « Le respect de la liberté individuelle est incontestablement, dit M. Tardif1, un des caractères du droit germanique, et il s’est maintenu à un haut degré dans le pays qui a été le plus longtemps, fidèle à ses vieux usages, l’Angleterre. On a toujours eu peu de sohci de ce principe à Rome, sous la République comme sous l’Empire. Aussi l’on avait admis sans difficulté le droit pour le créancier de mettre la main, manus injectio, sur le débiteur qui ne le payait pas, de l’emmener chez lui, de le mettre en prison, de l’enchaîner, et au bout d’un certain délai de le vendre ou de le tuer et d’en partager le corps avec les autres créanciers2. Ces droits exorbitants sur un homme libre, si contraires aux mœurs des anciens Germains, nous les retrouvons dans un édit additionnel à la loi Salique, qui est réuni à cette loi dans quelques manuscrits et dans certaines éditions3. Celui qui ne peut payer ou faire payer la somme due à titre de composition est remis aux mains du créancier qui fera ce qu’il voudra de son débiteur : tradatur in manu et faciant exinde quod voluerint. » Il suffit pour réfuter cette thèse d’établir que -l’esclavage pour dettes était général chez les peuples de race germani¬ que. Tous les historiens du droit l’admettent sans difficulté4 et nous pouvons nous contenter de citer quelques textes qui ne laissent pas de doute sur ce point. Tacite constate lui- même que les Germains n’hésitaient pas à sacrifier leur liberté pour satisfaire leur passion du jeu3. La loi des Lom¬ bards6, la loi des Wisigoths7, la loi des Ravarois8, décla- \ _ 1. Op. cit., p. 164. 2. Douze Tables, 3, 6. Gaius, 4, 21 et suiv. 3. Belirend, p. 109. Merkel, 87, §' 7. Pardessus, Pipi., I, 143. 4. Voir par exemple, Glasson, op. cit., t. III, p. 551. Viollet, Précis, p. 252. Schroeder, Lehrbicch, index, vo Schuldhnechtschaft. Pardes¬ sus, Loi Salique, p. 518. 5. Tacite, Germ., 24. 6. Liutprand, 63, 121, 152 ( debeat eum dure pro servo in manu ejus cui culpam fecit.) 7. YI, 4, 2 ( antiqua .) 8. Tit. 2, c. 1, § 5 : ipse se in servit io déprimât... donec univer- sum débitum restituât. LA LOI SALIQUE ET LE DROIT ROMAIN. 233 rent formellement qu’à défaut de payement de la composi¬ tion, l’esclavage est encouru, soit d’une manière définitive, soit à titre provisoire. Les formulaires de l’époque franque contiennent des modèles d’actes par lesquels on aliène sa liberté L Il n’y a pas de fait plus général, pas de point mieux éta¬ bli. Le Droit romain de l’époque classique qui, dit-on, n’avait aucun respect de la liberté individuelle proclamait, au contraire, que c’était un bien inaliénable et imprescrip¬ tible. L’esclavage pour dettes était tombé en désuétude1 2. Que faut-il penser, dès lors, de cet esprit d’indépendance que les Germains, suivant une opinion trop répandue, auraient apporté au monde antique? C’est que ce sentiment est l’indice d’un état de civilisation peu avancée. Il n’y a aucune raison pour en faire honneur à la race germanique à l’exclusion des autres races, — d’autant plus que, comme nous venons de le voir, il n’était pas assez vif pour les em¬ pêcher de trafiquer de leur liberté 3. Les recherches auxquelles nous venons de nous livrer nous permettent d’affirmer, contrairement aux assertions de M. Tardif, qu’il n’y a pas eu « d’action directe de la légis¬ lation romaine sur la coutume Salique. » L’occupation de Trêves par les Francs Saliens et l’existence d’écoles dans cette ville ne prouvent absolument rien. Car on n’a jamais enseigné dans ces écoles la législation des Douze Tables ; c’est ce qu’il faudrait cependant pour que la thèse de 1. Marculf, 2, 28, etc. 2. Accarias, Précis de Droit romain , nos 38 et 780. 3. M. Tardif soutient encore (p. 164) que « les rédacteurs de la loi Salique ont emprunté aux juges romains leur banc ou chevalet, scamnum, et leurs verges; » en d’autres termes, qu’ils ont emprunté la torture aux lois romaines. Mais dans la loi Salique, il n’est ques¬ tion de la torture qu’à propos des esclaves, fit. 40, et rien ne prouve que le Droit germanique s’opposât à la mise à la question des escla¬ ves. 234 MÉMOIRES. M. Tardif fût fondée, puisque ce savant prétend qu’on s’est inspiré de cette législation dans la confection de la loi Sali- que. A la rigueur, le scribe auquel on doit la rédaction de cette loi aurait pu avoir ' quelque idée du droit du Bas- Empire ; il aurait pu connaître les ouvrages dont on se ser¬ vit pour composer le Bréviaire d’Alaric. Mais, à coup sûr, il ne savait pas ce qu’étaient Vin jus vocatio , la pignoris capio, la manus injectio ou la perquisitio lance licioque. Il est probable, d’ailleurs, que son rôle dans la rédaction de la loi a été purement passif. Il a enregistré dans une lan¬ gue à demi -barbare les coutumes qu’on lui ordonnait d’écrire. Les analogies que l’on signale entre la loi Salique et l’ancien Droit romain ne sont pas plus probantes que cel¬ les qu’on a pu trouver entre les législations primitives de l’Inde, de la Perse, de la Grèce et de l’Irlande. Il n’en résulte pas que ces législations dérivent les unes des autres. Ces traits communs, cet air de famille que présentent leurs institutions archaïques s’expliquent plutôt par l’identité du milieu social et économique où elles ont apparu. Les mêmes causes agissant aux époques et dans les lieux les plus divers ont produit les mêmes effets, APPENDICE. On ne s’est pas contenté de soutenir que les rédacteurs de la loi Salique s’étaient servis pour leur œuvre des monuments de la législation romaine; on est allé jusqu’à prétendre, ce qui est beaucoup moins vraisemblable, que des emprunts avaient été faits par eux au plus ancien code des Wisigoths, à ce recueil que la plupart des savants contemporains attribuent — à tort ou à raison — au roi Euric (466-484). On en conclut qu’au moment de la rédaction de la loi Salique, le royaume franc était limitrophe de l’état wisigoth. Et grâce à cette observation, la date de la loi Salique se trouverait mieux Axée qu’elle ne l’était jusqu’ici. C’est le savant M. H. Brunner qui a émis ces idées dans, son remarquable Manuel d'histoire du droit allemand, Deutsche Rechtsgeschichte, p. 301 (1887). A défaut d’une étude appro¬ fondie sur les rapports de la loi Salique et de la lex Antigua des Wisigoths1, — étude qui n’eût pas été à sa place dans un simple manuel, — M. Brunner a indiqué, dans une note substantielle, les passages de ces deux lois entre lesquels on peut établir une concordance. Ils sont en assez petit nombre : une dizaine, c’est tout. M. Brunner reconnaît même que l’analogie n’existe pas entre le fond des dispositions ; elle ne se manifeste que dans l’ex¬ posé des faits à propos desquels les règles sont posées. Voilà une analogie bien superficielle. Il n’y a aucun rapport entre l’ordre des matières adopté par les rédacteurs de la loi Salique et celui que l’on a suivi dans la loi des Wisigoths ; aucun rapport entre le dispositif de ces deux lois; la loi des Wisigoths est une loi complexe, détaillée, un code à la façon du Bas-Empire; la loi Salique, dans sa rude et barbare simplicité, se réduit presque à n’être qu’un tarif de compositions ; tout au plus peut-on relever 1. Walter, Corpus juris germanici, t. I, et Bluhme, die Westgot- hische Aniiqua, Halle, 1847. 236 MÉMOIRES. dans ces deux documents quelques expressions identiques. Mais l’emploi de la langue latine vers la même époque suffit à expli¬ quer ce fait : c’est une coïncidence toute naturelle et due au pur hasard; elle ne permet pas d’affirmer que les rédacteurs de la loi Salique aient eu sous les yeux la loi des Wisigoths et qu’ils s’en soient servis; nous sommes convaincus qu’ils auraient apporté moins de retenue dans leurs emprunts, s’il y avait eu emprunt; le plagiat serait éclatant et bien d’autres l’auraient aperçu avant M. Brunner. Quoi qu’il en soit de ces raisons générales qui ne nous permet¬ tent pas d’adhérer aux idées de M. Brunner, présentons ici le tableau des concordances qu’il a signalées : L. Salique. — 27, 2 : Si vero de pe- coribus (tintinno) invola- verit. . . — 27, 3 : Si quis pedica ad caballo imbulaverit. . . — 27, 4 : Si vero caballi ipsi perierunt, ipsos in ca- pite restituât. (Cf. Baiuw. 9, 11, et Roth, 289.) — 27, 6 : Si quis in orto alieno in furtum ingres- sus fuerit . . . Sal. Cuit. 5 et 6 : Si quis. . . de pomario. . . de- ruperit. — 9, 1 : Si quis anima- lia aut caballus aut quo¬ libet pecus in messe sua invenerit , penitus eum vastare non debet. Quod si fecerit et hoc confessus fuerit, capitale in locum restituât; ipse vero debi- lem ad se recipiat. L. des Bargondes. — 4,5: Qui tintinnum caballi furto abstullerit. — 4, 6 : Si autem impe- dicato caballo ingenuus pedicam tulerit. — 25, 1 : Si quis cujus- libet ortum violenter aut furtim ingressus fuerit. . . (Baiuw. 9, 2 : Si quis in orto furtive alicujus intra- verit. . . ita et pomariis lex ser- vanda est. . .) L. des Wisigoths. — VU, 2, 11. Si quis tin- tinnabulum involaverit. . . et plus loin : pecoribus. . . — vin, 4,1 : Si quis caballum d e pedica... tule¬ rit... unum solidum ei det et si... perierit , ejusdem meriti caballum restituât. viii, 3, 2 : Si quis alie- num hortum vastaverit. — vin, 3, 13 : Si quis caballum aut pecus alie- num in vinea, messi... in¬ venerit, non expellat ira- tus, ne... evertat... Et si pecora... everterit, domino pecorum dampnum sim- pla tantummodo satisfac- tione restituât et sibi quae debilitavit aut occidit , usurpet. LA LOI SALIQUE ET LE DROIT ROMAIN. 237 L. Salique. — 9, 5 ( Cad . 1) : Si quis vero pecora de damno aut in clausura aut dum ad doinum rainantur expel- lere aut excutere præ- sumpserit. — (Cad. 2) : Si vero pe¬ cora de damnum in clausja f uerint . . . — 9, 8 ( Cod. 2) : Si vero per inimicitiam aut per superbia sepem alienam aperuerit et in messe, in prato, in vinia aut quali- bet laborem pecora mise¬ nt. . . stematum damnum reddat. . . — 32, 1 : Si quis liomi- nem ingenuum sine causa ligaverit . , xxx sol. culpabilis. L. des Burgondes. — 23, 3 : Quod si ani- malia, dum de dampno ad clausuram menantur . tollere praesumpserit. (Roth. 316 : Si quis pe- culium de damno ad clau¬ sura minaverit. . .) — 23, L — 27, I : Si quis sepem. alienam aperuerit et ca- ballos suos aut animalis in messem aut in pratum voluntarius miserit. . per singula animalia inférât... solidos singulos. (Roth. 344 : Si quis ca- ballus aut armenta asto animo in messe aliéna aut in prato aut in quolibet damnum miserit, compo- nat per caput solidum unum.) — 32 : Si quis hominem ingenuum innocentem li¬ gaverit , et hoc ingenuus fecerit, inférât ei, quem ligaverit, solidos xii. — 10, 3 {Cod. 6 et 5 éd. — 10 : Si quis servvm... Hessels) : Si quis servum . . . occident . . . occident. . . - 29, 1 . . . 100 solidi. (Cf. textes de 2e f., etc , compositions plus ancien¬ nes, de taux inférieurs). — 39 : Voler un esclave, réduire un homme libre à l'état d’esclave : plagium. L. des Wisigoths. — VIII, 3, 14 : Si quis expellenti de frugibus pe¬ cora excusserit. . . — Quod si de domo ejus aut clausura. . . — vin, 3, 10 : Qui ju- menta vel boves aut quæ- cumque pecora voluntarie in vineam vel messem im- miserit, .. . dampmim quod fuerit aestimatum cogatur exsol vere. . . et. . . per sin¬ gula capita singulos soli¬ dos reddat. — VI, 4, 3 : 100 solidi. — VIT, 3. 238 MÉMOIRES. A ce tableau des concordances entre la loi Salique et la loi des Wisigoths, il serait facile d’opposer un tableau beaucoup plus étendu des divergences qu’il y a entre ces deux lois. On n’aurait pas de peine à remarquer l’emploi constant, dans la loi Salique, de la forme: si quis ...; cette forme est fréquente dans la lex antiqua des Wisigoths, mais elle est loin d’avoir le même carac¬ tère sacramentel que dans la loi Salique. La loi Salique a d’autres expressions en quelque sorte sacramentelles : et ei fuerit adpro - batum, — culpabilis judicetur ..., — excepto capitale et dila- turœ. Ces termes ne figurent pas dans la loi des Wisigoths. Dans nombre de cas les deux lois prévoient des faits analogues, . et il n’y a entre elles aucune ressemblance, par exemple : à propos des maléfices, des vols commis dans un moulin, des incendies, des seconds mariages, etc. L’examen de ce tableau ne démontre donc qu’une chose : c’est que les auteurs de la loi Salique, ceux de la loi des Burgondes et ceux de la loi des Wisigoths se sont rencontrés sur certains points ; ils ont, à propos de certains délits très fréquents, employé les mêmes expressions. Et, à vrai dire, je ne suis surpris que d'une chose, c’est que ce fait ne se soit pas produit plus souvent. Il y a longtemps que l’on avait été frappé de ces ressemblances entre les lois barbares ; mais on n’avait pas songé à les res¬ treindre à quelques-unes d’entre elles pour leur constituer des liens de filiation qui nous semblent imaginaires. Nous regardons, en effet, la tentative faite dans ce sens par M. Brunner comme peu heureuse. Nous l’avons étudiée de près, comme il convient quand il s’agit des travaux d’un savant d’une aussi grande auto¬ rité. Mais il nous paraît inutile d’en donner une critique détaillée; toutes les observations de détail que nous pourrions présenter ne feraient que confirmer notre aperçu général. Nous sommes convaincus que les rédacteurs de la loi Salique n’avaient sous les yeux ni le code d’Euric, ni les lois romaines. Leur œuvre a été vraiment originale, pure de toute influence étrangère. Ce n’est point une compilation composée d’éléments hétérogènes plus ou moins habilement réunis, c’est, sous sa forme fruste, l’expression directe des Coutumes des Francs-Saliens, rédigées par un scribe ignorant et dont le rôle a été purement passif. DES TREMBLEMENTS DE TERRE AU JAPON. 239 DES TREMBLEMENTS DE TERRE AU JAPON Par M. BERSON1 Caractère volcanique du sol japonais. — On a beau¬ coup écrit sur le Japon, souvent un peu à la légère; le prin¬ cipal défaut des auteurs qui ont prétendu nous renseigner sur l’Empire du Soleil levant est d’avoir été mal renseignés eux-mêmes. Il ne suffit pas, pour connaître le tempérament du peuple de ce pays, d’y avoir séjourné quelques mois dans un port : on risque de faire à ses lecteurs, avec la meil¬ leure foi du monde du reste, la peinture des mœurs d’une population qui, si elle est japonaise d’origine, a du moins usé le relief de son caractère au contact quotidien de la vie des occidentaux. Il a été plus facile d’étudier le Japon au point de vue de son art propre, et l’on a porté des jugements autorisés sur ses porcelaines si brillamment décorées, sur ses soies brochées ou brodées, sur ses laques profondes dans lesquelles les métaux précieux courent en minces filets ou s’étalent pour figurer des fleurs, des insectes, des oiseaux, sur ses ivoires aux formes gracieuses, sur ses bronzes capricieux où le cuivre rouge, l’argent, l’or et les alliages de ces métaux s’incrustent pour les relever de tons riches et diversement colorés. Pendant un séjour de plus de quatre années au Japon, j’ai pu étudier ce pays à d’autres points de vue et y faire provi¬ sion de documents variés. Je m’occuperai ici de l’un des 1. Lu dans la séance du 16 avril 1891, 240 MÉMOIRES. phénomènes naturels qui ont toujours fait la plus grande impression sur l’esprit des hommes, je veux parler des trem¬ blements de terre. Ma qualité de professeur à l’Université de Tôkiô m’a valu la bonne fortune de pouvoir, avec l’aide de mes élèves de l’Université, puiser dans les anciens auteurs indigènes, et plusieurs longs voyages dans l’intérieur du pays m’ont révélé l’aspect de son sol tourmenté et m’ont fait mieux comprendre son caractère volcanique. 11 n’est personne qui, ayant eu sous les yeux une collec¬ tion de dessins de paysages japonais, n’ait vu se profiler dans quelques-uns d’entre eux la silhouette d’une montagne res¬ semblant à un immense cône, très obtus, tronqué vers son sommet. C’est la montagne sainte, le mont Foudji , volcan aujourd’hui éteint, qui a semé au loin la désolation et la ruine autour de lui pendant une longue suite de siècles. Chaque année, lorsque les rayons du soleil d’été ont débarrassé presque complètement son sommet des neiges qui le recou¬ vrent pendant un grand nombre de mois, d’innombrables pèlerins, auxquels la tradition a légué la terreur des cata¬ clysmes dus au volcan, vont y faire leurs dévotions pour obtenir du monstre qu’il continue à sommeiller. Le Foudji- yama est situé dans la province de S 'ourougci, à la frontière de la province de liai , approximativement par 141° de lon¬ gitude est et 350 Va de latitude nord. Mais si le Foudji-yama ne joue plus depuis longtemps qu’un rôle religieux en offrant au Japonais le moyen de donner satisfaction à un besoin qui semble universellement répandu parmi les hommes, au besoin du pèlerinage, l’île de Nippon possède encore plusieurs volcans dont l’activité s’exaspère à des intervalles assez rapprochés : tel YAsama- yama, situé sur les confins de la province de Ghinâno , au voisinage du Iiôtzouké , par 140° de longitude est environ et 36° Va de latitude nord, et dont le cratère vomit constam¬ ment des torrents de vapeur dont j’ai éprouvé les funestes effets ; tels encore les monts Bandai , de la province YCIwa- chiro , que j’ai visités également et qui ont fait éruption en 1888. DES TREMBLEMENTS DE TERRE AU JAPON. 24 i La présence de nombreux volcans dans les îles japonaises entraîne nécessairement l'existence de sources minérales et thermales. J’en ai étudié sur place une quarantaine. Au voi¬ sinage des volcans, la température de leurs eaux est très élevée : ainsi, dans le bourg de Kami-souwa de la province de Chinàno , la température est de 64° à la source Youcôdji, de 80° à You-no-Ouaki , et de 87° à Tadjicou-no-you' ; elle atteint 90° à N aka-no-you de Bandaï-zan. Plusieurs d’entre elles tiennent en dissolution des acides forts en liberté, comme les eaux de Kousatsou (67°5) de la province de Kôtsouké , les eaux de Nasou-nô -youmo tô (82°) de la pro¬ vince de Chimôtzouké, ou les eaux de Kami-no-you de Ban - daï-zan. Fréquence des tremblements de terre. — Mais la con¬ séquence la plus importante du caractère volcanique de l'ar¬ chipel japonais est sans contredit la fréquence des tremble¬ ments de terre. La moyenne par année est. en effet, de plus de cinquante, comme on peut en juger par le tableau suivant : Année 1876 . 51 — 1877 . 62 — 1878 . 40 — 1879 . 61 5 premiers mois de 1880 . 25 La plupart de ces tremblements de terre sont daine par¬ faite innocuité ; ils iront d’autre effet que de produire ça et là quelques légers affaissements ou de faibles élévations de terrain. Si on est dehors, on ne s’aperçoit de rien. Dans une maison japonaise, on entend des craquements rythmés dus aux chocs des pièces de bois qui forment la carcasse de la maison et auxquelles on laisse un certain jeu pour éviter un ébranlement d’ensemble : l'attention éveillée par ces bruits permet alors de percevoir les oscillations du sol. 1. Le?» paysans font cuire des légumes en les suspendant dans un panier d'osier au goulot de la fontaine issue de cette dernière source. 9e SÉRIE. — TOME III. 16 242 MÉMOIRES. Aujourd’hui, tous les tremblements de terre qui se produi¬ sent à Tokio sont complètement connus à l’Observatoire météorologique : l’heure de la secousse, la direction et l’am¬ plitude des oscillations sont indiquées par l’appareil enregis¬ treur du Dr Palmieri. Mais autrefois l’Observatoire n’exis¬ tait pas et on ne notait que les tremblements de terre dont la violence avait été capable d’amener des catastrophes, incendies, écroulement des maisons ou des montagnes, inondations, etc. Il en est des phénomènes de la nature comme des hommes : on se souvient surtout de ceux qui ont fait beaucoup de mal et leur renommée semble grandir en proportion du nombre de leurs victimes. A l’énumération de ceux de ces phénomènes qui ont été sauvés de l’oubli, j’ai rattaché les circonstances importantes qui ont accom¬ pagné ces terribles commotions du sol. Les dates sont indi¬ quées de deux manières : d’abord suivant l’ère chrétienne, puis suivant le calendrier japonais. Les auteurs japonais que j’ai consultés les donnent en effet d’après les habitudes nationales : chaque règne impérial forme une période qui reçoit un nom particulier \ et les années qui y sont com¬ prises portent des numéros d’ordre. NOMENCLATURE DES GRANDS TREMBLEMENTS DE TERRE. Année 639. — Hiver de la première année de l’empereur Ivokyokou. Fréquents tremblements de terre. 678. — Hiver de la septième année de Hacouhô. Trem¬ blement de terre à Tsoucouci (Kiou-siou) ; fissures des terres de 22 jô2 de largeur et de plus de 3000 jô de longueur; écroulement de nombreux édifices. 684. — 14 octobre de la treizième année de Hacouhô. Tremblement de terre dans tout le Japon; éboulement des 1. Ainsi, depuis l’avènement de l’empereur actuel, nous sommes dans l’ère de Méidji. 2. Un jô vaut 10 chacou et le chacou est l’équivalent du pied anglais ou de 305 millimètres. DES TREMBB3MENTS DE TERRE AU JAPON. 243 montagnes ; débordement des rivières ; mort d’an grand nombre d’hommes et d’animaux. La province de Tosa, dans l’iie de Sikokou, est particulièrement dévastée. Pendant la nuit, des grondements pareils à ceux du tonnerre se font entendre vers l’est. Il se forme un îlot de plus de 300 jô dans la mer d’Idzon, près de la province de ce nom. 855. — Deuxième année de Saïcô. Le tremblement de terre fait tomber la tête du Daïboutsou de Tôdaïdji (grande statue divine de Nara). Ce fut un sujet de plaisanteries sur le bouddhisme; on se demandait en quoi la protection du Daïboutsou, dont la tète ne résiste pas même au tremblement de terre, peut être utile aux hommes. 869. — La nuit du 26 mai de la onzième année de Têkan, il y eut dans le Moutsou une grande secousse qui amena l’envahissement de la mer à l’intérieur de la province ; plus de mille personnes furent noyées. La nuit fut éclairée par une vive lumière. 877. — Deuxième année de Gain-kyo. Tremblement de terre dans le Sagami et le Moussachi; beaucoup de per¬ sonnes écrasées. 880. — Quatrième année de Gain-kyo. Tremblement de terre à Kyôtô. 887. — Troisième année de Zinwa. Tremblement de terre dans tout le Japon; morts nombreuses dues aux écroulements des maisons et aux inondations. 937. — Été de la première année de Tin-kyo. Tremble¬ ment de terre. 975. — Juin, première année de Gaintè. Tremblement de terre ; démolition des te'ra (temples bouddhiques) et des myci (temples shintoïstes). 1184. — Juillet, première année de Boun-ji. Tremblement de terre. 1202. — 28 janvier, deuxième année de Kinjyn. Appari¬ tion de deux soleils1 et tremblement de terre à Kamakoura. 1292. — Eté de la première année de Aijyn. Terrible 1. Probablement un anthélie. 244 MÉMOIRES. tremblement de terre à Kamakoura; plus de dix mille morts. 1298. — Avril, première année de Chô-an. Grande se¬ cousse dans les provinces de Yamachiro, Yamato, Kavathii, Idzoumi, Setsou; on porte à dix mille le nombre des morts. 1330. — Juillet, lre année de Gaincô. Tremblement de terre dans tout le Japon; le Foudji-yama s’écroule sur une longueur de plusieurs centaines de jô. 1360. — Première année de Cô-an. Tremblement de terre. 1588. — Février, dix-septième année de Tinchô. Trem¬ blement de terre dans le Sourouga et le Tôtômi. 1595. — Nuit du 12 juillet, première année de Kêtsio. Fissures de plus de 3 jô de largeur dans les terres. On signale comme fait remarquable l’écroulement du château- fort de Fouchimi. 1600. — 16 décembre, sixième année de Kêtsio. Grand tremblement de terre à Bauchou et dans le Kadzoussa. 1632. — 7 février, dixième année de Kan ê. Tremble¬ ment de terre à Odawara ; mort de plus de cent cinquante personnes. 1632. — 21 mars de la même année. Tremblement de terre à Yédo; envahissement des terres par la mer d’Idzon. 1645. — 13 mai, troisième année de Chanfô. Tremble¬ ment de terre à Yédo. 1647. — 22 avril, première année de Kai-an. Écroulement de Haconé. 1648. — 20 juin, deuxième année de Kai-an. Tremblement de terre à Yédo. 1661. — 1er mars, deuxième année de Kan-boun. Trem¬ blement de terre dans la province d’Omi ; écroulement de beaucoup de maisons et destruction du fameux pont de pierre de Gôjo à Kiôtô. 1661. — 13 juin de la même année. — Secousse générale dans tout le Japon. 1661. — Octobre. Tremblement de terre dans la pro¬ vince d’Ossoumi de l’ile de Kiou-siou. 1682. — 5 avril, troisième année de Tinwa. Tremblement DES TREMBLEMENTS DE TERRE AU JAPON. 245 de terre à Nikkô ; la terre se déchire en présentant de lar¬ ges fissures et les montagnes environnantes s’écroulent. 1693. — 27 mai, septième année de Gainrocou. Tremble¬ ment de terre à Akita, dans le Déwa ; incendie dans lequel plus de trois cents personnes sont écrasées ou brûlées. 1702. — La nuit du 22 novembre de la seizième année de Gainrocou, il y eut une très violente secousse dans le Sagami, le Moussachi et le Kôtsouké; beaucoup de maisons furent renversées, de même qu’une partie du château-fort de Yédo. Odawara surtout eut à souffrir à cause du grand incendie qui se déclara, de l’envahissement de la mer et de l’écrou¬ lement du mont de Haconé; l’eau, le feu, la chute des maisons détruisirent une partie de la population. Au même moment, il y eut à Bauchou un envahissement de la mer qui emporta plus de mille maisons et noya plusieurs milliers de personnes. 1706. — 4 octobre, quatrième année de Hô-ê. Secousse générale dans tout le Japon, mais surtout à l’ouest du Sagami', où se produisirent de larges fissures du sol et où beaucoup d’hommes perdirent la vie. Invasion de la mer dans les provinces deTôtômi, Idzou, Kii, Tosa, I-yo, Cetsou; deux villages , Araï et Yocossouka , sont emportés ; beau¬ coup de morts. 1706. — 23 novembre de la même année. Tremblement de terre dans les provinces de Sourouga et de Tôtômi. Explo¬ sion de Seubachiri-gouthii (entre les monts Foudji et Achi- daka), pluie de cendres. A Yédo, malgré une distance de 30 ris1, on entendait le brait de la montagne, semblable aux grondements du tonnerre ; pendant la nuit, l’activité du volcan s’accrut encore et la pluie de cendres devint tor¬ rentielle. Elle tomba également dans le Bauchou, le Kad- zoussa, le Chimôsa. Le lendemain, tout fut tranquille. Mais le 25, le ciel redevint noir, la pluie de cendres recommença et continua jusqu’au 28. Dans certains endroits des pro¬ vinces d’Idzou, de Sagami, de Sourouga, la cendre s’était 1. Le ri vaut à peu près 4 kilomètres. 246 MÉMOIRES. amoncelée jusqu’à une épaisseur de 2 jô, et, dans le Mous- sachi, de plus de 1 jô. Après le phénomène, il se forma à Seubachiri-gouthii un monticule qu’on appela Hôê-zan (mon¬ tagne de Hôê; on était alors dans la quatrième année de Hôè). 1722. — Du 20 novembre de la huitième année de Kyô-hô jusqu’au mois de décembre, il y eut continuellement des tremblements de terre dans l’île de Kiou-siou. 1724. — Dixième année de Kyô-hô. Plus de quatre-vingts secousses à Nagasaki. 1750. — Première année de Hôrekki. Tremblement de terre à Iviôtô. 1750. — 25 avril. — Terrible tremblement de terre à Takata (Etchigo) : plus de seize mille trois cents morts. 1755. — 30 juillet, sixième année de Hôrekki. — Secousse dans la province d’Omi. 1765. — 28 janvier, troisième année de Mêwa. Tremble ment de terre à Aomori : incendie, morts nombreuses. 1770. — 2 juin, huitième année de Mêwa. Secousses à Yédo. J.781. — 14 et 15 juillet, deuxième année de Tin-mè. Tremblement de terre à Yédo, destruction d’Odawara, écrou¬ lement des monts de Haconé. 1782. — 3 juillet, troisième année de Tinmè. Pendant le mois de mai les eaux minérales du Kôtzouké deviennent très chaudes. A partir du 3 juillet, tremblement de terre dans le Chinânô et le Kôtzouké avec pluie de cendres et de pierres pendant sept jours; la nuit n’était pas plus obscure que le jour. Odeur de phosphures d’hydrogène. — Explo¬ sion du volcan Asama-yama et des montagnes de Kousat- sou. L’eau chaude jaillit par torrents du pied de ces monta¬ gnes, trente-cinq villages sont emportés par les rivières débordées et entraînent avec eux trois mille cinq cents cada¬ vres humains. A Takasaki, les cendres amoncelées attei¬ gnent le niveau des toits des maisons. Pendant deux jours, le 8 et le 9, la pluie de cendre tombe même à Yédo. 1803. — Mois de juin, première année de Bouqua. Trem- DES TREMBLEMENTS DE TERRE AU JAPON. 247 blement de terre dans le Déwa ; le petit port de Kissakata, renommé pour la beauté de son site, est détruit. 1808. - — 21 février, sixième année de Bouqua. Secousses dans le Chinânô, fissures du sol. 1809. — 1er janvier, septième année de Bouqua. Tremble¬ ment de terre dans l’ile de Sàdô. 1821. — Du 16 au 19 janvier, cinquième année deBounsé. Plus de cent cinquante secousses à Yézo. 1829. — 2 juillet, première année de Timp-pô. — Trem¬ blement de terre à Kiôtô, destruction du château de Nijô, des maisons et des temples; morts nombreuses. Les secous¬ ses se renouvellent jusqu’au 20 août. 1834. — 25 juin, sixième année de Timp-pô. Tremblement de terre à Sendaï, incendies, envahissement de la mer; morts nombreuses. 1846, -- 24 et 25 mars, quatrième année de Côqua. Tremblement de terre dans le Chinanô, incendies, beaucoup de morts, 1852. — 2 février, sixième année de Ka-ê. Tremblement de terre dans le Sagami : destruction d’une partie du ch⬠teau d’Odawara et de plus de deux mille deux cents mai¬ sons ; plus de sept cents personnes sont blessées, soixante- dix-neuf meurent. Ecroulement de Haconé-Yama, d’Achi- gara et de Foutago. 1853. — 14 et 15 juin, première année de Ance. Tremble¬ ment de terre à Kiôtô, dans les provinces d’Icè, Iga, Yamato, Omi, Kotzouké, Yamachiro. Dans le Kotsouké seul, plus de cent soixante et dix personnes y trouvent la mort. 1853. — 4 novembre. Tremblement de terre dans les pro¬ vinces de Mino, Ivii, Getsou, Harima, Icé, Idzou; envahis¬ sement de la mer à Ghimoda, mort de plus de quatre-vingts personnes dans les flots. 1853. — 5 novembre. Tremblement de terre auTokaïdo, au Nankaïdo, au Gékaïdo; envahissement de la mer sur beau¬ coup de points; dévastation de la moitié du Japon. 1854. — 2 novembre, deuxième année de Ancè, vers dix heures du soir. Terrible secousse à Yédo, effondrement d’un MÉMOIRES. £48 grand nombre de maisons, incendie en plus de cinquante endroits, deux mille cinq cents morts. 1888. — Le 15 juillet, vers le soir, des commotions effroyables, accompagnées de détonations assourdissantes, se font sentir dans la province d’Iwachiro : ce sont les monts Bandai , situés à 241 kilomètres au nord de Tokio, sur les bords du lac Inawachiro qui viennent de faire explo¬ sion. Les Bandai-zan étaient constitués par trois pics d’en¬ viron 1,500 mètres de hauteur. La partie médiane, y compris le pic central, a été projetée obliquement, comblant ainsi les vallées voisines sur une superficie de 60 kilomètres car¬ rés. Nulle part trace de feu ou de lave : l’explosion est due uniquement à la vapeur d’eau qui avait acquis une force élastique énorme; le cratère ne vomit que des nuages immenses de poussières brûlantes et des torrents de boue coulant au loin et ensevelissant des villages entiers1. L’épais¬ seur des débris amoncelés par le volcan varie de 3 à 30 mè¬ tres suivant le lieu; elle atteint exceptionnellement 300 mè¬ tres en quelques points, On évalue à environ cinq cents le nombre des morts, » Traditions superstitieuses. — Lorsque le Japon était isolé du reste du globe par sa position géographique et par les lois de ses empereurs, le peuple était naturellement enclin à considérer Je Japon, sinon comme le seul pays du monde , du moins comme le centre et la partie la plus importante de la surface de la terre. Faut-il nous en éton¬ ner, nous qui pendant longtemps avons été assez ignorants ou assez vains pour croire que la Terre est le centre de l’Univers et que tous les astres qui peuplent l’espace infini ont été faits pour l’utilité ou l’agrément des humains de notre globe? Aussi la tradition populaire ne s’occupe-t-elle que du 1. Le petit hameau assis sur les bords de la source Chimô-nô-you, dont j’ai étudié les eaux et où se soignaient une quarantaine de mala¬ des, a été englouti en un clin d’œil avec tous ses habitants. DES TREMBLEMENTS DE TERRE AU JAPON. 249 Japon lorsqu'elle raconte la cause mystérieuse des tremble¬ ments de terre. Il est bien entendu que, depuis l’époque où les Japonais ont noué des relations suivies avec les occi¬ dentaux et se sont mis au niveau scientifique du vieux monde européen, la tradition est devenue légende. D’après la légende, le Japon repose sur le dos d’un immense pois¬ son de l’espèce appelée Namadzou. Lorsque ce poisson remue la queue ou une partie quelconque de son corps, la province située au-dessus est secouée et ressent un tremble¬ ment de terre. A sa tête est fixée une pierre, nommée Kanamè ichi , qu’une divinité bienfaisante, Kachimamyô - zin, tient à la main pour maintenir le Namadzou au repos. Je dois ajouter, pour être véridique, que, suivant une autre légende, la colonne de pierre Kanamè ichi , qui s’élève dans la province d’Idzoumô, a été érigée en souvenir de la conquête du Japon par la divinité guerrière Kachimamyô - zin et à l’endroit où celle-ci planta son sabre à dix manches. On lit dans le Nihon-ki (histoire du Japon) que, sous le règne de Soui-co-ten-no , à la suite de grands dégâts causés par de fréquentes commotions du sol, le culte d’une divinité spéciale aux tremblements de terre fut ordonné dans tout le Japon. Maintenant, ajoute l’auteur, il ne reste plus trace de ce dieu. Pronostics tirés des tremblements de terre. — La tra¬ dition populaire prétendait autrefois tirer des pronostics de la connaissance de l’heure d’un tremblement de terre. Pour bien comprendre le proverbe suivant, il faut savoir que le jour japonais était partagé en deux parties comprenant cha¬ cune six heures, qui étaient la quatrième, la cinquième, la sixième, la septième, la huitième et la neuvième; ces heu¬ res étaient variables avec les saisons, leur valeur moyenne étant d’environ deux de nos heures; pour dire il est midi ou minuit, on disait il est neuf ( kokonotsou] ) du jour ou de la nuit. Voici le poème japonais : « Ivouwa yamaï, go liithii no amè, moutsou yatsou naréba kazè to sirou bessi. » 253 MÉMOIRES. \ Le tremblement de terre de neuf heures est le présage de la maladie, celui de cinq et de sept heures est le signe de la pluie, celui de quatre heures indique le temps sec; enfin, celui de six et de huit heures est le présage du vent. Essais de théorie. — Plusieurs théories ont été tentées autrefois par les Japonais pour expliquer les tremblements de terre. Elles reposent souvent sur des analogies incomplè¬ tes avec les phénomènes artificiels que nous produisons et sur l’hypothèse de deux éléments fluides, in et yo , l’eau et le feu, qui ont toutes les propriétés dont on a besoin pour l’échafaudage de la théorie. Je ne citerai que deux de ces essais. Première théorie. — La terre est poreuse, elle est percée d’une multitude de trous semblables aux alvéoles des abeilles et communiquant entre eux; ces trous contiennent les deux éléments fluides condensés. Au contact de yo, l’air s’échauffe en certains endroits, se met en mouvement et, s’il rencontre de l’air froid, produit des trépidations comme lorsqu’on plonge un corps enflammé dans de l’eau froide : alors « la terre est ébranlée, le sol se déchire, les montagnes s’écrou¬ lent, les rivières sortent de leur lit et la mer vient prome¬ ner ses flots dans les campagnes couvertes de riz. » Le tremblement cesse lorsque l’air chaud, suffisamment con¬ densé, s’est transformé en feu et s’est échappé dans l’atmos¬ phère. Deuxième théorie. — Lorsque les deux fluides universels in et yo sont répartis uniformément partout, la terre est en tranquillité et il ne se manifeste aucun phénomène météoro¬ logique. Mais si, en un endroit donné, pour une raison quel¬ conque, ces deux fluides perdent leur répartition naturelle et que in s’oppose à la libre circulation de yo, la terre se gonfle sous l’effort de yo, et l’on constate que le niveau de l’eau dans les puits semble descendre. Si raccumulation de yo continue, il se produit une explosion qui ébranle le sol et le déchire pour laisser échapper le feu souterrain; les secousses plus faibles qui succèdent à la première sont dues DES TREMBLEMENTS DE TERRE AU JAPON. 251 au reste du feu qui s’échappe de la terre peu à peu et par soubresauts. Il s’ensuit un affaissement du sol, ce qui explique pourquoi les tremblements de terre amènent sou- vent d’énormes flots sur le rivage ou même dans l’intérieur des terres. On a cherché à reproduire par l’expérience le phénomène du tremblement de terre suivant cette théorie. Dans un baquet cylindrique d’une capacité d’environ 40 litres, qui porte un robinet près du fond, on introduit du sable gros¬ sier, puis de l’eau. Ouvrant ensuite le robinet, plusieurs personnes soufflent tour à tour de toute la force de leurs poumons par ce robinet de manière à fouler de l’air dans le baquet. L’on constate alors que l’air ainsi foulé et qui joue le rôle du fluide yo fait trembler le baquet pour se dégager quand on a fermé le robinet. Signal précurseur des tremblements de terre. — Le jour du grand tremblement de terre de 1854, un lunettier de Tôkiô, possédant une grande pierre d’aimant naturelle, fut surpris, vers huit heures du soir, de voir les clous et les autres morceaux de fer suspendus à l’aimant tomber avec bruit et de constater ainsi que sa pierre semblait avoir perdu la propriété magnétique. Mais après la terrible secousse qui se fît sentir vers dix heures la propriété magnétique revint peu à peu et l’aimant reprit son état primitif. Ce fait seul suffît à quelques individus pour affirmer que, chaque fois qu’un tremblement de terre va se produire, les aimants per¬ dent leur puissance d’attraction sur le fer. C’est en se fon¬ dant sur cette induction vicieuse que l’on construisit un appareil qui devait annoncer l’approche des tremblements de terre. Un aimant naturel porté sur un support maintient à son contact une aiguille de fer; un fil terminé par un poids s’enroule sur une roue qui, si elle entre en rotation par la chute du poids, met en mouvement le marteau d’une petite cloche. Par un mécanisme simple, l’aiguille, au con¬ tact de l’aimant, empêche le fil de se dérouler ; mais si un tremblement de terre est sur le point de se produire, l’ai- 252 MÉMOIRES. niant perd sa propriété magnétique, l’aiguille tombe, le fil se déroule sous l’action du poids tenseur et la cloche d’alarme avertit les habitants de la maison qu’il est bon de mettre rapidement leur vie et leurs objets précieux en sécurité hors des habitations. « L’auteur du livre dans lequel je prends cette description n’a pas jugé à propos de dire si cet appareil a donné de bons résultats. Il est vrai d’ajouter que, depuis cette époque, à part l’explosion récente des monts Bandaï, il ne s’est plus produit de grandes commotions du sol japonais. Le prin¬ cipe de l’instrument est du reste absolument défectueux. En admettant, ce qui est contestable, que la pierre d’aimant de l’opticien de Tôkiô ait subi le 2 novembre 1854 une diminu¬ tion considérable de sa force attractive par suite des dépla¬ cements de substances magnétiques sous la croûte terrestre, le fait n’est certainement pas général, et le constructeur de l’appareil ressemble au voyageur qui, arrivant la nuit dans une auberge d’un pays nouveau pour lui et voyant la che¬ velure rousse de la fille d’auberge, s’empresse d’écrire sur son carnet de voyage : « Ici, les femmes sont rousses. » Avant de clore cette notice, je tiens à citer les noms de mon élève M. Noboutani, actuellement attaché à l’Observa¬ toire météorologique de Tôkiô, et de mon préparateur à l’Université de Tôkiô, M. Hirano, qui, à des titres divers, m’ont aidé à rassembler les matériaux de cette communica tion. DROITS DU CONJOINT SURVIVANT. 253 DROITS DU CONJOINT SURVIVANT . Par M. PAGET1 La loi du 9 mars 1891 vient de régler les droits de l’époux survivant sur la succession de son conjoint. C’est une créa¬ tion dans notre loi, car l’époux n’avait, à ce titre, presque jamais aucun droit sur les biens du défunt. Mais c’est une restauration dans le domaine de l’histoire , car on s’est montré plus généreux autrefois. La plupart des peuples modernes nous ont d’ailleurs précédés et nous dépassent encore dans cette voie. Cette thèse est le produit des mœurs, des caractères et d’un ensemble de circonstances plus ou moins favorables aux sentiments d’affection et de bienfaisance. C’est une question sociale au premier chef, car elle engage le nombre, l’harmonie et la stabilité des mariages, c’est-à-dire la pros¬ périté des familles et des peuples. On discute beaucoup sur les causes de la dépopulation et sur les moyens d’y remédier. Or, il y a dix-neuf siècles, un grand politique, Auguste, édicta une série de lois dont le but était de reconstituer la classe moyenne du peuple romain , ruinée par les guerres et par les proscriptions, tarie à sa source par la corruption des mœurs. L’un de ses moyens fut d’assurer aux époux la sécurité des biens dans le ma¬ riage, leur attribution à la veuve en vue des secondes noces, ou au mari, comme prime de paternité. 1. Lu dans la séance du 23 avril 1891. 254 MÉMOIRES. Au-dessus des lois positives, il y a un fonds commun de principes et de sentiments qui doivent inspirer le législa¬ teur. Quelle est, selon le droit naturel, la place de l’époux dans la famille ? Quels sont les droits du survivant, abstrac¬ tion faite, s’il est possible, de tous préjugés historiques ou ambiants ? Pour répondre à ces questions, je suppbse qu’un mariage se forme suivant le vœu de la nature et pour les meilleurs intérêts de l’humanité, c’est-à-dire entre personnes jeunes, vaillantes, et de ce caractère aimant et réfléchi qui fait les unions durables. Elles ne font ni contrat , ni donation , ni testament , car on ne les fait que pour corriger le droit commun, et ce droit est l’idéal rêvé. Que ces époux aient des biens en se mariant ou qu’ils ne puissent compter que sur leur travail, l’idée simple est que tout va être commun entre eux et que la mort, seule cause inévitable de dissolution de cette société , laissera tout au survivant ou du moins amènera le partage avec ceux qui représentent le défunt. Je sais que des esprits subtils ont prétendu qu’aucun acte n’ayant modifié l’état antérieur au mariage, et cet état ayant été une séparation de biens, celle-ci doit persister. Mais cette thèse croule par la base , puisqu’il y a eu un contrat , le mariage lui-même , une convention , l’adhésion des deux volontés à la vie en commun. Ce contrat et cette convention tacite ont créé la société des personnes et des biens. L’histoire, nous dit-on, offre des applications nombreuses de la séparation de biens entre époux. Oui, à des époques et dans un état de mœurs où la femme reste une étrangère pour le mari et pour ses enfants eux- mêmes. C’est a con¬ trario qu’il faut argumenter de ces exemples, entièrement opposés aux sentiments de la famille moderne et de la famille naturelle. Je n’ai pas le dessein de vous montrer quel est et doit être l’organisme de cette famille. Il me suffit de constater que partout où l’on a reconnu à ses membres une person¬ nalité et des fonctions égales , adéquates à leurs qualités DROITS DU CONJOINT SURVIVANT. 255 naturelles, les époux ont été considérés comme des associés. Quand une loi arbitraire, méconnaissant ces principes, les a traités en étrangers et leur a préféré des parents à des degrés plus ou moins rapprochés, les conventions et les tes¬ taments des sages et des bons ont protesté et ont rétabli le survivant dans la situation que le mariage lui avait faite. C’est ce qui apparaîtra dans un exposé rapide des princi¬ pales législations qui ont précédé, et, sur plus d’un point, préparé la loi nouvelle. Ce sera par avance son meilleur commentaire. < » Le tableau des législations étrangères nous permettra ensuite de fixer notre appréciation et d’entrevoir de nou¬ velles réformes. Dans l’antiquité, Athènes et Rome attirent nos regards, centres lumineux que l’on affecte vainement d’obscurcir, dont le rayonnement éclaire encore le progrès, nous pour¬ rions dire ici la renaissance des sociétés modernes. J’écarte les Hindous et les Hébreux : les uns, éloignés et peu con¬ nus, n’offrent pas un intérêt sérieux; les autres, façonnés contre nature, en opposition systématique avec leur voisins, ne fondent aucune déduction rationnelle. Or, le beau soleil de la Grèce nous montre les époux, sinon égaux en droits, du moins également capables de rem¬ plir leurs destinées naturelles : à l’homme, les affaires exté¬ rieures ; -à la femme , les soins du gynécée ; à chacun la faculté d’acquérir, d’administrer, et notamment de succéder à son conjoint, soit par testament, soit même ab intestat. Il semble, en effet, malgré quelques incertitudes, que la femme était, à la mort du mari, sur le même rang que ses enfants, et que le mari survivant acquérait d’une manière définitive tout ce qui avait été apporté par la femme ou tout ce qui avait été gagné par elle pendant le mariage. Convenons cependant que la Grèce n’offre pas un système bien clair sur notre sujet. Nous avons en revanche des notions précises sur la législation romaine. On y distingue deux périodes : dans la première, de la fondation de Rome jusqu’à l’Empire, où les époux contractent un mariage libre, et rien 256 MEMOIRES. n’est changé dans leur capacité juridique; où la femme tombe in manu , et sa condition devient semblable à celle d’une fille : loco filiœ mariti. Dans le premier cas, le survivant, resté, selon le Droit civil, étranger à la famille agnatique, ne peut succéder qu’en vertu d’une donation ou d’un testament. Dans le second cas, tout ce que possède la femme en se mariant passe au mari; sa personnalité est absorbée, elle devient un instrument d’acquisition pour le patrimoine fami¬ lial. Mais en retour, elle a dans la succession du mari les mêmes droits qu’un de ses enfants; elle exclut à ce titre tous autres parents. A vrai dire, dans cette première période, l’alliance ne pro¬ duit par elle-même aucun effet sur les biens et n’engendre aucun droit de succession ; car la manus est le résultat de faits accidentels et non du mariage lui-même. Dans la seconde période, c’est-à-dire pendant les premiers siècles de l’ère chrétienne, la manus tombe en désuétude. Mais à côté du mariage libre se forme et tend à se généra¬ liser le régime dotal : par ses apports la femme devient une associée, profitant des fruits et des revenus du fonds com¬ mun pendant le mariage, et, à sa dissolution, recouvrant la dot par des moyens d’action multiples et avec des garanties sans cesse grandissantes. Cependant, les règles des successions, posées par la loi des Douze Tables, restent les mêmes, selon le Droit civil, jusqu’à Justinien. Et d’après ces règles les époux sont toujours étrangers l’un à l’autre, les liens de famille ne sont qu’une manière d’être de la propriété, soit au profit du seul clomi- nus , à l’égard de ceux qu’il a engendrés (sui) , soit entre ceux que rattache ce lien commun au même chef ( agnati , (jentiles, et plus tard cognati). Mais à côté de cet organisme étroit, factice, despotique, grâce au Droit des gens et à son organe, le Préteur, va s’in¬ fuser dans les entrailles du peuple romain le sentiment de la famille naturelle. Fondé sur des principes d’humanité, un nouveau mode de succession, la bonorum possessio, procède DROITS DU CONJOINT SURVIVANT. 257 parallèlement à Yhereditas civile. De bonne heure elle s’ap¬ plique au conjoint survivant sur les biens de son conjoint prédécédé. Les parents ne lui sont préférés que jusqu’au sixième degré. Le conjoint fut parfois préféré aux cognats les plus pro¬ ches, et diverses constitutions nous prouvent qu’il fut admis à concourir même avec les descendants. 11 était réservé à Justinien, imperator uœorius, d’innover très heureusement sur ce point, et de préparer en somme les divers systèmes de succession restaurés au dix-neuvième siècle. Dans une première loi (c. 4, § 11, De bonis libertorum ), il substitua le conjoint aux parents du patron. Dans la Novelle 53, il institua la quarte du conjoint pauvre. Il est vrai que la Novelle 117 refuse cette quarte au mari survi¬ vant. Mais le principe était posé, et il suffira de s’abstraire des motifs intéressés de la dernière loi pour établir un courant d’opinion en faveur du survivant des époux. En somme, le Droit romain n’eut pas d’abord à régler la succession réciproque des conjoints, parce que la manus y pourvoyait. Si la corruption des mœurs les sépara quelque temps, l’éternelle et souveraine puissance du droit naturel les rapprocha de nouveau et fit prévaloir leur qualité de successeurs à l’égard de tous les membres de la famille légitime. * Auprès des Romains figurent comme ancêtres les Gaulois et les Germains. Chez les Gaulois, au rapport de César, se forme entre les époux, par des apports égaux, une société dont le capital et les fruits sont acquis au survivant (de Bello Gcillico , VI, 19). Chez les Germains, la femme acquiert au lendemain du mariage le morgengabe, qui est généralement du quart des biens du mari. Le clergé trouve peu convenable ce présent du matin et lui substitue le douaire , ou donation anténup¬ tiale, assurant à la femme survivante une part en propriété ou en usufruit sur les biens propres du mari. La loi, à défaut de convention, constitue ce gain de survie. 9e SÉRIE. — TOME III. 17 258 MÉMOIRES. De son côté, le mari gagne la clôt et parfois tous les biens de la femme prédécédée. Enfin, plusieurs lois barbares organisent entre les époux une société d’accpiêts, et les Visigoths admettent un droit de succession analogue à la dévolution prétorienne unde vir et uxor. Ces errements passent dans nos provinces du Midi, dites de droit écrit. En outre, diverses prérogatives au profit de la veuve se développent sous les noms d’augment de dot, de droits de bagues, joyaux et coffres, de droits de deuil et de viduité. Dans un recueil de Droit coutumier (Assises de Jérusa¬ lem : Cour des Bourgeois , c. 186) est inscrite cette haute affirmation des sentiments posthumes du mari : « Nul homme n'est si droit heir au mort, corne est sa feme espouze. » Mais c’est une règle de circonstance. La loi fait le testament du soldat croisé pour la guerre sainte en faveur de la femme qui a tout quitté pour le suivre. Exprimé dans les nouveaux royaumes de Syrie, de Morée et de Jéru¬ salem, cet appel n’eut en France que de lointains échos. Il fallut toute la force de pénétration du Droit romain pour introduire dans les coutumes de Paris et d’Orléans la suc¬ cession unde vir et uxor. Partout ailleurs, s’il y avait des parents, « les femmes, dit Beaumanoir, à la mort de leurs maris, demeurent toutes esbahies et déconfortées. » Grâce aux progrès de la civilisation, dès le quatorzième siècle cette situation parut intolérable. Le douaire tend à devenir légal : Y entravestissement du sang appelle le con¬ joint à concourir avec les enfants; l’habitation et le droit de deuil constituent à la veuve une pension alimentaire : mulier non debet sumptibus suis virum lugere. La coutume de Dijon accorde au mari les mêmes avantages : « Il ne sera plus réduit à renfermer son deuil dans son cœur : Feminis lugere honestum est , viris meminisse. » Enfin, le survivant aura la faculté, dit la Coutume de Paris, de prendre les meubles de la succession. Ce préciput est réduit à la moitié s’il y a des enfants. Il porte en ces temps sur choses de peu de valeur; mais il suffit à montrer DROITS DU CONJOINT SURVIVANT. 259 le souci (le maintenir l’époux dans le milieu que lui avait fait le mariage. Ainsi, dans notre ancienne France, tend à se constituer partout, avec des caractères et sous des noms divers, un droit légal de survie. Malgré ces efforts, et à raison des influences opposées qui persistent, on peut pressentir que l’accord se fera difficilement quand sera venue l’heure d’édi¬ ter une loi uniforme. La communauté et les successions entre époux se fondent sur une affection réciproque. Mais les mariages sont trop souvent des marchés où chacun veut gagner le plus et donner le moins qu’il est possible. Nos lois modernes ont trop longtemps ménagé toutes ces idées contraires. Tout d’abord, la loi de nivôse an H réagit contre l’insti¬ tution lente et laborieuse des gains de survie : ils sont abrogés par prétérition. Dans le même esprit, la loi des successions, inscrite au Gode civil le 9 avril 1803, fit au conjoint la situation dérisoire du dernier des successeurs irréguliers , avant l’Etat. Il était exclu par tous les parents, légitimes ou naturels, et comptait dans la famille du défunt à la condition que ce défunt ne laissât aucune famille (G. civ., art. 767). Mulier autem fcimiliœ et caput, et finis est . Sans doute, le contrat de mariage, les donations, le tes¬ tament peuvent corriger cette anomalie. Mais les futurs époux se préoccupent fort peu de ce que le notaire inscrit dans leur contrat; on ne songe pas à se dépouiller au profit de celui qui partage votre vie, et le testament est un moyen extrême qui semble être de moins en moins dans nos mœurs. D’ailleurs, par ces diverses expressions formelles de sa volonté, l’époux ne peut encore, en certaines circonstances, donner à son conjoint qu’une quotité plus faible que celle dont il pourrait disposer en faveur d’un étranger (G. civ., art. 1094, 1098). Telle est la loi qui pendant quatre-vingt-buit ans a mé¬ connu l’un des sentiments les plus vifs de la nature humaine, l’amour conjugal. On se plaint de la versatilité de nos insti- 260 MÉMOIRES. tutions; on critique ou Ton admire le nombre des révolu¬ tions qui, dans ce siècle, ont si profondément transformé la / science, les arts, le monde économique, la famille, l’Etat... Et voilà une disposition qui tient au cœur des sociétés, qui ne tend rien moins qu’à nier le mariage dans l’ordre des successions, et qui a pu, près d’un siècle durant, maintenir son autorité ! Ce ne fut pas cependant sans les plus vives protesta¬ tions; en tête, celles des lois étrangères. Dans quelques pays, la Grèce, la Roumanie, le Hanovre, la Bavière, on suit les Novelles de Justinien; dans d’autres, en plus grand nombre, on attribue au conjoint un droit d’usufruit, s’il y a des enfants, et, à défaut, une part de propriété. Ainsi en est-il en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Prusse, en Autriche, en Norwège. Ailleurs, en Turquie, en Russie, aux États-Unis, le con¬ joint a toujours une part de propriété. Chez nous-mêmes, la loi sur les pensions de retraite, sur la propriété littéraire ou artistique, et sur les concessions de terres faites aux déportés ont précédé et fait pressentir une réforme qui est restée à l’étude pendant quarante ans. Les Cours d’appel, les Facultés de droit ont été consultées; l’ini¬ tiative parlementaire a, depuis 1851, présenté ses projets à toutes les législatures. Mais l’habitude invétérée des con¬ trats de mariage permettait d’atténuer le mal par la stipula¬ tion des gains de survie; d’autre part, les résistances étaient merveilleusement servies par les préoccupations de la poli¬ tique. Cependant, les réformateurs devenaient chaque jour plus nombreux et plus pressants. Le 21 mai 1872, M. Delsol pré¬ sentait à l’Assemblée nationale un projet qu’il a eu l’hon neur de soutenir pendant près de vingt ans, comme député ou comme sénateur. Adoptée par le Sénat le 9 mars 1877, soumise à l’examen successif de quatre législatures, amen¬ dée et sur plusieurs points gravement compliquée, cette loi vient enfin d’être promulguée et régit toutes les successions ouvertes en province depuis le 13 mars dernier (un jour DROITS DU CONJOINT SURVIVANT. 261 franc après que le Journal officiel du 10 mars est parvenu au chef-lieu de chaque arrondissement). Elle contient trois articles : le premier modifie l’arti¬ cle 767 du Gode civil; le deuxième étend l’obligation ali¬ mentaire de l’article 205 ; le troisième déclare la loi appli¬ cable aux colonies et se passe de tout commentaire. L’ensemble de ces dispositions se réfère à deux situations principales : I. — L’un des époux meurt n’ayant fait ni donation, ni legs de nature à changer l’ordre légal de sa succession. Nous avons vu que le Code civil n’appelait le conjoint survivant qu’à défaut de tous parents légitimes, au degré successible (douzième degré), et de tous parents naturels. Au contraire, la loi du 9 mars appelle toujours le conjoint quels que soient ses héritiers ou successeurs. Mais la nature et la quotité de l’attribution varient suivant la qualité des coappelés. Mais le nombre des héritiers importe peu, sauf dans le cas d’enfants d’un précédent mariage. De plus, la loi nouvelle ne distingue pas entre le veuf ou la veuve, même pour là déchéance par secondes noces. C’est l’esprit d’égalité qui avait déjà prévalu, dans la loi de 1884, pour le divorce fondé sur l’adultère. Voici comment est réglée cette succession : Premier cas. — Le défunt a laissé un ou plusieurs enfants du mariage actuel. Le conjoint survivant a l’usufruit du quart des biens. Deuxième cas. — Le défunt a laissé un ou plusieurs enfants d’un précédent mariage. Le conjoint survivant à l’usufruit d’une part d’enfant moins prenant, sans qu’elle puisse excéder le quart. Troisième cas. — Le défunt a laissé un ou plusieurs ascendants, ou des collatéraux, ou des parents naturels. Le survivant a l’usufruit de la moitié des biens. Si aucun parent ne survit, comme précédemment, Je con¬ joint a la pleine propriété de tous les biens. Ainsi, l’époux survivant conserve sensiblement la situa¬ tion qu’il avait pendant le mariage. Cela est évident, s'il 262 MÉMOIRES. prend la moitié en jouissance; et si la présence des entants réduit cette part, il ne faut pas oublier que le père ou la mère a la jouissance de leurs biens jusqu’à dix-huit ans, que les enfants majeurs sont dotés d’une part sur laquelle le survivant des époux n’a pas pu compter, et qu’enfln l’obli¬ gation alimentaire pourvoit aux nécessités extrêmes. Nous approuvons donc ces premières dispositions qui constituent la substance de la loi nouvelle. On les trouvera trop timides si l’on se réfère aux principes du droit natu¬ rel dégagés des précédents historiques , si l’on est soucieux d’éviter les difficultés entre les divers ayants-droit ; si l’on s’inspire des intérêts économiques peu favorables aux cons¬ titutions d’usufruit. Dans ce sens, on donnerait un droit de propriété au conjoint survivant, au moins quand il n’y a pas d’enfants. N’est-il pas un associé, ayant droit au par¬ tage ? Ces raisons sont plausibles quand lui seul est visé. Mais à sa mort, quel droit peuvent invoquer ses parents, restés étrangers, parfois hostiles au nouveau venu dont les biens sont à partager ? Le principe des lois modernes est de régler la, succession suivant l’ordre présumé des affections du défunt. La dernière loi est restée fidèle à ce principe : c’est sa justification. Elle a d’ailleurs le mérité de ménager les vieilles idées de retour des biens à la famille et d’être au pis- aller une loi de transition. IL — Le défunt a disposé par contrat, ou par testament, de tout ou partie de ses biens. — Les difficultés augmen¬ tent, le droit de disposition du propriétaire sera-t-il res¬ treint? — Si non, comment l’existence du survivant sera- t-elle assurée? — Sur quels biens et contre qui le survivant pourra-t-il agir? Toutes ces questions, et d’autres encore, n’ont pas été réglées d’une façon satisfaisante, soit au fond, soit dans la forme. Au fond, le conjoint n’est pas réservataire, et, de ce fait, il est soumis à tous les risques d’une volonté capricieuse, imprudente ou captée; il peut être condamné à l’extrême DROITS DU CONJOINT SURVIVANT. 263 misère, sans recours et sans appel. Successeur irrégulier, quand il subit le concours d’un parent, — fut ce un collaté¬ ral au douzième degré, — il doit lui demander la délivrance de sa part. S’il vient à la succession seul ou avec des léga¬ taires particuliers il doit, comme un étranger, demander au tribunal l’envoi en possession; à moins qu’en l’absence de tous réservataires il ait été gratifié d’un legs universel. Les dangers de sa condition apparaissent surtout dans les cas trop fréquents où le de eu jus , plein d’illusions sur l’importance de sa fortune, aura donné, avec ou sans dis¬ pense de rapport, la totalité de ses biens disponibles. Si le survivant est en présence de réservataires, leurs droits annihilent la vocation du conjoint. Si les donataires ou léga¬ taires sont des collatéraux, ou même des étrangers, le sur¬ vivant peut bien calculer sa part d’usufruit sur tous les biens donnés. Mais ce droit ne peut s’exercer que sur les biens qui restent après l’exécution de toutes les charges de la succession. Que de fois ces biens seront absorbés avant qu’il ait pu les saisir ! A l’inverse, le défunt a pu donner à son conjoint ou lui léguer une part de biens plus ou moins considérable que la part promise par la loi. Supérieures, ces dispositions doi¬ vent être respectées si elles ne dépassent pas les limites des articles 1093 et 1098; inférieures, elles réduisent d’autant le droit de succession, qui se transforme en une action en complément, soit du quart, soit de la moitié des biens en usufruit. Ceci est renouvelé du Droit romain ( G . 30 De inoff. testam ., III, 28), avec cette aggravation que notre succes¬ seur devra toujours imputer la donation ou le legs sur la part légale, même si la disposition a été faite par préciput et hors part. Le conjoint est à cet égard moins bien traité que tout autre successeur, et cependant le de cujus avait exprimé une volonté plus généreuse. Notre législateur a été encore plus mal inspiré quand il a conféré aux héritiers le droit « d’exiger que l’usufruit de l’époux survivant soit converti en une rente viagère équiva¬ lente. » Si les parties intéressées sont d’accord, il n’y a pas 264 MÉMOIRES. exigence, et la loi est inutile; si elles sont en désaccord, « la conversion, dit le texte, sera facultative pour les tribu¬ naux. » Ce n'est donc qu'une source largement ouverte aux procès; car les parties ne s'entendront jamais ni sur le principe, ni sur le taux de la conversion. Et quels procès!... Sommations, expertises, rapports, jugements préparatoires et définitifs, inscriptions d’hypothèques, actions en paye¬ ments renouvelées de terme en terme, inaliénabilité des biens grevés... Voilà de quoi faire la joie de tous ceux qui vivent de la chicane. Et c’est entre parents et alliés que vont être fomentées ces luttes judiciaires, allumant ou alimentant à l'infini les inimitiés domestiques!... Les premières dispositions de la loi nous promettaient l’économie des contrats de mariage et nous faisaient espé¬ rer l’union réelle et constante des époux. Mais une sage prévoyance devra pourvoir le survivant, non pas seulement d’une quotité en usufruit, mais d’une part en pleine pro¬ priété par un legs de choses déterminées. On évitera ainsi la constitution des usufruits, leur évaluation toujours incer¬ taine, les partages, les conversions, et cette cause de ruine et de démoralisation qui s’appelle les procès. Dans bien des cas, à la vérité, la présence des enfants endormira cet esprit de prévoyance : le père ou la mère comptera sur l’amour filial autant pour lui-même que pour son conjoint. Sans être pessimiste, disons que « la méfiance est la mère de la sûreté. » Il est facile de faire en bonne santé un testament olographe, sauf à le déchirer si chacun • fait son devoir à la fatale échéance. Ces dispositions préven¬ tives auront le mérite de faire un grand bien sans qu’il en coûte rien. Le démérite du conjoint a été prévu aussi par la loi nou¬ velle. Trois cas entraînent la déchéance des nouveaux droits de succession : 1° Le divorce. — C’est une cause absolue de déchéance, puisqu’elle supprime le lien auquel se rattachait le droit; 2° La séparation de corps. — Elle était déjà assimilée au divorce par la jurisprudence, comme cause de révocation DROITS DU CONJOINT SURVIVANT. 265 des avantages faits par le conjoint. Ses effets s’augmentent aujourd’hui de ce qu’elle est devenue un préliminaire du divorce. Aux termes de la loi du 27 juillet 1884, la sépara¬ tion qui a duré trois ans peut être convertie en jugement de divorce sur la demande formée par l’un des époux. Or, la déchéance des dons et legs n’atteint l’époux séparé que si le jugement a été prononcé contre lui, tandis que la déchéance est absolue, s’il y a divorce. C’est un intérêt nou¬ veau pour l’époux, contre lequel a été prononcée la sépara¬ tion, de demander la transformation en divorce. 11 est vrai qu'un testament suffirait pour révoquer les legs antérieure¬ ment faits, ou pour écarter un successeur devenu un ennemi. La combinaison des textes ne produit pas moins cette anomalie de permettre à l’époux coupable de retourner contre sa victime la condamnation obtenue par elle. 3° Un nouveau mariage. — Cette cause, restreinte au cas où le défunt a laissé des enfants, repose sur ces deux idées : que le conjoint survivant ne doit pas porter dans une nou¬ velle famille des biens qui, même entre ses mains et à titre d’usufruit, sont le patrimoine des enfants, et que le nou¬ veau mariage lui assurera des moyens d’existence suffi¬ sants. Peut-être aussi le législateur a-t-il subi l’influence de ce désir du mourant de rester l'objet unique de l'affection con¬ jugale du survivant, et cependant une telle condition, dans une donation ou dans un testament , serait réputée non écrite (art. 900). Il est à peine besoin de dire que l’usufruit légal du con¬ joint reste soumis aux causes ordinaires d’extinction énon¬ cées dans les articles 617 et suivants du Code civil. L’article 2 de la loi nouvelle édicte une disposition d’hu¬ manité destinée à réparer, dans une certaine mesure, l’excès des donations ou legs au profit des parents ou étrangers : la succession est grevée d’une obligation alimentaire pour subvenir aux besoins de l’époux survivant. C’est le droit à la vie du conjoint ‘pauvre; c’est une ré- 266 MEMOIRES. serve semblable à celle des parents dont la loi réprouve le lien, enfants adultérins ou incestueux, mais dont l’existence doit être assurée quand elle a été constatée avec le crime de leurs auteurs. Cette assimilation montre combien est misérable cette ressource. Nouveaux procès, car il ne faut pas présumer que les ascendants, moins encore les collatéraux du défunt ou les étrangers, consentent à régler comme il convient l’ac- coraplissement de ce devoir. Mais il y avait nécessité rigou¬ reuse à grever de cette obligation les biens qui, par respect du droit de propriété, échappent au conjoint survivant. Si la mort a brisé les liens personnels, il sera fait droit encore à la protestation de la victime de l’ingratitude, de l’oubli ou de l’imprudence folle de celui qui a méconnu ses droits ou simplement ses vraies ressources. La disposition est donc bonne dans son esprit. Mais le texte va soulever beaucoup de difficultés. « La pension ali¬ mentaire est prélevée sur l’hérédité; elle est supportée par tous les héritiers , » auxquels on devra cette fois assimiler les successeurs irréguliers , enfants ou parents naturels , dqnt les droits auraient pour résultat de réduire à néant la part du conjoint. Quant aux légataires, l’imputation est réglée par le renvoi à l’article 927 du Code civil , si le défunt a expressément déclaré que tel legs sera acquitté de préférence aux autres. Malgré les termes équivoques de la loi, nous pensons que les divers successeurs ne sont tenus que proptey ' rem , et, en conséquence, usque ad rem. C’est l’hérédité qui est tenue, non les personnes. Mais cette limitation ne pourra être opposée par les successeurs universels qu’à charge d’avoir fait inventaire. Comment, en effet, soutenir qu’ils ne doivent être poursuivis que jusqu’à concurrence de telle valeur, s’ils ne peuvent prouver par un acte en bonne forme qu’ils n’ont pas reçu au delà? La confusion de leur patrimoine avec celui de la succession rendra la dette personnelle. Encore une note de frais au passif de cette succession. Et comme en présence de ces difficultés et de ces charges DROITS DU CONJOINT SURVIVANT. 267 le successeur universel, devenu l’adversaire du conjoint, a droit à un délai pour l’accomplissement des formalités et pour délibérer sur le parti à prendre, on lui donnera les termes ordinaires de trois mois et quarante jours. De son côté, le conjoint a un an pour réclamer les ali¬ ments, et ce délai se prolonge, en cas de partage, jusqu’à son achèvement. Nouvelles difficultés, soit en vue d’éviter les frais inutiles d’un inventaire s’il ne doit pas y avoir d’action en aliments ; — soit pour rester dans les délais d’opposabilité de l’exception du bénéfice d’inventaire ; — soit enfin, pour le conjoint, en vue d’éviter la prescription de son action s’il a dû subir les lenteurs du partage et qu’on lui oppose son achèvement, alors que rien ne lui a révélé la marche ni la solution de ces formalités. Nous avons fait connaître l’économie générale de la loi , ses avantages et les desiderata qui appellent de nouvelles réformes, ou mieux la fixation d’une bonne jurisprudence. Avec les meilleures intentions , le législateur trace des règles imparfaites quand il prévoit et veut résoudre les dif¬ ficultés que soulèvera l’application. Nous souhaiterions qu’il se bornât à poser des principes, laissant aux tribunaux le soin de régler les détails de la mise en œuvre. 11 y a au sommet de nos institutions judiciaires une Cour dont personne ne conteste la compétence et la sagesse; elle serait chargée de faire au moment de la promulgation de la loi et en un jour ce que sa jurisprudence fait en plusieurs années. Gomme autrefois le préteur romain, elle publierait un programme de justice. Ainsi, prévenant la violation de la loi, elle assurerait la paix aux justiciables de bonne foi, et, dans l’idéal d’une ère nouvelle qui verrait disparaître les procès, on pourrait inscrire au fronton de nos palais cette grande parole de charité : Justitia et paæ osculatœ sunt. 268 MÉMOIRES. PAR LES JAPONAIS POUR LA RESOLUTION DES PROBLEMES D’ARITHMETIQUE Par M. BERSON1. Les Orientaux envisagent souvent les choses d’un œil bien différent du nôtre. Aussi les questions mathématiques étaient- elles, avant l’introduction des Européens au Japon, traitées par des méthodes qui ne ressemblent guère à celles des Occidentaux. Il n’était pas rare, en effet, d’employer des figures géométri¬ ques pour la résolution des problèmes simples que nous avons l’habitude de traiter rapidement par des raisonnements arithmé¬ tiques ou au moyen d’équations algébriques du premier degré. En généralisant les conclusions tirées de ces constructions géo¬ métriques, on arrive aux règles que nous déduisons de nos méthodes. Les auteurs japonais semblent admettre comme un axiome que l’aire d’un rectangle est proportionnelle au produit de sa base par sa hauteur. Ils partageaient ordinairement les problè¬ mes d’arithmétique en trois catégories : les problèmes qui cor¬ respondent à notre règle de trois, les problèmes de partage sous condition, les problèmes des excès et défauts. Je donnerai un exemple pour chaque cas, avec la solution et le raisonnement. Première catégorie. — 3 personnes reçoivent ensemble 36 bous d'argent ; combien de bous recevront 10 personnes ? I. Lu dans la séance du 30 avril 1891. SUR L’EMPLOI DES FIGURES GEOMETRIQUES. 269 Représentons les 36 bous des 3 premières personnes par le 1 rectangle ABCD (fig . 1). Si je prends AF zz - AD , le rectangle O ABEF sera la part d’une personne, et si l’on prend AG zz 10 AB, D C K F E H A B Fig. 1. le rectangle AGHF sera la part de 10 personnes. Or, ce rectangle est le tiers du rectangle AGKD qui vaut 10 fois le rectangle pri¬ mitif ABCD. Donc, la part des 10 personnes s’obtiendra en pre- 1 nant le - du produit des 36 bous des premières par 10; ce sera O donc 120 bous. En général, la part des dernières personnes se calculera en faisant le produit de la part des premières par le nombre des dernières et en divisant par le nombre des premières. Deuxième categorie. — Fameux problème des lièvres et des coqs. — On a un certain nombre de lièvres et de coqs ; le nombre de leurs têtes est égal à 100 et le nombre de leurs pieds est égal à 284. On demande le nombre des lièvres et le nombre des coqs. Le nombre total 284 des pieds des deux espèces d’animaux se compose du produit du nombre de coqs par 2 et du produit du nombre de lièvres par 4 ; ce nombre 284 peut donc être repré¬ senté par la figure 2. Si donc nous retranchons de ce nombre total des pieds le produit du nombre total des têtes par le nom¬ bre des pieds d’un coq, c’est-à-dire la partie hachée de la figure, 270 MEMOIRES. la partie non hachée représentera le produit du nombre de liè¬ vres par la différence 2 entre le nombre des pieds d’un lièvre et le nombre des pieds d’un coq. On aura donc le' nombre des lièvres en divi¬ sant' ce reste de la figure par cette différen¬ ce 2. On déduit de là la règle sui¬ vante. Du nombre total des pieds on retranchera le produit du nombre total des têtes par le nombre des pieds d'un coq; le résultat de cette soustraction, divisé par la différence entre le nombre des pieds d’un lièvre et le nombre des pieds d’un coq, donnera le nombre des lièvres ; le nombre des coqs s’en déduit immédiatement. C’est la solution que nous donne directement l’algèbre. En appelant x et y les nombres de lièvres et de coqs, on a : i &x 2y — 284 , ( x + y — 100; d’où 2x = 284 — 100 X 2. On tire de là x — 42, y =z 58. Troisième catégorie. — Problème des voleurs. — Un officier de police passant sur un pont entend une bande de voleurs qui , sous le pont , procède au partage de quelques pièces de soie volées : « Si nous donnons à chacun 7 pièces, il en res¬ tera 6, et si nous voulions en prendre chacun 8, il en man¬ querait 9. » L’ of ficier peut il deviner le nombre des voleurs et le nombre des pièces de soie ? Construisons un rectangle dont le côté AB est égal au nombre qui sait la parler comme nous serions tous tiers de pouvoir parler les langues de nos voisins1. » Je n’insiste pas; je signalerai une autre exagération du même écrivain : « De¬ vant l’étude des langues, avec une méthode conforme à celle de la nature, toutes les intelligences se trouvent sensible¬ ment égales2. » A priori , la chose est surprenante. Gom¬ ment ! il y a tant de différences entre les enfants à tous les autres points de vue, tant au physique qu’au moral, et ils auraient tous une égale facilité pour apprendre les langues! Cette proposition n’est pas confirmée par l’expérience pour la langue maternelle elle-même. Tel enfant à quatre ans parle mieux que son frère à cinq; il en est qui articulent bien de très bonne heure, d’autres qui zézaient longtemps, parfois toute leur vie. Je le répète, n’exagérons rien. Les résultats obtenus par la mère restent encore assez beaux ; je comprends sans peine qu’on en soit frappé et qu’on soit tenté de suivre la même voie. La chose est-elle possible? C’est là la première question qui se pose devant nous. IV. — Le petit enfant apprend à parler à force d’entendre parler. Il apprend la langue par la langue elle-même. Ses parents, sa nourrice, sa bonne lui adressent sans cesse Ta parole; il cherche à les comprendre; il y parvient assez vite grâce à la répétition fréquente des mêmes mots et des mêmes phrases; il ne tarde pas non plus à imiter ce qu’il entend. « L’enfant, dit M. E. Zeller, apprend sa langue maternelle par la pratique, par son imitation longtemps continuée de ce qu’il entend dans la bouche des autres. Après avoir exercé et fortifié ses organes vocaux en émet- 1. Ibid., pp. 7 et 8. 2. Ibid., p. 133. % LA MÉTHODE MATERNELLE. 277 tant des sons divers, d’abord inarticulés, il commence à prononcer des syllabes et des mots isolés ; en premier lieu, naturellement, ceux qui lui sont le plus faciles, et, en même temps, il apprend à en comprendre le sens. Les images des personnes et des choses qu’on lui a désignées en lui disant les mots s’y lient si intimement dans son esprit que les unes y appellent nécessairement les autres, et vice versa. Par une répétition longuement continuée de ce procédé, le cer¬ cle de ses connaissances s’élargit progressivement; il accroît son vocabulaire ainsi que la somme des notions Axées chez lui par les mots. Il acquiert bientôt aussi la faculté d’expri¬ mer verbalement certains événements, certains sentiments, certaines propriétés des choses, et en même temps les rap¬ ports d’idées les plus simples. Il se passe plus de temps avant qu’il puisse se rendre maître des déclinaisons et des conjugaisons, qu’il comprenne le sens des diverses formes de mots, qu’il puisse s’en servir pour formuler des proposi¬ tions1... » Dans ce court exposé, il n’est guère question de méthode à proprement parler, et en réalité il n’y en a que fort peu dans les procédés de la mère et de la nourrice. Ils sont au contraire assez décousus2. Elles nomment les objets à l’enfant au fur et à mesure qu’ils se présentent, entremêlent ces leçons de courts récits , d’exclamations sur son extrême gentillesse quand il rit, ou sur sa perversité non moins grande quand il pleure ; lui chantent pour l’amuser et l’en¬ dormir de petites chansons qui ne présentent pas toujours un sens précis et qu’il ne comprend guère, etc. Il y a là peu 1. Ueber die Bedeutung der Sprache und des Sprachunterrichts fur das geislige Leben. Deutsche Rundschau , mars 1884, p. 375. 2. On emploie souvent indifféremment les mots de méthode natu¬ relle et de méthode maternelle. Un auteur anglais, M. Prendergast, ne les considère pas comme synonymes. Le procédé maternel est pour lui quelque chose d’artificiel. L’exemple qu’il propose à notre imita¬ tion est celui de l’enfant de quatre ans au moins placé dans un milieu étranger. C’est chez celui-ci, dit-il, qu’agit l’instinct naturel; le tout petit enfant n’est pas un agent libre; il est dirigé, il ne se dirige pas. ( The Mastery of Languages , 3e éd. Londres, 1872, pp. 125- 126). 278 MÉMOIRES. de traces de celte logique naturelle dont certains auteurs nous font le séduisant tableau. La méthode, s’il y en a, serait plutôt en général du côté de l’enfant, qui, lui, use d’analyse. Il est pressé de parler ; il veut, avant tout, faire connaître ses désirs et ses besoins. On a même quelquefois remarqué que les enfants qui savent le mieux s’exprimer autrement, à l’aide de gestes par exemple, acquièrent moins vite l’usage de la parole. De plus, l’homme à tout âge, mais surtout dans les premières années de son existence, a l’instinct de l’imitation. Il a aussi le goût de la louange, et son amour-propre est flatté des éloges qu’on décerne à ses premiers essais oratoires. Tout donc le sollicite et le pousse. Il se passe d’ailleurs assez longtemps avant qu’il attache aux mots un sens précis: « La première phrase qu’il entend lui fait entrevoir vaguement la signification d’un mot; la seconde l’en rapproche davantage ; une troisième , une quatrième resserrent encore le champ des conjectures, jus¬ qu’à ce qu’enfin une dernière induction le fixe entièrement sur l’idée qu’il doit y attacher. Voilà comment il parvient imperceptiblement à saisir d’une manière très précise le sens d’un nombre considérable de termes abstraits qu’il lui serait impossible d’expliquer par aucune définition1. » Il fait instinctivement un choix parmi les vocables sans nombre qu’il entend quotidiennement articuler, allant chercher d’abord ceux qui lui sont le plus utiles ou qui désignent les objets les plus familiers. Ces premiers jalons l’aident à se retrouver et à avancer dans le dédale des propos qu’on lui tient ou qui se tiennent devant lui. Il doit deviner beau¬ coup ; il se trompe assez souvent, parfois assez longtemps. Gomment, en effet, lui définir tout ? Les définitions ne sont que des mots qu’il faudrait lui définir à leur tour. Autre observation qui a son importance. Il faut à l’enfant, dans bien des cas, des mots pour ainsi dire provisoires, sim¬ ples, faciles à prononcer, qu’il remplacera plus tard par les termes vrais. Quelques personnes blâment l’emploi par les 1. Yoy. Marcel, YEtude des langues, p. 44. LA MÉTHODE MATERNELLE. 279 enfants des mots dada , toutou , etc. N’est-ce pas pédanterie? L’enfant comprend très bien celui qui lui parle de chien ou de cheval ; mais il est très rare qu’il puisse prononcer correctement ces mots avant de s’être longtemps exercé à articuler des mots très simples. Il est des termes usuels mal¬ aisés à prononcer pour les bébés ; tous ceux qui renferment des consonnes chuintantes sont dans ce cas. Pourquoi ne pas rendre les débuts plus faciles à l’enfant ? et craint-on que plus tard il se refuse à appeler un cheval autrement qu’un dada ? Il serait superflu de démontrer longuement qu’un profes¬ seur dans sa classe ne peut consacrer à ses élèves le temps ([lie les parents consacrent à leurs enfants, que les élèves ne pourront parler en classe autant que les enfants qui, aussitôt qu’ils peuvent balbutier, parlent sans cesse. « Tous les raisonnements du monde, tous les artifices les plus ingé¬ nieux ne feront pas qu’une classe de trente élèves soit un enfant isolé, que quatre heures, et, bientôt après, deux heures par semaine, soient l’équivalent de sept fois douze heures1... » « Une heure n’a que soixante minutes. Si Ton suppose une classe de trente élèves, chaque élève ne peut avoir par heure que deux minutes, au maximum, de pra¬ tique individuelle2... » — En ce qui concerne le temps, l’en¬ fant ne peut apprendre une langue étrangère d’une manière analogue à sa languè maternelle que s’il est sans cesse accompagné d’étrangers s’adressant à lui dans leur idiome. C’est dans cette situation qu’on cherche à le mettre en lui donnant, comme c’est la mode, une bonne allemande ou anglaise. Il y a beaucoup à dire sur ou contre ce système; j’y reviendrai tout à l’heure; mais j’écarte provisoirement les objections qu’on y peut faire à d’autres égards pour n’en retenir qu’une. Encore une fois, il n’est plus possible d’em¬ ployer vraiment le procédé maternel. Pourquoi? Parce que l’enfant s’y refuse, parce qu’il sait déjà une langue, que 1. L. M., Revue de V enseignement des langues vivantes, III, 46. 2. A. B., même Revue, II, 288. 280 MÉMOIRES. son esprit n’est plus, au point de vue linguistique, une table rase. La chose et le mot se sont liés étroitement chez lui ; il appelle une maison maison; quand il y pense, l’idée de la chose et celle du mot s’accompagnent. Quand il rêve, il rêve en français. Peut-il penser, rêver en plusieurs langues, prononcer mentalement à la fois maison et house ? Prenons % garde, du jour où le mot house viendra tout naturellement à son esprit, qu’il n’ait commencé à oublier maison. Le danger est mince, je le reconnais volontiers, tant que l’en¬ fant restera en France, eût-il huit heures de classe par semaine au lieu de trois ou quatre, eût-il la plus loquace des gouvernantes. Toujours le mot français se présentera à lui le premier. Les inconvénients seraient beaucoup plus graves dans le cas où il serait transporté trop jeune en pays étranger. C’est chose connue qu’un enfant de cinq ou six ans, quelques-uns même disent un enfant de dix ans, trans¬ planté dans un milieu où il n’entend jamais parler sa pre¬ mière langue, en perd l’usage dans l’espace d’un an à dix- huit mois et l’intelligence en deux ou trois ans l. — En réalité, il n’y a que l’enfant appartenant à une famille où l’on parle indifféremment plusieurs langues qui puisse en appreidre plus d’une par la méthode maternelle pure et simple. Le cas est rare chez nous ; il ne se présente guère que pour les enfants d’étrangers venus s’établir en France. Il est plus fréquent pour les divers dialectes ou patois encore subsistant dans diverses régions : là il n’est pas rare de trouver des enfants se servant à volonté du français et du patois local et souvent les mêlant tous les deux. 1. Yoy. M. Girard, Revue de Venseignement des langues vivantes , 1, 146, note : « J’ai vu, dit M. Michel Bréal, le même enfant apprendre l’allemand en un an et l’oublier radicalement en six semaines. » (Comment on apprend les langues étrangères , Revue intern. de Venseignement , 15 mars 1886, 246, note.) Tous ceux qui s’occupent de questions relatives à l’enseignement des langues connaissent l’ar¬ ticle de M. Bréal d’où est tirée cette citation, article qui est la repro¬ duction d’une conférence faite en 1886 à l’Association scientifique; il est rempli de détails intéressants, d’observations judicieuses, mais nous n’en pouvons adopter pleinement les conclusions. 281 LA MÉTHODE MATERNELLE. Je ne mentionne qu’en passant l’idée assez singulière, mise en pratique pourtant clans certains pensionnats d’An¬ gleterre et d’ailleurs, d’exiger des élèves qu’ils conversent entre eux en une langue étrangère certains jours de la semaine. C’est là, ce me semble, une des plus fortes aberra¬ tions auxquelles ait pu conduire une théorie erronée dans son principe et de plus mal appliquée. Tous les livres qui traitent du jeu des échecs recommandent à ceux qui y veu¬ lent acquérir une certaine force de ne jouer, autant que possible, qu’avec plus fort qu’eux. C’est là le vrai moyen d’apprendre par l’exemple, et en même temps d’avoir tou¬ jours l’attention en éveil, puisque l’adversaire profitera de vos moindres bévues. Le même conseil pourrait utilement se donner à ceux qui débutent dans l'étude d’une langue. Que de fautes de toute sorte contre la grammaire, le style, les lois de la prononciation les enfants doivent s’enseigner les uns aux autres pendant les conversations ainsi impo¬ sées ! Il est regrettable même, bien qu’inévitable, que les élèves d’une même classe s’entendent les uns les autres parler et réciter leurs leçons. Souvent ils retiendront mieux l’erreur de leur camarade que la rectification du profes¬ seur, quand rectification il y a. Je crois devoir ajouter cette dernière restriction ; car enfin, si le bon Homère dormait quelquefois en faisant des hexamètres, le professeur peut bien avoir quelques distractions et de temps en temps négli¬ ger de relever quelque solécisme, quelque accent tonique mal placé, surtout s’il a vingt heures de classe par semaine. Bien mieux, il doit réagir lui-même contre l’influence mau¬ vaise exercée sur lui par le pitoyable anglais ou l’exécrable allemand qu’il est condamné à lire et à ouïr. S’il renonçait au travail et à l’effort personnels, il s’apercevrait bientôt qu’il a beaucoup oublié et beaucoup à oublier. Mais je reviens à l’emploi en classe des procédés mater¬ nels avec un enfant qui connaît déjà une langue. A cet enfant manquent non seulement le temps, non seulement la facilité d’identifier la chose et le mot, mais encore le plus puissant des stimulants, la nécessité. Il ne sent plus le 282 MÉMOIRES. besoin d’apprendre ; son entourage le comprend ; il peut tout demander, tout exprimer. Gomme on l’a très bien dit, « la mère a la vie, le professeur n’a que la classe. Celle-là donne le nécessaire qui s’impose de lui-même, celui-ci Tutile dont on ne peut se passer1. » Gomme conclusion de ce développement, et pour me résu- » mer, je dirai qu’il est généralement impossible d’appliquer comme on le voudrait la méthode maternelle à l’étude d’une langue étrangère. On peut se rapprocher de cette méthode : 1° quand les enfants sont encore très jeunes; 2° quand ils sont isolés ou fort peu nombreux ; 3° quand on leur con¬ sacre un grand nombre d’heures. 11 n’y a guère que dans l’enseignement privé qu’on rencontrera ces conditions réu¬ nies. On pourra obtenir alors des résultats appréciables, moins importants toutefois qu’on ne se l’imagine communé¬ ment, si les personnes chargées d’enseigner ont elles-mêmes une connaissance suffisante de la langue et la parlent assez purement. Cette condition n’est pas toujours remplie, et là où il faudrait une institutrice on a parfois une bonne par¬ lant la langue vulgaire d’une grande ville ou un dialecte provincial. C’est moins cher, et la pauvre fille ne se refuse pas à suppléer au besoin la cuisinière. Ne vit on pas de bonne soupe plus que de beau langage? La mode est satis¬ faite; il suffit. — Il est d’ailleurs une qualité exigée qui, à ce que m’a assuré une femme d’esprit, prime les autres. Quand une mère de famille demande une gouvernante pour ses enfants, elle a soin d’écrire à ceux à qui elle s’adresse : « Surtout envoyez-la moi bien laide. » Loin de moi l’idée que cette exigence soit dictée par un sentiment de coquetterie ou de jalousie anticipée! Évidemment, la laideur est considérée ici comme une garantie de moralité, comme un certificat supplémentaire, et ce souci de la morale honore trop les dames françaises pour que j’aie cru pouvoir le passer sous silence. — J’ajoute que cet usage souffre des exceptions. Y. — Faut-il regretter la difficulté où nous nous trouvons 1. M. Girard, Revue de Venseig. des langues vivantes, I, 84. LA MÉTHODE MATERNELLE. 283 d’adopter la méthode maternelle à l’enseignement d’une lan¬ gue étrangère? Est-il désirable que nous cherchions à nous rapprocher de ce modèle qu’on propose à notre imitation ? Je réponds non sans hésiter, et cela pour plusieurs raisons. Il y aurait des inconvénients moraux, plus graves peut- être qu’on ne le soupçonne, à ce qu’un enfant apprît de trop bonne heure à parler et à penser en deux langues. M. E. Zeller les a fait assez longuement ressortir dans l’article de la Deutsche Rundschau que j’ai déjà cité : « Avec la langue d’un peuple, dit-il, pénètrent dans l’individu l’esprit de ce peuple, sa façon de comprendre le monde, ses vues morales, religieuses et esthétiques, sa manière de penser et de sentir, autant que toutes ces choses ont trouvé leur expression dans la langue. Or, si précisément à l’époque où par l’étude et la pratique de la langue maternelle l’enfant doit se laisser pénétrer par cette influence de l’esprit national, on le met en même temps sous l’influence d’une langue étrangère et de l’esprit particulier qui y a trouvé son expression, le résultat sera forcément qu’il lui sera beaucoup plus difficile d’ac¬ quérir la fermeté de caractère, la vigueur originale de l’es¬ prit et du cœur, toutes choses qui trouvent leur fondement le plus avancé dans ce qui torme un lien commun à tous les membres d’une nation, et qui a passé de bonne heure dans leur chair et dans leur sang... C’est tout bonnement absurde de jeter ainsi à dessein le trouble dans le développement naturel de l’esprit d’un enfant, avant qu’il soit encore maître de sa langue maternelle, en lui faisant apprendre un idiome étranger par des bonnes et des gouvernantes. Ce qu’il y a de plus heureux dans cette méthode est encore que les enfants d’habitude s’empressent d’oublier rapidement ce qu’ils ont ainsi appris si l’on ne prend soin de le conserver par un enseignement méthodique. Que si l’on se propose de leur faire donner cet enseignement, il vaut mieux ne com¬ mencer que lorsqu’on aura assuré la hase, c’est-à-dire la possession delà langue maternelle1. » 1. Deutsche Rundschau , loc. cil., pp. 377-378; Revue de Vens. des langues viv., I, pp. 174-175, 284 MÉMOIRES. En même temps, M. Zeller signale les dangers de la coexistence de deux langues en l’absence d’enseignement systématique; il se produit alors une confusion d’idiomes telle que celle qu’on rencontre chez les Allemands de l’Amé¬ rique du Nord, dans les classes inférieures, quelquefois même chez des personnes de condition plus relevée. Il cite * aussi ce qui se passe sur la frontière occidentale du domaine des langues germaniques , en Belgique , en Alsace , dans certaines parties de la Suisse, où une langue est à l’état de dialecte populaire et où une autre est employée par les classes cultivées A Si, quittant le terrain des théories générales de l’éduca¬ tion , nous nous plaçons exclusivement au point de vue de l’enseignement des langues, nous découvrirons sans peine que le désir de faire prévaloir la méthode maternelle vient d’une idée incomplète el malheureusement trop commune du but de cet enseignement. On s’imagine qu’on les apprend uniquement pour les parler; on oublie qu’on les apprend aussi, surtout peut-être, pour les lire, pour les écrire, à l’oc¬ casion pour goûter les œuvres littéraires des auteurs qui s’en sont servis, pour les utiliser comme instruments de travail et moyens de communication à distance, peut-être parfois pour savoir mieux le français lui-même1 2. Or, la 1. M. Laurie, clans ses Lectures on Language , pp. 15 et 16, s’ex¬ prime ainsi : « If it were possible for a child or a boy to live in two languages at once equallv well, so much the worse. His intellectual and spiritual growth would not thereby be doubled but halved. » Je dois ajouter que tous ne partagent pas cette manière de voir. M. Michel Bréal dit : « Je serais plutôt porté à croire que le manie¬ ment pratique de deux langues est fortifiant pour l’intelligence. Les réfugiés de l’Édit de Nantes en Allemagne, les Parsis dans l’Inde, les Arméniens et les Grecs à Constantinople, sont, en général, supérieurs à la moyenne de la population qui les entoure. » ( Revue intern. de Vens ., 15 mars 1886, p. 245.) 2. Je renvoie à ce qu’ont dit à ce sujet MM. Gebhart ( Revue inter¬ nationale de Ve7iseignement, 15 déc. 1884, pp. 546-548) ; Al. Beljame (V Agrégation des langues vivantes , p. 20, extr. de la même Revue, 15 avril 1885); Léon Hirsch (L* enseignement des langues vivantes a-t-il pour objet principal la conversation? Rev. de Vens. des lang. viv.y IV, p. 103). LA MÉTHODE MATERNELLE. 285 méthode maternelle ne peut rien nous donner de tout cela. « Si nous apprenons une langue comme un enfant, dit un auteur allemand, nous la saurons comme un enfant, même si nous continuons dix ou douze ans notre étude... Avec la méthode maternelle, il se passera longtemps avant que la conversation même nous soit profitable. Sans comparaison avec la langue maternelle, nous ne pouvons guère, sinon en perdant bien du temps, apprendre autre chose que les noms des objets qui nous entourent ; mais ils ne constituent qu’une très faible partie du vocabulaire. Par la conversation nous n’apprenons pas l’orthographe des mots et nous n’ac¬ quérons qu’avec difficulté le pouvoir de distinguer , sans grande précision, entre les synonymes. Pour la plupart des mots, on en saisit plus facilement le sens par des exercices de traduction dans la langue maternelle ; les définitions qui en sont données dans la langue même à laquelle ils appar¬ tiennent sont le plus souvent des cercles vicieux. Que celui qui en doute cherche à obtenir, en demandant des défini¬ tions, la signification de termes abstraits; il pourra juger de l’ennui du procédé et de la médiocrité des résultats... h » Les instructions ministérielles de 1890 disent : « Pour apprendre une langue, il faut commencer par l’isoler, il faut n’avoir à faire qu’à elle. Si, sachant le français, vous voulez apprendre l’allemand, oubliez pour un moment le français. Si, sachant le français et l’allemand, vous voulez encore apprendre l’anglais , oubliez pour un moment le français et l’allemand. Une langue s’apprend par elle- même et pour elle-même, et c’est dans la langue prise en elle-même qu’il faut chercher les règles de la méthode. » — 11 y a au fond de ces conseils une idée juste, à savoir que le génie d’une langue diffère toujours et souvent profondé¬ ment du génie d’une autre langue, qu’il est toujours difficile et la plupart du temps impossible de les jeter dans un moule commun, que bien des mots, bien des tournures de 1. The Teaching and Learning of Foreign Languages... by a German Advocate of Utilitarian Education. Stuttgart, 1890, pp. 18-19. 286 MÉMOIRES. l’une n’ont dans l’autre aucun équivalent exact1; tout cela est vrai. S’ensuit-il qu’il soit possible et désirable de nous - conformer scrupuleusement à ces avis ? Serait-il bon que nos écoliers, encore mal affermis dans la connaissance du français, fussent invités et comme contraints périodique¬ ment à en faire abstraction, à l’oublier un moment? — Et » d’abord la chose est presque impraticable2. L’élève qui commence à apprendre un idiome étranger, s’il n’est plus un tout petit enfant, même lorsqu’il se livre à des exercices purement oraux, prend d’ordinaire sa langue maternelle comme point de départ ou comme point d’arrivée; mentale¬ ment et inconsciemment il fait un thème s’il parle, une version si on lui parle; de même quand il écrit ou lit. A mesure que ses connaissances s’accroissent, que la pratique donne à son esprit plus de promptitude, à ses organes audi¬ tifs et vocaux plus de souplesse, l’opération nécessaire exige moins de temps et d’effort de réflexion ; il arrive un temps où l’intermédiaire disparaît. Pareille transformation s’opère aussi d’une manière insensible quand il s’agit de compren¬ dre un texte et de composer. C’est ce qui arrivait naguère, — je ne sais s’il faut dire : c’est ce qui arrive — pour le latin qu’on n’apprenait* pas dans les classes à parler, mais bien à écrire : après cinq ou six ans consacrés à traduire du latin, oralement et par écrit, à faire des thèmes, à se rendre un compte exact du sens des mots et de la construction des phrases, les bons élèves — à qui le temps n’avait pas été parci¬ monieusement mesuré pour les langues anciennes comme il l’est encore aujourd’hui pour les langues vivantes — arrivaient à faire des narrations, des discours, des dissertations, des pièces de vers sans être obligés de passer par le français; 1. Yoy. M. Bréal, art. cité, p. 248. — « L’essence même des lan¬ gues, dit M. Chasles, les oppose entre elles. Composées avec les mêmes matériaux, elles ont été fondues dans des creusets divers. Formation des mots, formation des phrases, tout diffère, comme le cerveau des peuples. « Lettre à un Anglais sur renseignement des langues vivantes (à la suite de sa Petite grammaire anglaise). 2. Cf. Laurie, ouvr. cité, pp. 105-106. LA MÉTHODE MATERNELLE. 287 ils pensaient en latin. Si on les y avait invités et si le maî¬ tre leur avait fait faire quelques exercices dans ce sens, il ne leur aurait plus fallu de grands efforts pour parler latin, chose d’ailleurs, je le reconnais, assez inutile aujourd’hui. Ne pouvons-nous pas profiter de cette observation? Pourquoi vouloir creuser un abîme entre l’enseignement des langues mortes et celui des langues vivantes? Ce dernier exige, il est vrai, l’emploi de moyens et d’exercices que le premier ne comportait pas, mais il ne doit répudier aucun de ceux déjà mis en usage1. La version, le thème, la composition même de petits essais ont leur place marquée dans une classe d’anglais et d’allemand, non moins que la grammaire qu’ils supposent d’ailleurs. La grammaire! j’arrive ici à la bête noire des nombreux partisans de la méthode mater¬ nelle. L’espace me manque pour traiter la question avec les développements qu’elle comporterait. Gomment parlons-nous notre langue maternelle elle-même tant que nous n’avons pas appris la grammaire? — Il faut, dit-on, apprendre la grammaire par la langue et non la langue par la gram¬ maire. — Supposons que nous ayons à explorer un pays nouveau pour nous. Groit-on qu’il nous sera inutile de nous servir d’une carte? La grammaire est le plan d’une langue. Assurément, qui n’a vu que la carte ne connaît pas le pays ; mais ne serait-il pas insensé de soutenir qu’elle ne rend pas l’exploration beaucoup plus aisée et rapide? Elle prévient bien des erreurs de direction, des retours en arrière, des 1. On dit souvent : « Il ne faut pas enseigner une langue vivante comme on enseigne une langue morte. » Gela n’est guère plus vrai que ne le serait la proposition contraire : « Il faut enseigner une lan¬ gue vivante comme une langue morte. » La vérité est dans la combi¬ naison de ces deux formules contradictoires : « Nous devons ensei¬ gner les langues vivantes comme les langues mortes, et aussi d’une autre manière, car nous voudrions qu’elles pussent être à la fois lues, écrites et parlées; la multiplicité des buts suppose la multiplicité des moyens. Si cette combinaison était impossible, s’il fallait opter, nous préférerions peut-être la seconde formule à la première, comme plus favorable au développement de l'intelligence et comme pratiquement aussi utile. N’est-ce pas encore le pouvoir de lire qui sera le plus pré¬ cieux à la plupart de nos élèves ? » 288 MÉMOIRES. pertes de temps. — On insiste; l’étude de la grammaire est rebutante. — Je n’irai pas jusqu’à dire qu’elle soit récréa¬ tive, mais on est encore à chercher le moyen d’instruire les enfants sans les ennuyer quelquefois. Des exemples bien choisis, de petits exercices appropriés la rendront d’ailleurs moins sèche, plus vivante, plus attrayante. Je vais plus » loin ; dès un âge qui n’est pas très avancé, l’intelligence enfantine elle-même a besoin de la règle, elle la cherche ; elle aime à généraliser, à se rendre compte du pourquoi1. De l’autre côté du Rhin, plusieurs partisans de la méthode maternelle sont tombés dans une contradiction que je signale seulement en passant, car leur opinion n’a guère trouvé jusqu’ici d’écho en France. Ils veulent que l’on donne aux débutants des principes raisonnés de phonétique ! Supposons maintenant un moment praticable la mise à exécution des instructions que j’ai citées plus haut. Suppo¬ sons que l’élève, entrant dans la classe d’anglais ou d’alle¬ mand, perde soudain, pour un moment, toute notion de grammaire et de langue françaises. Pendant quelques heu¬ res par semaine, il nagerait en plein anglais ou en plein allemand, — si toutefois il est possible de nager dans un verre d’eau2. — Ne le priverait-on pas par là d’un auxiliaire précieux auquel nous devons tenir d’autant plus que non seulement il nous rend moins pénible notre route vers le but que nous voulons atteindre, mais qu’encore, chemin faisant, il développe d’une manière fort appréciable l’intelligence de ceux qu’il guide? Je veux parler de la comparaison. L’éco¬ lier, comparant l’idiome étranger à sa langue maternelle, n’en saura que mieux celle-ci, et il aura un point d’appui pour l’étude du premier. Mais, objecte-t-on, le professeur d’allemand n’est pas un professeur de français; d’ailleurs, sans nier l’utilité de la comparaison pour l’étude des lan- 1. Cf. Dr. Ernst O. Stiehler, Zur Methodik des neusprachlichen Unterrichls , Marburg, 1891, p. 34. Yoy. aussi A. Elwall, Revue de Vens . des langues viv., I, 12. 2. Cette comparaison est de M. Girard. ( Revue de Vens. des lan¬ gues viv., I, 145.) LA MÉTHODE MATERNELLE. 289 gués, nous pensons que le latin suffit au rôle en question. Je répondrai d'abord que jamais on ne saura trop bien la langue maternelle; les professeurs d'histoire, de philoso¬ phie, etc., ne sont pas non plus des professeurs de français. Rempliront-ils toute leur tâche s'ils ne cherchent pas à for¬ mer. à redresser, à améliorer le style de leurs élèves ? Etn'v * * V « a-t-il pas des élèves, nombreux déjà, dont on voudrait aug¬ menter le nombre, qui n'ont pas le secours du latin pour mieux apprendre le français ? Les langues vivantes devront être la base des humanités modernes comme les langues classiques sont la base des humanités sans épithète1 2. Au demeurant, j'admets volontiers que la première préoccupation du maître d'allemand ou d'anglais doit être l’allemand ou l'anglais, et n'entends nullement changer le but principal de son ensei¬ gnement. — Alors, me dit-on encore, vous prenez une mau¬ vaise voie. Vous avez reconnu tout a l'heure que les langues différent de génie, qu'elles n'ont point de commune mesure, que mainte expression, mainte tournure d'une langue n'ont pas d'équivalent exact dans une autre. Avec votre procédé de comparaison perpétuelle vous serez obligé de vous con¬ tenter d’à peu près. L'enfant continuera à parler ou à écrire français tout en se servant de mots anglais ou allemands; le vêtement extérieur seul sera modifié. Ce sera le triomphe du gallicisme. — Eh oui! pour les débuts au moins, il y a là un écueil, et je ne m'attends nullement à ce qu'un élève de sixième connaisse les idiotismes qu'emploie usuellement un enfant étranger de son âge. Mais je me conforme à l'une des règles les plus saines et les plus sûres de la pédago¬ gie : aller du plus facile au plus difficile. Pour un enfant français, le plus facile c'est ce qui se rapproche le plus du français, le plus difficile ce qui s'en écarte-. Nous nous 1. Voy. M. Dietz : Les humanité $ modernes (Association fran¬ çaise pour V avancement des scxcnces: Toulouse. 1887. L : Les lan¬ gues vivantes dans rens. secondaire spécial (Rev. de Vens. des lan¬ gues viv., V, 311); Ch. Zévort : Rapport sur la réforme de Vens. spécial , du 5 mars 1886. (Cf. décret et arrêté du 5 juin 1891 sur le baccalauréat de Feus, second, moderne.) 2. M. M. Bréal ( art. cité. pp. 236-237) dit : L'expérience apprend 9* SÉRIE. — TOME ni. 19 290 MÉMOIRES. écarterons du français petit à petit : nos traductions, d’abord aussi littérales que la correction le permettra, deviendront plus libres, qu’il s’agisse de thèmes ou de versions, oraux ou écrits; puis viendra l’exercice de la composition origi¬ nale, narration écrite ou récit oral, qui nous permettra de nous dégager des exigences d’un calque. Le choix des textes de lecture et d’explication devrait être conforme à cette marche. Ce ne seraient pas des livres destinés aux petits Allemands ou aux petits Anglais que nous mettrions entre les mains des jeunes Français; ils sont pleins d’expressions familières et abrégées, de tournures elliptiques, d’idiotismes. Ces difficultés ne doivent pas être toutes présentées à la fois aux novices ; nous préférerions de courtes descriptions, des récits simples, d’une langue correcte, traduits du français pour commencer. Les auteurs originaux viendraient ensuite, classés surtout d’après le plus ou moins de ressemblance que leurs phrases offrent avec la phrase française. Les deux lignes divergeraient ainsi graduellement. C’est par voie de rapprochement entre la langue maternelle et la langue étrangère qu’on procéderait surtout pour commencer. L’as¬ sociation des idées est d’un secours puissant pour la mémoire. Remarquons qu’elle fait retenir les contrastes aussi bien que les analogies. Je reconnais qu’il est, en effet, des diffé¬ rences de tournures auxquelles on ne saurait trop tôt initier les élèves, sans hésiter à les mettre aux prises avec des dif¬ ficultés sérieuses. Ainsi, nous ne tarderons pas à leur ren¬ dre familier l’emploi des prépositions et des particules asso- qu’on monte plus facilement de la langue usuelle à la langue litté¬ raire qu'on ne descend de la langue littéraire à la langue usuelle. N’est-ce pas la marche que nous avons tous suivie? Nous avons con¬ versé avec nos parents, nos frères et nos sœurs, nos amis et nos camarades avant de lire Bossuet et Racine. » Je proposerais une autre explication. La langue usuelle d’un peuple étranger est généra¬ lement plus difficile pour nous que la langue littéraire parce qu’elle s’écarte davantage du français. C’est chez elle que se manifeste sur¬ tout le génie particulier d’un peuple. Aller de la langue vivante à la langue littéraire c’est nous rapprocher de notre propre idiome. Il y a beaucoup plus de ressemblancegentre la langue de M. Guizot et celle de lord Macaulay qu'entre le style de Balzac et celui de Dickens. LA MÉTHODE MATERNELLE. 291 ciées aux verbes en anglais ou en allemand1; mais évitons d’accumuler les obstacles sous les pas de ceux qui appren¬ nent encore à marcher. Ce qu’il faut considérer, n’est-ce pas la fin à laquelle on tend? Si l’élève à la fin de ses études secondaires arrive à un résultat satisfaisant, qu’importe qu’il ne soit pas entré plei¬ nement tout d’abord dans le génie même de la langue? Esti¬ mons-nous heureux s’il y a quelque peu pénétré en rhéto¬ rique et si les efforts qu’il a faits pour y parvenir ont assoupli son intelligence et agrandi son horizon. Je sais que les parents sont pressés, les administrateurs parfois aussi. Ils voudraient voir les élèves parler anglais ou allemand dès la huitième ; ils réclament la classe en anglais ou en allemand pour des écoliers qui n’ont pas encore quitté les culottes courtes ; ils s’étonnent qu’avec quelques heures de classe par semaine on n’arrive pas plus vite à converser et à écrire dans des langues dont l’une est pour nous presque aussi dif¬ ficile que le grec, et dont l’autre est beaucoup moins aisée que ne se le figurent ceux qui ne la savent pas. Les rédac¬ teurs des programmes auraient tort de prêter à ces exigences une oreille trop complaisante et de lâcher la proie pour l’ombre, la réalité pour la chimère et l’utopie. Dernière réflexion. Dans l’enseignement maternel, le livre et le cahier n’apparaissent pas pendant les quatre ou cinq premières années; dans la classe, ils entreront en scène dès le premier jour. Gomment compenser dans une certaine mesure cette insuffisance du temps dont j’ai déjà tant de fois parlé si l’enfant ne peut, quand il est seul, repasser ce qu’il a appris, le fixer dans sa mémoire? Qu’on le regrette au point de vue d’une bonne prononciation, qu’on désire que l’ensei¬ gnement se donne d’abord exclusivement par l’oreille, je le comprends si l’on tient surtout à la connaissance de la lan¬ gue parlée2. Mais les leçons purement orales, dans un éta- 1. M. M. Bréal en a bien fait ressortir l’importance (art. cité, p. 251). 2. C’est, en effet, ce que voudrait M. Bréal (art. cité, p. 246). MÉMOIRES. 909 fV»./ blissement public, seront presque toujours insuffisantes. L’œil jouera donc ici un rôle important, le plus important souvent; ce seront, en effet, les meilleurs élèves qui consa¬ creront le plus de temps au travail entre les classes. Ajou¬ tons que l’écolier tient au livre, qu’il ne faut pas nous pri- , ver de l’avantage que nous donne le prestige de l’imprimé ; tenons compte même du goût de l’enfant pour des ouvrages neufs, bien cartonnés, agrémentés au besoin d’images. Ne négligeons aucun moyen1. VI. — N’avons-nous rien pourtant à prendre à la mère? Certes, nous aurions beaucoup à emprunter de sa patience, de son dévouement. Mais je ne parle que de la méthode et non des qualités morales qui doivent distinguer le bon pro¬ fesseur. Au point de vue de la méthode, nous trouvons dans l’exemple de la mère l’éclatante confirmation de la vérité d’une maxime de pédagogie bien connue, maintes fois répétée, mais qu’on ne saurait trop redire : Repetitio est mater studiorum . Il ne faut pas craindre de revenir sans cesse sur les mêmes mots, les mêmes tournures, les mêmes règles. Nous devons aussi retenir la variété des moyens employés. Faut-il apprendre aux enfants des mots isolés en leur indiquant les objets qu’ils représentent? Faut-il leur donner des propositions entières comme un bloc dont ils saisiront le sens en gros, sans que dès l’abord il soit néces¬ saire d’en présenter l’analyse détaillée? Préférerons-nous comme exercices les phrases détachées ou les petits récits ? Chacun de ces procédés a ses partisans. Eh bien! je crois qu’il n’en faut bannir aucun systématiquement, que la mul¬ tiplicité des moyens vaut mieux que la monotonie résultant de l’emploi d’un moyen unique, fût-il excellent. Le petit 1. « Je commencerai toujours avec un livre, dit un professeur anglais distingué ; môme si ma première leçon devait être donnée le livre fermé, j’en mettrais un entre les mains de mon élève. Il saitlire dans un livre anglais, et il aime déjà à y lire quelquefois. ^Voici un livre étranger; il sera, lui aussi, intéressant en son genre. (J’ai dit que je ne tenais pas à voir un enfant commencer l’étude d’une langue étrangère avant de savoir lire). » Colbeck, On the Teaching of Modem Languages , Cambridge, 1887, p. 26. LA MÉTHODE MATERNELLE. 293 enfant apprend ici un mot isolé, là une locution entière; tantôt on lui donne un ordre, on lui formule une défense, on le loue ou on le blâme en une courte proposition; tantôt enfin c’est un récit plus ou moins long qu’il se fait répéter à satiété. Varions, et, autant que possible, intéressons. Les méthodes sont moins importantes que la manière dont on les applique; telle qui a donné d’excellents résultats entre les mains de son auteur et de ses premiers disciples qui avaient la foi nous étonne aujourd’hui par son apparente insuffisance, nous qui ne brûlons plus pour elle du même feu sacré. La mère a la plus grande latitude, et ses procédés peuvent être décousus. Le professeur doit user de plus de méthode; mais il est bon qu’il ait dans le choix de sa mé¬ thode une certaine liberté, qu’il ne soit pas enserré dans le cercle d’instructions trop précises, qu’il puisse tenir compte du nombre de ses élèves, de leur niveau intellectuel, d’une foule'd’autres circonstances. Point de lisières pour lui; les lisières ne valent rien pour ceux qui savent marcher. S’il n’est pas possible de laisser le champ libre à toutes les fan¬ taisies, à toutes les expériences individuelles, évitons la réglementation à outrance1. Jugeons les résultats plutôt que les moyens. Il est quelque chose qui vaut mieux que l’unité, c’est la vie. C’est la vie qui donne à la méthode maternelle, tout imparfaite qu’elle est à certains égards, sa valeur, sa quasi-infaillibilité là où elle est applicable. VIL — Quelques mots des adultes dont je n’ai guère parlé jusqu’à présent. Ils peuvent se trouver quelquefois dans une situation telle qu’ils appliquent forcément les procédés ma¬ ternels à l’étude d’un idiome étranger; tel est le cas de pri¬ sonniers, d’émigrés, n’ayant aucune connaissance préalable de la langue du pays où ils se trouvent et ne pouvant rece- 1. La nature même des choses a d’ailleurs constitué une méthode à peu près constamment appliquée par les meilleurs professeurs, « en dépit des programmes qui changent et des nombreux mots d’ordre trop exclusifs qui se sont déjà succédé. » (Voy. Troisième causerie sur Vens. des langues viv., article signé Steph. Alceste ; Rev- de l’ens. des langues viv., mai 1891, 101). Il a paru sous cette signature une série d’articles intéressants qui méritent d’être lus et médité*. 294 MEMOIRES. voir aucun enseignement systématique : ils remarquent d'abord le sens de certaines expressions et locutions iso¬ lées, ils les répètent ; aidés par ces exclamations qui sont comprises de tous sans appartenir à aucune langue en parti¬ culier, par les gestes, ils parviennent petit à petit à se rendre maîtres de la langue étrangère1. Avec quelle len¬ teur, quelle imperfection, quelle perte de temps, on le com¬ prend sans peine. Chose souvent remarquée, les personnes d’un esprit peu cultivé apprennent plus rapidement ainsi que celles qui ont reçu une meilleure éducation ; leur condi¬ tion est plus semblable à celle de l’enfant ; la langue mater¬ nelle a chez elles des racines moins profondes; le vocabu¬ laire dont elles ont besoin n’est pas aussi étendu ; elles recherchent moins la règle, elles sont mokis habituées à prendre Y imprimé comme point d’appui. En revanche, elles oublient facilement ce qu’elles ont ainsi appris, autre trait de ressemblance avec les jeunes enfants. Mais pour- un adulte et même pour un adolescent ayant déjà reçu une éducation générale il existe quelque chose d’analogue à la méthode maternelle, mutatis mutandis , bien entendu : c’est la lecture. Lire beaucoup, c’est pour la langue écrite ce qu’entendre beaucoup parler est pour la langue parlée. Je ne parle pas ici de la lecture lente, minu¬ tieuse, analytique, le dictionnaire et la grammaire toujours à la main, où le sens de chaque terme, de chaque expression est examiné soigneusement, où l’on recherche, autant que possible, l’équivalent français exact de la locution étran¬ gère ; celle-là nécessite presque autant de temps que la ver¬ sion : je parle d’une lecture attentive, sans doute, mais relativement rapide, où l’on se contente du sens en gros et tel que peut le donner une traduction libre, où l’on s’aidera souvent au début d’une pareille traduction. La première fois que le lecteur rencontre un mot, ce mot n’a souvent pour lui qu’un sens assez vague; se présente-t-il une deuxième, une troisième, une quatrième fois, la signification et l’em- 1. Voy. Zeller, art. cité. LA MÉTHODE MATERNELLE. 295 ploi s’en dessinent plus nettement grâce au contexte. Quand on l’aura vu trente ou quarante fois on en connaîtra géné¬ ralement la valeur beaucoup mieux que ne peuvent la don¬ ner les dictionnaires. N’est-ce pas de cette manière que l’enfant finit par attacher un sens précis aux termes qu’il entend prononcer? Je ne saurais trop recommander aux adultes qui étudient une langue de telles lectures, fréquentes et répétées. Elles ne les dispenseront pas de l’étude de la grammaire ; elles doivent se combiner avec des travaux de traduction serrant de plus près le texte étranger ; mais elles ont une incontestable utilité et permettent mieux que tout autre exercice ‘de pénétrer dans le génie d’une langue. Elles offrent bien vite d’ailleurs un intérêt qui va toujours croissant. Je termine ici cette étude déjà trop longue. Si nous ensei¬ gnons à nos enfants une langue vivante, ce n’est pas pour faire d’eux des êtres hybrides, moitié allemands ou anglais et moitié français. Nous ne tenons pas et ne devons pas tenir à ce qu’ils parlent l’allemand ou l’anglais comme si l’allemand ou l’anglais était leur langue maternelle; ce résultat serait souvent des plus difficiles à obtenir et il offri¬ rait peut-être des dangers. Qu’ils soient initiés à la langue écrite et à la langue parlée de manière à pouvoir lire les auteurs, à comprendre les étrangers et se faire comprendre d’eux, voilà quelle doit être toute notre ambition ; l’expé¬ rience nous fait voir que l’objet en est encore assez malaisé à atteindre. Je crois avoir montré que la méthode dite maternelle n’est pas la plus propre à nous conduire au but ; tout au plus peut-elle, à des conditions qu’on trouve diffici¬ lement réunies dans les établissements publics d’instruction, commencer une œuvre que d’autres méthodes seront appe¬ lées à terminer. 296 MEMOIRES. DE LA DÉTERMINATION DES SURFACES DE RÉVOLUTION AYANT UN MÊME AXE DONNÉ ET QUI SONT COUPÉES PAR UNE SPHÈRE DONNÉE SUIVANT UNE LIGNE GÉODÉSIQUE Par M. H. MOLINS1. § I- 1. Avant d’aborder la question énoncée, nous 'nous propose¬ rons de trouver sur une surface de révolution, dont la courbe méridienne sera supposée connue, les courbes dont le plan osculateur, en chacun de leurs points, fait un angle constant w avec la surface; les li- — gnes géodésiques s’en dé¬ duiront comme cas parti¬ culier. La surface de révolution sera rapportée à trois axes rectangulaires Oæ, O y, Oz, en prenant son axe pour axe des z. Soient AB une quelconque des courbes méridiennes, Ou la trace de son plan sur le plan des æy, MP la perpendiculaire menée d’un point M de la courbe sur Ou . 1. Lu dans la séance du 19 juin 1890. DE LA DETERMINATION DES SURFACES. 297 Posons OP zz u — Y x2 y2, et désignons l’angle uOx par 0. Le point M est déterminé par les coordonnées semi-polaires u, 6, z, et l’on a (1) x — u cos 6, y — u sin 9, z~ y(u), en représentant par z zz cp (u) la courbe AB rapportée aux deux axes O z et Ou. L’équation de la surface sera (2) Z = y(Ÿx2 + y2) . 2. Formons d’abord l’équation du plan tangent à la surface en M. Prenons l’équation générale des plans tangents , dz , , . dz , , (3) z -z=ôï{x -x)+iï{v ~v)- De l’équation (2) on déduit par la différentiation, en ayant égard aux relations (1), (4) dz ,, ^ du ,, . x . 55 = tp(M)^ = î(M)M = î(M)cos9’ dz dy g'(u) — zz c'(w) — zz o'(u) sin 0. dy u T Or, si l’on remplace x , y , z, (4), l’équation (3) devient dz dx dz dy par les expressions (1) et z' — )_4_ p 1+?'2(W) U~ ’ l + =/évdSS?-- DE LA DÉTERMINATION DES SURFACES. 303 C’est une équation à laquelle on arrive aussi, comme on sait, par d’autres méthodes. On voit donc que la détermination de B en fonction de u se trouve ramenée à une quadrature. On remar¬ quera d’ailleurs que la constante arbitraire C, qui entre dans l’équation (15), doit être positive pour que 6 soit réel; elle est censée représenter l’inverse du carré d’une ligne. " § II. 7. Par ce qui précède, il est démontré que la recherche des lignes géodésiques d’une surface de révolution, dont la courbe méridienne est connue, se ramène aux quadratures; mais tel n’est point l’objet principal du présent travail. Il s’agit de déter¬ miner la surface par la condition qu’elle ait une ligne géodésique située sur une sphère donnée dont l’équation sera (16) (x — a)2 + {y — p)2 + (z — y)2 ht R2, en même temps qu’elle aura pour axe de révolution une droite donnée qu’on prendra pour axe des z. On en conclura, par cela seul que la surface est de révolution, l’existence d’un groupe de lignes géodésiques sphériques. L’inconnue est la fonction 1 + Of2(u) DE LA DÉTERMINATION DES SURFACES. 305 Exprimons (u). On a vu au n° 7 que la combinaison de l’équation de la surface de révolution avec celle de la sphère donnée conduit à la relation „ . U a cos 0 + p sin 6 = — ; si l’on remplace U par û(u). cette relation devient Mu) a cos 0 + P sin 0 = ; c’est l’équation en coordonnées polaires de la projection de la ligne géodésique sphérique sur le plan des xy. La même ligne, rapportée aux deux axes Ox et O y, aurait pour équation ax + $y — (Ÿ x2 -f y2) . 9e SÉRIE. TOME III. 20 306 MÉMOIRES. On remarquera que, d’après la formule (15), pour que G soit réel, on doit avoir C u1 • — 1 0, condition qui revient à u >» a, en posant fo=-. Or la distance du centre de la sphère à l’axe des ^ étant égale à Y a? + (B2, il en résulte que le maximum de la valeur de u , pour les points situés sur la surface sphérique, est f a2 + P2 + R. R faut donc prendre pour a une valeur telle qu’on ait a << /a2 -f- £2 + R- En outre, comme le minimum de la distance des points de la sphère à Taxe des ^ est égal à Y v? -f- (32 — R , on voit que, si a est supérieur à cette dernière quantité, les limites des seules valeurs de u admissibles seront a et /a2 + (33 + R. Quant à la ligne géodésique de la surface cherchée, qu’on sup¬ pose située sur la sphère donnée, elle est comprise dans la por¬ tion de sphère extérieure à un cylindre de révolution ayant pour axe Oz et dont le rayon est égal à a. 9. Faisons R2 — a 2 — p 2 zz m , a2 + P2 = w , d’où m | n = R2 ; l’équation (23) pourra s’écrire 0 nu 2 — U2) V7TJ \ 2 - - u ) + 2U — u2 m du J / ri TT \ 2 + (u - uj (1- C.2) (2U — u 2 + m) = 0 Mais on a dU T /dU , w2 — U\ W — - Tj — u { — — — U -J- - i du \du u / d’où, en élevant au carré, (“ £-D)’= »’ (s — ) W>-o> (s -“)+<“î-”,s DE LA DÉTERMINATION DES SURFACES. 307 et par la substitution de cette dernière expression l’équation différentielle devient [nu2 — ü2 -f u 2 (1 — C u2) (2U — u 2 + m)] — u'j (24) l + 2m(w2 — U)(l — Cw2)(2U — u* + m) m) + (ntt2 — U2) (2U —u- + m) + (m2— U)2(l — Cw2)(2U — u2 + m) = 0. Résolvons-la par rapport à — - m. On trouve que la quan- ClZv tité soumise au radical, contenu dans les deux valeurs de cette expression, est u2{u 2 — U)2 (1 — Cm2)2 (2U — u1 + mf — [nu2 — U2+ u2{\ — C u2) (2U — u2Jr m)] [{nu2 — U2) (2U — u2-\- m) + (u2 — U)2(l — Cu2) (2 U — u2-\-m)~\ , ou, en réduisant, • — {nu2— U2) (2U — u2-\- m) [nu2 — U2 + u2 (1 — C^2) (2U — u2 + m) ■+(1 — Cu2) {u2 — U)2] =z — {nu2 — U2) (2U — u 2 + m) [nu2 — U2 -f (1 — Cu2) {mu2 -f U2)] = — u2{nu 2 — P2) (2 U — u2 -f m) [m + n — C {mu2 + U2)]. Par suite, les racines de l'équation (24) seront données par la formule dV [nu2 — U2 + u2{ 1 — Cu2) (2U — u2± m)] du — u\ — — u{u2 — U) (1 — Cu2) (2U — u2 + m) ± u Y (ww'J — u2) (2 U — v? + m) [0 (w! + U2) — R2] ; on en tire //TT [nu2 — U2 + u2 (1 — Cu2) (2U — u2 + m)\ — du — u{nu2 — U2) + uC (1 — Cu2) (2U — u2 + m) ± u y (mm2 — U2) (2U — m2 + m) [C(»«! + U2) — R2] , équation qui détermine — en fonction explicite de U et u. du 308 MÉMOIRES. 10. Comme application de ce qui précède, posons cp (u) — Y dz }R ' 2 — u 2 ; nous allons montrer que eette expression donne pour U une valeur satisfaisant à l’équation (23), pourvu que les constantes Y et R' soient choisies convenablement. Reprenons la relation - 2U zz: ^(u) — 2 “h u2 P2, Y Y — R2- Il vient y c\u) — y'2 + R'2 — w2 ± 2f /r'2 — w2 , par suite 2U zz f 2 + R'2 — v? Hz 2y' /r'2 — w2 — 2yy' ± 2f / R'2 — w2 + w2 + a2 + fs2 + Y — R2 zz (y' — y)2 + R'2 — R2 + a2 + P ± 2 (y' — y) /R'2 — m2 . Établissons la condition (25) (Y ~ T)2 + R'2 — R2 + a2 + p2 ~ 0 , laquelle suppose R2 a2 + p2 ; l’expression de U devient sim¬ plement U zz Hz (y' — Y) / R'2 — M2 • On en tire successivement dV (Y — Yu /au y \aü / ~ 2 du 1 Y R'2 _ U2 ’ Y _ (Y — Y2u2 % (Y — Yu2 ’2 — u2 + u2, R,2-“2 ~/r /dU \2 ( - u ) + 2U — u2 + R2 — a2 — p2 \du ) = (r>7 V)T ± 2(7. -:Ui~ ± 2(y' — y) /R'2 — M2 +R2-a2-(32 XV ■ U /r's u~ _(y'-t)V , 2(y'-y)R' R'2— M2 /R'2_M2 + R2 — a2 — fi2, 1 DE LA DETERMINATION DES SURFACES. 309 u ~ — u = =p Ù- ï)M- + (y' — y) y r'2 — «2 du ’2—u2 Y R (Y' ~ Y) R'2 /R'2 — v? M2(a2 4- P2) — U2 = M2(a2 + fi2) — (y' — T)2(R'2 — W2) = «V + P* + (y' - y)2] - R'2(y' - y)2, R'4 (y' — y)2(°w2— 1) ' tt 2 u - - U du ) (Cm2 — 1) R '2. U i Substituant ces expressions dans l’équation différentielle (23), qui définit la fonction U, on trouve que le premier membre devient, en ayant égard à la condition (25), U2\_cr -j- (32 -f- (y' — y)2] — R'2(y' — y)2 = ^2(R2 — R'2) — R'2(y' — y)2 R2 — R'2 „ R,2(y'-y)2 _R'2(y' — y)2 w D’un autre côté, au second membre de (23) se trouve le facteur Gu2 — 1, où C peut recevoir telle valeur particulière qu’on vou¬ dra. Posons R2— R'2 ~ R? 2 (y' — y2) ’ ■ quantité positive, puisque R >> R' ; on aura alors R2 — R'2 u* 1 = Gu2 — 1. R'2(y'-y): Par où l’on voit que Cm2 — 1 est un facteur commun aux deux membres de l’équation (23); en le supprimant, on obtient (Y'— y)2m2 2(y' — f)R 2 R' 2 (Y' -y)2 _ R'4 (y'~ y)2 R'2 — u~ ou, en réduisant, R'2 — u- /r'2 R2— a2 — (32 U* 2(y'— y) pR'2— u- — m2 + R2— a2— ps (Y'— y)2m2±2(y'— y)R'2 /r'2— w2 + (R2 — a2 — fi2) (R'2 — M2) — R'2[± 2 (y'— y) /R'2— m2 — m2 + R2 — a2 — P2] , 310 ou encore MÉMOIRES. w2[(ï' — ï)8 + a2 + g2 — R2] = — R'V. > ✓ On tombe donc sur une identité, en vertu de la condition (25). Concluons de là que l’expression U = ± (r'— ï) /r'2— u1 est une solution de l’équation différentielle (23), pourvu qu’on y joigne la condition (ï'— T)2 + R'2 — R2 -f a2 + (32 = 0 , et qu’on prenne pour C la valeur R2— R'2 Toutefois, on R/2(y/ — y)2 n’obtient ainsi qu’une intégrale particulière; car, des deux para¬ mètres Y et R' contenus dans l’expression du U, un seul reste arbitraire, tandis que la solution générale devrait contenir deux constantes arbitraires, à savoir : la constante C et celle amenée par l’intégration de l’équation (23). A la valeur précédente de U correspond une surface de révo¬ lution dont on forme aisément l’équation. On a, en effet, c b{u) — — /R'2 — %2 ? équation qui devient, en remplaçant cp (u) par z et u1 par a*2 + y 2, z zz y'± /r'2 — oc2 — y 2 , ou x2 + y2 + {z — y')2 — R’2 5 ce qui montre que la surface est une sphère ayant son centre sur l’axe des z. Comme les paramètres y' et R' ne sont assujettis qu’à une seule condition, il y aura une infinité de sphères satis¬ faisant à la question. On peut, au reste, le vérifier facilement. Les équations de la sphère donnée et de la nouvelle sphère étant {oc - a)2 + (y - p)2 + (z- y)2 = R2, oc~ y2 {z — y')3z=R'2, il vient, en les retranchant membre à membre, ' 2 — cl2 — £2 — Y2 zz R'2 R2. 2 a* + 2 $y + 2(v — Y)z + t DE LA DÉTERMINATION DES SURFACES. 311 C’est l’équation du plan du cercle suivant lequel les deux sphères se coupent. Or ce plan passe au centre de la seconde sphère; car en fai¬ sant, dans son équation , x z= 0, y — 0, z zz y\ on trouve 2ï'(ï — Y') + Y'2 - a2 — p2 — 'f = R'2 — R2, ce qui peut s’écrire (y' — Y)2 + *2 + P2 = R2 — R'2. C’est la condition à laquelle satisfont, par hypothèse, y' et R'. Donc la sphère de rayon R' est coupée par la sphère donnée de rayon R suivant un cercle dont le plan passe au centre de la première, en sorte que l’intersection est un grand cercle ou une ligne géodésique de cette première sphère. 11. Pour donner une seconde application de la méthode, mettons l’équation différentielle (23) sous la forme u\ a2 -H2)— U2 Gu2 — 1 ~(2U — u2 + R2 — a2 — p2) + 2U — u2 + R2 — a2 — g2 et faisons-y G — oo. On voit qu’elle est satisfaite en posant d’où, en intégrant, cOJ U — hu, h étant une constante arbitraire. Or la relation 2U = z\u) — 2yc p(«) -f u2 + a2 + p2 + f — R2 devient, par la substitution de la valeur de U, 2 hu — [c o(u) — y]2 + u2 -f a2 + P2 — R2. On en tire ©(w) z z y ± y~2hü — u2 -f- R~ OC = y± /&2 + R2 — or » P (u A)2 ; 312 MÉMOIRES. d’où il résulte que la courbe méridienne, rapportée aux deux axes rectangulaires Oz et Ou situés dans son plan, a pour équa¬ tion z — y zb Y h2 ~\~ R2 — a2 — P2 — — &)2 , ou bien (z — y)2 + (u — h)2 = K2 H- R2 — a2 — p2, ce qui exige la condition /i2 > a2 + p2 — R2. On voit, d’après cela, que cette courbe est un cercle dont le centre est situé en dehors de Oz et à une distance de cet axe égale à U. Donc la surface de révolution est un tore engendré par ce cercle tournant autour de l’axe Oz. Ainsi la sphère donnée coupe ce tore suivant une des lignes géodésiques. * Pour obtenir la projection de cette ligne géodésique sur le plan des xy, retranchons, membre à membre, les deux équations {CD - a)2 + 0 y - P)2 + (z — y)2 = R2, (Z — Y)2 + {u — h)2 = h2 -h R2 — a2 — g2 ; il vient u2 — 2 hu + h2— x2—y2+ 2 a# + 2$y — a2 — p2 = K 2 + R2 — a2— p2, ou, en réduisant et remplaçant u par Y x2 -f y 2, — h Y x2 + y2 -J- ax -f- Pv — 0. Si l’on fait disparaître le radical, on trouve n\x2 + y2) — (ax + f \y )2, ce qui peut s’écrire (h2 — p2) y 2 + (h2 — a2) #2 — 2ap xy ~ 0, d’où y _ ap ziz h Y Y2 -j- p2 — h 2 X~ 7i2 — P2 ' * Cette équation représente deux plans passant par Oz; ils cou¬ pent le tore suivant deux courbes méridiennes, qui sont bien des DE LA DÉTERMINATION DES SURFACES. 313 lignes géodésiques. Mais on voit que, pour que ces sections exis¬ tent, deux conditions sont nécessaires, savoir : a2 -f g2 > h2 > a2 + P2 — R2 ; si on les suppose satisfaites, le paramètre U reste arbitraire. Il fallait au reste s’attendre à trouver le tore comme surface répondant à la question. En effet, coupons la sphère donnée par deux plans passant par l’axe Oz et faisant des angles égaux avec plan qui passe par Oz et par le centre de la sphère. Les deux sections qui en résultent sont deux petits cercles égaux. Or, si nous faisons tourner l’un de ces petits cercles autour de Oz, nous formerons un tore qui contiendra évidemment l’autre petit cercle. Ces deux cercles sont des lignes géodésiques du tore, puisque ce sont des courbes méridiennes; on a par conséquent une surface de révolution ayant pour axe Oz et qui est coupée par la sphère donnée suivant deux lignes géodésiques. Réciproquement, un tore étant donné, il est facile de cons¬ truire une sphère qui le coupe suivant deux lignes géodésiques. Car, si Ton prend deux cercles méridiens du tore, et que par leurs centres on mène des perpendiculaires à leurs plans, ces perpendiculaires se rencontreront en un point également distant de tous les points de l’une et l’autre circonférence, en sorte que ce point sera le’ centre d’une sphère passant par les deux cercles et qui coupera le tore suivant deux courbes méridiennes. 12. Considérons le cas où la sphère donnée aurait son centre sur l’axe des et prenons ce centre pour origine des coordon¬ nées. Comme l’équation de la sphère est æ2 + y2 + = R2, celle d’un grand cercle dont le plan passe par Oz et qu’on rap • porte aux deux axes rectangulaires Oz et Ou sera u 2 + z% = R2. Prenons sur ce grand cercle un point particulier M ayant pour coordonnées z = a, uzz.1)-, les constantes a et b seront liées par la relation a 2 + b2 = R2. Soit P la projection du point M sur l’axe Oz. 314 MÉMOIRES. Faisons passer par le point M une courbe quelconque située dans le plan du grand cercle et dont la tangente en ce point soit perpendiculaire à la droite MP; prenons-la pour méridienne d’une surface de révolution ayant Oz pour axe. Le parallèle de celte surface passant au point M est une ligne géodésique, puis¬ que son rayon MP est évidemment perpendiculaire au plan tan¬ gent en M. Comme ce parallèle est en outre situé sur la sphère donnée, il en faut conclure que la surface ainsi construite répond à la question. Posons o(u) — a + (u — &) ty(u) . m étant un nombre positif moindre que l’unité, et ty(u) une fonc¬ tion de u qui n’est ni nulle ni infinie pour u ~ &, nous pouvons admettre que la surface précédente a pour équation z zz a + {Y x2 + V2 — ô)m ^ (Ÿoc2 + y2) ; car, pour u >, on a z = a et dz du oo , c’est-à-dire que la méridienne représentée par l’équation z — cp (u) passe en M et a pour tangente en ce point une parallèle à l’axe des z. On remarquera que la méthode générale n’est point applicable au cas que nous venons de considérer. En effet, lorsque a, p, y sont nuis, la relation dont nous nous sommes servi au n° 7, (u cos 0 — a)2 + ( u sin 6 — p)2 -j- [cp (u) — y]2 = R2, devient u2 + f(u) = R2, de sorte qu’elle est indépendante de 0. Or la méthode suppose qu’on puisse la différentier par rapport à 0, et par conséquent elle est en défaut. Il faut encore remarquer que les paramètres a, p n’entrent dans l’équation différentielle (23) et dans l’expression de U que par la somme a2 -f- fi2. On en conclut que la surface de révolu¬ tion restera la même, si l’on fait varier ces paramètres en lais¬ sant constante la somme de leurs carrés et conservant les memes DE LA DÉTERMINATION DES SURFACES. 315 valeurs à y et R. Mais alors on aura une série de sphères de même rayon qui toutes couperont la même surface de révolution suivant des lignes géodésiques; le lieu de leurs centres sera un cercle ayant son centre sur Oz et dont le rayon est égal à la valeur constante de Y a2 -f- (32 . Au reste, ce résultat s’aperçoit a priori; car, par cela seul que la surface est de révolution, à une ligne géodésique sphérique correspond un groupe de lignes géodésiques qu’on obtient en faisant tourner la première autour de Oz, et de plus toutes ces lignes sont sphériques, mais situées sur des sphères de même rayon qui diffèrent par la position. 13. Revenons au cas général et considérons une solution quelconque de l’équation différentielle (23) qui définit la fonction U. Cherchons l’angle sous lequel la sphère donnée coupe la sur¬ face ^ u z cp (y x2-\- y2) , en chaque point de la ligne géodésique résultant de leur intersection. D’abord le plan tangent, au point (x, y, z), h la sphère (x — a)2 -f {y — fO2 -f (z — y)2 — R2 a pour équation (x— a)(X — x) -h {y — [3) (Y — y) -f {z — y) (Z — z) =0, X, Y, Z étant les coordonnées courantes. En second lieu, nous avons vu (n° 2) que l’équation x' cos 0 -\-yr sin G — -g' _ , . ?'(U) ~ «'(W) est celle du plan tangent à la surface de révolution au même point. Donc l’angle de ces deux plans, qu’on désignera par G, sera déterminé par la formule (x — a) cos 0 (y — fi) sin G cos G t'(“) (g - ï) C 0» — *)2 + (y — O2 + O — y)2 \ i + / 316 MÉMOIRES. Si Ton y remplace x, y , z par leurs valeurs en u et 0, elle peut s’écrire ( n _ cp '(u)(u — a cos 0 — P sin 0) — cp (u) + T C O S u — — ^ r y i + cp ’\u) ou, en ayant égard à la relation a cos 6 -j- (3 sin 0 U u obtenue au n° 7, (26) cos G ?'(«) (u — ^) — ®(u) + ï R pi + s/2(«) On remarquera encore que l’angle sous lequel le plan oscillateur de la ligne géodésique sphérique coupe la surface de la sphère est égal à ~ — G. 14. Appliquons la formule (26) aux deux cas considérés plus haut (nos 10 et 11) : 1° Soit cp (u) — y' Hz } R' 2 — w2 , d’où y'(u) U on trouve cos G = 2° Soit d’où }rR'2 — u 2 R' U~± (y' — y) /r'2 w2 ; R cp (u) _ y db } H- R2 — &2 — P2 — — &)2 ? cp'(M) = u — h y K1 + R2 — a2 — P2 — (u — ny U ~ hu ; on obtient cos G y h2 + R2 — a2 — ps R DE LA DÉTERMINATION DES SURFACES. 317 Donc, dans les deux cas dont il s’agit, l’angle G est constant tout le long de la ligne géodésique résultant de l’intersection de la sphère donnée et de la surface de révolution répondant à la question. Cette ligne étant d’ailleurs évidemment nne ligne de courbure de la sphère, on voit qu’elle est aussi une ligne de courbure de la surface de révolution; car, en vertu d’un théorème connu, deux surfaces étant supposées se couper sous un angle constant, si la ligne d’intersection est une ligne de courbure de l’une de ces surfaces, elle est aussi une ligne de courbure de l’autre. 15. La réciproque de ce théorème, qui est également vraie, donne lieu à une remarque essentielle. Admettons que la fonc¬ tion c p(w) soit telle que la valeur de G déterminée par la for¬ mule (26) ne soit pas constante : dans ce cas, la ligne géodésique sphérique ne sera point une ligne de courbure de la surface de révolutiou, c’est-à-dire qu’elle ne sera ni une méridienne ni une parallèle. De ce qu’elle n’est point une ligne de courbure on doit conclure que c’est une courbe gauche; car, si elle était plane, son plan couperait la surface sous un angle constant, qui est ici un angle droit, et par conséquent la courbe d’intersection serait une ligne de courbure. 318 MÉMOIRES. MÉMOIRES OU RAPPORTS INÉDITS SUR L’ÉTAT DU CLERGÉ, DE LA NOBLESSE, DE LA JUSTICE ET DU PEUPLE DANS LES DIOCÈSES DE NARBONNE, DE MONTPELLIER ET DE CASTRES, EN 1573. Par M. l’abbé DOUAIS1. L’Académie a bien voulu entendre la communication que j’ai eu déjà l’honneur de lui faire, sur l’état du diocèse de Saint-Papoul à la date que porte le titre du présent mé¬ moire2. Je ne reviendrai donc ni sur les raisons ni sur les circonstances historiques qui amenèrent le roi, au lendemain de la trop fameuse journée de la Saint-Barthélemy, à donner des ordres au baron de Fourquevaux, gouverneur de Nar¬ bonne, pour qu’il s’enquît de l’état de la province du Langue¬ doc. Le baron de Fourquevaux ne put faire directement lui-même l’importante enquête, qui lui était confiée et dont le résultat devait être et fut mis sous les yeux de Charles IX. Si nous en jugeons par les Rapports particuliers des diocèses de Narbonne, de Montpellier et de Castres que j’ai retrou¬ vés dans le fonds si riche de Fourquevaux, il s’en déchargea, pour quelques diocèses du moins, sur des personnes qui, par leur situation, étaient en état d’être exactement rensei¬ gnées. Il est vrai que son Discours au Roy 3 se borne aux diocèses de Narbonne, de Toulouse, de Saint-Papoul, de 1. Lu dans la séance du 11 juin 1891. 2. Mémoires, 9« série, t. II (1890), pp. 473-489. 3. Hist. gén. de La?iguedoc, xii, 1065. Ed. Privât. MÉMOIRES OU RAPPORTS INÉDITS. 319 Lavaur, de Montauban, de Rieux et de Comminges, et ce fonds fournit deux Rapports, l’un sur le diocèse de Mont¬ pellier, l’autre sur le diocèse de Castres, dont le gouverneur n’avait, ce semble, rien à faire. Ils ne seront pas allés s’éga¬ rer dans son cabinet. Tout le monde savait qu’il avait été mandé à Compiègne; s’il n’alla pas à la Cour, cela ne tint pas à lui : sa présence fut jugée nécessaire à Narbonne pour maintenir les huguenots en respect et loin de la ville. Au sur¬ plus, il avait lui-mème demandé un Rapport sur le diocèse de Castres, et le Rapport sur le diocèse de Montpellier fut rédigé, ce semble, à l’ordre exprès du roi. Il faut, en tout cas, bénir la Providence que ces Rapports nous soient parvenus. Ils sont bien faits pour piquer la curiosité de notre histoire provinciale, à la date troublée et critique de 1573. Mais avant d’en donner le contenu, il faut en présenter les auteurs. I. Ces Rapports, à la vérité, ne sont pas signés. Leur écri¬ ture régulière, belle et uniforme semble trahir la main d’un secrétaire. Mais au dos ils portent chacun un nom où l’on reconnaît, sans crainte de se tromper, la main de M. de Fourquevaux. Ce ne fut pas caprice de sa part. Les nom¬ breuses lettres reçues par lui, que nous avons et qui s’éten¬ dent à une période de vingt-six ans (1548-1574), portent presque toutes au dos la date, et quelques-unes l’heure de leur arrivée, jour et heure écrits de sa propre main; ren¬ seignement utile pour lui, curieux pour nous, dont la pré¬ sence au dos de ces lettres témoigne d’un véritable esprit d’ordre et de suite. Le gouverneur de Narbonne avait des raisons autrement sérieuses de retenir le nom des auteurs de Mémoires, où, en suivant l’ordre des questions posées par le roi, on mettait à découvert la plaie vive de la pro¬ vince, que la Cour du Louvre semblait vouloir, enfin, soi¬ gner et guérir. Si ces noms ne désignent pas les auteurs de ces Rapports, pourquoi se trouvent-ils là? Quand c’est un 320 MÉMOIRES. message royal ou une lettre d’un grand personnage qui arrive, le baron écrit quelquefois le nom du porteur. Ici, ce ne saurait être le cas; on n’imagine pas que le juge mage de Montpellier, par exemple, ait servi de porteur. D’ailleurs, le Rapport pour le diocèse de Narbonne, rédigé dans cette ville pour le gouverneur qui y résidait, ne donnait pas lieu à un courrier. Or, je lis au dos du Rapport sur le diocèse de Narbonne : M. Baliste ; au dos du Rapport sur le diocèse de Montpellier : Monsr le juge mage de Montpellier ; au dos du Rapport sur le diocèse de Castres : M. le docteur Masse'. N’hésitons pas : ce sont là les auteurs de ces Rapports ou Mémoires. Il me reste à nommer moi-même, à défaut du baron de Fourquevaux, le juge mage de Montpellier. D’Âigrefeuille, dans ses Observations sur les anciennes juridictions de Montpellier faisant suite à Y Histoire de la ville de Montpellier *, a donné la liste des juges mages de cette ville1 2. Elle commence en 1552, date de l’établisse¬ ment du siège présidial. Le savant et consciencieux cha¬ noine a pu la dresser d’après les registres de cette juridic¬ tion qui fonctionnait encore de son temps3. Probablement elle ne présente pas de lacune. C’est donc Pierre de la Coste qui occupait le siège du juge mage en 1573. Les archives de la ville de Narbonne, à défaut des papiers du sénéchal de Montpellier donnent un appui à cette conclusion. En 1569, les consuls de Narbonne nomment une députation chargée d’aller à Montpellier pour le procès introduit de¬ vant les généraux des finances par M. Pierre de La Coste, juge mage4, et poursuivent ce procès. Le 15 mai 1570, le nom de M. Pierre de la Coste, juge mage de Montpellier, apparaît dans le rôle des frais avancés par M. Simon Berre, 1. In-fol. Montpellier, Martel, 1737. 2. Pag. 630. 3. Les papiers du sénéchal ont été, il y a vingt ans environ, versés pêle-mêle aux archives de l’Hérault. Il n’est pas possible d’y faire des recherches. (Gomm. de M. Gaudin, bibliothécaire de Montpellier.) 4. BB. 2, fol. 163 v°, fol. 185 v°. Mouynôs, Inventaire-sommaire, I, 31, 32, 33, 35. MÉMOIRES OU RAPPORTS INEDITS. 321 pour son voyage à la Cour1 ; de même dans la délibération du 22 octobre suivant2. On nous représente ce juge mage comme « acharné contre les protestants3 ». Il appartenait cependant à une famille qui, à n’en pas douter, avait des sympathies pour la nouvelle religion. Ainsi, maître Jean de la Goste, frère du juge mage, figure sur la liste des habitants de Montpellier qui eurent à supporter l’amende de 11,342 livres frappée, le 27 novembre 1560, par le comte de Villars contre ceux qui avaient assisté aux assemblées défendues4. En 1572, un Guillaume de la Goste, conseiller aux Avdes et colonel des habitants dans les troubles des années précédentes, fut éloigné de la ville à cause de sa grande influence sur ceux de sa religion. Gette famille était, du reste, considérable; pour en donner une preuve nouvelle, je rappellerai que, en 1573, Mathieu de la Goste, conseiller aux Aydes, figure dans une assemblée tenue à l’hôtel de ville par le maréchal de Damville5. Eminemment languedocienne, elle donna des magistrats au Présidial, aux Aydes et au Parle¬ ment, peut-être aussi des recrues aux armées huguenotes et des ministres à la religion réformée6. 1. BB. 3, fol. 14 v°. Mouynès, ibid., 36. 2. Ibid., 37. 3. M. Corbière. Hist. de l'Eglise réformée de Montpellier, pag. 29. In-4o; Montpellier, 1861. 4. Ibid., p. 514. Hist. gén. de Languedoc, XII, p. 79. Ed. Privât. 5. Note communiquée par M. Gaudin, le savant bibliothécaire delà ville de Montpellier. 6. Le capitaine de laCoste, qui commandait Bize (Aude), fut pendu, en 1575, pour avoir abandonné cette place. (Hist. gén. de Languedoc, XI, 614. Ed. Privât.) A la même époque et plus tard, on trouve à Tou¬ louse une famille de la Coste, considérable aussi. Ainsi, en 1555, un Jean de la Coste était conseiller au Parlement; en 1572, un Lacoste est. donné comme docteur et avocat; en 1574, un de la Coste est capi- toul ; en 1610, Antoine de la Coste est conseiller au Parlement. (Hist. gén. de Languedoc , XII, 557, 997, 1101, 1628.) Mon érudit confrère, M. Vesson, m’apprend* qu’un Louis de la Goste, ministre à Dijon au commencement du dix-septième siècle, demanda à être nommé mi¬ nistre à Narbonne; ce qu'il n’obtint pas. Un Raulin de la Coste, sieur de Grandselve, était conseiller de Narbonne, en 1596. (Archiv. de Nar¬ bonne, BB 5, fol. 662 v°. Mouynès, Invent.-somm., I, 110.) 9e série. — TOME III. 21 322 MÉMOIRES. Le nom de Baliste que porte l’auteur du Mémoire sur l’état du diocèse de Narbonne, était un des plus connus dans cette ville, en 1573. Il y avait d’abord Pierre Baliste, consul de la ville en 1568 *, greffier du diocèse1 2, notaire3, dont le nom figure encore dans les registres à la fin de l’année 1572. Il y avait ensuite Barthélemy Baliste « docteur et advocat», « assistant » aux consuls en 1573 4, premier consul en 1574 5, qui, dans les premiers mois qui suivirent la mort du baron • de Fourquevaux, survenue en juillet 1574, se rendit deux fois à la Cour pour mettre sous les yeux du roi les doléan¬ ces de Narbonne, et plaider ses intérêts budgétaires et reli¬ gieux6; cette année, il représenta la ville aux États de Lan¬ guedoc7. Penda*nt plus de quarante ans, il prit une part active et intelligente à son administration. Je note ici qu’il inspira une particulière estime à ses collègues de l’hôtel de ville qui, en 1574, en 1593 et en 1597, « c’est-à-dire toutes les fois qu’ils eurent le droit de faire une présen¬ tation de cette nature8, » le mirent au premier rang pour remplir la charge de juge royal en la viguerie9. Barthé¬ lemy Baliste était trop indépendant, trop Narbonnais; le gouverneur n’accepta pas cette candidature. Narbonnais, il l’était de toute manière. C’est à lui que Pibrac adressa l’il¬ lustre de Thou, visitant le Languedoc. « Baliste le conduisit par toute la ville et lui montra d’anciennes inscriptions qui se remarquoient parmi ses ruines ; comme il en avoit fait un recueil exact, il en était fort instruit. Il lui fit voir encore 1. Arch. de Narbonne, BB 2, fol. 142 v°. Mouynès, Invent. - somm., I, 29. 2. Ibid., BB 2, fol. 225. Mouynès, ibid., I, 35. 3. Ibid., BB 59, fol. 25 v°. Mouynès, ibid., II, 571. 4. Réquisition du clergé et habitante de Narbonne au sieur de Fourquevauloo (23 décembre 1573) pour qu’il ne quitte pas la ville menacée par ceux de la religion. Château de Fourquevaux. 5. Arch. de Narbonne, BB 3, fol. 189. Mouynès, Invent. -somm., 1, 47. G. Ibid., BB 3, fol. 228, fol. 231 v°. Mouynès, Ibid., 50, 51. 7. Ibid. 8. M. Massip. Note communiquée. 9. Arch. de Narbonne, BB 3, fol. 206 v°. BB 5, fol. 544, fol. 682 v°. Mouynès, Invent, somm., I, 48, 131, 142. MÉMOIRES OU RAPPORTS INEDITS. 323 cet autel célèbre, qui est à la porte de la principale église. Elie Vinet en parle dans ses antiquités de Narbonne; et Smith, et après lui Jean Gruterus, en ont fait aussi mention dans ce gros volume d’inscriptions qu’ils ont donné au public1. » C’est de Thou qui, dans sa gratitude, s’exprime ainsi. Il dépeint Baliste comme un savant empressé, féru d’érudition locale et fier de montrer à un étranger de mar¬ que les monuments de sa chère ville. Rien ne fait entendre que le baron de Fourquevaux lui ait demandé un Mémoire sur l’état du diocèse de Narbonne, qu’il pouvait connaître directement. La teneur des pre¬ mières lignes semble dire que Baliste, en l’écrivant, obéit à une inspiration personnelle, à son amour pour le bien public. Les articles de son Mémoire, auxquels « on pourra, dit-il, adjouter ou diminuer, selon que l’on advisera estre néces- « saire et raisonnable, » loin d’exagérer un état de choses trop triste, sont plutôt au-dessous de la vérité. Les renseignements me font un peu défaut sur le Dr de Massé, auteur présumé, certain, du Mémoire sur l’état du diocèse de Castres, qui, certes, n’est pas le moins curieux des trois Mémoires que j’ai l’avantage de publier. Gâches nous représente Jacques de Massé comme catholique 2. Son Mémoire le montre très attaché à la religion tradition¬ nelle. En épousant Delphine de Guérin, il avait fait un ma¬ riage honorable dont il eut une fille, à laquelle il donna le nom de Jeanne. En 1573, il fut un des membres influents du Conseil de ville de Castres, dont il ne tarda pas cepen¬ dant à s’éloigner. Le 20 novembre 1574, Jeanne, sa fille, « obtint des consuls la permission de sortir de Castres pour aller voir son père, à condition qu’elle rentrerait dans douze jours et baillast pour caution 200 escus sols. Le Con¬ seil de ville du 16 février 1575 permet à Delphine de Guérin, femme de Mtre Jacques de Massé, d’aller voir son mari, sans 1. De Thou, Mémoires , I, 80. In-4°. Londres, 1734. 2. Mémoires de Jacques Gâches , 223. Ed. Pradel. In-8°, Paris, Sandoz et Fischbacher, 1879. 324 MÉMOIRES. condition ; celui du 1er juillet suivant lui défend le séjour de Castres1, » Il mourut probablement à la fin de cette année 1575 2. C’est au « commandement » de M. de Four- quevaux qu’il rédigea son Mémoire sur l’état du diocèse de Castres. La lettre du gouverneur de Narbonne était du 12 décembre 1573; M. de Massé répondit le 20. Il ne mit donc pas longtemps à l’écrire. Il s’en excusa : le temps pressait. Du moins, la confiance que lui témoigna le baron gouverneur, qui croyait alors être à la veille de se rendre à la Cour, lui assurera la confiance de l’histoire. Voilà ce que de trop brefs renseignements nous permet¬ tent d’affirmer sur les auteurs de nos trois Mémoires. Que nous disent-ils ? Indiquons-le par ordre. II. 1. Et d’abord le Clergé. Le roi a posé deux questions « quand aulx ecclésiasti¬ ques », dit le Rapport sur l’état du diocèse de Montpellier: « Quel debveoir ilz rendent en leur charge, et s’ilz sont jouyssantz de ce que leur apartient ou en trouble. » Baliste et Pierre de la Coste sont d’accord pour se plain¬ dre que les hauts dignitaires ecclésiastiques, archevêques, évêques et abbés, ne gardent pas la résidence. Le Dr de Massé se borne aux dignitaires des cures et des bénéfices ; en temps de paix, ils résident. Baliste ne s’occupe que du diocèse de Narbonne. Depuis Briçonnet (1507-1514) , qu’il fait mourir en 1513 et dans son archevêché, « on n’y a veu », dit-il, « résider aucunz arcevesque pour instruire le peuple ou luy servir de bon exemple. » Il ne saurait être contredit. Nous ne prétendons pas dire cependant que les six archevêques de Narbonne 1. M. Pradel, ihid., p. 224, note 1. D’après le registre des délibéra¬ tions des Conseils de Castres. 2. Mémoires de Jacques Gâches, p. 223. MEMOIRES OU RAPPORTS INEDITS. 325 après cette date, dont quatre étaient Italiens, dont un, Jules de Médicis, devint le pape Clément VII, et dont trois appar¬ tenaient aux deux grandes familles de Lorraine et d’Este, ne furent pas retenus loin de leur diocèse pour de légitimes raisons. Pierre de la Coste jette un rogard sur toute la province. D’après lui, « la pluspart des arcevesques, evesques et aul- tres prélatz dudit pays sont absantz des lieux de leur pré- lature, et ont tousjours esté, tellement qu’ilz n’ont point esté veuz en leurs esglizes et diocèzes despuis trente ans en ça. » Pour me borner au diocèse de Montpellier, Guillaume Pel- licier, le neveu, évêque en 1527, personnage lettré et long¬ temps absorbé par le soin de missions et d’ambassades , ne fit que de rares apparitions dans sa ville épiscopale. Il mou¬ rut en 1568; mais il ne fut remplacé que le 3 novembre 1573, peu de jours avant la date du Mémoire écrit par le juge mage. Les inconvénients de la non-résidence, le préjudice qui en résulte pour la religion sont trop évidents. A Montpellier, « l’instruction du peuple au service de Dieu a cessé; les héréticques, comme loups ravissantz, se sont jectez sur le troupeau de Jhésu Christ, l’ont gaigné, déceu et trompé... L’administration et collation des ordres sacrés cesse », par le fait sans doute de la vacance du siège. « Les prieurs et curéz ne font point de résidence, prennent exem¬ ple à leurs suppérieurs. » A Narbonne, de même. « Plusieurs abbés, prieurs, recteurs et autres ayant bénéfice ne font résidence. » Ici, de plus, « les bénéfices sont conférés le plus souvent à personnes ignares et indignes , dont les aucuns les gardent aux gen¬ tilshommes, marchans, bourgeoys ou aultres mondains et mariés, qui en font estât comme d’ung patrimoine. » A Montpellier encore, la plupart des bénéfices « sont régis par économes subjectz à rendre compte des fruictz, quy tirent tant de revenu qu’ilz peuvent , sans le distribuer en aul- rnosnes ne réparations nécessaires des églises. » Du reste, « la principalle substance du pays concistant au 326 MÉMOIRES. revenu clesdits arceveschéz, eveschéz et abbayez, est emporté hors dudit pays et une bonne part hors du royaulme... La charité n’est point exercée et le revenu des esglises mal distribué. » Un autre inconvénient non moins grave, c’est le danger que ceux de la religion en viennent à occuper la plupart desparoisses. En fait, il en est ainsi. Pierre de la Goste écrit : « Une bonne partie des lieux et villaiges dudit pays sont occu- péz par ceulx de la nouvelle relligion, où ne se faict aulcung service divin; qu’est cause que grande partie du peuple se retire à eulx et leurs presches, et se séparent de l’esglize ca- tholicque, appostolicque et romayne; les aultres qui percevè- rent en leur relligion demeurantz dans ladite esglize, vivent sans exercisse de relligion comme pouvres brebis esgarées ne trouvant de quoy paistre; et ne leur reste aultre chose que d’espérance qu’ilz ont en la grâce de Dieu et bonté de Sa Majesté royalle, qu’ilz mectront fin auxdits troubles. » A la vérité, « ceulx de la nouvelle relligion » sont en cer¬ tains endroits directement cause du mal qu’on déplore. Pour le Dr de Massé, « il est trop certain que despuis le commen- sement de toutz ces troubles , Messieurs les ecclésiastiques ont esté plus mal traités en toute ceste evesché (de Castres) par ceulx de la novelle religion qu’en aulcune aultre de ce pais de Languedoc; car pour le regard des hommes, les bons et estudians ecclésiastiques sont quasi toutz estés mas¬ sacrés aulx prinses des villes que lesdits de la religion ont faict, scavoir de Lautrec, Yielmur , Saix, La Bruguière, Viviers, Brassac et Berlan. A cause de quoy, les esglises sont esté dénuées de plusieurs gens de bien, de bonnes meurs et conversation, dignes de l’ordre. » Des ministres moins dignes, n’ayant « moien s’aquicter du devoir de leur charge par l’insuffisance qu’est en eulx, » les ont remplacés. Ce mal est commun et trop certain. Le Dr de Massé l’at¬ tribue à deux causes : d’abord, la trop grande facilité avec laquelle une bulle obtenue in forma dignum sort tout son effet. « Si l’ordinayre collateur ne treuve souffizant celluy qui est promeu par le pape in forma dignum , il se retire au MÉMOIRES OU RAPPORTS INÉDITS. 327 plus prochain evesque, duquel jamais aulcun ne s’en re¬ tourne, si ignorant qu’il soict, que n’en rapporte sa colla¬ tion en aussi bonne forme que le plus docte théologien méri- teroit. » La seconde cause est dans le Concordat de Léon X et de François Ier, aux termes duquel les bénéfices devenant vacants pendant les mois de janvier, d’avril, de juillet et d’octobre, appartiennent aux gradués. Beaucoup sont igno¬ rants, mais en vertu d’un jus devolut de l’archevêque, s’em¬ parent de force des bénéfices vacants; tel cadet en possède violemment jusqu’à vingt «par son degré. » Si nous en croyons donc les auteurs de nos trois Mémoi¬ res, le clergé manque à plusieurs de ses devoirs : la rési¬ dence, l’instruction religieuse des peuples, la distribution en aumônes de la part des revenus ecclésiastiques qui leur est affectée, l’entretien des églises. Beaucoup de ceux qui sont pourvus de bénéfices sont incapables ou insouciants. Il est vrai que le séjour dans une paroisse occupée par ceux de la religion leur est devenu bien difficile; les malheurs de la guerre civile, qui ont frappé leurs prédécesseurs plus capables ou plus zélés, leur ont créé une situation embar¬ rassée, précaire ou même dangereuse. Dans le diocèse de Montpellier, « la calamité des guerres civilles a esté telle que la pluspart des esglizes et temples de Dieu ont esté ruy- néz, demoliz et raséz; les relliquières, livreries, ornementz des esglises, cloches et aultres choses nécessaires au service de Dieu, pillé et desrobé; et par ce moyen, le service de Dieu demeure discontinué. » En second lieu, le clergé n’est pas « jouissant » de ses droits. Dans le diocèse de Narbonne, « le peuple se rend fort rectif à payer les droicts décimaulx; » les ecclésiastiques « n’ont moyen de satisfaire à leurs cottizations des décimes et subventions, » d’autant que la répartition des décimes, faite suivant l’estimation de 1516, ne répond plus à l’état des revenus des bénéfices. Dans le diocèse de Montpellier, les ecclésiastiques ont perdu tous leurs fruits dans les lieux occupés par ceux de 328 MÉMOIRES. la religion. Là où ils sont, ils se voient obligés de force de « bailler par arrentement leursdits bénéffices à des mar¬ chants, passans on autres, qui les ont en afferme pour des gentilshommes rapaces. » Le tableau de l’état du diocèse de Castres à ce second point de vue est navrant. La guerre civile y a fait d’innom¬ brables ravages, rançons, pillages, occupation des revenus « ès années 1562, 1563, 1567, 1568, 1569, 1570, 1572; et encore pour le jourd’hui 1573 occupent tout le revenu des¬ dits ecclésiastiques, sauf ce qui se prend en ceste ville (de Castres) qu’est bien peu. » En temps de paix, beaucoup de gentilshommes ne veulent payer que la dîme du blé et du vin ; d’autres refusent les prémisses ; quelques-uns pren¬ nent le bénéfice tout entier, disant « que le bénéfice ne prêche pas. » La situation du clergé des diocèses de Narbonne, de Mont¬ pellier et de Castres nous paraît donc lamentable, tant au point de vue temporel qu’au point de vue spirituel. La source des revenus se tarit tous les jours, soit que les gen¬ tilshommes, par besoin ou par mépris du clergé, et le peuple, par esprit d’indépendance ou d’imitation, refusent de payer la dîme et autres redevances; soit que ceux de la religion, maîtres des paroisses, les perçoivent; soit qu’ils soient passés par arrentement obligatoire entre les mains de la noblesse. Les revenus des hauts dignitaires quittent la province ou même le royaume. En beaucoup de lieux, les églises sont détruites, et on ne songe pas sérieusement à les réédifier. Le culte y a été rendu difficile, ou même impossible. Du reste, les hauts dignitaires, soit habitude, soit nationalité, soit cumul des emplois, ne gardent pas la résidence; de même beaucoup de curés, à leur exemple. Les ministres qui res¬ tent, par incapacité, lassitude ou impuissance, ne montrent qu’un zèle fort refroidi. Personne ne semble être à la hau¬ teur des devoirs imposés par un état de choses inattendu. C’est le résultat à la fois du Concordat et de la guerre civile, entretenue par ce souffle d’indépendance qui agite et trouble les esprits. MÉMOIRES OU RAPPORTS INÉDITS. 329 Gomment cependant parer à cette situation? Gomment guérir le mal? Gomment remettre l’Eglise de Dieu « en sa force, vigueur et splendeur? » Le juge mage de Montpellier s’est- seul hasardé à émettre un avis. Pour lui, il est urgent que le roi contraigne les archevêques, évêques, abbés et autres prélats à se rendre à leurs églises et à garder la résidence. Des édits ont été, à maintes reprises, rendus sur la matière; il n’y a qu’à les renouveler, ou même qu’à les mettre en vigueur. En atten¬ dant, il faut leur donner à chacun un coadjuteur, « homme docte, saige et vertueulx, » qui visitera les paroisses, veil¬ lera à la formation du clergé et fera droit aux plaintes du peuple. Puis le roi pourrait ordonner que les églises seront réparées ou réédifiées selon le cas; pour en couvrir la dé¬ pense, on prendrait le quart du revenu des bénéfices, ou même les biens des huguenots morts sans enfants ou héri¬ tiers catholiques ; on contraindrait « les paroissiens au char- roir ou maneuvre; » et en attendant, les consuls des villes et lieux pourvoiraient, « aulx despens publiques, ausdits ecclésiastiques séculiers et réguliers, de lieux honnestes et commodes pour faire le service de Dieu. » Ges mesures, quelques-unes du moins, si elles avaient été prises, auraient certainement produit un heureux effet. Il faut savoir gré à Pierre de la Goste d’avoir essayé de faire entrer le roi dans la voie pratique des réformes utiles. 11 n’est que plus étonnant qu’il n’ait point songé au grand moyen déjà employé par l’Église et qui allait renouveler l’état ecclésiastique, le concile de Trente, dont les réformes remontaient déjà à dix ans (1563). Il est vrai qu’il n’était pas reçu en France ; et ici le développement de l’esprit mo¬ narchique tendait à aveugler les plus clairvoyants. 2. La Noblesse. Pour la noblesse comme pour les ecclésiastiques, le roi avait désiré être instruit de deux points : « Gomment se comporte, et s’il y a aulcunes querelles particulières entre eulx. » 330 MEMOIRES. Dans nos trois Mémoires, nous relevons des données com¬ munes et puis des particularités locales. Parmi les données communes, notons d’abord l’ambiguité dans la conduite et la fureur du pillage, « faisant place les catholicques à ceulx de la nouvelle relligion, pour venir sacaiger, pilher et rançonner les lieux catholicques; et par semblable, ceulx de ladite nou¬ velle relligion leur rendent la pareilhe; tellement qu’il semble qu’ilz ayent intelligence ensemble de buttiner et soy approprier les biens ecclésiastiques et du tiers estât du peuple. » Ainsi parle le juge mage de Montpellier. « Monseigneur, » écrit le docteur de Massé, en s’adressant au baron de Fourquevaux, « il est mal aysé de vous dire comme se comportent ceulx de la noblesse pour l’ambi¬ guité de leurs actions ; » beaucoup « nagent entre deux eaues et passent partout en temps de guerre. » Pour le diocèse de Narbonne, Baliste déclare « que la plu¬ part de la noblesse, bien qu’elle se glorifie en tiltre de catho- licque et du service du roy, toutesfoys elle faict la guerre lâchement, communicque familièrement avec l’ennemy; par¬ lent, mengent et boy vent ensemble; trafficquent, négocient et partagent entre eulx les butins et s’espargnent les ungs les aultres pour raison des parantelles, aliences ou amytiés qui sont entre eulx; tellement qu’il semble que les gentilz- hommes et les ennemys ayent juré la ruyne toutelle du peuple. » Fourquevaux avait donc bien raison de ne voir qu’une guerre de partisans dans les innombrables faits d’armes qui appauvrirent le Languedoc plus encore qu’ils ne l’ensan¬ glantèrent, en 1573 L Aussi bien, à en croire Baliste, la passion du lucre est partout et exerce des ravages à faire pitié. « La pluspart » des gentilshommes de ce diocèse [de Narbonne] tirannisent tous les autres estatz soubz ombre de quelques charges qu’ils prennent pour le faict de la guerre; » leurs concussions «surpassent les violances mesmes des ennemys ;» plusieurs 1. Voy. Etat du diocèse de Saint-Papoul en 1573 . MÉMOIRES OU RAPPORTS INÉDITS. 331 villes « ayment mieulx recepvoir Pennemy qu’endurer les façons de faire des nostres; » abus qui adviennent « pour la faulte des chefz et pour la négligence des prévostz qui connivent et dissimulent aujourd’huy toutes les faultes et excès sans faire aucune punition. » Dans le diocèse de Castres, les gentilshommes « commec- « tent infinies concussions sur leurs subjectz; » et si ceux-ci s'en plaignent aux sénéchaux, comme c’est bien leur droit, ils « reçoivent tant de mauvays traictements par de per¬ sonnes interposées que le pauvre subject en demeure ruyné et sa famille. » « De quoy avons infinis exemples, » ajoute le Dr de Massé. Le juge mage de Montpellier va plus loin. Les gentils¬ hommes, protestants et catholiques, « courent toutz sur les ecclésiastiques et commung peuple, comme sy leur bien leur estoit donné *en proye; » pour mieux piller et ran¬ çonner, ils « entretiennent la guerre civile comme une foyre au marché publique. » A Montpellier, les compagnies à cheval et à pied ' ne se contentent pas pour leur solde du taux fixé par le maréchal de Damville; ils se font nourrir « à leur discrétion, eulx et leurs chevaulx ; » si bien que la dépense d’un homme d’ar¬ mes s’élève à plus de 150 livres tournois par mois; celle de l’archer et du cheval léger, à plus de 80 livres; celle du capitaine de pied, à plus de 150 livres; celle du simple soldat, à plus de 30 livres, sans compter la rançon qu’ils prélèvent pour le vêtement. Dans le diocèse de Narbonne, les capitaines des compa¬ gnies sont plus « desbordés » que les soldats; plus d’ordre, plus de discipline militaire. « Il n’y a compaignie où n’y ayt aultant de raguachons comme de soldatz ; » quelquefois même ils sont accompagnés de femmes de mauvaise vie, « avec grand attirai de chevaulx, asnes et muletz. » Capi¬ taines et soldats rançonnent leurs hôtes, « après leur avoir consommé démesurément leurs vivres, respandu le vin par les caves, donné le bled aulx chevaulx sans mesure, des- chiré, rompu et brisé insolentement leurs meubles et quel- 332 MÉMOIRES. quefoys laissé le feu après eulx ; » sans parler de « la violence faicte à l’honneur des femmes et filles, et aux personnes des hommes; le tout sans aucune punition et justice. » Du reste, la plupart des soldats levés par le maréchal de Damville en Provence, en Languedoc et dans le Dauphiné, « sont huguenaulx. » Ils « se vont rendre tous les jours à grosses troupes par devers l’ennemy, et font après plus de maulx aux catholicques que ne faisoyent auparavant les aultres. » Les principaux capitaines qui portent les armes contre le roi sont les sieurs de Castelreng1, de Raissac et du Vilar, pauvres gentilshommes « de deux à troys cens livres de rente pour le plus ; » puis, n’étant pas gentilshommes, « deux frères du lieu de Mailhac, paysans, nommés Molinier sive Turennes, le capitaine Masamet, mareschal, aultre nommé capitaine Former dict Poltron, serrurier, aultre nommé capitaine Beulaigue, prebtre renyé..., un nommé capitaine Fabre, paysant de Sainct-Pol-de-Fenolhèdes. » Les « blasphèmes et reniement du nom de Dieu » sont les « vices familiers » à la noblesse du diocèse de Nar¬ bonne; il « semble à plusieurs ne pouvoir estre réputés gentilzliommes s’ils ne renyent Dieu à chasque mot, » au point « qu’il n’y a aujourd’huy royaulme en la chrestienté plus desbordé en ceste faulte. » En un mot, « partie de la noblesse est venue à telle insolence, qu’elle n’a aucune crainte ny révérence de la justice; ains faict tout ce que bon luy semble, constituant le droict et la force, et nomméement les petitz et les pauvres d’entre les gentilzhommes. » Plus d’une fois les prisonniers ont été délivrés de la prison et les malfaiteurs soutenus et favorisés par une désobéissance in¬ solente aux officiers de justice. Quel remède appliquer à un tel mal , dont la grandeur et l’étendue nous étonnent? Seul le juge mage de Mont¬ pellier a hasardé un avis. Du moins, il propose une cure 1. Cf. Mémoires de Jacques Gâches, 137. Ed. Pradel. Paris, Sandoz et Fischbacher, in-8°, 1879. MÉMOIRES OU RAPPORTS INEDITS. 333 énergique : 1° que le roi ordonne que « chacung gentil¬ homme seigneur juridictionnel » soit tenu « a la garde de son lieu ou villaige, contenir ses subjectz en obéissance sans courir les ungs sur les aultres, et les fère vivre en paix avec ses circonvoysins, » sous peine de privation du fief et de remboursement aux intéressés ; 2° que l’on pourvoie à la solde des gens de guerre « à la charge de payer de gré à gré, sur peyne d’estre casséz, et aultres peynes ; » 3° que le roi enjoigne « estroictement à ladite noblesse l’obéissance aulx commandements des officiers de la justice, sur peyne de la privation de leurs fiefz. » 3. La Justice. Entendons d’abord le juge mage de Montpellier, qui, par sa situation, dut être exactement renseigné sur l’état de la justice. Pour lui, l’exercice de la justice, dont l’honnête fonctionnement importe tant à l’honneur du royaume et à la sécurité de tous, est loin d’être en progrès. « L’estât de ladite justice, dit-il, est plus corrompu qu’il ne feust il y a cent ans, ne jamais, de mémoire d’homme. » Le peuple, au lieu du « soulaigement, fin et composition de leurs différentz, pacification entre eulx, » n’y trouve que la ruine. La pre¬ mière cause en est dans ce fait que les offices de justice ont « esté faictz venalz, » et que les juges, pour recouvrer les sommes avancées, font traîner les procès en longueur, élèvent les taxes sur les vacations, ou même se laissent acheter « par présentz ou argent. » La seconde cause du « désordre en l’administration de la justice èz sièges prési- diaulz,» Pierre de la Goste la voit dans cet autre fait que les juges mages, étant « participantz aux rapportz et distributions des procès, » en veulent avoir plus que les autres conseillers et « estre plus taxés de leurs travaux. » Une troisième cause est dans « les offices de procureurs de nouveau erigéz èz sièges présidiaulx. » Lorsqu'on veut plaider, il faut payer l’avocat et le procureur; « les despens montent plus que le princi¬ pal ; » et de plus, la jeunesse se refroidit « de vacquer à bes¬ tiale, se voyant frustréz du proffict de la postulation. » Ce 334 MÉMOIRES. n’est pas tout, un abus « vient en la justice pour la faulte des greffiers ; car estantz les greffes mys à l’enchère , ,sont receuz à y surdire toutz ceulx que bon leur semble, la pluspart ignorantz, avares et tirantz. » Le diocèse de Castres est pourvu de deux sièges royaux : la jugerie de Castres et la jugerie de Terrebasse. Seul le juge de Castres appartient à la religion catholique. Mais il s’ingénie « à trover moien d’avoir argent pour faire bonne chère... Il a tousjour[s] la sentence preste pour celluy qui vient le premier avec argent. Il a eslargi par corruption plusieurs prisonniers prévenus de crime de faulce monoie et autres crimes publiques. » Les autres officiers le tolèrent, « affin qu’il leur rende la pareille en autres affaires de plus grande conséquence. » Sous divers prétextes, ils se sont emparés des joyaux d’église; ils ont fait de fausses infor¬ mations contre les ecclésiastiques et les catholiques zélés pour le service « du roy et de l’esglise; » ils ont opéré une saisie sur « toutz les légatz pies et chappellanies valant plus de dix mille livres. » Les magistrats, tous de la nouvelle religion, sont les premiers à contrevenir aux édits du roi. Pour établir leur culte, ils ont réussi à faire que les avo¬ cats et les notaires appartiennent à la nouvelle religion. A Castres, il n’y a qu’un seul avocat catholique. Dans ce ressort, il se fabrique beaucoup de fausse monnaie; des « usures manifestes et aultres crimes » s’y commettent « sans aucune punition. » La police se fait mal. « Brief, en ceste judicature de Castres, aucun ordre de justice n’est gardé, et moings à celle de Terrebasse. » L’auteur du Mémoire ajoute un mot sur les officiers de finances. Ils sont tous de la religion nouvelle. Pour favoriser les protes¬ tants, ils « ont si lordement abuzé, à l’aliénation du domaine du roy, qu’ilz ont declairé pour 100 plusieurs terres dudit domaine que valoient 1000. » Aux arrentements du domaine royal, le juge de Terrebasse n’a jamais voulu admettre un catholique « pour surdire aux arrentemens du roy. » A Narbonne, il y a beaucoup d’avocats, des « prévostz » pour la police et les justices ordinaires; la cour du sénéchal MÉMOIRES OU RAPPORTS INEDITS. 335 est « à une journée ou deux loing, » à Carcassonne. Les choses n’y vont pas mieux. Batiste, avocat, homme de lois, mêlé aux affaires, ne dit guère autre chose et ne pense pas autrement que Pierre de la Coste, juge mage de Montpel¬ lier. La plupart des prévôts ou leurs lieutenants « sont per¬ sonnes ydiotes et abjectes; » « les voleries, murtres, assassi- natz, fabrication de faulce monnoye, et toutes aultres espèces de crimes » sont « en plus grand vogue que jamais. » N’importe : les prévôts ne font les poursuites, « s’ilz n’y sentent beaucoup de gaing »; on ne voit « aucune punition des crimes et excès. » Les délits demeurent également im¬ punis devant les justices ordinaires : si le délinquant est riche, « il s’arme de lettres d’appel et inhibe le premier juge; » s’il est pauvre, personne ne lui veut « faire partie; » alors le procureur du roi est « seul partie; il n’y a argent après pour payer » ; le délinquant reste impuni. Du reste, les droits perçus par les greffiers des cours « excèdent l’an¬ cienne taxe du double de beaucoup plus; » et parce qu’ils tiennent en afferme leur greffe qui a été mis « à trop hault prix, » ils ne peuvent se sauver, « s’ilz ne desrobent. » Trente ou quarante villages appartiennent à la viguerie de Narbonne; mais la plupart des causes qui viennent à cette cour « sont en demande de petites sommes et de peu d’impor¬ tance. » Il faut que le « pouvre homme » y paye sa dépense, le greffier, son avocat, et, de plus, depuis peu, son procureur : les frais de la première journée dépassent « le plus souvent toute la demande ; » on aime mieux perdre sa dette. Le sénéchal, au surplus, retient bien des causes qui de¬ vraient être renvoyées « aux ordinaires, pour éviter fraiz aux parties ». Aussi les riches évoquant toujours la cause au sénéchal, le pauvre n’a plus le moyen de poursuivre; il abandonne son droit ou perd sa cause. Il en est de même pour les matières féodales, que le sénéchal «s’attribue seul pour les privilèges de la noblesse et en prohibe la cognois- sance aux aultres juges royaulx inférieurs. » Et ainsi les vassaux, ne pouvant « aller deffendre leur opposition, » sont contraints « à ce qui n’est pas raysonnable. » 336 MÉMOIRES. Enfin, « les magistratz et juges se taxent excessivement leurs rapportz; » il serait plus avantageux au peuple de porter une autre taille « pour leur payer gaiges souffîzans à leur entretenement, que payer lesdits rapports. » L’abus est criant, le désordre profond ; comment rendre à la justice sa dignité? Baliste ne voit qu’un moyen : « faire que tous ofices de judicature se baillent par eslection, sans finance et à temps; » il croit par là ôter l’ambition, la faveur, la corruption et la tyrannie, « vices communs aux officiers perpétuels. » Pierre de la Goste demande la réduction des officiers de justice, leur nomination à l’élection par le peuple et des « gages compétentz: » 1,200 livres tournois pour les juges mages, 600 pour les « lieutenentz principaulx, » une fixation par le parlement des taxes des rapports. Il voudrait encore que les magistrats appartiennent à la religion catho¬ lique, et que les édits de « pacification, portant abolition generalle de toutz cas, murdres, larrecins, pilheries, faicts durant lesdits troubles », ne s’appliquent qu’à ce qui aura été fait « en forme de guerre et hostillité. » !: 4° Le Peuple. Par le mot peuple, les auteurs de nos trois Mémoires entendent tout ce qui n’appartient ni au clergé, ni à la noblesse, bourgeois, marchands, paysans. Cette dernière partie de leurs Mémoires se distingue par deux caractères bien marqués : le peuple est la première vic¬ time des malheurs du temps; des moyens de soulagement y sont donc proposés; mais, malgré tout, le peuple resteattaché au trône; ceux de la nouvelle religion sont seuls à s’en éloi¬ gner; ils mettent ainsi le trouble dans l’Église et dans l’État; il faut donc favoriser les catholiques. Les trois Mémoires sont d’accord pour reconnaître que l’état du peuple fait pitié; qu’il mérite d’attirer l’attention et le plus tendre intérêt de la part du roi. « Le dernier poinct de la lectre close, » écrit le juge mage de Montpellier, «est pour scavoir quelle inclination a le peu¬ ple et comme chacung vit avec l’aultre, mesmes pour les MÉMOIRES OU RAPPORTS INEDITS. 337 diflérentz quy ont esté pour le faict de la relligion. Ledit peuple a esté tousjours très fidelle et obéissant à sadite Ma- gesté, prest à exposer sa vye pour son service, bien marry qu’il n’a les forces et le moyen des biens pour montrer exté¬ rieurement l’affection intérieure qu’il a à son service et obéyssance, le suppliant très humblement avoir pitié de luy, le fère vivre en paix et pacif'fication,... le laisser labourer sa terre... sans en estre destourné ne empêché,... n’ayant icelluy pouvre peuple aultre recours, après Dieu, que à sadite Magesté. » Le peuple du diocèse de Montpellier vit en paix, « obliant les injures, pertes et domaiges souffertz pour le passé pour la diversité de relligion. » Pierre de la Goste sup¬ plie le roi « luy remectre partye des talhes et aultres impo¬ sitions; » car il a souffert des « folles » et « pertes » et il y a « stérillité de toutz fruictz. » Baliste pense que lé plus grand bien que « Sa Majesté pourroit faire à son pouvre peuple... seroit de prester l’oreille quelquefoys à ses doléances et luy donner entrée devers sa personne/ pour luy pouvoir demander justice, quand il en a besoing. » Le peuple n’ose, en effet, parler; il souffre « gran¬ des oppressions. » L’ordonnance royale « portant prohibi¬ tion d’imposer aucuns deniers » est grandement préjudicia¬ ble; car les villes et villages, pour une minime dépense, sont obligés d’aller en cour; les frais dépassent « la somme prin¬ cipale. > Les impositions pour l’année 1573 ont été faites « par capitation » et avec infinité d’abus : « il n’y a eu que le pouvre laboureur qui a tout porté. » Ici cependant le peuple n’échappe pas à tout reproche. Dans le diocèse de Narbonne, on constate l’abus « dans la superfluité des ha- bitz. » On dépense beaucoup pour « Tachapt des draps de soye, passemens et visetes d’or et d’argent , qui sont en usaige si commungs que jusques aux paysans et leurs fem¬ mes en sont vestus. > Par la faute de la police, toujours négligente, les marchands « ont enchéri leurs ouvraiges et marchandises, de telle façon qu’on ne les vit jamais à si hault prix. » Et cependant, ils ont « soffisticqué, corrompu et falcifié leurs ouvraiges et marchandises. » L’ordonnance 9e SÉRIE. — TOME III. 22 338 MÉMOIRES. r . i /«• •» # ' • 3 du roi « mandant que toutes drogueries et draps de soye venans des royaumes estrangiers en France, aillent acquic- ter les droictz à Marseille et à Lyon, à peyne de confisca¬ tion, » a porté grand préjudice à Narbonne, « frontière d’Espaigne et port de mer, » où les marchandises abordaient. N’est-ce pas, du reste fort incommode pour les marchands qui veulent diriger leurs produits vers Toulouse et Bordeaux, d’aller « premièrement abourder à Marseille et à Lyon ? » Le roi est donc prié d’ordonner que les fermiers généraux de la douane de Marseille et de Lyon tiennent un bureau et un commis à Narbonne. Enfin, le roi, en donnant cours en son royaume à plusieurs espèces de monnoie, « lesquelles n’ont d’aloy la moitié de ce qu’on les faict valoir, » a rendu les entreprises des faux monnayeurs plus faciles ; les fausses monnaies circulent sur tous les marchés, au grand préjudice du peuple. Si nous en croyons le Dr de Massé, le peuple du diocèse de Castres est loin de cette paix molle et résignée dont parlait tout à l’heure le juge mage de Montpellier. Il est vrai que les bourgeois et les marchands exercent sur le menu peuple une tyrannie insolente et dure, dont la religion est le prétexte cou¬ pable. « Quasi tout le menu peuble des villes et des champs, » dit-il, « est catholique, enclin, si estoint sui juris , de vivre soubz l’obéyssance du roy et ses édictz et de l’esglise catho¬ lique. Le gros borgeois et marchans trafiquans peisen fault que ne soient toutz de ladite religion novelle, aient aultre inclination contrère pour dissiper l’estât de l’esglise, du roy et du public. » Pour détacher le menu peuple de la religion traditionnelle, ils lui ont promis « qu’ilz seraient libres et francz de paier dixmes à ladite esglise, talhes au roy et autres deniers. » Au besoin, ils ont usé de violence, disant qu’il fallait ou passer à la religion nouvelle ou quitter la ville. Ainsi, ils sont parvenus à s’emparer de « l’entière administration du public. » Ils ont établi deux conseils : le Conseil de ville et le Consistoire. Par le Conseil de ville, ils se gouvernent eux-mêmes, ne tenant aucun compte des édits du roi, s’emparant des biens ecclésiastiques, abolissant les 339 MÉMOIRES OU RAPPORTS INÉDITS. fêtes et les anciennes coutumes, mettant « sus gens de guerre pour résister aux lieutenans de Sa Majesté », entretenant « continuellement gens de guerre dedans et dehors ceste ville pour estre prestz à toute heure pour aller contre le Roy, » levant de « grandes sommes de deniers pour fournir à l’estât du feu amiral. » Depuis le dernier édit de pacifica¬ tion, ils ont été trois fois en mesure de prendre les armes « et de donner sus les catholiques », auxquels ils ne cessent de refuser toute « part à ladite maison commune, ou aucun estât ou do consul, scindic ou conseiller. » Ils ne sont jamais à court de vexations, permettant, pour empêcher les proces¬ sions, même celle du sacre, « qu’on fît de fumées puantes... et qu’on jetât de pierres, » ruinant la nuit la bâtisse élevée le jour par les catholiques « pour s’assembler et faire le ser¬ vice de Dieu, » leur ôtant le moyen de gagner leur vie, dis¬ tribuant aux huguenots seuls tout le bien des pauvres, etc. Le Consistoire est composé « des ministres, magistratz, et des principaux factionaires et séditieux de la ville. » 11 règle tout ce qui regarde la guerre, la religion, la justice et les finances; il ordonne « l’enrollement'des gens de guerre; » il installe les ministres; il tient « court secrètement pour punir ceulx qui contreviennent aux loys de l’admirai »; il fait « les impositions de deniers; » il veille à ce que les gens du parti ne communiquent point avec les catholiques « comme personnes reprouvées et infidelles ; » si quelqu’un veut reve¬ nir à l’église, ils « le tormentent par amandes, injures et aultres moiens illicites. » A Castres et dans tout le diocèse, « en somme ilz tiennent loys et magistratz pour eulx, con- trères à celles de notre prince, comme s’ils estoient monar¬ ques. » Le Dr de Massé termine en disant que, s’il voulait «métré par le menu les maux que le public soufre, » il faudrait écrire « tout un grand volume. » Arrêtons-nous donc nous aussi, non toutefois sans avoir essayé de mieux fixer la nature de nos trois Mémoires et de dire un mot de leur valeur his¬ torique. 340 MÉMOIRES. I III. Ces trois Mémoires, on le voit par le court résumé qui vient d’en être présenté, ne rendent l’état des diocèses de Narbonne, de Montpellier et de Castres qu’au point de vue limité par les lettres royales : l’obéissance au roi, la fidélité à l’Église. Mais les guerres de religion n’avaient pas tardé à jeter partout le trouble, la violence et la misère. La désola¬ tion matérielle et morale paraissait à son comble. Puisque le roi désirait être instruit sur la situation de la province, l’oc¬ casion était bonne de lui faire entendre des doléances, capa¬ bles de le faire sortir de sa torpeur, d’imposer des mesures à son esprit irrésolu, de donner de la suite à ses conseils. On admettra difficilement que toutes les paroisses fussent aban¬ données par le clergé, que pas un magistrat n’occupât digne¬ ment son siège, que tous les nobles ne fussent que des par¬ tisans ou des rebelles, que pas un seul huguenot ne s’inspirât des conseils de la justice et de la modération évangélique, que nulle part, même dans le diocèse de Castres, le menu peuple ne fût libre dans l’exercice du culte. Pierre de la Coste, Baliste et le Dr de Massé devaient donc passer sous silence le bien dont le Languedoc pouvait encore se glorifier, au milieu des malheurs, sous le poids desquels une province plus pauvre et moins vertueuse aurait inévitablement perdu, pour longtemps, toute force morale et tout moyen de se rele¬ ver. Ils formulèrent donc des « doléances », c’est l’expres¬ sion de Baliste ; à côté du mal, ils indiquèrent parfois le remède. Le tableau qu’ils viennent de tracer, en résumant l’histoire des diocèses de Narbonne, de Montpellier et de Castres depuis le commencement des troubles, c’est-à-dire depuis l’année 1561 , et même pour le clergé depuis le concordat, ne contient-il pas des couleurs trop sombres? C’est assurément possible , même vraisemblable. Il ne s’ensuit pas qu’il ne renferme que des exagérations, qu’il ne repose sur aucun fonds de vérité. Lisez les Mémoires du temps, par exemple les Mémoires de Jacques Gâches , MÉMOIRES OU RAPPORTS INÉDITS. 341 publiés par notre confrère, M. Ch. Pradel, et vous verrez com¬ bien dans le détail ils concordent avec ces cahiers de doléan¬ ces. La nouvelle édition de Y Histoire de Languedoe (t. XII) contient quelques pièces, anciennes ou nouvelles, qui, si elles ne se rapportent pas directement aux diocèses dont nous nous occupons, nous éclairent sur la situation générale de la pro¬ vince et ainsi confirment indirectement les dires de Pierre de la Goste, de Baliste et du Dr de Massé. Par exemple, déjà en 1561, le clergé du diocèse de Toulouse demandait, dans une requête au roi, que les prélats fussent tenus de résider, de mettre la main à l’éducation du peuple, de visiter sou¬ vent leurs diocèses ; qu’on ne donnât pas « charge d’âmes à des gens incapables »; qu’on réparât les églises, etc.1. Le syndic du clergé du diocèse de Toulouse écrivant à son agent à la cour, le 11 juin 1563, disait que les ecclésiastiques n’osent habiter dans aucune ville depuis « Narbonne jusques en Avignon2. » Ceux de l’Église réformée du pays de Langue¬ doc se plaignaient, eux aussi, de la longueur des procès et de¬ mandaient que le roi ordonnât « aux juges gages suffîsans3. » Les États, réunis à Béziers en 1567, avaient adressé au roi des remontrances pleines d’alarmes4. L’attestation de Philippe de Rodot, évêque d’Albi, du 14 décembre 1568, sur la situa¬ tion actuelle de son diocèse, parle de pillages, de meurtres, de « volleries et damnables affections5 ». Le 15 août 1573, quel¬ ques mois avant la rédaction de nos trois Mémoires, le prési¬ dent Daffis, écrivant au roi pour lui faire connaître l’état du Languedoc, ne voyait partout que désolation et sujets de crainte: l’année est stérile; les huguenots attirent les soldats catholiques; les villes composent avec l’ennemi; grand nom¬ bre de gens, « voyans le moyen plus ouvert de butiner et pil¬ ler, se révoltent et rengent de leur parti, et leur donnent accéz à surprendre les petites villes, dont ilz s’enrichissent6. » 1. Ilist. gén. de Languedoc, XII, 592. 2. Ibid., 690. 3. Ibid., 704. 4. Ibid., 852-860. 5. Ibid., 891. 6. Ibid., 1045. 342 MÉMOIRES. i Je pourrais citer beaucoup d’autres pièces prêtant un appui indirect aux trois Mémoires qui nous occupent. D’autres les confirment directement. L’histoire de Toulouse pour l’année 1563 et la lettre du Par¬ lement au roi de cette même année font un triste tableau du massacre des catholiques à Castres1. Les remontrances du Parlement, du 13 septembre 1572, déplorent que la diversité de religion « ait pénétré en tous les ordres et estatz » du royaume2 3 et demandent une réforme dans la justice. Enfin, en ce qui regarde du moins le diocèse de Narbonne, le baron de Fourquevaux, dans son Discours au Roiz, ne tint pas un langage différent de celui de Baliste. Les Rapports sur l’état des diocèses de Narbonne, de Mont¬ pellier et de Castres sont donc véridiques dans leur ensemble; ils présentent une vérité générale certaine. Il n’est que trop vrai que le peuple de chacun de ces trois diocèses suppor¬ tait tout le poids des malheurs amoncelés par la guerre civile et religieuse ; que la justice devenue vénale s’exerçait au profit du vainqueur, du plus riche ou du huguenot; qu’une noblesse besogneuse, sans dignité et sans autre souci que de reconsti¬ tuer sa fortune, faisait une guerre de partisans, où beaucoup ne voyaient qu’un brigandage; enfin, que le haut clergé n’entrait que mollement dans les voies austères ouvertes à son zèle par les canons disciplinaires du concile de Trente. Le menu peuple, pressuré et sans appui, et le clergé paroissial, que les huguenots délogeaient de partout ou amoindrissaient là où il se maintenait encore, étaient les deux victimes prin¬ cipales d’une triste division qui n’aurait jamais dû se pro¬ duire et qu’on avait tout intérêt à arrêter. Cependant, ce n’est pas de sitôt que la réformation du clergé devait s’ac¬ complir; il faudra, pour la France, attendre saint Vincent de Paul, le cardinal de Bérule et M. Olier. De même, le principe de la pacification des esprits ne passera dans la loi française 1. Hist. gén. de Languedoc, XII, 652,661. 2. Ibid., 959. 3. Ibid., 1065. MÉMOIRES OU RAPPORTS INÉDITS. ' 343 qu’en 1598, à Nantes, grâce au bon sens du plus populaire et du plus spirituel de nos rois, Henri IV. Les idées ont beau être saintes, elles ont beau sortir des entrailles mêmes de la situation présente, et, à ce point de vue, paraître nécessaires, il faut un homme pour les faire triompher, pour les faire passer dans les mœurs et dans les institutions. Doléances ou état du diocèse de Narbonne présentées à M. de Four que vaux. Mémoires pour dresser partie des articles et doléances qui peu¬ vent ESTRE BAILLÉS A MONSEIGNEUR DE FORQUEVAULX, POUR LES PRÉSENTER AU ROY, A CE QU’lL PLAISE A Sa MAJESTÉ POURVOIR SUR LESDITES DOLÉANCES ET A LA RÉFORMATION DES ESTATZ DE SES VILLE ET DIOCÈSE DE NARBONNE ; AUSQUELZ ARTICLES ON POURRA ADJOUSTER OU DIMINUER, SELON QUE L’ON AD VISERA ESTRE NÉCESSAIRE ET RAI¬ SONNABLE. \ Premièrement quant à l’estât ecclesiasticque. Que despuys Tannée mil cinq cens treize que le feu sieur de Sainct- Malo de la maison de Brissoné, arcevesque dudit Narbonne, morut, faisant pour lors sa résidence en son arcevesché, on n’y a veu résider aucung arcevesque pour instruire le peuple ou luy servir de bon exemple. Que plusieurs abbés, prieurs, recteurs et autres ayans bénéfice audit diocèse, ne font résidence. Que les deniers du revenu dudit arcevesché montant de trente à trente cinq mil livres tournois tous les ans sont transportés loing et quelquefoys hors le royaume ; qui est d’aultant afïoyblir le pays. Que les bénéfices sont conférés le plus souvent à personnes ignares et indignes, dont les aucuns les gardent aux gentilhommes, marchans, bourgeoys ou aultres mondains et mariés, qui en font estât comme d’ung patrimoine et en tirent le revenu sans les faire servir comme il est requis; dont vient une partie du désordre qui est en l’église, et que le peuple s’esgare pour estre si mal instruict et ediffié. Que, en plusieurs endroictz, le peuple se rend fort rectif à payer les droictz décimaulx et se faict tirer en instance et faut plusieurs fraiz pour estre constrainct à payer; et néantmoings recellent et fraudent tant qu’il peult lesdits droitz : au moyen de quoy plusieurs desdits ec¬ clésiastiques n’ont moyen de satisfaire à leurs cottizations des déci¬ mes et subventions. 344 MÉMOIRES. Joinct aussi qu’estant les despartemens généraulx desdites décimes faictz suyvant l’estimation et recherche de l’an mil cinq cens et seize, plusieurs bénéfices sont estrangement surchargés et les autres trop peu; de tant que, despuys ce temps-là, les aucungs ont augmenté en valeur et les autres ont diminué, de sorte qu’il en advient grande iné- gualité tant pour le regard du payement des décimes que pour la alié¬ nation du temporel, dont les ecclésiasticques pourront mieulx espe- ciffier les particularités. Que, en plusieurs lieux, les seigneurs d’iceulx, gentilzhommes ou capitaines, ont prins et preignent, par violance et de voye de faict, les fruictz des bénéfices qu’ilz s’aproprient, combien qu’ilz portent tiitre de catholicques. De la noblesse et gens de guerre. Que la plus part des gentilshommes de ce diocèse tirannisent pour le jourd’huy tous les autres estatz, soubz ombre de quelques charges qu’ilz prennent pour le faict de la guerre; de sorte qu’on noyt jamais parler de si estranges concussions, pilleries et rançonnemens qui se font sur les subjectz du Roy par les gens de guerre et ceulx qui les conduisent ou leur commandent, lesquelles surpassent les violances mesmes des ennemys; dont advient que plusieurs villes et lieux ay- ment mieulx recepvoir l’ennemy qu’endurer les faiçons de faire des nostres; et tout ce désordre advient pour la faulte des chefz et pour la négligence des prevostz qui connivent et dissimulent aujourd’huy toutes faultes et excès sans faire aucune punition. Que la plupart de la noblesse, bien qu’elle se glorifie en tiitre de catholicque et du service du Roy, toutesfoys elle faict la guerre lâchement, communicque familièrement avec l’ennemy ; parlent, men- gent et boyvent ensemble, trafficquent, négocient et partagent entre eulx les butins et s’espargnent les ungs les aultres pour raison des parantelles, aliences ou amytiés qui sont entre eulx ; tellement qu’il semble que les gentilzhommes et les ennemys ayent juré la ruyne toutelle du peuple ; dont les particularités se pourroient bien au long et exactement scavoir, s’il plaisoyt au Roy depputer commissaires» gens de bien et d’auctorité, pour en informer secrètement. Que partie de la noblesse est venue à telle insolence qu’elle n’a aucune crainte ny reverence de la justice; ains faict tout ce que bon luv semble, constituant le droict et la force, et nomméement les petitz et plus pauvres d’entre les gentilzhommes ; lesquelz exercent toute tiiannie sur le peuple, ne voulans payer aucunes charges pour les biens roturiers qu’ilz tiennent ou achaptent journellement, battant, frapant et murtrissant ceulx qui osent les appeller en justice ou leur desplaire en la moindre chose que ce soyt; de façon que le peuple est si mal affecté envers la noblesse, qu’il est à craindre que bientost ne s’eslève contre elle, ne la pouvant plus supporter, sy Sa Majesté n’y mect quelque bon reiglement. Que, entre les vices familiers à ladite noblesse, sont les bla[s]phe- 345 MÉMOIRES OU RAPPORTS INÉDITS. mes et reniemens du nom de Dieu tant communs aujourd’huy et si excécrables qu’il est orreur de les ouyr; en quoy la pluspart des gen- tilzhommes de ce temps s’est telement habitué (bien qu’elle deubt servir de tout exemple de vertu), qu’il semble à plusieurs ne pouvoir estre réputés gentilzhommes, s’ils ne renyent Dieu à chasque mot; à l’exemple desquelles soldatz et aultre menu populaire s’est telement laissé aller à ce vice, joinct la négligence des officiers à l'observation et entretenement des édictz faictz sur ce, qu’il n’y a aujourd’huy royaume en la chrestianté plus desbordé en ceste faulte que la France; qui peult bien estre une des principales occasions dont Dieu s’irrite contre nous, pour punir ce royaume de la façon que nous voyons. Les principaulx recogneuz et remarqués qui portent les armes con¬ tre le Roy en ce diocèse ou èz environs, sont les sieurs de Gindanes, puisné de la maison deCastelren, de Raissac et du Vilar, tous pouvres gentilshommes de deux à troys cens livres de rente pour le plus, qui sont dans Allet ou Montlaur; quant aux aultres qui ne sont gentils¬ hommes et portent tiltre de capitaine, sont deux frères du lieu de Mailhac, paysans, nommés Mobiliers sive Turennes, le capitaine Masamet, mareschal, lesquelz sont dans Bizan, autre nommé capi¬ taine Former dict Poltron, serrurier, aultre nommé capitaine Beulai- gue, prebtre renyé, lequel ayant longuement commandé une compai- gnie pour le service du Roy, et après avoir faict infinis maulx, s’est rangé avec sa compaignie du cousté des ennemys ; aultant en a faict un nommé capitaine Fabre, paysant de Sainct Pol de Fenolhèdes ; tous lesquelz sont à présent par les montaignes de la haulte Cor¬ bière, frontière d’Espaigne, y ayant occupé plusieurs lieux, et tenans vie de bandolliers, en contraignant les villaiges des environs de leur contribuer. Que la pluspart aussi des soldatz des compaignies levées par Mon¬ seigneur le Mareschal èz pays de Provence, Languedoc et Daulphiné, sont huguenaulx, ne fréquan tant jamais les églises; mengent cher en tous temps et sans nécessité; et, qui plus est, se vont rendre tous les jours à grosses troupes par devers l’ennemy, et font après plus de maulx aux catholicques que ne faisoyent auparavant les aultres. Que les capitaines desdites compaignies, pour estre jeunes, de peu d’experiance et de scavoir, ne sont craints, révérés, ny respectés de leurs soldatz; ains les tollérent, et leurs dissolutions, estans plus desbordés qu’eulx mesmes; dont advient qu’il n’v a plus de ordre ne discipline militaire, et que le peuple est tant foullé et mangé par la gendarmerie. Car, en premier lieu, il n’y a compaignie ou n’y ayt aultant de raguachons comme de soldatz, et quelquefoys un g bon nombre de putains, avec grand attirai de chevaulx, asnes et muletz; de sorte qu’une compaignie de cinquante hommes à pied rentrant en ung lieu porte plus de despense aujourd’huy en ung jour que ne faisoyt le temps passé une de deux cens hommes en quatre. Joinct qu’ilz ne deslogent jamais d’ung lieu que despuys le capi¬ taine jusques au moindre soldat n’ayent rançonné leurs hostes tant en général qu’en particulier, après leur avoir consommé desmesuré- 346 MEMOIRES. ment leurs vivres, respandu le vin par les caves, donné le bled aux chevaulx sans mesure, deschiré, rompu et brisé insolentement leurs meubles, et quelquefoys laissé le feu après eulx pour achever de dé¬ vorer ce qu’ilz n’avoyent peu consommer ou emporter, oultre et par dessus la violance faicte à l’honneur des femmes et des filles, et aux personnes des hommes; le tout sans aucune punition et justice. De la justice et officiers d’icelle. Que les prevostz des mareschaulx ou leurs lieutenans, dont les au- cungs sont personnes ydiotes et abjectes, ne scaichant lire ny escrire, ne s’acquictent aucunement de leurs charges; et ne voyt on aucune punition des crimes et excès, bien que les voleries, murtres, assassi¬ nats, fabrication de faulce monnoyes, et toutes aultres espèces de crimes soyent en plus grand vogue que jamais; d’aultant que lesdits prevostz n’en veulent faire la recherche ny la porsuytte, s’ilz n’y san- tent beaucoup de gaing et peu de travail et de despence. Quant aux justices ordinaires, on ny voyt nçn plus de punition des débets; qui a vient pour deux occasions, entre aultres: l’une que, si le délinquant est personne riche, aussitost qu’il sent qu’on informe contre luv, il s’arme de lettres d’appel et inhibe le premier juge; se faict eslargir, s’il est prisonnier; et enfin tout s’oblye à faulte de por¬ suytte. S’il est pouvre, il ne se treuve aucung que luy veulle faire partie; et si le procureur du Roy est seul partie, il n’y a argent après pour payer, je ne dirav pas le juge et le greffier, mais la conduicte du prisonnier appellant de la question, du foet ou de la mort en la court de parlement, là où il fault payer aussi le consierge et les espices, il aict il de quoy ou non ; de sorte qu’un juge ordinaire est en grand peyne aussitost qu’il tient ung criminel pouvre; car celluy qui aura dénoncé le forfaict, ores qu’il aye esté desrobé , excedé ou endom- maigé en quelque sorte, déclaire ne vouloir faire partie, de peur de payer les fraiz; dont plusieurs s’en vont impunis par ce moyen; qui est cause que le nombre des malfaiteurs est tant acreu, que ceste mescliante herbe suffoquera en brief la bonne semence, si Sa Majesté n’y prouvoye; de tant que les ennemys ne se renforcent aujourd’huy que de ces misérables qui ont mérité, longtemps y a, la corde. Que les greffiers des cours royalles font infinies concussions et exac¬ tions indeues sur le peuple; de sorte que les escriptures, diètes et vacations du greffier ou despeches des parties allans par appel, excé¬ dent l’ancienne taxe du double de beaucoup plus, estant impossible aux magistratz y remédier ny empescher le cours de ces malesversa- tions ; de tant que lesdits greffiers tiennent les greffes à ferme du Roy, duquel ilz ont faict la condiction meilheure ; et pour ceste occasion sont tousjours supportés; mes de tant qu’ilz ont mys lesdites fer¬ mes à trop hault prix, ilz n’y peuvent s’i sauver s’ilz ne desrobent. Ce prétexte du proffict du Roy est cause aujourd’huy de tel désordre que les meschans hasardeus et concusseurs entrent ausdites charges, et la porte y est fermée aux gens de bien; à quoy messieurs lestréso- MÉMOIRES OU RAPPORTS IDÉDITS. 347 riers de France et autres commissaires qui font les harrentemens de- vroient bien considérer soubz correction, pour n’y recepvoir toutes personnes indiferament, quelle condition qu’ilz fissent, ains seule¬ ment les plus gens de bien et approuvés, pour l’importance de laquelle ceste charge est en la républicque. Aussi faut-il croire que Sa Majesté désire plus lé soulaigement de son pouvre peuple et la syncère admi¬ nistration de sa justice que le proflïct qu’il scauroit retirer de l’enchère de ses greffes redondant tant à la foulle du peuple. Le peuple est encor grandement folié par la nouvelle institution et érection des offices de procureurs èz sièges royaulx et inférieurs, mes- mes de ceste ville de Narbonne ; où ont esté prouveus ausditz estatz certains bazochiens, soliciteurs. ou notaires; de tant que, audit siège, respondent trente ou quarante villaiges estans de la viguerie, et que lapluspart des qualités que s’introduissent en icelluy sont en demande de petites sommes et de peu d’importance; toutesfoysilfaultque, oultre la despence que le pouvre homme faict pour venir à la ville sircher jus¬ tice à payer le greffier et son advocat, il paye encor aujourd’huy son procureur; de façon que les fraiz de la première journée surpassent le plus souvent toute la demande; ou moyen de quoy, le pouvre peu¬ ple ayme mieulx perdre sa debte que de le poursuyvre en justice. Que les advocatz, qui sont en assez grand nombre audit Narbonne pour le regard du siège et des causes qui se traictent, àpevne gaignent leur vie, et ne pourroient se pourvoir desdits eztatz; d’aultant que, oultre les despences excessives qu’ilz ont faict à la porsuytte de leurs estudes et à la deption de leurs degrés où ilz ont employé toute leur jeunesse et despendu leur patrimoine, ilz ne pourroient fornir telle somme de deniers qu’il convient pour la finance desdits estatz; et est chose absurde, dont les estrangiers peuvent à bon droict taxer la France d’ingratitude envers les lettres et gens lectrés qui sont par cy devant tant recommandés, qu’il faille aujourd’huy qu’un june homme, après tant de travaulx et de fraiz, s’il veult commencer de practiquer etgaigner sa vie, il achepte ung estât de procureur; aultre- ment son scavoir et ses degrés luy sont inutilles; chose qui refroydira beaucoup la jeunesse del’estude, laquelle en estdesja assés aliénée à occasion des armes, dont ce Royaume tombera en la barbarie qu’on voyt [en] plusieurs aultres. Que la cour du seneschal retient toutes causes dont il debvroyt renvoyer la plus part aux ordinaires pour éviter fraiz aux parties; et de là vient que, si ung homme riche playde contre ung pouvre pour le ruyner et consumer en fraiz, il relève incontinent au 'seneschal qui est à une journée ou deux loing, et faict retenir la cause ; de sorte que le pouvre n’ayant moyen de le poursuyvre, ou quicte son droict, ou pert sa cause à faulte de porsuytte. Autant en advient en matières feudales, lesquelles ledit seneschal s’attribue seul pour les privilièges de la noblesse et en prohibe la congnoissance aux autres juges royaulx inférieurs , dont sortent plu¬ sieurs incommodités au peuple et injustices; car si le seigneur fons- sier veult faire recognoistre ou payer ung droict que ne luy soyt deu, il exécute et faict assigner par devant le seneschal, où le plus sou- 348 MÉMOIRES. vent les pouvres vassaulx n’ont moyen ny pouvoir d’aller defïendre leur opposition; ainsi deschéent et sont constrainctz à ce qui n’est raysonnable. Que les magistratz et juges se taxent excessivement leurs rapportz; de sorte qu’il vauldroit mieulx au peuple porter une aultre tailhe pour leur payer gaiges souffizans à leur entretenement, que payer lesdits rapports; et seroit plus honeste et proffictable qu’ilz fussent entrete- nuz du public que de prend[r]e argent pour leurs salaires, qui n’est aultre chose que rend[r]e la justice venale. Il seroyt besoing aussi, pour rendre à la justice sa dignité, qu'il pleust au Roy faire que tous offices de judicature se baillassent par élection, sans finance, et à temps, pour ouster l’ambission, la faveur, la corruction et la tirannie, vices communs aux officiers per- pétuelz. Articles consernans le bien du peuple. Que le plus grand bien que Sa Majesté pourroit faire à son pouvre peuple et la plus grande consolation qu’il luy scauroit donner seroit de prester l’oreille quelquefoys à ses doléances et luy donner entrée devers sa personne, pour luy pouvoir demander justice, quant il en a besoing. Mais estant le peuple, despuvs quelque temps, asubjecti à ceste loy qu’il ne luy est permis se présenter à son roy que première¬ ment il ne se soyt dressé à d’aultres, et voyant qu’il est souvent forcé se plaindre de celluy mesme qui doibt estre son juge, il n’ose parler et souffre grandes oppressions desquelles le Roy nepeult jamais enten¬ dre par ce moyen pour y pourvoir, qui revient à son grand préjudice; de tant que sondit peuple ne peult estre oppressé que son estât ne s’en ressente; à raison de quoy, il essaye aujourd’huy le cueur d’une partie de ses subjectz estre fort aliénés de son service. Que l’ordonnance faicte par le Roy portant prohibition et defïence d’imposer aucuns deniers est grandement prejudiciable au peuple; car si pour ung regard elle est bonne, assavoir pour éviter les larre- cins qui se peuvent faire par lesdites impositions, elle est aussi dom- maigeable pour infinies aultres considérations : premièrement que n’ayant les pouvres villaiges et communaultés aucuns biens patrimo¬ niaux ny rentes pour supplir f'sicj aux despences ordinaires et extraor¬ dinaires, qui surviennent mesmes en ce temps de troubles, tant pour entretenir les gens de guerre passans et demeurans en garnison, pour reparer leurs murailhes, pour achepter munitions de guerre et pour un milion d’aultres despences autant necessaires comme est au cors le man¬ ger et le boyre, il leur est chose plus que forcée de les faire aux despens commungs et au sol et livre. Ce qu’ilz ne peuvent au moyen de la¬ dite prohibition; et de là aviennent les pertes de tant de villes et de villaiges ; car pour une despence de vingt, trente ou cinquante livres, il leur fault envoyer en cour pour avoir permission de l’imposer ; la¬ quelle permission couste six foys plus que la somme principale. Si le peuple demande ladite permission aux magistratz, senescliaulx, cour de Parlement ou gouverneur lieutennent du Roy, ilz ne la veullent MÉMOIRES OU RAPPORTS INEDITS. 349 bailler, et toutesfoys commandent de faire lesdites despences ; à faulte de quoy, les consulz et aultres qui ont charge des communes sont em¬ prisonnés et maltraictés ; et s’ilz font lesdits despartemens à la mode accoustumée avec le consentement des habitans et de ceulx mesme qui doibvent payer, voilà incontinant ung procureur du Roy à la traverse qui les met en prévention, ou bien ung des habitans de mauvaise volunté, opiniastre ou mauvais payeur, qui objecte la faulte de ladite permission, et met en peyne lesdits pouvres consulz; dont aviennent infinis desordres, et enfin que tout le monde abandonne et négligé la cause publicque. Que cette ordonnance debvroit avoir lieu seulement pour refrener les dons et despences excessives qui se font aux assemblées générales du peuple, et non pour le regard des pauvres villes et lieux qui ne font aucune despence qui ne soyt contraincte et forcée. Mais il en vient tout au contraire; à quoy Sa Majesté remédiera, s’il luy plaict. Que la pluspart des impositions faictes durant ceste année 1573 pour le faict de la guerre, tant en deniers que vivres, ont esté faictes par capitation et emprumptz où on a commis infinité d’abuz; de tant que la nomination des bien aysés qu’on appelloyt n’a esté faicte légitime¬ ment, ains à l’apétit de quelques ungs pour le proffict particulier, ou par vengences et malices; et enfin, il n’y a eu que le pouvre labo- reur qui a tout porté : car l'officier, le marchant, le bourgeoys et ceulx qui ont les bonnes bources ont esté soulaigées ; davantaige de ceste façon de lever par capitation reviennent plusieurs surcharges au peu¬ ple : car, oultre l’interestz que les cottizés portent pour vendre leur bien à vil pris, affin de faire deniers, il faut après pour les rembourrer, imposer et despartir au sol et livre sur tout le peuple les sommes emprumptées avec l'interestz ; sur quoy les recepveurs prennent dou¬ bles gaiges, assavoir de la liève qu’ilz font premièrement sur les bien aysés, et en après sur l’aultre cottization généralle du sol et livre ; le tout, au grand interestz du peuple. Que l’abus qui se commect en la superfluité des habitz est grand et la despence excessive en l’achept des draps de soye, passemans et visetes d’or et d’argent qui sont en usaige si commungs que jusques aux paysans et leurs femmes en vont vestus sans délict; de sorte qu’on ne congnoyt aujourd’huy aucune différance par les habitz entre les estatz de la République ; et plusieurs bonnes maisons s’en destruisent. Que les ordonnances faictes par Sa Majesté sur le faict de la police ne sont aucunement observées ny mises à exécution par la négligence de ceulx qui y sont commis; de sorte que tous les artisans et mar- chans se sont estrangement desbordés despuys quelques années et ont enchéri leurs ouvraiges et marchandises, de telle façon qu’on ne les vict jamais à si hault prix; brief ilz vendent autant comme il leur plaict et ne se contentent jamais du proffict, s'il n’est excessif. Encore, oultre cela, ont-ils soffisticqué, corrompu et falsifié leurs ouvraiges et marchandises. Ilz meslent les laynes, et estressicent les draps et les toilhes, les battent mal, font les teintures faibles, apprestent mal les cuirs, et ainsi de toutes autres choses, à faulte de la bonne police qui soloyt estre au temps passé. 350 MÉMOIRES. Que le Roy permect cours en son Royaume à plusieurs espèces de monnoyes battues en ses coignes, lesquelles n’ont d’aloy la moytié de ce qu’on les faict valoir; sur quoy les faulx monoyeurs prennent occasion de battre et coigner pour le grand proffict qu’ilz y voyent, dont neredonde pas seulement ung grand destriment au peuple, mais à Sa Majesté mesmes. Que, au moyen de l'ordonnance faicte par Sa Majesté, commandant que toutes drogueries et draps de soye venans des Royaumes estran- giers en France, allient acquicter les droictz à Marceilhe et à Lyon, à peyne de confiscation, il est faict ung grand interestz à ceste ville de Narbonne, frontière d’Espaigne et port de mer, à laquelle plusieurs de telles marchandises souvent abourdent et souloyent abourder ancien¬ nement; d’où les habitans retiroient plusieurs proffictz, commodités; toutesfoys le Roy ne restoyt d’avoir ses droictz. Mais encor, oultre cella, est-ce une grande incommodité aux marchans qui veulent prou- voir de pareilhes marchandises les pays du ponant1 et les conduire vers Tholose et Bordeaulx, qu’il faille qu’ilz a[i]llent; premièrement abourder à Marceilhe et à Lyon, où ilz n’ont pas les commodités si grandes de la voicture comme ilz ont audit Narbonne. Joinct que pour l’ignorance de ladite ordonnance, plusieurs pauvres marchans estran- giers venans à Narbonne, comme ilz avoient accoustumé, perdent leurs marchandises par confiscation, sans qu’il y aict en eulx aucune fraude. Pour à quoy remédier, plaise à Sa Majesté ordonner que les fermiers généraulx de la douane de Marceilhe et Lyon tiendront ung bureau et ung commis en ladite ville de Narbonne, pour y recep- voir lesdictz droicts permectant l’entrée desdites drogueries et draps de soye par icelle ville, attendu les susdites commodités. Au dos, de la main de M. de Fourquevaux : M'. Baliste. Original. Papier. Ghateau de Fourquevaux. IL Rapport sur l’état du diocèse de Montpellier adressé à M. de Fourquevaux par le juge mage de cette ville, en réponse aux lettres closes du roi. Pour satisfaire à la volonté du Roy contenue en ses lettres closes données à La Fibe (lis. : La Fère), le xxvjme jour d’octobre2, mil vcLxxuj , par Sa Magesté, envoyées à Monseigneur de Forquevaulx, chevallier de son ordre, conseiller en son conseil privé et gouverneur de Narbonne, se fault informer doulcement de l’estât ecclésiasticque, de la noblesse, des ministres de la justice et du commun peuple en ce pays de Lenguedoc. ]. Occident. 2. Les lettres du roi sont du 25 octobre. MÉMOIRES OU RAPPORTS INÉDITS. [Premièrement quant aux ecclésiastiques.] Premièrement quant aulx ecclésiastiques, quel debveoir ilz rendent en leur charge et s’ilz sont jouyssantz de ce que leur appartient, ou en trouble. Fault considérer quand au premier poinct, que la pluspart des arcevesques, evesques et aultres prélatz dudit pays sont absantz des lieux de leur prélature, et ont tousjours esté; tellement qu’ilz n’ont poinct esté veuz en leurs esglizes et diocèzes despuis trente ans en ça; dont adviennent et sont advenuz les inconvenientz quy s’ensui¬ vent. En premier lieu, que par leur absance, l’instruction du peuple au service de Dieu a cessé; les hereticques comme loups ravissantz se sont gectez sur le troupeau de Jhésu Christ, l’ont gaigné, deceu et trompé et faict le sisme et division en l’Esglise de Dieu telle que nous voyons. En segond lieu, la principalle substance du pays concistant au revenu desdits arceveschéz, eveschéz et abbayez, est emporté hors dudit pays et une bonne part hors du Royaulme, pour estre les prou- veuz desdits arceveschéz, eveschéz et abbayes estrangiers, que cause la pouvreté et ruyne dudit pays ; les aulmosnes ne sont poinct faic- tes; la charité n’est poinct exercée et le revenu des esglizes mal dis¬ tribué, contre la teneur des sainctz décretz. L’administration et collation des ordres sacrés cesse; quy a causé au peuple ung tel mesprix d’iceulx, qu’il a cuydé et cuyde iceulx or¬ dres ne servir de rien au salut des âmes, ne ornemens de la sainct[e] esglise. . La pluspart et le plus souvent lesdits bénéfices sont régis par économes subjectz à rendre compte des fruictz , quy tirent tant de revenu qu’ilz peuvent, sans le distribuer en aulmosnes ne répara¬ tions nécessaires des églises, comme il est porté par les sainctz dé¬ cretz, craignant qu’il ne leur feust poinct admis en leurs comptes. Aultant en est-il faict des aultres prieurés et cures particullières, où les prieurs et curéz ne font poinct de résidence, prennent exemple à leurs supperieurs; tellement que le troupeau de Dieu en souffre grand domaige. Parquoy et pour pourveoir à telz inconvénientz, seroyt bon, sauf le bon plaisir du Roy, estre faict commandement aulz arcevesques, eves¬ ques, abbés et aultres prélatz de l’église se rendre chacung en sa charge, dans le terme qu’il plerra à Sa Magesté ordonner, pour y faire rési¬ dence, suyvant aultres eedictz et ordonnances sur ce faictes; et cepen¬ dant et jusques à ce qu’ilz se soyent rendus en leur charge, leur bailler à chacung ung coadjuteur, homme docte, saige et vertueulx, que l’on pourra prendre de la Sarbonne ou d’ailleurs, avec puissance de pres- cher, conférer les ordres sacrés, contraindre à résidence les prieurs et curéz particuliers, faire la visite des esglizes du diocèze et pourveoir à la difformation des ministres de l’esglize et aux plainctes du peuple; et affm qu’ilz ayent moyen s’entretenir, leur assigner une portion des 352 MÉMOIRES. fruictz desdites prélatures, à tout le moings jusques à la quatriesme partie desdictz fruictz; et par ce moyen, l’esglize de Dieu se pourra remectre petit à petit en sa force, vigueur et splendeur. La calamité des guerres civilles a esté telle que la pluspart des es- glizes et temples de Dieu ont esté ruynéz, demoliz et raséz, les relli- quières, livreries, ornementz des esglizes, cloches et aultres choses nécessaires au service de Dieu, pillé[z] et desrobé[z]; et par ce moyen le service de Dieu demeure discontinué. Pour à quoy pourveoir, sembleroit bon, sauf le bon plaisir de Sa Magesté, d’ordonner que lesdites esglizes seront reparéez ou reedif- fiées, et à ces fins, seroyt prins le quart du revenu desdictz bénéffices, quy seroyent aultant deschargéz des décimés, et contraindre le peuple et parrossiens au charroir et maneuvre dans le diocèze, si mieulx Sa- dite Magesté n’ayme les faire reparer aux despens des biens des prin- cipaulx séditieulx mortz sans enfentz et héretiers catholiques; et ce- pendent qu’il soyt enjoinct aulx consulz des villes et lieux de pour¬ veoir, aulx despens publiques, ausdits ecclésiasticques, séculiers et ré¬ guliers, de lieux honnestes et commodes pour faire le service de Dieu. Une bonne partie des lieux et villaiges dudit pays sont occupéz par ceulx de la nouvelle relligion, où ne se faict aulcung service divin; qu’est cause que grand partie du peuple se retire à eulx et leurs pres- ches et se séparent de l’esglize catholicque, appostolicque et romayne; les aultres quy percevèrent en leur relligion demeurantz dans ladite esglize, vivent sans exercisse de relligion, comme pouvres brebis esga- réez ne treuvant de quoy paistre; et ne leur reste aultre chose que d’espérance qu’ilz ont en la grâce de Dieu et bonté de Sa Magesté royalle, qu’ilz mectront fin auxdits troubles. Quant au segond poinct, s’ilz sont jouyssantz de ce que leur apar- tient ou en trouble. Pour le regard des lieux occuppéz par ceulx de la nouvelle relligion, lesdits ecclésiasticques n’en sont poinct jouyssantz, ains privéz de tous leurs fruictz, et en dangier, s’ils peuvent estre tenuz, de les fère mourir. Aulx aultres lieux ilz jouyssent des fruictz de leurs bénéffices, payent les décimes et portent aultres charges neccessaires. Combien que par les eedictz de Sa Magesté, il soyt deffendu aulx gentilzhommes de se rendre fermiers des fruictz des bénéffices sur les peynes y contenues, sy est-ce toutesfoys que en plusieurs partz dudit pays, ilz suppozent de merchans, paysantz ou aultres aptez à tenir lesdits arrentements, quy leur prestent le nom seullement; en quoy est faict fraude ausdits eedictz et les abbuz continuéz. Et sy les prieurs et curez ne veullent bailler par arrentement leurs- dits bénéffices aulx personnes et pour le prix qu'ilz veulent, ilz don¬ nent toutz empêchements possibles ausdits bénéfficiéz, et leurs ren¬ tiers permectent qu’on leur desrobe lesdits fruictz de nuict ou de jour sans en faire informer par leurs officiers, et n’endurent que leurs subjectz en deppozent la vérité; tellement que les pouvres prieurs et curéz quy sont tenuz fère le service divin, administrer les sainctz sa- crementz, payent les décimes et autres charges, sont contrainctz aban- MÉMOIRES OU RAPPORTS INEDITS. 353 donner leurs dits bénéffices, ne trouvant aulcungs rentiers d'iceulx : et silz les tyennent à lenrs mains, après avoir sarréz les fruictz à grandz fraiz et despens, leur sont pilhéz et desrobéz par le support, faveur et connivence 1 des seigneurs jurisditionels desdits lieux. Sur quoy. fault supplier Sadite Magesté de rnectre lesdits bénéffices. leurs serviteurs, rentiers et autre familhe, ensemble leurs fruictz, en sa protection et sauvegarde, les baillant en garde aulx seigneurs ju¬ risditionels, leurs officiers et consulz desdits lieux, à la charge deres- pondre de toutes les forces et violences que seront faictes ausdits bé- néfficiers et leurs fruictz: ou bien de rnectre les inquisitions qu'ilz en auront faictes avec les délinquantz éz mains de justice au plus prochain siège présidial pour estre pugnis. Lesdits arcevesques, evesques. abbéz, prieurs et curez se plaignent de ce que. ayant vendu grand partye de leur temporel pour satisfaire aulx subventions requises par Sa Magesté et par ce moyen leur ■ revenu d’aultant amoindry et diminué, et tou teste y 5 ils payent aul- tant de cottisation de décimes, comme ilz faisoyerit auparavant la«lite aliénation et diminution dudit temporel; à quoy plerra à Sadite Ma- ge-dé avoir esgard et pourveoir de tel rebais de décimes que montera le revenu alienné. Combien qu'il soyt expressément deffendu aulx consulz des villes et autres ayant charge des logis des soldatz les loger éz maisons des¬ dits ecclésiastiques, ne les contraindre à aulcune contribution pour leur norriture et solde pour raison de leurs biens ecclésiastieques, sy est-ce quilz font ordinairement le contraire, surchargeant lesdits ecclésiastieques. A quoy plerra à Sadite Magesté pourveoir et ordon¬ ner répétition sur eeulx quy auront contrevenu ausdits eedietz et ordonnances d'exemption à leur propre et privé nom. Pour le regard de la noblesse ] Et pour le regard de la noblesse, comment se comporte et s'il y a aulcunes querelles particulières entre eulx. Quand au premier poinct, il est bien aysé à venir que la plus grand continuation des guerres civilles est causée par le support, dissimu¬ lation et connivence de la noblesse, quy est tellement confédérée ensemble qu'ilz font quicte, mais courent toutz, les ungz i'ung cousté, et les aultres de l'aultre. sur les ecclésiastieques et commung peuple, comme sy leur bien leur estoit donné en proye : faisant place les ca- tholicques à ceux de la nouvelle relligion pour venir sacaiger, pilher et rançonner les lieux catholicques : et par semblable ceulx de ladite nouvelle relligion leur rendent la pareilhe: tellement qu'il semble qu ilz ayent intelligence ensemble de buttiner et soy approprier les biens des ecclésiastieques et du tiers estât du peuple : et à ces fins entretiennent la guerre civille comme une foyre au marché publique. Pour à quoy pourveoir, sembleroit bon, sauf le bon plaisir de Sadite 1. Mi : Connurent. 9e SÉRIE. — TOME III. 33 MÉMOIRES. 354 Magesté, après que Dieu nous aura prouveu d’une bonne paix, ordon¬ ner que chacung gentilhomme seigneur juriditionnel sera tenu à la garde de son lieu ou villaige, contenir ses subjectz en obéissance sans courir les ungs sur les aultres, et les fère vivre en paix avec ses sir- convoysins, sur peyne de privation de son fief et de rambourcement aulx intéressez par leur faulte et négligence. Les companies à cheval et à pied estans en garnison audit pays ne se sont jamais vouleu contenter du taux faict par Monseigneur le Mareschal de Dampville, gouverneur et lieutenant général du Roy audit pays, suffizant pour l’entretennement d’ung chacung; duquel taux le peuple se feust contenté, et par l’obéissance qu’il porte à Sa Magesté se feust parforcé de le fournir, combien qu’il soyt asséz chargé de tailhes et autres impozitions. Mais au contraire se sont tellement licentiéz qu’ilz se sont faictz nourrir à leur discrétion, eulx et leurs chevaulx; de telle sorte que la despence d’ung homme d’armes est venue à plus de cent cinquante livres tournois pour moys, de l’ar- chier et cheval légier à plus de quatre vingtz livres tournois pour moys, du cappitaine de gens de pied à plus de cent cinquante livres pour mois, et du simple soldat à plus de trente livres tournois pour moys, et à l’équipolant des autres membres desdites companies; et non contantz de ce, les soldatz ont contrainctz leurs hostes leur bailler argent pour s’abilher; tellement que le pouvre peuple en demeure destruyct et ruyné; et ont plus monté lesdites folles que quatre tailhes qu’ilz payent au Roy. Sembleroyt bon, sauf le bon plaisir de Sadite Magesté, pourveoir doresnavant de solde ausdites gens de guerre à cheval et à pied, à la charge de payer de gré à gré, sur peyne d’estre casséz, et aultres pey- nes ordonnéez par les ordonnances et reiglementz sur ce faictz. La noblesse qu’est la force de la justice ne tient compte d’obéir aulx magistratz et officiers d’icelle; ains se rend proterve, desobéissante, rebelle, usant de menasses bien souvant efïectuéez contre les officiers d’icelle, violer et expolier les prisons des prisoniers, retirer et favo- rir les malfacteurs. Sembleroyt bon, sauf le bon plaisir du Roy, en¬ joindre estroictement à ladite noblesse l’obéissance aulx commande- mentz des officiers de ladite justice, sur peyne de la privation de leurs fiefz et autres contenues èz ordonnances de Sadite Magesté. [De l’ordre qu’est en la justice.] Quand au quatriesme poinct, de l’ordre qu’est en Injustice, est à considérer que l’estât de ladite justice est plus corrompu qu’il ne feust, il y a cent ans, ne jamais, de mémoire d’homme; car au lieu que le peuple doyve receveoir soulaigement, fin et compozition de leurs difïérentz, paciffication entre eulx, ilz ne receoivent que ruyne, mysères, destructions et pouvreté; laquelle peste et contagion est advenue à ladite justice par les moyens et occasions quy s’ensuivent. Premièrement, la justice estant chose sacrée venant immédiatement de Dieu, ne devant estre profanée, mais communiquée aux officiers MÉMOIRES OU RAPPORTS INEDITS. 355 d’icelle par Sa Magesté, en laquelle Dieu a mys la source d’icelle, des¬ puis quelque temps en ça, elle a esté rendue venalle, ayant les offices esté faictz venalz contre toute disposition de droict et anciennes ordon¬ nances en ce royaulme; dont advient que les juges prouveuz par ar¬ gent, ne font consience de recouvrer sur le peuple par le menu ce qu’ilz ont payé tout à ung coup; et de là procèdent la longueur et inmortalité des procès, les faveurs des juges acquises par présentz ou argent, les taxes excessives des rapportz, et autres vaccations. Pour à quoy pourveoir, sembleroit bon, sauf le bon plaisir de Sadite Ma¬ gesté, fère réduction des offices neccessaires en chacune province ou ville cappitalle, lesquelz soyent donnéz à gens doctes, scavans, de bonne vye et meurs, à la nomination du peuple, comme Sa Magesté ordonna èz ordonnances d’Orléans et de Molyns; ausquelz soyent assignéz gages compétentz pour leur entretennement, oultre les rap¬ ports des procès et moderéez taxes de vaccations. Le principal désordre en l’administration de Injustice èz sièges pré- sidiaulx dudit pays provient de ce que les juges mages qu’on appelle lieutenens généraulx, et les lieutenens principaulx appelléz particul- liers, quy doyvent présider ausdits sièges, sont participantz aux rap¬ portz et distributions des procès; dont advient que pour leur authorité ilz en veullent avoir plus que les aultres conseillers ; les prenent bien souvent sans distribution; veullent estre plus taxéz de leurs travaulx et visite d’iceulx, que s’ilz estoyent visitéz etrapportéz par les conseil¬ lers; qu’est cause de plusieurs débatz et contentions qu’ad viennent entre lesdits présidentz et les conseillers, occupantz la pluspart du temps au lieu de vacquer à l’expédition de la justice. Pour à quoy pourveoir, sembleroit bon, sauf le bon plaisir de Sadite Magesté et suy- vant les dernières réquisitions dudit pays, ordonner gaiges compé- tantz ausdits juges mages, quy sont les présidentz de la province, à prendre sur les deniers revenantz bons au pays de l’imposition faicte sur le seel de troys soulz par quintal de seel, pour le payement des gaiges des sièges présidiaulx, équipollantz lesdits gaiges à douze cens livres tournois par .an, et des lieutenens particuliers qu’on appelle audit pays lieutenentz principaulx, jusques à six cens livres; et moye- nent ce, ilz ne prendroyent aulcurigs rapportz ne distributions, qu’ilz despartiroyent entre les conseillers esgallement et pourvoirroyent mieulx à l’excessyve taxe des rapportz et vaccations; en quoy le peuple seroit grandement soulaigé, la justice mieulx administrée et de plus authorisée ; et n’auroyent occasion de soy plaindre de ce les habitans dudit pays; car aussy lesdits deniers revenantz bons se per¬ dent et esgarent, sans que ledit pays en ayt aulcung ou bien peu de proffict ; et ri’en vient rien à la bource du Roy. La multiplicité des offices en la justice engendre une grande ruyne et vexation au peuple en l’exercisse d’icelle, mesmes les offices de pro¬ cureurs de nouveau erigéz èz sièges présidiaulx et ordinaires dudit pais; qu’est une grande surcharge au peuple, quy fault qu’il paye l’advocat et le procureur, lorsqu’il veult plaider, n’estant question bien souvent que de peu de chose, tellement que les despens mon¬ tent plus que le principal. Pareillement sont ilz domaigeables pour MEMOIRES. reffroidir la jeunesse de vacquer à l’estude, se voyant frustréz du prof- fict de la postulation, au moyen desdits procureurs; qu’est la seulle récompense qu’ilz espèrent de leur travail et estude. Seroyt bon sup¬ plier Sa Magesté supprimer lesdits offices de procureurs superflus et domaigeables comme dessus audit pays. Aultre grand abbuz et domaige vient en la justice pour la faulte des greffiers ; car estantz les greffes mys à l’enchère, sont receuz à y surdire toutz ceulx que bon leur semble, la pluspart ignorantz, ava¬ res et tirantz, quy estantz en l’exercisse d’iceulx font plusieurs faultes et abbuz grandement préjudiciables aupouvre peuple, comme surexac¬ tions, faulcetés , excessivité et multiplication de diettes et aultres escriptures. Pour à quoy pourveoir, sembleroit bon, sauf le bon plai¬ sir de Sadite Magesté, de mander à ses courtz de parlementz vacquer à toute diligence au reiglement et taxe des esportules et vaccations desdits greffes tant ordinaires que présidiaulx, et icelluy envoyer à chacung siège pour y estre gardé inviolablement, sur peyne aux greffiers contre venentz du quadruple du surexigé, et de pugnition corporelle, et aux juges et procureurs de Sa Magesté qui l’auront enduré, de privation de leurs offices. Il est aussy neccessaire, s’il plaist à Sadite Magesté, ordonner que sa justice sera administrée par ses officiers catholiques et quy ont tousjours perceveré en l’obéissance de Dieu, de son esglize et de Sadite Magesté, et non par aultres de la nouvelle relligion ou réduictz par faintize, à tout le m oings jusques à ce qu’ils ayent faict preuve évidante de leur vraye réduction par confession de foy faicte par devant leur prélat et continuation en icelle, leur permetant, sy bon leur semble, s’en desfaire en faveur des catholicques. La générallité des eedictz de paciffication portant abolition géné- ralle de toutz cas, murdres, larrecins, pilheries, faictz durant lesdits troubles, a porté et porte grand trouble à la justice, se voulant ung chacung excuser des crimes et délictes par eulx faictz durant les trou¬ bles et hors de voye ët faction d’hostillité. Plaise à Sa Magesté déclai- rer la générallité desdites abolitions estre restraincte en ce seullement que se treuvera avoir esté faict en forme de guerre et hostillité, sans y comprendre les murdres et sacaigementz faictz de sang froict par vengence et inimitié particulière. Pour obvier aux abus quy se commectent à la faction des enquestes par l’ignorance des greffiers, notaires ou aultres clercz, quy s’ingèrent à les fère, sera le bon plaisir de Sadite Magesté deffendre que lesdites enquestes, exécutions et autres actes portantz congnoissance de cause, soyent faictes par aultres que les magistratz ou advocatz graduéz, sur peyne de nullité et de répétition du quadruple de ce que lesdits greffiers, notères ou clercz en auront exigé. Et quand à nommer les officiers de ladite justice quy ont la réputa¬ tion de soy bien aquicter de leurs charges, mondit sr de Forquevaulx quy les cognoist les exprimera, s’il luy plaist, et en rendra tesmoi- gnage à Sadite Magesté. MEMOIRES OU RAPPORTS INEDITS. 357 | Quelle inclination a le peuple et comme chacung vit avec l’aultre.] Le dernier poinct de ladite lectre close est pour scavoir quelle in¬ clination a le peuple et comme chacung vit avec l’aultre, mesmes pour les différentz quy ont esté pour le faict de la relligion. Ledit peuple a esté tousjours très fidelle et obéissant à Sadite Ma- gesté, prest à exposer sa vye pour son service, bien marry qu’il n’a les forces et le moyen des biens pour monstrer extérieurement l’affec¬ tion intérieure qu’il a à son service et obéyssance, la suppliant très humblement avoir pitié de luv, le fère vivre en paix et paciffication, le garder des sacaigementz qu’il souffre tant par les officiers de la justice que de la noblesse et gens de guerre, par les moyens que dessus, et le laisser labourer sa terre avec son bestail sans en estre destourné ne empêché, sur peyne de punition corporelle, n’ayant icelluy pouvre peuple aultre recours après Dieu que à Sadite Magesté, pour laquelle il supplie Dieu la conserver en toute fellicité et prospérité. Et vit ledit peuple les ungz avec les aultres en toute tranquillité et paciffication, obliant les injures, pertes et domaiges souffertz pour le passé pour la diversité de relligions, tout doulcement et sans mur¬ mure, se confirmantz aux commandementz de Dieu et volonté de Sa¬ dite Magesté commandée par ses eedictz de paciffication, ne désirant rien plus que la paix et repoz et tranquillité publicque par tout ledit pays et royaulme de France. Supplie aussy très humblement Sadite Majesté ayant esgard aulx folles, pertes, ruynes, et sacaigementz par luy souffert despuis le com¬ mencement des derniers troubles, quy ont duré et durent encores audit pays, acompaignéz de deffault et stérillité de toutz fruictz, avoir pitié de luy et luy remectre partye des talhes et aultres impositions, en attendant ung meilheur temps et qu’il aye ung peu reprins ses forces. Au clos , de la main de M. de Fourquevaux : Monsr le Juge mage de Montpellier. Original. Papier. Ghateau de Fourquevaux. III. » • Rapport sur l’état du diocèse de Castres adressé à sa demande à M. de Fourquevaux, par M. le Dr Jacques de Massé. Monseigneur, estant la commissioq que vous a pieu me donner de si grande conséquence, tendant à une fin si désirable et nécessaire pour éviter une totalle ruine de ce grant bastiment, elle méritoit l’in- dustrié de quelque personage docte, plus oculé et expérimenté aux 358 MEMOIRES. affaires du monde et des estatz pour cognoistre et juger du devoir et désordre quy est; oultre ce, que ceste mienne insufisance est accom- paignée de briefveté de temps que vous a pieu me prescripre pour me rendre auprès de vous le vingtiesme du présent, ayant seulement receu votre commandement le doutziesme; mays vous, Monseigneur, ayant aussi le temps fort court pour la négligence de ceulx qu’ont charge des pacquetz du Roy, et ne pouvant, pour ceste raison et pour cause des courses que les ennemis font toutz les jours sur les sub- jectz de Sa Majesté, vous mesmes y vacquer ou mander parsonne souffizante, je n’ay volu falir me mectre en devoir d’obéir à vostre commandement et vous escripre selon ma capacité, ce que puis com¬ prendre suyvant la teneur de la close du Roy. [Comportement des ungs et des autres ] Monseigneur, je suis fort perplex de vous povoir asserteuer au vray des meurs et comportemens des ungs et des aultres des sub- jectz du Roy de ceste diocèze et compté; car les choses sont venues à si grand désordre, qu’il se trouve peu d’hommes de ceulx qu’on appelle galans hommes et cjue tiennent quelque ranc, que se conten¬ tent de vivre selon le devoir de son estât. . Premièrement plusieurs des ecclésiastiques se desdaignent d’estre appellés par le tiltre de leur function, soient recteurs, chanoines et aultre tiltre; et encore plus quant ilz n’ont que la cléricature et pres- trize, abrogent quelque aultre tiltre de bois, buisson, aie et sembla¬ bles; par mesmes conseil négligent le debvoir et exercisse de leur charge, quitent l’abit clérical et vêtisent celluy de gentilhome ou marchand, s’apliquent non aux lettres ny conversation condessente, mes aux trafiques de marchandise, les uns les aultres à vagabonder, et aultres exercisses indécens. Pareillement plusieurs de la noblesse vivent de telle façon qu’ilz n’ont de noble rien plus que le tiltre, s’adonnant à toutes traffiques mécaniques, tenant par aferme les heretaiges d’aultruy; achaptant et vendent bled, vins, sel et aultres chouses ; possèdent bénéfices jure vel injuria, si ne peuvent atrapter le tiltre par arrantement au pris et paies qu’ilz veullent. Les borgeois et marchandz voientz que l’esglise et noblesse se vêtissent de ses plumes, ilz font le semblable et achaptent béné¬ fices; courent sur le pouvre homme; se desdaignent de l’appellation de sire Jehan; choisissent laroche ou pré qu’ilz ont le plus verdoient; et voilà Monsieur de la Roche ou du Préd; tellement que aulx mai¬ sons de villes ne se treuve plus personne que veullent respondre par leur nom, si ne sont appellés seigneurs; et marchant ung des susdits, toutz les trois estatz sont en campaigne. Rien est vray qu’il y a tousjours quelque homme de bien que se contient en son devoir. [Devoir que les ecclésiastiques rendent en leurs charges.] Monseigneur, il apert notoirement du devoir que les ecclésiastiques rendent en leurs charges; et suyvant votre commandement me suis MÉMOIRES OU RAPPORTS INÉDITS. 359 informé avec eulx s’ils sont jouyssantz de ce que leur apertient, ou en troble. Quant au premier, il est trop certain que despuis le commensement de toutz ses trobles, Messieurs les ecclésiastiques ont esté plus mal tractés en toute ceste evesché par ceux de la novelle religion qu’en aulcune aultre de ce pais de Languedoc; car pour le regard des hom¬ mes, les bons et estudians ecclésiastiques sont quasi toutz estés ma- sacrés aulx prinses des villes que lesdits de la religion ont faict, sca- voir de Lautrec, Vielmur, Saix, La Bruguière, Viviers, Brassac et Berlan. A cause de quoy, les esglises sont esté dénuées de plusieurs gens de bien de bonnes meurs et conversation, dignes de l’ordre, ausquelz ont esté substitués d’aultres que, à la vérité, s’en fault beau¬ coup qu’ilz aient moien s’aquitèr du devoir de leur charge, par l’in¬ suffisance qu’est en eulx. C’est incontinant procédé premièrement des collateurs des bénéfices; car si le pape les confère, il ne voyt la per¬ sonne qu’il provoit, moings le cognoit-il; et, les oeilz bandés, l’agra- tiffié, et bien souvent tel qu’est ung bon hérétique ou du tout igno¬ rant; et toutesfoys avec sa bulle, il sera maintenu par les courtz roialles. Il est vray que toutes les provisions de bénéfices qu’il donne, elles sont in forma dignum ; suyvant laquelle forme, il fault que le premier se présente devant l’ordinayre collateur pour estre examiné et fayre sa confession de foy. Mays l’abus est que, si l’ordinayre col¬ lateur ne treuve souffizant celluy qui est promeu par le pape in forma dignum , il se retire au plus prochain evesque, duquel jamais aulcun ne s’en retourne, si ignorant qu’il soict, que n’en rapporte sa collation en aussi bonne forme que le plus docte théologien mérite- roit. Et si les collateurs ordinayres confèrent les bénéfices, il advient peu souvent qu’ilz en provoient parsonnes dignes et capables, trop mieulx leurs serviteurs, ou de parsonnes absentes que ne savent rien; et sont de bénéfices au croq ; qu’est aultant que provoir à la cullete des fruictz et non au régime et cure des âmes. Secondement, cest inconvénient procède [de] l’abus commis contre concordatz, par la teneur desquelz les bénéfices vaccantz aulx moys de janvier, avril, juillet et octobre, apartiennent aulx gradués ; laquelle concorde, jacoyt que le pape Léon dixième et le roy François premier désirassent comectre de parsonnes cappables et doctes à l’administra¬ tion des esglises, le[s] destinent aulx graduéz qu’aurointestudié en une fameuse université par le passé de cinq ans et avoient mérité l’honeur de degré; si est-ce que au contraire de leur intention, toutz les gradués que despuis que j’ay cognoissance ont insinué et obtenu bénéfices in vim gradus, sont entièrement ydéotes à la science à la quelle ilz on- obtenu leur degré, et en toutes aultres; car ilz ne sauroient demant der en latin les clefz de l’église. Toutesfois telz qu’ilz sont ignorans, il n’y a bénéfice que vacque, ains de moys qu’ilz ne s’en empiètent comme gradués par force et armés en vertu d’ung jus devolut de l’archevesque, et mesmes les capdetz gradués; tellement qu’en ceste diosèze y a tel capdet que possède violentement vingt bénéfices par son degré. Cest abus procède des universités, auquel abus le Roy, par son ordonnance de Molins, a voluprovoir; mays il n’y a remède; 360 MÉMOIRES. car par jus devolut les archevêques provoient toutes les bêtes que viennent à eulx et les seneschaus auctorisent leur collation. Desquelz jus devolutz procède ordinairement ung aultre grand abus; car si ung homme de bien est en possession d’ung bénéfice, son en- nemy aiant faveur à une court royalle par droict dévolu et par quel¬ que abillité, en sera demis et fauldra qu’il consume son temps en procès. Je ne dis rien de l’hospitalité, prédications ny autres devoirs des prélatz; car aus[s]i n’en font ils rien, sinon son particulier profict. Monseigneur, si les prélatz rendent ce mauvays aquict en leurs charges, les inférieurs fontz pis; car estant les curés et aultres béné¬ ficiés ignares, ne pouvantz faire aulcune chouse que serve pour édifi¬ cation, ils sont si yriguliers que ne veullent rendre aulcune obéis¬ sance au supérieur, soict pour résidence ou aultre chouse; disent que le u’oy seul et non l’evesque peult ordonner sur leurs parsonnes ; tellement que les bénéfices demeurent sans pasteur par faulte de rési¬ dence. C’est ce que je puis dire touchant le devoir que les ecclésiasti¬ ques rendent en leurs charges ; et encore ce que conserne la résidence des bénéfices n’est considérable qu’en temps de paix; car en temps de guerre, tout exercisse cesse, comme il vous plaira entendre au cha¬ pitre du peuple. Monseigneur, pour respondre au second chef touchant les ecclésias¬ tiques, il est trop notoire que iceulx ecclésiastiques ne sont jouyssans de ce que leur apertient et sont en troble; car aiant esté ceste ville une des plus infesté[e]s à la religion catholique, etfaict tout son povoir pour l’extirper et abolir en tout le reste du diosèzo, les gens de guerre que y ont tenu bon ont faict tout ce qu’est nécessaire à ladite aboli¬ tion. Premièrement ont ransoné les parsonnes et après murtris, pillés toutz leurs biens, tiltres et documens tant des esglises que de leurs maisons, puis rasé lesdites esglises et maisons propres desdits bénéfi¬ ces et ocupé leurs rentes et revenus ès années 1562, 1563, 1567, 1568, 1569, 1570, 1572; et encore pour lejourd’huy 1573 occupent tout le re¬ venu desdits eclésiastiques, sauf ce que se prent en ceste ville qu’est bien peu, que ne sauroit suffire aulx aulmosnes que Messieurs l’Evesque et Chappitre sont tenus faire toutz les ans et aux parroisses de Grauliet, Briteste et aultres, que montet tout 61 livres pour la part de Mon¬ seigneur l’e.vesque, et pour les aultres bénéfices semblables somme; et c’est au temps de guerre, car en temps de paix, ilz ne sont pas toutz en troble ny de toutes leurs rentes, mays seullement de certeines spèces de fruictz, corne porte la fantasie des gentilshomes que sont seigneurs des terres. Les ungs desdits gentilshommes disent que Dieu n’aloit pas à cheval, et ne veullent paier dixme de foin, de millet, pastel, aigneaux, sinon de bled et vin. Les aultres ne veullent paier les prémisses ; les aultres veullent le bénéfice tout entier, disent que le bénéfice ne prêche pas et qu’il le veult donner aux pouvres. En somme, il y a plusieurs pouvres bénéficiés que sont en perpétuel tro¬ ble de leurs bénéfices. MEMOIRES OU RAPPORTS INEDITS. 361 [Comme se comportent ceulx de la noblesse.] Monseigneur, il est mal aysé de vous dire comme se comportent ceulx de la noblesse pour l’ambiguité de leurs actions; bien est vray que les plus grandz du party du Roy ont tousjour[s] faict tout leur povoir pour son service et conservation de ses subjectz et font encore pour lejourd’huy. Les aultres du mesme party, les ungs ont faict du mesmes, les aultres nagent entre deux eaues et passent partout en temps de guerre; d’où procèdent plusieurs grandz maux contre le service du Roy; et en ses cartiers, les rebelles ont gagné plusieurs lieux et tirent des villes du Roy aultant de commodités que les bons subjectz du Roy, par le moien de semblables canardz. En temps de paix, les gentilshommes, tant d’ung que d’aultre parti, ne sont guiè- res estudiens de la sincérité de la justice; et mesmes à la punition des crimes, entrectennent des édictz du Roy et exécution des ordon¬ nances de sa justice; car plusieurs voleries, murdres se sont commvs et commectent à la terre des gentilhommes; lesquelz passent tout par connivence et sans punition, et sovent retirent chez eux les délin- quens, et eux mesmes commectent infinies concussions sur leurs subjectz; lesquelz, si s’en veullent pleindre devant les seneschaux pour estre sauv[e]gardés, reçoivent tant de ma[u]vays traictement par de parsonnes intreposé[e]s, que le pouvre subject en demeure ruyné et safamilhe; de quoy avons infinis examples. Et quant à l’exécution des ordonnances de la justice du Roy données contre aucuns gentilshom¬ mes, il est notoire que plusieurs d’iceulx possèdent de bénéfices et héritages d’aultruv contre les sentences des séneschaux etarrestz de la court, pour l’exécution desquelz arrêtz il n’y a aucun huissier, ser¬ gent, ni aultre officier roial qu’ausat entreprendre exploicter aucunes lettres contre lesdits gentilshommes, de peur d’estre batu; car lesdits gentilshommes sont coustumiers de batre et blesser les sergentz et parties que plaident contre eux; tellement qu’ilz sont cause de plu¬ sieurs désordres en ceste diosèze, et mesmes pour le regard de l’es- glise; car après qu’ilz ont levés les fruictz des bénéfices avec assam- blée de gens en armes, ilz délaissent, toute l’année, sans aucun exercisse de religion ny administration des sacremens, les parroisses desquelles ont tirés des fruictz. Plus grande est encore le scandalle en toute l’esglise catholique que procède de la désobéissance que les gentilshommes que sont de la novelle opinion ont faict tousjours durent la paix aux édictz du Roy, desquelz il n’y a aucune observation en... leurs terres, et mes¬ mes à ceux de la pacification, par lesquelz est porté que l’exercice de la religion catholique seroit remis en toutes leurs terres; nonobstant lesquelz édictz, les susdits gentilshommes ont donné tout empêche¬ ment aux curés que durant la paix ilz ne restablissent ledit service en leurs terres. Geste desobéyssance est d’aultant plus remarcable que toutz les pouvres vilag[e]ois subjects desdits gentilshommes sont catholiques et constrainctz de vivre sans exercice de religion, sont en danger de 362 MÉMOIRES. vivre en athéisme , ne volans adhérer à l’opinion novelle dudit sei¬ gneur, et ne leur estent permis de vivre selon la catholique. Pour empêcher la réintégration dudit exercice, lesdits gentilshom¬ mes menassent lesdits curés que, s’il[s] estoient si hardis faire sem¬ blant de remectre la messe, ilz le[s] feroint mourir. Item, voient que les esglises sont rasées; s’il y avoit païsen que leur preste maison pour dire ladite messe, l’on lui voleroit tout son bien. Davantage il ne fault dobter qu’ilz ne fassent cullete de deniers sans le puple pour le soustenement de leur religion et qu’il [s] n’aient toutsjours de gens enrollésetprestz à marcher à toute heure que seront comendés, comme l’expérience nous aprent, contre le Roy. Je ne fais autre mention de ce que lesdits gentilshommes de la reli¬ gion font durant la guerre ; car en tout le pais de Languedoc, la guerre n’est faicte plus cruellement qu’en ceste diocèze, ny avec plus grande ruyne sur le pouvre païsent. Au reste plusieurs gentilshommes d’une et d’autre religion marchandent, trafiquent en tout ce que le marchant negotiateur tant en arrantement que autres chouses, et possèdent bénéfices violentement. Quant aux querelles que peuvent estre entre les gentilshommes de deçà, je n’en scay aucune portent conséquence. [De la justice.] Monseigneur, nous avons en ceste diocèze deux sièges royalz; le premier est la jugerie de ceste ville et comté, et l’autre est lajugerie de Terrebasse. Lesdits juges ont chescun leur lieutenants et procu¬ reurs du Roy; toutz sont de la religion, ,sauf le juge de Castres qui est catholique. Le désordre qu'il a en sa justice est occasion que tout ce pais est tumbé aux maux que nous voions, non que le juge y tra¬ vaille, car il s’adonne à rien qu’à son plaisir, à trover moien d’avoir argent pour faire bonne chère; les moiens ne luy faillent jamais, à causedes clausions des procès civilz ou des prisoniers. Il a tousjour[s] la sentence preste pour celluy qui vient le premier avec argent; il a eslargy par corruption plusieurs prisoniers prévenus de crime, de faulce monoie et autres crimes publicques. Il est toléré par les autres officiers, affm qu’il leur rende la pareille en autres affaires de plus grande conséquence; car pour establir leur prétendue esglise, il a falu au commencement1 contrevenir à une infinité de édictz que le Roy faisoit pour maintenir ung autre en son estât et conservation des biensr des ungs et des autres. Les lieutenants du juge et procureur du Roy assistés des consulz ont trové moien de dire que les reliquières et joieaux d’esglize estoient en danger d’estre prins par ceux de la reli¬ gion, et eux mesmes s’en sont saisis par inventoire, jusques à la quantité de quatre cens marcz d’argent ou plus qu’ilz tiennent; en¬ core ont faict faire de fauces informations contre les prédicateurs et catholiques, et autres eclésiastiques, et détenus prisoniers longtemps, aftinque personne n’ousat prêcher à la ville, et aussi contre les catho¬ liques que s’emploiront pour la défense du service du Roy et de l’esglise, dont en ont faict prendre aucuns injustement et les autres faicts consumer en prison; ont faictz saisir et métré soubz la main du 1, Ms. ; comun ergement. MÉMOIRES OU RAPPORTS INÉDITS. Roy toutz les légatz pies et chappelanies vglent plus de dix mil livres fondés par les anciens, et despocedé les chappelleins et les ont divi¬ sées entre qui bon leur a semblé, qu'ilz possèdent encore; ontlesdits officiers trové moien chasser ors la maison de la Tille et intendence aux affaires publiques toutz les catholiques bien zélés au service du Roy. En somme, ilz ont destruict les services de Dieu et du Roy, pour establir toutes ses novelletés et desordres. Lesdictz magistratz ne font entretenir les édictz du Roy, et au con- trère assistent et sont autheurs des contraventions, et ne font aucune punition des contra venans, et mesmes ans édictz de pacification par lesquelz l’exercice de la religion catholique est restablie. partout; les jour[s] chaumables comendés qu’aucun enpechement ne seroit donné aux ecclésiastiques, aux processions et autres œuvres sainctes, qu’il pe se feroit aucune cullete de deniers, ny enrollement d’hommes, et autres articles portés par les édictz: mais il m’y a ung seul desdits articles qui soit esté gardé aux terres du Roy, mesmes à La Canne, Yiane, Castelnau, Roquefère et autres, ny mesmes en ceste ville; et ne seront jamais, si le Roy n’y mect autre provision; car lesdits magis¬ tratz sont chefz de ces consistoires et conseil desdites prétendues esglises, par conséquent ont la meilleure part au désordre et le loup est le berger. Lesdits magistratz, pour pupler leur court de gens de leur religion, ont receu pour advocatz, contre les ordonnances du Roy, d’escripvains que n’ont jamais esté aux escoles et sont prévenus de crimes; tellement que ladite court est aujourd’huy entièrement difîor- mée et sans aucun ordre. Toutz les advocatz, sauf ung notaires, solici- teurs de ceste ville, sont de ladite religion; en cestuy resort se forge et exporte beaucoup de faulce monoie, se cometent usures manifestes et aultres crimes sans aucune punition (1572). Lesdits magistratz ont auctorisé des departemens de deniers fraiés, dix ans sont passés, pour la concluicte des ministres de ceste ville de Genève icy et pour la démolition des esglises en ceste comté. Il n’y a aucun sergent roial; et ceux qui sont ne scavent lire ny escripre, commectent infinies faulcetés, au grand préjudice du public. Brief, en ceste judicature de Castres aucun ordre de justice n’est gardé, et moings à celle de Ter- rebasse. Par quoy, il seroit aussi mal aysé de dire qui des officiers du Roy a réputation de bien s’aquiter de sa charge en une ou autre des¬ dites jugeries. Je mectray icy ung mot des officiers des finances, lesquelz aussi sont toutz de ladite religion novelle. Lesdits officiers de In justice d’une et autre jugerie ont si lordement abuzé à l’aliénation du domaine du Roy, qu’ilz ont declairé pour 100 plusieurs terres dudit domaine que valoient 1000; et pour faire lesdites aliénations yréchatables, y ont mis sus quelque petite albergue, ausquelles acquisitions lesdits officiers auront part. Item, aux arrentemens dudict domaine le juge de la Terrebasse, pour gratiffier ceulx de sa religion, n’a jamais voleu admectre ung catholique pour surdire aux arrentemens du Roy, jaçoyt que ledit catholique volut doubler l’arrentement; et ne se treuve aucun catho¬ lique que aie aulcun arrantement du Roy, à son grand préjudice. 364 MÉMOIRES. [Inclinations du peuple.] Monseigneur, le peuple a diverses inclinations selon la diversité de religions, car quasi tout le menu peuble des villes et des champs est catholique, enclin, si estoint sui juris, de vivre soubz l’obéyssance du Roy et ses édictz et de l’esglise catholique. Les gros borg[e]ois et marchans trafiquans peisen fault que ne soient toutz de la dite reli¬ gion novelle, aient aultre inclination contrère pour dissiper l’estât de l’esglise, du Roy et du public; pour à quoy arriver et pour s’empatre- niser entièrement de l’administration des villes et affaires publicques, ilz auroint treuvé moien, avec la faveur desdits officiers du Roy, subs- trère de l’esglise catholique ung grand nombre des habitans des villes avec promesses qu’ilz seroint libres et francz de paier dixmes à ladite esglise, talhes au Roy et autres deniers; et ceux que ne sont volus randre à eulx par ceste subornation, ilz les ont pressés par mauvais tractement, procès et injuries, ou de se mectre de leur parti ou de quicter la ville. Tellement que par ce moien l’entière administration du public leur est demeurée; pour l'administration duquel ont establi deux conseilz : l’un est le conseil de la ville, lequel avoit l’entière administration des affaires et bien public, dont les conseils ont faict ruiner les esglises, prins les biens meubles et imeubles de conventz, mis sus gens de g[u]erre pour résister aux lieutenans de Sa Majesté et autres supérieurs, abolies les festes et toutes entiennes coustumes, mises sus grandes sommes de deniers pour fournir à l’estât du feu admirai jusques et sa mort, et cause, soldoié continuellement gens de guerre dedans et dehors ceste ville pour estre prestz à toute heure pour aller contre le Roy. Tellement que despuis le dernier édict de pacification sont estes en mesmes trois foys de prandre les armes et donner sus les catholiques pour estre plus libres d’exécuter leurs décrets et ordonnances dudit admirai et dudit consistoire. Rz n’ont ja- mays souffert qu’aucun catholique eut part à la dite maison comune, ou aucun estât, ou de consul, sindic ou conseiller; et quant il a pieu au roy de ] acifier ses trobles , ilz n’ont permis que ses édictz soient estés entretenus pour le regard de la réintégration de l’exercice de la religion catholique, ne permetent que l’on feit les processions géné¬ rales, et mesmes le jour du sacre; pour lesquelles empecher ilz per- mectoint qu’on fit de fumées puantes à la dérision de Dieu et de son esglise et des catholiques, et qu’on getat de pierres, sans en faire punition ; et quant les catholiques ont voleu bastir lieu pour s’asam- bler et faire le service de Dieu, aultant qu’on en bastissoit le jour, en faisoint ou parmetoint qu’on fit ruiner la nuict; brief, ilz faisoint de façon que les édictz du Roy n’ont jamais estés entretenus à ladite ville et diocèze par la rébellion et desloiaulté de ceux de dessus; davantaige estens lesdits gros marchans les métrés de la ville, ordon¬ nent telle police qui leur plait, laquelle est souvent un très exprès monopole; car pour ouster le moien aux catholiques de gagner leur vie, ordonnent un nombre de personnes à ladite ville que vendent pain, vin, bled et feront lougis ; lequel nombre ilz acomplissent de MÉMOIRES OU RAPPORTS INEDITS. 365 gens de leur parti pour en chasser les pouvres catholiques, et permec- tent que les estrangers que sont sans adveu les bâtent; et ont lesdits gouverneurs de ville raie des livres de la ville certeine pention de 60 livres, que ladite ville faict à ladite esglise cathedralle pour célébrer certeines messes, estant, à leur dire, la messe le comble d’idolâtrie; et ne distribuent le bien des pouvres que aux huguenotz et non aux catholiques; et commectent aultres infinis abuz et parcialités au pré¬ judice du fermier du Roy et repos de ses subjectz. L’autre et second conseil est le consistoire, lequel est composé des ministres magistratz et des principaux factionaires et sédicieux de la ville; ceux cy sont souverins et respondent à l'admirai, et despuis au chef de leur bende. Gestuy consistoire dispose des affaires de la guerre, ordonnent l’enrollement des gens de guerre, font les imposi¬ tions des deniers pour l’entretennement de leurdit chef l’admirai et ses successeurs pour les affaires de la guerre; installent les ministres, tiennent court secrètement pour punir ceux que contreviennent aux loys de l’admirai, comme j’ay veu punir ung hugonot qu’avoit appellé ung prebtre devant son official et acisté à ung mariatge en l’esglise catholique ; et si aucun se veut réduire à ladite esglise, le tormentent par emandes, injures et aultres moiens illicites; par leurs loys ilz ne permectent que les gens de leur party communicquent avec les catho¬ liques comme parsonnes reprouvées et infidelles ;- en somme, ilz tien¬ nent loys et magistratz pour eulx confrères à celles de notre prince, comme s’il[s] estoint monarques; cecy nous aprent l’experiance, car ils ont trop bonne parolle, ausquelles loys obéit tout le ressort qu’est desoubz ledit concistoire et toutes parsonnes quel estât qu’ilz soient; car les villes que sont du domaine du Roy, comme La Gaune, Cas¬ telnau, Viane, Esperaouses et aultres, et les villes qui sont de la juri¬ diction des seigneurs n’ont jamais receu l’exercice de la religion catholique, estant defandu par ledit consistoire, j’açoyt que le pouvre et menu peuble soict catholique. Monseigneur, sy je voulois métré isy par le menu les maux que le public soufre à cause que ceux de la justice et ceux qu’ont l’adminis¬ tration des villes commetent ou permetent les excès, désordres et abus par trop lordz et grossiers, il faudroit en escripre tout un grand volume; mais je me suys pensé toucher sullement ce qu’est plus remarquable et nécessaire d’estre reformé pour voir notre Roy obéy et son puple governé selon ses loys et intentions; vous suppliant très humblement excuser mon ignorence et me tenir pour votre très humble et très hobéissant serviteur en toutz autres endroictz qu’il vous plaira me comender. Au dos : J’ay mandé semblable despeche à Tholose pour la vous fere tenir. De la main de M. Fourquevaux : M. le docteur Massé. Original. Papier. Ghateau de Fourquevaux. 366 MÉMOIRES. SUR QUELQUES CAS NOUVEAUX DE TAUTOCHRONISME DANS LE MOUVEMENT D’UN POINT MATÉRIEL Par M. LEGOUX1. On dit qu’une courbe est tautochrone relativement à un de ses points O pour une loi déterminée de la force qui sollicite un point matériel assujetti à la parcourir, lorsque le mobile placé en un point quelconque sans vitesse initiale met le même temps pour arriver au point O. Nous supposerons dans ce qui va suivre que la force est fonc¬ tion de la vitesse et de l’espace parcouru ; nous représenterons la force par p, la vitesse par v et l’espace parcouru par s. Nous compterons les arcs à partir du point O. La formule qui donne la loi du mouvement sur la courbe est, comme on sait, d2s ou vdv -j- pds — 0. (i) Cette formule s’applique au mouvement rectiligne et au mouve¬ ment curviligne; dans ce dernier cas, p représente la compo¬ sante tangentielle de la force. La force p étant donnée en fonction de s et de v , nous allons rechercher dans quels cas le mouvement du point matériel satisfait aux conditions du tautochronisme. Nous remarquerons d'abord qu’il suffira de s’occuper du mouvement rectiligne, la formule (1) s’appliquant également au mouvement curviligne. 1. Lu dans la séance du 2 juillet 1891. SUR QUELQUES CAS NOUVEAUX DE TAUTOCHRONISME. 367 L’équation (1) est une équation différentielle du premier ordre entre les variables v et s; elle admet une intégrale contenant une constante arbitraire qu’on peut déterminer en exprimant que v est nul au point de départ, pour s — a, a désignant la distance au point O de la position initiale ; de sorte que l’équa¬ tion (1) définit une fonction de s et de a, soit V “ cp(s, a). Cherchons quelle doit être la forme de cette fonction o pour que le mouvement du point mobile soit tautochrone. On a, en dési¬ gnant par T le temps employé par le mobile pour arriver au point O, ds ® (•?, a) * Il faut exprimer que T est indépendant de a. Nous suivrons la méthode que Puiseux a développée dans son beau mémoire sur les tautochrones ( Journal de Liouville, 1844, <)T tome IX , p. 415) et qui consiste à écrire que — est identique- ca ment nulle. Posons s ~ clu et l’intégrale précédente devient cl du cp(aw, a) ’ yr pi r - — — cp (a u, a) — clU J o L 1 a) ? (a U) c'a- (a U, a)' c'a a du cp2(a^, a) Pour que cette quantité soit identiquement nulle, il faut et il suffit que le crochet soit nul, car s’il n’était pas nul on pourrait donner à u des valeurs assez petites pour que ce crochet conserve / toujours le même signe et l’intégrale serait différente de zéro. \ La fonction cp doit donc satisfaire à l’équation aux dérivées par¬ tielles suivante : (3) 368 MÉMOIRES. l’intégrale générale de cette équation peut se mettre sous la forme s y. O étant une fonction arbitraire. Ainsi, lorsque l’on donnera la force p en fonction de v et de s pour reconnaître si cette force correspond à un cas de tauto¬ chronisme, il suffira d’intégrer l’équation (1) et de chercher si cette intégrale peut être mise sous la forme . Dans ce cas, on aura, en effet, ni du^ ~Jo , c’est-à-dire la loi qui régit la vitesse, l’équation. (1) donnera la force capable de produire ce mouvement; on aura vdv p = ds ou P=--(î)f(î). Il faudra, cependant, que la fonction ^ choisie soit telle que pour s~ a î? = 0, c’est-à-dire <]/(l) = 0, et, de plus, p devra être nul pour 5 = 0, car le point d’arrivée doit être une position d’équilibre. Enfin, l’intégrale définie Ç devra avoir d ^(u) ' une valeur finie Exemple : v — A(l- — )*, V CLm ) — Aa ( 1 - — )% V am / (A constante) SUR QUELQUES CAS NOUVEAUX DE TAUTOCHRONISME. 3G9 Si m >> 1 , on a bien v = 0 pour s = a et p = 0 pour 5 = 0. La durée du mouvement sera Il est à remarquer que pour m quelconque la force est fonction de s et de a; elle dépend de la position initiale du mobile, mais la durée du mouvement ou la valeur de T est indépendante de cette position initiale. Il est un cas, cependant, où p est indé¬ pendant de a ; il correspond km — 2 ; on a p — A 2s. C’est le cas bien connu de la force proportionnelle à la distance. Examinons le cas particulier où p est fonction de s seulement. L’équation (1) donne a. a. s v2 — 2 / pds = 2 f pds — ■ 2 f pds , 5 0 0 V~ — 2[ indépendante de la position initiale du mobile. Appliquons la méthode au cas où la force est une fonction linéaire et homogène de v et s : p — B5 -f Av. L’équation (1) devient : vdv + (B5 + Av) ds — 0 ; elle est homogène et on l’intègre aisément. O11 détermine la constante arbitraire en exprimant que v = 0 pour s — a, et on trouve : v est bien de la forme mouvement tautochrone. Donc le mouvement est bien un 9e SÉRIE. — TOME III. 24 370 MÉMOIRES. Soit p — Av2 4- B s. L’équation (t) devient : 1 d(v)2 2 ds + Av2 + Bs zz 0. ) Cette équation est linéaire en prenant v2 pour la fonction. L’intégrale générale a la forme suivante, après la détermination de la constante arbitraire : v2 — h f“ — 2A (s — a) 3 e — (* — «) v ne peut pas être mis sous la forme ment n’est pas tautochrone. Prenons p — Bs + At; + c- Donc le mouve- L’équation (1) peut s’écrire : vdv + (Bs + Av + C) ds zz 0. On la rend homogène et linéaire en posant Bs + Av + C zz v\ et on l’intègre aisément. On trouve pour l’intégrale générale, en tenant compte des conditions initiales : A ÎJD z= C' A -y v 2 Bs + C + — ) + K2D V 2 / 2 1 2D VD zz C'a A 1+5T A GY zz C'a >(:-*) e-o- A® ) 2 v2 + 2a i + a* . A®( h 2Ï \ 2 y + D2It2 — a* 2 "1 9 1 A 2’~,~2D’ 2 ~^2D V s On voit que - n’est pas une fonction de -. Donc il n’y aura pas CL CL de tautochronisme dans ce cas. Supposons P — f{s) — /■(») = s — V , S étant une fonction de s et Y une fonction de v. SUR QUELQUES CAS NOUVEAUX DE TAUTOCHRONISME. 371 L’équation (1) devient : d{v 2) ds + 2Y — 2S = 0. Si l’on suppose que Y = Av2, on a d(v2) ds + 2Av 2 — 2S =z 0. L’intégrale générale est, en tenant compte des conditions initiales, (4) — 2As v2 — 2e /» s 2As J Se ds . Il y a lieu de se demander quelle forme devrait avoir la fonc • tion S pour qu’il y ait tautochronisme, la force étant représentée par S — Y. Il faut pour cela que l’expression de v fournie par la formule (4) soit de la forme . Écrivons que cette con¬ dition est satisfaite; soit — 2As e /2A s Se ds On tire de là “'!©' / 2A s / s\ ^Ai Se ds — ofiy ( — J e , en différentiant et réduisant : (5) S = 2A«*? g) + g) , © étant une fonction- d’ailleurs quelconque; mais qui s’annule pour s ~ a. Si l’on prend une valeur de S satisfaisant à la con¬ dition exprimée par l’équation (5), v prendra la forme qui cor¬ respond au tautochronisme, savoir (r Exemple. — Prenons : ©• (a constante) C 0 © a s3"1 "a3 -j S = — 3a a 372 MÉMOIRES. Portons cette valeur dans (4), elle donne : v — Y 2a a i _,r3' a. et la durée du déplacement T est i f7T~ ... f 1 Y 2a T = / -== t/ O ]/ 1 - “Ï/3 Autre exemple. — Soit : Hâ)=-e“+e- On trouve, en appliquant les formules : s S = — (2 A. a2 + a)e* + 2A a2e , -y2 zz 2a2( — ea tf) , /2rzz r1-^= . J o ]/ e — Supposons maintenant que la force soit »2?(s) + S — J w — ee (— /'N + T)^. e/ a Il faut, pour qu’il y ait tautochronisme, que - e j^e (- AN + T)ds = a*x f") » X fonction arbitraire, d’où /— /« — /s\ e (- f N + T) ^ *2e x(-j • En difïérentiant, on a — /» — /5\ rfcù — /w /s\ e (-m + T)=^ x(-)^-«* x'(-)> et, en supprimant le facteur commun, -n. + T = W (8) -m+T=?/-(y _ax'©’ p désignant le rayon de courbure. SUR QUELQUES CAS NOUVEAUX DE TAUTOCHRONISME. 375 C’est une équation différentielle du second ordre qui repré¬ sente les courbes tautochrones pour la loi de la force donnée. Cette équation a été établie indépendamment du système de coordonnées auquel on rapporte la courbe. Pour chaque forme attribuée à la fonction on aura une famille de courbes satisfaisant aux conditions de tautochronisme, ou, du moins, on aura des courbes telles que la durée du déplacement du mobile entre les limites s ~ a et 5 = 0 est indépendante de a. Ainsi, la forme de la fonction y donnera la loi du déplacement, puisque cette fonction y étant donnée, on aura Exemple. — Soit : constante. On a un cas singulier de tautochronisme qui correspond à un mouvement uniforme. Cas particulier de la pesanteur. — Soit p le poids du mobile, a) l’angle formé par la tangente avec l’axe des x supposé vertical et dirigé en sens contraire de la pesanteur. On a : N = — p sin w , T =z — p cos w. Posons f — cotg cp , © [représentant le complément de l’angle de frottement, l’équation (8) devient : fa? . /£\ , P sin (<»> — y) __ Q p ''\a) sin co Il y a lieu de se demander si cycloïde, comme dans le cas où chons à déterminer la fonction la trajectoire pourrait être une l’on néglige le frottement. Cher- de façon que cette condi¬ tion soit satisfaite. Comme p et w sont des fonctions de 5, l’équa¬ tion précédente est une équation différentielle linéaire du premier ordre et elle admet une intégrale, donc le problème est possible. 376 MÉMOIRES. On sait qu’une des formes de l’équation de la cycloïde est la suivante : -p z= 2 a sin (co — -« * 388 MÉMOIRES. châteaux-forts et arment leurs officiers. Les pauvres gens se groupent autour de ces demeures redoutables et demandent protection à leurs maîtres. La recommandation et le patro¬ nage deviennent pour eux une impérieuse nécessité. Mais cette tutelle ne leur est pas accordée pour rien. « Le protec¬ teur exige que le protégé reconnaisse sa domination, déclare qu’il tient son champ de lui, qu’il est « son homme, » comme on disait, et qu’il lui paie une redevance à ce titre1. » Les faibles perdent ainsi leur liberté, mais ils peuvent vivre à l’abri du château féodal, dont lé maître protège leurs personnes et leurs biens. Le seigneur abusera parfois étran¬ gement de sa puissance, ses vassaux et ses serfs seront autorisés dans quelque mesure à voir en lui un ennemi. Il y avait néanmoins progrès pour eux; cette soumission à un pouvoir sans contrôle améliorait leur position. Ce sei¬ gneur était intéressé non seulement à les défendre contre les autres, mais encore à ne pas trop abuser lui-même de la faculté de les opprimer; il devait craindre de tarir une source de revenus, d’anéantir un élément de force. Par une convention de ce genre, ce n’est pas seulement le petit propriétaire d’un champ qui devient serf ou vassal, tan¬ dis que sa terre devient fief ou censive; l’artisan, n’ayant que ses bras pour vivre, tombe dans la même dépendance. « Il est certain, dit M. Gasquet, qu’à l’époque féodale le travail devient un fief comme toute propriété, et que le droit d’ex¬ ploiter un métier dut être acheté aux seigneurs de la terre ou du bourg. Mais ce n’est pas à dire que les serfs seuls, à demi-émancipés, purent exercer leur industrie moyennant une redevance équivalente au produit que le maître retirait de leur travail par corvée obligatoire. Les artisans libres, eux aussi, durent acheter de leur liberté la protection qui leur était nécessaire. Gomme les petits propriétaires cédèrent leur alleu, qu’on leur rendit en bénéfice ; comme les églises se mirent dans le mainbour d’un grand feudataire, l’humble artisan dut acheter le droit de vivre de son travail. C’était 1. Cam. Pelletan, les Associations ouvrières dans le passé, p. 52. l’association et spécialement la gilde. 389 pour lui le seul moyen de l’assurer contre la violence et les déprédations quotidiennes1. » Cette vassalité, cette soumission au servage qui, d’après les chartes originales, paraissent volontaires et spontanées, ne sont pas telles bien souvent en réalité. Ceux que les malheurs de cette période troublée n’amenaient pas à courber librement la tête sous le joug commun, le seigneur voisin les y contraignait aisément. « Ruinés par les procès, épuisés par les convocations militaires indûment réitérées, ils devaient, bon gré, mal gré, subir la contrainte de la force et perdre leur qualité d’hommes libres2. » « Les officiers des comtes ou leurs vas si, dit M. Viollet, imposaient arbitraire¬ ment des redevances aux petites gens ; les comtes les astrei¬ gnaient sans nul droit à des corvées. A ces excès de pouvoir 1. Il, 242. On appelle ordinairement fief les avantages concédés par le seigneur à celui qui devient son vassal. Celui-ci s’engage en échange à la foi et à l’hommage, parfois aussi au payement de subsides, de redevances. Si on suppose l’intervention, entre un homme puissant et un pauvre artisan libre, d’une convention par laquelle le premier s’engage à respecter et à protéger le travail du second, tandis que ce dernier promet en retour soit de payer une petite rente, soit de rendre certains services, ne pourra-t-on voir un fief dans cet avantage assuré à l’ouvrier de travailler en sécurité pour son propre compte? Et, en abrégeant, ne pourra-t-on pas dire que le travail de l’ouvrier constitue son fief? Nous ne connaissons pas de charte qui fasse foi d’une convention de ce genre. Est-ce à dire qu’il faille rejeter la doctrine de M. Gas- quet? Il est certain, d’une part, qu’il y a eu entre seigneurs et serfs des conventions par lesquelles les premiers renonçaient, moyennant rede¬ vance, à réclamer tous les produits du travail des seconds. Ceux-ci étaient par-là comme affranchis ; ils passaient du servage à la condi¬ tion de vilains. Les résultats pratiques de ce traité concordent exacte¬ ment avec ceux du contrat que nous supposions tout à l’heure. N’est- il pas dès lors très vraisemblable que ce contrat a dû fréquemment intervenir ? C’était pour le travail le pendant de l’engagement féodal de la propriété. Il est certain, en outre, qu’on pouvait être le vassal d’un seigneur, lui devoir fidélité, et parfois sans doute être astreint à lui payer sub¬ side ou redevance sans avoir reçu de lui un fief quelconque. (Du Gange, Vis Vassus , vàssaticum.) Cette relation de vasselage inférieur a dû s’établir aussi entre l'artisan libre et le noble. 2. Gasquet, II, 129. 390 MÉMOIRES. * s’ajoutaient de véritables spoliations. » « L’aristocratie, ajoute l’éminent historien de notre ancien droit, s’était déve¬ loppée et fortifiée : elle enserrait les petits dans une étreinte puissante. De tous côtés la masse des hommes libres s’affais¬ sait, en même temps que quelques-uns émergaient, tyrans ou protecteurs, souvent l’un et l’autre à la fois L » Ainsi, par besoin, par contrainte ou par spoliation, chacun est obligé de se réclamer d’un seigneur et de lui payer des redevances. Il ne reste plus guère de place ni pour les hommes libres, ni pour les terres libres, et le droit, dans cer¬ taines contrées, proclame qu’il n’y a « nulle terre sans sei¬ gneur. » Ce régime ne s’établit pas seulement dans les cam¬ pagnes. « La tendance de la féodalité était d’asservir les habitants des villes aussi bien que les serfs des champs; elle réussit à soumettre les hommes libres des cités à des rede¬ vances et à des services plus ou moins serviles2. » On peut se faire par là une idée des effets de la concur¬ rence vitale pour les faibles. On voit dans quelle mesure l’un de ses correctifs naturels, le patronage, en a, au moyen âge, adouci la rigueur. La féodalité fut certainement un bien, si nous avons égard, pour la juger, aux difficultés qu’elle aida à surmonter, aux massacres qu’elle prévint, aux spoliations violentes qu’elle put empêcher. Mais, considérée / en elle-même, combien fut-elle onéreuse, oppressive pour les populations ! Quel arbitraire outrageant présidait aux rap¬ ports qu’elle fondait! Combien chèrement les populations payèrent le peu d’organisation et de sécurité qu’elle leur apporta ! Ce patronage porte à l’extrême l’inégalité qui sépare le protecteur du protégé. Les conditions de la protection sont, il est vrai, pour l’homme qui ne tombe pas dans le servage, établies par la convention; mais qui en fera respecter les termes ! « Entre toi, seigneur, et toi, vilain, il n’y a juge fors Dieu! » "i 1. I, 426. 2. F. Laurent, Études sur Vhist. de rhum., 2® éd., t. VII, pp. 474- 475. l’association et spécialement la gilde. 391 Aussi les serfs, légalement taillables et corvéables à merci, ne sont-ils pas seuls à souffrir, bien qu’ils soient les plus mal¬ traités. Les. vilains, ces vassaux du degré inférieur, ne le sont guère moins. La triste condition qu’ils subissent se manifeste dans nombre de chartes : « Réfléchissant, porte la charte communale d’Amiens, combien est misérable le peuple de Dieu dans le comté d’Amiens, qu’il est écrasé par les vicomtes de calamités nouvelles et inouïes, opprimé comme le peuple d’Israël en Égypte par les exacteurs de Pharaon, notre cœur s’est ému de pitié. » Lorsque l’évêque de Beau¬ vais, Warin, voulut faire signer par les seigneurs un pacte de paix, il soumit au roi Robert un projet qui donne une idée saisissante de cette oppression. « Je n’enlèverai, devait jurer le seigneur, ni bœuf ni vache, ni aucune bête de somme; je ne saisirai ni le paysan, ni la paysanne, ni les marchands; je ne prendrai point leurs deniers et je ne les obligerai point à se racheter. Je ne veux pas qu’ils perdent leur avoir à cause de la guerre de leur seigneur, et je ne les fouetterai point pour leur enlever leur subsistance. Depuis les calendes de mars jusqu’à la Toussaint, je ne saisirai ni cheval, ni jument, ni poulain dans les pâturages. Je ne démolirai ni n’incendierai les maisons; je ne détruirai pas les moulins et je ne ravirai pas la farine qui s’y trouve, à moins qu’ils ne soient situés dans ma terre ou que je ne sois à l’ost; je ne donnerai protection à aucun voleur L » Tel était le régime, plus ou moins rigoureux suivant les pays, sous lequel vivaient les populations. La féodalité sévit beaucoup moins dans le Midi que dans le Nord, hor¬ mis l’Angleterre. Dans ce pays, où, préparée par les anté¬ cédents, elle ne s’implanta complètement qu’au moment de la conquête normande, la royauté sut généralement la tenir en échec. Ce fut en France et en Allemagne qu’elle revêtit le caractère le plus oppressif et qu’elle s’organisa avec le plus de force. 1. Pfister, Études sur le règne de liobei't le Pieux , pp. lx et 170. 392 MÉMOIRES. CHAPITRE IL l’association et spécialement la gilde. Le patronage féodal ne fut pas la seule ressource des populations. De bonne heure, elles trouvèrent aussi çà et là dans l’association un supplément de garantie et d’assis¬ tance. Même avant l’établissement de la féodalité, il exis¬ tait, dans le Nord, parmi les habitants des campagnes1 comme parmi ceux des villes, quelques gildes, et, dans les centres urbains des contrées méridionales, quelques corpo¬ rations de métiers dont les membres se soutenaient et se b défendaient mutuellement. Ces organisations n’exerçaient toutefois alors qu’une assez faible action, et les malheurs qui provoquèrent l’établissement de la féodalité sur le conti¬ nent contribuèrent sans doute encore à les amoindrir et à en diminuer le nombre. C’est surtout au onzième et au douzième siècle que l’institution commence à se développer et à s’étendre. Pendant de nombreuses générations, elle ne cesse de grandir et de se fortifier. La protection qu’elle assure à ses membres acquiert peu à peu une importance prépondérante; les temps devenus moins difficiles, elle finit par donner, sous ce rapport, pleine satisfaction aux besoins des classes moyennes et inférieures et par remplacer le patronage féodal. Celui-ci dépouille dès lors son caractère protecteur et n’est plus qu’une charge inutile. Il ne dis¬ paraît cependant qu’après de longs siècles. L’association s’est montrée au moyen âge d’une efficacité merveilleuse, d’une fécondité dont nous nous faisons diffici¬ lement une idée. Elle n’était cependant pas chose nouvelle alors; son origine se perd dans l’antiquité la plus reculée; elle remonte naturellement aussi haut que les besoins impé¬ rieux auxquels elle est destinée à pourvoir. 1. Waitz, Deutsche Verfassungs geschichte} 2e Aufl. Y, p. 365 (1874). l’association et spécialement la gilde. 393 Elle était, paraît-il, pratiquée chez les anciens Juifs avec un caractère professionnel1. Elle l’était certainement parmi les Grecs où elle jouait le rôle de société de prêt mutuel et groupait parfois des hommes de même profession, par exemple, à Athènes, les potiers. Nous la trouvons aussi à Rome, où son domaine fut probablement plus étendu. Là, elle joue un rôle analogue à celui des sociétés de secours mutuels ; elle réunit soit des gens de professions différentes, voire même des esclaves, soit des individus exerçant le même métier; elle constitue dans ce dernier cas une vérita¬ ble société professionnelle, analogue aux anciennes corpo¬ rations et à nos syndicats d’ouvriers ou unions de métiers. Nous voyons, enfin, l’association en usage parmi les anciens Germains où elle repose sur le principe d’assistance réci¬ proque le plus large. Les associations qui existent à la veille de l’émancipation municipale et communale, ou au moment même de cette émancipation, paraissent avoir une double origine : une ori¬ gine romaine dans le Midi et dans la plus grande partie de la France, une origine germanique dans les pays du Nord, dans la Normandie, les Flandres, l’Allemagne. SECTION PREMIÈRE. LA CORPORATION DE MÉTIER DANS LE MIDI ET DANS LA PLUS GRANDE PARTIE DE LA FRANCE. Les collèges ouvriers de l’empire romain, quoique forte¬ ment atteints et dépouillés de leurs biens par l’invasion germanique, ne semblent pas avoir entièrement disparu partout. La corporation parisienne des Bouchers de la grande Boucherie et celle des Nautes parisiens, plus tard Marchands * 1. « Les dispositions adoptées dans les synagogues des Israélites à Alexandrie, dit M. Walford ( The Gilds, London, 1888, p. 2), où les Juifs étaient distribués par professions, montre que des sociétés sem¬ blables aux gildes professionnelles existaient à cette époque (160-143 av. J.-C.) dans l’ancienne nation juive. » 394 MÉMOIRES. f de l’eau, ne sont, sans doute, que d’anciens collèges ro¬ mains subsistant presque tels quels et toujours vivaces à travers les âges1. La plupart ne conservent cependant qu’une existence fort effacée, souvent même peut-être plus nominale que réelle. Les sources historiques n’en mention¬ nent que bien peu avant le dixième siècle; de telle sorte qu’on ne peut donner de preuves positives de la survivance d’un grand nombre. Les corporations reparaissent d’abord en Italie, où les souvenirs romains sont restés plus vivaces et où la féodalité a pesé moins lourdement sur les populations. Au dixième siècle, c’est-à-dire au moment même où le régime féodal se généralise et se consolide, on trouve à Ravenne une corporation de marchands, une corporation de bouchers2, une corporation de pêcheurs3. On signale aussi plus tard des corporations à Milan (1066), à Venise, à Ancône, à Gênes 4. Leur reconstitution en France ne doit guère être postérieure. En 1060, on trouve à Redon des corps de dra¬ piers, de cordonniers , de bourreliers , d’ouvriers en fer, de charpentiers et de charrons 5. Les statuts des chandeliers de Paris datent de 1061 6. En 1158, les tanneurs de Toulouse se prévalent d’un privilège qui leur a été concédé par le comte Raymond V ou par ses prédécesseurs 7 ; preuve que leur corporation était déjà alors plus ou moins ancienne8. Gomme les associations des pays du Nord, la corporation a pour but et pour résultat de prêter à ses membres, au 1. Fagniez, Ét. sur V industrie, p. 3. 2. Yoy. Fantuzzi, Monumenta ravennentia , IV, 174, et I, 153 et 227 (cité par L. Clos, Recherches sitr la 'première époque de Vhist. municip. de Toulouse, dans les Mémoires de l’Ac. des sc., insc. et belles-lettres de Toulouse, 1874, p. 317). 3. Perrens, Hist. de Florence, I, 190. 4. Perrens, I, 187, 188. 5. Drioux, Étude économique et juridique sur les associations, p. 193. 6. E. Levasseur, Hist. des cl. ouvr., I, p. 194. 7. Hist. générale de Languedoc, éd. Privât, V, col. 1218-1219. 8. Voy. aussi pour Montpellier, Germain, Hist. de la commune de Montpellier, III, 181. l’association et spécialement la gilde. 395 moyen du groupement, la force qui fait défaut à l’individu isolé. Mais ce qui la distingue essentiellement, c’est son caractère professionnel. Elle ne groupe pas des hommes appartenant aux différentes conditions de la vie; elle ne réunit que des travailleurs du même métier ou de métiers voisins, des commerçants exploitant la même branche du négoce. C’est proprement une association de métier. Elle correspond à la gilde d’artisans des contrées septentrionales. Elle s’occupe donc activement des intérêts de la profession; c’est un des moyens les plus efficaces d’être utile à ses adhérents. Ajoutons qu’elle fut souvent mêlée à l’adminis¬ tration communale ; mais c'est un point qui sera développé plus loin. SECTION IL LA GILDE. § 1er. — Origines et caractères généraux. Dans les pays du Nord, l’association au moyen âge portait le nom de gilde. Elle était fort peu connue en France avant qu’ Augustin Thierry eût écrit son sixième chapitre des Con¬ sidérations sur Vhistoire de France. Les origines de l’insti¬ tution, la nature de certaines de ses manifestations le sont encore très imparfaitement. Ce sera mon excuse si je m’ar¬ rête ici sur elles un peu plus longtemps que ne semblerait le comporter le plan de mon travail. Si l’origine germanique de la gilde ne paraît guère dou¬ teuse, il est plus difficile de dire quelle est parmi les insti¬ tutions des anciens Germains celle qui a revêtu plus tard cette forme et dont la gilde a été pour ainsi dire l’héritière et la continuatrice. Plusieurs d’entre elles présentent avec cette association des rapports de ressemblance, deux sur¬ tout : la famille, d’une part, et, de l’autre, l’ancien convi- vium, sur lequel Tacite nous a laissé quelques lignes. Certains historiens rattachent principalement à la pre¬ mière l’origine de la gilde ; ils la représentent comme une 396 MÉMOIRES. famille conventionnelle substituée peu à peu à la famille naturelle primitive. Cette idée a été surtout développée par M. Lujo Brentano1. Il fait ressortir ainsi qu’il suit la res¬ semblance des deux institutions : La famille germanique, dit-il en substance, est le groupe le plus étroitement uni en même temps que la commu¬ nauté aux attributions les plus étendues. Elle assure sa protection à tous ses membres, spécialement aux faibles. Celui qui a reçu une injure trouve en elle des amis naturels, sympathisant avec lui, empressés à lui prêter main -forte pour lui faire obtenir satisfaction. Celui qui voulait s’en¬ gager dans ces aventures, qui, seules alors, étaient dignes d’un homme libre et lui promettaient en même temps for¬ tune et renommée : la chasse, les expéditions militaires, trouvait dans la famille des compagnons tout désignés. Celui qui tombait dans la pauvreté, dans la maladie ou dans quelque autre genre d’infortune, obtenait de ses proches les secours nécessaires. Le groupe familial pourvoyait aussi à l’inhumation de ses morts ; il en était l’héritier. Si un mem¬ bre était tué, un vengeur sortait du sein de ce groupe; à la victime d’un vol, la famille prêtait l’aide nécessaire pour poursuivre et punir le voleur et pour obtenir la restitution du larcin. Le pacte de famille avait encore d’autres effets : les membres étaient tenus de maintenir la paix parmi eux ; ils ne devaient pas se présenter les uns contre les autres en justice; ils avaient pour mission de punir ceux d’entre eux qui manquaient aux obligations familiales. La famille répondait aussi de ses membres devant la communauté. Pour toute offense demandant vengeance, le payement du wergeld fixé était l’affaire du groupe des proches tout entier. Comme celui-ci répondait de la compensation due par les siens, il prenait tout ou partie de celle qui devait être payée pour le meurtre de l’un d’entre eux. Il assistait ceux contre lesquels une autre famille poursuivait la ven- 1. On the Origin and Development of Gilds (Early English Texts Society, t. XL, p. xlix). l’association et spécialement la gilde. 397 geance d’une offense. Enfin, s’ils étaient accusés, il leur offrait des répondants pour les garantir d’une condamnation injuste1. Telle était la famille germanique. La gilde établissait entre ses adhérents des rapports analogues. Les membres de celle de Cambridge se juraient, sur les reliques du saint choisi comme patron, une fidélité de frères, non seulement dans les choses d’ordre religieux, mais encore dans les affaires d’ordre temporel. Les statuts contiennent des dispo¬ sitions relatives aux secours dus aux membres en cas de maladie ou de mort, en même temps que des prescriptions ayant trait aux aumônes, à la prière et aux fêtes. Ces objets n’occupaient toutefois qu’une faible place en comparaison des mesures prises en vue de la protection des membres contre les malfaiteurs, et même contre les conséquences fâcheuses de leurs propres torts. Le premier principe de l’association était : « Si quelqu’un fait mal 2, que tous en supportent les suites, que tous partagent le même sort; » et, pour le mettre en pratique, les règles nécessaires étaient établies. Si l’un des membres demande le secours de ses confrères, le dignitaire inférieur de la gilde le plus voisin doit se hâter de venir à son aide ; si celui-ci néglige ce devoir, il est punissable, et il en est de même du chef de l’association s’il tarde à lui porter secours. Si un confrère est victime d’un vol, toute la gilde doit l’aider à obtenir la compensation. De même, chaque associé doit assister le compagnon qui doit une réparation pour avoir commis un meurtre. Cependant, s’il n’a pas eu de motif raisonnable pour le commettre, s’il n’a pas été provoqué par une que¬ relle, s’il n’a pas été dans l’obligation de se venger, s’il a tué simplement un homme par malice, il doit supporter seul 1. Yoy. Caes., Coram., YI, 22; Tacite, Germ., 7, 12, 18, 19, 21; Annales, I, 57. 2. Cette expression doit signifier : si quelqu’un encourt une amende ou une condamnation à réparation. La règle se rapporte à ce qui est mal d’après la loi; pour ce qui est mal même au jugement de la gilde, le coupable en est seul responsable, ainsi qu’il est dit plus bas. 398 MEMOIRES. les conséquences de son action. Si un confrère en tue un autre, il doit d’abord se réconcilier avec les parents de la victime et, de plus, payer 8 livres à chacun des membres de la gilde ; à défaut, il est exclu de la société et il est défendu aux autres membres d’avoir avec lui aucune relation ami¬ cale. L’injure faite à un confrère par un confrère était aussi sévèrement punie L Si nous rapprochons de l’organisation de la famille ger¬ manique certains passages des statuts de la gilde d’Eric, établie à Skanor (Danemark), la ressemblance des deux ins¬ titutions paraîtra plus frappante encore. « Si l’un des con¬ vives a quelque affaire périlleuse qui l’oblige d’aller en justice, tous le suivront, et quiconque ne viendra pas payera en amende un sou d’argent. Si quelqu’un des confrères est mandé devant le roi ou l’évêque, que l’ancien convoque l’assemblée et choisisse douze hommes de la fraternité qui se mettront en voyage, aux frais du banquet, avec celui qui aura été mandé et lui prêteront secours selon leur pouvoir. Si l’un de ceux qui seront désignés refuse, il payera un demi-marc d’argent. « Si quelqu’un des frères, contraint par la nécessité, s’est vengé d’une injure à lui faite, et a besoin d’aide dans la ville pour la défense et la sauvegarde de ses membres et de sa vie, que douze des frères, nommés à cet effet, soient avec lui jour et nuit pour le défendre et qu’ils le suivent en armes de la maison à la place publique et de la place à la maison, aussi longtemps qu’il en aura besoin1 2. » La gilde, enfin, comme la famille était soumise à l’obli¬ gation sinon d’acquitter directement tout ou partie de la condamnation encourue par un confrère3, du moins d’in- 1. Le texte des statuts de la gilde de Cambridge est rapporté dans Walford, op. cit., p. 37. 2. Aug. Thierry, Considérations , ch. vi. 3. Une loi du roi Alfred a fait croire à une telle responsabilité de la gilde envers les tiers : « Si quis autem paterna cognatione carens male pugnet ut hominem occidat, si tune cognationem maternam habeat, reddat ipsa tertiam partem veræ, tertiam congildones, pro l’association et spécialement la gilde, 399 demniser celui-ci lorsqu’il avait agi avec un motif légi¬ time L Il y a donc d’étroits rapports entre la gilde et l’ancienne famille germanique. A mesure que les membres de celle-ci se multiplient, le lien qui unit les parents éloignés se rel⬠che, le souvenir d’une origine commune s’efface; ce lien devient, au contraire, plus étroit entre proches parents. Mais la famille, ainsi rétrécie, cesse de donner satisfaction aux besoins de l’individu. Entre ceux qui, quoique sortis de la même souche, ne sont plus cependant parents, des groupes se forment donc naturellement pour remplacer l’an¬ cienne association familiale. Tantôt le simple voisinage les détermine, tantôt c’est la communauté des besoins, l’unifor¬ mité des aspirations. Le lien du sang a disparu ; c’est la principale différence qui sépare l’ancienne famille de ces groupes nouveaux qui constituent les gildes. Mais celles-ci conservent la plupart des caractères de la première, elles la perpétuent pour ainsi dire sous une autre forme. D'autres historiens font, au contraire, remonter la gilde au convivium des Germains et des Scandinaves. Un passage d’Aug. Thierry, rapporté plus bas, paraît favorable à cette opinion, et M. Glasson voit positivement dans ce convivium le premier type de la gilde2. La Germanie de Tacite, aussi bien que les Sagas Scandi¬ naves, nous présentent les peuples du Nord comme amis des festins. L’historien latin nous apprend que les graves ques¬ tions se traitaient dans les banquets : De reconciliandis invicem inimicis , et jungendis af finitatibus , et adscis- tertia fugiat. Si nec maternam cognationem habeat, reddant congil- dones dimidiam veram, pro dimidiâ fugiat vel componat. Si quis occidatur ejusdem modi, secundum legem pristinam, si parentela careat, reddatur dimidium régi, dimidium congildonibus. » Pour l’in¬ terprétation de cette loi, voyez en sens divers : Waitz, Deutsche Ver - fassungs geschichte , 3e éd. I, 461, note 3; Gross, The Gild Mer- chant, I, p. 177. 1. Yoy. supra, p. 19. 2. Hist. du Droit et des Instit. de la France, II, 490. 400 MÉMOIRES. cendis principibus , de pace denique ac bello , plerumque in conviviis consultant L « Dans l’ancienne Scandinavie, dit, d’après les Sagas, Aug. Thierry, ceux qui se réunissaient aux époques solen¬ nelles pour sacrifier ensemble terminaient la cérémonie par un festin religieux. Assis autour du feu et de la chaudière du sacrifice, ils buvaient à la ronde et vidaient successi¬ vement trois cornes remplies de bière, l’une pour les dieux, fautre pour les braves du vieux temps, la troisième pour les parents et les amis dont les tombes, marquées par des monticules de gazon, se voyaient çà et là dans la plaine; on appelait celle-ci coupe de l’amitié. » L’affirmation de cette filiation de la gilde supposerait, suivant nous, vérifiés deux points : d’abord, que l’expres¬ sion convivium ne désignait pas seulement le banquet, mais aussi le groupe même qui le tenait, et, en second lieu, que parmi les anciens Germains il existait déjà, désignées aussi par l’expression convivia et organisées d’une manière plus ou moins rudimentaire, des associations volontaires. Ce sont des conjectures ; mais nous ne dirons pas qu’elles soient invraisemblables. Ce qui peut militer en faveur du premier point, c’est qu’à une certaine époque de l’histoire le terme convivium a été employé pour désigner l’association. Le mot gilde, qui représente ordinairement l’association volon¬ taire des hommes du Nord, porte, en effet, une signification étymologique voisine de celle de convivium , de banquet à frais communs ; il signifie en saxon cotisation , et on le trouve encore avec ce sens dans les statuts d’une gilde an¬ glaise du quatorzième siècle2. On le présente aussi comme signifiant prœstatio, solutio , à cause des apports que de¬ vaient faire les membres des banquets. Aussi rencontre-t-on dans nombre de documents, dans les statuts de la gilde d’Eric en particulier, le mot convivium employé comme synonyme de gilde, d’association. D’ordinaire, dit Aug. N I , 1. Germ. c. 22. 2. Toulmin Smith, English Gilds, p. xix et 122; Lujo Brentano, p. LXYIII. l’association et spécialement la gilde. 401 Thierry, la réunion de ceux qui offraient en commun le sacrifice « était appelée gilde, c’est-à-dire banquet à frais communs, mot qui signifiait aussi association ou confrérie, parce que tous les cosacrifiants promettaient par serment de se défendre l’un l’autre et de s’entr’aider comme des frères. » Dans la phrase de Tacite, le mot convivia désigne, il est vrai, proprement des banquets ; mais ces banquets suppo¬ sent, semble-t-il, un lien d’association lâche ou étroit entre les personnes rassemblées. C’était l’association familiale qui s’occupait dans ses banquets de reconciliandis invicem ini¬ mitié, et jungendis affînitatibus. C’était l’association plus lâche des citoyens ou des chefs de cantons qui discutait, dans ses banquets, de adsciscendis principibus , de pace denique ac bello. Le banquet serait ainsi une manifestation si naturelle et si ordinaire de l’association que l’idée d’asso¬ ciation et celle de banquet auraient été étroitement unies ensemble, se seraient appelées l’une l’autre, et que le même terme les aurait désignées indifféremment. Sur le second point, Wilda a émis une idée tout à fait opposée. Il n’y aurait, suivant cet auteur, rien de commun entre le convivium et l’association volontaire. « Les ban¬ quets, dit-il, étaient ou bien des assemblées accidentelles auxquelles chacun invitait à son gré ses amis, ou que plu¬ sieurs personnes préparaient en commun, et qui ne don¬ naient naissance à aucun lien distinct de celui qui résultait déjà de la famille, de la nationalité ou du voisinage; ou bien c’étaient des assemblées auxquelles tout citoyen avait le droit et était dans l’obligation de prendre part. On n’y voit aucune trace d’une ligue volontaire plus étroite, formée au sein ou à côté de la société de tous les citoyens, ou de l’association fondée sur la participation à une religion com¬ mune1. » Certainement, chez les Germains, beaucoup de banquets 1. Gildemvesen in Mittelalter , Halle, 1831, p. 28, cité par Bren- tano, p. lxviii. Dans le même sens, Gross, The Gild Merchant, I, pp. 175-176. 9« SÉRIE. — TOME III. 26 402 MÉMOIRES. n’avaient aucun rapport avec une association volontaire quelconque. En était-il ainsi de tous ? Nous posons la ques¬ tion sans oser la résoudre. Aucun témoignage n’autorise sur ce point une affirmation positive. L’existence même de telles associations n’est pas démontrée. Nous pouvons tout au plus reconnaître une forme primitive du groupement libre dans ces bandes de guerriers, qui, d’après Tacite, s’at tachaient volontairement à un chef élu et l’accompagnaient dans les combats. Encore cet usage donnait-il naissance à un lien aussi voisin du patronage que de l’association. Peut-être est-il toutefois permis de dire qu’une présomption milite en faveur de cette existence, car l’association volon¬ taire répond à un besoin constant, universel, impérieux. Si ces groupements libres étaient pratiqués parmi les Ger¬ mains, il n’y a pas de raison de penser qu’ils ne se livraient pas, 36° 41rasl5 » » . » » avec bouchon percé d'un trou de 20mm. )) » 54 , 38 17 » . Richard. N° 2. Ouest. 1/4 32°, 5 29 , 10 » » . » » » 4 / / 4 33°, 5 44 , 79 14 » . Richard. N° 3. Nord. 1/.4 28°, 8 14 , 00 » » . » » )> 1 / / 2 30°, 0 27 , 80 15 » . )) » » 4/ 4 31°, 3 42 , 90 » » . » » avec bouchon percé d’un trou de 20mra. 4/4 30°.0 53 , 45 . 26 avril.. . . . Richard. N» 3. Nord. d/4 29°, 5 17 , 06 27 » . » » » 1 / / 9 3/7 / 4 30°, 7 32 . 20 » » . )) » » 31°, 5 47 , 12 28 » . » » » 4 / / 4 32», 0 53 . 20 20 janvier. . . . Richard. N° 4. » » 35°, 5 51 , 44 21 » . Reine. N» 1 . Nord. 1 / / 2 36°, 5 45 . 64 )> )) . » » » 4 / / 4 37°, 8 63 , 69 46 , 95 22 » . » » Sud. d/2 37°, 2 » » . )> » » 4/ 4 38°, 5 66 , 15 15 février . j) » avec bouchon percé d'un trou de lGmm. 4/ / 4 34°, 0 73 , 66 16 » . » » » 4/, . / 4 1 /„ / 2 4 / , 34°, 8 70 , 39 13 » . Reine. No 2. Nord. 35°, 5 25 , 59 » » . » » )) 38°, 0 33 , 05 27 janvier . Reine. N° 3. Nord. d/4 35°, 0 27 , 41 26 » ... . » » » 1 / / 2 4/A 36», 2 40 , 08 )) » . » » » 38°, 4 43 , 23 SALLE FONTAN 2 février . Reine. N» 1. Nord. 4/2 35», 0 29 , 13 52 , 02 3 » . » » » 4 / / 4 35», 9 36», 3 39», 5 48,85 21 » . » » » 4/ 4 4/ 4 45 , 69 19 » (nuit). . » » Sud. 43 , 25 i 4 » . Reine. N° 2. Est. )) 38», 3 47 . 75 \ )) )) . . . )) » Ouest. » 38°, 0 38», 5 43 , 64 5 » ... _ » » » » 45 , 9o | E. 48,7 17 )) (nuit).. » » » » 38», 6 44 , 00 » » » » Est. )) 39», 0 48 , 32 i O. 44.8 18 février . » » Ouest. » 39°, 2 45 . 76 i » ï> » » Est. )) 39», 5 36°, 0 50 , 12 1 7 )> . Reine. N» 3. Sud. 4/ 2 y4 4/2 » 12 , 60 1 7 , 85 » » . » x> )) 3 7», 5 - 36°, 5 17 » . » » Nord. 20 , 48 6 , 98 1 1 et 12 février. Bordeu. N» 1. » 32», 5 18 et 19 » » » » » 3 4», 5 9 , 16 26 avril . » » » » » 16 , 20 13 et 14 février. » N° 2. Sud. 4/2 31», 0 4 , 99 » » » » T> 4/4 31°, 5 6 , 30 ' 11 février . Grotte. N« r. Nord. 4/2 4/4 4/2 38», 0 42 , 32 ) 1 /, 42.36 | 4/ 4 68,02 | 12 » . » » » 40», 4 67 , 92 i 13 » . » » » 38»,5 42 , 41 14 » . » » )) 4/ 4 4 / / 4 41°, 0 37°, 8 68 , 13 J » » . » » avec bouchon percé d’un trou de 17mm. 82 , 92 6 » . Grotte. N° 2. Nord. 4/4 d/2 4/ 4 35°, 7 26 . 33 5 » . » » » 38° 3 1 , 92 43 , 40 )) » . » » » 39», 3 43,35 7 » . » » » 4/4 40o.2 43 , 30 « LE HUMAGE A BAGNÈRES-DE-LUCHON. 443 Un coup d’œil jeté sur ce tableau montre déjà la grande variété des ressources thérapeutiques qu’offre la nouvelle installation; mais je dois entrer dans quelques détails expli¬ catifs sur certains points importants de ce travail. Comparons d’abord la quantité d’acide sulfhydrique émise par les anciennes bouches de vapeur avec celle que four¬ nissent les nouvelles : nous reconnaîtrons sans peine que ces dernières sont, en général, beaucoup plus riches. Et cependant on emploie, pour alimenter chacune d’elles, un volume d’eau bien moins considérable. En effet, primitive¬ ment, trois appareils seulement (en tout 3 bouches) étaient installés sur la source Reine, dont toute la quantité disponi¬ ble circulait dans trois bassins placés à la suite l’un de l’au¬ tre et communiquant ensemble. Aujourd’hui l’on pourvoit, et cela séparément, aux besoins de six appareils, soit douze bouches, et la quantité d’eau qui circule dans ces appareils réunis est moindre que celle qui servait aux anciens. Ce résultat remarquable tient à plusieurs causes qu’il est bon d’indiquer : 1° la précaution que j’ai prise d’amener l’eau minérale en tuyaux pleins (tuyaux de porcelaine) la préserve de l’altération inévitable que lui ferait subir le contact de l’air : dans les conditions actuelles, cette eau arrive donc aux appareils telle qu’elle sort du griffon; 2° le double couvercle, dont j’ai muni les bassins de distribution, concourt aussi au même but : la conservation de l’eau miné¬ rale dans son intégrité; 3° la disposition intérieure de mes appareils exalte le dégagement du gaz sulfhydrique; 4° en¬ fin, la forme donnée à ces appareils facilite l’émission de la vapeur, son mouvement ascensionnel, et lui permet d’arriver plus régulièrement aux tubes inhalateurs. Voici le tableau comparatif de la richesse en acide sulfhy¬ drique des anciens tubes de humage des sources Grotte et •Reine et des tubes des nouveaux appareils alimentés par les mêmes sources : 444 MEMOIRES. % Quantité d’acide sulfhydrique contenu dans un mètre cube de gaz sec à zéro et à 760 millimètres. ANCIENS APPAREILS. NOUVEAUX APPAREILS. GROTTE. REINE. grotte (Salle Fontan). reine (Salle Filhol.) Bouches. Hilligr. N» 1. 32,22 N° 2. 32,88 N» 3. 18,36 Bouches. Milligr. N« 1. 30,64 N° 2. 75,43 N° 3. 39,70 Appareils. Milligr. No 1. B. N. */4. 68,13 Le même avec bou- i chon percé d'un trou > 82,92 de 17 millimètres. ) N° 2. B. N. 4/4. 43,40 i Appareils. Milligr. N° 1. B. N. 4/4. 63,69 N» 1. B. S. /4. 66,15 Le même avec bou- J clion percé d’un trou ) 73,66 de 16 millimètres. \ N° 3. B. N. 4/4. 43,23 D’après les analyses ci-dessus, les différents appareils peu¬ vent être rangés comme suit, par ordre de richesse crois¬ sante en gaz sulfhydrique (les appareils à régulateurs don¬ nant leur maximum, c’est-à-dire les aiguilles étant à la division V4) • lo Bordeu . . . . N° 2. B. S. (Salle Fontan). 2° » ... ... No 1. (Salle Fontan). 3Ü Reine . . . . No 3. B. S. (Salle Fontan). 4o » ... B. N. » 50 Reine . . . . No 2. B. N. (Salle Filhol). 6o Richard . ... No 1. (Salle Filhol). 70 Richard . . . . N° 3. B. N. » i 8° Reine . . .. No 3. B. N. » 9° Grotte . ... N° 2. B. N. (Salle Fontan). 10o Richard . ... N° 2. B. 0. (Salle Filhol). llo Reine . ... N« 1. B. N. (Salle Fontan). 12° Reine . . . . No 2. B. 0. » 13o » ... B. E. » 14o Richard . ... No 4. (Salle Filhol). 15° Reine. ...... . . . N° 1. B. N. » 16° » ... B. S. » 17o Grotte . ... No 1. B. N. (Salle Fontan). 1. Cet appareil occuperait un rang plus élevé dans la série si l’on prenait pour base les analyses faites vers la fin du mois d’avril; mais il me paraît plus rationnel de s’appuyer sur celles qui ont été exé¬ cutées dans le courant de janvier, c’est-à-dire à une époque voisine de celle où les autres analyses ont été faites. — Cette observation s’adresse aussi à l’appareil de Bordeu n° 1. LE HUMAGE A BAGNÈRES-DE-LUCHON. 445 Je donne ce classement sons les réserves les plus expres¬ ses, et l’on comprendra aisément qu’il en soit ainsi. La quantité d’acide sulfhydrique est, en effet, soumise à des fluctuations dépendant de causes multiples, que j’ai déjà signalées dans ma première publication sur l’inhalation à Luchon; rappelons-les ici. D’abord, l’eau minérale éprouve quelques variations dans sa composition, variations subor¬ données elles-mêmes à diverses causes : le débit de la source, la saison, etc.; l’émission des gaz est, en outre, influencée par les changements atmosphériques : tempéra¬ ture, hauteur barométrique, état hygrométrique, etc.; enfin, la ventilation des salles exerce elle-même une action incon¬ testable. Pour avoir la teneur exacte des divers appareils en hydro¬ gène sulfuré et établir un ordre rigoureux de leur richesse respective, il faudrait donc chercher d’abord les limites de variation à des époques voisines de la saison thermale (mai ou mieux septembre) 1 , ce qui nécessiterait de nom¬ breuses analyses pour avoir une bonne moyenne. Il fau¬ drait ensuite opérer simultanément sur les bouches que l’on veut comparer, comme je l’ai fait dans mon précédent travail. Les résultats ainsi obtenus, correspondant aux mêmes conditions atmosphériques, seraient évidemment compara¬ bles d’une manière absolue et permettraient de dresser sûre¬ ment une table dans laquelle les diverses bouches seraient rangées par ordre de richesse en acide sulfhydrique, pour leur maximum de puissance, et ensuite pour des positions différentes des valves, 7i> Va» 3A> 4 A- Mais c’est là un tra¬ vail considérable qui n’exige pas moins de trois cents analyses (dosages d’acide sulfhydrique) ; or, l’administra¬ tion municipale de Luchon ne m’en a demandé que vingt- huit, et bien que j’aie dépassé ce nombre que j’ai porté à cinquante-deux, je n’ai pas encore en main tous les élé- 1. Ces analyses ne pouvant être faites au cours de la saison ther¬ male elle- même. 446 MEMOIRES. ments nécessaires pour donner un tableau définitif répon¬ dant à toutes les exigences scientifiques 1 . Les données analytiques acquises jusqu’ici offrent néan¬ moins un grand intérêt et mettent clairement en évidence tout ce qu’on peut attendre de l’organisation actuelle des appareils et des salles de humage. Je disais dans mon pre¬ mier Mémoire sur ce sujet (p. 35) que l’on pouvait à vo¬ lonté, dans les salles de Bagnères-de-Luchon , atteindre ou dépasser de beaucoup le degré d’activité des salles d’inhala¬ tion de la station qui, en France, fait en quelque sorte une spécialité de la médication atmiatrique (Allevard). Les résul¬ tats donnés plus haut viennent une fois de plus confirmer cette appréciation. Mais là n’est pas le seul avantage de cette installation; le côté le plus original de cette œuvre réside, sans contre¬ dit, dans la possibilité de faire varier, à l’aide des régula¬ teurs décrits, la quantité d’hydrogène sulfuré fourni par la plupart des bouches de vapeur, quantité qui peut varier de 1 à 2,6 et même de 1 à 3 environ et plus pour les appa¬ reils à obturation inférieure, et, approximativement, de 1 à 1,6 pour les appareils à obturation supérieure. Ainsi j’ai trouvé, le 26 avril 1890 (voir le tableau des analyses), pour l’appareil de Richard, n° 3, les chiffres sui¬ vants : Positions des valves indiquées Température Quantité d’ac. sulfhydrique dans par de la un mètre cube de gaz sec, l'aiguille. bouche. à 0° et à 760 mm. v4 29o,5 17m‘08. 72 30°, 7 32 20. 3/ 4 31°, 5 47 12. V4 320,O 53 20. Les quantités d’acide sulfhydrique sont donc dans les rap¬ ports suivants : 1 h . 1 V* . 1,9 3/i . 2,8 % . 3,1 1. On comprend toute la portée de ces explications et des réserves que je viens de formuler sans qu’il soit utile d’insister. LE HUMAGE A BAGNÈRES-DE-LUCHON. 447 Pour la plupart des appareils à régulateurs, les expérien¬ ces ont été faites, selon le désir de l’administration munici¬ pale de Luchon, dans les positions successives des valves V2 et Vu Avec les appareils à obturation inférieure, les quanti¬ tés d’acide sulfhydrique trouvées dans ces conditions sont entre elles, en moyenne, :: 1 : 4,6. En général, comme on voit, la richesse en hydrogène sulfuré ne croît pas proportionnellement au nombre des valves ouvertes, ce que j’ai déjà fait remarquer précédem¬ ment. Il ne peut en être autrement pour les raisons sui¬ vantes : 1° Malgré tous les soins apportés à la construction des bassins d’évaporation, l’eau qui circule dans chacune des cuvettes n’est probablement pas en quantité rigoureusement égale; de plus, les mouvements qu’éprouve cette eau ne peuvent être absolument identiques; les nappes s’étalent plus ou moins sur les tablettes et la chute est plus ou moins accentuée. 2° Le volume d’air, dans lequel se diffuse l’hydrogène sulfuré, augmente chaque fois que l’on ouvre une valve, à cause de l’espace compris entre cette valve et la surface de l’eau dans chaque cuvette correspondante. Cet espace est va¬ riable suivant les appareils ; il est compris environ entre 8 et 22 litres. Or si , pour fixer les idées, nous admettons que la moitié de la capacité des appareils, depuis les valves jus¬ qu’aux tubes inhalateurs, est de 100 litres 1 et si l’espace qui existe entre la valve et le niveau de l’eau dans la cu¬ vette est de 8, 10, 12, 15, . 22 litres, on aura successive¬ ment pour les volumes d’air dans lesquels se répandra l’hydrogène sulfuré : 1. Il faut se rappeler que les appareils sont partagés en deux com¬ partiments par une cloison et que la vapeur peut être jetée alternati¬ vement dans l’un ou l’autre de ces compartiments. 448 MÉMOIRES. La ire valve étant tirée : 108 lit. 110 lit. La 2e 116 — 120 - La 3e 124 — 130 — La 4e 132 — 140 — 112 lit. 115 lit. ... 122 lit. 124 — 130 — . . . 144 — 136 — 145 — . . . 166 — 148 — 160 — ... 188 — Par conséquent, la richesse en acide sulfhydrique, qui serait :: 1 : 2 : 3 : 4 si le volume d’air restait constant, devient successivement, à mesure que l’on ouvre la lre, la 2e, la 3e et la 4e cuvette : Pour un accroissement de volume de 8 litres par cuvette - - de 10 litres - - - de 1 2 litres - - - de t 5 litres - - - - de 16 litres - - - de 17 litres - - - de 20 litres - - - de 2 2 litres - :: 1 : 1,86 : 2,61 : 3,27 :: 1 : 1,83 : 2, Si : 3,14 :: 1 : t ,80 : 2,47 : 3,03 :: 1 : 1,77 : 2,38 : 2,87 :: 1 : 1,76 : 2,35 : 2,83 :: 1 : 1,75 : 2,32 : 2,78 :: 1 : 1,71 : 2,25 : 2,67 :: 1 : 1,69 : 2,20 : 2,59 3° Jusqu’ici, nous avons supposé dans ces calculs que la vitesse d’écoulement des gaz par les tubes inhalateurs restait constante; mais, en réalité, il n’en est point ainsi. La tem¬ pérature étant soumise à des changements déterminés par le fonctionnement des valves, il en résulte que la vitesse d’écoulement des gaz subit elle-même des variations ; ce qui vient encore modifier la teneur en acide sulfhydrique, puis- . que la masse d’air qui traverse l’appareil dans le même temps ne demeure pas invariable. 4° Enfin, il peut se faire — ce qui toutefois n’est pas démontré — que l’accroissement de température favorise la décomposition d’une plus forte proportion d’hydrogène sul¬ furé en présence de l’air et de l’eau ; car on sait qu’il y a tou¬ jours, dans ces conditions, une décomposition partielle de l’hydrogène sulfuré : le soufre qui tapisse l’intérieur des che¬ minées des appareils en est une preuve évidente. Telle est l’explication de la non proportionnalité absolue entre la surface d’évaporation de l’eau minérale et la quan¬ tité de gaz sulfhydrique contenue dans le même volume d’air qui sort des tubes de humage. On voit, en somme, d’après les chiffres donnés plus haut, que les résultats de l’expérience sont sensiblement d’accord avec la théorie. LE HUMAGE A BAGNERES-DE-LUCIION, 449 Les appareils à obturation supérieure ayant une toute autre disposition, comme on Ta vu précédemment, doivent fournir des résultats différents de ceux que Ton vient de faire con¬ naître; c’est, en effet, ce qui a lieu. Si les divisions intérieures de l’appareil étaient parfaite¬ ment égales quant au volume d’air qu’elles renferment ; si la circulation de l’eau dans chacune des cuvettes s’effectuait d’une manière tout à fait identique, c’est-à-dire si la quan¬ tité d’eau était mathématiquement la même et si l’agitation s’y produisait toujours de la même façon; si, en outre, la température était uniforme dans les quatre compartiments et à toutes les hauteurs; si toutes ces conditions étaient rem- plies, il est évident que la richesse en acide sulfhydrique de l’atmosphère gazeuse de chaque compartiment serait exacte¬ ment la même, en établissant toutefois des prises d’air sem¬ blables. Dès lors, en dirigeant, par le mouvement des valves, les gaz des 1 , 2, 3, 4 compartiments dans le même tube, il n’y aurait d’autre modification dans la teneur en hydrogène sulfuré de l’air qui en sortirait que celle apportée par l’élé¬ vation de température et par la vitesse d’écoulement. Mais les choses ne se passent pas aussi simplement, presque toutes les conditions précédentes n’étant et ne pouvant être remplies d’une façon aussi mathématique. D’abord, il peut se faire (et la chose est certaine pour quelques appareils) que les 4 compartiments ne soient pas tout à fait égaux; puis ceux du milieu sont plus chauds que les deux extrêmes, ce qui s’explique facilement. En outre, les gaz montent directe¬ ment dans les premiers, tandis qu’ils s’élèvent obliquement et sont soumis à plus de frottements dans les seconds. Enfin, malgré la disposition en apparence identique des cuvettes, la circulation de l’eau minérale et son agitation diffèrent toujours quelque peu dans chacune d’elles, ce qui entraîne nécessairement des variations dans les quantités de gaz sulfhydrique dégagées. Toutefois, pour des positions différentes des valves, les proportions d’hydrogène sulfuré varient dans des limites bien moins étendues que dans les appareils à obturation inférieure. 9® SÉRIE. — TOME III. 29 450 MÉMOIRES. Les 26 et 27 janvier 1890, j’ai trouvé, pour l’appareil de Reine n° 3, bouche nord (salle Filhol), les quantités d’acide sulfhydrique suivantes (voir le tableau des analyses) T Milligr. i/4 . 27,41 1/2 . 40,08 */4 . 43,20 • ‘t ' L’appareil de Grotte n° 2, bouche nord (salle Fontan), a donné à l’analyse : Milligr. 1/4 . 26,38 7* . 34,92 4/î . 43,40 Les quantités minima Va et maxima V4 sont donc, pour ces sortes d’appareils, dans le rapport de 1 à 1,6. Les analyses ont été faites le plus souvent, comme je l’ai déjà dit, dans les positions des valves Va 4/a3 ^es quantités d’hydrogène sulfuré trouvées sont en moyenne : :: 1 : 1,25. On voit que le plus grand écart se manifeste pour les posi¬ tions Va et V2- Au contraire, pour tous les appareils, à l’ex¬ ception de la bouche sud de Reine n° 3 (salle Fontan), les différences entre les quantités d’hydrogène sulfuré, pour les positions 1/g et 4/a> sont très faibles; à plus forte raison en est-il de même pour les différences entre \/2 et 3/a et entre 3/i et Va- C’est là une circonstance heureuse et précieuse, car elle permet d’administrer des vapeurs de la même source, d’une richesse en acide sulfhydrique sensiblement égale, à des températures différentes. Aussi, dans ces appareils, me suis-je surtout attaché à faire varier les températures le plus régulièrement possible et dans les limites les plus étendues que j’aie pu atteindre. Le système d’obturateurs pour les prises d’air, dont il a été question plus haut, n’a pas d’autre but. Voici, par exemple, les températures fournies le 1er fé¬ vrier 1890 par Grotte n° 2, bouche sud (salle Fontan) : s 451 LE HUMAGE A BAGNÈRES-DE-LUCIION. Différences. V4 Va 3/i 4A 35o3 36°6 37°5 ! 38°6 \ \ _ lo,3 0°,9 lo.l 30,3 La température de la salle était à ce moment de 16°5. En général, la température des bouches des appareils à obturation inférieure est plus élevée que celle des bouches appartenant aux appareils à obturation supérieure. Ces tem¬ pératures, variables pour les divers appareils suivant la source qui les alimente, forment une gamme complète de 30° à 43° et plus environ; il est évident, d'ailleurs, qu’elles sont plus fortes en été qu’en hiver. La quantité de vapeur d’eau fournie par les tubes inhala¬ teurs varie nécessairement en même temps que la tempéra¬ ture; elle augmente ou diminue quand celle-ci s’élève ou s’abaisse, et comme on peut admettre que Lair sortant des appareils est à saturation, il est facile de calculer cette quan¬ tité de vapeur d’eau pour chaque température correspondante. Les sources Richard et Bordeu , qui figurent dans la nou¬ velle installation, n’avaient point été utilisées jusqu’ici pour les humages. Elles ont toutes deux leur valeur à ce point de vue; mais la première surtout occupe un rang très élevé. L’installation de ces deux sources m’a conduit à faire des observations que je ne saurais passer sous silence, car elles entraînent la nécessité de prendre certaines précautions pour assurer le dégagement régulier des vapeurs sulfurées. L’expérience m’a appris qu’au bout de quelque temps de fonctionnement des appareils de Richard l’eau se recouvre, dans les bassins d’évaporation, d’une pellicule solide, cris¬ talline, qui s’oppose au dégagement normal des vapeurs, de sorte que les appareils les plus riches s’appauvrissent de plus en plus; c’est un inconvénient que le temps et l’expé¬ rience seuls pouvaient m’indiquer. Rien de plus simple que d’y obvier. Il suffit, en effet, de fouetter l’eau minérale à 452 MÉMOIRES. l’aide d’un petit balai formé de baguettes de bois flexible. La pellicule ainsi divisée gagne immédiatement le fond, et le dégagement des vapeurs reprend son cours normal. Cette opération qui, à la rigueur, ne serait nécessaire que tous les huit jours, devra, pour plus de sécurité, être faite tous les deux ou trois jours. Des trous ménagés ad hoc dans le cha¬ peau des bassins permettent de l’effectuer facilement. (En temps ordinaire, ces trous sont fermés par un couvercle de marbre.) Quant à la source Bordeu, il y a longtemps (dès le début des travaux d’installation) que j’ai conseillé de l’amener, comme les autres, dans des tuyaux de porcelaine. Actuelle¬ ment, elle est simplement canalisée sur une distance consi¬ dérable (700 mètres environ de la galerie souterraine aux salles de humage). Elle est, on doit le reconnaître, dans de très mauvaises conditions pour l’application au humage : l’action de l’air s’exerce tout le long de son parcours et détermine une altération profonde de ses principes ; la tem¬ pérature est elle-même notablement diminuée, surtout depuis sa sortie de la galerie jusqu’aux salles. Il en résulte que les appareils de cette source sont sujets à des variations consi¬ dérables; c’est ce qui explique la différence énorme des résultats consignés au tableau des analyses. Le 8 février, l’eau était si complètement altérée que les appareils ne déga¬ geaient pas la moindre trace d’hydrogène sulfuré; le bassin de distribution ayant été découvert, l’eau apparut toute blan¬ che (dégénérée) ; un papier de plomb placé au-dessus n’a pas changé de couleur, même après une exposition de deux heures. J'espère donc que la municipalité de Luchon remé¬ diera à cet état de choses et qu’elle ne reculera pas devant la dépense qu’entraînera la conduite de l’eau dans les condi¬ tions requises. Je décline d’ailleurs toute responsabilité à ce sujet, ayant déclaré formellement, dès le commencement de mes travaux, que cette réparation s’imposait. Quoi qu’il en soit, j’ai recommandé de faire arriver dans le bassin de dis¬ tribution de cette source une assez grande quantité d’eau sous peine de n’avoir qu’un dégagement de gaz insuffisant. 453 i LE HUMAGE A BAGNÈRES DE-LUCHON. QUATRIEME PARTIE. INDICATIONS PRATIQUES. Les nombres que j’ai donnés dans la partie qui précède s’appliquent à la masse gazeuse considérée comme sèche, à la température de zéro et à la pression de 760 millimètres. Ce sont là les conditions que le chimiste appelle normales et qui lui permettent de comparer les données de l’analyse en les dégageant de toutes les influences qui peuvent les modifier. Mais, dans l’application thérapeutique, il est nécessaire de ramener ces résultats aux conditions dans lesquelles se trou¬ vent réellement placés les malades. Les médecins qui exercent à Luchon pourront, après avoir pris les températures moyennes des bouches de vapeur pen¬ dant la saison, calculer, comme je l’ai fait dans mon tra¬ vail sur l’ancienne installation, les doses d’acide sulfhydrique que le malade introduit dans ses poumons dans l’espace d’un quart d’heure, durée ordinaire d’une séance de humage. Il leur sera facile alors de dresser un tableau analogue à celui que j’ai donné et qui leur sera d’une grande utilité pratique. Le travail analytique que j’ai exposé met en relief l’éner¬ gique activité des vapeurs hydro-minérales naturelles des sources variées d’une station déjà si privilégiée sous d’autres rapports. Il est incontestable que les nouveaux appareils de humage sont doués d’une grande puissance. Le rendement en prin¬ cipe actif (acide sulfhydrique) a été presque doublé; c’est un résultat digne d’attention et dont la valeur n’échappera à personne. D’un autre côté, l’effet des régulateurs de vapeur est trop remarquable pour que je n'insiste pas davantage sur ce point qui intéresse au plus haut degré la clinique des maladies justiciables du humage. Par le jeu des régulateurs dont sont pourvus les appareils à obturation inférieure, on peut, dans l’espace de deux ou 454 MEMOIRES. trois minutes au plus, modifier l’atmosphère intérieure d’un de ces appareils, de telle sorte que sa richesse en acide sulfhydrique se trouve doublée ou même triplée. En même temps la température s’accroît, et il en est de même de la quantité de vapeur d’eau. Quatre doses successives d’acide sulfhydrique, quatre degrés différents de chaleur et quatre proportions diverses de vapeurs d’eau peuvent être ainsi obtenues avec la même bouche d’un appareil. On a donc, comme premier résultat important : 1° la faculté de faire varier à volonté et simultanément dans le même sens ces trois facteurs essentiels : Sulfuration, Température, Vapeur d’eau. Les appareils à obturation supérieure permettent égale¬ ment d’obtenir des variations de même ordre, mais dans des limites beaucoup plus restreintes en ce qui concerne la sul¬ furation. Ainsi, la différence de température étant de 3° et plus entre 7i et 4/4, la sulfuration varie seulement dans -le rapport de 1 à 1,6, tandis que pour les appareils précédents (à obturation inférieure) l’écart des températures pour les positions successives 7i et 4/4 des valves étant seulement de 2° à 2°5 environ, la sulfuration varie, au contraire, dans le rapport de 1 à 2,6 et même de 1 à 3. De plus, j’ai fait remarquer qu’à partir de V2 jusqu’à 4/4 les appareils à obturation supérieure fournissent des quan¬ tités d’acide sulfhydrique qui diffèrent peu, puisqu’elles sont, en général, dans le rapport moyen de 1 à 1,25; ces différences sont nécessairement encore plus faibles entre 72 et 3/4 et entre 3/4 et 4/4. On peut donc admettre que, pour les positions 72» 3A et 4A des valves de ces appareils, la sulfuration demeure à peu près la même; d’où ce deuxième résultat au point de vue de l’application. 2° Deux des fadeurs précédents , la température et la vapeur d’eau allant en augmentant, le troisième, la sul¬ furation, reste sensiblement constant. 11 est possible aussi de maintenir la température cons¬ tante tout en augmentant la sulfuration. Ce but est facile- LE HUMAGE A BAGNÈRES-DE-LUCHON. 455 ment atteint, surtout avec les appareils à obturation infé¬ rieure. Supposons que l’on veuille administrer les vapeurs à la température fournie par une bouche dans la position !/2 : on met l’appareil dans la position 'pi; la température s’élève, mais on place à l’orifice du tube de humage un bouchon troué, de telle façon que la température s’abaisse à ce qu’elle était pour V2, et la sulfuration augmente. On peut de même administrer la vapeur à la température de V4, en mettant l’appareil dans les positions i/2, 3/4 ou V4? l)llis en adap¬ tant aux tubes de humage des bouchons percés de trous ayant des diamètres tels que la température soit ramenée à celle de Vi- On aura ainsi des doses d’hydrogène sulfuré plus fortes que pour Vi? la température restant ce qu’elle était pour cette dernière position. Donc, nous devons enregistrer comme troisième résultat d’une importante application, ce fait que 3° Deux facteurs restant constants, la température et la vapeur d’eau, le troisième, la sulfuration, va en aug¬ mentant. Enfin, une autre conséquence de ce qui vient d’être dit, c’est que l’on possède encore le moyen d’augmenter la sul¬ furation, tout en diminuant la température et la quantité de vapeur d’eau. En effet, l’appareil étant mis à la position 4/4> par exemple, si l’on introduit dans le tube un bouchon percé d’un trou de plus en plus petit, la température et la quantité de vapeur d’eau diminuent de plus en plus, tandis que la sulfuration va en croissant. 11 est évident que le même effet se produit aussi avec les appareils sans régulateurs. On doit donc noter encore comme très avantageux ce quatrième résultat : 4° Variation en sens inverse de la température et de la quantité de vapeur d’eau d'une part, et de la sulfuration d’autre part. Les deux premiers facteurs allant en décroissant, le troisième va en augmentant . On voit, en résumé, qu’il 11’y a pas la moindre exagéra- 456 MÉMOIRES. tion à dire que le médecin traitant dispose aujourd’hui des ressources les plus variées et les plus étendues dans l’ap¬ plication thérapeutique des vapeurs sulfureuses. Pour les températures, on a une gradation que suit évi¬ demment dans le même sens la quantité de vapeur d’eau; pour la sulfuration, il existe de véritables gammes chroma¬ tiques dans lesquelles le praticien n’a qu’à choisir la note qui convient le mieux à son malade, selon l’âge, la consti¬ tution, la susceptibilité et l’affection morbide du sujet. N’ou¬ blions pas, enfin, qu’il lui est loisible, en outre, de faire varier simultanément ou séparément, d’un côté la tempéra¬ ture et la quantité de vapeur d’eau, d’un autre côté la quan¬ tité de gaz sulfhydrique1. Voilà, on en conviendra, un ensemble aussi complet que possible d’avantages qu’on ne rencontre dans aucun autre établissement thermal et qui sont de nature à donner satis¬ faction à toutes les exigences d’un traitement méthodique et rationnel des affections des voies respiratoires. On compren¬ dra donc que j’aie accentué cette nouvelle caractéristique de la station de Ludion. 1. Les variations de températures et de quantités de vapeur d’eau étant toutefois liées ensemble par des relations directes, comme on l’a déjà dit. SÉANCE PUBLIQUE TENUE AU CAPITOLE, SALLE DE L’ACADÉMIE LE DIMANCHE 24 MAI 1891. DISCOURS D’OUVERTURE Par M. PAGET PRÉSIDENT, Messieurs, Le domaine de notre Académie est infini; toutes les thèses sont assurées de trouver ici des critiques compétents. Mon sujet, la Communauté des biens entre époux , court le risque d’être banal. Mais je me rassure en présence d’un public d’élite qui, par amour du vrai, sous toutes ses formes, encourage les études sincères. Sur le bon renom de mes devanciers, vous me ferez crédit de votre bienveillante atten¬ tion; je compte d’ailleurs sur la solidarité de mes confrères pour que vous n’ayez pas à protester cet engagement. Depuis quelques années, on favorise à l’excès les asso¬ ciations ouvrières, professionnelles, communales, et bien d’autres, pourvues d’étiquettes neuves, mais au fond vieilles institutions d’un régime justement condamné. Une seule société est ou négligée, ou menacée : la famille. Nos mœurs, comme aux époques raffinées, se désintéressent de l’union réelle dans les mariages. On s’engage par un contrat, mais on y traite corps et biens, comme s’ils avaient des intérêts opposés. Les lois facilitent le divorce; les parents stipulent des régimes de défiance. Les séparations de biens, conven¬ tionnelles ou judiciaires, sont organisées comme un remède à l’égard des fous et des incapables, et ne sont qu’un moyen de narguer les créanciers dans un luxe insaisissable. Enfin, se multiplient les procès où l’on ne sait si l’époux est adver- 458 SÉANCE PUBLIQUE. saire ou complice; où les enfants renient les actes de leurs pères, chassent le survivant de la maison où ils furent par lui nourris et façonnés pour la vie. L’égoïsme et la discorde envahissent pour l’éteindre le foyer domestique. La famille est cependant l’association première, naturelle et nécessaire. Le moyen de la rendre florissante et féconde, c’est d’assurer dès le début la subsistance de ses membres, de les intéresser à la richesse d’un patrimoine commun, de les prémunir contre les accidents de la vie et contre les hasards de la mort, — contre l’oubli, et, s’il est nécessaire, contre le mauvais vouloir des proches. Pour tout cela, le plus simple serait de faire le mariage sans contrat. La loi règle alors l’association conjugale au mieux des intérêts de toutes parties, et le plus sage est ordi¬ nairement de n’y point déroger. Mais il faut compter avec une routine de vingt siècles : dans nos beaux pays latins, on n’oserait célébrer des justes noces sans l’instrument solennel des fiançailles. Et puis, les notaires ont toujours d’excellentes raisons pour persuader aux ignorants qu’on ne saurait aborder une si grosse entreprise sans belles pro¬ visions de clauses alambiquées, dont le moindre défaut sera de prélever les meilleures économies des futurs. Par ce con¬ trat, la porte est ouverte aux gens de justice dans toutes les affaires de la famille : ventes, achats, emprunts ou place¬ ments de fonds, sociétés, établissement des enfants, jus¬ qu’aux déclarations de successions, il n’est rien qui puisse être réglé sans leur coûteuse intervention. Qu’importe? Les parents ont satisfait leur vanité, exposé les apports, voire les espérances (mot cruel) et les illusions, comme on étale un trousseau sous les yeux, poliment éblouis, des amis et des envieux. Je me résigne donc à la rédaction d’un contrat. Les par¬ ties veulent s’unir de façon intime et durable : le moyen le plus sùr est de stipuler une communauté universelle. La nature a rapproché les époux, la loi va les unir; l’intérêt doit resserrer ces liens. Cette clause est cependant bien rare dans la pratique, et l’article unique qui lui est consacré DISCOURS D’OUVERTURE. 459 semble se référer à un idéal à peine entrevu par le législa¬ teur, et à peu près ignoré par les intéressés. Depuis trente ans, sur un millier de contrats, un seul m’a laissé le sou¬ venir de la communauté universelle entre deux braves culti¬ vateurs qui, pendant un demi-siècle, furent le modèle d’une heureuse union. Les recueils de jurisprudence des dix der¬ nières années fournissent un seul cas de procès à l’occasion de cette clause. Les auteurs sont eux-mêmes très réservés : Marcadé, Zachariæ, Demante et Colmet de Santerre lui con¬ sacrent à peine quelques lignes. M. Guillouard, l’heureux continuateur de Demolombe, a traité le sujet avec plus de bienveillance, et j’ai retrouvé dans ces bonnes pages l’esprit et le cœur de mon excellent camarade. Enfin, mon collègue, M. J. Bressolles, dans une étude sur les régimes matrimo¬ niaux actuellement pratiqués dans le pays Toulousain, nous donne une statistique intéressante. Dans la Haute-Garonne, il n’y a pas 2*% de communauté universelle. L’arrondissement de Saint-Gaudens n’en offre aucune dans les années discutées. « Dans notre région plus que dans toute autre, dit le jeune professeur, chaque famille tient à conserver scrupuleusement ses biens. » — La com¬ munauté universelle, dit depuis longtemps Zachariæ, répond seule d’une manière complète à l’idée de l’union des époux par le mariage. » — Ce n’est donc pas une utopie, mais un devoir, une nécessité sociale de propager ce régime. Les sentiments d’union doivent l’emporter sur les calculs égoïstes. D’ailleurs, par l’égalité des droits, par la connexité des inté¬ rêts, on supprimera les causes de suspicion, de fraudes et de procès; et l’accord des âmes, bien loin de nuire à la prospérité matérielle, en deviendra le meilleur élément. D’où vient donc que Ton écarte ce régime, ou plutôt qu’on oublie de le stipuler? Il y a quelques raisons historiques, de l’insouciance et beaucoup d’ignorance. L’homme, qui fait souvent le révolutionnaire, est en somme profondément rou¬ tinier. Il croit, il aime, il agit de telle ou telle façon, parce que de tout temps on a fait ainsi. Or, nous chercherions vainement la communauté universelle à Rome ou chez les 460 SÉANCE PUBLIQUE. autres peuples de l’antiquité. Sans doute quelques textes nous montrent une situation analogue entre les époux; mais par ce fait, résultant ou non du mariage, que la femme est annihilée, et que son patrimoine est absorbé par le mari. C’est la co-propriété familiale, non la communauté con- j u gale. Nos pays de coutume ne l’admettaient pas davantage, et, de nos jours, on ne la rencontre qu’en Hollande à l’état de régime légal. Elle fut proposée au même titre dans la dis¬ cussion du Code civil, mais elle échoua devant l’opposition des juristes du Midi, qui laissèrent passer à grand’peine la communauté réduite aux meubles présents et aux acquêts futurs. La pratique tend même à la restreindre encore aux seuls acquêts. Sachons gré cependant aux rédacteurs du Code d’avoir inscrit la communauté universelle au nombre des clauses permises; car les époux, assez épris pour vou¬ loir mettre tout en commun, se fussent heurtés aux gar¬ diens farouches des biens des familles, armés du principe de l’article 1837, qui interdit de faire entrer en société la propriété des biens qui adviendront aux associés par suc¬ cession, donations ou legs. Cette concession ne nous suffit pas; nous souhaitons voir admettre cette clause comme convention présumée, c’est-à- dire comme régime légal. Les époux s’unissent pour la per¬ pétuation de l’espèce et pour une satisfaction plus étendue de leurs instincts d’appropriation, en vue de conserver et de développer les individualités de la famille. Quel ensemble de règles pourra mieux réaliser ces vœux que notre com¬ munauté? Je néglige la condition de ceux qui se donnent seulement la peine de naître, et dont le souci doit être de conserver le bien qui leur est venu en dormant. Il doit leur être facile de faire l’échange de fortunes à peu près égales; ce sont vrai¬ ment mariages de convenance ou de raison. Au cas d’inéga¬ lité, je prie le plus riche, qui se donne lui- même, de ne pas se montrer plus avare de ces biens éphémères et de les traiter comme accessoires de sa chère personne. DISCOURS N’OUVERTURE. 4(31 Au surplus, ceux-ci m’intéressent et sont dignes de la sollicitude des lois qui fondent sur le mariage une force nouvelle pour supporter les charges de la vie; qui veulent, à deux, mépriser les misères de la matière, et sur les ailes de l’amour escalader le ciel. Auront-ils la pensée égoïste de cacher leurs biens au conjoint et de spéculer sur le jour de sa mort? Le père dira-t-il aux enfants : ce champ est à moi, et votre mère n’a pas le droit d’y toucher; ou bien : cette maison lui appartient, elle peut me chasser; et à sa mort, c’est de vous, ses seuls héritiers, que je mendierai la faculté d’v rester. ts Et pourtant, sous les régimes exclusifs de communauté, ces sentiments sont légitimes. On excite chacun des époux à s'en prévaloir, et le cœur des entants se ferme à la piété filiale. Il faut réagir contre un droit qui est de pure conven¬ tion et rétablir dans la famille les règles du droit naturel. Que de gens aujourd'hui prêchent le socialisme! La thèse est fausse, car elle est la négation du droit individuel. C’est une aberration des idées les plus élémentaires de la logique et l’ignorance absolue des conditions de la vie pratique; ou bien c’est le programme criminel de gens désireux de vivre aux dépens d’autrui. Aux égarés, je demande d’appliquer le socialisme à la famille. Constituez la communion des biens et du travail dans ce milieu où l’abnégation est un devoir, le dévouement un instinct, vous obtiendrez des forts qu’ils agissent pour les faibles, et vous répartirez les richesses, non suivant les mérites, mais au gré des besoins. Une fois établi dans cette petite république, le commu¬ nisme y sera renfermé par ses plus chauds partisans. Nous sommes plus jaloux du bien de ceux que nous aimons que du nôtre, car ce bien se confond avec eux, et le leur ravir c’est les diminuer à nos yeux et mutiler notre cœur. Il ne s’agit pas cependant de rétablir la vieille co-propriété familiale. C’est entre les époux seulement que je veux la communauté et l’égalité des intérêts matériels comme base de l’harmonie morale. Je laisse aux enfants l'indépendance 462 SÉANCE PUBLIQUE. / sagement consacrée dans nos lois. La puissance paternelle est chose sainte, mais à la condition de s’exercer dans l’in¬ térêt des enfants, non comme à Rome, au profit d’un tyran domestique. L’individualisme est partout menacé : dans l’Etat, par une centralisation à outrance; dans la politique et dans la phi¬ losophie, par les doctrines socialistes ; dans l’industrie, par les corporations ou syndicats, par l’intimidation du nombre et par la violence. Je veux fortifier l’individu dans toutes les manifestations de son être intelligent et libre, et notam¬ ment dans cet instinct de l’appropriation, qui est l’affecta¬ tion des objets du monde extérieur au développement nor¬ mal de ses facultés. Si la loi civile et religieuse reconnaît l’union des époux, ce lien ne doit pas être une vaine figure. Chacun d’eux, loin d’être annihilé par l’autre, doit être avec lui plus grand et plus fort. La société conjugale n’ayant pas de personnalité ne prend rien à personne, mais élargit le domaine de l’acti¬ vité individuelle. Cette propriété à deux ne cesse donc pas d’être personnelle. Chacun des époux sera intéressé à la conserver et à l’accroître. D’ailleurs, au-dessus de cet inté¬ rêt, l’esprit de dévouement suffira pour nous faire travailler sans relâche et sans fatigue à la prospérité commune. Il n’y a si grande joie que de se donner tout entier; et par là nous pouvons tenir quittes ceux qui reçoivent, nil ultra sper antes. Telles furent sans doute les dernières pensées de ces vail¬ lants, Joly, de Saint-Gresse , qui nous ont quittés pour l’éternel repos. Ils eurent la satisfaction du devoir large¬ ment accompli et la jouissance d’un bien qui a le privilège de grandir à mesure qu’on le donne, un nom justement honoré. Nous gardons ce nom comme élément impérissable de notre patrimoine académique, et leurs proches nous sau¬ ront gré de la pieuse revendication que nos orateurs vont taire aujourd’hui de ce glorieux héritage. ELOGE DE M. CHARLES DE SAINT-GRESSE. 463 ÉLOGE DE M. CHARLES DE SAINT-GRESSE Par M. FABRECtUETTES1. Joseph-Charles, comte de Saint-Gresse, naquit à Auch, le 17 juillet 1814. Il appartenait à une famille des plus im¬ portantes et des plus anciennes de l’Armagnac. Noulens (pp. 425 et suiv.) raconte son origine byzantine et la classe au premier rang de la noblesse de Gascogne. Le blason porte « d’azur à une levrette courante d’argent, accolée de gueules, couronne de comte, support deux lévriers » avec cette devise : « Usque ad mortem fidelis. » Son père, Gaspard de Saint-Gresse, esprit enthousiaste et chevaleresque, avait, à l’âge de seize ans, suivi les princes dans l’émigration et combattu sous leurs drapeaux dans l’ar¬ mée de Condé. Il avait vu passer la gloire militaire de l’Em¬ pire sans en être ébloui. Elle ne pouvait, à ses yeux, dissi¬ muler l’usurpation ni faire oublier le drame des fossés de Vincennes. Ce n’est qu’en 1812 qu’il rentrait en France, où, peu après son retour, il se mariait, dans son pays d’origine, devenu le département du Gers , avec Mlle Félicité de La- chappelle, sa compatriote. 1. Lu en séance publique, le 24 mai 1891. 464 SÉANCE PUBLIQUE. Caractère ardent, entier, il avait conservé intacts le culte du passé et les illusions d’un autre âge. Nourri, pendant son séjour à l’étranger, des doctrines absolutistes de Joseph de Maistre, légitimiste intransigeant , forcené même, l’en¬ nemi c’était pour lui ce qu’on osait appeler la « volonté nationale. » Sa philosophie, sa religion procédaient de sa foi politique. 11 incarnait tout dans le roi, personnification même de « la Patrie. » Au-dessus de l’amour du pays, il mettait le devoir monarchique, la fidélité au souverain légitime. C’était, en un mot, la négation du dix-huitième siècle, l’adversaire à outrance de l’individualisme, de la souveraineté du peuple. A la déclaration des « Droits de l’homme, » il opposait la déclaration des « Droits de Dieu, » de Dieu créateur de tout, placé à l’origine de chacune des facultés et institutions humaines. Fait chevalier de Saint-Louis, il n’avait guère reçu de la Restauration d’autre récompense à son inaltérable dévoue¬ ment. Son mariage — tout d’inclination, — ne lui avait point apporté la fortune et il demeurait (Res angusta domi ) avec son père et ses frères, près d’Auch, dans une terre, faible débris d’une situation jadis opulente. M. Charles de Saint-Gresse vécut donc ses premières années dans la liberté des champs. La vie saine et frugale qu’il y menait, les récits des épreuves de sa famille, les exemples des siens, développaient en lui une généreuse indé¬ pendance, l’orgueil le plus noble, le dédain de toute vanité. Pour lui, comme pour Lamartine, ce fut un déchirement, lorsque pour son éducation, arraché au plein air, à l’acti¬ vité du corps, il fut envoyé au petit séminaire d’Auch. La première impression passée, le captif se mit courageuse¬ ment au travail, compléta ses études au collège de la même ville, et conquit brillamment, à quinze ans, le diplôme de bachelier. ÉLOGE DE M. CHARLES DE SAINT-GRESSE. 465 Rentré auprès de ses parents, de son vieux grand-père, de ses oncles, tous fervents disciples de saint Hubert, il se laissa , durant trois années , envahir et imprégner par le charme des grands bois, de la solitude champêtre. Il con¬ serva toujours de cette époque les plus gais et les plus frais souvenirs. Cette grande poésie de la nature Pavait pénétré d’un amour de la campagne que rien n’a pu affaiblir. Sa mère se désespérait de cette inaction prolongée. C’était une de ces femmes fortes et simples, très pieuses, qui suffi¬ sent à tous les devoirs. Elle comprenait les exigences de la vie moderne, la nécessité d’une carrière. Pourtant, sa ten¬ dresse, son inquiétude si vivement en éveil, ne l’égaraient- elles pas? Ce temps où son fils menait, sans contrainte, une existence rustique, dans un foyer de morale excellente, de bonté, de générosité, pouvait-il être perdu? Ses amis s’accordent à dire que l’on sentait, dès lors, dans l’éphèbe, ce bouillonnement de vie intérieure et ce ressort de pensée qui se sont si bien manifestés plus tard. Ce repos préparait la moisson des idées , il laissait se détendre, à l’aise, l’initiative d’une jeune intelligence pleine d’ardeur et se développer les facultés naturelles de l’esprit. L’essor vers le travail n’était pas même engourdi. Sans voir toutes les difficultés de l’avenir, il songeait au temps futur et l’envisageait avec courage. C’est vers l’étude du droit, vers le barreau, que le diri geait sa famille, qui en cela mesurait bien ses aptitudes. Du reste, M. de Saint-Gresse père, hostile à la révolution de 1830, ne trouvait pas ailleurs une voie pour son fils. En 1834, Charles de Saint-Gresse partit pour Paris. Maître d’études dans un pensionnat de la capitale , chargé d’un cours de philosophie qu’il apprenait (comme l’abbé Morellet, au siècle dernier), pour l’enseigner aux autres et pour la¬ quelle il se passionnait, il allégeait ainsi les sacrifices de ses parents. Dans les intervalles de ses occupations, l’im- 9e série. — TOME III. 30 466 SEANCE PUBLIQUE. berbe régent de philosophie suivait les cours de la Faculté de droit, et peu à peu était entraîné dans le milieu bouillon¬ nant de cette jeunesse lettrée d’alors, admiratrice enthou¬ siaste de l’œuvre de la grande Révolution. Loin du toit paternel, des préjugés aristocratiques, aban¬ donné à lui-même, M. de Saint-Gresse fut comme fasciné par le spectacle de ces tableaux grandioses déroulés devant ses yeux tout à coup dessillés. Vue dans son ensemble ma¬ jestueux, dans ses causes profondes, ses fécondes consé¬ quences , la Révolution de 1789 lui apparut comme un des plus grands bienfaits de l’humanité. Quel contraste! Pour le père, cette Révolution était une catastrophe à jamais déplorable; pour le fils, elle se révéla comme un bonheur que la France, le Monde ne sauraient trop apprécier. Pour l’un, elle représentait l’effondrement et la débâcle; pour l’autre, elle a été une reconstruction nécessaire, une régénération. Dans notre siècle, les périodes les plus dissemblables par l’esprit et les tendances se sont succédé, sans transition appréciable, avec une rapidité dont les siècles précédents n’offrent pas d’exemple. Les idées, les opinions, les systèmes changent si vite, qu’il faut, à chaque génération, un grand effort pour comprendre et juger, à sa réelle valeur, celle * même qui l’a immédiatement précédée. Cette période de 1834 à 1838 est particulièrement atta¬ chante. La politique, la poésie lyrique et dramatique, l’his¬ toire, la philosophie, la religion, la tribune parlementaire, voyaient tourbillonner autour d'elles l’enthousiasme, les élans, les aspirations les plus exaltées. On prenait, comme d’assaut, toutes les questions, et on les agitait avec un zèle véritablement apostolique. Pardonnez-moi de ressusciter cette époque. C’est dans ce creuset brûlant que M. de Saint-Gresse a fondu ses convic¬ tions et ses croyances. Il les a posées, en quelque sorte, sur un fonds d’organisation , de tradition héréditaires. Sorti d’une race solide, attachée au dogme catholique, c’est sur le christianisme que sont écloses les idées démocratiques et i ÉLOGE DE M. CHARLES DE SAINT-GRESSE. 467 républicaines auxquelles mon éminent prédécesseur est de¬ meuré constamment fidèle. Du fruit familial, il n’est resté que le coeur du noyau. En vain les siens, ses amis du Gers, qui ne lui pardonnaient pas de se séparer de leurs senti¬ ments politiques , essayèrent d’entraver cette évolution. Il leur répondait : « La vérité est là ! La foi démocratique est une grande lumière pour l’esprit et une force pour le coeur. » ★ * * Paris, en 1834, était comme une place d’armes dans l’ef¬ fervescence d’une déclaration de guerre. Après la Révolu¬ tion de 1830, il y avait partout les éléments d’une politique opposée à celle qui prévalut, et que Casimir Périer ren¬ ferma dans le système négatif, défensif, de la résistance au dedans. Le pays légal était constitué par deux cent mille élec¬ teurs pour lesquels il semblait que tout avait été créé. On se plaint, parfois, de nos jours, des abus des influences par¬ lementaires , des intrigues de couloirs, des sollicitations effrénées. Qu’était-ce donc alors? La monarchie de Juillet, que Béranger appelait « une planche pour traverser le ruisseau, » s’inquiétait peu des infirmités sociales, des revendications populaires. Pourtant, comme l’avait laissé échapper un jour Royer-Collard, « la démocratie coulait déjà à pleins bords, » et les grandes émeutes trahissaient le travail de la matière toujours en fusion. Une chose caractérisait cette phase de notre histoire : l’aversion pour le clergé. Depuis le début de ce siècle, il s’est produit des mouvements religieux que l’on peut aisément mettre en relief. C’est, d’abord, le moment de la restauration du culte pendant le Consulat. La réouverture des églises avait été accueillie avec enivrement; mais ensuite le triom¬ phe de la « Congrégation » et les excès du parti catholique, de 1821 à 1828, avaient frappé de défaveur la religion et inspiré la haine du prêtre. 468 SÉANCE PUBLIQUE. Après 1831 et clans les années qui suivirent, il surgit une puissante manifestation d’opinion qui n’est pas sans ana¬ logie avec les tendances actuelles. Des esprits ouverts, indé¬ pendants; de jeunes écrivains catholiques distingués: des libéraux; des républicains chez lesquels le sentiment reli¬ gieux n’était point éteint, s’avancèrent, parallèlement, dans des intérêts différents, en une sorte de croisade dont le but était de concilier l’Évangile avec la démocratie, la foi avec la science, la Révolution avec le christianisme, l’esprit moderne avec le dogme. D’un côté, c’étaient les Ampère, de Tocqueville, de Cor- celles, pour ne parler que des libéraux philosophes; de l’au¬ tre, les rédacteurs légitimistes de V Avenir : Cazalès, de Carnet., Kergorlay, Franz de Champagny. Au centre de ce mouvement, se détachait Lamennais , avec ses grands disciples : de Montalembert, Lacordaire, l’abbé Gerbet, s’attachant à démontrer dans le journal La Démocratie — ce que le cardinal Lavigerie et la Papauté admettent, dit-on, aujourd’hui, — que la soumission à un symbole religieux n’entraîne pas nécessairement l’adhésion à une forme politique. A l’aile gauche de cette armée, formée d’éléments divers simplement juxtaposés, on voyait Bûchez, un homme du plus grand caractère, de la moralité la plus élevée, pour qui le devoir c’était l’âme même. Libéral d’une énergie admi¬ rable, républicain, homme d’action, combattant de Juillet, admirateur passionné de la Révolution, il avait fondé l’école des néo-catholiques, dont le principe primordial était : que le droit comme le devoir nous sont donnés par une révéla¬ tion divine, et que la Révolution, rédemption terrestre des déshérités, a complété l’œuvre du christianisme organique. C’est cette école de Bûchez qui séduisit M. de Saint- Gresse. Il trouvait là, tout en respirant à pleins poumons l’air du siècle, un accord avec la foi religieuse de son enfance, de ses proches, et les agitations de sa conscience. Le saint-simonisme l’avait tenté un moment par sa célèbre formule : « Toutes les institutions doivent avoir pour but ÉLOGE DE M. CHARLES DE SAIKT GRESSE. 469 l’amélioration morale, intellectuelle et physique de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre; » mais Bûchez, dans l’intimité duquel il avait eu l’honneur de pénétrer , lui démontra sans peine, le mysticisme singulier, de l’évolution religieuse de la secte et le danger qu’elle présentait pour la morale humaine. Dans ce milieu, M. de Saint-Gresse rencontra Bascans, de Toulouse, l’intrépide polémiste de La Tribune , les rédacteurs du National devenu, en 1836, avec Bastide, de Sâint-Gau- dens, et Marrast, l’organe principal du parti républicain. ¥ ¥ Les articles de M. de Saint-Gresse dans Le National sont consacrés à la grandeur de l’épopée révolutionnaire. Yoici comment il l’analysait et la comprenait, dans un optimisme de conjectures rétrospectives peut-être exagérées : La Révolution française, qui s’était levée sur le monde comme l’étoile du vrai et du juste, emportée dans un tourbillon d’idées, de réformes qui lui imprimèrent un mouvement trop rapide, fut amenée fatalement à sortir de la légalité et de la justice. Un choc formidable eut lieu entre les deux mondes : le passé, qui tenait au sol par tant de vieilles et profondes racines; l'avenir, avec ses espérances éblouis¬ santes et ses passions impétueuses et légitimes. Pour refaire la société à l’image d’un idéal sublime, on eut recours à la force, et la force a fait perdre, au moins à nos adversaires, le vrai sens de la Révolution. Elle se heurta contre des obstacles inouis : la féodalité, la royauté, la noblesse, les privilèges, le clergé, l’émigration, l’esprit provincial, l’Europe entière : elle les a vaincus. Le 14 juillet, le 5 et le 6 octobre, le 10 août, le 31 mai, le courant populaire renversa tous ces obstacles. Chacune de ces secousses gigantesques a fait faire, cela est vrai, un pas à la Révolution. Le club des Jacobins et la Com¬ mune de Paris furent les moteurs de ce mouvement immense d’où est sorti le monde moderne, celui qui, dans un élan de philosophie admirable, proclama les Droits de l’homme, c’est-à-dire de l’huma¬ nité entière. Mais la liberté disparut et la justice devint un moyen d’intimida¬ tion. Sans doute, le but de ces mouvements révolutionnaires était légitime. Dans la première période, c’était l’anéantissement de la royauté ; dans la seconde, la grande œuvre de l’unité et de l’indivisi¬ bilité de la République contre le fédéralisme personnifié dans la Gironde; dans la troisième, l’organisation de la défense de la France 470 SEANCE PUBLIQUE. contre l’Europe coalisée et contre les conspirations des royalistes. Mais la Révolution, dans ces luttes épiques, n’avait pas toujours res¬ pecté le droit; elle avait préparé la nation à croire à la légitimité de la force, en employant la violence au service d’une cause juste. La conséquence d’une faute en politique ne tarde pas à se faire sen¬ tir. La réaction thermidorienne, le 18 Brumaire, sont le reflux de la force mise au service, cette fois, des passions basses et égoïstes, des intérêts du passé, des ambitions personnelles. Si la Révolution était restée dans le cercle de la légalité, toutes ses conquêtes, je le crois du moins, seraient devenues définitives. La cour, le clergé, la noblesse n’auraient pas pour cela ressaisi leurs privilèges; la liberté aurait pénétré dans les mœurs, dans les lois, dans la conscience même dn la nation ; elle serait devenue une force d’opinion indestructible, tan¬ dis que l’action orageuse de la Révolution a voilé la grande image de la liberté. Je ne juge pas ce£ tragiques événements ni ces hommes dont le désintéressement fut absolu et qui se sont ensevelis sous les ruines de la République, j’en dégage seulement cette conclusion, qui est la conscience de l’histoire et notre loi, à savoir que la légalité et la justice ne doivent jamais plier devant la force, et que les moyens comme le but doivent être conformes au droit. 11 n’est pas permis, même pour des raisons qu’on appelle d’utilité sociale ou de salut public, raisons, hélas ! dont on a tant abusé, de violer les principes permanents et éternels de la liberté et de la justice. La théorie récente d’un orateur parlementaire, qu’il faut accepter « en bloc » la Révolution, aurait surpris M. de Saint-Gresse. Pour lui, c’était d’autre façon que 1789 était devenu une espèce de patrie morale. Ses restrictions ne l’ont pas empêché d’être toujours plein de reconnaissance et de respect pour ces grands cœurs qui, de leur sang, avaient fait la nation libre , et pour ces grands esprits qui avaient allumé tant de rayonnants flambeaux. Dans le journal L’Atelier, avec Corbon et Roux-La ver- gne, les lieutenants de Bûchez, il se livrait à une propa¬ gande socialiste. Laissez-moi retracer quelques lignes dans lesquelles il formulait son Credo social : Le vieil édifice féodal et monarchique s’est écroulé; le passé a fini dans les résistances suprêmes et les convulsions terribles de 1789 à 1793. L’œuvre de l’avenir peut amener des divergences d’opinions, elle ne peut pas amener de combat. L’émancipation du travail, du crédit populaire, la diffusion de l’instruction, l’enseignement gratuit et obligatoire, l’égalité dans l’impôt, le self-gover riment de la com¬ mune, de l’arrondissement, du département, la suppression des der- ELOGE DE M. CHARLES DE SAINT-GRESSE. 471 nières servitudes qui s’opposent à l’expansion de la liberté de l’homme, l’abolition des dernières inégalités sociales, ce sont là les problèmes complexes, économiques, politiques qu’il faut résoudre. I Dans cette évolution philosophique et religieuse où l’on se coudoyait sans s’unir, M. de Saint-Gresse se rencontra avec Lamennais et Lacordaire, dont il devint l’ami. Le mouvement collectif que je rappelle n’a eu qu’une durée restreinte. On devait, en marchant en avant, s’éloi¬ gner peu à peu les uns des autres. Mais l’influence de cette cohabitation morale « dans le même bateau » est restée. Les uns , comme Lamennais , avec ses Paroles d’un croyant , sont passés a la démocratie extrême; les autres sont revenus, ou à l’orthodoxie, ou, au contraire, à la pure observation, à la science. Lacordaire, lui, traversait ces orages, ces luttes inté¬ rieures dans lesquels, sa grande âme angoissée, oscillait sans cesse entre la raison et la foi. De pareils doutes n’assiégeaient pas M. de Saint-Gresse. Quoique admirateur de l’éloquence de Lacordaire, dont il suivait les conférences à Notre-Dame, il n’a pas eu les per¬ plexités du célèbre dominicain. Fermement ancré sur sa doctrine républicaine et chrétienne, il partageait son temps entre le brillant enseignement de la Sorbonne, celui de la Faculté de Droit, les réunions politiques qui le mettaient en contact avec Lamartine et Jules Favre avec qui il entretint depuis un commerce d’idées. Il s’affectionnait aussi aux œuvres de Victor Hugo, de Michelet, de Quinet, de Gau¬ tier; elles convenaient à sa nature exubérante et roman¬ tique. ★ ¥ ¥ Devenu docteur en droit, il était envoyé, au début de 1844, comme suppléant provisoire à la Faculté de Droit de Tou¬ louse. Il ne fit qu’y paraître. Une petite manifestation des 472 SÉANCE PUBLIQUE. étudiants avait donné au jeune suppléant l’occasion de se solidariser avec eux dans de justes revendications. Cette hardiesse généreuse déplut et il dut quitter l’Université. On serait tenté de dire Félix culpa! M. de Saint-Gresse n’était point fait pour la chaire. Il abandonna sans regret un enseignement qu’il appelait « les catacombes infréquen- tées du Droit romain, » et, le 17 décembre 1844, il était inscrit au tableau des avocats. Le nouveau stagiaire provoqua, paraît-il, une curiosité singulière chez ses collègues d’abord et dans tout le Palais ensuite. Un peu plus âgé que ses camarades du stage, il fixait et retenait les regards par sa haute stature, son enco¬ lure puissante, son geste pittoresque, son visage toujours rasé, d’une mobilité expressive, sa chevelure luxuriante rejetée en arrière. Il dominait de très haut ses collègues du stage par son instruction générale et l’autorité de sa parole vibrante et imagée. Assidu aux audiences civiles, attentif aux plaidoiries des maîtres d’alors, chroniqueur judiciaire de V Émancipation dirigée par Gatien-Arnoult, suivant avec zèle les séances de la Société de jurisprudence, les conférences du stage, il fut chargé du discours de leur rentrée. Il traita « de l’Éloquence parlementaire depuis 1789. » Cette harangue passionnée, qui fit beaucoup de bruit au Palais, concluait « à la réconcilia¬ tion d’une bourgeoisie, sans laquelle on ne pourrait rien faire, avec le peuple sans lequel on ne fera non plus jamais rien. » Quand il se présenta, en 1846, à la barre des tribunaux correctionnels et des cours d’assises, M. de Saint-Gresse tint, et au delà, les promesses de ses débuts à la Conférence. Son talent, dans sa fleur, charmait l’auditoire. Il se distin¬ guait par son coloris, sa flamme, sa vigueur, sa fougue débordante. Servie par un organe retentissant, la pensée jaillissait en périodes larges; les expressions originales et typiques abondaient. La chaleur de cœur de l’orateur, son entraînement, son imagination, se reflétaient dans l’éclat et la magnificence d’un langage qui se répandait en ondes ÉLOGE DE M. CHARLES DE SAINT-GRESSE. 473 sonores d’une rare amplitude. On songeait involontairement à cette définition de Quintilien : Ve lut quoddam eloquentiœ flumen... cursu magno sonitu que fertur . A l’audience, dans l’action, c’était l’athlète au combat, arrachant les acquittements à des juges, à des jurés, émus et subjugués. ★ 4 4 Ce fut à cette époque (juin 1847), qu’il réalisa le mariage auquel il a dû le charme et l’équilibre de sa vie. Il s’unit à sa cousine Sophie de la Roche, fille unique de Lodoï de la Roche, propriétaire à Moncaut (Lot-et-Garonne), sur les limi¬ tes du département du Gers, d’un domaine considérable qui est devenu le séjour préféré de M. de Saint-Gresse pendant les vacances et plus tard sa retraite. Mme de Saint-Gresse est une de ces natures affectueuses, délicates, qui savent remplir la vie de ceux qui les entou¬ rent, sans les absorber ni les détourner un seul jour de leurs féconds travaux. Il a eu ainsi les douceurs, les joies d’un intérieur qui devint le fond même de son existence, son refuge, son repos, rendus plus doux par la venue d’une fille charmante, objet d’un amour accru encore, s’il était possible, par l’épreuve de la mort d’un mari adoré, véritable fils d’adoption. * 4 4 Nous arrivons au 24 février 1848, à la seconde République. Elle surprit M. de Saint-Gresse, à la Cour d’assises de la Haute-Garonne, partageant avec Me Gasc la défense du Frère Léotade, inculpé de l’assassinat de Cécile Combettes. Ce pro¬ cès célèbre nuisit au défenseur, auprès des hommes politi¬ ques appelés au pouvoir. Ils lui reprochèrent d’avoir em¬ brassé avec trop d’ardeur la cause des Frères de la Doctrine chrétienne dont il proclamait l’innocence. On le tint donc à l’écart. Cependant, en religion comme en politique, l’unité de ses convictions demeurait uniforme. 474 SEANCE PUBLIQUE. Vous savez ce qui est advenu de l’Église catholique après 1848. La Révolution de Février, loin de lui nuire, lui permit, à partir de 1849, de faire sentir partout sa rénovation. Les ordres religieux renaissaient, les Jésuites reconstruisaient, peu à peu, leur édifice démantelé, les séminaires étaient en pleine prospérité, le journalisme catholique se développait. Grâce à la liberté d’enseignement et au privilège de la reli¬ gion d’État, accru par l’instruction officielle dirigée par M. de Falloux, le parti prêtre était redevenu tout-puissant. Avec les moyens de communication qui se développaient étonnamment, Rome se rapprochait de nous : le parti ultra¬ montain était créé et il s’armait contre la société civile , contre les libertés modernes. M. de Saint-Gresse avait du sentiment chrétien une con¬ ception bien differente. Sa croyance, on la peut résumer à ce moment de sa vie , non pas même dans les préceptes du Sermon sur la montagne, mais dans le pur spiritualisme, quelque chose comme la doctrine platonicienne, avec le sou¬ venir de la profession de foi du vicaire savoyard : Au-dessus de la justice abstraite, il y a le principe vivant dont elle émane, Dieu. Descartes, le vrai génie de la philosophie moderne, disait : « J’ai l’idée du parfait, donc Dieu existe. » On pourrait ajouter : « Nous avons l’idée de la justice, donc Dieu existe. » Cette philoso¬ phie spiritualiste qu’Henri Martin appelait l’évangile de la raison humaine a été celle de la première Révolution. Ecoutez cet homme immortel qui porte sur sa figure, altérée par la misère et le travail orageux de la pensée, les marques fatidiques de la Révolution française, Jean-Jacques Rousseau. Il affirme Dieu et l’immortalité de l’âme dans le livre le plus éloquent des deux derniers siècles ; il écarte, avec l’éclat de sa parole incomparable, le linceul du matérialisme de l’école encyclopédique. Après lui, animée de son esprit, une grande assem¬ blée de la Révolution, celle qui en fut l’âme, proclame dans un décret l’existence de Dieu et pose ce principe au-dessus des abîmes du néant que creusait le parti hébertiste. Ce n’est pas le Dieu de tel ou tel culte, mais le Dieu de la raison humaine, celui de Descartes, de Jean- Jacques. « Eteignez Dieu, dit Lamartine, à propos du décret de la Convention, il fait noir dans l'homme ; on peut prendre au hasard la vertu pour le crime ou le crime pour la vertu. » En politique, il suivait toujours la ligne républicaine. Fondateur avec Duportal, Janot, Roquelaine , Cazeneuve, ÉLOGE DE M. CHARLES DE SAINT-GRESSE. 475 Lucet, Villa et autres, de l’Association républicaine qui joi- gnait, à Y Emancipation, son grand organe quotidien, une revue populaire hebdomadaire, il concourait à l'active pro¬ pagande du groupe toulousain. Mais M. de Saint-Gresse n’a jamais voulu rien espérer que de la légalité elle-même. Aussi demeura-t-il étranger au mouvement révolutionnaire qui eut son point de départ dans l’émeute du 13 juin 1849. Il prêta, le 14 décembre 1849, aux neuf accusés toulousains déférés aux assises de la Haute- Garonne, l’appui de sa parole et obtint leur relaxe. Cependant les événements se précipitaient. A l’intègre Cavaignac, le suffrage populaire avait préféré le héros des équipées de Strasbourg, de Boulogne, et le nouveau prési¬ dent de la République préparait son futur coup d’État. Dans une lettre à Odilon Barrot (v. Mémoires cVOclilon Barrot , t.. III, p. 280), le prince-président disait : « Il faut choisir des hommes dévoués à ma personne même , depuis les préfets jusqu’aux commissaires de police..., et réveiller partout le souvenir, non de l’Empire, mais de l’Empereur. » Le préfet de la Haute- Garonne avait été bien choisi. Il fallait, pour seconder les vues du président, frapper l’opinion publique par des actes significatifs, terroriser les républi¬ cains, se faire un titre, vis-à-vis de la bourgeoisie effrayée, d'une répression nécessaire à la sécurité de ses intérêts et à sa tranquillité. Une liste de suspects fut dressée; elle comprenait les quarante chefs du parti républicain à Toulouse. Des agents secrets devaient, habilement, déposer des armes, des corres¬ pondances , en un mot , tout le matériel nécessaire à la mise en scène d’une conspiration, au domicile de ces adver¬ saires gênants. L’auteur de cette odieuse combinaison eut l’imprudence de s’en ouvrir au premier président Piou, dont la figure indignée fit pâlir l’accusateur. Dans les Mémoires d’Odilon Barrot et les Souvenirs du comte de 476 SÉANCE PUBLIQUE. Falloux, toute cette machination est précisée et longuement racontée. M. Piou appela aussitôt le procureur général Dufresne, avec lequel il dressa procès-verbal de sa conver¬ sation avec l’agent provocateur qui venait de se dévoiler, puis il se rendit à Paris et obtint du Garde des sceaux Daviel l’ordre au procureur général de s’abstenir de tout concert avec le pouvoir administratif. Pourtant on ne désarma pas à la préfecture. Agissant en vertu de l’article 10 du Gode d’instruction criminelle , le préfet transforma son projet d’accusation de complot en imputation du délit d’affiliation à une société secrète. L’action administrative fut encore entravée par le chef de la Cour. Je laisse témoigner à M. de Saint-Gresse sa recon¬ naissance émue : M. Piou provoqua un arrêt d’évocation et fit suivre sur l’inculpa¬ tion de société secrète. Cette procédure était en suspens, lorsque le Deux-Décembre éclata. Peu de jours après parut un décret qui assi¬ milait les membres des sociétés secrètes aux forçats en rupture de ban et leur appliquait la transportation à Cayenne , assimilation impie que peuvent à peine expliquer la pensée dépravée d’outrager les vaincus et l'ivresse de la victoire. Avant que ce sinistre décret fût exécutoire dans les départements, le premier président provoqua un arrêt de non-lieu. J’étais placé sous le coup de cette double inculpa¬ tion; je m’en souviens, sans orgueil comme sans regret. Je figurais sur la liste de ces quarante prédestinés à Nouka-Hiva et à Cayenne. Disons-le, parce que c’est justice et que nous la devons à nos adver¬ saires politiques : l’énergique initiative du premier président Piou a sauvé plusieurs d’entre nous de la transportation. Un dernier détail qui m’est plus personnel et que je ne puis pas taire. En 1858, après l’attentat d’Orsini, l’avènement du général Espinasse au ministère de l’Intérieur fit passer sur la France un nou¬ veau souffle de violence et de terreur ; des persécutions furent diri¬ gées contre les républicains. Ce haut magistrat m’a encore défendu, sauvé même peut-être à cette époque, et a épargné à ma famille les amertumes de l’exil; il a voulu être juste autant qu’il a pu l’être, en un temps où la justice était violée et où il y avait du courage à pro¬ noncer ce nom sacré. Il n’avait alors d’autre préoccupation que la situation de sa femme et de sa fille. Dans la soirée même du 2 décembre 1851, au sortir d’une audience de la cour d’Agen, il rentrait en ÉLOGE DE M. CHARLES DE SAINT-GRESSE. 477 toute hâte à Toulouse pour apposer sa signature au bas de la protestation qu’insérait Y Émancipation. Menacé dans sa liberté et retiré trois mois à la campagne, à Moncaut, afin de laisser la tempête s’éloigner, il put étu¬ dier, à son retour, la lâcheté humaine, dans l’accueil que lui firent au Palais des confrères tremblant d’être compromis par leurs relations avec un républicain inscrit sur les tables de proscription. L’attitude de quelques hommes de cœur : au barreau, de Fourtanier, notamment; sur le siège, de MM. Piou, Saint-Luc-Courborieu et de quelques autres, vint contraster heureusement, avec le triste spectacle de la défail¬ lance des caractères. C’est dans l’adversité qu’on mesure la valeur morale de certaines âmes. ★ * * Durant ces années stériles et mornes qui suivirent l’éta¬ blissement du régime impérial, M. de Saint-Gresse se con¬ sacra exclusivement à sa profession d’avocat. L’attachement aux devoirs qu’elle impose pouvait seul adoucir l’amertume de ses déceptions patriotiques. Les cœurs les plus fiers s’étaient alors abrités sous la robe. Réduits au silence par la force, ils cherchaient à retrouver sous les privilèges de la barre, un peu de cette liberté dont la France semblait dé¬ goûtée. Les franchises judiciaires les préservaient relative¬ ment encore dans l’enceinte des lois. Renfermé dans les limites des audiences, M. de Saint- Gresse était assuré de rencontrer dans cet asile, à la fois la dignité du travail et une parole à peu près libre. Au milieu du concert universel d’acclamations pour les bienfaits du pouvoir absolu, il éprouvait une âcre jouissance à rappeler les grandes choses que la liberté avait produites, et ne s’ar¬ rêtait qu’en frémissant « à ces inviolabilités dynastiques au nom desquelles on empêchait trop souvent la libre expansion de la parole de l’avocat. » J’ai marqué tout à l’heure les premiers pas si brillants de sa carrière d’avocat. Vous ne serez pas surpris, qu’en peu de 478 SÉANCE PUBLIQUE. temps, il ait figuré au premier rang d’un ordre qui comptait alors les Féral, Fourtanier, Mazoyer, Decamps, Timbal, Bahuaud, Gasc, Dugabé, Fauré d’Avignonet, Tournayre, Joly, Albert, pour ne citer que les plus renommés. Il ne pouvait être dans ma pensée de le suivre, allant de juridiction en juridiction, franchissant les bornes de notre ressort, se présentant dans les diverses Cours du Midi, se mesurant dignement avec les maîtres du barreau parisien. La plupart des causes civiles ont une renommée éphémère qui expire au seuil du Palais. Celles qui coûtent le plus d’efforts ont souvent la moindre notoriété. Ce qu’il faut surtout rechercher, c’est à quels genres d’af¬ faires s’adaptait l’esprit large et philosophique de M. de Saint-Gresse. Le droit pratique, qui se rattache à la procédure civile et vit d’elle, ce droit arbitraire, semé de dispositions protec¬ trices, mais aussi de déchéances pour les créanciers, d’em- buches où se complaisent les plaideurs de mauvaise foi, — ce droit lui répugnait d’instinct, il le connaissait à peine. Ce qui lui convenait, c’étaient ces causes d’un ordre supé¬ rieur, intéressant la conscience humaine, que nous appelons les questions d’Etat : nationalité, mariage (divorce ou sépa¬ ration de corps), paternité, filiation, interdiction, dation de conseil judiciair, etc. Aces affaires se joignaient, par une sorte de parenté, les contestations sur les dispositions testa¬ mentaires (insanité d’esprit, captation, suggestion, interpo¬ sition de personnes, etc.), les vices de consentement dans les contrats, les responsabilités, etc. Dans tous ces procès, il était sans rival. Le grand criminel lui offrait également une scène appro¬ priée, soit qu’il recherchât le fondement du droit de punir, soit qu’en des envolées superbes, il transfigurât ou réduisît au néant les résultats des enquêtes. C’est dans ce rôle spécial que, déployant ses belles théories ELOGE DE M. CHARLES DE SAINT-GRESSE. 479 de philosophie juridique, aux aperçus profonds et saisis¬ sants, il complétait le sens de la loi à l’aide de l’élément psychologique. Son sujet, longuement étudié et péniblement mûri, s’illuminait d’inspirations qui mettaient en lumière sa profonde connaissance du cœur humain. ¥ ¥ Voulez-vous l’entendre discutant les graves et obscurs problèmes des maladies mentales, au travers de tant d’opi¬ nions variées, de tant de systèmes soutenus par les Pinel, Esquirol, Broussais, Royer-Collard, Cousin, Maine de Bi- ran, etc. : « L’âme humaine a des maladies qui lui sont propres et des pas¬ sions profondes telles que l’orgueil, l’amour, l’égoïsme surtout, dont l’expansion, si elle n’est pas contenue, peut engendrer la folie. Quel est le traité de médecine qui offre une description plus instructive, plus saisissante, plus terrible, de certaines passions maladives de l’âme que les drames de Shakespeare? Quelle étude, à la fois plus émouvante et plus vraie, que la figure mélancolique et tourmentée de Macbeth, que ces autres types immortels sortis vivants de son génie, incarnations tragiques de la passion humaine, et où nous voyons comment la passion devient le délire et combien est facile à franchir la borne qui sépare la passion de la folie. Shakespeare n’était pas médecin, mais les divinations du génie avaient devancé les observa¬ tions patientes d’Esquirol. Écoutez-le, faisant repousser une demande en interdiction dirigée contre un joueur à la Bourse, dont la correspondance attestait la frénésie : » , Non ! ce n’est pas avec un pareil dossier qu’on peut jeter sur la tête d’une créature vivante le linceul de l’interdiction. Il n’v a rien, dans cette ambition ardente des richesses, espérances que la fantaisie colore, rien qui ne se retrouve chez beaucoup d’esprits de notre temps. C’est la température morale, une aspiration fiévreuse à la fortune, des éblouissements passagers; les plus sensés n’en sont pas à l’abri. Si cela constitue la folie, que de fous il y aurait de nos jours ! Il fau¬ drait alors interdire cette masse de commerçants, de spéculateurs qui courent haletants à la fortune. 11 faudrait frapper d’une mort anticipée cette foule de joueurs, de manieurs d’argent qui assiègent les guichets des établissements financiers. Leurs discours, leurs écrits, leurs actes, 480 SÉANCE PUBLIQUE. tout est fiévreux et emporté ! Mais ces excitations intermittentes de la raison sont-elles réellement de la folie? Non, mille fois non !... Avec quel art consommé il excellait à refaire, avec les traits épars clans des dispositions oit des écrits, la physio¬ nomie vraie et originale d’un testateur, à lui rendre le mou¬ vement et la vie, à montrer les pièges tendus à son libre arbitre, les atteintes portées à sa personnalité. Au mois de janvier 1864, dans le fameux procès de la succession de Lacordaire, M. de Saint-Gresse, dans tout répanouissement, de son talent, put, sans fléchir, supporter contre Me Allou le, poids d’une discussion grandiose. Ce fut avec une ampleur souveraine, qu’au cours de trois audiences, dans une plaidoirie magistrale, il évoqua en des accents émouvants la grande âme et le beau génie du célè¬ bre dominicain. L’abbé Mourey, sous-directeur de l’École de Sorèze, institué légataire général et universel par Lacor¬ daire, avait été à un moment son confesseur. La Cour, pour annuler le testament, décida que lorsqu’il remplissait ce ministère, la maladie à laquelle avait succombé le testateur existait déjà et qu’elle avait été « persévérante dans son cours, fatale dans son issue. » En vain on avait cherché à emprisonner l’avocat dans le texte de la loi. Dans son élan, il rompait tous les liens, demandant si l’on pouvait concevoir la surprise dans la cellule d’un tel religieux, la captation sur l’esprit éminent qui, pour continuer son œu¬ vre, avait imposé des charges plutôt que constitué une libéralité. A la force de l’éloquence de Me de Saint-Gresse, s’ajoutait son aspect imposant, dont l’ascendant s’augmentait encore des graves habitudes de son caractère, de la noblesse de sa vie. La loyauté de ses rapports, sa constante recherche du bien, doublaient ses dons de persuasion. Ce que l’on ne sait guère, c’est par combien de patientes études et de veilles il parvenait à la préparation de ses dos- ÉLOGE DE M. CHARLES DE SAINT-GRESSE. 481 siers. Son travail était lent, ses scrupules de conscience avaient pour effet de l’attarder encore. Il redoutait de ne jamais assez comprendre, de négliger un point de vue utile à l’affaire. Mais dès qu’il s’était assimilé le procès, qu’il en possédait la nette vision, comme l’argument jaillissait! Il l’enveloppait de la merveilleuse parure, du vêtement magni¬ fique de son imagination. Cette profession qui lui avait procuré, avec de si beaux succès, des jouissances aussi douces, des satisfactions aussi intimes, il l’a définie : Les avocats sont, dans les pays démocratiques, la vie même de la liberté, la protestation vivante du droit, la première des institutions sociales ; ils sont, avec la presse, les deux pôles de la liberté indivi¬ duelle. Le plus humble et le plus déshérité de ce monde trouvera un avocat pour exposer sa plainte. Ce sera le plus grand honneur de ma vie d'avoir exercé vingt-cinq ans cette noble profession. Entre temps, les mémoires, les consultations l’occupaient. En 1857, il était devenu irïembre fort actif de « l’Académie de Législation ,» dont il a eu l’honneur (en 1869) de présider les séances. Pendant cette laborieuse existence, M. de Saint-Gresse ne cessait de combattre le despotisme impérial. En 1863, il se présenta à la députation dans le département du Gers. L’echec était certain ; il était impossible de lutter contre la pression et la corruption officielles, mais le candidat libéral considérait comme un devoir de lever son drapeau. Je dois dire en passant, qu’un des secrets désirs de toute la vie de M. de Saint-Gresse, a été d’aboutir à la tribune parlementaire et de se livrer entièrement à la politique. En 1865, il fut porté à Toulouse sur une liste de conseillers municipaux qui triompha de la liste préfectorale. Le 19 juillet 1870 il était élu conseiller général dans l’ar¬ rondissement de Nérac. 1870!! Voici l’année terrible! L’àme brisée de douleur par nos désastres, M. de Saint-Gresse était dans sa propriété 9e SÉRIE. — TOME III. 31 482 SEANCE PUBLIQUE. de Moncaut lorsqu’éclata la Révolution du 4 septembre. Il y reçut une dépêche d’un de ses amis du Gouvernement de la Défense nationale, lui annonçant sa nomination au poste de procureur général à Toulouse. Aussitôt il partit, acceptant sans examen cette situation, uniquement parce qu’elle pouvait être périlleuse au milieu des exaltations de nos tristesses. La foi en l’avenir lui réchaud ait le cœur : N . V ' Le 4 Septembre, disait-il, une monarchie est tombée en ruines, si on peut appeler de ce nom un pouvoir qui fut l’avènement d’un crime, une honte qui a üni clans la honte ineffaçable de Sedan. La Répu¬ blique de 1848 a cessé d’exister en fait, elle a continué en droit. La souveraineté est restée inamissible dans le peuple, qui n’a pas depuis cette époque manifesté sa Volonté sur la forme du pouvoir. Nous avons eu des simulacres d’élections, mais pas d’élections; une peur morne, la résistance écrasée, une nation courbée et silencieuse qui ne paraissait plus se remuer que sous le souffle énervant des jouissances matérielles, tel est le spectacle de la France depuis le Deux-Décembre. Dans un pareil milieu, pas de vote sincère, pas d’émanation de la volonté populaire. La République est d’essence immortelle; la force matérielle a pu la plier, mais non la détruire. Lorsque, le 4 Septembre, elle a secoué le linceul qui la couvrait depuis 1851, elle a reparu mutilée, mais vivante encore. La République est le dernier gouver¬ nement que la France a voté librement. A-t-elle besoin d’être consa¬ crée par un vote nouveau? La nécessité la plus irrésistible qui fût jamais, le droit imprescriptible, ont marqué sa résurrection de leur sceau souverain. N’y a-t-il pas, d’ailleurs, identité entre la République et le suffrage universel, le seul principe resté debout au-dessus des ruines des anciens systèmes? Or, le suffrage universel implique, comme corollaire forcé, la forme élective du pouvoir, qui n’est qu’un simple mandat; la constitution d’un pouvoir héréditaire est la néga¬ tion de la loi des majorités, de la souveraineté du peuple, une usur¬ pation sur l’avenir. C’est la souveraineté du présent qui nie la souve¬ raineté de l’avenir, c’est-à-dire une contradiction logique. La nation a repris possession d’elle-même; donc, le gouvernement républicain existe. Le nouveau procureur général sut rester calme et impas¬ sible au milieu de nos défaites, de nos angoisses, des luttes politiques du moment. La République, vous l’avez vu, c’était pour lui le règne de la loi. Remplissant à la fois ses devoirs de magistrat et de citoyen, il procéda patiemment, ferme¬ ment à la réorganisation des parquets et des justices de ÉLOGE DE M. CHARLES DE SAINT-GRESSE. 48 o fj paix. Pénible ouvrage ! Il y a récolté, comme il fallait s’y attendre, bien des ressentiments et des inimitiés. Quelques mois après, en janvier 1871, sans qu’il l’eût ambitionné, M. de Saint-Gresse était appelé à succéder à M. Piou dans les fonctions de premier président. Son dis¬ cours d’installation équivaut à la publication d’un mani¬ feste : la sensation en tut grande. Il y exposait, après des considérations politiques, ses idées sur la justice, supportée la liberté. C’est du Benjamin Constant, c’est-à-dire l’indivi¬ dualisme en politique, tempéré par la modération d’un Toc¬ queville, avec quelque réminiscence des doctrines de Royer- Collard. Les opinions de ces trois grands penseu-rs se sont comme fondues dans l’esprit du nouveau chef de la Cour en une formule très précise : La justice est le fondement de la société. Il n’y a pas de droit violé, d’injustice qui ne puisse se traduire sous la forme d’une action civile et criminelle. Le but des, institutions judiciaires, c’est de main¬ tenir intactes la liberté et l’égalité civiles. La grandeur morale de l’homme est d'être libre: c'est sa nature, son essence même. Aussi la liberté est un droit naturel; la violation de la liberté viole la nature même de l’homme. Logiquement, la liberté devrait être absolue. Une école moderne affirme que la libertéxloit être abandonnée à elle- même et qu’elle pourra se suffire. Dans ce système, on n’aurait pas même besoin d’une magistrature. Il y a, il est vrai, des libertés illimitées : la liberté philosophique, religieuse, la liberté de parole et d’écrire. Mais la liberté civile a une limite : c’est le point où elle devient oppressive pour la liberté d’au¬ trui ; la liberté politique a aussi une limite, une seule, c’est le droit de l’Etat. Mais le droit de l’Etat dans l’organisation démocratique est très borné. Il ne peut obliger un citoyen à faire une chose qu’ autant qu’il est obligé lui-même par le devoir de conservation sociale qui lui incombe. L’Etat n’a le droit de commander, de toucher à la liberté de l’homme qu’au nom d’un devoir public social. C’est la vraie formule du pouvoir dans les sociétés démocratiques, ce qui le distingue du pouvoir personnel, la vraie ligne de démarcation entre les droits de l’individu et de l’Etat. La liberté dans la famille, dans la cité, dans l’Etat, n’est pas une concession de la société; elle a sa racine dans l’homme. La loi n’est que la déclaration des droits naturels. Toutes les violations de la liberté humaine aboutissent à une action en justice. C’est le pouvoir judiciaire qui interprète, applique la loi et lixe pratiquement la limite de la liberté de chacun. 484 SEANCE PUBLIQUE. La question de l’organisation judiciaire estune question vitale; elle semble épuisée et elle est incessamment remuée par l’esprit inquiet des générations qui se succèdent et qui sentent que là est le vrai ter¬ rain de la liberté. Pour la justice criminelle, on a cherché les garanties dans la parti¬ cipation du peuple même à l’œuvre de la justice. La République a institué la compétence du jury pour les délits et les crimes politi¬ ques; ce jury mobile, sorti des couches populaires dans lesquelles il revient se fondre, c’est la conscience mouvante de la société qu’il réfléchit dans ses variétés et dans ses oppositions. Pour la justice civile, les systèmes sont multiples. On a cherché la garantie, comme pour la loi, dans le système électif qui fait participer les citoyens à la nomination de ceux qui doivent les juger ; on l’a cherchée dans le jury civil, dans l’institution des concours, comme le moyen efficace de constater la capacité des magistrats et d’anoblir l’homme lui-même qui ne demanderait sa position qu’à son travail et à sa valeur personnelle. Le problème de la constitution du pouvoir judiciaire a été agité depuis plus de soixante ans, éclairé des vives lueurs de ces grands et immortels esprits qui composaient la première Assemblée consti¬ tuante, repris en 1848, repris de nouveau après le 4 septembre. Si la République n’est pas un vain mot, on peut prévoir qu’elle enfantera une organisation de la magistrature conforme aux principes de la démocratie. L’Empire avait mêlé à la justice je ne sais quelles exigences de sur¬ veillance politique qui la faisaient descendre de ses hautes et sereines régions sur un terrain de police. La République a aboli ce régime préventif et séparé absolument la police de la politique. La politique ne pénètre dans notre juridiction que lorsqu’il y a une liberté violée; ou bien c’est l’Etat qui viole la liberté des citoyens, ou bien ce sont les citoyens qui violent la liberté de l’Etat. Nous n’avons même alors qu’une seule question à examiner : Y a-t-il une atteinte portée à un droit? C’est surtout dans ces matières qu’il faut élever son âme au- dessus de la température toujours un peu ardente d.es passions poli¬ tiques, pour ne considérer que la liberté pure. Soyons justes envers nos adversaires. Tout ce qui dure dans le monde, ce qui reste des œuvres humaines, c’est ce qui a été fait selon Injustice : tout ce qui se fait contre la justice est passager et périssable. La justice seule est immortelle. En prononçant cette déclaration publique, M. de Saint - Gresse ne se doutait pas, qu’à moins de trois mois de dis¬ tance, il trouverait dans les responsabilités de sa charge, dans le souci du respect de cette légalité qu’il définissait, l’amertume de devenir l’antagoniste de Duportal, de quel- ÉLOGE DE M. CHARLES DE SAINT-GRESSE. 485 ques-uns de ceux avec qui il avait, dans les mauvais jours, combattu le même combat. L’Assemblée nationale venait d’être élue, et pendant que l’ennemi occupait notre territoire, la Commune de .Paris déchaînait la guerre civile. Le 18 mars eut son contre-coup à Toulouse, où la Com¬ mune fut également proclamée. M. de Ivératry, nommé pré¬ fet en remplacement de Duportal, ne pouvait se faire recon¬ naître et, menacé dans sa personne, quittait Toulouse pour chercher de nouvelles instructions et des renforts. Duportal, en apparence démissionnaire, favorisait les insurgés qui, occupant en armes la Préfecture, Saint-Etienne, le Capitole, le saluaient comme leur chef. M. de Saint-Gresse montra un courage civique à la hauteur des circonstances. Ce qu’il redoutait avant tout, c’était l’effusion du sang. Dans le désarroi et la confusion des pouvoirs subsistants, il eut l’initiative de demander au général de Croutte de rece¬ voir à l’Arsenal les autorités civiles afin de leur permettre d’agir avec efficacité contre tous actes insurrectionnels. Entouré là, des débris des forces régulières, des volontaires accourus à son appel, secondé par les magistrats, le Premier Président, décrété d’arrestation par la Commune, adressa à la population une proclamation énergique et à la garde nationale l’injonction de déposer les armes. Après quel¬ ques instants critiques, l’intervention conciliante de Joly, le retour de M.^de Kératry, son attitude énergique, décidè¬ rent les révoltés. La soumission s’accomplit et le calme se rétablit. C’est le caractère des révolutions d’obscurcir la notion morale! Où est la raison? où est le droit? Les vainqueurs d’aujourd’hui, s’opposant à la révolution de demain, peu¬ vent-ils dire : on n’ira pas plus loin, voici la limite! M. de Saint-Gresse, séparé par une sorte d’abîme, d’anciens com¬ pagnons de lutte, devenus des accusés traduits aux assises des Basses-Pyrénées — où ils furent d’ailleurs acquittés — eut l’affliction des suspicions et des calomnies. Ceux qui lui imputaient d’avoir renié ses croyances plus que jamais iné- 486 SÉANCE PUBLIQUE. branlables, connaissaient peu la noble fierté de cet esprit, incapable de tolérer des excès et des atteintes contre la liberté d’autrui. Atteint au cœur, il exhala simplement sa plainte à la fin de sa déposition généreuse devant la Cour d’assises de Pau : « J’ai l’expérience des hommes et de la politique; moi aussi j’ai souffert de leur injustice et j’ai fait des ingrats. » D’un autre côté, sa fidélité à ses convictions, sa rigidité dans sa ligne de conduite portèrent ombrage au gouverne¬ ment qui succéda à celui de M. Thiers. Le Procureur géné¬ ral mit tout en œuvre pour ruiner la situation d’un Premier Président, auquel, du reste, sa Cour était politiquement hostile, en général, et pour le forcer à démissionner. L’impassibilité voulue de M. de Saint-Gresse fut prise pour de la résignation. Le procureur général, enhardi, se permit, dans une cérémonie publique, un acte d’inconvenance des plus maladroits, en ce que, s’il supprimait la préséance du premier président, il atteignait aussi et très ouvertement la Cour qui marchait à sa suite. Ses membres les plus impor¬ tants, malgré leurs divergences avec leur chef, se rendirent solidaires de l’affront. M. de Saint-Gresse, je le dois confes¬ ser, n’a jamais eu dans ses rapports avec les hommes la souplesse et la dextérité du diplomate. Emporté par un mou¬ vement impétueux, il infligea à « son collègue » une de ces mortifications qui veulent un coup d’épée. L’occasion parut bonne, non point de relever le gant, mais d’obtenir la révocation de l’unique premier président républicain qui fût alors. On avait compté sans l’indépen¬ dance de la Cour suprême. Une suspension de quelques mois fut seulement prononcée et, chose piquante, l’arrêt obligea moralement le Garde des sceaux à mettre en dis¬ ponibilité le procureur général. Le prestige du premier président ne fut pas diminué par cette poursuite. 11 put reprendre son siège, sans que la considération et le respect dont il jouissait eussent été entamés. ÉLO&E DE M. CHARLES DE SAINT-ORESSE. 487 Avec bonheur, M. de Saint-Gresse s’absorba dès lors dans sa haute judicature. Présidant assidûment la première cham¬ bre civile, il considérait que « le devoir du juge c’est d’écou¬ ter jusqu’à ce que la dernière étincelle de vérité ait lui dans les obscurités du procès; qu’il ne s’agit pas de juger beau¬ coup , qu’il s’agit de bien juger. La statistique, c’est un chiffre à la place du droit. » Le barreau peut lui rendre ce témoignage qu’il a tenu parole. Les arguments présentés jusqu’à dix fois, les expo¬ sés, véritables discussions, suivis de discussions intermi¬ nables reproduisant à nouveau les exposés, rien ne le rebu¬ tait. Les avocats pouvaient regretter de ne sentir aucune barrière, s’il est vrai, comme le dit Linguet, que le plus difficile dans un plaidoyer soit de le finir. Malgré cela, l’exploration des pièces par le magistrat était toujours minutieuse, l’opinion définitive n'arrivait qu’après les étapes d’une longue et opiniâtre méditation. On retrouve dans ses décisions notables la vigueur de sa pen¬ sée, la parure de son style, la puissance de sa dialectique. Le grand ressort de la Cour était l’objet de tous ses soins et d’une administration aussi paternelle qu’éclairée. Il avait examiné à fond, en homme qui sent tout le fardeau d’une grande responsabilité, les dossiers du personnel, depuis le plus humble juge de paix jusqu’aux rangs les plus élevés. Par ses manières affables et cordiales, il encourageait les ma¬ gistrats, les interrogeant avec une sollicitude attentive sur leur situation, leurs intérêts de famille et de carrière, cher¬ chant, dans ces communications intimes, à se faire une idée exacte de leur valeur, pour assigner à chacun la place qui était due à son mérite et à ses œuvres. La géographie morale et politique du ressort, l’état des partis, des pas¬ sions locales, les difficultés que l’administration de la jus¬ tice pouvait rencontrer dans chaque arrondissement et même dans chaque canton, pour choisir avec plus de sûreté les magistrats dont la capacité, le caractère, les habitudes con¬ venaient à ces milieux : tout cela lui était familier. J’ai trouvé, dans tous les dossiers de nos archives, Pem- 488 SÉANCE PUBLIQUE. preinte de sa main laborieuse et ses appréciations pleines de vérité, de réserve, de rare clairvoyance. En parcourant ces témoignages, je devrais dire ces portraits, j’ai senti plus encore, ce qu’il y avait dans mon prédécesseur, de justice impartiale, de tendre bonté pour ceux qui servaient à côté de lui. Il avait pour ses magistrats une affection vraie, les défen¬ dant avec la chaleur de son cœur et une constante indépen¬ dance, contre les injustes attaques qui n’épargnent pas les plus dignes, et il était toujours écouté à la chancellerie. Il s’occupait de leur avenir, s’identifiait à leurs ambitions légi¬ times, et trouvait ses joies les plus pures à leur procurer un avancement mérité. Ses présentations s’inspiraient de la pensée de conciliation et de justice qui est la règle des gouvernements définitive¬ ment établis, faisant grand état des services de ceux qui ont épousé depuis longtemps la cause de la République et qui ont travaillé à la faire triompher aux dépens de leurs inté¬ rêts, mais tenant compte aussi de tous les droits légitime¬ ment acquis, rassurant sur leur avenir les magistrats qui témoignaient d’une adhésion sincère aux institutions du pays. Pour ceux-ci il s’inquiétait moins de la date que de la franchise de leur rattachement. Il consacrait aux réceptions des magistrats la plus grande partie de ses matinées et il estimait que c’était le temps le mieux employé. Sa conversation animée, discursive, tou¬ jours agréable à entendre, répandait sur tous les sujets les vives clartés de son esprit, de son expérience. La croix d’officier de la Légion d’honneur était venue récompenser ses éminents services. On lui réservait une dis¬ tinction plus haute : en 1880, le siège de président de cham¬ bre à la Cour de cassation lui fut offert par le Garde des Sceaux, mais il le refusa. Dans l’intervalle du labeur judiciaire il se consacrait aux ÉLOGE DE M. CHARLES DE SAINT-GRESSE. 489 sociétés savantes. Membre né de l’Académie des sciences, il en suivait avec un intérêt particulier les travaux et le déve¬ loppement. Administrateur des hospices, il touchait du doigt les souf¬ frances du populaire, dont les malheureux trouvaient inces¬ samment en lui un support et une protection. Il répétait toujours, que les privilèges de l’esprit, de l’éducation, du rang social, sont une force que l’on possède, non pour soi- même, mais pour ceux qui en sont privés. C’est ainsi qu’il est parvenu au moment de la retraite (juillet 1884). Il est arrivé à l’inflexible limite d’âge, dans la plénitude de l’intelligence, toujours debout, sans facultés déclinantes. Nommé premier Président honoraire, il recevait de l’Aca¬ démie des sciences un témoignage bien flatteur. Vous vous hâtiez de conserver dans vos rangs ce membre d’élite, et par un suffrage aussi spontané qu’unanime, vous le classiez comme associé ordinaire dans votre département des Ins¬ criptions et Belles-Lettres. Si j’ai le périlleux honneur de lui avoir succédé sur les deux sièges judiciaire et académi¬ que, je suis heureux, en retraçant cette vie si remplie, de témoigner, à la fois ma profonde vénération pour mon prédécesseur et ma vive reconnaissance pour la bonté qu’il m’a toujours montrée. M. de Saint-Gresse se retira à Moncaut, au milieu des paysans qu’il aimait et auxquels il avait toujours prodigué ses encouragements et ses conseils. Dans le calme et la dignité de sa retraite studieuse, il réglait, sur tous les points, les aflâires de sa pensée et de sa conscience. Son esprit se repliait vers la redoutable obscurité de ces problè¬ mes de l’au-delà, de la vie future, dont son regard ne s’était jamais détourné. Nous avons vu, à un instant, le philosophe, puiser sa doctrine aux sources pures du spiritualisme. Avec l’âge, le voisinage de la mort, ses pensées redevenaient complexes en restant sereines. Au travers des religions, il recherchait la morale. Tout en relisant l’Evangile, Bossuet, Bourdaloue, il revenait, non point au catholicisme, mais à 490 SÉANCE PUBLIQUE. / l’idée chrétienne, dans laquelle il apercevait le type idéal de la justice absolue qui devrait régir les lois relatives et con¬ tingentes qui gouvernent les hommes. Ces hautes questions faisaient le thème favori de ses entretiens avec un archiprê- tre du voisinage, le curé de la Plume, ecclésiastique distin¬ gué et d’une grande ouverture de cœur. Le 13 mai 1889, il a succombé à une angine de poitrine. Sa fin a été chrétienne, édifiante; il repose dans l’humble cimetière du village, loin de tout bruit, au sein de cette cam¬ pagne qu’il chérissait. Dans une séance d’installation, le 17 février 1872, M. de Saint-Gresse, en parlant de M. le procureur général Delpech, disait : Que vaut le talent à l’heure de la mort! Il périt tout entier avec nous : c’est une passagère lueur de l’intelligence qui s’éteint et rentre dans la nuit. Il ne vaut, à ce moment suprême, que par l’emploi qu’on en a fait, qu’autant qu’on l’a consacré, non à une fin person¬ nelle, mais à une œuvre morale. Ce qui survit d’un homme, ce qui reste de lui par delà la limite de la vie, c’est le bien qu’il a fait, ce sont les nobles exemples qu’il a laissés et qui suscitent de fécondes imitations. Je puis, lui appliquant ses propres paroles, dire en termi¬ nant, de M. de Saint-Gresse : sa vie a été longue et belle par les œuvres, il l’a consacrée tout entière à l’honneur et au devoir ; aussi garderons-nous chèrement son souvenir et sa mémoire. ÉLOGE DE NICOLAS JOLY. 491 ÉLOGE DE NICOLAS JOLY Par M. le D' ALIX'. Messieurs, * Vous savez par suite de quelles circonstances je dois aujourd’hui rendre un tardif hommage à l’un des membres les plus éminents de notre compagnie. Si je n’ai pas cru devoir décliner ce périlleux honneur, c’est que j’avais eu le bonheur d’entretenir avec M. Joly des relations qui, dans . les dernières années de sa vie, prirent les allures d’une cor¬ diale liaison; je pouvais me dire son ami. Peut-être étions-nous attirés l’un vers l’autre par ce lien mystérieux qui rapproche les compatriotes éloignés du sol natal, même lorsqu’ils l’ont abandonné sans esprit de retour. Et puis, nous pouvions parler à notre aise de la Lorraine, si mutilée par la guerre. J’étais donc bien placé pour apprécier Joly. Vraiment il était facile de pénétrer dans l’intimité de cette nature con¬ fiante et communicative. Nul ne pouvait l’approcher sans être attiré par cette accueillante bonhomie. Les visiteurs d’un seul jour emportaient les mêmes impressions d’estime et de sympathie. Si je n’ai pas, à raison de mes études professionnelles, l’autorité nécessaire pour juger les œuvres du savant, j’ose espérer pouvoir parler avec équité de l’homme et faire revivre avec assez d’exactitude cette figure si personnelle, 1. Lu en séance publique le 24 mai 1821. 492 SÉANCE PUBLIQUE. ce confrère aimable et bon auquel, pendant les dernières années de son existence, sa chevelure abondante et sa barbe blanche donnaient l’aspect d’un philosophe ancien. Je compte sur votre bienveillance et vous la demande tout entière. C’est une chose déjà difficile et délicate que de rendre justice à un savant et bien apprécier ses œuvres, lorsque ce savant, à une unité de vie scientifique, n’a cul¬ tivé qu’une science, est l’homme d’un seul livre. Combien les difficultés sont plus grandes quand on doit parler d’un maître qui, par son activité extraordinaire, a parcouru le champ des connaissances les plus variées, auquel ses apti¬ tudes multiples rendaient faciles les études en apparence les plus opposées. Né à Toul le 11 juillet 1812, N. Joly faisait ses premiers pas dans la vie à une des époques les plus tristes de notre histoire. La France est envahie; la Lorraine surtout, cette frontière que traversent toutes les armées belligérantes, est soumise aux lois de la guerre. Toul, ville forte, est plus spé¬ cialement occupée; les alliés y sont plus exigeants et plus sévères; la rigueur est extrême, et le père de Joly en fit à ses dépens la cruelle expérience. Les hommes de ce temps-là pensaient que les générations suivantes ne pourraient connaître d’aussi mauvais jours. Il fallut 1870 pour montrer aux survivants qu’il y avait des amertumes plus grandes, de plus immenses désastres. Si, dans ses premières années, Joly ne comprenait pas les malheurs auxquels il assistait, il est certain que son enfance fut imprégnée des idées qui fermentaient autour de lui. En grandissant, il dut se pénétrer des récits que l’on fai¬ sait aux pays lorrains pendant les longues veillées d’hiver, où se créaient des légendes racontant les exploits de citoyens qui ne désespéraient pas, luttaient, faisant éprouver aux cosaques de véritables terreurs. Le patriotisme le plus ardent régnait dans ces contrées; les enfants connaissaient et visitaient, avec une curiosité craintive, tous les lieux propices où s’étaient accomplies les exécutions sommaires, faites au nom de la France, par des héros inconnus. Ce sont ÉLOOE DE NICOLAS JOLY. 493 ces légendes qui inculquèrent dans son esprit d’une ma¬ nière inaltérable le culte de la patrie. Élevé en liberté, Joly pouvait tout à son aise courir par la ville et la campagne, occupé d’une seule affaire : vivre, respirer et regarder. Il absorbait, sans le savoir, les idées que les choses expriment, que l’on pe comprend que plus tard. Ce sont ces impressions premières qui façonnent l’in¬ telligence et donnent à l’âme, quand elle prend possession d’elle-même, les inspirations heureuses de la poésie, la com¬ préhension de la nature. N. Joly, enfant, était donc dans les meilleures conditions pour que son jeune cerveau reçût les germes qui, en fructi¬ fiant, firent de lui un esprit largement compréhensif, un bon citoyen. Pour compléter ces biens, il avait une mère, vaillante femme, dont il m’est agréable de vous présenter un trait, et je ne puis mieux faire que de donner la parole à Joly même : « J’étais entré au collège de Toul à une époque de l’année où mes condisciples avaient sur moi une grande avance. Ils connaissaient assez bien les éléments de la langue latine pour pouvoir traduire, dans cette langue, de courtes phrases françaises, tandis que moi, pauvre diable, je savais à peine décliner Dominus et Rosa. Néanmoins, j’étais obligé de faire chaque jour le devoir que nous donnait le professeur pour le lendemain. Ce travail était pour moi très pénible et sans aucun profit; car, outre que j’ignorais les règles les plus simples de la syntaxe latine, je ne savais pas chercher les mots dans mon dictionnaire. « Témoin journalier de mon embarras, ma pauvre mère, qui n’en savait pas plus long que moi, s’impose la tâche de chercher les mots français pour les traduire en latin. Mais quelque active, quelque prolongée que fût la recherche, notre réussite était un pur effet du hasard. Souvent nous tournions les feuillets du Dictionnaire depuis A jusqu’à Z, et nous considérions la chance comme merveilleuse quand nous avions trouvé le mot cherché. Ce procédé si long con¬ tinuait parfois jusqu’à ce que l’horloge rustique sonnât 494 SÉANCE PUBLIQUE. trois heures du matin, et quand nous avions trouvé une douzaine de mots, il fallait gagner nos lits respectifs pour y prendre un repos nécessaire. » Quel naïf et charmant tableau familial celui de cette mère et de cet enfant passant de longues heures à chercher des mots dont ils comprennent à peine la signification ! J’ai tenu à vous lire cette page. Elle explique l’énergie pour le travail que Joly posséda toute sa vie; c’est de l’exemple de sa mère qu’il avait pris sa remarquable téna¬ cité. Nous avons encore ici cette preuve, toujours évidente, que ce sont les mères sérieuses qui font les fils distingués. Malgré ses efforts, notre collégien est menacé d’être ex¬ pulsé de la classe comme incapable. Ses parents se décident à lui donner un répétiteur ; il obtient alors le prix d’excel¬ lence, puis continue et termine ses études, remportant tou¬ jours les succès les plus marqués. La scolarité terminée, Joly accepte l’emploi de maître d’études au collège de Grenoble, avec la légitime ambition de se créer par lui-même une place dans la société. Dès ses débuts dans l’Université, il se signale par son initiative et son ingéniosité. Simple maître d’études, il devient un des organes importants du collège de Grenoble. Il communique aux autres son besoin de connaître, son enthousiasme, et bientôt on voit toute la communauté, armée de la boîte du botaniste, courir à la recherche des plantes dans les sites pittoresques du Dauphiné. Cette innovation fut naturellement l’objet de bien des critiques; mais le proviseur, homme d’esprit, favorisa cette manière de faire, au grand bénéfice de l’instruction et de la santé des jeunes élèves. Joly était un précurseur des mé¬ thodes actuellement recommandées par les pédagogues les plus sages et les plus prévoyants. Alors, il se prend pour la botanique d’une belle passion, et pour la satisfaire, il passe des jours entiers au milieu des montagnes. Sans les cir¬ constances, il se fût peut-être adonné tout entier à cette science. ELOGE DE NICOLAS JOLY. 495 L’année 1830 amène une réorganisation dans les cadres universitaires. Le proviseur de Grenoble, Dunglas (dont il n’est pas permis d’oublier le nom dans la biographie de Joly, car il fut le premier à pressentir les mérites de son maître d’études, à le soutenir dans sa carrière), Dunglas est nommé à Montpellier; il appelle auprès de lui Joly, alors âgé de dix-huit ans. Se trouver dans un centre scientifique aussi complet était une bonne fortune pour un jeune homme bien doué, travail¬ leur. Les facultés de Montpellier étaient en grand renom, toutes les chaires occupées par des maîtres en possession d’une réputation glorieuse et méritée. Joly subit l’influence de ce milieu; sa vocation se décida, ou plutôt il prit la résolution de poursuivre la carrière des sciences d’obser¬ vation. Il dit lui-même qu’avec l’énergie, la puissance de travail qu’il possédait, il eut pu réussir avec un égal succès dans une voie différente : la culture des belles-lettres. Pour se distinguer, se faire une place en ce monde, il faut un labeur opiniâtre; Joly subit le sort commun. En se reportant à la période de son existence à Montpellier, on est étonné de la somme d’efforts qu’il dut Accomplir, de la persévérance, de la force de caractère qu’il lui fallut déployer. # Le maître d’études fut bientôt chargé du cours d’histoire naturelle, ensuite, à raison de sa bonne volonté et de ses aptitudes, on lui confie une classe de langue allemande. Il faut enfin qu’il initie aux beautés de la rhétorique et de l’histoire les élèves qui se préparent à l’école de Saint-Cyr. Ces multiples occupations suffiraient pour bien remplir les instants de la vie d’un homme ordinaire; pour Joly ce n’est pas assez. On le voit bientôt recommencer les excur¬ sions botaniques qui lui avaient si bien réussi à Grenoble. Il parcourt les environs de Montpellier, accompagné d’élèves qui se faisaient une fête de suivre un professeur pres- qu’aussi jeune qu’eux. Ces explorations avaient tant de charmes, que plus de trente ans après, un des excursion- 496 SÉANCE PUBLIQUE. nistes, devenu l’un des plus brillants vulgarisateurs de la science, Louis Figuier, parle de Joly en termes émus qui, par l’expression de vérité qu’ils possèdent, montrent com¬ bien était vive l’impression laissée par le professeur dans l’esprit de ses jeunes disciples. Au collège, Joly était vraiment maître, il enseignait aux autres; mais il redevenait élève pour suivre les cours des Facultés. Les professeurs remarquèrent et distinguèrent de suite un auditeur aussi précieux. Il préparait sa licence. Les efforts redoublèrent; afin de ne pas sacrifier ses fonctions, il dut prendre sur ses nuits pour préparer ses examens. Le succès fut complet; tous les examinateurs le comblèrent d’éloges, et l’on trouve dans ses notes des pages qui font connaître combien il fut heureux de cette unanimité dans les louanges; il sentait qu’elles devaient être vraies, car elles émanaient d’hommes sérieux qui n’avaient pas à le flatter. La licence conquise, Joly songe au doctorat. Et le voilà continuant cette vie de travail incessant. Un des plus distin¬ gués parmi les savants d’alors, et dont le souvenir occupe une place à part dans le cœur de Joly, Dunal, professeur de botanique, accordait à son élève l’attention la plus bien¬ veillante; pour la témoigner, il lui donna le sujet d’une de ses thèses. La coloration des marais salants était à l’ordre du jour; on s’occupait à en déterminer la cause. Diverses opinions étaient émises; Dunal pensait qu’elle était due à la présence d’une innombrable quantité de végétaux microscopiques. 11 engagea son élève à traiter ce sujet, à étudier notam¬ ment Yartemia satina , agent principal supposé de cette coloration. Joly entreprit cette recherche avec son ardeur habituelle. Il se rend sur les lieux, étudie sur place et dans son labo¬ ratoire, les yeux fixés sur son microscope, espérant confir¬ mer par ses observations les idées de son maître. Le résultat le moins attendu vint le surprendre; il est obligé de con¬ clure que toutes les interprétations avancées sont des erreurs. ÉLOGE DE NICOLAS JOLY. 497 Dunal lui-même, bien que sur la voie de la vérité, n’a fait qu’entrevoir le phénomène. Cette coloration est produite par de très petits infusoires du genre Monas; et pour honorer son maître, Joly les dénomme Monas Dunalii. Pour imprimer une thèse, il faut le visa du président; ce président était Dunal. Naturellement, ce dernier n’avait pas vu sans une certaine émotion ses idées renversées, et ren¬ versées par un élève favori. Il ne put dissimuler ce senti¬ ment qui prit presque l’apparence de l’irritation, chose rare chez cet homme si bon et si doux. De son côté, Joly avait un tel respect pour son maître qu’il ne voulait à aucun prix le contrister. Il offre alors, avec un certain geste un peu dramatique, de jeter au feu les pages de sa thèse qui contredisent les travaux de Dunal. Mais celui-ci, par un beau mouvement, arrête Joly, saisit les feuillets menacées, et dit : « Que faites-vous? ce sont les meilleures pages de votre thèse; conservez-les, ét je vous soutiendrai. » Le savant avait eu un instant, un seul instant de faiblesse humaine, mais il s’était vite retrouvé; il tenait à faire triompher une vérité, même quand elle ne s’accordait pas avec ses théories. Et comme il l’avait promis, Dunal fît res¬ sortir la valeur de cette thèse, qui fut pour Joly, en même temps qu’un triomphe académique, un heureux début dans le champ des découvertes scientifiques. Je n’ai pas à vous dire l’importance de cette thèse; elle fut accueillie avec faveur par tous les savants; elle lui valut les lettres les plus flatteuses adressées, par les person¬ nages les plus distingués. Dans ce nombre, je ne vous en signalerai qu’une, écrite à propos de son autre thèse, par le président de la Société d’agriculture de Toul, qui, en sa qualité de médecin, avait présidé à la naissance de Joly et fait pressentir à la famille qu’elle ne pouvait compter sur la vitalité du nouveau-né. Par bonheur, le pronostic ne fut pas vérifié. Dans la lettre naïve de ce praticien, les périodes élogieuses se terminent invariablement par ces mots : « c’est déjà joli; » et prédisant des succès encore plus brillants : 9e SÉRIE. — TOME III. 32 498 SEANCE PUBLIQUE. « ce sera de plus en plus joli. » Geite fois, du moins, il ne s’est pas trompé. La thèse de botanique du jeune naturaliste ne fut pas moins bien reçue. L’auteur donnait un procédé nouveau pour préparer la matière colorante du Polygonum tincto- rium. Il expliquait le mode d’action de l’air sur l’extraction de cette teinture. Gomme la première, cette thèse fut l’objet des éloges les plus flatteurs. Ges travaux si importants lui valurent le titre de docteur, le mirent en évidence, le firent entrer dans la phalange des hommes qui font honneur à renseignement. Mais ce grade si estimé, si péniblement conquis, laissait son possesseur dans une situation indécise. Joly espérait obtenir une chaire dans une Faculté, car on avait alors l’ha¬ bitude de nommer à ces emplois les nouveaux docteurs. Rien ne venait. Joly subit une impression bien rare dans sa vie; il perdit presque confiance; le doute sur l’avenir l’étreignit. Chargé d’une famille déjà nombreuse, il avait à pourvoir à d’impérieuses nécessités. Aussi eut-il un moment l’idée d’abandonner la carrière universitaire pour se livrer à la pratique de la médecine. Les événements, par bonheur, le détournèrent de ce projet. Une importante modification s’était faite dans le mode de recrutement des professeurs des Facultés; on venait d’exiger qu’ils fussent possesseurs du titre d’agrégé. Joly ne vit pas sans inquiétude cette nouvelle mesure; il hésitait à courir les chances d’un concours, à se présenter à des examens qui avaient lieu à Paris. Cependant il se décide et part tenter la fortune. Pendant quelques mois il mène à Paris la vie d’étudiant, mais d’étudiant sérieux : une existence de labeurs extrêmes, de travail sans trêve, ne s’accordant que quelques heures de sommeil, se refusant les plus simples distractions, ne fréquentant que les restaurants si connus des déshérités de la fortune : Vient ou Rousseau V aquatique . Ce concours de 1840 fut un événement dont il a été beau¬ coup parlé. Trois candidats : Chatin, Payen , Joly restèrent ELOGE DE NICOLAS JOLY. 499 en présence; d'autres savants, qui devaient plus tard illus trer la science, se retirèrent. Les noms des concurrents vous disent quelle dut être l’importance des phases de la lutte. Elle se termina par la proclamation de Joly numéro 1 et Payen numéro 2. Chatin se vit, pour cette fois, renvoyé à d’autres temps. On comprend la joie de Joly. Un triomphe dans de telles conditions avait de quoi énorgueillir le plus modeste des hommes. Aussi entrevit-il la vie sous les couleurs les plus riantes, et j’imagine qu’il n’eut jamais plus l’idée de se faire médecin praticien. Il avait pensé, comme bien des amis le lui disaient du reste, que son rang lui donnait des droits à être nommé à la Faculté des sciences de Paris; sans trop le désirer, il l’espé¬ rait néanmoins comme chose due. Il eut la petite déception de voir nommer Payen à Paris, tandis qu’il était, lui, dési¬ gné pour Toulouse. Certes, la position était belle et pouvait contenter les plus difficiles. Comme je le faisais pressentir, Joly ne devait pas être très désireux d’aller à Paris où il aurait été tout d’abord chargé d’une suppléance fort peu rémunérée. Les 1,500 francs offerts ne lui eussent guère permis de donner une grande somme de bien-être à sa famille. L’année 1840 fut pour Joly. une année bien remplie; il avait conquis son titre de docteur ès sciences, brillamment triomphé à son concours d’agrégation, puis été nommé pro¬ fesseur à la Faculté de Toulouse, où il eut l’honneur de succéder à M. de Quatrefages. Voilà donc notre agrégé, arrivé par son travail, sans autres soutiens que ses titres scientifiques et les amis qu’il avait su se faire par ses œuvres. Il avait enfin le théâtre qu’il pouvait désirer pour donner une libre expansion à ses Idées, exposer et développer à son aise ses travaux; bref, remplir une grande et honorable fonction : proclamer les découvertes sans cesse renaissantes, les immortelles vérités de la science. Pour compléter ce qui concerne les positions officielles à 500 SÉANCE PUBLIQUE. lui confiées, j’ajouterai qu’en 1851 il se fît recevoir docteur en médecine, ce diplôme devant lui permettre d’occuper, en 1857, la chaire de physiologie à l’Ecole de médecine de Tou¬ louse. Pour arriver au professorat, Joly avait beaucoup travaillé; il travailla beaucoup encore quand il fut en possession de la chaire de zoologie, d’anatomie et de physiologie comparées. Il tenait à remplir ses devoirs professionnels dans toute leur rigueur, à être un professeur utile à ses auditeurs, utile à la science qu’il était chargé d’enseigner, en s’efforçant d’ajouter des preuves à des faits déjà connus, des observa¬ tions précisant des aperçus nouveaux. Il croyait devoir jus¬ tifier par ses œuvres la situation conquise et la réputation qu’il acquérait chaque jour plus étendue. S’il tenait surtout à instruire, il s’attachait aussi à plaire, par son débit, par la forme littéraire qu’il donnait à ses cours, aux nombreux auditeurs qui se pressaient à son am¬ phithéâtre. Ses leçons étaient soigneusement préparées. A cette époque, les cours des Facultés, ouverts à tous, étaient fréquentés par des assistants d’origines très variées. Les uns espéraient se distraire un moment en venant écouter un professeur dont ils avaient entendu faire l’éloge ; d’autres étaient attirés par des motifs moins sérieux; rares étaient les vrais élèves qui n’avaient qu’un but : apprendre, en suivant avec attention la parole d’un maître. A raison de cette variété si grande du public, le profes¬ seur avait soin d’entourer les sévères leçons de la science des grâces de l’éloquence; et, paraît-il, il y eut des maîtres qui sacrifièrent le fond à la forme. Cette manière de faire, autrefois presque obligée, n’est plus, dit-on, acceptée aujour¬ d’hui. Les hommes distingués qui occupent les chaires des Facultés ayant un public plus spécial, plus apte à les com¬ prendre, sans négliger l’art de bien dire, prennent surtout à tâche de développer clairement toutes les parties de la matière qu’ils ont à enseigner. Je soupçonne, par les récits des témoins auriculaires et par la lecture de ses œuvres, que Joly était bien de son ELOGE DE NICOLAS JOLY. 501 temps. Si, par le tour (le son esprit, il avait besoin de la clarté, s’il savait exposer d'une manière compréhensible les sujets les plus difficiles, il avait une tendance innée à parer ses phrases; il aimait les périodes ornées; en un mot, il ne détestait pas la pompe, si prisée par les orateurs de sa géné¬ ration. Il se plaisait à élargir le texte primitif, à lancer son exposition vers de hautes envolées. Gomme il était très érudit, possédant plusieurs langues, il ne dédaignait pas de laisser percer cette érudition ; il le faisait sans pédantisme, simplement dans le but de donner, par des citations heu¬ reuses, plus de relief à son enseignement. Aussi ses cours étaient assidûment suivis ; et ses élèves avaient pour leur professeur les plus ardentes sympathies. Une entente vraiment cordiale, qui confondait dans les mêmes sentiments les vrais étudiants et leur maître, régna, on peut le dire, pendant les longues années du professorat de Joly. Quelques nuages, formée au dehors, vinrent cependant troubler cette belle harmonie. Des attaques violentes furent dirigées contre l’enseignement de .Joly; l’austère profes¬ seur fut accusé d’être le corrupteur de la jeunesse. Les pré¬ textes de ces clameurs sont les descriptions anatomiques, les développements nécessaires à la clarté des leçons, quand il s’agit d’expliquer la physiologie de la génération dans la série des êtres. Il est impossible d’exposer les lois de, la reproduction sans parler des organes et des fonctions nécessaires à la perpétuation des espèces. Il est si facile aux personnes qui s’effarouchent de ces tableaux de ne pas assister aux cours où on les démontre! Il se fît un tel tapage à propos d’une de ces leçons, qu’à la demande du Recteur, qui désirait l’entendre et la juger, Joly dut la recommencer. Il la refît avec une certaine solennité, surtout avec cette dignité et cette autorité qui le caractérisaient à un si haut degré. Quand la leçon fut terminée, le Recteur, prenant la parole, adressa au professeur les félicitations les plus sin¬ cères, et fît entendre au public que Joly employait le lan¬ gage le plus correct; qu’en montrant les grâces nues, il les 502 SEANCE PUBLIQUE. présentait avec décence. Gratiæ nudæ , sed decentes, ce sont les expressions du Recteur. Evidemment, ce procès de tendance visait l’homme indé¬ pendant et libéral, qu’on aurait désiré éloigner de sa chaire. Tout ce bruit s’éteignit; le professeur seul se souvint. Vers les dernières années de sa vie, il n’était pas encore consolé. C’est qu’il avait été profondément atteint dans sa cons¬ cience de savant; il était d’autant plus sensible à ces atta¬ ques que, par cette politesse qui vient du cœur, il était plus respectueux lui-même de l’opinion d’autrui. Il crut devoir faire paraître une protestation indignée (ce mot est de lui) dans laquelle il disait, avec raison, que les démonstrations imposent les preuves à l’appui; que, dans les arts et les sciences, tout est chaste pour une âme chaste ; que le nu est la suprême beauté dans les arts; que la science, elle aussi, est une religion. s Dans son discours d’ouverture à l’Ecole de médecine, en 1857, il avait déjà défendu la physiologie contre l'accu¬ sation de matérialisme. « Parce que le principe qui met en jeu les organes est immatériel, est-ce une raison de refuser d’étudier leurs actions? Expliquer le mécanisme n’est pas nier la cause. » ► L’événement le plus considérable de la vie scientifique de Joly, celui qui mit le plus d’agitation et de passion dans son existence, fut la lutte mémorable suscitée par la ques¬ tion des générations spontanées. Joly, quand il réunissait ses titres pour sa nomination à l’Institut, glissa sur ce point; cela se comprend, il n’avait pas obtenu les suffrages de l’illustre compagnie; mais nous, qui sommes déjà assez loin de cette époque pour nous regarder presque comme la postérité, nous n’avons pas les mêmes raisons de nous abstenir, et pour moi je croirais man¬ quer à la justice, à la mémoire de Joly, si je n’insistais quelque peu sur ce fameux débat, où notre confrère joua un rôle qui, sans conteste, lui fit le plus grand honneur. En 1859, l’Académie des sciences avait proposé comme ÉLOGE DE NICOLAS JOLY. 503 sujet de concours, « les générations spontanées. Il y avait, pensait-elle, matière à de belles recherches. Peut-être arri¬ verait-on à trouver une solution à ce problème aussi ancien que la science, ayant de tout temps été l’objet des hypo¬ thèses les plus contradictoires. Cette proposition eut l’extraordinaire fortune d’être étudiée par des hommes habiles, d’une science incontestable, qui l’envisagèrent sous des points de vue différents, d’où naqui¬ rent des controverses extrêmement intéressantes, auxquelles la valeur des expérimentateurs donnait une grande portée, mais que des incidents inattendus vinrent compliquer. En France, il faut toujours compter avec l’imprévu. La nation française peut être comparée à un homme d’imagi¬ nation vive, qui a besoin de s’exalter pour une idée rien que pour entretenir son activité. Quand, par un motif quelconque, les luttes politiques sont calmées, le public sait trouver d’autres raisons de se passionner; il s’empare de toutes les questions à l’ordre du jour; qu’il s’agisse d’art, de science ou de littérature, lout lui est bon; il part en guerre pour établir la supériorité de Gluck sur Piccini, de Ingres sur Delacroix; vers 1830, c’était la fameuse lutte des romantiques et des classiques. Les disputes scientifiques font généralement moins de tapage, quoiqu’elles obtiennent parfois un grand retentisse¬ ment; ainsi en advint-il quand surgit la discussion entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, bien qu’elle fût encore circonscrite à peu près dans le milieu scientifique. En 1864-65, la polémique survenue à la suite du concours pour le prix de l’Académie des sciences se répandit vite dans le public; elle passa des savants aux profanes. Les partis en France existent toujours, même à l’état latent; ils se réveillèrent dans cette circonstance, et l’on vit des vieilles querelles se rallumer au sujet de microbes. Les libéraux et les conservateurs, les spiritualistes et leurs pré¬ tendus adversaires, prirent position. Non seulement à Paris, mais dans bien des villes de France, on disputa à propos de l’Hétérogénie et de la Panspermie. 504 SÉANCE PUBLIQUE. Gomme toujours, la lutte fut d’autant plus aiguë qu’elle n’avait pour point de départ qu’une nuance dans les inter¬ prétations, et surtout parce que la masse des belligérants ne la comprenait pas. De quoi s’agissait-il au fond? De préciser un fait d’obser¬ vation simple, observation faite, il est vrai, avec le micros¬ cope, dont le maniement demande des précautions extrêmes, une dextérité remarquable. Pour Pasteur, et c’est l’opinion générale, tous les êtres sont issus d’êtres antérieurs, de parents; et les infiniment petits ont pour ancêtres des germes répandus dans la nature entière. Pouchet et Joly admettent cette loi de parenté; mais si elle est générale, elle n’est pas universelle, et des êtres vivants peuvent être produits par des éléments tirés de la vie organique ambiante, dans certaines conditions encore mal connues; et ces organismes inférieurs peuvent être considérés comme n’ayant pas une parenté directe avec les éléments qui les ont constitués. On a donné le nom d’hétérogénie à ce mode de formation, mais ce n’est pas une création nouvelle, une génération spontanée. Le mot de génération spontanée, regardé comme synonyme d’hétérogénie, est un non- sens. Rien ne se crée dans la nature, tout a une cause. La vie perpétue les types variés, mais les perpétue par des modes divers. Et pour appuyer cette théorie, ses défenseurs montraient combien sont nombreux les moyens de reproduction cons- v tatés par l’observation; et malgré la quantité de variétés connues, il peut en exister d’autres que l’avenir seul pourra démontrer. Rien ne répugne à l’esprit d’admettre que la matière organisée, c’est-à-dire la matière douée d’une activité vitale persistante dans toutes ses parties, quel que soit son état de division (dissociation ou dialyse), se recompose dans des proportions différentes pour donner naissance à des êtres nouveaux. Tout se réduisait donc à démontrer, par des observations ÉLOGE DE NICOLAS JOLY. 505 bien faites, la vérité de Tune ou l’autre thèse. Il n’y avait d’abord nulle question étrangère mêlée au débat; il ne s’agissait pas de déterminer l’orthodoxie des opinions. Les deux adversaires admettaient que c’est un créateur qui a donné la vie aux êtres; tous deux reconnaissaient que ce principe de vie est indépendant de la créature. Il me semble, dès lors, qu’il ne reste plus qu’à bien interpréter les observations ; il ne peut plus y avoir de différences que dans la manière de spécifier les faits. La théorie panspermiste a pour elle l’assurance, la préci¬ sion ; elle affirme la nécessité d’un parent et le démontre dans ses expériences. L’hétérogénie reste dans le vague, l’indéterminisme : ses molécules organiques, qui se dissocient et se recombinent, jouent, en définitive, un rôle analogue à celui de parents; seulement cette parenté est ici anonyme, et, chose grave, les êtres observés dans les appareils avaient toujours des formes bien connues ! Mais, dans les deux cas, c’est la vie qui se poursuit à travers les êtres pour continuer ses méta¬ morphoses. En relisant les argumentations d’alors, je ne puis résister à présenter quelques remarques. Nous voyons Joly dé¬ fendre l’hétérogénie, lui, l’auteur d’une thèse de médecine remarquable, ayant pour titre. « Omne vivum eodem ali - mento nutritur in ovo. Tout être vivant est nourri par le même aliment dans l’œuf (et même dans la graine) ; ce qui semble impliquer que tout être naît d’un œuf, c’est-à-dire de parents. De plus, un de ses plus habituels collaborateurs, un savant ayant très probablement avec Joly beaucoup d’idées communes, M. Lavocat, si j’ai bien compris son étude, va jusqu’à prétendre que les deux sexes existent dans toutes les espèces, même dans la^ cellule primitive. C’est encore reporter plus loin que Pasteur la recherche de la paternité. Il est inutile de vous rappeler les expériences curieuses et variées que Joly et Pouchet opposaient aux observations de Pasteur. On ne saisissait pas bien comment il se faisait 506 SÉANCE PUBLIQUE. que les expérimentateurs, prétendant opérer absolument de la même manière, suivant les mêmes règles, pussent arriver toujours à des résultats contradictoires. Cette persistance dans le contraste me permet un rappro¬ chement curieux. Joly a démontré que Dutrochet s’est trompé dans l’inter¬ prétation de certains phénomènes produits par le camphre dans des vases, et que les erreurs provenaient tout simple¬ ment de ce que les expériences n’étaient pas faites dans des conditions d’irréprochable propreté. C’est donc bien peu de chose qui modifiait les mouvements du camphre. Il y a lieu de penser qu’il dut y avoir quelque manquement très minime dans les procédés employés par Joly et Pouchet ; mais ce rien faisait manquer les opérations. En accordant son prix à Pasteur, l’Académie déclarait que, dans l’état actuel de la science, Pasteur avait raison, que l’hétérogénie n’était pas démontrée. Tout eût été pour le mieux si des voix discordantes ne s’étaient mêlées au débat, si des adversaires malveillants n’étaient venus accuser Joly de matérialisme. Cette accusa¬ tion, qui blessait profondément notre confrère, le jetait hors de son calme, de sa bienveillance habituels. Pour le dire matérialiste, il faut ne l’avoir jamais connu, n’avoir lu au¬ cune de ses œuvres. Le professeur de Toulouse était un ardent défenseur de l’école de Montpellier, un élève de Lordat, acceptant tout Lordat; c’était, j’ose le dire, un vitaliste exagéré, et le mot vitalisme, à Montpellier, comporte l’idée du spiritualisme le plus pur; cette école traitait d’organiciens , c’est-à-dire de matérialistes, les maîtres de l’école de Paris. Je n’ai jamais pu comprendre Chauffard écrivant que Joly voulait « tirer de quelques infusoires rudimentaires le dé¬ veloppement régulier de la série animale pour atteindre à l’homme, cet être qui pense, qui veut, qui a conscience de lui-même et de sa liberté. » Car Joly a toujours crié bien haut : «Nous n’avons jamais pensé, comme on l’a fait croire à quelques âmes dévotes et timides, que la spontanéité fût ÉLOGE DE NICOLAS JOLY. 507 la loi générale de la vie, et que cette loi s’applique au lion, à l’éléphant, à l’homme, comme à l’animalcule dont la peti¬ tesse échappe à nos idées, etc., etc. » Mais quand on a lancé contre un adversaire de grands mots à effet, à quoi lui sert d’y répondre ; on ne l’écoute plus, on ne veut pas le com¬ prendre. C’est, du reste, la coutume habituelle : quand deux avocats sont en présence, ils cherchent tous deux, dit Gerdy, les meilleures raisons pour ne pas s’entendre. J’ai dit que Joly était un vitaliste exagéré; il me serait facile de le prouver par ses œuvres ; n’a-t-il pas écrit : « Oui, tout est bien dans l’univers, tout est réglé par des lois admi¬ rablement sages ; l’ordre est dans le désordre, et de la mort naît la vie. C’est nous qui dérangeons l’équilibre, c’est nous qui attirons sur nos tètes tous les fléaux dont nous accusons l’éternelle providence?? » Pangloss n’eût pas mieux dit! Et sa croyance à la providence était si grande qu’il n’avait pas l’absolue confiance à l’efficacité des efforts de l’homme pour se prémunir contre ses ennemis naturels. Par bonheur il ne fut pas conséquent avec ces affirmations empreintes, en cette occasion, d’un peu de lyrisme, puisqu’il fit de nombreuses recherches pour découvrir les meilleurs remèdes contre les maladies des vers à soie. Le monde officiel, représenté par l’Académie des sciences, semblait condamner Joly; les libéraux prirent en main sa cause; la jeunesse des écoles, surtout, lui offrit de chaleu¬ reux témoignages d’admiration; et c’est dans les journaux de l’opposition que nous trouvons les impressions ressenties par les auditeurs nombreux qui vinrent entendre le profes¬ seur de Toulouse à l’amphithéâtre de l’École de médecine de Paris. Il est vrai que l’orateur j ustiffait cet enthousiasme par la clarté de ses explications, la hauteur de vue des idées, qu’il exprimait, le tact parfait et la modération avec lesquels il défendait sa cause contre des adversaires qui ne conservaient pas la même mesure. Ce fut un grand triomphe, une suite d’ovations qui, com¬ mencées à Paris, se continuèrent à Toulouse à l’arrivée du 508 SÉANCE PUBLIQUE. professeur dans cette ville. Cette série de succès oratoires dut consoler Joly de son échec officiel. 11 y a dans la vie des contrastes singuliers; les libéraux, les esprits avancés prenaient fait et cause pour l’hétérogé- nie. Bien que certains adversaires cherchassent à la com¬ promettre en affectant de la confondre avec les anciennes croyances à la génération spontanée, ce qui était une erreur, elle était réellement moins avancée que la théorie de Pasteur, qui fut le point de départ d’un mouvement en avant tel qu’il n’est pas possible d’en citer un plus considérable. Mais alors on ne prévoyait pas la série des découvertes qui allaient se succéder si rapidement ! Dans tout ce débat, la personne et le caractère de Joly furent au-dessus de tout éloge. Dans ces discussions, où il mettait toute son âme, son énergie, sa passion même, il fut toujours maître de sa pensée; ses argumentations furent toujours correctes, respectueuses de l’opinion de ses adver¬ saires; sa parole, irréprochable. Je trouve dans une seule de ses leçons des traces d’irritation contre la manière agres¬ sive avec laquelle on agissait envers lui. Je ne puis quitter ce sujet sans vous rappeler une excur¬ sion qui fait le plus grand honneur à notre confrère. Dans l’opinion commune, en voyant passer le savant in¬ différent aux choses de la vie ordinaire , l’œil fermé au monde extérieur , il semble qu’il soit un être abstrait, inof¬ fensif et surtout sans passions. Nul ne soupçonne ce qu’il y a d’intrépidité et de fougue sous le crâne d'un homme de science, obligé de lutter pour la défense de ses ideés, pour faire triompher une théorie, réaliser un rêve. Un vrai bota¬ niste risquera sa vie pour conquérir la fieur qui manque à son herbier; un chimiste n’hésite jamais à faire une expé¬ rience dangereuse. Pour servir l’hétérogénie, ses défenseurs décidèrent une audacieuse expédition dans les Pyrénées, la pénible et pé¬ rilleuse ascension de la Maladetta, tout simplement dans le but de remplir d’air réputé parfaitement pur les flacons ÉLOGE DE NICOLAS JOLY. 509 dont ils devaient se servir dans leurs expériences pour pé¬ remptoirement démontrer les erreurs de Pasteur. Je vous recommande, Messieurs, la lecture de la brochure du docteur Karl, pseudonyme du fidèle élève, du défenseur ardent des idées du maître, M. Musset. Vous verrez, en la lisant, nos savants à l'œuvre, préparant fiévreusement le matériel nécessaire à leurs recherches, dont le premier effet était de compliquer les difficultés de l’ascension. Le docteur Karl nous montre nos expérimentateurs, mieux assis sur les principes transcendants de la physiologie que sur leurs mon¬ tures, suivant péniblement les sentiers de la montagne, pas¬ sant la nuit dans une grotte, souffrant sans se plaindre le froid et les fatigues. Pouchêt, moins résistant, est obligé de quitter le champ de bataille; mais Joly, Musset et leurs •guides, parvenus au sommet désiré, remplissent, triom¬ phants, leurs flacons. La descente offre des difficultés plus grandes encore que la montée, surtout plus périlleuses. A la suite d’un faux pas, Joly faillit devenir victime de son ar¬ deur; sans l'adresse et le sang-froid d’un guide, il dispa¬ raissait dans un de ces gouffres sans fond, où le botaniste Dupeyron avait trouvé une fin tragique. Dans cette ascension sur des hauteurs inexplorées, Joly précédait M. Jansen. Plus heureux, le célèbre astronome vérifiait sur le mont Blanc ses théories, tandis que les ballons remplis sur la Maladetta n’avaient pas fait triompher l’hé- térogénie. Mais Joly entrait dans la phalange des audacieux qui risquent leur vie pour servir une cause qu’ils croient être la vérité. Dans la lutte scientifique dont je viens de vous indiquer ' les principales péripéties, l’élément comique se mêla aux incidents si variés qui passionnèrent le débat. Un journal de la localité, Y Étincelle, crut devoir rendre compte des succès obtenus par le professeur de Toulouse et des ovations faites à Paris au brillant orateur, et parler en bons termes de l’hétérogénie en reproduisant les articles de VOpinon nationale. Il se trouva un procureur de l’Empire 510 SÉANCE PUBLIQUE. / qui vit là une infraction aux lois , et poursuivit Y Etincelle. Jules Favre vint plaider cette cause, et, par une défense iro¬ nique, mit les rieurs de son côté en démontrant que « crier vive l’hétérogénie » n’était pas un cri séditieux. Peut-être trouvera-t-on que j’ai donné trop de développe¬ ment à cette question, qui maintenant ne peut passionner personne, n’ayant plus sa raison d’être. Mais elle eut, en réalité, une très grande place dans la vie de notre regretté confrère. Si son amour-propre eut à souffrir, si sa convic¬ tion scientifique surtout eut à gémir du résultat, cette que¬ relle fut plus utile à sa popularité que ses travaux les plus sérieux. Il avait montré de telles qualités d’orateur , que sa réputation de professeur éloquent en fut singulièrement accrue. Il était officiellement vaincu, mais il mérita de vain¬ cre, et dans les sciences d’observation il est toujours permis d’en rappeler. Quand des savants convaincus s’occupent d’une question, ils la scrutent sous des aspects variés qui renferment tou¬ jours une parcelle de vérité, que cette vérité soit admise ou non, qu’elle tienne au passé ou qu’elle soit réservée à l’ave¬ nir. Dans les sciences d’observation , les vérités ne sont que relatives ; elles ne sont vraies que parce qu’elles sont acceptées; l’erreur du jour est souvent la vérité du lende¬ main. Dans les débats scientifiques, le seul point important est qu’un progrès réel soit accompli, qu’une vérité nouvelle soit prouvée ; l’honneur des combattants reste sauf, les per¬ sonnes ne sont pas diminuées. La gloire de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire n’a pas été amoindrie par leprs dis¬ cussions, et Dutrochet lui-même, dont j’ai parlé, n’en reste pas moins un grand botaniste, malgré ses malheureuses manipulations. Joly avait si peu perdu dans l’opinion publique, qu’il reçut des hommes les plus éminents dans tous les genres des lettres de félicitations chaleureuses les plus sympathi¬ ques. Car, je l’ai déjà dit, la théorie défendue par Joly n’a rien qui répugne à la raison ; beaucoup de bons esprits l’ac- ELOGE DE NICOLAS JOLY. 511 ceptent sous certaines réserves, et peut-être la verrons-nous renaître sous des formes mieux appropriées; peut-être un jour l’hétérogénie rajeunie viendra compléter les immor¬ telles découvertes de Pasteur. J’avais écrit ces lignes quand je lus, dans un journal de Paris, que M. Béchamp, professeur à la Faculté catholique de Lille, avait, dans sa séance du 24 mars dernier, commu¬ niqué à l’Académie de médecine la suite de ses recherches sur les phénomènes de l’aigrissement et de la coagulation du lait. L'opinion admise est celle de Pasteur; ces phéno¬ mènes sont dus à la présence des germes répandus dans l’air. M. Béchamp soutient que les germes ne sont pour rien dans ces transformations déterminées par des microzymas; et, poursuivant ses observations, il démontre que les micro¬ zymas en évoluant deviennent des vibrions. Sans vouloir entrer plus avant dans l’analyse de ce travail, il me semble que l’auteur, en prouvant que des éléments organiques, en évoluant, deviennent des êtres plus complets, résout la question des générations spontanées, réhabilite l’hétérogénie. Si M. Béchamp a raison, il se trouvera, par une singu¬ lière ironie du sort, que le professeur qui écrivait autrefois : « la génération spontanée et la théorie de révolution sont des scandales physiologiques » ; et ailleurs : « l’hétérogénie est la base de toutes les doctrines matérialistes... », ce pro¬ fesseur sera proclamé aujourd'hui l’apôtre de l’hétérogénie et du transformisme ! Il ne faut pas trop s’étonner de ces surprenantes modifi¬ cations dans les convictions; elles sont non seulement per¬ mises, mais obligées, imposées au savant dont la préoccu¬ pation constante est la recherche de la vérité, la poursuite du progrès. Maintenant que de longues années se sont écoulées, il est intéressant de savoir ce que pensait Joly de ces événements. J’ai l’honneur de vous soumettre l’opinion du professeur, telle qu’il l’écrivait en mars 1885, c’est à-dire peu de temps avant sa mort. 512 SÉANCE PUBLIQUE. « M. Pasteur a eu sur moi l’avantage immense de pouvoir continuer, étendre, varier ses recherches dans la voie nou¬ velle où il était entré et qui, nous le reconnaissons sans hésiter, l’a conduit à de merveilleux résultats, trop merveil¬ leux, peut-être trop vantés, surtout par des preneurs plus ou moins intéressés à la chose, par des adeptes enthousiastes jusqu’à l’exagération, disons mieux, jusqu’à la servilité. Je sais bien que les résultats annoncés par l’habile inventeur de la théorie microbienne ont été contrôlés dans plusieurs de nos écoles par des hommes sérieux, très probes et très dignes de foi, devant lesquels je m’incline, en qui j’ai une confiance pleine et entière. Mais les expériences auxquelles ils se sont livrés sont loin d’être concordantes entre elles, plusieurs même sont nettement contradictoires aux affirma¬ tions si précises de M. Pasteur. Dans ce dernier cas, du moins, le doute est encore permis. Je n’en reconnais pas moins, avec la grande majorité des médecins et des physio¬ logistes de nos jours (1885), que M. Pasteur a rendu, par ses travaux relatifs à l’étude microscopique de l’air, des services très importants à la science et à l’humanité. Grâce à lui, P origine de plusieurs maladies contagieuses est assez bien connue : charbon des ruminants, érysipèle charbonneux ou rouget du porc. Le pansement de Lister, logiquement déduit de la théorie microbienne, peut être regardé comme un immense bienfait. Si nos discussions, déjà anciennes, avec M. Pasteur, ont pu contribuer en quoi que ce soit à lui faire obtenir un si magnifique résultat, nous nous en réjouissons au fond du coeur, et nous oublions volontiers qu’il a été pour nous un adversaire âpre et peu courtois. « Quant aux effets de ses virus atténués par la culture et transmis par inoculation aux animaux comme préserva¬ tifs, ils ne me semblent pas encore assez bien démontrés pour entraîner ma conviction, et dans le doute, je m’abs¬ tiens. » Cette citation montre que Joly avait dû se rendre à l’évi¬ dence. Il n’y a pas à s’étonner de trouver quelque amertume et une certaine froideur dans ce document. Il est si naturel / Éloge de Nicolas joly. 513 à un père d’aimèr ses enfants, même les moins bien venus. Joly a toujours conservé un faible pour l’hétérogénie, qui certainement n’a pas dit son dernier mot. Se borner à parler du professeur serait incomplètement reproduire la personnalité de Joly. Non seulement il avait une grande aptitude pour les sciences, mais aussi il eût pu se faire un nom dans les arts ou les lettres. Merveilleusement doué, son intelligence était apte à com¬ prendre toutes les manifestations de la pensée : poésie, litté¬ rature, philosophie. Favorisé par une mémoire heureuse, il avait su si bien apprendre et posséder l’allemand, l’anglais, l’italien, l’espa¬ gnol, qu’il pouvait penser en ces langues, ce qui est la seule j f preuve qu’on les connaît bien. « Quand on peut, disait-il, penser en une langue, c’est comme si l’on acquérait une âme nouvelle. » Cette manière de parler renferme une réelle vérité. La même pensée, exprimée en prose ou en beaux vers, semble une pensée différente. Chaque langue ayant son génie particulier, imprime des reliefs divers à la même idée. J’ajouterai qu’il étudia le sanscrit. Il a traduit des œuvres italiennes, espagnoles, anglaises, publié une grammaire allemande; il semble qu’il ait eu un faible pour cette dernière langue qu’il admire. Je ne puis en cela être de son avis; je crois la nôtre aussi belle, mais plus logique. De tout temps, ses aptitudes variées avaient été reconnues et utilisées. A Montpellier, nous l’avons vu professeur d’his¬ toire naturelle, de rhétorique et d’histoire; à la Faculté des sciences, il est professeur de zoologie, d’anatomie et de phy¬ siologie comparées, après avoir été chargé d’un cours de géologie et de minéralogie. Dans les nombreuses publications qu’il a laissées, il touche à toutes les branches de la science, à la philosophie, 9# SÉRIE. — TOME III. 33 514 SEANCE PUBLIQUE. à la littérature, et même il risqua certaines pièces de poésie. Joly passait avec la plus grande facilité d’une étude sur les monstruosités animales à la psychologie des bêtes. Après avoir reconstitué l’homme préhistorique, il s’occupe de pisciculture. Et ces travaux nombreux portent tous l’em¬ preinte de sa personnalité. Dans les études de science pure, il se montre observateur ingénieux, démonstrateur habile, ne laissant rien d’intéressant dans l’ombre, aimant à s’élever des faits particuliers aux lois générales, à faire des rappro chements utiles ; il est, on peut le dire, le modèle du savant complet. Mais pour bien connaître l’homme et l’écrivain, il faut lire les nombreuses biographies qu’il dut faire, soit en sa qualité de président de l’Académie des sciences de Toulouse, soit que l’amitié l’inspirât. C’est en louant les autres qu’il a laissé apercevoir tout ce qu’il y avait de sensibilité dans son âme, d’élévation dans ses sentiments, et combien il possé¬ dait la reconnaissance du cœur. Messieurs, il me reste enfin, pour compléter la biographie sommaire de notre regretté confrère, à vous présenter l’homme public, le bon citoyen, le vrai patriote. Entraîné en 1848, un peu malgré lui, à se mêler de poli¬ tique, par des amis qui connaissaient la sincérité de ses idées libérales et sa passion pour la justice, il s’intéresse un certain temps aux choses de la cité , mais ne tarde pas à reprendre sa liberté. Ce n’est que longtemps après, quand, l’Empire disparu, la République acclamée, les événements amenèrent la pro¬ clamation de la Commune à Paris, et, par suite, de fâcheux retentissements qni gagnèrent quelques villes de province et provoquèrent la tentative d’installation de la Commune à Toulouse, que Joly reparaît sur la scène. Dans notre ville, la situation était fort grave; deux partis sont en présence : les hommes de la Commune, les hommes d’ordre, vrais libéraux qui veulent maintenir la tranquillité ÉLOGE DE NICOLAS JOLY. 515 dans la cité. La population tout entière est en mouvement; des conflits sanglants sont à craindre; des colonnes mili¬ taires sont organisées, et le préfet Kératry vient à Toulouse se mettre à la tête des défenseurs de la légalité. Les forces de la Commune occupent le Capitole; les troupes sont massées sur la place, le canon braqué; l’instant est suprême; l’ordre de faire feu va être donné. Alors on voit un homme, seul, sortir des rangs des libéraux réunis près de là, se présenter au Préfet, le supplier de ne pas faire la troisième sommation, et lui demander la permission d’aller porter une parole de paix aux insurgés : c’est Joly! Le Préfet accepte. Joly se rend au Capitole, pénètre au milieu de la foule irritée qui l’occupe, la harangue!... Ce qu’il a dit, il ne le s'est jamais bien rappelé, mais il parle avec son cœur de la patrie et persuade ses auditeurs. Uir arrangement pacifique est ^conclu. Puis il demeure, montant la garde à la porte du Capitole, insulté, hué par les femmes. Deux heures il reste à ce calvaire, impassible : que lui im¬ porte tout ce bruit! il a rempli sa mission, le sang n’a pas coulé à Toulouse. Messieurs, il n’était pas permis de laisser dans l’ombre cette belle page de la vie de notre confrère, que, par une con¬ fusion singulière, un témoin qui paraît cependant bien ren¬ seigné attribue à une autre personne. A la Maladetta, il avait montré le courage du savant qui poursuit son rêve; au Capitole, c’est le citoyen, l’homme de cœur qui se jette, obéissant à sa conscience, au milieu des dangers pour em¬ pêcher une lutte fratricide. L’histoire de la Commune à Toulouse n’a pas encore été écrite; nulle part on n’a cité le dévouement de Joly; il faut espérer que cette histoire sera publiée, mais vraie, com¬ plète, sans réticence et sans flatterie. Trois fois Joly fut acclamé par ses concitoyens et nommé adjoint au maire de Toulouse; une quatrième fois, son nom sortit le premier de l’urne, mais il ne crut pas devoir accep¬ ter de siéger au conseil municipal. Joly était l’homme des grandes circonstances. Quand il 516 SEANCE PUBLIQUE. y avait quelque péril à conjurer, tous les partis le portaient sur leur liste, car on connaissait sa probité politique, sa loyauté : admis par les uns pour l’indépendance de ses idées, son libéralisme avancé, il était accueilli par les autres pour son esprit de justice, sa bienveillance, sa large tolérance. Mais le danger passé, l’ordre rétabli, Joly disparaît de la scène. 11 n’est plus utile, car il n’a pas la souplesse néces¬ saire à la trituration des affaires courantes. Alors, reprenant sa liberté, ce bénédictin, comme l’a dit un orateur sur sa tombe, ce bénédictin retournait plus facilement à ses livres qu’il ne montait au Capitole. On peut, en quelques mots, résumer sa vie : il vécut pour le devoir. Ayant demandé, vers le soir de ses jours, à être relevé de ses nombreuses fonctions, il s’était établi en sage' dans sa maison des Amidonniers, cultivant la vigne, les fleurs, reli¬ sant ses livres, méditant toujours, véritablement heureux, car il s’était préparé une belle vieillesse par ses œuvres. En possession d’une notoriété universelle, membre de nombreuses sociétés savantes, correspondant de l’Institut, chevalier de la Légion d’honneur, estimé, surtout estimé par ses concitoyens, n’ayant plus rien à désirer, il attendait en philosophe l’heure que nul ne peut éviter, quand une cir¬ constance vint changer en une maladie mortelle une affec¬ tion avec laquelle on peut vivre de longues années. Il succombait, par une triste circonstance, presqu’à la même heure que le plus jeune de ses fils; mais il ne connut pas cette perte qui eut mêlé trop d’amertume au calme de - ses derniers jours. Par tous les actes de sa longue existence, l’homme tolé¬ rant, probe, loyal et bon dont je viens d’esquisser la vie a justifié cette fière affirmation que je trouve écrite de sa main : « Je hais l’hypocrisie, le mensonge et la servilité. » ELOGE DE NICOLAS JOLY. 517 PRINCIPALES PUBLICATIONS DE N. JOLY. Titres honorifiques. Docteur en médecine cle la Faculté de Paris, professeur honoraire à la Faculté des sciences et à l’École de médecine de Toulouse, mem¬ bre correspondant de l’Institut de France et de l’Institut Royal-Lom- bard, Chevalier de la Légion d’honneur, Officier de l’Instruction pu¬ blique. I. Zoologie proprement dite. 1842. Note monographique sur les genres Limnadia , Estheria, Cyzicus et I saura. In Annales des sciences naturelles, 2e série, t. XVII. 1845. Note sur une nouvelle espèce d’animalcule infusoire (Monas sulphuraria, N. Joly et Fontan), qui colore en rouge les sources sulfureuses accidentelles de Salies (Haute-Garonne) et d’Enghien (Seine-et-Oise.) (En commun avec M. le Dr Fontan.) In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1849. Recherches pour servir à l’histoire naturelle et à l’anatomie des Termites. In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1853. Note sur la patrie primitive et l’origine du Rœuf domestique. In Journal d’agriculture pratique pour le midi de la France. 1854. Quelques mots à propos des Yaks récemment introduits en France. In Journal d’agriculture pratique pour le midi de la France. 1871. Note sur un nouveau cas d’hypermétamorphose constaté chez le Palingenia virgo à l’état de larve. In Annales des sciences naturelles, 1871 (octobre). 1872. Études sur le prétendu crustacé au sujet duquel Latreille a créé le genre Prosopistoma et qui n’est autre chose qu’un véritable insecte hexapode. (En commun avec le Dr Em. Joly). In Annales des sciences naturelles, septembre 1872, t. XVI. 518 SÉANCE PUBLIQUE. 1872. Contributions à l’histoire naturelle et à l’anatomie de la Mouche- feuille des îles Seychelles. In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1876. Études sur l’embryogénie des Éphémères, notamment chez le Palingenia virgo . In Journal de l’anatomie et de la physiologie de M. Ch. Robin (septembre 1876). 1879. Sur le placenta de l’AÏ ( Bradypus tridactylus, Linné) et sur la place que cet animal doit occuper dans la série des Mammifères. In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. • 1881. Études nouvelles sur les substances organiques ou organi¬ sées contenues dans les eaux thermales sulfureuses des Pyrénées. In Association française pour l’avancement des sciences. Congrès d’Alger. 1883. Études nouvelles tendant à établir la véritable nature de la glairine ou barégine, ainsi que le mode de formation de cette subs¬ tance dans les eaux thermales sulfureuses des Pyrénées. In Annales de chimie et de physique, 5e série, t. XXX. II. Zoologie appliquée. 1842. Notice sur les ravages que la Liparis dispar exerce aux environs de Toulouse. In Revue zoologique. 1844. Histoire d’un petit insecte coléoptère ( Colaspis atra Latr.) qui ravage les luzernes du midi de la France. In Annales des sciences naturelles, 3e série, t. II. 1850. Note sur la naturalisation et la domestication du Lama et de l’Alpaca en France. In Journal d’agriculture pratique pour le midi de la France. Nombreux travaux sur l’acclimatation, la physiologie et les mala¬ dies des Vers à soie. — Passim. III. Anatomie et Physiologie comparées. 1847. Note sur les effets des inhalations éthérées. In Comptes rendus de l'Institut (séance du 8 mars). 1850. Mémoire sur l’existence supposée d’une circulation péritra- chéenne chez les Insectes. In Annales des sciences naturelles, 3e série, t. XII. ELOGE DE NICOLAS JOLY. 519 1851. Considérations tendant à établir l'adage : Omne vivurn eodem alimento nutritur in ovo, suivies d’expériences sur l’alimentation artificielle des nouveau-nés. (Thèse soutenue devant la Faculté de médecine de Paris.) 1853. Recherches sur le lait. (En commun avec M. le professeur E. Filhol.) In Mémoires de l’Académie royale de médecine cle Belgique, t. III. 1865. Études sur la structure, le développement, la nutrition et la régénération des os, suivies de nouvelles expériences sur la colora¬ tion des os et des dents au moyen du régime garancé. (En commun avec le Dr Em. Joly.) In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse, VIe série, t. III. IV. Hétérogénie. 1860. Etude microscopique de l’air. (En commun avec M. Musset.) In Comptes rendus de l’Institut, t. L. 1860-1861. Nouvelles expériences sur l’hétérogénie ou génération spontanée. (En commun avec M. Musset.) In Comptes rendus de l’Institut, t. L, LI et LU. 1863. Examen critique du Mémoire de M. Pasteur relatif aux Générations spontanées. In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1864, Conférence publique sur Y Hétérogénie ou Génération spon¬ tanée faite à la Faculté de médecine de Paris. Paris, Germer-Baillière. Y. Anatomie philosophique. 1853. Études d’anatomie philosophique sur la main et sur le pied de l’homme, et sur les extrémités des mammifères ramenés au type pentadactyle. (En commun avec M. Lavocat.) In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1853. Études d’anatomie philosophique tendant à ramener au type pentadactyle les extrémités des Mammifères fossiles. (En commun avec M. Lavocat.) 520 SÉANCE PUBLIQUE. In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1855. Notes tendant à réfuter les assertions de sir Richard Owen au sujet du système digital des Équidés, improprement nommés Monodactyles. (En commun avec M. Lavocat.) In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1857. Nouvelle démonstration de la coalescence du Métacarpien ou Métatarsien du pouce avec la première phalange de ce même doigt. (En commun avec M. Lavocat.) In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. VI. Tératologie. 1845. Mémoire sur deux genres nouveaux de monstres Gélosomiens que l’auteur propose de désigner sous les noms de Thélonisome et de Streptosome. In Annales des sciences naturelles, 3e série, t. III. 1848. Mémoire sur un nouveau genre de monstres Gélosomiens pour lequel l’auteur propose le nom de Drcicontisome. In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1851. Mémoire sur un enfant Nosencéphale adhérent à son pla¬ centa et né vivant à Toulouse, le 26 juillet 1850. (En commun avec M. le Dr Guitard.) In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1852. Études tératologiques sur un chatte Gastromède observée vivante à Toulouse. In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1853. Études anatomiques et tératologiques sur une Mule fissipède aux pieds antérieurs. (En commun avec M. Lavocat.) In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1855. Études tératologiques sur un Aïiencépliale anoure apparte¬ nant à l’espèce bovine. (En commun avec M. Lavocat.) In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. ÉLOGE DE NICOLAS JOLY. 521 1856. Mémoire sur une Oie monstrueuse appartenant à la famille des monstres Polyméliens : établissement, à son sujet, de deux nou¬ veaux genres tératologiques, sous les noms d ' Agnathocéphale et d’/s- chiomèle. In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1858. Établissement d’un nouveau genre tératologique pour lequel l’auteur propose le nom de Rhinodynie . In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1858. Établissement du genre Hypotognallie. In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1865. Note sur un Céphalopage humain. In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1874. Note sur un monstre humain bifemelle (, Jeanne-Marguerite ), né à Mazères (Ariège), et appartenant au genre Sygopage. (En commun avec M. le Dr Peyrat.) In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1874. Sur un Osphruopage américain (Une visite à Millie-Christine). (En commun avec M. le Dr Peyrat.) In Bulletin de l’Académie de médecine de Paris, n« 3. 1875. Une lacune dans la série tératologique, remplie par la décou¬ verte du genre Iléadelphe. In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. VII. Travaux monographiques. — Histoire naturelle, anatomie et embryogénie comparées. 1840. Histoire d’un petit Crustacé (Artemia salina Leach) auquel on a faussement attribué la coloration en rouge des marais salants méditerranéens, suivie de recherches sur la cause réelle de cette colo¬ ration. (Thèse de zoologie). In Annales des sciences naturelles, t. XIII. 1842. Recherches zoologiques, anatomiques et physiologiques sur VIsaura cycladoïdes (N. Joly), nouveau genre de Crustacé à test bivalve découvert aux environs de Toulouse. In Annales des sciences naturelles, t. XVII. 1843. Recherches zoologiques, anatomiques , physiologiques et mé- 522 SÉANCE PUBLIQUE. dicales sur les ŒSTRIDES, et principalement sur les Œstres qui attaquent l’homme, le cheval, le bœuf et le mouton. In Mémoires de la Société d’agriculture, des sciences et des arts utiles de Lyon. 1843. Études sur les mœurs, le développement et les métamor¬ phoses d’une petite Salicoque d’eau douce ( Caridina Desniarestii N. Joly), suivies de quelques réflexions sur les métaphores des Crus¬ tacés décapodes en général. In Annales des sciences naturelles, t. XIX. 1845. Recherches historiques, zoologiques, anatomiques et paléon- tologiques sur la Girafe. (En commun avec M. L avocat). In Mémoires de la Société d’histoire naturelle de Strasbourg. 1872. Étude sur les métamorphoses des Axolotls du Mexique ( Sire- don mexicanns, Schaw). In Revue des Sciences naturelles de Montpellier. 1873. Études sur les mœurs, le développement et les métamor¬ phoses d’un petit Poisson chinois du genre Macropode (Macropodus Par adi si, N. Joly). In Revue des Sciences naturelles de Montpellier. VIII. Botanique. 1840. Observations générales sur les plantes qui peuvent fournir des couleurs bleues à la teinture, suivies de recherches anatomiques, physiologiques et chimiques sur le Polygonum tincturum , et spé¬ cialement sur le Chrozophora tinctoria. (Thèse de botanique). Montpellier, in-4°, 92 pages, 3 planches. 1856. Note sur YIgname de la Chine. In Journal d’agriculture pratique pour le midi de la France. 1861. Recherches sur l’origine, la germination et la fructification de la levure de bière. (En commun avec M. Musset). In le Moniteur scientifique du 1er novembre, du Dr Quesneville. 1866. Étude du Phycomyces nitens Kunze. (En commun avec M. le professeur D. Clos). In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1879. Études sur le Bananier ( Musa paradisiaca Tournefort). In Association française pour l’avancement des sciences. Congrès de Montpellier. ÉLOGE DE NICOLAS JOLY. 523 IX. Géologie, paléontologie, archéo-géologie. 1835. Notice sur une nouvelle Caverne à ossements, découverte à Nabrigas (Lozère). In Bibliothèque universelle de Genève, t. I. 1838. Traduction française et abrégée de l’ouvrage du Dr Buck- land, intitulé : Geology and Mineralogy considered with reference to nalural theology. Montpellier, vol. in -8°, 82 pages. 1848. Mémoire sur les Nummulites considérées zoologiquement et géologiquement. (En commun avec M. le professeur Leymerie). In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 1878. L’homme avant les métaux. XXXe volume paru de la « Bibliothèque scientifique internatio¬ nale », publiée sous la direction de M. Em. Alglave. Paris, Germer-Baillière et Ce. (Trois éditions). 1885. Note sur des pointes de flèches en silex préhistorique prove¬ nant du Sahara algérien. In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. X. Physique. 1842. Nouvelles recherches sur les mouvements du Camphre et de quelques autres corps placés à la surface de l’eau et du mercure. (En commun avec M. le professeur Boisgiraud aîné). Toulouse, broch. in-8°, 1 planche. XI. Travaux divers. 1855. Grammaire allemande simplifiée. Vol. in-8°. Paris, Hachette. 1856. Notice sur une Momie américaine du temps des Incas, trouvée dans la Nouvelle-Grenade. In Mémoires de l’Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse. 524 SÉANCE PUBLIQUE. XII. ■ Éloges et biographies. N. Joly a publié : A. Dans les Mémoires de l'Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres de Toulouse, les Éloges historiques de Raffeneau- Delile; de Sennefelder, inventeur de la lithographie; de Gleyzes, colonel du génie; de Frédéric Petit. B. Dans la Biographie universelle Michaud, les articles Dugès; Esquirol; Gleyzes, auteur de Thalysie, frère du précédent; Étienne et Isidore Geoffroy Saint-Hilaire; Dr Yiguerie. ' * . • ' • • t \ NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR M. TILLOL. 525 NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR M. TILLOL Par M. ROUQUET1. Messieurs, En me désignant pour être l’interprète des regrets que vous a causés la perte d’un confrère justement estimé, vous ne m’avez pas fait seulement un honneur dont je sens tout le prix, mais votre intention a été, sans nul doute, de fournir à un membre de renseignement public, dont la carrière a été mêlée à celle de Tillol, l’occasion d’acquitter à son tour, après les adieux touchants que notre secrétaire perpétuel a prononcés au nom de l’Académie, la dette de reconnais¬ sance de l’Université envers un homme qui l’a honorée autant par son caractère et la dignité de sa vie que par son talent et ses brillants services. Tillol (Jules- Jérôme) est né le 9 octobre 1817, à Cazoulès (Dordogne). Son père, ancien professeur de mathématiques, qui fut son premier maître, n’essaya pas, malgré son désir très légitime de le pousser dans la voie qu’il avait lui-même heureusement parcourue, de hâter le développement de ses précoces dispositions en le soumettant à un travail au-dessus de son âge et de ses forces: mais il lui fît suivre, sous sa propre direction, les différentes classes que comportait encore naguère l’enseignement du latin et du grec. Lorsque la santé de son enfant fut suffisamment raffermie, il n’hésita pas non plus à se séparer de lui pour le placer, d’abord au 1. Lue dans la séance du 30 avril 1891. 526 SÉANCE PUBLIQUE. collège de Sarlat où il débuta, en 1830, par la classe de]qua- trième, et ensuite an Lycée (alors collège royal) de Cahors, dans lequel il termina, avec un plein succès, ses études litté¬ raires en Tannée 1836. Notre confrère aimait à rappeler, lui pourtant si réservé, ses succès scolaires dont il a toujours été fier, et, en parti¬ culier, les prix de discours et de vers latins qui témoi¬ gnaient de ses solides qualités d’humaniste. Il se reportait souvent avec délices à cette époque de sa jeunesse où, sans avoir formé de projets bien arrêtés pour l’avenir, certain d’ailleurs que son bagage classique ne pourrait ni compro¬ mettre ni même retarder sa vocation, il s’abandonnait au charme que l’on éprouve, dès le seuil de la vie comme dans l’âge mur, à ce commerce journalier avec les plus grands génies de l’antiquité ou de nos glorieuses annales, et s’exer¬ çait avantageusement, sous la direction de maîtres expéri¬ mentés, à ces travaux littéraires, si en honneur autrefois, si malheureusement abandonnés ou restreints de nos jours, dont le but principal est cependant de développer chez les jeunes esprits, avec le jugement et le goût, cette faculté maîtresse de la réflexion et cette habitude indispensable de l’effort personnel que toute autre méthode est impuissante à inculquer au même degré. Aussi Tillol est-il toujours demeuré partisan convaincu de notre vieux système d’éducation universitaire. Les doc¬ trines pédagogiques propagées dans ces dernières années, avec plus d’abondance que de profit, n’avaient aucune prise sur sa ferme intelligence. En particulier, il estimait, avec raison d’après moi, que le perfectionnement de l’esprit scien¬ tifique chez les élèves n’a rien à gagner à l’introduction trop hâtive de l’enseignement des sciences, dont le prétendu rôle éducateur, récemment découvert, l’aurait fait sourire. Son expérience lui avait appris, en effet, qu’une forte cul¬ ture littéraire est la meilleure préparation aux études scien¬ tifiques, et qu’à égales aptitudes, les élèves dont l’intelligence a été assouplie ou affinée par les méthodes classiques ont sur les autres, malgré l’avance que ceux-ci peuvent posséder NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR M. TILLOL. 527 » au début, une supériorité qui ne tarde guère à se manifester et devient promptement décisive. Il en avait fourni lui-même la preuve quand, après avoir terminé ses humanités, deux années, dont l’une au lycée de Caliors, l’autre à celui de Bordeaux, lui suffirent pour par¬ courir le programme de l’enseignement scientifique tel que les établissements de l’État le donnaient à cette époque, et pour obtenir le diplôme de bachelier ès sciences mathémati¬ ques et physiques qui était alors le couronnement de la classe de mathématiques spéciales. C’est à la suite des épreuves de ce baccalauréat, subies avec la plus grande distinction et, probablement, sur la pro¬ position des membres du jury, que Tillol fut nommé régent à ce même collège de Sarlat, témoin de ses premiers succès d’écolier. Il y enseigna les mathématiques et la physique pendant les années 1839 et 1840. Notre confrère ne se con¬ tenta pas cependant d’avoir tenu brillamment les promesses que ses heureux débuts permettaient de concevoir. Désireux de compléter son instruction, il demanda un congé qu’il sut utiliser pour acquérir, après un stage de trois années à la Faculté des sciences de Bordeaux, les grades de licencié ès sciences mathématiques et de licencié ès sciences physiques. Dans le courant de l’année 1842, Tillol fut nommé à Cas¬ tres, où devait s’écouler une grande partie de son existence, et certainement la plus importante au point de vue profes¬ soral. Il occupa d’abord au collège de cette ville la seconde chaire de l’enseignement scientifique, savoir celle de ma¬ thématiques et de physique. Mais après le départ de M. Swiencki, en 1849, Tillol se trouva tout désigné pour remplacer dans la préparation aux écoles de Brest et de Saint-Cyr ce maître renommé. Ses premières leçons mon¬ trèrent bientôt que la succession de M. Swiencki ne pouvait tomber en de meilleures mains et que le nouveau professeur justifierait complètement, avec les espérances de ceux qui l’avaient promu, la confiance des familles qui le tenaient en assez haute estime pour lui confier l’avenir de leurs enfants. On sera peut-être surpris qu’un simple collège communal 528 SÉANCE PUBLIQUE. tel que celui de Castres pût être le centre d’une préparation qui réclame de nos jours un outillage spécial et compliqué, pour des causes diverses , au nombre desquelles on ne sau¬ rait trop signaler le manque absolu de concordance entre les exigences des examens et l’ensemble du système scolaire. Vers 1850, au contraire, l’heureuse harmonie réalisée entre le plan d'études des lycées ou collèges et les programmes d’admission aux écoles du Gouvernement, permettait à la plupart des établissements d’instruçtion, même à ceux de faible importance numérique, de se mettre sur les rangs; car un chef possédant quelque expérience , deux ou trois maîtres bien choisis et consciencieux étaient les seules et presqu’ infaillibles conditions de la réussite finale. Aucune d’elles ne faisait défaut au collège de Castres, qui avait, en outre, un puissant motif d’émulation dans la proximité de la célèbre école de Sorèze. Cette antique et libérale maison, qui était parvenue à un haut degré de pros¬ périté sous l’habile administration des Gratacap et des Ba- reille , auxquels devait plus tard succéder l’illustre Lacor- daire, jouissait alors d’une excellente réputation acquise dans les concours. Je ne vous étonnerai point sans doute, Messieurs , en vous disant que dans cette lutte loyale et féconde engagée entre les deux établissements voisins , Tillol sut non seulement se montrer en tout point digne de ses rivaux, mais aussi affirmer la supériorité de son en¬ seignement. Les succès que lui doit le collège de Castres sont encore présents à toutes les mémoires. C’est pourquoi , Messieurs, je me plais à penser que ceux de ses élèves dont sa direction a assuré l’avenir et qui occupent aujourd’hui, en grand nombre, de hautes situations dans les administra¬ tions publiques, l’armée ou la marine, gardent depuis leurs jeunes années et garderont toujours précieusement le souve¬ nir reconnaissant de leur ancien maître, de sa science et de son dévouement. Tillol possédait les précieuses et rares qualités qui cons¬ tituent l’excellent professeur : la précision unie à la clarté, le tact de discerner ce qui doit être expliqué avec soin et ce NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR M. TILLOL. 529 qu’il suffit d’indiquer à des auditeurs quelque peu exercés pour aiguillonner leur intelligence, et enfin , celle qui les comprend toutes parce qu’elle en est la conséquence, savoir l’autorité morale qui met entièrement les élèves dans la main de leur maître et lui permet d’en obtenir les plus grands* efforts. Son enseignement avait tout juste ce qu’il faut d’ori¬ ginalité pour tenir, sans la dérouter , la curiosité en éveil. Ses démonstrations, qu’il avait l’art de rattacher aux idées générales, étaient des modèles de simplicité. Plusieurs d’en¬ tre elles ont même franchi l’enceinte du collège de Castres et sont devenues en quelque sorte populaires dans le rayon de l’Académie de Toulouse. Pour tout résumer en quelques mots, Tillol a fait partie de cette élite qui est la force et l’honneur de l’enseignement secondaire, laquelle, par sa seule initiative et malgré T incohérence des programmes , a su déjà réaliser et réalise tous les jours, dans les méthodes classiques , ces progrès ininterrompus qui constituent la meilleure des réformes, car celle-là est définitive et n’a rien à redouter des caprices de la mode ou de l’inanité des théo¬ ries préconçues. Celui qui écrit ces lignes et qui , dans les premiers jours de l’année 1858, eut l’honneur de succéder à notre confrère, est particulièrement heureux d’être ici l’écho de l’estime universelle qui environnait le nom de Tillol. S’il croit devoir invoquer ce souvenir personnel, ce n’est pas, croyez-le bien, Messieurs, pour s’enorgueillir d’avoir été appelé à recueillir une pareille succession, mais pour exprimer publiquement sa reconnaissance envers le maître qui , en lui léguant des élèves bien préparés et une classe où prévalaient d’excellen¬ tes traditions de discipline et de travail, lui avait donné, en même temps, le meilleur modèle à suivre pour l’accomplis¬ sement de sa tâche. Les soins de son enseignement n’absorbaient pas entière¬ ment l’ardeur au travail dont était animé notre confrère. Quoique isolé et privé des relations que Ton a si fructueuse¬ ment établies dans ces derniers temps entre les professeurs de l’enseignement supérieur et ceux de l’enseignement 9e série. — tome m. 3i 530 SÉANCE PUBLIQUE. secondaire, il se tenait au courant des progrès de la science. Les théories, alors récentes, de la géométrie supérieure lui étaient familières, et l’on peut dire que les œuvres de Pon¬ celet et de Chasles étaient ses livres de chevet. Il avait aussi abordé avec succès des questions plus élevées d’ana¬ lyse ou de mécanique, ainsi ' qu’en témoignent quelques articles courts, mais substantiels, qu’il publia à cette époque dans les Nouvelles Annales de mathématiques , et qui l’ont fait avantageusement connaître au monde savant. Tillol prit aussi une part des plus actives à la fondation de la Société littéraire et scientifique de Castres. Dans la réunion préparatoire qui fut tenue à l’hôtel de ville le 26 novembre 1856, sous la présidence du sous-préfet, M. de Grimaldi, celui-ci rendit pleine justice aux efforts de Tillol et de l’un de ses collègues, M. Victor Canet, alors profes¬ seur de rhétorique au collège, lesquels, après avoir détruit bien des préventions indifférentes ou hostiles, étaient par¬ venus à assurer le fonctionnement régulier d’une Société qui devait rendre à l’étude* du pays castrais, de son sol et de son industrie admirables les services les plus signalés. MM. Canet et Tillol furent désignés à l’ unanimité pour rem¬ plir les fonctions de secrétaires de la savante compagnie qui avait déjà placé à sa tête, comme président, un érudit bien connu, M. Ànarcharsis Comtes, et, comme vice-président, un agronome très estimé, M. Maurice de Barrau. Pendant les années 1856 et 1857, Tillol remplit avec une scrupuleuse exactitude ses nouvelles fonctions, comme le prouve la lec- tnre des procès-verbaux des séances. Les premiers volumes des Mémoires de la Société littéraire et scientifique de Castres contiennent aussi plusieurs rapports ou communi¬ cations dus à notre confrère. Ils sont rédigés avec cette lar¬ geur de vues et ce soin de la forme qui montrent que chez lui le savant était doublé d’un lettré plein de lumières et de goût. Les remarquables résultats de son enseignement avaient souvent appelé sur Tillol l’attention des Inspecteurs géné¬ raux de l’Université. Mais aux offres d’avancement qui lui NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR M. TILLOL. 531 étaient faites il opposa longtemps un refus persistant, mo¬ tivé par son désir de ne point abandonner le milieu honnête et intelligent où la vie lui était si douce et dans lequel son mérite personnel, ainsi que l’honorable alliance qu’il y avait contractée presque à son arrivée, lui procuraient les rela¬ tions les plirs sûres et les plus agréables. Cependant, dans l’intérêt de ses enfants, il finit par écouter les propositions bienveillantes dont il était l’objet et se décida , en 1858, à quitter son cher collège de Castres. C’est alors, qu’après un court séjour au lycée de Reims, il fut nommé profes¬ seur de mathématiques au lycée de Toulouse, où il est demeuré attaché pendant près de douze années, de 1859 à 1871. Plus tard, et pour les* mêmes raisons, il consentit à un nouveau déplacement et entra dans l’administration acadé¬ mique. Mais cette fois il n’eut pas à s’éloigner beaucoup de sa résidence préférée, puisqu’il exerça ses nouvelles fonc¬ tions d’abord à Mon ta uban et ensuite à Albi, jusqu’au moment de sa mise à la retraite qui eut lieu vers l’année 1882. Mon intention n’est pas de suivre Tillol dans ces diverses situations où il continua de montrer les qualités de cœur et d’esprit que vous lui connaissiez. J’ai hâte, d’ailleurs, de vous entretenir de ses relations avec notre compagnie, et après avoir rendu un sincère hommage au professeur disert et à l’administrateur respecté, de vous parler enfin de sa carrière académique. La renommée scientifique de Tillol était connue et appré¬ ciée depuis longtemps par nos devanciers. Lorsque l'occa¬ sion se présenta, ils s’empressèrent de l’accueillir et l’élu¬ rent, en qualité d’associé ordinaire, dans la séance du 20 juin 1861, en remplacement de M. Endrès, ingénieur des ponts et chaussées, nommé associé correspondant. Tillol nous a donc appartenu pendant une période de près de trente années; d’abord comme associé ordinaire de 1861 à 1873, en second lieu comme associé correspondant pen¬ dant les années de 1873 à 1883 où il fut obligé, ainsi que je l’ai déjà dit, de s’éloigner de Toulouse, et enfin de nou- 532 SEANCE PUBLIQUE. veau comme associé ordinaire, lorsque son retour dans notre ville lui permit de reprendre sa place au milieu de nous. Ceux des membres de notre compagnie dont l’adrqission remonte seulement à quelques années n’oublieront jamais ce confrère aimable dont l’assiduité n’a eu d’autres limites que ses forces, qui se montrait attentif aux sujets variés de nos travaux parce que sa vaste instruction lui permettait de s’intéresser utilement à tous, et dont la bienveillance dis¬ crète n’était surpassée que par son extrême modestie. Nos Mémoires, qu’il a enrichis de ses communications, donnent la meilleure idée de son savoir et de sa compétence mathématiques. Si à notre époque, grâce à l’extension ou au perfectionnement des méthodes, les sujets qu’il a déve¬ loppés n’offrent plus, comme autrefois, l’attrait de la nou¬ veauté, il ne faut pas oublier qu’alors les connaissances indispensables pour les aborder étaient rares, fnême chez les professeurs, et, qu’en tout cas, on ne peut refuser aux travaux de Til loi le mérite d’une exposition lumineuse et, surtout, de cette sobre élégance qui était la marque de sa nature fine et cultivée. On les consultera toujours avec fruit, et l’on regrettera, sans doute plus d’une fois, que leur auteur n’ait pu réaliser le projet longtemps caressé de publier les résultats de recherches originales et profondes, poursuivies pendant plus de dix années sur les surfaces du second ordre. Il occupait les loisirs de sa retraite à compléter ou à classer ses notes manuscrites, sans se départir des habitudes studieuses de toute sa vie. Elles avaient d’ailleurs trouvé un nouvel aliment dans les fonctions de secrétaire-adjoint que vous lui aviez confiées pour l’année 1884, et qu’il remplit avec son zèle ordinaire. Malgré qu’il eût acquis le droit de se désintéresser des choses de l’enseignement, les nouvelles méthodes l'intéressaient et il les appréciait avec son juge¬ ment ferme et exercé. Bien souvent, après les séances des examens d’admission pour les écoles, auxquels il assistait comme au temps où il y était directement intéressé, nous avons eu ensemble de longues causeries après lesquelles il m’est arrivé, plus d’une fois, 'de tirer grand profit de ses 533 NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR M. TILLOL. observations judicieuses. C’est que Tillol, en se livrant, dès son jeune âge, à l’étude des mathématiques, n’avait pas été mu uniquement par le désir, parfaitement légitime d’ail¬ leurs, de recueillir les fruits de son travail, mais qu’il s’était senti entraîné dans cette voie par une irrésistible vocation de géomètre. Seule, la maladie a pu triompher de l'activité intellectuelle qui distinguait notre confrère. 11 ressentit les premières atteintes de son mal pendant l’hiver de 1888, et depuis son état ne cessa pas d’empirer. C’est le 11 décembre 1890 qu’il s’est doucement éteint, entouré de la digne compagne qui, après avoir fait le charme de sa vie l’a soigné avec un admi¬ rable dévouement, et aussi de son fils, accouru au premier appel. La suprême consolation de ceux qui l’ont connu est qu’en terminant sa longue et honorable existence, Tillol a emporté dans la tombe, avec les sympathies respectueuses des gens de bien, les immortelles espérances réservées à ceux qui font leur devoir ici-bas. Qui n’envierait une telle destinée? PUBLICATIONS DE TILLOL. I. Mémoires de l’Académie des Sciences, Inscriptions et Belles- Lettres de Toulouse. 1. Sur les polyèdres de volume maximum inscrits dans Y Ellip¬ soïde. 1861, page 265. 2. Démonstration de quelques théorèmes relatifs aux surfaces du second degré. 1862, page 365. 3. Génération modulaire des surfaces au second degré (résumé). 1863, page 626. 4. Sur une locomotive électro-magnétique de MM. Bellet et Rou¬ vre (Rapport). 1865, page 491. 5. Exposé des principes de la géométrie plane dans le système des coordonnées tri-linéaires. 1867, page 18. 6. Étude sur les sections planes des surfaces du second degré (Résumé). 1870, page 557. 7. Éloge de Despeyrous. 1885, 2e partie, page 100. 534 SÉANCE PUBLIQUE. II. Nouvelles Annales de Mathématiques. i=n . 1. Sur la relation =0 . 1849, page 148. i _ 1 ? I °°i ) 2. Sur l’équation de l’hyperboloïde à une nappe. 1849, page 149. 3. Note sur le cylindre et le cône équilatéral circonscrits à la sphère. 1849, page 218. 4. Sur les aires des triangles rectilignes et sphériques. 1850, page 406. 5. Note sur les sections circulaires des surfaces du second degré. 1851, page 304. III. Procès-Verbaux de la Société Littéraire et Scientiifique de Castres. 1. Importance de la météréologie. Année 1856-57, page 33. 2. Rapport sur l’ellipsographe de M. Valette. Année 1856-57. page 41. 3. Propriétés relatives à la courbe d’intersection de deux surfaces. (Rapport du commandant Grasset). Année 1856-57, page 96. 4. Rapport sur les observations météréologiques faites par M. Ali- bert. Année 1857-58, page 57. 5. Sur quelques propriétés des surfaces du second degré assujetties à passer par quatre des intersections de quatre plans donnés. (Pré¬ senté par M. Canet). Année 1857-58, page 269. NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR M. RIYALS. 535 NOTICE BIOGRAPHIQUE sua COMMANDANT Par M. L. JO ü LIN1. Rivais (Marc-Joseph -Émilien) est né le 25 avril 1833, à Sorèze. Son père, agriculteur très distingué, avait fondé dans un grand domaine voisin, à Verdalle (Tarn), une industrie qui l’avait peu à peu conduit à une belle aisance. Pendant la Révolution, son grand-père, ancien commis aux affaires étrangères, avait représenté la France successive¬ ment en Suède, en Suisse et à Gassel. Le frère de Rivais, beaucoup plus âgé que lui, qui vit encore, avait fait des études juridiques. Il fut décidé que notre collègue, qui témoignait dès son jeune âge de beaucoup d’application et d’aptitudes pour les mathématiques , serait dirigé vers l’École scientifique, qui ouvrait alors, comme aujourd’hui, les services techniques de l’État. Rivais fut placé à Toulouse dans un établissement privé, la pension Angéli, d’où il passa bientôt au collège royal. Après d’excellentes études, dans lesquelles s’étaient déve¬ loppés encore ses goûts pour l’abstraction et les sciences spéculatives, il fut envoyé à Paris pour achever, sous la direction de pédagogues particulièrement versés dans la technique des examens, la préparation du concours de 1. Lue dans la séance du 26 février 1891. 536 SÉANCE PUBLIQUE. l’École polytechnique. Un an après (1852), il entrait à cette École à clix-neuf ans, dans un rang tel qu’il pouvait espérer obtenir un des services du génie civil, qui, par un enchaî¬ nement bizarre de circonstances, se trouvent privilégiés par rapport aux services militaires. D’après ses çamarades , son application aux différentes branches de l’enseignement était assez inégale. Gomme il arrive à certains élèves bien doués pour les études théo¬ riques, les applications, et surtout les arts graphiques, furent un peu négligés par Rivais; en revanche, les parties élevées de l’analyse et de la mécanique étaient l’objet de toute sa prédilection. Le travail d’assimilation qu’il en fît se trouva même un jour assez puissant pour que le jeune élève découvrît en mécanique rationnelle un théo¬ rème qui est resté sous son nom dans la science. Je veux parler de la composition des accélérations centrifuges , nommé aussi théorème cle V accélération centrifuge com¬ posée 1 2 . En rappelant ces premières manifestations de l’activité scientifique de notre collègue, je ne puis m’empêcher de dire que ce n’est pas sans difficulté que l’honneur de la découverte lui est resté acquis. Il avait, en effet, exposé la nouvelle théorie au répétiteur du cours de mécanique. Or, ce dernier, fort savant du reste, crut pouvoir s’approprier le travail de Rivais, qui confinait à certaines de ses étu¬ des personnelles. Le débat fut porté devant l’Académie des sciences; il fut clos par une lettre d’Arago, le secrétaire perpétuel, qui reconnut, avec son emphase habituelle, la priorité pour notre collègue A C’était un beau début. Dans une autre organisation sco¬ laire, le maître, dont les leçons auraient produit si hâtive¬ ment de pareils fruits, eût entouré l’élève de ses conseils en le dirigeant affectueusement vers une des positions qui conduisent au haut enseignement. 11 n’en pouvait être ainsi 1. Résal, Traité de cinématique pure. 2. Cette lettre commençait ainsi : « Mon jeune ami, au milieu de tant de nuages, j’ai cru apercevoir une étoile; mais quelle étoile !... » NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR M. RIVALS. 537 à l’École polytechnique, où les hasards d’un classement, formé des éléments les plus divers, décide de la carrière d’un élève. Rivais pouvait du moins espérer entrer dans les services privilégiés, grâce aux notes excellentes que lui assurait son intelligence complète des cours les plus élevés. Il n’en fut rien non plus. La guerre de Crimée commençait; les besoins des services militaires avaient augmenté consi¬ dérablement ; c’est à cet événement qu’un élève très distin¬ gué, qui avait déjà pénétré sur le terrain de la découverte, et auquel un brillant avenir scientifique semblait réservé, dût de suivre la carrière militaire. A l’École de Metz, les études théoriques, uniquement confinées dans le cours d’artillerie professé par le savant colonel Didion, le successeur de Piobert, furent l’objet prin¬ cipal des méditations de Rivais ; aussi, dès son entrée dans la carrière, le jeune officier connaissait-il à fond les par¬ ties élevées de la balistique. Mais l’enseignement purement technique et les exercices militaires intensifs auxquels on devait forcément soumettre des jeunes gens qui n’avaient encore reçu aucune préparation pratique, l’éloignèrent for¬ cément des sciences qu’il avait si heureusement cultivées à l’École polytechnique. Manquant de l’aliment le plus appro¬ prié à son esprit, ses facultés d’abstraction se portèrent alors sur les sujets si variés qui forment le bagage de l’officier des armes spéciales, et ses camarades se rappellent encore le debciter, aussi brillant que solide, de leurs réunions intimes. L’initiation du lieutenant Rivais comme officier de troupe s’accomplit de 1856 à 1862, au 3me régiment d’artillerie à pied à Strasbourg. A cette époque, l’étude des hautes questions militaires n’était pas très en honneur dans l’armée : les guerres de Grimée et d’Italie avaient surtout fait valoir les qualités du soldat français et de l’officier qui le conduit immédiatement. Nul besoin ne semblait se faire sentir d’améliorer ou de transformer l’instrument qui nous avait valu une aussi belle situation en Europe. Aussi Rivais ne trouva-t-il pas l’occasion d’appliquer ses facultés à l’étude des questions élesées de l’état-major, à l’âge où elle peut 538 . SÉANCE PUBLIQUE. être la plus fructueuse; il resta spécialisé dans l’artillerie. Capitaine en 1862, il passe successivement au 16me régi¬ ment à Toulouse; puis, il séjourne quelques années en Afrique, suivant les errements d’alors qui voulaient qu’un officier ne fût complet qu’après avoir servi dans la colonie. Il revint, en 1869,. pour se marier à Sorèze. Il était à Grenoble capitaine-commandant au 6me régiment lorsque la guerre de 1870 éclata. Appelé à Strasbourg pour préparer le passage de l’armée sur la rive droite du Rbin, il est, dès son arrivée, frappé de l’imprévoyance des chefs chargés de l’opération, presqu’aussitôt abandonnée. Il est engagé toute la journée à Reischoffen, et l’officier savant étonne ses camarades, qui ont fait les guerres de Crimée, d’Italie et du Mexique, par le calme et le sang-froid qu’il conserve sous le feu. Il est entraîné à Chàlons avec les débris de l’armée vaincue, et assiste à la bataille de Sedan. Revenu à Paris avec le corps du général Vinoy, il en repart presqu’aussitôt pour Orléans, et, le 3 décembre, il a l’honneur de soutenir la retraite de l’armée française à Ghevilly, par un feu incessant, qui fait illusion à l’ennemi et retarde la poursuite. Ce brillant fait d’armes lui vaut le grade de chef d’esca¬ drons. C’est en cette qualité qu’il sert à l’armée de l’Est. Plus heureux que beaucoup de camarades, Rivais avait pris part successivement à toutes les phases de cette guerre néfaste : aux deux premiers nctes où l’armée française avait succombé sous le nombre, l’organisation et la direction supérieure de l’ennemi ; enfin, aux derniers efforts faits pour sauver l’honneur, avec des milices improvisées. Au lendemain de la guerre, le jeune commandant fut classé au 14e régiment à Tarbes. Ses connaissances des parties les plus élevées de la technique de l’artillerie ren¬ daient en effet sa collaboration précieuse dans une ville qui devenait un de nos principaux arsenaux. Chef d’escadrons à trente-sept ans, avec ses brillants ser¬ vices de la campagne de France, ses connaissances scienti¬ fiques et techniques, Rivais devait atteindre les plus hauts NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR M. RIVALS. 539 degrés de la hiérarchie militaire. Malheureusement, dès la fin de 1871, il ressentit les premières atteintes d’une maladie » organique, due aux fatigues de la campagne de 1870, qui l’obligeait à se retirer définitivement en 1879. C’est à Toulouse, pendant cette retraite prématurée, qu’il a continué ses travaux d’artillerie. Vous l’avez appelé en 1884 dans votre sein ; il vous en était bien vivement recon¬ naissant. Sans doute, sa santé délabrée ne lui permettait pas de prendre à vos travaux une part aussi active qu’il l’eût désiré; c/est cependant à votre Bulletin qu’il a confié ses deux derniers Mémoires, 1885 et 1886 : Les effets du tir des pièces rayées sur le matériel. Dans cette étude, il com¬ plète les théories que Poisson avait faites sur le matériel à âme lisse, travail considérable qui malheureusement reste inachevé. Bien que notre confrère fût très souffrant, son âge et son énergie morale faisaient espérer de le conserver encore bien des années. Mais il fut pris, pendant l’hiver 1888-89, d’un violent accès de rhumatisme qui le tint alité six mois et le laissa presque infirme d’une main. Peu de temps après, un fils de dix-huit ans, dont il guidait les études vers la car¬ rière militaire, lui fut enlevé par une de ces maladies qui ne pardonnent pas. C’en était trop; il resta brisé. Au prin¬ temps de l’année dernière, Rivais voulut aller à Sorèze, son pays natal, dans l’espérance d’y trouver quelque soulage¬ ment. C’est de là qu’il m’écrivait en décembre dernier qu’il était mieux, et qu’il espérait pouvoir bientôt revenir à Tou¬ louse, et, cette fois, prendre une part active à nos travaux. Mais la maladie organique dont il était atteint depuis longtemps faisait de rapides progrès. Rivais s’est éteint le 26 janvier dernier, à la suite de complications particu¬ lièrement douloureuses. Il a été assisté, dans ses derniers moments, par un des savants religieux du collège de Sorèze, qui avait pu apprécier toutes les qualités de cet éminent esprit et de cet excellent homme. 540 SÉANCE PUBLIQUE. NOTICE SUR LA VIE ET LES TRAVAUX D'ALBERT TIMBAL-LAGRAVE / ^ . * Par M. BAÏLLET1. Messieurs , Deux années à peine se sont écoulées depuis le jour où, dans l’une de nos séances publiques, j’ai dû lire l’éloge d’Edouard Timbal-Lagrave, l’un des membres de notre Aca¬ démie qui ont le plus contribué à la faire connaître au de¬ hors par d’importants travaux. J’étais loin de prévoir à cette époque qu’il me faudrait, après si peu de temps, rem¬ plir à l’égard du fils le même devoir que je remplissais à l’égard du père. Mais la famille Timbal-Lagrave est, depuis quelques années, douloureusement éprouvée. La mort, qui Ta frappée sans pitié, ne s’est pas contentée de faire dans son sein de nombreuses victimes parmi ceux qui avaient at¬ teint un âge plus ou moins avancé ; il lui a fallu encore, après nous avoir enlevé le père qui avait siégé parmi nous pendant trente ans, nous ravir le fils qui nous appartenait depuis quatre ans à peine. C’a été, pour nous, un deuil d’autant plus grand qu’Albert Timbal-Lagrave était jeune encore, et qu’il possédait la plupart des précieuses qualités de son père, qu’il faisait revivre au milieu de nous. 1. Lue dans la séance du 19 février. NOTICE SUR ALBERT TIMBAL-LAGRAYE. 541 Bernard -Albert Timbal-Lagrave était ne à Toulouse le 5 juillet 1848. Il est mort le 10 juin 1890, n’ayant pas encore quarante-deux ans. Par son origine, il était en quelque sorte appelé à embrasser une profession se rattachant à l’art de guérir. Son grand père, son grand-oncle du côté paternel et son père étaient pharmaciens ; son grand-père du côté maternel était médecin, et son oncle, le docteur Lannes, exerce encore la médecine dans notre département. Je ne dirai rien de ses études classiques qu’il fit avec succès au lycée de Toulouse et dans l’une des meilleures institutions de la ville. Dès qu’elles furent terminées, il prit rang parmi les étudiants de notre École de pharmacie, donnant ainsi satisfaction aux vœux les plus chers de sa famille et au goût prononcé qui le portait à acquérir des connaissances étendues sur les sciences naturelles. Cette première période des études professionnelles d’Albert Timbal-Lagrave eut une influence marquée sur la direction qu’il donna par la suite à ses recherches et à ses travaux. A la tête de l’École de mé¬ decine et de pharmacie, il trouva le professeur Edouard Filhol, l’un des amis les plus dévoués de sa famille, qui lui fit prendre part aux travaux de son laboratoire et l’admit an nombre de ses préparateurs. Albert profita largement de l’enseignement que lui donnèrent, à cette époque, Filhol qui a laissé un nom justement célèbre en chimie, et Meillès qui, sous le titre de chef de laboratoire, veillait assidûment sur lui, comme sur tous les autres jeunes gens que le maître s’efforçait d’initier aux théories de la science et aux mani¬ pulations du laboratoire. Après deux années passées à cette excellente école, Albert Timbal, qui ambitionnait le diplôme de pharmacien de première classe, qu’il ne pouvait prendre à Toulouse, alla continuer ses études à Montpellier, où, parmi les professeurs, il retrouva de vieux amis de son père, entre autres Planchon, qui l’aidèrent à acquérir un ensem¬ ble de connaissances que l’on possède rarement d’une ma¬ nière complète au moment où l’on quitte les bancs de l’école. Albert Timbal revint donc à Toulouse en 1873, parfaite¬ ment préparé à « seconder son père dans la gestion de cette 542 SEANCE PUBLIQUE. pharmacie modèle de la rue Romiguières, à laquelle, sui¬ vant les expressions du docteur d’Ardenne, notre confrère, il a su jusqu’à la fin conserver intacte son antique réputa¬ tion. » Partagés entre le père et le fils, les soins à donner à l’officine et à la surveillance de la pharmacie laissaient à l’un et à l’autre des loisirs qu’ils pouvaient consacrer à la science. Le père les employait presque en entier à l’étude des plantes de notre région, et nous savons quelle importance considérable ont acquise ses publications sur cette matière. Quant au fils, associé aux excursions de son père, il publia aussi à ses débuts quelques travaux sur la botanique, et le Bulletin cle la Société' clés sciences physiques et naturelles de Toulouse a conservé de lui deux rapports qui témoignent qu’il aurait pu s’occuper avec fruit de recherches sur cette partie de la science '. Mais ce n’est pas vers l’étude des plan¬ tes que se portait de préférence l’attention d’Albert Timbal. Filhol lui avait inspiré le goût des recherches que l’on peut faire dans les laboratoires de chimie. En le retrouvant à Toulouse, à son retour de Montpellier, il fut naturellement amené à reprendre, sous la direction de ce maître vénéré, des travaux qui étaient en rapport avec ses préoccupations professionnelles, et ce fut à la chimie, et particulièrement à la chimie médicale, qu’il consacra son temps et son intelli¬ gence. Son premier travail sur cette matière est un Mémoire de chimie pure qui fut présenté, sous forme de thèse, à la Faculté de Montpellier pour l’obtention du titre de pharma¬ cien de première classe. Ce Mémoire est intitulé : U Anti¬ moine cV après la chimie atomique A C’est une forte brochure in-quarto de cent quatre pages, dans laquelle, après avoir fait l’histoire de l’antimoine et de ses composés, depuis les temps anciens jusqu’à nos jours, il Fetudie dans les pro- 1. Rapport sur une herborisation au bois de LarrameL au mois de mai 1873. Bulletin de la Société des sciences physiques et naturelles de Toulouse , tome Ier, p. 255. Rapport sur une herborisation aux en¬ virons de Muret, le 15 mai 1874. Idem, tome II, p. 479. 2. Montpellier, chez Jean Martel aîné. NOTICE SUR ALBERT TIMBAL-LAORAVE. 543 priétésqui résultent de son atomicité, dans ses combinaisons avec les radicaux monoatomiques ou polyatomiques, dans les relations qui existent entre ce corps et les autres métal¬ loïdes pentatomiques, comme l’azote, le phosphore, l’arsenic, le bismuth et l’uranium, et enfin dans son action, sur l’éco¬ nomie animale, qui fait de ses préparations, suivant les cas, tantôt des poisons qui peuvent réclamer des recherches délicates en toxicologie, et tantôt de précieux médicaments, comme l’émétique et le kermès, qui rendent chaque jour à la thérapeutique les services les plus signalés. Il est évident que le jeune étudiant qui venait à peine de terminer ses études n’a pu parler dans cette thèse que d’après les maî¬ tres dont il a reproduit les idées. On ne peut néanmoins se dispenser d’observer qu’il l’a fait avec méthode et de ma¬ nière à témoigner qu’il avait largement profité des leçons qu’on lui avait données à Montpellier et à Toulouse. Mais ce n’est pas à des travaux de chimie pure qu’Albert Timbal devait se consacrer après avoir quitté les bancs de l’école. Sa profession l’appelait à faire surtout l’application des connaissances qu’il avait puisées en chimie, à l’étude des questions qui se rattachent à la pathologie et à la théra¬ peutique. C’est, en effet, dans l’une ou daps l’autre de ces directions qu’ont été conduites les recherches dont il a publié les résultats dans le Journal de la Société cle méde¬ cine de Toulouse et dans les Mémoires de notre Académie. Albert Timbal était depuis quatre ans à peine de retour à Toulouse quand une place fut déclarée vacante à la Société de médecine dans la section de pharmacie. Le jeune phar¬ macien se mit sur les rangs pour obtenir cette place et pré¬ senta à l’appui de sa candidature un Mémoire ayant pour objet : La Recherche du mercure dans les urines L Filhol, qui était bon juge en cette matière, a dit de^ ce travail : « L’historique de la question abordée par M. A. Timbal- Lagrave y est fait dans le plus grand détail. Les recherches des savants français et étrangers y sont présentées avec 1. Revue médicale de Toulouse , pp. 237 et 381. 544 SÉANCE PUBLIQUE. beaucoup de méthode et de clarté; et l’auteur ne donne pas seulement des preuves d’une grande érudition, il discute les diverses opinions émises, y joignant, quand il le faut, des observations originales d’un réel intérêt. » C’est qu’en effet, par les analyses auxquelles il s’est livré, en ayant recours à des procédés connus qu’il a quelquefois heureusement mo¬ difiés, Albert Timbal a concouru à répandre quelque lumière sur des questions difficiles relatives à l’élimination du mer¬ cure par les urines, où on le retrouve, suivant les cas, tantôt à l’état d’albuminate d’oxyde de mercure, tantôt à l’état de bichlorure et quelquefois même à l’état de biiodure. Ses recherches ont d’ailleurs confirmé l’influence heureuse de l’iodure de potassium sur l’élimination du mercure. « Ce dernier fait, dit M. le Dr Terson, est très important au point de vue pratique, en ce qu’il encourage, dans les cas de syphilis ancienne, à donner de concert ces deux remèdes à une dose convenable sans avoir à craindre une accumula¬ tion fâcheuse. » Après avoir ainsi débuté par un travail favorablement accueilli, Albert Timbal, naturellement enclin à poursuivre l’étude des agents les plus actifs que Ton emploie en méde¬ cine, entreprit des recherches sur l’Aconit napeL II impor¬ tait de savoir pourquoi cette plante n’agit pas toujours de la même manière ni avec la même activité dans les diverses circonstances où elle est administrée. Notre ancien confrère, Édouard Timbal , avait remarqué depuis longtemps que , dans les Pyrénées, l’Aconit napel, qui croît à une altitude de 1200 à 1600 mèlres, présente au moins trois variétés ap¬ partenant l’une à la partie orientale de la chaîne, l’autre à la partie centrale, et la dernière à la partie occidentale. Il suggéra à son fils la pensée de rechercher si ces trois varié¬ tés sont également riches en principes actifs. Albert s’em¬ pressa de répondre au désir de son père, et bientôt après il publia, sous le titre de : Contribution à V étude botanique et chimique de V Aconit napel des Pyrénées un Mémoire où 1. Revue médicale de Toulouse, 1880, pp. 347 et 381. NOTICE SUR ALBERT TIMBAL-LAGRAVE. 545 il démontre que les trois variétés d’ Aconit napel contiennent des quantités différentes d’Alcaloïdes, que la culture rend la plante inactive, que les parties desséchées de la plante sau¬ vage sont plus actives que les mêmes parties de la plante fraîche, que la racine est plus active que la tige et les feuil¬ les, et enfin que le principe actif médicamenteux réside non seulement dans l’aconitine, mais encore dans les autres produits, tels que la Napelline et l’Aconelline déjà signalées par les frères Smith. Je ne suivrai pas notre jeune confrère dans les recherches qu’il a dû faire pour arriver à ces con¬ clusions, cela m’entraînerait trop loin ; je me contenterai d’ajouter, pour faire comprendre Futilité et l’opportunité de son travail, que ses conclusions furent presqu’immédiate- ment reproduites par divers recueils et journaux de méde¬ cine. Mais pour un esprit qui cherchait à se rendre compte des causes qui permettent à certaines substances d’agir avec plus ou moins de puissance sur l’économie animale, il ne suffisait pas d’isoler les principes actifs des médicaments tirés du règne organique, il fallait encore s’efforcer de re¬ connaître l’influence que pourraient avoir sur les propriétés de ces principes les modifications qu’ils subissent dans leur composition quand ils dérivent de Fun des radicaux dont la chimie moderne admet l’existence. Gela fît accueillir par Albert Timbal, avec une sorte d’enthousiasme, le travail pu¬ blié par M. Dujardin-Beaumetz, sous ce titre : De la forme atomique des corps au point de vue de la thérapeutique. Il en fît une analyse 1 dont il donna lecture à la Société de médecine, et dans laquelle, s’appuyant sur les exemples choisis par M. Dujardin-Beaumetz lui-même, il fît voir que les alcools par fermentation ont une action toxique qui suit, pour ainsi dire, d’une façon mathématique une progression croissante comme leur formule atomique, et que des faits analogues se font encore observer, d’une manière plus ou moins manifeste à l’égard de certaines substances asepsiques 1. Revue médicale de Toulouse , 1887, p. 269. 9* SÉRIE. — TOME III. 35 546 SÉANCE PUBLIQUE. ou jouissent de propriétés diverses plus ou moins marquées. Les soins qu’ Albert Timbal devait donner à sa santé l’obli¬ geaient à faire tous les ans une saison à Vichy. Gomme l’a dit notre confrère, M. le Dr d’Ardenne, « un observateur tel que lui ne se borne pas, comme les buveurs ordinaires, à tendre une coupe graduée aux coquettes donneuses qui rè¬ glent le débit des divers griffons. » Ses voyages devinrent , en effet, pour lui des occasions d’étude. Il se rendit compte des différences qui existent dans la composition des eaux des diverses sources, suivant qu’elles sont transportées à distance ou consommées sur place, et fît des résultats qu’il obtint par cette étude l’objet d’une communication à la So¬ ciété de médecine L Ses conclusions furent que, pour l’usage à distance, il faut s’adresser exclusivement aux eaux des sources froides des Gélestins et de Saint-York, qui, seules, ne s’altèrent pas sous l’influence de l’agitation et du refroi¬ dissement. Ge sont là des résultats qu’il était permis de pré¬ voir, mais il n’était pas moins utile de les rendre évidents par des analyses bien faites, entreprises les unes auprès des sources elles-mêmes, les autres à distance sur les points où les malades sont appelés à faire usage du liquide trans¬ porté. En 1887, la Société de médecine , chirurgie et pharmacie de Toulouse avait mis au concours, pour 1889, une question sur les Médicaments nouveaux introduits dans la théra¬ peutique depuis dix ans. Albert Timbal était alors le plus jeune des membres de sa section , et, par ce fait, il était dé¬ signé pour être le rapporteur sur les Mémoires présentés au concours. Ses études antérieures le mettaient parfaitement à la hauteur de cette mission, et le rapport qu’il a lu à cette occasion1 2, en indiquant les conditions que doit remplir un médicament nouveau pour mériter d’être accepté par la pra¬ tique, a fait voir comment la question aurait dû être traitée 1. Compte rendu des travaux de la Société de médecine de Tou¬ louse, 1888, p. 29. 2. Compte rendu de la Société de médecine de Toulouse, 1889, p. 43. NOTICE SUR ALBERT TIMBAL-LAGRAVE. 547 pour répondre au vœu de la Société. C’est une œuvre qui , toute modeste qu’elle est. témoigne encore des connaissances variées de celui qui l’a rédigée. Tous les travaux d’Albert Timbal dont je vous ai entre¬ tenus jusqu’à présent, Messieurs, se rapportent à la phar¬ macie ou à la thérapeutique. Il a porté aussi ses investiga¬ tions dans une autre direction, sur la chimie médicale, et a abordé avec succès l’étude de sujets où la science, qu’il cul¬ tivait d’une manière spéciale, prête un puissant secours à la pathologie. Le premier travail qu’il a publié dans cet ordre de recherches est une Analyse du contenu d’un kyste traumatique L II s’agit d’un produit morbide recueilli chez un malade que traitait le D1' Tachard, médecin militaire, qui depuis a quitté Toulouse où il s’était acquis les plus vives sympathies. Albert Timbal fait voir comment et par quels procédés il a décelé, dans le produit qui a été mis à sa disposition, l’urée, l’acide urique, les sels et les subs¬ tances albuminoïdes. Il insiste tout particulièrement sur ces dernières qui, par les formes qu’elles peuvent revêtir, sont susceptibles de révéler au chirurgien la nature du kyste auquel il a affaire et de le diriger par conséquent, jusqu’à un certain point, dans le traitement à instituer. C’est encore dans le but d’éclairer le diagnostic du prati¬ cien qu’il a mis à profit deux cas observés par le Dr Jougla, son cousin, comme lui trop tôt enlevé à la science et à ses malades, pour étudier V Acétonurie et entreprendre la recher¬ che de V Acétone dans le sang et dans les urines 2. Le travail qu’il a rédigé à ce sujet vous a été communiqué et été publié dans nos Mémoires. C’est une raison pour nous y arrêter pen¬ dant un instant. L’acétone est un produit volatil, très odorant, qui se forme quelquefois dans l’économie, chez les diabéti¬ ques, et qui se répand dans le sang et dans les urines. Sa présence est souvent décelée par une odeur particulière 1. Revue médicale de Toulouse, 1880, pp. 45 et 76. 2. Mémoires de l'Académie des sciences, inscriptions et belles- lettres de Toulouse , 1887, p. 287. 548 SÉANCE PUBLIQUE. qu’exhalent les malades presque toujours atteints de coma. Il est important, pour éclairer le diagnostic du médecin, qu’il soit renseigné sur l’instant précis de l’apparition de l’acétone dans l’organisme. Albert Timbal, invité par le Dr Jougla à rechercher l’acétone dans les urines de deux malades que celui-ci avait à traiter, prit occasion des opérations aux¬ quelles il avait dû se livrer pour écrire sur l’Acétonurie un Mémoire dans lequel, après avoir fait d’une manière complète l’historique de la question, il décrit et discute les procédés qu’il a employés pour retrouver, dans le sang et dans les urines, le produit dont la présence devait fata¬ lement entraîner la mort des deux malades. Ce travail, qui dans la pensée de l’auteur devait être suivi d’un autre pour lequel il avait déjà réuni des matériaux, lui permit de démontrer « que la quantité d’urine émise, l’urée et la proportion de glucose diminuent d’une quantité très sen¬ sible quelques jours avant l’apparition de l’acétone; que cette diminution est graduelle et se retrouve dans tous les cas observés, et qu’au point de vue chimique le meilleur mode de recherche consiste dans l’emploi de la méthode par distillation de Markownikofî pour le sang, et de la méthode de Chautard pour les urines. » C’est là, comme on le voit, une contribution utile à l’étude d’une question fort importante sur laquelle il existe encore bien des points qui demanderaient à être élucidés. L’attention qu’ Albert Timbal avait apportée à ses pre¬ mières recherches sur les éléments morbides dans les pro¬ duits que lui avaient confiés les médecins, et les conclu¬ sions qu’il en avait tirées au point de vue de la pratique, avaient fait voir combien il était compétent pour ces sortes de travaux. Aussi un courant commençait-il à s’établir vers son laboratoire, où, autant que sa santé chancelante le lui permettait, il s^efforçait de donner satisfaction à toutes les questions qui lui étaient soumises. Il se flattait, avec quelque raison, de trouver là un vaste champ à explorer pour les communications que sa position dans les sociétés savantes de Toulouse l’appelait à faire chaque année. La dernière NOTICE SUR ALBERT TIMBAL-LAGRAVE. 549 lecture qu’il nous a faite, le 4 juillet 1889, Sur' un cas 'parti¬ culier d’ Hématochylurie^ , témoigne qu’il ne s’était pas abusé. Vous avez tous présent à l’esprit, Messieurs, l’intérêt avec lequel fut accueillie cette communication où notre jeune confrère, parlant d’une altération qui se manifeste rarement sous notre climat, sut faire sortir de ses recher¬ ches des enseignements utiles relativement à la composition de l’urine du malade, qui lui parut caractérisée, non seule¬ ment par son aspect particulier, mais encore par la présence de globules sanguins, d’une petite quantité de fibrine et d’un produit particulier, l’uro-caséine, presque identique à la caséine du lait. Ce travail est le dernier de ceux où Albert Timbal a fait voir son aptitude à éclairer, par de savantes analyses, des questions difficiles de pathologie. Mais à côté du malade il y a l’homme sain, et bien souvent le chimiste peut, par ses recherches, donner à celui-ci des renseignements fort im¬ portants pour , lui permettre de se conserver en santé. En d’autres termes, la chimie est fréquemment appelée à venir en aide à l’hygiène. Dans cette voie, j’ai à signaler un tra¬ vail qu’ Albert Timbal nous a lu en 1888, sous le titre de : Quelques observations sur les vins plâtrés 2. On sait à quelles discussions a donné lieu le plâtrage des vins, opéra¬ tion que quelques-uns persistent à considérer comme inof¬ fensive, et que la plupart des autres proscrivent comme sus¬ ceptible de communiquer aux vins des propriétés noscives. Ces discussions n’ont pas été sans alarmer les consomma¬ teurs qui jusqu’alors avaient cru trouver dans le vin une boisson salutaire. De là de fréquentes consultations deman¬ dées à ceux qui, par les moyens que la chimie met à leur disposition, sont à même de reconnaître si ce liquide est altéré, de là pour eux la nécessité de faire de nombreuses analyses. Albert Timbal fut, comme la plupart des autres pharmaciens, souvent sollicité de rechercher si les échan- 1. Mémoires de V Académie des sciences, inscriptions et belles - lettres de Toulouse, 1889, p. 486. 2. Ibid., 1888, p. 410. 550 SEANCE PUBLIQUE. tillons qu’on lui présentait avaient été plus ou moins plâtrés. Gela l’engagea tout naturellement à étudier ce qui avait été publié sur cette importance question, et c’est le résumé de ses études qu’il nous a communiqué. Il n’y a rien dans ce travail qui soit absolument original, mais on le lit avec intérêt parce qu’il fait bien connaître ce que c’est que l’opération du pl⬠trage, qu’il dit les avantages que les vignerons savent en tirer, et que, par contre, il fait ressortir comment, à la suite des réactions qui se produisent, le vin arrive à renfermer du sulfate acide de potasse en quantité suffisante pour porter atteinte à la santé du consommateur. L’auteur insiste d’ail¬ leurs sur ce fait que l’on peut, par des soutirages faits à pro¬ pos, communiquer au vin les qualités que l’on espère lui don¬ ner en recourant au plâtrage. Enfin, il termine en pas¬ sant en revue les opinions, parfois contradictoires, qu’ont émises sur cette question les savants les plus autorisés, et se range du côté de ceux qui repoussent le plâtrage des vins, au moins lorsqu’il est porté au delà des limites tolérées par les instructions ministérielles. Albert Timbal se montre, dans ce résumé, plein de modération et de sens pratique, et son travail est un de ceux que l’on peut consulter avec fruit pour se mettre au courant d’une question qui touche à l’agri¬ culture et à l’hygiène, et qui est encore aujourd’hui vivement controversée. La chimie a des connexions avec toutes les branches des connaissances humaines. L’agriculture lui emprunte sou¬ vent des notions qui lui sont d’un très grand secours, et il est certain qu’Albert Timbal, qui avait remplacé son père à la Société d’agriculture de la Haute-Garonne, ne pouvait manquer d’aborder quelques-uns des sujets qui se rattachent à la culture du sol. On lui doit, en effet, une Note sur un engrais azoté 1 dans laquelle il rappelle qu’il ne suffit pas de fournir aux plantes des principes nutritifs sous forme d’engrais, mais encore qu’il faut se rendre compte de la 1. Journal d'agriculture pratique et d'économie rurale pour le Midi de la France, 1884, p. 94. NOTICE SUR ALBERT TIMBAL-LAGRAVE. 551 facilité et de la rapidité avec lesquelles ils sont absorbés, et tirer de là des indices sur la durée du temps pendant lequel leur action peut se continuer. A l’appui de cette doctrine, il donne l’analyse d’un engrais industriel qui, sous sa direc¬ tion, a été employé à fumer une vigne; il le suit dans son action, le retrouve l’année suivante au pied de chacune des souches, apprécie ce qu’il a perdu et indique ce qu’il fau¬ drait, d’après lui, ajouter à ce qui reste pour favoriser la continuation de ses effets. C’est en somme une bonne étude d’un cas particulier. Mais Albert Timbal avait l’intention de pousser plus loin ses recherches pratiques sur la chimie appliquée à l’agriculture. Dans ces dernières années, il s’était attaché à analyser divers terrains dans quelques propriétés aux environs de Toulouse, et avait tiré de la composition connue de ces terrains des indications relativement aux principes à faire entrer dans les engrais artificiels destinés à les féconder. Déjà, sur une propriété voisine de la ville, il avait obtenu des effets remarquables dans la reconstitution d’une prairie naturelle. D’autres analyses et d’autres essais étaient en cours d’exécution, quand une recrudescence de sa maladie et d’autres circonstances indépendantes de sa volonté vinrent entraver ses projets et le forcer à ajourner la rédaction d’un travail d’ensemble qu’il se proposait d’éla¬ borer avec une sage lenteur. Nous devons le regretter, car il était évidemment dans une bonne voie, et il aurait pu •prendre part au mouvement qui pousse vers le progrès l’agriculture locale. Tels ont été, Messieurs, les travaux d’Albert Timbal- Lagrave. Ils ne sont pas au nombre de ceux qui font rejaillir un vif éclat sur leur auteur et lui assurent une place hors de pair parmi les martres de la science; mais ils ont le cachet plus modeste d’œuvres éminemment utiles, élaborées avec conscience et publiées sans aucune espèce de prétention. Lorsqu’on fait attention à l’âge peu avancé que notre confrère a atteint, lorsqu’on se rappelle surtout qu’il a souffert pendant de longues années d’un mal cruel dont la violence l’arrachait trop souvent à ses travaux, on ne peut 552 SÉANCE PUBLIQUE. s’empêcher de reconnaître tout le mérite qu’il a eu de faire, avec un véritable courage , des recherches difficiles, alors qu’il se sentait entraîné à prendre du repos et à se désinté¬ resser de l’étude. Mais, ainsi que l’a dit M. Legoux, « Albert « Timbal s’était pénétré de bonne heure de la vérité du pro- « verbe : « Noblesse oblige. » Il avait trouvé dans l’exemple « les traditions de sa famille, l’amour du travail, la passion « pour les choses de l’esprit qui distinguaient son digne et « vénéré père. Élevé à une telle école, notre confrère, animé « en outre de cet esprit de curiosité scientifique qu’il avait « puisé à l’école de ses savants maîtres, nous donnait de « magnifiques promesses pour l’avenir. » Tout nous fait pré¬ sumer qu’il aurait répondu à cette espérance, car il avait des projets de recherches qui lui auraient permis d’aborder des questions d’une réelle importance, et peu de temps avant le début de la longue et dernière crise qui devait le conduire au tombeau, il avait enrichi son laboratoire d’instruments et d’appareils nouveaux dont il se promettait de faire usage dès qu’une atténuation de ses souffrances lui aurait laissé la possibilité de revenir à ses travaux. Albert Timbal unissait à l’amour du travail les plus pré¬ cieuses qualités du coeur. Il était bon, affectueux et plein de reconnaissance pour ceux qui lui témoignaient de l’intérêt. Nous en trouvons une preuve dans Y Éloge de J. Meillès l, qu’il a lu à l’Académie, dans la séance du 22 novembre 1888, où il fait ressortir, avec l’attention et la délicatesse d’un ami véritable, tous les mérites du savant modeste qui avait été son maître dans le laboratoire de Filhol. Il avait d’ailleurs un heureux caractère qui le rendait cher à ses amis, et l’on était souvent étonné de le trouver plein d’une gaîté de bon aloi, lorsqu’un moment d’accalmie faisait trêve à ses souf¬ frances. Mais lors même qu'il souffrait et qu’il se rendait compte de la gravité de son état, il savait encore, par affec¬ tion pour les siens, dissimuler ses inquiétudes et manifester 1. Mémoires de V Académie des sciences , inscriptions et belles lettres de Toitlouse, 1889, p. 552. NOTICE SUR ALBERT TIMBAL-LAGRAVE. 553 pour l’avenir des espérances sur lesquelles il ne se faisait pas illusion. Ceux qui l’ont approché clans les derniers mois de sa longue maladie ont vu avec quel soin il cachait à sa compagne bien-aimée les progrès du mal qu’il savait de nature à l’emporter dans un bref délai. Son affection pour elle et pour l’enfant qu’il laissait en ce monde se traduisait alors par des épanchements dont il avait soin d’éloigner tout ce qui aurait pu ressembler à un manque d’espoir pour l’avenir. Et cependant il avait si bien compris que tout était fini pour lui qu’il avait demandé, et reçu avec confiance les derniers secours de la religion. Entouré des soins les plus affectueux, il a pu se dire, en quittant la vie, que s’il lui fallait abandonner ce monde avant d’avoir élevé le jeune fils qui lui donnait déjà de légitimes espérances, il avait au moins la consolation de le laisser entre les mains d’une mère affectueuse et dévouée, et de grands parents qui sauront, avec elle, le guider dans les épreuves difficiles de la vie. / • 554 SÉANCE PUBLIQUE. - , - . . RAPPORT GENERAL SUR LES CONCOURS DE 1891 Par M. MASSIF1. Messieurs, Dans la société antique il était d’usage, en entrant dans une maison et avant de s’asseoir, de faire l’éloge du maître, en admirant les objets qui décoraient sa demeure. Nouveau venu dans cette Académie, permettez-moi de vous saluer à la manière antique ; c’est la grande manière. Ce que renferme la demeure où vous avez bien voulu me recevoir, c’est la sagesse, c’est la science, c’est la bien¬ veillance; devant ces divinités de votre foyer, je m’incline. Qu’ajouterais-je à leur éloge? Je ne sais quel moraliste a dit : « Il y a dans le monde une foule de gens dont tout le mérite est de savoir écouter. » Je ne voulais avoir ici d’autre mérite; vous en avez disposé autrement, en me confiant le soin de promulguer vos arrêts. Je vais les faire connaître tels que je les ai recueillis, tels que vous les avez prononcés. L’ordre du concours ne laissait cette année à la disposi¬ tion de la classe des sciences que des médailles d’encoura¬ gement ; aussi les courtisans ne sont-ils pas nombreux 1. Lu clans la séance publique du 24 mai 1891. RAPPORT GÉNÉRAL SUR LE CONCOURS. 555 autour d’elle. J’en compte trois : deux ont mérité ses bonnes grâces; le troisième, un habitant de Foix, perfectionner trop hardi de l’art aéronautique, s’est perdu au delà des nuages; l’Académie n’a pu le suivre1. Les sources, comme les nuages, sont dans l’humide domaine de celui que Bernard Palissy, au livre des Eaux et des Fontaines, appelle le Souverain Fôntainier. Un hydro¬ logiste albigeois nous retient dans cet empire. M. le DrMale- phettes a exploré, à diverses altitudes, les Sources miné¬ rales du département du Tarn , dont quelques-unes sont peu connues2. Il a consigné ses observations dans un Mémoire où dominent, avec le souci de la méthode, celui de l’exactitude. C’est ainsi qu’il nous fait connaître la nature du terrain dans chaque station ; le captage, la température, les propriétés thérapeutiques des eaux; l’aménagement des Thermes et les modifications que lui suggère la connais¬ sance des inventions les plus récentes de l’art médico- thermal. A ces mérites, M. Malephettes ajoute une qualité pré¬ cieuse que j’appellerai la prudence hydrologique. Je citais tout à l’heure Bernard Palissy; permettez-moi de le citer encore. Dans un imaginaire entretien entre Practique et Théorique, il fait dire à la sage Practique : « Pour t’as¬ surer ni croire que les eaux minérales puissent servir à toutes les maladies, je suis logé bien loin d’une telle opi¬ nion. » M. Malephettes est logé à la même enseigne. Il limite à des affections déterminées l’usage des eaux de chaque source. Le précepte est bon; malheureusement on ne nous fait pas connaître les observations médicales sur les¬ quelles il repose et rien ne garantit, dans les cas prévus, les résultats promis. Mais l’Académie sait qu’en cette fin de siècle où règne la Neurasthénie, M. le Dr Malephettes n’aura pas beaucoup à faire pour trouver dans le pâle cortège des Névroses ample matière à observation, et elle lui décerne, 1. Rapporteur spécial, M. Forestié. 2. Rapporteur spécial, M. le Dr Garrigou. 556 SÉANCE PUBLIQUE. en l’encourageant à compléter cette étude, une médaille d’argent de deuxième classe. Il me serait facile, en suivant M. Malephettes, de vous entretenir des mille affections qui tourmentent notre humaine nature. 'Contentons-nous de bénir nos médecins, les demi- dieux qui pratiquent l’art de les éloigner. Mais il y a dans cet ordre d’idées une catégorie de demi-dieux inférieurs dont M. Urbain Foulon, vétérinaire à Saramon (Gers), reven¬ dique ici et avec succès le droit à la reconnaissance publi¬ que. Ce n’est pas trop dire : les animaux ont vie et senti¬ ment comme nous, dit Montaigne, et ils nous sont utiles. M. Foulon a présenté deux Mémoires à l’Académie; l’un sur la Phlébite ombilicale des poulains et des veaux; l’au¬ tre sur les Lymphangites et abcès gourmeux chez les Soli- pèdes U Le rapporteur spécial, à qui nous empruntons les détails techniques de ce compte rendu, constate que M. Foulon a suivi « des cas assez nombreux de phlébite ombilicale, dans des conditions variées, en ce sens que parfois il a été appelé au début de l’affection et a pu en arrêter la marche, tandis que d’autres fois ses secours ont été réclamés plus tard et qu’il lui a été donné d’étudier les complications graves qui se manifestent trop souvent et entraînent presque toujours la mort des jeunes sujets, sans que le praticien puisse inter¬ venir d’une manière utile. » Il ne s’ensuit pas qu’on puisse accepter sans contrôle les observations de M. Foulon : « On serait autorisé à lui demander d’appuyer les assertions qu’il formule sur une démonstration plus rigoureuse; » mais on n’ignore pas combien il est difficile à un modeste praticien, loin des laboratoires, loin des centres où l’on fait de sem¬ blables études, de poursuivre ces recherches délicates. Le second travail de M. Foulon est « une observation sur un cas de gourme qui s’est manifesté avec des caractères particuliers sur une pouliche de trois ans. » Ce serait le lieu, Messieurs, de vous montrer cette pouliche infortunée, 1. Rapporteur spécial, M. Baillet. RAPPORT GÉNÉRAL SUR LE CONCOURS. 557 pantelante sous le bistouri de M. Foulon ; je vous épargnerai ces détails émouvants. Il nous suffît de savoir que de cette opération est résulté « un fait nouveau à ajouter à ceux que l’on connaît déjà sur cette forme de la gourme qui ne se traduit pas par ses symptômes ordinaires, et qui néanmoins est bien de même nature que celle où l’on voit se dérouler l’ensemble des symptômes classiques de l’affection. » L’année dernière, l’Académie a accordé à M. Foulon une médaille de bronze pour un travail sur le carreau des bêtes bovines; elle estime que les observations dont nous venons de parler « peuvent concourir à compléter les documents que l’on possède déjà sur les questions que l’auteur a abordées, » et, à ce titre, elle lui accorde cette année une médaille d’ar¬ gent de deuxième classe. Messieurs, la section des Sciences a épuisé ses faveurs. L’année 1892 lui réserve la part abondante que nous trou¬ vons cette année entre les mains de la section des Lettres. Cette section avait à donner le grand prix de l’Académie, la médaille d’or, le prix Gaussail et les médailles d’encou¬ ragement affectées au concours libre. L’Académie n’a reçu aucun Mémoire pour le grand prix; par conséquent, la question proposée au concours, de ce chef, en 1890, sur la géographie féodale dans le Midi, reste la propriété des candidats, en attendant Nqu’une nouvelle question soit proposée en 1892. Le concours libre a apporté sur notre bureau quatre com¬ munications. La plus importante a pour titre : Béziers pen¬ dant la Révolution, d’après des documents originaux, par M. Soucaille1. Il y a longtemps, croyons-nous, que les archives connaissent M. Soucaille; il est certain que l’Aca¬ démie le reconnaît. Elle lui décerna, en 1887, une fraction du prix Gaussail. Donc, M. Soucaille, grand fureteur et âpre travailleur, s’est entouré de documents, et, en constatant 1. Rapporteur spécial, M. Vesson. 558 SÉANCE PUBLIQUE. qu’il ne laisse passer inaperçu durant cette période si mou¬ vementée, ni une assemblée, ni une élection , ni une dis¬ cussion, ni un discours, ni un mémoire, ni une lettre, ni un incident, ni une émeute, ni une farandole, ni un person¬ nage, ni un monument, nous constatons qu’il en avait vrai¬ ment une bien grande quantité. C’est 'beaucoup pour l’his¬ toire, mais cela ne suffit pas à l’histoire. Une mise en œuvre soignée , quoique simple, est de rigueur pour la faire bien venir. M. Soucaille a un peu négligé ce détail important, et voilà pourquoi la Révolution ne paraît avoir ici ni la vie ni l’ampleur que nous lui connaissons. Cette impression tient encore à une autre cause : à l’étroi¬ tesse du cadre. M. Soucaille ne quitte pas Béziers ; c’est fort avantageux pour Béziers; mais à côté de l’avantage je vois l’inconvénient. La vue, je parle de vue intellectuelle, se me¬ sure au champ; à champ étroit, optique étroite. Mais était-il nécessaire, dira-t-on, de rappeler les grands événements que personne n’ignore? Non, sans doute; mais il eût été plus conforme aux convenances historiques d’élargir l’opinion à la mesure de ces grands événements. Ce qui manque ici, ce n’est pas l’exactitude documentaire; elle est rigoureuse, irréprochable; c’est ce que j’appellerai l’exactitude compa¬ rative , celle qui donne à la première sa véritable valeur et toute sa valeur. Voilà beaucoup de reproches pour aboutir à une récom¬ pense. C’est qu’en résumé « Béziers pendant la Révolution , dit M. le Rapporteur spécial, témoigne d’un long travail et de consciencieuses recherches. Le sujet, qui aurait pu être traité avec un esprit plus libéral, l’est cependant d’une manière satisfaisante , surtout si l’on se place au point de vue de l’intérêt local que l’on ne pouvait demander à l’au¬ teur de négliger. » Par ces motifs, l’Académie a décerné à M. Soucaille une médaille d’argent de deuxième classe. La Révolution, on le sait, emprunta ses symboles à la Grèce et à Rome. Allons à Rome ! Rome était partout il y a dix-huit siècles, et M. Achille Gaillac nous la montre ici tout près , à l’Isle , dans le département du Tarn , où il a RAPPORT GÉNÉRAL SUR LE CONCOURS. 559 découvert, une quarantaine de villas gallo-romaines. Les fouilles ont mis à découvert, dans ces divers emplacements, ces empreintes connues, ces classiques débris de l’art gallo- romain, partout les mêmes, partout admirables. M. Gaillac les a recueillis, il les étudie, il les compare, et, en présen¬ tant à l’Académie quelques spécimens les mieux conservés, il lui fait espérer pour l’année prochaine un travail d’en¬ semble sur ces intéressantes découvertes. L’Académie, et la classe des Inscriptions particulièrement mise en goût et désireuse d’encourager ces efforts, réserve bon accueil à sa communication. M. Achille Gaillac a présenté un second Mémoire d’une importance moindre, intitulé : Recherches sur les origines de la ville de VIsle. La ville de Montaigut ayant été déman¬ telée en exécution du traité intervenu en 1229 entre le roi de France et le comte de Toulouse, les habitants abandonnè¬ rent leur bourg en partie détruit et allèrent s’établir à La Yla, à l’Isle. Qu’était l’Isle avant cette époque? une pauvre bourgade. Quelle en était l’origine? L’auteur y a découvert quelques vestiges de l’époque mérovingienne, et il en tire une conclusion conforme. Tout cela est fort hypothétique. Nous pensons qu’il faut à cet essai une élaboration plus lon¬ gue, et, sans vouloir le déprécier, nous lui préférons le pre¬ mier, qui ouvre la voie au succès. C’est pour lui en faciliter l’accès que l’Académie a décerné à l’auteur une médaille de bronze 1 . Autant est modeste le petit cahier de M. Gaillac, autant est solennel, dans sa reliure à filets dorés, le volumineux cahier de M. Ambrody. Il se présente à l’Académie dans le vêtement de parade qu’on lui donna pour venir figurer à l’exposition de 1887. La présence de cette livrée, qu’on a vu pendant une série d’années dans toutes les expositions sco¬ laires et dans tous les concours académiques, finit, je l'avoue, par ne plus m’éblouir. Luxe nécessiteux d’ailleurs, il couvre la pauvreté2. 1. Rapporteur spécial, M. Crouzel. 2. Rapporteur, M. Deschamps. 560 SÉANCE PUBLIQUE. L’ Histoire de la commune d'Escanecrabes , dans le canton de Boulogne, arrondissement de Saint-Gaudens, par M. Fré¬ déric Ambrody, est pauvre, en effet, maigre et longue de quatre cent vingt-neuf pages. Les généralités très générales qu’elle contient sur le régime féodal, sur l’organisation communale, la justice, le culte, l’instruction publique ne nous apprennent rien de nouveau ; d’autre part , certaines statistiques ne sont guère plus intéressantes qu’une page d’annuaire. Il serait difficile de faire un abrégé de cette histoire trop touffue; mais à quoi bon ? N’a-t-on pas appelé les abréviateurs les vers rongeurs de l’histoire , et ne serait- ce pas une perfidie de ronger celle-ci qui est déjà la proie de plusieurs locutions parasitiques et d’une quantité de super¬ fluités. Mieux vaut donc chercher les détails intéressants et instructifs qui y sont disséminés ; il y en a assurément, mais l’auteur, dépourvu de méthode, n’a pas s.u les faire valoir; c’est regrettable, car il perd le bénéfice des longues recher¬ ches qu’il a dû faire. L’Académie ne veut pas cependant qu’il le perde tout entier ; elle lui tient compte de ses efforts, de quelques bonnes pages, d’un certain nombre de pièces justi¬ ficatives, d’une excellente topographie de la commune, des cartes qui l’accompagnent , et elle lui décerne une médaille de bronze. Ne semble-t-il pas un peu hardi d’intituler histoire une simple énumération de noms, de dates et de faits juxtaposés sans méthode et sans preuves? Il serait plus naturel de don¬ nera des travaux de ce genre, si les titres d’essai ou d’abrégé paraissent trop modestes, celui d’étude, par exemple, qui pa¬ raît mieux leur convenir. C’est sous ce simple titre qu’une dame a présenté un Mémoire sur la commune de Couladère, canton de Cazères, arrondissement de Muret1. Malheureuse¬ ment, ce travail n’est ni une étude, ni un essai, ni un abrégé, ni même un mémoire; c’est encore moins une histoire. Je ne voudrais pas, en trahissant la vérité, m’exposer au châtiment réservé, pendant les infinies migrations futures, 1. Rapporteur, M. Lapierre. RAPPORT GÉNÉRAL SUR LE CONCOURS. 561 à l’homme prévaricateur. Et cependant c’est le divin Manou, lui qui réserve au faux témoin le supplice des serpents dans les abîmes de Varouna, c’est lui qui a dit : « Ne frappez pas une femme, pas même avec une fleur. » Grand est mon embarras. Messieurs. Si je ne frappe pas, je trahis la vérité. Si encore il existait une exception contre la femme auteur, je m’armerais de fleurs; mais on ne connaît pas d’exception. Cependant, on convient qu’il y a dans le monde quelque chose de plus léger que le papillon, de plus fin que la poussière diaphane de son aile, de plus rapide que le vol de l’hirondelle, de plus subtil que le zépliir, de plus flexible que la tige du lys : c’est la pensée. En donnant à ma pensée toute la légèreté de ces formes vaporeuses; en la faisant plus douce que les brises de Couladère que chante hauteur, car l’auteur est poète, peut-être me sera-t-il permis, sans forfaire, de lui dire les défauts de son œuvre. M. le Rapporteur spécial, après avoir lu l’histoire de Cou¬ ladère, déclare que cette bonne bourgade semble ne pas avoir d’histoire. Je n’en disconviens pas; mais, en revanche, com¬ bien de vilaines petites histoires voltigent en bourdonnant ou rampent à l’ombre de ce clocher. Sans doute, ces malins propos de village ne sont pas des crimes : Nihü hoc ad edic- tum PrœtoiHs, mais ils ne sont pas matière à concours. Nous aimons mieux la poétique légende de l’ormeau de Sully qui verdoie près de la maison d’école. Elle n’offense personne. Ce vieil ormeau a inspiré quelques strophes à l’auteur. Des vers ! c’est une coquetterie à laquelle l’Acadé¬ mie des sciences n’est pas accoutumée, c’est œuvre joyeuse : Carmina lœt.um sunt opus , dit Ovide, et pacem 'mentis habere volunt : paix de l’àme, liberté*de l’esprit, imagina¬ tion, sentiment et dictionnaire de rimes n’est-ce pas assez pour composer des vers? En lisant ceux-ci on s’aperçoit qu’il faut connaître en outre et respecter les lois du rythme. J’y vois la poésie, je ne vois pas la poétique. On lit dans le Chang-Chou , le livre auguste, le livre su¬ périeur des Chinois, au chapitre intitulé : Lou-gao , verset cinquième : « Si on ne se laisse pas séduire par ce qui se 9e série. — TOME III. 36 562 SÉANCE PUBLIQUE. voit et par ce qui s’entend, tout est dans l’ordre. » L’Acadé¬ mie n’a pas vu, mais elle a lu, elle a entendu et elle ne s’est pas laissé séduire. « Tout est dans l’ordre. » Après cette halte sous l’orme ombreux de Gouladère, il est temps de décerner la médaille d’or. Quatre mémoires impri¬ més ont concouru. Voici d’abord une histoire de Saint-Orens-de-Gameville, petit volume in-12, de 166 pages, par M. Laffont, instituteur de cette commune L C’est, en apparence, un bon petit livre, bien honnête, avec une foule de petits renseignements utiles, tels que la liste de messieurs de la garde nationale; une bonne petite carte où sont fidèlement indiqués, en bonnes grosses lettres capi¬ tales et avec des pointes de flèches, les quatre points cardi¬ naux ; de la statistique copiée bien exactement d’après les registres de la maison commune, et quelques faits histori¬ ques un peu boiteux, comme on en lit, sans discussion, dans les Guides Joanne. Il serait complet avec un petit carton¬ nage souple, habillé de toile et un titre doré sur plat qui lui donnerait droit de cité dans la Bibliothèque des chemins de fer. Mais jai dit : en apparence, car au fond l’auteur juge un peu de tout à l’aventure et avec une assurance qui ne con¬ vient pas à* une connaissance superficielle de l’histoire. Je dirai qu’à ce point de vue, son petit livre renferme des pages qui peuvent donner le change aux lettrés de village et aux enfants qui le liront ; qu’ïïenri Martin n’est pas l’unique his¬ torien de la France ; qu’Erkmann et Ghatrian ne sont que des romanciers et nullement des autorités; qu’une opinion, une exception, surtout si elle est aussi odieuse que celle de la page 44, ne saurait être présentée comme absolue et univer¬ selle vérité historique, et que si un bandit féodal a commis des méfaits et des forfaits, il ne saurait s’ensuivre que la féodalité, nécessité des temps, soit une monstruosité; que toutes les institutions de l’ancien régime soient abominables; 1. Rapporteur, M. l’abbé Douais. RAPPORT OÉNÉRAL SUR LE CONCOURS. 563 que tous les seigneurs et tous les moines ne soient que des bourreaux, des tyrans et des accapareurs. L’auteur, dans l’épigraphe qu’il lui emprunte, dit avec Victor Hugo : « Il faut penser, rêver, chercher. » Eh bien ! non, il ne faut pas rêver quand on écrit l’histoire; il faut penser avant d’écrire, et avant de penser, pour bien penser, il faut chercher. Et il ajoute, après le poète : « Dieu bénit l’homme, non pour avoir trouvé, mais pour avoir cherché. » Que Dieu bénisse l’auteur; il a cherché sans doute, mais l’Académie ne voit que ce qu’il a trouvé. Quand on vient d’entendre gémir le paysan sur la glèbe; quand on a vu les terres en friche parce que les nobles et le clergé qui les possédaient n’avaient pas assez de bras cor¬ véables pour les cultiver, on éprouve le besoin de demander à quelqu’autre de ceux qui reviennent du passé s’il n’a pas vu ailleurs des terres fécondes, un ciel clément et des hom¬ mes heureux. M. l’abbé Noguès, curé de Dampierre, secrétaire de la Commission des arts et monuments historiques de la Charente-Inférieure, et associé correspondant national des antiquaires de France, se présente justement avec des impressions toutes fraîches et bien différentes. Elles sont intitulées : Les mœurs cV autrefois en Saintonge et en Aunis LA en juger par l’épaisseur et le format du volume qui les contient, on voit que l’auteur a vécu pendant un assez long temps, en ville et à la campagne, avec le menu peuple d’autrefois. Il nous en fait connaître « les usages, les coutumes, les croyances, les préjugés, les superstitions; » c’est une étude de Folk-lore. « Ce genre d’études est aujourd’hui à la mode. Ne nous en plaignons pas, dit M. le Rapporteur spécial, car elles fournissent à l’ethnographie des renseignements souvent intéressants, quelquefois précieux; elles éclaircissent maints problèmes de linguistique; enfin, elles ont l’aspect moins rébarbatif que beaucoup d’œuvres d’érudition, et peuvent 1. Rapporteur spécial, M. Henri DumériL 564 SEANCE PUBLIQUE. offrir aux profanes même un délassement instructif. » Et nous avons joui de ce délassement, sans nous préoc¬ cuper d’ailleurs « d’analyser un livre dont la nature se prête difficilement à l’analyse et dont le principal mérite réside évidemment dans le nombre des usages observés et dans l’exactitude des observations. » Ces observations ne sont peut-être pas toujours exactes, mais ces usages sont curieux. Ils prouvent qu’on ne se lamentait pas tous les jours sur la glèbe, qu’on y parlait franc, qu’on y buvait net et souvent, même dans les circonstances les plus solennelles et en l’honneur des saints les plus sobres; même aux funérailles, où nous voyons, muni de gourdes pleines, un personnage qui n’avait du deuil que les apparences et dont la fonction consolatrice était de mesurer aux affligés le vin ou l’eau-de- vie selon l’intensité de la douleur. Et ces choses gaies sont racontées gaiement, avec la vivacité qui leur sied, des points d’exclamation, des points de suspension, des apostrophes et des sonorités dans le verbe qui font qu’il y a peut-être un peu trop d’agitation dans ce livre, sans parler de quelques- unes de ces locutions expressives mais impropres dont la classique astérisque signale les écueils dans les dictionnaires bien informés. Malgré ces griefs qui n’atteignent pas son mérite, on eut récompensé l’auteur; mais un sort que nul ne pouvait conjurer l’a mis en présence d’une érudition plus solide et d’un érudit plus robuste. M. le capitaine Espérandieu (un nom déjà familier à l’Académie), correspondant du ministère de l’Instruction publique et officier de l’Instruction publique, a présenté pour le concours de la médaille d’or cinq mémoires imprimés1. Le plus important de ces travaux est intitulé : Inscriptions de la cité des Lemovices. C’est un volume de trois cent qua¬ rante-quatre pages et qui renferme en tout cent soixante- quinze inscriptions; une étude historique et géographique termine cette nomenclature, que M. le Rapporteur spécial con¬ sidère comme un instrument d’étude précieux. Je ne m’arrê- 1. Rapporteur spécial. M. Roschach. 565 RAPPORT GENERAL SUR LE CONCOURS. terai pas à une Note sur un cachet inédit d'oculiste romain , extraite de la Revue générale d'ophtalmologie, 1891; ni à / une Etude historique sur le château, de Salbart, situé sur la rive droite de la Sèvre, à 9 kilomètres de Niort, étude publiée dans les Paysages et monuments du Poitou. Si nous passons vite, que M. Espérandieu n’accuse que lui, que la fécondité de ses recherches. Des Inscriptions romaines du Kef, de Tiboursouk et des environs, relevées par M. le sous-lieute¬ nant Denis, du 3me bataillon d’infanterie légère d’Afrique, et que M. Espérandieu a publiées en 1890 dans le Bulletin archéologique du Comité des travaux historiques , il y a peu de chose à dire, quoiqu’il n’y ait pas moins de cent quatre-vingt-huit inscriptions dans ce recueil. Gela s’ex¬ plique; l’auteur ne donne ici que des lectures et des me¬ sures sans traduction ni commentaires. C’est néanmoins une œuvre utile pour l’épigraphie du nord de l’Afrique; elle serait plus utile si elle était moins discrète. Enfin, nous aurons épuisé pour le moment l’actif de M. Espérandieu, en citant la Revue des publications épigraphiques relatives à l'antiquité chrétienne pour 1890, insérée dans la Revue de l'art chrétien. C’est « une chronique qui fait connaître mois par mois toutes les publications intéressant cette ma¬ tière, soit dans les recueils périodiques, soit dans les travaux isolés. » Elle est accompagnée de gravures et constitue un excellent travail de vulgarisation. Ces divers travaux témoignent d’une infatigable activité. Mais tout le monde ne sait pas combien sont grandes les prétentions de la vénérable épigraphie. 11 ne suffît pas, pour la posséder, d’avoir escaladé les ruines où elle se plaît; il faut comprendre son mystérieux langage, il faut savoir le traduire. M. Espérandieu a toutes les aptitudes requises et toutes les connaissances nécessaires pour atteindre ce but; mais il se complaît dans les préliminaires, et pendant qu’il prend des mesures, qu’il transcrit des signes, l’épigraphie lui échappe, de telle sorte que ses notes ne présentent pas les caractères de nouveauté et de personnalité qu’on a le droit d’attendre de son assiduité près des tombeaux et des autels. 566 SÉANCE PUBLIQUE. L 'Histoire de la ville et de la Châtellenie de Saverdun dans le comté de Foix , par M. Barrière-Flavy, échappe à ce reproche1. L’auteur fait revivre le passé ignoré de cette petite ville; c’est de la nouveauté, de l’inédit; personne n’y avait songé. Après avoir fouillé les dépôts d’archives avec une très louable persévérance, il a mis en œuvre, suivant un plan clair et logique, les documents recueillis; c’est de la personnalité, un peu effacée peut-être sous l’ampleur du document, mais facile à percevoir cependant. De ces efforts et de ces qualités est née une monographie bien conduite et solidement étayée. On la considérerait comme complète si on ne savait qu’il existe à Rome, dans les Archives du Vati¬ can, une fameuse enquête qui eut lieu à Saverdun en 1308 et qu’on ne retrouve pas ici. Mais cette lacune, quoique regrettable, ne saurait compromettre le succès de ce Mé¬ moire. L’Académie l’a ainsi apprécié. Elle a accordé à M. Barrière-Flavy, en 1886, une médaille d’argent de pre¬ mière classe; elle lui accorde aujourd’hui la médaille d’or. Le concours pour le prix Gaussail ramène devant nous M. le capitaine Espérandieu, avec un travail manuscrit inti¬ tulé : Epigraphie sigillaire ; nomenclature raisonnée des marques de potiers découvertes dans le Poitou et la Sain- tonge 2. En vérité, M. Espérandieu a le droit de dire de l’épigraphie ce que disait Montaigne de l’histoire : « C’est mon gibier en matière de livres. » Ce nouveau recueil com¬ prend mille inscriptions, classées par ordre alphabétique. C’est un travail utile et modeste qui mérite plus que des félicitations, sans toutefois mériter une récompense aussi élevée que le prix Gaussail. Ce n’est pas la première fois que M. Espérandieu place ainsi l’Académie entre la loi qui refuse et l’équité qui accorde. Une première fois, en 1888, l’Académie a suivi les conseils de l’équité en décernant à M. Espérandieu une récompense de 250 francs sur le prix Gaussail, comme elle l’avait fait d’ailleurs l’année précé- 1. Rapporteur spécial, M. L'écrivain. 2. Rapporteur, M. Roschach. RAPPORT GENERAL SUR LE CONCOURS. 567 dente en faveur de MM. Soucaille, Connac et Rumeau. Elle se félicite aujourd’hui d’avoir établi cette -jurisprudence favo¬ rable au travail; elle la maintient et la consacre en accor¬ dant à M. le capitaine Espérandieu une récompense de 200 francs, le tiers à peu près du prix Gaussail. Elle n’eût pas été moins embarrassée à l’égard de M. Gas¬ ton Jourdanne, le second et dernier concurrent qui s’est présenté pour ce concours, si tels précédents n’avaient pour ainsi dire légalisé sa décision. M. Jourdanne, qui a déjà obtenu l’année dernière une médaille de bronze, a présenté cette année un volumineux travail intitulé : Essai historique sur les peuples de V Aude durant la période antique, c’est- à-dire depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’établisse¬ ment de la domination romaine l. De ce travail, je pourrais dire beaucoup de bien, mais je vais me borner à en médire. Il se divise en trois parties. La première, dont M. de Mortillet fait les frais, a pour objet les temps préhistoriques. En nommant le bailleur de fonds nous n’entendons pas certifier le bon emploi des fonds. Nous ne pensons pas, par exemple, que M. de Mortillet ait perdu la notion de la durée en étudiant l’antiquité de l’homme; aussi n’est-ce pas à sa charge que nous mettrons certaines hypothèses scientifiquement délictueuses, celle notamment qui veut voir des constructions lacustres dans le bassin de l’Aude, uniquement parce qu’on y a constaté la présence de l’homme quaternaire; comme si nous. disions, en appliquant cette hypothèse à nos jours : on trouvera ici des monnaies de Napoléon III, parce que Charlemagne a régné en France. La deuxième période , intitulée : Période nomade , nous laisse en pleine incertitude entre le quarantième et le ving¬ tième siècle avant notre ère. Aux humains mystérieux qui vécurent dans les grottes de la Crouzade , de Bize, de Sal- lèles ou de Marmorières , succèdent des Ibères , des Phéni¬ ciens, des Ligures, des Ombriens et des Celtes, dont on suit péniblement les évolutions à l’aide de quelques jalons philo- 1. Rapporteur spécial, M. Massip. 568 SEANCE PUBLIQUE. logiques. Nous ne trouvons véritablement un peu de repos et de précision qu’à la troisième partie , intitulée avec rai¬ son : Période sédentaire , car nous voyons siéger ici sur les marges du Mémoire tous les historiens, tous les géogra¬ phes, tous les poètes, tous les orateurs, tous les philosophes, tous les voyageurs, tous les écrivains, en un mot, de l’anti¬ quité qui ont parlé du bassin de l’Aude. Il n’était pas possi¬ ble de faire une enquête plus étendue; mais là précisément gisait Fécueil. Une critique prudente n’eût pas manqué de classer les témoignages, d’en distinguer et discuter la va¬ leur. L’auteur n’a pas fait cette distinction, et il a commis ainsi, à son insu et avec un air fort savant, un bon nombre de petites erreurs qui déparent ce bel air. Nous ne les relè¬ verons pas , mais nous lui dirons que , tout bien considéré, il a entre les mains la matière d’une excellente étude , s’il consent (qu’il nous pardonne de lui donner le vieux conseil de Boileau, ce vieux conseil démodé qui date du temps où l’on portait perruque,) s’il consent, dis-je, à remettre son travail, non pas vingt fois, mais une bonne fois sur le métier. Etienne Pasquier écrivait dans la préface de son livre Des Recherches de la France : « Encore que les autres livres soient grandement advancés, si ne suis-je pas tant assotté de mes œuvres, que par une précipitation trop légère, je les veuille rendre avortons, ains me propose et en cestuy et aux autres, comme le bon arithméticien, adjouster, déduire et multiplier, selon que le temps me donnera de jour à autre plus grand loisir et conseil. » L’Académie a fait comme le bon arithméticien ; elle a déduit du prix Gaussail une somme de 100 francs qu’elle décerne à M. Jourdanne, à la condition qu’il suivra lui- même ce bon exemple en déduisant de son travail les super¬ fluités qui l’alourdissent ; elle multiplie d’ailleurs en les lui adressant ses meilleurs encouragements. Vous l’avez entendu, Messieurs; je n’ai respecté ni l’épi- graphie, ni la paléoethnologie, ni l’histoire, ni l’archéologie, ni la littérature, ni la médecine, ni l’art vétérinaire, ni l’art poétique. Il me semble que je viens de commettre une foule RAPPORT GENERAL SUR LE CONCOURS. 569 de petites mauvaises actions. Je me comparerais volontiers à ce renard dont il est parlé au Jardin délectable , animal maigre et pervers, qui « allait se rallant le long des buis¬ sons, le ventre contre terre, pour attraper quelques petites bêtes, afin de contenter, dit Fauteur, le désir de son ventre. » Me voici rassasié de petites bêtes, mais point coupable en réalité. Je n’ai ravagé, tout en chassant, en somme que quelques mauvais arbrisseaux; les belles et bonnes plantes, celles que vous aviez remarquées, sont intactes; il ne reste qu’à leur emprunter les palmes que vous destinez à ceux qui les plantèrent et dont l’art laborieux les fit à la fois assez belles pour attirer vos regards et assez résistantes pour dé¬ courager les efforts du malicieux renard. 570 SÉANCE PUBLIQUE. SUJETS DE PRIX PROPOSÉS PAR L’ACADÉMIE DES SCIENCES, INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES DE TOULOUSE POUR LES ANNÉES 1892, 1893 ET 1894. Art. 31 du Règlement. — L’Académie propose, tous les ans, dans la séance publique, une question relative au sujet de prix. Cette question, annoncée trois ans avant que le prix soit décerné, est fournie alternativement par la section des Mathématiques, par celle des Sciences naturelles et par la classe des Inscriptions et Belles- Lettres. Les sujets de prix sont proposés dans l’ordre suivant : 1° les Ma¬ thématiques; 2° la Chimie; 3° l’Histoire naturelle ; 4° la Physique ; 5° la Médecine et la Chirurgie; 6° l’Astronomie. Cet ordre est inter¬ rompu tous les trois ans pour les sujets de prix dans la classe dés Inscriptions et Belles-Lettres. SUJET DU PRIX DE MATHÉMATIQUES A DÉCERNER EN 1892 : Grouper les droites d’un complexe en familles de congruences iso - tropes, et étudier les surfaces minima qui sont les enveloppées moyennes de ces congruences . A défaut de la solution générale du problème, l’Académie est dis¬ posée à accueillir favorablement les solutions de cas particuliers, pourvu que leur étude offre une réelle difficulté. En outre, l’Académie croit devoir recommander aux concurrents la lecture d’un important Mémoire de M. Ribaucour, où se trouve mis en lumière, pour la première fois, le rôle des congruences iso¬ tropes dans la génération des surfaces minima. (T. XLIV, des Mé¬ moires couronnés, publiés par V Académie de Belgique.) SUJET DU PRIX DE LITTÉRATURE A DÉCERNER EN 1893 : Géographie féodale, ou description raisonnée des seigneuries et des fiefs (xie-xvie siècles), compris dans l’une des circonscriptions judiciaires, administratives ou féodales suivantes : Ressort du Par¬ lement de Toulouse, une sénéchaussée, le Languedoc , le comté de Toulouse, le comté de Foix, la vicomté de Carcassonne et de Béziers. Reconstruire la carte de toutes les seigneuries et l’ensemble du réseau féodal dans les limites indiquées plus haut , au choix des SUJETS DE PRIX PROPOSÉS PAR L’ ACADEMIE. 571 candidats . Il sera utile de faire connaître pour chaque fie f les prin¬ cipales mouvances ou arri'ere-fiefs qui en relevaient. SUJET DU PRIX DE CHIMIE A DÉCERNER EN 1894 : t Etudier l’action des acides ou des bases sur une classe de sels neutres. L’Académie n’a pas décerné le grand prix de 1891, dont le sujet était la question suivante : » Etude sur la recherche de la paternité hors mariage. Après un exposé historique de la question, les concurrents s’atta¬ cheront aux faits, aux actes et aux documents propres au pays Tou¬ lousain pendant le dix-huitième siècle. Des conclusions philosophi¬ ques, sociales et juridiques devront se dégager de cette enquête {Droit canon : décisions et commentaires ; archives du département et de la ville). En conséquence, et conformément à l’article 33 du Règlement, l’Académie se réserve de décerner un prix extraordinaire à tout auteur d’un Mémoire qui lui serait adressé sur ce sujet avant le 1er janvier 1892 et qui lui paraîtrait digne d’une palme académique. Chacun de ces prix sera une médaille d’or de la valeur de 500 fr. Les savants de tous les pays sont invités à travailler sur les sujets proposés. Les membres résidants de l’Académie sont seuls exclus du concours. PRIX GAUSSAIL Pour se conformer scrupuleusement aux intentions de Mme veuve A. Gaussail et aux résolutions prises dans la séance des 8 mars 1883 et 4 avril 1889, l’Académie décernera tous les ans, et pour la septième fois, en 1892, sous la dénomination de prix Gaussail, une récompense à l'auteur dont le travail manuscrit paraîtra le plus digne de cette distinction. (Les travaux de l’ordre scientifique con¬ courront seuls pour ce prix en 1892.) Ce prix, pour 1892, est fixé à 667 francs. Il n’est imposé aucun sujet particulier aux concurrents, qui sont libres de choisir parmi les matières variées qui font l’objet des études de l’Académie, dans les lettres. Les dispositions générales du concours Gaussail seront les mêmes que celles du prix ordinaire annuel de l’Académie. médailles L’Académie décerne aussi, dans sa séance publique annuelle, des prix d’encouragement : 1° aux personnes qui lui signalent et lui adressent des objets d’antiquité ( monnaies , médailles, sculptures , vases , armes , etc.), et de géologie ( échantillons de roches et de miné¬ raux , fossiles d’animaux , de végétaux, etc.), ou qui lui en trans¬ mettront des descriptions détaillées, accompagnées de figures; 572 SÉANCE PUBLIQUE. 2° Aux auteurs qui lui adressent quelque dissertation, ou obser¬ vation, ou mémoire importants et inédits , sur un des sujets scien¬ tifiques ou littéraires qui sont l’objet des travaux de l’Académie; 3’ Aux inventeurs qui soumettent à son examen des machines ou des procédés nouveaux introduits dans l’industrie et particulière¬ ment dans l’industrie méridionale. Ces encouragements consistent en médailles de bronze ou d’ar¬ gent, de première ou de seconde classe, ou de vermeil, selon l’im¬ portance des communications. Dans tous les cas, les objets soumis à l’examen de l’Académie sont rendus aux auteurs ou inventeurs, s’ils en manifestent le désir. (Les manuscrits ne sont pas compris dans cette disposition.) Indépendamment de ces médailles, dont le nombre est illimité, il peut être décerné chaque année, et alternativement pour les Sciences et pour les Inscriptions et Belles-Lettres, une médaille d’or de la valeur de 120 francs à l’auteur de la découverte ou du travail qui, par son importance, entre les communications faites à l'Académie, paraîtra mériter le mieux cette distinction. Les travaux imprimés sont admis à concourir pour cette médaille, pourvu que la publication n’en remonte pas au delà de trois années, et qu’ils n’aient pas été déjà récompensés par une Société savante. Les travaux de l’ordre scientifique concourront seuls pour cette médaille en 1892. DISPOSITIONS GÉNÉRALES I. Les Mémoires concernant le prix, ordinaire, consistant en une médaille d’or de 500 francs, et ceux destinés au concours Gaussait no seront reçus que jusqu’au 1er jan¬ vier de l’année pour laquelle le concours est ouvert ; ce terme est de rigueur. II. Les communications concourant pour les médailles d’encouragement, y compris la médaille d’or de 120 francs, devront être déposées, au plus tard, le 1er avril de chaque année. III. Tous les envois seront adressés, franco au secrétariat de l’Académie, rue Saint-Jacques, 3, ou à M. Dumérij., secrétaire perpétuel, rue Montaudran, 80. IV. Les Mémoires seront écrits en français ou en latin, et d’une écriture bien lisible. V. Les auteurs des Mémoires pour ies prix ordinaire et Gaussait écriront sur la pre¬ mière page une sentence ou devise ; la même sentence sera répétée sur un billet séparé et cacheté, renfermant leur nom, leu s qualités et leur demeure; ce billet ne sera ouvert que dans le cas où le Mémoire aura obtenu une distinction. VI. Les Mémoires concourant pour le prix ordinaire ou pour le prix Gaussail dont les auteurs se seront fait connaître avant le jugement de l’Académie ne pourront être admis au concours. VII. Les noms des lauréats seront proclamés en séance publique le premier dimanche après la Pentecôte. VIII. Si les lauréats ne se présentent pas eux-mêmes, ils pourront faire retirer leurs prix au Secrétariat de l’Académie, rue Saint-Jacques, 3, par des personnes munies d’un reçu de leur part. IX. L’Académie, qui ne proscrit aucun système, déclare aussi qu’elle n’entend pas adopter les principes des ouvrages qu’elle couronnera. BULLETINS DES TRAVAUX DE L? ACADÉMIE. 573 BULLETINS DES TRAVAUX DE L’ACADÉMIE Pendant l’année 1890-91. M. le Secrétaire perpétuel rend compte de la correspondance arrivée pendant les vacances. Séance Je rentrée 20 novembre 1800. — M. l’abbé Douais fait hommage à l’Académie d’un exem¬ plaire de chacun des ouvrages qu’il vient de publier et qui sont intitulés, savoir : le premier, La Coutume de Montoussin (août 1270), texte roman publié pour la première fois; et le second : Les manuscrits du château de Mer ville, notices, extraits et fac-similés. Des remerciements sont adressés à M. Douais par M. le Pré¬ sident. — Sur la demande de M. le Directeur, l’Académie prend en considération la proposition de déclarer vacante la place précé¬ demment occupée dans la classe des sciences, section des scien¬ ces mathématiques, sous-section des mathématiques pures, par M. David, décédé. L’Académie prend aussi en considération, sur la demande de M. Lapierre, la proposition de déclarer vacant le fauteuil précé¬ demment occupé dans la classe des inscriptions et belles-lettres par M. Ch. Molinier, démissionnaire. Avis de ces deux décisions sera porté à la connaissance de tous les membres, par une convocation motivée conformément à l’ar¬ ticle 6 des Statuts. M. le Président prononce ensuite l’allocution suivante : ce Messieurs et Chers Confrères, « A la reprise de nos travaux, nous sommes encore soumis à tous les hasards d’une installation provisoire. Les promesses et 574 SÉANCES DE NOVEMBRE. les projets se succèdent, avec ceux qui les font, et cependant le lendemain est incertain, le présent est lui-même insuffisant. « Nos revendications se feront entendre encore, car nos débi¬ teurs sont solvables, leurs intentions sont plus que jamais favo¬ rables, et nous devons espérer qu’à brève échéance nous pour¬ rons monter au Capitole, ne fût-ce que pour remercier les dieux du jour. « Les préoccupations de notre Compagnie m’engagent à vous parler, une fois de plus, de ces êtres de raison qui prennent dans ces temps les formes les plus variées, et, par leur nombre, par leur importance, semblent vouloir compenser l’abaissement de la natalité réelle, et substituer leurs agissements à l’activité indi¬ viduelle. « Je vous parlerai aujourd’hui des Syndicats des communes. Leur création récente est comme une application de la loi de 1884 sur les Syndicats professionnels , en vue du développe¬ ment des corps communaux. Cette loi, très discutée, grosse de bienfaits et de dangers, a organisé, non une chose nouvelle, mais un fonctionnement plus régulier des corporations d’ouvriers et de patrons. « L’histoire de ces sociétés serait la longue histoire du tra¬ vail; car de tout temps cTeux que rapprochent les mêmes intérêts ont multiplié leurs forces en les mettant en faisceau. Mais tandis qu’en Grèce et à Rome, les corporations étaient nécessaires pour suppléer à la protection des pouvoirs publics ; tandis que dans notre ancienne France ces corps défendent d’abord le commerce et l’industrie contre les exactions féodales, puis oppriment le tra¬ vail par une réglementation minutieuse et étroite de l’apprentis¬ sage, du compagnonage et de la maîtrise ; aujourd’hui, s'adap¬ tant aux mœurs nouvelles, avec des noms nouveaux, ils émettent la prétention de solidariser les intérêts et d’enchaîner les liber¬ tés individuelles au profit de la collectivité. « Combien nos révolutionnaires sont loin des principes de la Révolution!... Réagissant contre les tendances collectivistes, la Constituante faucha tous les corps civils aux applaudissements des travailleurs. Quelques établissements d’utilité publique échap¬ pèrent seuls à cette proscription, et, par la raison nécessaire de leur existence, reprirent la place qui leur convient dans toute société policée. Ainsi survécurent les communes. Sous des noms divers, leur personnalité a été reconnue partout. Leurs droits BULLETINS DES TRAVAUX DE L’ACADEMIE. 575 ont varié, suivant la nature des États et des Gouvernements, mais on les retrouve constamment comme unités administratives. « Autrefois elles avaient un organisme indépendant, autonome, et faisaient seules leurs affaires. Leur création était un acte d’émancipation et tendait au développement des individualités qui les composaient. De nos jours, s’appesantit sur elles une tutelle qui leur mesure l’activité. En dehors des communes on a multiplié les sociétés comme pour ôter aux particuliers la peine de penser et d’agir. Si on n’y prend garde, le réseau de ces col¬ lectivités étouffera l’initiative et sera un instrument de servi¬ tude. Nous abdiquons entre les mains des divers conseils; et, d’autre part, les communautés ne se soutiennent et ne marchent que par décrets, arrêtés et règlements. C’est l’enfance ou la séni¬ lité à tous les degrés, c’est-à-dire la faiblesse et l’inertie. « Ces considérations répondent à la question de savoir si les personnes morales ont la capacité des personnes physiques. Non, disent les uns, êtres fictifs et d’exception, ils n’ont d’autres droits que ceux concédés par un texte formel. Oui, répliquent les autres, ils sont créés ou reconnus à l’image des hommes, et ont à ce titre, selon le droit commun, la pleine capacité. « Ceci pouvait être vrai sous des régimes encore inhabiles à la centralisation. On avait moins de défiances, et, une fois la fiction admise, on allait tout naturellement jusqu’au bout de ce que, pour l’amour du grec, on a parfois appelé X anthropomor¬ phisme, Mais aujourd’hui, toute communauté demande à chacun de ses membres le sacrifice de ses libertés , sauf à se soumet¬ tre elle-même aux lois générales de l’État. D’où cette conclu¬ sion que les progrès des collectivités se font aux dépens des individus : « Il y a telles positions, disait Rousseau ( Contrat « social, 15), où l’on ne peut conserver sa liberté qu’aux dépens « de celle d’autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement « libre que l’esclave ne soit extrêmement esclave . Pour vous, « peuples modernes, vous n’avez pas d’esclaves, mais vous l’êtes; « vous payez leur liberté de la vôtre. » « Par une autre voie, le même résultat menace notre société. Les citoyens aliènent d’abord le meilleur de leurs biens et de leurs vies pour conjurer les dangers du dehors. Ce que leur laisse l’Etat, ils l’engagent pour alimenter ces petites républi¬ ques, qui menacent elles-mêmes l’intégrité de la patrie et qui absorbent l’individu. 576 SEANCES DE NOVEMBRE. « En voici un exemple : Une loi organique avait, en 1884, réglé les droits et la vie juridique des communes. On a voulu faire mieux, et, le 22 mars 1890, un long chapitre a été ajouté à une loi, déjà trop longue, dans le but très louable d’élargir l’acti¬ vité communale. Les petites communes, a-t-on dit, sont trop faibles pour se développer ; elles ne peuvent surmonter tous les obstacles à leur bon fonctionnement. Les ressources, trop dissé¬ minées, s’usent sans produire, et le mouvement national, qui est fait de l’action de toutes ses unités, perd en agissements restreints et stériles le meilleur de ses forces. « Pour remédier à ce mal, on a cherché une organisation inter¬ médiaire entre la commune, trop petite (plus de sept mille ont moins de cinq cents habitants), et le département trop étendu. Les premières tentatives ont pris pour base la personnalité du canton et de l’arrondissement. Mais la cohésion faisait défaut, et on ne la crée pas arbitrairement par une loi. La communauté des intérêts naît de la conformité des besoins et des moeurs. Elle se forme à la longue par la fréquentation des mêmes centres, par l’échange et par la pénétration lente des idées. « Le législateur a donc renoncé à imposer la condition de société à toutes les communes dont le groupement n’est qu’un accident géographique, mais il a provoqué l’initiative des com¬ munes intéressées, en leur donnant le droit de s’associer. On a appelé Syndicats cette espèce d’associations, comme si ce nom nouveau devait aider au développement de ces prétendus établis¬ sements d’utilité publique. « A la vérité, la loi, qui désirait ces unions, devait les autori¬ ser; car ces êtrés collectifs au premier degré qu’on appelle les communes n’ont pas, en principe, le droit de former une collec¬ tivité du second degré, par un groupement autre que le départe¬ ment ou l’État. On a pu craindre qu’une première abstraction ne fut pas une base insuffisante pour en soutenir une nouvelle, et aussi que cette fédération ne devînt menaçante pour l’ordre public. « Cependant la loi organique départementale (10 août 1871) a prévu les cas d’intérêts connexes de plusieurs départements et institué les Conférences de plusieurs Conseils généraux. Cette institution fonctionne fréquemment et donne de bons résultats. Il n’était donc pas nécessaire de créer un être administratif nou¬ veau avec un Conseil spécial, car les intérêts communs des BULLETINS DES TRAVAUX DE L’ ACADEMIE. 577 communes voisines, même quand elles font partie de départe¬ ments différents, étaient sauvegardés. De même, la loi munici¬ pale de 1884 prévoit l’entente de deux ou plusieurs Conseils municipaux sur des objets qui intéressent à la fois leurs commu¬ nes respectives. Chaque Conseil peut alors déléguer trois de ses membres pour former une assemblée intercommunale. 11 est vrai que cette réunion est un simple fait, non une nouvelle personne civile; il faut reconnaître en outre que les communes n’ont point usé jusqu’à ce jour de cette faculté de délibérer en commun. « Est-il permis d’espérer que l’organisme des Syndicats com¬ munaux sera dans de meilleures conditions de vitalité parce qu’on leur donne un patrimoine, un budget et un conseil perma¬ nent? — Suffira-t-il de décréter qu’ils existent pour les rendre viables ? « Mais le législateur, qui le fait naître, manifeste déjà ses défiances en lui mesurant parcimonieusement l’existence : les communes sont invitées à le former, mais ce n’est qu’un corps sans vie tant que le chef de l’État ne l’a pas animé dans un but et avec des attributions déterminées. En aucun cas, cet être ne pourra jouer un rôle politique. On fait miroiter à ses yeux, comme des hochets, les institutions de bienfaisance ou d’en¬ seignement, les musées et les bibliothèques, les réseaux de voies de communication. Ce beau panorama ne peut manquer d’at¬ tirer dans un centre idéal les bonnes volontés éparses dans la région. « Non, Messieurs, un trait de plume, vînt-il du législateur, ne suffira pas à faire éclore tous ces bienfaits; et je ne pense pas qu’il y ait lieu d’en être attristé. Et d’abord, la loi nouvelle a un titre qui ne convient pas à l’ensemble de ses dispositions. Des commu¬ nes associées ne seront jamais des Syndicats dans le sens voulu par la loi de 1884, c’est-à-dire ayant pour objet « l’étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles (art. 3). » S’il existe entre diverses communes des inté¬ rêts de ce genre, comment les concilier avec les aspirations humanitaires, artistiques ou purement intellectuelles et morales que vise notre loi de 90? L’esprit de lucre, la spéculation sont évidemment contraires à l’essence d’un établissement d’utilité publique. L’économie est la première vertu d’une bonne adminis¬ tration, mais à la condition d’en faire profiter les contribuables, non pour enrichir les communes à leurs dépens. 9® SÉRIE. — TOME III. 37 578 SÉANCES DE NOVEMBRE. « Or, si le Gouvernement s’est réservé le droit de délimiter l’objet des syndicats communaux, il leur imposera les vues et les entreprises d’ordre social qui constituent son programme, et il créera ainsi des associations différentes des vrais syndicats. Question de mots!... question essentielle, à raison des règles spéciales afférentes aux seuls syndicats. « Au surplus, j’ai peu de foi dans l’esprit de dévouement que nécessitera le mandat de membre d’un comité intercommunal. A multiplier les fonctions, elles semblent créées pour les fonc¬ tionnaires, et ceux-ci prennent l’habitude de les gérer comme une ferme, cherchant le revenu plus que l’intérêt général. Les administrateurs des syndicats auront-ils plus de vertu? Nos assemblées, locales ou nationales, issues du suffrage direct ou ' restreint, sont trop vouées aux intérêts politiques pour qu’on puisse raisonnablement attendre des nouveaux conseillers des mobiles de pure charité. C’est la pensée ministérielle du 10 août dernier, recommandant aux préfets de veiller à ce que les nou¬ veaux syndicats ne soient pas des instruments de propagande politique. « Admettons cependant que le Comité directeur reste sur le terrain des affaires communales. A-t-on pensé aux conflits qui s’élèveront avec chacun des Conseils municipaux ou même avec les Conseils généraux? Dans chaque commune, le conseil aura le droit de contrôler la gestion financière du syndicat (art. 177 de la loi nouvelle.) C’est renverser les rôles : le plus faible censurant le plus fort. Et quelle sera la sanction, sinon la fin du syndicat? Vous le condamnez par avance à ne pas agir, au moins librement, ou à mourir. « Ces embarras ne touchent que les communes associées. Un vice plus grave de ce système sera de créer un rouage de plus dans notre machine administrative, déjà si compliquée. Si les syndicats prospèrent, nous subirons bientôt des fédérations poli¬ tiques qui, sous prétexte d’intérêts et de droits municipaux, ten¬ dront à s’isoler de l’État, dans lequel chaque commune, prise isolément, est aujourd’hui retenue par la tutelle administrative. Tel grand syndicat régentera les groupes moins forts et usurpera le gouvernement. C’est une des formes de la commune souve¬ raine, et de récentes expériences me les font odieuses, parce quelles sont toutes attentatoires à l’unité de la patrie. « Ces dangers seront évités si la loi reste lettre morte. Dans la BULLETINS DES TRAVAUX DE L’ ACADEMIE. 579 Haute-Garonne, aucun syndicat n’est encore apparu, et je n’a point su qu’on en fût ailleurs plus épris. Sans doute, on pourra regretter les établissements de bienfaisance intercommunaux, car l’esprit de charité est absolument bon et socialement utile. Mais à cet égard même gardons-nous des utopies. L’assistance publique est facilement égarée : les hardis lui demandent et obtiennent la part des honteux ; on favorise la paresse au lieu de secourir la vraie misère. Quels seront donc les moyens d’in¬ formation des comités régionaux? La bonne foi de quelques-uns sera aisément surprise, et cela facilitera d’autant l’exploitation de la charité publique au profit de quelques ambitions per¬ sonnelles. « Enfin, si le préfet, conseil et tuteur des syndicats, remplit entièrement son rôle, c’en est fait de l’initiative individuelle que l’on a voulu dégager ; et s’il le néglige, c’est une cause nouvelle de divisions et de luttes intestines que l’on aura fondée. « Au lieu d’encourager les nouvelles associations, développez les attributions et les droits des grands corps qui ont fait leurs preuves, de ces établissements créés en vue d’un seul objet nettement déterminé, dont le fonctionnement ne saurait produire ni mécompte pour les intérêts dont ils ont la garde, ni empiète¬ ments sur les droits individuels, ni usurpation sur les actes du Gouvernement; en deux mots, conservez et améliorez plutôt que de céder au vrai plaisir d’innover. Tel serait le meilleur pro¬ gramme pour la fin d’un siècle, qui doit se recueillir dans la pen¬ sée de transmettre des œuvres, non plus nombreuses, mais, s’il est possible, moins imparfaites. » En remplacement de M. Salles, qui était appelé par l’ordre du 27 novembre, travail et qui s’est excusé, M. A. Dumeril communique à l’Aca¬ démie un Mémoire destiné par lui à servir d’introduction à une Histoire de l'influence de l'Orient sur les civilisations grecque et romaine dans V antiquité (imprimé page 1). M. Deschamps prend la parole sur le sujet traité par M. A. Du- méril. — Au nom de la Commission chargée d’examiner les titres et les ouvrages de M. le Dr Bouillet, de Béziers, candidat au titre d’associé correspondant, M. le Dr Alix fait un rapport favorable à sa nomination. 580 SÉANCES DE NOVEMBRE. Il est procédé au vote au scrutin secret. Le scrutin dépouillé ayant donné à M. Bouillet le nombre de suffrages exigé par les règlements, M. le Président le proclame associé correspondant de l’Académie dans la classe des Sciences. 4 décembre. M. Rosciiach, appelé par l’ordre du tableau, lit deux frag¬ ments d’un travail intitulé : Les archives de Toulouse, histoire du dépôt et de l édifice, travail qui doit servir d’introduction au premier volume de l’Inventaire en cours de publication. L’un de ces fragments se réfère à l’époque de la guerre de Cent-Ans, dont l’auteur résume les conséquences politiques et financières au point de vue local, ainsi qu’à l’institution du Parlement de Tou¬ louse et à la révolution qui en fut la suite. L’autre fragment se rapporte à la construction de la Tour des Archives, impropre¬ ment désignée aujourd’hui par une appellation doublement fau¬ tive, sous le nom de Donjon du Capitole. Cette tour, édifiée en 1525, pendant l’alerte causée dans la province par la bataille de Pavie et la crainte d’une invasion espagnole, fit partie d’un ensemble de travaux exécutés sous la direction d’un ingénieur militaire italien, le seigneur Anchise de Bologne, que le maré¬ chal de Lautrec, ancien gouverneur du Milanais, avait mis à la disposition des Capitouls. Elle fut achevée en 1529 et occupe l’emplacement de l’ancien trésor des Chartes, étroit, obscur et humide, et d’une salle de Conseil déjà connue sous le nom de Petit- Consistoire. Elle reçut dès l’origine un comble d’ardoise, une crête de fer et de plomb très richement ouvragée qui décoraient les quatre tourelles et portait une figure de saint Michel en guise de girouette. La lecture se termine par quelques détails sur la Tour de la vis, ou de l’Escalier, plus tard appelée Tour do l’Horloge, construite en 1532 par Sébastien Bouguereau et récem¬ ment démolie. MM. Rouquet, Molins et Salles prennent successivement la parole sur le sujet traité par M. Roschach. M. le Dr Maurel fait hommage à l’Académie des deux premiers fascicules de ses Recherches expérimentales sur les leucocytes du sang. Il fournit au sujet de ces brochures des explications complémentaires. Des remerciements sont adressés à M. Maurel par M. le Pré¬ sident. BULLETINS DES TRAVAUX DE L* ACADEMIE. - 581 Le Comité d’administration de la Compagnie propriétaire du Canal du Midi informe l’Académie qu’il met à sa disposition, pour sa bibliothèque, à titre de don gracieux, soixante-huit volu¬ mes reliés comprenant la collection du Moniteur universel, de 1814 au 1er juillet 1826 et de 1842 à 1856. Les remerciements seront adressés à la Compagnie proprié¬ taire du Canal du Midi. — M. Baillet fait hommage à l’Académie d’un exemplaire de chacune des trois brochures qu’il vient de publier et qui sont intitulées, savoir, la première : Des concluions dans lesquelles on a recours à la consanguinité chez les animaux domesti¬ ques; la deuxième : Quelques considérations sur la composi¬ tion des grains que Von fait entrer dans V alimentation des herbivores domestiques ; la troisième : De la sélection et de la consanguinité en zootechnie. Les remerciements sont adressés à M. Baillet par M. le Pré¬ sident. — M. Lavocat communique à l’Académie un Mémoire sur la construction du crâne des animaux vertébrés. (Imprimé page 19). M. le Président rappelle que l’Académie a eu la douleur de perdre un de ses membres, M. Tillol. Il rend compte des obsè¬ ques, auxquelles la Compagnie était représentée, et propose de charger une délégation, composée de MM. Rouquet, Leschamps et Forestier, d’aller porter à la famille du défunt les condoléances de l’Académie. Cette proposition est adoptée, ainsi que celle faite par M. Bail¬ let de voter l’impression dans les bulletins de l’Académie du discours prononcé par M. le Secrétaire perpétuel aux obsèques de M. Tillol. Voici le texte de ce discours : « Messieurs, « Un de nos confrères, plus compétent que moi, devait prendre la parole, au nom de l’Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres, dans cette cérémonie funèbre. Il vous aurait dit ce que la science a perdu en perdant M. Tillol. Au dernier moment, I \ décembre. \ 8 décembre. 582 SÉANCES DE DÉCEMBRE. il s’est trouvé empêché. Nous ne pouvons pourtant pas, accompa¬ gnant notre regretté confrère à sa dernière demeure, ne pas lui adresser un suprême adieu, ne pas exprimer les sentiments qu’il nous inspirait et que nous conserverons dans notre cœur. L’éloge du savant trouvera sa place dans une de ces notices détaillées par lesquelles l’Académie, fidèle à une tradition que pour mon compte je ne saurais trop approuver, conserve la mémoire de ceux de ses membres qui ne sont plus. « M. Tillol avait des droits tout particuliers à sa reconnais¬ sance. Elle n’oubliait point avec quel zèle il avait rempli chez elle les fonctions de secrétaire adjoint à une époque où le secré¬ taire perpétuel, M. Gatien Arnoult, malgré cette rare activité qui distinguait sa verte vieillesse, devait laisser à son collabora¬ teur l’exécution d’une grande partie de la tâche qui lui incom¬ bait. M. Tillol, alors inspecteur d’Académie en retraite, était heureux de trouver dans cette occupation un emploi de ses loi¬ sirs. C’était le couronnement d’une carrière consacrée tout entière aux études savantes et à l’instruction. « Il avait suivi en cela des exemples de famille. Elevé par un père qui avait fait honneur à l’Université, il travailla sans rel⬠che à lui faire honneur aussi comme son fils, dont il était fier, lui a fait honneur à lui-même dans d’autres carrières. Professeur dans divers lycées, entre autres au lycée de Toulouse, il devint ensuite inspecteur d’Académie. Il exerça successivement à Albi et à Montauban ces fonctions difficiles. Moins difficiles pourtant pour lui que pour un grand nombre de ses collègues. Les inspec¬ teurs, outre leur rôle purement administratif, doivent exercer dans leur circonscription une surveillance active sur l’enseigne¬ ment des sciences et sur celui des lettres. M. Tillol n’était pas seulement un savant, c’était aussi un lettré. J’avais sous les yeux, il n’y a qu’un instant, une notice individuelle qu’il avait rédigée sur la prière du secrétaire perpétuel pour l’usage de l’Académie. En la rédigeant, il avait été heureux de joindre à ses autres titres ce détail que, dans rétablissement d’instruction publique où il avait achevé ses études, il avait remporté le prix de discours latin , qui était alors le prix d’honneur de rhéto¬ rique, et le second prix de discours français. L’ami des lettres a d’ailleurs subsisté chez lui jusqu’au dernier moment, et l’on m’as¬ sure qu’après les affections de famille, le baume le plus doux pour celui qui, comme M. Tillol, sait apprécier l’amour et le dévoue- BULLETINS DES TRAVAUX DE L’ACADEMIE. 583 ment de ceux qui l’entourent, le poète Horace occupait le pre¬ mier rang parmi les consolateurs de sa vieillesse anticipée. « Sa bibliothèque était alors son sanctuaire. Là surtout s’écou¬ lait sa vie parmi les cruelles épreuves qui ont signalé ses derniers jours. L’Académie, aux séances de laquelle il ne pouvait plus assister, ne l’oubliait pas. Elle ne l’oubliera pas davantage main¬ tenant, et son nom sera justement cité parmi les noms de ceux qu’elle a le plus estimés et le plus aimés. » La séance est ensuite levée en signe de deuil. M. Rouquet rend compte de la visite de condoléance faite par la délégation nommée par l’Académie à la famille du regretté M. Tillol, récemment décédé. M. le Secrétaire perpétuel propose de voter des remerciements à M. Pradel pour le don gracieux qu’il a fait à l’Académie des portraits du père Sermet et de M. Gatien-Arnoult, anciens mem¬ bres de notre Compagnie. Adopté. — M. Rouquet, appelé par l’ordre du travail, présente à l’Aca¬ démie un Mémoire dans lequel, après avoir établi les formules fondamentales de la périmorpliie curviligne, il en fait l’applica¬ tion à l’étude de certaines courbes, parmi lesquelles se trouvent celles de M. Bertrand, et les courbes sphériques dont les dévelop¬ pantes sont aussi sphériques. (Imprimé page 117.) MM. Legoux et Forestier prennent successivement la parole sur le sujet traité par M. Rouquet. — M. le Président rappelle que, dans sa séance du 20 novembre dernier, l’Académie a pris en considération la proposition de déclarer vacantes les places précédemment occupées, savoir : dans la sous-section des mathématiques pures, par M. David, décédé, et dans la classe des inscriptions et belles-lettres, par M. Ch. Molinier, démissionnaire. Il propose de déclarer ces places définitivement vacantes. Cette proposition, mise aux voix, étant adoptée, avis en sera donné au public par la voie des journaux, conformément à l’ar¬ ticle 47 des Règlements. 24 décembre. M. H. Willotte, ingénieur des ponts et chaussées à Brest, si décembre, envoie, avec une lettre à l’appui, un manuscrit intitulé : Le l/iéo- 584 SÉANCES DE JANVIER. rème de Sturm déduit des imaginaires de Cauchy , noie extraite des manuscrits de M. Despeyrous. Il demande que l’Aca¬ démie insère cette note dans ses Mémoires si elle le juge à pro¬ pos. — Renvoyé à l’examen de M. Rouquet. — M. Salles présente à l’Académie un résumé des observa¬ tions d’orages faites en 1888 et en 1889 dans le département de la Haute -Garonne. (Imprimé page 37.) MM. Abadie-Dutemps, Duméril et Paget prennent successive¬ ment la parole sur le sujet traité par M. Salles. 8 janvier 1 M. le Dr Maurel fait hommage à l’Académie d’un exemplaire d'un ouvrage qu’il vient de publier et qui est intitulé : Traité de Vanémie par insuffisance de l'hématose ou hypohématose. — Des remerciements sont adressés à M. Maurel par M. le Prési¬ dent. V — M. Deschamps, appelé par l’ordre du travail, donne lecture de la première partie d’un Mémoire sur la littérature latine mo¬ derne depuis la Renaissance jusqu’à ce jour. (Imprimée page 78.) MM. A. Duméril, Rouquet, l’abbé Douais, Antoine et Paget prennent successivement la parole sur le sujet traité par M. Des¬ champs. — Au nom de la Commission des candidats, M. le Dr Maurel fait un rapport sur les titres et les ouvrages de M. le Dr Garri- gou, candidat au fauteuil vacant dans la sous-section de physique et astronomie, dans lequel il conclut à son admission. L’Académie procède au vote au scrutin secret. Le scrutin dépouillé ayant donné à M. Garrigou le nombre de suffrages exigé par les règlements, M. le Président le proclame associé ordinaire de l’Académie dans la classe des Sciences, sec¬ tion des sciences mathématiques, sous-section de physique et N astronomie, en remplacement de M. Brunhes, devenu corres¬ pondant. — Au nom de la Commission nommée pour examiner les titres et les ouvrages de M. Henri Cazac, professeur de sciences morales au lycée de Nimes, qui avait demandé le titre d’associé correspondant, M. Hallberg fait un rapport favorable. BULLETINS DES TRAVAUX DE L’ ACADEMIE. 585 L’Académie procède au vote au scrutin secret. Le scrutin dépouillé ayant donné à M. Cazac le nombre de suf¬ frages exigé par les Règlements, M. le Président le proclame associé correspondant de l’Académie dans la classe des Inscrip¬ tions et Belles-Lettres. M. Hallberg, appelé par l’ordre du travail, lit une étude inti- 15 janvier tulée : la Révolution française jugée par un Allemand. (Im¬ primée page 58.) MM. A. Duméril, Deschamps, l’abbé Douais et Roschach pren¬ nent successivement la parole sur le sujet traité par M. Hall¬ berg. M. le Président rappelle que l’Académie vient d’avoir la dou- 22 janvier leur de perdre un de ses membres, M. de Planet. Il rend compte des obsèques, auxquelles une délégation de l’Académie a assisté et où M. le Directeur a prononcé l’éloge du défunt. Il propose de faire insérer, conformément à l’usage, le discours de M. Legoux dans les bulletins de l’Académie et de lever ensuite la séance en signe de deuil. — Adopté. Voici le texte du discours prononcé par M. le Directeur : « Messieurs, « Je viens, au nom de l’Académie des sciences, inscriptions et belles-lettres, dire un dernier adieu à notre savant et regretté confrère. Depuis quelque temps notre Compagnie est cruellement éprouvée : David, Timbal-Lagrave, Tillol nous ont été enlevés; aujourd’hui, c’est à son doyen d’âge, à l’un de ses membres les plus éminents que nous rendons les derniers devoirs. Edmond de Planet était né le 20 août 1808; il appartenait à l’Académie depuis 1866, et pendant ces trente années, entièrement consacrées au travail et à l’étude, il a publié dans nos recueils de nombreux Mémoires qui portent la marque d’un esprit net, amoureux de la vérité scientifique, inclinant toujours vers les applications de la science à l’industrie, mais sans jamais sacrifier la rigueur des démonsi rations mathématiques. « Dans une de nos prochaines réunions académiques, un de nos confrères, conformément à un pieux usage, fera l’éloge de M. de Planet; il appréciera comme il convient l’homme de 586 SÉANCES DE JANVIER. science, le collègue aimable, le citoyen dévoué aux intérêts de la cité. « En attendant que nous rendions à sa mémoire ce suprême hommage, qu’il me soit permis de rappeler un souvenir per¬ sonnel. « Depuis une dizaine d’années, M. de Planet ne pouvait plus assister à nos séances. Comme toutes les choses de ce monde, l’Académie s’était presque entièrement renouvelée depuis cette époque. Aussi bien peu d’entre nous ont eu la bonne fortune de le connaître et de l’apprécier dans nos réunions. En 1887, lors de la dernière exposition internationale de Toulouse, l’Académie invita ses membres à exposer leurs travaux scientifiques et cette partie de notre exposition attira très vivement l’attention des savants étrangers. Je reçus, à cette occasion, la visite de M. de Planet qui voulut bien m’apporter lui-même la collection de ses travaux et de ses mémoires. J’eus ainsi le très vif plaisir de faire connaissance avec l’homme et avec ses œuvres. Je fus vite séduit par la simplicité et la distinction de ses manières, par le charme de sa conversation, par l’étendue et la variété de ses connais¬ sances, et je lui exprimai le regret qu’il ne pût assister à nos séances du jeudi, où sa parole nette et précise n’aurait pas man¬ qué d’éclairer et d’animer nos discussions. « Il ne m’appartient pas d’apprécier les qualités de l’homme qui a compris de bonne heure qu’il devait mettre une partie de son temps et de son intelligence au service de ses concitoyens. « Elu plusieurs fois conseiller municipal, adjoint au maire de Toulouse, membre de la Chambre de commerce pendant qua¬ rante années, il a laissé dans son passage aux affaires la marque1 d’un esprit éclairé, fier d’embellir sa ville natale et surtout dési¬ reux d’améliorer le sort des malheureux. « Je trouve, en effet, dans ses Mémoires la discussion de divers projets destinés à garantir Toulouse contre les inonda¬ tions de la Garonne et un opuscule extrait des mémoires de l’Académie, ayant pour titre : Origine et progrès de U institu¬ tion des sociétés de secours mutuels (1882). « C’est une des dernières œuvres qu’il nous ait communi¬ quées, et il semble qu’il y ait mis toute son âme, tout ce qu’il avait dans le cœur de bonté et de compassion pour les déshérités de la fortune, pour les femmes, pour les enfants. « Il est impossible, après avoir lu ces quelques pages emprein- BULLETINS DES TRAVAUX DE l’aCADÉMIE. - 587 tes d’un esprit ardent de charité, de ne pas aimer cet homme qui ne se contente pas de donner de bons conseils aux malheureux, mais qui prêche d’exemple en pratiquant le vrai socialisme, celui qui ne se manifeste pas seulement par des périodes creuses et sonores, mais qui se traduit par des actes et par des bienfaits. « L’Académie des sciences est hère d’avoir compté, parmi ses membres ce savant distingué et cet homme de bien; et c’est avec un sentiment de profond respect qu’elle lui dit un éternel adieu. » M. le Dr Clos fait hommage à l’Académie de deux brochures qu’il vient de publier, dont la première est intitulée : Lu Na¬ nisme dans le règne végétal, et la seconde a pour titre : Indi¬ vidualité des faisceaux fïbro-vasculaires des appendices des plantes. Des remerciements sont adressés à M. Clos. — Sur la proposition de M. le Président, une délégation com¬ posée de MM. Abadie-Dutemps, Clos et Salles, est chargée d’aller porter à la famille de M. de Planet les condoléances de l’Aca¬ démie. — M. le Président fait part à la Compagnie de la nouvelle perte qu’elle vient de faire par suite du décès de M. le comman¬ dant d’artillerie en retraite Rivais, survenu à Sorèze (Tarn) , le 26 de ce mois. Il propose, conformément à l’usage, de lever la séance en signe de deuil. — Adopté. M. l’abbé Douais fait hommage à l’Académie d’un exemplaire d’une brochure qu’il vient de publier, et qui est intitulée : L'ar¬ rivée des bénédictins de Saint-Maur à Saint- Savin de Lave- dan, en 1625. — Récit d'un témoin. M. le Président remercie M. l’abbé Douais. — M. Lapierre lit un travail sur la formation et l’organisation de la Bibliothèque publique de Toulouse (imprimé page 108). MM. Rouquet, l’abbé Douais, Legoux et Paget prennent suc¬ cessivement la parole sur le sujet traité par M. Lapierre. — M. Roschach fait une communication relative à certaines études préparatoires qui ont précédé la reprise des fouilles de 29 janvier. 5 février. 588 SÉANCES DE FÉVRIER. 12 février. Martres-Tolosanes, interrompues depuis 1843. Cette communica¬ tion comprend un Mémoire rédigé au mois d’avril 1888, à l’occa¬ sion d’une demande de subvention adressée au ministère par l’Administration académique en vue de recommencer les travaux. Invité à fournir des éclaircissements sur la question , M. Ros- chach, afin de rendre plus efficace la reconnaissance du terrain , crut devoir dresser un questionnaire à l’aide duquel M. Camille Monthieu, de Cazères, voulut bien faire une petite enquête locale. Le Mémoire communiqué donne le résultat de cette enquête et le résumé des observations recueillies ensuite sur place. L’auteur complète cette lecture en faisant connaître à l’Acadé¬ mie le texte même des réponses de M. Monthieu au questionnaire, datées de Chiragan le 15 mars 1888, un curieux passage des Let¬ tres diverses , de Le Bret, prévôt de l’Eglise de Montauban , sur les découvertes faites à Martres au dix-septième siècle, passage communiqué par M. Forestié, correspondant de l’Académie, et enfin deux plans relevés dans l’atlas cadastral de la commune de Martres-Tolosane et figurant l’un, l’ensemble du territoire qui a fourni les vestiges antiques, l’autre, le quartier de Chiragan, où ont été pratiquées toutes les fouilles depuis 1826. MM. Legoux , l’abbé Douais, Paget et Rouquet prennent suc¬ cessivement la parole au sujet du Mémoire lu par M. Roschach. M. Brissaüd donne lecture d’une étude qui a pour titre : La loi salique et le Droit romain. (Imprimée page 209.) MM. A. Duméril et Paget prennent successivement la parole sur le sujet traité par M. Brissaüd. — M. Baillaud rappelle que c’est sur l’initiative de l’Académie et par l’action personnelle de deux de ses membres, MM. Des- peyrous et Joly, professeurs à la Faculté des sciences, qu’a été décidée, en 1872, la réouverture de l’Observatoire de Toulouse, dont l’origine dans le passé, vers 1730, se rattachait déjà à la création de l’Académie elle-même. M. Baillaud fait connaître à ses confrères que la partie astro¬ nomique de l’Observatoire est aujourd’hui entièrement termi¬ née. L’outillage comprend, indépendamment de nombreux ins¬ truments de moindre importance : 1° un équatorial de Brunner, de Qm25 d’ouverture, affecté aux observations des comètes, des planètes et des étoiles doubles; 2° un télescope de 0m85 d’ouver- BULLETINS DES TR A. VAUX DE l’ ACADEMIE. 589 tare avec lunette-pointeur, qui sert à l’observation des satellites des planètes, notamment de Saturne, et sera pourvu d’un spec- trographe pour la photographie des spectres d’étoiles ; 3° un équa¬ torial photographique de 0m33, du modèle adopté par le congrès astrophotographique international, et employé à la construction de la carte du ciel; 4° un cercle méridien de 0m19 d’ouverture, pourvu de deux cercles , douze microscopes , niveau et bain de mercure. Les trois derniers instruments ont été combinés et construits depuis deux ans par M. P. Gauthier, qui a renouvelé depuis dix ans les instruments d’un grand nombre d’observatoires en Europe et en Amérique. Ce‘ sont de véritables merveilles mé¬ caniques. La partie optique, qui ne laisse rien à désirer, est l’œu¬ vre des frères Henry. Les astronomes de Toulouse ne peuvent oublier que c’est à l’initiative de l’Académie qu’est due l’existence de l’Observatoire. Ils tiennent à en exprimer leur reconnaissance. — L’ordre du jour appelle l’élection d’un associé ordinaire dans la classe des Inscriptions et Belles-Lettres. Au nom de la Commission des candidats, M. l’abbé Douais fait un rapport favorable sur les titres et les ouvrages de M. Massip, bibliothécaire de la bibliothèque de la ville de Toulouse, qui s’est seul présenté. Il est procédé au vote au scrutin secret. Le scrutin dépouillé ayant donné au candidat le nombre de suffrages exigé par les règlements, M. le Président proclame M. Massip associé ordinaire de l’Académie dans la classe des Ins¬ criptions et Belles-Lettres, en remplacement de M. Ch. Molinier, démissionnaire. M. le Dr Clos rend compte de la visite de condoléances qu’il a faite avec MM. Salles et Abadie-Dutemps à la famille du regretté M. de Planet. — M. Joulin lit l’éloge de M. le commandant d’artillerie en retraite Rivais, ancien membre de l’Académie dans la classe des Sciences, décédé le 26 janvier 1891. (Imprimé page 535.) M. Baillet prononce ensuite l’éloge de M. Albert Timbal-La- grave, ancien associé ordinaire de l’Académie dans la classe des Sciences, décédé le 10 juin 1890. (Imprimé page 540.) V ] 9 février 590 SÉANCES DE FEVRIER. M. le docteur Garrigou fait une communication au sujet de l’étude géologique des terrains au milieu desquels se font les fouilles de Martres-Tolosane, et il trace à l’appui de ses asser¬ tions une série de coupes géologiques relevées du nord au sud et de l’est à l’ouest sur le champ de recherches. Il résulte de sa communication qu’on peut constater dans le sol des champs Saboulard et autres deux faits parfaitement nets: lo Sur certains points, le sol, creusé jusqu’à une profondeur de 4 mètres environ, présente des amoncellements de cailloux mêlés inégalement à une terre plus ou moins sableuse et pauvre en objets sculptés ou autres. Çà et là, quelques fragments de mosaï¬ ques , quelques débris de statues en marbre, en un mot une ré¬ colte archéologique peu abondante. Ce sol est manifestement remanié. 2° Sur d’autres points, on retrouve des lambeaux de terrain encore en place sans remaniement. Ces lambeaux sont constitués par : 1° une couche de terre végétale de 0nl50à 0m60 d’épaisseur; 2° un niveau de cailloutis de 0m10; 3° une couche de sable argi¬ leux de lm00 à lm50; enfin, 4° au-dessous, une épaisse couche de cailloux roulés granitiques, quartzeux et calcaires, pugillaires ou céphaliques, les cailloux plats surtout ayant une orientation très nette E. O. environ. C’est dans toute la hauteur de ces cail¬ loux, jusqu’à 3m60 à 4 mètres de profondeur au maximum , à partir de la surface que l’on trouve surtout les objets antiques. La présence de la couche de sable argileux avec une épaisseur de 1 mètre à lm50 au-dessus du point où gisent les objets en mar¬ bre et secondairement l’orientation des cailloux plats prouvent qu'en ces points le tout est en place, n'a jamais été remanié . De plus, il découle de cette description que Y ensevelissement des objets et de certains des murs mis à découvert parles fouilles est dû à un phénomène naturel, à un débordement énorme de la Ga¬ ronne. Plusieurs tranchées pratiquées par M. Lebègue sur une ligne perpendiculaire à la Garonne actuelle et marchant N. S., ont donné, en profondeur , exactement la même composition de ter¬ rain : terre végétale, cailloutis, sable plus ou moins argileux, cailloux roulés. La série en place est toujours complète et tou¬ jours dans le même ordre de superposition. 26 février. M, Forestier dépose sur le bureau de l’Académie un manuscrit BULLETINS DES TRAVAUX DE L* ACADEMIE. 591 de M. Fontès, ingénieur en chef des ponts et chaussées à Tou¬ louse, qui a pour titre : Etude sur les carrés magiques et sur les carrés diaboliques. Renvoyé à l’examen de M. Forestier. M. le Président, en son nom et au nom de l’Académie, souhaite la bienvenue à M. Massip, nouvellement élu, qui assiste à la séance. — M. le Dr Maurel, appelé par l’ordre du travail, fait part à l’Académie de ses recherches sur les leucocytes du sang. Il résume d’abord rapidement celles qui ont trait à l’action des diverses températures sur ces éléments chez l’homme et les ani¬ maux, ainsi qu’au rôle qu’ils semblent jouer dans la mort par la chaleur et par le froid, en faisant voir surtout la marche que son esprit a suivie dans cette série de recherches. Puis, après avoir également indiqué-comment il a été conduit à étudier l’action de la noix vomique sur ces mêmes éléments, il expose assez longuement les expériences qu’il a faites sur ce toxi¬ que, et il les résume enfin dans les conclusions suivantes : 1° La noix vomique et son alcaloïde, la strychnine, sont des poisons violents pour les leucocytes; 2° L’action de ce toxique est d’autant plus rapide que les com¬ posés employés sont plus solubles ; 3° Pour les composés solubles, cette mort est si prompte que le leucocyte ne survit pas cinq minutes ; 4° Cette action s’exerce aussi bien dans l’organisme qu’en dehors de lui ; 5<> Enfin, étant donné ce que nous ont appris nos expériences précédentes, qu’un animal ne survit pas à la mort de ses leuco¬ cytes, il est permis de considérer comme probable que la mort d’un animal par la noix vomique est due à la mort de ses leuco¬ cytes par cet agent, ou que tout au moins la mort de ses éléments joue un rôle important dans celle de l’animal. MM. Baillet, Rouquet et Garrigou prennent successivement la parole sur le sujet traité par M. Maurel. — M. le pasteur Vesson, appelé par l’ordre du travail, entre¬ tient l’Académie d’une correspondance inédite du maréchal de Montrevel, alors commandant militaire en Languedoc, avec l’in¬ tendant Bâville, administrateur civil de cette province. (Impri¬ mée, page 133.) M. A. Duméril prend la parole sur le sujet traité par M, Vesson. t 6 mars. 592 SÉANCES DE MARS. M. Jules Bel, botaniste à Saint-Sulpice-de-la-Pointe, associé correspondant, fait hommage à l’Académie d’un manuscrit inti¬ tulé : La Rose. — Renvoyé à l’examen de M. Clos. — En l’absence du membre de l’Académie appelé par l’ordre du travail, qui s’est trouvé empêché, M. Duméril lit un Mémoire sur la polygamie en Orient. Elle a été, suivant lui, l’une des cau¬ ses qui ont le plus contribué à annuler l’influence heureuse qu’eussent dû y exercer sur les gouvernements et sur les peuples des livres sacrés où les règles les plus pures de la morale étaient proclamées. L’auteur du Mémoire cite un passage curieux du Mémorial de Sainte -Hélène, admettant comme salutaire et bienfaisante la polygamie en Orient, alors qu’il la rejette pour l’Occident. Napo¬ léon la représente comme contribuant puissamment, dans les contrées orientales, à la fusion des races, et il eût voulu l’établir dans les colonies françaises. Il a même consulté, à ce sujet, des théologiens. Il oublie d’abord que la polygamie étant un luxe qui nécessite de grandes dépenses et n’a jamais pu être pratiquée que par un petit nombre de personnes, puisqu’elle place la femme dans une condition tout à fait inférieure à celle de l’homme et fait d’elle une esclave. Il s’en faut de beaucoup qu’elle produise, relativement à la fusion des races, les heureux effets signalés par l’empereur fran¬ çais. Elle rend, au contraire, la guerre des races plus vive et plus odieuse, en la transportant dans le sein de la famille elle- même. M. Duméril emprunte à l’histoire de l’Orient dans l’anti¬ quité de nombreux exemples qui témoignent de ce fait. La polygamie est la mère du despotisme domestique. Mais, comme Heeren l’a fort bien remarqué, il existe un rap¬ port intime entre la constitution des familles et celle des Etats. Le despotisme domestique engendre d’ordinaire le despotisme politique. A Rome, où la monogamie existait, elle a pu détruire l’autorité exagérée du pater familias, et les changements qui se sont opérés dans la famille n’ont peut-être pas été sans effet pour l’établissement d’une liberté fondée sur un régime démocratique. Là où la polygamie existe, la liberté est l’exception. Dans ces derniers pays, la femme est toujours, à certains égards, au rang des propriétés. On peut en faire présent ou la vendre. L’auteur cite, à ce sujet, une coutume singulière des BULLETINS DES TRAVAUX DE L’ACADEMIE. 593 Babyloniens signalée par Hérodote pour rétablir, par la vente aux enchères, des plus belles filles à marier et l'emploi des sommes ainsi obtenues à indemniser ceux qui se chargeaient des plus laides, l'équilibre rompu par la différence des tailles et des visages. MM. Deschamps, Yesson, Maurel et H. Duméril prennent suc¬ cessivement la parole sur le sujet traité par M. A. Duméril. » — Sur la demande de M. Rouquet, l’Académie prend en consi¬ dération la proposition de déclarer vacante la place précédem¬ ment occupée dans la classe des Sciences, lre section, sous-section des mathématiques appliquées, par M. Rivais décédé. L’Académie prend également en considération la proposition de déclarer vacante la place précédemment occupée dans la même classe, 2e section, sous-section de chimie, par M. Albert Timbal- Lagrave, décédé. En conséquence, et conformément à l’article 6 des Statuts, avis de ces décisions sera porté à la connaissance de tous les membres par une convocation motivée. M. Destrem, appelé par l’ordre du travail, entretient l’Acadé¬ mie de ses recherches sur l’action des chlorures acides et en par¬ ticulier du chlorure de benzoyle sur les acides amidés homologues du glycocolle. (Sera imprimé plus tard.) MM. Berson et Legoux prennent successivement la parole sur le sujet traité par M. Destrem. — M. le Dr Clos rend compte du manuscrit de M. J. Bel, inti¬ tulé : La Rose , qui avait été renvoyé à son examen. M. Clos, appelé par l’ordre du travail, communique à la Com¬ pagnie une étude sur la tératologie végétale et ses principes. (Imprimée p. 163.) MM. Forestier et Legoux prennent successivement la parole sur le sujet traité par M. Clos. — M. Forestier lit son rapport sur le travail envoyé à l’Aca¬ démie par M. Fontès, ingénieur en chef des ponts et chaussées, sur les carrés magiques et les carrés diaboliques. Il conclut en proposant d’adresser à l’auteur de ce travail des remerciements avec éloges. 9e SÉRIE. — TOME III. 38 1 2 mars \ 9 mars SÉANCES DE MARS. 594 L’Académie adopte ces conclusions et charge M. Forestier de se faire son interprète auprès de M. Fontès. — M. Rouquet donne lecture de son rapport sur le manuscrit envoyé par M. Willotte, ingénieur des ponts et chaussées à Brest, et qui est intitulé : Le théorème de Sturm déduit des imaginaires de Cauchy, note extraite des manuscrits de Despeyrous, par M. Willotte, ingénieur des ponts et chaussées à Brest. Voici le texte de ce rapport : « Je dois d’abord faire connaître à l’Académie l’origine du Mémoire dont elle m’a confié l’examen. « Notre regretté confrère Despeyrous a laissé un grand nombre de manuscrits conservés à la bibliothèque que la ville de Bau- mont-de-Lomagne doit à sa libéralité. Celui dont j’ai l’honneur de vous rendre compte aujourd’hui fait partie du premier volume d’une importante collection contenant des recherches analyti¬ ques que leur auteur déclare entièrement nouvelles, mais qui, dans sa pensée, n’étaient pas destinées à la publicité, du moins, en l’état où elles se trouvaient au moment où il en opérait le classe¬ ment. C’est afin de réaliser des projets brusquement interrompus par la mort de notre confrère que Mmc ve Despeyrous, légitime¬ ment désireuse de perpétuer et d’accroître la réputation scienti¬ fique de son mari, a communiqué les éléments de l’œuvre actuelle à M. Willotte qui, à son tour, nous l’a envoyée après l’avoir revue, complétée et rendue digne, je m’empresse de le dire, du savant éminent au nom duquel elle nous a été présentée. « L’objet de cette note, d’ailleurs peu étendue, est de déduire le théorème de Sturm du théorème plus général de Cauchy qui fait connaître le nombre des racines d’une équation comprise dans un contour donné si l’équation est mise sous la forme P + Qi = 0. Ce nombre est égal, comme on sait, à la moitié de l’indice du rapport en désignant, sous le nom d’indice, l’excès du nom- Q bre de fois que le rapport — devient infini en passant du positif au négatif, sur le nombre de fois que ce même rapport devient infini en passant du négatif au positif, lorsque la variable décrit le contour considéré dans le sens direct. BULLETINS DES TRAVAUX DE l’ ACADEMIE. 595 Pour en déduire le théorème de Sturm, il suffit évidemment de rechercher le nombre de racines d’une équation entière à coefficients réels qui sont comprises dans un contour rectangu¬ laire dont deux côtés soient parallèles à OX et situés de part et d’autre de cet axe à des distances infiniment petites. Telle est la solution développée dans la communication de M. Willotte. A l’aide de considérations infinitésimales, présen¬ tées avec vigueur et clarté, l’auteur établit que tout se réduit à calculer l’indice du rapport de la dérivée à la fonction lorsque la variable prend des valeurs réelles entre deux nombres a et o. Cet indice est négatif lorsqu’on suppose a moindre que o, mais sa valeur absolue est toujours au nombre des racines réelles de l’équation proposée comprise entre a et o, chacune d’elles n’étant comptée qu’une seule fois. Pour le calcul de cet indice, l’auteur du mémoire suit la méthode de Cauchy, telle qu’elle est exposée dans le bel ouvrage de Briot et Bouquet ( Traité des fonctions elliptiques , 2e édi¬ tion, 1875, pp. 26 et suivantes), et il parvient ainsi à démontrer assez facilement le Théorème de Sturm, soit dans le cas des racines simples, soit dans le cas des racines multiples. Je dois ajouter que la question dont s’est occupé M. Willotte a reçu un développement à peu près complet dans le cours de M. Hermite (voir le cours professé par M. Hermite pendant le 2e semestre 1881-82, rédaction de M. Àndoyer, pp. 124 à 129). L’illustre géomètre parvient rapidement à un résultat très géné¬ ral, d’où le théorème de Sturm se déduit sans difficulté. D’après l’exposé qui précède, le Mémoire qui nous a été pré¬ senté ne contient, soit comme résultat, soit comme point de vue, rien d’essentiellement nouveau. 11 n’en offre pas moins un réel intérêt, grâce surtout à l’élégance et à la solidité de son exposi¬ tion, qui lui permettront de figurer, sans aucun désavantage, à côté des productions justement estimées dont Despeyrous a enri¬ chi de nombreux recueils scientifiques. C’est pourquoi j’ai l’honneur de proposer à l’Académie : 1° D’ordonner l’impression dans nos Mémoires de la note qui fait l’objet du présent rapport; 2° De remercier M. Willotte du sentiment auquel il a obéi en nous faisant connaître l’oeuvre d’un confrère dont la mémoire est particulièrement honorée parmi nous, et de lui adresser nos féli- 9 avril. 59Ô SÉANCES D’AVRIL. citations pour la compétence et le succès avec lesquels il s’est acquitté de sa tâche. Ces conclusions, mises aux voix, sont adoptées par la Com¬ pagnie. A l’occasion du rapport fait par M. Forestier au sujet du tra¬ vail de M. Fontès sur les carrés magiques, M. Massip fait obser¬ ver qu’on n’a pas tout dit sur cette question quand on a cité les travaux de Fermât, de Pascal ou d’Euler. La connaissance des carrés magiques remonte à la plus loin¬ taine antiquité. On en trouve des exemples notamment dans le Chouhing , traduit par Duperon, dans YŒdipus Egyptiacus, de Kircher, et dans la Bïbliolheca Rahhinica , de Bartholocci. Exprimés en nombres, en lettres ou en caractères hiéroglyphi¬ ques, ces calculs cachaient souvent un sens cabalistique. Eliphas Levi, dans l’ouvrage intitulé : Dogme et Rituel de la haute magie , fait ressortir les affinités qui existent entre le tarot et les carrés magiques. Le carré magique se prête d’ailleurs aux plus singulières combinaisons. Un grand nombre sont connues; Fré- nicle, en 1666, en a signalé 880, et M. Trolow plus de 1,000 en 1886. Ces opérations s’effectuent sur les croix, les châssis, les parallélogrammes et les parallélipipèdes aussi bien que sur les carrés. M. Lécrivain donne lecture à l’Académie d’une étude sur le nouveau traité d’Aristote, la Politique des Athéniens , récem¬ ment découvert sur un papier d’Egypte, qui se trouve mainte¬ nant au British Muséum. C’est une des trouvailles les plus importantes qui aient été faites depuis longtemps dans le domaine de l’antiquité classique. On possédait déjà plus de quatre-vingt-dix morceaux du traité d’Aristote dans les scholiastes, les lexicographes, les vies de Plutarque ; nous pouvons le lire aujourd’hui dans son intégrité et apprécier avec quelle largeur d’esprit et quelle intelligence historique Aristote avait étudié l’histoire d’Athènes. Il a consa¬ cré la première partie de son livre à l’exposition du développe¬ ment politique de la ville et des transformations de ses institu¬ tions depuis la royauté primitive jusqu’à la chute de Trente; il distingue onze périodes ou révolutions principales qui aboutis¬ sent à la victoire finale de la démocratie. Dans la deuxième par¬ tie, il analyse en détail les principaux organes de l’état, les dif- BULLETINS DES TRAVAUX DE L’ ACADEMIE. 597 férentes magistratures, en insistant sur le sénat, l'archontat, l’organisation judiciaire. Il nous donne sur chaque sujet des renseignements nouveaux, qui même sur certains points, notamment sur les origines de la constitution athénienne, modifient profondément nos connais¬ sances; par exemple, d’après Aristote, l’Aréopage, beaucoup plus ancien qu’on ne croyait, est antérieur même à Dracon; les neuf archontes n’ont pas été créés à la fois, mais successivement; la plupart des réformes dont on faisait honneur à Solon, l’élargis¬ sement du cadre des citoyens, leur répartition en classes d’après la fortune, la création d’un sénat de 401 membres, doivent être attribuées à Dracon. MM. A. Duméril, Deschamps, Joulin et Paget prennent suc¬ cessivement la parole sur le sujet traité par M. Lécrivain. M. Berson, appelé par l’ordre du travail, entretient l’Aca- 1 6 avril, démie des tremblements de terre au Japon. (Note imprimée page 239.) MM. Legoux, Paget et Lapierre, prennent successivement la parole sur le sujet traité par M. Berson. Au nom de la Commission des candidats, M. Legoux fait un rapport sur les titres et les ouvrages de M. Willotte, ingénieur des ponts et chaussées à Brest, candidat à une place d’associé correspondant, dans lequel il conclut à son admission. M. le Président dit que conformément aux règlements, l’Aca¬ démie sera convoquée par billets motivés pour statuer sur les conclusions de ce rapport dans la prochaine séance. Appelé par l’ordre du travail, M. Paget entretient l’Aca- 23 avril, démie des droits du conjoint survivant. (Imprimé page 253.) MM. A. Duméril, Rouquet, Yesson, Deschamps et Crouzel prennent successivement la parole sur le sujet traité par M. Paget. — M. le Président soumet à l’approbation de l’Académie les conclusions du rapport lu par M. Legoux dans la dernière séance sur les titres et les ouvrages de M. Willotte, ingénieur des ponts et chaussées à Brest, candidat au titre d’associé cor¬ respondant. Il est procédé au vote au scrutin secret. f 598 SÉANCES DE MAI. Le scrutin dépouillé ayant donné à M. Willotte le nombre de suffrages exigé par les règlements, M. le Président le proclame associé correspondant dans la classe des Sciences. 30 avril. M. Rouquet lit l’éloge de M. Tillol, ancien associé ordinaire de l’Académie dans la classe des Sciences, décédé le 11 décem¬ bre 1890. (Imprimé page 525.) M. Berson entretient l’Académie d’un procédé géométrique qu’employaient autrefois les savants japonais pour traiter quel¬ ques problèmes, dont la solution nous est donnée habituellement par des équations algébriques du premier degré. (Note impri¬ mée page 268.) M. Legoux prend la parole sur le sujet traité par M. Berson. — M. Forestier, au nom de la Commission des candidats, fait un rapport sur les titres et les ouvrages de M. Fontès, ingénieur en chef des ponts et chaussées, dans lequel il conclut en propo¬ sant son admission. Il est procédé au vote au scrutin secret. Le scrutin dépouillé ayant donné à M. Fontès le nombre de suffrages exigé par les règlements, M. le Président le proclame associé ordinaire dans la classe des Sciences, section des scien¬ ces mathématiques, sous- section des mathématiques appliquées, en remplacement de M. Rivais, décédé. 6 maj. M. Henri Duméril, appelé [par l’ordre du travail, entretient l’Académie de l’emploi de la méthode dite méthode maternelle dans renseignement des langues vivantes. (Mémoire imprimé page 272.) MM. Legoux, A. Duméril et Clos prennent successivement la parole sur le sujet traité par M. H. Duméril. 14 mai. M. Massip, rapporteur général des concours du prix Gaussail, de la médaille d’or de 120 francs, des médailles d’encouragement dans la classe des Inscriptions et Belles-Lettres, ainsi que du concours des médailles d’encouragement dans la classe des Scien¬ ces, communique le rapport général qui sera lu en séance publi¬ que. M. le Dr Aux lit l’éloge de M. le Dr Joly, ancien associé ordi¬ naire de l’Académie dans la classe des Sciences. BULLETINS DES TRAVAUX DE L’ACADEMIE. 599 — M. Fabreguettes lit l’éloge de M. de Saint-Gresse, aussi ancien associé ordinaire de l’Académie dans la classe des Ins¬ criptions et Belles-Lettres. Ces rapports et éloges sont successivement approuvés par l’Aca¬ démie. — Sur la proposition de M. le Président et en raison des fêtes projetées à l’occasion du passage de M. le Président de la Répu¬ blique, l’Académie décide qu'elle ne tiendra pas sa séance ordi¬ naire le jeudi 21 mai courant. L’Académie tient sa séance publique dans la salle dite des Séance publique Sociétés savantes au Capitole. 24 rnai i891- M. le Préfet, M. le premier Président, M. le Secrétaire général de la Préfecture et diverses notabilités assistent à la séance. Les trois premiers prennent place au bureau à droite et à gauche de M. le Président. M. le Président déclare la séance ouverte et donne lecture du discours d’usage. (Imprimé page 457.) — M. le Dr Alix lit l’éloge de M. N. Joly, ancien associé ordi¬ naire de l’Académie dans la classe des Sciences. (Imprimé page 491 .) — M. Fabreguettes donne ensuite lecture de l’éloge de M. de Saint-Gresse, ancien associé ordinaire dans la classe des Inscrip¬ tions et Belles-Lettres. (Imprimé page 463.) — M. [Massif lit le rapport général sur les concours de 1891 dans la classe des Inscriptions et Belles-Lettres et dans celle des Sciences. (Imprimé page 554.) M. le Secrétaire perpétuel fait ensuite l’appel des lauréats dans l’ordre suivant : GRAND PRIX DE L’ANNÉE (500 FRANCS). (Réservé.) prix g au s s ail, d’utie valeur totale de 667 francs, partagé ainsi qu’il suit : - • lo A M. Émile Espérandieu, capitaine au 61e de ligne à Toulon (Var.) — Manuscrit intitulé : Épigraphie sigillaire. — ■ Nomenclature 600 SÉANCES DE MAI. C raisonnée des marques de potiers découvertes dans le Poitou et la Saintonge. — (200 francs.) 2« A M. Gaston Jourdanne, propriétaire au château de Poulha- riès, par Carcassonne (Aude). — Manuscrit intitulé : Essai histori¬ que sur les peuples de l’Aude durant la période antique. — (100 francs.) (Le surplus du prix est réservé et sera ajouté au prix à décerner aux travaux de l’ordre littéraire en 1893). ENCOURAGEMENTS. Classe des Inscriptions et Belles -Lettres. MÉDAILLE D’OR DE 120 FRANCS. M. Barrière-Flavy, avocat à Toulouse. — Ouvrage imprimé, inti¬ tulé : Histoire de la ville et de la châtellenie de Saverdun. MÉDAILLE d’argent DE 2e CLASSE. \ M. Antonin Soucaille, à Béziers. — Manuscrit intitulé : Béziers pendant la Révolution , d’après des documents originaux (1789- 1800). MÉDAILLE DE BRONZE. M. Achille Gaillac, à Lisle-d’Albi (Tarn). — Manuscrits intitulés : 1° Notice sur les emplacements romains dans la commune de Lisle (Tarn); — 2o Recherches sur les origines de Lisle (Tarn). M. Ambrody, instituteur à Escanecrabe (Haute-Garonne). — Manuscrit intitulé : Histoire cV Escanecrabe. Classe des Sciences. MÉDAILLE D’ARGENT DE 2e CLASSE. M. Urbain Faulon, Vétérinaire à Saramon (Gers). — Manuscrit intitulé : 1° De la phlébite ombilicale ; — 2° Des abcès gourmeux . M. le Dr Malphettes, à Albi (Tarn). — Manuscrit intitulé : Notice sur les eaux minérales du département du Tarn. Enfin, M. le Secrétaire perpétuel donne lecture des questions mises au concours par l’Académie pour les années 1892, 1893 et 1894. M. l’abbé Douais fait hommage à l’Académie d’un exemplaire de deux brochures qu’il vient de publier et qui sont intitulées, la première : Les établissements d'instruction publique dans le Midi avant la Révolution , et la seconde : Une importante BULLETINS DES TRAVAUX DE L’ ACADÉMIE. 601 correspondance du seizième siècle. Le baron de Fourque - vaux , etc. Des remerciements sont adressés à M. Douais par M. le Pré¬ sident. — L’ordre du jour appelle les élections annuelles pour le rem¬ placement des membres du bureau dont les pouvoirs sont expirés et des membres sortants du Comité de librairie et d’impression et du Comité économique. Ont été successivement élus au scrutin secret : Président . M. Legoux. Directeur . M. Alix. Secrétaire adjoint . M. Rouquet. Membres du Comité de librairie et d'impression . MM. L’abbé Douais, Fontes et Maurel. Membres du Comité économique. MM. Roschach, Forestier et Berson. Conformément à l’article 20 des Règlements, M. le Président désigne M. Berson pour remplir les fonctions d’économe pendant l’année 1892. M. Crouzel commence la lecture d’un travail sur le patronage féodal et l’association bourgeoise et ouvrière au moyen âge. (Imprimé page 380.) MM. Antoine, A. Duméril, Vesson, Massip et H. Duméril pren¬ nent successivement la parole sur le sujet traité par M. Crouzel. — Au nom de la Commission des candidats, M. Destrem fait un rapport sur les titres et les ouvrages de M. Fabre, chargé de cours à la Faculté des Sciences de Toulouse, candidat à la place vacante dans la sous-section de chimie. — M. Frébault, au nom de la même Commission, fait égale¬ ment un rapport sur les titres et les ouvrages de M. Rey-Pailhade, ingénieur civil des mines à Toulouse, aussi candidat à la même place. 4 juin. 602 SÉANCES DE JUIN. Conformément au règlement, il est procédé au vote par trois tours de scrutin successifs. Aucun des candidats n’ayant obtenu le nombre de suffrages exigé par ledit règlement, savoir les deux tiers des votants, l’Académie renvoie l’élection à la quatrième séance qui suivra celle de rentrée de l’année académique 1891-92. M. l’abbé Douais présente et analyse trois Mémoires ou Rap¬ ports inédits sur l’état du clergé, de la noblesse, de la justice et du peuple dans les diocèses de Narbonne, de Montpellier et de Castres en 1573 (Mémoire imprimé page 318.) MM. A. Duméril, Yesson, Massip, Forestié et Paget prennent successivement la parole sur le sujet traité par M. l’abbé Douais. — M. Edouard Foiiestié, de Montauban, correspondant de l’Académie, a réussi à identifier un des derniers troubadours lan¬ guedociens avec un personnage important de Montauban au quatorzième siècle, l’official de l'évêque. Ce poète se nommait Cavalier Lunel , et les quelques poésies qui nous restent de lui ont été écrites sur les pages blanches de l’un des plus riches recueils conservés à la Bibliothèque nationale. Il était tour à tour désigné sous le titre de clerc , de docteur ès lois , et il se disait de Monteg ou de Moncog. D’après les renseignements fournis par le Livre de Bonis et les documents d’archives, Cava¬ lier Lunel était de Montech, près Montauban, et il occupa la charge d’official du diocèse vers 1350. Ce fut, en outre, un des sept mainteneurs de 1355 auxquels fut dévolue la mission de réglementer les Lois d'amour , ce code si minutieux de la poésie romane à la fin du moyen âge, établi par l’Académie naissante des Jeux Floraux. A plusieurs reprises, Cavalier Lunel est indiqué dans ce recueil comme l’un des plus considérables par sa science et ses vertus, et il est difficile de croire que son rôle se borna à revoir le travail du chancelier Molinier chargé de la rédaction de ces lois. Parmi les nombreux exemples donnés, il en est cer¬ tains qui portent la caractéristique de Cavalier Lunel. Six poésies nous ont été conservées dans le chansonnier Laval¬ lière de la Bibliothèque nationale : 1° un « ensenhamen » ou conseils à un varie!, daté de 1326; 2° des couplets moraux; 3° une chanson ou cantique à Notre-Dame, en latin, datée de 1336; 4° un sirvente sur la croisade de 1336 qui devait avoir 603 ✓ BULLETINS DES TRAVAUX DE L’ ACADÉMIE. lieu, et contre les rois qui oubliaient leur promesse d’aller venger la mort du Christ; 5° une chanson de « comparaisons » dans laquelle Cavalier célèbre les vertus d’une dame; 6° un Sirvente à propos de la peste noire de 1349. M. Forestié analyse ces diverses pièces, les classe chronologi¬ quement et en fait ressortir l’intérêt historique. En terminant sa communication, il émet le vœu que, dans toutes les régions de la Langue d’Oc, on essaie de grouper les œuvres des poètes locaux du onzième au seizième siècle, afin de fournir aux linguistes une base pour l’étude des transformations de la langue romane. M. Molins, appelé par l’ordre du travail, communique à l’Aca¬ démie le résultat de ses recherches sur une classe de courbes algébriques dont le rayon de courbure et le rayon de torsion sont liés par une relation algébrique donnée. Dans un mémoire anté¬ rieur, inséré au journal de Liouville (2e série, t. XIX, p. 425), il avait montré qu’on peut toujours déterminer sous forme inté¬ grale les équations des courbes dont les deux rayons sont liés par une relation donnée quelconque. Mais on peut vouloir que ces courbes soient algébriques, ce qui n’a pas lieu en général. C’est cette condition qui leur est maintenant imposée : on trouve que leurs équations s’offrent sous une forme finie, explicite, lors¬ que la courbure et la torsion sont liées par une relation donnée, laquelle est à la fois algébrique et très simple. Ces courbes sont situées sur des ellipsoïdes ou des hyperboloïdes de l’évolution et leurs projections sur un plan perpendiculaire à l’axe de ces sur¬ faces sont des hypocycloïdes ou des épicycloïdes. En outre, leur arc indéfini s’exprime exactement par un arc de cercle, particu¬ larité très rare dans les courbes algébriques. En raison de la présence de deux paramètres variables dans leurs équations, les courbes considérées donnent lieu à une infinité de systèmes tels que les courbes d’un même système sont des courbes homothé¬ tiques ayant pour centre d’homothétie l’origine des coordonnées. (Sera imprimé plus tard.) MM. Legoux et Rouquet prennent successivement la parole sur le sujet traité par M. Molins. 19 juin M. le Secrétaire adjoint dépose sur le bureau un pli cacheté envoyé par M. Ribaucour, ingénieur en chef des ponts et chaus- 25 juin 604 SÉANCES DE JUILLET. 2 juillet. 9 juillet. sées à Philippeville (Algérie), pour être déposé dans ses archives. L’Académie accepte ce dépôt et décide que mention en sera faite au procès-verbal. — M. Legoux, appelé par l’ordre du travail, entretient l’Aca¬ démie de quelques nouveaux cas de tautochronisme dans le mouvement d’un point matériel. (Imprimé page 366.) MM. Rouquet, Moulins et Alix prennent successivement la parolé sur le sujet traité par M. Legoux. M. le Dr Frébault lit un mémoire sur le humage à Bagnè- res- de- Ludion. (Imprimé page 421.) MM. Rouquet et Antoine prennent successivement la parole sur le sujet traité par M. Frébault. ■ ✓ M. Antoine, appelé par l’ordre du travail, communique une étude intitulée : Circonstances politiques dans lesquelles eut lieu le procès de Milon (pour servir d’introduction à une édi¬ tion classique du pro Milone). MM. A. Duméril et Paget prennent successivement la parole sur le sujet traité par M. Antoine. — La présente séance étant la dernière de l’année académique 1890-91, l’Académie s’ajourne au 19 novembre prochain. 1 TABLE DES MATIÈRES \ État des membres de l’Académie Pages. Y CLASSE DES SCIENCES. PREMIÈRE SECTION. SCIENCES MATHÉMATIQUES. MATHÉMATIQUES PURES. Le théorème de Sturm déduit des imaginaires de Cauchy (note extraite des manuscrits de M. Despeyrous), par M. H. Wil- lotte . 44 Formules générales de la théorie des courbes gauches, applica¬ tions, par M. Y. Rouquet.. . 117 De la détermination des surfaces de résolution ayant un même axe donné et qui sont coupées par une sphère donnée suivant une ligne géodésique, par M. H. Molins . 296 Sur quelques cas nouveaux de tautochronisme dans le mouve¬ ment d’un point matériel, par M. Legoux . 366 mathématiques appliquées. Note sur les orages de 1888 et 1889, par M. Ed. Salles . 37 I 606 TABLE DES MATIÈRES. PHYSIQUE ET ASTRONOMIE. Des tremblements cle terre au Japon, par M. Berson . . . 239 Sur l’emploi des figures géométriques par les Japonais pour la résolution des problèmes d’arithmétique, par M. Berson . 2C8 DEUXIÈME SECTION. SCIENCES PHYSIQUES ET NATURELLES. CHIMIE. Le humage à Bagnères-de-Luchon, par le D1' A. Erébault . 421 HISTOIRE NATURELLE. Anatomie comparée. — Revue méthodique des pièces neurales de la tête dans la série des animaux vertébrés, par M. A. Lavocat. 19 La tératologie végétale et ses principes, par M. D. Clos . 163 CLASSE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES. Introduction à une histoire de rintluence de l'Orient sur les civilisations grecque et romaine, par M. A. Duméril . 1 La Révolution française jugée par un allemand, par M. Hall- berg . 58 Le latin moderne, étude d’histoire littéraire, par M. Deschamps. 78 Formation et organisation de la bibliothèque publique de la ville de Toulouse, par M. Lapierre . 108 Le maréchal de Montrevel et les camisards, d’après la corres¬ pondance inédite de Montrevel avec Baville, par M. Vesson.. 133 La loi Salique et le Droit romain, par M. J. Brissaud . 209 Droits du conjoint survivant, par M. Paget. . . <■ . . . 253 La méthode maternelle dans l’enseignement des langues vivan¬ tes, par M. H. Duméril. . . . * . 272 Mémoires ou rapports inédits sur l’état du clergé, de la noblesse, de la justice et du peuple, dans les diocèses de Narbonne, de Montpellier et de Castres, en 1573, par M. l’abbé Douais . 318 L’Association et spécialement la Gilde au moyen âge , par M. A. Crouzel* . « . . , * . i . . . . . . . . . . . . * 380 TABLE DES MATIÈRES. 607 SÉANCE PUBLIQUE. Discours d’ouverture, par M. Paget, président . 457 Éloge de M. Charles de Saint-Gresse, par M. Eabreguettes. . . . 463 Éloge de M. Nicolas Joly, par le Dr Alix . 491 Notice Biographique sur M. Tillol, par M. Rouquet . 525 Notice biographiquë sur M. le commandant Rivais, par M. L. Joulin . .* . 535 Notice sur la vie et les travaux d’Albert Timbal-Lagrave, par M. Baillet . 540 Rapport général sur les concours de 1891, par M. Massip . 554 Sujets de prix . 570 Bulletins des travaux de l’Académie . 573 Toulouse, lmp. Douladoure-Privat, rue S‘-Rome, 39. — 9078 PUBLICATIONS De l'Académie des Sciences, Inscririons & Belles-Lettres de Tonlonse Depuis sa fondation en 1746 jusqu’à, nos jours. jre Série, 4 volumes in-4 2« Série, 7 id. in-8 3e Série, 6 id. id. 4e Série, 6 id. id. 5e Série, 6 id. id. 6e Série, 6 id. id. 7e Série, 10 id. id. Ces publications forment 57 volumes, divisés en sept séries, comme suit : 1845-1850. 1851-1856. 1857-1862. 1863-1868. 1869-1878. La 8e série comprend : 1° sept volumes ou tomes, divisés chacun en deux parties correspondant aux deux semestres des années 1879, 1880, 1881, 1882, 1883, 1884 et 1885 ; 2° Les huitième, neuvième et dixième volumes, en un seul fasci¬ cule, correspondent aux années 1886, 1887 et 1888. La 9e série comprend deux volumes qui correspondent aux années 1889 et 1890. Outre la table des matières qui accompagne chaque volume, il y a quatre tables générales, savoir : TABLES DES MATIÈRES 1° Table des trois premières séries, publiée en 1854. 2° Table des 4e et 5e séries, publiée en 1864. 3° Table de la 6e série, publiée en 1869. 4° Table de la 7e série, publiée en 1880. Les tables lre, 2e et 4e ont été publiées à part. — La 3e table de la 6e série ne se trouve qu’à la fin du volume de l’année 1869. De 1 846 à 1886, l’Académie a publié régulièrement un annuaire in-1 8. La collection forme 41 brochures petit in-1 8 (1846-1886). Une table des matières contenues dans les Annuaires de l’Académie est insérée dans l’Annuaire de 1880. Cet Annuaire est provisoirement supprimé à partir de 1886-87. Des renseignements historiques et bibliographiques sur l’Académie sont insérés dans le volume de ses Mémoires, année 1877, série VII, tome IX. Les Sociétés savantes avec lesquelles l’Académie est en correspon¬ dance peuvent lui demander les séries ou les volumes qui leur man¬ quent. On les leur enverra gratuitement autant que possible. On les enverra aussi, moyennant un prix proportionné à la demande, à toutes les personnes qui désireront les recevoir. Les demandes doivent être adressées à M. le Secrétaire perpétuel de l’Académie, ou à M. E. Privât, libraire de l’Académie, rue des Tourneurs, 45. ! V