^; , m!„,^ 'r.'^M'i. .y.: 11 lS& m MEMOIRES DE LA ©©(Sisatil ^(S^iDama^ia DE CHERBOURG. CHE&BOITKG, TYPOGRAVUIE DE BOtILANGER, BEAUFORT ET COMPAGNIE. 1855. / 1 l(V Tu«9 HM DE LA Q>oaekçj èXo(uMe. JbcaSetM^i. 1 wo DE g.^^A 1M®M DE LA t r SOCIETE ROYALE ACADEMIQUE PE CflEEKOUE^e •■'iH ï '•: '^Mf\ 185^. CBEBB01TB.G , %rtWWVWVVVVVVlA/VVVVVV*lfc/V*WV*WVVVW*k>V*VVVVV*i;VVVV*VV*»\®*= NOTICE su R LE CHOLERA V r < m E tt^t ^ %tn PAR M/ OBET. •oo«(rvD»O*)0CXS< JCX50C\»»SV»»CVM- ijE choléra qui depuis dix-huit ans a successi- vement ra\agc PAsie , FEurope et même quelques pomts de TAlrique et de rAmérique, est origi- i » _ 2 — naire des bortls du Gange où il règne endémi- quement. C'est en 1817 qu'il prit tout-à-coup le caractère d'une violente et meurtrière épidémie. Franchissant les limites de son berceau il ne tarda pas à envahir plusieurs des grandes îles de la mer des Indes et à pénétrer dans l'Asie centrale, en suivant une marche qui bientôt ne laissa plus de doute sm' son introduction en Europe. Il y débuta en eiïet en 1829. Sa propagation conti- nuant à s'opérer avec une apparence de régula- rité, quelques observateurs crurent pouvoir pré- ciser l'époque à laquelle il parviendrait en France, et ils assignèrent l'année iSSa comme devant être celle de son invasion: lés faits sont venus justifier leurs prévisions. Cependant le choléra dans la marche qu'il a suivie a souvent déjoué tous les calculs : ce n'est pas toujours en gagnant de proche en proche que s'est opérée son extension ; si on l'a vu fré- quemment s'établir avec une sorte de prédilec- tion sur le bord des grands fleuves et en suivre le cours , on a souvent aussi remarqué qu'après s'être arrêté dans sa marche , il franchissait ino- pinément de longues distances en épargnant les lieux intermédiaires , et venait tout à coup se montrer sur un point souvent très éloigné et avec lequel il n'avait aucune communication. En i85o le Clioléra avait envahi la Russie et donné le rare spectacle d\uae maladie née dans un climat dont la température est très élevée , et poursuivant son œuvi^e de destruction sousleciel l'igoureuxd^Archangel. En iB5o,ilmoissonnaitles armées polonaises qui faisaient de glorieux mais inutiles efïbrts pour reconquérir Tindépendance de leur patrie : ce fut aussi vers la fin de cette même année qu^il se montra en Autriche et en Prusse , et que s"' opéra son invasion dans le nord de FAngleterre. Le fléau devenait imminent , et quoique toutes les mesures préventives eussent été prises pour s''opposer à son introduction en France , on s'at- tendit à le voir très incessamment envahir quel- ques-uns de nos ports de la Manche , puis se propager dans les villes de l'intérieur ; mais les choses se passèrent tout autrement: tous les points de notre littoral étaient encore intacts lorsque le choléra se montra soudainement à Paris avec une violence dont il y avait eu peu d'exemples en Europe ; on compta presqu'autant de victimes que de personnes atteintes dans les quinze ou vingt premiers jours de IV'pidéraie. Malgré l'approche du danger les habitans de (^herbourg ne parurent en généi'al que raédio- ^ 4 — c rement effrayés: cependant quelques personnes, ou plus craintives ou plus prévoyantes, songèrent à mettre le médecin dont ils réclameraient les soins , à même d'administrer sans le moindre re- tard des secours dont la promptitude devait , sinon garantir Tefficacité , au moins augmenter les chances de succès 5 elles se hâtèrent donc de se pourvoir de divers médicamens recommandés soit com.me moyens préservatifs , soit connue moyens curatifs : les pharmaciens purent à peine satisfaire aux nombreuses demandes qui leur furent faites. Dans un moment aussi critique les autorités administratives ne pouvaient rester inactives : celles de la ville , de la marine et de la guerre s^empressèrent, chacune en ce qui la concernait, de prendre toutes les mesures propres à rendre fépidémie moins meurtrière. Des dispositions fu- rent prises àfliôpital de la marine pour isoler les cholériques et leur assurer de prompts secours 5 les casernes de la marine et de la guerre furent fobjet d\me surveillance particulière sous le rap- port des soins hygiéniques ; des distributions de vin furent faites chaque jour aux militaires et aux marins ; des secours de toute espèce furent assurés à la classe indigente 5 des commis- 6 sions nombreuses furent chargées cVinspecter les divers quartiers de la ville et d'aviser aux moyens d'y faire observer une l'igoureuse propreté; on fit publier et afficher des réglemens de police qui prescrivaient d'excellentes mesures générales et particulières de salubrité ; mais on doit le dire à regret , l'exécution de ces réglemens laissa beaucoup à désirer. Une souscription fut ouverte pour aider à sub- venir aux besoins de la classe indigente. Des dispositions furent prises pour que le bu- reau de charité pût faire délivrer très prompte- ment et sur la demande des médecins , tout ce qui serait jugé par eux nécessaire au traitement des pauvres soignés à domicile. Les médecins civils , ceux de la marine et de la guerre furent plusieurs fois appelés aux confé- rences de la commission sanitaire et consultés sur divei'ses mesures d'hygiène et de salubrité. La question d'un hôpital temporaire de cholé- riques fut longuement discutée dans l'une de ces séances , et dès que la nécessité en eut été suffi- samment établie , une commission de médecins fut chargée de visiter diverses localités jugées plus ou moins propres à remplir le but proposé. Cette — G — commission déclai-a dans un rapport verbal que l'établissement connu sous le nom de Manufac- ture de Dentelles réunissait seul toutes les con- ditions nécessaires pour admettre un certain nombre de malades des deux sexes , en ce qu'il offrait des salles assez vastes pour placer qua- rante ou cinquante lits et des dépendances sufli- santes pour étajjlir les servitudes. Les conclusions de ce rapport trouvèrent une vive opposition dans quelques membres de la commission sanitaire ; des considérations basées sur le tort irréparable que l'on ferait à un éta- blissement prospère et qui fournissait du travail et des moyens d'instruction à beaucoup déjeunes filles de la classe indigente , forent développées et combattues avec beaucoup de chaleur. Cepen- dant les raisons établies sur une impérieuse né- cessité prévalurent; il fut donc résolu que le per- sonnel de la manufacture serait transféré dans un local provisoire et que l'on s'occuperait sur- le-champ de composer le mobilier afin que l'éta- blissement de l'hôpital pût s'opérer dans le plus bref délai. Mais ces dispositions ne devaient pas recevoir d'exécution. L'autorité municipale prenant en considération les résultats fâcheux qui devaient être la conséquence nécessaire de la transforma- tion de la manufacture de dentelles en hôpital temporaire , se détermina à nVmployer ce local qu'à la dernière extrémité, et elle assigna les bâ- timens de Tivoli pour recevoir, lors de Finvasion de la maladie , les premiers cholériques qui ne pourraient être traités à domicile. Ce nouveau choix n'était rien moins qu'heu- reux : Téloignement du local , dont la distribu- tion d'ailleurs n'offrait rien de commode, le ren- dait peu propre à recevoir des malades atteints d'une affection excessivement grave et qui récla- mait les secours les plus prompts: de cet éloigne- ment découlaient encore d'autres inconvénients tels que de rendre les transports longs et fati- gants et d'être un obstacle à la fréquente visite des médecins. Mais un concours de circonstances heureuses et inespérées vint frapper d'inutilité toutes les dispositions prises pour l'établissement de l'hôpi- tal temporaire : d'abord le petit nombre de cho- lériques atteints à la fois qui permit de les soi- gner tous à domicile , puis la répugnance insur- montable que manifestèrent pour l'hôpital tous les malades , même ceux des classes les plus mi- sérables et les plus dénuées de ressources. — 8 — Un seul individu fut transporté à Tivoli j c'é- tait un malheureux très gravement affecté , sans domicile , livré à Tivrognerie et aux excès de tous les genres , et qui ne tarda pas à succomber. Enfin le choléra éclata à Cherbourg : le pre- mier cas eut lieu le 23 mai ; le malade fut examiné par deux médecins qui n'élevèrent au- cun doute sur le caractère de la maladie : un nouveau cas se présenta le 25 ; il y en eut en- core un le 27 et un le 5o. A partir du 2 juin , il s'en déclara un chaque jour jusqu'au 6 où il y en eut deux. L'existence du choléra paraissait incontes- table. Cependant dans une conférence qui eut lieu le 10 juin , et où se trouvèrent réunis tous les médecins civils et militaires , quelques mé- decins qui n'avaient pas encore eu occasion d'observer la maladie, déclarèrent qu'ils n'étaient pas suffisamment convaincus : les opinions étant divisées , il fut résolu que l'autorité ne serait pas encore officiellement informée de l'invasion du choléra , mais qu'elle serait prévenue que des affections fort suspectes , récemment observées , donnaient la certitude de son irruption très prochaine. Plusieurs nouveaux cas s'étant présentés dans — 9 — les premiers jours de juin , et entr'autres six à la date du i3, on convoqua une nouvelle réunion de médecins : elle eut lieu le 1 7 ; tous les doutes étaient dissipés ; les opinions furent unanimes, et Ton crut devoir ne plus différer d^nformer l'au- torité. L'invasion du choléra s'est faite presque à la fois dans divers quartiers plus ou moins dis- tants les uns des autres : les rues qui réunissent en apparence toutes les conditions de salubrité n'ont pas été épargnées. Cependant les quartiers où se trouvent entassés les indigents et la popu- lation ouvrière ont été évidemment les plus mal- traités. On peut citer particulièrement la l'ue du Vieux-Pont , celle de la Poudrière et la rue au Blé dans laquelle le premier cas de choléra a été observé. L'épidémie , dont le début a eu lieu le 23 mai, n'a cessé entièi'ement que le i3 janvier i853. Sa durée a donc été de sept mois et vingt- deux jours. Son maximum d'intensité a eu lieu vers la mi-juin. Le 18 de ce mois on comptait, depuis l'invasion , quarante-quatre malades dont dix seulement étaient guéris , vingt étaient morts et quatorze restaient en traitement. Depuis lors la maladie , après s'être maintenue pendant quel- — 10 — jours au même degré trintensitc, a suivi une marche décroissante jusqu^à Tépoque de la cessa- tion complète de Tépidémie. Cependant la dé- croissance ne s''est pas opérée en suivant une progression régulière ; on a remarqué qu'après quelques jours de calme qui pouvaient faire croire à la terminaison prochaine de Fépidémie, il sur- venait une sorte de recrudescence pendant la- quelle le nombre des cas de choléra redevenait plus considérable. Une des recrudescences de ce genre les plus remai'quables , a été observée à Thôpital de la marine dans le courant du mois de septembre j en deux ou trois jours quinze cholériques très gravement affectés se trouvèrent réunis dans une même salle; les uns venaient de Pextérieur, mais quelques autres en plus petit nombre avaient été frappés dans Tintérieur de riiôpital même , et chose remarquable , ces derniers , à l'exception d'un infirmier , n'avaient eu aucune communi- cation avec la salle des cholériques dans laquelle toute personne étrangère au service ne pouvait pénétrer. Ces sortes de recrudescences ont été observées partout , pendant le règne de Tépidémie : les journaux nous ont instruits de celle qui eut lion à Paris : le docteur Brière de Boismont a signalé — 11 — le même fait à Varsovie ; » trois fois , dit-il , nous )) le crûmes terrassé ( le choléra ) et trois fois il » se réveilla plus furieux et plus hideux w . Les documens que M. le Maire a bien voulu faire mettre à ma disposition portent à trois cent soixante-quinze le nombre des personnes atteintes , à Qierbourg seulement , pendant la durée de Tépidémie. Dans ce chiffre se trou- vent compris quarante^huit marins ou mili- taires traités à Thôpital de la marine. Ce to- tal de trois cent soixante - quinze est un peu au-dessous de la réalité : peu de personnes igno- rent que des médecins dont je ne m^établis ici ni le censeur ni le juge, se sont abstenus de trans- mettre à la mairie le bulletin de leurs malades , et que d'autres qui avaient d'abord très soigneu- sement adressé leurs rapports dans les premiers mois de l'épidémie, s'en sont dispensés vers la fin. Il existe encore une légère erreur relative- ment au nombre des cholériques traités à l'hô- pital de la marine; le chiffre en est de cinquante et non de quarante-huit, ainsi que le portent les relevés de la mairie. Nous ne devons donc accep- ter le total de trois cent soixante-quinze que comme indiquant approximativement le nombre d'individus frappés dans la ville de Cherbourg. Dans ce total ne se trouvent pas compris les malades d'Ocleville et de Tourlaville , villages — 12 — très voisins de Cherboiu'g , ni même ceux d'E- qiieurdreville que l'on peut considérer comme un faubourg. Les cholériques se sont élevés dans ces trois communes à soixante-un , savoir : vingt- neuf à Octeville, dix-neuf à Tourlaville et treize à Equeurdi'eville . L'épidémie n'a épai-gné ni âge ni sexe : beau- coup d'enfants même très jeunes ont été atteints: les hommes et les femmes l'ont été en nombre à peu près égal, et la mortalité a été balancée dans les deux sexes. Sur les trois cent soixante-quinze malades constatés , deux cent sept ont été guéris et cent soixante-huit ont succombé. Ainsi la mortalité a un peu excédé trois septièmes. Quoique le nombre des personnes atteintes du choléra ne se soit élevé qu'à trois cent soixante- quinze pendant sept mois et demi de durée de l'épidémie, et sur une population d'environ vingt mille habitans, il n'en faut cependant pas con- clure que la maladie se soit montrée moins in- tense à Cherbourg que dans les villes où elle a causé de plus épouvantables ravages. Beaucoup de malades ont été enlevés en moins de vingt- quatre heures; plusieurs l'ont été' en dix ou douze heures et quelques-uns en cinq ou six. — 13 — Cependant le choléra ne s'est pas montré chez tous les malades avec le même degré d''intensité; diverses nuances ont été remarquées et Ton a pu reconnaître les trois degrés signalés par les au- teurs , et entr'autres par le docteur Boisseau sous les désignations de choléra léger , de choléra grave et de choléra mortel: ces désignations sont beaucoup plus convenables, plus rationnelles que celles empruntées au lieu d'origine de la maladie ou à quelques-uns des symptômes dominants : nous ne vexerons donc dans les choléras dits in- dien , asiatique , algide , cyanique , asphixique etc. , que des choléras graves ou mortels , et dans la cholérine que le choléra léger. Je passe à la description de la maladie dont je vais essayer d'esquisser le tableau tel qu'il s'est présenté à mon observation pendant la durée de l'épidémie. Il sera facile de se convaincre , d'a- près la parité des symptômes , que le choléra s'est montré à Cherbourg avec les mêmes carac- tères que partout ailleurs, et qu'il n'existe d'autres différences que dans le nombre proportionnelle- ment plus petit, des personnes atteintes. L'invasion du choléra était quelquefois sou- daine , instantanée , et alors la maladie prenait presque toujours uji caractère grave ; mais plus — 14 — ordinairement cette invasion était signalée d'a- vance par quelques symptômes précurseurs. La personne menacée éprouvait des lassitudes , de la faiblesse, de Toppression, de la chaleur à l'cpigastre, des borborygmes et quelque altéra- tion dans les traits. Dessoins administrés à propos dissipaient quelquefois ces prodromes et faisaient avorter la maladie : mais si Ton ne pouvait ob- tenir cet heureux résultat soit par Finsuffisance des moyens employés, soit par la négligence ou le retard du malade à réclamer les secours de la médecine , alors le choléra se déclarait sous Tune des trois formes précédemment indiquées. Dans le choléra léger ou choléra au premier degré , se faisaient remarquer les symptômes suivants: douleurs de coliques plus ou moins vives^ accompagnées de nausées, de vomissements et de déjections alvines qui offraient beaucoup de variations ; c"'étaient d'abord des matières fécales mêlées de mucosités par fois sanguino- lentes ; puis ces déjections devenaient blanches, liquides, et semblables à de Feau de riz. Langue blanche , pâteuse , humide ; pouls rarement fé- brile , mais petit , faible et mou ; urines rares et foncées en couleur; malaise général; altération des traits avec expression de tristesse et d'in- — la — quiétude j lendance au refroidissement des ex- trémités, et quelquefois légères crampes dans les membres inférieurs. Cet état durait plus ou moins long-tems , ra- rement plus de quatre ou cinq jours : il se ter- minait ordinairement parla guérison , mais quel- quefois aussi par le passage de la maladie à la forme de clioléz^a grave ou de choléra mortel. Avant Finvasion déclarée du choléra à Cher- bourg , et pendant le cours de Tépidémie , plu- sieurs marins ou militaires atteints de cholérine ou choléra léger , ont été soignés à Fliôpital de la marine , dans les salles communes du service des fiévreux. Ces malades n'ont pas été men- tionnés dans les i-apports adressés à la mairie ; ceux dont la maladie réunissait incontestable- ment tous les caractères du choléra grave ou du choléra mortel y ont seuls été portés. Les deux degrés intenses du choléra désignés sous les noms de choléra grave et de choléra mortel , présentent quelques symptômes qui n'e- xistent point dans le choléra léger , mais ils ne diffèrent entr'eux que par la plus ou moins grande violence des phénomènes morbifiques qui leur sont communs. Tous deux peuvent donc être réunis dans une même description. — 16 ~- D^abord coliques extrêmement vives , intolé- rables, accompagnées de fréquentes déjections alvines et de vomissements répétés ; dès que Pes- lomac et le tube intestinal se trouvaient débar- rassés des matières alimentaires et excre'menti- tielles , le produit des évacuations changeait de nature et présentait Taspect d^un fluide blanchâtre, louche et mêlé de floccons albumineux ; altération profonde des traits; face hippocratique portée au plus haut degi^é; refroidissement d^abord des pieds et des mains, mais qui ne tardait pas à gagner toutes les parties extérieures du corps et même la langue , tandis qu'en même temps le malade se plaignait d'un vif et incommode sen- timent de chaleur intérieure. Cyanose plus ou moins prononcée portée quelquefois jusqu'à une coloration bleue très foncée , et qui se manifes- tant d'abord aux doigts et aux orteils , ne tardait pas à s'étendre sur tout le système cutané. Ce symptôme extraordinaire frappait singulièrement les malheureux , qui le considéraient du reste comme un signe de très mauvais augure : un tel^ disaient-ils , est passé au bleu ; c'était le déclarer voué à une mort certaine. Amaigrissement ap- parent des doigts , des orteils , des membres, de la figure ; ces diverses parties devenaient flétries, ridées-, yeux caves , enfoncés , entourés d'un — 17 — cercle cyanique presque noir ; alfaiblissement graduel puis disparition complète du pouls ; ces- sation apparente des mouvements du cœur; suppression complète de la sécrétion urinaire ; voix faible, éteinte; oppression; absence de chaleur dans Tair expiré; crampes incommodes, douloureuses , souvent insupportables , d'abord aux jambes , aux cuisses , puis aux membres supérieurs et au tronc ; sentiment d\me barre transversale pesant sur la poitrine ; ventre peu tuméfié mais ne donnant qu'un son mat lorsqu"'on le percutait ; anxiété , agitation extrême et telle que le malade, ne pouvant conserver aucune position , repoussait les couvertures , jettait les membres à droite et à gauche en exprimant ses souffrances par des cris faibles , mais plaintifs et déchirants ; soif inextinguible avec répugnance pour toute autre boisson que Feau fraîche et pure ; altération particulière du sang qui prenait une consistance semblable à celle de la gelée de groseilles à demi-fîgée, et de ce phénomène s'en suivait que les émissions sanguines ne pouvaient se faire ou ne se faisaient que très difficilement , soit par les p'qures des sangsues, soit par l'ou- verture des veines. 11 est un fait propre à frapper d'étonnenient , 2 _ 18 — c^est qu'au milieu de cet épouvantable désordre qui donnait si proinptemeut au malade Taspect cadavéreux , les facultés intellectuelles conser- vaient toute leur intégrité. Comment le cerveau, privé de son plus puissant stimulant , par le dé- faut de circulation , pouvait-il continuer seul à exercer ses fonctions , lorsque celles de tous les autres organes étaient ou suspendues ou profon- dément altérées? Tels étaient les principaux symptômes du cho- léra mortel : les malades succombaient ordinai- rement dans la période algide , avant qu''aucun signe de réaction se fût manifesté, et il était rai^e qu'ils prolongeassent leur existence au-delà de vingt-quatre heures : quelques-uns périssaient avant ce terme. Mais le mal ne se montrait pas toujours sous un aspect aussi redoutaljle : dans le degré désigné sous la dénomination de choléra grave, quelques- uns des principaux symptômes se développaient avec une moindre intensité ; la cyanose bornée aux extrémités présentait une coloration bleue moins prononcée ; le pouls se faisait sentir mais faible et petit ; les crampes étaient moins violen- tes et ordinairement limitées aux extrémités infé- rieures ; les déjections alvines et les vomissements — 19 — moins fréquents , conservaient cependant le ca- ractère des évacuations propres au choléra : Pop- pression était moins forte, le malaise général moins prononcé , et le sang conservait un peu plus de fluidité. Les malades pouvaient se maintenir dans ce dernier état deux , trois ou quatre jours , puis , si Paggravation des symptômes ne venait pas oc- casionner la mort , on voyait se développer la période de réaction à laquelle on a aussi donné le nom de période œs tueuse. Mais cette période de réaction n''était pas elle- même exempte de dangers : quelquefois fort cal- me , d'autrefois insuffisante , on la voyait aussi parfois se manifester avec une excessive vio- lence , et dans ce dernier cas on pouvait la con- sidérer comme le début d^une nouvelle et grave maladie. Dès que la réaction commençait à s'opérer , on sentait renaître graduellement le pouls et la clialeur : la cyanose disparaissait ; les crampes perdaient de leur intensité ou cessaient même complètement ; la sécrétion urinaire se rétablis- sait; les déjections alvines perdaient leur carac- tère cholérique pour devenir bilieuses^ ce qui — 20 — était presque toujours un signe favorable , et enfin les traits se recomposaient. Si la réaction se développait ainsi avec une force régulière, modérée mais suffisante, la con- valescence se déclarait sans secousses, sans com- motion , ou quelquefois par une espèce de mou- vement critique vers le système cutané : des sueurs plus ou moins abondantes signalaient alors la terminaison de la maladie. Mais les choses ne se passaient pas toujours avec ce calme et celte régularité; quelquefois le pouls et la chaleur après s''être un peu ranimés , tendaient de nouveau à s'éteindre: on remar- quait des alternatives de réaction et de collapsus\ une suite de mouvements incomplets , non soute- nus et qui paraissaient n''être que le résultat d'ef- forts impuissants de la nature: alors survenaient ordinairement des symptômes d'une irritation gastro-intestinale qui ne tardait pas à prendre le caractère adynamique ; pouls petit , fréquent , langue sèche et aride , dents fuligineuses , diar- rhée continuelle, prostration générale, état co- mateux et mort. Quelquefois au contraire la période de réac- tion se développait franchement, mais avec une violence exagérée ; alors s'établissaient dans — 21 — quelques-uns des ori;anes principaux une con- gestion ou une irritation inflammatoire ; une af- lection secondaire succédait à la maladie primi- tive ; c'étaient ou des encéphalites ou des pneu- monites, ou des gastro-entérites auxquelles il fallait promptement opposer le traitement le plus actif. J'ai eu rarement occasion d'observer de ces réactions excessivement violentes : peut-être dois-je en attribuer la raison au mode de trai- tement que j'ai assez généralement employé et dans lequel les émissions sanguines remplissaient un rôle important. Je puis cependant citer à cette occasion un fait qui me paraît ofirir quel- qu'intérêt; c''est celui d'une femme atteinte d'un choléra grave: lors de la période de réaction qui se déclara extrêmement vive ij survint successi- ■vement , et à peu de jours dintei'valle , d'abord une irritation de l'encéphale qu'il fallut combattre par des moyens prompts et énergiques ; puis une congestion à la matrice suivie d'une métror- rhagie excessivement abondante et qui mit en danger la vie de la malade ; puis enfin une dou- leur névralgique intolérable occupait l'intestin rectum et qui ne put être calmée que par de pe- tites injections fréquemment répétées d'une dé- _ 22 — coction éraolliente fortemenl opiacée. La conva- lescence fut très longue et très difiicile ; plusieurs mois s^ccoulèrent avant que cette femme pût re-^ prendre ses travaux, et encore dut-elle les sus- pendre à diverses reprises. Les convalescences qui , sauf quelques excep- tions, marchaient promptenient et franchement à la suite des choléras légers, étaient au contraire presque toujours lentes et difficiles à la suite des choléras graves ; heureux encore si , comme dans l'exemple que je viens de citer, de graves accidents ne venaient pas les traverser. Les convalescens conservant une figure pâle , amai- grie , avec des yeux teignes et encore entourés d'un cercle cyanique , restaient plongés pendant vui temps plus ou moins long dans un état de langueur. Un sentiment de pesanteur à Fépi- gastre , des ilatuosités, une langue blanche, une bouche pâteuse accusaient la lassitude et l'inertie des organes digestifs : tout annonçait dans l'éco- nomie une grande déperdition de forces. Ces convalescens ne pouvaient être entièrement li- vrés à eux-mêmes ; leur état réclamait encore les soins et la surveillance du médecin. Après cette rapide énumération des principaux symptômes qui ont caractérisé le choléra dçins répidémie de Cherbourg, je vais fixer un instant Fattention sur quelques points vivement contro- versés et sur lesquels on n^est pas encore géné- ralement d'accord. On se demande si le choléra est contagieux. Plusieurs opinions ont été émises sur cet im- portant sujet. Les uns pensent que le choléra est de sa na- ture essentiellement contagieux; d'autres ne lui reconnaissent ce caractère que dans certaines circonstances telles que celles d'une grande ex- tension de la maladie, ou de l'agglomération sur un point circonscrit d'une grande quantité de malades : d'autres enfin , et c'est le plus grand nombre, lui contestent absolument le caractère contagieux. Dans cet état de doute et d'incertitude le de- voir des gouvernements était rigoureusement tracé ; ils devaient avant tout pourvoir à la sû- reté des peuples et prendre en conséquence tou- tes les mesures , toutes les précautions convena- bles pour les garantir du fléau , ces précautions dussent-elles en dernier résultat se montrer inef- ficaces ; et c'est précisément ce qui a eu lieu. ISi les coidons sanitaires ni les autres moyens - 24 — préventifs n'ont pu un seul instant arrêter ni re- tarder la marche de répidémie : le choléra n'a cessé de se répandre et de se propager malgré tous les obstacles qui lui ont été si inutilement opposés : on Ta vu se déclarer spontanément dans des villes soigneusement cernées et privées de toute relation à Textérieur , tandis qu'il en épar- gnait dont les communications avec les lieux in- fectés étaient entièrement libres et journalières. Des faits aussi positifs déterminèrent quelques gouvernements à abandonner entièrement les mesures préventives , ou au moins à en adoucir la rigueur. « Malgré la sévérité de ses mesures d'exclu- )) sion , disent MM. Gerardin et Gaimard , la )) Prusse vit le choléra se développer spontané- » ment et successivement jusque dans sa capi- » taie ; l'Autriche , au contraire , qui avait main- )> tenu la liberté des communications , vit cette t) maladie se limiter dans Vienne et respecter les )) nombreuses populations qui entourent et ali- )' mentent cette ville. » La Prusse se rendit à l'évidence des faits et )) se décida à supprimer des mesures dont l'inu- )i tilité restait constatée et qui n'avaient servi » qu'à aggraver la misère de la classe laborieuse ») de ses diverses provinces » . — 23 — S^il avait pu me rester quelques cloutes sur le caractère non contagieux du choléra , ils eussent été complètement dissipés par ce dont nous avons tous été témoins pendant la durée de Tépidémie à Cherbourg. Remarquons d'abord qu^aucun fait ne peut être avancé en faveur de Timportation de la maladie. La première personne atteinte était un maçon de la rue au Blé ; la seconde , une pauvre femme de la chasse Liot , et pendant'plus d'un mois la maladie épidémique ne frappa que des pauvres ou des ouvriers , tous individus qui n'avaient aucune communication directe ni avec l'Angleterre , ni avec Paris où le choléra régnait alors avec fureur , tandis que les personnes de la classe aisée dont les relations avec la capitale étaient fréquentes et journalières , furent épar- gnées. Ni les médecins , ni les ministres du culte , ni les garde-malades , ni les soeurs hospitalières ou de l'établissement de bienfaisance qui avaient des rapports continuels et immédiats avec les cholé- riques, n"'ont contracté la maladie, A riiôpital de la marine oi^i un grand nombre de cholériques gravement affectés et réunis à la fois dans une môme salle occupaient nuit et jour les ofliciers de santé de service , les soeurs hospitalières et plusieurs infirmiers , tous ont été épargnés à l'ex- ception d'un infirmier, a Ne serait-il pas extra- — 26 — n ordinaire, dit le docteur Londe, d'admettre » que répidémie pût frapper un homme dans sa » maison, dans sa rue, et qu'elle ne scvît pas » contre les personnes qui se trouveraient dans « un hôpital ? » J'ai donné des soins à une cuisinière qui cou- chait au rez de chaussée , dans un cabinet petit et humide ; atteinte d'un choléra grave, elle fut sur- le-champ transportée dans une mansarde où lea soins les plus empressés lui furent donnés non- seulement par sa compagne , mais encore par la maîtresse de la maison elle-même , mère de qua- tre petits enfans ; aucune mesure d'isolement ne fut prise ; les communications restèrent libres entre la malade et tous les habitans de la maison, et personne n'éprouva la plus légère indisposition. J'ai vu une femme soutenir dans ses bras , pen- dant près de vingt-quatre heures consécutives , son mari atteint de choléra, respirer son haleine, recevoir sur ses vôtemens le produit des vomis- semens et lui prodiguer enfin les soins les plus intimes jusqu'à l'instant de la mort , sans en éprouver d'autres incommodités que celles qui suivent ordinairement les grandes fatigues et les vives douleurs morales. Les faits de ce genre sont fort nombreux et il — 27 — n^est aucun de mes confrères qui ne puisse en citer plusieurs. Mais il en est encore , sinon de plus décisifs , au moins de plus frappans qui ont été rapportés par divers auteurs. Le docteur Brière de Boismont cite le médecin Jannichen , de Dresde, messieurs Foy , Pinel et Verat , de Paris qui , sans en avoir été le moindrement in- commodés , se sont inoculés du sang d"'individus infectés , et ont goûté des matières rejetées par le vomissement. Beaucoup de faits tendent donc à prouver que le choléra asiatique n'est point une maladie con-» tagieuse ; peut-être , dit le docteur Londe , s^é- tonnera-t-on un jour qu'ion ait autant discuté sur cet objet. Il existe encore dans Thistoire du choléra un point non moins obscur que celui de la con- tagion , c''est la détermination précise des causes spécifiques de cette redoutable maladie. Beau- coup de médecins ont tenté cVinutiles efforts pour résoudre ce difficile problême : les uns ont cru trouver ces causes dans Pexcès de la chaleur , dans rinfluence du soleil et de la lune , dans les exhalaisons nuisibles élevées du sol surtout s^il est marécageux , dans une excessive humidité , dans le ilnide électrique en plus ou en moins , _ 28 — dans la malpioprcté, tlans une mauvaise alimen- tation , ou clans des encombremens d'hommes. D'autres ont été jusqu'à supposer l'existence de petites mouches vertes , ou de myriades d'in- sectes répandus dans l'air. Assurément je suis loin de vouloir nier que plusieurs de ces causes ne puissent parvenir , surtout si leur action est prolongée , à déterminer le développement delà maladie chez des individus déjà soumis à l'in- fluence épidémique , mais je ne saurais croire qu'elles soient suffisantes pour la faire naître , et s'il est permis de s'exprimer ainsi , pour la faire sortir da néant. Existe-t-il des lieux où lin- fluence de la majeure partie de ces causes ne se fasse habituellement sentir? Comment alors le choléra n'est il pas plus répanda ? comment n est- il pas endémique dans presque tous les pays ? Avouons que dans l'état actuel de nos connais- sances , les causes spécifiques du choléra échap- pent à nos investigations et que nous sommes ré- duits à admettre, avec les anciens médecins, l'action de causes inconnues , occultes pour la production de certaines maladies. Nous sommes beaucoup plus avancés dans la connaissance des causes prédisposantes et déter- minantes du choléra : celles-ci ont été bien dé- — 29 — terminées par les auteurs ; mais avant d'en faire l'énuméralion , je vais présenter quelques consi- Jérations qui leur sont relatives. Quelque répandue que soit une épidémie , tous les individus plongés dans Tatmosphère vi- ciée ne sont cependant pas atteints. Il est des personnes heureusement organisées qui ne re- çoivent qa\me influence légère ou même nulle des agents à Faction desquels ils sont soumis ; il en est d'autres au contraire chez lesquelles cette influence se fait vivement sentir et qui deviennent par cela-même aptes ou autrement dit prédispo- sés à contracter la maladie régnante. Cette aptitude , cette prédisposition sont , ou la conséquence de certaines dispositions consti- tutionnelles, ou le résultat de modifications acci- dentelles apportées dans l'économie. Les individus prédisposés constitutionnelle- ment le sont par TefTet , soit d'une susceptibilité exagérée , soit d'une constitution vicieuse , dé- bile , usée , délabrée , soit enfin par l'efTet d'irri- tations chroniques, surtout si elles ont leur siège dans les organes digestifs. JLes individus prédisposés accidentellement le sont par le résultat de l'action soutenue et phfs — 50 — ou moins prolongée d'un grand nombre d'agents , et ces agents offrent ceci de particulier, c'est qu'après avoir vicieusement modifié l'économie, ils finissent par déterminer l'invasion de la mala- die. Ainsi donc les mêmes modificateurs agissent successivement, d'abord comme causes prédispo- santes, puis comme causes déterminantes. Ces causes sont : la privation des choses néces- saires à la vie ; l'usage de mauvais aliments gâtés ou altérés ; les écarts de régime ; l'abus des bois- sons fermentées ou alcooliques surtoutlorsqu'elles sont de mauvaise qualité ou frelatées ; les fatigues, les veilles , la faiblesse qui suit les excès véné- riens ; l'exposition aux intempéries de l'air ; l'usage de mauvais vêtements insuffisants pour garantir du froid et que par insouciance ou par pénurie on conserve mouillés sur le corps ; la contention d'esprit , l'inquiétude , la peur ; les passions vives mais surtout celles qui sont tristes. On peut signaler encore au nombre des causes les plus énergiques , les dispositions défectueuses de certaines habitations jointes à l'entassement d'un grand nombre d'individus : on voit souvent une seule pièce humide , froide , fétide , privée d'air ainsi que d'influence solaire et danslaquelle ♦ègnent avec un grand désordre une excessive — 51 — malpropreté, servir de demeure à une famille de six ou huit persomies. Ces causes agissent directement ou indirecte- ment sur quelques-uns des organes principaux , mais plus ordinairement sur ceux de la digestion dans lesquels ils déterminent et entretiennent un état permanent de sur-excitation. Les dispositions constitutionnelles qui prédis- posent au choléra et que j'ai signalées les pre- mières, peuvent exister chez tous les individus; chez le riche comme chez le pauvre : nul ne peut se soustraire à leur influence; elles font partie de la manière d''ôtre habituelle du sujet ; elles lui sont inhérentes. Il n'en est pas de même des causes accidentelles ^ celles-ci sont en de- hors de Tindividu ; elles lui sont étrangères et peuvent être plus ou moins facilement écartées. Cependant il est dans Tétat social certaines po- sitions qui ne permettent pas de s'y soustraire complètement ; la pauvreté , la misère , le dé- nûment livrent sans défense les malheureux aux funestes elfets de ces causes ; aussi est-ce dans les classes inférieures , chez les indigents surtout que le choléra choisit ses premières et plus noin- brguses victimes , tandis que les classes supé- rieures trouvent dans leurs habitudes , dans — 32 — leiu' genre de vie , dans leur aisance des moyens presque certains de se préserver au milieu des malheureux que frappe impitoyablement le fléau. Les médecins qui se sont spécialement oc- cupés de Tétude du choléra , ont cherché à en déterminer la nature; mais leurs recherches ont- elles été couronnées de succès ? C'est encore une de ces questions dont la solution me semble diffi- cile dans Fétat actuel de nos connaissances ; car, ne craignons pas de Tavouer, beaucoup d'obscurité règne encore dans Thistoire du choléra. Que nous apprennent Tétude analytique des symptômes du choléi^a et les recherches cadavé- riques? que divei's organes, mais particulière- ment et constamment ceux de la digestion sont plus ou moins lésés. Mais quel est le mode de lésion ? est-ce incitation inflammatoire du canal digestif, ainsi que Pexprime formellement le docteur Broussais ; ou bien cette irritation est - elle catarrhale , secrétoire ou nerveuse , comme le pensent quelques autres praticiens? Et si Ton parvient à résoudre ces questions d'une manière satisfaisante, ne faudra-t-il pas encore tenir compte du désordre épouvantable qui se fait re- marquer dans les fonctions du système nerveux — 55 — et auquel se rattachent Tétat algide, la gêne de la respiration , celle de la circulation , les spas- mes, les crampes, etc. Dans rimpossibilité de déterminer d^me ma- nière bien précise la nature de cette étonnante et cruelle maladie , il convient de se borner à la définition qui semble se rapprocher le plus de la vérité; et je considère comme telle celle que Ton trouve consignée dans le rapport fait à l'Académie royale de médecine , dans les séances générales des 16 et 3o juillet i83i. « La maladie, complexe de sa nature , dit le )) rapport , se compose d\me altération profonde )) de Finnervation et d'un mode particulier d'af- » fection catarrhale des membranes muqueuses )) gastro-intestinales. « Mais remarquons qu'il existe quelque obscurité dans cette définition : que , tout en admettant que la lésion des membranes muqueuses gastro-intes- tinales consiste en une affection catarrhale , on cherche cependant à la distinguer des affections catarrhales ordinaires : c'est , dit le rapport , un mode particulier; mais en quoi diffère-t-il du mode ordinaire? c'est ce que l'on passe sous silence. — 54 — Je dirai peu de choses du pronostic. Il est peu fâcheux dans le choléra léger , si toutefois le mal est attaqué assez promptement pour empêcher sa transition à Tétat de choléra grave. Mais les résultats sont effrayants dans les degrés fortement prononcés de la maladie. C'est une terrible affection que celle qui doit impitoya- blement faire périr presque moitié des malades. La mort est presque inévitable dans le degré le plus intense, qui pour cette raison a reçu la dénomination de choléra mortel ; mais il existe quelques chances favorables dans le degré immé- diatement inférieur, désigné sous le nom de choléra grave. Il ne faut cependant pas désespérer entière- ment delà guérison, même dans le choléra dit mortel ; j'ai vu revenir à la santé des malades chez lesquels la maladie était portée au plus haut degré d'intensité , tandis que d'autres, moins violemment frappés , en apparence , succom- baient. On peut d'autant plus compter sur un résultat favorable que le malade jouit d'une bonne cons- titution, qu'il est exempt de maladies chroniques, que son genre de vie est régulier , qu'il ne s'est — 55 — livré à aucun excès, et quHl n'est tourmenté d'aucune affection morale triste. Quels que soient d'ailleurs les précédents de la maladie et quel que soit son degré d'intensité, le pronostic devient favorable si la chaleur se rétablit , si le pouls renaît , si la cyanose se dis- sipe, si la sécrétion urinaire reprend son cours, si les crampes diminuent , si les déjections alvines deviennent bilieuses , si les traits se recomposent et si la transpiration s'établit ; il ne reste plus alors à redouter qu'une réaction trop violente ou incomplète. Une seule autopsie a été faite en ville , sur le malheureux qui , transporté à Tivoli , y succomba deux ou trois heures après son arrivée. Mais il en a été pratiqué plusieurs à l'hôpital de la marine, et voici l'indication des principaux désoi'dres qui ont été observés. Des traces évidentes d'inflammation ont été constamment trouvées sur la membrane mu- queuse des organes digestifs 5 un fluide blan- châtre, trouble, dans lequel nageaient des flo- cons qui semblaient albumineux , était plus ou moins abondamment répandu dans l'estomac et dans les intestins. Ce fluide était semblable à — 56 — celui que rendaient les malades par les vomisse- ments et par les selles. L'extérieur des intestins était quelquefois rosé , quelquefois d\ine teinte pourpre foncée. La vessie contractée sur elle-même ne conte- nait que peu ou point d'urine ; la vésicule bi- liaire, au contraire, était distendue par une assez grande quant té de bile noire , épaisse et pois- seuse. Chez (juelques-uns on a rencontré des traces d'inflammation à la plèvre , avec épanchement d'un fluide séro-albumineux ; mais chez tous , le parenchyme pulmonaire était gorgé d'un sang noir, épais, visqueux; le ventricule gauche du coeur était à peu près vide , mais le ventricule droit était gorgé d'un sang noir et épais. Les vaisseaux des méninges contenaient une grande quantité de sang noir ; des épanchemeiits séreux plus ou moins abondants ont presque toujours été rencontrés dans les ventricules céré- braux. Ces diverses autopsies ont été pratiquées vingt-quatre heures après la mort , et alors exis- tait une raideur cadavérique très prononcée : les traits du cadavre étaient encore altérés , les yeux enfoncés , le tissu cellulaire de tout le corps affaissé, la peau molle et ridée et les — 57 — membres amoindris. La cyanose était encore remarquable surtout à la lace et aux extrémités. De tous ces désordres les plus constants sont ceux des oi^ganes digestifs; des traces évidentes d"'irritation inflammatoire ont toujours été ob- servées ; il paraît donc constant que la lésion des organes digestifs constitue vm des éléments prin- cipaux de la maladie extrêmement compliquée qui fait le sujet de celte notice. La description du choléra, sa symptomatologie ont été tracées avec une telle exactitude que je crois impossible de rien trouver à ajouter aux tableaux pleins de vérité qui nous ont été trans- mis. Maisiln^en est pas ainsi de la thérapeutique. Cest avec peine que Ton est forcé de convenir que ce point si important du traitementest encore prodigieusement arriéré. L'académie royale de médecine avait tracé des règles de traitement dans son premier rap- port sur le choléra , qui porte les dates des 9.6 et 3o juillet i85i : mais ce travail était, non le fi'uit de Texpérience que n'avaient pu encore acquérir les membres de cette illustre société, mais celui de recherches faites dans divers traités ou ''rapports de médecins français ou étrangers qui avaient eux-mêmes observé la maladie. — 58 — Plus tard elle fit paraître une instruction po- pulaire sur les moyens à employer pour se ga- rantir du choléra morbus j mais, après Tinvasion du fléau à Paris, on ne tarda pas à se convaincre que ces diverses instructions demandaient à être révisées 5 aussi , l'académie royale de médecine s'empressa-t-elle , d'après la demande du gou- vernement, d'en rédiger et d'en publier de nou- velles , sous la date du i5 mai i832. Quoique sages et prudentes, ces instructions ne purent obtenir l'assentiment général. Des méde- cins , professant des opinions peut-être trop exclusives , n'y remarquèrent qu'une sorte d'éclectisme thérapeutique au lieu des règles franches et précises d'un traitement rationnel qu'ils auraient voulu y trouver. Chacun continua donc à agir d'après ses propres convictions : les mis prodiguèrent les émissions sanguines et les débilitants; les aulres, les excitants les plus éner- giques , et la thérapeutique du choléra resta , de même qu'elle reste encore , livrée à une sorte d'anarchie médicale. Je n'entreprendrai point de faire l'énumération des nombreux moyens curatifs qui ont été pro- posés et employés dans le traitement du choléra; nous y verrions (jgarer presque tous les agents — 59 — les plus actifs de la matière médicale : je dois me borner dans cette notice à indiquer sommaire- ment les naoyens dont on a fait usage à Cher- boui'g, et plus particulièrement ceux que j^ai employés moi-même. Quoiqu^il y ait eu géné- ralement assez d'accord dans les méthodes de traitement adoptées par mes honorables con- frères de Cherbourg, je craindrais cependant de commettre quelques erreurs en voulant les retracer avec quelques détails. Combattre Tétat morbide dont les membranes muqueuses digestives étaient le siège ; faire cesser le trouble du système nerveux ; rétablir le mou- vement circulatoire , et suivant les circonstances, attaquer séparément chacun des symptômes par- ticuliers qui se monlraient avec trop de violence: telles sont les indications que Ton s'est proposé de remplir à Taide des moyens suivants. Au début de la maladie et lorsque le pouls se faisait encore sentir , on avait recours aux émis- sions sanguines soit par la lancette, soit par les sangsues, et ces dernières étaient appliquées soit à Tépigastre , soit sur l'abdomen , soit à la marge de l'anus, suivant que l'irritation paraissait siéger plus particuUèrement dans les points supérieurs ou inférieurs du canal digestif. Dans la période — 40 — algide, malgré la faiblesse et même la disparition du poids , on usait encore , non de la saignée gé- nérale , mais de saignées locales. Le malade, en- veloppé d^me couverture de laine , était entouré de bouteilles de grès remplies d^eau très chaude. Le ventre, Tépigastre et même quelquefois la poi- trine étaient recouverts de larges cataplasmes émollients et chauds. Les frictions faites avec des liniments ammoniacaux ou le liniment hon- grois, d'abord fréquemment employées, Font été moins un peu plus tard ; ces moyens de même que la rubéfaction de la colonne vertébrale, fati- guaient et agaçaient les malades et ne paraissaient que faiblement contribuer à calmer les crampes et à ranimer la chaleur et la circulation ; on pré- férait comme agents révulsifs les cataplasmes sy- napisés , les synapismes ou les vésicatoires dont on recouvrait les jambes, les cuisses , les bras et même Tépigastre et la poitrine. L\xrtication a aussi été employée pour remplir les mêmes in- dications. On a fait un grand usage de lavements et de demi-lavements émollients auxquels on ajoutait, suivant les circonstances , des préparations opia- cées. Les vives douleurs épiggslviques , celles du — 41 — bas-ventre et les crampes du tronc ont été quel- quefois fort avantageusement combattues par de larges cataplasmes opiacés et étliérés placés sur le bas-ventre ou sur la poitrine. On réussissait aussi quelquefois à inodérerles crampes des mem- bres, et même à j rappeler la chaleur par des applications fréquemment répétées de larges fla- nelles imbibées d^eau chaude. Les malades, éprouvant une vive répugnance pour toute espèce de boissons chaudes , diapho- ritiques et excitantes , on cédait au désir extrê- mement prononcé quHls exprimaient en leur ac- cordant des boissons fraîches, de Teau pure ou légèrement acidulée. Nous avons regretté de ne pouvoir employer la glace , mais il n'existe point de glacière à Cherbourg; cependant on a quel- quefois fait usage d'eau artificiellement refroidie. Peu de substances médicamenteuses ont été employées pour Pusage intérieur. Des potions effervescentes , de Teau de Seltz, mais qui réus- sissaient rarement à calmer les vomissements. Quelquefois aussi des potions dans lesquelles en- traient le laudanum, les gouttes de Rousseau et plus rarement Tétlier ou autres excitants diffu- sibles. Le sous -nitrate de Bismuth a été rarement em- — 42 — ployé et sans succès apparent. Quelques méde- cins ont fait usage de Tipéca , mais j'ignore les résultats qu'ils en ont obtenus. Je n'ai point fait usage de bains à Tllûpital de la Marine , mais je sais que quelques-uns de mes confrères en ont tenté l'essai dans la pratique civile , et qu'ils ont eu peu à s^en louer. Lorsque la réaction s'opérait, si elle était modérée et cependant suffisante, on laissait tran- quillement agir la nature : la convalescence ne tardait pas à se prononcer ; mais si quelques organes semblaient menacés de congestion ou d'une irritation trop vive , on avait de nouveau recours aux émissions sanguines et à tout l'ap- pareil des moyens antiphlogistiques. J'ai déjà pré- cédemment fait remarquer que les réactions exa- gérées devaient être considérées comme de nou- velles maladies succédant au choléra ; qu'elles consistaient en irritations cérébrales, pulmo- naires ou abdominales qui rentraient dans la catégorie des maladies ordinaires , et qui de- vaient être traitées comme telles. Le docteur Broussais considère le choléra bien formé et abandonné à lui-même comme une maladie essentiellement mortelle, et la nécessité d'un traitement lui semble en conséquence si — 43 — évidemment démontrée, quHl n'iiésite pas à pro- noncer qu^il est encore préférable d'en employer un mauvais que de n'en faire aucun. Cette opinion me semble exprimée d\me ma- nière trop exclusive ; il est généralement reconnu qu'il vaut mieux abandonner un malade aux soins de la nature que de le soumettre à un traitement évidemment mauvais , et le choléra ne doit pas faire exception à cette règle générale. Je ne pense pas que dans l'état actuel de nos connaissances relativement au choléra , il soit possible d'affirmer que telles ou telles des mé- thodes de traitement dont on a fait usage soient complètement mauvaises ; toutes sans doute ne sont pas également bonnes , mais en accordant la préférence à Tune d'elles , on ne peut cepen- dant repousser les autres comme absolument défectueuses. Ce qui doit nous engager à nous montrer réservés et à ne pas déverser le blâme sur ceux qui ont agi d'une manière différente de la nôtre, c'est qu'il paraît prouvé que partout , les diverses méthodes thérapeutiques, quoiqu'op- posées, ont donné à peu près les mêmes résultats. Les succès et la mortalité se sont balancés de part et d'autre. V a-t-il des moyens de se garantir du choléra ? — 44 — On ne peut je crois répondre à cette question d^une manière complètement affirmative, puisque si d\me part il y a impossibilité d^éviter Tin- fluence des causes spécifiques, qui nous sont in- connues, de Tautre^ il y a, jusqu''à un certain point , possibilité de se soustraire à celle des causes prédisposantes et déterminantes dont j^ai fait rénumération. Il n'y a donc pas de moyens de se garantir absolument du choléra, mais on peut, à Taide de quelques mesures de précaution, espérer de s'en préserver. Maiscen'estpasens'isolant, en se séquestrant de la société, en évitant toutes communications avec les personnes qui par devoir ou par bienveillance ont des rapports plus oii moins directs avec les cholériques, que Ton peut espérer d'être épargné. De telles précautions ne peuvent avoir d'utilité que dans le cas de maladies reconnues conta- gieuses, et peu de personnes croient à présent à la contagion du choléra. Ce n'est pas non plus en poussant jusqu'à une ridicule exagération les précautions conseillées par les médecins , ou en usant des moyens sou- vent absurdes prônés par le charlatanisme que l'on trouve toujours prêt à tirer parti des circons- tances pour exploiter la peur. On a vu des per- — 43 — sonnes oser à peine manger ; d^autres, se priver entièrement de certains aliments, et notamment de salades, de crudités et même de fruits dont cependant Fiisage, modéré, loin d'être nuisible ne pouvait qu'être extrêmement favorable ; il en est qui ne sortaient qu"'entourées de sachets de camphre et munies de flacons d'éther, de vinaigre ou de chlorure. Dans quelques maisons qui pour être parfaitement saines ne demandaient qu'à être chaque jour un peu aérées , on était incom- modé par des vapeurs de chlorure que l'on tenait continuellement en expansion ; enfin quelques personnes ne se servaient que d'eau chloruréepour leur toilette, et en faisaient même projeter sur les lettres, les papiers et autres ob- jets qui leur étaient adressés des lieux infectés. Mais on ne raisonne point avec la peur; il était impossible de ramener ces pei'sonnes à des idées plus saines et de leur persuader que tous ceux qui menaient une vie sobre et régulière n'avaient aucuns changements à faire dans leur manière d'être habituelle. C'est en évitant les excès en tous genres , l'i- vrognerie , la gourmandise , l'abus des boissons alcooliques , l'usage des aliments de mauvaise quaîité , les intempéries de l'air , l'humidité , les — 46 — liabitatioiis trop rapprochées du sol et privées d'air et de soleil , le désordre , la malpropreté , les vives secousses morales et enfin Taction de tous les modificateurs dont j'ai fait Ténumération sous le nom de causes prédisposantes et déter- minantes, que l'on peut raisonnablement espérer de braver le fléau et de s'en garantir. Indépendamment des mesures particulières de précaution que chacun doit prendre pour son propre compte et sur lesquelles il me semble inu- tile d'insister plus longuement , il en est encore de générales qui sont du ressort de l'autorité et dont elle doit strictement surveiller l'exécution. Dans le cas d'imminence d'une maladie épi- démique aussi redoutable que le choléra , il y a d'abord à s'occuper d'assurer la subsistance des classes indigentes , de provoquer la bienfaisance (les classes aisées , afin d'ajouter aux secours , soit en aliments , soit en médicaments , soit en vêtemens , soit en moyens de chauffage; de s'as- surer de la bonne qualité des aliments, des fiuits, des boissons destinées à la consommation des ha- bitans: puis d'éloigner toutes les causes d'insa- lubrité qui peuvent se trouver réunies dans le voisinage des habitations et de faire en consé- quence maintenir une exacte et minutieuse pro- — 47 — prêté dans les rues, les places , les passages etc. J'ajouterai même que dans Tintérêt général il convient d^étendre la surveillance jusques dans Tintérieur de certaines habitations et d'exiger qu'une exacte propreté y soit maintenue. Les médecins de Cherbourg , dans l'intention d'assu- rer ce résultat, crurent devoir proposer de taire badigeonner à la chaux l'intérieur des logemens occupés par les indigents inscrits sur les listes du bureau de charité : quelques tentatives furent faites , mais elles n'eurent aucun succès. Les pauvres, loin de consentir à l'exécution d'une mesure tout-à-fait dans leur intérêt , et à laquelle on aurait peut-être pu exiger qu'ils se prê- tassent, en retour des secours qui leur étaient accordés , s'y refusèrent au contraire brutale- ment. Les hommes chargés de cette opération par l'administration municipale furent signalés comme espions et menacés de mauvais traite- ments. Enfin dans ces graves circonstances il convient de répandre des instructions appropriées , sur- tout aux classes malheureuses , si puissamment dominées par l'ignorance et les préjugés. Quelques personnes ont pensé que le choléra asiatique pourrait parvenir à s'enraciner en — 48 — Europe: ces craintes me paraissent peu fondées. Nos climats tempérés doivent se prêter difllcile- ment à la naturalisation des maladies épidé- miques qui prennent naissance sous Tinfluence d'une chaleur habituellement très élevée. Le choléra me semble devoir être considéré comme une de ces maladies passagères qui viennent de tempsen temps parcourir le globe, semer Teffroi, décimer lespopulations et s'éteindre ensuite après une pérégrination plus ou moins longue . Dans le nombre des grandes épidémies dont le souvenir a été conservé, on peut citer la peste noire qui débuta en i348. Celte maladie , qui avait de l'analogie avec le choléra et qui peut- être n'était que le choléra lui-même , après avoir pris naissance dans une province de la Chine, gagna successivement la Russie, la Pologne , l'Allemagne , la France , l'Italie , la Sicile , les côtes d'Afrique , les îles de la Médi- terranée et l'Espagne. Elle s'éteignit en i386. On peut citer encore la maladie épidémique qui, sous le nom de trousse-galant, ravagea l'Eu- rope en 1600. C'était, dit-on, le véritable choléra. Le lieu de son origine n'a pas été déter- miné par les auteurs. Plus tard, on a encore observé quelques épidé- — 49 — mies de choléra, mais celles-ci n'étaient que partielles. Celle de 1669 à 1672 , décrite par Sydenham, fut bornée à la ville de Londres. Le docteur Malouin en a, dit-on, observé une à Paris, en 1700. Mais ces épidémies partielles qui peuvent être considérées comme catastatiques ," c''est-à-dire dépendantes d\me constitution régu- lière mais exagérée des saisons, n''ont, de même que les grandes épidémies , régné que pendant un temps limité. Il ne faut donc pas s'etFrayer de ces retours de la maladie, qui ont été signalés dans presque tous les lieux où a régné le choléra ; ils an- noncent , ce me semble, non la permanence, mais bien le déclin de Tépidémie qui tend à s'éteindi'e. Peu de personnes se doutent que Cherbourg lui-même a paru un instant menacé d\in retour du choléra. C'était dans les derniers mois de i855; cinq ou six militaires du 12.^ Régiment d'infanterie légère furent transportés à l'hôpital , présentant des symptômes assez in- tenses de cholérine ; les accidents ne se prolon- gèrent pas dans leur état de violence au-delà de . vingt-qvialre heures , et la convalescence fut prompte. J'ai quelques i-aisons de croire qu'à — 50 — celte même époque des faits Je mémo nature ont été obseivés par quelques-uns de mes con- frères. extrait wwM ^©^11®® a® màm as ©Aiîs îL^AiaosîasîËîî Uio MASSACRE PAR LE CAPIT AN-PACHA. FAR M. KAUHElffS DE CHOIST. JLiE mauvais temps ayant cessé, je quittai Tile de Mytilène et me dirigeant au sud, je passai dans le canal étroit mais sans danger formé par les îles Spalmador et la presqu^île de Cyssus à Torient ; ralliant la côte de Pantique et célèbre Sa — Scio , je la prolongeai à petite distance , jouissant avec délices du coup-d'oeil enchanteur que me présentait ce rideau d'édifices élégants, de champs cultivés, de bosquets d'orangers et de citronniers qui s'étendent du port Delphine àla ville princi- pale. La vue du golfe de Naples , dans des cir- constances favorables , peut seule le disputer à ce ravissant spectacle. Hélas ! ces maisons , ces édifîcessomptueux qui paraissaient avoir mis tous les arts à contribution ; ces péristyles du marbre le plus pur ; ces jardins , qui le disputaient à ceux d'Alcinoùs, étaient depuis peu de temps, aban- donnés, déserts ; là où quelques mois avant brillaient la beauté , les grâces , le bonheur y on ne retrouvait que des cadavres en putréfaction, des membres épars et les effroyables traces du meurtre , de l'incendie , de la dévastation. Les murs, les colonnes étaient ^restés debout , les arbres s'élançaient encore avec majesté dans les airs, mais l'homme, le pacifique cultivateur, l'épouse, la fille, l'enfant à la mamelle étaient tombés sous le tranchant du cimeterre ottoman, et gisaient sans sépulture sur les dalles de marbre , sur le gazon émaillé où ils n'avaient connu jusqu'alors que les douceurs delà vie. Jemouillaidevantla ville deScio,soixante-qi atrc joursaprèslemassacregénéral des habilantsparles ;>o hordes de bar]>ares embarquées sur !a flotte du capitan-pacha ; chargé dVme mission de paix et de conciliation , je me rendis au château ou forteresse habitée par le pacha. Je fus accueilli avec tous les égards imaginables, et je n'éprou- vai aucun obstacle à Texécution des ordres qui m'étaient donnés. Dans les cours étroites qui précèdent le château , je trouvai la horde des Nubiens formant la haie pour me rendre les honneurs militaires. H serait difiicile de se faire une idée de Thorrible aspect de ces soldats à peau noire, à la haute taille, au costume effrayant. Leurs traits hideux, qui tous, au premier coup- d'oeil, paraissent avoir une parfaite ressemblance, leurs yeux injectés de sang, leur énorme bouche, me firent Tefïet d'une réunion «le tigres dont les têtes auraient été placées sur des corps humains. Il faut avoir vu ces cruels enfants de l'Afrique orientale pour apprécier jusqu'à quel point le chef-d'œuvre de la création , l'homme , fait à l'image de Dieu, peut se rapprocher de la brute, et par ses traits, et par la férocité de ses mœurs. Les prisonniers que je réclamais m'ayant été livrés, je demandai et j'obtins l'autorisation de parcourir cette île, naguère encore si florissante, aujourd'hui offrant partout le spectacle de !a — 54 — mort , des l'uines , et le silence des tombeaux. La ville de Scio renfermait dix-huit mille habi- tants, la rue piincipale avait une grande éten- due , la plupart des maisons étaient d^une cons- truction élégante , quelques-unes ornées de co- lonnes de marljre et de sculptures d'un bon goût; un collège moderne , vaste édifice d'une archi- tecture sévère , convenable à sa destination , de nombreuses chapelles richement décorées , d'im- menses magasins occupaient la partie de la ville voisine de la mer ; des manufactures d'étofl'es de soie , de coton , des distilleries , donnaient du mouvement et de l'aisance aux autres quartiers. J'avais vu cette ville quelques années auparavant dans tout son éclat , quelle fi.it ma douleur , mon effroi, en ne trouvant pas un seul habitant dans ces rues jadis si populeuses ! ces palais , ces magasins dévorés par les flammes et ne pré- sentant à l'œil attristé que leurs murs noircis par le feu : quoique plus de deuxmois fussent écoulés depuis cet affreux événement , partout les morts étaient restés aux lieux où fut commis le crime. Dans les rues, dans les cours , sous le péristyle des temples , partout enfin , on voyait des ca- davi-es mutilés , des têtes séparées du tronc 5 ces affreux objets étaient en dissolution , quel- ques-uns déjà desséchés par les feux ardents du — 66 — jour ; quelles pénibles réflexions inspire un pareil carnage! Quelles horribles imprécations je proférai contre les infâmes acteurs de ce drame sanglant! Ali, si Tathée pouvait justifier son de'- solant système, ce serait au milieu de ces débris fumants, de ces cadavres de vieillards, de femmes, d^enfants , holocauste infernal dédié au despo- tisme par la barbarie. Parmi les prisonniers que Tinflueiice du roi de France avait arrachés à la mort la plus certaine, je trouvai un Grec occupant une des grandes charges municipales de la ville, descendant de Tillustre famille des Justiniani , qui a donné de nombreux doges à la reine de TAdriatique , et des chefs à la plupart des principautés de Tltalie. J'avais pris à Smyrne la femme et les deux filles de ce malheureux, dont on ignorait le sort ; elles avaient quitté fîle lors des premiers troubles, laissant à la tète du mouvement insurrectionnel, le chef de la famille et deux de ses frères , riches négociants établis à Scio depuis de longues années. Lors du sac de la ville et du massacre de tous les habitants , ces trois frères s''étaient séparés ; le père de mes intéressantes passagères, après avoir erré long-temps , avait été arrêté et n'attendait que le moment de son supplice , lorsque je le déUvrai. On peut s'imaginer le bonheur, le dé- — se — lire de cette famille en retrouvant celui qu'elle regardait comme à jamais perdu pour elle. J'appris par ce respectable vieillard les causes et les détails de Taflreux événement qui avait détruit une iramence population , et qui , d'une île riche , industrieuse, avait fait un désert. Lors de l'insurrection de la Grèce , les Cy- clades et les îles Icariennes voulurent également secouer le joug et goûter de la liberté ; Samos , voisine de Scio, se distingua par son énei-gie , et bientôt les Turcs furent obligés de l'abandonner. Les Samiens commirent des excès , ils furent cruels envers ceux que depuis long-temps ils regardaient comme leurs oppresseurs ; suivant l'usage , ils abusèrent de la force. Bientôt, livrés à eux-mêmes, tous voubirent gouverner, aucun ne voulut obéir , ils ignoraient encore que la liberté ne peut régner que sur des hommes cou- rageux mais modérés , toujours prêts à sacrifier sur l'autel de la patrie les intérêts personnels et les folles inspirations de l'orgueil. Samos fut bientôt dans un état complet d'anarchie; poussés par la misère, un grand nombre de ces insulaires montèrent sur des bateaux et s'adonnèrent à la piraterie; les plus sensés, sachant bien que seuls ils ne résisteraient point aux forces qui seraient sans doute envoyées pour les soumettre, voulurent I — 67 — former une confédération entre les îles voisines.' Des émissaires adroits furent envoyés à Naxos , à Scio; la première leva Tétendard de la révolte, mais Scio repoussa toutes les propositions qui lui furent faites et quelques prolétaires seuls par- tirent pour se joindre aux Samiens. Scio, depuis long- temps , était gouvernée avec une extrême douceur 5 ses habitants jouis- saient de nombreux privilèges, et Topulence d\m grand nombre de propriétaires prouvait que les Turcs ménageaient cette population, placée sous la protection immédiate de la sul- tane Validé ; les revenus territoriaux n^étaient soumis qu"'à de légers droits; le mastic , princi- pale production de rîle, appartenait et formait un des apanages de la mère du sultan. Chaque village où se faisait la récolte donnait trois mille livres de mastic ou six mille francs de rétribution. Cet impôt n\' tait sans doute pas trop onéreux, puisque le cultivateur de Scio avait de Taisancc et ne se plaignait point de son sort ; les droits d'entrée, de sortie^ étaient minimes, les douanes n'exerçaient qu'une légère surveillance , et les conflits entre négociants se jugeaient par des Grecs choisis parmi les marchands eux-mêmes ; en cas d'abus de pouvoir , de plaintes graves , la sultane mère prononçait en dernier ressort, — 58 — et généralement elle favorisait les habitans. Il n'y avait qu'une faible garnison dans la forteresse. On voit, d'après ces renseignements exacts, que rien ne pouvait engager les Sciotes à se lancer dans la carrière des révolutions. Sous un gouver- nement despotique ils jouissaient de tous les avantages désirables , et la plupart savaient bien qu'ils étaient plus heureux et tout aussi libres que le plus grand nombre des sujets de nos gou- vernements européens ; des négociants , des manufacturiers formaient la masse de la popula- tion et ne se laissèrent point séduire par le mot liberté ; mot sonore , il est vrai , mais dont les acceptions variées n'offrent aux hommes positifs que de brillantes chimères. La riche Scio re- poussa donc les tentatives qui furent faites pour compromettre sa tranquiUité , et paya , par sa conduite reconnaissante , les faveurs dont elle avait été comblée jusqu'alors par les Osmanlis. Cependant, à Constantinople, les dispositions étaient faites pour combattre et soumettre les Hellènes révoltés 5 une flotte nombreuse était réunie sous les murs du sérail , des soldats aguerris, animés par l'espoir du pillage, devaient s'embarquer sur les vaisseaux ; tout annonçait que l'orage allait éclater sur les îles. Samos , par son importance , sa position , sa proximité des — 39 — côtes (le rAsie_, devait la première éprouver les efi'ets de la colère du sultan. Pour détourner Forage et faire une diversion utile , quelques milliers des habitants de cetie île , réunis aux marins des Cyclades , opérèrent un débarque- ment à Scio_, à quelques milles de la citadelle ; entraînant à sa suite un grand nomrbre de cul- tivateurs , cette troupe indisciplinée s'empara bientôt de la ville , repoussa les Turcs peu nom- breux dans la citadelle, et força les habitants à prendi-e parti avec elle : bientôt les ouvriers , les marins augmentèrent la colonne des Samiens et , pour n'être pas exposés aux excès qui accom- pagnent toujours de pareilles réunions , les négociants , les habitants honnêtes se mirent à la tête du mouvement pour le diriger. Cette troupe indisciplinée , ivre d'un succès sans gloire , imposa de nombreux sacrifices à la classe aisée des Sciotes , et bientôt le peuple lui-même désira le départ de ses avides protecteurs. La flotte turque était sortie de l'Hellespont , elle était couverte de soldats ; contrariée par le temps , elle mouilla devant Porto-Longone , à la côte sud de Mytilène , le capitan pacha voulant terminer ses dispositions pour l'attaque de Scio et de Samos: les Grecs avaient transformé leurs navires de commerce en bâtiments de guerre , — GO — une multitude Je bricks, de polacres, de sacolc- ves armés de peu de canons , mais de nombrevix marins , escortaient la flotte turque , harcelaient sa marche, menaçaient les traînards, la vitesse de ces petits bâtimens les mettant à Tabri des ci- tadelles flottantes du pacha. Méprises des Turcs , les Hellènes' purent approcher des vaisseaux ; et bientôt un marin, digne enfant des héros de Pan- tique Grèce , Canains, simple matelot mais doué du patriotisme et du courage de Léonidas , osa mettre le feu à Tun des plus grands vaisseaux de la flotte ottomane : Tincendie fut spontané, ter- rible , Tincurie des musulmans , Tindiscipline des matelots ne permirent pas d^opposer à la fureur des flammes les ressources immenses que possède f homme de mer pour combattre tous les élémens. Le vaisseau sauta au milieu de la flotte épouvantée; douze cents hommes furent lancés dans les airs ou engloutis dans les flots. Cet événement mémo- rable exaspéra au dernier point les Turcs de Tar- mée navale, ils jurèrent de sacrifier à leur ven- geance le dernier des Grecs. Hélas leur affreux serment fut bientôt réalisé ! Peu de jours après le capitan-pacha était mouillé devant la ville de Scio ; une députation des habitants les plus re- commandables se rendit la nuit à bord du vais- seau amiral, on instruisit le capitan-pacha de^ — Ci — cvénemens qui avaient forcé les Sciolesà prendre part à ["'insurrection , on implora sa clémence en promettant de paralyser la défense et de forcer les Samiens à quitter la ville : Tamiral accueillit bien les députés mais ne leur promit lùen , sa clémence devant être le prix d^une entière sou- mission. Les députés rentrés en ville tranquilli- sèrent les habitants en leur recommandant de se renfermer dans leux^s maisons. Les Samiens n*" ayant pas voulu se retirer , résolurent de tenter le sort des armes 5 exaltés par Fivresseils osèrent lutter contre des troupes dix fois plus nombreu- ses , animées par la vengeance et Famour tlu pillage. Cependant, à Faide d\me obscurité pro- fonde , devix divisions avaient pris terre à droite et à gauche de la ville , afin d'en former Finves- lissement. Au point du jour le débarquement principal commença dans le port même. Les Samiens surpris endormis , furent bouleversés et cherchèrent leur salut dans la fuite 5 mais les troupes disposées au dehors, les refoulèrent dans les rues et pas un n'échappa au cimeterre turc. Là devait s'arrêter la vengeance. Quatre miiie victimes devaient suffire à Fexaspération du vainqueur; mais ce massacre n'était que le pre- mier acte de Fhorrible tragédie qui ne devait se terminer qu'avec la mort du dernier enfant clc — G2 — celte ville infortunée. Bientôt, les temples, les palais , Tasile du pauvre furent profanés par les terribles Ottomans. La beauté, Tenfance furent livrées aux traitements les plus odieux , après des excès de tout genre, la mort fut la récom- pense de la résignation ou de la soumission : vieillards, femmes, enfants, tout périt parle sabre, et bientôt Uincendie vint ajouter ses dé- sastres au massacre, à la mutilation de tous les habitants. Le pacha m'assura que vingt-deux mille cadavres avaient été comptés le lendemain. Trente maisons seules furent épargnées par les flammes ; parmi elles on comptait les consulats de France et d'Angleterre , et le couvent élevé par la piété de Marie-Thérèse d'Autriche. On voyait encore, lorsque j'arrivai, les cadavres dans la position où la mort les avait frappés , et des membres épars annonçaient que des victimes avaient résisté aux bourreaux. Après la destruction de la ville et le meurtre de tous ses habitants, les hordes barbares se dirigèrent dans les campagnes: les nombreux palais , les charmantes villes qui décoraient la côte et s'étendaient à une grande distance dans l'intérieur furent détruites , saccaEjées. Partout l'incendie vint au secours de la férocité de — G5 — riiomme ; tous les villages furent bi ûlés et pen- dant quinze jours les habitants traqués comme les bêtes sauvages, tombèrent en grand nombre sous les coups de ces barbares. On assure que plus de trente mille victimes furent immolées dans les campagnes , ce qui porterait à près de cinquante-cinq mille le nombre des insulaires massacrés. Llle renfermait alors quatre-vingt mille habitants, plus des deux tiers furent donc sacrifiés à la vengeance du sultan. Les malheu- reux échappés par miracle à la fureur de leurs ennemis se dirigèrent sur la côte septentrionale, et les marins d^Ipsara recueillirent les débris de la population de Scio. Presse' par l'étranger que j'avais recueilli à mon bord , de visiter la maison de campagne qu'il possédait sur la côte , à trois milles de Scio, espérant y trouver les débris de sa fortune qu'il y avait enfouis , consistant en mille quadruples d'Espagne et grand nombre de bijoux précieux, je me décidai à lui rendre ce nouveau service. Nous quittâmes la ville de grand matin , nous dirigeant au nord. Le chemin large et bien entretenu suit les sinuosités de la côte, offrant rais 1 es écrivains de poids qui ont le plus appro- » ché du but , en donnant à Homère deux patries )> aulieud\me, la première naturelle et laseconde » adoptive , cVst-à-dire Smyrne où il naquit et )) Scio où comme nous le verrons bientôt, il résida » une partie de sa vie. où la reconnaissance pu- » blique le consola de sa longue adversité et où il » contracta les noeuds du mariage. )) Nous nous assurerons dans la suite en analy- )) sant les biographes qui ont donné des vies ■» d^Homère , qu^il naquit non loin de Smyrne )> sur les bords du fleuve Mêlez , événement qui » lui fit donner le nom de Mélésigène. Ce Mêlez )» n^est point une dénomination idéale ; tous les » voyageurs qui ont parcouru TOrient se sont » arrêtés pleins de respect sur la rive qui baigne » son onde ; seulement ce qui était une rivière » du temps de Pausanias n^est plus aujourd'hui » suivant le judicieux Tournefort qu'un faible )) ruisseau qui fait à peine tourner deux moulins. » Observons encore que cette même Smyrne )> érigea à Homère un temple avec un portique )) quadrangulaire et qu'elle montra long-temps » près des sources du Mêlez une grotte où la tra- » dition contemporaine voulait qu'il eut com- )) posé ses premiers ouvrages. — G9 — )> Ajoutons qu''une de ses monnaies portait )> rimage de cebeau génie commesi, dit Fambassa- » deur Choiseul-Gouffîer , elle eut reconnu pour » souverain le grand homme qui Pavait illustrée. • D'un autre côté Homère dit lui-même dans » riiymne à Apollou qu*'il est de Pile de Scio, et si )) je ne fais pas valoir ce grand suffrage qui )) trancherait toutes les difficultés , c'est qu'il » n'est rien moins que démontré aux yeux d'une )' saine critique que cet hymne soit sorti de la » même plume que l'Iliade ; mais les insulaires )) de Scio n'avaient pas besoin d'un poème peut- » être apocryphe, pourassurerleurs droits à l'hé- » ritage de gloire que leur donnait le titre de » concitoyens d'Homère ; c'est dans les remparts » de leur ville qu'il se choisit une patrie en y » contractant , en présence de ses Dieux et de » ses magistrats , des nœuds légitimes. Sa posté- » rite , connue sous le nom d'Homérides , ne » quitta Scio que pour propager en Orient ses )) écrits et sa grande renommée. » Léon Allasi, plus connu dans le monde sa- vant sons le nom d'Allalius , qui était né à Scio même , a fait un livre de la plus vaste érudi- tion , quoiqu'un peu indigeste, pour prouver (|ue sa patrie était celle de ce grand homme, — 70 — et il a tiré du musée Barberini une médaille frappée pai- les insulaires en l'honneur du chan- tre d'Achille, qui semble tirer son opinion de Tordre des conjectures. « Cette médaille , recueillie dans la riche col- » lection des antiquités de Groevius et de Gro- )) novius , mérite une attention particulière , 1) parce qu'elle paraît justifier le culte religieux )) rendu à Homère ; elle est d'airain ; on y voit )) l'image du grand homme, d'un assez bon style, )) son nom est dans la légende ; il est représenté )> au déclin de l'âge , tenant dans ses mains un )) rouleau ouvert; c'est probablement le manus- » crit de l'Iliade. Les yeux caves et fixes du )) poète annoncent qu^il médite et qu'il va pro- )) duire de grandes choses. Le revers offre un )) sphinx, symbole du petit état de Scio. L'ariiste )) a appuyé très ingénieusement sur une lyre un )) des pieds de l'animal fantastique. En général, » rien n'annonce dans cet ouvrage l'enfance )) de l'art , et malgré l'opinion respectable qui » en place la gravure au siècle des Antoniens , » on peut^ sans blesser la critique , la supposer )) postériem'e de peu d'années à la guerre du )' Péloponèse. « On pourrait ajouter aux autorités qui lont — 71 — Homère citoyen de Scio , celle de Simonide, écrivain d'un grand poids , ainsi que les tradi" lions antiques recueillis par Cicéron, dans son plaidoyer pour Arcliias, et par Eustache, dans ses prolégomènes sur Tlliade. Le dernier suf- frage dont je me permettrai de faire usage est celui du judicieux Tournefort. Ce grand natu- raliste, envoyé en Orient par Louis XIV, a vu à Scio les débris de la maison d'Homère con- servés avec une reconnaissance religieuse par les insulaires pendant deux mille cinq cents ans. Ce serait alors le plus antique des petits édifices connus après la fameuse Kaabali ou maison carrée d'Abraham, objet du pèlerinage des Musulmans à la Mecque. Cette maison vénérable du chantre d'Achille se voit aumi!i«u des champi» arvisiens qui fournissaient un vin délicieux connu dans l'antiquité sous le nom de nectar. On sait le parti qu'Homère a tiré » de ce premier des vins grecs, en le transportant dans l'Olympe et en le faisant servir par la jeune Hébé à la table de Jupiter. » A une demi-lieue de la ville , près du bord de la ujer, nous vîmes le monument appelé l'Ecole d'Homère. La tradition populaire assure que c'es>en cet endroit, sous la voûte des cieux, que — Ta- ie diantre immortel cV Achille formait à la vertu, initiait aux mystères de la poésie les nombreux élèves qui accouraient de toutes les parties de la Grèce et de TAnatolie. Il est certain qne la dis- position des lieux , des restes informes de sculp- tures gothiques prouveraient assez que làs"' élevait un édifice dont rien ne peut déterminer la desti- nation. Un voyageur anglais dont Fimagination égarait quelquefois la raison, (Pococke ) a donné la description de TÉcole d^Homère et en a môme publié le dessin ; suivant c e savant re c omman dable , sous tant d^ autres i-apports, on reconnaît la place où brillait le poète , à Télevation de son siège taillé dans le roc ; des deux côtés Pococke a vu deux muses , et les bancs étaient terminés par quatre lions ; nous n'avons rien aperçu de toutes ces belles choses , et sans Fantique renommée de ce lieu , il serait impossible d^ voir FÉcole du grand homme. Quelques savants prétendent que là sélevait un temple dédié à Cybèle; d'autres, avec plus de raison peut-être, croient, d'après la disposition du terrain et les sombres rochei's qui l'entourrent , qu'un temple y était consacré à la sybille d'Erythrée qui venait y rendre ses oracles. TABLEAU De rAdministration de la Justice Crimi- nelle en TVormandie, dans le cours du moyen-âge , et spécialement dans le temps de l'empire Anglo —Normand. PAR M. COUPPEY 5 SECRETAIRE, N DUS entreprenons de retracer les institutions de nos ayeux en matière criminelle. Si ce pre- mier essai obtient quelque succès, nous traite- rons ultérieurement de Fétat des personnes , du gouvernement et de la jurisprudence civile en Normandie aux mêmes époques. 11 est étonnant que les auteurs français qui ont triTitq de notre ancienne législation aient ignoré — 74 -- ou aient négligé d'étudier les nombreux et cu- rieux monuments de la législation anglo-nor- mande. Montesquieu ne les cite jamais. Cepen- dant aucuns ouvrages ne sont plus propres à répandre la lumière sur Thistoire de France et d'Angleterre , sur la source de nos institutions , de nos usages même les plus vulgaires, aussi bien que sur Torigine d'une foule d'expressions et de proverbes , dont nous ne soupçonnons pas la vériialile étymologie. Le Vieux Coutumier Normand , rédigé dans le treizième siècle a été très rarement cité, ainsi que les Traités de Britton et de Glanville sur les lois et coutumes de l'An- gleterre normande. Peu d'années avant notre révolution de 17^9, Houard, avocat au parlement de Rouen, fut le premier qui, frappé de tous les trésors historiques , contenus dans les lois sa- xonnes , normandes et anglo-normandes , s'appli- qua à en faire des collections. Malheureusement cetauteur érudit ne possédait pas cestyle net etclair et ce talent d'analyse , qui éclairent et captivent le lecteur. Il ne fît qu'amasser confusément des matériaux et ses ouvrages ont eu peu de succès , même en France. D'ailletn-s ime révolution bien autrement importante pour tous les esprits dé- tourna Tattention du public de ces recherches savantes. 1 — 7o — Dans le moment actuel où noire littérature épuisée cherche partout du nouveau et trop sou- vent aime mieux enfanter des horreurs et des turpitudes que d''imiter servilement nos grands modèles, c^est surtout en se reportant vers le moyen âge, en Tétudiant dans les ouvrages con- temporains des faits , que Ton peut trouver le nouveau dont les esprits sont si avides. Ce moyen- âge que Ton croit aride et i-ebutant se montre cent fois plus dramatique et plus poétique que les siècles d\me extrême civilisation , quand on s''est une fois initié au vieux langage français et à la grossière latinité de ces temps "à. Cest surtout dans la législation d'une époque qu'on aperçoit Fétat de la société. Pour com- mencer notre tableau de la jurispiaidence crimi- nelle du moyen-âge en Normandie , nous allons parler du combat judiciaire et du jury, parce que ces deux articles importants vont nous initier tout-à-coup et mieux que tout autre objet aux lois et aux mœurs de ces siècles si éloignés de nous sous tant de rapports. Notre principal guide sera le Vieux Coutumier Normand dont la rédaction comme nous Tavons déjà dit date du treizième siècle , postérieure- ment à la réunion de la P'iorraandie à la France. — 7G — Il retrace exactement les usages anglo-normands puisque Ton y trouve une conformité frappante avec les institutions de Brilton , jurisconsulte qui vivait en Angleterre sous le roi Edouard IV à la même époque , conformité qui suppose une ori- gine commune. De plus à Tépoque où ce Vieux Coutumier fut rédigé , le roi Saint-Louis avait prohibé le combat judiciaire dans ses domaines ; il n'a donc pu subsister en Normandie qu'en vertu d\ine coutume ancienne que le roi de France n'avait pas cru pouvoir supprimer. Nous devons donc regarder ce Vieux Coutumier comme retra- çant le mieux les formalités solennelles et terribles d'un comljat judiciaire dans le moyen-âge. Si Montesquieu l'avait connu, il y aurait puisé ces formalités plutôt que dans les institutions duBeau- voisis, recueillies par Dumanoir, desquelles il a tiré tout ce qu'il dit du combat dans le vingt- huitième livre de l'Esprit des Lois . D'autres auteurs n'ont consulté que la longue et ennuyeuse or- donnance de Philippe le Bel en i3o6 , sur le duel judiciaire, hérissée de formahtés sans fin, qui ne disent rien au cœur ou à l'imagination, et qui ne valent pas la procédure simple , mais reUgieuse , imposante et redoutable dont nous allons rendre compte. ( § 1 ." Du Combat cl du Jury ou Enquête du pays. Tout le monde sait que pendant plus de huit cents ans en Europe lorsque dans les procès cri- minels la preuve n'était pas claire, on faisait battre ensemble Vaccusateur et Paccusé ; le vaincu était réputé coupable ; c'est ce qu'on appelait le jugement de Dieu. En Angleterre , dans le temps même que nos ducs en avaient la souveraineté , le combat servait aussi à la décision des procès civils; dans le duché de Normandie le combat fut presque toujours restreint aux affaires criminelles. Cette manière prétendue de découvrir la vérilé avait-elle pour cause le caractère guei^rier des populations septentrionales, qui s'établirent sur les ruines de l'empire romain et qui ne connais- saient d'autre moyen que l'épée pour juger une contestation? aurait-elle été un résultat de cette foi vive et aveugle , qui faisait supposer que Dieu donnerait infailliblement la victoire à la bonne cause? quoiqu'il en soit, voici un exemple, tiré duCoutumier Normand, d'un jugement de Dieu en matière de meurtre: nous traduii'ons le vieux langage en français moderne , en conservant tou- tefois certaines expressions caractéristiques du ter«ps: (i) (Ij Vieux Coiitumier c/c Suite de Mcurdrc. — 78 — Pierre se plaint que son pèi'e a été assassine par Louis hors le cas de guerre et dans untemps où Téglise et le souverain ordonnaient de vivre en paix; Pierre se présente à Taudience du Bail- lif^ magistrat chargé par le duc de Tadminis- Iralion de la justice, lequel fait comparaître Louis , et alors Pierre dépose la plainte saivante : « Je me plains de ce que Louis a tué mon père » félonneusement , en la paix de Dieu et du duc» » et je suis prêt à le lui prouver par le jugement )) de la bataille aux jour et heure qui serontfîxés. » Si Louis ainsi inculpé niait le fait , il devait dans sa dénégation répéter mot pour mot le con- tenu sacramentel de la plainte ; il obéissait s''en défendre et il offrait son gage ; c^était ordinai- rement le gant de la partie. Le plaignant pre- nait le gage de Faccusé et lui donnait le sien en échange. Les deux parties étaient ensuite rete- nues séparément dans la prison ducale jusqu'au jour assigné pour le combat. Cependant s'il y avait des personnes libres et loyales qui s'of- frissent pour répondi'e des champions et les re- présenter , morts ou vifs , le jour de la bataille, le Bailli/ les confiait à leur garde, c'est ce qu'on appelait la awe prison , comme qui dirait yne prison vivante , parce que les combattans étaient — 79 — gardés par des hommes , et non par les murs ina- nimés d'une prison. / Le jour assis à faire la bataille, les cham- pions s^offraient à la justice dûment armés. Si c'étaient des nobles, ils avaient Tarmure com- plète en fer ou en acier , la lance , Pépée , le poignard et le bouclier; ils étaient montés à che- val, (i) Si c'étaient des non-iiohles , ils se pré- sentaient avec leurs habits ordinaires, ou avec une armure en cuir ; ils avaient pour armes un bâton en bois très dur , recourbé par un bout et un bouclier de bois ; en un mot ils ne pouvaient avoir sur le corps que du bois ou du cuir ; de plus ils devaient avoir les cheveux coupés fort court. L'attention la plus scrupuleuse était em- ployée pour que la partie fût égale , au point que si un des champions était borgne , chose assez commune dans ces tems de guerres particulières et presque continuelles , on masquait le même oeil à son adversaire. (2) On veillait à ce que l'un n'eût pas plus que l'autre le soleil ou le vent dans la face , à ce que le terrain fût bien solide et ap- plani partout, sans être glissant. Les choses à ce (1) Vieux Coutumier, Dissertation du commentateur dan<=^les notes. (2) Ibidem, Commentaire latin du jurisconsulte Rouillé. — 80 — point , les paroles de la plainte étaient /ecorJe'e.v, afin qvCii fût bien constant pourquoi Ton se bat- tait. Un espace carré nommé champ-clos avait été prépai'é et les champions y étaient conduits ; le demandeur partait du côté de Torient et le défendeur du côté de Toccident. (i) Quatre che- valiers armés étaient placés aux quatre coins ; les spectateurs étaient en dehors assis sur des bancs en amphithéâtre. Un des chevaliers, après avoir sonné de la trompette , proclamait à haute voix que sur 'vie et sur membre nul ue soit si har-di qu'il fasse à nul des champions aide ou nuisance par fait ou par dit, et si aucun fait contre ce , il ser^a mis en la prison du duc qui l'amendera à sa noulenté, c^est-à-dire le con- damnera à une amende arbitraire. Les cham- pions s^agenouillaient auprès Tun de Tautre et se prenaient la main ; les chevaliers demandaient à chacun ses noms de baptême , s^il croyait au père , au fils et au saint-esprit, et s''il tenait à la foi de sainte église. Après ces déclarations, Taccusé se tournant vers Faccusateur, s*'expri- mait ainsi : homme que je tiens par la main gauche et qui as reçu au baptême le nom de (1) The Myrror of Justice, par Homes. Chapitre •llf Section XXIII. — SI ~ Pierre , je jure qu'il est faux que j^ aie Je'loTi-^ neusement tue' ton père _, ainsi m'assistent Dieu et ses saints, ^accusateur à son tour jurait ainsi: homme que je tiens par la main droite et qui as reçu au baptême le nom de Louis f j'atteste que des paroles que tu as jurées tu t'es parjuré ^ ainsi m'assistent Dieu et ses saints. Ensuite cha- cun des champions attestait sur Tévangile qu'il n'avait employé ni sorcelleries ni enchantement pour s'aider ou pour nuire à son adversaire. Le ban du duc était crié de rechef , les deux com- battants faisaient leur prière séparément , les quatre chevaliers se postaient aux quatre coins du champ-clos et la lutte commençait au milieu d'un silence universel. Si l'accusé était vaincu , il était réputé coupable et comme tel exécuté à mort sur-le-champ, quand il n'avait pas déjà ren- du l'ame dans le combat. Si l'accusateur au con- traire succombait, il subissait aussi la mort comme calomniateur, ou au moins une grosse amende. Quand ni l'un ni l'autre n'obtenait l'avantage, il suffisait au défendeur de soutenir le combat jusqu'à ce que les étoiles apparussent au ciel, c'était l'expression textuelle du Vieux Coutumier, pour être censé avoir obtenu la victoire. Il est à remarquer que les cérémonies ne commençaient 9 — 82 -^ qifà midi. Quand d^me manière ou deTautrele lésLdtat de la bataille était connu , le baillif, pré- sident de rassemblée, Pannonçait en ces termes: Dieu ajjigp', que chacun respecte son jugement et se retire. Ce qui prouve la sagesse de nos ancêtres , c''est que dans un temps où le combat judiciaire était d^un usage universel et immodéré en Europe et pour toute espèce de cause, la législation normande Pavait assujetti à des restrictions importantes. D^ abord le juge n'ordonnait le combat que lorsqu'il existait des présomptions très graves contre Faccusé (i). Le plus souvent le combat avait lieu quand l'accusateur avait la certitude du crime , mais ne pouvait par son témoignage unique transmettre cette certitude à la justice. L'accusé, qui en raison de ses forces physiques pouvait redouter une défaite, avait le droit de refuser le combat et de demander ï enquête du pays. Cette enquête du pays , expression de la législation d'alors , qu'on ren- contre à chaque pas dans les ouvrages de juris- prudence normande ou anglo-normande , était (1) Vieux Coutiimier de suite de Meurdre. Britlon , cha- pitre de Appels de Homicide. ^ — 85 — une déclaration solennelle d'un jury de -vingt- qviatre personnes notables, impartiales , à portée de connaître les faits. Convoquées par le baillif, avec les précautions les plus minutieuses , inter- rogées d'abord séparément , soumises aux récusa- tions de Taccusé, appelées enfin en commun pour émettre leur opinion définitive , elles déclaraient Taccusé coupable ou non coupable d'après leur seule conviction (i). Il fallait vingt voix sur vingt- quatre pour une condamnation à mort. Notre siècle, si fier de ses institutions libérales, croira- t-il que dans des temps qu'on nomme barbares le jury ait existé en Normandie sur des bases aussi généreuses et aussi favorables à l'accusé ? Le baillif faisait sommer par lojal seT'geiit ^ les plus pf'udes hommes et les plus lojaux quil pourra trouver au lieu du méfait^ et ceux qu'on croit mieux savoir la 'vérité du cas et comme il est advenu (2). Ils étaient appelés jureursT^arcQ qu^avant tout ils juraient de donner leur avis suivant leur conscience. Us pouvaient cumuler (2) Vieux Coutumier , dans les endroits oh. il s'agit du jugement des crimes. (2) Ibidem : de Suita de Meurdic. De Jureurs. De AssSe. — ai- les fonctions de témoins et de juges du point de fait , ce qui n'a pas lieu dans le système du jury actuel. Leur décision était souveraine et inatta- quable. Les motifs de récusation contre eux étaient à peu près ceux que toutes les législations et spécialement notre code de procédure ont admis contre les juges. Ces faits posés examinons quelles étaient dans de pareilles circonstances les conséquences na- turelles du combat judiciaire. Sans doute que personne n'oserait soutenir aujourd'hui ce mode d'administrer la justice. Mais avait-il pour ré- sultat de sacrifier indistinctement le coupable et l'innocent, selon le degré des forces physiques des combattants ? Il est indispensable de remarquer^ en ce qui concerne la Normandie , que le plus faible pouvait éviter d'être accablé par le plus fort en déclinant le combat et en recourant à l'enquête du pnys^ c'est-à-dire à la déclaration consciencieuse de vingt-quatre de ses concitoyens les plus probes et les plus éclairés , ce qui le mettait à portée de prouver son alibi , de faire valoir sa bonne réputation et ses antécédents honorables , etc. Mais admettons le combat et supposons le cas ordinaire, un accusateur pleine- ment convaincu, et un accusé vraiment coupable, — se- mais sans preuve. Dans rintervalle c[Lii s'écoulait en prison depuis la première comparution devant le juge jusqu^au jour du combat , quels remords et quelles agitations ne devaient pas troubler , égarer Taccusé ! ajoutez à ces tourments solitaires la terreur que devait produire Tintervention de la religion dans les cérémonies du champ-clos. Dans ces temps dWe foi profonde, un coupable devait avoir continuellement sous les yeux Penfer prêt à le recevoir dans ses feux éternels s'il suc- combait. Combien sa santé et ses forces devaient souffrir de ces tribulations morales , quand d'un autre côté son adversaire était plein d'une ferme confiance dans la providence divine qui allait indubitablement prêter son appui à la bonne cause ! car il ne faut pas juger de l'esprit de ces temps-là par la froide indifférence du nôtre en matière de religion. Alors le scélérat ne commet- tait le crime qu'en luttant contre la crainte de la justice divine et en blanchissant d'écume, dans sa rage, le frein de la religion. Je ne prétends pas que dans ces sortes de combats le coupable n'ait quelquefois triomphé , mais je suis persuadé que c'était le cas le plus rai^e , et il n'est pas étonnant que dans les histoires ou les romans du nioyfn-âge , lorsqu'il sagit d'un combat judi- — 8G — claire, ordinairement le vaincu expire en avouant son crime. Le duel était admis uniquement dans les cas où il y avait lieu à peine de mort ou de perte d'un membre. Nous en donnerons plus bas Ténu- mération. Chaque cas avait sa formule sacra- mentelle de plainte. Voici un exemple de celle qui avait lieu dans Taccusation de trahison envers le prince : « Moi à qui le duc de Normandie avait baillé » son chastel à garder, me plains de N. qui était )) avec moi à le garder , qui en trahison et félon- )> neusement sortit par nuit hors du chastel et )) mit dedans les ennemis au duc , de quoi j'ai » pu à peine échapper. S'il le nie je suis prêt à » le lui faire connaître par la bataille à jour et » heure. » (i). Voici une formule de plainte dans le cas d'assault de charrue , car attaquer quelqu'un dans les travaux sacrés de l'agriculture était en Normandie un crime capital : « Je me plains de N. qui en la paix de Dieu )i et du duc , m'assaillit félonne usement en ma (1) Vieux Coutumier : de Trayson au Duc. — 87 — » charrue en aguet pourpensé ( avec prémédi- )) talion ) et me fit ce sang et cette plaie que je )> montre à la justice. S^il le nie, moi ou homme » pour moi qui faire le puisse ou doive, sommes )) appareillés de le lui faille connaître à jour et » heure. » (i). En matière civile , le duel fut probablement en usage en Normandie comme dans les autres pays de FEurope. Mais lors de la rédaction du Vieux Coutimiier, dans le treizième siècle, il n''était plus en usage, en matièi^e civile, que dans le cas dVisurpation dliéritage par violence ou voies de fait, ce qui rentrait dans la classe des délits. Cest ce qu'exprime ainsi Tauleur du Coutumier, mis en vers à la même époque , au chapitre de possession immovahle : Aucune des querelles dictes , Toutes celles dessus escriptes, Excepté {'orchié liéritaige Qui fine par bataille ou gaige. Auparavant , dans tous les cas où Tune de$ parties imputait à Pautre ou mensonge ou mau- vaise foi, il y avait lieu au combat. Le Coutumier en maintenait Fusage entre copartageants , lors- que Faîne prétendait avoir soldé la part de son _f) — . (J) Vieux Coutumier : de Assault de Charrue. — 88 — cadet et que celui-ci le niait formellement. Le commentaire , presque aussi vieux que le texte , déclare que dans ce dernier cas, il n'y avait plus lieu qu^à simple enquête . Il n'en était pas de même en Angleterre où le duel en matière civile continua d'exister dans les lois jusqu'au règne d'Elisabeth. Nous en trouvons les formalités dans le Traité de Legibus et Consue- ttidinibas regni Jngliœ par Glanville, grand jus- ticier d'Angleteri-e , sous le règne de Henri II , roi d'Angleterre et duc de Normandie dans le douzième siècle , dignité qui répondait à celle de ministre de la justice dans notre temps. Il suppose deux plaideurs se disputant un lenement de terre , chacun comme faisant partie de son fief, ni l'un ni l'autre n'ayant de charte claire et précise , qui décide la question. Le de- mandeur comparaissant devant le magistrat chargé de rendre la justice doit dans sa plainte désigner le fief qu'il réclame , de combien de charmées de terre il se compose , à quelle époque il en a été privé , ou ses ancêtres, par usurpation, et nommer le champion homme libre qui doit com- battre pour soutenir la vérité de cette déclara- tion, (i). (1) Glanville, liber secimd us. ïoutcclivn-, composé de XXI chapitres, concerne le duel en matière civile. — C9 — . Une dilFcrence notable entre le duel dans les affaires criminelles et le duel dans les procès ci- vils , c''est que dans les affaires criminelles Fac- cusateur et Taccusé se battaient en personne , et que dans les causes civiles le demandeur était obligé de présenter un champion qui déclarât avoir lui-môme connaissance de son bon droit. Quant au défendeur, celui queGlanville appelle tenens , celui qui tenait le fonds réclamé , le possesseur, il pouvait se battre pour lui- même. '( Le demandeur , dit Glanville , ayant ainsi » exposé ses prétentions, il est au choix du » défendeur , tenentis , de se défendre par le )) duel, ou de s'en rapporter au jugement de la )) grande assise de notre seigneur-roi , pour » savoir lequel des deux a droit au tenement )) de terre en question (i). S'il choisit le duel, » il méconnaîtra mot à mot la réclamation du » demandeur et obéira de se battre contre lui , )' ou de présenter un champion à sa place le )> jour qui sera indiqué pour le combat. Une » fois que les gages sont échanges (2) , le dé- (1) Defendere per duellum, velponerese indè in magnam assif^Tiiregis. ^i . Postqiîàm duellum vadiafum fucrit. — c-o — H fendeur ne peut plus se rétracter et demander )) le jugement de l'assise ; il faut qu'il subisse le » jugement du duel. » L'auteur parle ensuite de la faculté qu'avait une partie de faire défaut au jour indiqué, soit de sa personne, soit de celle de son champion. Une foule de questions élevées à cet égard prouve la fréquence de ces combats , car c'est toujours le point de droit applicable le plus souvent qui fait naître le plus de questions controversées. Enfin, les deux champions combattent: si celui du défendeur succombe , la terre doit être resti- tuée ; si c'est au contraire le demandeur ou son champion , le défendeur reste en possession comme légitime maître. Car , dit Glanville , « les jugements qui se font par le duel dans la 31 cour de justice du seigneur-roi , sont inatta- » quables à toujours, (j) « Voici un modèle de Tordonnance royale qui intervenait à la suite du combat , quand c'était le demandeur qui gagnait son procès , c'est-à-dire , quand lui ou son champion avait vaincu son adversaire : « Le roi à N. vicomte, salut. Nous t'ordonnons » que sans délai tu ressaisisses N. d'un champ (1) Ea quœ in curiâ domini régis pei' duelliini fjv'i'iiit tcrniinata perpeUiam habeant firmUatem. — 31 — » (le terre situé à , au sujet duquel procès )' a eu lieu contre N. en ma cour de justice , » parce que ce champ de terre lui a été adjugé j) par le jugement du duel, (i) » Voilà ce qui arrivait lorsque le défendeur avait choisi le combat pour juger le procès. Mais il avait le droit de préférer le jugement de la cour d'assises. Quand la contestation avait pour but de décider un droit de succession , il aurait sans doute paru trop absurde de s'en rapporter au duel ou à la déclaration d'un jury pour savoir lequel devait obtenir un héritage en raison de la proximité du degi^é; dans ce cas, la discus- sion avait lieu vei'balement (2) ; les parents des plaideurs étaient appelés pour donner leur avis , et au besoin les voisins, et l'héritage était adjugé au plus proche héritier , suivant les renseigne- mens recueillis par le juge, sans qu'il fût néces- saire de se battre pour terminer la contestation. Cet exemple , joint à beaucoup d'autres qu'on pourrait citer, prouve que le combat ou le jury n'avaient jamais lieu toutes les fois qu'on avait ou qu'on pouvait avoir une preuve certaine par (1) Per fînem duelli. (2) Per verba placitabltur. — ga- les chartes ou autrement. Dans le cas où le droit d^aucune des parties n^était clair, elles semblaient à nos ayeux rentrer dans cet état primitif anté- rieur aux lois, où le coml)at \ide les querelles, et la foi vive dont on était alors pénétré faisait croire que Dieu donnerait la victoire à celui qui avait le meilleur di'oit. Voici de quelle manière Glanville définit la juridiction de Tassise : « La grande assise royale est un bienfait du » souverain accordé au peuple de Tavis des » grands , afin que la vie et Tétat des hommes » soient en sûreté , de manière qu''on puisse pos- )t séder librement les fonds dont on est posses- » seur sans avoir recours à Tépreuve douteuse )) du duel, (i) Par ce mode de jugement on » évite la chance dVmemort inattendue et d'une )) infamie perpétuelle. Cette institution est déri- » vée de la plus souveraine équité. Une décision » qu'on n'obtient par le duel qu'après beaucoup )» de délais fort longs , s'obtient plus facilement » et plus promptement par le bienfait de cette )) institution. L'assise n'est pas sujette à autant )> de renvois que le duel, et conséquemment, on (1) DucUi casum ambiguum. — 93 — )) épargne aux hommes beaucoup de peines et )) aux pauvres beaucoup de frais. Outre cela , )) dans les assises Tafifaire est jugée par plusieurs » témoins; dans le duel, un seul se présente » pour défendre une cause , ce qui donne une » supériorité incontestable au premier mode de )) juger. Il faut pour le jugement de tout procès )) civil douze personnes libres qui jurent préala- » blement d'opiner eii leur âme et cons- » cience. » D'*après ce que nous avons extrait du Vieux Coutumier Normand , le jury, en matière cri- minelle , devait se composer de vingt-quatro jurés ; les affaires civiles semblaient d'un intérêt moins grave , puisqu'à leur égard le jury se com- posait de douze personnes seulement. Il est aisé de remarquer, d'après le texte cité, que le juris- consulte Glanville n'approuvait pas la méthode du duel pour juger les procès civils. Mais des usages anciens et invétérés chez des populations gueirières, aux yeux de qui le combat était le moyen le plus naturel de teiminer une contes- tation, dans les cas où le bon droit était obscur, ne pouvaient pas céder tout d'un coup devant les réflexions des sages. l^.Âqui appartenait la poursuite des crimes . Sicette poursuite pouvait avoir lieu dans le seul intérêt public. -Œnsi^j®&(S9KBSï Une des différences les plus remarquables entre la législation criminelle des peuples de Pantiquité et celle des nations modernes , c'est que dans la première , pour qu\ui crime fût puni , il fallait qu'il se présentât un accusateur , et que dans l'autre on voit paraître une autorité protectrice et vengeresse, qui poursuit le cou- pable , au nom seul de la société outragée. A quelle époque des temps modernes est née celte institution d'une si haute philosophie ? Nous ne prétendons pas marquer le point précis de sa source, nous dirons seulement qu'à l'époque du glorieux empire anglo-normand , la poursuite des crimes et délits dans l'intérêt public, a existé aussi pleinement que depuis qu'on a créé , beau- coup plus tard , des procureurs du roi et des procureurs généraux. D'abord, s'il est un principe bien établi, soit dans le Vieux Coutumier Noi-mand, soit dans les Institutions de Britlon , converties en loi par une ordonnance du roi Edouard IV, soit dans l'ouvrage latin de Glanville déjà cité, soit dans le Traité des Devoirs des Juges ou Mjrror qf Justice , composé à la fin du XTII.® siècle, c'est que le souverain est la soui'ce de toute justice et qu'il est chargé par Dieu de récompenser les bons et de punir les coupables. A chaque pas , dans la lecture de Britton , nous voyons que la punition de tel méfait aura lieu à la poursuite du roi , ou , comme dit le texte , à In suite le Roj-^ il est dit^ à Tégard d'autres actions moins coupa- bles, que le soin de la poursuite est laissé à la partie offensée. Dans le Miroir de Justice , on voit un chapitre intitulé : des peschez criminals al suit le Boy. Au nombre même des peschez qui n'emportaient pas la peine de la mort ou de la mutilation , mais seulement celle de l'amende , de la prison ou du pilori, il y en avait qui étaient poursuivis au nom du souverain , ce qui donne lieu à un chapitre intitulé: des peschez venials al suit le Roy. Les magistrats chargés par lui d'administrer la justice étaient ses délégués pour cette poursuite, et le défaut d'un accusateur particulier ne laissait jamais une mauvaise action impunie. « Le duc de Normandie, dit le Vieux Coutu- » mier , doit faire enquérir par les baillifs et » mettre en prison les larrons , les robeurs , les » ardeurs, les homicides , ceux quidespucellent » les vierges à foice, les mehaigneurs et les au- SG — )) 1res malfaicteurset ceux qui sont de mauvaise j) renommée , tant qu''ils aient reçu leurs soul- » des, si que le peuple qu'il a à gouverner puisse » être tenu en paix, (i) » Voilà donc le souverain établi grand justicier de ses états. Maintenant voyons par quels délé- gués s'exerçait cette justice. La première ma- gistrature en Normandie était celle du baillif ; au- dessous de lui était le vicomte , cliaigé de fonc- tions moins importantes. La cour de Péchiquier siégeant à Rouen était une cour de cassation qui exerçait une surveillance générale sur l'adminis- tration de la justice civile et criminelle dans la province et réformait les décisions erronées des tribunaux inférieurs , soit dicaux, soit seigneu- riaux. Quand il s'agissait de flagrant délit , et qu'un coupable était évidemment pris sur le fait, ou en cas d'aveu , le baillif, et à son défaut le vicomte, pouvait sans convoquer un jury , pro- noncer la peine et la faille exécuter sur-le-champ. Quand il s'agissait decescriraes, dontl'auteurn'est pas évidemment connu, dont la perpétration a été entourée de nuages que la sagacité humaine a de la peineà dissiper, alors le magistratattendail à voir si I (1) Chapitre Xn, du Duc. — 97 — quelque champion se présenterait pour jeter le gant à un accusé. Si ce cas arrivait , le combat avait lieu dans les formes que nous avons rap- portées, et la victoire était regardée comme une décision, (i) Mais il pouvait arriver que la fa- mille d\m homme assassiné ( ici nous prenons pour exemple le cas d\m meurtre ) ne poursuivit pas, soit par indifférence , soit par crainte, soit parce que Passassin lui avait versé de Targent pour la faire taire. Dans ce cas, la société ne restait pas sans défenseur. « Si aucun n*'est, » dit le Coutumier, qui fasse suite de meurche )i et si aucun en est blasmé , il doit être arrêté » par la justice et mis en prison jusqu^à un an » et un jour , avec peu de manger et de boire , )i sHl n^oflie à soutenir Tenquête du pays. « Pendant ce temps le présumé coupable était soumis à la question , par des tourments plus ou moins graves , qu'il pouvait abréger en se sou- mettant à la décision du pays , c"'est-à-dire du jury. Au bout de Tannée , si Taccusé n'avait fait aucun aveu , ni consenti à être jugé , et (1) La bataille de deux hommes suflist a monstrance de verity issint que victory y est tenue pur prôofe ( thc Mynor of Justice par Hornes , chapitre III , sec- tion XXilI. ) • 7 — OÔ — qu'il existât des charges contre lui, le baillif pouvait le mettre en liberté si ces charges ne lui semblaient pas suffisantes pour le convaincre, ou , s''il lui paraissait susceptible (l''être déclaré coupable, le déférer à la prochaine assise où son sort était décidé par Topinion consciencieuse de vingt-quatre de ses concitoyens, (i) Voilà bien certainement le ministère public existant , non pas en germe , mais dans toute la vigueur et l'activité d'une existence com- plète. § 3 . Des épreuves par le feu et F eau. Je n'ai pas besoin de rappeler aux lecteurs que dans les siècles du moyen-âge , on a cru pouvoir découvrir la vérité au sujet d'une accusa- tion en faisant toucher à l'accusé un fer brûlant, (1) Tout ceci est le résumé des chapitres suivants de Britton: de Appels , de attachements ^ de Prisons ; et des chapitres suivants du Vieux Coutumier Normand : de Suite de Meuidre , de Justicier, de Justicemeiit , de Assise y de Jurcurs , de V Office au f^icomte. * — 99 — ou en lui faisant plonger la main dans un vase d^eau bouillante. Si la main n'épiouvait aucune lésion, c''était une preuve d*'innocence. Dans le cas contraire, le patient était réputé cou- pa j>le. Souvent un accusé , plein de confiance en Bieu et en son innocence , demandait le pre- mier à subir Tépreuve. Les femmes, les prêtres, les moines , qui ne pouvaient avoir recours au combat judiciaire, réclamaient le fer brûlant ou Feau bouillante , soit pour établir une accusation, soit pour s"'en défendre. Il est étonnant combien ces pratiques ont été d'un usage universel en Angleterre, avant la conquête du duc Guillaume; les lois anglo-saxonnes en parlent continuelle- ment, (i) On peut dire que c'est là qu'elles ont régné éminemment, encore bien qu'elles aient été connues dans toute l'Europe. Voici quelle en était la forme , d'après les lois du roi Ina, qui vi- vait à la fin du septième siècle : (2) Le fer devait être du poids d'une à trois livresj l'accusé se préparait à l'épreuve par des jeûnes; (1) Loges Ang'o-Saxonicae, recueillies par Wilkins, Londres 1721 , in-folio. (?; Même recueil de Wilkins. — 100 — il séjournait clans Téglise , y entendait la messe plusieurs jours de suite et y recevait reucliaristie, en jurant sur le corps de J.-C. qu'il était inno- cent. Le jour fixé pour la cérémonie , un prêtre faisait cliaufler le fer jusqu'à fincandescence; ensuite il faisait entrer un certain nombre de témoins nommés par la justice pour constater Tétat du fer ; ils furent d'abord fixés à quatre, plus tard ils furent portés jusqu'à vingt-quatre. Le prêtre célébrait une messe basse dont toutes les oraisons étaient appropriées à la circonstance; le fer restait sur les charbons jusqu'après le sa- crement de la messe que le prêtre le saisissait avec des pinces, le plaçait sur deux appuis; il le bénissait en ces termes : Benedictio Dei Patris et Fila et Sjnritûs-Sancti descendat super hoc ferram ad discernendum rectum judicium Dei. L'accusé le prenait alors dans sa main droite et le portait l'espace de neuf pieds mesurés à la longueur de ses pieds mêmes, (i) Sa main était ensuite enveloppée et scellée du sceau du juge; au bout de trois jours le scellé était levé en pré- sence des témoins ; s'il n'existait point de brû- (1) Novem pedes juxtà mensuram pedum ejus. __ 101 — kire , Taccusé était renvoyé absous ; s'A y avait blessure en suppuration, (i) il était traité comme coupable. Cette épreuve nommée ordalie d\in mot saxon qu'on peut traduire par justification était en usage en Angleterre pour les nobles et les guer- riers comme pour les autres classes. En Nor- mandie, elle était moins souvent employée que le combat, bien plus du goût des courageux hommes du Nord. Quand Guillaume-le-Bâtard eut écrasé la Grande-Bretagne sous le joug de fer de sa domination, le crédit des épreuves tomba beaucoup ; cependant elles étaient encore pratiquées à la fin du treizième siècle , époque à laquelle écrivait Fauteur du Miroir de Justice déjà cité. Voici de quelle manière il en rapporte les cérémonies : (2) '( Au jour de la purgation , après la bénédic- )> lion et la malédiction , le prêtre , revêtu des j) ornements de la messe et après les serments des >' parties , Taccusé porte à la main une pièce de » fer flambant , si c'est un homme libre , ou (1) Si sanies crudesccns in vcstigio ferri repcriatui-. (2^ The MyiToi- of Justice, par Horncs, chapitre III, section XXHI, — 102 — » bien il met, soit le pied, soit la main , dans il Peau bouillante , si ce n'est pas un homme »> libre , ou enfin il fait telle chose qu'il serait » impossible de la faire sans un miracle de Dieu. w S'il l'accomplit sans se blesser, lapartie adverse )) sera convaincue d'avoir accusé mal à propos. )) Mais la sainte religion chrétienne ne permet pas )> qu'on expose ainsiDieu à avoir tort, sil'onpeut » éclaii'cir le fait autrement, w Cette dernière réflexion est d'une naïveté plaisante. Il ne sera pas hors de propos de citer le langage barbare de l'ouvrage , où l'on re- marque l'idiome saxon se mêlant avec l'idiome normand que le Conquérant avait rendu obliga- toire dans les tribunaux et dans l'administration, et menaçant de reprendre le dessus , ce qui ne tarda pas à arriver : « Al jour de la proof ou de la purgation, après » la bénédiction et la malédiction , le prestre re- )) vestu des garnemens de la messe et après les )) serrements des parties solait Ion garder la » partie et luy porter à la maine une pièce de » fer flambant sil fuit frank home, ou de met- )) ter la maine ou la pié en eaw boillant , sil ne » fuit frank , ou tiel aultre chose à faire que » impossible serrait de faire sans la miracle dw — i03 — 1» Dieu. Et sil ne soy bleseast le adverse partie » remaindrait comme attaint. Mes Saint Chris- » tienity ne soffre que Dieu soit per tiels à tort , )' si Ion poet avoider auterment. )) Cette distinction du fer brûlant pour les nobles et de Teau bouillante pour les non-nohles a été constamment observée en Angleterre et en Nor- mandie. Les lois saxonnes Pavaient établie. Glan- ville , dans son Traité des Lois et Coutumes d^ Angleterre , dans le XIL^ siècle, au chapitre XIV , où il traite des crimes contre la vie du roi ou la sûreté de Pétat, qui se jugeaient par le duel quand il y avait doute sur la preuve , termine ainsi : n Si Taccusé a plus de soixante )) ans , il peut refuser le combat. Dans ce cas )) il doit se puiger par le fer chaud , ou par » Teau bouillante , selon sa condition : par le )) fer chaud , s'il est libre ; par Peau bouillante , )) si c'est un rustre. » (i) L'histoire de la Normandie présente deux exemples notables de l'emploi de ces étranges moyens dechercherla vérité. Tout le monde sait avec quelle activité et quelle rigueur le duc Rollon ((t) Perferrum caluliun si fiierit homo liber, per aquarn si fueiit rusticus. — 104 — poursuivait le vol. Il se chargeait même de payer la valeur des objets volés au propriétaire. Un laboureur et sa femme , dans Tespoir d'ob- tenir une grosse somme d'argent , avaient feint qu'ion leur avait volé tous leurs ustensiles ara- toii-es qu'ils avaient eu soin de cacher. Le duc leur en fit compter le prix et procéda de suite à la recherche du coupable ; il manda tous les habitants des villages voisins dans un lieu où l'on voyait sur des charbons une barre de fer pour les nobles , et de l'eau bouillante pour les paysans. Les premiers empoignaient l'un après l'autre le fer tout rouge , les autres plongeaient la main jusqu'au fond du vase, où l'eau bouillait avec violence ; aucune main ne se trouva brûlée. ! Le duc soupçonna les plaignants et leur ayant fait donner la bastonnade , leur arracha l'aveu de leur supercherie et du lieu où leur mobilier aratoire était déposé. L'homme et la femme | furent pendus sur-le-champ (i). L'autre exemple sera extrait de l'historien Ordéric Vital. Un chevalier nommé Guillaume Pantol fut gravement inculpé de complicité dans l'assassinat d'une comtesse Mabile. Les (1) Guillaume de Jumiège , livre II, chapitre XX. É — 103 — héritiers cle celle-ci se saisirent de toutes ses terres et le firent poursuivre pour le faire condamner à mort. Guillaume , sa femme et ses enfants se réfugièrent au monastère de St.- Evroult , où Orderic était moine , et se placèrent sous la protection des religieux et de leur auguste patron. « Ce chevalier, dit fliistorien, )> niait hardiment le crime dont on Paccusait ; )) nul ne pouvait le convaincre d'après des » indices certains , ni réfuter ses dénégations , » et il demandait à se purger légalement de )) cette action. Enfin , de Favis de plusieurs » grands seigneurs , il fut arrêté à la cour du » roi que finculpé^ pour se laver de la tache » du foi fait qui lui était imputé , irait subir à )> Rouen , en présence du clergé , Fépreuve du )) fer chaud ; c'est ce qui eut lieu. Il porta de )) sa main nue le fer étincelant et par la per- )> mission de Dieu sans aucune brûlure. En )) conséquence le clergé et tout le peuple chan- » tèrent les louanges de Dieu à haute voix. Les w ennemis malveillants de Pantol étaient en » armes à ce spectacle tout prêts à lui couper » la tête s'il était déclaré coupable par le juge- )> ment du feu. » (i) — • — (1) Orderic Vi;al , livre Y de son histoire. — 100 — Que faut-il penser de ces épreuves si faites pour nous étonner et dont Pexplication sera toujours une énigme ? la bonté divine touchée de la simplicité de la foi de nos pères , a-t-elle sauvé Pinnocence en arrêtant par un miracle l'activité dévorante du feu ? Si le fonds des épreuves n''était que simulation et charlatanisme , commenlaurait-on pu pendant tant de siècles, en tant de lieux difïerents , dans un si grand nom- bre d'affaires criminelles , substituer de Feau tiède à de Peau bouillante , un fer légèrement chauffé à un fer incandescent , pour sauver un accusé , sans que les témoins et les accusateurs eussent aperçu cet artifice , sans que le patient lui-même eût trahi plus tard par des confidences le secret de sa libération ? Si on suppose que répreuve avait lieu réellement avec du fer brû- lant, mais qu'on possédait dans ces siècles d'igno- rance des moyens de subir sans lésion l'action du feu , la question précédente se reproduit. En effet , le secret de cet ingrédient préservateur J serait-il demeuré inconnu pendant plus de huit cents ans ? Car il est à noter que depuis l'intro- duction des épreuves jusqu'à leur complète abolition , pas un auteur , au moins à notre connaissance , n'a donné la recette de cette I « — 107 — drogue si eflicace , n^x même prétendu qu''il fallût attribuer à une préparation chimique le résultat favorable de Fépreuve du feu. Ce sont là des mystères historiques , moins faciles a débrouiller qu'on ne pense , surtout à la vue des circonstances racontées par des auteurs contemporains, lesquels semblent exclure toute idée de fraude. Nous ne devons pas toutefois passer sous si- lence quelques faits qui nous ont frappés ; ils seront à Tappui de Fopinion qui veut que le clergé et la magistrature , dans des vues d'utilité publique , aient trompé le peuple par des simu- lations udroites et sauvé ainsi les accusés qui paraissaient innocents , pendant que la crainte d'être convaincu par un moyen aussi terrible et aussi décisif ef trayait les méchants. Ce Guillaume Pantol , si miraculeusement justifié , était, selon Ordéric Vital lui-même, un bienfaiteur signalé des églises et des couvents , et un clievalier qui avait beaucoup d'amis. On sait que le clergé était chargé du soin de chauffer le fer. Cependant le lecteur n'oubliera pas, d'un autre côté, que des accusateursnombreux et acharnésétaientprésents à la cérémonie. Tl existe dans les lois anglo-saxonnes des ca- — 108 — nons publiés sous le roi Edgard , dont un défend aux ecclésiastiques de recevoir aucunspiésents des accusés pour salaire de leurs opérations dans Vexé- cutiondes ordalies. (i)Celafait naître le soupçon que le clergé recevait parfois des présents pour adoucir la rigueur ou éluder le danger des épreuves. Le roi Guillaume Le Roux, fîls du Conquérant, avait fait mettre en jugement qviarante riches propriétaires anglais sous la prévention d''avoir tué et volé des cerfs des forêts royales. Le fer brûlant, faute d^autres preuves, servit à décider la question. Quoiqu''il fût chauffé excessivement, au-delà* des bornes ordinaires, il fut touché et porté pai les quarante Anglais sans que leur main présentât aucune marque de brûlure. Le mo- narque , irrité de ce résultat, dit avec humeur : A V avenir , ce ne sera plus Dieu qui jugei^a ces sortes d'affaires , ce sera moi (2). Ceût été un horrible blasphème , si ce Normand , aussi rusé que son père, n'avait pas eu des raisons de croire ou au moins de soupçonner que cette épreuve du fer brûlant n"'était qu\m tour adroitement (1) Legcs auglo-saxonicae , collection de Wilkins. (2) Spelman , codev velcnim Irgum et slatutol am ipgni Anglia- , article île Guillauiuc Le Roux. I — 100 — joué. L''amour de leurs compatriotes opprimés pou- vait porter un prêtre ou un magistrat anglo-saxon à tout faire pour les sauver cVune accusation qui n^allait à rien moins qu''à leur faire crever les jeux: car telle était la peine de ceux qui tuaienl les hétes des forets du roi. r § 4. Epoque de ht cessation du Comha judiciaire et des Epreuves. Nous avons déjà dit que lors de la rédaction du Vieux CoutumierNormanddansle XIII. ''siècle il n''était plus question dVpreuves. Le commen- tateur, dont le langage annonce presque autant d'ancienneté que le texte , n'en parle plus que comme d\m souvenir historique. Dans les derniers temps de leur existence elles consistaient à placer la main sur une plaque de fer rougi dans le feu. Cest à la religion surtout qu'on doit Tabolilion de cette manière de tenter Dieu., en lui imposant l'obligation de juger , quand les lumières hu- maines étaient insuffisantes. Ce ne fut que beaucoup plus tard qu'elles dis- parurent pour toujours de la jurisprudence an- elaise. — 110 — Le duel pour la décision des procès civils fut aboli en Angleterre sous le règne d^Elisabetli. il fut interdit en France par ordonnance de Phi- lippe le Bel, en i3o5, c"'est-à-dire deux siècles et demi avant son abolition chez nos voisins les Anglais, qui dans le moment actuel sont encore beaucoup en arrière de nous sur plusieurs points de jurisprudence. L'usage du duel en matière criminelle subsista plus long-temps. Philippe le Bel le régla par une ordonnance extrêmement compliquée de formes longues et minutieuses, dans le but pro- bablement d'en dégoûter. Celte ordonnance ré- volta la noblesse accoutumée à tout remettre au sort des armes. Les gentilshommes de Bourgogne et autres provinces exposèrent au roi Louis Hutiu Tinconvenance de les obliger à se servir du par- tage de gens de loi, au lieu de Tépée desgueri-iers. Ce monarque eut la faiblesse de révoqvier Tor- donnancedeson prédécesseur (i). Néanmoins les progrès de la raison et de Texpérience préva- lurent sur le préjugé. Lorsqu'en i585, les états de Normandie réformèrent la coutume , ils en (1) De l'Autorité Judiciaire en Fj-ance , parle président Henrion-de-Pansey, introduction. CoUeclion des Ordon- nances des rois de France , par Laurière. ' — 111 — firent disparaître tous les chapitres relatifs au combat judiciaire , qui en composaient à -peu- près le tiers (i). La partie éclairée du clergé avait toujours désapprouvé les épi'euves et le combat, et on peut dire que ^interdiction définitive de ces moyens abusifs d^instruction est due princi- palement aux deux puissances conservatrices de la société , la religion et la monarchie. § 5. Des Crimes et Délits et de leurs Peines. -==©©•?:<: Avant d'entrer en matière, il est indispensable de remarquer en quel état les peuples barbares trouvèrent TEurope et quelles lois ils y apportèrent quand ils fondèrent leirrs empires sur les débris de Tempire romain. Les Romains, en établissant leur langage dans tous les pays conquis, étaient parvenus à y établir aussi leur législation. Le code théodosien était devenu obhgatoire dans les Gaules, dont les par- ties septentrionales firent peu d'usage de ces lois nouvelles , parce qu'avant qu'elles y eussent pris (1) Procès-verbal de la Rc'forniation de la Coutume de Normandie. Ce procès-verbal, qui mérite à beaucoin) d'ég^'ds d'être lu comme morceau historique, se trouve à la lin des Commentaires de Basnage. — 112 — racine , le pays se trouva envahi par les hordes germaniques. Dans le midi au conti^aire, le droit romain se naturalisa tellement, qu^il y régnait encore dans toute sa pureté avant notre révolu- lion de 1789, et que les jugements et arrêts des corps de justice de nos départements méridio- naux annoncent encore de nos jovn^s combien ce droit y est Tobjet, soit des souvenirs, soit des études, de Favocat et du magistrat . Les Francs et les Bourguignons introduisirent dans les con- trées en deçà de la Loire les lois simples et un peu sauvages delà Germanie, dont les principaux monuments sont la loi salique , la loi ripuaire et les lois des Bourguignons , lois qui furent l'é- digées quand ces peuples surent écrire. Nous trouvons en Angleterre les lois anglo-saxonnes. On remarque partout dans ces législations bar- bares le même esprit et les mêmes principes. Une de leurs règles fondamentales en matière criminelle, c"'est que tous crimes et délits n'em- portaient d'auti'e peine qu\me composition en argent. Le coupable ne payait de sa personne qu'autant qu'il ne pouvait ni par lui-même ni par sa famille solder la somme imposée. Du reste le tarif était réglé avec l'exactitude la plus minu- tieuse. Il faut en citer quelques exemples : , — 115 — Loi Saliquey Titre XVIII. Des Incendies. « Celui qui aura mis le feu à une maison quel- » conque pendant le sommeil de ses habitants , )' paiera au propriétaire de la maison deux mille » cinq cents deniers ou soixante-deux sous d'or )> et demi , outre la valeur du dommage et les » frais de poursuites.... Si quelqu'un a péri dans » les flammes, Tincendiaire sera condamné à )' payer aux parents du mort huit mille deniers )' ou deux cents sous d'or. Ibidem y Titre XXÏ. » Quiconque aura causé la mort de quelqu'un )> en lui faisant boire certains breuvages sera )) condamné à payer huit mille deniers ou deux )> cents sous d'or. Ibidem^ Titre XIV. » Quiconque aura abusé par violence d'une « jeune fille de condition libre sera condamné à » payer deux mille cinq cents deniers ou soixante- » deux sous d'or et demi. — 114 — Loi Sallqucy Titre XLIII. ■ 1 1 1 1 IC-Tm'"'" )) Si un ingénu a tué un franc, ou un barbare » vivant sous la loi salique, il sera condamné à » payer huitmille deniers ou deux cents sous d'or. >j SHl a précipité le corps dans un puits ou )) dans les flots, il sera condamné à payer vingt- » quatre mille deniers ou six cents sous d'or. Ibidem, Titre LVIIÏ. » Quiconque aura tué un diacre , sera con- )> damné à payer douze mille deniers ou trois » cents sous d'or. » Quiconque aura tué un prêtre , sera con- )) damné à payer vingt-quatre mille deniers ou » six cents sous d'or. » Quiconque aura tué un évêque sera con- )) damné à payer neuf cents sous d'or. Ibidem , Titre LXIV. » Quiconque aura employé la violence pour — Hi5 — )> dérober ou enleA'er vin objet quelconque de » la main d'une autre personne , sera condamné )) à payer mille deux cents deniers ou trente » sous d'or, indépendanunent de la restitution )< de Pobjet volé. » La loi ripuaire est toute entière conçue dans le même sens , sauf quelque variation dans le quantum des amendes. Le titre V traite des mu- tilations, et en gradue le prix comme il suit : « Pour une oreille coupée cent sous d'or ; )) Pour un nez, cent sous d'or, si l'offensé n'a )i pas conservé la faculté de se moucher ; )) Si l'oiiensé peut encore se moucher, cin- )) quanle sous d'or seulement ; ») Pour un oeil arraché cent sous d'or ; » Si l'oeil peut se rétablir, cinquante sous d'or; )) Pour une main coupée cent sous d'or ; )) Pour un pouce coupé cinquante sous d'or ; » Pour le second doigt , qui seit à décocher )) les flèches, trente-six sous d'or ; )) Pour un pied coupé cent sous d'or ; )> Si le pied n'a pas été entièrement détaché, « cinquante sous d'or ; )) Si un orteil quelconque a été coupé trenle- » six sous d'or, w • Les titres XII et XIV du meurtre des femmes — IIG — évalue à un moindre prix la femme qui a passé rage d^avoir des enfants. La ditFérence est de cent sous d'or. La loi salique , titre LXI , règle comme il suit le cas où le coupable n'avait pas le moyen de payer : (( Quiconque aura tué un homme et n'aura )> pas dans toute sa fortune de quoi payer toute » la composition , devra présenter douze per- » sonnes qui aflirment avec serment qu'il ne )) possède rien ni dans les entrailles de la terre » ni sur sa surface, au delà de ce qu'il offre. Puis )» il enti'era chez lui et prendra dans sa main » de la terre recueillie aux quatre coins de sa » maison. Ensuite il se tiendra debout à la porte )) et sur le seuil , le visage tourné du côté de » rintérieur, et de la main gauche lancera cette )) terre par dessus les épaules sur son plus proche ■» parent. Si déjà son père , sa mère ou ses » frères ont donné tout ce qu'ils avaient , il )> devra lancer cette terre sur la sœur de sa j) mère ou sur ses fils , ou bien sur ses trois » plus proches parents dans la ligue maternelle. » Ensuite il devra , nu , déchaussé , franchir » à l'aide d'un pieu la haie dont sa maison est » entourée. Au moyen de l'accomplissement — 117 — }» Je cette formalité, les trois parents devront » payer ce qui manque pour achever la compo- » sition , telle qu'elle est fixée par la loi. Il en » sera de même à l'égard des parents dans la ligne )) paternelle. Mais si l'un des parents est pauvre » et n'est pas en état de payer, ce parent jettera )) à son tour sur un parent plus riclie de la même )) terre recueillie aux quatre coins de la maison, )> et le riche sera obligé de payer ce qui reste du, » et si aucun des pai^ents ne veut racheter le )» coupable en payant pour lui, il sera mis à )> mort. )> Tel e,;t le fond de la législation criminelle in- troduite dans les Gaules par les Germains. La peine de mort n'y figurait que comme une ex-» ception rare. Nous n'en avons compté que troi§ cas dans la loi salique , celui de trahison envers le souverain, celui de corruption de juge, et celui de rapt d'une femme libre par un esclave ou un afïranchi. Dans les cas ordinaires la peine était une composition en argent au profit de l'of- fensé, ou en cas de mort, de sa famille, avec les frais de la procédure et la peine corporelle à dé- faut de paiement. Ce singulier droit, si contraire aux lois des peuples anciens, paraît avoir été c<^nmun à toutes les nations du nord de l'Eu-r — 118 — rope. Nous le retrouvons à chaque pas clans les institutions des rois anglo-saxons. Leur tarif est même plus minutieux. Nous n^en citerons qu^m exemple , tiré des lois du roi Alfred : « Pour une dent du devant de la )) bouche , abattue 8 sous. » Pour une dent canine 4 i^* )) Pour une dent molaire i6 id. « Pour le doigt index coupé. ... i5 id. » Pour le doigt du milieu 12 id. )> Pour le doigt annulaire 17 id. )) Pour le doigt auriculaii-e 9 id. » Pour le pouce 3o id. » Le tarif des ongles arrachés est taxé pour chaque doigt. Il en est de même de toutes les parties du corps, dans le plus menu détail. Les gens de ce temps— là se battaient donc bien souvent pour que le législateur fût obligé d'entrer dans cette foule de distinctions ! Quant aux lois des Danois et Norwégiens , à Fépoque de leur invasion en France et en Angleterre , nous n'avons pas à leur égard de collections comme la loi salique , la loi ripuaire, les ordonnances des l'ois anglo-saxons , les lois des Bourguignons, les lois des Visigots, evo. - 119 — Cependant il parait certain que leur droit et leurs usages étaient les mêmes que ceux des Germains. Ils pratiquaient les épreuves par le feu et Teau et le combat judiciaire. Leurs idées sur la bra- voure dans les combats mise au-dessus de toutes les qualités humaines étaient les mêmes que chez les Germains. Tout porte à croire que leur juris- prudence pénale avait également pour bases les compositions en argent (i). Cette législation si peu dî^aconienne ^ puisque les crimes les plus graves et les plus attentatoires suivant nos idées à Tordre pubUc, tels que le meurtre, Passassinat, le vol avec violence, étaient punis seulement par des peines pécuniaires , pouvait-elle durer? franchissons quelques siècles et arrivons au commencement du XIIF siècle , époque du règne de St. -Louis. La législation cri- minelle est toute différente. L'argent ne peut plus réparer le crime. La peine de mort est prononcée contre le meurtre; Tinfanticide est pardonné pour la première fois et la mère condamnée seu- lement à la pénitence ecclésiastique ; la seconde fois , elle est condamnée au feu ; le rapt avec vio- lence, le vol domestique^ le vol sur les grands (1) Préface de l'Histoire de Dancmarck, par Maliet. — 120 -^ chemins, sont punis de la potence ; le simple vol est puni la première fois par Tamputation d'une oreille , la seconde fois par Tamputation d'un pied , et la troisième fois par la potence ; l'hérésie et la sodomie sont punies par le feu. Quant aux autres crimes et délits, la peine est , ou la mutilation, ou l'emprisonnement, ou l'amende , ou l'exposition à Véchelle (i). Dans les premiers temps, jamais la fierté d'un Franc, sorti des forêts de la Germanie, ou d'un Normand, qui n'avait jamais reposé sous un toit immobile ^ n'eût souffert la prison au l'exposition. Le Vieux Coutumier Normand, dont la rédac- tion date de la même époque , offre le même contraste. Il n'est plus question de payer tant de sous d'or pour avoir tué telle personne de tel sexe ou de telle condition , ou pour avoir commis un vol. Les peines sont devenues corporelles, indé- pendamment des réparations dues à la partie lésée. Les supplices sont la potence, être brûlé vif_, être enfoui vif, avoir les yeux crevés, les pieds ou les poings coupés , être banni ou ex- posé au pilori. Dans une autre circonstance nous (1) Essai sur les Institutions de Saint-Tjouis , par Bcugnot , chapitre de la Législation Criininelle, — 121 — examinerons par quelles causes et par quelle progression les peuples allemands, saxons, danois et norwégiens , ou quitté un système pénal consistant en compositions pécuniaires pour adop- ter des peines corporelles , ou le honteux em- prisonnement. Uexamen de cette question pré- sentera des faits remarquables et curieux , mais il serait trop étendu pour figurer ici incidemment. La peine de mort, d'après le Vieux Coutumier, s'exécutait par la potence ; dans certains cas il y avait lieu à la décapitation , surtout lorsqu'il s'agissait de crimes commis par la classe noble, La mort était appliquée dans tous les cas où il y avait lieu au combat judiciaire, ce qui était assez logique, puisqu'il eût été injuste d'exposer à périr dans un combat celui dont le délit n'em- portait pas la peine de mort. Ainsi il y avait peine capitale dans les cas de meurtre commis /è7o«- ueusenienL en la paix de Dieu et du duc , de vol avec violence, de trahison envers le prince , d'infraction aux trêves accordées par le souverain à des seigneurs en guerre, d'attaque sur le grand chemin ou dans les occupations du labourage , car les grandes routes et les travaux de l'agricul- ture étaient deux choses sacrées , que la loi nuMail ù fabri de tout attentat. — 122 — Quant aux coups et blessures , il y avait une distinction tranchante entre le cas où le plaignant était méhaigné et celui où il ne Pétait pas. On était méhaigné par la perte d'un des m'ambres nécessaires pour combattre, ou par une blessure qui rendait le corps impropre au combat (i). Ce cas était un crime ; les blessures qui ne méhai- gnaient pas faisaient une catégorie à part de simples délits et contraventions, non passibles de la peine de mort ou de mutilation. On conçoit que la fixation des limites précises entre les bles- sures qui méhaignaient et celles qui ne inéhai- gnaîent pas devait donner naissance à d'innom- brables questions. C'est ce que nous voyons dans le commentaire du Vieux Coutumier (2) et dans les Traités de Britton et deHornes sur les lois de l'An- gleterre. L'amputation entière du nez constituait- elleun77ie7i«/«o[? Lesopinionsvariaient : d'un côté, il est constant que rien n'est plus propre à défi- gurer un visage que la soustraction totale du nez ; d'un autre côté, cette perte n'empêchait (1) Et volons que nul malienies ne soit tenus fors que de membre tollet dont li(Jine est plus faible à com- battre ( Britton , de Appels de Mahenies ). (2) Voyez le texte et les commentaires des titres : suite (Je Mchaigncs et des Forfaitures. (. — 125 — pas de bien combattre ; ainsi la majorité des avis des junsconsuhes était pour le non-méhaing. La perte d\in oeil seul donnait lieu aussi à des con- troverses. Le commentateur du Coutumier estime que les deux yeux ne sont à eux deux qu\ui membre principal, et que la privation d'un seu- lement ne constitue pas le méhaing. Il est évident que la privation d\m bras, ou d'une jambe, ou seulement d'unpiedoud'unemain, méhaignaient un homme, puisqu'il en àeyenaii plus Jaible à combattre. La question était importante, puisque le cas de méhaing était capital , et que les bles- sures qui n'allaient pas jusqu'à méhaigner n'étaient que des cas correctionnels. A l'égard même des coups et blessures qui ne méliaignaient pas , il y en avait de tellement graves , par rapport à l'individu frappé , qu'il y avait lieu à une peine exemplaire. Par exemple si quelqu'un frappait le baillif du pied dans l'exercice de ses fonctions, on pourrait bien lui couper le pied pour la grandeur du méfait^ dit le commentateur (i). S'il avait frappé avec la main , il avait le poing coupé. La môme peine (1^ Vieux Coutumier, titre àes Forfaitures , commen- taire. — 124 — avait lieu, si Ton s'était permis de frapper dans ses fonctions un sergent royal. Dans le cas où un homme d\me classe élevée avait inéhaigiié \xn\\0Tûxae d'une classe inférieure, la complaisance des jurisconsultes pour les classes nobles avait fait passer en jurisprudence que dans ce cas le noble ne devait pas être condamné à la mort , ou à la mutilation, mais plutôt à grandes et fortes amendes tant à justice qu'à partie (i). Ce qui précède suffit pour démontrer que cette matière était assez embrouillée et fournissait une ample carrière aux plaidoieries des gens de loi. 11 serait inutile de Téclaircir , puisqu'elle n'est plus d'aucune application. Le crime de viol était passible de la potence. Mais il fallait que la violence fût bien constante. La conception , quand elle remontait à l'époque du prétendu viol, était regardée comme une preuve du consentement de la femme, parce que, disent tous les auteurs du temps , la femme ne devientjamais enceinte si elle ne consent pas (i), (1) Vi -ux Coulumier, voyez aussi Britton de Appels de Mahemes. (2) Nnle feine ne peut concyvcr si elle ne se asscnte. Britton, cliapilre de Appels de Homicides, — 12a — principe qu^on peut regarder comme au moins fort douteux. Le fabricateur de faux titres avait le poing coupé. Le faux-monnayeur et le contrefacteur des sceaux du roi ou des autorites publiques étaient pendus, (i) L^incendiaire, s^il était pris en flagrant délit, était brûlé dans le feu même qu''il avait allumé j hors ce cas , il était pendu. (2) Le suplice du feu était spécialement destiné aux hérétiques , aux blasphémateurs, aux sor- ciers et aux incestueux. Le titre du Coutumier intitulé des Forfaitures met au nombre des supplices celui d'être enfoui tout vif, sans que ni le texte ni le commentaire indiquent le cas où cette peine était infligée. Nous le trouvons dans Touvrage le Miroir de Justice déjà cité. (3) Le libertinage contre nature y est qualifié de crime de lèse-majesté (1) Vieux Coutumier, commentaire du chapitre de Forfaitures. Britton, de Fauseours de seuls et monnoyc. Myrror of Justice. [Jï) Mêmes auteurs, siu' le crime d\4rson. (3) Chapitre IV , Section XIV , de Majestie. — 126 — divine , et nous y voyons que les deux coupables étaient garrotés et jetés tout vivans dans une fosse profonde , où ils étaient enfouis , sans qu^il fût permis de rien laisser à Fendroit qui pût indiquer une sépulture. Notre code pénal en punissant le viol , les outrages publics à la pu- deur et la corruption de la jeunesse au-dessous de vingt-un ans, a sagement jeté un voile sur ces honteuses aberrations des passions humaines, et livre surtout à Fignominie publique ce qu^un jurisconsulte anglais du XIII. ^ siècle qualifiait, on ne sait pourquoi , de crime de lèse-majesté divine. La potence était généralement la peine du vol. Il nV avait lieu au combat judiciaire que pour le vol commis avec violence. Les simples larcins emportaient aussi lapeine delà potence, quandla valeur de Fobj et volé excédait chera un refuge dans Féglise , ne pourra plus )> être saisi par personne aussitôt qu'il en aura — 159 — » touclié le seuil ; il demeurera à la disposition » de révoque ou de ses ministres. Si dans sa fuite » il est entré dans la maison ou la cour d'un )> prêtre , il y trouvera la même sûreté , pourvu )i que la maison et la cour soient situés sur le )) fonds de Téglise. Si c'est un voleur et qu'il )' rende ce qu'il a volé , avec les dédommage- ai mens convenables , il sera quitte de toute )> peine, en jurant qu'il va abandonner le pays » pour n'y jamais revenir. S'il y venait , que nul » ne soit assez hardi de lui donner l'hospitalité » sans une permission expresse du roi. » Le Vieux Coutumier Normand contient des détails plus intéressans , dont nous ne supprime- rons rien que les formes un peu rouillées de l'ancien langage. Si un damnc\, ou fugitif, en général un coupable , se réfugiait dans l'église , ou dans tout autre lieu saint , ou s'il s'attachait seulement à une croix fichée en terre , la justice laïque le devait laisser en paix en vertu du pri- vilège de sainte église , et se garder de mettre la main sur lui ; elle avait le droit seulement de plicer des gardes autour du lieu saint , afm qu'il ne s'évadât. Si dans l'espace de neuf jours il ne vouUiit se rendre à la justice laïque , ou forjuicr kl .^rmandie , c'est-à-dire promettre avec ser- — 140 — ment qu'il en sortirait et n'y rentrerait jamais , la justice ne souffrait plus qu'on lui apportât à manger pour soutenir sa vie , ce qui le forçait à choisir Tun des deux partis. S'il consentait à s'e- xiler, il jurait ainsi sur les évangiles, un pied dans le lieu saint et l'autre dehors : « Je jure que » je partirai de Normandie et que jamais je n'y » reviendrai ; que je ne ferai mal ni au pays , « ni aux gens qui y sont , soit par moi , )' soit par d'autres j que je ne m'arr-êterai en » aucune ville , ni en aucun village qu'une )• seule nuit , pour me reposer , excepté le cas » de maladie ; que je marcherai toujours tant )> que je sois hors de Noi-mandie et ne revien- i> drai jamais aux lieux par lesquels j'aurai pas- » se. » Des délégués de l'évêque et de la justice laïque surveillaient conjointement l'exécution de ce serment solennel. Le coupable était obHgé, en Jorjurant la Normandie , de déclarer dans quel pays il entendait se rendre, etpar quel chemin; il ne pouvait suivre que le grand chemin royal; le nombre de ses journées était fixé en raison de sa force et des difficultés et longueurs du voyage. S'il restait en Normandie après le délai, ou s'il y ren- trait, il portait son jugement avec lui, dit le Coutu- mier , et sainte église ne lui pouvait plus aider. — 141 — puisqu"'il avait violé son serment. On voit par ces détails vraiment intéi'essans que le droit d'asile chez nos ancêtres n'assm^ait point Fimpunité , comme en d'autres endroits, et ne faisait Ioul au plus que résoudre la peine encourue en celle d'un bannissement à perpétuité , loin du beau pays de Normandie et des lieux qui avaient vu naître le coupable (i). § 9. De la Paix de Dieu, du Roi ou du Duc. a3Sx33@e€9@>^B=- Rien n'est plus commun que ces expressions , dans les auteurs du moyen-âge. Sans leur intel- ligence , il est impossible de bien comprendre les lois de ces siècles , si différens du nôtre. Les guerres particulières , inconnues à l'anti- quité , étaient regardées comme un droit appar- tenant à tout individu libre des peuples septen- trionaux , qui démembrèrent l'empire romain. Deux nobles, dont les propriétés se touchaient, étaient-ils ennemis ? chacun d'eux menait au (1) Vieux Coutuniier, i'ilve de Damnez et Fuilifs; litres de torfaictures 'y titre de Assise. — 142 — combat , contre Tautre , ses parens et vassaux, et alors commençait une guerre souvent très meurtrière et très longue. Un pareil désordre s''opposait à la consolidation et à Tunilé d'un vaste empire , en disloquant ainsi les diverses parties de Fédifice. Aussi Cliarlemagne et tous les souverains qui furent doues de ce génie qui aperçoit les besoins du corps social, portèrent- ils toute leur attention sur les moyens de remé- dier à cette maladie radicale. La religion s''associa à leui's sages intentions , et ces deux autorités , ne pouvant extirper un abus trop enraciné , le circonscrivirent et Fatténuèrent, en faisant in- tervenir Tautorité divine et la majesté royale , pour que les guerres privées fussent interdites dans certains temps et certains lieux , et quelle^ fussent précédées de certaines formalités.- Le temps où la religion défendait la guerre aux; chré- tiens se nommait le temps de la paix de Dieu. La paix du prince consistait de même à pro- hiber la guerre, dans tels temps et tels lieux. Le Vieux Coutumier Normand parle très souvent dé îapaixde Dieuetdu duc, sans en donner la défi- nition. Cest dans les lois anglo-normandes que nous la trouverons. Suivant celles que publia Guillaume-le-Bat vd^ — 145 — sous le nom (l''E(louai d-le-Confesseiir , la paix de Dieu et de la sainte e'glise^ devaient rogner par- tout, depuis le commencement de TAvent jusqu'à l'octave de TEpiphanie, en l'honneur de la nais- sance du Sauveur du monde ; item depuis le dimanche de la Septuagésime jusqu'à l'octave de Pâques ; item depuis l'Ascension jusqu'à l'octave de la Pentecôte; tous les jours desQuatre-temps, tous les jeudis depuis la neuvième heure du malin, et le dimanche jusqu'au lundi matin ; les vigiles des fêtes et les fêtes elles-mêmes de la Vierge , de S.t Jean-Baptiste, des Apôtres et de la Tous- saint ; le jour de la Dédicace et de la fête patro- nale de chaque paroisse. En général, quiconque se rendait à l'église pour y faire quelque acte de piété ne pouvait être attaqué sur la route , soit en allant, soit en revenant. Si cette paix de Dieu était violée, le coupable était justiciable de l'autorité épiscopale ; et dans le cas où il mépri- sait cette juridiction, l'évêque en référait au roi, qui condamnait ce coupable à deux amendes , l'une envers l'évêque, l'autre envers le roi. S'il prenait la fuite, le prince le déclarait hors la loi (i) , iitlagabit ewn rex, et toute personne i^l) Leges boni rrgis Eilwardi ^ art. YII. — 144 — devait lui courir sus, comme à un loup, îupinwn enîm gerit capnt (i). Quanta la paix du roi, il y en avait de plusieurs sortes. Quelquefois, par un ordie spécial écrit de sa main , ce monarque ordonnait à deux nobles de vivre en paix , pendant un temps déterminé, ou donnait à Tun d'eux un sauf- conduit , qui le mettait à Fabri de toute attaque hostile. La paix devait aussi régner , à chaque anniversaire du couronnement , pendant huit jours entiers. Les quatre grandes routes qui traversaient le royaume de la Grande-Bretagne, dans toute salongeur et toute sa lai'geur , jouissaient en tous temps de la paix. Le même privilège était accordé aux fleuves navigables qui servaient aux communications entre les diverses parties de Tétat (a). Il était expressément défendu en Normandie ^ sous peine de mort , d'attaquer quelqu'un à sa charrue , soit qu'il fût actuellement occupé à la- | bourer , soit qu'il conduisît sa charrue au champ, ou qu'il la ramenât. La paix du duc garantissait aussi à chacun qu'il ne serait pas attaqué dans sa (i) Leges boni régis Edward i, art. VII. ^ (2) Ibidem, de PaceRcgis, art. XII. — Voir également les lois de Henri 1 ." — 145 — maison à Timprovisle , ou le long des chemins publics. Cette violation de la paix était punie de la peine capitale (i). Telle était la paix de Dieu et du prince dont les auteurs du moyen-âge parlent si souvent. Hors les temps et les lieux où elle régnait les guerres privées avaient leurs cours. On voit ici que sans la religion et la mo- narchie, nos ancêtres trop belliqueux et trop querelleurs seraient tombés dans Thabitude de ces discordes opiniâtres et meurtrières qui met- taient sans cesse aux piises Tune avec Tautre les anciennes tribus de l'Amérique septentrionale. Un article des lois du roi et duc Henri I.**^ exigeait que nul ne pût attaquer son ennemi qu^après lui avoir par trois fois et en pi^ésence de témoins demandé une juste réparation et sur- tout avoir soumis ses griefs au suzerain de qui relevait cet ennemi (2). (1) Vieux Couluiiiicr , titres : Assauh de Charrue , Js- sault de Maison, Assaulf de Chcmîn. (2) In omni causa , si quis inimicum residentem habeat non ante impugnct eum quam ipsum ter et per bonos testes de recto requirat et ei cujus homo est ostendat. Lois de Henri 1." dans les Collections de Wilkins et de Houard , cliMpihe LXXXII. 10 — 14G — Lorsque une rencontre fortuite et sans témoiiia mettait en pix'sence deux adversaires armés, Pun d'eux ne devait attaquer Tautre que lorsque celui-ci avait tii'é répce hors du fourreau , car dès ce moment-là il y avait agression et lieu à la légitime défense. Le Meurtrier , qui dans ce cas croyait n'avoir agi que selon les lois de Fhon- neur , avait sa conduite tracée dans la loi (i). Il devait soulever le cadavre de son antagoniste immolé, se garder bien de toucher à son argent et à ses dépouilles , Fctendre par terre , couché sur son bouclier, s'il en avait un, la tête vers Vorient elles pieds vers Foccident, ficher sa lance en terre et disposer toutes ses autres armes à Ventour, attacher le cheval auprès de son maître et se rendre de suite à la plus prochaine ville , pour y déclarer la vérité des faits devant le ma- gistrat et la confirmer au besoin par serment sur les reliques des saints. S'il était des lieux où le prince et la religion devaient surtout faire régner leur paLv^ c'était dans les hôtelleries ou cabarets, où l'on se (1) Lois de Henri 1.", chapitre LXXXIII , mêmes Collections. ^-'' — 147 — réunissait pour prendre son repas dans le temps des foires ou marchés. Deux ennemis pouvaient sY rencontrer face à face ; il était interdit de s^ attaquer; les lois de Henri P' ont un chapitre intitulé : Depace régis dandd inpotatione. On doit présumer que ces règlements , quoi- que faits pour l'Angleterre , étaient appliqués aussi en Normandie , où régnait le même souve- rain , ou qu'au moins il en existait d'analogues. 10.Dc5 Délits Correctionnels. Nous nommons ainsi les actes qui n'emportaient pas la peine de mort ou de mutilation. Le Cou- tumier les réduit à deux catégories qui sont l'ob- jet de deux chapitres, dont l'un est intitulé De Simple Querelle Personnelle , et l'autre , de Querelle qui naît de Mesdit. Dans le premier , il s'agit de mauvais traite- ments qui n'allaient pas jusqu'à me'hai^ner. L'ac- cusateur devait produire deux témoins pour faire sa preuve. S'il ne produisait qu'un témoin , le ~ 148 — iléfendeur pouvait exciper du défaut de preuve, ou bien il pouvait aller plus loin et prouver lui- même la fausseté de la plainte, c^est ce qu^on appelait la desvene ou âerène ; se desrener ou derèner d'une accusation était la détruire par une justification de faits contraires. Dans les cas ordinaires , il fallait pour prouver Finnocence d'un accusé deux témoins qui juraient sur les leliques des saints qu'il était innocent et ap- puyaient leur assertion par des faits qui le dis- culpaient; dans ce cas, l'accusateur était passible d'une amende. Si la preuve du mauvais traite- ment avait lieu, voici le tarif de la réparation suivant le Coutumier : Pour un coup du plat de la main. . 5 sous. Pour un coup de poing 12 deniers. VowY ahatureh. terre 18 sous. Pour une plaie à sang 56 id. Si la personne battue était élevée plus ou moins en dignité, l'amende à son profit s'élevait gra- duellement. Un principe posé dans ce chapitre de Simple Querelle et qui semble un peu brutal d'après nos moeurs , c'est qu'il n'y avait lieu à aucune pour- — liO — suite contre celui qui avait battu son serviteur, sa femme, ou plutôt laissons parler le Coutumier : '( Aucun n^est tenu à faire loi pour simple I) bature qu''il ait faite à son servant, ne à son » fils, ne à son nepveu , ne à sa fille , ne à sa )> femme, ne à aucun qui soit cle sa mesgnie » (maison). Car on doit entendre qu'il le fait » pour les cliastier. Il fallait toutefois que cette bature n'allât pas jusqu'à méhaigner , car nous lisons au chapitre de Bref de Mariage encombré : les bras où. il a acoustumé à la traiter vilaine- » ment, car ainsi ne doit-on pas cliastier femme. » Notre code pénal n'a fait aucune distinction entre les objets des mauvais traitements, laissant aux magistrats le soin de faire une part raison- nable au droit de correction, si les coups ne sont pas trop forts. La vieille législation normande donnait certainement une trop grande latitude aiA caractères barbares ou colériques , parc& — 150 — c{Lroii pouvait cruellement frapper quelqu'un sans aller jusqu^à le tnéhaignei\ Quant à l'injure, la preuve et la desrene s'en faisaient de la même manière. La réparation avait lieu avec une solennité bizarre. Celui qui était reconnu avoir calomnié payait une amende sur son mobilier et de plus en présence du pu- blic , soit à Faudience , soit en l'église à jour solennel] il devait s''approclier de Toffensé efle prenant par le bout du nez , dire : de ce que je t'ai appelé larron ou homicide, fai menti,, car ce crime Ti'est pas en toi et de ma bouche dont je l'ai dit je suis mensonger. Celui qui avait im- puté à un autre un ci'ime était reçu à en admi- nistrer la preuve, pourvu qu''il fût le plus proche parent de celui qui avait été la victime du ci ime, car au plus proche héritier appartient la vengeance. § 11. Quelques Observations et faits détachés. Dans les cas où il j avait lieu au combat judi- ciaire , le droit de jeter le gant appartenait à la partie offensée ; dans le cas de meurtre_, au plus proche héritier du sang. S'il n'existait pas d'hé- ritiers, le droit et le devoir appartenaient à ceLii qui avait été tenu par le défunt sur les fonts — 151 — baptismaux , ou à défaut de cette parenté spi- rituelle, à celui qui avait reçu la nourriture et Téducation de riiomme tué et que la loi appelait son main pas t , manu pastiis (i). Les petits vols n'étaient point passibles de la peine de mort, mais seulement dVme amende , ou du fouet, ou du pilori. Cest au-dessus d\me valeur de douze deniers que le délit était passible de la potence. Rien n*'est plus diflicile que de trouver un point de comparaison entre la valeur des monnaies de notre siècle et la valeur de celles du moyen- âge. Il ne faut pas rire de voir payer de quelques sous une blessure grave ; vingt ou trente sous étaient une grosse somme. Nous en trouvons un exemple dans la collection des Lois de Guillaume le Conquérant, recueillies par Littleton, où nous voyons que celui qui était condamné à payer vingt sous pouvait donner en paiement un cheval entier, pour dix sous un taureau et pour cinq sous un porc (2). Personne ne devait héberger un inconnu plus (1) Britton, chapitre de Appels , de Homicides. Vieux Coy*umier , passim. (2) Collection de Littleton , ail X.. — 152 — de trois nuits, s'il ne lui était spécialement re- commandé par des gens de bien qui le connussent parfaitement (i). Nous avons vu à Tarticle des épreuves plu- sieurs exemples notables de celle du fer brûlant en Normandie et en Angleterre. Comment se fait-il que Voltaire, dans son Essai sur les Moeurs et TEsprit des Nations, ait pu s'exprimer ainsi : « La troisième épreuve était celle d'une barre » de fer ardent qu'il fallait porter dans la main )> l'espace de neuf pas. Il était plus difficile de 1) tromper dans cette épreuve que dans les autres ; » aussi je ne vois personne qui s'y soit soumis i> dan: ces siècles grossiers. » On voit avec quelle précaution il faut adopter les opinions de ce grand homme qu'une imagi- i| nation vive et féconde a souvent écarté de la vérité des faits. i Quand le premier roi de Jérusalem, Godefroi, voulut régler la législation de ses états , il était impossible de se départir d'usages aussi invétérés chez des peuples beUiqueux et superstitieux , m comme le combat judiciaire et les épreuves, mais ils éprouvèrent quelques modifications dues à un '\A (I) Même Collection , art. XLYI. — 153 — tlcveLippcmcat de la raison , résultat ordinaire des grandes secousses nationales. La cour de justice, qui jugeait les procès des bourgeois , ne pouvait ordonner le combat qu^avec Tagré- ment du seigneur haut justicier. Si Taccusé était pauvre, la cour lui fournissait les vêtements et les armes convenables. Si c'était une femme pour laquelle aucun de ses parents ne se présentât, la cour lui nommait un champion. L'épreuve par le fer brûlant était admise, mais avec le consen- tement de Taccusé , sans lequel le procès s'ins- truisait dans la forme ordinaire. En matière ci- vile, la cour des bourgeois n'admettait le combat que lorsque l'objet du procès s'élevait à la valeur d'un marc d'argent, valeur alors considéi-able. Il était interdit en matière de commerce mari- time. Dans cette cour des bourgeois on était jugé par un jury de ses pairs, comme dans la cour des nobles on était jugé par des nobles. Il est inutile de remarquer que le combat était plus souvent employé dans la juridiction de ceux-ci (i). (1) Code des assises du rojaiimc de Jérusalem. Mémoire sur ce code lu à la tioisème classe de l'institut dans sa séance du 3i juillet 1829, par M. Pardessus. Mémoire du pième sur l'Oi igine et l'Histoire du Droit Coulumier dans ]!e tome X des Mémoires de cette classe. — 1 >4 — Le combat pouvait être proposé par une partie condamnée, à ses juges, quand elle prétendait qu'ils avaient iu^é félonneusement. Cet usage, dont nous ne trouvons aucune trace dans le Vieux Coutumier Normand, régna dans le reste de la France, jusqu'au moment où S. t-Louis changea ce genre de responsabilité en un appel devant son conseil. Il n'était pas encore aboli en Angle- terre à la fin du XIII.^ siècle, puisqu'il est rap- pelé dans le Miroir de Justice déjà cité plusieurs fois, où nous lisons que dans le cas où le juge- ment était l'ouvrage de plusieurs, d'une cour par exemple, un seul se battait au nom de tous pour soutenir le jugement. C'était celui qui l'avait M prononcé. Terrible charge d'une présidence (i) § 12. Observations générales. I Convaincus que la conscience d'un lecteur éclairé saura toujours bien tirer d'un récit his- torique les conséquences qui en découlexit natu- (l)Siceo soit de faux jugement de plusors, adon(|ue appent le proofe solement vers le pronouncer del jusginç,j't pur tute la court. rellement , nous allons seulement ajouter aux faits dont nous avons donné Texposé, de très courtes observations , résultat des impressions que nous avons reçues de Tétude des monuments historiques et législatifs du moyen-âge normand. I ° Le Vieux Coutumier est le tableau le plus vrai de la législation de la Normandie dans le temps qu"'elle formait un état indépendant. Si les collections de lois i^ttribuées au saint roi Edouard, à Guillaume le Conquérant et à Henri F* ne sont pas textuellement celles qui ont été originaire- ment publiées , elles n"'en sont pas moins vraies au fonds. 2.° Lemoyen-âge, que tant d'auteurs superficiels qualifient d'ignorantet de barbare, Taété beaucoup moins qu'on ne le suppose. Cette lumière , qui éclaire tout homme 'venant au inonde^ comme dit Tévangile, n'a jamais été éteinte. Ses aberrations provenaient d'un excès mal entendu de foi reli- gieuse 5 mais le combat judiciaire lui-même, au au moins en Normandie , était entouré de sages précautions qui n'en faisaient pas une aussi lourde aj^surdité que le croient beaucoup de gens. i«»." A côté des erreurs du moyen-âge, figurent — liiG — des pratiques et des institutions d'une morale suljlime. 4.° Les épreuves par le fer brûlant et Teau bouillante resteront toujours un problème difficile à éclaircir. 5.° La législation d^un siècle en peint parfai- tement lesmœurs. La législation anglo-normande est une des plus intéressantes et des plus curieuses fjue Ton puisse étudier. ^M-Mi|!^ *w SUITE DES NOTICES SUA IL12^ ^1^3131^ Himisii iû^aiî '^Ê( (ft ^Q^oi'ùU ^^(Abfmiijnc DE CHERBOURG, PAR M.' NOEL-AGNES. »*«c^^:^t«» -Li^ANNÉE 1 779 vit entrer , dans le sein de la Société académique , un homme, dont le nom a rempli toute TEurope et qui se rattache par des — 158 — liens indissolubles aux grands événemens qui ont signalé notre première révolution. Dumouriez ( Charles-Francois-Duperriez ) na- quit à Cambray le 27 janvier lySg. Né avec une constitution faible, il était cependant doué dVme activité d'esprit et d'imagination prodigieuse. M Entré de très bonne heure au service , il fut blessé plusieurs fois et fait prisonnier , de telle sorte qu'à l'âge de vingt-quatre ans il reçut en même temps la croix de S.t-Louis et son congé de réforme. La vie de Dumouriez se trouve racontée dans tous les ouvrages consacrés à l'histoire du dix- huitième siècle. Tous les biographes ont exposé avec détail les diverses phases de la vie de cet homme célèbre , qui fut successivement et sou- vent à la fois , militaire , écrivain , diplomate , captif à l'étranger, prisonnier à la Bastille , ora- 1 teur dans les clubs , allié des démagogues , défen- seur d'une royauté expirante , soumis immédia- tement à la république qui lui succède , général de ses armées , vengeur du nom français contre l'agression étrangère et ternissant sa gloire par les circonstances coupables d'une défection, qui mit fin à sa caiTière politique. *"' — 139 — Je pourrais répéter , avec les historiens , qu^a- près ses premières campagnes , la turbulence clo son esprit ne lui permit pas de jouir long-temps des loisirs de la retraite ; je pourrais dire , quelle part il prit aux querelles sanglantes de la Corse et de Gènes et plus tard à la conquête de Tîle qui fut le berceau de Napoléon ; comme il fut envoyé dans Tannée 1769 en Pologne où il se battit contre les Russes et remplit en même temps plusieurs missions diplomatiques; comment enfiEi ses intrigues, en qualité d^agent d'une correspon- dance secrète avec Louis XV, le conduisirent à la Bastille. Mais je craindrais d"'afraiblir les couleurs sous lesquelles on a déjà représenté cet homme remar- quable à tant d'égards; un cadre si étendu ne peut d'ailleurs convenir à cette notice et je dois me borner à réunir quelques traits de sa vie qui concernent spécialement notre pays qu'il habita long-tems, notre ville qu'il commanda dans des circonstances difficiles, et notre société au sein de laquelle il apporta son activité qui le suivait partout , dans les travaux les plus simples et les plus paisibles , comme au milieu des événemexis lesplus graves et les plus compliqués. — IGO — Dumouriez , devenu colonel , à travers toutes les vicissitudes de sa vie , fut revêtu du com- mandement de la ville de Cherbourg et de la presqu^île du Cotentin. Depuis son arrivée dans cette ville , qui eut lieu en 177^ , jusqu''au com- mencement de la révolution , il prit une part active à tous les projets qui furent débattus sur rétablissement d\ui port militaire dans la Man- che. Déjà, il avait été chargé avec un ingénieur de parcourir les côtes de cette mer , depuis Dun- kerque , et d'indiquer le point qui paraîtrait le plus convenable pour cet établissement. Cher- bourg et Boulogne avaient été désignés. Ce fut donc avec bonheur et non sans sa participation que Dumouriez vit adopter ses premières idées et en commencer Tapplication. Son esprit travaillait toujours. Les arcliives de notre société en ont laissé des preuves ir- récusables. Elles ne contiennent malheureu- sement que les titres des ouvrages qu''il com- posa. Il est à regretter que nous n'' ayons pu en retrouver seulement quelques fragmens. I La géographie , la statistique , la guerre, la po- litique, la marine , le commerce , les moeurs des peuples au milieu desquels il avait vécu , fuiv it — ICI ~ successivement Tobjet de ses études et de ses communications à la société. Sa signature , sur le registre des procès-ver- baux , paraît pour la première fois le 2 septembre 1779, jour de sa réception. Bientôt il présenta à ses collègues la traduc- tion d\m dictionnaire géographique anglais^ à laquelle il joignit une préface et des observations sur l'Amérique septentrionale et les Indes occi- dentales. Le 1.^' septembre 1780, Dumouriez fut nom- mé directeur de la société. Son zèle ne fit qu'accroître ; il lut successivement dans di- verses séances de cette année et de la sui- vante : Un mémoire sur la Position de la Hougue et de Cherbourg relativement à l'établissement d'un port loyal dans la Manche , Un autre mémoire sur les Causes de la Dé- population de TEspagne, La description dVme Révolte à Madrid , tirée de son majiuscrit sur TEspagne , Des considérations sur la Marine marchande 11 — 162 — à Cherbourg, les Manufactures et TAgrandisse- ment de ce port. Des notes sur la plupart des A oyageurs mo- dernes. La traduclion d*'un ouvrage anglais sur la Guerre d^ Amérique. Plus tard, en 1782, Dumouriez lut , en séance publique, un mémoire sur les Moeurs Espagnoles. M Il fut suivi , pendant Tannée , de plusieurs autres sur le Commerce et TEtat militaire des mêmes peuples. Un des derniers écrits qu'il communiqua à ses collègues fut relatif au commerce ancien et nou- veau de cette ville , et aux nouvelles branches quïl serait intéressant d'y établir. Les séances de la société furent interrompues en 1 785, et on doit s'en étonner, avec un membre aussi zélé que Dumouriez, qui, il faut le dire, avait puissamment contribué à donner aux tra- vaux académiques la suite et l'importance qu'ils avaient acquis depuis plusieurs années. Quoiqu'il en soit , cet homme , dont le corps aussi bien que l'imagination ne pouvait souffrir im instant de repos, continua de se livrer '^ — 1C5 — une foule de conceptions qui furent toutes Tobjet Je mémoires , la plupart adresses au gouverne- ment. Il n^ eut pas un projet d'exécution con- cernant les travaux du port et de la rade auquel il np prît part , et cependant , il n'était ni ingé- nieur ni marin , mais son génie , secondé par son infatigable activité, suppléait en lui aux connaissances acquises. Observateur attentif, il étudiait avec soin tous les phénomènes que la mer offrait sans cesse à ses regards, bravant les dangers d'une tempête pour mieux en connaître les effets, interrogeant les marins pour juger par la pratique des assertions de la théorie, sui- vant les ouvriers dans leurs travaux afin de n'ignorer aucun détail , parcourant tous les lieux de la presqu'île pour en bien apprécier les ressources, puis, réunissant toutes ces idées, les fécondant par son imagination, discutant ses projets avec chaleur et luttant pour leur adop- tion contre les préjugés des masses ou Topposition jalouse des supérieurs. Tel fut Duniouriez pendant un séjour de onze ans dans cette ville. En 1789, au moment où la fermentation des es- prits annonçait d'avance la grande explosion qui (Hvait asseoir sur tant de ruines une ère nou- — 1C4 — velle pour ^a France , nous le retrouvons appai- santune émeute à Carentan. Bientôt la ville de Cherbourg sentit elle-même le contre-coup des agitations plus ou moins vives qui se manifestaient sur dilfcrents points du territoire. La Bastille venait de tomber et toutes les vieilles institutions de la monarchie allaient s'écrouler avec elle. Les mains vacillantes de l'autorité laissaient échapper en tous lieux un pouvoir affaibli depuis long-temps et qui n''était plus en rapport avec les idées et les mœurs nou- velles. Ici, j'emprunterai les faits et même quel- ques passages aux mémoires de Dumouriez , d'autant plus intéressants pour nous, qu'ils sont devenus fort rares et que le nom de Cherbourg s'y trouve fréquemment répété. « Il y avait alors dans cette ville cinq ou six )) millions en caisse et sept à huit mille étrangers . » répandus dans les ateliers, dans le port et » dans les carrières. Parmi ces travailleurs , il » y avait beaucoup d'inconnus et quelques » repris de justice et marqués. On avait reconnu )• dans les précédentes révoltes des agitateurs » envoyés de Paris^ qui avaient un habillement — 1«J — » particulier; c'étaient une veste et un pantalon »' de coutil rayé et un chapeau ro id. On appe- » lait ces coureurs de révolte des Carabots. » Les milices nationales s'organisaient partout. Dumouriez qui se trouvait avec le duc d'Har- court à Caen , où des troubles avaient éclaté , se hâta de se rendre à Cherbourg , où il arriva le 20 juillet, après avoir séjourné dans quelques villes de passage , pour y donner ses ordres. Dès qu'il fut arrivé , une députation de bour- geois se présenta chez lui et lui offrit le com- mandement de la milice. Il l'accepta, au déplaisir secret du duc de Beuvron, gouverneur nominal, qui résidait alors au château de l'Abbaye. Cette nomination concentrait effectivement tous les pouvoirs dans les mains de Dumouriez et anéan- tissait le reste d'autorité qui pouvait rester encore au duc. n Le 21 juillet, sur les dix heures du matin, » le peuple s'assembla dans l'église. Dumouriez » prévint les commandants militaires de tenir » les troupes prêtes en cas de besoin, sans ce- » pendant montrer d'inquiétude , et il fit dire » aux magistrats de s'assembler dans la ville. Il Une heure après, le pcnj^le l'ayant nommé — lOG — » par acclamation commandant général , des }» députés vinrent le chercher, mais à peine » fut-il dans la rue , qu^une grande foule ac- » courut au-devant de lui avec un di^apeau na- » tional qui avait été fait pendant la nuit et sur }) lequel on avait mis pour devise : vivre libre )> ou MOURIR ! Le peuple le porta dans Téglise )) où il fut reçu par le clergé j il lit prier les )> magistrats de sY trouver , et dès que cette » assemblée eut acquis une espèce de dignité , » il fît un discours qu^il tei'mina , en jurant de » se servir de Tautoi^ité qui lui était confiée pour )) faire punir de mort tout perturbateur du » repos public. » . I Ce serment fut unanimement répété. Au sortir 1 deFéglise, on se porta à l'Abbaye chez le duc * de Beuvron qui revint à la ville avec le cortège « au milieu des acclamations et de Talégresse » universelle. » ^ i Sur les six heures du soir, des femmes du faubourg et quelques hommes se rassemblèrent devant Thôtel-de-ville et demandèrent la dimi- nution du prix, du pain. Il valait alors deux sous et demi. Une autre troupe se porta également chez le duc de Beuvron et arracha à sa faible^«e les clefs des magasins à blé. Vainement, Du- — 167 — mouriez fit-il tous ses efforts pour calmer les séditions; les moyens lui manquaient. La milice n'était ni armée ni organisée. Les soldats refu- saient de tirer sur le peuple. Les liens de la dis- cipline étaient déjà brisés. Les agitateurs se portèrent d'abord sur la maison du maire, nom^ mé Garantot, qu'ils livrèrent au plus affreux pillage; ensuite sur celles de deux négociants. La ville resta pendant quatre heures dans la confusion. « Enfin , sur les dix heures , quelques cito- )> yens reprirent courage et s'armèrent. Alors la » honte s'empara des soldats qui dirent que , si )i les citoyens voulaient marcher à leur tctc , )' ils viendraient bien à bout des bandits ». Il furent enveloppés dans une maison où ils étaient occupés à piller ; un d'eux fut précipité d'un troisième étage et mourut sur le champ. On arrêta cent quatre-vingt-sept hommes et tien- te -neuf femmes, Dumouriez les fit enfermer pen- dant la nuit dans sa remise, son écurie et son bûcher et les fit garder par cinquante hommes d'infanterie et autant de citoyens. Le lendemain matin, il fit lier tous les hommes deux à deux , le long d'un grand mât qui en tenait une enfilade d'une soixantaine. Il avait des chaloupes prèles; — 168 — il les fil embarquer et mettre à fond de cale de deux vieux vaisseaux de guerre qui étaient en rade pour le service des travaux : les femmes furent enfermées à la tour. Dumouriez fît ensuite renouveler Fadministra- tiou municipale qu'il confia à Télection ; puis , il organisa la milice en vingt-une compagnies , dont trois de matelots et charpentiers pour la garde du port. Enfin, il fit nommer par le peuple douze citoyens qui devaient , sous la direction du lieutenant de maréchaussée , instruire le procès des fauteurs de la révolte qui venait d'avoir lieu. Lorsque cette instruction fut terminée, il as- sembla le peuple de nouveau , qui prononça sur le sort des coupables. Deux chefs d'émeute furent condamnés à mort, dix furent envoyés aux galères , tous les autres bannis ; quatre femmes furent fouettées , mar- quées et envoyées à la maison de correction de Caen. Voilà donc Dumouriez ( si on l'en croit sur parole ) devenu pendant quelque temps prési- dent d'une petite république , ressuscitant C — fC9 — Clierbourg les formes employées il y a deux mille ans dans la Grèce pour administrer la justice. Le i4 août, il y eut encore une tentative de troubles. Les agitateui's persuadèrent au peuple qu^il devait se défier des troupes et garder lui- même les forts et les établissements publics. Dumouriez accéda à ce vœu , quoiquUl n'eût pas été régulièrement exprimé. Cent cinquante hommes de la garde nationale furent commandés journellement. Le zèle dura quarante - huit heures. Dès le troisième jour une députation vint demander à Dumouriez de faire remplacer la gai'de nationale par la troupe de ligne. Depuis cette époque, Cherbourg fut tranquille. Mais, au milieu des graves événements qui se passaient à Paris et dans le reste de la France , le commandement du Cotentin devenait, pour le génie de Dumouriez, un théâtre trop étroit. Ses principes et ses talents le destinaient à une place plus élevée. Le 25 octobre 1789 il donna sa démission de commandant de la milice nationale et an- nonça son prochain départ pour Paris. ^Le comité municipal permanent asseml>lé à Vhôtel-de-vilie , lui écrivit aussitôt pour dire — 170 — qu^il n'acceptait point sa démission, et que , vu les ciiconstances, il lui ordonnait de rester à son poste. Mais Dumouriez ayant insisté , le comité ac- cepta cette démission le vingt-six , et lui écrivit une lettre de remercîment. Cette lettre , qu'on trouve à la mairie , n'est pas écrite dans un style landatif, comme beaucoup d'autres consi- gnées dans le même registre , ce qui ferait sup- poser qu'on ne le voyait pas partir avec beaucoup de regret. Après avoir entendu Dumouriez parlant de lai-même et des événements sur lesquels il avait dii exercer une assez grande influence , il était important de rechercher dans les souvenirs con- temporains une mesure de la confiance que doivent inspirer ses assertions. J'ai donc inter- rogé les personnes qui ont été témoins des faits rapportés ci-dessus , et je dois dire qu'ils n'ont pas tous reconnu l'exacte vérité dans le récit de Dumouriez. Aucun d'eux ne se souvient qu'une députalion ail été envoyée au général pour lui offrir le com mandement de la milice bourgeoise , qui n'ét^\it pas encore organisée. Une députation suppose — {7i — une assemblée ([li tlclègue ({uelques-uns de ses membres. Or, il est bien certain que cette assemblée n'eut pas lieu, et le texte des mémoires pourrait au besoin servir de preuve; car il est dit que cette députation se rendit chez lui aussitôt son arrivée. Si donc il y avait eu asemblée , elle ne pouvait qu'être très peu nombreuse. Il se peut que quelques amis de Dumouriez parmi lesquels on comptait deux ou trois avocats très ardents se soient présentés chez lui au nom des bour^^eois et Tayent engagé à se charger du commandement de la milice, mais il est infini- ment probable qu'ils n'étaient députés que par eux-mêmes. Il n'est point vrai qu'une troupe de bandits se porta chez le duc de Beuvron et arracha à sa Jaiblesse lesclcfs des magasins à blé. Il y a dans cette seule assertion deux erreurs; la plus im- portante est qu'il n'y avait point de magasin à blé à Cherbourg. Voici ce qui m'a été raconté par M. C. , témoin actif de cette partie des événements. L'administration municipale avait, quelque temps auparavant, reçu du Havre, par les soins de l'intendant de Caen , un chargement dp, grain qui avait été déposé dans les magasins de M. C. père, et vendu presqu'immcdialeraent — 172 — par lui. Le -ïi juillet une troupe de bandits se portèrent dans sa maison , lui dirent qu'il avait du blé dans ses magasins , et qu''il devait le livrer au peuple. M. C. répondit que ses magasins étaient vides et que son fils allait les y conduire pour leur en donner la preuve , ce qui se fit effective- ment. Le pillage n*'eneut pas moins lieu ensuite, parce que la demande du blé n'était qu'un pré- texte. Dumomnez dit que les soldats refusèrent de tirer sur le peuple. A cet égard, tous les témoi- gnages sont unanimes sm- l'opinion répandue partout que la troupe n'avait reçu aucun ordre à ce sujet; opinion fondée sur l'inaction complète où elle resta pendant tout le temps de l'émeute. Cette opinion était d'accord avec une autre beau- coup plus grave. On croyait généralement que Dumouriez était l'agent d'un parti puissant qui cherchait à soulever le peuple sur tous les points du territoire , afin de s'emparer ensuite de la suprême autorité. _ 1 Personne ne se rappelle ce grand mat auquel Dumouriez fit lier les prisonniers deux à deux , non plus que cette nomination par le peuple de douze citoyens destinés à juger les coupablç^. Il est bien vrai que le prévôt ou le lieutenan I — 175 — (le maréchaussée vint instruire leur procès , mais il s^adjoignit lui-même des juges choisis parmi les magistrats et les hommes de loi , ainsi que cela se partiquait ordinairement. Tout le reste du récit de Dumouriez paraît vrai , mais il a oublié de rapporter un fait assez important et qui se rattache à l'opinion déjà émise sur son compte. Quelque tems après Témeute, un jour de marché, le bruit se ré- pand tout-à-coup que les Carabots ou les Ar- quebusiers de Caen arrivent en grand noox— bre. L'alarme se répand à Tinstant dans tous les quartiers. Une compagnie de la milice se met en route avec de Tarlillerie et un offi- cier du génie. Le duc de Beuvron se sauve à bord d'un navire et Ton attend avec an- xiété le résultat des nouveaux événements. Mais il ne vint personne et on en fut quitte pour la' peur. Seulement Dumouriez fut débarrassé du duc de Beuvron et on crut que tel avait été le seul but de cette fausse alerte. Les souvenirs que Dumouriez a laissés dans Tesprit de ceux qui font connu , sont loin de lui être favorables : indépendamment de Topi- n\on qui le faisait considérer comme fauteur — 174 — secret des troubles qui avaient aflligé la ville; on le trouvait fier , d\ni abord difficile et agis- sant toujours à la manière d'un despote. On rapporte qu'un bourgeois passant un jour à côté de lui sur le quai, il lui jeta son cha- peau dans le port parce qu'il ne le saluait pas. Plus tard lorsque le peuple acquit une cer- taine autorité , ce caractère impérieux s'adou- cit. On lui reprocha sa noblesse et il vint un jour de parade , sur la place , prouver à tous les ofliciers qu'il n'était pas noble. Dumouriez fut le premier qui habita l'hôtel où se trouve actuellement la préfecture ma- litime. Ici se ter-mine la vie de Dumouriez , en ce qui nous intéresse plus particulièrement dans ses lapports avec la ville de Cherbourg. Tout le monde sait qu'à partir de cette époque il prit la part la plus active à tous les événe- ments politiques et militaires qui eurent lieu jusqu'au mois d'avril i/pS. Pendant un an, il vécut à Paris , sans aucun caractère officiel , mais il était en relations con- tinuelles avec les membres influents de l'assen^- — 175 — blée constituante, leur communiquait ses idées, leur soumettait des plans que ses amis faisaient adopter quelquefois et exerçait ainsi, quoique; d'une manière indirecte , une assez grande in- fluence sur la marche des événements. En I79i il fut nommé au commandement de cinq départements dans Touest de la France Là , il eut à s'interposer entre les factions qui agitaient déjà la population et contre lesquelles il sévit avec une impartiale sévérité. Au commencement de Tannée suivante , Té- migration des lieutenants-généraux le fit arriver rapidement à ce grade, par rang d'ancienneté. Il revint alors à Paris où il fréquenta les divers partis qui se partageaient la scène politique, Ja- cobins, Gii'ondisl<3s et Feuillants; adoptant quel- ques principes des uns , se servant adroitement de Tinfluence des autres, ne les flattant aucuns, imposant à tous par la fermeté de son caractère et Taudace de ses projets. - Son influence devint telle que Louis XVI qui , d'abord , avait manifesté quelque répu- gnance contre lui, se vit o])!igé de Tadmetlre i ^ 176 — dans son conseil en qualité de ministre des affaires étrangères et ensuite de la guerre , mais il ne dirigea ce département que pen- dant quelques jours. Forcé par Tirrésolution du malheureux roi, auquel il témoignait une affection exempte de faiblesse et par la fureur des factions qui allait toujours croissant , de quitter le timon des af- faires politiques, Dumouriez se rendit aux ar- mées où il obtint bientôt un commandement en chef. La victoire de Jemmapes ne tarda pas à si- gnaler son courage et son génie ; malheureu- sement elle fut bientôt suivie de revers qui déconcertèrent les plans du général. •- '■ . , . , J Il revint à Paris pendant le procès du roi. Là, il fut témoin de sa condamnation et de sa mort. Dès ce moment , fliorreur du crime qui ve- nait de souiller l'assemblée nationale et le dé- goût que lui inspiraient les scènes de la hi- deuse anarchie qui pesait sur la France , fi- rent naître , sans doute , dans fesprit de Du- t — 177 — mouriez le projet dont il essaya plus tard rexécution. Ce projet , il faut le dire , était inspiré par des sentimens dignes d"'éloges. Délivrer sa patrie du joug honteux qui Popprimait, revenir aux principes de justice et de vraie liberté qui avaient guidé la première assemblée, rétablir un gou- vernement assez fort pour contenir les factions et consolider les institutions nouvelles : Tel était le but, qui pouvait être avoué par tout homme ami de son pays , mais qui n^auto- risait point, pour y parvenir, Temploi de moyens coupables. S'entendre avec Tétranger pour renverser un gouvernement qu"'on a juré de défendre , c''est trahir ; livrer à Pennemi des députés en mission, ses concitoyens et ses amis, c''est violer le droit des gens , et les devoirs de Famitié ; abuser de la force dont on dispose contre des hommes sans défense , c''est commettre une lâche action. La trahison , la violation des devoirs , la lâcheté ont été justement flétries dans tous les *emps et chez tous les peuples. 12 — 178 — JusquVi quel point ces crimes sont-ils efTaccs chez Dumouriez par la grandeur cl le but de ses desseins, par le coui'age dont il avait fait cons- tamment preuve et par la certitude que sa tète était dévouée aux coups de la hache révolution- naire , c''est ce qu''il ne m^ appartient pas d'ap- profondir. Le terrain des passions est encore trop mou- vant pour asseoir sur cet homme célèbre un jugement impartial. Cette tâche serait d'ailleurs au-dessus de mes forces. Je me contenterai de dire, en terminant cette notice , sur notre illustre collègue , que tous les historiens sont d'accord sur la supériorité de ses talents , sur l'étendue et la variété des connais- sances dont son esprit était orné; que plusieurs d'entr'eux admirent son intrépidité en face des | boulets de Fennemi, son calme au milieu des orages de la place publique, sa persévéï'ance à lutter contre un torrent qui ravageait tout sur son passage ; et qu'enfin l'un de ces écrivains , aujourd'hui ministre du roi, dans un ouvrage justement estimé de tous les partis , après avoir blâmé son indécision sous le rapport des prin- cipes , loue chez lui une vertu qui peut excuser bien des torts, Vamour de la patrie. A ri I SUR ILA (g^^l3)IS tmiSItlDlEIS DE QUINEVILLE FAK M. AU G. ABSX1.1K. I, -L existe dans la commune de ce nom un mo- nument antique de construction romaine : ceux qui ont observé son architecture , n'ont point émis de doute sur cette origine. Ce monument ottre en effet au premier coup-d'oeil une certaine ^f-légance de forme qui , jointe à son élévation — 180 — relative à ce qui reiivironne , et surtout à son isolement au milieu d\m j^roupe cVarbres, lui donne Paspect imposant d\uie de ces construc- tions quVuie longue suite de siècles a respectées, et devant laquelle un observateur ne passe pas sans s'y arrêter. Ce monument est connu dans le pays sous le nomde/rt Grande Cheminée de Quinéville. Cette commune est située dans la baie dlsigny , sur la côte du Cotentin , à trois lieues de Valognes. Il est à cinq cents toises environ du rivage des pleines mers. Cette situation , sur une côte maritime , et surtout la forme de sa construction, ont sufli pour donner Tidée que ce fut un phare, et son nom de Grande Cheminée, transmis par une ancienne tradition, en est un indice. Cependant parmi les antiquaires qui ont vu ce monument , les uns ont émis des doutes sur sa destination primitive ; les autres ont prononcé qu''il ne pou-- vait avoir été construit pour être un phare; ils donnent pour motif de leur opinion son peu d^é- lévation, son éloignement du rivage, et son pla- cement au pied du coteau sur lequel est située Téglise de Quinéville, qui le masque entièrement du côté de Touest. Telles sont les objections qu'on H fait contre la possibilité que ce monument ait été destiné à être un phare. ^*! - 181 — Avant d^entrer dans la discussion de ces motifs nous croyons devoir faire connaître deux 'pré- somptions sur Tusage auquel ce monument aurait pu être destiné : quelque peu réllécliies qu^elles nous paraissent, il sufîit qu"'elles aient été émises pour que nous ne les passions pas sous silence. On a dit, et surtout parmi les habitants du pays, que cVUait un autel des Druides. Pour y répondre, il suflit d^ observer le fait généralement reconnu que ce culte n'a jamais admis de temple , et encore moins de constructions d'art pour lui servir d'autels. On a dit aussi que ce fut peut- être une de ces tours de réclusion dans lesquelles des individus se renfermaient par esprit de péni- tence; il en existe encore en Italie ; et on cite , eu France , celles de Notre-Dame- des-Bois et de Fontévraulf. Mais cette idée n'a pu venir qu'à quelqu'un qui n'avait pas vu le monument^ et à qui on avait dit que c'était une tour ; car il n'y en a même pas d'apparence, pas plus que de vestiges de logements qui aient pu servir de chambres et de cellules. On A^a en juger parla description de ce monument dans son état actuel. La Grande-Cheminée-de-Quinéville a son ou- verture au nord-est. Elle est composée d'un sou- Tbussement qui supporte une colonne : voilà tout — 182 — ce qui constitue ce monument sans autres acces- soires. Sa hauteur totale est de vingt-six pieds environ dont la colonne fait un peu moins de la moitié. La circonférence de son soubassement est de trente pieds^ sur le sol, et il va en diminuant à mesure qu^il s^élève , de manière qu^il n''a que vingt-un pieds quand il parvient à la base de la , colonne. Ce soubassement, qui est un massif beaucoup plus large que la colonne qu'il supporte, présente , en s'élevant, une partie circulaire , mais dégradée. Elle était dirigée de manière à aboutir au bas de la colonne qui , étant creuse dans toute sa longueur, et par conséquent ouverte à ses deux extrémités , devait établir une com- munication d'air et de lumière du bas de la colonne jusqu'au haut. Le soubassement, dont la lime du temps a beaucoup diminué la masse, est d'une maçonnerie grossière en schiste du pays et mortier de chaux : mais la colonne qui est ronde et polie, et construite en pierres calcaires, est d'un travail qui appartient au genre romain. Elle est ornée de petites colonnes qui s'élèvent avec elle dans toute sa hauteur pour supporter son chapiteau sur lequel est placée une rangée circulaire de trois petites colonnes qui ont toutes aussi leur chapiteau : elles sont espacées moitié plein, moitié vide, pour laisser passer , comraû 5' — 183 — nous Pavons dit, Pair et la lumière. Ce rond-point de petites colonnes est surmonté d^un petit toit en pierres d'appareil dont le temps n'a détruit que la moindre partie. Il termine la colonne en pointe, ou plutôt en forme de dôme. Tel est le monument dont nous avons dit que la destination primitive était encore inconnue, parce que sans doute personne n'a pris la peine de s'en occuper; on n'y a peut-être mis autant d'intérêt que nous. Cependant cette colonne, iso- lée sur un soubassement massif, et d'une forme qui n'a de rapport avec aucun monument de l'antiquité ; sa situation au bord de la mer , dans le fond d'une baie vaste, profonde, et bor- dée d'écueils dans le voisinage des ti^ois ports de Cherbourg , Barlleur et la Hougue , aiu^aient dû donner la première idée d'un phare ; et en obser- vant sa forme, il est diflicile, peut-être impos- sible , de lui supposer une autre destination. Nous allons tâcher de résoudre cette question > ou au moins de mettre le lecteur à portée de se faire lui-môme une opinion en mettant sous ses yeux. nos observations prises sur les lieux, dont la con- naissance doit jeter beaucoup de lumière sur la question. !^ On a objecté que si on avait eu l'intention de — 184 — construire un phare clans la baie (Tlsigny , on aurait choisi une situation moins défavorable ; on pouvait en effet la choisir mieux : mais si on a été déterminé par des motifs que nous ne pouvons connaître; par économie, par exemple, ou par des difficultés d'exécution peut-être invincibles ; si on n'a voulu faire que ce qui suffisait pour une navigation que les circonstances rendaient néces- saire alors , sans songer à l'intérêt général de la navigation ; si enfin tel qu'il est il a rendu les services qu''on en attendait , il faut convenir qu'on a rempli le but qu'on se proposait. On a dit aussi qu'il était trop peu élevé : il est vrai qu'en général les phares , comme les télé- graphes, doivent être élevés de manière à être aperçus de tous les points , et le plus au loin pos- sible à l'horison ; mais cette règle commune n'a pas toujours son application. Ceux qui éclairent l'entrée de plusieurs de nos ports ne sont aperçus en mer que lorsqu'on en est à très peu de dis- tance ; et en parlant de celui qui nous occupe , il n'était construit que pour favoriser les commu- nications habituelles de l'Angleterre avec les trois ports de la presqu'\jile qui étaient la seule naviga- tion d'alors, car celle du côté de l'ouest de la Manche était nulle et sans objet (nous justifierons bientôt cette assertion ). D'ailleurs il faut obser- \ — «8;; — ver, relativement à son peu d^élévation , que pour quHl eût pu être aperçu par les navigateurs venant de Touest, il aurait fallu Tclever au moins à la hauteur de celui de Galteville construit en 1774 dans la même baie. Il a quatre-vingt-un pieds; et cette hauteur n'a pas (' té jugée suffi- sante , puisque celui qu^on vient de construire pour le remplacer , et qu'on appelle le Phare de Barfleur , est élevé à deux cent trente pieds. Observons maintenant que c'est au premier siècle qu'on a construit la Grande Cheminée de Quiné- ville , dans un pays nouvellement conquis , car c'est un ouvrage des Romains ; sur vm livage peu habité , loin des villes , n'ayant peut-être ni artistes, ni assez de moyens pour une construc- tion aussi dispendieuse , et aussi difficile d'exé- cution que les deux phares modernes dont nous venons de parler, et disons que c'était beaucoup peut-être pour le temps d'alors d'avoir pu cons- truire ce monument qui d'ailleurs suffisait. On a dit encore que notre monument est placé à plus de cinq cents toises du rivage des hautes mers , et qu'il était impossible d'ex- pliquer comment on aurait établi un phare à un tel éioignement. Une seule observation ré- )!*/^nd à cette difficulté. C'est la mer qui s'en — 186 — est éloignée peu à peu , et qui , avec le laps d^un long tems , a mis cette partie de la côte à découvert , comme elle en a découvert une très grande étendue dans toute la baie d'Isi- gny , et comme cela arrive encore par Teffet des atterrissemens que produit remboucliUre de la Vire au grand et au petit Vey : de manière que dans toute Tétendue de cette côte, on voit des terrains cultivés , et des herbages que la mer a abandonnés. Ainsi tout le terrain qui est entre notre monument et le rivage de la mer a été con- quis sur elle , et il en donne lui-même un té- moignage , car la tradition conserve toujours, dans le pays , le nom de havre au terrain qui est contigu au monument. Il est ainsi désigné dans la carte de Cassini qui indique aussi le havre actuel où les barques viennent maintenant stationner. Enfin on objecte que la Grande Cheminée de Quinéville construite au pied d^un coteau svir le- quelse trouve Téglise du lieu, est ainsi totalement masquée du côté de Fouest , et elle ne peut être aperçue par les navigateurs qui traversent la Manche dans cette partie : comment croire qu''on ait établi un phare dans une situation pareille ? Disons d'abord que, pour qu"*il eût pu être ape>, • I — 187 — eu ians la partie de Touest , il aurait fallu Télé- vpr au moins à quatre-vingt-un pieds comme celui de Gatteville, ce qui eût été diflicile alors , et peut-être impraticable. Mais nous allons i^c- pondre à cette objection par de plus amples dé- veloppements. La baie d'Isigny dans laquelle est comprise la côte du Cotentin , à la suite de celle du Bessin, est à Textrcmité du grand bassin de la Seine , entre le cap le Vik , et celui de la Hève. Cette baie vaste et profonde est terminée, à Touest, par le promontoire du cap le Vik qui, avancé en mer, laisse à cinq ou six lieues derrière lui un rivage hérissé d'écueils depuis Gatteville jusqu''à Quiné- ville. Le phare dont nous nous occupons est placé sur la côte de ce promontoire, et très avancé vers le fond de la baie. Ainsi placé au pied du coteau sur lequel on a élevé Téglise de Quiné- ville, il mérite le reproche de ne pouvoir rendre aucun service pour la navigation de Touest : mais aussi placé où il est, il domine toute reten- due de la mer au nord et à Test, sans avoir d'autres limites que Thorison : alors tous les navires ve- nant de ces deux points ne pouvaient manquer de l'apercevoir, et de se diriger avec ce guide sur %s ports de la presqu'île^ Cherbourg, Barfleur et — 138 — la Hougue , et c'était un immense avantage, car celte baie qu'il était indispensable tle connaîlio pour Téviter , ou pour y entrer, est telleraent profonde et dangereuse, que le navire qui, faute de Tavoir observée, j serait entré par une mé- prise, par FelTet d'un brouillard , d'un courant, ou d'une tempête , ne pouvait éviter de faire naufrage , car il avait tout contre lui pour se relever à la pleine mer, et surtout le raz de Bar- fleur dans lequel onnepeut jeter l'ancre. Combien donc ce phare a dû être précieux pom' les navires qui se dirigeaient sur ces trois ports en venant de Portsmouth, ou de Plimouth, et à ceux qui traversaient la Manche en venant de Boulogne , ou de Calais, et il faut observer que cette naviga- tion est la seule pratiquée dans ces anciens temps, car celle de la partie de l'ouest était tel- lement difficile et dangeureuse qu'elle était aban- donnée et même nulle ; parce qu'après le port de Cherbourg on n'en trouvait plus d'autres , dans cette même direction, que ceux de la côte de l'ouest de la Manche , et ceux de la Bretagne auxquels on ne pouvait arriver qu'après avoir traversé un des détroits les plus dangereux de la mer ( le raz Blanchard à la suite du cap de la ïlague) ; ou après avoir fait le tour des petites îles anglaises au milieu d'une mer périlleuse pk — 189 — ses écueiîs , on ne s'exposait tlonc point à ces dangers , parce que la presqu'île du Cotentin n'avait ni intérêts ni besoins de communiquer avec ces côtes lointaines ; et surtout parce que la navigation , qui est devenue le lien social de tous les peuples, était dans sa première enfance : elle n'était encore que la routine du pilotage dont tout l'art consistait à longer les côtes sans les perdre de vue. Ce serait donc beaucoup se mé- prendre que de faire à la navigation d'alors l'application de celle qui est portée aujourd'hui à une si haute perfection , en disant qu'on pou- vait faire alors ce qu'on fait maintenant avec tant de facilité. Il fallait la boussole pour ouvrir les mers , et apprendre à l'homme à franchir toutes les distances, et elle n'était point inventée. Ou ne doit donc pas être étomié de nous entendre dire que la navigation de l'ouest, difficile et sans intérêt pour la presqu'île , était abandonnée ; et qu'ainsi ceux qui ont construit le phare de Quinéville n'ont pas du songer à éclairer la marche des navires dans cette partie , quand même ils auraient eu les moyens de donner une assez grande élévation à leur phare. C'était la navigation dans le nord et dans l'est de la Manche qui était le seul , le grand intérêt — 100 — qiiMls avaient en vue; car, sans considérer les liai- sons et les besoins que le voisinage de deuxpeuples établit entre eux, il y avait alors une circonstance bienremarquable,la guerre d'invasion des Ro- mains avec FAngleterre (nous en parlerons bien- tôt), qui a dû rendre la navigation bien active entre les deuxrivesdelaManchependant le pre- mier siècle et les suivants. Ce fut sans doute pour ce motif que Caligulafit construire vers Tan quarante de notre èrele phare de Boulogne (i)qui avec celui (i) Le pharfi de Douvres était dans le château de cette ville. Les Anglais eux-mêmes ne sont pas d'ac- cord sur la place qu'il occupait dans le château de cette ville. Celui de Boulogne destiné à éclairer l'entrée de ce port , fut construit par l'empereur Caligula lors de sa folle expédition en Angleterre. Il avait été élevé siu- une montagne qui domine le port. On l'appelait tour d'ordre , tour ardente : turris ardens ou ordensis. Ceux qui en ont parlé ne citent point sa hauteur, mais ils disent que c'était une tour très élevée : altissimam tur- riin excitavit. Charleniagne ayant réuni une flotte dans le port de Boulogne, le fit restaurer en l'année 810. Il existait de- puis 1600 ans lorsqvi'il s'écrovila tout-à-coup , et tout entier au milieu du jour en 1644. Pharum que ihi ad nav'igantium cursus dùigcndos antiquitus constitulum rcs- tauravit, et in summitate cjus nocturnuni lumen accendit, (Eginard, vie de Cliarlemagne). Nous ne savons si on»^'^ a conservé un plan dans le pays. , — iOl — de Douvres déjà existant éclairait l'entrée Je l'Angleterre à Pouverture de la Manclie , comme celui de Quinéville, que nous considérons comme étant construit à la même époque , éclairait ren- trée des 'ports de la presqu'île : alors situés ain^i ces phai'es indiquaient aux navigateurs les deux points de départ et d'arrivée. Au premier siècle , les R.omains occupaient la presqu'île du Cotentin comme la plus grande partie de la Gaule. Jules-César venait de faire la conquête d'une partie de l'Angleterre , en laissant l'autre à conquérir. C'était pour ache- ver cette conquête , ou pour s'y maintenir contre une nation^ qu'on peut vaincre et non î>oumettre , qu'il se faisait souvent des expé- ditions et des embarquements de troupes qui partaient des ports de Cherbourg , Barfleur et la Hougue pour les côtes d'Angleterre. Ces em- barquemens sont attestés par les nombreux camps retranchés des Romains dont on voit les traces bien caractérisées au Vicel ; à la Glacerie de Cherbourg ; à Grand-Camp de Tourlaville ; au Grand-Catel à IMaupertus ; aux Monts-Câtres et autres emplacements de camp qui dominent nos côtes , d'où les troupes observaient tout à la fois la mer et le continent en attendant leur — 192 — embarquement. Ce ne fut pas seulement pendant le premier siècle que cette navigation fut si ac- tive , car pendant ceux qui suivirent jusqu'au sixième , les Romains n''ont pas cessé d'avoir besoin d'envoyer des troupes en x\ngleterrepour sV maintenir : qu'on juge de là combien notre pliare de Quinéville a dû rendre de services pour indiquer l'entrée d'une baie qui demandait beau- coup de précautions et d'habileté dans les ma- nœuvres pour y entrer comme pour en sortir. Rien ne justifie mieux les anciens d'avoir construit le phare de Quinéville que le grand nombre des naufrages et des avaries qui ont eu lieu dans cette baie pendant le trop long temps où elle n'a plus été éclairée, lisse sont assez multipliés, à mesure que la navigation prenait des accrois- sements, pour éveiller enfin l'attention publique siu^ tant de malheureux événements. En 1774 la chambre de commerce de Normandie fit construire un autre phare dans la même baie : on l'appelle le Phare de Gatteville. Il est beaucoup mieux placé, d'une forme plus élégante, et surtout plus élevé, car il a quatre vingt-un pieds quand celui de Quinéville n'en a que vingt-six. Alors celui- là pouvait servir de guide aux navigateurs qui se dirigeaient dans l'ouest de la Manche ;, car il — 195 ~ était aperçu Je tous les points à quatre ou cinq lieues en mer : il était Jéjà donc plus parfait que Pancien : mais il est lui-même bien dépassé par celui que le gouvernement vient de faire cons- truire , aussi à l^enlrée de cette baie dlsigny, et qui prend le nom de Pliare de Earfleur. Celui-ci a été conçu et exécuté par des mojens nouveaux sur un plan qu'on peut citer comme modèle. Sa hau- teur est de deux cent trente-trois pieds, et on peut dire que sa forme est une beauté de premier ordre d''architecture. Il vient d''ètre allum.é , ily apeu de jours, et il ne s'éteindra plus. Ce monument est déjà inscrit au nombre de ceux qui honorent la France, comme le nom de son auteur, M. de La Rue , ingénieur des ponts et chaussées, figure honorablement dans le corps savant auquel il appartient. A l'avantage que sa hautetir auda- cieuse lui donne d'être aperçu de tous les points delà Manche, il joint celui de correspondre avec le phare du cap de lallève, de manière que pour les vingt-trois lieues qui existent entre ce cap et celui de le Vik , le navigateur, qui dans sa route vient de perdre de vue les feux de Fun, aperçoit presque au même moment les feux de l'autre , et connaît ainsi toujours sa situation dans l'espace resseiTé où il se trouve entre les. ^ deux rives de la Manche , car après le détroit de 13 — I9i — Calais et de Boulogne , c"'est celui que forment le cap le Vik et Tile de Wigth en face de Ear- lleur , où le canal de la Manche est le plus rétréci. Il n^a que di.'v-huit lieues. Tels sont les motifs qui ont déterminé notre opinion que la Grande Cheminée de Quinéville était un phare. Nous y ajoutons une considéra- tion qui n^est pas une raison concluante, mais un fait réel : c'est qu'yen considérant la forme de ce monument , et sa situation, il est impossible de lui supposer une autre destination que celle d\in phare. On ne peut sans doute faire aucune com- paraison entre ce phare et les deux qui ont élc construits dans la même baie en 17 74 et en i854; mais celui de Quinéville a dix-huit cents ans : il a sauvé bien des navires dans son temps , et rendu de grands services : espérons qu'il durera encore des siècles, gi4ce aubongoûtet àlahaute instruction du propriétaire dans le domaine du- quel il est placé. C'est à lui que les habitants du pays, et les zélateurs de la vénérable antiquité se confient pour sa conservation. onne foi , faire si Ton peut des vers harmonieux et élégants , mais être fidèle avant tout , écrire d\ine manière aisée et naturelle. Ici Pantithèse et la périphrase seraient dé- placées, une pompe alfectée ne le serait pas moins ; car il y a dans ce pocme de la grandeur et non du luxe. J''ai partout cherché Pexpression nette et fran- che de la pensée , plein de respect por.r la grammaire , moins attentif à des préceptes un peu surannés sur le style soutenu et les mots poétiques. 198 A ce propos , je citerai un auteur dont on ne récusera pas l'autorité : « On a tant de peiu* dans notre nation d'être » bas, qu'on est d^ordinaire sec et vague dans » les expressions t... etc. Nous avons là- )) dessus une fausse politesse semblable à celle )) de certains provinciaux qui se piquent de » bel esprit. Ils n'osent rien dire qui ne leur » paraisse exquis et relevé ; ils sont toujours )> guindés , et croiraient se trop abaisser en )) nommant les choses par leurs noms. Tout en- )> tre dans les sujets que Féloquence doit trai- )> ter. La poésie même qui est le genre le )> plus sublime ne réussit qu'en peignant les » choses avec toutes leurs circonstances. Voyez )) Virgile représentant les navires troyens qui )) quittent le rivage d'Afrique , ou qui ar- » rivent sur la côte d'Italie ; tout le détail y est p peint. Mais il faut avouer que les Grecs pous- » saient encore plus loin le détail , et suivaient » plus sensiblement la nature. A cause de ce » grand détail , bien des gens, s'ils Tosaient , )> trouveraient Homère trop simple. )> (Fénélon, Disc, sur l'Eloquence). L'Odyssée , que Ton a appelée une épopée domestique ^ est écrite sur un autre ton que 1 — 199 — riliade ; elle est peut-être plus dillicile à traduire, non à cause d'une plus grande simplicité, car dans les deux poèmes rexpressiou est toujours droite , mais à cause des détails familiers dont elle est remplie. Tout cela n'a pas pour but d'excuser des dé- fauts réels que je vois trop bien dans ce travail , mais d'obtenir indulgence et appui pour une entreprise bardie. Je dois remercier les personnes bienveillantes qui m'ont encouragé, et particulièrementla Société qui a accueilli ces fragments dans ses mémoires. Deux hommes célèbres, à des titres divers, m'ont honoré de leurs conseil» ; l'un est cet excel- lent critique , ce poète original et profond, M. Sainte-Beuve. Après avoir lu un fragment de ma traduction , de ceux qui ont été imprimés il y a deux ans, il voulut bien me transmettre une note, où j'ai trouvé dans peu de lignes beaucoup de lumière. L'auteur du Voyage dans laTioadeet d'Ulysse- Homère, ce livre si érudit et si élégant, M. Le- chevalier, qui le premier a retrouvé la plaine de Troie, et peut-être le véritable auteur de riiiade et de l'Odyssée, s'est plu à m'encourager. — 200 — Ce savant vieillard qui a tant étudié Homère , n''a pas dédaigné de lire un jeune et inconnu traducteur d'Homère. Puisse-t-il couler encore de longues et heureuses années ; puisse sa noble et patiente bienveillance, non d\m moment mais souvent répétée, m'assister encore dans ma tâche. Je finis par un passage d'une lettre que m'adres- sait, ily a quelques mois, M. Lechevalier : « Quand » vous passeriez toute votre vie à étudier Tlliade i> et rodjssée, vous y trouveriez jusqu'au dernier )) soupir de nouveaux motifs d'admiration, sans )) épuiser jamais les intarissables sources de leurs » beautés. » C A L Y P s O. (Liv. Y, y. 43 — igi). Jupiter envoie Mercure dans Vile de Calfpso, pour ordonner à cette nymphe de rendre la liberté à Ulysse. ■ iii«'H0tin>8c L'ombre long-temps encor fît entendre sa plainte. Mais ma mère , Anticlce, apparaît à mes yeux ," Cette fille d'un roi par ses exploits fameux. Ma mère à mon départ était pleine de vie ; Je gémis à l'aspect de cette ombre cliérie , Mais contraint je l'éloigné ; il me fallait d'abord Entendre le devin prononcer sur mon sort. Ma mère se replonge au fond du noir Erèbc. — 221 — Une ombre vient ; c'est lui , Tirésias de TLèLe j Un sceptre d'or brillait dans sa débile main : Il reconnaît mes traits, et m'aborde soudain. Ayant ainsi parlé , l'ombre du grand prophète Va de nouveau se perdre en sa sombre retraite, Litrcpide, je reste , et ma mère à l'instant Reparaît dans la fosse, et s'abreuve de sang ; Elle me reconnaît , elle me parle et pleure : Comment es-tu venu dans la sombre demeure , Mon fils ; comment , vivant , te vois-je sur ces bords Dont l'accès ténébreux n'est facile qu'aux morts ? Ici de noirs courants , des rivières profondes , >^oulent, l'océan roule autour de nous ses ondes; — 222 -^ On n'y vient point à pied ; pour traverser ces flots , Il faut un bon navire et d'ardents matelots. Au départ d'Hion , égarant ton voyage , As-tu long-temps erré de rivage en rivage , As-tu revu ton île, et retrouvé chez toi Ton illustre compagne attachée à ta foi? Ma mère , ai-je repris , Tirésias de Thèbe , M'a, pour le consulter, amené dans l'Erèbe , Et je n'ai point revu la Grèce mon pays ; Je vais errant , chargé de mes cruels ennuis , Depuis que j'ai suivi le divin fils d'Atrée Sous les murs d'ilion cette ville sacrée. Mais qui vous a ravie à la clarté du jour , O ma mère , et jetée en cet affreux séjour ? Est-ce un mal prolongé dans ses progrès pénibles , Ou Diane en lançant ses flèches invisibles ? Parlez-moi de mon père , el de mon jeune fils , 22Ô Ont-ils encor mes biens à leur garde remis ? Ou quelque ravisseur s'en est-il rendu maître , Pensant ne voir jamais Ulysse reparaître ? La reine , dites-moi quels pensers sont les siens ; Est-elle avec mon fîlsj veille-t-elle à mes biens ? N'a-t-elle point déjà , par un autre hjmcnéc , De quoique chef puissant suivi la destinée ? Ma mère , à ce discours : Pénélope, ô mon fils , Seule dans ton palais dévore ses ennuis ; Jour et nuit elle pleure et succombe à sa peine : Personne n'a ravi ton opulent domaine , Tclémaque en jouit, et prépare chez soi Des festins aussi beaux que le doit faire un roi ; Chacun aussi l''invite. Aux écarts de la ville , Laërte est demeuré dans un champêtre asile : Là sa couche n'est point de laine et de tapis ; Il ne se couvre point de somptueux habits ; L'hiver , près du foyer , étendu sur la terre , — 224 — Pi-ès de ses serviteurs , sur un tas de poussière Il dort , de quelque vieux mautcau mal abrité. Quand viennent les beaux jours et les chaleurs d'été , Sur le gazon , au pied de ses vignes penchées , Son lit est un amas de feuilles desséchées. Un deuil toujours croissant l^iccable , il se souvient De toi , pleure ton sort , et son grand âge vient. Ainsi je te pleurais , et la mort m'est venue , Non des traits que Diane envoie inaperçue ; Non par un de ces maux , qui gagnant pas à pas , Affaiblis et souffrants , nous réduit au trépas. Mon Ulysse , c'est toi , ta mémoire chérie , Mes soucis, mes regrets qui m'ont ôté la vie. Elle dit; et je veux en mes bras éperdus Saisir , presser encore ma mère qui n'est plus ; Je m'élance trois fois vers cette ombre si chère , Et trois fois comme un songe , une vapeur légère, «^ — 223 — Elle s'envole : enfin aigri par la douleur," Je m'écrie , et ces mots s'écbappent de mon cœur; — Pourquoi rendre toujours mes efforts inutiles , O ma mère ; pourquoi dans ces sombres asiles , En confondant nos pleurs et nos gémissements , Ne pas nous consoler encor quelques moments ? Hélas ! au lieu de vous , n'est-ce qu'une ombre vaine , Que Proserpine envoie afin d'aigrir ma peine ? Ma mère me répond : enfant trop malheureux ! Non , la fille du roi qui règne au haut des cieux N'a point voulu tromper ton attente obstinée, Mais de tous les mortels telle est la destinée ; Quand la chair et les os tombant inanimés , Posés sur le bûcher s'y perdent consumés ; Quand la vie a quitté ces os blancs , comme un songe L'ame s'envole alors , et dans l'ombre se plonge. Retourne, il en est temps, à la clarté du jour: Retiens ces vérités ; Pénélope à son tour Les apprendra de toi. 15 LES SIRENES. Charybde et Scylla. (Liv. XII, T. 142 — 263) Ulysse se dispose à reprendre le cours de son voyage : Circé vient de lui donner des conseils pour éviter les périls qui le menacent. Elle dit : mais déjà sur l'onde orientale Brille en son trône d'or l'aurore matinale. La nymphe en me quittant remonte à son palais , Et je vais du dt'part commander les apprêts. — 227 — J'appelle mes marins , et bientôt arrivée La troupe monte à bord , et l'amarre est levée ; Déjà tous les rameurs sont assis à leurs bancs , Et le lourd aviron bat les flots écumans. La nymphe aux beaux cheveux, déesse à la voix forte, Envoie un souffle heureux dont l'aile nous emporte ; Les agrès sont rangés , le pilote content Soutient le gouvernail, d'accord avec le vent; Chacun s'assied : alors j'assemble l'équipage , Et d'un cœur affligé je liii tiens ce langage : — Amis , venez des dieux écouter les arrêts ; Circé m'a dévoilé ces importants secrets ; Ecoutez , soit qvi'enfin le trépas nous attende , Ou que de tels périls notre sort nous défende. Des Sirènes, d'abord, nous devons empressés Fuir la plaine fleurie et les chants cadencés/ Seul je puis écouter leur voix douce et perfide, — 228 — Lié conf re le mât, d'une corde solide ; Et si je commandais qu'on m'en vînt dégager , Venez de liens plus forts m'étreindre et me chargei-. Je disais; et courant sur les liquides plaines, Noli'e vaisseau touchait à l'île des Sirènes ; Le vent tomba soudain , et par un dieu soumis , Les flots autour de nous roulèrent endormis. Tout le monde est debout , les voiles qu'on retire Tombent à plis épais dans les flancs du navire -• On prend les avirons , et les flots azurés Blanchissent à grand bruit sous les coups mesurés. Une meule de cire avec l'airain brisée Se pétiit dans mes mains, au soleil exposée ; Elle cède bientôt , en boules se roulant , Car ma main était forte , et le soleil brûlant. De tous mes compagnons j'en ferme les oreilles Au charme de ces voix , dangereuses merveilles. — 229 — Moi-m<îme, au pied du mât on m'attache, puis tous Reprennent l'aviron; et nagent à grands coups, A peine cependant notre navire agile , A distance de voix , approchait de cette île , Qu'attentives au bord , et nous suivant des yeux, Les Sirènes chantaient leurs airs mélodieux. — Toi que vante la Grèce, et que le monde admire , Grand roi, viens sur ces bords arrêter ton navii-e j Viens écouter nos chants ; nul n'a franchi ces mers Qu'il n'ait prête' d'abord l'oreille à nos concerts. Tous sont venus vers nous ; et tous de ce rivage > Plus instruits, plus heureux, ont repris leur voyage. Des héros d'Ilion nous savons les exploits , La colère des dieux et les malheurs des rois ^ Et rien ne se dérobe à notre connaissance , Des hauts faits répandus dans l'univers immense. * . . . Elles (lisaient/ ravi de leur$ divins accents , — 230 — Je voulais prolonger ces rapides moments ; Je fis signe aux nochers de reposer leurs rames : Eux, plus ardents frappaient , et glissaient sur les lames. Périmède , Euryloque accourent à ma voix , Et resserrent mes nœuds dont ils doublent le poids. Plus loin, quand ces beaux chants et ces voix séduisantes Se perdirent mourants sur les ondes bruyantes , Mes amis de leur cire aussitôt délivrés , Détachent les liens autour de moi serrés. L'île était déjà loin ; à ma vue alarmée Des flots tumultueux , une épaisse fumée Paraissent ; des bruits sourds résonnent sous les flots : L'aviron est tombé des mains des matelots , Et l'immobile nef de son appui privée , S'arrête sur la mer grondante et soulevée. Pour moi, dansée péril, parmi les bancs je cours, — 251 — Adressant aux rameurs de suppliants discours ; — Amis, après les maux dont j'ai su vous défendre, De tels dangers n'ont rien qui vous doive surprendre ; Avez-vous oublié cet antre téne'breux Où vous retint le bras d'un géant monstrueux? Qui vous sauva ? moi seul , ma force et nia prvidence ! Courage , obéissez , et prenez confiance. Soyez tous à vos bancs ; que les lourds avirons , Sans relâche à grands coups battent les flots profonds ; Nous fuirons , si le dieu que tout l'Olympe honore Permet qu'à ce danger nous échappions encore : Et toi nocher qui liens le gouvernail , entends, Et grave en ton esprit mes ordres importants ; Evite ces courants , cette fumée ; arrive A toucher l'autre bord ; si le vaisseau dérive Tout est perdu. Chacun à ma voix obéit. Je ne leur parlai point de ce monstre maudit , — 252 — De Scylla ; je craignais que le trouble dans l'ame j Jie plus brave , à ce nom, n'abandonnât sa rame, Que tous, laissant la nef sans guide et sans appui , N'allassent dans ses flancs se chercher un abri. Mais de Circé, moi-même oubliant les défenses, Je m'armai ; dans mes mains je pris deux fortes lances, Et me couvrant le sein d'un airain éprouve'. Je courus vers la proue , au tillac élevé. Il faut, m'ëtais-je dit, que le premier je voie Ce monstre , à qui ma nef doit fournir une proie j Mais sur les flancs obscurs de ces rocs crevassés , Jusqu'au vertige , en vain, je tins mes yeux fixés ; Je ne l'aperçus point. Dans un étroit passage Nous entrons gémissants , entre un double naufrage : Des deux côtés Charybdg et Scylla s'avançaient , Dans un gouffre profond les flots s'engloutissaient. — 233 — Là , comme dans l'airain , sur une flamme ardente , L'*onde à grand bi-uit s'émeut, bondit et sort fumante; Telle frémit la mer , et jette en ses élaus Aux cimes des rochers de larges flocons blancs; Puis quand le sombre gouffre engloutit l'onde amère , On voit ses flots troublés s'enfuir mêlés de terre, Et l'abîme grondant s'entrouvre , laissant voir Au pied du roc profond , son lit de sable noir. Tous , pâles de terreur , voient la mort déjà prête , i Et leur fixe regard sur Charybde s'arrête. Alors Scylla s'élance , et ravit , à mes yevix , Six des plus forts marins et des plus courageux. Leurs mains se débattant sous ses rudes étreintes , Et leurs pieds dans les airs balancés , et leurs plaintes, Qui me nommaient encor dans leurs gémissements; Je vis, j'entendis tout, en ces aiVreux moments. Tel que du haut d'un roc , un adroit pêcheur plonge — 254 ~ Sa ligne , qui dans l'onde au loin court et s'allonge , Et la corne de bœuf, l'appât, les hameçons Attirent dans ses mains les plus jeunes poissons ; D'un seul coup , palpitants , à terre il les envoie : Telle, dans son rocher Scylla jette sa proie , Dévore mes amis criant , et palpitants , Qui me veulent encor tendre leurs bras sanglants. Ah ! parmi tant de maux que mon ame déplore , Mes yeux n'avaient rien vu de si cruel encore. Nous arrivons enfin , laissant derrière nous Ces rochers sourcilleux et ces monstres jaloux , Aux bords que le soleil garde sous ses auspices ; Ile où paissent sans frein de superbes génisses , De nombreuses brebis à la blanche toison , Troupeaux du dieu qui règne autour de l'horizon. LE CUIEN ARGUS. ( Lit. XVII, v. 182—328. ) Or , au seuil de la ferme , Ulysse et le Porcher Vers la cité d'Ithaque étaient prêts à marcher. Ami , dit le pasteur , pour complaire à mon maître , "Vous voulez donc quitter cet asile champêtre , Il vous faut à la ville arriver dès ce soir ! Je voudrais avec moi pour berger vous avoir , Mais au prince , par là, je craindrais de déplaire , Et d'un anaîlre toujours fâcheuse est la colère, irchons; du jour bientôt la clarté va finir, — 236 — La froiduie des nuits , âpre , va nous saisir. Ulysse lui répond : je le sais et j'y pense ; Ce que vovis commandez , je le voulais d'avance ; Mais veuillez d'un appui soulager mes vieux ans y Car on dit ces chemins rudes et fatigants. Aces mots, sur son dos il jette rapiécée Sa besace , d'où pend une cortle tressée. Le pasteur en ses mains met un bûlon noueux; Ils vont ; et les bergers , les dogues vigoureux Gardent retable. Ulysse, à la ville splendide , Triste et vieux mendiant suivait son noble guide , Le corps mal abrité de ses haillons grossiers. Ayant long- temps marché par de rudes sentiers , Ils viennent en un lieu d'où la ville est prochaine ; Là coulent à flots purs les eaux d'une fontaine Par Ncrite, Ithacus , Polyctor , anciens rois , Pour le peuple d'Ithaque élevée aulxcfois. ^1 * r — 237 — Un bois de peupliers l'entoure ; leurs racines Se baignent aux filets des ondes argentines. Du sommet d'un rocher descend le frais ruisseau ; Au-dessus est l'autel des nymphes de cette eau ; Et tous les voyageurs s'arrêtent dans leur course, Pour leur offrh- des vœux sur les bords de la source. Or, s'en vint au-devant de nos deux voyageurs Le fils de Dolius , suivi de deux pasteurs ; Il menait au palais l'élite de ses chèvres. Voyant les deux vieillards , il s'irrite , et ses lèvres S'ouvrent , en frémissant de haine et de mépris , Tant qu'à peine le roi retenait ses esprits : — Sans doute , ce méchant conduit qui lui ressemble, Dit-il; pareilles gens se rencontrent ensemble. Oîi veux-tu , vil porcher , mener ce mendiant , Ce fle'au des festins, 'vorace et suppliant, Oui va de seuil en seuil , de colonne en colonne , — 258 — User sa vieille épaule, attendant qu'on lui donne , Non trépieds ou bassins , mais quelque mets grossier ? Je veux , si tu consens , en faire un chevrier ; A garder mes chevreaux , et boire du lait aigre, Il gonflera bientôt son corps chétif et maigre. Mais il hait le travail ; au mal accoutumé , 11 aime mieux errer, vagabond affamé. Au moins , et c'est assez que je t'en avertisse , Qu'il ne se montre pas au seuil du noble Ulysse , Ou les lourds marchepieds par les princes lancés Pleuvront de toutes parts sur ses membres froissés. — Il dit , et s'avançant vers ce vieillard débile , Du pied le frappe au flanc ; le roi l'este immobile : Il songe en soi ; doit-il, de son bâton levé. L'immoler , ou briser son front sur le pavé ? Non , il s'arrête ; il sait contenir son courage. Mais le pasteur s'émeut à voir un tel outrage ; Il lève au ciel les mains , priant d'un cœur pieux : — 239 — O jeunes déités, filles du roi des dieux ! Si d'agneaux, de chevreaux aux cuisses savoureuses, Ulysse vous a fait des offrandes nombreuses , Si leur graisse a souvent fumé sur vos autels , Nymphes exaucez-moi ! Puisse un des immortels Ramener ce héros au seuil de son enfance ! Mélanthe , il châtiera ta superbe insolence , Toi qu'on voit à la ville , et point à tes chevreaux ; Car les mauvais bergers détruisent les troupeaux. — Par les grands dieux , reprend le chevrier Mélanthe \ Qu'ose dire ce chien à langue malfaisante ; Je le veux, loin d'Ithaque, envoyer sur la mer, Peut-être je pourrai le faire vendre cher. Fasse aujourd'hui le ciel que Telémaque meure ; Arc d'argent d'Apollon viens percer sa demeure , Ou que nos jeunes chefs l'accablent sous leurs traits, <'omme il est vrai qu'Ulysse est parti pour jamais, il Ils les quitte à ces mots ; eux marchent en silence , — 240 — Et Mélanlhe , à grands pas^ vers le palais s'avance ; Il entre ; les guerriers font place an chevrier , Près du fils d'Eupilhès son ami familier. Il s'assied. On le sert , la vénérable vieille Lui présente les pains dans une ample corbeille; On lui porte sa part des viandes du festin. En ce moment , Ulysse et le pâtre divin S'arrêtent à des sons que leur oreille admire ; Phémius préludait sur sa brillante lyre. Or, en prenant sa main , le roi dit au porcher : Voici le toit d'Ulysse , il ne le faut chercher : Tout autre n'aurait point cette grandeur splendide. Voyez les deux battans de la porte solide , Et les murs de la cour , et tout ce vaste enclos Que ne franchirait pas l'audace d'un héros. Des chefs nombreux , sans doute aux plaisirs d'une fête S'y livrent ; la fumée en couronne le faîte ; La cithare aux doux sons , ornement des festins , ^ .cr-yÇ à^ tr^4V-l. ©leciaip^iiOH SUCCINCTE P E s THALASSIOPHYTES  R T I C U L É E S , Hi-f ufillifs sur les fôtrs ir l':^rronlriô6fmfnt în* €l)fi-bc»ur3, PAR p. A. DELACHAPELLE. J_^ANS le premier volume des Mémoires de cette Société , j''ai inséré une Notice sur la végétation des plantes marines qui croissent sur les côtes de Tarrondisseraent de Cherbourg, et un Essai sur Parrangeinent méthodique de ces végétaux. — 2i6 — Persuadé que les flores locales ont beaucoup contribué à répandre le goût de la botanique , j^ai pensé que ce serait rendre service à ceux qui s'occupent de cette science , que de leur faire connaître les espèces des Thalassiopliytes qui croissent sur nos côtes, et de leur faciliter Tétude d\ine végétation jusqu'ici trop négligée. Les plantes marines étant divisées naturelle- ment en deux groupes bien distincts, les arti- culées et les inarticulées, je vais dans cet opuscule donner la liste des plantes marines articulées que j'ai recueillies sur les rivages de notre ar- rondissement. Une description succincte des es- pèces et leur classification méthodique m'ont paru nécessaires pour faciliter la recherche des nombreuses plantes de cette famille (i). Dans les plantes phanérogames, les caractères de la fructification étant constants , et se repro- duisant périodiquement à des époques détermi- nées, on a du, pour la détermination de chaque espèce _, insister particulièrement sur ces carac- (1} Dans le prochain volume des Mémoires de la Société je donnerai la liste des plantes marines inarticulées cini s§ IrouYent sur nos côtes. — 2i3 — Etait-il courageux et rapide à la chasse , Ou bien un de ceux-là, que dans î'oisivctc , îiCS princes font nourrir pour leur seule beauté ? — Non , reprit le pasteur , il eut un noble maître, Un homme mort bien loin des lieux qui Tont vu naître. Lui , qvie n'est-il encor ce qu'il parut jadis , Avec sa noble forme et ses exploits hardis , Quand le roi s'éloigna des rivages de Grèce : Vous eussiez admiré sa force et sa vitesse : Comme il allait percer les profondes forêts ! Sa proie en vain fuyait en des réduits secrets , Jamais , vine fois vue , il n'en perdait la trace ; Rien , dès lors , ne pouvait arrêter son audace. Aujourd'hui, dans l'opprobre il est abandonné: Loin d'Ithaque, a péri son maître infortuné ; Des femmes du palais il n'a nulle assistance; Ij'esclave perd le soin de son obéissance , Dès qu'il n'est plus sous l'œil d'un maître diligent ; — 244 — Le dieu qui lance au loin son tonnerre éclatant, Quand il jette un mortel au sort de l'esclavage , Lui ravit la moitié de son premier courage. Il dit : et s'avançant sous les riches piliers , Le pasteur s'en va droit parmi les chefs altiers. Argus en ce moment meurt aux pieds de son maître ^ Qu'api-èa vingt ans d'absence , il vient de reconnaître. — 211 — Fait résonner ces lieux de ses accords divins. — Ami , vous dites vrai , reprend le pâtre auguste ; En cela comme ailleurs , votre sens est fort juste ; Mais voyez , que faut-il résoudre en cet instant ? Parmi les cliefs altiers , sous ce toit éclatant , Entrerez-vous seul , moi demeurant en arrière? Non , laissez-moi d'abord franchir cette barrière ; Vous me suivrez , de peur qu'irrité contre vous , Quelqu'un ne vous repousse en vous chargeant de coups. Ulysse lui répond : telle était ma pensée , La vôtre a seulement la mienne devancée ; Entrez donc le premier , je vais attendre ici : Aux blessvires , aux coups mon corps est endurci ; Les labeurs de la guerre, et les flots, et l'orage, Ont souvent à souffrir exercé mon courage ; Mais puis-je de la faim vaincre les traits cruels? Faim terrible qui fait le malheur des mortels ; Poussés par elle , ils vont avec leurs nefs agiles Conquérir leur butin sur les mers infertiles. 16 — 242 — Du pâtre et ilii liéros , tel était l'entretien. Près d'eux, dressant la lète et Toreille , un vieux chien Etait gisant: il fut élevé par Ulysse; Ije roi partant pour Troie en eut peu de service ; Aux bois il poursuivait , mené par les bergers , Et les faons et les cerfs, et les lièvres légers. Mais il est vieux , son maître est absent ; à cette heure ,, Aux portes de la cour dans l'opprobre il demem-e , Des insectes rongé, sur un an:as bourbeux Des fumiers entassés des chèvres et des bœufs : Car on dépose là , pour la saison prochaine , L'engrais qui doit du Roi féconder le domaine. Ai'gus reconnaissant le chef qui l'a nourri , Et tâchant vainement de se traîner vers lui , Reste , agitant sa queue , et l'oreille baissée. Le Roi cache ime larme à son aspect versée ; Puis il dit au pasteur : en ce riche manoir, Ce chien sur un fumier, c'est chose étrange à voir î Je ne sais, mais il semble être de bonne race ; — 247 -- tèies; il n^eii est pas de même à IVf^aid des plantes marines : on ignore pom^ la plupart d^entr'elles la durée de leur existence , et on ne sait pas au moment où on recueille une plante marine, si elle est adulte, et si les organes qui la constituent sont entièrement développés. D'ail- leurs les organes de la fructification étant peu composés , souvent semblables dans des genres diflérents, ne peuvent seuls suffire pour arriver à la détermination des espèces. Il faut donc pour déterminer avec précision Tespèce d'une plante marine , ne pas s'en tenir à l'étude de la fructification : la couleur de la plante, l'odeur particulière qu elle exhale, la na- ture et la situation des corps ou elle croît , sont autant de caractères qui doivent être observés avec soin. — luS - LES ARTICILÉES Filamenteuses. Les articulées sont toujours filamenteuses , cylindriques, tubuloïdes, présentant de distance en distance des cloisons transversales , formées par une espèce de diaphragme qui paraît inter- rompre à des intervalles plus ou moins rappro- chés la continuité du tissu cellulaire. Ces plantes brunes, rouges ou vertes, plus ou moins trans- parentes , laissent presque toujom^s apercevoir à la vue simple les intervalles formés par ces espèces de cloisons. Dans ce groupe de plantes, comme dans les floridées, la fructification se présente souvent sous deux formes , l'une dite anthospermique et consistant en globules colorés , placés soit isolé- ment , soit sérialement , autour des rameaux , quelquefois groupés et formant des appendices latéraux en forme de grappe ; Tautre dite tuber- culeuse , est composée de conceptacles sphé- riques , ovoïdes, sessiles ou pédoncules. Dans quelques espèces, sous la forme d'un disque — MO — allaclié latéralement aux rarauîes ou formant leur extrémité. Obsv. Il est des productions filamenteuses qui ont fait long-temps partie des conferves , mais qui ont dû en être séparées : ces corps organiques au lieu d^être cloisonnés , présentent dans leurs filaments un assemblage de corpuscules de forme variée , quelquefois libres dans le tube qui les contient ; ces corps qui sont souvent doues de mouvements spontanés, ont été classés sous les noms de Nemazocdrc aux confins du règne ani- mal. Division des ThaJassiophytes articulées , d'après leur couleur. Plantes brunes t CLÀDOSTEPHUS,Agardh. ou /SPHACELARIA , Agardh. oUv aires. \ ECTOCARPUS , Agardh. Plantes l RHODOMELA, de couleur rose ] HUTCHINSIA , ou ) CERAMIUM , pourpre. I GRIFFITHSIA , riunies de couleur n^i'rtc. Gaili on. CONFER\ A , Agardh. Agardh. Agardh. Agardh. — 250 — CLADOSTEPHUS Jgardh. Plante de couleur olivâtre , brunissant à Tair , rameaux lâches , diffus , recouverts par des ramules simples ou bifurquées , très courtes^ toutes de même lon- gueur , imbriquées ou irrégulièrement verticil- lées, et si nombreuses qu''elles donnent à la plante un aspect laineux. Fructification unique^ conceptacles ovoïdes , pédicellés et latéraux. C. VERTiciLLATUS. Hoock^ C. MjrîopUUwn ; Jg.^ Confeiva Ferticillata ; Dillw.^Huds.^ Cera- miiim J^erticillatum ^ De. FI. fr.^ Ji.° 90. Exel. laSfnonjmie. Conferva Ceratophjllum^ Roth. ; Dasjtrichia p^erticillata , Lamouroux. Cette plante , haute de six à dix pouces , est rameuse dès la base ; ses rameaux sont épars , diffus; les ramules qui les recouvrent sont plutôt verticillées qu'imbriquées ; ces ramules recour- bées au sommet sont la plupart bifurquées; quelques-unes même un peu rameuses. La cou- leur de celte espèce est d'un brun verdàtre devenant noir par la dessiccation. Elle n'adhère point au papier. Cette plante , assez commune , croît sur le rivage au niveau des basses mers de vive eau , r- ..-^ Celle plante qu'Agardli a confontlae avec la précédente, u^en diffère que par ses conceptacles fructifères, qui sont ovoïdes , au lieu d^étre li- néaires et subulés ; il serait possible que ces deux plantes ne fussent qu'une même espèce, ne dilférant que par fàye de la fructification. La Var. e. Ed. Protensns Lyn^b., Jlg. , beaucoup plus petite , atteint tout au plus liuit à dix lignes de hauteur ; elle est formée de pe- tits filaments rameux, croissant sur la fronde J« diverses laminaires. ECT. TOMENTOSus. .4 g. Coufeiva Toraentosa , lîuds. ; Ceramium Coinpactum^ Roth. Cette espèce , qui croît en abondance sur le Jiicus serratus^ forme une touffe de deux à trois pouces de haut; ses l'amiflcations sont si nom- breuses, qu'elles masquent totalement les tiges ; la couleur de cette plante est d\m brun clair, et change peu par la dessiccation. Elle se trouve en automne sur les rochers de nos environs. RHODOMELA. Gaîllon. Tiges rameuses, fili- formes , cylindriques , de couleur pourpre , devenant noires par ladessiccation 5 cloisons trans- versales , visibles seulement dans les jeunes ra- meaux ; double fructification, anlliospermcs, en — 2JSiJ appes , siliqueuses , conceptacles globuleux , sessiles au sommet des rameaux. SI R. suBFUSCA. jlg. Gigarlîna Suhfusca , La- mour. Ess.^ p. 48. Racine en disque d^où naissent plusieurs tiges cylindriques, rameaux de la grosseur d'une plume de moineau , les rameaux de marne natui-e que la tige, sont courts, simples, comme spini- formes dans le bas de la plante ; les supérieurs sont ramifiés , les ramules allongés et subulés. Cette plante d'un rouge brun, et d'une consis- tance cartilagineuse , devient cassante et noire par la dessiccation. Cette espèce, peu commune , est rejetée sur le rivage ; on la trouve aussi sur des coquilles bivalves du genre peigne , principalement sur celle connue dans le pays sous le nom de vanne. R. piNASTROiDES. Jg. Ccramium Incurvum , De. Ft.fr., n." loi. Cette plante, haute de deux à huit pouces, est composée de deux à trois tiges cylindriques , de la grosseur d'une plume de corbeau ; ses tiges sont recouvertes , surtout vers le haut, de nom- 1 trois à six ligaes de hauteur ; ses tiges sont très fines, rameuses, à rameaux alternes ou opposés ; les derniers pyramidaux. La couleur de cette plante est brune , verdàtre , et change peu par la dessiccation ; elle adhère au papier. S. PLUMOSA. ^g. Ilutcliinsia , Pennata ; ^g., Ce/'umiiim Pennatuin, Roth. Tiges pinnées simples ou peu rameuses de un à deux pouces de haut , à pinnules courtes , al- ternes, étalées, simples; les supérieures quelque- I fois munies de quelques appendices au sommet. Toute la plante est d^une couleur brune et d'un aspect rigide 5 elle croît sur les rochers de Quer- queville, au niveau des basses mers de vive eau ; elle n''adhère pas au papier. Cette plante , décrite sous deux noms diffé- rents , dans le Systema algarum d'Agardh , ne me paraît pas différer du Grainitta Rigidula de Bonnemaison , S. coESPiTULA. Jg-i Ljngb. Cette plante, haute de six lignes au plus, d'une couleur brune jaunâtre , est composée de tiges filiformes , presque simples, obtuses au sommet, ainsi que les rameaux qui sont simples, alternes, et peu nombreux. Cette espèce rare croît sur tics schistes au niveau des basses mers de vive Ciiu, vis-à-vis le petit Beaumcnt (côte de la liague). ECTOCARPUS. Jo.,rJ.'i. Plante parasite de couleur olivâtre , remarquable par la lïexibiHté et la ténuité de ses filaments (plus fins que des cheveux) , brun'ssant peu par la dessiccation, conceptacles latéraux ou terminaux, sessiles ou pédoncules , sphériques ou allongés. E. siLicuLOSus. Jg. Conferva Siliciilosa , Bïllw.^Sow. ; Ceramium Confervoïdes, Roth. ; Cnpsicarpella Elongata^ Borj. Cette espèce croît sur les grands fucus qui couvrent nos rochers , sa couleur est d'un brun olivâtre , tirant quelquefois sur le vert ; sa tige est ramifiée dès la base et se divise en une toulïé de rameaux plus déliés que des cheveux ; ces rameaux sont eux-mêmes tellement recouverts de ramifications , que le tout présente au pre- mier aspect une masse compacte et floconneuse. Les conceptacles fructifères sont en forme de siliques, linéaires et subulés. E. LiTTORALis. LjTigh. Confejva Littoralis , Hiids. ; Ceramium Tomentosum, Roth. ; Cera- mium Mertcnsi , De. Fl.fr.^ iu° loo, Siiplt. — 2al — et se trouve souvent rejetée par la mer dans la baie Sainte-Anne. C. spoNGiosus. Jg. Conferva Spongiosa , Hiids., Roth. ; Fucus Hirsutiis, Linn. ; Cera- mium Spongiosiim^ Dc.^ Fl.fr., ii.'^ 89. Les raraules qui recovivrent les tiges et les rameaux de cette espèce sont simples , imbii- quées et tellement pressées qu"'elles en masquent totalement la superficie. Cette plante, dVm brun verdàtre , cliange peu par la dessiccation, et n'adhère point au papier. Elle ne croît point sur ncs côtes ; on ne la trouve que rejetée par les flots et très rarement. SPHACELARIA. Jg. Plantes olivâtres , bru- nissant par la dessiccation , formées de filaments souvent rapprochés ou entortillés , les ramifica- tions pinnées et distiques , les cloisons trans- versales peu visibles. Ce genre est particuHère- ment distingué par ses concepîac'es globuleux, noirâtres, toujours placés à Textrémité supé- rieure des rameaux. S. scopARiA. Jg. Conjerva Scoparia , L'um. , I/iuI.v. ; Cef.nni'nm Scopai'ium , De. FI. fi.., Sa lige cti i-onde, grosse, spongieuse, conmie — 21^2 — feutrée, et recouverte de filaments confervoïJes plus ou moins longs et entrelacés. Les rameaux sont presque toujours fascicules au sommet ; ces rameaux sont garnis sur toute leur longueur de ramules éloignées, courtes, simples, dressées et alternes. Cette plante, d\m brun verdàtre , de trois à six pouces de hauteur , change peu par la dessiccation, ellen\idhcre point au papier ; elle se trouve sur le rivage, rejetée pai- la mer. S. FiLiciNA. J^. S. Disticha Ljngb. Cette espèce , à peine de deux à trois pouces de haut, est très rameuse et d'une couleur moins foncée que la précédente; ses rameaux sont bipinnes , à pinnules alternes, distiques et pec- tines. Cette plante rare croît sur les rochers dans la baie Sainte-Anne , au niveau des basses mers d'équinoxe. S. ciRiuiosA. yig. Covfen>a Interiexta , RotJi. ; Corifeiva Pennata liuds.; S. Pennata, Cette espèce parasite sur les grands fucus se trouve principalement sur le cystoceira barbata; elle croit en petite' touiVe et atteint tout au plus — 257 — breuses ramilles d'environ iiu pouce de long , comme imbriquées le long de la tige ou de ses divisions, et atteignant toutes le même sommet. Ces ramilles de même nature que la tige, croissent souvent d'un seul côté et ont une tendance à se rouler eu crosse à leur extrémité ; les dernières ramifications sont presque toujours simples , quelques-unes fourchues ou fendues au sommet. Cette plante , communément rejetée par la mer , est d'une couleur brune, et d'une consis- tance cartilagineuse ; desséchée , elle devient noire et cassante. HUTCHINSIA. Jgardh. Poljsiphonia Gre- ville. Plantes rameuses de couleur pourpre plus ou moins foncée, noircissant par la dessiccation ; les articles ou intervalles entre les cloisons , sont recouverts par des cases longitudinales , liibii- laires, présentant des stries i^éunies autour d'un axe commun. La fructification se présente géné- ralement sous les deux formes d'anlhospermes et deconceptacles ; anthospermes, granules colo- rées et globulaires, innées sérialement le long des ramules ; conceptacles, tubercules arrondis à la base, pointus ou tronqués au sommet. 17 — 238 — H. FiSTiGiATA. Jg. PolysipJionia Polymor- plia, Grei\ ; Cevamium Polymorphum ., De. Pi. fr. , n." io{3; Fucus Lanosus., Li/m. ; Conferva Polymorplia , Linn. FL, d. t. Sg") ; Fucus Scorploides^ Esp. Celte plante, haute de un à deux pouces, pa- rasite sur le fucus nodosus, croît en abondance sur nos rochers ; ses liges nombreuses et dicho- tomes émettent des rameaux qui atteignent tous le même sommet, et forment une touffe épaisse et fasciculée ; les rameaux, la plupart bifurques au sommet , sontpellucides dans leur partie su- péi'ieure ; les articles plus courts que leur dia- mètre sont marqués d\m point noir au milieu. Cette espèce, d'un brun olivâtre, devient tota- lement noire par la dessiccation. H. FUcoiDES. D'dlw. H. Violncea, ^g. ; H. Nigivscens ., Jg., Chauvin^ Jlg. Norin., n° 6'2 ; //. Fœniculacea ; Jg , Cevamium Fucoïdes^ De. FI. fr., ri." io5. Cette plante , haute de quatre à huit pouces , est d\me consistance cartilagineuse ; sa couleur, d'un pourpre violet , est moins intense vers le sommet ; ses ti^es à rameaux diffus sont scnsi- — 2of) ~ blement plus ramifiés dans le haut de la plante. Ces rameaux deviennent d\'mtant plus grêles qu'ils sVloignent de la tige ; ils se terminent en pointes longues et subulées. Les articles sont environ doubles de leur diamètre ; les cloisons qui les divisent sont peu visililes dans la plante vivante ; en se desséchant elles deriennent très marquées ; restant proéminentes , elles donnent aux tiges un aspect noduleux qui distingue bien cette espèce. Peu commune, cette plante est rejetée par la mer , trouvée en été dans la baie Saiate-Anne. H. FRUTicuLOSA. j4g. Polysiphoiiia Fruti- culosa, Grev. ; Fucus Heteroclitus^ Gmel. ; Fucus FruiiculosuSi JVulf., Turn. ; Conjerva Polymorpha ^ Des/. ^ Atl.; Ceramium TFul- feniif Roth. Les tiges de cette plante haute de huit à dix pouces , sont rameuses , à rameaux alternative- ment pinnés ; les ramules courtes , multifides et fasciculées le long des tiges et des rameaux ; les conceptacles fructifères sont ovales etsessiles; la couleur de cette espèce varie du vert au brun pourpre , devenant noire par la dessiccation. — 2G0 — Elle croit sur les rochers de Querqueville, au niveau des basses mers de vive eau ; elle est assez commune en été. H. MOSTiNGii. Ly-ngh. H. Pnrasitica , Jg. Piaille de deux à trois pouces de haut , d'un brun pourpre devenant noir par la dessiccation -, ses lameaux sont bipinnés à pinnules alternes. Elle croit sur les rochers, à Querqueville, au niveau des basses mers d'équinoxe. H. ALLocHROA. ^g. Ceramiwn Subulatum , Ducluz.; Conferva Capîllata, Roth.\ Conferva Fïbrata , Dilhv. Cette élégante espèce est composée de tiges menues, cylindriques, garnies de rameaux com- posés , épais et diffus ; les ramules sont remar- quables par leur sommet terminé par une houppe de filaments pellucides, courts et tellement fins que même à Taide d'une forte loupe on a peine à les distinguer. Les articles des tiges ont environ trois fois i .uv diamètre , et sont marqués de cinq veines ou stries, visibles seulement lorsque la plante est fraîche. Dans son état de dessiccar; tion, les cloisons n'étant pas proéminentes , les articles deviennent indistincts; dans les rameaux — 261 — sLipéiieiirs les cloisons sont plus rapprccliéos et restent pi'oéminentes , ce qui les rend visibles seulement dans le haut de la plante. Cette espèce très rare se trouve dans Télé rejetée sur le livage, dans la baie Sainte-Anne. II FLOccuLOSA. T^ar. fibrillosa. y/g'. Confer- iHi Fœnlculacea^ Var. Multîficln , Draparn. ; 11. Fibrillosa , Ljngb. Cette plante est haute de six à huit pouces j ses rameaux sont allongés , diffus , alternes , vaguement espacés ; ils sont garnis de ramules courtes, la plupart simples et point fasciculées, ce qui la distingue de PHutchinsia Bissoïdes avec laquelle cette plante a beaucoup de rapport. Les cloisons transversales ne sont visible? que dans les rameaux supérieurs , lorsque la plante est sèche ; celles des tiges sont recouvertes par un tissu cellulaire épais "qui en masque tout à fait la présence. Cette espèce, d'un brun pourpre, est rejetée par la mer sur le rivage ; je Tai trouvée pendant i'été, dans la baie Sainte-Anne. H. bissoïdes. Jg. Conferva Bissoïdes, Dillw. ', Fucus Bissoïdes , Trans. Linn. ; Ceramium — 2G2 — Bissoïdes, De. FI. fv..^ n 96, Siippl. ; Ccrrt- mium MoHe , Roth ; Brognatella Elegans , Bory. Cette plante , d^in brun rougeâtre , atteint jusqu'à un pied de hauteur ; ses tiges sont menues divisées en rameaux alternes , pinnés, grêles et allongés. Ces rameaux sont recouverts de ra- mules très courtes (deux à trois lignes de long), fasciculées, très fines , et comme floconneuses. Les articles, visibles seulement lorsque la plante est fraîche, sont environ trois fois aussi longs que leur diamètre. Les capsules ou conceptacles fructifères sont sessilçs et globuleux. Cette espèce , peu commune , se trouve en été sur le rivage , où elle est rejetce par la mer. H. broditei. Lpigb. H. p^iolacea^ Chauvin, Jlg., n." 61 ; ZT. Penicillata , Jg. ; Ceramuim Granulatinn^ Duchcz., Jg. Cette plante très rameuse est remarquable par ses liges primitives qui sont inarticulées ; ses ra- meaux décomposés etdiiFus émettent desramules espacées, fasciculées , et disposées en forme de pinceau à leur extrémité. Les articles , visibles seulement dfms les ramifications supérieure?» , 205 soûl Irèt) rappi'ochcs, éi^aiix environ ù teiii- dia- mètre. Les coHceptaclesfnictiîeres sont globuleux, presque sessiles et axillaires. (^elte espèce croît sur le Chorda Filum et se trouve en été rejetée par les flots sur nos rivages. H. STRicTA. À. Cernmhan Sirictiim, Both,. ; C ScT tularioïdes , Grntel. Filaments rameux, pourpres, fins comme des cheveux, devenant roses par la dessiccation. Les rameaux sont simples, courts^ espacés ; les der- nières ramules souvent bifurquées , quelquefois multiples , et alors leur sommet paraît fascicule. Les articles ont deux à trois fois leur diamètre. Les conceptacles sont courtement pédicellés. Cette espèce , qui adhère faiblement au papiev , croît sur les rochers, en laiges plaques d'un as- pect velouté etmucilagineux au toucher. Rochers de Querqueville , au printemps, au niveau des basses mers de vive eau. H. ELONGATA. Ag- Cercimiuin Elongatiun ^ De. FLJr., ^î." 104. D\m empâtement fibreux , en forme de dis- que , s'élèvent plusieurs tiges rameuses, longues — 264 — de six à dix pouces, grosses comme une plume de moineau , les rameaux sont simples , épars , très allonges , plus nombreux vers le haut de lu plante, capillaires et subulcs au sommet. Lesar- ticlessontàpeu près égaux à leur diamètre, et ne sont bien distincts que dans le haut de la plante, surtout à Pétat sec. Dans le bas des tiges , les cloisons n'étant pas proéminentes, ces tiges de- viennent unies et les cloisons sont indistinctes. Cette plante, d\in rouge pourpre , croît sur des souches fossiles dans la baie Sainte-Anne, au niveau des basses mers de vive eau. La P^ar. B. Denudata^ yJg. Fucus DiJJasus , Hiids. , Linn. j Ceramiwn Braclijgoniuin , Ljngh. ; Gvateloupella Brachjgoniam^ Bory, N'est autre que la plante ci-dessus , qui à rai- son de son âge ou par d'autres circonstances, a perdu ses ramules , et est réduite à ses tiges et à ses rameaux principaux. H. cocciNEA. ^g. Ceramium Coccineum, De. Fl.fr.^ n.° 9 5 ; Ceramium Hirsutum, Roth. Cette plante à tige et à rameaux comprimés et non cylindriques, d'une belle couleur rouge, ressemble, par sa jiuance et sa manière de se 201> ramifier sur le même plan, au Plocamium Vul- gare. Mais on l'en distingue facilement par ses cloisons transversales , très visibles surtout dans les rameaux 5 les tiges primitives ne paraissent pas articulées. La Var. B . Hirsuta^ plus commune sur nos rivages que le type, en diffère par ses tiges garnies de filets simples , courts et articulés, et qui leur donnent un aspect hérissé. Cette espèce, commune , adlière peu au pa- pier, et est rejetée par la mer sur nos rivages. CERAMIUM. Jgardh. Filaments articulés, roses ou pourpres , tubes simples , fructification en globules sessiles ou courtement pédicellcs , placés le long des rameaux. -j- Filaments très courts et fascicules, plantes agrégées , croissant en gazons serres. C. PLUMA. Ag. Cette plante , parasite sur divers fucus, en re- couvre souvent le sommet. Sa hauteur est de cinq à huit^ignes; elle est formée de filaments d^in rougè obscur ; ses filaments sont fins et rameux. Les rameaux, la plupart nus dans le bas, — 2GG — sont piiiués dans le haut, à pinnixles opposées et l'approchées. Les articles, environ du double de leur diamètre, dans les rameaux supéi^ieurs, sont beaucoup plus longs dans les tiges et les rameaux inférieurs. C. scopuLORUM. Jg. Calithammoii Roseum Tenue , Ljngb. Cette espèce , de la même grandeur que la précédente, est d\m rouge plus vif. Ses rameaux sont pinnés ; les pinnules simples, alternes, re- dressées et un peu distante^. Cette plante, rare, croît sur les pierres ; on la trouve au fond des petites mares que forment les creux. des rochers à la basse mer. Elle adhère fortement au papier, C. SEC0NDATU3I. Jg. Calithcimnion Daviesil , T'^ar. Seciindatanif Ljngh. Encore plus petite que la précédente , cette espèce est parasite sur le Ceramium Rubrum. On la distingue à ses filaments un peu raides, plus fins que des cheveux, émettant desrameaux i^nn seul côté , et croissant en petite toulTe sur les ramifications supérieures du Ceramium Ru- brum. — 267 — C. INTRICATUM. jég. Plante rameuse, haute de quatre à huit lignes ; ses ramifications sont nombreuses , divergentes !l entrelacées. Cette espèce, d'un rose pâle, croît on i^azons serrés sur les rochers de TourlaviUe , » en automne. Elle n"'adhère point au papier. C, DAviEsii. /îg. Cal. Daviesii, Ljngh. Cette petite plante est formée de filaments fas- cicules , dressés, à rameaux alternes et épais. Les articles ont environ trois fois leur dia- mètre. Les conceptacles fructifères sont ag- glomérés le long des rameaux; mais le plus souvent ils sont axillaires. Cette espèce parasite croît en petites touflës sur rilalymenia Dubyi et sur le FurcellaiMa Luinbricalis , où elle se fait remarquer par sa belle couleur rose. -j- -[- Plantes plus ou moins grandes, dont les articles sont translucides et les cloisons opaques, les filaments diclio- tomes , et les dernières ramifications bifurquées, roulées en dedans en forme de forceps , ou droites et divergentes. J.es conceptacles sont uwolucrcs. C. DiAPHANUM. Ag. Ceramiiim Forcipattati , J'av, Glabellum ^ De, FLfv.,n.° no, La tige de cette espèce , haute de uu à tiois — 268 — pouces , est divisée en rameaux dichotomes , dont les dernières ramifications se roulent en de- dans , imitant les branches d'un forceps. Les cloisons transversales un peu proéminentes sont colorées , et les articles souvent transparents. La couleur de cette plante varie depuis le brun jusqu'au rose le plus pâle. Desséchée, elle adhère au papier. La Var. Pilosum , Agardh. Forcipalum, Var. Ciliatum , De. Fl.Jr. Diffère du type par les articulations qui sont garnies d'un rang de cils. Cette espèce, ainsi que sa variété, croît sur nos rochers où elle est assez commune j elle est aussi rejetée par la mer sur le rivage. C. RUBRUBi. Jg. Ceramîum Axillare^ De. FI. Jr, , w." 108 ; C. Elongatum, De. FI. /r., n.° 104 j C. Nodidosum , De. Fl.fr. n.° 107. Cette plante varie tellement dans sa taille et sa couleur, que Decandolle en a formé plusieurs espèces : on en trouve qui Ont près d'un pied de long, et d'autres qui atteignent deux à trois pouces. Sa couleur, souvent d'un brun obscur , ^ 269 — est quelt[uefois d^uii rose vil". Malgré ces anoma- lies on reconnaît toujours cette espèce à ses filaments dichotomes , presque cartilagineux, et lîont les dernières ramifications bifurquées sont droites , divergenies et aiguës. Les articles sont un peu renflés vers le milieu; leur couleur est plus foncée que celle des cloisons transversales, qui ne font aucune saillie le long des tiges ou des rameaux. Cette espèce, commune , se trouve sur le ri- vage ; elle croît aussi sur les grands fucus. La Var. Secundatinn , Ag. ; C. Pedicelia- tum , De. FI. fr.y n." io3 , Diffère du type par ses filaments irrégulière- ment rameux, et par ses ramules courtes, pro- lifères, croissant souvent d^un seul côté. C. PEDicELLATUM. Agcirclh. C. Clavœgerum, Bonnem . Plante haute de deux à trois pouces , tige rameuse , flexible , à r-ameaux dichotomes et capillaires, garnis de ramules courtes, fasciculées et obtuses au sommet. Les articles sont cijiq à six fois plus longs que leur diamètre Les con- — 270 — ceptacles ovoïdes , presc[ue sessiles, le plus sou- Tent axillaires. Cette espèce, dW rouge foncé et d^une consistance un peu cartilagineuse, se décompose et perd sa couleur en peu de temps, lorsqif on la met dans Feau douce. Cette plante , rare, ne se trouve que rejetée par la mer sur le rivage. -]- -f -[- Plantes de deux à trois pouces de haut ; les dernières ramifications figurant le sommet d'un arbuste , par l'ar'- rangement des ramules. C. TETRAGONUM. A^. Coitferva Tetragona , Dillw. Filaments rameux , allongés, à rameaux re- couverts de ramules courtes, un peu étalées , jilténuées aux deux extrémités, et donnant un aspect presque fascicule à chaque rameau. Cette plante est d\m rouge obscur ; elle adhèie peu au papier. Rejetée par la mer sur la côte de Flamanville. C. ARBUSCULA. A^. Plante de deux à quatre pouces de haut, d'une — 271 — couleur pourpre foncée, à (ilaineuts rameux dont les articulations sont indistinctes dans le bas. Les rameaux sontmultifides atteignant la même liau- teur, et formant par leur réunion une toufTe dont chaque rameau, par Tarrangement de ses ramules , forme une espèce de corymbe. Les articles sont environ égaux à leur diamètre. Cette espèce , rare, se trouve dans Pété reje- jetée sur le rivage deTourlaville. C BOUCHETi. Chauvin. Cette plante , d\ui rose tendre, brunissant par la dessiccation , forme une petite touffe flexible, remarquable par Télégance et la finesse de ses nombreuses ramifications ; ses rameaux sont garnis de ramules transparentes , d'une tiès grande finesse, et réunies en forme de pinceaux . Les articles ont environ trois fois leur diamètre. Les couceptacles fructifères sont globuleux et placés à la base des ramules. Cette plante, rare, est rejetée sur le rivage en été. i" "h T i" Plantes à rameaux ptnnés , pinnules alternes. C. coRYMBosuM. ^g. C. PeâicUlatwn, FI. Dan. Conjeiva Corymhosa, So^v. Eng., Bot. — 272 Plante d^environ un pouce de haut , le plus souvent isolée ; tige rameuse, flexible, à rameaux membraneux , allongés, capillaires , émettant des ramules alternes , multilîdes , fasciculées au sommet en forme de corymbe. Les articles ont environ trois fois leur diamètre. Les concep- lacles ovoïdes , d^me couleur foncée, sont pres- que sessiles et espacés le long des rameaux. Cette élégante espèce, d\me belle couleur rose, est assez rare; elle se trouve sur le rivage , rejetée par la mer, fixée sur des débris de coquilles, ou sur des stipes de grands fucus. C. ROSEUM. Jg. C. Miniatum f Jg. ; C. Ro- senm , De. FI.fr., n.° qS'" Suppl. Cette petite espèce, haute de un à deux pouces, forme une touffe très rameuse, peu ilexible , remarquable par sa délicatesse et sa belle couleur pourpre ; sa tige rameuse dès la base produit des rameaux alternes, décomposés, pinnés, à pinnules , la plupart simples. Chaque rameau , par la disposition des ramules , forme ime espèce de fronde élargie au milieu , et terminée en pointe obtuse au sommet. Les ar- ticles sont environ trois fois plus longs que leur diamètre. Les conceptacles sont globuleux , — 275 -~ sessiles, et placés sur le côté interne des ramilles. Cette plante , qui adlière ibrtenient au papier, croît sur les grands fucus , et se trouve, rejetée par la mer. Recueillie sur le rivage de la baie Sainte-Anne, en été. C. vERSicoLOR. ^g. Confcrva Fniticidosn , rVitlf. Cette plante, dont la couleur assez fugace passe du rouge au brun poupre, forme une touffe dont les tiges émettent des rameaux diffus, al- longés, garnis de ramules courtes et fasciculées. Les cloisons transversales , éloignées dans les i-ameaux inférieurs, deviennent plus rapprochées dans le haut de la plante. Les conceptacles sont ovoïdes, sessiles , et placés aux aisselles des lameaux supérieurs. Cette espèce, rare, se trouve sur les fucus , lejetée par la mer sur le rivage. C. TETRicuM. Ag. Conjerva Tetrica^ Dillw. D\in empâtement fibreux, s'élèvent plusieurs tiges rameuses ; les rameaux sont dressés j fermes, décomposés , pinnés , recouverts à la base, de ramules petites, nombreuses, et comme imbri- quées. Les articles, trois fois plus long.s que leur 18 — 274 — diamètre, sont cylindriques et de la même cou- leur que la plante dans les rameaux inférieurs ; dans les supérieurs , les articles sont renflés au milieu et transparents. Les conceptacles fructi- fères sont pédicellés, et placés au sommet des ra- mifications. Cette plante, d'un pourpre brun sans éclat , et de deux à quatre pouces de haut , adhère très faiblement au papier. Elle se trouve en été , rejetée par la mer, grève de Tourlaville; août. -{- -j- -j- -|- -]- Rameaux pinnés , pinnules opposées. C. PLuaiULA. Jg. CliauviiiyAlg.) n." 6; Floc- cosum^ Roth. Cette espèce, qui par sa couleur rose et par sa délicatesse , a beaucoup de ressemblance avec le C. Iloseum, s''en dislingue facilement par ses pinnules opposées, et par le sommet de ses rameaux arrondi en forme de panache. De nom- breuses ramules courtes, recourbées et pectinées prennent leur point d'attache aux articulations ; ces ramules sont tellement fines, que ce n'est qu'à l'aide d'une loupe qu'on peut les distinguer. Les conceptacles sont pédicellés et globuleux. Cette plante, peu commune , est rejetée par la mer ; elle adhère fortement au papier. — 275 ~ GRIFFITHSIA. Asardh^ Ceramium Decan- Jolie. Filaments roses ou pourpres ; articles allonges ayant rextrémilc supérieure dilatée et Tinférieure atténuée. La fructification est composée de cap- sules agglomérées dans un mucilage souvent involucré. G. SETACEA. Jg. Ceramium Penicillatiim^ De. Fl.Jr,) n." 102. Cette plante est formée de filaments cylin- driques , rameux ; les i^ameaux sont simples , très allongés et sétacés. Elle est d'une consistance gélatineuse et d"'une couleur pourpre , laissant à peine apercevoir ses articulations, à Fétat frais. Les articles sont environ cinq fois plus longs que leur diamètre. Cette plante devient d'un rose pâle, peu de temps après avoir été arrachée de son lieu natal , et alors les cloisons sont très visibles , étant plus colorées que les articles. Elle adhère fortement au papier, et perd toute son épaisseur par la dessiccation : croît sur les rochers , vis-à-vis Cherbourg , au niveau des basses mers de vive eau. G. coRALLiNA. Jg. Conferva Corallino'ides ^ Linn. ; C. CoT'alUna , Dillw. ,• C. Geniculata Elliis ; Ceramium Corallinum , Borj^ — 27fi — Cette plante forme une toufie haute de quatre à six pouces ; ses tiges se divisent dès la base eu rameaux dicliotoraesdont rextrcmité est pres- que toujours bifurquée , obtuse et comme tron- quée au sommet. A l'état frais, ces tiges et ces rameaux sont remplis d'un suc pourpre qui leur donne un aspect charnu et translucide, et laisse peu apercevoir leurs articulations ; leur surface est douce et glissante , comme s'ils étaient re- couverts d'une liqueur onctueuse. En se fanant, cette espèce perd toute son épaisseur , prend une couleur rose ; ses articulations paraissent étranglées ; ses articles sont élargis au somme! et rétrécis à leur base. Les conceptacles sont pédicellés et placés à la partie inférieure des ra- meaux. Elle adlière fortement au papier , et se trouve communément rejetée sur le rivage , sur- tout après des coups de vent. . G. MULTiFiDA. Jg. Ccramium Casuarince , De. Fl.fr.f n." go , Conferva Mnltijïda^ Eng. Bot. Cette plante, d'une consistance très délicate, for- me une touffe lâche et diffuse ; les filaments princi- paux sont rameux, à rameaux allongés et opposés ; les articles éloignés; de chaque articulation partent — 277 — des ramilles ver licillcesorciiiiairement plus courtes que les articles et forniant une espèce de houppe ;\ chaque cloison. Cette espèce, d\mrose tendre, se flétrit presque aussitôt qu'elle sort de Teau , et souvent se décolore. Les cloisons seules restent louges ; la matière colorante se retirant vers les articulations, les articles alors deviennent trans- parents. Elle adhère fortement au papier par la dessiccation. Rare, trouvée dans Tété rejetée par la mer sur le rivage. G. EQuiSETiFOUA. A g. Ceramlum Equiseti- folium, De. FI, fr. ^ n." 91 ; Conjerva Can- cellata, Roth. Cette plante, d'un rouge foncé, atteint six à huit pouces de hauteur} elle est formée de plusieurs tiges rameuses , cylindriques, recou- vertes ainsi que les rameaux de ramules multi- fides très courtes ( une à deux lignes de long) , verticillées et imbriquées. Cette espèce n'adhère point au papier. Elle se trouve souvent sur le rivage où elle est rejetée par la mer. CONFEllVA. Jgard. Plantes de couleur verte, lilaments simples ou rameux. — 270 — -|- Filaments simples. C. LiNUM. A g. Ceramium Linum, De. FLfr,, n. 112. Filaments simples de la grosseur d^un fil , et atteignant plus d'un pied de longueur. Cette plante , d'un vert foncé , croît en touffe sur les fonds vaseux de notre rivage 5 souvent agglomé- rée, sans que ses filaments soient entrelacés , elle présente Taspect d'un écheveau de lin. La lon- gueur des articles est à peu près égale au diamètre de ce filament. Par la dessiccation , la couleur du filament est variée de blanc etdevei^t. La matière colorante se retirant vers les cloisons transversales , le centre des articles devient dia- phane . C. AEREA.^g-, ConfervaVermicularis y Roth. Cette espèce , quoique décrite sous un autre nom , n'en est pas moins, selon moi , la même que la précédente. Des filaments plus courts , plus entrelacés, ime couleur un peu moins fon- cée, sont les seules différences que l'on remarque entre ces deux plantes. C. scuTULATA. Eng., Botanic. Sphacellaria Scufidata , j4g. Cette espèce, parasite sur le fucus Loreus, se présente à Foeil nu comme une tache ronde ,' veloutée et noirâtre ; mais en Texaminant à Faide tVune loupe on voit que cette tache est formée (le filaments courts , pressés et articulés. Cette plante croît en automne sur le fucus Loreus. C. FLACCIDA. Ag. Cette plante, haute d\m pouce à un pouce et demi, croît en petites touffes sur les grands fucus. Les filaments qui la composent sont fins comme des cheveux, d^une couleur verte brunâtre. Les articles inférieurs plus courts que le diamètre , les supérieurs égaux à ce diamètre. Cette espèce , rare , se trouve sur quelques fucus rejetés par les flots sur le rivage. C. FUCICOLA. Àg. Filaments fascicules, plante de six à huit lignes de haut, croissant en petites touffes sur le fucus Vesiculosus. La couleur de cette espèce est dVin brun jaunâtre , changeant peu par la dessicca- tion. C^est en automne qu^on rencontre le pln,5 fréquemment cette plante C. CURTA. Jg. Cette espèce , plus petite que la précédente 5 — 280 — et croissant aussi sur le fucus Vesiculosus et sur le fucus Serratus , s^en distingue par sa couleur d'un vert jaunâtre. ■\- -]- Filaments rameux. C. coNGREGATA. Ag. Coufeiva Uncîalis , L/ngb. , nofi FI. Dan. D'une racine en forme de disque , s'élèvent un grand nombre de filaments pressés et entre- lacés , figurant par leur réunion des tiges de la grosseur d'une plume, se divisant en rameaux aussi entrelacés. La partie inférieure de cette touffe a un aspect feutré , et ce n'est que dans îe haut de la plante que les filaments se déve- loppent de manière à ce qu'on puisse les distin- guer. Ces filaments , à rameaux , courts et fas- cicules , atteignent à peu pi'ès la même hauteur, et forment une espèce de corymbe. La couleur de cette plante est d'un vert gai ; elle adhère au pa- pier par la dessiccation. Cette espèce est annuelle; on la trouve fixée sur les rochers sous les cales de' Chantereyne, près Cherbourg, depuis le mois de mai jusqu'au mois d'août. En hiver on ne trouve aucune trace de cette plante dans le lieu ou elle croît très abondamment pendant l'été. — 2ni — C. GLOMERATA. ^g-. Coiifciva Poljmorplia , Lmn.\ Poljsperma Qlomerata, P^auch. ; Chan- transia Glomerata, De. FI. fr.., n." 121. Filaments capillaires, à rameaux, alternes ; les plus rapprochés du sommet , fascicules ; articles — dans cette division ; j^ai dû placer à la fin du règne végétal la description des espèces que m''ont fournies ces différents genres. NOSTOCH. Duh. Fronde gélatineuse, plissée ou irrégulièrement globuleuse. N. MESKNTERICLM. Ag. Sl'st., p. 21.; Uli>a No Stock ^ De. FI. fr. ,11." i3, Sitppl. Corjne- phora. Mat ma , -^g-i Sis t., p. 1^. Bourse vésiculaire, irrégulièrement arrondie, sinueuse, lobée, vide à Tintérieur, formée dWe membrane cartilagineuse , à surface lisse et lu- brcfiée. Cette espèce, de un à deux pouces de grandeur, est d'une couleur jaune olive; elle croît sur les grands fucus de nos rivages où on la tiouve abondamment en automne, au niveau des basses mers de vive eau. N. BULL AT UM. Dub. JJlva Bullata , De. FI. Jr.., n." 13.^- Siippl. Alcjonidium BuUaium , Lamour. Cette espèce , beaucoup plus petite que la précédente , en diffère par sa forme arrondie sans être lobée , et par sa couleur à\\n vert presque noir ; elle croît siu' les rochers , aussi en automne. — 280 — MESOGLOIA. Jg. Fronde rameuse, filiforme , cylindrique, à surface lisse et lubrefîée. M. vERsncuLARis. Jg. Alcyonidium Fucicola,, Lamoiir, j Alcyonidium Vermiculatmn , La- mour. Fronde rameuse, haute de six à douze pouces, à rameaux allongés, divergens , un peu compin- més , d\ine consistance gélatineuse et d\me couleur d'un brun foncé. Cette espèce^ rare, croît sur nos rivages au niveau des basses mers d'équinoxe. Par la dessiccation elle perd son épaisseur , adhère fortement au papier et prend une couleur presque noire. M. MULTIFIDA. Ag. Fronde filiforme , rameuse , dVme couleur rose , tiges et rameaux simples, cylindriques , pleins, mucilagineux, non articulés, translucides, parsemés intérieurement de tubercules ramifiés^ opaques et d'une couleur plus foncée. Cette espèce adhère fortement au papier , perd son épaisseur par la dessiccation. Rejetée parla mer sur le rivage , RIVULARIA. Ag. Plante très petite , globu- leuse , formée de filaments très courts, rayon- nant du centre à la circonférence. — 287 — R. ATBA. J^. Batracliospermumllemispheri^ ciim^Dc. FI. jr.^ n.° ^o , p. 691; Linkia Jtra^ Lyngb. Cette plante consiste en un globule dVine con- sistance dure , charnue , de couleur presque noire et de la grosseur dVine semence de rave. Cette espèce, assez commune, croît sur les ro- chers et sur les frondes de plusieurs varechs. BANGIA. Jg. Filaments simples , capillaires, flexibles, mucilagineux, contenant des granules agglomérées, paraissant, vues à la loupe, comme des points opaques et espacés. B. LAMINARIiE. y^g. Filaments d\in brun verdâtre , groupés , et formant comme des pinceaux de sept à huit lignes de longueur. Cette espèce , rare , croît sur la fronde du laminaria Bulbosa. B. TORTA. j4g. Cette espèce se distingue facilement de la précédente par la longueur de ses filaments qui atteignent jusqu'à un pouce et demi ; leur cou- leur est d\in brun jaunâtre. Elle croît sur le chorda Filum qu'acné recouvre souvent entière- — 2«8 — ment , et paraît comme une chevelm'c autour de ce fucus. Trouvée en automne sur les ro- chers de Tourlaville. B. CRISPA. Cette espèce remai-quable par sa belle couleur rouge , est formée de filaments longs d'environ un pouce, pressés, et formant un tapis d'un aspect velouté. Elle croît sur les rochers granitiques, au pied des falaises de Fla- manville , où elle se trouve pendant Pété. CALOTHRIX. Jg. Filaments très courts , distincts seulement à Taide d'une forte loupe j plante parasite. C. coNFERvicoLA. Jg. Desmaretella , Con- fcivicola, Bot. ; Gallic. , p. 973- Filaments courts , fermes , de couleur vert- de-gris , réunis à la base , et formant de petites houppes sur le ceramium Rubrum , où celle espèce croît ordinairement. C. PULVINATA. Âg. Cette espèce croît sur les rochers dans la baie Sainte-Anne, et y paraît comme de petits gazons d'un vert obscur , formés de filaments très courts et très rapprochés. — 280 — LYNGBIA. Jg. Filaments allongés, flexibles et contournés. L. CRISPA. Jg. Filaments longs de cinq à six pouces , fins comme des cheveux , contournés et comme crispes, entrelacés , et formant par leur réunion une touffe mêlée, d\me couleur presque noire. Cette espèce _, libre ou fixée sur les débris de divers fucus, se trouve dans les creux de rochers sur nos rivages. DIATOMA. Ag. Filaments simples, articulés, aplatis et transparents , se divisant transversa- lement aux articulations, et chacun des articles restant fixés les uns aux autres par un angle. D. MARiNUM. Àg. D. FLoculosum , De. FI. Jr., «." 116. Cette espèce , parasite comme les suivantes, ne paraît que comme un duvet d\ui blanc ver- dàtre ; au microscope, on distingue les articles qui sont ovoïdes , et striés en ti'avers. Se trouve en été sur différentes espèces de ceramium. D. UNIPUNCTATUM. Âg. Chacun des articles de cette plante étant mar- i9 290 quédVni point rose, il est facile de la distinguer parmi les autres espèces. C. OBLIQUATUM. Ag. Les filaments de cette plante sont plus flexibles que ceux de la précédente ; leur couleur d'un vert plus brun ; les articles, vus au microscope , d'une forme trapézoïde. Elle croît sur le ptilota Plumosa, sur lequel je Tai trouvée en assez grande quantité. ACIINANTES. Ag. Plante parasite, formée de filaments simples , articulés , translucides , planes et disposés en forme d'étendard sur un pédicule plus ou moins long. A. LONGIPES. Ag. Filaments très courts , formés d'articles dia- phanes , marqués de lignes courbes , chaque article présentant un point opaque ; pédicule allongé. Cette espèce est parasite sur le ceramium Rubrum. SCHIZONEMA. Ag. Filaments longs, flexibles, composés d'une réunion de filaments très fins , contenant des granules reproductifs. S. RUTiLANS. A g. Bangia Rutilans^ Lj/igb.'j Conferva Rutilans^ Roth. — 291 ~ Cette espèce se présente sous la forme d^une masse de filaments mucilagineux d'un brun jaunâtre , fixée sur des fucus dans les petites mares au bord de la mer. MEMOIRE SUR LE PAUPÉRISME, VAS. m. .1Z.ZXXS i»i: TOc<2inEVXi.x.z, AVOCAT A LA COUR ROYALE DE PARIS , ASSOCIÉ-CORRESPONDANT DE LA SO- CIÉTÉ ROYALE ACADÉMIQUE DE CHERBOURG. PREMIERE PARTIE. Du Développement progressif du PaopÉrisme chez les Modernes, et des Moyens employés pour le combattre. jLjORSQii'oN parcouit les diverses contrées de TEurope , on est frappé d'un spectacle ti'ès ex- traoï'dinaiie et en apparence inexplicable. — 294 — Les pays qui paraissent les plus misérables sont ceux qui, en réalité, comptentle moins d'indigens, et chez les peuples dont vous admirez Topulence, une partie de la population est obligée pour vivre d'avoir recours aux dons de l'autre . Traversez les campagnes de T Angleterre, vous vous croirez transporté dans TEden de la civili- sation moderne. Des routes magnifiquement en- tretenues, de fraîches et propres demeures, de gras troupeaux errans dans de riches prau'ies , des cultivateurs pleins de force et de santé , la richesse plus éblouissante qu'en aucun pays du monde , la simple aisance plus ornée et plus re- . cherchée qu'ailleurs ; partout l'aspect du soin , du bien-être et des loisirs ; un air de prospérité universelle qu'on croit respirer dans l'atmosphère elle-même et qui fait tressaillir le cœur à chaque pas; telle apparaît l'Angleterre aux premiers regards du voyageur. Pénétrez maintenant dans Fintérieur des com- munes; examinez les registres des paroisses et vous découvrirez avec un inexprimable étonne- ment que le sixième des habitants de ce florissant royaume vit aux dépens de la charité publique. Que si vous transportez en Espagne et surtout en Portugal la scène de vos observations, un spectacle tout contraire frappera vos regards. Vous rencontrerez sur vos pas une population mal nourrie, mal vêtue , ignorante et grossière, vivant au milieu de campagnes à moitié incultes et dans des demeures misérables ; en Portugal cependant, le nombre des indigens est peu con- sidérable. M. de Villeneuve estime qu"'il se trou- ve dans ce royaume mi pauvre sur vingt-cinc{ habitants. Le célèbre géographe Balbi avait pré- cédemment indiqué le cliifFie d\m indigent sur quatre-vingt-dix-huit habitans. Au lieu de comparer entre elles des contrées étrangères , opposez les unes aux autres les di- verses parties du même empire et vous arriverez à un résultat analogue : vous verrez croître pro- portionnellement, d\uie part, le nombre de ceux qui vivent dans Taisance et de Tautre le nombre de ceux qui ont recours pour vivre aux dons du public. * ' La moyenne des indigens en France , suivant les calculs d\ui écrivain consciencieux (i) dont je suis loin du reste d^approuver toutes les théories, rriM.DeVillnioiuc. — 29G — est de un pauvre sur vingt habitants. Mais on remarque entre les difFérentes parties du royau- me d'immenses différences. Le département du Nord, qui est, à coup sûr , le plus riche, le plus peuplé et le plus avancé en toute chose, compte près du sixième de sa population auquel les se- cours delà charité sont nécessaires. Dans la Creuze , le plus pauvre et le moins industriel de tous nos départements , il ne se rencontre qu\ui indigent sur cinquante-huit habitants. Dans cette statistique la Manche est indiquée comme ayant un pauvre sur vingt-six habitants. Je pense qu^il n^est pas impossible de donner une explication raisonnable de ce phénomène. L'effet que je viens de signaler tient à plusieurs causes générales qu'il serait trop long d'approfon- dir, mais qu'on peut au moins indiquer. Ici, pour bien faire comprendre ma pensée je sens le besoin de remonter pour un moment jusqu'à la source des sociétés humaines ! Je des- cendrai ensuite rapidement le fleuve de l'huma- nité jusqu'à nos jours. Voici les hommes qui se rassemblent pour la première" t'ois. Ils sortent des bois 5 ils sont encore £97 sauvages ; ils s^associenî non pour jouir de la vie, mais pour trouver les moyens de vivre. Un abri contre rintempérie des saisons , une nourriture suffisante , tel est Tobjet de leurs efforts. Leur esprit ne va pas au-delà de ces biens et s'ils les obtiennent sans peine , ils S'estiment satisfaits de leur sort et s'endorment dans leur oisive aisance. J'ai vécu au milieu des peuplades barbares de TAmérique du Nord ; j'ai plaint leur destinée , mais eux ne la trou- vaient point cruelle. Couché au milieu de la fumée de sa hutte, couvert des grossiers vê- temens, ouvrage de ses mains ou produit de sa chasse , l'Indien regarde en pitié nos arts , considérant comme un assujettissement fati- gant et honteux les recherches de notre ci- vilisation; il ne nous envie que nos armes. Parvenus à ce premier âge des sociétés, les hommes ont donc encore très peu de désirs ; ils ne ressentent guère que des besoins analogues à ceux qu'éprouvent les animaux ; ils ont seule- ment découvert dans l'organisation sociale le moyen de les satisfaire avec moins de peine. Avant que l'agriculture leur soit connue , ils vi- vent de la chasse ; du moment qu'ils ont appris l'art (le faire produire à la terre des moissons , — 2î)0 — ils deviennent cultivateurs. Chacun tire alors du champ qui lui est échu en partage de quoi pour- voir à sa nourriture et celle de ses enfans. La propriété foncière est créée et avec elle on voit naître Félément le plus actif du progrès. Du moment où les hommes possèdent la terre^ ils se fixent. Ils trouvent dans la culture du sol des ressources abondantes contre la faim. Assurés de vivre , ils commencent à entrevoir qu''il se rencontre dans Texistence humaine d'autres sour- ces de jouissances que la satisfaction des pre- miers et des plus impérieux besoins de la vie. Tant que les hommes avaient été errants et chasseurs , Finégalité n*'avait pu s'introduire par- mi eux d'une manière permanente. Il n'existait point de signe extérieur qui pût établir d'une façon durable la supériorité d'un homme et sur- tout d'une famille sur une autre famille ou sur un autre homme ; et ce signe eût-il existé , on n'aurait pu le transmettre à ses enfans. Mais dès l'instant où la propriété foncière fut connue et où les hommes eurent converti les vastes forcis en riches guerets et en grasses prairies, de ce moment, on vit des individus réunir dans leurs mains beaucoup plus de terre qu'il n'en fallait — 2Î)9 — pour se nourrir et en perpétuer la propriété Jans les mains de leur postérité. De là l'existence du superflu ; avec le superflu , naît le goût des jouis- sances autres que lu satisfaction des besoins les plus grossiers de la nature physique. C'est à cet âge des sociétés qu'il faut placer l'origine de presque toutes les aristocraties. Tandis que quelques hommes connaissent déjà l'art de concentrer dans les mains d'un petit nombre avec la richesse et le pouvoir presque toutes les jouissances intellectuelles et matérielles que peut présenter l'existence , la foule à demi sauvage ignore encore le secret de répandre l'ai- sance et la liberté sur tous. A cette époque de l'histoire du genre humain , les hommes ont déjà abandonné les grossières et orgueilleuses vertus qui avaient pris naissance dans les bois; ils ont perdu ces avantages de la barbarie , sans acqué- rir ce que la civilisation peut donnei-. Attachés à la culture du sol comme à leur seule ressource , ils ignorent l'art de défendre les fruits de leurs travaux. Placés entre l'indépendance sauvage qu'ils ne peuvent plus goûter , et la liberté civile et politique qu'ils ne comprennent point encore, ils sont livrés sans recours à la violence et à la 500 — m ruse , et se montrent prêts à subir toutes les ty- rannies , pourvu qu''on les laisse vivre ou plutôt végéter près de leurs sillons. Cest alors que la propriété foncière s''agglo- inère outre mesure ; que le gouvernement se concentre dans quelques mains. C'est alorsque la guerre, au lieu de mettre en périlTétat politique des peuples ainsi qu^il arrive de nos jours,, menace la propriété individuelle de chaque citoyen ; que Tinégalité atteint dans le monde ses extrêmes limites et qu'on voit s'étendre l'es- prit de conquête qui a été comme le père et la mère de toutes les aristocraties durables. Les Barbares qui ont envahi l'empire romain à la fin du IV. ^ siècle étaient des sauvages qui avaient entrevu ce que la propriété foncière présente d'utile et qui voulurent s'attribuer ex- clusivement les avantages qvi'elle peut offrir. La plupart des provinces romaines qu'ils atta- quèrent étaient peuplées par des hommes atta- chés depuis long-lcms déjà à la culture de la terre, dont les moeurs s'étaient amoUies parmi les occupations paisibles des champs et chez lesquels cependant la civilisation n'avait point encore fait d'assez grands progrès pour les — 501 — mettre en état de lutter contre riinpétuosîJe primitive de leurs ennemis. La victoire mit dans les mains des barbares, non seulement le gouvernement , mais la propriété des terres. Le cultivateur, de possesseur devint fermier. L'inégalité passa dans les lois ; elle devint un droit après avoir été un fait. La société féodale «"'organisa et Ton vit naître le moyen-âge. Si Von fait attention à ce qui se passe dans le monde depuis Torigine des sociétés , on découvrira sans peine que Tégalitc ne se rencontre qu'aux deux bouts de la civilisation. Les Sauvages sont égnux entrVux parce qu'ils sont tous également faibles et ignorants. Les hommes très civilisés peuvont tous devenir égaux parce qu'ils ont tous à leur disposition des moyens analogues d'atteindre l'aisance et le bonheur. Entre ces deux extrêmes se trouvent l'inégalité des conditions, la richesse, les lumières , le pouvoir des uns, la pauvreté , l'ignorance et la faiblesse de tous les autres. D'habiles et savants écrivains ont déjà tiavaillé à faire connaître le moyen âge ; d'autres y tra- vaillent encore et parmi eux il nous est permis décompter le secrétaire de la société académi- que de Cherbourg. Je laisse donc cette grande — 302 — lâche à (les hommes plus capables que moi de la remplir; je ne veux ici qu'examiner un coin de Timmense tableau que les siècles féodaux dérou- lent à nos yeux. Au XII" siècle ce qui a été appelé depuis le liers-étal n'existait pour ainsi dire point encore. La population n'était divisée qu'en deux caté- gories; d'un côté ceux qui cultivaient le sol sans le posséder ; de l'autre ceux qui possédaient le sol sans le cultiver. Quant à celte première classe de la population, j'imagine que , sous certains rapports , son sort était mioins à plaindre que celui des hommes du peuple de nos jours. Les hommes qui en fai- saient partie avec plus de liberté , d'élévation et de moralité que les esclaves de nos colonies , se trouvaient cependant dans une position ana- logue. Leurs moyens d'existence étaient presque toujours assurés ; l'intérêt du maître se rencon- trait sur ce point d'accord avec le leur. Bornés dans leurs désirs aussibienque dans leurpouvoir_, sans soufllVance pour le présent , tranquilles sur un avenir qui ne leur appartenait pas , ils jouis- saient de ce genre de bonheur végétatif dont il est aussi difficile à l'homme très civilisé de com- prendre le charme que de nier l'existence. — 505 — L\iutre classe présentait un spectacle opposé. Là se rencontrait avec un loisir héréditaire l'u- sage habituel et assuré d'un grand superflu. Je suis loin de ciboire cependant , qu'au sein même de cette classe privilégiée la recherche des jouis- sances de la vie fut poussée aussi loin qu'on le suppose généralement. Le luxe peut facilement exister au sein d'une nation encore à moitié bar- bare, mais non Faisance. L'aisance suppose une classe nombreuse dont tous les membres s'oc- cupent simultanément à rendre la vie plus douce et plus aisée. Or, dans les tems dont je parle, le nombre de ceux que le soin de vivre ne préoc- cupait pas uniquement , était très petit. L'exis- tence de ces derniers était brillante , fastueuse mais non commode. On mangeait avec ses doigts dans des plats d'argent ou d'acier ciselé ; les ha- bits étaient couverts d'hermine et d'or et le linge était inconnu ; on logeait dans des palais dont l'humidité couvrait les murs et l'on s'asseyait sur des sièges de bois richement sculptés près d'im- menses foyers où se consumaient des arbres en- tiers sans l'épaudre la chaleur autour d'eux. Je suis convaincu qu'il n'est pas aujourd'hui de ville de province dont les habitants aisés ne réunissent dans leur demeure plus de véritables commodités de la vie et ne trouvent pkis de facilité à satis- — 504 — faire les mille besoins que la civilisation fait naî- tre , que le plus orgueilleux baron du moyen- âge. Si nous attachons nos regards sur les siècles féodaux nous découvrons donc que la grande majorité de la population vivait presque sans be- soins et que le i^este n'en éprouvait qu'un petit nombre. La terre suffisait pour ainsi dire à tous. L'aisance n'était nulle part; partout^ le vivre. Il était nécessaire de fixer ce point de dépait pour faire bien comprendre ce que je vais dire. A mesure que le temps suit son cours , la po- pulation qui cultive la teiTC conçoit des goûts nou- veaux. La satisfaction des plus grossiers besoins ne saurait plus la contenter. Le paysan sans quit- ter ses champs veut s'y trouver mieux logé , mieux couvert; il a entrevu les douceurs de l'ai- sance et il désire se les procurer. D'un autre côté, la classe qui vit de la terre sans cultiver le sol , étend le cercle de ses jouissances; ses plaisirs sont moins fastueux, mais plus compliqués , plus variés. Mille besoins inconnus aux nobles du moyen-âge viennent aiguillonner leurs descen- dants. Un grand nombre d'hommes qui vivaient sur la terre et de la terre, quittent alors les champs — 305 — • et trouvent moyen de pourvoir à leur existence en travaillant à satisfaire ces besoins nouveaux qui se manifestent. La culture qui était Toccupation Je tous u^est plus que celle du plus grand nom- bre. A côté de ceux qui subsistent des produits du sol sans travailler, se place une classe nom.- breuse qui vit en travaillant de son industrie mais sans cultiver le sol. Chaque siècle en s'échappant des mains du créateur vient développer Te sprit humain, éten- dre le cercle de la pensée , augmenter les désirs, accroître la puissance de Thomme ; le pauvre et le riche , chacun dans sa sphère , conçoit ridée de jouissances nouvelles qu"'ignoraient leurs devanciers. Pour satisfaire ces nouveaux besoins auxquels la culture de la terre ne peut suffire , une portion de la population quitte chaque année les travaux des champs pour s'adonner à Tindustrie. Si Ton considère attentivement ce qui se passe en Europe depuis plusieurs siècles , on demeure convaincu qu'à mesure que la civilisation faisait des progrès , il s'opérait un grand déplacement dans la population. Les hommes quittaient la charrue pour prendre la navette et le marteau ; 20 ^ 306 — de la chaumière ils passaient dans la manufac- ture ; en agissant ainsi ils obéissaient aux lois immuables qui président à la croissance des sociétés organisées. On ne peut donc pas plus assigner un terme à ce mouvement qu^imposer des bornes à la perfectibilité humaine. La limite de Tun comme des autres n**est connue que de Dieu. Quelle a été , quelle est la conséquence du mouvement graduel et irrésistible que nous venons de décrire ? Une somme immense de biens nouveaux a été introduite dans le monde ; la classe qui était restée à la culture de la terre a trouvé à sa disposition une foule de jouissances que le siècle précédent n^ avait pas connues ; la vie du culti- vateur est devenue plus douce et plus commode 5 la vie du grand propriétaire plus variée et plus ornée ; Faisance s'est trouvée à la portée du plus grand nombre , mais ces heureux résultats n'ont point été obtenus sans qu'il fallut les payer. J'ai dit qu'au moyen - âge l'aisance n'était nulle part , le vivre partout. Ce mot résume d'avance ce qui va suivre. Lorsque la presque totalité de la population vivait de la culture du — 507 — sol , on renco:-.trait de grandes misères et des mœurs grossières, mais les besoins les plus pres- sants de Thomnie étaient satisfaits. Il est très rare que la terre ne puisse au moins fournir à celui qui Farrose de ses sueurs de quoi appaiser le cri de la faim. La population était donc misérable mais elle vivait. Aujourd'hui la majorité est plus heureuse , mais il se rencontre toujours une minorité prête à mourir de besoin si Tappui du public vient à lui manquer. Un pareil résultat est facile à comprendre. Le cultivateur a pour produit des denrées de première nécessité. Le débit peut en être plus ou moins avantageux , mais il est à peu près sur 5 et si une cause accidentelle empêche Técou- lement des fruits du sol , ces fruits fournissent au moins de quoi vivre à celui qui les a recueiUis et lui permettent d'attendre des tems meilleurs. L'ouvrier au contraire spécule sur des besoins factices et secondaires que mille causes peuvent restreindre , que de grands événemens peuvent entièrement suspendre. Quel que soit le malheur des tems, la cherté ou le bon marché des denrées, il faut à chaque homme une certaine somme de nourriture sans laquelle il languit et meurt, et Ton est toujours assuré de lui voir — 503 — faire des sacrifices extraordinaires pour se les procurer ; mais des circonstances malheureuses peuvent porter la population à se refuser cer- taines jouissances auxquelles elles se livraient sans peine en d'autres tems. Or , c''est le goût et Tusage de ces jouissances sur lesquels Fouvrier compte pour vivre. S^ils viennent à lui manquer , il ne lui reste aucune ressource. Sa moisson , à lui , est brûlée ; ses champs sont frappés de stérilité, et pour peu qu''un pareil état se prolonge il u^aperçoit qu'une horrible misère et la mort. Je n'ai parlé que du cas où la population res- treindrait ses besoins. Beaucoup d'autres causes peuvent amener le même effet : une production exagérée chez les regnicoles , la concurrence des étrangers La classe industrielle qui sert si puissamment au bien-être des autres est donc bien plus exposée qu'elles aux maux subits et irrémé- diables. Dans la grande fabrique des sociétés humaines , je considère la classe industrielle comme ayant reçu de Dieu la mission spéciale et dangereuse de pourvoir à ses risques et périls au bonheur matériel de toutes les autres. Or , le mouvement naturel et irrésistible de la civi- — no9 — lisation tend sans cesse à augmenter la quantité comparative de ceux qui la composent. Chaque année les besoins se multiplient et se diversifient et avec eux croît le nombre des individus qui espèrent se créer une plus grande aisance en travaillant à satisfaire ces besoins nouveaux qu'en restant occupés de Tagriculture , grand sujet de méditation pour les hommes d'état de nos jours ! C'est à cette cause qu'il faut principalement attribuer ce qui se passe au sein des sociétés riches, où l'aisance et l'indigence se rencontrent dans de plus grandes proportions qu'ailleurs , La classe industrielle qui fournit aux jouissances du plus grand nombre est exposée elle-même à des misères , qui seraient presqu'inconnues , si cette classe n'existait pas. Cependant d'autres causes encore contribuent au développement graduel du paupérisme. L'homme naît avec des besoins et il se fait des besoins. Il tient les premiers de sa constitution physique , les seconds de l'usage et de l'éduca- tion. J'ai montré qu'à l'origine des sociétés les hommes n'avaient guère que des besoins natu- rels , ne cherchant qu'à vivre ; mais à mesure que les jouissances de la vie sont devenues plus — 510 — étendues, ils ont contracté riiabitude de se livrer à quelques-unes dVntr^elles, et celles-là ont fini par leur devenir presqu'aussi nécessaires que la vie elle-même. Je citerai Fusagedu tabac, parce que le tabac est un objet de luxe qui a pénétré jusque dans les déserts et qui y a créé parmi les Sauvages une jouissance factice, qu^il faut à tout prix se procurer. Le tabac étant presqu^aussi in- dispensable aux Indiens que la nourriture , ils sont aussi tentés de recourir à la charité de leurs semblables , quand ils sont privés de Tun, que quand l'autre leur manque. Ils ont donc une cause de mendicité inconnue à leurs pères. Ce que j'ai dit pour le tabac s'applique à une multi- tude d'objets dont on ne saurait se passer dans la vie civilisée. Plus une société est viche , in- dustrieuse, prospère, plus les jouissances du plus grand nombre deviennent variées et perma- nentes ; plus elles sont variées et permanentes , plus elles s'assimilent par l'usage et l'exemple à de véritables besoins. L'homme civiUsé est donc infiniment plus exposé aux vicissitudes de lu destinée que l'homme sauvage. Ce qui n'arrive au second que de loin en loin et dans quelques circonstances, peut arriver sans cesse et dans des circonstances très ordinaires au premier. Avec le cercle de ses jouissances, il a agrandi 3H îe cercle de ses besoins et il offre une plus large place aux coups de la fortune. De là vient que le pauvre d'Angleterre paraît presque riche au pauvre de France ; celui-ci à Tindigent espagnol. Ce qui manque à l'Anglais n'a jamais été en la possession du Français. Et il en est ainsi à mesure qu'on descend l'échelle sociale. Chez les peuples très civilisés , le manque d'une multitude de choses cause la misère ; dans l'état sauvage , la pauvreté ne consiste qu'à ne pas trouver de quoi manger. Les progrès de la civilisation n'exposent pas seulement les hommes à beaucoup de misères nouvelles , ils portent encore la société à soulager des misères auxquelles , dans un état à demi- policé, on ne songerait pas. Dans un pays où la majorité est mal vêtue , mal logée, mal nourrie, qui pense à donner au pauvre un vêtement pro- pre, une nourriture saine, une commode de- meure? Chez les Anglais, où le plus grand nombre , possesseur de tous ces biens , regarde comme un afireux malheur de ne pas en jouir, la société croit devoir venir au secours de ceux qui en sont privés , et guérit les maux qu'elle n'apercevrait même pas ailleurs. En Angleterre , la moyenne des jouissances — 312 — que doit espérer un homme clans la vie est placée plus haut que dans aucun autre pays du monde. Ceci facilite singulièrement Textension du pau- périsme dans ce royaume. Si toutes ces reflexions sont justes , on con- cevra sans peine que plus les nations sont riches, plus le nombre de ceux qui ont recours à la charité publique doit se multiplier , puisque deux causes très puissantes tendent à ce résultat: chez ces nations , la classe la plus naturellement exposée aux besoins augmente sans cesse, et d'un autre côté, les besoins s"'augmentent et se diversifient eux-mêmes à Finfini; Foccasion do „ se trouver exposé à quelques-uns dévient plus ■ fréquente chaque jour. ■ Ne nous livrons donc point à de dangereuses illusions, fixons sur Tavenir des sociétés mo- dernes un regard ferme et tranquille. Ne nous laissons pas enivrer par le spectacle de sa gran- deur; ne nous décom-ageons pas à la vue de ses misères. A mesure que le mouvement actuel de la civilisation se continuera, on verra croître les jouissances du plus grand nomJjre ; la société deviendra plus perfectionnée , plus savante ; Texistence sera plus aisée, plus douce, plus or- — olo — liée, plus longue ; mais en môme temps, sachons le prévoir, le nombre de ceux qui auront besoin de recourir à Tappui de leurs semblables pour recueillir une faible part de tous ces biens , le nombre de ceux-là s^accroîtra sans cesse. On pourra ralentir ce double mouvement; les cir- constances particulières dans lesquelles les diffé- rents peuples sont placés, précipiteront ou sus- pendront son cours ; mais il n*'est donné à per- sonne de Tarrèter. Hâtons-nous donc de cher- cher les moyens d'atténuer les maux inévitables qu'il est d(\jà facile de prévoir. SECONDE PARTIE. Jl y a deux espèces de bienfoisances : Tune qui porte chaque individu à soulager, suivant ses moyens, les maux qui se trouvent à sa portée. Celle-là est aussi vieille que le monde ; elle a commencé avec les misères humaines : le chris- tianisme en a fait une vertu divine , et Va appelée la charité. L'autre, moins instinctive, plus raisonnée , moins enthousiaste , et souvent plus puissante , porte la société elle-même à s'occuper des mal- — 314 — heurs de ses membres et à veiller systématique- ment au soulagement de leurs douleurs. Celle- ci est née du protestantisme et ne s'est développée que dans les sociétés modernes. La première est une vertu privée , elle échappe à l'action sociale ; la seconde est au contraire produite et régularisée par la société. Cest donc de celle-là qu'il faut spécialement nous occu-i per. Il n'y a pas, au premier abord, d'idée qui paraisse plus belle et plus grande que celle de la charité publique. La société , jettant un regard continu sur elle-même, sondant chaque jour ses blessures et s'occupant à les guérir ; la société , en même temps qu'elle assure aux riches la jouissance de leurs biens , garantissant les pauvres de l'excès de leur misère , demande aux uns une portion de leur superflu pour accorder aux autres le nécessaire. H y a certes là un grand spectacle en présence duquell'esprit s'élève et l'âme ne saurait m.anquer d'être émue. Pourquoi faut-il que l'expéinence vienne dé- truire une partie de ces belles illusions. — 313 — Le seul pays Je TEurope qui ait systématisé et appliqué en grand les théories de la charité pu- blique est TAngleterre. A l'époque de la révolution religieuse qui changea la face de TAngleterre , sous Henri VIII, presque toutes les communautés charitables du royaume furent supprimées, et comme les biens de ces communautés passèrent aux nobles et ne furent point partagés entre les mains du peuple, il s'en suivit que le nombre de pauvres alors existants resta le même , tandis que les moyens de pourvoir à leurs besoins étaient en partie détruits. Le nombre des pauvi^es s'accrut donc outre mesure, et Elisabeth, la fille de Henri VIII, frappée de l'aspect repoussant des misères du peuple, songea à substituer aux aumônes que la suppression des couvents avait fort réduites, une subvention annuelle , fournie par les com- munes. LTne loi promulguée dans la quarante-troisième année du règne de cette princesse, dispose (i) (1) Voyez i.° Blackstone, liv. I, ch. IV. ; 2.° Les principaux résultats fie l'enquête faite en 1833 i\\v l'étal des pauvres contenus dans le livre intitulé ; — 31G — {{Lie dans chaque paroisse des inspecteurs des pauvres seront nommés ; que ces inspecteurs auront le droit de taxer les habitants à Teffet de nourrir les indigents infirmes, et de fournir du travail aux autres. A mesure que le temps avaia- çait dans sa marche , F Angleterre était de plus en plus entraînée à adopter le principe de la charité légale. Le paupérisme croissait plus ra- pidement dans la Grande-Bretagne que partout ailleurs. Des causes générales et d'autres spé- ciales à ce pays produisaient ce triste résullat. Les Anglais ont devancé les autres nations de l'Europe dans la vie de la civilisation ; toutes les réflexions que j'ai faites précédemment leur sont donc particulièrement applicables , mais il en est d'autres qui ne se rapportent qu'à eux seuls. La classe industrielle d'Angleterre ne pourvoit pas seulement aux besoins et aux jouissances du Extracts from thc information receii>ed by fus Majcstys Commissionars as to the administration and opération oj thc Poor-Laws ; 3." The Report of the Poor-Laws Commissionars i U" Et enfin la loi de 1834 qui a été le résultat de tous ces travaux. — 517 — peuple anglais, mais tVune grande partie Je rhumaniié. Son bien-être ou ses misères dé- pendent donc non seulement de ce qui arrive dans la Grande-Bretagne, mais en quelque façon de tout ce qui se passe sous le soleil. Lorsqu'un habitant des Indes réduit sa dépense et resserre sa consommation , il y a un fabricant anglais qu i souffre. L'Angleterre est donc le pays du monde où Fagriculteur est tout à la fois le plus puissam- ment attiré vers les travaux de Findustrie et s'y trouve le plus exposé aux vicissitudes de la for- tune . Il arrive depuis un siècle chez les Anglais un événement qu'on peut considérer comme un phénomène, si l'on fait attention au spectacle offert par le reste du monde. Depuis cent ans , la propriété foncière se divise sans cesse dans les pays connus; en Angleterre elle s'agglomère sans cesse. Les terres de moyenne grandeur dis- paraissent dans les vastes domaines ; la grande culture succède à la petite. Il y aurait sur ce sujet à donner des expHcations qui peut-être ne manqueraient pas de quelque intérêt , mais elles m'écarteraient de mon sujet : le fait me suffit , il est constant. 11 en résulte que tandis que l'agri- culteur est sollicité par son intérêt de quitter la — 318 — charrue et d'entrer dans les manufactures , il est , en quelque façon , poussé malgré lui à le faire par Taggloméi ation de la propriété foncière. Car, proportion gardée, il faut infiniment moins de travailleurs pour cultiver un grand domaine qu"'un petit champ. La terre lui manque et l'in- dustrie rappelle. Ce double mouvement Fen- traîne. Sur vingt- cinq millions d'habitants qui peuplent la Grande-Bretagne , il n'y en a plus que neuf millions qui s'occupent à cultiver le sol; quatorze ou près des deux tiers suivent les chances péiilleuses du commerce et de l'industrie . (i) Le paupérisme a donc dû croître plus vite en Angleterre que dans des pays dont la civili- sation eût été égale à celle des Anglais. L'Angle- teire ayant une fois admis le principe de la charité légale n'a pu s'en départir. Ainsi la légis- lation anglaise des pauvres ne présente-t-elle , depuis deux cents ans , qu'un long développe- ment des lois d'Elisabeth. Près de deux siècles et demi se sont écoulés depuis que le principe de la charité légale a été pleinement admis chez nos voisins , et l'on peut juger maintenant les (1) En France la classe industrielle ne forme encore que le quart de la population. — 519 — conséquences fatales qui ont découlé de i^adop- tion de ce principe. Examinons-les successive- ment. Le pauvre, ayant un droit absolu aux secours de la société, et trouvant en tous lieux une ad- ministration publique organisée pour les lui fournir, on vit bientôt renaître et se généx^aliser dans une contrée protestante les abus que la réforme avait reprochés avec raison à quelques- uns des pays catholiques. Lliomme , comme tous les êtres organisés , a une passion naturelle pour Poisiveté. H y a pourtant deux motifs qui le portent au travail : le besoin de vivre, le désir d^améliorer les conditions de Texistence. L'expé- lience a prouvé que la plupart des hommes ne pouvaient être suffisamment excités au travail que par le premier de ces motifs, et que le second n'était puissant que sur un petit nombre. Or , un établissement charitable , ouvert indis- tinctement à tous ceux qui sont dans le besoin ou une loi qui donne à tous les pauvres, quelle que soit Torigine de la pauvreté , un droit au secours du public affaiblit ou détruit le premier stimu- lant et ne laisse intact que le second. Le paysan anglais comme le paysan espagnol, s'il ne se sent pas le vif désir de rendre meilleure la posi- ^ 520 — tion dans laquelle il est né et Je sortir de sa sphère , désir timide et qui avorte aisément cliei: la plupart des hommes 5 le paysan de ces deux contrées , dis-je , n^a point d^intérêt au travail, ou s'il travaille, il n^a point d'intérêt à l'épargne; il reste donc oisif ou dépense inconsidérémenî; le fruit précieux de ses labeurs. Dans Fun et l'autre de ces pays , on arrive par des causes différentes à ce résultat , que c'est la partie la plus généreuse , la plus active , la plus indus- trieuse de la nation qui consacre ses secours à fournir de quoi vivre à ceux qui ne font rien ou font un mauvais usage de leur travail. Nous voilà certes bien loin de la belle et sé- duisante théorie que j'exposais plus haut. Est-il possible d'échapper à ces conséquences funestes d^un bon principe? Pour moi, j'avoue que je les considère comme inévitables. Ici l'on m'arrête en disant: vous supposez que, quelle que soit la cause de la misère , la niisèrs sera secourue ; vous ajoutez que les secours du public soustrairont les pauvres à Fobligation du travail; c'est poser en fait ce qui reste douteux. Qui empêche la société , avant d'accorder le se- cours , de s'enquérir des causes du besoin ? Pour- — 521 — quoi la condition du travail ne serait-elle pas imposée à Pindigent valide qui s^adresse à la pitié du public? Je réponds que les lois anglaises ont conçu Fidée de ces palliatifs ; mais elles ont échoué, et cela se comprend sans peine. Il n^ a rien de si difficile à distinguer que les nuances qui séparent un malheur immérité d^une infortune que le vice a produite. Combien de misères sont tout à la fois le résultat de ces deux causes ! Quelle connaissance approfondie du caractère de chaque homme et des circonstances dans lesquelles il a vécu , suppose le jugement d\m pareil point; que de lumières , quel discer- nement sûr , quelle raison froide et inexorable ! Où trouver le magistrat qui aura la conscience, le temps, le talent, les moyens de se livrer à un pareil examen ; qui osera laisser mourir de faim le pauvre parce que celui-ci meurt par sa faute ; qui entendra ses cris et raisonnera sur ses vices ! A Taspect des misères denos semblables, Pintérêt personnel lui-même se tait ; Fintérêt du trésor public en serait-il plus puissant ? et si Pâme du surveillant des pauvres demeurait inac- cessible à ces émotions, toujours belles, lors même qu'elles égarent , restera-t-elle fermée à la crainte? tenant dans ses mains les douleurs 21 — 322 — ou les joies, la vie ou la mort d'une portion considcx-able de ses semblables , de la portion la plus désordonnée , la plus tui^bulente , la plus grossière, ne reculei'a t-il pas devant Texercice de ce terrible pouvoir? et si Ton rencontre Fun de ces hommes intrépides , en trouvera-t-on plusieurs? Cependaat de pareilles fonctions ne peuvent être exercées que sur un petit territoire ; il faut donc en revêtir un grand nombre de ci- toyens. Les Anglais ont été obligés de placer des suiveillants des pauvres dans chaque commune. Qu'arrive -t-il donc infailliblement de tout ceci? La misère étant constatée, les causes de la misère restent incertaines: Tune résulte d'un fait patent, Tautre prouvée par un raisonne- ment toujours contestable 5 le secours ne pou- vant faire qu'un tort éloigné à la société , le refus du secours un mal instantané aux pauvres et au surveillant lui-même ; le choix de ce dernier ne sera pas douteux. Les lois auront déclaré que la misère innocente sera seule secourue , la pratique viendra au secours de toutes les misères. Je ferai des raisonnements analogues et égale- ment appuyés sur Texpérience quant au second i point. On veut que l'aumône soit le prix du travail. — 325 — Mais d''abord existe-t-il toujours des travaux publics à faire ; sont-ils également répartis sur toute la surface du pays de manière qu'on ne voie jamais dans un district beaucoup de tra- vaux à exécuter et peu de personnes à pourvoir} dans un autre , beaucoup d'indigents à secourir et peu de travaux à exécuter? Si cette difficulté se présente à toutes les époques , ne devient- elle pas insurmontable lorsque par suite du développement progressif de la civilisation , des progrès de la population , de Teffet de la loi des pauvres elle-même , le nombre des indigents atteint comme en Angleterre le sixième, d'autres disent le quart de la population totale. Mais en supposant même qu'il se rencontrât toujours des travaux à exécuter , qui se chargera d'en constater l'urgence, d'en suivre l'exécution, d'en fixer le prix? Le surveillant , cet homme , indépendamment des qualités d'un grand ma- gistrat, aura donc les talents, l'activité, les connaissances spéciales d'un bon entrepreneur d'industrie ; il trouvera dans le sentiment du devoir , ce que l'intérêt personnel lui-même serait pout-être impuissant à créer. Le courage de contraindre à des efforts productifs et con- tinus la portion la plus inactive et la plus vicieuse — r.24 — de la population. Serait-il sage Je s'en flatter? est-il raisonnable de le croire ? Sollicite par les besoins du pauvre , le surveillant imposera un travail fictif, ou même , comme cela se pratique presque toujours en Angleterre , donnera le salaire sans exiger le travail. Il faut que les lois soient faites pour les hommes et non en vue d'une perfection idéale que la nature humaine ne comporte pas, ou dont elle ne présente que de loin en loin des modèles. Toute mesure qui fonde la charité légale sur || une base permanente et qui lui donne une forme administrative , crée donc une classe oisive et paresseuse, vivant aux dépens de la classe in- dustrielle et travaillante. C'est là, sinon son i^ésultat immédiat, du moins sa conséquence inévitable. Elle reproduit tous les vices du sys- tème monacal , moins les hautes idées de mora- lité et de religion qui souvent venaient s'y joindre. Une pareille loi est un germe empoisonné , dé- j posé au sein de la législation ; les circonstances, comme en Amérique , peuvent empêcher le germe de prendre des développements rapides, mais non le détruire ; et si la génération actuelle échappe à son influence, il dévorera le bien-être des générations à venir. - — - Oia lui impose et que la loi ne lui commande pas. ») Les magistrats insistent 5 ils cherchent à faire » naître le remords ou la compassion dans Tâme )) égoïste de cet homme , leurs efforts échouent, )' et la commune est condamnée à payer le se- n cours qu'on réclame. » Après cette pauvre femme abandonnée, )» viennent cinq ou six hommes grands et vigou- » reux. Ils sont dans la force de la jeunesse , )) leur démarche est ferme et presquMnsultante. )) Ils se plaignent des administrateurs de leurs » villages qui refusent de leur donner du travail, » ou, à défaut de travail, un secours. » Les administrateurs répliquent que la com- )) mune n*'a en ce moment aucuns travaux à » exécuter ; et quant au secours gratuit , il n'est )i pas dû, disent-ils, parce que les demandeurs » trouveraient facilement un emploi de leur in- » dustrie chez les particuliers s'ils le voulaient. » Lord X. avec lequel j'étais venu me dit : » vous venez de voir dans uu cadre étroit une » partie des nombreux abus que produit la loi i> des pauvres. Ce vieillard, qui s'est présenté le )> premier, a, très probablement de quoi vivre, 551i ^> mais il pense qifil a le droit d''exLiger qii''on )) Tentretienne dans Vaisance , et il ne rougit )> pas de réclamer la cliavité publique, qui a » perdu aux yeux du peuple son caractère pé- )• nible et humiliant. Cette jeune femme, qui )) paraît honnête et malheureuse , serait cer- » tainement secourue par son beau-père si la loi » des pauvres n'existait pas, mais Tintéi^êt fait )» taire chez ce dernier le cri de la honte, et il » se décharge sur le public d\ine dette qu'il )) devrait seul acquitter. Quant à ces jeunes gens )) qui se sont présentés les derniers , je les con- » nais , ils habitent mon village ; ce sont de très )) dangereux 'ntoyens, et défait , mauvais sujets; )» ils dissipent en peu d'instants dans les cabarets )) l'argent qu'ils gagnent parce qu'ils savent que » l'état viendra à leur secours ; ainsi , vous » voyez qu'à la première gêne, causée par leur )) faute, ils s'adressent à nous. » L'audience continua. Une jeune femme se » présente à la barre , le surveillant des pauvres )) de sa commune la suit, un enfant l'accompagne; n elle s'approche sans donner le moindre signe )» d'hésitation , la pudeur ne fait pas même in- » cliner son regard. Le surveillant l'accuse d'avoir » eu, en commerce illégitime, l'enfant qu'elle » porte dans ses bras. — 35G — » Elle en convient sans peine. Comme elle est in- digente et queTenfant naturel, si le père restait inconnu, tomberait, avec sa mère, à la charge de la commune , le surveillant la somme de nommer le père ; le tribunal lui fait prêter serment. Elle désigne un paysan du voisinage. Celui-ci, qui est présent à Taudience, re- connaît très complaisamment Pexactitude du fait , et les juges de paix le condamnent à entretenir Tenfant. Le père la mère se retirent sans que cet incident cause la moindre émo- tion dans rassemblée accoutumée à de sem- blables spectacles. » Après cette jeune femme s^en présente une » autre. Celle-ci vient volontairement. ; elle )) aborde les magistrats avec la même insou- » ciance effrontée qu'a montré la première. )> Elle se déclare enceinte et nomme le père de » Tenfant qui doit naître ; cet homme est absent. » Le tribunal remet à un autre jour pour le faire » citer. )» Lord X me dit : voici encore de funestes » effets produits par les mêmes lois. La consé- » quence la plus directe de la législation sur les )) pauvres est de mettre à la charge du public — 557 — » l'entre tien des enfants abandonnés qui sont » les plus nécessiteux de tous les indigents. De )) là est né le désir de décharger les communes » de l'entretien des enfants naturels que leurs » parents seraient en état de nourrir. De là aussi )) cette recherche de la paternité provoquée par » les communes et dont la preuve est délaissée » à la femme. Car quel autre genre de preuve » peut-on se flatter d'obtenir en pareille matière? )) En obligeant les communes à se charger des )) enfants naturels et en leur permettant de re- » chercher la paternité , afin d'alléger ce poids )) accablant, nous avons facilité autant cru'iî était » en nous l'inconduite des femmes dans les basses » classes. La grossesse illégitime doit presque )) toujours améliorer leur situation matérielle. » Si le père de l'enfant est riche, elles peuvent » se décharger sur lui du soin d'élever le fruit )> de leurs communes erreurs ; s'il est pauvre , )> elles confient ce soin à la société : les secours » qu'on leur accorde de part ou d'autre dépassent )) presque toujours les besoins du nouveau-né. )) Elles s'enrichissent donc par leurs vices mêmes, » et il arrive souvent que la fille qui a été plu- )) sieurs fois mère fait un mariage plus avanta- )) geux que la jeune vierge qui n'a que ses ver- 22 — 538 — » tus à offrir. La première a trouvé une sorte )> de dot dans son infamie. » Je répète que je n'ai rien voulu changer à ce passage de mon journal ; je Fai reproduit dans les mêmes termes, parce qu'il m'a semblé qu'il rendait avec simplicité et vérité les impressions que je voudrais faii-e partager au lecteur. Depuis mon voyage en Angleterre la loi des pauvres a été modifiée. Beaucoup d'Anglais se flattent que ces changements exerceront une grande influence sur le sort des indigents , sur leur moralité , sur leur nombre. Je voudrais pouvoir partager ces espérances , mais je ne sau- rais le faire. Les Anglais de nos jours ont con- sacré de nouveau dans la nouvelle loi le principe admis il y a deux cent cinquante ans par Eli- sabeth. Comme cette princesse, ils ont imposé à la société l'obligation de secourir le pauvre. C'en est assez ; tous les abus que j'ai essayé de dé- crire sont renfermés dans le premier principe comme le plus grand chêne dans le gland qu'un enfant peut cacher dans sa main. Il ne lui faut que du temps pour se développer et pour croître. Vouloir établir une loi qui vienne d'une manière régulière , permanente , uniforme aux secours -— 539 — (les indigents, sans que le nombre des indigents augmente, sans que leur paresse croisse avec leurs besoins, leur oisiveté avec leurs vices, c'est planter le gland et s'étonner qu'il en paraisse une tige , puis des fleurs , plus tard des feuilles , enfin des fruits qui se répandant au loin feront sortir un jour une verte forêt des entrailles de la terre. Je suis certes bien loin de vouloir faire ici le procès à la bienfaisance qui est tout à la fois la plus naturelle, la plus belle et la plus sainte des vertus. Mais je pense qu'il n'est pas de principe si bon dont on ne puisse admettre comme bonnes toutes les conséquences. Je crois que la bien- faisance doit êti^e une vertu mâle et raisonnée , non un goût faible et irréfléchi ; qu'il ne faut pas faire le bien qui plaît le plus à celui qui donne, mais le plus véritablement utile à celui qui reçoit ; non pas celui qui soulage le plus complètement les misères de quelques-uns, mais celui qui sert au bien-être du plus grand nombre. Je ne saurais calculer la bienfaisance que de cette manière; comprise dans un autre sens, elle est encore un instinct sublime , mais elle ne mérite plus à mes yeux le nom de vertu. Je reconnais que la charité individuelle produit — 540 — presque toujours des eiFets utiles. Elle s^attaclie aux misères les plus grandes, elle marche sans bruit derrière la mauvaise fortune , et répare à Timprovisle et en silence les maux que celle- ci a faits. Elle se montre partout où il y a des malheureux à secourir ; elle croît avec leurs souffrances, et cependant on ne peut sans im- prudence compter sur elle , car mille accidents pourront retarder ou arrêter sa marche; on ne sait où la rencontrer et elle n^est point avertie J)ar le cri de toutes les douleurs. J'admets que Tassociatiou des personnes cha- ritables , en régularisant les secom-s, pourraient donner à la bienfaisance individuelle plus d'ac- tivité et plus de puissance. Je reconnais non seulement Futilité mais la nécessité d'une charité publique appliquée à des maux inévitables , tels que la faiblesse de l'enfance , la caducité de la vieillesse, la maladie, la fohe ; j'admets encore son utilité momentanée dans ces temps de cala- ^ mités publiques qui de loin en loin échappent des mains de Dieu , et viennent annoncer aux nations sa colère. L'aumône de l'état est aloi's aussi instantanée, aussi imprévue , aussi passa- gère que le mal lui-mcme. J'entends encore la charité publique, ouvi-anî 541 des écoles aux enfants des pauvres et fournissant gratuitement à Tinfelligence les moyens d'ac^ quérir par le travail les biens du corps. Mais je suis profondément convaincu que tout système régulier, permanent, administratif, dont le but sera de pourvoir aux besoins du pauvre , fera naître plus de misères qu^iln^en peut guérir, dépravera la population qu^il veut secourir et consoler, réduira avec le temps les riches à n^ôtre que les fermiers des pauvres, tarira les sources de Pépargne , arrêtera Paccumulation des capi- taux, comprimera l'essor du commerce, engour- dira Tactivitc et Findustrie humaine et finira par amener une révolution violente dans Té- tât , lorsque le nombre de ceux qui reçoivent Taumône sera devenu presqu''aussi grand que le nombre de ceux qui la donnent et que Fin- digent ne pouvant plus tirer des lûches ap- pauvris de quoi pourvoir à ses besoins trou- vera plus facile de les dépouiller tout à coup de leurs biens que de demander leurs se- cours. Résumons en peu de mots tout ce qui pré- cède. La marche progressive de la civilisation mo- 542 derne augmente graduellement, et dans une proportion plus ou moins rapide , le nombre de ceux qui sont portés à recourir à la cha- rité. Quel remède apporter à de pareils maux ? L'aumône légale se présente d'abord à l'es- prit ; l'aumône légale sous toutes ses formes, tantôt gratuite , tantôt cachée sous la forme d'un salaire , tantôt accidentelle et passagèi'e dans certains tems , tantôt régulière et per- manente dans d'autres. Mais un examen ap- profondi ne tarde pas à démontrer que ce re- mède qui semble tout à la fois si naturel et si efficace , est d'un emploi très dangereux ; qu'il n'apporte qu'un soulagement trompeur et momentané aux douleurs individuelles , et qu'il envenime les plaies de la société , quelle que soit la manière dont on l'emploie. Reste donc la charité particulière ; celle-là ne saurait produire que des effets utiles. Sa faiblesse même garantit contre ses dangers ; elle soulage beaucoup de misères et n'en fait point naître. Mais en présence du dévelop- pement progressif des classes industrielles , et de tous les maux que le civilisation mélange — 5i3 — aux biens inestimables qif elle produit , la cha- rité individuelle paraît bien faible. Suffisante au moyen-âge , quand Tardeur religieuse lui donnait une immense énergie , et lorsque sa tâche était moins difficile à remplir , le devien- drait-elle de nos jours où le fardeau qu'elle doit supporter est lourd , et oi^i ses forces sont affai- blies ? La charité individuelle est un agent puissant que la société ne doit point mépriser, mais auquel il serait imprudent de se confier : elle est un des moyens et ne saurait être le seul. Que reste-t-il donc à faire? de quel côté tour- ner ses regards? comment adoucir les maux qu'on a la faculté de prévoir , mais non de guérir ? Jusqu'ici j'ai examiné les moyens lucratifs de la misère. Mais n'existe-t-il que cet ordre de moyens? Après avoir songé à soulager les maux ne serait-il pas utile de chercher à les prévenir ? Ne saurait-on empêcher le déplacement rapide delà population, de telle sorte que les hommes ne quittent la terre et ne passent à l'industrie qu'autant que cette dernière peut facilement répondre à leurs besoins ? La somme des richesses nationales ne peut-elle continuer à augmenter ,. — 544 — sans qu^une partie de ceux qui produisent ses richesses aient à maudire la prospérité qu^ils font naître? Est-il impossible d^élablir un rapport plus iîxe et plus régulier entre la production et la consommation des matières manufacturées ? Ne peut-on pas faciliter aux classes ouvrières Faccumulation de Tépargne qui, dans les temps de calamité industrielle, leur permette d^attendre sans mourir le retour de la fortune ? Ici rhorizon s'étend de toutes parts devant moi. Mon sujet s"'agrandit ; je vois une carrière qui s'ouvre , mais je ne puis dans ce moment la parcourir. Le présent mémoire, trop court pour ce que j'avais à traiter, excède déjà cependant les bornes que j'avais cru devoir me prescrire. Les mesures à l'aide desquelles on peut espérer de combattre d'une manière préventive le pau- périsme seront l'objet d'un second ouvrage dont je compte faire hommage l'année prochaine à la Société académique de Cherbourg. |E>'^ DE M. V.°' AVOINE DE CHANîEREYNE , Conseiller a la Cour de Cassation , Lue a la séance publique de la Société Royale Académique de Cherbourg , du 18 décembre 1854, TAR M, AIJG. ASSELIN. Avant de commencer la lecture des Mémoires que notre Société va vous soumettre , elle a cru devoir vous entretenir quelques moments dhm de nos Sociétaires bien recommandable qu'elle vient de perdre , et qui laisse dans le deuil beaucoup d'honorables parents ^ et de véritables amis de notre ville. INI. Victor Avoine de Chantereyne est né à Cherbourg en 1762. Je passe, sans m'y arrêter, — 54G — sur les (lélails de son jeune âge et de son éduca- tion. Il suffit de dire qu''elle a été pour lui comme celle de tous les hommes estimables qui, ayant su se garantir de cette première fougue si péril- leusepour la jeunesse, ont amassé à cette époque des trésors de sagesse et d^une bonne instruction avec laquelle ils deviennent des citoyens pré- cieux pour la patrie qu'ils servent , et pour la société quHls éclairent^ en la rendant nieilleure par leur exemple. M. Avoine de Chantereyne avait embrassé la carrière du droit qui devint foccupation de toute sa vie. Il donna, jeune encore , la preuve de finstruction qu'il y avait acquise en publiant dès 1790 son ouvrage de la Reforme des Lois Civiles. Ce n'était point un code de jurisprudence : un titre aussi ambitieux aurait été impossible à justifier ; mais c'étaient des indications de nou- velles lois , ou des changements qu'il proposait dans les anciennes; c'étaient des matériaux dont il apportait sa part pour l'édifice d'un code civil réclamé alors avec tant d'instances , et qui a été élevé depuis de manière à servir de mo- dèle à toutes les nations. Son ouvrage , quand il parut, fut applaudi, autant pour le zèle de son jeune auteur, que pour Tinstruction qu'il avait su — 547 — répandre dans sa manière de traiter des questions élevées et difficiles. Avant de publier cette théorie des lois , dont nous venons de parler, M. de Cha%itereyne les avait déjà mises en pi-atique dans la profession d'avocat qu''il exerçait depuis plusieurs années au parlement de Paris. Il s'y était fait remarquer assez avantageusement pour avoir été nommé par ses confrères du barreau membre du corps électoral du tiers-état de Paris en 1789. C'était déjà une belle mission , à cette époque , que celle de concourir au choix des membres de cette députation de Paris qui se fit remarquer si hono- rablement à rassemblée constituante. Mais les événements de juillet 1789 imposèrent une bien autre tâche à ce corps électoral. Ce fut lorsque l'assemblée constituante divisée en trois ordres , n'avait pu prendre encore le titre d'assemblée nationale ; ce fut lorsque Paris, bloqué par le camp de Grenelle, avait fermé ses portes, avait proclamé l'insurrection générale , et présentait tous les moyens possibles de la résistance la plus décidée , parce qu'elle était unanime ; ce fut enfin lorsque la Bastille fut attaquée et prise de vive force par le peuple de Parisque ce corps élec- toral s'était réuni d'avance en assemblée délibé- rante prit, par la force des choses et en l'absence de toutes les autorités , le gouvernement de Paris , pourvut, autant que ces circonstances désastreuses purent le permettre , aux moyens de maintenir la sûreté et la propriété , improvisa rétablissement de la garde nationale, se mit en communication avec rassemblée constituante , et prit ainsi une part glorieuse à une lutte d'où dépendait la destinée de la France. Cette lutte se termina le 17 juillet par l'arrivée de LouisXVI, dans Fenceinte de ce corps électoral auquel il venait apporter la paix , c'est-à-dire annoncer le renvoi des troupes qui formaient le camp de Grenelle , et la levée du blocus de Paris. Une médaille destinée à chacun des électeurs de Paris fut frappée pour consacrer le souvenir de ce grand jour. Tant que ce corps électoral remplissait de si grands devoirs , M. de Chantereyne continua , comme tous ses collègues , à rester dans Paris , malgré la difficulté de s'y maintenir sans état , et avec les inquiétudes inséparables d'un grand mouvement comme celui qui venait de se passer. Mais ce corps , une fois dissous, et sa mission terminée , il aspirait au moment où il pourrait revenir à Cherbourg. Ce moment arriva bientôt — 549 — d\me manière l)ien lionorable pour lui. Les sections de Cherbourg venaient de faire le choix de leurs fonctionnaires en 179O , et Pavaient nomme , quoiqu'absent, procureur de la com- mune. Il éprouva une grande satisfaction en re- cevant cette nouvelle , et il revint aussitôt sous de si heureuses auspices habiter sa ville natale et s'asseoir au foyer paternel. Il ne le trouva pas paisible et prospère comme il Pavait laissé, mais au contraire dans un état de deuil et de dévas- tation, à la suite de Pacte de sédition et de brigandage du 21 juillet 17B9, dont les habitants de Cherbourg , qui n'avaient pu Pempêcher , avaient du moins tiré une vengeance éclatante en arrêtant eux-mêmes ses criminels auteurs, et en les livrant à toute la riguem' des lois , de manière qu'il n'y eut que quelques jours d'in- tervalle entre le crime et sa punition légale. M. de Chantereyne , revenu à Cherbourg , n'occupa le poste de procureur de la commune que le temps qu'il fallut pour s'y faire remarquer honorablement, car dès l'année suivante, 1791, le corps électoral de la Manche , prévenu en sa faveur par ses antécédents au barreau et aux électeurs de Paris , Penleva à Cherbourg en le nommant un des administrateurs du départe- — 5dO — ment. Il y acquit bientôt assez de nouveaux: titres à la considération pour être nommé Tannée suivante, 1792, procureur général syndic. Il remplissait cette haute et difficile fonction , de manière à ce qu'il fut jugé être le digne succes- seur de M. Frémit de Beaumont , de qui on di- sait qu''on ne pourrait le remplacer, tant il était estimé et regretté. Mais que servent aux fonc- tionnaires le courage, Tinstruction et les inten- tions les plus pures, quand tous les ressorts qui constituent Tordre social sont brisés? Nous étions dans ces jours de calamité où la force aveugle sans frein, sans prévoyance , s'empare du pou- voir , et se met à la place des autorités qu'elle vient de renverser. Le 3i mai, gS , sonna ce jour fatal. Une minorité factieuse et violente , à qui l'audace tenait lieu du nombre , venait d'envahir, en un jour, la convention nationale et la France entière, cette France si belle après quatre ans de révolution C'est de ce jour que datait cette mémorable terreur qui mit toutes les fureurs de l'arbitraire et de la tyrannie à la place de la justice et des lois. Je me suis servi du mot mémorable en parlant de cette terreur, pour que la France ne l'oublie jamais, et soit toujours en garde contre son retour. Je ne vous déroulerai pas, MM., Taffreux tableau de ces longs jours de deuil et de mort que la France a subis. Il sufïit de vous dire , pour le sujet que je traite^ que le parti vainqueur n"' épar- gna pas ses victimes dans le parti vaincu , et que toutes les administrations des villes et des lieux principaux du département de la Manche étaient de ce malheureux, mais honorable parti. Elles avaient suivi Fexemple de la résistance que leur donnait Padministration départementale qui , à Farrivée des deux proconsuls, dont elle connais- sait la mission, prit un arrêté pour leur renvoi du territoire du département , les convoqua eux-mêmes à une assemblée publique où cet an^êté leur fut notifié, non sans de longs débals dans lesquels se distinguèrent plusieurs membres de Padministration , et notamment le procureur général syndic, M. de Chantereyne, qui, après avoir requis Farrêté de leur renvoi, dans le sein de Padministration, en requit Pexécution avec la même fermeté , et eux présents dans cette séance publique. La vengeance de cet acte de courage et de vertu ne se fit pas attendre long-temps. Tous les membres de cette administration , moins un , furent destitués , mis sous la surveillance des — 532 — comités révolutionnaires , leurs arrêts brûlé» sur la place publique. Plusieurs tPentr^eux, M. de Chantereyne le premier, furent emprisonnés par Tordre des proconsuls Prieur et Le Cointre. Il passa dans cet état de captivité plusieurs mois de douleur et d'anxiété, car la sortie des prisons de la terreur était souvent pour être conduit à Paris , d'où on ne revenait pas. Mais des jours meilleurs lui étaient réservés. Ses concitoyens de Cherbourg , après l'avoir réclamé plusieurs fois , obtinrent enfin qu'il serait reconduit dans sa ville, sous la caution que six d'entr'eux signe- raient de la représentation de sa personne. Le beau jour du 9 thermidor mit une heureuse fin à cette garantie qui n'avait plus d'objet. M. Avoine de Chantereyne, pour qui l'oisiveté était un état insupportable, occupa alors diverses fonctions ; entr'autres celle de procureur syndic du district de Cherbourg et de président de l'administration municipale jusqu'à la formation des cours royales. Il fut compris alors dans la formation de celle de Caen , en qualité de pre- mier avocat-général. Celui qui écrit cette notice doit dire que , présent à une audience de la cour dans laquelle M. de Chantereyne lut un long rapport et des conclusions écrites sur un grand procès, il entendit un avocat des plus renommés dire à son confrère assis près de lui : « qu'avons-nous besoin défaire tant de reclier- » ches , et de plaider aussi longuement quand )i une cause est ainsi débattue, et quand tous les )' moyens de part et d'autre sont si bien pré- » sentes?» Il joignit peu d'années après à ce titre d'avocat-général celui de professeur en droit. Il cessa de remplir cette cbaire lorsqu'il fut nommé successivement aux fonctions plus importantes de député de la Manche sous l'empire ; ensuite, de premier président de la cour royale d'Amiens, et enfin de conseiller à la cour de cassation, dont à cause de ses infirmités il voulut cesser de faire parlie_, un mois seulement avant l'événement qui nous en a séparés. Sa nomination de député de la Manche , sous l'empire, fut pour lui le prélude des autres no- minations par le même corps électoral de la Manche , qui l'ont maintenu à plusieurs sessions consécutives. C'est là, MM., qu'il a pu satisfaire son goût dominant pour obliger. Jamais il n'a manqué l'occasion de solliciter un acte de justice j jamais il n'a été réclamé en vain, ni refusé son appui aux malheureux. Ses sorties de sa maison étaient pour faire des démarches dans l'intérêt 23 âes autres , et sa rentrée dans son cabinet était pour écrire et ne pas laisser une lettre sans ré- ponse. Cest ainsi que ce digne magistrat passait sa vie dans une occupation perpétuelle ; et si à la fin il a désiré sa retraite, ce n'était pas pour être oisif, mais pour terminer un ouvrage important: toujours sur le métier, me disait-il, et toujoui'^ interrompu , cVsl Thistoire du droit français sur la succession au trône. Qu'on juge des im- menses recherches qu'il a été obligé de faire pour remonter aux origines , et faire l'analyse historique du changement de tous les règnes depuis Clovis. Puisse cet ouvrage, qui est avancé, tomber dans une main amie qui, en s'honorant elle-même , rendra un grand service à l'étude de l'histoire et du droit français. Et nous, MM., les compatriotes^ je pourrais dire , dans cette réunion, les amis de M. Victor Avoine de Chantereyne , nous le compteroas toujours au nombre des amis de son pays, et de notre ville à laquelle la pensée de toute sa vie a été d'être utile. Je n'entrerai pas dans le détail de tout ce qu'il a mis de zèle , et de ce qu'il a fait de démarches pour ce qui pouvait lui être avantageux. Celte pensée-là domine , jusqu'au dernier acte de sa vie , dans lequel il a ajouté ua ~ 333 — don à perpétuité à la trop faible dotation actuelle de notre bureau de bienfaisance. Ombre de mon vieux ami repose en paix : ta vie entière , pleine de bonnes actions , défendra toujours ta mémoire contre un injuste oubli. LE CHATEAU DE MOMT-HAGUEZ, {NOUVELLE NORMANDE,; Par L.-T.-L. Ragonde. Cil ki prîmes l'adéfia, £ ki li cbasiel compassa , Mult fu sages et corteiz : Or l'en l'appelle Mont-Hagueï. Hastainz i vint cil déserta En feu en flambe l'aluma. (Robert Vace, roman de Roir, vers 384-) PREMIERE PARTIE. OuR le sommet d'une de ces collines grani- tiques qui terminent la pointe de la Hague , cette partie si pittoresque de rancien Cotentin, — 3o8 — on voit, dans la commune de Saint-Germain- des-Vaux , les restes de solides mm'ailles. Na- guères on pouvait encore suivre le plan du bâtiment , dont ces murs construits eu gra- nit ne sont plus que des débris informes et muets. On reconnaissait encore la base des piliers qui avaient dû former la porte d^en- trée d'une enceinte qu'entourait un fossé Wge et profond. La position de ce lieu , dominant à la fois les petits ports d'Omonville , Plainvic et Gomy (i) , les débris de maçonnerie et surtout la trauliion, ne laissent aucun doute sur Texis- tence d'un château fort dans cet endi'oit, qui porte encore le nom de la Tour-FeuilUe. Les monumens historiques se taisent sur ce châ- teau, à moins qu'on ne puisse lui attribuer ce que l'auteur du roman de Roit dit d'un château de IMont-Haguez , détruit par Hastaing et son compagnon Beier , à la côte de fej\ vers le milieu du 9.^ siècle. La légende qu'on va iire, conservée par tradition dans quelques fa- (1) Petits havres dont les noms sont d'origine danoise : ils sont encore très utiles de nos jours aux petits navires qui affrontent habituellement les dangers du cap de la Pague «.'t ont dû être très fréquentés par les Normands pendant leurs invasions ~ 530 — milles de la Ilague , nous a semblé concorder assez bien avec le récit du poète historien des ducs de Normandie. Nous TofFrons donc telle qu on nous l'a contée , sans en pouvoir ga- rantir la vérité, autrement que comme d'une histoire qui a franchi l'espace de vingt géné- rations. Au commencement duIX*^ siècle on vit s'élever dans le nord de la Fiance surtout , ces vastes et redoutables forteresses que le génie prévoyant de Charlemagne voulait opposer aux ravagejs des peuplades du Nord. Confiés à, la garde des comtes et des barons de l'empire fran- çais, ces châteaux devaient protéger les pai- sibles habitans , et leur offrir en tout temps un asile assuré contre l'infatigable rapacité des féroces Scandinaves. Malheureusement il n'eu fut pas ainsi.. C'est à cette époque mémorable que , selon notre légende , il faut fixer la fondation du château de la Tour-Feuillie ou plutôt, ainsi que l'appelle Robert Wace_, château de Mont- Haguez , c'est-à-dire , des monts de la Hague. Ses murs solides , ainsi que ses hautes et paissantes tours munies de balisttjs qui pou- — SCO — valent , au besoin , vomir sans cesse des poutres et une grcle de traits, le protégèrent d'abord contre les attaques des Scandinaves, qui, n'ayant pas Tespoir d'y faire un riche butin, finirent même par conclure une sorte de trêve avec le comte de Mont-Haguez et les habitans du pays , qui les laissèrent paisiblement chercher un abri dans leurs petits havres contre les fureurs de la mer et les dangers d'une côte féconde en naufrages. Parmi les llotilles Scandi- naves que l'inconstance des vents força d'a- border sur les côtes de la Hague , on en remar- qua une commandée par un jeune prince danois nommé Mœren. Sa belle physionomie , sa nais- sance ilhistre, ses manières distinguées, sa douceur contrastant avec la noble fierté que lui inspii'ait sa profession, et toutes ces belles qualités rehaussées par l'attrait séducteur de la jeunesse, firent que Mœren et ses compa- gnons furent reçus avec une bienveillance par- ticulière par les habitans et même par le comte sire Roland de Mont-Haguez , homme habi- tuellement dur et ne rêvant que haches d'armes, lances , fortes épées , casques et cuirasses. Pendant un séjour de trois mois, Mœren qui , pialgré sa jeunesse et la délicatesse apparente de — 361 — sa constitution physique , aimait à se vantei- , ainsi que ses compatriotes , de n*'avoir jamais , depuis qu^il portait les armes, reposé sous un toit iinmo- h'de , ou bu de la bière au coin du feu ^ avait pour- tant fini par venir fréquemment au château , où le Comte le recevait avec une cordialité et une affection motivée sans doute par Ta Jmiratiou que Mœren se plaisait à exprimer pour la salle d'armes du Comte. La légende dit, sans raffirmerhien posi- tivement , que peut-être les fréquentes visites du jeune Scandinave avaient un motif autre que celui d'écouter les longs récits des prouesses du paladin. Elle ajoute que sire Roland avait une fille unique et chérie , la belle Maria, dont les beaux cheveux noirs comme Fébène , la peau blanche comme l'ivoire , et la voix douce et enchante- resse comme les accords d'un luth , semblaient avoir fait sur le coeur du blond Mœren une ira- pression profonde, impression dont le Comte ne s'était pas aperçu , mais qui n'avait pas échappé à la pénétration de ses vassaux , qui souvent , en voyant Mœren accompagner à la promenade sire Roland et sa fille, se disaient entr'eux : « Quel dom- mage que ce beau jeune homme soit un païen ! )> On parla aussi, mais vaguement, d'une visite que Maria , accompagnée de sa nourrice , la bonne Madeleine, avait faite dans la forêt de Nac- S62 queville, à une chapelle desservie par un saint ermite , nommé Clair ( i ) , dont la piété était alors célèbre dans cette contrée. On disait que le jeune Danois s'était , ce jour-là , dii'igé vers cette même chapelle , et que là , des mains du pieux ermite , ils avaient tous les deux reçu la bénédiction nuptiale. Mais on ne parlait de cela que tout bas , et avec une sorte de mystère. Cependant, le retour du printemps ayant ren- du la mer favorable , Moeren fut forcé d'abandon- ner , bien malgré lui , les forêts montueusesi de la, Hague. L'année suivante il reparut chez ses amis : mais obligé d'aller en Scanie accom- plir une mission importante dont Tavait chargé pour la mère patrie le Scandinave Wéland, qui ravageait alors les rives de la Loire , il ne resta que quelques jours au château de Mont-Hague?. (î) Saint Clair , né à Clochester vers le milieu du IX.'' siècle, fuyant l'hymen que son père voulait lui faire contrac-. ter en Angleterre , s'en vint débarquer à Cherbourg , et se relira dans un hcrmitage dans les bois de INacqueville , où il se rendit célèbre par sa pie'té et ses miracles. "Voir la vie de ce saint, par M. l'alîbé Démons, imprime'e à Cherbourg en 1828. — 503 -^ Une année s^écoula depuis ce dernier dépait de Moeren , sans que la présence d'aucune l)ar- que danoise fût signalée sur nos côtes par les sen- tinelles que les comtes étaient obligés d'entrete- nir sur les hauteurs voisines de la mer (i). Enlm au printemps de Tannée suivante , le comte sire Pioland apprit tout-à-coup qu'avec plus de fiueur que jamais , et sans épargner qui que ce fût , les Scandinaves recommençaient leurs ravages , et que déjà son ami, le comte de Cherbourg, serré de près dans son château par une bande nombreuse de Normands débarqués à Pembouchure de la Saire (2) , implorait son assistance. N'écoutant qu'un courage intrépide, il vola au secours de ses voisins les Cherbourgeois , avec l'élite de ses hommes d'armes. Malgré son empressement il arriva encore trop tard : il trouva le comté de son ami tout dévasté, la ville et le château, in- cendiés (5) ; le comte de Cherbourg lui-même , amsi que la plupart de ses vassaux , ne pouvan*: échapper à la fureur de l'ennemi , étaient tombés après une vigoureuse résistance. (l)On trouve encore plusieurs petits camps retranchés ' sur ces hauteurs. (2) Nos historiens rapportent à cette époque Texpckii- tion de Hastings et sa féroce dévastation du Cotentiu. ('3)Hastings etBeier ineendicrentCherbourg vorslV.i! 851 . — 564 — Quelques débiles vieillards qui, dédaignés pai^ le vainqueur^ restés seuls au milieu des cendres de leurs habitations , où ils semblaient , dans leur désespoir , attendre une mort que la famine rendait inévitable , donnèrent à sire Roland des détails sur la défaite de son ami. Ils lui apprirent en outre que les Normands venaient de s'em- barquer , et qu'une partie de leurs nefs avaient , au lever du soleil, cinglé vers les ports de la Hague. Epouvanté de cette nouvelle , le Comte alors craint pom- ce quil a de plus cher. Il s'empresse de regagner son château pour le défendre, en repousser l'ennemi, ou y trouver un trépas glorieux en s'ensevelissant sous ses ruines. Plein de funestes pressentimens il hâtait sa marche , pressant ses soldats dont l'ardeur belliqueuse n'aspirait qu'à se mesurer contre les Normands. Plût au ciel que les Neustriens et tous les Français eussent eu alors le même courage que nos montagnards du Cotentin ! Après une marche forcée de deux heures , le Comte et ses soldats parvinrent sur les hauteurs de Digulville (i) , d'où ils pouvaient découvrir (1) C'est un des poinls les plus élevés de la côlc a k lieues ouest de Chcibouig : on y découvre fréquemment — 363 — le clijiteau de Mont-Haguez , et quelques-uM^ des populeux villages qui Tavoisinaient , et dont jusques-là il avait toujours été le protecteur assuré. Vingt barques normandes occupaient le petit havre de Plainvic ; le château paraissait intact : mais bientôt des cris lointains et confus attirèrent les regards vers le village le plus voisin du château , et des tourbillons de fumée offrirent alors aux regards le commencement d\in affreux désastre. Bientôt aussi on découvrit la troupe des pirates : ils sortaient du village devenu la proie des flammes; poursuivis par une troupe de paysans armés , ils emmenaient des troupeaux. La retraite des Normands se faisait en bon ordre. Ils semblaient vouloir regagner le havre où étaient leui-s nefs. Sire Roland descend alors la colline pour gagner le rivage de la mer, et tâcher d'arriver au havre de Plainvic avant les Normands, de leur arracher leur butin et de venger ainsi Fincendie des possessions de ses vassaux. d^anciennes sépultures , et sur un monticule on volt encore vin de ces petits camps retranchés dont nous avons parlé dans la note ci-dessus, page 363. ^ 560 -- A Tàrrivée du Comte et de ses hommes d'ar- mes , déjà les pirates se disposaient à partir ; les uns embarquaient le butin , consistant surtout en troupeaux , tandis que les autres repoussaient les attaques des paysans qui s'étaient acharnés à leur poursuite. La présence inattendue du Comte changea tout à coup la face du combat , auquel les Normands semblaient attacher si peu de prix que la moitié d'entr'eux n'y prenaient point de part ; mais soudain attaqués vigoureusement par le Comte, ils furent contraints d'appeler tous leurs camarades à leur aide, et, peu inquiets de leur butin, ilsnesongèrentplus qu'à combattre un enne- mi qu'alors ils reconnaissaient digne d'eux. Le combat fut terrible et acharné de part et d'autre. Le Comte se battait comme un jeune guerrier. Des renforts lui arrivaient de toutes parts et les pirates allaient être accablés par le nombre et la valeur tout à la fois , quand un de leurs chefs donna le signal de la retraite en frappant sur vme des bosses de son bouclier. Alors les Scan- dinaves se rembarquent en se défendant avec courage et en ordre, chantant une de leurs sagas dont le refrain « Un brave doit attaquer un ennemi seul, se défendre contre deux, ne pas céder à trois, mais sans honte il peut fuir devant quatre », peint hien , selon nous , le vrai courage qui caracté-' risait alors la race Scandinave et qui semble encore être de nos jours le caractère de la bravoure de leurs descendans. Les nefs normandes s'éloignent rapidement duportdePlainvic, abandonnant sur le ri^^age tout leur butin et les corps de quelques-uns de leurs camarades qui avaient péri dans le combat. Le Comte , inquiet sur le sort de sa fille , et pressé d'aller lui apprendre sa victoire , laisse ses vas- saux recueillir les objets que les pirates leur avaient enlevés , et il se rend en liàte au château de Mont-Haguez. Il le trouve presque désert; car les hommes d'armes laissés pour sa garde , voyant le combat qui se livrait sous leurs yeux sur les boids de la mer , étaient sortis du château pour y prendre part ; et maintenant ils étaient encore ou sur le champ de bataille ou au village voisin, tâchant d'éteindre les restes de l'incendie. Le Comte se rend à l'appartement de sa fille. Des lamentations , des sanglots profonds, des cris de désespoir frappent ses oreilles. A l'arrivée de son père Maria s'évanouit dans les bras de sa nourrice qui elle-même en proie au plus violent désespoir, s'écrie : — Ah ! sire Roland , j'ai tout perdu ils m'ont tout enlevé.... La maison que vous — 3C3 — m'aviez fait construire , les barbares l'ont réduite eu cendres... et..» De profonds sanglots l'arrêtent. Le Comte, qui croit que sa fîUe et sa nourrice sont sous Finfluence de la peur des ennemis , s'empresse de leur raconter sa victoire et qu'il vient de forcer les Normands de fuir. Maria,, à la voix de son père , a rouvert les yeux ; mais hélas ! ce n'est que pour faire entendre des pa- roles sans suite et inexplicables pour le Comte. Sire Roland ne sait plus comment s'y prendre pour les consoler. Enfin, son nom qu'il entend prononcer par plusieurs voix dans la cour du château vient fort à propos détourner son atten- tion. Il va ouvrir une fenêtre donnant sur la cour et demander ce qu'on lui veut. — Voici , lui répond un de ses vassaux , un enfant que les Normands avaient abandonné sur le rivage. On ne peut découvrir à qui il appartient. — Le Comte qui ne se trouve nullement à sa place à consoler deux femmes , s'empresse de descendre dans la cour. Pour Maria et sa nourrice , ces mots : J^oîci un enfant^ les ont fait tressaillir, et leur désespoir s'est apaisé comme par enchantement. Sire Roland , descendu dans la cour , s'approche d'une femm.e qui portait l'enfant dans ses bras. Celui-ci sovu'it au Comte , lui tend ses deux — 509 — petites mains comme pour le caresser et implo- rer sa protection. Ces gestes si simples et si na- turels aux. enfans attendrissent le paladin 5 il embrasse cette innocente créature dont la layette semblait annoncer des parens plus riches qu'aucun de ses vassaux ; il le prend dans ses bras et court le porter à sa fille et à Madeleine , dans Tespoir de faire diversion à leur douleur. Maria et sa nourrice se disposaient à aller rejoindre sire Roland dans la Ct>ur du château , quand il vient avec empressement leurprésenter Tenfant. Elles passent alors du plus alFreux désespoir à la joie la plus folle : elles arrachent en quelque sorte Penfant des mains du Comte pour Taccabler tour-à-tour des plus vives caresses ; elles se font vingt fois raconter la manière dont cet enfant a été trouvé sur le rivage. « Après le combat , dit un des paysans, comme tous les objets enlevés par les pirates étaient à-peu-près retrouvés , et que nous nous disposions à abandonner la grève de Plainvic , les cris et les vagissemens d'un enfant se font entendre entre des rochers que la mer montante entourait déjà de ses ondes. Nous courons alors de ce côté et nous apercevons avec étonnement cet enfant dans un berceau soulevé par la vague 24 — 570 — et prêt à se laisser aller en dérive. Nous nous sommes empressés de Tarracher à une mort qui quelques instants plus tard , était inévitable , et personne ne Payant réclamé , nous sommes venus rapporter au château. » — Eh bien , mes amis , n'a-t-on pas raison de dire que ce que Dieu garde est bien gardé ? ( Dans le langage du temps , on disait : ce que Di ^ard est bien garde'.) Puisque personne ne réclame cet enf£.nt si miraculeusement sauvé , je veux lui servir de père. Pour toi , bonne Made- leine , tu lui prodigues des caresses de si bon cœur , que je ne te demande pas si tu veux lui servir de nourrice. — Ah ! sire Roland , vous avez bien raison , ce que Di gard est bien gardé, répond-elle avec empressement. Oh ! cher enfant , je ne te quitterai plus qu'avec la vie. Oui, ce que Di gard est bien garde' , répéta- t-elle encore plusieurs fois. Le Comte laisse sa fille et la bonne Madeleine prodiguer les soins et les caresses à Porphelin qu'il venait d'adopter : ennemi généreux , il ne veut pas laisser sans sépulture ceux des pirates qui t ont morts en combattant , et il donne ses ordres afin que le lendemain on célèbre leurs funérailles. Leur tombe , selon la coutume 371 Scandinave , s'éleva sur les bords de la mer. Ou fait voir à Test du havre de Plainvic une tombelle que Ton assure recouvrir les cendres des Nor- mands tombés dans ce combat. Un bloc de granit planté verticalement sur cette tombe, rappelle les pierres grisâtres qui s'élevaient sur la tombe des héros d'Ossian. DEUXIÈME PARTIE. Depuis ce jour que sire Roland repoussa si valeureusement les Normands, dix-sept ans se sont écoulés et des événements bien désastreux ont désolé la malheureuse Neustrie. Le Cotentin n'a pas été plus épargné que le reste de cette province. Châteaux-forts qui deviez protéger les citoyens de toutes classes, élevés par l'inutile prévoyance d'un grand monarque , ainsi que de frêles roseaux , vos tours majestueuses ont incliné leurs fronts supei^bes au passage de ce teirible ouragan fondant sur vous du Septentrion ! Et vous pieux asiles de la science , de laphilantropie et de l'austérité , monastères construits et riche- ment dotés par nos religieux ancêtres , ainsi que les redoutables citadelles , vous ne présentez plus que des amas de cendres et de ruines. Savant monastère de Nanteuil , riche abbaye du Ham , — 572 — pieuse relraite de Malduin, vous tous _, châteaux hospitaliers de Monleliourg , Garillant , Méliant , Mont-Haguez , et tant d''autres lieux dont les noms à peine sont parvenus jusqu^à nous, le pèlerin , le voyageur , ne peuvent plus aller frapper à vos portes hospitalières, quand la nuit les a surpris : aussi il n'y a plus de pèlerin qui aille visiter les saintes reliques , plus de mar- chand forain apportant les riches tissus , les brillantes pierreries et les parfums deFOrient. Nulle part on ne voit de champs cultivés : le fer et la flamme ont dévoré jusqu'à la plupart de ces majestueusesforêts(i), témoins, dix siècles aupara- vant , des rits mystérieux des Druides. Les bêtes fauves , quelques animaux domestiques rendus à l'état sauvage par la disparition de leurs maîtres, de loin à loin et cachés dans les plus sombres re- traites, quelques vieillards succombant sous le poids de la misère, un petit nombre de femmes et d'enfans dont la faim et les privations de toute espèce ont décomposé les traits , sont maintenant les seuls habitans de ce pays , jadis si riche et si populeux. (1) Dans toute l'étendue des vastes bruyères de cette partie du nord de la Manche, on trouve sous la couche de terre de bruyères des cendres , des charbons et d'énormes souches qui prouvent qu'il y existait jadis des forêts qui ont été incendiées. 375 Tel était le spectacle qu'ofifraient nos contrées quand Charles-le-Simple céda la Neustrie au nor- wégien Rollon , dont le christianisme s'était chargé d'adoucir les moeurs barbares. Cet état de désolation avait sans doute beaucoup contriljué à rendre sombres et mélancoliques les traits d'un cavalier normand qui, monté sur un vigoureux coursier, par une belle matinée de printemps, arrivait au châteu du Mont-Hague;6 qui, comme nous l'avons déjà dit, n'offrait plus que des ruines. Notre cavalier qui paraissait connaître parfai- tement ces lieux, descendit de son cheval et par- courut rapidement l'intérieur de l'enceinte du château ruiné : mais personne ne s'offrit à ses regards. Alors sa physionomie prit une expres- sion de douleur et d'accablement ; des soupirs s'échappaient de sa poitrine et des pleurs mouil- laient ses joues vermeilles. Enfin, au détour d'un des angles de l'enceinte extérieure , il aperçut, assis sur un carreau de granit et le dos appuyé contre un pan de muraille , un vieillard aveugle qui , sous les haillons de la misère , conservait encore une sorte de dignité. L'étranger l'aborda, précipitamment. — Vieillard, lui dit-il, daignez m'apprendre ce qiîc sont devenus les maîtres de ce château. — 374 — — Qui m^adresse cette question? répond le vieillard. Est-ce qu^il se trouve maintenant quel- qu\in portant intérêt à celui qui fut le maître de cette demeure avant qu^elle ne fut réduite en ruines qui n'ont plus besoin de maître ? Je ne le pensais pas : mais qui que vous soyez, vous, dont la voix ne m'est pas inconnue et reporte mes sou- venirs au temps où commencèrent mes malheurs, vous voyez en moi celui qui commanda dans ce château, gouverna cette contrée et en protégea les habitants tant que ses bras et ses yeux lui prêtè- rent leur secours , mais qui dut succomber quand le nombre Taccabla et que ses forces l'abandon- nèrent. — Eh ! quoi , s'écrie l'étranger avec un ac- cent où la joie, la douleur et Tinquie'tude sem- blaient se confondre , vous seriez sire Roland ? — De grâce, Comte , hâtez-vous , je vous en supplie, de répondre à une seule question. Un jour que, vous devez vous en souvenir , vous repoussâtes si vigoureusement une troupe de Scan- dinaves débarqués dans un de vos ports, n'avez- vous pas trouvé un jeune enfant abandonné sur le rivage? Qu'est -il devenu? Vit-il encore? ou son père aurait-il été cruellement puni d'avoir voulu ravir un enfant à la tendresse de sa mère ? 375 — Etranger , répond le Comte , cet entant a été sauvé; il vit, et c"'estraon fils : car c^est à son courageux dévouement que je dois d'avoir sur vécu à la ruine de ma demeure et à la dévastation de cette contrée. Mais vous, daignez à votre tour m'apprendre comment vous savez mon nom , que je ne croyais plus connu de personne dans Tuni- vers , et pour quel motif vous portez un si vif intérêt à celui que j'ai adopté pour fils. — Vous n*'avez peut-être pas oublié , répon- dit l'étranger, le nom de Moeren , ce jeune Scan- dinave qui autrefois reçut l'hospitalité chez vous ; eh bien ! je suis ce Moeren, qui, abusant des droits et manquant aux devoirs que m'imposait une secrète union , ratifiée par un ministre du Dieu des chrétiens , voulus enlever à une mère le fruit de notre mutuel amour. Je l'emportais dans mes bras, à la faveur du désordre causé par notre apparition soudaine , cet enfant que vous m'annoncez vivre encore , quand une flè- che, lancée par un de vos gens, me blessa dan- gereusement. Mes soldats furieux s'abandon- nèrent alors à toute la rage de la vengeance , et moi , ayant perdu connaissance , je fus transporté à bord de mon vaisseau où je ne repris mes sens que pour me livrer au doses- — 570 — poir en apprenant la défaite de mes soldats et l'abandon sur le rivage de ce que j'avais de plus cher dans Punivers. Mais hélas! la mère de mon fils , celle que j'avais le droit de nommer mon épouse , et dont je tremble de prononcer le nom , votre fille .... Maria. . . . A ce nom le vieillard , déjà vivement ému , pousse de profonds soupirs ; des larmes s'échap- pent de ses yeux , qui ne sont plus destinés que pour cet usage. Moeren , suffoqué par de dou- loureux sanglots, se précipite aussitôt dans les bras du vieillard, et tous deux, se serrant étroi- tement , s'arrosent de Wmes abondantes. Tout-à-coup paraît un grand jeune homme , i à la chevelure blonde et ondoyante : il est in- terdit d'un spectacle inexplicable pour lui. Le vieillard, qui a reconnu sa voix , s'écrie en san- glotant : « Ton père , ô mon fils! )> Le jeune hom- me, chez qui sans doute alors la voix secrète de la nature se fait entendre , se précipite spon- tanément dans les bras de Moeren. Alors leurs pleurs et leurs baisers se confondent : on n'en- tend plus que ces mots : « Mes enfants — mon fils. . .mon père . . . Oh! ne nous séparons plus I »... Cependant les Normands que Moeren avait laissés à quelque distance des ruines du château , — 577 — mquiels de ne le voir point reparaître , s^étant rapprocliés , vinrent par leur présence mettre lin à cette scène d'émotions causées tout-à-la-fois par le plaisir , la joie et des souvenirs de dou- leur. Après ces premiers épanchemens du coeur , Moeren apprit du vieux Comte , en versant des torrens de larmes, la mort de Maria; elle avait depuis dix ans succombé à des chagrins secrets ; il donna aussi des détails sur la ruine du château de Mont-Haguez et le massacre des paysans du canton, il y avait deux ans; et le voile mystérieux qui semblait cacher impénétrablement la nais- sance du fils adoptif du vieux Comte fut aussi (out-à-fait soulevé. Moeren fit connaître à son tour à sire Roland la cession de la Neustrie que le roi de France, C^harles-le-Simple, venait de faire à Rollon. Dans le partage que ce chef en avait fait entre les ofïiciers et les soldats de son armée , Moeren avait demandé et obtenu le pays où se trou- vaient des lieux qui lui rappelaient de touchants souvenirs , et qui peut-être renfermaient encore les objets de ses constantes affections. — 578 — Maintenant rien , si ce n^est le souvenir de celle qui n'était plus, ne devait troubler leur existence ; car tout faisait présager que ces con- trées , si long-temps malheureuses , allaient être désormais tranquilles. Sire Roland , dans le nou- veau château que Moeren fit élever , quoiqu'il re- grettât quelquefois Féclat dont brillaient, dans sa première jeunesse, les paladins de Charlema- gne , ne tarda pas pourtant à préférer le sage et fort gouvernement de Rollon à la faiblesse et à Tineptie des derniers Carlovingiens. Notre légende nous apprend que Moeren, ainsi que la plupart des chefs normands, qui avec Rollon embrassèrent le christianisme, alla au bout de quelques années finir ses jours dans un monastère ; que son fils devenu un des plus puis- sans barons du nouveau duché de Normandie conserva pour devise , par un souvenir pieux , ainsi que ses descendans , ces mots prononcés par son aïeul , lorsqu'il avait été sauvé miraculeu- sement des flots : « Ce que Di gard est bien ga?-' dé; » et que dans les combats , Di gard était le cri de guerre de ses gens d'armes. Le dernier des petits-fils de Moeren périt en Palestine , ayant accompagné le roi Richard dans son aven- tureuse croisade. Son fief, par l'absence d'héri- — 579 — tiers en ligne masculine , rentra dans le domaine ducal ; mais les hommes de ce fief conservèrent le nom et la devise de leurs anciens barons , et c^est de là que plusieurs familles de ces vassaux prirent , (quand vint Fusage des noms de famille auxquels , excepté les Romains , aucun peuple de Tantiquité n'avait songé , ) le nom de Digard si commun encore de nos jours dans les deux ou trois communes du nord du département de la Manche et surtout à S.t-Germain des Vaux. I •i i m SONNETS. LE Mont %,i^Mïchcl, 1854, PAR JULIEN TRAVERS. XXVANT rinvasion de César, le Mont-S.t-Michel était consacré à Bélénus , TApoUon , le dieu- soleil des Gaulois. Neuf druidesses habitaient ce mont , au pied duquel s"'étendaient , d'un côté — 382 — l'immense Atlantique , de l'autre Timmense forêt de Scicy. Les prêtresses duBélénus ne rendaient pas seulement des oracles ; elles préparaient des flèches dont la vertu calmait les tempêtes. Un jeune marin les lançait dans les flots, et à son re- tour, il payait voluptueusementla rançon du navire dans les grottes mystérieuses des druidesses. En pénétrant chez les Jbrincatui , les Romains consacrèrent le Mont-Bélénus au plus grand de leurs dieux , et , jusqu'à l'arrivée des premiers chrétiens, il fut novaxxiéMont-de-Jupiter^Mons- Jo\^is ou Mont- J on. Les ermites qui s'y établirent lui donnèrent le nom de Mons-Tumha, Mons inpericiilo maris ^ (^Mont-Tumbay Mont au péril de la mer.) Tant que dura leur ferveur, Dieu protégea ces pieux ermites. Chaque matin , un âne, seul et sans guide , leur apportait des vivres , que leur envoyait le pasteur de Beauvoir. Un loup dévora l'âne ; les ermites furent un jour sans manger ; mais un arrêt de la providence condamna le loup meurtrier à remplir les fonctions quotidiennes de sa victime. Ce miracle ne fut qu'un prélude. Vers l'an 708, saint Michel- Archange apparaît — 585 ~ en songe à saint Aubert, évêque d^Avranches, Il lui ordonne de construire en son honneur une église sur le Mont-Tumba , qui prendra désor- mais le nom de chef de la milice céleste. Saint Aubert ne se rend pas à cette première injonc- tion. L'Archange lui apparaît de nouveau, et lui réitère Tordi^e qu''il lui a donné. Saint Aubert craint que cette vision ne soit un piège du diable ; il diffère encore. Saint Michel lui apparaît une troisième fois , et , pour dissiper son doute , il lui applique sur la tête un de ses doigts , qui s^ enfonce et y fait un trou profond. De ce mo- ment , révèque ne balança plus. Son appel aux chrétiens est entendu. UArchange lui révèle ses volontés. « Vas, lui dit-il, au sommet du Mont ; des voleurs viennent d^ attacher un taureau ; ma basihque doit avoir Tétendue de la terre que ses pieds auront foulée. Un énorme rocher, oenti'e lequel toute force humaine est impuissante, nuit à la construction de Tédifice ; le pied d'un enfant précipitera cette masse jusque dans les flots. » Ces miracles accomplis , advint un nouveau miracle. Le Mont n'avait pas d'eau douce. Saint Aubert frappe le roc de son bâton pastoral , et il en fait jaillir une source, non seulement utile aux usages ordinaires, mais encore très propre — 584 — à guérir la plupart des maladies. ( Fons eni- pit non modo usibus humanis necessarius, sed curandis -variis morbis optissimus. neustria piA, p. 372 ). Cependant saint Aubert était dans Taffliction : il ne pouvait montrer aux fidèles aucune relique de rArehange. Celui-ci lui apparaît encore en songe , et , d'après son ordre , Févêque envoie des moines auMont-Gargan, ditMont-S.t-Michel, en Italie , pour demander un fragment du man- teau rouge qu'avait apporté le bienheureux, et un morceau du marbre sur lequel il s'était assis. Ces reliques furent accordées au moines, qui mirent un an à faire ce voyage. Quel fut leur étonnement à leur retour ! La mer avait englouti la forêt voisine du Mont-S.t-Micliel et séparé celte île du rivage par une grève blanche et unie. Après la dédicace de l'église, des reliques d'une plus haute importance y furent apportées par des envoyés de THibernie (Irlande). Un serpent monstrueux avait ravagé celte malheureuse contrée. Il dévorait hommes , femmes, enfants, et son haleine empestée faisait périr arbres et moissons. Après trois jours de jeûne et de prières, les habitants armés s'avancent pour combattre ~ 38J> — le monstre ; les prêtres les précèdent avec tous les insignes du culte. Ils approchent le serpent infernal est étendu sur la terre ; ils invoquent le ciel, et se précipitent sur leur ennemi — O sur- prise ! il était froid , il était mort , et près de lui se trouvaient un glaive et un petit bouclier. Alors ils conjui'èrent le Dieu tout-puissant de leur faire connaître le vainqueur. Saint-Michel se dé- clara leur libérateur , et ordonna de porter ses armes au mont dédié à sa mémoire. Les Hiberniens ne connaissaient dans ce cas que le Mont-Gargan. Quatre envoyés passent la mer avec le glaive et le bouclier de S.t-Michel. Ils se dirigent vers Tltalie ; mais un miracle jette le trouble dans leur esprit : chaque matin , ils se retrouvent au lieu d'où ils étaient partis la veille. Ils demandent conseil à TArchange, qui leur prescrit déporter ses armes, non pas au Mont-Saiut-Michel en Italie, mais au Mont-Saint- Michel au péril de la mer. Les députés obéirent avec joie , et , pendant dix siècles , ces reliques inappréciables attirèrent des milliers de pèlerins à ce Mont célèbre. On sait quels pèlerins y viennent aujourd"'hai: les parents , les amis désolés déjeunes hommes ([uYgara leur énergie , et dont le succès dut 25 — 386 — tromper retpoii\ Le Mont de TArchange est le rocher de Prométhée. Les chefs-d^œuvre d^architecture qui le cou- ronnent ont failli périr dans la nuit du 23 octobre ib'à/\. Un instant, la liberté fut rendue aux pri- sonniers , qui , au lieu de tenter Tévasion, dé- ployèrent un grand courage à combattre Vincen- die, et contribuèrent beaucoup à sauver ce qui reste du monument. Ce préambule nous a paru nécessaire à Tintel- ligence du petit poème que Ton va lire. Il nous dispense d'un grand nombre de notes, et nous donne Toccasion d'exprimer ici le vœu général, savoir : que le gouvernement veille à la conser- vation de Tun des plus précieux monuments de notre histoire , et que la clémence royale en tienne à jamais les portes ouvertes (i). (1) Depuis que celte préface est écrite, la plupart des dé- tenus politiques ont été graciés. POEME. (Un jeune marin gaulois vient de tioieiser la foret de Scicy. Saui>é desjlots par la çerlu desjlèclies que les Druidesses lui vendirent , il invoque, pour les payer dignement , le secours de Bclénus. Sa prière commence le poème. J 1 " J'ai passé de Scicy le bois mystérieux. " Sous le couteau sacré le sang d'une victime " Inondait le granit pour consulter les cieux,: ■ Ainsi l'on préludait au jugement d'un crime. » Pendant que le druide est l'organe des dieux , " Je gravis en tremblant ta montagne sublime , — 388 — •> Bélénus ; car je viens pour acquitter des vœux , » Qui naguèi'e ont sauvé mon vaisseau de l'abime. » Ami de la nature , ô soleil , dieu du jour , » Je me dois tout entier à tes saintes prétresses ; « Leurs javelots puissants m'ont valu mon retour. » Qu'un rayon de tes feux circule en mes caresses, » Et sur ce roc , enfin , tes belles druidesses » Recevront un mortel digne de leur amour. » II. Le dieu répond à ses prières : « Imprudent , quel est ton de'sir ! » Des volcans comble les cratères, » Ou les volcans vont t^engloutir. » Et , dans les grottes solitaires , Il buvait déjà le plaisir — 3«9 — Que les ardentes insulaires Versaient.... à le faire mourir 1 Et son inquiet équipage En vain l'attendit au rivage ; lie nautonnier ne revint pas. Seulement on vit, éperdues , Les druidesses demi-nues, S'écriant ; « qu'il meure en nos bras ! III. A la délirante menace • Des prophétesscs en fureur , Bélénus a voilé sa face , Sans leur inspirer la terreur. L'enivrant filet qui l'enlace Du maiinicr dompte l'ardeur. — 390 — C'est fait de lui ! —Mais, plein d'audace , Quel est donc ce peuple vengeur ? — Il faut que la bonté fi nisse . Pour balayer chaque immondice , Tôt ou tard il vient un fléau. Les druidesses inhumaines Tombent sous les armes romaines ; L'antre impudique est leur tombeau, IV. Quand Bélénus quitta cette retraite immonde Où venait de sévir la justice du fer. Au pied de la montagne , et du côté de l'onde , Le conquérant bâtit un temple à Jupiter. Cinq siècles écoulés , d'autres vain queurs du monde i\ Jettent des dieux menteurs les débris à la mer ^ îç| I — 5î)i — Et le Mont-Jou devient la retraite profonde Où des moines pieux mangent un pain amei . S'ils sortent quelquefois de cette solitude, C'est pour prêcher le Christ devant la mullitude. L'Armoricain docile apprend d'eux son devoir. De cette vie austère il aime le spectacle, Et croit facilement au dieu dont un miracle Leur porte , chaque jour, des vivres de Beauvoir. V. Or de Beauvoir le serviteur unique , Qui, dans les flancs d'un double mannequin, Portait pitance, était une bourrique Qu'on attendit vainement un matin. Pour son malheur, la bête pacifique Avait d'iui loup fait jcncouire en chemin, — 592 — Loup criminel , qui , d'une dent inique , Dévora l'âne et pilla le festin. Ce fut un jour de jeûne au monastère. Le lendemain , dès l'aube et la prière , Le loup survient, chargé d'un lourd panier. Dans son oeil triste on lit cette sentence : Que, de ce jour où sa peine commence, Du monastère il «st grand pannetier. VI. Long-temps de ça , passe en Neustrie Un favori de l'Eternel, Le vainqueur de l'idolâtrie, L'intrépide Archange-Michel . Le bois vaste , la mer unie Offrent un coup-d'œil solennel. — 395 — « Ah ! que ma gloire soit ternie ; • Que je cesse d'être immortel , » Si par sa belle cathédrale » Ce mont hardi bientôt n'égale , » Ma basilique du Gargan , » Et si , par l'or de ma statue , » Le haut clocher ne fend la nue , » Et n'émerveille l'océan. » VII. La montagne tressaille aux paroles de l'Ange, Qui , soudain d'un coup-d'œil , a quitté le liésert, Et vole , plein d'espoir et loin de sa phalange , Vers le palais où dort l'évéque S.t-Aubert. * A ce g'aivc de feu connais Michel-Archange , — 594 — » Qui , dans mille combats , de gloii-e s'est couvert , » Dit-il; et qui, vainqueur, a droit à la louange^ » Et pour un monument, cette nuit te requiert. » Lève-toi : d'un moutier d''une beauté divine » Couronne , en peu de mois , la montagne voisine » Je la protégerai , nomme-la de mon nom. » Le pasteur se re'veille , et pense qu'un tel songe Est peut-être venu de l'esprit de mensonge Il eut jusqu'à trois fois la même vision. VIII. De la dernière il garda souvenance Jusqu'à sa mort ; car Michel , irrité De retrouver saint Aubert en balance , Punit enfin son incrédulité. . Plus grand que loi me doit l'obéissance , — 593 — » Plus grand que toi cède à ma volonté. » L'Archange dit , et trace avec puissance Un trait sanglant de sa sévérité. Dans l'os frontal une profonde empreinte Met saint Aubert au-dessus de la crainte ; Il va partout montrant le sceau divin. De ses discours il enchante l'oreille; L'or et les bras abondent. . ..c'est merveille. Mont de Tumba, quel sera ton destin ! IX. Et la vision première Apparaît au saint pasteur ; • Sur le sol du monastère » Dont je suis le fondateur , » \ a , dit l'Ange de lumièl'c ; — 596 — » A son sommet un voleur » Attacha la nuit dernière » Une génisse en fureur. » Toute la terre foulée • Par la génisse volée » Portera le monument , » Gloire de ta prélature , » Et de la race future • Eternel étonnement. X. » Mais sur le rocher ënorme •> Se dresse un second rocher T ■> Du sommet qu'il rend difforme » Hâtons-nous de l'arracher. » Pour unir la plate-forme — 597 — » Qu'embellira mon clocher , » Un pied sur la masse informe " Suffit pour la détacher ; » Non le soulier des chanoines , » Non la sandale des moines , •> Non l'éperon triomphant, » Ni la soque de l'Ibère , » Ni la mule du S.t-Père ; » Mais le pied nu d'un enfant. » XI. Tout cela s'accompUt devant la foule immense , Qui , sous les yeux d'Aubert , rivalise d'ardeur , Et dans son travail seul trouve sa récompense. On no revit jamais une telle ferveur. L'œuvre louche à sa fin. Là sera la puissance — 598 — Du belliqueux Michel ; là son nom protecteur Sera le boulevard du royaume de France ; Là seront les trésors de sa haute faveur. Mais le plus grand trésor de toute basilique , Un lambeau précieux , une sainte i-elique , N'attirent pas la foule au monument nouveau. Douze moines d'Aubeit sont partis en message. Les moines du Gargan , pour prix de leur vojage , Leur donnent de l'Archange un coupon de manteau . XII. Devisant de leur entreprise , Comme ils reviennent , tout joyeux De rapporter dans leur valise Un pan d'habit du bienheureux ; ' ]a \ — 599 — Comme déjà de leur église S'offre le clocher radieux, Quel étrange objet de surprise Des députés frappe les yeux ! De Scicy la forêt antique Et son village pacifique , Subissant un affreux revers, Gisaient sous la mer azurée , Et donnaient à cette contrée L'aspect d'un nouvel univers (^\). XIÏI. Un immense grévage Dès-lors a séparé (i) Saltus arenâ refertos adeo mîrati sunt , ut novum orheni se ingressos putaverint. Neustria Vi\, p. 37a. — 400 — Le mont et le rivage. : — Bonheur inespéré ! Peuple , reprends courage : Vois ce coupon sacré I Après les jours d'orage. Le ciel s'est redoré. — Le roc opiniâtre N'avait qu'une eau sauniâlre; Saint-Michel la tarit. Et près du sanctuaire , Une onde salutaire De tous les maux guérit. XIV. En ce temps-là, dit la vieille chronique, Dont les récits , féconds en merveilleux , —. 401 — Charment encor ma muse sympathique , Comme ils chai niaient nos crédules aïeux ; En ce temps-là , bien loin de l'Armorique j La mer vomit un serpent monstrueux , Dont la fureur , sur la plage hibernique , Infestait l'air et de soufre et de feux. De son œil noir la prunelle sanglante Dardait l'éclair , et nulle âme vivante N'eût affronté ce rapide fléau. Des glaives nus hérissaient ses écailles ; Chaque matin , ses profondes entrailles De cent chrétiens devenaient le tombeau. XV. Pour triompher de ce monstre funeste , 26 — 402 — Toutes les voi\ invoquent rElernel. Au bras puissant, vainqueur de cette peste, Chacune voue un culte solennel. Et les prélats , sous un habit modeste , Marchent , portant les vases de l'autel , Vers le serpent , dont la mort manifeste Le prompt secours d'un envoyé du ciel. L'ennemi gît , glacé, dans sa caverne ; Son sang impur emplit une citerne. — Mais , près du monstre , un glaive ! un bouclier ! Dieu des combats , quel étrange spectacle ! A qui ce glaive, instrument du miracle ? Et Dieu répond : « à l'Archange guerrier : XVI. » Ces armes sont de céleste origine. — 405 — » Et leur aspect épouvante l'enfer; " Car l'enfer cède à leur trempe divine : " Témoin , gîsant , le serpent Lucifer. » Vous dontl' Archange empêcha la ruine, Envoyez-les au-delà de la mer , • Au saint moutier de la haute colline » DeS.t-Michel ; partez avant l'hiver. » La voix d'en haut se tait ; et l'assistance , Avec transports, bénit la providence , Et dans ce lieu dresse en hâte un autel. Fiers de porter les deux armes célestes , Six députés partent, dispos et lestes. Pour le Gargan, où règne S.t-Michel. XVII. Depuis un mois, ils étaient en voyage; — 404 — Et , débarqués sur les bords neustriens , De Val-S.t-Pair , à travers le bocage, Ils se rendaient chez les Italiens. Avec ardeur s'éloignaient du rivage Nos députés ; leurs pieux entretiens Et le récit de leur pèlerinage , A chaque gite , étonnaient les chrétiens. Un beau matin , chacun d'eux , ô merveille ! Se trouve au lieu qu'il quitta l'anti-veille. Nouveau miracle! — Et S.t-Michel , i-ncor, Apparaissant en des flots de lumière : « Mon bouclier et mon glaive de guerre » Sont en vos main; Quel précieux trésor l XIIÏI. » Quand j • guidais la milice sacrée — 40i5 — ■> Ce glaive , pris au stiblinic arsenal , »y A , des hauteurs de la plaine éthérée , » Précipité les frères de Baal. » Par son pouvoir , bonheur, gloiie el durée » Sont assurés au mont pyramidal " Que S.t-Michcl a, dans celte coulrée, « Depuis un an, choisi pour piédestal. " Allez au nord ; traversez une grève , " Et déposez ce bouclier , ce glaive , » Au Mont-Tumba, superbe monument , » Qui chaque jour, dans le calme et l'orage , » De l'océan reçoit deux fois l'hommage , •at » Et plein d'orgueil s'élève au firmament. •> XIX. Ces mots divins par lUie oreille avide — 406 — Sont recueillis. Le vainqueur de l'enfer , Comme à nos yeux s'évapore un fluide , A disparu dans la vague de l'air. Les envoyés ont regagné S.t-Pair , Et traversé, joyeux , la grève humide , Et saintement gravi le Mont rapide DeS.t-Michel au péril de la mer. Quand , parvenus au terme du voyage , L'un d'eux , montrant l'objet de leur message , Expliqua tout avec simplicité , On refusa de croire à sa parole ; Mais sur son front parut une auréole , avec ces mots : « il dit la i'crité. x> Aubert n'en doute plus , ces armes sont divines — 407 — » Honneur à vous! dit-il , pieux lliberni'ns ; B Doter de ces présents la reine des io!lin;s, » C'est attirer sur elle une source de biens. « O quel magique appela la foi des élire; iens ! Et déjà quel concert de prières latines ! Tout le peuple , accouru des campagnes voisines, Couvre dévotement ces rocs aériens. Là, par mille faveurs l'Ange se manifeste. Ou dirait sur ce Mont une masse céleste , Ou'avec empressement chacun vient recueillir. Mille ans, les pèlerins afiluèrent. Le doute Leur a fait, par degrés , oublier cette ronte, Dans l'âge où l'on a vu tous les cultes vieillir. XXÏ. Vieillir ! mot dcciolaut, (puuid le penseur l'applique — 408 — Au funèbre déclin des grandes nations ; Mot bien plus désolant encor , quand il explique Cet abandon fatal de nos religions ! Entrez donc aujourd'hui dans la salle gothique Où grondèrent des preux les nobles passions ; Et , sous les vieux cerceaux de cette basilique , Evoquez , s'il se peut , quelques illusions. Aux lieux mêmes où Dieu , par la voix de ses prêtres , Appelait , écoutait , consolait nos ancêtres , Des fers injurieux ! d'ignobles ateliers ! Et des captifs en pleurs , mugissant des prières , Pour que du monument les gigantesques pierres Tombent , et dans leur chute écrasent leurs geôliers. XXÎÏ. Vœu cruel I il monta jusqu'à la providence, — 409 — Des profanations S.t-Michel irrité , L'appuya devant Dieu dans un jour de vengeance. Déplorable succès ! le \œu fut écouté. Impétueux volcan , par le vent excité , Aussitôt l'incendie ouvrit une aile immense ; Dans son ardente serre apporta l'espérance , Et souffla , furieux, l'air de la liberté. Mais en vain les captifs sont afiranchis d'entraves ; Tous , de l'honneur français héroïques esclaves^ Engagent, sans pâlir , un sublime duel. Les flots de l'Atlantique arment leur main hardie, Et, plus impétueux sous les coups, l'incendie De sa langue en fureur darde la flamme au ciel. XXIII. D'un ongle ctincelanl il déchire avec rage La dentelle de pierre , et dans les corridoi s , — 410 -- Et sur l'antique nef, chef-d''œuvre d'un autre âge, D'un courroux sans mesure il épand les trésors. Partout où le géant a porté le ravage , Nos braves contre lui combattent corps à corps; Il s'étonne, se lasse, admire leur courage, S'abaisse par degrés, et cède à leurs efforts. Quand du fléau vengeur expira la colère , On dit que de ce mont l'Archange tutélaire Laissa tomber ces mots du céleste séjour : « Mont, que j'avais paré d'un rayon de ma gloire, » Siu- ton sommet ingrat mon culte est de l'histoire ! » Adieu!.... l'Ange déchu sur toi règne à son tour. » 411 — X^LIV. E P I L O G II K. Falaise , jadis héroïque , Vit des jours où pas uu rival N'affrontait son château gothique, N'effaçait son kixe ducal. Falaise, aujourd'hui pacili(jue, Aîme son donjon féodal ; Elle en redit la gloire antique , Elle eu montre le piédestal. C'est là que l'active mémoire — 4i2 — Interroge la vieille histoire Sur tout moutier , sur tout castel. C'est là que ma muse volage , Sur un rhythme du moyen-âge (1) , A chanté le Mont S.t-Michel. ^' FIN. (i) L'invention du Sonnet est probablement du XIH» siècle. TABLE. Pnset. Membres de la Société royale académique de E H H. A T A. LISEZ du chef, balance, aptusimus, anie. coup d'aile, de. Bocage, ou. le. manne, arceaux. par M. Arc. ASSELTN. 17!) — 4i2 — Interroge la vieille histoire Sur tout moutier , sur tout castel. C'est là que ma muse volage , Sur un rhythme du moyen-âge (1) , A chanté le Mont S.t-Michel. (i) L'invention du Jonne^ est probablement duXIII" siècle. TABLE. P.-tgef. Membres de la Société royale académique de Cherbourg^ en 1835. IF. Notice sur le Choléra quia régné à Cherbourg, en 1832, p«rM. OBET. 1 III. Extrait d'un royage en Grèce et dans l'Archipel, par M. LAURENS DE CHOISY. 51 IV . Tableau de V Administration de la justice crimi- nelle en Normandie, dans le cours du moyen- âge, et spécialement dans le temps de l'empire anglo-normand , par M. COUPPEY. 73 V. Suite des Notices sur les anciens membres de la Société académique de Cherbourg , par M. NOËL- AGNÈS. J57 VL Mémoire sur la Grande Cheminée de Quinécille, par M. Adg. ASSELIN. 179 Pagef. VII. Fragments de l'Odyssée , traduits en vers par M. A.-E. DELACJIAPELLE. 195 "VIII. Description succincte des Thcdassiophyles arti- culées , recueillies sur les côtes de l' arrondis- sement de Cherbourg , par M. P. -A. DELA- CHAPELLE. Ikb IX. Mémoire sur le Paupérisme, par M.. Alexis dk TOCQUEVILLE. 293 X. Biographie de M. Victor Avoine de Chanle- reyne , conseiller à la cour de cassation, par M. AcG. ASSELIN. 3/i5 XI. Le château de Mont-Haguez{nouvelle normande^ />«/ M. L.-T.-L. RAGONDE. 357 Xlï. Sonnets sur le Mont Saint-Michel , par M. JuLiE\ TRAVERS. 381 FIN DE LA TABLE. 't;V~-t • ":■'■-■ >- :<^v k v/ /'''•^/>»V/- fYyyi^g^€^/^ r^^ .'é,'r/^/^r/-//^y/i / >'r ^^ ^/^^ /- '/r^r > ^/ f /^'//^''■'f/ "^ ' '^ '//f^^J A., f / ,' >• ,-f///f //.j /r/l/ra fAi/^f/f /fU^- ^z- y///^^// //^//,/^^y./ ^' /^//y/^^ /'Z j' / 0,^/rM/^/^^ /o^/,v firtëiMikd Chcïbouin ' \ W • Mil. Twv ^^., "y/ '^Ay^ \A^' ' v/^ ..^Ai 'v-x.— ' *" '?.ni.. ,Y^^^yVv^'"''" VvW^, ■^V; v^- "sr^V' ;aAAV \/ ,\'^/"Aa/^ r Vi / \ ^^Myr// rrv//^^^^^^/^^ ^A/ y.ry/f///^v^^ ^/- /v /f/^y'/rfff///>f '^ ^À^^/^f/^y f/ r/ ^/^^/^j // ■ 4r^^/ /f^////^r XOV, f/fyeèf,, /rj r/jr//'r//^ry/j A^//^» y, y/ , /^., /ry^^. //^/f/r jz/y ^ .^^^J///yvy/€ifU f^/ À^r, /u/n. :V l' U^«tv»ui»i . Jiii/Irf . C-itCVuou-'tn S.-p,., Orfobrf-. A'ovembrr /" /.i i-O !J' 3l s lO /j V0 .M" ,7o Decejiihn A WV^-v-- ^'- Vv^-v^/v'^ ta,HJ. v^ /v-MT^ AVV