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MÉMOIRES

TURCS, HISTOIRE

GALANTE

DE DEUX TURCS,

PEND ANT LEUR S EJOVR

EN FRANCE.-

Par tm Auteur Turc , de toutes les Aca. démies Mahométar.es , licencié en Droit Turc, & Maître - es- Arts de VUmverfité de Conjlantinople.

TOME PREMIER.

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A AMSTERDAM, PAR lA SOCIÉTÉ DES LIER.

M. DCC. LVIII.

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MÉMOIRES

TURCS.

PUISQUE je me trouve dans un pais fi fertile en Auteurs , on me per- mettra bien de Tétre aufTi. Un Turc' quoiqu'on en dife à Paris , çil un homl me comme un autre. Les François font afTez polis pour me pardonner les fautes que je ferai en leur langue. Je Tavois apprife dans mon enfance avec un foin extrême ; m.ais je Tai un peu négligée depuis quelques années que je travaille à mettre l'Alcoran en vers Turcs. Je pourrai bien auffi le mettre quelque jour en vers François : j'en apprens les régies. Comme je veux , avant que de fortir de France , me faire recevoir ou affbcier dans quelque Académie , je fuis bien aife de faire voir un ouvrage de ma façon : ce font mes Mémoires ^ue je prens h liberté de préfenter au

A 2

4 Mémoires

Public François , que je prie de m'êf re favorable. Maigre ma grande jeune (Te, i'hiftoire de ma vie ne iaiffe pas d*être amufante, & de contenir des faits fort intéreifans , ainfi qu'on va le voir. J'a- vois réfolu de donner le nom de Pré- face a ce petit préambule ; mais ayant appris qu'on n'en lifoit point en ce païs, je me contente de dire à la fin , que c'eft une Préface qu'on vient de lire. Nous autres Turcs , nous ne connoif- fons fouvent que nos pères ; en cela bien diférens des François , qui ne peu- vent repondre que de leur mère. Pa- vois environ dix ans, quand , curieux de connoître la mienne , dont je n'avois jamais entendu parler, je demandai un jour à Bâcha Muley , mon père , fi elle etoit morte. Je m'apperçus que ma queftion l'affligeoit. Les enfans font fenfibles ; je me mis à pleurer ; mes larmes attendrirent Muley. Il me prit entre ks bras en foupirant , & me dit qu'elle vivoit encore , qu'elle m'ai- moit; mais que je ne pouvois la voir, étant trop éloignée. Comme mon père me parloit en François , & que je lui demandai pourquoi il me faifoit ap-

Tunes. S

prendre cette langue avec tant de foin ; c'eii , mon fils , me dit-il , qu'ayant accompagne en France rAmbalTadeur de la Porte , il y a environ dix ans , j'en fuis revenu avec une eilime lin- guliere pour cette Nation.

Incapable d'aucune re'fiexion,ie me contentai de cette réponfe. Quelques mois après, Bâcha Bluley me fit expli- quer plufieurs lettres Françoifes , vou- lant apparamment juger par lui-même des progrès que j'avois faits en cette langue. Je les rendis en Turc le mieux qu'il me fut pcfiRbie , pour lui faire voir que j'en faifiifois le fens à merveille. On aim.e à n^ontrer ce qu'on fçait. De- puis ce jour, toutes les fois qu'il rece- voit des lettres de l'aimable Françoile qui lui ëcrivoitjil nemanquoit jamais de mie les faire expliquer. Il fembioit qu'il prenoit plus de plaifir à m'enten- dre lire les douceurs qu'elles conte- noient , qu'à les lire lui-mtme , com- me Il en paiTant par ma bouche elles eulTent acquis de nouvelles grâces. La lefture faite , mon père ne manquoit jamais de. m'embraffer fur le front ë< fur les yeux , en me fçrrant entre fes hi2s, A l

4 M n MO I R E f

J*étois fi charmé de fes lettres , 8c des tendres careifes qu'elles me procu- roient , que quand je pouvois voir Muley , je lui demandois avec empref- fement s'il n'avoit rien à me donner à lire. Non , me difoit-il quelquefois , en me jettant de tendres regards , qu'il îevoit enfuite vers le Ciel : on noua oublie , mon cher Dely. Comme il me cachoit toujours quelque chofe des lettres qu'il recevoir , & qu'il ne me laiiToit pas lire tout indifféremment, je fentis naître en moi un mouvement de curiofite'. Je cherchai bientôt à le fâtisfaire : j'attendis avec impatience que le Bâcha me fit appeller, pour ex- pliquer quelque nouvelle lettre. Comi- me il ne m.anquoit jamais de m'en faire relire en même tems trois ou quatre des anciennes , j'efpérai pou- voir me faifir adroitemnet de quelque une fans être apperçu.

Ce jour fi attendu étant enfin arri- vé , je mis la moitié de mon attention à examiner Muley mettoit [es let- tres , quand je les avois lues. M'ap- percevant qu'il les gliiïbit dans fa cein- ture , je me fà.ifis jidfçitçment de la

TuKCS. 7

première qm me tomba fous la main en le carefiTant & le ferrant entre mes bras à mon ordinaire, je la cachai fans qu'il s'en apperçut. Mon larcin fait , il me tarda d'être feul. Je ne fus pas plutôt libre , que je fatisfis ma curio- flté: je reconnus avec plaifir c^ue cette lettre étoit une de celles dont mon père ne m'avoit laiffé lire que quelques lignes. Mon ardeur à la parcourir fut grande , & je la lus avec tant de ra- pidité, qu'à la première lefture je n'y compris rien. Surpris cependant d'y avoir trouve mon nom , je la relus avec encore plus d'avidité' ; je mis en ufage tout ce que jefçavois de François pour en comprendre jufqu'aumoindre terme. Cette lettre m'apprenoitdeschofes trop intérelTantes , pour ne l'avoir pas confervee le plus prccieufement qu'il m'a ëtë poflible. Je l'ai encore relue depuis mille fois avec un nouveau plai- fir. Elle commience par quelques plain- tes que cette belle Françoife fait à mon père fur ce qu'il a été deux mois fans lui écrire ;& après de tendres re- proches , dont l'amour femble avoir choiiî les termes > voici ce qu'elle dit

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4 MEMOIRES

J\'ois fi charme de [es lettres . dç? Tidres careifes qu'elles me prc , que quand je pouvais v , j lui derrandois avec empr ' s'il n'avoit rien à me donne r. - me diibit-il quelquefois , :j:it de tendres regards , q kvu enluite vers le Ciel : on n oubi:, mon cher Delv. Comme il cachit toujours queique chofe '^..'il recevoir , Ôi qu'il ne . . .i iii j tout indifféremment Jenti naitre en moi un mouvcn de criofite. Je cherchai bici.tùt fatisâre : j'attendis avec impati , B •■•

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première qui roc ttxnbi ^. en le carelfant & le fcrrrr? bras à mon ordinaire , *

qu'il s'en apperçuT. M il me tarda d'ctre f-. plutôt libre , que fité: je reconnus s lettre éroit une - père ne: ' lignes. T". fi grande , & )e la piditc, qu'4 la prc. ::: compris rien, ^urrni avoir trouvé : encore plus d - . tout ce que jcftçi en comprendre jt Cette lettre n.

îlTanies , pc

î Mémoires

à mon fujet , 6i ce que Muley n*avoit

jamais voulu me lailfèr traduire. ,

w Embraflfèz pour moi notre cher » Dely. Que vous êtes heureux d*a- » voir pris de vous ce gage précieux » de raui.HH- le plus couilaut qui fut » jamais'l Lui parlez-vous quelquefois » de fa tendre mère ? A-t'il quelqu'un » de mes traits ? Puiife-t'il les retra- » cer tous à vos yeux '. Cher Muley , » ne le confondez-vous, point parmi les ï> enfans de vos Efclaves ? Non je ne » le puis croire. Ne d'une mère libre, » il jouit d'un fort plus heureux. Adieu, » puiffîez-vous ne jamais oublier votre x> chère Euphémie î

Convaincu que je tenois la vie de cette Françoife , je conçus -dès lors combien elle étoit chère à Bâcha Mu- ley , par les bonte's Ôi les attentions qu'il avoit pour moi. Je me rappellai avec plaifir les larmes de joye que je lui avois vu répandre en lifant le let- tres de ma mère, & je comprens aifé- ment quelle fatisfaftion c'étoit pour lui de fe les faire relire par le fils de celle qu'il aimoit : ma voix l'attendrif. foit ; je m'étudiai depuis çç jour à eu

TVKCS* f

rendre encore les inflexions plus ten- dres. Quand le Bâcha m'employoit à ce doux miniilère , je m'attendriiïbis fouvent moi-même. On verra dans la fuite comment je paiTai en Turquie.

Un jour que mon père écrivoit à cette belle , il mie dem^anda fi je ne ferois pas bien aife de lui faire un pe- tit compliment en François. Sur ce que je lui répondis que j'en ferois char- mé , il me donna fa plume , Ôi m^ dit d'écrire ce qu'il mie viendroit à Tefprit fur le revers de fa lettre. Je compris qu'il étoit bien aife d'envoyer de mon écriture à ma mère. En vain je le priai de me dicter ce qu'il fouhaitoit que j'y miilTè ; il voulut que cela vînt de moi. Voici ce que j'écrivis : Delyvous aime de tout f on cœur , Maàair.e,

Bâcha Muley fut fi charmé de ce que je verois d'écrire , qu'il m'embraf- fa avec tranfport. A la premiiere lettre qu'il reçut de Frarce , je dem^andai à mon père fi la Darne avoit été conten- te à'^ mon petit comipliment. 11 m>e ré- pondit qu'oui , ôc me donna à lire fa réponfe , qui comm.ençoit ainfi : Je fuis levfMe à ramiùé de faimahle Delj- ^

As

îo Mémoires

que pembr^Jfe de tout mon coetir. Je ne

rnanquai pas une fois depuis d'écrire

quelques lignes dans toutes les lettres

de Bâcha iyiuley,& ilyavoit toupurs

quelques mots pour moi dans celles

d'Euphémie.

Un jour que je voulus fçavoir de mon père fi cette Françoife n'étoit pas quelqu'une de fes anciennes Efclaves, dont il fe feroit défait , il me parla de cette Dame en des termes qui me fiè- rent connoitre combien il la mettoit au deiTus de toutes les femmes qu'il avoit dans fon fjrrail. Il m'apprit qu'il devoit fa connoi'Tance au voyage qu'il avoit fait à Paris avec rAmbalfadeur qu'il y avoit fuivi en mille fept cent vingt-un ; qu'il l'avoit aimée , & qu'il en avoit été aimé tendrement ; que depuis ce tems , l'abfence n'avoit fer- vi'qu'à ferrer les nœuds qui les unif- foient. Comme je lui demandai pour- quoi il ne l'avoit pas amenée avec lui; qu'il étoit affez riche pour pouvoir a- cheter la plus belle fem.me du monde ; mon fils , me dit-il avec bonté , cha- que pays a fes ufages ; les fem>mes , que YOu§ voyés ici nos Efchves ôcfou-

Turcs. ii

mifes à toutes nos volontés , font France autant & plus libres que nous. Chaque homme n'en peut poffeder qu'une; D:ais j'avoue, ajouta-t'il, que fi toutes reflfemblent à Euphémie , malgré la multitude de celles qui peu- plent nos ferrails , les François font mieux partagés que nous. qui a em- pêché cette Dame de vous fuivre li- brement , dis-je à mon père ? ( Ce qui m'a empêché moi-même de demeurer en France. ) Notre Religion , mon fils, repartit Muley. Je plains fon fort , elle plaint le mien : tous deux fermes & inébranlables dans notre croyance , nous avons faits de vains efforts pour nous convaincre. Elle a réfille à mes raifons , j'ai réfiiié à fes larmes. J'ai féiuit fon cœur , mais je n ai pu fé- duire fa foi ; tant il eft difficile de vaincre les préjugés dans lefquels nous fommes nés,

J'avois environ quatorze ans quand Bâcha Muley me tint ce difcours. Il fe fervit de cette occafîon pour m'enga- ger à demeurer toujours fidèle au grand ÏVlahoiZiet , ô< à ne pa^ me laifTer fur=

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Ainfi je fus privé de la vue du plus tendre de tous les pères , dans le tems que j'avois le plus befoin de fes con- iviîs. Que cette perte rendit mon fort diferent de ce q..'il avoir été jufqu^a- loTb ] je tombai dans Tctat le plus de'- pjjrable qui fut jamais. Bâcha Muley a. oit un autre fih légitime nommé S ifar, qui , félon les loix du pays , ci .voit hiriter de tout ; car ma mère L'ant inconnue , j'étois réputé tils d'^f- ' jve, 6c réduit à un bien fi médiocre, n. i>'jine pouvoit-il me fufiire pour vi\rj.

Béma , mère de vS.ifar , me haifTôit j. jftellement. Jaloufe des bontés que J :\ époux avoit pour moi , ou du peu f' j^ard qu'il confervuit pour elle, elle A.nt elle-mcme travaillé à fa difgra- c : je l'ai toujours crue d'intelligence avec les ennemis de mon perc. Quoi- qu'il en foit , je ne pus lui donner que des Ijrmes.

Perfuadé que Muleyn'ctoit plus, je me dérobai d'une mai (on ù funelte,Ôc fus m'engager volontairement au fer- vice d'un marchand d'Efcljvesnonimé Aray, Je le fuiyii en Tcrfe il allwit

12 Mémoires

prendre par les apparences , H j*alloîs

quelque jour en France.

Bdcha iVluley avoir pafTi fiaccefTive- ment par toutes les charges de l'Empi- re. On ne fait gui^re ce chemin fans exciter bien de la jaloufie ; chaque pas offre de nouveaux rivaux à combattrcé Les a-t'on furmontés ? ce font des en- nemis , d'autant plus dangereux , qu*ils cacluuit avec art le mal qu'ils veulent faire. Mon père ne parvint aux poftes les plus brillans , que pour tomber de plus -haut.

Un jour que nous lifions des lettres de l'aimable Françoife , 6i qu'il me tenoit entre fes bras , j'eus 1 1 douleur de voir une troupe de JanilTaires me l'arracher malgré moi , ik le conduire en exil dans les confins de la Turquie; à peine L.-i laiii^i-t'on le tems de me dire eu [n'embraGTant: Apprenez, mon fils , par mon vx.mple , ce que c'eil: que la fortune. Apr^s ce peu de mots , auxquels je ne répondis que par des larm 'S , il fillut nous feparer.

Comme perfonnè ne put fçavoir Ml ley é^oit relégué , le bruit fe ré- pandit que fa vie avoit été termin'ie par k faùi cordon 3

Turcs* 15

Ainfi je fus privé de la vue du plus fendre de tous les pères , dans le tems que j'avois le plus befoin de fes con- feils. Que cette perte rendit mon fort diférent de ce qv.'il avoir été jufqu^a- lors ! je tombai dans Tétat le plus dé- plorable qui fut jamais. Bâcha Muley avoit un autre fils légitime nommé Safar, qui , félon les loix du pays , devoit hériter de tout ;^ car ma ^mere étant inconnue , j'étois réputé fils H'Ei- clave, & réiuitàunbienfi médiocre, qu*à peine pou voit- il me fufïire pour vivre.

Béma , mère de Salar , me haiiloit mortellement. Jaloufe des bontés que fun époux avoit pour moi , ou du peu d'égard qu'il confervoit pour elle , elle avoit elle-même travaillé à fa difgra- ce : je l'ai toujours crue d'intelligence avec les ennemis de mon père. Quoi- qu'il en foit , je ne pus lui donner que des larmes.

Perfuaié queMuleyn'étoit plus, je me dérobai d'une maifon û funefte ,& fus m'engage r volontairement au fer- vice d'un marchand d'Efclaves nommé Arav, Je le fuivis en Perfe il alloit

14 Mémoires

acheter des femmes pour fournir les ferrails des premiers de Conftantino^ pie. Un de mes amis , peu favorifc de la fortune , eut la générofité de me fu ivre.

On ne pleure pas toujours : le tems adoucit les peines les plus amères. Comme j'étoisdans un âge les paf- fions fe font le mieux fentiiîç Ôi. que je les ai un peu violentes , je ne voyois guère de perfonnes aimables fans fen- tir naître en moi des dcfirs que j'avois peine à réprimer : mais rien n'égala les tranfports de joye & les tendres fentimens qui s'emparèrent de mon cœur à la vue d'une jeune Perfane dont je parlerai bientôt. C'eft une de ces beautés rares, que le C réateurne fem- ble avoir embellies de tant de traits charmans , que pour donner une idée abrégée de fa îoute-puiffànce.

Nous étions près de rentrer en Tur- quie avec une doiizainede fcmimiesdes plus belles que nous avions pu trouver, lorfqu'un homme miis affez iimplement vint nous dire qu'il avoit L.ne fille d'u- ne beauté raviffante : il ajouta qu'il réievoit depuis long-tcms avec vin foiû

Turc:?. iS

extrême ; qu'elle étoit digne d'entrer dans le ferrail du Grand - Seigneur. Comme nous n'étions qu'à deux far- fanges * de l'endroit elle ë'oit , Ary m'y envoya pour voir fi cet hom- me n'exaggeroit point les charmes de fa fille , étant naturel de vanter ce dont on veut fe détaire : nous étions d'ailleurs accoutumés à entendre cha- que jour de ferablables exaggérations, Afor (c'eft le nom de ce bon vieillafd) me conduifit , à travers des bois & des montagnes inacceffbles, dans une ef- péce d'habitation qu'il avoit entre des rochers. Je frémis à la vue d'un féjour û horrible & capable d'effraier le plus intrépide des hommes; d'un côté , ma vue fe perdoit dans des abîmes creufés par des torrens qui s'y jettoient avec un bruit épouvantable; & de l'autre , à peine mes yeux pouvoient-ils attein- dre le fommet des montagnes que nous

côtoyons.

A rhorreurd'un féjour fi affreux fuc- céda l'objet le plus aimable. Je trou- vai dans une efpéce de petit jardin fau- vage une jeune fiile , tells que }e n'es

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14 A/aMo/RET

acher des femmes pour fournir les ferris des premiers de Conilantino* pie. Tn de mes amis , peu favorifc de la faune , eut la générofité de me fu ivj.

One pleure pas toujours : le tems adodt les peines les plus amères, CoiTne j'étoisdans un âge les paf- fionse font ic mieux fentii^ tk que je Jes a un peu violentes , je ne voyois guér de perfonnes aimables fans fen- tir ritre en moi des dcTirs que j'avois r-einà reprimer : mais rien n'cgala i:5 anfpofts d- joye & les tendres f-i.tnens qui s'emparèrent de mon à la vue d'une jeune Perfan(

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l6 Mémoires

avois jamais vue. l a douceur de fon vifage diillpa bientôt les craintes mor- telles dont je n'avois pu me garantir , Ô< mon cœur fut bientôt occupé d'au- tres foins. Afor appella Théophie , & lui ayant dit de nous fuivre , il me conduifit dans une petite cabane qui terminoit le jardin : , m'ayant fait afTeoir fur un gazon qui regnoit au- tour 5 voilà , me dir-il , la perfonne dont je vous ai parlé ; penfez-vous que votre Maître en fera fatisfait ? J'ai tout lieu de le croire , lui dis-je , avec une émo- tion Ôi. un trouble que je n*avois pas encore fenti ; ai^fli jamais l'an^our ne s'étoir-il offert à mes mes yeux avec des traits fi charmai.s. :

Tuut me raviiroit en cette aimable fille. A chaque regard , je découvrois de nouvellr'S grâces qui allum.oient de nouveaux feux dans mon cœur. Afor rri'étàlâ les charmes de fa Elle, & m'en faifuit remarquer JLifques auxinoin ires àgrém> ns. J'en découvrois mille fois plus d'un coup d'œil qu'il ne m'en di- foit , & qu'il n'en avait fans doute re- marqué hi-mwmet Je voyois des yeui de ramouf*

Turcs, îy

Comme Theophie étoit droite de- vant moi , je la priai de me donner une de fes mains. Elle la mit aufîi-tôt dans les miennes : je la trouvai d'une beau- té il parfaite & d'une blancheur fi ë- blouirnuite , que je brûlai d'y porter mes lèvres ; raais je me retins par prudence , de crainte que paroilTànt trop charmé de Theophie , Afor ne la mit à un prix exceffif , ce qui m'auroic defefpéré.

Je puis donc la conduire à votre Maître , me dit ce vieillard avec un air de farisfaclion , qui miarquoit combien il étoit charmé de fe défaire d'un aimable objet. Cela ne doit point fur- prendre les François qui liront ces Mé^ moires ; c'eft un honneur pour les fem- mes d'Allé de patfèr dans nos ferrails,. On y deiline les plus belles dès leur enfance. Leurs mères les infiruifent elles-mêmes de la conduire qu'elles y doivent tenir. C'eit ainfi que Tufage fe rit des préjugés , & autorife parmi certains peuples ce qu'il condamne chez d'autres. La nature répugne à peu de chofe ; elle fe plie à tout : telle eft à Paris une beauté fiere & déd^igaeu-

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i8 Memoik^ f

fe , qui ferouveroit honorée à Conf- tantinopld*être Efciave de celui à qui elle daign à peine donner dts loix. Je n'e.. pas pluto^ygùré Afor qu'il mvoit enduire '"^^^kie à Aray , 1er cueillir tSbus rafraî-

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i8 Memoiubs

fe , qui fe trouveroit honorée à Conf- tantinople d*étre Efclave de celui à qui elle daigne à peine donner des loix.

Je n'eus pas plutôt afTuré Afor qu'il pouvoit conduire Théophie à Aray , qu'il nous quitta pour aller cueillir quelques fruits defiinés à nous rafraî- chir. Quel moment que celui je de- meurai feul avec cette charmante Per- fane 1 Je la fis affèoir à mon côté ; & prenant une de fes mains , pour cette fois je ne pus m'empêcher d'y porter ma bouche. Quel eft l'heureux mortel, lui dis-je , à qui tant de charmes font réfervés?Que j'envie fon bonheur! Que ne fuis-je aiTez riche pour vous ache- ter moi-même , belle Théophie , & vous faire un fort digne de vous '. hélas | me dit-elle avec tendrefTè , ôi une franchife que les Françoifes, naturel- lement difTimulées , auront peine à croire , il y a long-tems que je brûle de connoître un homme , & de faire fon bonheur & le mien : puiffe celui à qui vous me vendrés être aufTi tendre que moi , & que vous me le paroilTés î Toute la grâce que je vous demande , c'eft de ne me pa^ faire paiTer dans 1^

TuRCf. If

ferrail de quelque vieux Bâcha , Ton n'a que l'honneur de leur apparte- nir , fans goûter les douceurs de l'a- mour , après y avoir été deftinée dès L'enfance. Non, iuidis-je, non belle Théophie, tant de charmes ne feront pas perdus : quelque jeune chef de nos braves JaniiTaires en fera un ufage con- forme à vos defirs. Puiire-Pil vous ref- fembler, pourfuivit-elle, en me jettant des regards animés de la \tIus vive ten- dreiTe î que je ferois contente de iiKîn fort I Flaté d'une réponfe fi conforme aux fentimens de mon cœur , je me plaignois en fecret de n'être pas ea état de poflederune fi charmante per- fonne.

Je ne fçais qui me retint & me fît modérer les tranfportsviolens quiagi- toient mon ame.Né d'une mère Fran- çoife , mon cœur eft fouvent François, & dément l'habit que je porte. C'eit de-là que me vient le refpeâ; que j'ai pour le beau fexe , & voilà l'origine de l'efpéce de chagrin que j'ai toujours eu de voir en Turquie les femmes def- tinées à être nos Efclaves , moi qui me fvistoute jnçi vie feati porté à les adorer»

20 Mémoires

Je me contentai de demander à The'o- phie fi elle n'avoit jamais eu de com- merce avec aucun homme. Elle me ré-, pondit ingénument que non,mais qu'el-; le efpéroit par mon m.oyen avoir bien-' tôt cet honneur.Qu'un François accouT tumé à fe croire honoré des carefïès d'une Dame, eût été charmé des naï- vetés de cette aimable fille , qui re- gardoit comme un honneur de recevoir celles d'un homime !

Je voulus fçavoir aufïi de quelle {q8:q de Mahomet elle étoit. Je fuis de celle de Jatab , me dit- elle. A ce mot , je ne fus plus furpris des efpéces d'avan- ces qu'elle m'avoit faites.. Je fçavois, pour l'avoir lu cent fois , que ce Jatab étoit un miférable , qui s'étant dit fauf- fement Difciple du grand Mahomet, avoit publié une religion à fa fantailie. Les femmes , félon lui , ne font pas de pures machines faites fimplement pour notre plaifir. Il ne prive pas ces admirables automates de tout fenti- ment après leur mort : il leur prom^et un Paradis comme à nous , ou elles jouiront fans cefïe , dit^il , d'un plaifir awiTi vif ^ue celui que leur aura pro^

' TUR es. îï

curé Pfiômme le plus aimable à qui elles fe feront livrées pendant leur vie. Mais il veut que toutes , à l'âge de quinze ans , aillent en pèlerinage à la montagne d'Alphea , ce Brigand s'eft fait bâtir un Temple , & que celles qui plairont aux Miniftres de Jatab y demeurent pendant huit jours, foumifes à toutes leurs volontés. Les femmes de cette fe61:e ne peuvent ni fe marier , ni être expofées en vente aux Marchands d'Efclaves , qu'après avoir fait ce faint voyage. S'il en naît un fils , il eil: deftiné à fervir les Au- tels. Sa mère le va offrir elle-même , & ces bons Moines ont fouvent la gé- nérofitéde la renvoyer avec i'efpéran- ce d'en avoir bientôt un autre pour elle. Quelle charité .' Une hlle man- que-t'elle à quelqu'une de ces loix ? elle eil non- feulement privée de l'é- ternité bienheureufe qui lui efl prom-i- fe , mais encore condamnée à brûler fans ceiFe d un amour violent , fans ef- pérance de le fatisfaire jamais. Il leur ei-fc défendu , fous les mêmes peines , de refufer leurs faveurs à aucun hom- me 3 mais ce n'eft qu'après le faint pé-

Mémoires

ierinage : jufques-là , elles doivent fe conferver vierges. On me permettra cette petite differtation en palfant en faveur de ce qu'elle eil: très-néceiraire pour la fuite.

Il ne me fut pas pofTible de douter que Théophie n'eût déjà fait le voya-» ge de la montagne d'Alphea , puifque fon père l'expofoit en vente. Je lui fis quelques reproches fur ce qu'elle m'a- voit dit qu'elle n'avoit eu de commer- ce avec aucun homme , en lui rapel- lant le pèlerinage qu'elle avoit du fai- re. Il efi: bien vrai , me dit-elle , avec naïveté , que j'ai été à la montagne ; niais nos Minières font des Saints , & non pas des hommes. Qu'avois-je à lui répondre ? Telle étoit fa croyance. Il n'eit pas facile d'effacer de l'efprit d'une femme les préjugés qu'elle a nne fois adoptés» Je me confolai d'a- bord fur ce qu'étant homme comme les autres , Théophie dans Ces princi- pes ne pouvoit pas me refufer fes caref- ise. Le penchant que j'avois conçu pour elle étoit fi violent , que je ne penfois plus qu''à le fatisfaire , après avoir maudit mille fois le temple d'Alphea

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& les Minières de Jatab , lorfqu'Aror,

qui revint charge de fruits , modéra par fa préfence la violence de mes tranfports.

Quelle fut ma furprife de voir avec lui une jeune fille d'une beauté encore au delTus de celle de Théophie , que je croyois incomparable ! je promenai d'abord mes yeux de Tune à Tautre , incertain fur laquelle je devois \qs fi- xer ; chacun de mes regards décou- vroit de nouvelles grâces : enfin, après bien des combats , je les arrêtai fur Zulime , à qui je trouvai je ne fçais quoi de plus doux dans les traits que dans ceux de fa fœur ; car Afor m'ap- prit bientôt que cette jeune perfonne étoit encore fa fille , & cadette de Théophie. Je lui demandai s'il ne vou- loit pas aufli la vendre. Il me répondit qu'elle n'avoit pas encore fatisfait à ce que fa Religion exigeoit d'elle ; que nous repayions l'année fuivante , il pourroit auffi s'en accommoder avec nous.

Animé d'un tendre mouvement , que je ne fus pas maître de réprimer , je voulus prendre la main de raimabie

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Zulime pour la baifer ; maïs elle la retira avec vivacité , en me difant qu'il ne lui étoit pas encore permis d'avoir le bonheur de toucher un hom- me. Ses refus ne fervirent qu'à la ren- dre plus aimable à mies yeux & à irri- ter mon amour : nous mangeâmes quelques fruits tous enfemble , ôi Afor fe difpofa à me fuivre avec Théophie. Je ne pouvois quitter Zulime ; mon cœur fembloit me dire qu'elle étoit deftinée à faire mon bonheur. Il fallut cependant m'arracher malgré moi de ce cher objet. Aray nous attendoit ; il étoit tems de le rejoindre. Théophie commençoit à perdre à mes yeux la moitié de £es charmes ^ le voyage de la montagne d'Alphea me la faifoit re- garder avec d'autres yeux que Zulime, qui n'avoit pas encore été fouillée par les infâmes Minières de Jatab : mais je la quittois avec la douleur de ne la revoir qu'après une femblable infamie. Je ne pus que baifer un pan de fa robe. Elle fembla m'accorder cette légère faveur avec joye , ce qui rédoubla mon amour. Je lui demandai fi elle me re- verroit avec plaifir. Elle me répondit

qu'oui.

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qu'oui. Je lus dans fes yeux que fon cœuretoit d^intelligence avec îa bou- che. Je partis donc plus amoureux que je n'avois jamais été , & je partis avec la douleur de fçavoir que l'aimable Zulime alloit devenir la proye de lâ- ches fuborneurs. Ell:-il fituation plus affligeante pour un homme qui aime [ C*etoitdans huit jours que cette jeu- ne perfonne devoit faire le redoutable voyage de la Montagne. Déjà elle avoit la robe blanche que Ton prend pour ce pèlerinage , & elle cultivoit avec foin les fleurs dont elle devoit être parée. Elle me les montra avec complaifance en nous conduifant hors du jardin. Je les regardai avec des yeux pleins d'une rage , que l'amour chan- gea bientôt en une tendre langueur , quand je voulus pour la dernière fois les fixer fur Zulime, Je ne pus lui rien dire ; ce fut la première fois de ma vie que je fentis que ks yeux avoient un langage. Que ne lui dirent point les miens !

En moins de deux heures nous eû- mes rejoint Aray , qui commençoit à s'impatienter. Je m'apperçus de fa

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Aray ne fut pas plutôt maître de Théophie , qu'il voulut être feul avec elle. C'étoit fa coutume. Je me fçus bon gré de m'être guéri des tendres fentimens que j'avois d'abord pris pour cette fille ; car je n'aurois pu la fouf- frir fans jaloufie entre les bras d'un, autre. Je ne puis comprendre pourquoi

Tu KC s, ij

fcul de tous les Turcs j'ai cette déli- cataire. Je juge qu'elle me vient de ma mère , qui m'a donne un cœur à la Françoife,

^f^Nous reliâmes la nuit dans Pendroit j'avois rejoint Aray , qui fit ce qu'il put pour ;ie la pas trouver longue. Je ne la paiTai pas fi tranquillement qua lui. Uniquement occupé de Zulime , je ne pouvois la bannir de mon eiprit ni de moncœur, fans celle elle pei- gnoit à mes yeux avec de nouvelles grâces ; quelquefois je me levois tout furieux en jurant de brûler le tem^- pie de Jatab ^fes indignes Minières ^ ou d'enlever du moins Zulime avant fon infamie : mais tout-à-coup la crain- te de lui déplaire me ramenoit à des fentimens plus doux. Courons la revoir,- me difois-je, & convaincre cette belle & fon père qu'on abufe de leur.crédu- Uté fous le voile facré de la Religion" Je vis bientôt que je formols de vains projets , ^ qu'il n'étoit pas fi facile de détruire une coutume regardée comme facrée depuis tant d'années par les habitans de ces déferts.

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B 2

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me reftoit pour tout bien qu'un amî , qui s'étoit mis avec moi au fervice d'Aray. Etant d'un âge plus avance que le mien , il m'aidoit fouvent de fes confeils. A peine le jour commen- ç6it-il', que je fus trouver Azaïm ( c'eft le nom de mon ami. ) Surpris de me voir levé fi matin, après le che- min que j'avois fait la veille , il me demanda avec empreffèment ce que je venois lui apprendre. Je lui parlai avec tant d'éloge de Zulime, qu'il vit bien que je l'aimois. Oii elt cette fille , me dit-il ? je vois que vous voudriés ache- ter cette Efclave , & que vous n'êtes pas en état : combien vous faut-il ? Je veux bien vous l'avancer. Quand nous ferons à Conftantinople , fatisfait de votre Zulime ; nous la revendrons ; peut-être y gagnerons-nous encore , ù feile eft aufTi belle que vous la vantés. Qui ? n-rdi , vendre Zulime, repris- se avec horreur ! Non , cher Azaïm , fi je pouvois la polTéder, je l'adorerois toute ma vie : mais hélas î elle n'eft pas encore, à vendre , & mes feux fe- ront fans doute éteints quand je pour- rai l*acheter. Ces mou ne purent for-

Turcs, tir de ma bouche fans être accompag- nés de quelques foupirs , qui redou- blèrent la curiofîté de mon ami. Que voulez- vous donc de m.oi, ajouta- t*il? expliquez cette énigme. Je lui dis que Zulime étoit fœur de Théophie ; qu'el- le la furpalïbit en beauté ; mais qu'é- levée dans une religion bizarre, il fal- loir qu'elle fe livrât aux Miniilres du Dieu de ce défert avant qu'elle pût être vendue. bien , me dit Azaïm en fouriant,nous l'achèterons après. Cha- que pays a fes ufages. Voulez - vous faire le faux Prophète , pour changer la religion de ces peuples ? Non , lui dis-je ; mais je veux enlever Zulime à ces monftres indignes d'un bien précieux. Si tu es mon ami , cher A- zaïm , pourfuivis-je avec tranfport en le ferrant entre mes bras , daigne me féconder. Aray a afïèz de monde avec lui ; nous le rejoindrons fur nos fron- tières : feignos avoir quelques affaires en cette contrée.

Un tendre aminé peut rien refufer» Azaïm voulut bien m'accompagner, Nous partimies , après avoir pris congé d'Aray , à qui nous promimes de l'âU

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1er rejoindre dans peu. Mon deflTem ii*etoit pas de lui montrer ma proïe. Je fçavois le fort de Théophie. Incer- tain fi je ferois aflfez heureux pour en- lever Zulime, 6i occupé de ce projet, je ne penfai point je pourrois lu! oftnr un afile. L'amour raifonne-t*il ? J'avois cru avoir allez bien retenu la route de l'habitation d'Afor ( l'a- mour fait croire tout poffîble ) mais aprts avoir marché près de trois heu- res , je ne reconnus plus en quel en- droit j'étois , ôi nous nous trouvâmes expofes fans guide dans des déferts in- habités. Il ne nous étoit pas plus facû le de retourner fur nos pas que d'a- vancer. Je ne voyois de tous côtés que rochers terribles , que précipices af- freux; mais tous différens de ceux que favois vus la veille. Aveugle furie danger que nous courions au milieu de ces abîmes , je ne penfois qu*à ma chère Zulime; je n*étois fenfîble qu'à fa feule perte ; celle de ma vie me touchoit peu. Comme la nuitcommen- çoit à tomber , nous cherchâmes un afile. Une taverne fombre , nous entrâmes en tremblant, nous fgrvU

retraite ; & quelques fruits fauyages , que nous apperçumes aux environs , furent les feuls mets que nous pûmes trouver. Nous efpérames que le len- demain quelque voyageur nous remet- troit dans notre route. Vain efpoir ! nous n'entendimes ,nous ne vimes que nous ; nous n'ofions avancer de crain- te de nous éloigner encore davantage. Je demandois Zulime à haute voix à tout ce qui m'environnoit ; mais la nature muette en ces climats fauvages gardoitun fiience obftiné. Je^ne trou- vai pas même d'écho qui pût me ré- péter un nom û doux. Combien de fois je Taurois interrogé 1

Pour comble de difgrace , Azaïm , que la faimprelToit, & quin'avoit pas comme moi l'amour pour le foutenir ^ commençoit à fe plaindre , & à me reprocher l'imprudence quej'avois eue de le conduire dans des lieux inhabites fans en fçavoir les routes. Combien de fois ne céclama-t'il pas contre l'a- mour & les amans ! Loin d'apporter des remèdes à nos maux , fes ferm.ens ne fervoient qu'à nous défefpérer , la Auit nous furprit encore dans l'affreu-

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i^e incertitude du parti que nous de- vions prendre.

Une haute montagne que nous ap- perçumes le lendemain , à trois far- ianges environ de Tendroit nous étions , nous, fit prendre le parti d'y aller efperant que de-ià nous pour' rions découvrir quelqu'habitation. Ar. nves fur cette montagne , nous vimes a quelque diiiance fur la colline des arbres taillés & plantés avec un cer- tain ordre , ce qui nous fit croire que ce heu etoit habité. Il i'éroit en effet: a peine eûmes-nous fait quelques pas que nous apperçumes un homme, qui ' en nous voïant , courut fe renfermer <^ans fa cabane. II nous prenoit fans coûte pour quelques brigands. Je lui demandai avec politelTe fi nous étions bien éloignés de l'habitation a Alor. A ce nom , il nous ouvrit 5c ijous dit que c'étoit fon père , qu'il demeuroit fur la colline ^oiCmt. Et ^Lihme, lui dis^ie avec empreifement elt-eile allée à la montagne d'Alphea ? Voiant que je connollfois toute fa fa- mille , il nous pria d'entrer ; & après «ous avoir offert quelque rafroichur^^"

Turcs,' 3 |

ment, il nous dit que ce n'étoit que dans quelques jours que fafœur devoit faire ce faint pèlerinage. Il e'toit rems de nous retrouver. J'appris à cet hom- me que nous étions les Marchands d'Efclaves qui a voient acheté fa foeur Téophie y qu'elle étoit partie pour le ferrail du Grand-Vilir. J'ajoutai que nous étions (1 charmés de cet achat ^ que nous revenions au délertdansl'ef- pérance d'y trouver encore quelques jeunes filles auffi charmantes. Il nous en indiqua plufieurs. Comme il étoit prefque nuit il nous pria de demeurer chez lui ju'ques au lendemain matin ; ce que nous acceptâmes avec plaifir» A peine fut-il jour ^ que nous nous rendîmes à l'habitation d'Afor : car j'avois une impatience extrême de re- voir ma chère Zulime, Son père fut d'abord furpris de m.on retour ; mais hii aïant allégué les mtm.es raifons que j'avois dites la veille à fon fils , il nous invita poliment à la fêtQ qu'il devoit donner dans quelques jours à l'occafiondu voïage de fa fille au tem.- pie de Jatab. Si vous voules attendre , nous 5 dit-il , fans courir le déferr

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pour chercher des belles Femmes , vous en verres ici un grand nombre qui doivent s'y rendre pour embellir cette fête. J'acceptai la propofitioa avec joïe, moins curieux de voir cet- te fatale cére'monie , que charmé d'a- voir par ce moien l'occafion d'entre- tenir Zulinje, & de pouvoir la défabu- fer , s'il éroit poiTible^ ou l'enlever avant fon deshonneur. Cette charman- te fille me revit avec un plaifir qui éclata fur fon vifage. Je croyois vous avoir perdu pourtoujous , me dit-elle» Ces mots furent accompagnés d'une certaine fatisfa6lion , qui ne pouvoit venir que de la joie fecrette que ref- fentoit fon cœur en ma préfence.

Cette douce réception me fut d'un favorable augure. bien^ lui dis-je,. pour avoir occafion de la voir feule y vos fleurs belle Zulime , font-elles bientôt prêtes d être cueillies ? les avez-vous déjàvifitées ce matin ? Pas encore , me reoondit-elle avec un air de fim-plicité dk d'innocence capable d'enflammer le cœur le moins fenfible y j'y allois , ajouta-t'elle , quand vous avés paru , & je ne fçais pourquoi j."^

plutôt couru à vous qu'à mes fleurs. Que je ne les prive pas , lui dis-je , du bonheur d'être arrofées de votre main ; je vous accompagnerai. bien , ve- nez , reprit-elle , j'aurai le plaifir de vous voir tout enfemble. Je ne me fis pas prier; elle céda aufïi à fon tour avec le mèm.e emprefifement quand je la priai de me fuivre fous un berceau de mirthe que j'apperçus près de-là : nous nous y affimes fur des fiéges pratiqués dans le roc, fur lefquels on avoit ap- pliqué de la mouiïè.

Je fus quelque tems à confidérer Zulime , fans pouvoir lui parler. J'a- vois tant de chofes à lui dire , que je ne fçavois par eomm.encer. C'étoit la première fois de ma vie que j'allois parler de religion à une fem.me : peu inftruit de la mienne , comment l'en- gager à quitter la fienne ? Mes regards embarrafTés lui apprirent que j'avois quelque chofe à lui communiquer , & la douceur des fiens me fît comprendre qu'elle devinoit la caufe de mion trou- ble. Que les hommes font charmans l me dit^elle naïvement; je fens en leur •préfence un plaifir fi vif , que je ce

B 6

^6 Mémoires

puis l'exprimer : qu'il me tarde d'avoir fait le voïage de la montagne d'Ai- phea 1 Je les connoitrai après encore iiiieux,dit-on. Demeurez ici, cherDely, je vous en conjure ; je ferai charmée de vous revoir à mon retour ; je vous donnerai à baifer ma main^ Mais quoi? vous foupirés ! Ah ! ne la touchez pas ^ de grâce , je ne puis vous la laiiTer prendre ;- je ne fuis pas encore digne de vous : quand je ferai purihée . . .V Purihce ! lui dis-je r eil-il polliblev belle Zulime , qu'on vous abafe fi cruellement , & que taiit de charmes foient réfervés à des fcéierats dignes detoutle courroux céleiterQu'enteny- je » reprit la jeune Perfane en frémif- fant d'horreur ? Efl-ce bien vous ; De!y , pourfuivit-elle , qui parlés ainti des Miniftres de Jatab ? ne crai- gîie2-vous pas que la foudre ne tom.be fur votre ttte? Tremblez ; la- terre va. peut-être s'ouvrir fous vous pieds .► Comment ces rochers que vous voyés ^'élever dans les airs ne vous abîment- ils pas de leur chute ? Je n'ofe vo\ns quitter ; tous ces malheurs vous ariU ^exoieî^ fiins doute fî- je n'étois avçc

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vous ; c'eft en faveur de mon inno- cence quj le Ciel vous épargne. Ma mère , mes fceurs , & tant d'autres ont fait ce faint pèlerinage avant moi, & en font revenues plus convaincues que jamais de la faintet^ de cette ac- tion : pourquoi êtes-vous le feuî qu^i la regardies avec d*autFes yeux? Quel aveuglement \ ■'■■'■

Quelk efp'irance de pouvoir défabu*- fer une iîlie fi perfuadée de la fainte- de ra£lion qu'elle alloft** faire ? Je ne pus q^ie plaindre fon erreur & mon amour , qui prenoit fans ce.'i^Q de nou- velles forces dans fes yeux. Je n'ofois plus parler des Minières de Jatab--^ de crainte d'irriter Zulime contre moi , & de la forcer à me fuir com- me un- profane ; fa haine m'était trop redoutable. Quel parti prendre? Je voyois bien que je devois m'attendre à tout fon courroux , fi je l'enlevois avant qu'elle eut fatisfait à la loi , & que ce feroit le moyen de ne jamais me'riter fon amour. Réduit au défef- poir , bi agité de la paiTion la plus violente , j'aurois- vou'u en effet être abîmé de U foudre , & que ia t^rrs:

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cnere, Uii dis-je, n'aiiez pa$.â ta.«noctâ- gae, Vcuis m'aiariés, & v©t& cciuré:: iKKis livrer arec i-s^ie à d^'âiufres qu'a " - - : jvâs , reprit

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Aptes jaaôa jretôïir ds îemçtk d^AU pbea , 2'-- -". r ",- -— , & ne me rev-:; "es fi le

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elle failbit ion pckiinage, eileoe Re- voit plus penil^r a me rtvoir. Je lui avouai trancnenieQt que k ne pourrois plus l'aimer au forrir îes maios du Mi- fiiiiieée Jjft^là£uit cboc vous oublier fOHrt0â9MKS^JBiedst>elie, en Uiiïànt ijoeiMiu iunies , 6w en plai- MA ÔKd&tôkatfiVe ? Pourquoi revenir vous offrir uD^e lecoaxie fois k JDes yeux ? c'était aiJez de ia première-

Et quand vous feres revenue , lui dis-ie en geiniilint , vous vous livre- res donc à moi 3\*ec Toie ? En do^itej» vous » Deiy ? reprit-elle. Il me fera <4eéaiidki de reietrer les vcfux d'^aocun Iimmm; îugez û les vvtres ieroot écoutes»

Autre extrémité. Religion bixarre^ inVcriai4e \ Je n'oûi pas p<x:Ûèr mes eoRMtesaens plus kin, de crainte 4>Mfeiftrift crédule Zulime ^ quiisi^:;. gré tworlia «wiour , ne pou voit ctre à nioi qiaand elle feroit au premier venu. La vivacité av-ec iaquelle elle avoit p: ..''''-■.

taS nie ^

^8 Mémoires

fe fut ouverte fous mes pieds. Queî

tourment que de voir celle que Ton aime prête à pafTer avec joïe entre les bras d*un autre , fans pouvoir lui ea faire un crime ni l'en empêcher'.

bien, allez, lui dis-je, allez^belle Zulime, prodiguer vos careffès à ces hommies divins qu'ils jouifTent du bonheur de vous polTéder; j'en mourrai de douleur; n'efpérez pas me revoir à votre retour.

Vous en-mourrés , reprit cette bel- le ! Quoi je ne vous verrois plus; le plus aimable de tous les mortels ? J'en mourrois aufïi.Si ma vie vous eft chère, lui dis-je, n'allez pas à la monta- gne. Vous m'aimes, & vous coures vous livrer avec joïe à d'autres qu'à rnoi| Je ne vous comprens pas , reprit Zulime ; quel homme étes-vous donc ? Après mon retour du Temple d'Al- phea , achetez-moi j'y confens , & ne me revendez jamais; vous verres fi je vous aime : oui je fouhaiterois être à vous toute ma vie préférablement à tout autre; mais il faut fervir Dieu avant les hommes.

Je continuai à aflurer Zulime que

Tu Rc f, 59

elle faifoit fon pèlerinage, elle ne de- voit plus penfer à me revoir. Je lui avouai franchement que je ne pourrois plus Taimer au fortir âes mains du Mi- niftre de Jatab. Il faut donc vous oublier pour toujours , me dit-elle , en laiiïant tomber quelques larmes , &i en plai- gnant ma fauiïè déiicateife ? Pourquoi revenir vous offrir une féconde fois à mes yeux? c'ëtoit alTezde lapremiere» Et quand vous ferés revenue , lui dis-je en gëmilïànt , vous vous livre- rës donc à moi avec joïe? En doutez- vous , Dely ? reprit-elle. Il me fera défendu de rejetter les voeux d'aucun homme ; jugez fi les vôtres feront

écoutes^

Autre extrémité. Religion bizarre 5, in*écriai-je ! Je n'ofai pas pouiîer mes emportemens plus loin, de crainte d^offenferla crédule Zulime, qui mal- gré tout fon amour , ne pouvoir être à moi que quand elle feroit au premier venu. La vivacité avec laquelle elle avoit pris le parti des Miniftres de Ja- tab me faifoit connoitre combien leurs loix lui étoient facrées; & je voyoîs avec douleur qu'elle porteroit le fçrupuk^,.

.

Mémoires

jufques à fe livrer à quiconque voudroit d^elie. Elleétoit de figure à allumer bien des feux : à combien des rivaux ne devois-je donc pas m'attendre fi je perfiitois dans mon amour? Et le moyen <Je m*en guérir ? raimois avec trop de violence. Tout ce que je pus obtenir, ce fut qu'elle n'en verroit pas d'au- tres avant moi au fortir du Temple : elle me le jura à la face du Ciel* Elle pouvoir faire ce ferment.

Le père de Zulime, qui parut avec une gaïeté- qui éclatoit fur fon vifage , m'engagea à lui demander s'il venoit d'apprendre quelqti'heureufe nouvel- le. Oui , me dit-il , votre ami x\zaïm daigne honorer mon époufe de fa pre'*- fence. Il font maintenant enfemble. Notre loi m'ordonne de les laifTer feuls^

Ce difcours eût furpris un François jaloux , ôi accoutumé à croire qu'il peut voir d'autres femmes , mais que fon époufe ne peut voir d'autres homn-ies. Je me contentai de féliciter Afor fur l'honneur que lui faifoit Azaïm ; car )q fçavois que le Prophète Jatab ac- cordoit des grandes recompenfes aux

Turcs. 41

marîs commodes. C'eft-là le bonheur d'une famille. Il en eil: à peu près de même en France ; une femme de ce caradère fe fait des amis 6i des pro- tecteurs à fon époux. Il faut que quel- que Difciple de Jatab ait prêché à Paris : je n*ai vu nulle part tant de maris de cette Religion , & de fem- mes Jatabiiles.

, Afor me parla encore avec enthou- fîafme du bonheur dont ailoit jouir fa fille dans quelques jours. Oui ^ chère Zulime , lui dit-il en ma préfence , grâce à mes foins ôc au grand Jatab, te voilà arrivée a l'âge ou tu vas com- mencer à fçavoir pourquoi tu es née. Que je fuis heureux d'avoir mis au monde àss créatures capables de faire le bonheur des hommes [Rens-toi, ma fille , digne de cet honneur, tu fçau- ras dans peu la vivacité des plailirsqui te font promis après ta mort ; on ne peut trop faire pour les mériter. Zuli- oie m.e regardoit pendant tout ce dif- :ours , & plaignoit en filence mori aveuglement , en levant de tems en ^ems les yeux au Ciel 3 & les rabaif» ànt fur moi.

4i Mémoires

Chaque parole d'Afor ctoit un coup de foudre pour moi ; elle m'apprenoit qu'il me feroit impoffible de jouir ja- mais feul de ZuUme. Vingt fois je voulus l'abandonner ; mais l'amour , qui fe rioit de mes projets, me rete- noit toujours malgré moi. Je vis bieri qu'il ëtoit inutile de tenter de dëfa- bufer Afor, qui plus âgé que fa fille , ftrroit encore plus opiniâtre : je fus donc réduit à me taire.

Je les quittai pour rêver feul à ce que je devois faire. Le tems étoit pro- che ; déjà je voyois de toutes parts les préparatifs de cette fête criminelle qui devoit m'être Çi funeite. Azaïm ne fut pas long- tems fans venir me rejoin- dre. Il me raconta (es plaifirs. Je lui fis part de mes peines. En vain voulut- il mie réfoudre à laiflTer partir Zulime, puifqu'il étoit impoiïible de faire au- trement ; je ne pus me rendre à fes confeils. Dans l'entretien que j'avois eu avec le fils d'Afor , je m/étois infor- mé du cîiemin de li montagne d'AU phea , & de la plupart des céréino- nies qui s'y pratiquoient à la récep- tion d'une jeune fille. Il m'avoit auJOS-

TvRCf, 41

;apprîs que les Prêtres de Jatab rece- voient parfaitement bien les étran- gers. Je dis donc à Azaïm de m^y fui- vre, pour examiner les lieux, 6i voir s'il nous feroit facile d'enlever Zulime. Comme le jour ëtoit fort avancé , nous remimes la partie au lendemain* Le foleil ne faifoit que fe lever quand nous partîmes. Au détour d^une petite colline, je vis avecéronnementie plus beau pays du monde , que des rochers efcarpés environnoient de tous cotés, comme û la nature les eut produits exprès pour cacher aux yeux des voya- geurs un féjour fi délicieux. ' Au milieu d'une aimable plaine s'e- leve une petite montagne en forme de théâtre , couverte d'un bois facré ;• c'eft-là qu'eft le temple de Jatab , dont on ne voit que le faîte. Des fontaines, en tombant par cafcades fur des lits 'de verdure, offrent aux yeux un fpec- tacle charmant : un ruifleau qui def- cend des rochers avec bruit femble venir fe repofer fur le fein de cette plaine , quMl embrafTe des deux côtés , en ferpentant de tems en tems, com- ité ii, charjïié de ces lieux, il regret*

44 Mémoires

toit d'en fortir ; aufTi ne fe précipite- t'il dans un fouterrein . u*après avoir fait mille tours , & le fracas qu"*!! fait en fe perdant; fenable marquer le cha- grin qu'il a de fe dérober îi-tôt à des lieux fi beaux. Charme's de tous ces prodiges , que nous n'avions vus que de deiFus la colline , nous nous préfen- tames à la porte du Monaitcre. On jetta un pont-levis , & nous paillimes^i

Mon étonnement redoubla à la vû'^, de toutes les merveilles qui s'offroient' à n-^esyeuxde toutes parts. D'un côté, ma vue fe perdoit dans des alle'es d'u-i ne longueur immenfe; de l'autre, elle etoit bornée agréablement par des ber- ceaux , des ftatues , des jets d'eau , des'! [ peintures d'une beauté furprenante» L'on voit que ce n'eil: pas feule- ment en France que les Moines , qui par leur état ont renoncé au monde ,!|f font les mieux partagés des biens delil la fortune. Il fuffit de voir à Paris , &'' dans les autres villes de France , ua' jardin vafte , une maifon fuperbe , pour dire : voilà une Abbaïe ou un Cou- vent,

Azaïm , aufîî furpris que moi , me-

j demanda fi je n'avois pas envie de me

» faire miniflre de Jatab. Différent des

. jeunes François , qui fe lailîent tou-

; cher par ces dehors trompeurs , je ré-

; pondis à Azaïm , que s'il etoit aiïèz

. charme de ces lieux pour s'y enfeveiir

, le refte de fa vie , il etoit le maître ;

, que pour moi , la liberté me paroiiïoit

préférable à toutes ces beautés.

L*efpéce de Moine qui nous condui-

. foit fourit de ma réponfe , comme s'il

.eut voulu me dire qu'ils avoient d'au-

' très plaifirs que celui de jouir de la

, vue de ces jardins. C'étoit un de ces

hommes {impies, tel qu'il y en a dans

tous les Couvens du monde , qui peu

inftruits des ftatuts fondamentaux de

l'Ordre croyent aveuglément.

Aloufi ( c'étoit le nom de notre

:ondu6i:eur ) prennoit bonnement ce

qu'on lui donnoit , & alloit d'aufli

, bonne foi au Parloir des plaifirs , qu'au

/temple de Jatab. Que j'aurois fouhai-

\ n'avoir à tirer Zulime que des

\ mains de ce ftupide ! Mais je fentis

Dien qu'elle étoit de figure à mériter

, .es attentions des premiers de l'Ordre i

:'étoit4d ce qui me défefpéroit.

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4^ Mémoire s

Je dis tout bas à Azaïm de feindre toujours venir exprès fe dévouer au €ulte de Jatab , pour voir fi ce moyen ne pourroit pas nous conduire à quel- que chofe; car je ne voyois encore que de rimpofTibilité dans mon entreprife. Je réfolus de tirer tout le parti que je pourrois de la ftupidité de notre condu- éleur ; je mettois ainfi tout à profit. Le premier fervice qu'il nous rendit fut de nous conduire par tout , & de nous expliquer avec autant de bêtife que de franchife , les faints ufages de fon Couvent,

A peine eûmes-nous paffé la fecon-' de porte , que j*apperçus dans un petit bois de lauriers Si d'orangers une trou- pe de jeunes filles qui jouoient enfem- ble ; c'étoit leur premiec voyage au Temple. Le jour elles couroient feules dans les jardins, & venoient fe rendre le foir au lieu défigné , à moins qu'el- les n'euffent des ordres particuliers pour la journée. Aloufi nous dit que û nous voulions attendre deux jours , nous verrions la réception de Zulime y une des plus belles filles de ce défert. L'entretien commençoit à devenir in-'

Tu KC s, 47.

tireirant.Surce qu'Azaïm ditqu'il vou- loit férieufement être Moine , Aloufî répondit que c'étoit fans doute le Ciel qui Tenvoyoît pour finir la difpute élevée entre les principaux Chefs de la Maifon , qui vouloient tous deux pof- féder la belle Zuiime. C'eft par tout que les Moines ont peine à vivre en bonne intelligence. Ce fera donc vous, pourfuivit ce bon vieux à Azaïm , qui poffederés un objet fi charmant. Lui ! repris - je avec furprife. Lui - même y pourfuivit Aloufi : c'eft un des ftatuts de l'Ordre , que la première fille qui le préfente au Monaftère eft pour le Novice nouvellement arrivé , étant juf- te qu'il commence par faire fon No- viciat. Azaïm ne put s*empêcher de rire de ma furprife , & continua de dire qu'il vouloit abfolument fe faire rece- voir Miniftre.

Jamais vocation ne fut protrp.te que celle qui me vint de me confacrer auffi à Jatab. Réfolu de déferter le Couvent dès le lendemain , je feignis être frapé d^un coup du Ciel à la vue d'une ftatue du grand Prophète. J'af- furai Aloufi que je voulois auiH être-

4^ Mémoire f

Moine. Le bon vieillard cria , miracle ," en fe profternant avec moi devant la ftatue. Ce ne fut pas tout ; je voulois être reçu le premier , fans quoi mon projet devenoit inutile. Mes craintes c-eflerent quand j'eus appris qu'on re- cevoit d'abord les plus jeunes. Et moi , reprit Azaïm, quand ferai-je mon No- viciat ? S'il ne fe préfente perfonne pour vous , pourfuivit Aloufi , vous aurés à ohoifir parmi celles qui fe trou- vent ici.

Nous nous fîmes conduire au Grand- Maître des Novices. Il feroit trop long de raconter toutes les momeries qu'il nous fallut faire le lendemain en penant un habit le plus ridicule du monde. Je tremblai en écoutant les menaces terribles qu'on nous fit de la part de Jatab. Nous ferions brûlés vifs , nous dit-on , s'il nous prenoit jamais fantaifie de quitter l'habit qu'on nous donnoit. Je faillis le rendre ; mais fai- fant réflexion que c'étoit le feul moyen de poiîeder Zulime , je le mis en fré- miflant. Azaïm en fit de même , à mon exemple , toujours dans i'efpérance que nous nous échapperions aiiement.

La

La témérité & Timprudence furent de tout tems l'apanage des amans. Nous ii]«ies le foir fouper au réfedoire.

Enfin , ce jour fi long-tems attendu arriva. Après une nuit dont mille fon- gQS charmans avoient pris plaifir de dimmuer la longueur , quUl tarda à mon mipatience de voir Taimable Zulime ! je f^avois qu'elle m'étoit aeltmee. Jamais je ne me levai avec tont d'emprelTement ; ma joye rédou- bla au bruit de differens inftrumens qui fe hrent entendre tout d'un coup. J^ ne doutai plus que ce ne fût elî- q-iie Ton conduiloit au Temple. Je me rendis dans Tavenue avec cette impa- ïiencefi ordinaire aux tendres amans ; mon cœur vola au devant d'elle ; mes yeux fembloient la reconnoître de loin an milieu de la foule des jeunes per- fonnes que je découvrois à peine ; je m imaginois déjà diftinguer aifément -6ulime à certains traits charmans qui m avoient frapé en clic. La voilà ' m- difois-je. Mais que vis-je , grands Dieux ! le dirai-je ? Tout ce pompei x cortège n'etoit que pour une vieille mie , courbée fous le poids des ans , Tome /. Q *

50 M^ MOI R^^

qui marchoit appuyée fur deux bâtons» Quoique je ne crus pas qu'elle vînt pour moi, je ne laiflài pas que de re- culer , faifi d*horreur à la vue de ce fpeéire ; & je penfai mourir de dou- leur en apprenant d'Aloufi , qui m'ë- toit venu joindre , que c'étoit un coup de politique , 6c qu'un des deux prin- cipaux Minières qui fe difputoient Zulime ayant feint céder généreufe- ment à l'autre , avoient fecrettement: fait avertir Sagonia de venir fe pré- fenter avant la fille d'Afor. Cette vieille , ajouta Aloufi , eft infirme de-, puis l'âge de dix ans , & n'a pas enco- re pu venir fatisfaire à la loi. On ne la preiToit pas ; & probablement elle ne feroit pas encore arrivée fi-tôt fans uru ordre fecret : fur ces entrefaites., vous vous êtes pré fente ; comme l'ordre, étoit donné , elle s'eft mife en route ,: & c'efl: vous qui devés la purifier, mon frère.

Il eft plus facile d'imaginer ma fî-- tuation que de la décrire. La rage , le defefpoir s'emparèrent de mon cœur. Et que deviendra donc Zulime , dis- je à Aloufi ? Eile fera le partage de-

Turcs, ^%

votre ami , me repartit-il, en me con- folant du mieux qu'il put : mais j'ëtois incapable de l'écouter. Sans lui répon- dre , je courus chercher Azaïm , à qui je contai ce que je venois d'apprendre. Au lieu de s'afEiger de cette nouvelle accablante , il ne ht qu'en rire , & efïàya aufTi de pe confoler , en me difaïït que le Ciel vouloit fans doute que ce fut lui qui eût la jouifTance de Zulime , puifqu'il la lui ofFroit* Vous ne la cederés pas à votre ami, lui dis- je , après avoir tout fait pour lui ? Quoi ; généreux Azaïm , vous le laif- feriés mourir de douleur? Azaïm avoit vu Zulime ; il futinfenfibie à tout ce que je pus lui dire , & perfiila à me la refufer. Mes prières ne fervirent qu'à me ^ convaincre combien l'amour efl Supérieur à l'amitié.

A quoi m'aura donc fervi , me di- fois-je en mioi-mème , d'avoir expofé ma vie en prenant cet habit ? Ne fe- rois-je venu de fi loin , à travers des rochers & des précipices affreux , que pour jouir de la vieille Sagonia, moi qui ai dédaigné les faveurs de Théophie ? Ces- cruelles réflexions , loin de me

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fe profternerent à les pieds : quand ce fut à moa tour, avec quelle ardeur n'y volai-j'i pas 1 J'oubliai le Prophète , pour n'adorer que Zulime : un long voile que je portois en qualité de No- vice Tempécha de me reconnoitre , ê< cachoit les larmes que ie laiiTbis cou- ler , fans m'ôter le plaiflr d'envifager cet objet adorable ,ce voile étant ci*u- ne étoffe de Perfe trcs-fine. On avoit fait les mêmes cérémonies le matin à la réception de Sjgonia.

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^2 Mémoires

foulager , ne faifoient qu'augmenter mes peines , qui redoublèrent à Tarri- vée de Zulime. Dieux , qu'elle étoit aimable \ Sa tête étoit couronnée de ces mêmes fleurs que je lui avois vu cultiver ; une longue robe blanche , femée de rofes , & ferrée d'une cein- ture qui laiiïbit voir fa taille majef- tueufe , defcendoit jufqu'à terre : elle portoit en {qs mains une guirlande de fleurs ; une autre entrelacée avec fes cheveux venoit flotter fur fon fein; & fon vifage doux , gracieux , embeilif- foit encore une parure fi galante. A la vue de tant de charmes , je penfai mourir d'amour , û l'idée afFreufe de fçavoir que Zulime n'étoit pas pour moi ne m'eut fait mourir de douleur, Azaïm me fuyoit ; & charmé des grâ- ces de Zulime , il abandonnoit fon ami à fon defefpoir.

On conduifit d'abord cette jeune Perfane au Temple avec une pompe magnifique. Je l'y fuivis les larmes aux yeux. Elle fut mife fous un dais fuperbe, expofée aux regards de tous les Miniftres de Jatab. Un brafier ar- dent étoit devant cette belle. Tous

fe proflernerent à {<^s pieds : quand ce fut à mon tour, avec quelle ardeur n'y volai-je pas ! J'oubliai le Prophète , pour n'adorer que Zuiinie : un long voile que je portois en qualité de No- vice Tempécha de me reconnoitre , ôc cachoit les larmes que je laiiTois cou- ler , fans m'ôter le plaifir d'envifager cet objet adorable ,ce voile étant d'u- ne étoffe de Perfe très-hne. On avoit fait les mtmes cérémonies le matin à la réception de Sagonia.

Aloufi vint m'arracher à un fpefta- cle Cl doux & fi trifte tout enfem.ble , pour me conduire à l'endroit deftinéà mon fuppiice ; & bientôt je vis arri- ver Sagonia , qui put à peine fe traîner fur une efpéce de lit de repos , préparé par les Amours pour des plaifirs plus doux que ceux que j'allois y goûter. Je me jettai aux genoux de cette vieille , & la conjurai de me quitter de la cé- rémonie. En vain je lui remontrai que cela pourroit nuire à fa fanté; elle me dit, pour toute réponfe , que le grand Jatab le vouloit ainfi , ck qu'elle fe plaindroit de mon peu de foumiffion aux volontés fliprêmes de ce Prophète»

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Comme , en me relevant des pieds de cette vieille , je m'appnyai fur fon bras : x*\h î s'écria-t'eile , en pouiTant un grand cri ; fçachez , jeune étourdi , que j'ai un rhumatifme : nouvel agré- ment, dont je ne m'étois pas apper- çu. Je n'étois Moine que depuis deux jours ; je n'avois pas encore oublié les ilatuts de l'Ordre , 6c qu'il étoit dé- fendu , fous peine de mort , de ren- voyer aucune femme fans Tavoir puri- fiée. En vain je voulus me foudraire à cette loi cruelle , & éviter le com- bat ; il fallut en venir aux mains , & rae difpofer au travail. J'allois me mettre à ce pénible ouvrage , quand je vis venir i\louli , qui me cria de loin d'avoir patience. Rien ne me preflbit; j'attendis ; je courus même au devant de lui ; voyant qu'il venoit trop lente- ment. Sagonia , me dit-il , peut-elle encore palTer entre les mains d'un au- tre ? Je lui dis qu'oui. Et bien, qu'elle me fuive , reprit-il. Vous fçaurés qu'on vient d'alïembler le Chapitre : celui qui a introduit ici cette vieille vient d'être condamné à en jouir lui-mèmiC , pour avoir voulu la dciliner à un de

Turcs. 55

Tes confrères. C'etoit bien me délivrer d'une fcène aiïèz embarraflTante ; mais ce n'etoit pas encore me rendre heu- reux. Et Zuiime , lui dis-je , eft- elle ? Elle eil: encore aux pieds des Autels , reprit Aloufl. Je ne puis vous l'amener que dans une heure. Nos bons Pères ont ordonné que tout re- prendroit Tordre naturel.

Jamais Chapitre de Moines ne ju- ge fi raifonnablement que quand la jaloufie y préfide. Je fus faire ce com- pliment à Sagonia , qui , en frémiflTant de colère , fe caiTa la dernière dent qui lui reiloit. Je l'aidai à fe relever , & lui donnant fa béquille le plus po- liment qu'il me fut poffible , je vis partir cette femme ridicule avec au- tant de joye que j'avois eu de chagrin à fon arrivée.

Quel rapide pafTage le fit tout-à- coup dans mon cceur , de la peine la plus fenfible au plaifir le plus vif! Quoi , me difois-je , je ferois aîTèz heureux pour jouir de Zuiime ! elle ne palFeroit pas dans 1 s bras du perfide Azaim ! Ah ! Jatab , Jatab , je te re- connois pour le plus grand des Prophé-

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tes , fi tu me procure la jouKïànce de l'aimable objet que j'adore. Impatient de la voir foumife à mes tendres de- firs , j'accufoisfa lenteur; je tremblois que quelque nouvel ordre ne me l'en- ievâi,ou que le Chapitre divifë ne fût remis au iendem lin , comme c'eft af- fez la coutume. Xjw am:int paiTionné qui attend l'heureux moment trouve les heures bien longues. i\près avoir encore foupirë quelque tems inutile- ment , réduit au defefpoir , j'allois me livrer à toute ma fureur, lorfque j'apperçus Zulime»

De quels termes me fervir pour peindre l'état de mon cœur à cette vue , & quels tranfports furent les miens au moment que je vis cette belle s'approcher feule de moi ! Je la conduifis fur le lit de repos que ve- noit de quitter Sagonia. Je laiffài mon voile bailTe , ne voulant pas me faire connoitre , de crainte que Zuli- me me revoyant hors du Monaftère , quelque nouveau fcrupule ns la prit \ car elle fçavoit fans doute quel crime c'itoit pour les Minillres du Temple d'Aiphea qu2 d^ l'àbandooiier ; cq

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motif feul eût pu me faire hair pour toujours de la crédule fille d'Afor. Je^ puis rendre témoignage de fa foumif- flon à la loi de Jatab -y au nom de ce Prophète j'obtins tout ce que je voul lus. Quoi, difoit cette belle de tems en tems , il a encore ordonne cela ? Il penfoit à tour. Ah le grand LégiHatéur que voilà! Ce n'eil pas tout, pour- fuivis-je. Elle alloit fans doute encore s'écrier , ah le Prophète ; mais l'excès du plaifir qu'elle reiTentit en ce mo- ment lui coupa la parole ; elle demeu- ra fans mouvement entre m.es bris. Je profitai de ce doux m.oment pour le- ver un peu mon voile & coller rna bouche contre la fienne : j'y pris de nouvelles forces , qui fe communiquè- rent bientôt à tout n^on corps. Je les recevois de Zulime , il étoit juile de lui en faire i'homimsge. Mon bonheur reccm.mença , que le Cen , je crois , n'avoir pas fini. Ah \ cher Bély ^ s'é^ cria-t'elle , ignorant que j'étois'^pré- fent, que je ferois heureufe û je puis vous revoir ! nous goûterons enfemble de pareils tranfports ; car pour de plus doux , je n'en imagine pas. Qu'oa.

5^ Mémoires

tes , fi tu me procure la jouliTânce de l'aimable objet que j'adore. Impatient de la voir foumife à mes tendres de- fîrs , j'accufoisfa lenteur; je tremblois que quelque nouvel ordre ne me Ten- levâtjOu que le Chapitre divife ne fût remis au lendemain , comme c'eft af- fez la coutume. Un amant pafTionné qui attend l'heureux moment trouve les heures bien longues. i\près avoir encore foupire quelque tems inutile- ment , réduit au defefpoir , j'allois me livrer à toute ma fureur, lorfque j'apperçus Zulime,

De quels termes me fervir pour peindre l'état de mon cœur à cette vue , & quels tranfports furent les miens au moment que je vis cette belle s'approcher feule de moi ! Je la conduifis fur le lit de repos que ve- noit de quitter Sagonia. Je laiiTai mon voile baiiïe , ne voulant pas me faire connoitre , de crainte que Zuli- me me revoyant hors du Monaftère , quelque nouveau fcrupule ne la prit i car elle fçavoit fans doute quel crime c'étoit pour les Miniftres du Temple d'Alphea qus d- rabandoûiaer : cq

7 u f.c s, ^7

motif feul eût pu me faire hair pour toujours de la crédule fille d'Afor. Je- puis rendre témoignage de fa fourni f- flon à la loi de Jatab ; au nom de es Prophète j'obtins tout ce que je vou- lus. Quoi, difoit cette belle de tems. en tems , il a encore ordonné cela ? Il penfoit à tout. Ah le grand Légiilateur que voilà î Ce n'efi: pas tout , pour- fuivis-je. Elle alloit fans doute encore s'écrier , ah le Prophète | mais Texc^^s du plaifir qu'elle reiTentit en ce mo- ment lui coupa la parole ; elle demeu- ra fans mouvement entre mes bras. Je profitai de ce doux moment pour le- ver un peu mon voile & coller ma bouche contre la Tienne i j'y pris de nouvelles forces , qui fe communique-- rent bientôt à tout mon corps. Je les recevois de Zulime , il étoit juile de lui en faire l'hommage. Mon bonheur reccmimença , que le fien , je crois , n'avoit pas fini. Ah \ cher Dély ^ s'é- cria-t'elle , ignorant que j'étois pré- fent, que je ferois heureufe il je puis vous revoir ! nous goûterons enfemble de pareils tranfports ; car pour de plus doux , je n'en imagine pas. Qu'on.

5^ Memoihej

iii'avoit bien dit , que je ne connoi- trois les hommes qu'à mon retour du Temple ! Si ce font-ià les plaifirs dont on jouit fans ceffe au paradis de Ma- homet , quel malheur plus grand que celui d'en être privée !

Avec quelle joye fecrette n*enten- dis-je pas ce difcours , auquel j'avois tant de part ! Je fus vingt fois tenté de lever mon voile , & de me jetter aux pieds de cette belle ; mais la crain- te de lui déplaire me retint : peut-être auroit-elle eu la firaplicité de s'ima- giner qu'elle n'avoit pas fatisfait à la loi avec moi , & fe feroit-elle crue obligée en confcience d*avoir recours à d'autres. Que n'a-t'on pas à rédou- ter des efprits crédules ? Croire tout , ê<. ne rien croire , font deux extrémi- tés également à craindre. Je ne fis pas cette belle réflexion tandis que j*étois avec ZuUme : ce n'étoit pas un tems de réflexion.

Il fallut quitter quelques momens cette aimable fille pour aller au réfec- toire. Tous mes confrères me regar- dèrent avec àes yeux d'envie , qui m.e ^rect craindre quelque nouvel oçagc s

Turcs.

mais heureufement que la querelle des deux principaux Chefs occupoit fi fort la Communauté , que chacun attentif à en voir TiiTue me lailToit jouir tran- quiliem-nt de Zulime.

Après qu'elle eut foupé avec Tes compagnes dans un réfeaoire féparé , C car il règne un ordre infini dans ce Couvent ) on la conduifit dans ma petite tente. Quelle nuit délicieufe ! Je n'en palTai jamais de fi douce eii ma vie. Le fommeil eut à peine le tems de nous faire payer le tribut que chaque mortel lui doit. Il nous reçut cependant dans fes bras au fortir de ceux de l'amour. Je me reveillai le premier , ne pouvant , pendant la nuit, faire ufage d'un voile. J'avois condam- né avec foin tous les jours , enforte que je ne pus jouir k matin du plaifir de voir Zuliû.e; je n'eus que celui de lui procurer un doux réveil j puis m'ar- rachant de fes bras à un certain fignal dont onm'avoit averti, je quittai cet- te belle pour aller au Temple ; Ôc les jeunes filles qui avoient été reçues les jours précedens entrèrent pour aiTiftsi*

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6o Mémoires

au lever de Zulime , comme il etoiC

ordonne.

A peine fus-je fbrti de ma tente , que je rencontrai Azaïm , qui me fé- licita fur mon bonheur. Je voulus d'a- bord lui marquer quelque chagrin 5 mais naturellement tendre , &i content d'avoir poiïedé Zulime , je ne pus ou- blier qu'Azaïm étoit mon ami. Il me parut , de fon caté , très-fatisfait de la nuit qu'il venoit de paffer , & me dit en plaifantant , que l'ordinaire da Couvent n'étoit pas mauvais. Les fept jours qui fui virent ne furent qu'une répétition du premier ^ mwmes ftatuts , mêmes cérémonies , m^^mes plaifirs ; jamais on ne fit tant de fois La même chofe avec mcius d'ennui.

Enfin le huitième jour venu, Zulime fe difpofa à partir avec la même pompe qu'elle étoit arrivée j mais au lieu d'un habit blanc, elle en portoit un noiriemé de fleurs qui faifoient un effet admira- ble. Cette robe lugubre relevait la blan- cheur de fon teint; fes yeux avoient un peu perdu de leur vivacité ;ils paroii- fcient abbatus , 6c laiiïoient voir une tcodre langueur qiû me fit fouhaittcr

T u K e f. 6t

inutiiementque la fête eut dure un jour de plus. Cette belle partit donc,

A peine l'eus-je perdue de vue , que je commençai à craindre qu'elle ne fe- livrât à quelqu*autre par principe de- religion, ôi. n'oubliât le ferment qu'elle m'avoit fait:ie connoiiTois par expérien- ce fon attachement à la loi de Jatab, L'amour m'avait occupé jufques-là , & je n'avais pas encore réfléchi auîi oblliaciesque j'aurois à furmonter pour fortir de ce Monailère. Je n'y eus pas plutôt fait réflexion , qu'ils me paru- rent infurmontables.

Je fus confulter Azaïm , qui devoir être aulli embarratTé que moi ; mais quel- fut mon étonnement de le trou- ver d'une gaïté parfaite \ Ma furprife redoubla , quand il m'apprit qu'il fe trouvoit content de la vie qu'on me- noit à Alphea , & qu'il n'en vouloit pl-js fortir. Etre Marchand d'Efelaves , me dit-il , n'efl pas- un fort alTez bril- lant pour que je lui préfère celui dont je jouis ici. Qu'ai - je befoin d'aller courir la Perfe pourchercher de.belles femmes qui ne font pas pour moi ^ tacdis q^ue de charmantes v-knneat îqL

6i Mémoires

ni*offrir leurs faveurs ?Efl- il un ferrail à Conilantinople mieux fourni que ce Blonaitère ? Ces raifons étoient fpe- cieufes , & j*avoue que fans Zulime 6c ma mère , que je comptois revoir quelque jour en France , elles auroient fait impreflion fur mon efprit.

M'avez-vous donc fiiivi, lui dis-je , cher Azaïm , pour m'abandonnerdans ces déferts ? Voyez , me repondit-il , ces rochers efcarpés de tous cotés ; comment fortir de ces lieux ? Ces ha- bits nous fdiront reconnoître dans les environs , ôi le miOyen de ravoir les nôtres ? Nouvel embarras auquel je n'avois pas penfe'. A quoi penfent les amans ? Je demeurai un moment fans pouvoir répondre à cette objeftion ; mais enfin , après avoir réiiechi un iiiomient : cher ami , lui dis-je , de- meurez ici , j'y confens , je ne veux pas m'oppofer à votre bonheur ; mais aidez-moi à en fortir. Ces rochers font affreux , il eft vrai ; l'amour me les fera furmonter : quant à cet habit, je puis lui faire prendre une autre for- me , en le taillant à la façon des nôtres ; rétgfFe en eft à peu près lembUbie.

Tu Rc ^, 6^'

Aza'im me promit tous les fecours qu'il pourroit me donner.

Ce projet une fois formé , je brûlai de le mettre à exécution. Je vis avec douleur qu'il falloit attendre jufqu'à la nuit. Que cette journée me parut longue î Je remployai à faire le tour de la petite montagne d'Aiphea , pour examiner quel Icroit l'endroit le plus facile à efcalader. Tous me parurent également efcaipés & impratiquables.. De quel aft'ieux defefpoir m.on cœur n'étoit-il pas déchiré ! Je fentis cepen- dant mon efpérance rénaître à la vue de quelques fentes qui fe trouvèrent dans un roc un peu maoins haut que les autres ; cet endroit me parut d'autant plus commode ; qu'il étoit environné d'un petit bois très -épais : j'efpérai qu'en montant déjà fort haut , à la fa- veur des arbres , il me feroit facile de parvenir à la cime du rocher, en met- tant dans les fentes qui s'y trouvoient des branches d'arbres en forme d'é- chelons. Comme ce lieu étoit fort fo- iitaire , je commiençai à en planter dé« fa quelques-unes , 6: m.e retirai en at- tendant la nuit. Après avoir inftrui!:

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Azaïm de 11m pru, pai plus qude heur de li ivoir

Mais .: ne tVô-je & avois-jc anime d'une de nurobes vinrent m'açter , & vant le grad Karki afFreufe va 'ouvrir leaeurslCdVIinilhe prit que le bis facré , me couvrir ,l' avoir fe dre , en le cchant à étoit retire ms dout quelque faire expé le de feindr, me capable de iire tre trépides ; jo^ous ai à violer les .«rmensi vésfaitseniipréfen en prenant et habit, fuppiice ^ Iné aux 1 ce Temple. la robe tée taiilL^e c pièces . vaincre encre dava que je mé-lois ; en in'obrtiner i "

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6'4 Mémoires

Azaïm de mon projet , je ne m'occu- pai plus que de Zulime , ôi du bon- heur de la revoir.

Mais à peine fus-je dans ma tente, & avois-je commencé un habit Turc d'une de mes robes , que trois Moines vinrent m'arrêter , Ôc me conduire de- vant le grand Karken. Quelle fcène affreufe va s'ouvrir aux yeux de mes ledeurs'.Ce Miniilre redoutable m'a- prit que le bois facré , que j'avois cru me couvrir, n'avoir fervi qu'à rne per- dre , en le cachant à mes yeux. Il s'y étoit retiré fans doute pour vaquer à. quelque fainte expédition. Il eit inuti- le de feindre , me dit - il d'une voix capable de faire trembler les plus in- trépides V je vous ai vu vous préparer à violer les fermens facrés que vous a- vés faits en ma préfence au grand Jatab, en prenant cet habit. Vous fçavés le fupplice deftiné aux lâches fugitifs de ce Temple. Ma robe, qui fut appor- tée taillée en pièces , fervit à me con- vaincre encore davantage de \i fuite que je méditois ; en vain je voulus m'obfliner à tout nier , j'avois trop de preuves convaincantes contre moi. Ls

danger etoit grand. J*avoue que pour cette tois la crainte l'em-jorta fur Ta- mour i j'oubliai un moment Zuiim- pour réfléchir à mon trille fort : à mon âge on pouvoit bien regretter la vie, A peme fuis-je né, me ciifois.ie,qu^ii taut mourir de la mort la plus cruelle; c etoit bien la peine de naître '

Je n'eus pas le tems de faire beau- coup de ces fortes de réflexions ; on me conduifit fur le champ dans un fouterr.m affreux , plus propre à fer- vir de fejour aux morts qu'aux vivans & bien capable d'éteindre les vives impreffîons que Zulime avoit faites fur moi Les Moines portent tout à excès. Je ne devois être tiré de c^ lieu terrible que pour être précipite dans des flammes : que l'on conçoive , Il 1 on peut , l'horreur d'une pareille fituation. Que fi près de la mort, la

vie nousparoît unpréfentduCiel bien funefte !

Ne voyant point arriver l'heure fa. taie de monfupplice, quelques foi- bles rayons d'efpérance commence, rent à fe préfenter à mon efprit : mais qu lis le diffîpoient bientôt ^ quand je

66 Mémoires

réflechiffois que j'avois affaire à des Moines , c'eil-à-dire , à des cœurs durs & fauvages ! Pour Zulime , quand j'aurois encore efpéré la revoir con- tre toute efperance, je nepouvois plus m^attendre à la retrouver fans qu'elle fe fut livrée à aucun homme; i'a vois été abfent trop long-tems. Pendant un an que je demeurai dans cette prilbn affrcufe j'eus le ioifir de faire des ré- flexions de toute nature. Je me figurois bien que c'étoit Aza'im qui , par quel- ques relTorts fecret's , reculoit le jour de mon fupplice. Il étoit naturelle- ment intri-guant; mais le moyen d'ef^ pérer qu'il pût reuffir ? la loi me con- damnoit.

Voyant cependant qv.'un fi iongef- pace de tems s'étoit écoulé , je ne m'oppofois plus que faiblement à l'eA pérance qui cherchoit à fe glilTer dans mon cœur , & je commençois à moins gêner mon imagination. Le premier objet qu'elle peignit à mes yeux fut Zulime fenfible à mes feux. Je me rap- pellai avec joye le jour heureux que je reçus fes faveurs pour la première fois. G'efl fur cette montagne, me di-

Turcs, 67

fois-je , que j*ai éprouvé les plaifis les plus lenfibles ôc ïqs pehies les plus amè- res. Ah ! tendre Zuiime , que vous me coûtés cher; fi je pouvois du moins vous revoir encore ôi vous raconter ce que je fouffre pour vous avoir aimée , je mourrois content.

J'érois occupé de ces idées char- mantes , lorfqu'on vint un jour ouvrir la porte de ma prifon : cela me furprit. On me defcendoit ordinairement à manger par une efpéce de lucarne, qui fervoit auiTi à me faire entrevoir le jour. Etoit-ce la £n de ma vie ou de mon efclavage que Ton venoit m'an- nonce r ? Héias ! c'étoit ma mort.

Il faut vous difpofer à mourir, me dit fans pitié un de mes confrères , le i bûcher eil: tout prêt. Quelle fentence \ llVIes cheveux, qui a voient eu le tems ; de croître , fe hériiïèrent fur ma tête ; mes fens fe troublèrent; tout mon corps trembla & frémit à l'approche ide fa deilru6tion. Je fortis enfin du fé- jour des ombres, pour y rentrer bien- tôt, & revis le foleilpour la première fois depuis un an, pour ne le plus re- voir. Je fus conduit au bûcher 5 qui

68 Mémoires

étoit dreffa au toi^r de ma tente, & qui devoir con fumer avec moi tout ce qui m'avoit touché. On me jetta fur mon lit ; car je n'eus pas la force de m*7 traîner. Le jour commençoit , ôc le feu ne devoit être allumé qu'après le foleil couché ; car il falloit demeu- rer un jour entier expofé aux yeux de tous les Mîniilres de Jatab , pour qu'ef- frayés de mon exemple , ils fuflent re- tenus par la crainte des fupplices.

Au milieu de ce trille appareil, tout m'annonçoit ma ruine prochaine, j'apperçus Azaïm. Il s'approcha de moi , & m'apprit , en fondant en lar- mes, qu'il avoit fait tous fes efforts pour reculer l'heure de mon trépas ; qu'enfin il falloit céder à mon infor- tune , & que le tems éroit arrivé qu^il alloit perdre le plus tendre des amis. Je le remerciai de fes généreux foins ^ & le priai de fe fouvenir de moi. Hé- las ! me dit-il , croyez - vous , cher Dely , que je pourrai vous furvivre ? Je mourrai avec vous ; nous n'agi- rons qu'un même bûcher , & c'efl de ma main que partira la flamme qui cous doit confumer. De votre maiii î

repris-je avec étonnement. Oui , de iTia main, pourfuivit-il; c'eft au der- nier Novice à mettre la flamme au bû- cher. On m'a déjà donné le fatal flam- beau. En vain j*ai reclamé les droits de l'humanité , en repréfentant que vous étiés le plus tendre de mes amis ; les indignes miniftres de Jatab,fourds à ma voix , ont oppofé à mes raifons les ordres fuprêmes de leur infâme Prophète.

A ces mots , nous nous précipitâmes dans les bras l'un de l'autre pour nous faire les derniers adieux , & Azaïm me quitta en pleurant pour fe préparer à ce trifte miniftère. Je demeurai dans i'abbatement d'un homme qui n'at- tend que la mort. Je me voyois_prét à être confumé par les flammes fur le même lit j'avois brûlé d'autres feux environ un an auparavant. Cette ré- flexion fut la dernière dont je fus ca- pable. Je ne pouvois plus que lever mes foibles yeux au Ciel , pour lui demander de me faire expirer de dou- leur avant le moment defliné à mon fupplice : c'étoit mourir trop de fois. Il étoit à peine midi.

y<3 Me moires

Un bruit confus d'inllrumens que j'entendis tout d'un coup excita enco- re ma curiofité. J'appris bientôt que c'éioit une jeune femme qui venoit confacrer fon fils premier ne au culte des Autels , & que mon fupplice feroit remis au lendemain : il ëtoit défendu de faire mourir perfonne un jour de fête. Reculer ma mort , c'étoit l'avan- cer. Je perdis toute connoiiTance , ôc j'allois rendre le dernier foupir , quand Azaïm vint me dire que c'étoit Zuli- me qui venoit offrir mon fils à Jatab. Fils malheureux ! m'écriai-je ; mère infortunée \ & encore plus malheureux père ! Pourquoi fommes-nous nés ? Je viens de parler à Zulime , me dit Azaïm , & de lui conter notre funefte hiftoire. Elle me fuit fondant en lar- mes. Elle veut vous voir. La voici.

Quel fpeftacle pour un tendre amant! Je rappellai en un moment toutes m.es forces pour lui dire : venez , chère Zulime , venez recevoir les derniers foupirs du tendre & fidèle Dely ; c'eft pour vous avoir aimée qur je meurs, mais je meurs content , puifque c'effc entre vos bras que je rends la vie.

Je voulus lever mes mains pour i'em- braflfer ; elles retombèrent de foiblef- fe. Non , vous ne mourrés pas , me' dit-elle d'un ton ferme : j'ai une grâ- ce à demander aujourdhui à Jatab en faveur de l'offrande que je lui fais- de mon fils ; c'eil: votre vie que je demande ; on ne peut me la refufer ; je^fçais la loi: vivez cher Dely, & m'aimez : Azaïm m'a tout dit. Venez voir votre fils aux pieds des Autels , qu£- leve pour vous fes petites mais au Ciel*' Recevoir en un même moment , ôc Zuiime., & la vie , eroieht des biens fi grands, qu'ils furpafToient mes ef- pérances. Je doutai quelque tems Ci je n'étois pas dans le tranfporr : mais' je fus bientôt convaincu d'une vérité fi confolante ; les yeux de Zuiime- avoient ranime les miens , & fa bou- che , qu'elle porta fur mes lèvres , rapella mon ame fugitive. C'eft donc vous , belle Zuiime , lui dis-je , qui me rendes la vie? Oui , c'eft moi-mê- me , repartit-elle , je ne vous ai pas oublié un feul moment : j'ai été fidel- le au ferment que je vous ai fait de ne point voird'hom.mes avant vous au-

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Mémoires temple d'Alphea. Tallois de* f u grand Jatab , pour la grâce peut me refufer, de me laif- d'ici fans avoir eu de com- ec le grand Karken ; mais ra- Qtre vie m'eft un bien plus cours la demander & me fai- r de mon ferment. Quelle velle 1 Non , lui dis-je dans mouvement , laiiTèz-moi

tôt , chère Ziilime , ôi me

fidelle.

herDely, reprit-elle, vous

urir ! Y penfez-vous ? Mou-

tous les deux, icher. Elle v ime^ mil: ^ >i,& iV-

mette fmet- ■traîna ..qu'el- le qui ■m'étre rqucr de ►1 les pré- [u'on me lits. Zuii- lis fans mon ks bras , J'embraifai a tendreiîè , 6c vis

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TûKC f 5< vil avec douleur qu*i fer dans ce lieu infâme mandai à Azaïm , qui exemple , ne devoit pas Ibrtir du Monaftère. Je an miracle. Mahorret n tous les jours. Je fus rec quement indigne de deme tage au tempît d'Aluhea duithors de for. enceinte niere infamie ; irais ie pi vois d'en fortir avec Zul noit lieu des plus grands

T " tems de tirer mes c :_• .„r d'horreur , porter dans un lieu plus a vis enfin l'habitation d' cabane , fi charmante à :: que j'y avois vu Za _ t pour cetre fille n'ét .. je ne e!'e me fb r.t. P. -rifé ^mc

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Jt Mémoires

fortir du temple d'Alphea. Tallois de- mander au grand Jatab , pour la grâce qu'on ne peut me refufer, de me laif- fer fortir d'ici fans avoir eu de com- merce avec le grand Karken; mais ra- cheter votre vie m'eft un bien plus doux: je cours la demander & me fai- re relever de mon ferment. Quelle fcène nouvelle ! Non , lui dis-je dans le premier mouvement , lailTez-moi mourir plutôt , chère Zuiime , ôi me demeurez fidelle.

Quoi , cherDely, reprit-elle, vous voulés m.ourir ! Y penfez-vous ? Mou- rons donc tous les deux. Qu'on mette le feu au bûcher. Elle vouloit l'y met- tre elle-même; mais Azaïm l'entraîna malgré moi, & j'appris bientôt qu'el- le avoit obtenu ma grâce. Une vie qui me coûtoit fi cher pouvoit-elle m'étre précieufe ? Je vis , fans en marquer de joye , qu'on éloignoit de moi les pré- paratifs de ma mort , & qu'on me rapportoit mes premiers habits. Zuii- me reparut à mes yeux; mais fans mon fils , qu'elle portoit entre ks bras , peut-être l'aurois-je fuie. J'embralTai ce cher fruit de toute ma tendreiïè ,

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fer dans ce lieu infâme. Je le recor-

exemple , ne devoit pas être tenté di> Ibrtudu Monaftère. Je fus deW plr

un m,race. Mahomet n'en fàh^a" tous ks jours. Je fus reconnu publ ! quement indigne de demeurer davan- tage au temple d'AIphea , &recoT duit hors de fon enceinte avec la de"

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ieZe"*^]"^ grands honneurs. ce iejour a'horreur, pour les tranf

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àlaver.te;maisienelaifliispa d" 1 arnier encore , & elle me fut bLntûC

la Sir r 'l^'-P^^^vant. Pouvoisl^ ilon & "" ""^^ autorife'par fa rel - ve"'T?t/.r?''^P°"''"^-^"dre!a ,m1 i ^''" ^""«^ à bannir cette , dee de mon efprit . pour me iZTr t-^^^nner au piaii^r ,u,nf,i,oie„"

1JA Mémoires

les réjouiffaiices champêtres qui fe donnèrent au retour de cette Perfane. Que je jouis peu de tems de ce bon- heur ! Un Marchand Arménien , qui arriva pour acheter des femmes , me replongea dans le chagrin le plus amer. Parmi celles qui embelliffoient cette fête , il en choifit plufieurs , & Zulime fut la première fur qui il jetta les yeux. Il la mit à un prix fi haut , qu il me fut impofTible de couvrir fon en- chère : je n'avois d'argent que ce au'Azaïm m'avoit donné en fortant du Monaftère. Je connoilTois Zulime , OC î'aurois eu tout à efpérer de fon cœur , fi elle eût pu difpofer d'elle ; mais fon père , de qui elle dépendoit , etoit un de ces hommes intéreffés à qui l ar- gent fait tout faire. Il fut fourd à mes prières & aux larmes de fa fille , lui difant , que puifqu'il falloit fe /eparer d'elle , & la vendre , il étoit ]uite de préférer celui qui lui en donnoit da- vantage. , ^ , .1 Quel coup de foudre pour moi l Je fuis pour me trouver dans de femblables fituations. Je ne fçais (1 rétat dans lequel j'étois à la mon^

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tagne cî^\lphea , quand Zulime vint mV rendre la vie , étoit plus déplora- ble que celui je me trouvai alors. Seul, & fans dëfenfe , au milieu de ces éQkns, quel parti pouvois-je pren^ dre ? Quoi , me difois - je en moi-mê-. n^^e , il y a donc des pères alTez bar- bares pour facrifier ainfi leurs enfans a un vil intérêt! Pavois eu peine à le croire jufqu'alors; mais depuis mon voyage en France, j'ai dequoi m'en convaincre. Il n'eft point de Païs fi fertile en pères fi dénaturés. Rien n'y eit fi commun que de les voir vendre leurs hlles au plus offrant, en les arra- chant malgré elles des bras d'un ten- dre amant. Que d'exemples j'ai vus de ce que j'avance pendant mon peu de lejour à Paris ?

Il fallut donc céder Zulime à l'Ar- nienien ; mais ce ne fut que pour la lui ravir plus aifém^nt. Je ne cachai nia douleur que pour dérober à Afor la connoiiTance du projet que je me- ditois ; c'étoit d'enlever fecrettement la hlle pendant la nuit fuivan^e. Le folejl avoit déjà fait plus de la moitié de fa courfe j il n'y avoit pas de tems

D 2

76 Mémoire! _ , ^

l perdre. Je fçavois que fi l'etois pas par ceux qui ne manqueroU pas de me Jourfaivre,Um>encouteroitlayie,

Lais j'ëtois réfolu de mourir pluto que de céder Zulime. Je demandai qu'il me fut du moins P^ïï^.s de lux faire mes derniers adieu.. Ce fut tout ce qu'Afor crut devoir faire pour fa fille. On nous laiffa libres un moment. Je le mis à profit. .

A peine fumes nous feuls , que^e demandai à Zulime fi elle me qu| - toit à reeret. En doutez-vous reprit- lueave'unetendreffequim'affuro.t

defafincérité?Etbien,lui_dis.^,fi vous m'aimes , fuivez-nioi. Quel e futmajoïede lui entendre repondre qu'eTle n'auroit pa, de plus grand plai- % - L'amour eft de tous les pays du monde. Ce Dieu lui fit oublier pour «tte fois qu'il lui étoit défendu de fo ir de l'habitation d'Afor fans on

aveu. La nature parlo.t fans_ doute autrement à fon cœur, & lui difoit ï'uT;ere,.ns'oppofant au bonheur

de fa fille , perdoit f^.droits. La na turelesluidonne maisçefla aten. dreffs & ramowr à les lui conferver.

Turcs. 77

Cette belle nie demanda avec em- prejlïèment fi je fçavois quelque moytn de la tirer des mains de l'Arménien, Je lui répondis que le ieul qui lui pût reuflir étoit de profiter de la nuit pour venir me rejoindre à un endroit du dëfert que je lui indiquai ; que }'aU iois la quitter en apparence , comime fi je ne devois jamais la revoir. Elle me promit avec joïe de me fuivre. Je la quittai en pleurant , ne voulant pas demeurer plus long-tems avec elle, de crainte de faire naître quelque foupçon dans i'efprit d'Afor , à qui je fus dire adieu.

Je partis donc feul de ce défert , fans ami , fans maîtrefle , incertain j*aurois le bonheur de revoir jamais Zulime ; car mille évënemiens , aux* quels on ne s'attend pas , pouvoient me la ravir. N'étant plus foutenue par ma préfence , & encouragée par mes confeils, ne pouvoit-elle pas changer de fentiment , & partir le lendemain avec l'Arménien? Et fi fidelle à fa promefîè , elle s'échappoit de la mai- fon de fon père, n'avois-je pas enco- re à craindre qu'on ne la pourfuivit J

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Et comment aurois-je pa la défendre? J'ëtois agité de toutes ces différentes riSexions quand j'arrivai à Tendroit défigné , d'où je découvrois aiféinent toute l'habitation d'Afor fans être vu de peribnne.

Quoiqu'il fût de'jà tard , le relie du jour m.e fembîa d'une longueur infup- portable. Le Ibleil me paroitTôit immo- bile. En vain de hautes montagnes fembloient s'élever exprès pour le ca- cher plutôt , il ne ceiroit point de m'éctairer de fa lum^iere importune. Un rocher bienfaifant me le cacha tout-à-coup ; mais j'eus encore la dou- leur de voir long-tems fes raïons mou- rans dorer la cime des montagnes op- pofées. Il difparut enfin, ôc la nuit, long-tems attendue , répandit {es voiles fur ces déferts.

Un autre eût fans doute tremblé de fe trouver ainfi feul au milieu du filen- ce & des ombres. Un calme profond n'effraye pas m.oins qu'un bruit terri- ble. Pendant la nuit tout groflit à nos yeux ; nous croyons voir par tout des hommes arméi. Le vent agite-t'il uns feuille J on parle, oa Toa marche.

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dit-on. Grâces à l'amour qui m'occu- poit tout entier , je ne tremblai que de la crainte de ne plus revoir Zrlime, Elle ne paroiiToit point. Je craignis qu'elle ne fe fût égarée, la nuit étant fort fomibre, mais j'eus aifez de bon- heur pour revoir ce cher objet de mon amour. T'entendis marcher ; je courus : c'étoit Zulimxe hors d'haleine. Eft- ce vous, Dely, m.e dit-elle , en fe jet- tant entre m.es bras ? Fuyons, on nous pouriuit. La force lui manquoit. Je ne pus que la tranfporter fous un rocher voifin , j'avois préparé un lit de mouffe pour la refïevoir & Ty faire repofer quelque tems.

Le calme qui regnoit me fit penfer que la crainte d'être pourfuivie lui avoir fait croire qu'on la pourfaivoit en effet. Je ne me trompois pas. Après avoir encore prêté l'oreille quelque tems fans rien entendre, je rémois Zu- lime de fa frayeur , & nous nous éloi- gnamies à la faveur de la lune qui commcnçoit à paroître. Elle étoit ù belle, & le tem.s devint fi clair , que je craignis qu'il ne nous nuiCt plus qu'il n^ nous fexoit fayorable.

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7? Me Moinns

Et comment aurois-je pu la défendre? J'ëtois agite de toutes ces différentes reflexions quand j'arrivai à l'endroit defigne , d'où je découvrois aifément toute l'habitation d'Afor fans être vu de perfonne. /

Quoiqu'il fût déjà tard , le refte du jour me fembia d'une longueur infup- portable. Le foleil me paroilïbit immo- bile. En vain de hautes montagnes fembioient s'élever exprès pour le ca- cher plutôt , il ne ceflbit point de m'éclairer de fa lumière importune. Un rocher bienfaifant m.e le cacha tout-à-coup ; mais j'eus encore la dou- leur de voir long-tems fes raïonsmou- rans dorer la cime des montagnes op- pofées. Il difparut enfin, & la nuit, fi long-tems attendue , répandit fcs voiles fur ces déferts.

Un autre eût fans doute tremblé de fe trouver ainfi feul au milieu du filen- ce & des ombres. Un calme profond n'effraye pas moins qu'un bruit terri- ble. Pendant la nuit tout grofTit à nos yeux ; nous croyons voir par tout des hommes armés. Le vent agite-t'il une feuille J on parle, ou l'on marche.

tuRCS. 79

dit-on. Grâces à l'amour qui m'occu- poit tout entier , je ne tremblai que de la crainte de ne plus revoir Zulime. Elle ne paroilToit point. Je craignis qu'elle ne fe fût égarée , la nuit étant fort fombre , mais j'eus afTez de bon- heur pour revoir ce cher objet de mon amour. J'entendis marcher ; je courus : c'étoit Zulime hors d'haleine. Eft- ce vous, Dely, me dit-elle, en fe jet- tant entre mes bras ? Fuyons, on nous pourfuit. La force lui manquoit. Je ne pus que la tranfporter fous un rocher voifin , j'avois préparé un lit de rnoujGTe pour la refïèvoir & l'y faire repofer quelque tems.

Le calme qui regnoit me fît penfer que la crainte d'être pourfuivie lui avoir fait croire qu'on la pourfuivoit en effet. Je ne me trompois pas. Apres avoir encore prêté l'oreille quelque tems fans rien entendre, je remis Zu- lime de fa frayeur , Ôc nous nous éloi- gnâmes à la faveur de la lune qui commcnçoit à paroître. Elle étoit ù belle , & le tems devint fi clair , que je craignis qu'il ne nous nuifit plus qu'il ne nous fexoit favorable.

D4

to Mémoires

Zulime connoifToit' les lieux. Elle me conduifit en moins de trois heures au bord d'un grand fleuve nommé Koban qui baigne le pied du mont Cau- cafe. Il faut cher Dely , me dit-elle , nous éloigner de ces déferts , nous n'y ferions pas en fureté ni l'un ni l'autre ; fuyons. Je crus que fi nous pouvions traverfer ce fleuve nous n'aurions plus rien à craindre ; mais il faifoit un Î3ruit fi terrible en coulant parmi des rochers, que j'imaginai la chofe im- poffible. Nous ne lailTâmes pas de le côtoyer , dans l'efpérance de trouver quelqu'endroit plus tranquille & moins large. Las de marcher en vain , nous nous repofâmes , accablés de fatigue , & le fommeil nous furprit.

Il étoit grand jour quand nous nous éveillâmes. Les premières paroles que je prononçai furent des plaintes que j'addreflfai au Ciel , en réflechilTant à ce que nous allions devenir. C'efl: le défaut de tous les amans , de ne jamais prévoir les fuites funeftes des pre- mières démarches que leur pafîlon leur fait fiire. vous ai-je conduite, dis- je à Zulime , & quel trifte fort

TvKCS. 8i

vous ai-je procuré ! Vous éties digne d'un plus heureux. Deftinée par votre beauté à faire rornement du ferrai! de quelque riche Bâcha , vous euf- fîés eu une foule d'Efclaves emprefTés à vous fervir j & en ce triik lieu nous ne trouverons pas feulement à nous fer- vir nous-mêmes pour pourvoir aux né- ceiTités de la vie.

C'eit à tort que vous vous plaignes me dit tendrement Zulime, ce lieu me paroît le plus beau du monde, puifque je vous y vois, que je puis vous y^fervir & vous aimer. Accoutu- mé à vivre dans les villes, vous igno- rés les relTources que nous avons dans ce défert. De quoi vivois-je à l'habi- tation de mon père ? de fruits ^ de lé- gumes, enfin de tout ce que la terre offre ici a mes yeux : ce fleuve mèma n'a-t'il pas des poiiïbns de toute efpé- ce ? Mes mains fçauront faire ufage de tout. On ell aiïez riche quand on poiïede ce qu'on aime.

De dire que Zulime me tint cedif- cours mot pour mot, c'eft ce que je ûe puis aiïlirer ; je n'ai pas afTez bon. ne mémoire ; j'en rens le fens ; c'eft

fSi Mémoires

tout ce qu'on peut exiger de THilto-

rien le plus exa6l.

J'admirai quelle reffourcec'eft pour un homme qu'une femme élevée à la campagne : & en comparant Zulimc à toutes nos Dames de Conftantinople, qui , par la fuperfluité de leurs ajufte- mens & de leurs folles dépenfes , font capables de ruiner la fortune la mieux établie , je vis quel trefor j'avois aquis en m'attachant cette Perfane.

Vous me rafifurés , lui dis-je , belle Zulime, en trouvant des remèdes à mon imprudence ; contens de nous aimer , vivons donc en ces lieux , inconnus à tout l'Univers , j'y confens , trop heu- reux de vous polTéder ; loin de vous , je ne regretterois que vous ; en votre préfence je ne dois rien défirer : mais pour plus de fureté, ajoutai-je;il fau- droit mettre ce fieuve entre Afor & nous.Le mont Caucafe que nous décou- vrons de l'autre côté , nous offre une retraite fûre & tranquille ; Ces lieux me paroiifent inhabités ^ le foleil ne s'y lèvera que pour nous , nous le ver- rons naître & mourir en nous donnant •de nouvelles preuves de notre aaiour;.

Turcs* ?|

Marchons, me dit Zulime, je fuis prête à vous fuivre par tout. Nous re- montâmes le Koban encore pendant quatre jours. Plus nous avancions , plus Ton lit diminuoit de largeur : en- fin le trouvant qui couloit lentement parmi des rofeaux , nous le traverfâ- mes. Arrivés à l'autre bord nous nous enfonçâmes dans les gorges du Cau- cafe,& un petit bois charmant , arro- d'une claire fontaine qui en fortoit à travers des rochers, nous engagea à choifir ce lieu pour notre demeure.

Jufques-là nous n'avions encore fer- vi de Dieu que l'amour. Zulime com- mença à fe profterner du coté de la montagne de Jatab ,& à prier ce Pro- phète de nous être favorable» Comme il n'y avoit que moi d'homme en ce défert , il m'importoit peu que Zuli- me fût Jatabii^e , ou tout, à- fait Ma- hométane ; je n'avois pas à craindre qu'elle abusât de la loi de Jatab , qui lui prefcrivoit de nerefufer f^s faveurs à aucun homme.

Je me mis à bâtir une petite cabane couverte de feuillages , à la façon du Pays. Tandis que j'étois occupé à ce

D 6

84 Mémoires

doux travail, quel pUifir n'avois-je pas de voir Taimable 2^ulime préparer de Ion côte un repas frugal , apprêté par des mains fi chères | Que ces mets me fembloient délicieux ! J'eus pré- féré à la table des Rois le gazon fur lequel ils étoient fervis , & Teau pure , qui nous défaltéroit au ne6tar des Dieux de la Fable.

Perfuadé que ce défert étoit inha- bité , je m'éloignois quelquefois de Zulime, pour jouir du plaifir de la voir redoubler fes carefTes à mon arri- vée , & me conter fes craintes. Je me cachois même fouvent , & fans la perdre de vue ; je me plailbis à l'en- tendre m'appeller à haute voix par les noms les plus tendres. Je n'avois pas de jo:.e plus parfaite que celle de me venir jetteràfoncol au moment qu'el- le me croyoit perdu & que ks larmes commençoientàparoître. Quelle fatif- faélionpour moi de les elîuyer, après les avoir fait naître \ Elles m'étoient d'autant plus précieufes, que l'amour, qui les faifoit couler , bientôt les ef- fuyoit.

Ce fut-là le tems k plus beau de

Tv KC f. t^

ma vie. Que n'eût-il dure toujours î A peine un mois fut-il e'coulé , que je retombai dans le plus grand des mal- heurs. Quel funefte revers ! Quel changement affreux va fuccéder à une fccne il charmante !

Un jour que je m'etois éloigne plus qu'à l'ordinaire pour connoitre un peu le Pays que nous habitions y quelle fut ma douleur de ne plus trouver Zulime à mon retour 1 Je crus d'abord, qu'accoutumée à mes jeux, elle s'é- toit auffi cachée quelque part, pour me donner le plaifir de la retrouver; mais ce fut inutilement que je la cher-, chai, & que je fis retentir ce défert de mes cris : je n'entendis que ma voix réfléchie par les échos , qui me ren- voyoient le nom de Zulime, fans que nul endroit l'offrit à mes yeux , & le foleii fe coucha pour cette fois fans nous trouver reunis. Quelle nuit af- freufe ! Semblable à un furieux, je courus les bois, je franchis les rochers, les précipices. La crainte de mourir n'arrête pas les amans défefpérés ^ quelque génie bienfaifant les fauve fan§ doute de leur propre fuxeur»

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84 MEMOIKEf

doux t: \il, quel pldifir n'avois-je pas de \ TaimabU 'Zrulime préparer de fon c(é un repas frugal , apprêté par des uins fi chères'. Que ces mets me fei:.' )ient délicieux'. J'eus pré- fère à 1 ra'jle des Rois le gazon fjr lequel ii:>toient fervis, ik Teaupure, qui noi, défaltéroit au ne6lar des Dieux dca Fable.

PerKiai que ce dcfert étoit inha- bité , je n'éloignois quelquetois de Zulime , >our jouir du plaifir de la voir redooler fes carefTes à mon arri- vée , & it conter fes c: àintes. Je me cachois irnie fouvent , & fans la perdre ci yûe ; je me plaifois à l'en- tendre n opeller à haute voix par les noms les ^u] de jo:e pi venir j( le mt coi^^^^^^^^^^^^^^

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Z6 Mémoires

Je tombai enfin accablé de fatigue, incertain du chemin que je devois pren- dre. Ma voix mourante alloit répéter le nom de Zulime pour la dernière fois , lorfque réclat d'un grand feu , qui vint fraper mes yeux tout d'un coup , me les fit porter attentivement fur l'endroit d'où il partoit. Un amant fe defefpére d'un rien Ôi. un rien lui rend i'efpéran- ce. Ce feu me fit croire que Zulime s'étant égarée en me cherchant , avoit peut-être allumé ce feu pour me mar- quer l'endroit oùelleétoir. J'oubliaien un moment le chemin que j'avois fait, pour en entreprendre encore un plus confidérable. Je ne marchai pas , je vo- lai, guidé par la flamme , fans que nul obftacle put m'arrêter. De tems en tems je prêtois l'oreille ; je croyois mê- me entendre fa voix ; je lui répondois que je ferois bientôt à elle. Que de ten- dres embrafTemens je lui préparois ! Mais bientôt , au lieu des larmes de joie , ce furent des larmes de douleur qu'il me fallut répandre.

Le foleil étoit levé quand j'arrivai à l'endroit j'avois apperçu le feu : je ne yis que de la cendre & quelques

Turcs, S7

os epars, refte malheureux d*une per- fonne qui avoit éxé dévorée par la flam- me. Il ne me fut plus permis de dou- ter que ce défert ne fut habité par quelques Tartares, & que Zulime étoit fans doute tombée entre leurs mains» Etoient-ce fes membres déchirés que j'appercevois? Comment rr.t convain- cre dans ce doute cruel , plus affreux mille fois que la mort ? En vain j'in- terrogeois cette cendre encore fuman- te , & l'arrofois de mes pleurs ? que pouvoit-elle me répondre? Zulime 3 ma chère Zulime, m'écriai -je dans \qs tranfports de la douleur la plus amère , eft-ce votre cendre infortunée que je foule aux pieds ? A quelques pas de-là j'apperçus fur le fable les traces de plusieurs perfonnes. Je mM- tudiai à démêler fi je ne reconnoîtrois point le pied de Zulime. Il étoit faci- le : elle portoit un petit foulier d'une forme finguliere. A peine eus-je fait quatre pas , que je l'apperçus gravé fuf le fable. A cette vue je reculai faifi d'horreur, en m'écriant : c'en eft donc fait , je ne vous verrai plus ! A ces mots ^ je tombai fur un d^a

B8 Mémoires

efyéces de bancs qui environnoient cette petite place , & laiiTai aller ma tête contre lui de^ arbres qui la cou- vroienr, faiis penfer que fi Zuiime avoit été brûlée par ces Tartares ; j'avois à craindre un fort femblaLle : mais les amans raifonnent-ils ] J'étois inca- pable de la moindre réflexion.

Je ne fortis de cet afToupifllment mortel qu'à la voix d'un refpeftable vieillard qui parut tout-à-coup devant moi. Sa préfjnce m'effraya d'abord ; mais fa parole me raiFura bientôt. Qui êtes-vous , aimable Etranger, me dit- il ? Quelle tempête a pu vous jetter fur ce rivage ? Qui que vous foyés , repartis-je , daignez m'apprendre û Zulime vit encore , & qui me l'a ra- vie : c'eft elle que je cherche en ces lieux. CefTez de craindre pour fes jours, interrompit HufTein ( c'eil aind que ce vieillard fe nommoit ) vous la reverrés : mais ce lieu n'eft pas sûr pour vous ; fuivez-moi, que j'entende le récit de vos malheurs , & que je vous conte les miens. A ces miots , il me prit par la main , & me conduifit dans une caver- ne Yoifine , j'entrai eu tremblant*

' ^ TuKCS, §9

Efl-ce ici , lui dis-je , que je dois re- voir Zulime ? A votre impatience , re- prit Huflein , je vois que cette filie vous^eil bien chère. Plus que ma vie ^ lui^repondis-je. bien^ ajouta-t'il , qu'il vous fuffife pour un moment de fçavoir que jamais elle ne fut moins en danger.

Je fuis un Prince , ifTu du fang mal- heureux des Sophis de Perfe. Cet avanturier Thamas-Koulikan , qui oc- cupe le Trhône de mes Ancêtres , re- gne-t'il avec tranquillité fur Çqs nou- veaux fujets ? ElUl pofTible que tous Iqs Rois de la terre ne fe foient pas reunis pour foutenir un Prince légiti- me contre un fujet rebelle ? Ils appren- nent par leur filence qu'un heureux té- méraire n'ayant rien à hafarder , peut tout entreprendre. Contraint de fuir pour éviter le fort de Schah Thamas , je me fuis retiré dans ces déferts in- connus.

^ PapprisàHufTein que Koulikan fo- ndement établi furunThrône ufurpé, fembloit n'y plus chanceler. Qu'il rè- gne, me répondit cet infortuné Prince , en pouiTantunprofgndfoupirj puifque

t)o Mémoires

les Dieux protègent de femblables Rois & que les Rois intéreffés à cette que- relle n'en tirent pas vengeance , j'au- rois honte de régner ; le Throne eft deshonoré. Les habîtans de ces mon- tagnes m'ont reçu parmi eux fans me connoître , ôc ont conçu pour moi une telle vénération , que le Chef de leur religion étant mort, ils m'ont forcé de prendre fa place. Ces peuples , pourfui- vit-il , adorent une Idole ridicule , à qui je fais rendre tous les Oracles que je crois nécelTaires pour leur tranquil- lité. Par cette voie je règne en ces lieux avec plus d'empire que fi j'en étois le Roi , puifque l'efpéce de Sou- verain qui commande vient prendre l'ordre de Tldole , qui ne parle que par ma voix. Je vois , grand Prince , lui dis- je , que vous êtes tout-puiirant en ce défert , & que vous pcuvés me rendre Zulime ; mais vous ne m'en parlés pas , Seigneur. Avant que de vous inftruire de fon fort , ajouta Huf- fein , il faut que vous fçachiés que les fem.mes du mont Caucafe font épou- vantables , & qu'elles ont la vanité de fe croire eharmantes ; auffi les hon>

mes ont-ils rarement commerce avec elles; & fans leur religion , qui leur ordonne de les voir certains jours de l'année, ces montagnes manqueroient bientôt d'habitans. Il y a quelque tems que Kakoukan , chef de ces Tartares, vint fe plaindre à la Divinité de ce défert de ce qu'elle leur donnoit des femmes Ci ridicules : comme je ne fçais ce que c'eil que de defefpérer perfon- ne , je lui répondis , par la bouche de l'Idole^, qu'une jeune beauté lui feroit accordée quelque jour pour peupler avec lui ce défert de femmes adora- bles. Kakoukan < qui trouva hier ea chalTant votre Zulime dans ces forêts, la prit pour cette aimable m.ortelle qui ki eil promxife par l'Oracle , & la conduifit au Temple pour me la pré- fenter.

Surpris à cette vue , autant qu'on peut l'être , & curieux de fçavoir de cette belle qui elle étoit , ne voulant pas la livrer à ce brutal fans la con- noître , je répondis à Kakoukan , pour gagner du tems , qu'il falloit offrir un facrifice folemnel au Dieu proteéleur de cette contrée. En uaçme teras ug

92 Mémoires

grand bûcher fut allume , & une biche blanche imn:iolée. C'eil donc-là , lui dis-je avec ëtonnement , le fujet des flammes que j*ai apperçues cette nuit s'élever de cet endroit ? Oui , me dit Huffein. Après le facrifice , pourfui- vit-il , je conduifis Zulime dans un endroit facré du Temple , elle a paffé feule le refte de la nuit, & Kakou- kan Teft venu prendre ce matin en grande pompe pour la micner fur le bord de la Mer Noire , qui n*eft pas éloignée , & il a de vai^^s jardins , pendant que Ton fait les préparatifs d'une fête fauvage qu'il lui veut don- ner aujourdhui.

que vous a dit Zulime dans Ten- tretien que vous avés eu avec elle , dis-je à HuiTein ? Qu'elle fuyoit de chez fon père , me répondit-il , avec un Turc nommé Dely , pour qui elle avoit conçu l'amour le plus tendre. Elle m'a conjuré de mettre tous mes foins à vous chercher. Je le lui ai promis , après l'avoir inftruite du roUe qu'elle devoit jouer devant les Tarta- res , en afFe61:ant une joie qui pût ca- cher r^ douleur.

Tétoîs accoutume depuis quelque tems à pafTer rapidement de la joïe à la trifleife , & de la triftefTe à la joïe. Elle n'eft donc pas morte , m^écriai- je , & ce n'eft pas fur fes cendres que j'ai verfe des pleurs ? Dieux qui i'avës confervee , rendez-la moi fidelle. Je me jettai en même tems aux genoux de Huflein , & le conjurai , les larmes aux yeux , de fauver Zulime de Tamour de Kakoukan.

Il ne faut rien précipiter , me dit ce vieillard avec bonté. Ne craignez point de violence ; les habitans de cette contrée conferveront pour votre Zuli- me un refpeft inviolable ; je le leur ai ordonné. 11 ajouta que , réfolu depuis long-tems de quitter entièrement la Perfe , de crainte d'être enfin reconnu , il n'attendoit que le moment favora- ble pour paffer en Turquie , & qu'il feroit charmé de nous y accompagner»

J'ai , pourfuivit-il , tout ce qu'il faut pour ce voyage , dont je fuis unique- ment occupé depuis un an. Quand la nuit fera venue , ajouta-t'il , je vous conduirai dans un petit navire , dont Kakoukan fe fert pour aller dans une

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f4 Mémoires

Ifle^voifine. Comme cette mereft fort tranquille , il n'y a dans Tefpéce de port que couvre ce petit bois facré que quelques barques de pécheurs , que nous coulerons à fond pour n'être pas pourfuivis.

Prêt à mourir de douleur , un mo- ment me rendit refpërance de revoir Zulime , Si bientôt Conftantinople avec elle. Grand Prince, dis-je àHuf- fein, en me jettant à fes genoux , fuf- Çez-vous aflis fur le throne de vos Pè- res , il ne feroit pas en votre pouvoir de me faire un plus riche préfent que celui que je vais recevoir de vous en ce défert. Zulime , que vous me rendes, cft plus chère à mes yeux que tous les trelors que vous poiTedes. Mais pour- rai-je la revoir ? N'eft-ce point une illufion ? Non , vous ne pouvés me tromper ; je vois briller en vous cette înajefté facrëe que le Ciel grave fur le front de ceux qu'il fait naître pour nous commander. Pardonnez , Sei- gneur , un doute caufé par un excès d'am.our. Oui , le bien que j'attens de vous eft fi grand , & furpaffè fi fort ©es efpérances , que j'ai peine à le

TuAûf, ^5

croire. Quoi ! je reverrois Zulime l

Oui, vous la reverres , pourfuivit Hufïèin. Je vais vous mener dans ua endroit , d'où , fans être vu , vous pourrés découvrir la fête qu'on va lui donner. A ces mots , il me conduifit dans une caverne fombre & fort pro- fonde , fabriquée dans le roc , d'où l'on découvroit à travers un feuillage épais une petite plaine environnée d'ar- bres; plulieurs hommes y étoient oc- cupés aux préparatifs de la fête. Huf- fein m'apporta quelques nourritures , ôi me quitta , en me promettant de venir me rejoindre.

Après avoir attendu quelque tems avec toute l'impatience d'un amant , Zulime parut enfin à mes yeux : Ka- koukan la fit monter avec lui fur une efpéce de thrône champêtre , fait de branchages & de fleurs. Que j'aurois bien voulu entendre ce que ce Tar- tare lui dit , & la réponfe qu'elle lui fit ! Je remarquois avec plaifir à travers la gayeté feinte de Zulime une fecrette mélancolie , qui me fit con- noître combien elle étoit fenfible à ma perte. Mais Huffçin n'eut pa5 plutôt

'9^ Mémoires

trouvé le moment de lui dire que î*J- tois témoin fecret de cette fête, qu'el- le ne put modérer Texcès de fa joïe , elle en donna des marques fi fenfibles , que Kakoukan prit pour lui les trans- ports qu'elle lailTà éclater. De jeunes hommes formèrent des danfes , & fi- rent divers tours de force & d'adreiïè devant eux. Zulime couronnoit les vainqueurs.

En vain Ces yeux cherchoient à me * découvrir ; tandis qu'ils perçoient jus- qu'à mon cœur, ils ne pou voient m'ap- percevoir , malgré toute leur vivacité. Quel doux fpe61:acle pour moi ! Ôc que ma fituation étoit différente de celle que j'avois éprouvée quelques heures auparavant , lorfque je pleurai Zulime devant le bûcher , que je croyois l'a- voir confumée ! Je voyois avec joïe que c'étoit d'un autre feu que cette belle étoit embrafée. Que d'amoureux regards furent lui rendre compte de tout ce que j'avois fouffert depuis que je l'avois perdue ! Je lui contois mes peines, mes craintes, mesefpérances, conçues & détruites en un moment , fans faire réflexion qu'elle ne pouvoit

m'entendre.

fçayoïs , par „,a propre exp^^r ence combien cet ëtat étoit terri bl- T. ' revois donc enfin, chère Zurd 7-1

w:„\rfr.\'^::::i!;7S,fvo.

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toTen?^^" J^-^«°™« bientôt que c'I twent des temmes de cette confrl au portrait affreux que HniT f '

avoitfaif ri„> ^"e-"""ein m'en

len^'en^&r^îLTTp;.?"".- Pa^;à peine au*LilieùS/^l;;.J,-^-

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98

Memoik^s

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âes plus renflées . entre lefquelles il eft comme enfeveli ; pour le menton , elles l'ont extraordinairement pointu & fort près de leur bouche , qu elles ont d'une largeur démefuree. ^Jel portrait! Que Zulimedevoitparoitre belle à Kakoukan! elle, dont les yeux vifs & tendres tout enfemble font cou- ronnés du plus beau front du monde , fur lequel les jeux & les nsparoUTent

avoir établi leur cour. Quelle fut la furprife de ce barbare à la vue d une femme fi aimable , dont la blancheur iut l'éblouir î . r ,.

Je n'eus pas le tems de penfej a que j'avois à craindre d'un femblab.e

rival A peine cus-ie apperçu les fem- mes de cette contrée , qu'elles me pion- gèrent dans bien d'autre, craintes. Voyons, dit à fa compagne la premiè- re que j'entendis parler , voyons fi cet- te beauté dédaigneufe a toutes les grâ- ces que nos maris lui trouvent. Elles é^^ient deux. S'étant placées dans 1 en- droit que je venois de quitter , elles imLeLt par critiquer Zulime.

Qu'a-felle donc de fi charman pour ^us être préférée, difoitl une JRsea

I

fe.

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rfufouf, répondit l'autre; nous la va Ions b.en C'eft fa:^ doute et a" 'tran ger qu. charme nos e'poux. Ven/^onT «ous du mépris qu'ils font de Tof^Z" •^es & de l'injufte prefe'rence t'ih

<i elle d.t-on , des fen^mes oui , - reifeœtleront , pour peupW «1 mn

tasnes Souffrirons-/ous'ce?:S; Faifons mourir cette nuit cette e'tranl

Quel horrible projet '& aupU^ r tuation plu. horrifa'le 'encoretoû. t amant qui l'écoute ' Trifte \o.Z a

lôus'-d^nïïtj-d^/.s:--

Zuiime Pourquoi étois-^'r^s^rS ^uper.l de ma vie , ,'aurois immolé i ^a vengeance ces deux crueliesSl «!«■ Si ,e ne fuivis pas le orem;^- mouvement de la fureurqu me '"n/ [Portoit, ce fut d-5ns l'efpéran e /;

oeHein barbare de ce* furies tn écoutant leur complot. L'une l-ou

P't précipiter Zulime dans la me": autre mettre le feu à l'endroit o?e.'^

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^% MsMOîKtS

des plus renflées , entre lefqueUes il eft comme enfeveli ; pour le menton , elles l'ont extraordinairement pomta & fort près de leur bouche , qu'elles ont d'une largeur démefuree. Qael portrait ' Que Zulime devoit paroitre belle àkakoukan ! elle , dont les yeux vifs & tendres tout enfemble font cou- ronnes du plus beau front du monie , fur lequel les jeux & les ris paroilïent avoir établi leur cour. Quelle tut la furprife de ce barbare à la vue d uns fen^me fi aimable , dont la blancheur iut l'éblouir ! , r ' .-

Je n'eus pas le tems de penler a^ce que j'avois à craindre d'un femblab.e rival. A peine eus-je apperçu les fem- mes de cette contrée , qu'elles me pion- aèrent dans bien d'autres cramtes. Voyons, dit à fa compagne la premiè- re que j'entendis parler , voyons fi cet- te beauté dédaigneufe a toutes les grâ- ces que nos maris lui trouvent. I^Ues ^toient deux. S'étant placées dans 1 en- droit que je venois de quitter , elles commencèrent par critiquer Zulime. Qu'a-t'elle donc de fi charmant pour fl^us ctre préférée , difoit l'une ? Riea

au fouf , répondit l'autre n^„ i ^' ion. bien. C'eft faj iZl ce" ak t?' ger qui charme nos époux \l'l ''"" -u.dunjépris<ju'ilsC de\^oS;- iTdo^ de l'iniufte pre'feVence%u>, J iu. donnent fur nous. Il doit n^alre fleJle dit-on, des femnes qui il; reffembleront , pour peupler ce, m

ragnes.Souffriro^s-n'ous'cetfCnO , J;^^ns„our.r cette nuit cette ^"a;!

! Quel horrible profet ' & nn^i; r ; tuation plu. horribl 'encorel."oï u I

écoutant leur complot LW ' ^ oit preciDitpr 7. r^^^- ^ "ne vou- »anf ri ^ . ^"^^n*e dans la nier - autre TOttre le feu àrendroitoreile

pafl-eroit la nuit, fuff. dons l.Tertple

même de l'Idok. Ce dernier r.ntur..nt prévalut: de quoi une femme laloufe

& cruelle n'eft- elle pas capable ! La religion eft un foible obitade pour fervir de frein à fa rage, . ^.,

Je ne pus entendre fans frémir ces redoutables Mégères. Si elles ne fuC.

fent pas forties , j'allois P^f°'"%',« par un coup d'imprudence perure peut-être , & ma vie , & celle de Zu- Ce. A peine eurent -elles difparues,

nue ie me remis à leur place , pour re- voir l'innocente vidime de leur jaloufe fureur. Elle ignoroit les nouveaux maU heurs qui nous menaçoient. ^

Te la trouvai toujours tranfportee de cette joïe que HuiTein lui avou reu- due, en lui apprenant fl'Jf ) «°" ^^t trouvé.Pourmoi, que je la revis avec

des yeux bien differens , & qu'un mo- ment avoit apporté de .çhansemen dans mon c<ïur'. Faut -il echouerji près du port, m'écriai-ie '.-encore quel- -aues heures , & Zulime étoit entre mes br s : mais non , le Ciel impito. Se ne m'a pas fait pour jouir d'un

bonheur fi doux.

Turcs. îoî

Un amant ne perd pas tout- à-coup refpërance : ces triftes réf.cxions ë- toient de tems en tems fuivies de plus confolantes. Non , le Ciel, me difois- je , n'eft pas injulle. Que lui ai-je fait , pour m'accabler de tant de maux ? Il ne veut pas que Zulime pëiifiTe, 11 n'a fans doute conduit ici ces femmes bar- bares , que pour me donner conncii- fance de leur dëteftable complot , afin de pouvoir le rendre inutile. Ce n'ë- toient-là que des efpërances, & l'arrêt de mort ëtoit réellement prononce. Avec quelle impatience ne de firois-je pas revoir Hufïèin , pour prendre en- femble des mefures capables de pré- venir l'effet des menaces de ces em- portées.

Zulime difparut avec Kakoukan ,& me laiiTà feul plonge dans la triitellè la plus profonde. J'allois expirer de dou- leur , û Hufïèin ne fût venu à m.on fe- cours.

Qu'avez - vous donc , me dit -il? D'où peut venir cette langueur qui vous accable , û près de revoir votre Zulime ? Hëias \ lui rëpondis-je en fou- pirant, nou« ne fumes peut-être ja-

E >

loi Me Me j RE î

mais fi loin du port ; il nous refte en- core une furieuie tempcte à elfuyer. Les feœ.mes de cette contrée ont juré la perte de Zulime; elles doivent Ten^ ievelir cette nuit fous les ruines du Temple , fi nous ne la fauvons à ttms rie leur fureur. J'appris tout de fuite à Huîïèin comment j'avois découvert cette horrible confpiration. L'étonne- rnent que lui caufa cette nouvelle lui fit garder quelque tems un profond fi- lence en levant les yeux vers le Ciel : enfin , après un moment de réflexion , cher Dely , me dit-il , il ne faut de- fefpérer de rien; je répandrai par tout que Zulime paiïe la nuit dans le Tem- ple. En vain l'impatient Kakoukao veut , dit-on la retenir & fe livrer à toute la paffion qu'il a conçue pour elle : je ferai parler l'Idole ; jefçaurai, par cette voye , rendre inutiles les fu- reurs de l'amour ôc de la jaloufie. Quand le foleil fera couché , je con^ duirai la jeune Perfane dans ce petit bois facré , dont l'entrée n'eft permife qu'à moi feul : il couvre le rivage fur lequel nous nous embarquerons : ne manquez pa§ de vous y rendre à la fa^

Turcs. 103

veur des premières ombres de la nuit. Que ces furiet;fes brûlent après , & leur Temple, <Sc leur Dieu , elles ca- cheront , par-là notre fuite , & Ka- koukan me croyant devenu la proye des flammes avec la belle Etrangère , nous plaindra au lieu de nous pourfui- vre. Oui , cher Dely , c'eil le Ciel qui leur infpire ce delTein pour favorifer le nôtre.

A ces mots , Hu{ïèîn me quitta pour aller préparer le dénouement de cette tragédie. Il fe flattoit qu'en faifant par- ler ridole , il retireroit encore Zulime des mains de Kakoukan. Jeme défîois de fa puiiïance. C'étoit contre un a- mour violent qu'il avoit à combattre , 6c je ne fentois que trop qu'un amant , dans fes tranfports , ne reconnoît de Dieu que l'objet aimé , n'envîfage de bien que fa jouiiïànce , & n'a d'autre crainte que celle d'en être privé. J'en jugeois par moi-même ; tous les Ora- cles du monde ne m'eufTent pu faire abandonner Zulime : c'étoit-là mon Idole. Le peu d'efpérance qui me ref^ toit n'étoit fondé que fur la fotte cré- dulité de cçs peupiçj. Par mille exem-

104 Mémoires

pies defon autorité fuprême , HufTeiii avoit ranimé mon efpérance. Oui,j'et. pérois revoir Zulime : Tamour me con- duifit bientôt JLifqu'à n'en plus douter ; mais ce même amour détruifoit fou- vent mes efpérances , en combattant lui-même les raifons qu'il m'alléguoit. pendant tout le tems que je demeu- rai feul , la crainte & refpérance fu- rent les deux mouvemens qui partagè- rent mon cœur. Il s'arrêta enfin au der- nier comme au plus conforme à Cqs defirs ; & la nuit commençant à tom- ber, mon impatience m'emporta bien- tôt vers le petit bois qui devoir offrir Zulime à mes yeux. Il y avoit deux jours que je ne l'avois vue : que j'a- vois de chofes à lui dire \ Que je luî préparois de tendres careiîès !

Comme je quittois la caverne, j'ap- perçus une multitude de femmes qui y venoit tenir leur confeil. Que de grâces n'eus-je pas à rendre au Ciel de m'en avoir fait fortir'. j'auroisfans doute péri impitoyablement par les mains de ces furies. Je me cachai pour les lailïer paiïèr : mais à peine eus-je fait quelq^ues pas dy côté d'oi

Turcs. loj

elles venoient, quej'apperçusHufTein fans vie , étendu fur le fable. Je fré- mis à cette vue , & recuUi faifi d'hor- reur, en m'écriant : Ah Ciel \ voilà don:- la fin de toutes mes efpérances î Zulime eft fans doute demeurée entre les mains de Kakoukan, Qui l'en dé- livrera maintenant ? Ah 1 Hufîèin ^ c'eft pour m'avoir voulu conferver ce que j'aime, que ces femmes cruelles viennent de vous faire périr. Prince infortuné , Dely ne vous fur vivra gué- res. Zulime , ma chère Zulime , faut- il donc que je meure fans pouvoir vous faire mes derniers adieux? Kakou- kan triomphe ; au fortir des bras de ce rivai barbare vous ferés expofée à toute la ragedes furies de ce défert. Les flam- mes dévoreront ces traits divins , ces grâces adorables , dignes de l'homma- ge & du culte de tous les mortels ; ôc moi , je vivrois , chère Zulime , pour voir s'élever ces feux criminels [ mes yeux pourroient-ils foûtenir un fembla- ble fpeftacle ? Périfïbns , puifqu'il ne ri:ie refte plus d'efpérance de vous re- voir. Malh?ureufe contrée , défert af- freux 3 c'eit vous qui me ia ravifïes ^

Es

loé Mémoires

encore û vous faifiés fon bonheur , fi elle regnoit en ces lieux , tout fauva- ges qu'ils font , je mourrois content ; mais , hélas ! fa cendre infortunée cou- vrira vos campagnes & deviendra le jouet des vents. Mourons , courons m'enfevelir dans lefein delà mer , qui devoit la porter : c'eft trop vivre , puifque je ne vis plus pour Zulime,

L*efpérance de mourir bientôt me fbûtint oc me donna la force de gagner le rivage. A peine Teus-je apperçu , que m'applaudiiTant de Tavoir trouvé , je redoublai mes pas. Toutes mes playes fe rouvrirent à la vue du navi- re deftiné à nous pafïer en Turquie , je ne pus retenir mes larmes; mais la douleur m'étouffa la voix. Réfolu de m'embarquer & de m'espofer feul à toute la fureur des ondes , que je con- jurois de m^enfevelir , j'arrachai le ca- ble qui tenoit le vaiiTeau attaché, & furieux , je m'y précipitai. tombai- je ? Entre ïqs bras de Zuiime , que Hufïèin y avoit déjà conduite. Quel moment [ Vous voici donc enfin , cher Dely , me dit-elle , en me ferrant con- tre foû fein J qu'avez-vous fait de ce

Tv Kc s, 10-7

rerpe6!:able vieillard qui nous a reunis >

Je demeurai un moment immobile- & fans voix; je ne pouvois concevoir l'excès de mon bonheur. Quoi [le fort, m'e'criai-je enfin , fe plait donc à fe faire un jouet de mon cœur , en le rendant le théâtre de tant de fenrimens difFerens ! Ah , Zulime , concevez tout Texcès de mon amour, puifqu'au m.o- ment que je vous vois, j'oublie tout ce que j'ai fouffert. Que de larmes vous me coûtes ! Si vous m'en voyés encore ripandre , je les dois à Huflein : ce gë« nireux Prince n'eft plus j je viens de voir expirer avec lui le refl:e précieux du fang de vos Rois. Quoi ! HuiTein eft mort ? s'écria Zulime. Il ne m'a quit- tée un moment que pour courir vous chercher , & hâter le moment qui de- voit nous reunir. Hélas | pourfuivis-jc avec douleur, les femmes cruelles qui avoient conjuré votre perte viennent de le faire mourir prefque à mes yeux. Je n'eus pas la force d'en dire davan- tage. Nous le pleurâmes : nous n'a- vions que de larmes à lui donner.

Outre que HuiTein avoit abondam:- meat fourni le aavire de toutes fortes

È 6

loS Mémoires

de provifions de bouche , il y avoît en core mis des armes & une boëte plein^ de pierreries d'un prix ine (aimable c'étoit tout ce qui lui reltoit des biens immenfes qu'il avoit poffédés en Perfe» Le vent enfioit nos voiles , & ne pouvoit nous être plus favorable. Je faifois la fonftion de pilote 6c d'amant. Nous vîmes bientôt s'élever les flam- mes qui confumerent le temple de Ja- tab ; & Zulime jouit tranquillement d'un fpeftacle dont elle devoit être la trille victime. C'eft ainfi que le MaU tre de l'Univers fe rit des vains pro- jets des mortels , & fe fert de leurs mains pour détruire leurs ouvrages pro- fanes. Il fembloit que le Ciel , après nous avoir tant perfécutés , prenoit ibin de conduire lui-même notre navi- re à Conilantinople.

Nous avions tant de chofes à nous dire , que nous ne feumes d'abord par commencer : enfin , après avoir ra- conté à Zulime tout ce que j'avois fouffert depuis q;Ue le fort nous avoit fépa?és , je la priai de me dire com- ment j'avois pu la perdre ? Hélas, me dit-elle ^ il m'en fouvieiit enco;s ave^

7v Kc s, f09

douleur. Le jour que vous vous éloi- gnâtes de moi pour reconnoître le pays que nous habitions , je quittai impru- demment notre cabane pour vous fui- vre , enforte qu'il ms fut impofTibie de la retrouver ; plus j'avançois , plus je m'en éloignois. Après avoir marché inutilement pendant pludeurs heures, & vous avoir appelle à haute voix en pleurant , j'allois tomber , accablée de fatigue 3 lorfque j'apperçus un homme , que je crus d*abord être vous. Je vo- lai ; mais je ne vis qu'un Tartare , qui fe jettant à mes genoux , les embraiïà avec refpeft , en me conjurant de le fuivre. C'étoit Kakotkan. En vain je voulus fuir ; bientôt une troupe d'Ef- claves m'environna , & je ne fus plus maîtrefîè de retourner fur mes pas. On me canduiHt au Temple , Huiïèin me retint ; après le facrifîce qu'il fit offrir à l'Idole , & dont il vous a fans doute parle.

^ Je demandai à Zulime fi Kakoukan ne lui a voit fait aucune violence. Ele me dit q-ue non ; m.ais que ne pouvant rien refufer aux hommes fans déplaire aw gr§nd Jstab ^ fi Huifei^^ fût vsnw la

iiQ Mémoires

chercher un peu plus tard , Kakoukan auroit eu lieu d*être fatisfait. Elle fi- nit par le plaindre , Ôc moi par la plain- dre elle - mtme de fa crédulité , fans cefïèr de l'aimer ; mais , dans les dif- pofitions elle ëtoit , je pris le parti de ne la laifTèr voir à perfonne pour ma tranquillité.

Enfin , après huit jours de la navi- gation la plus heureufe , nous entrâ- mes dans le port de Conftantinople. J'y trouvai des Marchands de toutes les Nations du monde, à qui je vendis une partie des pierreries de Huffèin , qui me rapportèrent une fomme fort confidérable : de forte que je me vis en état de faire à Zulime un fort des f>lus heureux. Les amis de mon père , qui m'avoient abandonné, me voyant dans un état floriiTant , me reçurent avec joïe. Il en eft de même à Conf- tantinople qu'à Paris ; ce ne font pas les perfonnes qu'on aime , c'eft leur fortune : le bien tient lieu de tout.

J'achetai d^abord une maifon de campagne à Seguian , je conduifis Zulime. Je lui donnai des Efclaves pour la fervir. Comme Afor fon père

Turcs, ï i ï

étoit en droit de me la faire rendre , s'il decouvroit notre retraite , mon pre- mier foin fut de lui envoyer la fomme que le marchand Arménien lui avoit offerte de fa fille , avec un préfent qui fe montoit prefqu'auffî haut , pour appaifer cet homme intéreife. Peut-on trop payer la poiTeiTion de ce qu'on aime ?

Comme on parloit d*envoyer bientôt un Ambafladeur en France , je me ren- dis à la ville , pour m'informer il ce bruit fe confirmait. J'appris avec plai- iîr que i'AmbalTade étoit réfolue. Ma ioïe redoubla , quand je fçus que c'e- toit Said Effendi , Beglerbeg de Ro- mélie , qui en étoit chargé. C'étoit un, àes plus grands amis de mon père. Ils avoient fait enfemhle le voyage de France vingt ans auparavant avec Ef- fendi Tefterdar , père de Said. Je fus faire mon compliment au nouvel Am- bafïàdeuf , ôc le prier de me mettre du voyage. Il me reçut avec politefle^ & parut être aufTi charmé que moi du de&in que j'avois pris de l'accompa- gner , m'aflurant qu'il me ferviroitdc père en toute occalion»

112 Mémoires

Sans avoir jamais vu ma mère , j'a- vois conçu pour elle Tamitié la plus tendre en lifant Tes lettres : je n'avois garde de laifTer échapper l'occafion de l'aller trouver. Tout plein de ce pro- jet , je retournai chez moi.

Comme , en pafTant fur la Place , j'apperçus beaucoup de monde affèm- blé , je m'informai de ce que ce pou- voit être. C'eft , me dit-on , une Ef- clave d'une beauté furprenante que Ton expofe en vente. Je m'avançai , Si je reconnus Théophie. Un Eunuque , que je fçavois être à Safar , fils de la cruelle B2m.a,marchandoit cette belle perfonne. Perfuadé que Zulime feroit charmée d'avoir fa fœur pour com.pa- gne , & ne voulant pas voir pafler cette aimable fille dans le ferrail de Safar , je mis Théophie à un prix fi haut , que je l'obtins fur le cham.p du Marchand à qui Azay l'avoit déjà vendue. Cette belle me reconnut avec joïe» Elle ne me demanda pas des nouvelles de Zu- lime ni de fon père, ignorant que j'é- tois retourné à l'habitation d'Afor. Je ne lui en parlai pas non plus, voulant lui doniier le pUifir de ia furprife , eo

Turcs, ii^

offrant Zulime à Ces yeux an moment qu'elle^sV attenlroit le moins. Je la conduits d'abord à Tappartement que j'avois à Conitantinopie. Nous n'y fu- mes pas plutôt , qu'elle m'apprit qu'A- zay avoit été fort inquiet de moi 6i d'Azaïm , & qu'il nous croyoit péris.

Par quel heureux fort , me dit Théo- phie , fuis-je tombée entre vos mains ? Mais , hélas ! ce n'eft pas fans doute pour long-tems , ajouta - t'elle ; vous allés me revendre auffi. Je lui appris que j'étois en état de la garder. Elle en parut fi fati.faite , qu'elle fauta à mon cou , en me difant qu'elle fe croi- roit la plus heureufe de toutes les fem- mes fi elle palToit fa vie avec moi.

Il eil difficile à un Turc, auffi ten- dre que je le fuis , de ne pas relTentir de fecrets mouvemens à la vue d'une perfonne aimable. Un jeune homme de vingt ans, en tous les Pays du Monde, quelqu'attache qu'il ait ail- leurs, ne retufe guéres hs faveurs d'une jeune beauté dont il peut difpo- fer : il n'y a que les Héros de Romans qui foient au delTus de ces fortes de foiblelTes. Théophie me parut encore

IT4 Mémo IRE s

plus belle que quani je la vis pour la première fois ; w'k j'érois un peu moins délicat , depuis que Zuliine elle-mê- me avoit été livrée aux Miiiiilres de Jatab pour me racheter la vie , ou plu- tôt, j*étûis plus amoureux. Je regar- dai donc ma nouvelle Efclave avec complaifance. Toubliai qu'Azay , & peut-être bien d'autres , avant ôc après lui, avoient joui de Théophie, pour ne penfer qu'au pouvoir que j'a- vois d'en jouir moi-même.

Après tout , me difois-je , Zulime n'eft pas jaloufe ; je fçais qu'elle aime à me voir heureux; que lui importe qu'elle ou une autre faftè mon bonheur ? À ces fentimens un peu Turcs en fuc- ioient de tems en tem.s de plus gé- néreux. Je voulois quelquefois demeu- rer fidèle ; mais l'en aîmerai-je moins , me difois-je , pour me livrer une fois à Théophie ? Après bien des fenti- mens de cette nature, incertain de ce que je ferois je pris le parti de ne pas retourner ce jour-là à Séguian. N'é^oit- ce pas me réfoudre à tout ? Je paflai de l'amitié à l'amour.

J'oubliai Zulime pendant quelque

TvRCT. 115

tems, pour ne penfer qa*à ma nouvel- le Efclave. Nous foupâmes enfemble , & , le dirai- je nous pahâmes la nuit comme nous avions loupé : car mes belles réflexions m'abandonnèrent bientôt, 6i je fus infidèle avant que d'avoir trouvé le moment de combat- tre mon amour. Naturellement tendre, pouvois-je m'empécher d'aimier une femme qui avoir des bontés pour moi? Mais Zulime fut toujours la plus chè- re à mes yeux.

A peine fut-il jour que je partis pour ma campagne avec Théophie. Chemin faifant, je fis tomber la con* verfation fur l'habitation d'Afor ; ôc Zulime, dis-je enfin car c'étoit-là j'en voulois venir , l'aimez-vous tou- jours , Théophie ? Ah [ reprit cette belle en foupirant , élevée dès l'en- fance avec elle , pourrois-je ne pas l'aimer? Seigneur , notre fort n'eft-il pas bien à plaindre ? Hélas! peut-être ne nous reverrons-nous jamais. Tandis que je fuis à Conftantinople , que fçais-je û elle n'eft point à Ifpaham ? Quels Pays immenfes nous féparent ! Plu^ 1^ douleur de cette Pecfene aug-.

Ii6 Mémoires

mentoit, plus nous approchions de Seguian. Je préparois ainfi la fcène charmante dont j'allois être io Iptîla- teur. Je me pi as à l'attendrir iuf- qu'acx larmes , pour augmenter l'ex- cès de fa joï? à la vue de la fœur que j'allois lui offrir.

Nous n'eûmes pas plutôt mis pied à terre , qu'ayant conduit Théophie dans un appartement , je volai à celui deZulime;mais die étoitdéjà accou- rue pour me recevoir par un efclier dérobé ; enforte que retournant fur mes pas , je l'apperçus qui traverfoit en courant l'appartement étoit fa fœur. Elle paTjit (l rapidement, qu'el- le ne i'apperçut pas ; mais l'aimable Théophie qui la reconnut , fauta à fon cou avant que de lui donner le tems de fçavoir qui l'em.bralïoit. Quelle heureufe rencontre 1 quelle douce il- tuation pour deux c >?urs tendrement unis! Elles tombèrent dans les bras Tune de l'autre. Je fus bientôt join- dre mes embralïèmens aux leurs. Elles me remercièrent toutes deux enfemble du bonheur qu'elles avoient de fe re- voir. L^i termes manquoient à leur.

Turcs, 117

reconnoiflànce. Elles m'en firent plus entendre par leurs geftes , qu'elles ne m'en dirent. Ce n'étoient qu'exclama- tions , que difcours commencés que la joïe ëroutfoit.

Enfin elles reprirent peu à peu un fens plus tranquille ; & après que Zu- lime eut raconté à fa fœur les aventu- res que nous avions eues enfemble , & que l'on vient de lire , Théophie ap- prit à fon tour à fa foeur que je l'a vois achetée fur la Place à Conftantinople , avouant ingénument qu'elle avoit dé- jà pailé la nuit précédente avec moi. Je jettai d'abord les yeux fur Zulime ,, pour voir quelle imprefïion ce difcours faifoit fur fonefprit. Amon grand éto- nement , loin d'en être jaloufe , elle s'écria , en me ferrant entre fes bras : que je fuis heureufe de ce que vous commencés à croire au grand Jatab ! C'eft moi, fans doute qui vous ai con- verti ; auffi ai-je bien prié pour vous : i'efpére que vous ne me ferés plus un crime de voir plufîeurs hommes, puif- que vous commencés à être perfuadé que vous pouvés voirplufieurs femmes.

Je n'étois cependant pas encore tout-

Il5 ME'MôIKES

à-fait Jatabifte : je n'êtois que Turc , ou François , fi l'on veut ; car je cro- yois que les hommes feuls avoient ce privilège. Je voulus faire cette réponfe à Zulime ; mais ne trouvant pas des raifons pour Tappuyer , j'aimai mieux me taire. Pourquoi en effet les hom- mes auroient-ils feuls ce droit ? Sans approfondir cette importante queftion , Je dirai feulement , qu'à l'exemple de tant d'autres , je voulois bien jouir de ce privilège , nullement difpofé de l'ac- corder à Zulime. Ma naiflance me don- ne quelque droit de penfer à la Fran- çoife.

N'ayant rien à repondre de raifon- nable , je changeai adroitement de converfation , & parlai du voyage que |e devois faire en France avec Said Effendi. Quoi ] vous allés me quitter, me dit Zulime ? ^ que deviendrai- fe pendant ce tems ? J'en mourrai de douleur. Je lui demandai fi elle vou- îoit me fuivre ;elle me répondit qu'el- le en feroit charmée. Je n'en auroispas' été fâché moi-même ; mais je doutois' qu'il fût pofTible de l'emmener. Il fal- îoit l'agrément de l'Ambaiïàdeur,que

je ne pouvois voir que dans quelques jours ; ainfi je ne pus rien refoudre. Je paflài quelque tems à Seguianavec ces deux charmantes filles , à qui je don- nois autant de liberté que \ts Dames en ont en France. Elles mangeoient avec moi , & fe difputoient la gloire d*avoirle plus contribué à mes araufe- mens, J'aimois réellement Zulime ; mais je n'avois pour Théophie que le goût qu'ont généralement \qs homme* pour toutes les femmes aimables. Je la voyois avec plaifir, comme on voit les coquettes à Paris; mon coeur ne pre- noit que peu de part aux entretiens que j'avois avec elle.

Le départ de Said Effendi ayant été £xé au deux du mois d'Août , je pen- fai férieufement à préparer ce qu'il me falloit pour ce voyage. J'étois fur tout occupé de la façon dont je m'y pren- drois pour retirer des mains de Safar , fils de Béma , & de Muley mon père , dont il avoit hérité , les lettres d'Eu- phémie, fon portrait, & quelques-au» très bijoux qui lui appartenoient, dans l'efpérance que tout cela me feroit d'un grand fecours pour m'aider à xe^

120 Me MoiRUS

connoître ma mère. Dans une vifite politique que je rendis à Safar , il pa- rut fâché contre moi de ce que j'avois acheté une Efclave qu'un de (qs gens marchandoit. Je lui dis qu'ayant fa fœur, j'avois e'té charmé de les reunir, mais que s'il vouloit me rendre quel- ques lettres qui lui étoient inutiles , un portrait &. quelques bijoux que je lui indiquai, je lui céderois volontiers Théophie , à condition cependant qu'il lui permettroit d'entretenir fa fceur aufTi fouvent qu'elle le fouhaitteroit. Il étoit jufte de faire voir cette Ef- clave à Safar : je la lui envoyai le len- demain. Il en fut fi charmé , qu'il m'en- voya fur le champ tout ce que je lui avois demandé , & garda Théophie. Zulime en eut d'abord quelque cha- grin ; mais l'efpérance qu'elle eut de revoir fa fœur quand elle voudroit la confola , & la nouvelle que je lui ap- portai en même tems , qu'elle me fui- vroit en France , difTipa bientôt le refte de fon chagrin. , Nous examinâmes enfemble le por- trait de ma mère , que je baifai mille fais. C'étoit une brune piquante, qui,

avec

Turcs, ,,,

avec le plus beau teint du monde avoK les yeux d'une vivacité' furpr^ te. Zulme en fut enchantée , & aToua

quelle n'avoit rien vu de fi charmant Elle trouva que je relTefflblois S'

coup a Euphe'mie. On fe relTemble de' P.us loin. Outre le portrait , Safar m'a

cel^?re""'^""^'^^2"^'^«"- bans &^ ^^"T'' ' ^"'"''"'à des ru- Dans & un grand porte-feuille de v^ lours bleu , brodé en argent .11 re„ ferrx^oxttoutes les lettres de ma me e

meTofr'^°P'"^^"''«demo„' pere , & plufieurs autres papiers con cernans leurs amours.

Avec quelle avidité n'en pris-je pas Jeaure.'J'en rendois le fens a^ZulLe

gu.n'entendoitpas encore le FrSs' & nous nous attendri/fions tous les deux à ,j ,;g^^_ j,^j^ aimoi déîà

Euphemie autant que moi. ^

iJans une vifite que je rendis à Arf, met Delv-Azet 7 J'^ '^^ais a ach- Daren, Z j ' " ^^ "^" proches Parens , & qui devoit être du vova?p

3 appris qu'il étoit dans le mênefas' que mo.. Il aimoit depuis long . tems une jeune Efclave . nommée Atal df qu^lvoulo„auffiameneraveclui;mai;

lit Mémoires

comme elle ëtoit Françoife , il crai- gnoit que charmée de revoir fa Patrie, il ne lui prit envie d'y demeurer. En- fin , après avoir changé vingt fois de fentiment, il réfolut de la laiffer à Conftantinople , aimant mieux s en priver pour quelque tems , que de la perdre pour toujours. Je priai Achmet de permettre à Zulime d'entretenir Atalide pour apprendre de cette Fran- çoife les moeurs & les coutumes de fa Nation. Ces deux charmantes filles ayant eu occafion de fe voir plufieurs fois, fe lièrent de Tamitié la plus ten- dre. Elles fe quittèrent les larmes aux yeux. Zulime me fuivit, & Atalide^ref- ta; mais les lettes qu' Achmet lui écri- vit de France , & que j'efpere donner à la fuite de ces Mémoires, dédom- mageront mes leaeurs du chagrin qu'ils auront de ne pas revoir à Pans une fi aimable Concitoyenne.^

Le jour fixé pour le départ étant ar- rivé, nous nous embarquâmes : & après une navigation des plus heureu- fes , & quelques chagrins que j'eus a effuyer de la part d' Achmet , qui de- vint amoureux de Zulime , nous arri-

Turcs. î 2 î

vîmes â Toulon le dix-fept de Septem« bre. Notre vaiifeau entra le même jour su Lazaret pour y faire fa quarantaine , & en fortir le quatorze du mois d'Oc- tobre. Said EfFendi reçut en cette ville tous les honneurs imaginables.

Zulime furprife de tout ce qu'elle Voyoit, gardoit un profond filence. Elle regardoit fur tout les Dames avec une attention finguliere. Les voyant re'pan- dues dans les rues fans voiles & au milieu d'une multitude d'hommes avec qui elles parloient indifféremment 5 vous voyés, me dit-elle, qu'on adore ki le grand Jatab. Examinez, comm:5 toutes ces femm.es parlent, jouent, folâtrent avec tous les hommes qu'ei- ks rencontrent. Il paroît bien qu'en ée Pays on penfe comme moi. bien , Dely, pourfuivit-elle , direz-vous en- core que j'ai tort ? Ces Dames , lui dis-je , que vous voyés fi libres en pu- blic , font plus refervées dans le par- ticulier , & mion père m'a dit cent fois que fi j'allois jamais en France , rien ne m'y cauferoit plus d'étonnement que les fem.mes. Il ajoûtcir qu'il faU loit les fréquenter long-tems pour les

F 2

124 MemoiKes

connoître , & ne pas en juger par les apparences. Non, chère Zulime , fi je vous voyois comme toutes ces jeunes perfonnes courir follement les rues & prendre le premier homme par le bras, je ne vous aimerois plus. Etudiez les Françoifes j'y confens; mais laiffèz leurs défauts , & ne prenez que ce qu'elles ont de bon. Ce n'eft pas ici qu'il faut faire cette étude, Paris vous offrira de plus beaux modèles.

Arrivé à Lyon, je comm.ençai â concevoir une haute idée de la Fran- ce. Tout ce que Zulime voyoit redou- bloit fon étonnement. Hélas 1 me di- foit.elle à chaque moment , qu'eft-cs que l'habitation d'Afor au prix de tout ceci ? S'appercevant que par^ tout ou nous allions on rendoitplus d'honneur aux Dames qu'aux hommes : il ei^ donc un Pays dans le monde, me difoit- elle , les hommes dépendent de nous ? En France ils paroilTent foumis à toutes nos volontés ; c'eft nous qui leur commandons; ils femblent être beaucoup honorés d'un de nos regards ; on les voit foumâs , refpeftueux en notre préfencei une femmç mipe

Turcs. i^S

d'une condition médiocre eft honorée par les hommes du premier rang : au lieu qu'à Conftantinople on nous compte pour rien : nous n'y fommes que des Efclaves. Ici je ne vois d'Eir claves que les homm^es. Les Dames , pourfuivit Zulim.e , en auroient-eiles plufieurs dans des ferraiis, comme vous avés des femmes en Turquie ? Je ne pus m'empêcher de rire de cette queftion, & lui dis , que n'e'tant jamais venu en ce Pays , je n'en fçavois pas plus qu'elle fur cet article.

Comme nous étions avec des Da- rnes & des MefT.eurs quand elle me fit cette demande, à laquelle je ne fatisfis apparemment pas à fon gré, elle propofa la queftion tout haut , & ne laifla pas de fe faire entendre, mal- gré le peu de François qu'elle fçavoit. Tout le monde éclata , ce qui lui fit juger que fa demande étoit ridicule. Elle en rit elle-m^ème , & l'on crut qu'elle badinoit , perfonne ne s'ima- ginant qu'on put faire cette queilion férieufement. Déjà de jeunes Officiers François commençoient à lui prendre les mains & elles ks leur donnoitfans ftçon, F ^

126 Mémoires

Je connoifTois {es fentiments. De crainte que ces commencemens n'euf- fent de fuites , fous prétexte de vou- Joir lui faire voir ce qu*il y avoit de curieux dans la ville , je la tirai de ce cercle. Un jeune Petit-maître lui of- frit fon carroife. Elle Taccepta.Je fuis dans un Pays Ton ne contredit pas jes Dames : il fallut en paflfer par-là ; bienheureux qu'on voulût bien me mettre de la partie : je fçavois déjà qu'en France ceux qui ont le plus de droit d'en être n'en font pas toujours.

Nous quittâmes Lyon , fans avoir , à ce que je crois , partagé les faveurs de Zulime avec aucun François. Plus nous approchions de Paris , plus mes craintes redoubloient. Nous arrivâmes enfin à cette grande ville le feize Dé- cembre. On nous afTigna d'abord des logemens au Fauxbourg Saint-Antoi- ne , nous demeurâmes quelque rems pour nous remettre de notre fa- tigue , & préparer ce qui étoit nécef- faire pour notre entrée publique.

Pendant le féjour que nous hmes à la maifon de Titon , que nous occu- pions , tout Paris vint nous voir en

TvKcs, 117

foule; ai comme je parlois François parfaitement , c'étoit à moi que cha- cun fe plaifoit à faire mille queftions , auxquelles je répondois le plus poli- ment qu'il m'étoit poffible. Un jour, entr*autres , deux Dames me prièrent de leur faire voir l'Ambaffadeur. Après que je les eus conduite à l'apparte- ment de Son Excellence , qui les re- çut avec politeiïe , je les menai pren- dre le caffé. Ces Françoifes me di- rent qu'elles ëtoient charmées de re- voir Said Eftendi, qu'elles avoient fort connu la première fois qu'il vint en France avec Méhém.et Tefterdar fon père. Elles me demandèrent àçs nouvelles d'un grand nombre de Turcs, qui firent pour lors le voyage. Com.mè je leur en dis de tous ceux qn'elles ms nommèrent, parmi lefqueis fe trouvoit Bâcha Muley, je leur appris le trifte revers qu'il avoit eiTuye ; & dans l'ef- pérance que ces Dames pourroienf m'aider à découvrir ma mère , 3e les priai de me permettre de leur rendre une vifite & de leur préfenter une; amie tendre que j'avois avec moi , car je quittûis peu Zulime. Elles

F4

128 Mémoires

le permirent avec bonté , en me di- fant qu'elles ëtoient d'un âge à ne plus craindre les difcours du Public , quel- qu'aimable que je parulTe à leurs yeux.

Je ne fus pas plutôt libre , que fai- fant réflexion à l'entrevue que je ve- nois d'avoir avec ces Dames, mille idées me pafTerent par l'efprit. Pour- quoi , me difois-je, ces Françoifes ont-elles été fi fenfibles aux malheurs de mon père ? aurois-je vu la tendre Euphémie , ou quelques-unes de fes amies ? Pourquoi m'ont-elles quitté précipitamment? Hélas ! c'étoit peut- être pour cacher les larmes qu'alloit leur arracher l'infortune de Muley, En vain je regardois le portrait de ma niere, pour y chercher quelque trait de reflfemblance avec ces Françoifes ; je n'en trouvai aucun; mais faifant tout-à-coup réflexion au changement que vingt années apportent fur un vi- fage , je retombai dans ma cruelle incertitude.

Mon impatience de revoir cqs Da- mes étoit fi grande, que j'eus bien de la peine à me réfoudre à attendre au lendemain pour rendre ma vifite*

Turcs, 120

Je fus d'abord trouver Zulime , qui j'avois donné un appartem<-nt dans le Fauxbourg Saint-Antoine , une femme de chambre, un laquais , & des habits à la Françoife , pour qu'el- le excitât moins la curiofité du public. PafTiflai ce jour-là à la toilette dJ cette belle. Comme je lui avois fait acheter tous les ponpons & les colifi- chets qui fervent à Tornem.ent des Dames , j'avois un plaifir infini à lui entendre dire à chaque inftant : Eiicore

cela? Ce ne fera donc jamais

J^}^ Perdre la nwitié du jour à

ajujler ce qu^on défait le fotr ; quel abus ! Quand elle en fut au rouge , ôc qu'on lui eut dit qu'il en falloit me'ttre abfolumentpour être à la mode,ellene put s'y rëfoudre : en effet , je ne puis comprendre comanent des jeunes per- fonnes aimables peuvent avoir recours a 1 art au fortir des mains de la Nature , qui s'eft épuifée pour les embellir; c'eiî être peu réconnoiiTante. Bon pour les vieilles difoit Zulime ; elles peuvent racheter par cet artifice une dizaine a années ; mais pour moi , de Teau fraîche zr.e fwffit. C'étoit à la fonrai-

i],o Mémoires

ne voifine de Thabitation d'Afor que j'allois faire ma toilette & chercher mon fard. Je lui fis entendre que cha- que Pays a voit fes ufages , 6c qu'il fal- loir fe conformer aux maximes de celui Ton vivoit pour ne pas être ridicu- le. Elle obéit.

Je trouvois Zulime infiniment plus belle habillée à la Perfane, qu'avec toutes ces parures. Ce ne fut pas tout. Elle ne pouvoit fe réfoudre à mettre un panier, malgré toute la bonne grâ- ce qu'on prétend qu'il donne au beau fexe. Comme nous étions à difputer à ce fujet , un jeune Abbé frifé par les mains des Grâces, entra. J'appris qu'il logeoit auffi dans l'Hôtel , Ôc qu'il étoit venu la veille demander à Zulime la permifTion de lui venir faire (a cour. Je lui fis préfenter un fiege ; mais il aima mieux fe tenir debout, pour dire fongoût , difoit-il. Cet homme divin nous fut d'un grand fecours. Il commença par faire le pa- négirique des paniers, en des termes qui engagèrent Zulime à fe laififèr en- fin emprifonner dans ce triple cercle» Eavain fe croyoit-elle défigurée j M>

Turcs* 13 1

rAbbe Toûtint toujours qu'il la trou- voit adorable. Mais il me femble que je ne pourrai paffèr nulle part, difoit- elle. Vous vous tourneres de côte , Madame , reprenoit l'Abbé , ou , em- bralTant votre panier comme une idole , vous le ferés palTer le premier , & vous entraréi enfuite. Quand vous ferés obligée de vous alfèoir en compagnie , pourfuivit ce merveilleux Abbé , fi ce font des MeiTieurs qui ie trouvent à vos cotés , vous jetterés fans Façon votre panier fur leurs ge- noux, enforte qu'on ne voie que leur buite, & trois têtes fortir d'an même corps 5 fi ce font des Dames , & que l'appartement foit petit, pour lors les paniers fe croifent , & on eft environ un quart-d'heure à les arranger. La DuchelTe couvre la Comteflè, la Com- teffe éclipfe la Marquife , Ôc ainfi de fuite : voilà l'afage.

Un jeune Moufquetaire , qui entra fur ces entrefaites, me caufa quelque furprife. Il me parut d'abord fi familier que je crus qu'il connoifïbit déjà Zu- lime fort particulièrement. J'appris cependar.t , par la fuite de fcs difcours

F 6

1^2 Mémoires

qu'il ne l*avoit pas encore vue ', mais qu'étant entré chez TAbbé , il avoit appris qu'il étoit chez une jeune étrangère, qui iogeoit dans l'appar- tement voifin , il étoit venu fans fa- çon lui offrir fes fervices , & parler en même tems à fon ami.

Cet excès de familiarité me fit voir, mais un peu tard, le tort que j'avois eu d'amener Zulime en France, ne pouvant rien refufer dans fes princi- pes. Je comamençai à m'appercevoir qu'elle auroit bien des demandeurs. Je lui fis figne de congédier fon mon- de , ëc lui dis tout haut que j'avois ime vifite à faire avec elle. Ces Mef- {îeurs tirèrent leur révérence , en lui offrant de la conduire lefoir à l'Opéra. A l'Opéra , dit-elle \ j'en ferai char- mée ; on y voit , dit-on , tant de mer- veilles .... Elle finit par prier ct^s Mef- fieurs de venir la prendre l'après-midr. J'enrageois. Un Moufquetaire & un Abbé ne font pas gens à refufer. En- fin la partie fut faite fans que j'eus }e mot à dire. Q'aviez-vous donc, Dcly , me dit Zulime quand nous fu- mes feuls? Ce que j'ai , repris-je en

Turcs, ^ ijj fôupirant ; hëlas ! vous aimés tout le monde. Et pourquoi voulez-vous que je haifTe ces deux François , me dit-el- le? ils font fi aimables. Avez-vous vu toutes les politeiTes qu'ils m'ont faites ? D'ailleurs , ne venez-vous pas encore de me dire qu'il falloit fuivre l'ufage du Pays l'on étoit ? C'efl la coutume en celui-ci de recevoir tout le monde po- liment. Une Dame eft à fa toilette , dit- on , comme fur un thrône : elle a toujours mille courtifans autour d'elle : elle ordonne, elle parle en Reine, fûre d'être obëïe , d'un regard , d'un gefte , elle fait des heureux. Oui, De- ly , c'efl: ici le plus beau Pays du mon- de ; demeurons-y toujours , croyez- moi : malgré tous fts défauts & fes modes bizarres , j'aime la France à la folie; c'eft le Paradis des femmes. Il ne faut pas , lui dis- je , fe laiirer pren- dre par ces apparences : les François re font pas toûjous ce qu'ils paroilTent, Je ne fçais fi elle mie crut. Comme j'étois preiTé de rendre ma vifite , je remis ma morale à une autrefois» Le carrofTe de remife étant arrivé , nous nous rendîmes ch^z Madame de Cor»

i|4 Mémoires

celange ^c'eil: le nom d'une des aima- bles Françoifes à qui j'avois parlé la veille.) J'y trouvai fon amie, ce qui me fit croire qu'elles demeuroient en- fem.ble. Nous fumes reçus, on ne peut pas mieux. Les Dames commencèrent à s'embralTer ; & tout le monde s'étant affis , Zulime ne manqua pas de jet- ter d'un côte, fans façon , fon panier fur mes genoux ; & comme une Dame fe trouvoit à droite , elle fit avec elle toutes les cérémonies prefcrites par M. l'Abbé , dont on fuivit les confeils de point en point.

D'abord on félicita beaucoup Zuli- me fur fa beauté , en l'afTurant que l'habillement François lui alloit à mer- veille : enfin , après bien des difcours inutiles, la fœur de Madame de Corce- lange , que j'avois prife jufques-làpour fon amie, ramena la converfation au point nous l'avions quittée la veille, & me pria de leur raconter plus au long la difgrace de Muley , qu'elles avoient fort connu. Je la conjurai de difpenfer un malheureux fils eu trifle lécit des infortunes de fon père : mais vous. Madame , luidis-je, vous quiconnoif-»

Turcs, l ^ $

fés Muley , ne connoîtriez vous point fa chère Euphémie ? Vit-elle encore ? Ne vous a-t'eile jamais parlé de Dely ? Quels noms menommez-vous-là, s'é- cria Madame de Corcelange ? Qu'en- tens-je , Euphémie , Dely ? Hélas ! Euphémie ne vit plus. Elle ne vit plus ! repris-je en pleurant ; je venois dans fes bras me confoler de la perte de mon père , & la mort les a réunis J Moit cruelle ' que ne m'enlevois-tu avec eux?

Quoi î vous êtes le fils de cet aima- ble Bâcha , ajouta cette Dame , en re- tenant des larmes qui vouioient fe mê- ler aux miennes ? ne pourriez-vous pas me donner de nouvelles de ce De- ly, dont vous me parlés ? Euphémie m'a avoné cent fois qu'acné n'avoit rien de fi cher au monde après Muley» Vous le voyés devant vos yeux , lui- dis-je; c'eft moi , Madame , qui fuis le fruit malheureux de cet amour dont vous fûtes témoin. Ah î permettez , me dit -elle, en fe livrant à de doux tranfports , permettez que j'embrafle l'aimable fils de mon amie. Oui y Dely ^ je veux yous feryir

i}6 Me moires

de mère; vous pouvés me donner un nom doux , j'en ai déjà les fenti- mens : vous ferës mon cher Dely , & je ferai votre tendre Euphémie.

Péne'tré de la plus vive reconnoif- fance , je remerciai cette tendre Fran- çoife des bontés qu'elle me témoignoit & la priai en lui prefentant Zulime , de vouloir bien auffi la regarder com- me fa fille , puifqu'elle étoit ce que j'avois de plus cher. Madame de Cor- ce lange TembrafTa tendrem.ent , &c l'invita à la venir voir le plus fouvent qu'elle pourroit» Depuis ce jour nous lui rendimes de fréquentes vifites.

Il fallut aller le foir à l'Opéra avec le Moufquetaire & l'Abbé , qui ne manquèrent pas au rendez-vous. Je fus très-mécontent de Zulime , qui ne cefTa de leur parler bas pendant tout le fpeftacle. Lorfqu'à notre retour je voulus lui faire des reproches, elle fe mit à rire , & me récita, comme quelque chofe de fort amufant pour moi , toutes les impertinences que le Moufquetaire lui avoit débitées. Sça- vez-vous , me dit-elle avec tranfports, fçaYe2-vou5 que cet aimabk François

Turcs. i^7

m adorehl me l'a dëja jure' plus de vingt fois & ks yeux me Ton dit bien autant, il m a demandé de la reconnoillance. «elas f pourrai-je ne pas en avoir? Je lui

aipromis qu'il n'auroit pas à fe plaindre de moi. Vous ignores fans doute , dis- je a Zuhme , à quelle reconnoilTance vous vous engages : il exigera de vous des faveurs. Je le fçais , reprit-elle avec tranquillité. De quel front oferai- je les refufer à un homme qui m'ado- re , & qui me le dit , quand tous ont droit de les obtenir ? Ce François , ajouta-t'elle, doit venir me voir de- main matin. Pour M. l'Abbé, attendu qu il a un appartement ici, il viendra ce foir; car il m'adore auffi. Que d'a- dorateurs î

J'étois prêt d'entrer en fureur; mais tailanr reflexion que j'obtiendrois peut- être davantage parla voix de la dou- ceur je me modérai. Quoi' Zulime lui dis-je^en lui baifant les mains! vous voules donner un bien qui m'ap- partient ! N'ai-je pas payé à votre père le droit de vous poflTéder^N'etes- vous pas mon Efclave ? Ignorez-vous .que je fuis maître de yqu§ tenir renfer.

1^8 Memoik-es

iTiée dans le'fond d'un ferrail, & de vous arracher pour toujours du com- merce des hommes ? Quoi ! parce que je vous aime , vous voulés vous fervir de la liberté q^ue je vous donne pour me faire de la peine ! cela ce peut-il ? Moi, vous faire de la peine, reprit cet- te belle en foupirantl y penfez-vous , Dely? Pour obliger un autre, eft-ce vous defobliger? Il ne m'enlèvera pas. Ne ferai-je pas toujours à vous? Quel eft donc ce bien que je vous ravis l Parlez. Hélas', c'eft fi peu de choie, que fi je ne vous en eus pas averti, vous ne vous en fériés jamais apperçu. Ne ferai-je pas toujours la même i Pourquoi voulez-vous que je me per- de éternellement ? Vous fçaves les menaces du grand Jatab; je ferois éternellement privée du bonheur qu il promet aux femmes fidelles à fa loi. Cher Dely, fi vous m'aimes , laiiiez- moi tenir ma parole : enfermez-moi après ; vous le pouvés , je le fçais , )e fuis votre Efclave; pour lors, ne voyant aucun homme , je ne ferai pas expo- fée à les refufer, & je ne paiTeraipas pour une femme fans foi. En hmilant

Turcs, i]9

ces mots , elle fe mit à pleurer , & moi à^ rire d'un fembiable difcours , maigre le peu d'envie que j'en avois; car je ne laiifois pas d'être fort em- barraiïe. J'aimois Zulime : je ne vou- lois pas lui parler avec aigreur.

Je me contentai de lui dire , qu'é- tant dans un Royaume l'on adoroit un autre Prophète que Jatab , elle de voit fe conformer aux loix du Pays elle vivoit, & craindre la jufte fureur du Dieu des François , qui dé- fend aux femmes le commerce des hommes à qui elles n'appartiennent pas de droit.

Il en eil de même des Dieux com- me des Princes de la terre , me dit- elle , après un moment de réflexion ? Oui, lui dis-je , les Dieux , ainfi que les Rois , régnent fur une c ^rtaine étendue de Pays, auxquels ils pref- crivent des loix à leur fantaifle , & le peuple eft obligé de les fuivre : ils font tous jaloux de leur puiiïance. Vous fçavés qu'à la montagne d'Ai- phea j'étois Jatabifte , à Conftantino- ple Mahométan; à Paris il faut croire comme à Paris. bien , me dit Zu-

I40 MEMOIRES

lime , je veux aller voir Madame de Corcelange, & lui demander s'il eft vrai qu'en France on défend aux fem- mes le commerce des hommes ; car y étant depuis peu de tems vous pour- ries n'être pas bien inftruit. J'en paf- ferai par ce qu'elle dira.

Je connoifTois les fentimens de cet- te Dame j je commençai à avoir l'ef- prit un peu plus tranquille. En^atten- dant dis-jeaZulime, vous aurés donc la bonté de remettre la partie 5i de ren- voyer ces Meffîeurs. Si vous vouliés leur parler, me dit-elle avec franchi fe, & leur faire mes excufes ; je n'oferai jamais .... Plaifante commifTion! Je m'en chargeai cependant volontiers; car je craignois que ces François ne perfuadaiTent à Zulime qu'il y avoit des quartiers privilégiés, tous les Dieux étoient les bien-venus, & ou Jatab avoit plus d'un autel , tel que le Cartier de l'Opéra. Comme la propo- fitiony avoit été faite, on n'auroit peut-être pas manqué de le lui citer , & de l'engager à y aller achever la partie , pour mettre fa confcience en fureter

Tunes. 141"

Sur les onze heures du foir M. TAbbe vint frapper à une petite porte fecrette qui donnoit à Tappartement de Zulime. Je courus lui ouvrir. Com- me j'étois fans lumière , il fauta d'a- bord à mon cou avec tranfport , en me promettant une nuit des plus délicieu- fes ; je comptois bien n'en pas pafïer une mauvaife. Zulime , qui parut tout- à-coup avec une bougie , caufa un tremblem.ent terrible à notre amou- reux. Il étoit en robe de chambre de damas , en mules de marroquin rouge ; un ruban couleur de rofe ceignoit foa bonnet de nuit; un autre attaché à fon cou tenoit fa chemife à demi ouver- te ; on en voyoit aufïi pendre à fes manches; enfin c'étoit le plus joli Ab- bé du monde. Il faillit fe lailïèr tomber d'effroi. Je le priai poliment de s'af^ feoir. Il vouloir fortir; mais l'ayant af- furé qu'il n'avoit rien à craindre, il céda enfin à mes empreffemens , & fe jetta tout tremblant fur un fofa , en regar- dant Zulime languiiTamment. Je fuis bien mortifiée , lui dit-elle , de ne pouvoir tenir pour cette nuit la parole que je vous ai donnée ; je veux fçayoir

f42 Mémoires

auparavant fi , félon les loix du Pays , je peux recevoir un homme.

Monfieur TAbbé furpris , autant qu'on pui(ïe l'être , d'un femblable difcours, auquel il ne s'e'toit pas at- tendu , ne fçavoit que répondre. Je pris la parole & lui demandai fi une femme pouvoit en France accorder des faveurs à tous les hommes. Il me répondit qu'il falloit aller confulter un Do6leur de Sorbonne. bien , j'y irai demain, dit Zulime :vous pouvés revenir à pareille heure; & fi j'apprens qu'il me foit permis ici d'avoir com- merce avec vous , je vous prouverai que je fuis honnête femme , en tenant la parole que je vous ai donnée. L'Abbé qui crut qu'on fe moquoit de lui , ne pouvant s'imaginer que Zulime parloit férieufement fe leva en colère , ôc ayant tiré fa révérence , il difparut fans faire de réponfe. Je le reconduifis poliment, en lui faifant mille excufes. Je ne l'ai pas vu depuis. Il délogea le lendemain de la maifon, & ne revint pas le foir fçavoir la réponfe du Doc- teur de Sorbone.

Le lendemain matin ce fut une autre

TuRCf» Î4J

fcêne. On annonça le Moufquetaire , que yétois encore au lit. Zulime dit qu'on fit entrer ; & l'amoureux parut. Quelle fut fa furprife de voir un hom- me à la place qu'il venoit occuper! Plus hardi que l'Abbé , il ne laiffa pas d'entrer. Zulime , d'un air riant, le pria de s'alïèoir dans un fauteuil, en lui tendant la main. Il la prit & la baifa. Je crois, dit Zulime, en fe re- tournant de mon côté , que Monfieur peut baifer ma main. Plaifante quef- tion , dit le jeune François \ parbleu. Madame , pourfuivit-il , Monfieur ne doit-il pas être content d'avoir pafle la nuit avec vous? Seroit-ce votre époux, par hazard ? Que ne fe levoit- il plus matin, nous ne nous ferions pas rencontrés. On voit bien qu'il ne fçait pas encore l'ufage du Pays. Cette fille eft mon Efclave, dis-je avec fierté, & ne peut fans ma permiffion être à d'autres qu'à moi. Il y a encore une autre raifon, Monfieur, lui dit Zuli- me , qui eft , que quand je vous ai permis de venir me voir , j'ignorois qu'il eft défendu en France d'accorder ce que vous me demandés. Comment^

144 Mémoires

nourrice , & ne qi *cta li France que quand il put vous emmener avec lui. L'inconiolable EuphérniK n'eut que des pleurs à vous donner en partant : foa honneur periu lui fournifToit airezma- t!cre à en ripandre. Indigne de palïèr daiij les bras d'un époux, elle rejetta lou^ - tems tous les partis que fes grands biens ôc fa nailïànce lui atti- roitMit. Forcée enfin de céder aux vo- lontés de fa tante, qui fçavoit diiHn- guer le crime de la foiblefle, elle épmfa , il y a environ deux ans , un homme d'un âge fjrt avancé. A peine ont- ils été enfcinble fix mois , qu'Eu- phémie furvécut à Ton mari & à ks malheurs. Bientôt elle eut à pleurer fon honneur, fon amant & fon époux. Vous eûtes aulTi , cher Dely , beaucoup de part à fes larmes ; car ne recevant plus de nouvelles de votre père , elle n'en recevoit plus de vous. Incertaine û Muley vivoit encore , ou s'il étoit infidèle , elle beniiroit quelquefois le Ciel de l'avoir rendu inconftant ; mais le moment d'après elle aimoit mieux le croire parmi les morts. Aces mots, Madame de Corcelan-

Turcs. 14$

ge s'arrêta , en pafTant fon mouchoir fur"^^i beaux yeux. Euphémie eit donc morte ? lui dis-je , Menez - moi pleurer fur fa cendre. Contentez -vous, reprit cette Dame, de pleurer à mes genoux. Il eil vrai, pourfuivis-je, que je la retrou- ve en vous , puifque vous m'ave's per- mis de vous appeller ma mère. Hélas! ma tendre mère que ne puis-je vivre toujours avec vous ? nous parlerions fans ceffe d'Euphémie. Je conferve fon portrait i !e voilà, c'eft tout ce que j'ai hérite de mon père. Cette peinture relïèmble-t'elle à ma mère ? font-ce-là fes traits ? Quel changement affreux, s'écria-t'elle à cette vue ! je vous re- connois , Euphémie. Que les chagrins & les pleurs vous ont changée .' Voilà votre fils devant vous , l'image vivan- te de votre cher Muley. Pourquoi ne pouvez-vous pas dire à Dely que vous êtes fa mère ?

Je tirai aufTi les bracelets & la ba- gue. Je reconnois encore ces bijoux, me dit-elle, en mêlant Çqs larmes aux miennes. Je la priai de les accepter , en mettant moi-même la bague à fon doigt & les bracelets à r^s bras. Elle

rf-f,

-v. v.r

^i .

^^

Ï34 MEMO/ilEi"

à ce François? Il faudra que je l'aille chercher moi-même ; voyez à quoi vous m'expofés : ^^s amis me feront encore la même demande , & je ne pourrai les refufer. J'avoue qu'une iemblable vifite eût été dangereufe; mais comme je connoifïbis les fenti- mens de la Dame qu'elle devoit con- fulter , je ne craignis point de dire à Zulime que je lui permettrois pour lors d'aller à l'hôtel des Moufquetai- res chercher fon homme.

Elle fe leva en toute diligence , s'habilla de même , & nous nous ren- dimes chez l'aimable Françoife qui devoit décider cette quelHon impor- tante. Après le dîner, elle propofa à Zulime d'aller à la Comédie. Ce fut- le lieu d'une nouvelle fcène , dont je ne fus pas témoin; car je ne pus les accompagner , étant demeuré à la maifon pour faire compagnie à d'au- tres Dames , qui aimèrent mieux jouer un quadrille. Zulime , qui avoit pro- pofé fes doutes au fpeâacle , en revint plus rêveufe qu'elle n'y étoit allçe. J'aurois bien voulu lui parler un mo- ment en particulier -, mais comme il

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y avoit beaucoup de monde à fouper, ri me fut impoffîble : ce ne fut qu'a- près que des Meffieurs fort polis nous eurent remis chez nous dans leur car- rofTe , que je pus fçavoir le réfultat de Tentrevûe. La confidence que Zu- lime m'en fit commença par dts lar- mes.

Il n'eft que trop vrai , cher Dely , me dit-elle , qu'il eft défendu ici aux femmes d'avoir commerce avec les hommes qui n'ont point de droit fur elles , fous peine de devenir la proïe des flammes éternelles allumées par la miain d'un Dieu vengeur; ce font- les propres paroles de Madame de Corcelange. Les loix du Dieu de ce Royaume , pourfuivit-elle, font enco- re plus rigides que vous ne croyés ; elles vous excluent même de mon lit : le Dieu qu'on adore en France ne re- cônnoit point d'Elclaves ; toute créa- ture, dit-on, eft égalem.ent l'ouvrage de fes mains. Hélas î cher Dely, avant notre retour à Conftantinople , je ne pdurrai donc ni recevoir vos carelles , ni vous prodiguer les miennes. Cette Dame m'a même foutenu que je devois

136 Memoip^.-es

toute ma vie fuivre ks maximes; mais je connois le pouvoir du grand Jatab & du Prophe'te Maliomet , je fçais que je n'aurois rien à craindre dans les Pays fournis à leurs puiffànces.

Qu'avois-je à répondre ? J'avois dit moi-même la veille à Zulime qu*elle dfvoit fe conformer aux loix du Pays elle vivoit , & craindre la jufte fureur du Dieu des François , qui dé- fendoit aux femmes le commerce des hommes à qui elles n'appartenoient pas de droit. J'avois eu le malheur de prononcer contre moi. Quoi | dis-je à ia trop crédule Zulime , ne craignez- vous pas aufli Mahomet ? fans doute , reprit-elle ; mais fi j'avois le malheur de mourir en France , ce ne feroit pas lui qui me jugeroit ; les Dieux , ainfî que les Rois m'avés-vous dit, régnent fur une certaine étendue de Pays, aux- quels ils prefcrivent des loix que nous devons fuivre , & ils font tous jaloux de leur puilïânce.

C'étoientmes paroles que cette bel- le me repétoit : pouvois-je les com- battre ? j'eus beau prier, je fus ré- duit au même point que les François,

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Zulime refufa obiUnément de vouloir me recevoir cette nuit : en vain je luidis qu'il etoit tard j elle me réecndit que je pouvais me coucher-, q'-:e le fofa lui fuffifoit. La difficulté û'ubtenir fes faveurs me [qs faifoit fouhaiter avec plus d'empreiT-ment que jamais. Maî- tre de les recevoir, je les avois cent fois négligées : un ieul jour on me les refufe , & je ne puis rnooérer l'excès de ma douleur. De tout tems les obi^ tacles irritèrent les deiirs.

Zulime fut ferme dans fes fenti- mens : je paiTai inutilement la plus grande partie de la nuit à fes genoux; il me fut imDolTible de la fléchir. Ce qui me defefi^éroit , c'eft que pour combattre mon amour , elle fe fervoit des raifons que je lui avois alléguées la veille dans des vues bien différen- tes : j'étois inconfolable de lui avoiï fourni des armes contre moi. Elle di- foit auffî de tems en tems : Dieux du Ciel, pourquoi ne vous accordez-vous pas? Ce qui plaît à l'un de vous peut- il déplaire à l'autre ? Enfin je forçai Zulime à fe coucher , & fus me jet- ter fur le fofa , d'où je la regardois

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avec des yeux d'envie. Ses tendres regards me difoient fans celTe qu'elle fouffroit autant que moi, & fa bouche me le confirmoit à chaque moment ; m-iis je n'en étois que plus à plaindre, puifque cette douce langueur que je lui voyois en allumant de nouveaux feux dans mon cœur , n'y faifoit paf- fer aucun rayon d'efpérance.Elle m'a- voit fait jurer de la laifTer libre pen- dant notre fejour à Paris ; il fallut prendre la triil:e refolution d'être iî- de'le à mon ferment. Qu'il en coûte pour en tenir un fi contraire aux in- térêts de notre cœur!

Je me difpofois à aller le lendemain chez Madame de Corcelange lui faire quelques reproches fur les fentimens qu'elle avoit infpirés à Zulime, & lui conter mes peines, lorfqu'un laquais m'apporta un billet de fa part , par le- quel elle me prioit de vouloir bien l'accompagner à fa campagne , quelques affaires l'appelloient. Je ren- voyai le domeftique , en lui difant que j'allois le fuivre.

De quel étonnement ne fus-Je pas frappé en croyant reconnoître l'écriture

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Turcs. 159

d'Euphemie ! J'avois deqaoi ëclaircir mes doutes. Je courus chercher les let- tres que j'avois retirées de Safar , pour les confronter. Je vis bientôt que je ne m'étois pas trompe. Quoi ! chère Eu- phémie, m'écriai- je dans les tranfports de ma joie, vous vivriés encore 1 c'ell: vous qui avés roulu me fervir de mère ! Je de vois bien vous reconnoître aux ten- dres fentimens que mon cœur m'infpi- roit pour vous , & devois-je attribuer à la fimple amitié ceux que la nature vous infpiroit pour moi ? Que j'étois aveugle ! Oui , je vole embraiîer voâ genoux , &C en vous montrant votre portrait & vos lettres , vous forcer de me reconnoître pour votre fils. Zuli- me , à qui je fis part de cette heureufe nouvelle , partagea avec moi le plaifir qu'elle me procuroit.

Après un moment de réflexion , je compris que c'étoit par prudence qu'Euphémie avoit voulu me cacher qu'elle étoit ma mère , & qu'ayant été mariée, le nom de Corcelange étoit fans doute celui de fon époux qu'elle confervoit , quoique veuve : c'eft la coutume en Francet Je ne pouvois ac-

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140 Mémoires

cufer fa tendreiïè; i*en avois trop de preuves. Perfuaié qu'Euphémie n'ë- roit plus , je n'avois encore fait aucun ufage de fes lettres. Elle ignoroit fans doute que je les avois quand elle m'é- crivit cet heureux billet. Content de fçavoir que ma mère vivoit , je fei- gnis ignorer un fecret qui ceffoit de rétre pour moi , & qu'on vouloit me cacher.

Qu::>ique je n'eufTe plus rien à crain- dre pour Zulime , je ne m'en fëparois pas volontiers. Je me rendis donc avec elle chez Madame de Corcelan- ge , qui nous mena à fa campagne. Un jour que je me trouvai feul avec elle , je la priai de me dire ce qu'elle fçavoit des amours d'Euphémie avec mon père, & comment j'avois paffe de France à Conftantinople.

Ah ! mon cher Dely , me dit-elle , jettant un profond foupir, que me de- mandez-vous ? Amie intime de votre tendre mère , elle n'avoit rien de ca- ché pour moi. Ne me refufez donc pas , lui dis-je , la douceur d'entendre par- ler d'elle, puifque je ne puis lui parler moi-même. bien , pourfuivit Ma-

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dame de Corcelange en pleurant , il faut vous fatisfaire. Jugez, mon fils , par les larmes que je rëpans , combien Euphémie m'e'toit chère. Ah ! Mada- me , interrompis-je , en embraiïànt f^s genoux , puifque vous daignés m'appeiier votre fils & me fervir de niere , daignez me permettre auiTi de vous donner un nom fi doux. Oui, ma tendre mère Euphémie elle-même ne me feroitpas plus chère. Entretenons- nous de les malheurs ôc de ceux de mon infortuné père.

Votre mère , me dit cet aimable Françoife , avoit environ dix-huit ans quand Méhémet Eflfendi Tefterdar vint en France , il y a vingt ans , en qualité d'Ambaflfadeur de la Porte. Said EfFendi fon fils , que nous voyons aujourdhui chargé de TAmbaffade , étoit pour lors très-jeune, & ami de Muley votre père. Il ne reftoit à Eu- phémie qu'une tante très-riche , qui l'aimoit uniquement. Comme cette Dame , qui lui tenoit lieu de mère , étoit fort répandue dans le monde , elle eut occafion de voir plufieurs fois lyiéhéaiet Tefterdar & Said EfFendi,

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142 Mémoires

qui refirent nn plaifif de lui rendre des vifites de tem^ n rems. Bâcha M..ley, le plus aimable de tous les hommes , les accomnagnoit fouvent. La jeune Euphémie eut le malheur de lui plaire; il ne lui depl/t pas : voilà l'origine & la fource des pleurs que je lui ai va ré- pandre tant de fois en Iccret. Bientôt les vifites de votre père devinrent de plus en plus fréquentes. Euphémie m'a- voua qu'elle l'amioir. Je m'en étois dé- jà ap perçue pAr ii p ailir qu'elle avoit de voir [Vluley.On ne peut pas toujours diffimulcr.

Quand on s'aime on trouve aifé- ment le tems de fe le dire. Le langa- ge Aqs yeux prépare l'entrevue. Votre mère trembloit de fe trouver feule avec Muley. Rien n'eft fi redouta- ble qu'un amant aimé. Elle ne laif- foit pas d'en chercher Toccafion. Ré- foluedenepas être fenfible à fes voeux, elle vouloit du moins les entendre, & rejetter un amour que fon cœur ap- prouvoit. C'étoit trop entreprendre. On n'écoute jamais un tendre amant impunément. L'amour eft le Dieu des cœurs: il parle peu à Tefprit^ aufii

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Turcs. 145

n'eft-ce pas à force de raifon qu'il triomphe ; c'eit platôt à force de foi- bielTe. Euphémie étoit d'un âge à en avoir, & Muiey d'une figure à eninf- pirer. Quand on s'aime , qu'on fe l'eft dit, on n'eil pas long-tems à fe le prou- ver. Il eft de certams momens que la vertu la plus aullère s'endort au bruit fiâteur des paffions. Elle fe réveille bientôt , il e{ï vrai ; mais ce n'eft que pour gémir d'une foiblefïe qu'el- le n'avoit pu prévoir. Cher Dely, que de larmes vous coûtâtes à Euphémie ! Faut-il que le fouvenir de vous avoir donné une vie fi belle ait fait de fon coeur le fiége des remords les plus cruels ?

Sa tante , qui l'aimoit , s'apperce- vant , mais trop tard , d'un mal au- quel il n'y avoit plus de remède , con- duifit la triile Euphémie dans une de fes terres. Votre père l'y fuivit, & feignant une maladie , il laiiTa partir l'Ambaffadeur. Ce fut près de Dijon que vous vites le jour pour) a première fois. Vous pafTates du fein de votre mère dans les bras de Muley. Il vous remit lui-même entre les mains d'une

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nourrice , & ne .cta li France que quand il put vous euimener avfjc lui, L'inconiolable Euphërnie n'eut que des pleurs à vous donner en partant : fon honneur perdu lui iburnifïoit alTezoïa- tîtlre a en répandre. Indigne de paifer daiij les bras d'un époux , elle rejetta loug - tems tous les partis que fes grands biens ôc fa nailTance lui atti- roirMit. Forcée enfin de céder aux vo- lontés de fa tante, qui fçavoit diiHn- guer le crime de la foiblefle, elle époufa , il y a environ deux ans , un homme d'un âge fort avancé. A peine ont-ils été enfemble fix mois , qu'Eu- phémie furvécut à fon mari & à {^s malheurs. Bientôt elle eut à pleurer fon honneur, fon amant & fon époux. Vous eûtes aufTi , cher Dely , beaucoup de part à îts larmes ; car ne recevant plus de nouvelles de votre père , elle n'en recevoit plus de vous. Incertaine Muley vivoit encore , ou s'il étoit infidèle , elle beniiToit quelquefois le Ciel de l'avoir rendu inconftant ; mais le moment d'après elle aimoit mieux le croire parmi les morts. Aces mots, Madame de Corcelan-

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ge s'arrêta , en paiïant fo/i mouchoir furfti beaux yeux, Euphëirie eil donc m^ite ? lui dis-je , Menez - moi pleurer furja cendre. Contentez -vous, reprit cette Dame, de pleurer à mes genoux. Il eil vrai,pourruivis-je,que je la retrou- ve en vous , puifque vous m'avés per- mis de vous appeller ma mère. Ke'las! ma tendre m^ere que ne puis-je vivre toujours avec vous ? nous parlerions fans cefTe d'Euphém.ie. Je conferve fon portrait ; i e voilà , c'eft tout ce que j'ai hérité de mon père. Cette peinture relîèmble-t'elle à ma mère ? font-ce-là fes traits ? Quel changement affreux, s*écria-t'elle à cette vue | je vous re- connois , Euphémie. Que les chagrins & les pleurs vous ont changée ! Voilà votre fils devant vous , l'image vivan- te de votre cher Muley. Pourquoi ne pouvez-vous pas dire à Dely que vous êtes fa mère ?

Je tirai auiTi les bracelets & la ba- gue. Je reconnois encore ces bijoux, me dit-elle, en mêlant fes larmes aux miennes. Je la priai de les accepter , en mettant moi-même la bague à fon doigt & lj£s bracelets à Cqs bras. Elle

\^S Mémoires

me laiiïa faire , & les regarda un mo- ment en foupirant ; puis , portant (qs yeux fur moi : hélas ! s'écria-t'elle , que les tems font changés , & que ce- lui où nous femmes elî: ûifférent de celui auquel je vis Euphémie parée de ces ornemens ! Ce fut en ma préfence qu'elle les donna à Muley.

Vingt-fois je fus tenté de me jetter au cou de cette tendre affligée, & de lui dire que je fçavois qu'elle étoit ma mère : la crainte de lui déplaire me retenoit toujours.

Enfin le jour de notre entrée publi- que étant fixé au fept de Janvier , je me rendis à Paris pour y afTifter. J'y trouvai à mon arrivée une lettre de Conftantinople. Impatient de fçavoir de qui elle étoit, je l'ouvris. Quel fut l'excès de ma joïe quand je reconnus la fignature de mon père! Vous vives donc , cher Muley , m'écriai-jea & vos ennemis vous ont épargné. En quelle contrée paffèz-vous vos jours malheu- reux, que j'aille vous y réjoindre ? Je lus fa lettre avec prccipitaticn & tremblement , incertain de ce que j'ai- lois apprendre. Mon père me marquoit

Turcs. 147

que le fort , las de les perfëcuter , s'ë- toit «nfin adouci à fon égard ; que le Grand" Vifîr lui avoit écrit de revenir à Conftdntinople, qu'il y ëtoit rétabli dans toutes fes charges.

Dans la lettre qu'il m'ëcrivoit , il y en avoit une pour Euphémie. Mon père m'apprenoit que cette Françoife ëtoit ma mère. Il m'ordonnoit de la chercher par tout ; & d'avoir pour elle l'amitië la plus tendre quand je i'au- rois trouvëe.

Après avoir fait part à Zulime de ces heureufes nouvelles , & avoir par- tage avec elle le plaifir qu'elles me procurèrent, tranfportë de la joïe la plus fenfible, je volai chez Madame de Corcelange , qui s'ëvanouit en appre- nant que Muley n'ëtoit point mort. Il vit encore, s'ëcria-t'elle , en regar- dant le Ciel languiiTamment J Mais, hë- las ! il eft mort pour Euphëmie ; il l'a fans doute oubliée. Non, Madame ; lui cîis-je, voici une lettre pour elle : à qui la rendre ? Donnez , interrompit Madame de Corcelange en l'arrachant de mes mains avec précipitation , don- nez que je la life. Elle l'ouvrit & en

14B MZ MOIRES

fît ic£lure à haute voix. A chaque ligne , la joie de fon cœur venoit fe peindre dans Cqs yeux & en faifoit difparoître cet air de langueur qu'on voit d'ordi- naire aux amans malheureux. Voici une copie de cette lettre , qu'on ne fera peut-être pas fâché de voir.

BACHA MULEY

A EUPHÉMIE.

M^aimex-njous encore ^ tendre En- phémie ? N''ave\~voiis pas eu Vïnjufl.ïce de me croire înconfiant? Privé de tous mes biens , (7' des emplois brillans que je pojfédois , le Ciel m*eft témoin que dans ma prifonje ne regrettais que njous ^ notre cher Dely. Il ejl en Fran- ce ; il ignore que vous foyés fa mère ; le hasard vous Va peut-être déjà fait voir fans le connaître : il doit vous por- ter cette lettre* Parle^ enfemble du plus tendre des amans ^ des pères» Je jouis de tout V éclat de ma première fortune» Le tems a découvert mon innocence : mes ennemis font confondus* Il ne man- que à mon bonheur que d'hêtre for ti plu- tôt de ma prifon pour avoir pu accom- pagner

Turcs* ^ 149

pagner en France Said Effendt iy mon fils. Je vous rurois revue , Euphérnie, Nous aurions rappt^Hé ces tp-ms heureux P amour nous prodiguait Us douceurs qu'ail nous a depuis fait payer fi cher , en nous arrachant Vun de Vautre, PuiJJe mon fils me retracer à vos yeux» Il vous ai/'/ioit fans vous avoir vue. Nous li-* fions vos lettres en/èmble.Li/ez les mien^ nés de même. Parle:^4ui de moi , corn" me je lui parlois de vous. Il vous dira la différence que j'ai toujours mifè en-- tre lui ^y mes autres fils, Adku , chère Euphéraie, Je ne fais qu* arriver â Conf^ tantinople. Je me dérobe aux affaires les plus preffàntes pour vous écrire. Cette lettre fera dans peu fuivie d'aune plus étev-due, Embraffez Dely pour moi.

Madame de Corcelange n'y manqua pas. Puifque je vous tiens lieu d'Eu- phémie , mon cher Dely, me dit-elle, je dois faire ce qu'elle feroit fi elle étoit ici. A ces mots , elle me prodigua mille baifers. Je vais donc mander à Muley , lui repondis-je , que maa mère n'eft plus. Je fçais combien il l'aime : il en mourra de douleur , Madame» En prononçant ces paroles les plus

Torae I, ^

j^o Mémoires

tendrement qu'il me fut pofTible , j'exa- minois le vifage de ma mère. Il me parut qu'elle balançoit fi ^Ue m'avouë- . roit qu'elle ëtoit ma mne. Je la rirai d'embarras, en me i.'rtant àfesgcnoi'X, que je tins embra.Ti!: jufqu'àct qu'elle m'eut fait un aveu fi doux. Poirq oi refufer. Madame , lui dis-j:: , de me reconnoître pour votre fils ? M'enfuis- je montré indigne ? Je fçais que c'eft à vous & à Bâcha Muley que je dois ma nailTance. Ah ! ma mère , ma ten- dre mère , vous pleures ! Ah ! mon fiis , me dit-elle , quand le Ciel vous rend un père , je ferois injufte de ne pas vous rendre une mère. Oui , ce font les genoux d'Euphémie que vous tenés emb rafle s. Votre grande jeunefle m'em- pêchoit de vous confier un fecret dont dépend mon honneur ; mais la nature eft plus forte que toutes les bienféan- ces. Venez , mon cher fils , venez que nous écrivions de concert d Muley : ap- prenons-lui que le fort nous a téunis. Je fus au comble de ma joye. Que me reftoit-ii à defirer ? Zulime fut bien- tôt du fecret. Mad"ame de Corcelange iui a donné un appartement chez elle s

Turcs, i^r

elle la regarde tomme fa propre fille. Cette tendre Françoife , pleine de zélé pour fa religion , veut nous la faire em- braiïèr. Après nous avoir lu <5c relu vingt fois inutilement un Poème nou- veau , q^i en renferme les preuves, çlle a pouiïe le zèle jufqu'à nous con- duire chez le Poëte , auteur de ce Trai- té de Théologie , efpérant qu'il nous donneroit l'explication de la plupart des fçavantes notes qui fervent à éclair- cir fon Poëme. Il a eu cette complai- fance : mais après plufieurs conféren- ces, j'en fuis forti charmé de la beau- té de plufieurs vers , ôi fort peu tou- ché de la folidité de fes preuves. C'eft un allez bon Poëte , ôc un fort mauvais Théologien. J'efpére donner aufTi au Public les conférences que j'ai eues avec cet illuftre Poët-e.

Tous les plaifîrs dont on jouit à Pa- ris , & qu'on s'efforce de nous procurer^ me font infipides , au prix de ceux que je goûte chez ma chère Euphémie , au milieu de ma mère & de mamaîtrefle. Mon bonheur feroit parfait , s'il pou- voit durer toujours , 6c fi Zulime ne s*obûinoit pas à me refufer des careC»

1^2 Mémoires

fes qui me font dues à jufte titre» J'en fuis réduit à foupirer à fes pieds , comme bien d'autres François , qui n'obtiennent pas plus que moi c'eft ce qui me confole , aimant mieux être privé pendant quelque tems des fa- veurs de mon Efclave , que de les par- tager avec tant de rivaux : ce quin'au- roit peut-être pas manqué , dans les fentimens étoit Zuiime à fon arri- vée en France.

En vain Achmet a voulu faire de nouvelles tentatives auprès d'elle relie l'a remis à fon retour à Conftantinople. J'aurai foin qu'il s'y contente de fon Atalide , fa belle pafïion. J'efpére qu'on ne fera pas fâché de voir ici les lettres qu'il écrit à cette Françoife: elles fup- pléeront au filence que je garde à l'é- gard de Paris. Il parle amplement de cette grande ville. Ces lettres ferviront encore à détromper les François , qui s'imaginent que les Turcs font peu pro- pres à la galanterie.

Fin du Tome premier»

MÉMOIRES

TURCS, HISTOIRE

GALANT E

DE DEUX TURCS,

FENDASTLEUJt S E J 0 V R

EN FRANCE.

Par un Auteur Turc , de toutes les Aca^ demies Mahometanes , licencié en Droit Turc , à" Maître -es- Arts de VUniverfité de Conjîantinople,

TOME SECOND.

A AMSTERDAM, PAR LA SOCIÉTÉ DES LIER.

M.DCC, LVIIL

t^ Kff\ \ff\ K^ K^. KO^ K^ KD^ \Z^ Kp\ KPs (^ g^ IjÇ^ . ^ t^T) \é7\ <^n kCA kO^ \Cf^ V7^ W^ V^ \i^ KO^ V^7> v/71 vsn v^

PREMIERE LETTRE

D'ACHMET

DELY-AZET.

BACHAA TROIS Q_VEUES,

ATALIDE,

SON ESCLAVE FAVORITE.

NOus femmes enfin arrives à Paris , ma chère Atalide. Quel pays \ Quelles mœurs \ On nous regarde ici comme des hommes extraordinaires , d'un caractère bizarre, d'un humeur mélancolique. Les François élevés dans des idées qui leur font particulières , nous blâment de n'avoir pas ces façons vives , ces légèretés , ces caprices , qri nous paroiflfent ridicules en eux , (Se- qu'ils érigent en vertus.

Que je trouve la France différente

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^ Me MO ip,E s

du portrait charmant que je m'en étoîs formé fur le récit que tu m'en fis cent fois. Le Ciel , à t'entendre , n'avoit pas d'habitans plus accomplis. Nous n'étions que des barbares. Non , belle Françoife , dans toute ta Nation je ne trouve rien que tu ne furpafTes à mes yeux. Te poifédant dans mon ferrail , je pofTéde ce que la France a de plus aimable. J'en puis parler mieux qu'un autre , mettant toute mon étude à la connoître. De quel fecours ne m'eft pas à préfent la langue de ta patrie , que tu m'as apprife par l'habitude que j'ai eue fi long-tems de te l'entendre par- ler , & de te la parler moi-même ?

Content du nom obfcur fous lequel je me fuis donné en ce pays , de tous mes titres je n'ai gardé que celui d'a- mi-de Said Effendi. Je puis me déro- ber , quand je veux , au falk quil'eri- vironne. Moins honoré , mais plus li- bre que lui , je fuis maître de mes de- marches & de mon tems. Labienfean< ce & le titre d' AmbafTadeur de la Porte Ottomane le retient fans ceffe avec ce qu'on nomme ici les gens de condition. Je puis les voir avec lui , & la gravite

T u K c s. 5

de fon miniilère Tempéche de delcen- dre avec moi parmi le peuple , & de jouir du plaifir d'en examiner les ridi- cules : amufemens plus agréables à mes yeux que tous ces honneurs im.por- tuns qui le tiennent enchaîné dans une continuelle contrainte.

Je t'ai promis , belle Efclave , rhif- toire fidelle de notre fijour en France, Il eil juHe de te fatisfaire & de te ren- dre compte du peu de tems qu'il y a que nous y fommes.

Rien n'a été plus brillant que notre réception dan3 les villes qu'il nous a fallu traverfer pour arriver à Paris. Je paiïè fous filence tous ces honneurs , glorieux à recevoir , charmans à la vue , & fort ennuyeux à lire , pour m'arréter à une aventure alTezplaifantequim'efi: arrivée fur la route.

Conime j'avois coutume de précéder la marche de l'Ambaffadeur , fuivi quelques-uns de mes Efclaves , j'ap- perçus un jour , à l'approche d'un petit village , des hommes & des femmes en aiïèz grand nombre , qui s'avan- çoient au devant de moi fur deux co- iomnes affez mal rangées. Celui qui

A3

6 Mémoire s

niarchoit à leur tête portoit devant lui un morceau d'étoffe blanche & qiiar- ree , fufpendue à un bois affez long : c't'toit , me dit-on , une bannière. Un autre ie fuivoit avec une croix. Je ne fçais ce que ces bonnes gens chantoient tous enfemble. Cette efpéce de cérë* monie étoit nouvelle à mes yeux. Je m'arrêtai un moment pour examiner c'ëtoit à nous qu'on en vouloit. Je vis bientôt qu'on me prenoit pour l'Am- bafïàdeur. Cette multitude d'homme* groffiers fe mit à genoux. Le plus ref- peftable, fans doute, revêtu d'une ef- pëce de robe de toile blanche, & por- tant un bonnetnoir, s'approcha de moi: c'étoit ce qu'on nomme en France le Cure de la parroiiïè. Il me falua avec refpe6t , & me dit , en m.e donnant à baifer je ne fçais quoi , qu'il portoit très-précieufement.

» Le grand Prophète que je viens » vous annoncer eft autant au deflus » de Mahomet , que les cèdres du Li- » ban font au derfus de l'Alcoran. Vo- i:» tre Mahomet , j^ofe le dire devant » le foleil qui nous éclaire , oui , vo- 2^ tre Mahomet, tout grand qu'il eft.

» ne vaut pas mieux que le bon Lar- » ron. Depuis hait jours entiers tous » mes Parroiffiens , que vous voyës » profternés devant vous, font des vœuK » au Ciel pour obtenir le falut de votre » a me.

En fînifTant ces mots , il prit un petit bâton environné de crins par un bout , qu'il trempa dans de l'eau , & nous en jetta à travers le vifage , en difant : Kyrie ele'IJon, Si ce bon vieillard n'eût pas fait cette augufte cérémonie avec autant de gravité , j'aurois cru qu'il vouloit fe moquer de nous. Je me contentai d'elTuyer ma barbe qu'il avoit mouillée , & de me mettre en devoir de fuivre mon chemin ; mais il ne me fut pas pofTible , les Kyrie ele'i" /on continuèrent , & on commença à nous laver le vifage tout de nouveau, C'étoit apparemment pour nous puri- fier. Après un bon quart-d'heure , le chef de cette troupe ruftique reprit fa harangue , qu'il continua ainfi.

» Nous venons de prier tous les An- » ges du Paradis de vous prendre fous » leur prote6lion , & de vous porter » fur leurs aîies dans l^ Jérufalem ce*

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8 Mémoires

» lefle. Je Pefpere de la bonté du Tout- y> puifïant , s'il daigne vous convertir. » Gardez-vous de devenir Janfénifte. » Janfe'nius ëtoit un vrai Mahométan, » & peut-être encore pis. Que fçait- » on ? Ce n'eft pas fans fujet qu'il a » été excommunié par notre très-Saint » Père le Pape , qui a fuccédé à Saint » Pierre & aux Empereurs Romains.

A ces mots , la mémoire manqua heureufement à notre harangueur. Il voulut prendre un papier , fur lequel apparemm.ent fon difcours étoit écrit (car ce ne font pas de ces difcours qui fe font fur le champ) ; mais je le priai de me le donner, en Taffurant que nous lirions à notre loillr ce qui iui reiloit à nous dire. Il me le remit très-dévotement, après l'avoir arrofé de cette eau, qui étoit de toutes les cérémonies. Le relie de ce difcours contenoit mille extravagances, je te le ferai voir à mon retour à Conftantino- ple. Je le garde très-précieufement.

Je crus en être quitte ; mais point du tout. Comme nous n'étions pas loin du village , le bon Curé me pria de mettre pied à terre , ôi de marcher

fous une efpéce de dais ; ce que je re- fufai. Ua homme en chemife , & habil- lé à peu près comme le vieillard qui nous rendoit ces ridicules honneurs , ce n'eft qu'il avoit la tête nue , faifcit de tems en tems arrêter mon cheval pour mejetter,non plusdeTeau, mais du feu avec de l'encens au vifage. Ce mal-adroit faillit vingt fois à me brûler la barbe. Jufques-là ce jeu m'avoit amufe ; mais il commença à m'incom- moder : comme ces honneurs s'adref- foient plus naturellement à Said Ef- fendi notre Chef, je déclarai à ces bon- nes gens que je n'étois point TAmbal- Tadeur. Said EfFendi , qui parut tout^ à-coup avec une fuite beaucoup plus nombreufe & plus brillante que la mienne , me délivra de cqs importuns. Son Excellence ne voulut pas s'arrêter, ce qui defefpéra le bon vieillard , qui ailoit fans doute recommencer fes Ky- rie eleifon.

Un petit dîné nons attendoit chez le plus opulent de cette Bourgade. Said Effendi voulut faire mettre à fa table le refpeélable vieillard qui étoit venu lui rendre à peu près les mèm.es hoa-

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ro Mémoires

neurs qu'il m'avoit prodigués ; mais il lui répondit gravement , qu'il feroit dam.né s*il m.angeoit avec des Turcs*'' Je vous donnerois bien quelqu'argent, lui dit Said Effendi en plaifantant , pour fou lager votre Parroilîè , que vous me dites être très-pauvre , (i je ne crai- gnois que l'argent dts Turcs ne vous damnât. Oh î ne craignez rien , inter- rompit le Curé avec zélé , je le trem- perai dans l'eau bénite , & je défie le Diable de s'en fervir après pour nous nuire. Il préfenta en même tems un plat à rAmbaiïàdeur, qui y mit quel- ques pièces d'or dans un turban , que le bon Prêtre promit de taire fervir de bonnet au Patron du village le jour de fa fête , après l'avoir bénit , bien en- tendu.

Nous continuâmes notre route vers Paris. A peine fûmes-nous arrivés en cette capitale, belle Atalide, que mes premiers foins furent de chercher ta famille , pour lui remettre les fecours que tu lui envoyé. Qu'elle en avoit hefoin \ Que tu trouverois ton fort heu- reux 5 fi tu pouvois le comparer avec celui de tes fosurs ! Elk? ne font pas

toutes égaleme nt à plaindre ; mais le plus beau de leurs jours ne vaut pas le plus trille des tiens.

Ce ne fut pas fans peine que je dé- couvris ta pauvre mère , rele'guée dans le haut d*une maifon prefqu'inhabita- bie , ou regnoit la pauvrets & la mi- fére. A la vue de ces trides lieux, mes entrailles s'émurent. Tu m'as commu- niqué , chère Atalide , tes généreux fentimens , mon cœur , formé par le tien , en a pris la douceur. Les Turcs ne font pas toujours ce qu'ils paroiiTent en public. Tu peux leur rendre plus de juftice qu'on ne leur en rend dans ta patrie. C'ei^ dans le ferrail qu'il faut nous avoir vus pour nous connoître.

Ta mère frémit à ma vue. Toi-mê- me , ne frémis-tu pas la première fois que tu me vis ? N'avez-vous pas , lui dis-je une fille nommée Atalide ? A ce tendre nom , elle foupira , 6c me demanda en pleurant,{i j'en favois quel- ques nouvelles. Hélas , me dit-elle , il y a près de cinq ans que je n'en ai . oui parler. Un jeune François, qui l'a- voit enlevée , périt , dit-on , en tra- verfant la mer pour fe rendre en Italie»

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Je n'en fçais pas davantage. D*oii con- noilTez-vous Atalide ? Vivroit-elle en- core ? Qui vous a dit que j'étois fa mère ? Comment avez-vous pu me trou- ver ? Et que venez -vous me dire ? Que Atalide n'eft point morte , lui répon- dis-je , & qu'elle vous envoyé des fe- cours que vous n'attendes pas. En mê- me tems je lui remis une bourfe de ta part , & lui promis de ne la laiflêr manquer de rien. Elle Tacccpta avec une joïe proportionnée au befoin qu'el- le en avoit» Que ne fit pas cette ten- dre femme pour me remercier ? Plus curieufe qu'auparavant de fçavoir de tes nouvelles , elle me pria- de lui en apprendre. Je lui dis que je t'avois mj- fe auprès de mes filles , & lui fauvai ainfi la douleur de te fçavoir dans un ferrail. Elle ignore le bonheur que tu y goûtes. Je le lui ai caché , parce qu'en France on ne peutfe l'imaginer, Ôc qu'on fe perfuade que nous ne re- gnons qu'en tyrans fur les belles que nous y tenons captives. Tu le fçais, ai- m.able Atalide , qui de nous deux don- ne des loix à l'autre. Ta lettre , que je rçmis à ta mère

TVRCS. I^

acheva de ia convaincre que tu n'ëtois point malheureufe. Elle en baifa mille fois les caractères , & voulut fçavoir par quelle étrange aventure tu ctois tombée entre mes mains. Je n*eus garde de lui dire que je t'avois achetée d'un Marchand d'Efclaves , qui t'avoit fai- te priionniere fur nos côtes , une horrible tempête t'avoit jettée ; mais je lui appris , ainfi que nous en étions convenus enfemble , que ton ravifTeur ayant changé de deAein , t'avoit con- duite à Conll:antinople , tu t^étois délivrée de ks mains pour t'engager de toi-même, & non comme Efclave, au fervice de mes enfans. Elle parut fatisfaite de ma réponfe.

Une jeune fille des plus aimables , que je vis entrer, me frapa par h fim- plicité de {q% habits , qui fembloient donner un nouveau luftre à Îqs char- mes. La beauté , comme la vertu , n'a pas befoin d'ornemens pour paroître avec avantage. Nous croyons , aufîî- bien que les Chrétiens , dont tu m'as vanté fi fouvent la morale , qu'on cef- fe d'être vertueux dès qu'on veut le paroître. J'çfe dire qu'il en eft de mè-

'î4 Mémoires

me de la beauté. Si elle ne difparoît pas , elle diminue beaucoup de fon prix en voulant trop fe faire valoir. Les hommes , avec tout leur art , peuvent- ils perfeftionner ce que le Créateur a pris foin d'embellir ?

Je reconnus bientôt que la beauté que je voyois étoit ta fœur. Séduit par fa relTemblance avec toi , je ne fus pas maître de modérer mes tranfports. Elle recula , faifie d'horreur , au mouve- ment que je fis pour baifer une de Çt^s mains. Ah ! Dieu , quel homme , s'é- cria-t'elle 1 Remettez-vous^ lui dis-je, de votre frayeur; je ne veux point vous faire de violence : jugez mieux du mo- tif qui me conduit ici. Ta mère lui dit que je venois de ta part leur faire du bien. Cette tendre fille fe jetta à mes genoux , en me demandant , les lamies aux yeux, fi elle ne te reverroit plus. Il ne tiendra qu'à vous , lui dis-je. Voulez-vous venir avec moi ? Je vous ferai un fort heureux. Non , me dit- elle , le Dieu que j'adore m'appelle ailleurs. Je brûle de me confacrer à lui pour toujours. J'en ai la volonté ; faut- il que je n'en aye pas la pui{îânce l

Turcs, fY

Quoi , ma fille , lui dit ta mère ] cet Abbë refpeélable à qui je viens de t'en- voyer , & qui m'avoit promis de t'ai- der de f^s fecours , après avoir éprou- ve ta vocation , n'a donc rien fait pour toi ? Ah ! ne m'en parlez pas , reprit Emilie , c'eft un monllre digne du cour- roux célefte. Qui l'eût cru ? . ». . Elle n'en dit pas davantage. Ses yeux mouil- lés de larmes excitèrent ma curiofité 6c celle de ta mère. Nous prelTàmesta fœur de nous raconter ce qui lui étoit arrivé.

Un laquais ne m'eut pas plutôt an- noncée , nous dit-elle , que je his in- troduite dans rappartement de Mon- fleur l'Abbé. Je traverfai d'abord une anticham.bre , dont le luxe m'annon- çoit que le maître de la maifon étoit bien en état de me faire du bien. J'en- trai pleine d'efpérance dans un cabinet fuperbe : l'Abbé de L'*'** fe chauifoit, couché négligemment fur un fofa , en- vironné d'un double paravent. Appro- chez , la belle , me dit-il en me voyant. Je me tins un moment droite devaat lui , ayant toujours les yeux biifles Sz iÇ5 bras croifés ^ avec cette timidité îpi

t6 Mémoires

accompagne d*ordinaire les malheu- reux. Monfieur TAbbé , fans lever fa tête de defTus le triple carreau qui le foùtenoit , me regardoit avec complai- fance. J'ignorois fes indignes defTeins. Que l'on juge mal du monde , me di- fois-je en moi-même ] A voir cet ex- térieur , qui femble ne refpirer que la moUeiïe , qui diroit que cet Abbe' ait tant de charité , & que cVft pour mon bonheuréterneiqu'il me fait venir ici? Que je me trompois '. Approchez , mon cher enfant , me dit ce monftre avec ime bonté apparente , après m'avoir bien examinée. Vous voulésdonc vous faire Religieufe ? Quel dommage 1 Dieu n'exige pas de fi grands facrihces. On .peut être fauve fans courir s'enfevelir toute vivante. Vous me paroiffés fi dé- licate , Cl aimable. Que ne vous ma- riez-vous plutôt ? Vous fçavés ce que Saint Paul dit du mariage. Vous êtes bien capable de faire le bonheur d*un tendre amant. Se peut-il que vous fu- yés les hommes ! Aileyez-vous fur ce fofa , mon enfant , ajoûta-t'il , en me ferrant la main. Que craignez-vous ? 11 faut bien que j'éprouve fi votre yo-»

TvKcs, 17

cation vient du Saint Efprit. A ces mots il me baifa la main , & me pre- nant de la lienne par le manton , W voulut la pofer fur ma gorge , qu'il re- gardoit fort attentivement. Je me re- tirai avecindignation.il me retint , & me prenant entre fes bras ; ne craignes rien , charmante Emilie, me dit-il , je fuis honnête homme. Faites - le donc voir , lui repondis -je avec fierté. En même tems il me préfenta , pour me calmer , Targent qu'il me falloit pour entrer dans un Couvent. Je verrai , pourfuivit-il , fi vous êtes reconnoif- fante , & fi vous refuferés de rendre heureux un moment celui qui vous don^ ne généreufement de quoi l'être toute votre vie & pendant une e'ternité. Ce n'eft pas un crime fi grand que vous vous l'imaginés peut-être , que j'exige de votre bon cœur. Un peu de foiblef- fe fera alTez bien réparée par la vie auftère & retirée que vous menerés le refte de vos jours. On ne peut ni pleu- rer ni gémir fur des fautes que l'onn^a point faites. En HnifTant ce difcours , il voulut me tirer fur ïts genoux; mais je m'arrachai de fes bras , 6c fortis en pleurant.

I5 MBMOinL.r

Je demandai ce que c'éroit que dQS Ahbe's. C'eft , me dit Emilie , un tas d'hommes inutiles à l'Etat , fans nom , fans talens pour la plupart , dont tout l'emploi eft de n'en point avoir , & qui , fous l'habit facré des Minières de notre Religion, de'truifent les Au- tels qui les font vivre , en prêchant la pauvreté dans le fein de l'opulence.

Comme je frémis d'horreur à ce por- trait , en levant les yeux vers le Ciel , & rendant grâces au grand Mahomet de m'avoir fait naître dans le fein des Mufulmans ; défabu fez- vous , Achmet, rne dit ta mère , nous avons , & en grand nombre , des Miniftres faints , dignes de votre admiration , de votre eflime , de tous nos hommages , & du Dieu qui les infpire. Pour un qui des- honore le nom facrë qu'il porte , j'en connois mille dignes de le porter : je ne me plains que du malheur d'avoir mal rencontré dans le choix que j'ai fait de celui à qui j'ai confié le fort de ma fille ; mais il faut efpérer que le Ciel me fera plus favorable. Il en art qui , pleins de zélé & de charité , pourront

Turcs. 19

Arrêtez, lui dis-je, c'eft moi qui fe- rai le bonheur de la vertueufe Emilie, Je veux lui donner de quoi feconfacrer à Ton Dieu. Ses defirsfont trop nobles & trop beaux pour ne pas les combler; la feule humanité fuffit pour m'y dé- terminer. La vertu , l'honneur , & la générofité, font de toutes les religions de rUnivers. Non , Mahomet ne me fera point un crime d'avoir procuré un afile à l'innocence : il eft de certaines vertus morales qui doivent s'exercer envers tous les hommes , en quelle re- ligion & en quel climat que le Ciel les ait fait naître.

On nous traite ici de barbares y chè- re Atalide : qui des François ou de nous mérite mieux ce titre ? Que de- venoit fans moi ta jeune & tendre fxeuT ? Que ne fit-elle point pour me témoigner fa reconnoiflfance ? Faut-il que chez une nation il avide de gloire, & qui fe vante d'être fi policée , la vertu ne puilïè trouver un afile qu'en payant ? mais parmi des peuples chez qui l'on vend le droit de fépulture aux morts , on peut bien vendre une prifon aux vivaps»

20 Mémoires

Emilie par mes foins va ctre renfer- mée avec des vierges. Elle me vante fa félicité prochaine; mais je fuis plus heureux qu'elle , puifque j'en fuis l'auteur, & que j'ai le plaifir de l'ap- prendre une nouvelle qui ne peut pnanquer de t'être agréable.

Je voulus fçavoir de ta mère com- bien elle avoit d'enfans.Il me refte en- core deux filles , me dit-elle ; mais que leur fort eft à plaindre , & que je la fuis moi-même de ne pouvoir faire ceifer leur infamie | Elle ne prononça ces der- nières paroles qu'en pleurant. Je fis ce que je pus pour arrêter fes larmes , en lui promettant de donner auffi des fe- cours à tes autres fœurs. Hélas ! me dit-elle , avec le malheur de fe perdre , elles ont encore celui de ne manquer de rien ; de jeunes Seigneurs fournit. fent à leurs dépenfes & font les compa- gnons de leur débauche. Pour achever de me defefuérer & de fe perdre , la cadette , qui fe nomme Lucile , brigue une place à l'Opéra.

Comme je ne faîfois qu'arriver à Pa- ris , je demandai ce que c'étoit que rOpéra. C'efl un de nos fpe^tacies »

TUKCS, 2t

me dit ta tendre mère , de jeunes filles voluptueufement parées s'aiTem* blent fur les cinq heures du foir pour étaler fur un théâtre tout ce qui efl capable d*exciter des defirs violens & des pafTions criminelles. Elles dan- fent avec indécence , chantent d'une voix tendre & luxurieufe , déclament avec des grâces féduifantes ; enfin elles employent tout leur art à allumer des feux , fur lefquels font fondés les plus beaux de leurs revenus. Elles com- mencent aux yeux du Public une fcè- ne , qu'elles achèvent dans i'intéiieur de leur maifon avec ceux des fpefta- teurs qui font curieux d'en voir le dé- nouement. Plufieurs femmes fervent à nos plaifirs ; plufieurs hommes fervent aux leurs.

Le fort de ces Efclaves de tout un peuple , chère Atalide , te fiâterolt- il plus que le tien ? elles ont le Public pour maître, & tu n'as que moi. Ce qu'elles font fur un Théâtre , vous le faites toutes dans nos ferrails.N'eil-ce pas par vos chants, par vos danfes que vous allumés nos defirs ? Libres que aous fommes de les éteindre avec cel-

Ê2 Mémoires

le d'entre vous qui nous a plu davan- tage , notre loi nous le permet , & ce n'eft que dans le fecret que nous vous donnons la liberté' d*exciter nos paf- fions. La loi des Chrétiens défend ces fortes de plaiilrs ; & c'qiï en public que des filles à leurs gages s'étudient à verfer dans leur c jeur des feux , qu'ils appellent criminels. Puis-je raifonna*. blement penfer qu'ils en font convain- cus ? Ton efclavage n'eft-il pas plus heureux que la honteufe liberté dont jouilïènt ces fortes de Françoifes?Leur fort eft envié. Quel pais !

Vous avés une fille , dis-je à ta mère y qui veut fe mettre à l'Opéra ? Je fuis af- fez malheureufe, me dit-elle, pour ne pouvoir l'empêcher. Les reproches que je lui en ai faits cent fois l'ont éloignée de moi. J'ignore jufqu'à fa demeure. Je languis en ce trifte lieu. Elle le fçait ôc ne daigne pas penfer à moi. Une jeune perfonne veut-elle fe perdre ? tout lui Tit ; mille protefteurs intérefTés s'of- frent à l'envi; elle fe trouve bientôt en état de fe paffèr de Ces parens. Veut- elle être vertueufe ? chacun l'abandon- ne. Que devenoit Emilie fans vos gé-

nereux fecours ? Puifqu'Lin Miniftre fa- cré de notre religion refufe à la vertu ce qu'il veut bien accorder au crime , trouvera-t'elle des prote6leurs ?

Eloïfe , Taîne'e de toutes mes filles, ajouta ta mère en fondant en larmes , eft entretenue par un riche Seigneur qui lui fait un fort brillant ; elle vit avec lui à la campagne : elle a changé jufqu'au nom de fa famille ; elle le croit indigne d'elle : mais elle fe rend jufti* ce; elle eft indigne de le porter.

Ta fœur , belle Atalide , jouifïôit d'un fort à peu près femblable au tien. Elle eût été heureufe , fi les François pouvoient être conftans. Rien ne lui manquoit. Une foule de domeftiques , ardens à la fervir,prévenoit jufqu'à fes moindres defirs. Les habits les plus fu- perbes , les équipages les plus leftes , etoient pour elle. Il fembloit qu'elle dédaignât la terre ; à peine vouloit-elle la toucher du bout du pied ; on ne la voyoit que dans des chars dorés ; fes regards portés de côté & d'autre , avec fierté , ne daignoit s'arrêter fur rien. Etoit-elle en compagnie ? elle corn- mençoit à parler à plufieurs pèrfonnes ^

24 Mémoires

Ôi fortoit fans prendre la peine d*aclie- ver ce qù*elle vouloit leur dire. Ve- noit-elie à Paris ? elle avoit les premie- •res loges aux fpe6lacles , & fe plaignoit quelquefois de ce qu'on ne commen- çoit pas quand elle avoit pris place. Dans un après - midi , elle paroilTbit fuccefîivement dans toutes les prome- nades. Appercevoit-elle une robe d'un nouveau goût ? il lui en falloit le len- demain une femblable ; plus riche en- core , fi cela fe pouvott.

Tes fouhaits , charmante Atalide , font plus bornés. Je t'en fouhaiterois de plus grands encore , pour avoir le plaifir de te prouver que je ne cède en rien au généreux François qui adoroit ta fœur. Paris retentirfbit du bonheur d'Eioïfe : toutes les femmes ambition- noient fon fort. A qui fon amant n'a- voit-ilpasdit les faveurs qu'il en avoit reçues ? Les François font naturelle- ment indifcrets : ilscroyent qu'un bon- heur ignoré ceffe d'être bonheur. Tout délicats qu'ils fe flâtent d'être en fait de tendreire , ils ne peuvent compren- dre que le plaifir d'aimer & d'être ai- mé fuflit pour être heureux. Ils le pa-

roifTent

Turcs. j^

rojfTent plus que nous ; & nous le fom- nies plus qu'eux. Le principe de notre félicite n'eft-il pas au fond de notre coeur? Ont -ils fait uoe nouvelle con- quête ? Il faut que le Public la con- noufe : on la voit aux fpedacles avec eux : ils lui parlent confideœment aux yeux de tout le monde. Combien c-t amour , fi v,f en apparence & qui fait tan debr_uitdure-t'il?Unprintems; quelquefois moins encore. En voici la preuve.

Le Duc de B*** , dégoûté d'Eloïfe . chercha bientôt à s'en défaire , & trdul va des prétextes pour fervir de voile à ion inconftance. En manque - t'on quand on celTe d'aimer ? Une femme* commence-t'elle à plaire àun François? elle eft fans défaut à fes yeux. Veut-ii ia quitter après en avoir joui ? elle elt fans belles qualités. Il les trouve toutes dans un autre , qui vaut moins que la première.

L'orgueil de la fuperbe Eloïfe s'é- vanouit en un moment. En vain eut. elle recours aux larmes ; on ne daigna pas feulement les elTuyer. Le lende- mam fon apparteKent fut occupé par

2S Memotrh^

une nouvelle conquête du Duc do B***,& Eloïfe contrainte d'en fortir* Son cœur fut quelque tems à fe défaire de la douce habitude qu'elle avoit con- tracée d'avoir tout en abondance. Ta trop imprudente fœur ne voulut riea diminuer de fon fafte , dans l'efpéran- ce de pouvoir encore plaire. ïci^les fem- mes fe croyent jeunes à tout âge. Son tems étoit paCTé ; les grâces l'avoient abandonnée : la mifere coramençoit à prendre leur place , lorfqu'un jeune Petit-maîtr« daigna jetter les yeux fur tlle. Il vient de la mettre dans une pe- tite chambra garnie , il l'entretient aux d<^pens des Belles à qui il fait des infidélités. On dit qu'il change tous les mois. Ta fœur vieillit tous les jours. Bientôt elle deviendra la proye des la- quais qui l'ont fervie.

Tel eft , dit-on , en France fort de celles qui fe font confacrées à l'a- mour, & Paris eft plein de ces coquet- tes furannées , qui manquant de tout, ne confervent que le trifte fouvenir d'avoir été heureufes , & l'idée d'un homme qui les dédaigne après les avoir adorées. Voit-on parmi nous , cher«

I"

Atahde, quelque chofe de femblable ? NousjouiiTons ,ileft vrai, de plufleuri Efclaves que nous tenons renferme'es cnlembie ; mais nous pafTons de l'une a i autre , f^ns abandonner celles que nousquittons^ C'eft masquer de déli- catelle , dit-on en ce pays , plus bar- ^re que le nôtre» Vertu bizarre, doat on ne connoît que le nom en France, v^ue Mahomet connoiiToit bien le cœur de l'homme, quand il ne voulut pomt le ^borner dans fes piaiHrs ' Ce grand Legiilateur ne pouvoit s'imam- ner que le Souverain de l'Univers eut mis tant de defirs dans notre cœur ; pour le feui plaifir de nous les faire combattre fans ceflTe.g^, nousjouiJTions à une femme de plus ou de moins , qu'en rtvtent^û de plus à la gloire du Créa. teur dit ce Prophète dans un Chapi. tre de 1 Alcoran , pour^ quefon nom J^^J^cre parmt nous , que nous céU^ trions fa puiSfame , Ù que nous ckan^ tionsjes louanges ? Pourquoi s'offenh^ rmuH de notre félicité , puifqu'il nous ^ crées pour être heureux > N 'en doute pas , belle Efclave , c'eû la jaloufleâc « caprice d«5 hommei qui a ^^ïQàmt

S I

«s MEMOIRES

cette vertu barbare , qui condamne rhomme à la iouiffar^ce d -e «le femme. Que m'importe que la religion des Chrétiens foit plus par arte que la

nôtre , fi nous foraraes pu. parfaits nu'eux'Nous manquons a moins de Ivois', puifqu'ils ont de plus que nous a plus aimable des paffions à combattre , ôc qu'ils la combattent fi

•"'où m'emporte mon zèle aimable Atalide ' Ce difcours te déplaira fans Joue: les préjugés de l'enfance ne font pas encore bien effaces dans ton cœur. Que ne me dirois-tu pas , ii tu pouvais me répondre ? Peut-être que fe fort de ta feur Emilie te paroitpre- férable au tien. Regretteros-tu encore

ta patrie ? Si tu connoiffois les hom- mes qui l'habitent , tu oublierois bien-

Tôt une terre qui ne mérite pas de te poVéder. Le fort d'Eloife te paro^. fi charmant? Que peux-tu defirerJN es- tu pTce qu'elle fut dansletemsle pU>s brilUnt de fa vie, fans rien crain- £'de mon inconftance? Quand mon

jtoût pour toi deviendra moins vif, les douceurs de l'amitié fuccéderont aux

Turcs, 29

tranfports de l'amour , & Tamour re- naîtra de Tamitie'. Combien de fois ne t'ai-je pas vue toi-même me conduire quelque jeune Elciave , que tu enga- geois à me prodiguer fes faveurs, pouc rallumer mon amour éteint dans tes bras ? Mais avec quelle ardeur ne re- tournois-je pas à tes pieds, quand mes feux rallumes mQ faifoient elperer de pouvoir encore être heureux avec toi 2

Adieu , belle Atalide , repofe-toî fur moi du foin de ta famille ; je la vi- iite fouvent. Elle t'ell: chère : pourrçit- elle ne me le pas être? Toujours occu- pe du bonheur de te plaire , je ne pou- vois vivre éloigné de toi, fi je ne te rendois mon abfence précieufe en te donnant en ces climats éloignés des preuves de mon amour.

Vivez toujours toutes en bonne in- telligence, Amufez-vous à la peinture , à la broderie , à la danfe & à la mufi- que. Parlez fouvent de m^oi dans vos entretiens. Defirez ma préfence. Pré- parez de nouveaux jeux. Inventez de nouvelles façonsde me procurer du plai- fîr : que ce foit-là votre étude princi- pale. Que de jours heureux vont [uU

^D M^ MOI KES

vre mon retour ' C'eft à toi , belle Atalide , que je brûle de confacrer le premier. Adieu.

REPONSE D'ATALIDE

jiu Bâcha Achmet Bely - Ax,et , fon Seigneur.

QUoi , Seigneur , vous daignés pen- fer à votre Efclave , & vous ab- bdilier jufqu'à lui rendre compte de votre fejour en France ? Quelle bonté ! Il femble que vous n'ayés entrepris ce long voyage , que pour m'attacher à vous par de nouveaux bienfaits. Hélas î comment voulez -vous que je les re« connoiiTe ? Je ne poiïede rien que je ne tienne de votre générofité : trifte état pour une ame reconnoilTante. Devois- je m'attendre à un fort fi heureux ! Soit que je me rapelie le palTe , ou que je jette les yeux fur le préfent , tout me dit que je ne fuis point confondue par- mi cette foule d'Efclaves de toutes \ei Nations , qui peuplent votre ferrai!, Qu*ai-ie fait qui m'ait mérité cette faveur ?

Tu RC ^. 5 X

A peine fus-je en votre puifiTance , que vous me diftinguates de mes com- pagnes. Permettez, moi , Seigneur , de me rapelier ces tems heureux , pour adoucir la douleur que me caufe votre abience. Je ne vous reçus point entre mes bras comme mon maître, mes lar» mes vous touchèrent. Il ëtoit nouveau pour vous de trouver de la refiftance dans une femme- Mes refus excitèrent vos defirs , & mes prières modérèrent vos tranfports. bien , me dites-vous, attendri par mes pleurs, je te jure par Mahomet que je ne jouirai jamais de tescareflfes qu'à titre de faveurs. Aflez d'autres Efcîaves briguent Thonneurde me prodiguer les leurs. Puifque je trou- ve dans ma vie une femme qui me rë- fiiÏQ , c'eft à force de bienfaits que je veux la vaincre.

Je ne m'étois pas attendue , je l'a-- voue , à trouver de fi généreux fenti- mens dans un Turc , dont je m'étois fait un portrait bizarre. Des ce jour. Seigneur , je fus votre Efclave à plus d'un titre. Ces idées barbares que je m'étois formées du ferrail s'évanoui- lent dans un inftant. Vous partites peur

A4

^2 Mémo I RE f

commander l'armée qui marchoît con- tre les Perfans. La douleur que feus de me voir féparée de vous m'apprit que je vous aimois , ik les allarmes ine jettoit votre abfence me le confir- mèrent bientôt. Vous revîntes couvert de lauriers, vainqueur de vos ennemis Ôi de mon cœur. Vous dûtes vous at- tendre à plus d'une victoire. La fortu- ne n'abandonne & ne favorife jamais à demi : fes excès font connus.

Je fus la première de vos Efclaves que vous daignâtes viilter à votre re- tour. Vous jurâtes même de n'en pas voir d'autre que moi , que vous ne m'euffiés rendue fenfible. Le moment n'e'toit pas loin. Les étoffes fuperbes que vous me rapportâtes de Perfe ne furent point ce qui me fît céder à vos tranfports : de tous vos dons , celui de votre cœur me fut le plus précieux. En- fin un jour ( je ne me le rapelle , Sei- neur , qu'avec un doux frémilTement ) quel jour ! Vous entrâtes à votre ordi- naire dans l'appartement féparé que j'occupois. j'étois encore couchée. Je ne vous vis pas plutôt , que je préfa- geai ma défaite. J'avois alors Tima-

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gination échauffée des rêves charmans qui m'avoient occupée toute la nuit. Que ne vous dirent point mes yeux ? Vous me demandâtes ma main. Je vous la donnai en tremblant. Vouslabaifâ- tes. Quel moment '. Je n'eus pas la force de la retirer. Je vais donc triom- pher, chère Atalide, me dites-vous ? Si je ne vous répondis-rien que mes regards embarralTés furent éloquens ôc fervirent bien d'interprète à mon coeur ! J'aurois voulu que les ombres de la nuit m'eulïènt dérobée à moi- même ; mais bientôt dans vos bras oc- cupée de vous feul , je ne penfai plus au jour qui nous éclairoit. Vous fûtes heureux. Pourrois-je dire que je ne la fus pas moi-même ? Depuis ce jour , que je ne crains pas d'appeller le plus beau de ma vie, eutes-vous à vous plaindre de moi ? Ardente à prévenir jufqu'à vos moindres defirs , à les ex- citer même , n'ai -je pas mis toute ma fatisfadion à vous en procurer ? Ce font-là , Seigneur , les chères idées qui m'occupent pendant votre abfcence. Penfez-vous quelquefois à la plus tendre de vos Efclaves ? Mais,

B S

'J4 Me MO I A B s

que dîs-je ? ma mère à qui vous avés

rendu la vie , la plus jeune de mes foeurs mife par vos libëralitës dans un aille Facré; tous ces bienfaits verfës fur ma famille me permettent-ils d'en tâouter ? Oui, vous penfés à n:»oi , Sei- giieur ; vous m'aimes»

Le tems que je dérobera mon cceuf , fans celïè occupé de vous , je le donne à la peinture ; je m'amufe à tracer fur «ne toile ces traits aimables qui m^ont charmée en vous : c'etl au fond de mon coeur que je vais les chercher; ils y font fi bien gravés , qu'il n'en échappera pas un à mon pinceau. Je déîîe le Peintre le plus célèbre de mieux reuffîr que moi. L'amour me répond du fuccès : ce Dku eft un bon ^ U7.de.

La jeune Perfane , fi habile en ou- vrage de tapifîerie, travaille auffi à VGUS retracer à fes yeux par le fecours ^e fts Laines artiftement rangées» Elle le flâte que fon aiguille l'emportera iur mon pinceau» Je la crois plus fça- ■^ante que moi; mais je vous aime plus qu'elle. L'Italienne vous compo- iç- des chanfoiis 5 qu'élu mettra , dit-

elle en mufique. L*Angloifè , rcveufc- ^ mélencolique , cache ce qu'elle £ait, & dit feulement qu'elle penfe à V0U5. Toutes les autres s'occupent, chacune félon fon talent , à faire quel-» qu'ouvrage digne de vous être préfeur- à votre retour.

Envoyez-nous quelques livres pour nous amufer ; des Pièces de Théâtre : nous vous les jouerons , pour vous fai- re oublier , s'il fe peut , les délices de Paris. Engagez quelques jeunes Co- médiennes à vous fuivre , pour grolEr notre nombre & multiplier vos plaifirs , de concert avec nous.

Vous ne me parlés point , Seigneur ; de vos nouvelles amours en France. Craindriez-vous de me rendre jaloufe ? Mais non , vous fçavés que depuis près d^ cinq ans , accoutumée à vous voir paffèr de mes bras dans ceux d'une au- tre , 6i revenir enfuite dans les mienSj» le plaifir de vous fçavoir heureux m'a toujours tenu lieu de tout : c'eft le plus grand dont puiiïè jouir une ame genéreufe.

Que la force de l'habitude ne peuf- cile point fur notre cœur & fur notre

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36 Mémoires

efprit ? Elle nous conduit fouvent pa des chemins inconnus ; qui commen- cent par nous rebuter , & finiifent par nous accoutumer infenfiblement à voir d'un œil indiffèrent des chofes qui nous avoient révoltées d*abord. Quand j'é- tois en France , qui m'eût propofé de me conduire dans un ierrail m'eût fait frémir ; la feule idée de me livrer à un Turc eût été capable de me faire mourir d'effroi. Quelle prévention 1 Je fuis maintenant à Conftantinople , dans un efclavage que vous avés fçu me rendre aimable. Le ferrail vu de plus près , loin de m.e déplaire , me paroît un féjour délicieux. L'habitude d'y jouir d'une vie exem.pte de foins , ôc toute confacrée à l'amour , a totale- ment changé mon cœur. La liberté n'a plus de charmes pour moi. Qui m'of- friroit de me conduire à Paris dans le fein de ma famille , je refuferois d'y fuivre un autre que vous , Seigneur, Si quelque jeune Françoife avoitles mêmes dégoûts que je me reproche fans ceffè d'avoir eus pour vous , daignez lui communiquer ma lettre. Pullfe- t'elle la rendre plus fenfible à vos defirs-»

Turc s. j7

& jaloufe d'un bonheur dont je jouis \ Qu'il lui paroitra furprenant de me voir fouhaiter une rivale de plus 1 Dites-lui, pour rëtonner encore davantage , que j'en ferai mon amie. Adieu , Seigneur, vous pouvés fans crainte m'apprendre le bonheur dont vous jouiiïes : je ne fuis jaloufe que de votre cœur.

Ne me parlez plus d'Emilie ; la vie qu'elle mené en France dans un Cloî- tre me reproche trop la mienne. Je ne fuis pas maîtreiïe de chafïer certaines idées qui naiiTent dans m.on efprit à ce fujet. Oui , j'ai envié fon fort , tout heureux que foit le mien. Le pourrez- vous croire ? J'ai eu befoin de toute

la force de mon amour pour Je

finis. Le bonheur de ma foeur fe peint à mes yeux avec trop de charmes. Je cours , pour le bannir de mon efprit, donner quelques coups de pinceau à votre portrait : c'etl le rem.éde à tous mes maux. Adieu»

jS Mémoires

SECONDE LETTRE

DACHMET

DELY-AZET.

BACBAA TROISQ^VEUES^

ATALIDE,

SON ESCLAVE FAVORITE.

TU le veux , belle Atalide , je vais te rendre compte au tems que je paiTe loin de toi. L'amour n'en occupe qu'une partie : je conlacre l'autre à la connoiflTance des ridicules de ta Na- tion : ce n'eit pas une petite étud^. Quelle variété dans les cara6iires & dans les mœurs 1 fource inépuiTable de réflexions pour moi.

Cette grande ville n*efl peuplée que de Comédiens qui fe donnent fans cef- fe en fpe6lacie les uns aux autres. Les maifons , les promenades , les rues , voilà les Théâtres que je fréquente ^

Tu Rc r, f ^

chaque jour y fait voir â mes yeux de nouvelles fcènes , & des plus intéref* fantes : la Comédie n*en eft qu'une image bien foible. Si Tennui m'y con- duit quelquefois , pour voir jouer les Pre'cieufes ou les Coquettes , ce n'eft qu'en tournant îe dos aux Acl^urs^ <\UQ je trouve dans les loges de quoi m'amufer. Joue-t'on le Fat ? J'en vois dix fur les gradins & dans l'amphithéâ- tre cent fois plus fats que celui que l'on r-epréfente : l'art n'imite qu'impar- faitement la nature. Suis-je à l'Opéra? j'en fais de mèine. J'aime mieux en- tendre la converfation de ce qu'on nomme un Petit-maître , que la voix îa plus brillante. Qu'apprendrois- je en écoutant chanter ces voluptueu* fts Syrennes 1 Quelque fade chan- fon; & c'efl tout. Mais fi je prête To- reilie à ce qui fe dit à mes côtés , je connois en un moment le cara£l:ère Si les aventures d'une douzaine de fem- mes. Je fçais q.ue dans la loge vis-à-vis la mienne efl une fille fans nom , en- tretenue par un Seigneur de la Cour 5 -qu'il lui donne deux mille écus de pen- flon , qu'elle a le fecret de doubler pal ïç$ infidélités qu'elle lui fait>

40 Me moires

Ah ! voilà Madame d'Armel , s'écrie quelque jeune étourdi. Cette vieille folle continue toujours d'entretenir un je ne fçais quel Marquis. Le voila avec cette petite brune , que j'ai moi-mc- n:e entretenue autrefois. Il la fait paf- fer pour fa parente. Elle eft gentille. Je Pavois prife , après cette Demoi- felle de moyenne vertu que careiTe le

Comte de B , qui vient de céder

enfin fa précieufe au Duc de T

Voici rÂbbé de Saint D . . . . dit un autre» Parbleu , il en tient. On dit qu'il eft amoureux de la nouvelle Aftrice , & qu'il lui a déjà propofé de partager avec elle une quinzaine de mille livres de rente que lui rend l'Abbaïe qu'il vient d'obtenir.

Tous ces difcours , chère Atalide , ne valent-ils pas bien une chanfon de quelque fade Opéra ? J'enrage quelque- fois contre la fimphonie , qui me fait perdre quelque chofe de plus intéref- fant à entendre que toutes les fotifes que débitent les A6leurs d'un ton hé- roïque.

C'eft ainfi que toutes les fois que je vais aux fpedacles j'apprens quelque

chofe de nouveau. Au commencement de mon jour à Paris , quand je voyois une Djme dans une io^e avec un hom- me , je croyois qu'elle étoit avcc fon mari. Que je m*abufois ! Détrompez-. vous , me dit un jour un certain fat à qui je faifois part de mes réflexions , ce que vous dites-là elt ridicule. \Jn époux avec fon époufe ! ypenfez-vous? On diroit par tout qu'il en elt amiOU^ reux. Jugez s'il fe feroit fiiHer. Il n'eft rien de fi bourgeois. A peine cela fe voit-il aux fécondes loges. Bon pour le Paradis. Quoi ! lui dis-je , un François de condition , qui a choifî une femime pour fa compagne , & qui doit , félon fa religion , fe contenter d'une feule , & ne faire avec elle qu'un corps & qu'une ame , fe feroit fiffler , dites- vous , s'il l'accompagnoit aux fpecla- des ? Avec qui donc veut-on qu'il ail- le ? Les autres lui font interdites. Ah ! vraiment , me répondit ce jeune fou , vous penfés plus à notre religion que nous n'y penfons nous-mêmes. Je n'a- vois parbleu pas fait encore cette ré- flexion. Elle n'efi: pas mauvaife : mais je ne vous confeiile pas de la commu-

42 MEjtfomEf

niquer à d'autres : on fe moque roit de vous. Vous ne fçaves pas jpparcmmtJnt, vous diroit-on , qu'il y a deux chofes dans une religion, la fpeculation & la pratique. Je fuis un bon Chrétien en fpeculation , par exemple. Mais , Mon- /îeur , dis-ie à cet homme , que fert de croire , fl Ton n'agit pas félon fa cro- yance ? Je n'en fçais pas tant , me ré^ pondit-il , je n'ai pas fait ma Théolo- gie. Parlez à M. l'Abbé qi e voilà. U vient d'être reçu tout récemment Doc.. teur de Sorbonne, Il fçait encore fes ca- yers par cœur. Qui? moi, dit l'Abbé , parler de Théologie à l'Opéra ? Cela ieroit nouveau. Je ne fuis pas fi pédant. Je prêche Dimanche aux Cordeliers. JVIonfieur peut venir m'entendre.

Je prom.is d'y aller , & n'y manquai pas. Croirois-tu , belle Efclave , que cet homme , après avoir ordonné des jeûnes & des mortifications , s'étendit fur le danger qu'il y avoir d'aller aux fpeélacies , & foûtint qu'il n'y avoit point de falut pour ceux qui les fré- quentoient ? En fortant de , un bon équipage le conduifit chez lui , & le (bir je le vis fe promener au Luxem»

Tu KC s, 45

bourg avec à^s Dames , en attendant

l'heure de laCoQiëdie.QuelMiniftre î Rien de Ci commun à Paris, que d'en trouver qui lui reiïemblent.

Ce font les Abbés , dit-on, qui ont amené la mode d'entretenir des fem- mes dans des appartemens , ne pou- vant décemment en avoir chez eux. Ils ont eu bientôt des jaloux de leur bon- heur. Chacun s^eft emprefle de fuivre leur exemple. Un homme qui pafïe pour galant dans le monde ne manque jamais d'avoir quelques - unes de ces femmes , que l'on prend fans éclat , que l'on garde fans amour , & que l'on quitte fans peine. Un Seigneur de la Cour en a-t'il abandonné une ? c'eft à qui l'aura au fortir de fes mains facréesî les favoris de Plutus fe la difputent.

h^s François , qui blâment notre conduite à l'égard du beau fexe , fe rap- prochent ainfi infenfiblement de nos coutumes. Nous reunifTons plufieurs femmes dans une feule maifon pour fervir à nos plaifirs : ils en ont aufH plufieurs ; mais ils les difperfent dans differens quartiers , pour en faire le même ufage que nous. Ils les rafièin»

44 Mémoires

hleront bientôt dans un ferrail. Un Prince n'a qu*à en donner Texemple. Peut-être quelqu'un Ta-t'il déjà fait. J'ai volIu fuivre la mode du pays je me trouve , pour ttre en état de ju- ger fi la méthode des François eil meilleure que la nôtre.

L'occaGon de trouver de ces fem- mes qui fervent l'amour fans le con- noître n'efb pas ce qui manque ici. Rien n'el^ plus refpe6lable & plus méprifa- ble à la fois que le fexe en France. Il porte tout à l'excès. Une Dame rete- nue l'efl: plus qu'en homme. S'aban- donne-t'elle au plaifir ? elle le furpaife encore. En enfermant les femmes,nous les empêchons , il eft vrai , de faire éclater leur vertu ; mais comme la plupart font fragiles , nous les mettons à l'abri de leur propre foibleiïè : ainfi chaque pays a fes ufages. Quoiqu'ils paroilTent oppofés en apparence , ils tendent fouvent également au bien.

Ce que je ne puis comprendre , c'eit que les François , qui trouvent je ne fçais quoi de cruel & de fauvage dans la loi qui permet à Conftantinople de vendre de jeunes £lles , ne font pas

Turcs, 4^

furpris de les voir ici fe vendre elles- mêmes en gros au plus offrant, & tra- fiquer encore leurs appas en détail avec le premier venu. S'il eit vrai qu'une de nos deux Nations foient barbare dans fes coutumes , à laquelle doit-on don- ner ce nom ? J'ai plus de femmes fous mes loix en cette capitale que dans mon ferrail. Voici la différence que je mets entre elles & vous. Celles que j'entretiens en France ne fe connoif^ fent point : vous vous connoiiTés toutes. Accoutumées à ne plaire qu'à votre Maître , l'impofTibilité de jouir d'au- tres hommes vous attache à lui feul : la liberté dont jouilTent ici les filles dévouées au plaifir les rend incapables d'un vrai attachement ; l'argent me donne le même pouvoir fur elles , que celui que Mahomet m'accorde fur vous. Ce que vous faites parobeiiTan- ce , elles le font par intérêt.

Quand nous vous avons une fois achetées , vous êtes à nous ; cela efi: jufte : mais une femme à Paris , après s'être vendue vingt fois , eft encore libre de s'expofer à l'encan , fans qua perfonne y puiflè trouver à rédire. Ainfi

4^ MzM9inBS

la plus belle d'entre vous n'a paî tant rapporté à celui qui me Ta vendue , qu'une jeune Parifienne peut gagner ici en quinze jours , pouvant fe vendre quinze fois fans celTer d*être à elle»

Toutes les Françoifes ne fe refTem- blent pas. Il en eft d'un caraâère doux , aimable , digne de faire le bonheur du plus accompli des hommes. Tel eft celui de la première Dame que je connus en France. Je te poffede. Je m'applaudis d'avoir en ma puilïànce peut-être l'unique qui lui relïèmble.

La Marquife de Chambertin , que Je mets en parallèle avec toi , eft une de ces brunes charmantes , dont les grâces de l'efprit le difputent à celles du vifage. Comme l'appartement de cette Françoife donne fur la rue fe trouve l'Hôtel qu'occupe notre Ambaf- fadeur, j'eus occafîon de la voir plu- fiiurs fois à fa fenêtre en paffant ; car un Turc eft quelque chofe de (1 extra- ordinaire en cette ville , qu'on ne peut alTez le confidérer. Tout Paris fe mo- que de cette fotte curiofité , & tout Paris ne laifte pas de l'avoir. Un foir «iue je m'avifai de paftèr pluCeurs foit

k^t les !>akons de cette Belle , je rencontrai une fille que j'avois vue aufîi fouvent à la même fenêtre. Je l'abordai , 6c la priai très poliment de m'apprendre qui ëtoit cette Dame avec qui elle demeuroit. C'efl: une jeune veuve , me dit-elle , qui eft venue à Paris pour un procès , qu'elle vient d'avoir le malheur de perdre. Je fuis fa femme de chambre ; mais je vais la quitter : elle m'a donne mon congé , n'étant plus en état de me garder. Il y a huit jours que je la prefTe de faire une inclination , & de s'humanifer avec quelque jeune homme aimable , qui feroit reconnoilïant des bontés qu'on aijroit pour lui ; elle rejette avec ai- greur ces avis falutaires. Que je la plains ! Ne faut-il pas s'accomm.oder au tems ? Si elle vouloit m'écouter , elle feroit la meilleure maifon de Paris , & je ne donnerois pas pour lors fa condi- tion pour une autre. Pour moi , ajouta cette fille , ne (xjachant depuis long- tems comme eft l'argent de ma Mai* trèfle , je tâche à gagner ma vie com- me je peux. Madame, toujours retirée feule dans k ïwid defoa appartement,

48 MEMOIRES

en proye aux chagrins qui la rongent fans celïè, me laiife alfc-z libre de con- duire dan^ le mien qui bon me femble. Une MaîtrefT:^ qui paye mal doit fer- mer les yeux fur bien des chofes.

Je demandai à cette femme de cham- bre officieufe Ci l'on ne pourroit pas voir cette belle affligée. Il eil: alTez dif- ficile , me répondit-elle. Suivez -moi feulement ; nous raifonnerons de cela dans un endroit plus commode. Arrivé dans la chambre de Manon ( c'eft le nom de cette fille ) , il fallut commen- cer par la fatisfaire, moyenant un prix raifonnable, avant de palier à une fcè- ne plus intéreiïànte. Un bon Turc ne recule jamais. Elle valoit fon prix. bien , lui dis-je , enfin comment par- viendrois-je à voir ta Maitreiïè ? Nous avons donné congé au maître de cet appartement , me dit-elle : il faudroit venir demain matin , fous prétexte de le voir; je vous introduirai moi-même, & laiilêz-moi faire. Je trouvai ce mo- yen aflez bien imaginé ; mais j'eus re- gret de voir qu'il falloit attendre au lendemain. Qu'étoit-il donc befoin , lui dis-je , de me faire monter ce foir ?

Elle

Turcs, 46

Elle me repondit ingénument, qu'elle ne vouloir pas expofer fa Maîtrelfe à fe livrer à un inconnu ; qu'il étoit pru- dent à elle de connoître à fond ceux dont elle lui répondroit.

Je ne manquai pas de me rendre le lendemain fur les onze heures chez cette Belle. Elle étoit à fa toilette. Sa femme de chambre m'introduifit pour voir l'apartement. Cette aimable Françoife me reçut avec politeiTe, & me conduifant elle-même par-tout , me vanta la commodité du logement qu'elle quittoit, difoit-elle , à regret! He pourquoi. Madame, lui dis-je ? Helas ! un procès de conféquence perl du, me répondit-elle en foupirant , jette bien du dérangement dans les affaires d'une famille. L'ingénieufe Manon, qui apporta le caffé, obligea faMaîtrere, qui étoit polie, à me prier d'en prendre. Qui ne fçait pas -que nous l'aimons à la fureur? Il fallut s aiTeoir. Manon fe retira, & je repris la converfation nous l'avions quit- tée. Je plaignis la Marquife de la né- cefî^te qui i'engageoit à quitter un G beau quartier, ^ j'eus la complaifaiî. Tome IL q

ce d'écouter tout fon proccs, quelle me récita. Il me parut fi jufte que j'eus peine à comprendre comment el- le avoit pu le perdre. Quels Juges af- fez barbares , lui dis-je , ont ofe vous condamner. Madame? Comment ce que vous venés de me dire n'a-t'il pu les convaincre ? Au défaut de vos rai- fons vos charmes ne devoient-ils pas les réduire? Hélas! reprit cette Belle en pouiTant un profond foupir , ces reU tes* malheureux d'une beauté paffee m'ont peut-être été bien funeftes : une femme vertueufe ne fe fait que trop d'ennemis. Que fçais-je fîmes refus .. . Mais , non^ j'aime mieux croire que le bon droit n'étoit pas de mon cote. Ne noircilTons point la conduite de ceux à qui le Ciel a remis le foin de d'^cider de nos fortunes : plus éclaires que nous , ils peuvent voir plus loin. J'ai vu , Madame, lui repondiHe , des Françoifes qui ne penfoient pas fi ffénéreuiement que vous , & qui m'ont peint la juftice qu'on rend en ce Pays avec d'autres traits. Elles pouvoient fe tromper , imterrompit l'aimable Marquife. Croyez-moi , Monfiçur , changeons de difcours.

TURCÎ, p

Je ne pus m'empêcher d'admirer la modération de cette Dame , après la perte d'un procès confidérable qui la réduifoit à un état des plus triftes : •tant la vertu a de puiffànce fur les cœurs dont elle s'eft une fois emparée. Qu'efpérez-vous faire , Madame, lui- dis-je? La vertu , comme vous le pouvés voir, eft d*un foible fecours en ce Pays, puifque ceux qui devroient être fes proteàeurs la perfgcutent. J'ignore le parti que je dois prendre , me dit-elle , en efTuyant fes yeux bai- gnés de larmes ; mais je ne vois que trop que le chagrin qui me dévore me débarraflera bientôt d'une vie impor- tune. Vivez , Madame, vivez , lui dis- je , la fortune peut changer : elle ne fait pas toujours la guerre au mérite. Elle me répondit qu'elle étoit réfoluë d'aller palïèr le refte de fes jours mal- heureux , inconnue à tous les hommes , dans le fond de quelque Province. Le Seigneur, ajoûta-t'elle , ne m'abandon- nera pas ; ce n'eft plus qu'en lui que j'efpére ; toute ma patrie n'eft que cor- ruption. Je ne voulus pas abufer plus long-

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^2 Mémoires

tems pour cette fois de la patience de la IVIarquife. Je la priai de me permet- tre de venir la voir de tems en tems. Elle me répondit obligeamment que je lui ferois toujours beaucoup d'honneur. Une coquette eût feint de ne le pas vouloir; mais une femme vertueufe eft plus hardie qu'une autre : il lui échap- pe fouvent de ne pas penfer au crime , n'en étant pas capable.

Au fortir de chez Madame de Cham- tertin, je me rendis au Luxembourg , pour y rêver à Tentrevuë que je venois d'avoir avec cette Françoife. Je ne ïentois plus la même violence dans •mes defirs : la vertu malheureufe mf- pire aux hommes généreux plus de ^ex- pea que d'amour. Je conçus le deiiein de donner quelques recours à cette Da- me : mais comme je ne fis janiais le bien que pour lui-même , bien différent de la plupart des François, qui ne cher- chent , en donnant , que la gloire de paflfer pour généreux ; je rèvai long- tems comment je pourrois , fans être connu , faire tenir à la Marquife Ur- gent que je lui deftinois. Jamais l el- prit de l'homme n'eft plus fertile que

Turcs. $3

quand il efl infpiré par l'envie de bien faire.

Outré , chère Atalide , de la pré- fomption des François , qui nous regar- dent comme des hommes fans mœurs , je fuis charmië quand je puis trouver en moi quelques vertus que je ne vois point en eux. L'hiiloire d'Emilie , qu'un Miniibe de leur religion voulut féduire ; le procts de Marne, de Cham- bertin , perdu par l'injuftice de fes Ju- ges , me portèrent autant que mon bon cœur , à exercer des vertus contraires.

Si la Religion Ôi la Juftice , me di- fois-je quelquefois , qui font les fonde- mens les plus folides d'un Etat , & ce qui doit lui être le plus facrë , font violés impunément chez les François , quel eft le fujet de l'orgueil de cette Nation dédaigneufe ? de quoi fe glori- fie-t'elle ? quel elt donc fon avantage fur la notre ?

Lqs exemples que je viens de citer ne font pas rares en ce pays. Tu peux le fçavoir par toi-même , chère Atali- de : c'eil: de ta patrie dont je parle. Combien de veuves & d'orphelins gé- miiïènt fous le poids de l'opprefTion 2

^4 Mémoires

Combien de femmes doivent leur fé- du6lion à des Miniltres de leur religion» Plein de zélé pour faire refpefter la mienne ; muni d'une fomme d'argent aiTez raifonnable , je me rendis le len- demain chez la P/Iarquife. Elle étoit ablente. Je ne trouvai que Manon. bien , lui dis-je , commenr fe porte ta belle Maîtrefïe ? Elle ne vit plus , me dit cette hlle , elle languit. Je viens d'apprendre dans l'inilant qu'elle n'a- voit plus à compter fur une petite fom- me d'argent qu'elle attendoit avec im- patience. Cette nouvelle lui va coûter la vie : je n'oferai jamais la lui appren- dre. Je remis à Manon la fomme que Madame de Chambertin attendoit, & ia priai de dire à la Marquife que cet argent etoit de ia perfonne qui le lui devoit. Je finis par lui défendre de faire connoître à fa Maîtreire qu'il venoit de moi. pourquoi, reprit cette £U le ? ce feroit le moyen de rengager à la reconnoiiïànce. Ce ne feroit plus un bienfait, lui dis-je , fi elle me le pa- yoit. J'ai plus de plaifir à le donner, qu'elle n'en aura à le recevoir. Une bonne adion porte fa rccompcnfe avec

Turcs. ^5

elle. Cette femme de chambre parut furprife de ma réponfe. J'avoue, me dit- elle , que je ne eonnoiiTois pas encore hs Turcs. Qu'ils font vertueux 1 Ce font des hommes comme les autres , dis-je à cette fille. Tous à ma place agiroient comme moi. Pour ftcourir les malheureux, il ne fuffit que d'avoir de l'humanité ; le nom de vertueux doit être attache à quelque a6lion plus hé- roïque que celle que je viens de faire. Je lortis de crainte que Madame de Chambertin ne foupçonnât la vt'rité , en me trouvant chez elle à fon retour. Un honnête homme eit plus foigneux de cacher le bien qu'il fait , qu'un li- bertin ne l'eft de cacher (qs crimes. Je ne fus revoir cette aimable Dame que deux jours après , fous prétexte de fça- voir quand elle comptoit quitter fon appartement. Elle me reçut avec toute la politeffè poffible , & me dit qu'ayant reçu quelqu'argent qu'elle attendoit , elle comptoit ne pas fortir d'un mois. Si cependant vous ne pouvés attendre, ajouta-t'elle , je chercherai à me loger ailleurs. Trop charmé , belle Françoi- fe , lui dis-je , de pouvoir encore jouir

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^6 MEMOIRES

quelquefois de l'honneur de vous en- tretenir , je ferois au defefpoir de vous gêner.

Lie' plus étroitement que jamais avec Taimabie de Chambertin , je la vois tous les jours ; je goûte avec elle les douceurs de Tamitié la plus parfaite. Par mille innocens fti-atagêuies , je trouve le moyen de lui faire tenir de l'argent. Manon , qui paye bien , dit à à fa MaîtrelTe que tout le monde lui fait crédit avec plaifir. On croit aifé- inent ce qu'on fouhaite.

Si )'e'tois fans pallions , la Mar- quife eût fait feule mon bonheur en France ; mais Tamour a fes droits fur nos cœurs , ainii que Tamitié. Sans ceirer d'eilimer , de refpecler , & de foûtenir Madame de Chambertin , je fuis le penchant que tu fçais que j'ai pour les femmes. L'homme accoutumé à de certains plaifirs pour lefquels il fent qu'il eil: , a peine à s'en palTer : Ja nature a fes bcfoins , qu'il faut fa- tisfaire.

A voir l'air de mépris avec lequel nous regardoient les Belles de cette capitale , je crus d'abord que ces beau»

Turcs, ^y

tés mignones avoient juré de ne pas fe prodiguer avec nous; c'étoit du moins à qui commenceroit : elles attendoient que quelqu'une eût frayé le chemin , pour fçavoir û nous valions la peine qu'on s'humanisât en notre faveur. Les intérelTées , qui ne font pas en petit nombre , étoient furtout curieufes d'ap- prendre il la paye étoit bonne. Je fçus leurs penfées par Manon , qui eft fau- filée parmi ce qu'il y a de mieux en filles dévouées au plaifir. La mifere Tavoit portée à mettre fes charmes à -profit : la condition de fa Maîîrelïe , devenue meilleure par mes bienfaits , ne la fit pas changer. Tel eil: le pouvoir de L'amour , qu'on ne peut plus s'en défendre dès qu'on a com.mencé à le connoître. Cette fille ne m'eilpas inu- tile ; elle €ft devenue l'agente ôc la fur-intendante de mes plaiiirs.

Ce fut un jour que nous tenions en- femble un confeil amoureux, & que je lui dem.andois fi par fon moyen je ne pourrois pas jouir des faveurs de quel- ques-unes de i'es amies, qu'elle m'ap- prit leur répugnance à fe livrer à un Turc. Elle ajouta qu'elle en avoit déjà

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ç8 Mémoires

détrompe quelques-unes , & qu'elle efpéroit dans peu les mettre toutes à la raifon. J'ai parle pour vous , pourfui- vit-elle , à une jeune fille des plus ai- mables qui demeure ici près. C'eft une alïèz bonne perfonne. Elle eit entrete- nue par un homme d'affaires à qui la fortune commence à tourner le dos. Elle va le lui tourner aufTi , comme c'efl: l'ordinaire. Je veux voir cette fil- le , dis-je à Manon. Comme la nuit étoit déjà un peu fomibre , elle m'y conduifit , après avoir été reconnoître les lieux , & s'informer s'il n'y avoit pas compagnie. Je me rendis donc chez cette Françoife. Les premiers compli- mens faits , il fut bientôt queftion de dire ce que je prétendois donner par mais. Mon offre fut acceptée fur le champ. Cette artificieufe coquette me parla en termes fi éloquens de fon bon cœur, & me dit avec tant de naï- veté que c'étoitla néceffité quii'enga- geoità m'^accorder des faveurs , qu'elle me prodigueroit par pure amitié dans un autre tems , que je la crus. Je me £gurai qu'elle avoit pris du goût pour mou Comment ne m'y ferois - je pas

Turcs, 59-

trompé ? Tant de François le font tous les jours. La fincérité , chère Atalide, n'eft pas la vertu de ta Nation.

Nous nous mimes à table. Le foupc fini, comme j'alioîs commencer mon mois & entrer dans mes droits , on fra- pa à grands coups à la porte. On ouvrit par mon ordre. C*étoit le Financier, Ma vue TembarrafTa , & la fienne ne laiiïa pas de me déconcerter; mais la Belle me raiTura , & m*étonna en même tems par Tair froid qu'elle fit à mon rival. Ah ! ma chère, lui dit -il avec douceur , j'ai une prife-de-corps contre moi. Je viens chercher ici un afile con- tre mes créanciers. Je ne puis vous gar- der , lui dit cette fille avec une dureté qui me fit peine. J'ai commencé un nou- veau bail avec Monfieur , aioûta-t'elle ^ en me montrant.Il ell chez lui.Je ne pus foûtenir plus long-tems la noirceur de ce procédé. Je me levai en colère , & prenant ce François par la m.ain , fui- vez-moi, lui dis-je, je vais vous don- ner un afile vous ferés à couvert des pourfuites de la Juftice. Pour vous , la ÎDelle , aJGÛtai-je à cette coquette , je vous confeille de chercher fortune aiU

C 6

6o Mémoires

leurs. Si j*étois maître ici , vous pou- vés mettre : Appartement à louer. Je fortis en même tems , & conduifis M, Derval f c'eft le nom du Financier } à l'hôtel de notre AmbafTadeur. Je l'y gardai près d'un mois dans mon appar- tement , j'eus foin de ne le laiilèr manquer de rien. J'en fis un ami.

Croiriez-vous , me dit-il un jour, que cette malheureufe qui a refufé de me recevoir chez elle , & dont vous avés vu l'indignité , eft une miférable qui me doit tout , & qu'elle eft la plus grande caufe du defaftre de mes affai- res ? Je l'ai retirée de l'état le plus dé- plorable qui fût jamais : je lui ai facri- fié époufe , honneur , fortune ; tout , en un mot. Qu'un homme eft malheureux, ajouta -t'il , quand il a la foiblefte de s'attachera unfivil objet, qui ne mé- rite que fes mépris '. Combien il en eft qui fe croyent aimés, & dont on n'ai- me que la bourfe \ Conftans à donner, ils trouvent à ce prix des cœurs conf- tans. Je n'en ferai plus la fatale expé- rience. C'eft trop donner aux caprices de l'amour. Je retourne à une époufe aimable , dont j'ai mérité cent fois lu

TUKCS, Si

haine , 6c qui m'aime encore. Il n'en eft que trop qui ge'milTent , comme elle, loin de leurs époux , tandis qu'ils paf- fent leur vie dans la débauche avec des maiheureufes , la honte du beau fexe. Il n'étoit que trop vrai que Madame Derval adoroit fon mari. A peine cette généreufe Françoife eut-elle appris le lieu de fa retraite , qu'elle y vola. Ne craignez rien , Monfieur , lui dit-elle en Tabordant , je ne viens point vous ac- cabler de reproches; mais faire feule- ment un nouvel effort pour tâcher de mériter votre amour , dont je ne fuis apparemment pas digne , puifque vous me i'avés refufé. J'ai des terres; vous pouvés les vendre pour fatisfaire vos créanciers : je fuis prête à fignerque je les leur abandonne; mais daignez me rapporter un cœur que je vous deman- de depuis fi long-tems. M. Derval , in- terdit & confus de n'avoir pas encore répondu à tant d'am^our , n'eut que la force de dire à fon époufe : demandez à Achm.et , Madame , en quels fenti- mens j'étois à votre égard. J'afTurai cet- te charmante Françoife qu'elle pouvoie compter fur Is cœur de fon époux. C'eil

6z Mémoires

moi qui vous en afTure , lui dis je; l'a- mour par fes douceurs va vous faire oublier celles de la fortune que vous ave's perdues : vous allés vivre dans un état heureux , également éloigné de la mifere Si des grands biens.

Leurs affaires étant heureufement terminées , je reconduifis M. Derval à fon Hùte].Quelfpe6lacle attendrilîant que de voir ces deux tendres époux dans les bras lUm de l'autre ! En comparant les charmes de cette vertueufe Dame avec la dureté de cette coquette inté- reiïee , dont je ne me reiïbuviens qu'a- vec horreur, je ne pouvois comprendre <iu'elle eut pu balancer un moment tant d'aimables attraits , qui me rendoient jaloux du bonheur de mon ami. Je ne te difTimulerai pas les combats que je me livre fans celTe pour éteindre la pafTioD. que la vertueufe Derval a allumée dans mon cœur. Faut-il que je fois l'ami de fon époux î En vain je me dis à moi- même qu'il eft permis en France , que c'eft même Tufage de trahir fon ami & de faire des efforts pour corrom.pre ôi lui enlever ce qu'il a de plus cher ; le nom d'ami eft trop facré parmi nous

TuKc s, 6%

pour fuivre cette barbare coutume. Je fus faire part de mes réflexions à ce fujet à Madame de Chambertin , qui les approuva : elle apprit avec joïe que M. Dervai , qu'elle connoiflLit , étoit retourné avec fon époufe. Com- me je lui dis que je ne pouvois m'imagi- ner ce qui Pavoit éloigné d'une Dame Ç\ aimable ; je fuis auffi furprife que vous pouvés l'être , me dit-elle , de voir la moitié des hommes de condi- tion , de mérite & d'efprit , pleins de mépris pour leurs époufes , qu'ils aban- donnent & facrifient à ces débauchées, le poifon de la focieté & la caufe or- dinaire de la décadence des famâlles» Il en eft de ces femmes comme d'un équipage ; certaines gens auroient hon- te d'être vus à pied , 6c de n'avoir point de Maîtrefïe. L'on pourroit fe pafîèr de l'un & de l'autre. L'homme reçut de Dieu àQS pieds pour marcher & une é- poufe pour lui fervir de compagne; mais la coutume plus forte que la bienféance & que la loi du créateur , l'emporte^ Un homme qui jouit d'un certain bien ^ Ôc qui veut paflfer pour galant , ne m.an- que jamais d'avoir quelques filles d'Q-

64 Mémoires

péra fur Ton compte : il s'en fait gloi- re : il la produit. C'eft précifément nn beau cheval de manège qu'il garde pour hs plaifirs , &i dont il fe défait quand il ne peut plus lui en procurer.

J'admirai la bizarrerie de cette cou- tume chez une Nation qui fe pique de tout faire par fentiment , & qui vous dit que l'amour ne confii^e que dans l'union de deux cœurs , qui s'aiment indépendamment des plaifns des fens.

Le difcours de la Marquife , loin de me guérir , me fit naître l'idée de vi- vre quelque tems avec une de ces fem- mes à la mode. Comme je ne compte pas revenir fi-tôt en France, je voulus en connoître à fond & le bien & le mal. Je commençai par chercher une maifon commode , comme le plus difficile , perfuadé que j'aurois bientôt une de ces filles de plaifir , que je louërois pour autant de tem.s que l'appartemient que je lui deiHnois.

Je n'eus pas plutôt fait la découver- te d'un de ces petits palais d'amour , que je le fis meubler fur le champ , avec moins de magnificence que de bon goût. C'ell des avantages de cette

Turcs, 6$

capitale , de pouvoir en un moment mettre à exécution toutes fes volontés ; quelles qu'elles puitTentêtre : un hom- me riche a piu> d'efclaves empreiTe's à le fervir que le plus puiifant de nos Bâchas.

Je ne fus pas long-tems à trouver une jolie femme qui voulut venir demeurer avec moi. Les coquettes font entr'elles une forte de Re'publique : elles fe con- noiifènt , elles ont leurs émiiTaires. Je ne fçais 11 celle qui eft chargée des intérêts de ce petit Etat , qui fe con- ferve libre au milieu de la France , qu'elle met fans ceiTè à de fortes con- tributions , n'avertit pas celles qui fe trouvoient vacantes , que je faifois meubler un appartement deftiné à quel- qu'une d'entr'elles ; mais dès le jour mèm.e , je reçus de tous les quartiers de Paris plufieurs lettres , dans lefquel- les on me donnoit des adrelTes ; je trouverois , me difoit-on , des perfon- nes fort belles , dont j'aurois lieu d'être fatisfait , & qui fe feroient un plaifîr de paifer avec moi quelques mois dans ma petite maifon. Je vis bien que l'on commençoit à mieux penfer des Turcs,

66 Mémoires

& que j*avois eu raifon de chercher d'a^ bord un appartement. Je me rendis chez quelques-unes, au hafatd. Celle qui me plut davantage: étoit une jeune per- fonne, nommée Zéiie, affez délicate , pleine de vivacité , & qui me parut avoir des fentimens» Elle me promit de fe rendre dès le foir même dans ma maifon , pour en venir prendre poiref- fion. Elle n'y m.anqua pas.

Ainfi , en moins de deux jours , je me trouvai dans ce qu'on nomme ici fon ménage. Maifon , femme , domeiHque, tout étoit nouveau à mes yeux. J'avois fait avec ces derniers le même bail qu'avec leur MaîtreiFe.

Zélie arriva fur les quatre heures du. foir dans un carroiTe de remife , qu'elle renvoya. Elle fut enchantée de la propreté qui regnoit dans ce fe-^ jour délicieux. Jeconduifis cette Belle par la main dans l'appartement que je lui avois deftiné. Elle y trouva dans un petit cabinet une toilette toute dref- fée ; il ne manquoit rien de ce qui eil néceffàire pour l'ajuilement d'une coquette; & il ne faut pas peu de chofeSi Comme elle commençoit à fa

Turcs. 67

plaindre de ce qu'elle ne voyoit ni fofa , ni lit de repos, meubles , difoit- elle , dont il étoit impoffible de fe pafTer, entrez dans ce petit falon, lui dis-je , vous trouvères ce que vous fouhaitës. Zéiie parut fi fatisfaite d*ap- percevoir ce qu'elle defiroit avec tant d'ardeur, qu'elle courut fe jetter fur un petit lit de repos , apprêté par les mains des amours. Voici mon meuble favori, dit-elle; j'en prens poiTefTion, C'eft ici, cher Achmet , que je veux vous faire goûter des plaifirs inconnus dans tous vos ferrails. Je ferois la le- çon à toutes vos Efclaves. Approchez. hes grâces , l'enjouement de cette Françoife , fon air libre , & (1 confor- me à celui que nous vous accordons en ces tendres momens que nous con- facrons à l'amour , tout me charma en cette jeune perfonne. Je me mis auprès d'elle. bien, me dit-elle, en me ferrant entre fes bras, combien comp- tez-vous me donner , mon cher ? Je ne fais pas intéreiïee ; mais encore eft-ii bon de fçavoiràquoi s'en tenir. Quel-» le façon de faire l'amour ? Cinquante écus par mois , luis dis-je 3 ne vous

68 Mémoires

fuffiroient-ils pas ? î fi donc, Ach- met, pour qui me prenez-vous , reprit Zélie ? Un Turc doit payer plus qu'un autre. Dans dix ans , paiTe , je me don- nerai à ce prix; mais à dix-huit', vous n'ypenfës pas; êtes-vousraifonnable ? ce n*el^ pas pour avoir des rubans : doublez du moins la fomme vous devés erre bien fatisfait fi je m'en contente, & vous ne ferés pas rede- vable à mon amour. Je ne le puis , lui dis-je; éloigné de mon Pays, je n'ai pas ici les reiïburces que je pourrois avoir à Conitantinopie.

Ce n'étoit pas que je n'eulTe bien pu lui donner ce qu elle exigeoit de moi , j'y étois même réfolu ; mais elle ne me l'eut pas plutôt demandé qu'elle perdit à mes yeux la moitié de fon prix; d'ailleurs je n'avois pas defTein de me borner à une feule : je m'obftinai donc à ne vouloir donner à Zélie que ce que je lui avois offert d'abord. Elle s'obftina à le refufer avec aigreur, & toutes £es grâces , dont j'avois été enchanté , s'évanouirent à mes yeux.

Combien de fois je te fouhaitai dans ce moment , belle EfcUve , pour étein-

Tu K c î» 6^

dre dans tes bras le refte de Tamour que j*avois pris dans les yeux de cet- te intëreiTée ! Elle ne me deplaifoit cependant pas encore; mais je con- mençois à ne plus defirer que d'obte- nir une fois fes faveurs; car cette fille ne m.e parut nullement propre à la fo- ciete'.

Que je fuis malheureufe me dit- elle , d'avoir renvoyé mon carroffe \ La nuit commence à tomber. Que de- viendrai-je ? Je ferai contrainte de cou- cher ici ce foir. Penfez à ne pas m'ap- procher. Vous ferés fatisfaite, lui dis- je, en la quittant avec toute la fierté d'un Turc mëprifé. Je m'amufai quel- ques momens à rêver feul au carac- tère de cette fille, qui m'avoit paru d'abord avoir àts fentimens. Je vou- lois être anime. Je ne me fentois ce- pendant pas la force de laiffer fortir Zëlie : elle ëtoit belle, & fes char- mes n'avoient que trop fait d'impref- fion fur mon cœur. Je venois de la quitter un peu brufquement : comment ofer retourner ? Le fouper que l'on fervit m'en fournit bientôt le prétexte. Elle fe mit à table fans me parler.

•fo Mémoires

Nous n'étions que nous deux. Quel trifle tête à tête I Combien de fois, chère Atalide, ne regrettai-je pas ces fêtes que je vous donne au îerrail, le bonheur de pouvoir plaire à vo- tre Maître vous fait tout mettre en ufage ? Je fervis à boire Zélie. Elle fourit en tendant fon verre. En vérité', me dit-elle tout d*un coup , je com- mence à m'ennuyer mortellement. Quels amoureux que les Turcs ! Que ÏQs femmes de votre Pays font à plain- dre! p3s tant que vous vous Timagi- nés , lui dis-je , parce qu'elles ne vous refTemblent pas. Occupées du feul foin de nous plaire , elles ne veulent que ce que nous voulons. C'efttoutle contraire en France me répondit Zélie; il faut que les hommes fe plient à nos humeurs , & s'accoutument à nos fan- taifies , quand il nous plaît d'en avoir. Je fçais la coutume bizarre de ce Pays , iui-dis-je, & que le François naît ef^ clave d'un fexe qui n'a été créé que pour fon amufement , comme nous l'ap- prend notre grand I^rophéte ; auiïi en eft-il bien puni : au lieu que nous avons fous nos loix autant de belles qu'il nous

TvKcs, 7f

plaît , qui toujours foumifes a nos vo- lontés , n'ont d'autre étude que celle de nous procurer du plaifîr. Souvent une feule, & même dépourvue de ces dons que la nature accorde à votre fexe pour faire notre bonheur , lui commande avec empire, &lui fait commettre des bairefifes dont rougiroit le dernier d'en- tre nous ; d'ailleurs , je fçais encore que les François achètent quelquefois le droit décommander à certaines fem- mes que l'intérêt leur foumet.

Je vous entens , reprit Zélie , & vous me mettes du nombre de ces perfon- nes. Je ne vous fçavois pas encore fi bien inftruit. Sçachez , M. le Turc , que je n'en diminuerai rien de ma fier- té» Peut-on aiïèz nous payer notre dés- honneur ? Si je me facrifie , fi j'aban- donne tout fentiment de religion & de vertu pour me livrer à un homme , il faut que la fortune me dédommage. Peut-elle trop me payer ce que je lui facrifie ? Vous autres gens à turban , vous croyés toujours trop acheter nos faveurs. Apprenez à vous conformer aux mœurs du pays vous êtes. Nous ne connoiflfons pas ici la loi de votre Mahomet,

Mémoires

Tous cesdifcours animoientia con- verfation. Le vin ne fervit pas peu à réchauffer de plus en plus. Vers la fin du repas , Zélie commença cependant à s'adoucir. Peut-être étoit-elle fâchée de l'avoir pris fur un fi haut ton avec moi. C'efl aflfez tenir table , dit-elle en fe levant. Je lui donnai la main pour la conduire dans la chambre elle devoit coucher. Elle porta d'abord les yeux fur le lit , 6c me regarda enfuite avec une modellie feinte , qui me fit croire que Ton cara£lère étoit de les fçavoir tous prendre. Que pouvois-je penfer d'un femblable Protée ? Plus j'appro- fondilïois l'humeur de cette fille , moins je raimois;mais je l'aimois encore. Je ne m'appercevois que trop qu'elle n'a^^ voit nul goût pour moi , & que l'inté- rêt étoit le feulmotifquiiafaifoitagir. Réfolu d'en jouir , à quelque prix que ce fut, , je lui dis que j'allois partager fon lit avec elle. Nous fumes bientôt d'accord. J'en palTai pour cette fois par elle voulut.

Le lendernain , je ne fus pas plutôt éveillé , que je me mis à confidérer Zélie , qui doraioit encoret Que je la

trouvai

Turcs,

fa coeffbre dans un aimable défordre fes mains fans défenfe . fa fituationà peu près femblable à celle qu'elle avoi? au moment qu'elle me rendit heureux £.f°;8^d^^""verte,dont la blancheu; m eblou.fl-of t , tout fervit à renouveller

ËintTlT " ^^°""' P^^ ^-°- bien éteints. Je me précipitai dans fes bras

r"'""'P°"-ElIenefere'veiI qu'à demi pour me dire, lailTez-moi , en fe

prêtant cependant à mes defirs/ Tous fes défauts difparurent à mes yeux

eus honte de lui en avoir trouvé -iè Wretai des raifons pour les autorift! & maigre ce que je m'étois promis la

veille,,'envinsiufqu'à conjurer Ze'le de demeurer avec moi. Je m'apperçÛ!

rétour V'n'"^ f ^°" ^"^^^-^'^ de i^on retour. Elle voulut profiter de ce tems favorable pour me faire augmenter fts

.ppoin^emens.Leplaifirfifi.,e7hë me ceila & je ne la vis plus que com-

telle dans fe? fentimens.Et bien vous

ïriT,''""''' ' P"'^"« vous le vo^' les^^^uidis-je avec aire, de froideur.

^4 Mémoire s

Piquée de me trouver fi peu d'empref- fement pour la retenir, après s'être flâ- tée d'un triomphe parfait ; on m'avoit toujours bien aflurée , me dit-elle, qu'il n'y avoit rien à gagner avec vous autres Turcs , & que vous étiés des gens grofTiers. Elle fe leva en colère , s'ha- billa en filence , ordonna à un domef^ tique d'aller chercher un carrofTe , & nous nous quittâmes fans regret.

Je n'ai vu cette Françoife qu'une feule fois depuis à l'Opéra avec un Fer* jnier-Général. Tu fçais quelles fortes de perfonnes ce font que ces Meflleurs- là. Une fille intérefTée pouvoit-ellc mieux tomber ? Combien de fois ces favoris de Plutus n'ont-ils pas relevé la République chancelante des coquet- tes de Paris , dont ils font le plus ferme appui ?

Je ne fus pas long * tems feul fans in'ennuyer : l'homme eft pour la fo- cieté. Je regrettai Zélie. Un autre , me difois-je, aura d'autres défauts. Dois-je efpérer de trouver des femmes parfaites dans l'efpéce de celles queje cherche ? Je retournai au Fauxbourg S^int germain, féjoar de tous les plai»

TvKcs,

firs.Je vifitai Madame de Chambfrfin

portai encore fecrettement de nou veav ^ tT' ^'^"°° ^"^P"'"^ de mon aven- foler, qu ,1 lu. venoit d'arriver dePro. V nce une petite parente fort aimable

quieltma coufine, me dit^elle mp l'a recommandée , & veut que e ia r^et te chen une Marchande a^u pilaiï: ma ^ ceft dommage ; je prétens la poul^? dans le monde : elie fera fon chsm s

l. c elt le nom de ma parente ") ne m.

Paroîtpasencorebiena^guerrieavec^e! gommes : je ferois charme'e de ]u?fa re

après cela elle iroit tête levée & n^

noifTantdes hommes. Nefourroi'-i gafderai bien , me dit-elle ; un Turc

76 Mémoires ^

l'effrayero^. Je ne lui dirai p^s mtme à qui je renvoyé , & pourquoi |e l en- voyé. C'eft à vous , quand vous 1 aures, à faire vos affaires avec elle de votre

niieux. ^^ . ,^^

Une fille û neuve me promettoit un plaifir délicat. Je partis plein d impa- tience pour Palier attendre. Mon efprit fe repaiflfbit avec plaifir de mille idées charmantes , qui fe fuccëdoient les unes auxautres. Combience lour neme du- ra-t'il pas ? Mes defirs etoient d autant plus ardens , que je n'avois pas encore vu celle qui les avoit fait naître. Je re- pétois feul le perfonnage que 3e devois Luer avec Thérèfe. Par ou commencer, me difois- je quelquefois ? ne me rebu- tera.t'elle pas ? Enhn un fi^acre arrête devant ma porte me fitpenier que c e- toit la belle que j'attendois. Je ne^me trompois pas. On vint bientôt me 1 an- noncer. J'ordonnai qu'on la fit entrer. Son air de fimplicitë & fa douceur me f râpèrent. Elle me remit une lettre , ea me faifant une profonde révérence , les yeuxbailTés.CëtoitManonquim ecri.

voit. Cette fille me marquoit qu elle Ivoit dit à fa parente qu'elle l'envoyoït

Turcs, 77

fervîrune Dame qui l'avoit demandée; que je n*avois qu'à me tirer de ce pas comme je voudrois , qu'elle ne vouloit rien avoir à fe reprocher. Quel fcrupu- le ! Celle que vous venés fervir , dis-je à Thërèfe , vient de partir pour la cam- pagne. Elle doit revenir demain. Ma coLline Manon , reprit cette fille avec naïveté , m'avoit dit cependant que je trouverois fûrement Madame ; mais puifqu'elle eil abfente , je reviendrai demain. Je lui dis qu'il ëtoit inutile de s'en retourner pour fi peu de tems, qu'elle pouvoit demeurer. Elle n'ofa me contredire.

M'appercevant de fon trouble , êi qu'elle ëtoit comme effraïée de fe trou- ver feule avec moi : que craignez-vous, lui dis-je ? je fuis un homme comme un autre. Cette barbe, qui vous paroît fi extraordinaire , étoit à la mode en France il n'y a pas encore bien des an- nées ; mais votre Nation eft fi chan- geante , qu'à moins de l'imiter dans fes caprices , il eft difficile de lui reilem- bler long-tems. Eft-ce qu*un Turc qui vous aimeroit , qui auroit de la dou- ceur , de la Gon:iplaifar.ce , ne pourront

7S Mémoires

pas vous plaire ? Il n'en eft pas de ce cara6^ère ^ me répondit-elle. Mais en- fin , s'il en étoit quelqu'un , lui dis-je , ne pourriez-vous pas faire pour lui ce que vous ferie's en faveur d'un Fran- çois que vous aimeriés ? Hélas ! à qui fe fier j me dit Thérèfe ? Les François ne font pas plus conftans que les autres. Cette réponfe , accompagnée d'un Ibu- pir , me fit penfer que cette fille n'é- toit point fi novice qu'on me l'avoit vantée. Je lui demandai, avec furpri- fe , elle avoit à fe plaindre de quel- que volage. Je l'alTùrai qu'elle pou- voit m,e parler avec confiance , que je jie lui fcrois pas un crime d'une foi- blefïè la plus pardonnable de toutes, ajoutant qu'elle étoit trop charmante pour n'avoir jamais été aimée. J'eus beau la queftionner, elle ne voulut pas m'en dire davantage. Il eft vrai que ies François font fi légers, lui dis-je , que l'on rifque de s*y fier. La Dame que vous venés fervir me l'a dit tant de fois , qu'il ne m'eft pas permis d'en douter. Elle en eft fi dégoûtée , qu'el- le les a tous abandonnés pour me fui- vre ici , je lui fais le fort le plus

Turcs. 79

heureux. Rien ne lui manque ; je pré- viens jufqu'à {qs moindres defirs , & n*ai de pijifirs que celui de lui en procu- rer. Ma vue la révolta d'abord , je vous l'avouerai; mais bientôt , gagnée par mes bienfaits : féduite par mes caref^ fss , Ôc connoiiïant mon bon cœur , elle s'efî: accoutumée à me voir : elle m'ai- me enfin , & n'a pas de plus grand bon- heur que celui de vivre avec moi.

C'eft ainfi que je tâchois de chafl fer peu à peu de l'efprit de l'aimable Thérèfe les idées barbares que la pré- vention lui avoit données des Turcs» Je la conduifis moi-même par tout mon petit Palais , qu'elle trouva fort à fon gré. Je ne voulus rien précipi- ter, de crainte de reculer mes affai- res , perfuadé qu'avec le tems je fe- rois heureux. Je formai même un prc^ jet d'amour tout nouveau. J'entrepris non-feulement de vaincre la répugnan- ce de cette fille , en l'accoutumant à mon cara£lère ; mais je voulus encore m'en faire aimer de cet amour tendre , que je ne connoîtrois pas fans toi , chère Atalide. Ce projet me divertit : je regrettai peu le tems qu'il me fau-

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^o Mémo I RE f

droit employer pour le faire reuffir; j'avois afTez d'autres femmes à voir dans la ville pour fatisfaire mes defirs prefTans. Ce plan une fois formé , voi- ci comme je m'y pris pour le met- tre à exécution. Le lendemain je feignis avoir reçu une lettre de cet- te rVIaîtreiTe imaginaire, que je di- ibis avoir à la campagne, par laquel- le j'apprenois qu'elle ne pouvoit re- venir fi-tôt. J'en parus fort affligé , & j'en témoignois mon chagrin à Thérè- fe , qui peu à peu s'enhardiiToit avec moi. Elle prit la chofe le mieux du inonde , & mit tout en ufage pour me confoler. Il faut prendre patience , me difoit-elle avec cette douceur enchan- tée qui la rendoit adorable à mes yeux ; Madame veut peut-être vous furpren* dre agréablement. Plus je me defefpe- rois , plus cette aimable fille s'efForçoit de difïîper ma mélancolie, dont elle etoit le tendre objet , en m'allégant mille raifons. Qu'on eil: à plaindre lui dis-je , quand on aime , & qu'on eft éloigné de celle qui caufe tous nos feux \ Oui , je lui préparois les plus doux tranfports. L'ingrate ! .... Oh [ Faut-

Turcs, Si

il ? .... . Pourquoi Tappeller ingrate , me dit cette fille ? Peut - être fouffre- t*elle autant que vous de ne pas jouir de votre chère préfence. Ne foyez pas injulle. Le plus tendre de fous les hom- mes ; comment ne pourroit-elle pas vous aimer ? Qui pourroit réfifter à tant d'amour ? Non , nos François ne font pas capables d'une fi belle flamme. Un Turc qui me l'eût dit , je ne l'aurois jamais cru.

J'etois enchanté d'entendre Thërèfe: chacune de fes paroles faifoit une nou- velle blefTure à mon cœur. Si vous en trouviés un qui me reflemblât, lui dis- je , auriez-vous de la répugnance à l'ai- mer ? La queftion étoit embarralTante. Thérèfe changea adroitement le fujet de la converfation & refufa d'y ré- pondre.

Je n'en dis pas davantage pour cette fois ; j'affeélai même de la quitter d'un air chagrin, & je fus jouer en ville un perfonnage moins difficile à faire. Je découchai ce jour-là. Je me rendis chez une de ces filles que j'entretenois dans def appartemens particuliers , fé- lon l'ufage du pays. rien ne m'enj-

tt Mémoires

pécha d'être heureux; mais je ne \e fus pas beaucoup. Je commence à croire que les obftacles redoublent les plaifirs des amans , & animent davantage que une jouifTance qui ne coûte rien à ob- tenir» C'eft toi , chère Efclave , qui m'en as fait faire l'expérience la pré- ïoiere.

Depuis mon arrivée à Paris , j'avois déjà eu des faveurs de bien des Fran- çoifes ; mais je m'appercevois bien qu'aucune n'avoit eu de goût pour moir J'^erpérois faire avec Thérèfe l'efTai d'un plaifir nouveau. Je retournai donc auprè$ d'elle dès le lendemain matin. J'afTec- tai un air encore plus rêveur qu'à mon ordinaire.. Je levois les yeux au Ciel f je frapois dans mes mains , en difant à haute voix t c'en eft donc fait ; je ne 1^ verrai plus ; Tinfidelle m'abandonne ! Qui Tauroit dit ? Volage Françoife , cii-ce ce que vous m'avies promis l

Thérèfe , attentive à tout ce que ]^ difois y fembloit s'intéreflèr à mon fort^ Hélas f lui dis-je , je vous avois fait venir pour fervir celle que j'aimois ; mais la perfide a paflTé dans les bras i'wa autre ; je a'eij puis dQUtox» Wéâr

TUKCS. ^i

tois-Je ce traitement ? Elle ignore fans doute , me dit cette fiile , avec combiea d'ardeur vous l'aimés : îi n'eft pas poC» fible qu'une femme puifTe refufer fon cœur à tant d'amour. En êtes-vous biea perfuadée , lui dis-je , & votre cœur vous infpire -t'il ces généreux fenti- mens ? Oui , me répondit-elle en rou- gilTànt. Charmé de fa répoofe , je lui demandai fi , à l'exemple de mon infi- delle , elle ne fe croiroit pas difpenfée de payer un Turc de retour. Ce n'eft pas , pourfaivit-elle , depuis que vous m'avés appris à les connoître.Ileftpeu de François qui les valent à mes yeux. Croyez-moi , oubliez celle qui vous oublie : il eft tant d'aimables femmes capables de vous en faire perdre la m.é- moire. Je n'en connois qu'une , lui dis- je , digne de la remplacer dans mon cœur. Mes yeux animés de la plus vive tendrefle lui dirent affez que c'étoit elle.

Thérèfe fe troubla , & bailTant les yeux avec cette timidité qui accom- pagne l'innocence , elle jetta un pro- fond foupir. Heureux moment pour un cœur auffi paffiowié que te mienîQu'eU

D 6

^4 Mémoires

le me parut différente de cette Zélie intëreriTée qui vouloit me vendre juf- qu*à la moindre de fes carefTes | Je ne voyois dans Thérèfe que Tamour le plus tendre. Je ne fus pas long-tems à me convaincre que j'en étois l'objet : fon filence m'apprit ce que fa voix em- barraffée commença vingt fois & ne put achever. Quelle douce Situation ! S'il eft vrai, chère Thérèfe, lui dis-je, en ferrant {qs mains dans les miennes, s'il eft vrai que j'aye allume dans vo- tre cœur quelque tendre fentiment , que tardez-vous de me l'apprendre l Craignez - vous de me rendre le plus heureux des hommes ? Vous êtes venue ici pour fervir. Commandez-y; tout ^ous obéira : prenez la place de mon ingrate ; venez , que je vous mené dans vin appartement plus digne de vous que celui que vous avés habité jufqu'à pré- fent. Je l'y conduifis par la main. Je vous donne , lui dis-je , tout ce que vous voyés. Elle accepta mes dons avec îoye. Je la laiffai un moment feule pour pouvoir réfiechir à fon nouvel état. Miférable dans fa Province, n'ayant ja- mciis eu ks chof&s les ^\ui ûéceâTâires ^

Turcs» §5

que devoit-elle penfer d'un homme qui lui faifoit une efpéce de fortune ? J'eC- pérai qu'en acceptant mes bienfaits , eile rëflechiroit à quelle reconnoiflan- ce l'engageoient les préfens que je lui faifois. Elle y penfa fans doute. Je ne quittai cette aimable fille que pour m'abandonner feul aux plus douces idées. Je me peignois un plaifir fi vif, un bonheur fi parfait, que fans toi, chère Atalide , j'aurois préféré cette jeune Françoife à toutes les femmes de mon ferrail. J'allumois mes defirs ; j'en- flamm.ois mon cœur des plus tendres feux , près de les éteindre dans les bras de l'objet aimé. Le moment qui précè- de la jouilTance de celle qu'on aime égale , s'il ne furpaffe, le plaifir qu'on a d'en triompher.

Je ne fus pas !cng-tems à retourner à Thérèfe ; mion impatience étoit ex- trême. Je trouvai cette belle couchée fur une chaiie longue vis-à-vis fa toi- lette , & qii fe regardoit dans un mi- roir par complaifance.Elles'étoitmife quelques mouches ; elle en rougit en me voyant , & voulut les ôter. Ah J iaiiTez-les , de grâce , lui dis-je eni'çfn-

g^ Mémoires

brafTant. Elle fit un effort pour me re- pouffer de fes bras ; mais elle tomba fans force dans les miens , telle que je te vois , chère Atalide , quand , prête à céder à mes doux tranfports , tu te livres à moi fans re'ferve.

Je portai cette charmante fille fur le fofa qui étoit dans le falon voifin , fans qu'elle fit de réfiitance;une douce lan- gueur s'étoit emparée de tous fes mem- bres : mais elle n'y fut pas plutôt, que revenue à elle , & effraie du defordre dans lequel je Tavois mife, elle voulut recouvrir fa gorge. C'étoit peut-être la première fois que le jour avoir porté fes rayons dans ces lieux enchantés , féjour ordinaire des amours & les defirs prennent naiffànce. Arrêtez, lui dis-je , pourquoi cacher ce que la na- ture a orné de tous fes dons ? Thérèfe détourna les yeux , mais eut la complai- fance de fouffrir ma main un moment, que ma bouche , jaloufe de fon bon- heur , fuivit bientôt. On ne fit qu'au- tant de réfiftance qu'il en falloir pour augmenter mes defîrs. Une faveur ac- cordée met en droit d'en exiger une féconde. Ce petit combat amoureux

TUKCS^ S7

me rappelle , chère Atalide , le jour heureux que pour la première fois de ma vie j*ëprouvai avec toi le plaifir qu'il y a de vaincre une femme qui réfiite» Ambitieufe de reculer le moment de fa défaite , tu m'as appris à me confor- mer aux coutumes de ta Nation.

Les François font l'amour comme la guerre. Ils ne laifTent rien derrière eux- Ils commencent par s'emparer des vil- les frontières avant de marcher à la ca- pitale , ils arrivent fouvent fort af- foiblis. Nous faii'ons tout le contraire» Nous négligeons les Places de peu de conféqucnce que noi s rencontrons fur notre route, perfuadés qu'elles fuivront bientôt le fort de la capitale , nous courons d'abord ^ & dont l'appui fait toutes kurs forces, Surprife de nous voir fi près ,. elle nous ouvre fes portes^ & nous fommes dans fes murailles , quand elle commence à s'appercevoir .qu'elle auroit pu nous réfifler. Nous agiffbns de même en amour : chacune de ces méthodes a £qs avantages. Les François gagnent une vidloire à chaque pas , il eft vrai. Nous n'en gagnons qu'une j mais elle équivalu toutes les

88 Mémoires

leurs , ôc après Tavoir remportée , nous entrons viftorieux , & fans trouver de réfiltance, dans ces Places qu'il leur a fallu emporter Vépé^ à ia main.

Las de combattre à la Françoife avec The'rèfe , j^allois abandonner Tufage du Pays , pour ftivre notre méthode, lorfqu'un fentiment d'hon- neur me retint. Je me reffouvins tout d'un coup du ferment que je fis à Ma- homet le jour que je triomphai de toi, "de ne jamais ufer de violence à Tégard d'aucune femme. Un cri perçant que jettd Thérèfe , & qui fut jufqu'à mon cœur y réveilla ma vertu aflfoupie 2 j'en revins donc de fi loin aux prières. Cédez, dis-je à cette Belle , cédez au plus généreux de tous les hommes. Ne craignez pas que je vous raviife, malgré vous, un bien qui n'eft qu'une chimère , quoique vous le regardiés comme ce que vous avés de plus pré- cieux. Il eft à vous, ce bien imagi- naire; trop de jeunes Françoifes en difpofent à leur gré , pour qu'on puif- fe le leur difputer. Ah Dieu î me dit Thérèfe , quel moment î Je haifïbis tous les Turcs. Pourquoi faut-il que je Y0U5 aiaie ] Qu'ôi-je ditj

Turcs, ?9

Vous m'aimes, lui dis- je ? mon bon- heur eft certain. Ah ! tenez-vous , dit- eile ; non. Je ne le foufFrirai jamais : fouvenez-vous que vous m'avés pro- mis de ne point me faire de violence. Il eft vrai, lui répondis-je, en modérant ma vive ardeur; mais vous m'aimes, Qu'eft-ce donc que Tamour, félon vous; fl ce n'eft un fentiment vif qui fait fouhaiter de fe livrer tout entier à ce qu'en aime ? Je commence à le fentir, me dit Thérèfe , que je tenois toujours entre mes bras : mes forces m'abandon- nent , pourfuivit-elle languiiïàmment. fuis-je ? Grands Dieux ! Ah Ciel 1 A ces mots , fa voix expira fur {çs lèvres. Elle détourna fes yeux de defïus moi, & laifTa les miens libres de parcourir tous {es charmes. Je devins le plus heu- reux des hommes. La Belle immobile fembloit n'avoir plus de fentiment ; mais des foupirs qu'elle vouloit étouf- fer , & qui fe fuccedoient fans ceffè , m'affuroient du contraire. ur. Revenue de cette douce ivreffè dans laquelle l'amour plonge tous nos kns au m.oment qu'il nous fait part de ces plus grandes faveurs , elle fe mit

ço^ Memoikes

à répandre des larmes.Jugedemon em- preifement à \qs efTuyer.Que je les trou- vai précieufes! Retirez-vous, me dit-el- Je en me repouirint , fans ofer me re- garder. Cruel faiioit-il abufer d'un moment de foibleife ? Que les hom- mes font dangereux! Vous m'allës mé- prifer à préfent , pourfuivit-eile. Vous le pouvës : je m-irite tous vos mépris, de m'étre oubliée û fort. Pardonnez , lui dis-jeen me j ttant à Tes genoux, par- donnez, belle Françoife , une faute fi c'en ell une , commife par un excès d'a- mour. Pourrioz-vous vous repentir ? ...• Ah! fi je m'en repe ^s, pourfuivit fhé- rèfe ; en douteriez-vous ? Reprenez vos préfens; je vous les abandonne. C'en eft fait; je fuis pour jamais un lieu qui m*a été ù tuneile. En vain je voulus fixer fur moi \^s regards de cette tendre affli- gée, en prenant une de ks mains qui Us couvroit elle fe ieva, & courut s'enfermer dans un cabinet voifin , en me priant de ne pas t'y fuivre. Je n'ofai lui defobeir. Je demeurai donc feul, & la trifteire fuccéda à la joïe dans mon cœur. Un plaifir qui coûtoit des larmes à celle qui me l'avoit pro-

Tir K c s. 91

curéceflôit d'être plaifir pour moi : ce n*en eft un , qu'autant qu*on le par- tage avec l'objet aime.

Je me jettai à genoux devant un por- trait de PJahomet , 6c le pris à te'- moin que je n'avois point faufTé mon ferment , n'ayant point fait de violen- ce à cette fille , mais ayant feulement profite d'un moment de foiblelTe.

Je voulus entrer dans le cabinet Thérèfe s'etoit retirée. Il ne me fut pas poffible ; elle s'y étoit enfermée. Je priai envain : on ne me répondit rien. Craignant qu'elle ne fe trouvât mal , je volai à une petite porte fecret- te qu'elle ignoroit. Elle ne l'entendit pas plutôt ouvrir qu'elle courut s'y oppofer. Il n'étoit plus tems ; la nuit étoit entièrement tombée , & nous n'avions point de lumière , deforte que Thérèfe fe trouva tout d'un coup entre mes bras. Elle voulut s'en arracher ; mais je la retins , en lui promettant de conferver pour elle tout le refpedt qu'elle pouvoit defirer. Je le lui jurai tant de fois , qu'elle commença à fe laiiïèr perfuader. Peut-on compter fur vous ^ me dit-elk d'un ton de voix plus

92 Mémoires

plein de douceur que de courroux ? Oui , luidis-je : fans mes fermens, ma paro- le eût fuffi. Je voulus fonner pour qu'on apportât de la lumière. Thérèf':; s'y op- pofa de toutes fes forces. Je ne pour- rois , me dit-elle, foûtenirv.'i regards. Je pris fa main tremblante , que je por- tai à ma bouche pour la buifer. Ah î laiflfez-moi, de grâce , s'écria cett2 belle ; c'eft par ce cliemin que vous m'avés conduite je n'aurois jamais cru arriver : n'allez pas recommencer; j'en mourrois de douleur. J'ai une grâ- ce à vous demander, ajoûta-t'elle; m3 la refuferez-vous ? Parlez , lui dis -je. CefTer de vous aimer, eit la feuie cho- fe que je n'aurois pas la force de vous accorder. G'eft cependant la feule que j'exige de vous , me répondit Thérèfe. Permettez que je vous quitte pour tou- jours. Qui a pu être foihle une fois pourroit l'être une féconde. Vous ne m'aimes donc plus , repris-je avec vi- vacité ? Vous craindrois-je, ajouta cet- te tendre Elle en pleurant , fi j'étois telle que vous me dites , & telle que je voudrois être ? mes craintes vous difeiit aflTez ce que je m'étois pro-

Turcs. 9^

mis de me cacher à moi-même toute ma vie.

Un domefllque qui apporta des bou- gies interrompit un entretien fi doux. Quel trouble ne refTentit pas la trop chafre Thérèfe '. Je vais mourir de hon- te , me dit-elle , vous ne vous reti- rés. Comme on alloit fervir, je lui de- mandai fi elle ne fouperoit pas. Elle me répondit qu'elle ne vouloit rien pren- dre. Je la portai entre mes bras dans le falon la table étoit mife, & la pla- çai dans un fauteuil. A forcede prières, j'obtins qu'elle boiroit un coup de vin de Champagne , & qu'elle prendroit un morceau.

Ne fois pas furprife , chère Atalide, de me voir boire du vin , contre la loi de Mahomet. Tu fçais que, plus fidèle qu'un autre au Dieu que j'adore , je ne fuis point en aveugle ces ufages bi- zarres établis par la politique des hom- mes , pour retenir dans le devoir un peuple grofïier, qui , toujours aveugle dans fa croyance , fuit indifféremment ce qu'on lui impofe fous le nom facré de fa religion.

La belle Françoife avec qui j'étois

94 Mémoires

tête à têtefe remit peu à peu. Elle laifl fa enfin tomber un regard fur moi ; mais mes yeux , toujours fixés fur elle , Ta- yant furprife , elle retira aufTi-tôt les fîens pour les fixer ailleurs. Cefïbient- iis de regarder un objet pour pafTer à un autre ? j'avois un coup-d*œii dans le trajet qu'ils faifoient. A quoi ne 5*accoutume - t'on pas ? D'abord elle rougit un peu moins : le vin l'enhardit. Au deffèrt elle commença à me regar- der pour me faire des reproches. Fal- loit-il , me dit-elle avec douceur , fal- loit-il profiter d'un m.oment de foiblef* fe ? Que je fuis malheureufe ] Que de- viendrai-je à préfent ? Un Turc 1 Ah ! grands Dieux ] Non , je ne vous verrai plus. Quoi ] vous pourries , lui dis-je, vous réfoudre à ne plus voir le tendre Achmet ? Vous le haïriés ? non , char- mante Thérèfe , je ne le puis croire» La nature qui a pris tant de foin d'em- bellir votre vifage , n'a pas refufé la fendbilité à votre osur : c'eft le par- tage de votre fexe. Aurois-je été foible, me dit-elle , je n'euflê pas été fenC- ble ? Faut-il que j'eo aye fait Ig fatale expérience î

Turcs, 95

A ces mots , elle fe mit encore à pleu- rer, en me regsa-dant tendrement. Ses larmes me touchèrent. Je voulus les ef- fuyer. Quelle fut ma furprife , lorfque Therèfe faififlfànt ma main tout d'un coup , au lieu de la rejetter , elle l'ap- procha doucement de fes kVres , & la baifa avec tranfpert , en me jettant un regard anime delà paffion la plus vive î Pénètre de reconnoiiîànce , je i'era» brafTai en lui jiirant de l'oublier ja- mais. Pardonnez , me dit - elle toute tremblante , comme (1 elle m'eut of- fenfé , pardonnez , cher Achmet , je n*ai pas été maîtrefle de ce tendre mou- vement. Je me trahis. Ah Dieu ! pai honte de moi-même. En achevant ces mots , elle fe leva ; mais elle voulut €n vain s'échapper de mes bras : je la fuivis , & la conduifis dans l'apparte- ment deftine à la Dame imaginaire ■qu'elle croyoit €tre venue fervir. The- rèfe refufa d'abord d'y pafl^r la nuit. Enfin , elle céda à mes prières. Je vou- 4u5 l'aider à fe deshabiller. Elle s'y op- pofa fortement , & me dit qu'elle ne le Éeroit pas même en ma préfence. Je lui promis de ne la pas gêner* Elle pa«

9^ Mémoires

rut fatisfaite de ma foumifTion. Com- me je prévis qu'elle alloit encore me demander une autre grâce , je fortis , fans lui laifTer le tems de parler , ne voulant pas lui promettre plus que je n'avois la force de tenir.

A peine fut - elle couchée , que je parus devant fon lit. Cette fille fut d'abord furprife de me voir. Que vou- Jez-vous encore , me dit-elle ? PafTer la nuit dans un fauteuil, lui dis- je , fi vous êtes affez cruelle pour refufer de me recevoir auprès de vous. Auprès de moi , s'écria Thérèfe ? Ah Ciel ! Cou- cher avec un homme ! mais , Achmet, y penfez-vous ?Ne vous allarmez point, repris-je ; je fuis incapable d'ufer de violence avec vous. Vous n'en êtes que plus redoutable , ajouta Thérèfe. Reti- rez.yous , de grâce ; lailTez-moi. Vous baifés mes mains ! font-elles trop fortes? yos lèvres leur impriment une certail ne péfanteur qui les rend incapables de me défendre. Céderai - je encore ? Ah Dieu! qu'on eftfoible quand on ail me ! Sa voix s'éteignoit peu à peu en prononçant ces dernières paroles ; de tendres foupirs leur fuccéderent. A-

gueni

T U KC s. guerrî dans ces fortes de combats , je fus bientôt heureux, & le fauteuil de- vint un meuble inutile.

Depuis cette aimable nuit , Therèfe , accoutumée à mon vifage ne fait plus que baifler les yeux par pudeur quand l'amour me conduit à (ts pieds. Nous vivons enfemble dans Tunion la plus parfaite. Elle m'a avoué mille fois de- puis^qu'eiie feroit fâchée de n'avoir pas cédé à mes tranfports , & que fon cœur, toujours d'intelligence avec moi , m'a- voit aidé à la féduire. Comime elle a de l'efprit , je n'ai pas eu de peine à lui faire comprendre que les plailirs que l'amour procure ne peuvent pas être crimiinels.EUe eft convaincue à préfent, que , maitrefTe de fes faveurs , elle peut les accorder quand il lui plait. Les homimes prêchent ici la mtme morale àieurs maîtrelTes , & .une toute con- traire à leurs époufes : mais il n'y a que les fo.tes qui en foient dupes , & telle qui paroît le croire fermement aux yeux de fon mari , s'en rit en fecret dans les bras de fon amant.

Fidèle obfervateur de la loi de Ma- homet , je ne fuis pas homme à -me

Tome IL E

9? Me MO IRE ^

borner à une feule femme. Je ne don- ne pas tout mon tems à Thérèfe ; je m'amufe encore ailleurs. Je me fui* mis à la mode. J'ai retenu une A£lrke de rOpéra pour quelque tems. C'eft avec elle que je commence à m'aguer- rir, 6c à me mettre en état d'en pou- voir conter dans peu à ce qu'on nom- me ici les Dames de condition. J*en connois beaucoup^mais je n'ai pas en- core eu l'occafionde tenter l'aventure avec aucune. On m'afïùre qu^elles ne refïèmblent pas toutes à la Marquifé de Chambertin. Je t'en dirai dans peu de nouvelles. Elles méritent bien uiie Lettre particulière. i

Tu travailles , dis-tu , à mon pofi trait , chère Atalide ? que j'aurai plaifir de le voir fait de ta main , & de juger fi l'amour, qui a guid^ ton pinceau , t'a bien fervie ! Non ^ belle Efclave , de tous les plaifirs que je goûte en France , il n'en eft pai de plus doux pour moi que celui de penfer que tu m'aime toujours.

Je fuis fenfible à l'empreflement que tu as d'avoir des Comédies Fran- çoifes pour trie les jouer à mon retour.

Turcs. 99

Parmi celles que je t'envoie , tu trou- veras L'ORACLE. Que ne puis» je auffi t'envoyer l'aimabie Aàrice qui en fait tout le prix, & que toi feule pourras remplacer î que j'au- rois de plaifir à la voir parmi vous , occupée du feul foin de me plaire ; Elle eft digne d'être ta compagne : vous éties faites pour vivre enfembie. Elle a cette tendrefle, cette douce langueur que j'adore en toi, & quiefî: le plus beau préfent que la nature puifle faire à une femme. Si j'étois aflfèz heureux pour pouvoir la poITéder dans mon ferrail , toutes les fêtes que j'y donnerois commenceroient par une repr^fentation de L'O R A C L E , & je ferois l'heureux Charmant à qui la belle Lucittde donneroit ce tendre nom. Mais il manque quelque chofe dans l'endroit le plus intéreflant de cette Rece. La preuve que le fils de Souveraine donne , qu'il eft un hom- me , & non pas une machme organi- fée, n'eft pas fuffifante ,^ félon moi; je lui en ferois donner encore une au- tre. Il parle; eft-ce affez ? La Fée qui fait dâiifcr les ftatues, peut bien les

^2

îoî Mémoires

faire parler aufTi. Je jetterois mon mouchoir à l'aimable Lwaw^f?' elle me fuivroit dans un petit bofquet, ou plu- tôt je Ty attirerois moi-même infen- fiblement , en me jouant devant elle comme fon fmge ; & au lieu que , pour accomplir l'Oracle , elle dit fimple- ment qu'elle aime Charmant y je lui en ferois donner des preuves. Elle reviendroit enfuite à Souveraine , qui lui diroit.

SOUVERAINE.

» Vous êtes toute rêveufe , Lucinde y » qu'avés-vous ? Votre Charmant a- » t'il renverfé cqs pots de fleurs que » vous cultiviés avec tant de foin?

LUCINDE.

» Hélas ! Souveraine , j'ai fait un » faux-pas , il m'a renverfée moi-mè- » me. Il eft plus fort que moi. Je » n'en fuis cependant pas fâchée. Ce » n'eft pas une ftatue , aifurement ; » je ne le croirai pas : il a trop d'eC » prit* Eft-ce vous qui lui avés ap- » prit tout ce qu'il fçait ? Il a les plus » jolies façons du monde. Je ne veuî

Turcs, lot

» plus de mon finge ni de mon per- » roquet f ^VT5u^ pouvés les garder pour » vous : Charmant en fçait mille fois » plus qu'eux pour m'amufer.

» vous le voyes mais , non j f en

» ferois bien fâchée : vous voudrie's » auffi jouer avec lui. Je l'ai caché » dans un endroit que je ne dirai à » perfonne , & je Tirai voir fouvent » toute feule.

Voilà , charmante Atalide , le pe- tit changement que je ferois à cette Comédie, & que je rendrois par-là plus conforme à nos ufages & en état d'être jouée dans nos ferrails. A mon arrivée, nous larepréfenterons enfem- ble , belle Efclave , avec cette addition. Tu peux toujours apprendre ton rolle. Adieu , la plus aimable de toutes les femmes, & celle qui m'eft la plus chère .

éh

^^

1-02 Mémoires

TROISIEME LETTRE

D'ACHMET

DELY-AZET,

BACHA A TROISQUEUES,

ATALIDE,

SON ESCLAVE FAVORITE.

BELLE Efclave c'eft le fidèle Ach- met qui vient charmer tes ennuis par le récit des tendres fentimens que tu lui as infpirés. Non , divine Atali- de , [qs mers & les terres immenfes qui nous féparent ne t'ont point ban- nie de mon cœur : tu m'es toujours chère , & tu me le feras toujours. es-tu ? Que fais-tu? Au moment que tu reçois cette Lettre, quelqu'au- tre objet n'occupe-t'il point ton efprit ? Mais , non , il ne forme point de pen- fées qui ne foient pour moi; ton cceur ne connoît , n'adore que le mien. Tu

Turcs, 103

me le dis cent fois , & cent fois j'en reçus dans tes bras des preuves fenfi- bles. Quels tranfports te procuroient mes defirs , auflitôt fatisfaits que for- més î Ces doux momens ne font plus ; mais chaque jour qui s'écoule me les ramené. Nous les reverrons , chère Ef- clave,, ces jours heureux , qui faifoient le bonheur de ma vie , & dont l'aimi- bie fou venir a encore pour moi tant de charmes ; oui , nous les reverrons bien- tôt : je m'occupe déjà de ces douces idées. Je vais , en attendant, te conti- nuer le récit de mes palTe-terns à Paris. Deux jeunes Moines , de je ne fçais que] Ordre , ennuyés d'un genre de vie trop uniforme , & trouvant leur froc un peu rude , méditoient dès long-tems une .occafion favorable de le quitter pour quelques jours , peu fatisfaits ap- paremment de l'ordinaire du Couvent. Après avoir rêvé à mille fortes de dé- guifemens^ ils prirent eniîn la réfolu- tion de fe traveftir en Turcs , & d'aller^ il l'abri du turban qu'ils arborèrent , dans quelques-unes de ces maifons de |)lai{îrs û communes à Paris. Us n'eu- rent pas plutôt formé ce projet , qu'im-

104 Mémoires

patiens de le mettre à ty^écution , ils laiijrent avec plaifir l.j première occa- hon. Leur petite provifi.n d'argent etoit faite de longue mam ; car je n'i- magine pas que le Père Procureur tien- ne cojnpte de ces fortes de dëpenfes quand il n'ell pas de la parti.-. Un de ces^Dervis avoit été Frère tailleur. Il ne ht peut-être jamais fi bon ufage de la famte aiguille ; car il fit des habit* il conformes aux nôtres , que jV fus trompe moi-même.

Lqs bons Pères , devenus aufîl Turcs que nous , évitèrent , par prudence , de paroitre le jour dans ks rues, de crain- te d être reconnus ; mais malgré toute eur précaution, une aventure , à laquei- e ils ne s'attendoient fans doute pas . iQs obligea de décliner leur nom.

Un foir que je rentrois a l'Hôtel , on rne dit que l'AmbaiTadeur étoit avec un Commiiraire , qui venoit fe plaindre que quelques-uns de nos Turcs faifoient tapages avec des filles. Said Effendi ap- prenant que i'arrivois , me fit aulTi-tôt prier de palTer dans fon appartement, & me demanda fi ce n'étoit point de nies gens, rrlonfieur , pourfuivit-ii , en

Turcs, 105

me montrant l'homme à rabat , vient m'avertirque deux Turcs font un caril- lon e'pouvantable dans une maifon de la rue du Sépulcre. Je ne fçais qui ce peut être. li n'y a qu'à les faire venir , lui dis-je. Il ordonna en même tems qu'on les allât chercher , & me pria de m'y tranfporter moi-même , pour arrê- ter par ma préfence le deforde qui pour- roit arriver.

Quelle fut ma furprife, lorfque j'ap- perçus effeélivement deux jeunes Turcs que je ne connoifïbis pas ! Je leur par- lai d'abord notre langue ; mais ils ne purent me répondre qu'en François. Après les avoir regar-!é un peu attenti- vement, il me fut facile de voir que c'e'- toit quelque déguifemerft myftérieux ; mais je n'y comprenois rien, li: me priè- rent , en trexiiblant de faire e'carter le monde qui écoit accouru, ce qui redou- bla ma curiofité. Quand nous fumes feulSjils k jetterent à mes genoux,en m.e conjurant de leur pardonner & de ne pas les perdre. Je leur promis , ca les relevant , qu'il ne leur arriveroit rien , & les engageai à me dire qui ils étoient.

Nous fommes Religieux , de l'Ordre

Es

loS Mémoires

de . . . me dirent-ils. ! qui a pu ^ leur dis - je , vous forcer à choifîr un état fi peu conforme à vos inclinations] Un peu de dépit , pourfuivit i'un d'eux, beaucoup de jeuneffe & encore plus d'imprudence. Nés pour le monde , nous y ferions honnêtes -gens , ôi nous n^ fommes que de mauvais Moines, Obligés de nous facrifier à Tambition de nos familles , il nous fallut faire le choix d'une prifon. Pour changer d'é- tat , on ne change pas de cœur. Avec l'âge les pa/Tions fe fortifient :, la conti- nence les irrite : jugez des progrès qu'elles ont fait fur nous , par la témé- rité que nous avons eue de prendre ce déguifement pour les fatisfaire.

Faut-il , grand Mahomet m'écriai- Je, que la nature ait fi peu de puiflan« ce fur le coeur de certains pères de fa- mille [ Trifte préfent pour nous que ce- loi de la vie , lorfqu'elle eft malheu- Teufe ! De quelle reconnoilîânce peut- tm être capable envers ceux de qui on «ient un fi funefte bienfait ? Quand nous .^émilTbns d'être nés, pouvons nous ai- îner ceux qui nous ont donné l'être ? Je plaigms le fort de ^es pauvres

TuKCSé ÎOf

Dervls. Taurois bien voulu » avant que de les renvoyer dans leur Cloître , leur procurer Tentrevû^ des jeunes filles- qu'ils étoient venus chercher ; mais el- les étoient dans un autre appartement avec deux Moufquetaires qui iss leur avaient enlevées : c*étoit-là le fujet de la difpute ; car les Moines obfbin&s à ne vouloir pas lâcher prife , fe défendoient en braves , & ne cédèrent qu'à la der- nière extrémité. Je leur promis de tenir cette aventure fecrette. Je leur confeiU :lai même de tenter fortune ailleurs avant que de quitter le turban , & de tâcher après de fe palïèr de femmes, puifque le fondateur de leur Ordre avoit jugé à propos de leur en interdire Tufa» ge. Ces pauvres Pères me donnèrent -mille bénédiftions en me quittant» 1 Je les fis fortir par une porte dé- robée , & je ne fçais ce qu'ils devin- rent. Ils furent apparemment repren- dre leur froc ; car je n'en ai pas en* tendu parler depuis.

Je ne fus pas plutôt feul , que réfie«

, ch^ifTant à la conduite des deux Mouf.

^<îuetaires, je fus piqué de la hardieH

fe qu^'ils avoieat €ue d'enlever des

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io8 Mémoires

femmes à des Turcs : ils le croyoient du moins. Je voulus m'en venger. Ces jeunes François triomphent , dis-je à un de mes amis que je fus rejoindre , & à qui je contai ce que je venois d'apprendre ; .' ils . s'imdginent avoir remporté une viéloire complettc: fai- fons leur voir qu'ils le trompent. Nous entrâmes dans la chambre eu ils étoient à fe divertir. L'air fier que j'affeftai leur infpira du refpeft , fans les décon- ~certer. Je viens , Meilleurs , le;ur dis- je , de renvoyer à l'Hôtel deux de mes gens qui en vouloient à ces Dames. Elles font û aimables , que je fuis fur- pris qu'ils ne fe fuient pas mieix défen- dus pour les conferver. Vous êtes heu- reux de n'avoir eu affaire qu'à deux Turcs de cette efpéce : j'en connois ■qui vous aurcient' vendu plus cher le 'bonheur de polTéder ces belles Fran- çoifes. Seroit - ce vous, me dit avec mépris celui qui étoit le plus près de moi ? ?yToi-mème , lui répondis-je fié- ,rement. bien , voyons , pourfuivit- il en tirant fon épée , voyons fi vous avés a-utant de bravoure que de gravi- té. Je ne m'attendois pas , je l'avoue,

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â une reponfe fi vive. Je me mis en dé- fenle. L'autre François ^ & le Turc qui nie fuivoit , ne demeurèrent pas fpec- tateurs oififs de ce combat. Mais com- ment fe battre dans une chambre , des femmes allarmées vous 'arrachent les armes des mains ? Elles fe mirent entre nous , & rendirent par-là toute notre fureur inutile. Elles eflayerent de nous calmer; & deux jeunes perfon- nes , des plus charmantes , qui entrè- rent, finirent entierem.ent la querelle : 'chacun trouvant de quoi s'am.ufer , peu à peu les efprits fe calmèrent de forte qu'à l'arrivée du fouper , que les Moi- nes avoient commandé , nous nous mi- mes tous à table. C'eft ainfi que fou- vent le vin ralTemble ceux que l'amour avoit defunis. Je n'ai pas encore fait en France de repas, plus gai. Le vin , dont je commence à connoîire le mérite , en a bien davantage , félon moi , quand il nous eft verfé par les mains de quel- ques belles , & que nos lèvres peuvent voltiger des bords d'un verre furie vi- fage d'une aimable perfônne , qui nous fourit en nous rendant mille baifers pour un.

Tio Mémoires

Acleur de cette fcène charmante qui fe paiToit fous mes yeux , je voyois avec un plaifir in£ni ces jeunes Fran<;oifes dans le déshabille le plus galant du monde. Uu ruban bleu , pafle négligem- ment dans leurs cheveux > faifoit toute leur coeifure ;des corcets blancs collés contre leur corps , & ferrés avec art , nous en découvroient la taille, que j'aurois renfermée entre mes mains ; une gorge parfaite en fortoit avec grâ- ce, & communiquoit de fon mouve- ment naturel à la Cmple gaze, devi- née en apparence à la couvrir , maïs mife en effet pour irriter les defirs ; un petit jupon , d*une toile légère , & aiïèz court pour laifîêr voir un bas de foye plus blanc que la neige , & un foulier de même couleur , terminoit , par le bas , tous leurs ajuftemens : de tems en tems leurs beaux bras paffes fous nos cols , & leurs jambes croifées fur Iqs nôtres , nous les faifoient voir dans une attitude capable d'infpiier de tendres mouvements au coeur le plus InfenGble,

Au defïèrt, elles payèrent fur ao$ genoux , ô< nous fécondant ^ le verre à

la main , nous nous ennivrames en- femble , & de vin & d'amour. Quand on eut deiïèrvi , sûrs d'obtenir les fa- veurs de nos Dames , nous nous mî- mes à imaginer quelque nouvelle fa- çon pour les rendre plus piquantes. L*Hôtel des Moufquetaires eft une Académie l'on traite trop fouvent ces fortes de matières , pour que j'aye eu la témérité d'efpérer l'emporter fur les jeunes François , compagnons de nos piaifirs.

Après avoir rêvé un moment , le plus jeune propofa un quadrille de fon invention. Quant au payement (car pour la façon de jouer les cartes , elle étoit la même que celle qui eft en ufage} , comme nous voulûmes payer comptant y il ne fut queftion ni de jettons , ni de fiches , ni de contrats ; les premiers furent eftimés un baifer fur la boucheries féconds & les derniers à proportion. Il ne failoit pas moins ^u'un fans-prendre en couleur favorite, pour prendre la dernière faveur , auquel ■cas celui ou celle qui le gagnort , choi- filïbit un payeur à fon gré dans la com- f agnie. J'eus k boaheur d'en faixe ys

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le premier tour. Je lus dans les yeux d*une brune qui étoit vis-à-vis de moi qu'elle ne feroit pas fâchée de me pa- yer. Je lui fis figne. Elle me fuivit. Croirois-fu , belle Efclave , que cette Françoife enchérit fur le Moufquetai- re ? Elle me foutint que ce quadrille amoureux, au lieu de finir, devoit commencer par les^ tours doubles ; parce que les joueurs pourroient fort bien , difoit-elle , ne pas trouver dans leur boëte de quoi payer doublement à la fin du jeu. Je voulus aller conful- ter le cas ; mais elle s'offrit de payer d'avance , & d'en palier après par l'on voudruiî- , au hafard de payer dou- ble deux fois. Quelle génér&iité | quand je propofai cette addition a l'afïèm- blé'--, chacun applaudit ; & il fut con- clu , d'une voix unanime , que le pre- mier & dernier tour feroient doi blés : mais on s'anima tellement au jeu, que je crois qu'ils le furent tous.

La partie finie, je me retirai à l'Hô- tel fort content de cette petite aven- ture. Quelques coups de baftonnade que je fis donner à deux de mes domef- tiques pour quelques tours qu'ils m'a*

voient faits, fit croire à notre AiT:baf- fadeur qu'ils étoient les caufes des plaintes qu'on et-oit venu faire , & que •j'avois , difoit-il , fi fagement calmées i car je lui fis une hiiloire à ce fujet bien aufTi belle que celle qui venoit de m'ar- river.

Enfin , las des faveurs de ces fortes de perfonnes, je voulus fçavoir ficel- les des Dames de condition avoient quelque chofe de plus vif 6c de plus amufant. Je m'apperçus bientôt qu'el- les étoient des femmes comme les au- tres , & que telle , qui eft une refpec- table Marquife , Comtefl^, ou Duchef- fe , feroit une honnête coquette , fi le fort l'eût fait naître dans un rang moins élevé. Les unes , enflées de leur naiifance chimérique , vous vantent fans ceiFe leur origine. 11 n'y a que leurs Ancêtres qui ont fait de belles avions. Ils étoient les favoris des Rois qui vi- voient de leur tems. Les Hiftoriens font des fots de les avoir pafTes fous filence. Elles s'imaginent que leurs vertus ont palTees jufqu'à elles, tandis qu'un vain nom, qu'elles deshonorent, el^ tout ce qui leur en reite.Foible reiÏQurce qu'un

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vieux parchemin pour prouver fa no blelfe : c'eil: dans le cœur qu'on la doit lire. Mais chaque peuple a fes folies ; pourquoi les François n'au- roient-ils pas les leurs ? Il tiï encore une autre efpece de NobleiTe qui rend bien les femmes aulTi vaines. Ce font les biens qui font les Nobles de cette féconde claiFj , moins refpellabie & plus refpedée que la première.

Il n'y a de vraiment etlimables , fe- ibn moi , que cei.x qui commencent à .anoblir ou à enrichir leur famâile ; & ce font ceux que l'on eftime ici le moins. Un fat, d'un Héros , a un degré de DoblefTe de plus que fon père. Le fils d'un homme qui aura eu le talent de fixer la fortune en fa faveur , fut-il un fot , commence à trouver des alliances honorables , auxquelles fon père n'au- roit ofé prétendre avec tout fon mérite perfonnel. Le Héros eft autant au def^ fus de l'homme de fortune , que l'hom- me qui ne doit fa fortune qu'à lui-mè- me eft au deiïus de ces petits Nobles , qui doivent tout au caprice du fort , qui par pitié les a fait naître dans un rang ou ieurfoible mérite ne les eût jamais

Turcs, ii$

éleyés : aufîi ne font-ils eflimés que par leurs femblables , qui ont le n^alheuc d'être en grand nombre. Les honnêtes- gens penfent tout le contraire ; mais ils font fi peu confidérés dans le monde , qu'ils font obliges de faire leur cour à un tas de faquins 6c de Petits-maîtres anoblis , qui m.éprifent au fond du cœur. Il en eftdes femunes comme des hommes dans ces deux états. Une Da- me de condition méprife une Finan- cière , (Se la Financière lui rend la pa- reille. Contente d'un Hôtel magnifia que , d'une table bien fervie , d'un bon équipage, d'un nombreux domeftique, & d'une garde -robe bien fournie , elle laiffe à la Comtefïe indigente la gloire de devoir fon origine à des demi Dieux.

La première perfonne de nom dont je briguai les faveurs étoit une Com- tefle infatuée de fa nailTance. Il falloit, pour être fon amant titré , faire les mêmes preuves de noblefîè que pour être Chevalier de Malthe : auffi avec ma qualité de Bâcha , que je ne vou- iois pas rendre publique , je ne fus qu'un de ces amans de peu de confé-

Ii6 Mémoires

quence , que l'on prend fans éclat , & que Ton quitte de mùme. La ComtefTe de Luzi, qui eft le nom de cette belle orgueilleufe , avoit encore un autre qualité auffî recommandable que la première i elle étoit joueufe de pro- feflion, 6(. avoit perdu une partie de fon bien au jeu. Sa fierté naturelle n'en fouffroit pas peu : aufTi falloit-il fouvent qu'elle écoutât les foupirs ilerlins de quelques Financiers , qu'elle regardoit en public du haut de fa grandeur; mais comme elle étoit charmante , ceux-ci lui pardonnoient des dédains dont ils fe dédommageoient en fecret. Que ne paiTe-t'on pas à une aimable fem- me ?

Un jour le hafard m'ayant conduit chez la Comteffè de Luzi , avec un ami, joueur de profefïion , qui y étoit connu ;^ cette Dame fit fur moi une impreffion fi vive , que je ne fus pas le maître de me défendre de Taimer. J'a- bandonnai quelque tems mes connoif- fances , pour facrifier tous mes mom.ens à cette charmante Françoife. Je devins joueur. Comme fon Hôtel eil le ren- dez-vous de ceux qui ont de l'argent à

Turcs» 117

perdre , le jeu me procuroit l'occafion de la voir chez elle quand je voulois. Aimer le jeu eft un mérite à Paris qui donne des entrées par tout. Un homme qui n*a pas ce ridicule talent eft regar- dé comme une perfonne inutile à lafo- cieté : chacun le fuit.

Madame de Luzi ne laiffôit quelque- fois tomber les yeux fur moi, que par- ce qu'un Turc n'eft pas ici quelque cho- fe de fort commun. En vain je cherchai l'occafion de lui parler feul : il me fut impofTible de la trouver. Un foir qu'el- le avoir beaucoup perdu , & qu'elle étoit d'une humeur épouvantable , ju- rant contre le jeu , & le joueur qui l'a- voit gagnée; je fus fort étonné de les voir revenir enfemble y après une de- mi-heure d'abfence, les meilleurs amis du monde. Un homme qui aime voit plus clair qu'un autre. La première penfée qui me vint à l'efprit , fut qu'ils avoient trouvé le fecret de s'accom- moder à l'amiable. Je fouhaitai mille fois depuis avoir aiTez de bonheur pour gagner une fomme confidérable à la Comtefïe , réfolu de la lui abandonner au même prix. Je m'appliquai su jev»

iî8 Mémoires

avec plus d^ardeur que jamais, je ga- gnai plufîeurs fois à Madame de Luzi quelqu'argent ; mais comme eJie ga- gnoit aufTi , elle me payoit fur le champ. Elle etoit heureufe : elleperdoit moins qu'une autre. ^ Il n'eft rien cependant dont on nt vienne à bout avec le tems. Un jour que j'arrivai chez la ComtefTe , Ôc qu'elle perdoit beaucoup , je voulus profiter de Ton malheur; car les cartes, AinTi que les armes , font journalières. Je fus affez heureux pour lui gagner une fomme aflez forte. Réduite au de- fefpdir , elle déchira inutilement vingt g)is les cartes , 6c en demanda d'autres. Elle ne put vaincre fa mauvaife fortu- ne. Le bonheur voulut qu'étant arrivé des derniers , elle n'eût pas dequoi me payer. Après le jeu , elle me tira à l'é- eart , & me dit à l'oreille fi je pourrois lui faire crédit pour quelques jours fur fon billet. Coinme je Taffurai que j'é- tois trop charmé de trouver une fois en ma vie l'occafion de l'obliger, pour exiger d'elle plus que fa parole , elle niQ répondit obligeamment que cela û'etgit pas juite. Tout en parlant ,

Tv RC f. ^ I îf

la fuîvis dans' un« chambre voifme , où' elle aHoit , difoit-elle , me donner un mot d''éx:rit. Croyez -vons , Mada- me , lui dis-je en arrachant la plume de B^s mains , croyez-vous que^ l'intérêt foit le motif qui meconduife ici? Non, le jeu n*a fervi que de prétexte à l'a- mour que vous m'avés inrptré. C'eft Famour qui doit me payer : mes yeux vous l'ont déjà dit afïèz de fois , û vous aviés daigné les entendre. Vous me furprenés , Achmet , me dit la Com* teiTe , en me regardant avec étonne- ment. Que pouvez- vous efpérer? Vous imaginez-vous que je puiffe m'abâiflet jufqu'à aimer un Turc , c'eit-à-dire , un homme fansdélicateife ? La nature, lui dis-je , ne n^ous a pas fait un cœur différent de celui des François. C'eft donc à dire , ajouta-t'elle en fe radou- ciffant , que vous regretteriez peu ce que je vous dms , fi je voulois vous écouter? Que ne fuis-je en état , lui répondis-je , d'en facrifier mille fors davantage pour la moindre de vos fa- veurs ? Ah ! dts faveurs , reprit-elle ea fe jettant fur un fbfa \ je vous entenr. Je dois être ftâtée qu« Yowî conties ks

IlO MEy.OIRES

miennes pour quelque chofe : je ne laif- fepas d'aimer en vous cedefmtereiTe- ment. Si les bontés d'une Dame pou- voient fe payer, j'avoue que vous met- tes celles que vous voudriés avoir de moi à un prix raifonnable. Vous me trouvés donc jolie ? ChàriTiante , lui dis-je , en baifant une de Ces mains , que je tenois collée contre ma bouche, en lui jettant de tems en tems des re- gards animés de la plus vive tendrefTe. J'augurai bien de la petite rêverie dans laquelle elle tomba tout d'un coup. En vain prit-elle un air plus férieux, ôc me pria-t'elle de la laifTer tranquille : com- me elle ne quitta pas le fofa , je de* meurai toujours à (es pieds , que je te- nois embrafTés. Ses bras languiflTam- ment penchés me dirent bientôt que cette Dame n'aimoit pas à avoir des créanciers.

. Comme , emporté par la violence de ma paffîon , j'allois cefTer d'être fon dé- biteur , elle fe leva en colère , en me difant pour qui je la prenois , & û j'é- tois Gentilhomme pour ofer la toucher. Je lui appris que j'étois Bâcha à trois queues. Cette dignité , pourfuivis-je ,

équivaut

Turcs, 121

équivaut h celle de Duc & Pair en Fran- ce. Bâcha à trois queues , reprit-elle ] que ne parliez-vous donc ? Cela étant * vous êtes en état de faire crédit aux Dames , & de leur prêter mtme au be- foin. Si j'étois aiTez heureux , lui dis- je , pour vous être bon à quelque chofe, je m'en fairois un vrai plaifir. Pourquoi non, pourfuivit-elle? Auriez-vous un fac de mille francs à me prêter ? Je vous jure de vous les rendre au premier jour. J'aimois. Le moyen de refufer ? Je lui promis de le lui envoyer le len- demain à fon lever. C'étoit avancer beaucoup mes affaires; avec de l'argent, que ne fait-on pas d'une joueufe ? La Comteflè fe remit fur le fofa , 6c me prenant la main ; je vois bien , me dit- elle , que vous voulés vaincre mia ré- fiftance à force de génércfité. A ces mots , elle fe lailPa aller languifîîjm- ment dans mes bras, & céda fans ré- fiftance à mes tranfports. Depuis ce moment , je ne fuis plus furpris de voir quantité de Dames de condition, ilins bien pour la plupart , ne lailïèr pas de perdre généreufement des fommes allez confidérables au jeu : la bourfe qui leur Tome IL F

I î 2 Mémoires

fournit de quoi payer eft inepuifable* Je ne manquai pas de porter moi-mê- me le lendemain matin à Madame de Luzi les mille francs qu'elle m'avoit demandés pour quelques jours. On ne m'eut pas plutôt annoncé , qu'elle or- donna qu'on me ht entrer. Elle étoit encore couchée ; mais c'ell un privilè- ge accordé aux jeunes veuves , de rece- voir ainfi les hommes. Quoi | vous ve- nés vous-même, me dit-elle ? J'écris à une de mes amies que j'irai jouer chez elle cette après-midi ; car je compte fijr votre argent. Vous me l'apportés fans doute ? Je lui dis que je ne fçavois ce que c'étoit que de manquer à ma pa- role , & qu'il m'étoit trop doux d'obli- ger une aimable Dame ; que j'avois autant de plaifir à lui prêter , qu'elle en auroit à recevoir. C'étoit beaucoup di- re. Je lui préfentai en même tems la fomme qu'elle m'avoit demandée. Pour cet argent-là, me dit-elle , je veux vous en faire un billet payable à votre vo- lonté , pourvu qu'elle ne vienne pas trop tôt. Je lui dis que je n'en étois pas prefTé , & qu'elle pouvoit en dif^ pofer pour autant de tems qu'elle fou-

Turcs, j r^

haiteroit , fans qu'il fut befoin de biû let ; que fa plume ne devoir être emplo- yée qu'à écrire à un amant heureux.

Mais fçavez-vous , Achmet, médit, elle, que je vous trouve charmant pour un Turc ? Vous faites tout de fi benne grâce , qu'en vérité la fem.me la plus vertueufe fe trouve bien foible avec vous. Vous êtes un homme dangereux Après ce qui m'étoit arrivé la veille " je pouvois, fans témérité , exiger quel- que nouvelle reconnoiiTance de la Com- telTe. Elle vit j'en vouiois venir. Je i .erois ingrate , me dit-elle , û je vous refufois quelque chofe. Voudriez-vous ■auffi être payé fur le champ des mille trancs que vous venés de me prêter > Comme je les comptois perdus , je nfquai rien, & me fis un mérite de iprendre ce qu'elle m'offroit de fi bon ne grâce. Le jeu étoit joli ; mais c'étoit payer les cartes un peu cher. ^ Quelques-jours après , elle m'écrmt de ui prêter cent écus pour fîx heures ifeulement : fa lettre finifToit par me 3rier de les lui porter moi-même, par- :e que mamain difoit.elle , étoit heu- eufe, Refolu de facrifier encore cette

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1 24 Mémoire?

fomme , je me rendis chez cette Came pour la dernière fois ,& ,'en revins pavé en mêmes raonnoyes que les pre- cédentes.N'ayant pas le moyen de 1 ai- mer plus long-tems , )e cherchai fortu-

'"La"Ma;;uif=deFerricrefutcellefur .ur^etr'ai les yeux. C;eiUne,eune

brune , vive , enjouée , P^^',"^ ,f;-ï'„\; niariée depuis peu , maigre elle , a un homme fort âge , qui n'a de recomman- S que de grands biens & beaucoup

de bonne opinion^de '"'"f ^'/f;/'""^' être le premier génie de fon fiecle- Une vieille médaille , un vieux tableau , ou me étoile , qui paroît sVtre dérangée dans le Ciel l'occupe pendant des mois entiers. Avec ces belles quaites,.left

T^louy à l'excès , & fe croit plus que fuf- Spourfatisfaire l'aimable Marqu.

fe qui gémit fouvent feule des ma* vais quarts-d'heures que fon fexagenai- re lui fait paffer. . ,

J'avois fçu toutes ces particularité.'} de la Comteffe de Luzi , chez qui , a-* voi vu une fois Madame de Ferriere| la parente. Voici comme je m y pn povfr venir à bout de mes deiTeins. ■.;

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Turcs, 125

Je rendis une vifits au vieux Mar- quis, fans ieconnoître. Etranger à Pa- ris , cette forte de liberté m'étoît per- mife. Je lui dis que , fur le bruit que fa réputation faifoit dans le monde , i'au- rois à me reprocher toute ma vie , il je quittoîs la France fans connoître un homme qui en fait le principaL orne- ment par fon efprit , & qui poflede tant de curiofités qui ne fe trouvent point ailleurs. Flâté de mon compliment , il me reçut , on ne peut pas mieux. II fallut commencer par mi'ennuyer plus de deux heures à voir toutes les fadai- fQS qui rempliiïènt fon cabinet , & écou- ter les ennuyantes diiïertations qu'il me fit fur chaque chofe en particu- lier. Il déclama contre la décadence du bon goût en France. Croiriez-vous , me dit-il d'un ton pathétique , qu'il n'y aprefque plus d'amateurs de la bel- le Antiquité ? Pour moi , pourfuivit-il avec enthoufiafme , je me fuis toujours fait gloire d'être fon plus zélépartifan. Je méprife fouverainement tout ce qui ne vient pas de Rome ou d'Athènes. Ce bon-homme difoit vrai; car en vaia je voulus plufieyrs fois lui parler de fa

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nation ; il en fçavoit moins que moi ^ & il m'avoua même ingénuëment qu'il avoit toujours été fi occupé , qu'il n'a- voit pas encore pu trouver le tems d'é- tudier rKiiioire de France. Pour tout dire , en un mot , fans le Dixième , qu'il lui fdlloit payer comme les autres , il auroit ignoré que l'on étoit en guerre. Combien il en efl: à Paris qui lui ref- femblent !

Voilà , chère Atalide , le rival que j'avois à combattre ; d'autant moins re- doutable pour moi,qu'il avoit des droits légitimes fur l'aimable de Ferriére , ë< qu'un époux eft compté pour rien eu ce Pays.

Je fçus fi bien m'infinuer dans VeC- prit du bon-homme , en adoptant tou- tes {qs idées ridicules , & en donnant dans tous fes travers , que je gagnai en- tièrement fa contiance en fort peu de tems ; j'étois l'ami de la maifon. Le mépris que j'affe6tai avoir pour toutes Iqs femmes fit qu'il s'ouvrit à moi au fujet de la fienne.

Que je fuis heureux , me dit-il un jour, d'avoir une époufe aufiifage que Madame de Ferriére 1 Crpiriez-vous

Turcs, 127

qu'à ion âge elle n'a nul goût pour Iss plaifirs? Plus j'examine fa conduite , plus je la trouve irrt'prochable ; Ôc comment fe plairoit-elle aux carciTes des autres hommes , pourfuivit-il ? e^- le efl infenfible aux miennes , Ôi ne fe livre à moi que par amitié ôi par de- voir ; nulle pafTion n'agite fon cœur» J'avoue que les plaifirs qu'elle me pro- cure feroient plus vifs ,ri elle les par- tageoit avec moi ; mais la tranquillité dans laquelle je vij à fon égard m'en dédommage.

La Marquife n'étoit pas fi infenfi- ble que fe l'imaginoit Mr. de Ferriére ; mais commue elle avoir infiniment d'ef- prit , elle fçavoit fans doute cacher fon jeu. Je lus plufieurs fois dans f^s yeux qu'elle étoitde complexion amoureufe. J'avois rifqué quelques tendres regards, qui furent aflez bien reçus ; mais il n'y avait pas moyen d'aller plus loin , ne pouvant me débarraiïer de fon vieux, jaloux , qui ne fortoit jamais de cher lui.

Las de jouer un fi fot perfonnage ^ j'allois quitter la partie , lorfqu'une Comète , qui parut , me donna queU

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que efpérance. Je penfai que notre vieil Aftrologue ne manqueroit pas d'aller à rObfervatoire lire dans le Ciel ce qui s\' paiToit. Je ne me trom- pai pas. Bien informé du jour ôi de l'heure qu'il fortiroit , je choifis ce tems pour aller lire ce qui fe paiToit dans le cœur de fon époufe. Il ne faut pas moins que des Phénomènes pour tirer ce vieux jaloux de fon cabinet.. Je me rendis donc chez lui à deifein de lui demander à fouper. Comme j'étois connu dans la maifon pour fon ami , quoique le portier m'eut dit que Mon- fieur étoit abfent , je ne lailTai pas d'entrer. Je me rendis au jardin , efpé- rant y trouver la jeune Marquife , qui ne manquoit pas d'y aller tous les foirs prendre le frais.

La première perfonne qui s'y pré- fentaà mes yeux, fut Madame de Per- rière. Je courus à elle. J'augurai bien du trouble que lui caufa ma préfence. Elle parut d'abord interdite. Que fou- hiitez-vous, Achmet , me dit-elle d'une voix embarraiTée ? Monfieur de Ferriére eft forti. Ce n'efl: pas lui que je cherche ici, Pfïadame, lui répondis-

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je ; c*eil: vous-même. Moi-même , me dit-ells en fe troublant encore da- vantage ? & qu'auriez-vous à me direî Que votre fort eil: bien à plaindre , lui rëpondis-je , de paiïèr les plus beaux de vos jours dans la folitude la plus trifte & inconnue au monde , dont vous fériés les délices. Que vous êtes bon de me plaindre, reprit-elle avec douceur '. Les femmes de condition , en France , ne naiflent- elles pas efcia- ves des caprices de leurs parens, quî les vendent au plus offrans ? Celui que Ton aime le moins eft ordinaire- ment celui que la loi nous ordonne d'aimer le plu.s. Une aimable perlon- ne a toujours de quoi fe venger , lui dis-je. Il ti\ vrai , ajoûta-t'eile en fou- riant , que fi la vengeance eft permife quelquefois , c'eft en ces fortes d'occa- fions. Un homme qui nous epoufe mai- gre nous mériteroit bien que l'on fit quelque chofe malgré lui. Croiriez-vous bien ajoûta-t'eile, qu'il y a plus de fix mois que je n'ai été fi long-tems feule avec un homme ? Monfieur de Ferriére ne peut garder un ami huit jours ; il a le don de les ennuyer tous

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!r>o Me moires

à la mort. le ne fçais comment vous aves pu vous accoutumer à fon humeur. L'amour eft bien puiffànt , belle Fran- çoife, dis-je à cette Dame. C'efl lui qui me conduit ici. Ce Dieu m'eft té- moin que c'eft pour vous feule que j'y viens. Pour moi , s'écria-t'elle avec une farprife mxélée d'un peu de complai- jance ? Oui pour vous lui dis-je. Depuis le^ourque le hazard vous offrit à mes yeux chez Madame de Luzi , je- ne fus pas le maître de rejetter les impreiTions charmantes que vous fîtes fur mon cœur» Il y a trop iong-tems p. Madame , que je cherche à vous en faire l'aveu , pour ne pas profiter de cetheureux moment rduffiez-vousvous offenfer de l'amour que j'ai pris dans vos yeux , je ne puis vous le cacher davan- tage. Ne le condamnez pas apri^s l'a- voir fait naître. Un foupir & un pro- fond (îlence fut toute la réponfe que l'on me fit* Je recommençai à jurer à cette Belle que je l'adorois , en lapref- fànt entre mes bras.

Que vous êtes féduifant , me dtf- elle î Enfin , c'étoit donc - ce que fignifioient ces tendras regards que l'af-

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fe6tois de ne pas voir ? mais ils flâ- toient trop mon amour propre pour pas y être fenfible. Une femme répan- due dans le monde , ôi accoutumée aux langages flâteurs de tous les hom- mes, s'accoutume infenfiblement à les voir & à les écouter avec indifférence ; mais moi qu'un époux retient ici cap- tive , comment ne ferois-je pas flâtée des bontés d'un homme qui eft le pre- mier qui a pu trouver le moment de me dire qu'il m'aime ?

A la faveur de la nuit , qui commen- çoit à devenir plus fombre , je pris avec tranfporc un baifer fur les lèvres de cette Dame , qui me dit de la fui- vre fur une terraiïè d'où nous pour- rions voir la Comète^ M'appercevant que 5 pour y aller ,, il falloit traverfer une allée des plus couvertes , à tra- vers laquelle j'entrevoyois à peine une efpéce de jour ,. je donnai le bras à la Marquife , & me mis en devoir de l'y conduire. Arrivés fous les arbres : que cet endroit , lui dis-je , feroit favorable pour fe venger d'un époux î Ah î Mar- quife fi vous m'aimiés , nous verrions bien ia. Comète un autre jour* Demain.

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^>ar exemple, Monfic^ur de Ferriere nous l'expliquera ; 6i demain , quand vous voudriésme rendre heureux, vous ne le pourries plus. En finilTant ces mots je lui donnois encore un baifer Lr la bouche. Elle fe mit à folâtrer, èk à fuir devant moi. Je Teus bientôt rejointe j & me jettant à ks genoux^ qae j'embralTai , foit foiblefïè de la part , foit que je les prefTai trop fort , ils plièrent, & la Marquife tompa fous moi. L'éclat de rire qu'el- le fit m'enhardit ; 6c au lieu de lui prêter mes mains pour la relever, je m'en fervis pour la retenir dans mes bras. Peut-être que (lie jour nous eût éclairés dans ce petit com/bat, j'au- rois vu quelque chofe de bien aufïi charmant que la Comète j mais le fo- ieil n'ed pas fait pour porter fes rayons dans ces lieux fortunés. Le jeu dura quelque tems. On ne joue pas impu- nément avec l'amour : rarement ce Dieu eft dupe. L'aimable de Ferriere y prit goût. Vous chiffonnés mon tour de gorge , me dit-elle avec vivacité. C'eit aifcz rire. Quittons ce lieu : Ton ne ;>'y yoit pas. Je fens vos mains ^

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mais en vain je les chercKe dans les ténèbres , je ne puis les découvrir. FiniiTez-donc.

Cette belle ne faifoit cependant nul effort pour fe relever. Je ne fçais ce que je devins tout d'un coup ; mais après un moment d'un plaifir fi vif, que j'en perdis toute connoiiïànce , je me trouvai entre les bras de la jeune M rquife. J'avois le vifage appuyé contre le (len. Elle me parut immo- bile ; ai lans quelques foupirs , qu'el- le laiiluit échapper de tems en tems, Ôi que fa gorg^ , par une douce agita- tation , r^nvoyoit contre ma poitrine , j'aurois crain*- pour fa vie. On meurt de joye aufli bien que de douleur : ce- la n'eil pas fans exem.plt^. Je fis alors refie'xion à ce que le vieux de Ferriëre m'avoit di: , que fon e'poufe étoit infenfioie, qu elle ne prenoit pas mê- m^e du pla^{:r avec lui , & je ne pus m'empêcher de rire de la crédulité de ce bon vieillard.

Elle fe réveilla tout d'un coup , com- me d'un profond aircupilTemeni: , ôc me repoulTa d'abord, en me difant^ fi c'étoit ainfi que l'or* agiiïcât avec une

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honnéte-femme ; puis fe relevant , avec un peu moins de vivacité qu'elle en avoit auparavant, elle prit , en rê- vant, le chemin de la terralTe fans vouloir me parler. Je la fuivis. bien, lui dis-je , en y arrivant , vous voyés que nous y femmes encore à tems : la Comète ne fait que comi- mencer à paroître. Monfieur de Per- rière , une lunette à la main, alTiége le Ciel de fes regards : mais ne crai- gnez rien , Madam^e , pourfuivis-je , fa lunette ne porte pas jufqu'ici. Vous badines bien à votre aife , reprit la Marquife. Je ne fuis nullement con- tente de vous. Elle me fît encore quel- ques reproches , qui fe terminèrent par me dire , que fi cela m'arrivoit davantage , elle en avertiroit fon ma- ri. Je n'en crus rien ; & je crois que je n'eus pas tort. En quittant la terrafïè y elle eut la précaution de {Lire un grand détour, pour éviter de paflèr par l'al- lée qui m'avoit été fi favorable.

Comme il étoit tard,& que le Mar- quis n'arrivoit point, la Dame me pria de ne pas demeurer davantage avec elle 3 de crainte de donner de lajalou-

Tu R c s-, lyç

Se à Ton époux. Je quittai donc cette aimable Françoife , après l'avoir em- braifée, & lui avoir promis de revenir le lendemain dîner chez elle.

Je m'y rendis effeôlivement. Juge 5 chère Atalide, s'il y fut parlé de la Comète. Le Marquis foutint que la queue devoit tomber dans fon jardin. Il dem.anda à Madame deFerriére fielle s'ene'toit apperçue. Elle re'pondit qu'il. étoit vrai , 6c ne put s'empêcher de fourire , en me jettant un coup d'ceil , auquel je répondis par un autre aufïi expreiTif que le lien. Comme je dis à Monfieurde Feiriére que ien'avoispas vu ce Phénomène , il s'offrit de me le faire voir le foir même de deiFus la terraiïe. Il n'y a qu'à vous faire prépa- rer ici un lit ,me dit-il, & nous paiTe- rons une partie de la nuit dans le jar- din. Je n'eus garde de rejetter cette propofition , qui m'annonçoit quelque aventure nouvelle. Que le jour me fem,- bla long î Enfin la nuit venue , on fou— pa de fort bonne heure, pour avoir plus detemis. La Marquife nous accompa-- gna , 6: nous paiTàmes tous enfembie l'ailée charmante , qui m'avoit û bieii:

13^ Mémoires

fervi la veille à pareille heure. Que deux yeux de plus rendirent la fcène bien différente ; Il n'y avoitpas moyen d'efpérer un fort û heureux. Comme il y faifoit fort fom.bre , je ne lailTai pas de donner quelques baifers à la belle Marquife que Ton époux tenoit par le bras. Elle ne faifoit qu'en rire , & me ferroit la main de tems en tems , en répondant au Marquis , qui lui parloit de la Comète qui parut en je ne Cçàis quelle année.

_A force de jouer le bon-homm.e , je faillis découvrir tout le fecret. Quand nous fumes arrivés à l'endroit j'a- vois été heureux la veille , en voulant prendre la main de Madame de Per- rière pour l'en faire reiîbuvenir, je pris celle de fon mari qu'il portait de côté & .d'autre en gelliculant ; mais je fçus fi à propos applaudir à ce qu'il difoit , en lui ferrant la main , qu il témoigna en être fatisfait , & prit cette feinte pour une dém.onftration d'amitié , ou pour un mouvement d'admiration cau- f? par ce qu'il difoit.

Arrivés fur la terrafle , il nous fît part de ks fçavantes réflexions , & nous

Turcs, 137

expliqua la Comc'te par l'Algèbre , fé- lon les régies de Kepler : mais toutes les fois que , curieux des fecrets du Ciel, il avoir un œil fermé , Si l'autra fur fa lunette , je volois un tendre bai- fer fur les lèvres de fon aimable épou- fe , & je ne voyois qu'elle. Quoique je répondiire à notre Aftrologue , que je découvrois dans le Ciel les mêmes chofes que lui , je n'avois garde de le contrarier en rien : j'ajoutois même de tems en tem.s qu'il me fembloit voir quelque chofe de nouveau , pour l'en- gager à ne pas quitter fa lunette.

Enfin , fatigués d'avoir vu tant de belles chofes , nous rentrâmes , & le Marquis me conduifit lui-même dans Tappartem.ent qui m'étoit deftiné. Je connoifïois la maifon. Je vis avec plai- fir Mu'il n'étoit pas éloigné de celui de Madame de Ferriére. Sans faire réfle- xion que la chambre à coucher de fon époux y comm.uniquoit , je me livrai un moment aux idées charmantes qui palTerent par mon efprit. Je me rendis à la porte de l'appartement delà Mar- quife. Au bruit que je fis pour l'ouvrir, j'entendis tout d'un coup la voix d'un

2]c^ Mémoires

d*un homme ( c'ctoit Monfieur de Ferriére ) , qui demanda qui étoit- là. Ah ! ah 1 je vous y prens , lui dis- je , fans me déconcerter : vous êtes un bel Aflrologue î tandis que le Ciel eft tout en feu , <S: que Ton y voit la.cho- fe la plus extraordinaire du monde , vous dormes tranquillement. Las de vous chercher par tout , ne vous trou- vant ni dans votre lit, ni fur la terraf- fe , je fuis enfin venu ici : mais je ne fçais (i vous verres encore quelque cho- fe ; j'en doute. Que je vous ai d'obliga- tion , s'e'cria le bon vi:rillard , avec une joï^ qui égaloit prefquela mienne'. Pendant qu'il Ct levait , j'entrai pour répondre aux différentes queflions qu'il me faifoit fur ce que j'avois vu. Tandis qu'il s'habilloit , & qu'il fortit pour crier qu'on apportât de la lumière & Ces lunettes, je me mis un moment auprès de Madame , qui n'ofoit crier , difoit-elle , parce que fon époux étoit- là. Comme les momens étoient pré- cieux , nous abrégeâmes le cérémo- niai i enforte que quand la lumière parut , j'étois à dix pas du lit, couché fur un fofa j d'où je demandai au Mar-

Turcs. i]9

quis , d'un air grave il les lunettes étoient bonnes.

Quand tout fut prépare , j'ouvris une fenêtre , en annonçant au bon- homme qu'on ne voyoit plus rien , ôc qu'il pouvoit fe recoucher. Me recou- cher , dit-il? cVil pour le coup que vous auriés raifon de vous moquer de moi. Vous, qui avés tout vu, vous pou- vez y aller; peut-être paroîtra-t'il en- core quelque chofe. Plus je le preffai de fe remettre au lit , en difant cepen- dant par exclamation : que cela étoit curieux à voir | quel dommage que vous ne l'ayés pas vu ! moins il avoit envie de refter. Nous fortimes enfem- ble. H prit le chemin de fon jardin , & moi je revins fur mes pas auprès de la jeune Marquife, qui éclata de rire en apprenant que je n'avois rien vu, & que c'étoit par préfence d'efprit que j''avois trouvé tout d'un coup ce prétexte quim'avoitfi bienreufll. Cela eft fort bien, dit-elle. Ne comptez ce- pendant pas palïsr la nuit auprès de moi : retirez-vous dans votre apparte- ment; vous devés être fatisfait. Cela, as m'empêcha pas de demeurer.. La»

140 Mémoires

belle ne voulut pas fans doute fe don- ner la peine de crier, parce que fun luan étoit trop loin pour cette fois , 6c qu'il n'ai.roit pas entendu.

Je pslTai avec elle environ deux heu- res les plus délicieufes. Il femble que les plaifirs font plus vifs quand Tamour nous les procure par quelques rufes. De crainte d'être furpris par Monfieur de Ferriere , je m'arrachai enfin avec peine d'un lieu fi plein de charmes. En retournant dans ma chambre , je vis avec furprife que le Marquis ea fortuit. Avant qu'il m'eut apperçu , je courus à une fenêtre d'un corridor voi- fîn , par lequel il devoit pafTer. Il ne tarda pas à m'y appercevoir. Eft-ce vous , me dit-il ? Vousm'avës fait une peur épouvanta!")le : je croyois voir un phantôme , ou un voleur. Un homme d'efprit, lui dis-je , ne s'épouvante de rien. Je viens de me relever pour exa- miners'il ne paroiiToit rien davantage, auquel cas j'aurois été vous rejoindre. Non , me dit-il , je n'ai rien vu. Je vous l'avois bien dit , lui dis-je : vous n'a- vés pas voulu me croire. Allons nous coucher , croyez-moi ; vous êtes con-

. Tv KC - Hâ-

tent , & moi aufTi. Nons nous quittâ- mes ainfi les meilleurs amis du monde. Avec les Dames il n'y a que la pre- mière féance qui coûte. Tai vu depuis l'aimable Marquife autant de fois que roccafion s'en eft préfentee. Je ferois un livre entier de tous les tours que nous avons jou^s à fon époux. Je me réferve le plaiiir de te les conter de vive voix. Je ne puis cependant m em- pêcher de t'en dire encore un.

Une nuit que j'avois eu le Tecret de me glilTer dans l'appartement de Irla- dame de Ferriére , en rentrant fur mes pas , après avoir feint de iortir, le Marquis s'avifa de venir voir (on epoufe pendant que j'étois tranquille- ment à fes côtés. Il fallut battre en retraite. J'avois dérangé fes plailirs : il dérangea les miens pour cette fois. Je n'eus que le tems de me jetter dans un petit cabinet à toilette , avec ce que îe pus faifir de mes habits qui etoient fur un fauteuil. J^ubliai le prmcipal ; c'étoit ma robe, qui étoit fjr les pieds du lit. Le moyen de l'aller reprendre ? La femme de chambre, que j'avois eu foin de mettre dans nies intérêts.

24^ Mémoires

couchoît dans un autre petit cabinet voifin. Je frapai doucement à fa porte. Elle m'ouvrit , & parut fenfibie au malheur qui venoit de m*arriver. Elle me promit d'aller le lendemain dès le matin retirer ma robe. Que devenir pendant tout ce tems ? Je fis ce que tout autre eût fait à ma place ; cette fille en valoit bien la peine. Sans avoir l'air délicat de fa MaîtreiTe , elle eft à peu pi es de fa taille ; elle a le vifage gracieux , la gorge belle , & eniîn de quoi exciter les defirs d'un homiiie moins amoureux que moi ; d'ailleurs , les fervices qu'elle m'avoit rendus, 6c celui qu'elle devoit encore me rendre, m'engageoient à la reconnoiffance. Un Turc, dont fa Maîtrefïè étoit conten- te , ne lui parut pas à mëprifer. Elle ne fit qu'autant de façon que Tufage en permet en France. Elle dit non , ^ ne laiffa pas que d'agir comme fi elle eût dit oui. Je n'ai que lieu de me louer de fon zèle.

A peine étoit-il jour, qu'elle fe ren- dit dans l'appartement de fa Maîtref- fe, pour me rapporter ma robe. Mais <iuelle fut ma furprife , lorfqu'elle rc*

Turcs, 145

vint me dire que Monfieur venoit d'en fortir pour aller rêver au jardin , félon fa coutume , & que par abftra6lion il avoit mis ma robe pour la Tienne '. Elle ouvrit une fenêtre en même tem.s , & me le fit voir , qui , occupé de quelque fiftème nouveau , fe promenoit en long & en large. Je ne pus m'empêcher de rire. J'entrai dans la chambre de la Marquife, qui frémit à cette nouvelle. Je lui donnai quelques baifers , 6l pris mon parti en galant homme.

On reporta la robe du Marquis dans fa chambre , ô< je retournai fur le champ chez moi , d'où j'écrivis à Mr. de Ferriére de me renvoyer m^a robe , que j'avois oubliée chez lui la veille , je l'avois quittée pour me mettre à table. Cela parut probable. Le bon- homme ne ht que rire de cette fcène , & me fit réponfe qu'il ne fçavoit il Pavoit trouvée ; mais qu'au moment qu'il lifoit ma lettre , il avoit ma robe fur fes épaules. Il retourna dans fon ca- binet , il trouva la fienne dans l'en- droit accoutumé , ce qui ne lui fit pas naître le moindre foupçon. Il demanda de mes nouvelles. Mon domeftique ,

144 Mémoires

bien inftruit , lui dit que j'avois été malade toute la nuit, &que je m*étois plaint de ce qu'on faifoit trop bonne chère chez lui.

Après Madame de Ferriëre , j'eus af- faire à la femme la 'plus hère que j'aye jamais connue : aufii etoit-ce une Du- cheiTe. Tout fe faifoit chez elle avec poids ôi mefure. Elle ne pouvoit fouf- frir que je la baifafle fur la bouche. Elle exigeoit de moi que je miffe bas mon turban pour recevoir ks faveurs. Je fus congédie pour avoir voulu une fois toucher fa gorge. Je n'en fus pas bien fâche : de tels amours n'étoient guéres le fait d'un Turc.

Quelle variété dans les caraftères | Celle qu^ lui fuccéda , quoique d'aulTi bonne condition, étoit d'une impuden- ce qui faillit me déconcerter. Non con- tente de me tout accorder , fans pref- que fe le faire demander , il n'efi: point de liberté qu'elle ne prit avec moi , & qu'elle ne me permît, avec unehardief- fe telle que je n'en vis jamais.

Une de fes parentes , que j'eus occa- sion de connoître quelque tems après , ne lui relTembloit guéres. Elle étoit un

peu

Turcs, 14 j

peu timide, & d'une délicateffe capable d'impatienter le moins empreffe de tous les hommes. Ce ne fut qu'après un tems infini , ôi des complaifances fans bornes , que je pus la re'foudre à m'ac- corder quelque chofe» Elle me difoit toujours que je la tourmentois trop ; qu'on difoit que cela échaufFoit horri- blement; qu'après qu'elle auroit pris le petit-lait au mois de May , ou les eaux de PafT/ , elle verroit. Enfin le mois de May palfe , & le petit-lait pris , je pre'fentai tout de nouveau ma très-hum- ble requête à cette Dame, qui me de- manda quinze jours pour fe remettre d'une faignée. Ce terme expire, un foir que je conjurois cette belle d'avoir quelque égard à ma confiance , elk pa- rut prête à céder à mes tranfports. Comme je voulus lui en donner des marques : fur un fauteuil, me dit-elle! y penfez-vous ,- Achmet ? cela feroit capable de m'eilropier. En vain je l'af- furai que je me modërerois fi bien, que je ne l'incommoderois point : il fut im- poffîble de l'y rëfoudre. Pafîbns fur ce fpfa, lui dis -je. Je l'ai mefuré plu- sieurs fois , me dit-elle, & mon mari Tome lu G

£4^ Mémoires

avant que de partir pour la Bohême , faillit m'y caifer la jambe. Je repré- fentai à cette belle qu'il y avoit un lit dans fon cabinet. Ah', pour un lit, dit-elle , pil^:. Je l'y conduifis par la main. Ce ne fut pas tout. Comme le lit n'étoit pas encore fait , elle voulut remettre la partie à un autre jour ; mais, fans l'écouter , je l'y portai malgré elle le plus doucement qu'il me fut pofTible, & l'arrangeai de mon mieux. Elle n'y fut pas plutôt , qu'elle me demanda un oreiller pour mettre fa tête , & me pria de defferrer fes jarretières , & d'ô- ter fes pantoiifles de fes pieds. Enfin après lui avoir encore fait boire un ver- re de ratafia de Neuilli , j'entendis ouvrir la porte ; c'étoit fa femme de chambre. La Dame feignit avoir mai à la tête. Croirois-tu, belle Efclave , que cette Dame , après toute la peine que je m'étois donnée , eut envie de fe relever pourlailTer faire fon lit, par- ce que , difoit-elle , la couverture fai- foit un pli fous elle ? mais fa femme de chambre lui repréfenta heureufe- ment , que de tant fe remuer , cela pourroit la tourmenter. Nous ne fumes

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pas plutôt feuls , que je voulus finir cette fcène ; mais il faifoit encore trop chaud : il fallut attendre que le foleii fut couche. Enfin , petit à petit , & avec bien des mënagemens , je jouis d'un bonheur que j'avois il bien gagné. Il fallut la laiiïer repofer une heure , com- me après fon petit-lait. Depuis ce jour- , toutes les fois que je voulus jouir des mêmes faveurs , il fallut faire les mêmes cérémonies. Ces petites minau- deries ne lailTbient pas de m'amufer 6c de mettre de la variété dans mes plaifirs.

Une Fermière-Générale d'une beau- té ravifTante , mais encore plus bête, èi dont Tame fe reiïèntoit du premier état de (qs Ancêtres me tint huit jours en haleine. Enfin pour la réduire , il fallut lui dire que des Duchefifes , des ComtefTes & des Marquifes l'avoient devancée. Elle fe crut honorée de les fuivre, & jugea que je devois être un homme d'un mérite diftingué. Bientôt elle en fut convaincue.

Quoique répandu dans le grand mon- de , je ne laiiïbis pas d'entretenir les mêmes liaifons avec mes premières connoifTances * & l'aimable Thérèi?

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Ï48 Memoikbs

étoit toujours ma maîtrefTe favorite. ^ Il me prit im jour envie de réunit la plupart des filles que f avois en dif- férens quartiers , & de leur donner une fête femblable à celles que je vous donne de tems en tems dans mon fer- rail. Cette idée me piut d'adord, & ) e ne fus pas long-tems à la mettre à exé- cution. La maiion de Thérèfe , qui etoit proprement mon petit Château de cam- pagne , fut le rendez-vous de la com- pagnie , compofee de douze^perfonnes d'élite. C'étoient les m.ieux faites , les plus belles , & les plus gaies. Tétois feul d'homme.Plufieurs de ces femmes fçavoient chanter & jouer des inltru- mens. Je leur avois fait préfent à toutes d'une petite robe courte de taffetas couleur de rofe , garnie d'une gaze ea argent, & d'un jupon femblable. C e- toient-làlesfeulshabits qu'elles mirent. Leurs cheveux bouclés defcendoient fur leur gorge, qu'elles avoient découverte, & d'une blancheur éblouiffante j car le fexe eft charmant en France.

Que cette aiTembiée étoit galante î Elles commencèrent par danfer toutes enfemble , puis deux à deux , & enfin

Turcs. ^ i49

feules. Couche fur un fofa , la tête ap- puyée fur un carrea'u , j'étois fp^clateur de cette fcene enchantée, & je ]ettois mon mouchoir à celles qui faifoientfur moi des plus vives impreiTions. Je com- m^ençai par Thérèfe. Un grand foupé fuivit cette fête , & le vin , père des pldifirs , la fit recommencer avec plus de chileur qu'auparavant. Enfin le fommeil s'empara de tous nos fens.

Quand je me réveillai le lendemain, je me trouvai entre les bras de deux femmes j deux autres étoient couchées fur les pieds de mon lit, & le refte fur le fofa & les lits de repos qui fe trou- vèrent dans cet appartement. Je con- templai un moment tant de charmes , dont je pouvois jouira mon gré j &i me levant fans bruit , je fis tour de ma chambre pour les voir de plus près. L'une étoit négligemment penchée fur les genoux d'une de fes compagnes ; une autre , dans un défordre charmiant^ dormoit tranquillement, ayant la tête renverfée fur le fein découvert de foa aimable voifine , & montroit le fien à demi caché par une de fes mains ; tou- tes les autres étoient dans des fituations à peu près femblables. G ^

l^O M n MO IRES

Elles fe réveillèrent à un fîgnal que je fis. Ce fut un autre coup d'œil en- chanté que de les voir fe lever à demi endormies , & fe difputer , en chafTant le fommeil de leurs yeux , le bonheur de me donner le premier baifer. J'en reçus un de chacune > & fus après leur en rendre deux. Nous paiFames de dans un jardin , un léger déjeuner nous attendoit fous une cabane cou- verte d'un feuillage épais , autour de laquelle regnoit un canapé couvert de mouife & femé de fleurs , apprêté par hs mains des amours. C tte verdure, mélangée des robes couleur de rofe de CQS charmantes Françoifes , & de l'ar- gent que quelques rayons du foleil venoient rendre plus vif, en perçant à travers le feuillage, faifoit une variété admirable. L'éclat du vin, qui brilloit dans les verres , y ajouta bientôt de nouveaux charmes , que l'amour rendit inimitables.

Comme c'étoit-là la dernière entre- vue que je comprois avoir avec fes fem- nv2s , je leur fis à chacune des préfens conformes à leur goût , en leur promet- tant de me fouvenir toute ma vie des

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bontés qu'elles avoient eues pour moi. J'offris de faire un fort heureux à celles qui voudroient me fuivre à Conllanti- nopie. Il n'y eut que Thérèfe qui eut aiïèz d'amour pour le dsfirer. Je com- mençai à l'en aim.er davantage. Après avoir fait de tendres adieux à toutes les autres , je les renvoyai ; car je me- ditois une conquête qui demandoit tout mon tems , & qui pût dignement cou- ronner les amours que j'avois eu en France.

Que panferas-tu , chère Atalide , de ce que je vais t'apprendre? Jene fuisplus cet Achmet généreux , qui , fenfible aux malheurs de la Marquifede Chaniber- tin , ne vouloit d'elle que la gloire de l'obliger : le commerce des François, ou plutôt l'amour, m'a fait avoir d'au- tres vues. On ne peut pas être long- tems fimple ami d'une femme aimableî l'amitié n'eft faite que pour unir le^ perfonnes d'un même fexe : l'amour a fon domaine parriculier , & les feux qui croiiïènt lentement n'en devien- nent que plus forts.

Un jour que je converfois à mon or- dinaire avec cette vertueufe Dame fur

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152 Mémo ires

la bizarrerie des coutumes de fa Na- tion, je me trouvai des defirs il vifs , que je n'eus pas de peine à m'apperce- voir que l'amour y eroit pour quelque chofe. Au lieu qu'auparavant je ne vo- yois cette Françoife que pour lui pro- curer quelque loulagement , je com- mençai à en chercher auprès d'elle. Pour lui donner tout mon tem.s , je quit- tai mes autres connoiirances : Thérèfe fut la feule que je ne lui facrifiai pas ; encore ne la voyois-je que rarement. Tant d'affiJuité de ma part ^ mon air mélancolique , & mes yeux qui n'a- voient peut-être pas été fi difcrets que ma bouche , engagèrent la Marquife , un foir que nous étions feuls , à me de- mander ce que j'avois. Vous foupirés , Achmet , me dit - elle. Seriez - vous charmé de quelque beauté nouvelle , înfenfible à vos vœux? Pourquoi garder le nience ? Ne fuis-je plus votre amie? Craignez - vous que je vous reproche d'aimer tant de femmes? je ne fuis pas il injufte. Elevé dès votre enfance dans ces maximes, fuivies parles plus fages & les plus refpe6lables de votre Nation, approuvées, recommandées même par

votre grand Prophète , je ne fuis pas furprife de les trouver dans votre cœur. Que vous êtes bonne , Madame , lui dis-je, de vous intéreffèr fi fort au fort d'un malheureux, indigne de vos bon- te's ! Oui , j'aime ; mais celle que j'ado- re , élevée dans une autre croyance , en me permettant d'aimer plufieurs fem- mes , fe refufe d'aimer un feul homme. Si l'aimer , c'eft l'offenfer , le Ciel m'eft témoin que j'ai tout mis en ufage pour défendre mon cœur des charmes de ^Qs yeux. Ils font plus forts que ma vertu. Ne puis-je connoître cette heu- reufe Françoife , reprit Madame de Chambertin ? Au lieu de languir ici de- puis quelques jours , pourquoi n'êtes- vous pas à ^Qs genoux ? M'y voilà , lui dis-je , en embrafTant les fiens.

La Marquife ne me foufFrit pas long- tems dans cette attitude charmante : elle me releva en colère , & je fus quelque tems fans ofer la regarder. Je levai enfin les yeux ; mais je ne pus foutenir un de fes regards* Confus d'un aveu fi mal reçu , je voulus fortir» Rien ne vous retient , me dit-elle d'un air fier. Il eft des Françolfes dif«

T{4 Mémoires

ferentes de celles que vous ave's con-> nues jufqu'à préfent. C'eft la facilite que vous avës eue d'en triompher qui vous a fait efpërer, fans doute , que je re pourroisvous réfifter. Adieu perfide ami. Je vous eus regretté , & vous me forces de vous hair.

Je n'eus pas la force de répondre. Je fortis y fans ofer même jetter un re- gard fur cette Dame. Manon , que je trouvai dans l'antichambre , me de- manda ce que j'avois. Je lui dis , ea me laifïànt tomber de foibleiïè dans un fauteuil , ce qui venoit de m'arriver. Elle me confola du mieux qu'elle put, en me promettant de faire pour moi ce qu'elle pourroit auprès de fa maî- trefîè. Je lui défendis de lui parler de mes amours, mais elle palTa mes ordres»

A peine fus-je forri , que Manon ^ qui crut que j'allois abandonner la Mar- quife , entra dans fon appartement , èc lui reprocha le peu de reconnoiflfàn- ce qu^elle avoit pour un homme qui lui faifoit tant de biens depuis ii long- tems. Oui , Madame , pourfuivit-elle avec aigreur, fans ks fecours , je ne fqais ce qu^ nous ferions devenues-

Turcs, r^^

foutes deux. Cet argent que vous at* tendiés vous a manque , & c'eft ce Turc généreux qui me Ta remis pour vous le donner. C'eft encore lui qui paye chaque jour la dépenfe que vous croyés faire à crédit , en attendant de la cour une penfîon imaginaire que vous n'aurés jamais.

Pendant ce difcours accablant, l'in- fortunée Marquife fondoit en larmes , ë< ne trouvoit pas de voix pour répon- dre. Faut-il , dit-elle en£n qu'il foit fl généreux & cruel tout enfemble > Que ne me laifloit-il fortir de cet ap- partement? Où prendre dequoi lui ren- dre tout ce que j'en ai reçu ? Aimez-le , Madame , reprit Manon , ôi le tendre Achmet fe croira trop bien payé. Quel gmour crois-tu , reprit-elle , qu'il exi- ge de moi ? Se contenteroit-il d'ua . fimple aveu ? Hélas [ L- Ciel m'eft té- moin que, charmée de ces vertus que tu lui connois , je n'uferois pas de feinte en lui difant que je l'aime 5 mais que n'aurois-je pas a craindre j^ s'il en étoit inftruit ? Sûr de régner dans mon cœur , il devit;n droit tém.é- jaire j ôc peut-être aurois-je la foibief*

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lS6 M EMOIRES

fe de Tecouter. Il vaut mieux ne le .>lus revoir ; c'eft le plus sûr parti. Je vais écrire à Achmet , pour le remer- :ier , & lui promettre de lui rendre , le plutôt qu'il me fera poffîble , l'ar- gent qu'il m'a prête de fi bonne grâce. Ou le prendrez -vous , Madame , in- terrompit Manon ? La providence y pourvoira, ajouta la Marquife en fe renfermant dans fon cabinet. Voici la Lettre queManon m'apporta de fa part.

La Marquise de Chambertin

Au Bâcha Achmet.

JTîgnorois , généreux Achmet , les obligations que je vous ai* Manon vient de m* en injlruire. On ne peut être plus reconnoijjante que je la fuis. Je vais faire un dernier effort pour trouver de^ quoi nî' acquitter auprès de vous , C^ me dérober pour jamais à vos yeux. Ne nï'appellei point cruelle. Il m* en coûte- ra autant qu'à vous. Adieu, N*enai'je point trop dit ?

Manon acheva de me convaincre que j'étcis aimé, je lui reprochai fon ynprudence 5 mais la joïe que me prg-

Turcs. iS7

cura une nouvelle fi confolante m'em- pêcha quelque tems de penfer à d'au- tres intérêts qu'à ceux de mon cœur. Quoi ! la Marquife m'aime , me di- fois-je, & je Tai offenfée î Courons à fes genoux lui demander ma grâce.

Je retournai donc chez Madame de Chambertin , que je trouvai fondante en larmes. Elle me répéta de vive voix ce qu'elle venoit de m'écrire , & me pria en gem.ifTant, d'oublier une infortunée , accablée de trop de cha- grins pour être fenfible aux douceurs de l'amour. Je lui jurai un refpeél éternel; mais quels fermens que ceux des amans! Je fus bien environ une fe- maine entière à voir cette Dame tous les jours fans être parjure. L'amour n'avoit pas ratifié le traité refpedueux que j'avois fait avec lui.

Un foir que je trouvai la Marquife plus ga'ie qu'à l'ordinaire , elle me fit la ledure d'une lettre que lui écrivoit un de fes amis , qui lui apprenoit que le Roi lui faifoit la penfion qu'elle de- mandoit en confidération des fervices que fon époux avoit rendus à l'Etat. Je lui en fis mon compliment , 6c lui

i$Z Mémoires

en témoignai ma joïe. Je pourraidonc^ me dit-elle, m'acquitter envers vous. Je la priai de ne pas y penfer , & Taf- furai que le bonheur de l'avoir obligée me dédomageoit au de-là du petit fer- vice que je lui avois rendu. Ses yeux que je n'avois jamais vus que couvert d'ennuis j s'animèrent. Cette tendre langueur , qui ne la quittoit jamais, mêlée d'un peu de vivacité & d'en- jouement, en ajoutant de nouvelles grâces à fon vifage, ralluma en moi des feux qui n'étoient qu'alïbupis. En vain je voulus les éteindre; ils s'aug- mentoient malgré moi ; & bientôt ma bouche fidèle interprète de mon cœur, exprima ce qu'il fentoit. J'oubliai mes fermens , & j'en vins aux prières. Que ne me dit pas cette tendre Dame pour modérer mes tranfports? Mais s'oppo- feràune pafïîon violente, c'ell vouloir arrêter un torrent dans fa courfe. L'ai- mable de Chambertin, déconcertée & furprife tout enfemble d'une atttaque foudaine & fi vive , eut à peine le îems de réfléchir fi elle fe défendroit ou non ; & mon bonheur fuivit ma té- mérité de fi prés que tu vas voir que

fa reiîflance que je trouvai ne fut pas biea forte. Quoiqu'il en foit , je tom- bai aux genoux de cette charmante Françoife. Je voulus la regarder; mais couvrant fes yeux d'une main , & me repouffant de l'autre, en de'tournant la tête : allez , me dit elle avec douceur ^ allez , cruel amâ ; vous vanter d'un fi glorieux procédé. Eft-ce-là ce que vous m'aviés juré l Pourquoi vous ai-je cru | A ces mots , tremblante entre mes bras , elle voulut faire un effort pour me fuir. Je la retins par mille baifers^ dont elle n'eut pas la force de fe ga- rantir. Nos yeux , après s'être fuis long-tems,fe rencontrèrent. Les (îens me reprochoient ma témérité , mais la douceur de fon vifage me diibit que j'avois fçu profiter du moment favora- ble , & que j'étois encore plus heureux qne téméraire. Enfin j'obtins ma grâ- ce. Quelques efforts que je pus faire da-'iS la fuite , il me fut impoffible de retrorver une féconde fois la Marquife afTez foible pour en triompher. Il fallut me contenter du nom d'ami qu'^elleme donna jufqu'à fon départ pour Lyon ^ ou elle vient de fe rendre 3, après ^vai^

i6o Mémoires

été remercier le Roi, qui lui procure dequoi y vivre honnêtement dans le fein de fa famille.

Enfin , belle Atalide , dans huit jours nous quittons Paris. J'y ai joui de tous les plaifirs. Rien ne me flâte plus en France.

Zulime eft la feule femme dont je n'ai pu triompher; mais Dely n*en eft pas plus heureux: il eft auffi privé des ca- refïès de fa chère Efclave , qui nous à re- mis tous deux à notre retouràConftanti- nople. Cette fille , qui nous a tant diver- tis par la fingularité de fes fentimens , en a encore adopté de tout nouveaux. A préfent elle n'ofe regarder un hom- me, pas même fon cher Dely.

Je confacre à tes parens le peu de tems qui me refte à demeurer ici. Ta mère & tes fœurs jouifTent d'une fanté parfaite. Elles me quittent à regret ; 6c fl tu ne me rappellois à Conftantinople , je les quitterois de même.

L'aim.able Emilie , conftante dans fa vocation , ne paroît pas regretter le monde qu'elle a quitté. Je la fus voir hier. Elle te fait mille amitiés. Pour Eloïfe ruinée de toutes te§ fawrs , cet-

TvKcs^ i6i

e dédaigneufe, dont la fortune a duré - ufTi peu que fes charmes , a bien di- linué de fa fierté. Ne trouvant plus erfonne qui veuille l'entretenir, elle lent de fe réfoudre enfin avec bien 2 la peine, à demeurer avec ta mère; : Lucile , qui briguoit une place à Opéra , eft dans tout fon luftre. Elle ommence à jouir de toute la fortune \uï vient d'abandonner Eloïfe , fans que le fort de ta fœur lui ait ouvert les yeux. Ta tendre mère efpére que dans quelques années Lucile viendra rejoin- dre Eloïfe : elle attend ce tems avec impatience.

Avant que de partir , je leur ferai tout le bien qu'il me fera pofîible ; & compte que je ne les oublierai pas de retour à Conilantinople.

Thérèfe veut bien fe donner à moi & m'accompagner. C'effcune amie que je vais te conduire , chère Atalide. Que de momens heureux vont fuivre mon arrivée ! puiffài-je te retrouver auffî tendre que je t'ai quittée. Adieu, Que cet adieu eft différent de celui que nous nous fimes les larmes aux yeux en nous féparant! Celui-ci m'an-

léi Mémoires

nonce que je te reverrai bientôt ? aufli eft-ce avec joïe que je le pro- nonce. Adieu.

QUATRIEME LETTRE

D'ACHMET

DELY-AZET.

BACHAA TROIS QUEUES

Ecrite de Conjlantinople à Madame la Marquije de Chamhertin , à Lyon»

ENfin , Madame , nous avons quit- e la France , & c*el\: peut-être pour toujours que je lui ai dit adieu. Trifte fouvenir pour moi ! Quoi J je ne vous re- verrois plus, divineMarquife? Vous n 'a- vés, ileii vrai, permisde vous écrire. Foi- ble confolation | Un François pourroit fe contenter d'une Lettre; c'eft , dit- il , le fentiment qu'il aime : mais un Turcnereconnoît de bien que la jouiC- fance de l'objet aimé. m'emporte mon amour? Ai-je oublié que vous m'avés défendu de ne vous jamais par-

TvKcs, i6^

ier de mes feux ? Ah ! Madame, il faU loit donc me défendre de vous écrire jamais. Que voulez -vous que je vous marque? Confidente de mes amours pen- dant mon féjour à Paris, Ôi de toutes les Lettres que j'écrivois à Atalide y vous entretiendrai-je encore de cette chère Efclave ! Hélas'. Je n'ai que trop de choies à vous en apprendre ; mais je ne puis me réfoudre à commencer ce trifte récit-: j'aime mieux vous en- tretenir de quelque chofe de plus di- vertiiTant.

A peine fûmes-nous embarqués , que Sdid Effendi quittant la gravité d'Ambafladeur , parut un autre hom- me à nos yeux, il nous parla de la France en des termes qui nous firent connoitre combien il en grand politi- que. Les François nous dit-il, veulent qu'on aime jufqu'à leurs défauts , 6c ce n'eft qu'en les imitant qu'on peut leur plaire. J'ai fiâté leur fcibleife , il eft vrai , en applaudiffànt à tous leurs caprices ; mais ils ne m'ont point ébloui par leurs dehors trompeurs, nilesDames par leur retenue apparente : je ne fuis point la dupe de leur faufïè modefti^r

1^4 Memoip^es

Qu ji ! Sai:^, interroi.v.lt le Grand- Ma- réch il, auriez- vous auifi aporis à les con- noitre, ces Françoifes^dont vous vou- lies m interdire le commerce? Leur ca- ractère ne fe déployé qu'à proportion que Ton fait quelques progrès auprès d'elles.L'unn=;peutiugerpaifiitement d'uieParificniie qu'après la dernière fa- veur reçue :)ufques-là elleeft dliïimu- lée. En a-t'on triomphé ? c'eil une au- tre perfonne : une aimable liberté règne dans tout Ton extérieur; vous devenés maître de toas Tes delirs : fa fierté Ta- bandonnt ; elle ne fçait plus que vous obéir, comme fî, en triomphant d'elle, on lui a voit enlevé tous fes droits : de Souveraine , elle devient Efclave. Tout le monde applaudit a ce difcours du Grand -Mar. chai, & chacun convint qu'il difoit vrai. Il pouvoit bien parler des François,

Comme il n'eft rien de fi ennuyant que de voyager fur mer , les mêmes objets frapent toujours nos yeux , Son Excellence nous propofa de raconter par tour les aventures que nous avions eues en France. Perfonne ne fe refufa au plaifir public. Comme je me trou-

Turcs. 165

vois a coté de Saîd EfFendî, il me pria de co-i.mencer. Je récitai donc à la coiiipagnie une partie des hiftoires que vous avés lues , Madame , dans les let- tres que j'écrivois de France à ma chire Atalide. Je leur parlai de cette Zélie intérefTée, qui me fit marchan- der fes faveurs. Thé lèfe , quoique pré- fente eut aufTi fa place dans le récit que je leur fis de mes paffè-tems à Paris. Madame de Luzipafïa en revue comme les autres : je racontai fa ma- nière de payer au jeu. Je m'apperçus fur tout que Thifloire de la Comète, qui me procura les faveurs de l'aima- ble de Ferriére , divertit fort la com- pagnie.

Le Grand - Maréchal Aga Mutefer- rica ,. impatient de parler , ne me laif- fa pas le tems de finir : il nous entre- tint pendant deux jours entiers de tou- tes fes galanteries. Je voudrois. Ma- dame, que la brièveté d'une lettre me permit de les raconter toutes : de l'aimable brune de la rue du Sépulcre, je pafTeroisà la blonde de la Place des Vi61:oires ; je m'arrcterois quelque tems à la rue Saint Honoré , celle des

iGS Mémoires

Petits-Champs me foûrniroit aiifTiplus d'une aventure des plus amufantes , & l'Hôtel de Son Excellence lerviroitde théâtre à plufieurs fçènes fort intéref- fantes. Le Grand -Maréchal finit par le récit de fcs amours avec l'aimable objet qui alluma plus d'une fois le flambeau de la difcorde entre lui & Said Effendi , 'qui ne fe contenta pas toujours de la petite perfonne qu'on voyoit à l'Hôtel fans conféquence , n'ayant ni naiflance, ni parure , mais le plus beau corps du monde. L'amour n'en demande pas davantage. On le peint nud. Pour lui plaire il faut lui ref- fembler. L'ambalTadeur n'eût pas plu- tôt perdu de vue les Côtes de France, qu'il oublia jufqu'à la voix charmante de l'aimable Syréne , dont les tendres accords l'avoient enchanté en Bour- gogne.

Quand Aga Muteferrica eut fini Ton hiftoire , le jeune Dely commença la fîenne. Elle fut courte. Il ne parla que de fa Zulime , & des aventures qu'il avoit eues au Temple de Jatab , fitué fur la montagne d'Alphea. Il raconta auffi ce qu'elle lui avoit fait foufFrir à

Turcs, i6y

Paris par la bizarrerie defes fentimenF. Chacun le badina fort fur ce que, mal- gré tout l'amour qu'il prétendoit qu'elle avoit pour lui , il ne pouvoit obtenir {qs faveurs que quand elle ne les refu- foit à perfonne. Le Grand-Maréchal voulut gager, qu'avant fon arrivée à Conftantinople , iltriompheroit de Zu- lime. Dely qui connoilToit l'humeur entreprenante de Muteferrica Ôclafim- plicité de la Perfanne , ne la voulut pas mettre à cette épreuve. Comme elle étoit abfente de la compagnie , il parut inquiet, & fortit fur le champ pour l'aller rejoindre.

Seid, fils de Son Excellence, qui rentra avec Zulime fur ces entrefaites, excita les ris de toute l'aiïemblée. Ils redoublèrent à la vue de l'étonnement de Dely, qui crut lire dans les yeux de fa belle que le jeune Seid ne lui dé- plaifoit pas. Defefpéré , il fit un effort pour cacher fon trouble , & affe£la une tranquillité dont fon cœur étoit bien loin de jouir. C'eft à vous , aimable Seid, dit le Grand-Maréchal , c'eft à vous de nous raconter vos aventures. Quoique dans l'âge le plus tendre , il

i68 Mémoires

n'eft pas que vous en ayés eu quelques^ unes à Paris j j'en ai pour preuves le: larmes que je vous vis répandre cd quittant cette Ville , n'y auriez-vous point la iiïe votre cœur ? Quand on eft jeune on fe laifïè aifement féduire.

Hélas reprit Seid avec modeftie , & une timidité affèz naturelle à la jeu- nefle , hélas ! je n'avois jamais connu de femmes que ma mère & mes fœurs, & je croyois les aimer au de-là de tout ; mais je fens bien que l'on peut aimer davantage. Ce qui me furprend, c'eft qu'une étrangère , que je n'a vois ja- mais vue, en moins d'un jour m'ait été plus chère que ma mère même : je ne l'aurois jamais cru. Voilà mon hif- toire. Vous n'en ferés pas quitte à fl bon marché , ajouta Aga Mu te ferrie a. Vous nous avés imité dans nos amours, vous nous imiterés , s'il vous plaît dans le récit exa6t & circonftancié que nous en avons fait.

Puifque vous le voulés, repartit Seid, il faut vous fatisfaire. Ne vous atten- des pas à quelque chofe de fort extraor- dinaire : rien de (impie que ce que j'ai à vous raconter. Il vous fouvient ,

Maréchai >

maréchal , du jour que vous m'emme- nâtes pour la première fois avec vous chez Madame de Tal votre bon- ne amie. Vous fçave's que vous demeu- râtes feul plus de deux heures avec elle dans fon appartement, & que vous me J^aiHates avec Mademoifeile de Tal ... . agee d'environ quatorze ans. C'eft elle qui eft le fujet des pleurs que vous m aves vu verfer , & que je verfe en- core. Je n ai rien de plus à vous dire. n êtes- vous pas fatisfait ? Pas ercore repartit le Maréchal. Ce que vous vel nés de nous apprendre eft déjà quelque chofe ; mais il faut nous dire le commen-

IT-""'' o 7''5" ^ '^ ^^ ^^ cette Moire. Quels furent, par exemple, les premiers difcours que vous tintes à

cette Belle? Que vous re'pondi"dle> •Mardi ; repondez-moi ; feulement i^ vous interrogerai.

Quand vous nous eûtes lailTés feuls reprit Se.d.Mademoifelle de Tal... }nnt s'alfeoir fur le fofa j'étois. Nous y demeurâmes quelque tems fans

u "f ' ■■ ' •''"'^ 'î^^^ j'*^"^ de par- er François me rendoit timide. Cett»

;euneF.nçoifepritlapremiere^lapa:

lyo Mémoires

rôle , Se me dit qu'elle m'aimoit mieux que tous le autres Turcs , parcj^ que je n'avois point de barbe. Je lui répon- dis que je Taimois aufTi plus que tou- tes les autres Parifiennes; mais que je ne fçavois pas pourquoi je relTentois ]e ne fçais quel trouble en fa préfen- ce, que je n'éprouvois nulle part. Ce- toit de Tamour interrompit le Maré- chal, Que ne m'en faifiez-vous confi- dence ? j'aurois été votre confeil. Un pareil confeiller ell: fouvent dangereux. Je vous avois vu ^ pourfuivit Seid , baifer la main de Pvladame de Tal .... je baifai celle de fa fille, qui rougit auffi-tôt, & moi auffi. Je n'ofai plus la regarder. Peu à peu cependant , ea promenant mes yeux de côté & d'au- tre,ils s'arrêtèrent fur elle, & je trou- vai les fiens fixés fur moi. Elle fe leva, fe promena par la fale , & après qu'elle m'en eut fait examiner les tableaux , nous defcendimes dans le jardin. Je courus à la première fleur que j'apper- çus , pour en faire préfent à Made- moifelle de Tal... Elle l'accepta avec plaifir , & la glififa dans fon fein. Son mouchoir , qu'elle détourna un peu

Turcs", x*^

pour cet effet me laiiTa voir ia plus belle gorge du monde. J'ignorois la caufe duplaifir que je refTentois à cet- te vue , & j'aurois voulu qu'il put toujours durer. Nous avançâmes fous une charmille epaiiïè, je baifai en- core la main de cette jeune Françoife. Elle rougit ; m.ais bien moins que la première fois, & moi je ne rougis plus. Nous nous afllmes fur une efpece de gazon. Je me fentois tout autre. Mon cœur s'agita; tous mes fens fe troublè- rent ; ma voix expira fur mes lèvres , 6c mes yeux,pleins de langueur,direntmil- iechofes que je n'avois jamais penfées. J'aurois bien voulu détourner le mou- choir importun qui me cachoit le fein de Mademoifelle de Tal. . .Je manquois de hardiefle. Vingt fois , fous prétexte de ranger mieux le bouquet dont je lui avois fait préfent, j'en approchai ma main ; mais je n'ofai jamais aller plus loin. Nous nous amufames pendant quelque tems à je ne fçais quel jeu qu'el- le m'apprit, & que nous continuâmes jufqu'au moment que vous parûtes avec fon aimable mère. Je fuis au défefpoir, interrompit le Grand-Maréchal , d'à-

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X72 Me MO m E^

voir troubla vos plaifirs. C'eft donc-là toute rhiftoire de cette journée. Il me fouvient que quelques jours après , ayant dit devant vous que j'allois voir Madame de Tal..., vous me priâtes de vous y mener.C'étoit fans doute pour revoir fa charmante fille. En demeu- rates-vous encore au mouchoir? Parlez hardiment. Seid répondit ingénument qu'elle n'en avoit point mis ce jour-ià: que fa joie en fut fi grande , qu'à pei- ne le Grand -Maréchal avoit pris la route du cabinet de la Dame , qu'il embraifoit la Demoifelle avec tranf- port. Elle s'en fâcha d'abord , pourfui- vit le fils de Son Excellence; mais fa co- lère ne dura pas long-tems : voyant mê- me que j'étois fort trifte & fort rêveur , elle me dit plufieurs fois qu'elle me pardonnoit. Je la priai d'oublier ma témérité. Elle parut fenfible à mon repentir. Ce n'étoit pas affez. Mes feux s'augmentoient de plus en plus , & je n'ofois plus rien entreprendre, de crain- te de lui déplaire. Réduit à être plus refpeftueux, fans être moins tendre , mes peines croiifoient avec mon amour. Je quittai Mademoifelle de Tal . . .

Tu R c s 173

plus paffionné que jamais. Un voyage que je fis à la Cour avec mon père me priva pendant quelque tems de la vue de l'aimable objet de toute ma ten«- dreife. Je connois Tamour depuis peu. Une pafTion nailTante s'accroît par les obftacles, & un peu d'abfence ne fert qu'à l'irriter. La Cour, que j'avois vue avec tant de plaifir, & fi brillante envi- ron un mois auparavant, me parut fans agrémens : les mêmes chofes qui m'a- voient frappé attiroient àpeine mes re- gards en pafTant : enfin, infeniible juf^ qu'aux bontés que le Roi me témoigna , au milieu de tant de merveilles, je ns voyois que Mademoifelle de Tal...., je ne penfois qu'à elle , & à ce queca- choit fon mouchoir, interrompit mali- cieufement le Grand -Maréchal. Le jeune Seid , déconcerté par cette pa- role , finit-là fon hiftoire , & ce ne fut que quelques jours après qu'il nous apprit ce qui fuit.

Dans une vifite particulière qu'il rendit à Madame de Tal ....,& qu'il eut le honheur de ne pas trouver, il fe fit introduire vers la Demoifelle , qui étoit pour lors malade & dans ion lit»

174 Mémoires

Une Gouvernante qu'elle avoit avec elle empêcha le timide Seid de témoi- gner à cette Belle tout l'amour qu'il reiïentoit au fond de Ton cœur. La jeu- ne Françoife , furprife par Ton amant dans un déibrdre exj:rême , demanda auilî-tôt un miroir , une coëfFure (îk des rubans. L'envie de plaire eiï l'aurore qui annonce l'arrivée de l'amour dans le cœur d'une jeune perfonne ; aulTi le faifoit-il déjà fentir dans celui de cette aimable Demoifelle. La première pa- role qu'elle dit au fils d'Eifendi , fut qu'elle étoit charmée de le voir. Elle ajouta tout bas , que c'étoit fon abfen- ce qui i'avoit mife dans Tëtat il la voyoit.

Ce fut -là la première marque que i'eus , nous dit Seid , de la tendreife de Mademoifelle de Tal .... à mon égard» Je m'approchai de fon lit avec un doux frémiffement ; elle me tendit la main. Après y avoir porté mes lèvres en trem- blant, je la ferrai dans la mienne. Au lieu de s'uffenfer de mahardielïè, elle en parut charmée, & porta elle-même une féconde fois fa main contre mes lèvres. Elle fit un mouvement 3 corn-

Turc s,- 175

me pour approcher la mienne de fa bouche; mais par un mouvement con- traire , elle la repouifa doucement : la réflexion , ennemie déclarée des a- mours 5 étoit fans doute venue fur ces entrefaites, Eiie ne fut pas écoutée long-tems.

Je commençai par fouhaiter être feul avec Mademoifelle de Tal.... & je ne fçavois pas pourquoi; mais je ne fus pas plutôt fans témoins , que je demeu- rai interdit , fans ofer lui parler , ni même la regarder. Je tombai languif- famment dans le fauteuil qui étoit à côté de fon lit , je demeurai près d'un quart d'heure dans la fituation la- plus embarraffante de ma vie. Je ne pouvois démêler ce qui fe pafïbit dans mon cœur. J'avois des deflrs violens ; & quand je voulois les connoitre , je n'y comprenoisrien, La feule préfence de Mademoifelle de Tal ..... ne fufïie donc pas pour me rendre heureux , me difois-je, puifque je fuis avec elle, & que je ne fuis pas content ? Quoi ', in- terromipit le Grand- Maréchal , vous ignoriés à votre âge à quoi vous étiés propre y ôc votre petite nature ne \ou^

S 4

176 Mémoires

parloit pas alfez diftinètement de (es befoins ? Les yeux de votre amante ne dévoient -ils pas vous en faire aflez concevoir ? Helas î pourfuivit Seid , fans doute que cette Françoife n'en fçavoit pas plus que moi. Et qu*avez- vous appris depuis , reprit Aga Mute- ferrica d'un ton badin ? Ténigme s'eft- elle dévoilée à vos yeux ? Voici le plus intéreifant de cette hiftoire ; fongez à n'en pas omettre une circonilance. "Sans doute que , Médecin officieux , vous guérites ce bel enfant.

La rougeur qui couvrit le vifage du jeune Seid, & le filence obftiné qu'il garda , fît croire à toute la compagnie qu'il en étoit quelque chofe , ôc qu'a- yant enfin connu fon mal , il avoit aufïï connu le remède. Il ne faut pas étudier long-tems les miftères de l'amour: quelque ftupide que l'on foit , on eil: bientôt maître en cet art : un coup d'œiljla feule vue d'une femme aima- ble nous fait faire bien du chemin en un moment. Seid avoit commencé par être charm.é d^s grâces nailTàntes de

Mademoifelle de Tal Son cœur

s'étoit lailTé prévenir iafenfibleinent

Turcs, 177

en fa faveur : il s'y étoit élevé quelques nuages ; des defîrs y avoient pris naif- fance. D'abord , c'étoit un mifière qu'il ne comprenoit pas. Il penfe , il rêve ; la raifon ne lui dit rien : mais peu à peu la nature fe fait entendre j elle l'inftruit , & le conduit elle-même aa port. La toile eft levée , Seid regarde , & apprend qu'il étoit au monde fans le connoître ; il commence à fentir

qu'il a un cœur. L'aimable de Tal

n'en fçavoit pas davantage. Jamais elle n'avoit peut-être formé un delir. Elle voit un homme pafïlonné ; la voilà en un moment auffî fçavante que fa mère, & le Grand - Maréchal n'en fçait pas plus que Seid. Quel prodige 1 L'amour, ainfi que le Ciel , a fes Phénom.énes» Ce feroit quelque chofe de fort amai- fant à vous marquer , Madame , que les degrés par lefquels ces deux amans en vinrent à fe donner des preuves mutuelles de leurtendreffe. Sans dou- te qu'il y eut bien des petits combats de part & d'autre^La jeune Françoife déconcertée ignoroit-elle en vouloit venir Seid ? Qui des deux le penfa le premier 1 En quels termes l'expliqua-

T7^ Mémoires

t'il ? Commc-nt le jeuneTurc fut-il reçu d'abord ? Que lui dit la belle après fa défaite ? Que devinrent- ils tous les deux pendant le doux moment? Quel fut leur embarras après , à la vue. de Tun & de l'autre ?. Leurs timides regards fe fu y oient fans doute ; peut- être auffi fe cherchoient -ils* PafTons fous filence ce qu'il ne nous a pas été pofTible de découvrir. Tout ce que j'ai pu fçavoir, c'eil le chagrin qu'eut Seid de quitter la jeune de Tal.... Depuis fon départ de Paris ,, il n'a pas paffé de jour fans la pleurer : tant la pre- mière impreffion que l'am.our fait fur nos cœurs eit forte.

En vain le Grand-Maréchal voulut fçavoir Thliloire tout au long ; il fal- lut fe contenter , comme les autres , & deviner le relie. Et vous , charmian- te Perfane , dit-il à Zulime , ne nous conterez-vous pas aufïi quelques aven- tures ? Se pourroit - il que vous ayés toujours demeurée hdéle à votre Dely? auriez-vous fait le voyage de France, fans avoir connu les François à fond ? Cette belle répondit naïvement,qu'el- k ayoit été au defefpoir de cjs que.ie

Turc s. 179-

commerce des hommes y étoit défen- du. Sommes -nous , pourfuivit -elle , hors de TEmpire du Dieu qui règne en ce Royaume ? Mahomet & Jatab font- ils adores fur ces mers ? Aga Mutefer- rica lui répondit qu'oui. Dely, qui crai- gnoit des^ rivaux , lui avoit toujours die que non , fe refufant le plaifirde jouii' lui-même de fa chère Efciave , dans la crainte de n'en pas jouir feul. Sa po- litique lui devint inutile. Zulime le regarda tendrement , comme pour lui reprocher le peu d'emprefifement qu'il témoignoit. Ce n'étoit ni le lieu ni ie tems de s'expliquer. Dely fe contenta de rendre tendres regards pour tendres regards , & bientôt ils trouvèrent le moyen de quitter la compagnie : en un moment je les perdis de vue. Ce fut pendant leur abfence que leGrand-Ma-- réchai fit connoître l'amour qu'il avoit conçu pour la jeunePerfane.Ne feriez-- vous point mon rival , dit-il à Seid ? Que vous difoit cette fille pendant l'entre- tien que vous venés d'avoir avec elk l Qu'elle étoit encore fous la puiiTànce du Dieu des François , répondit le hls 4'Effendi» Cette réponfe , pourfuivit^

H 6-

i8o Mémoires

Aga Muteferrica , donne aiTez à en- tendre la demande que vous lui faifies fans doute. Vous avés raifon. Pourquoi, tandis que nous nous ennuyons dans ce vailTeau , Dely & Achmet recevroient- ils feulsles careiTes de leurs Enclaves ? C'eft à vous , dit-il à Son Excellence , c'eft à vous , qui nous commandés d'y mettre ordre. Je parle au nom de tou- te la compagnie. Qui de nous pourra pafTer encore quinze jours fans femme? Que n'avons-nous ici une demi-dou* zaine de celles que nous avions de trop à Paris '.

Comme Dely étoit abfent & que le difcours du Grand- iMaréchal tendoit à me faire mettre aufTi Thérèfe en com- mun 5 je pris la parole , & repréfentai à Said Effendi les droits que nous a- vions fur nos Efclaves.Je le fçais,me répondit-il avec bonté ', vous pouvés demeurer tranquille à ce fujet. Si vos Efclaves veulent vous être infidèles , Si qu'elles vous trompent en fecret , je n'en répons pas ; mais ne craignez nulle violence : je ne permets ici que l'amour à laFrançoife. Avoir une fem- me fidèle j ou la croire telle, eft à peu

Turcs. i8ï

près la même chofe ; on eft auffî tran- quille d'une façon que d'une autre.

Je n'ofai plus quitter Thérèfe d'un moment , ik Dely demeura conftam- ment attaché aux côtés de fa Zulime. Avec ces fages précautions , nous ar- rivâmes, je crois , à Conftantinople , fans ce qu'on appelle en France, être coëffé.

La liberté que Said Effendi avoit donnée aux Turcs de fa fuite, d'attra- per ce qu'ils pourroient , me tenoit dans des craintes continuelles : j'étois obligé de foufFrir fans cefTe mille im- portuns autour de moi , 6c d'entendre toutes les fleurettes qu'ils contoient à Thérèfe. Je commerçai à m'apper- cevoir , pour la première fois de ma vie, que la garde d^une femm^e n'étoit pas un petit embarras. Je plaignis le fort des François , qui , par la liberté qu'ils accordent aux leurs , fe privent de la tranquillité dont nous jouilTons en Turquie, afTurés que nous fommes que les nôtres ne peuvent nous man- quer. J'étois fatigué tout le jour , 6c JQ n'ofois la nuit me livrer aux dou- ceurs du fommeii. Je ne fçais le pau-

tZz AÎEMOIRÎ.S

vne Dely, pour s*être une fois trop en- dormi, ne perdit pas en un moment le fruit de toutes fes veilles. Il fe plai- gnit un jour qu'à fon réveil il avoit trouvé le Grand-Maréchal fort près de Zulime , ce qui Tinquiétoit fort. Aga Muteferrica foutint cependant qu'il n'avoit eu aucun mauvais deflein. Il fallut le croire , malgré l'émotion 6c le trouble de Zulime, qui s'en défen- doit foihlement. Peut - être commen- ^çoit-elle à s'appercevoir que pour vivre en bonne intelligence avec Jatab 6c Dely , il fallolt cacher au fccond ce que la loi du premier lui ordonnoit ; en un mot , fe conduire comme les Françoifes , qui fçavent ménager l'in- térêt de leur époux & celui de leur cœur , qui leur diète en faveur des hommes la même loi que Jatab

Enfin 5 après bien des foins & des inquiétudes , nous revîmes ave joïe le port de Conil:antinople. Je condrids d'abord Thérèfeà Atalide. L'entrevue de ces deux aimables filles fut des plus tendres. Elles s'cmbrafTent , comme pour fe promettre de vivre toujours en bonne intelligence. Jufques - j'étois.

TUKCU 183

cfiarme d'avoir en ma puiiTance deux Françoifes d'un c.ara6t»ire il compati- ble. Parmi les femmes de cette Nation,, ce n'eft pas quelque chofe de fort com- mun : la jaloufie & l'envie de fe nuire font leurs défauts favoris. Mais quelle fut ma furprife , iorfque j'apperçus Atalide fondante en larmes \ A quoi pou vois-je attribuer fa douleur ? Etoit- elle devenue jaloufe ? Comment me le perfudder ?.Je Tavois vue vingt fois me conduire elle-même déjeunes Efcla- ves, & revenir après dans mes bras avec toute laten-irefTe dont elle eft capable^ Je voulus eiruyerfes pleurs, LaiiTez-les couler, Achmet,m.e dit- elle , en me repouiïànt doucement. Ke'las ! jamais je n'eus tant fujeti'en répandre. Gem- me fatriHieife augmentoit, & que ^qs larmes redoubloient , je la conjurai de me dire ce qui pouvoir l'affliger dans le tems que, de retour à Conitantino-^ pie , mia préfence devoit lui rendre toute fa gaïete. N'êtes-vous pas char- mée de me revoir , lui dis-je ? Un re- gard languilTant, qu'elle laifTa tom.beï fur moi , en levant enfuite les yeux au Ciel j fut toute fa réponfe»Je m'apprg*-

184 Mémoires

chai pour lui prendre la main & la por- ter à ma bouche ; mais , Ciel \ que vis- je?Atalide recula comme faifie d'hor- reur, & m'arracha cette main adorable fur laquelle mes lèvres avoient volé cent fois. Vous ne m'aimes donc plus, lui dis - je avec douceur? Que vous a fait le tendre Achmet ? Je prens le Ciel à témoin que vous n'êtes jamais fortie de mon coeur. Interrogez cette jeune Françoife que je vous amené pour compagne : elle peut vous dire fi j'ai paiTé un feul jour fans lui parler de ma chère Atalide. Thérèfe luiconfirm,a ce que j'avançois , la félicita fur le bon- heur qu'elle avoir de régner fur mon cœur avec tant d'empire , & finit par lui dire qu'elle s'eftimeroit la plus heureufe des femmes , fi fon fort étoit égal au fien. Hélas ] mon trifte fort n'eft pas à envier , reprit Atalide , en em- braflant Thérèfe. Elle n'eut pas la force d'endire davantage.Elle laiifa échapper un profond foupir,& baiirantfon voi- le , pour cacher les pleurs qui couloient de f^s yeux , elle rentra dans fon ap- partement.

Je conduifis Thérèfe dans celui qui

Turcs, i%^

lui etoit deiliné , & revins enfuite au- près d'Atalide. Je la trouvai négligem- ment jette'e fur un lit, fa tête appuyée fur une de Ïqs mains , en tenant un mouchoir de l'autre. Je me mis auprès d'elle. Elle fe retira , & fe jettant à mes pieds , qu'elle tint embralTés pendant quelque tems , elle me conjura ds Tabandonner pour toujours.

Je ne pus entendre cette propofition fans frémir. Tous mes fens fe glacè- rent ; mes jambes tremblèrent, & ma voix ne put fe faire entendre. Je de- m.eurai un moment immobile , les yeux attachés fur Atalide , qui avoit les (îens fixés en terre. Je la relevai de mes pieds , & la portai dans mes bras fur le lit qu'elle venoit de quitter. Elle n'eut pas la force de s'yoppofer; mais elle n'y fut pas plutôt , qu'elle me pria de l'y iaiiïer tranquille. Efclave de ma parole , ne voulant rien tenir , je n'eus garde de rien promettre. Impatient de fatisfaire mes defirs , je lui repréfentaî le pouvoir que j'avois far elle , & l'o- béiiïance qu'elle me devoir. Si je n'ai pas encore fait ufage de mon autorité , ajoutai-je , ne m'obligez pas à com*

i86 Mémoires

mencer, dire unje le veux. Faites ce(îèr dès pleurs qui m'outragent , ou dites-moi ce qui les fait couler. De- vricz-vous" manquer de confiance pour nn homme qji n'en a jamais manqué à votre égard ? Je le vois ; c'eit que vous ne m'aimes plus. Arrêtez , Achmet , me dit-elle , vous allés trop loin. Si mon cœur efl: coupable , mon amour fait tout mon crime. Si je voushaiiTois, vous me vciiiés moins répandre de lar- mes. J'en aime un autre , il eft vrai ; puifque vous voulés le fçavoir , je ne vous en ferai pas un mift^re. Je n'ofe décider entre vous deux. N'en foyez- pas jaloux. C'ell un Dieu que je vous donne pour rival , un Dieu plein de bonté , que j'ai outragé un million de fois , & qui daigne encore fe faire en- tendre au fond de mon cceur. Il me dit fans ceiïe de le fuivre , qu'il oubliera le paiTé. Je l'écoute avec joïe. Je fuis prête à voler fur ks pas ; mais quand je vois qu'il vous faut abandonner, & vous laiiTer derrière moi, je ne fçais que fuivre, ou de l'homme , ou de Dieu : vous triomphés chacun à votre tour» Pourquoi ne puis-je avoir le mien , &

Turcs, 187

imiter Emilie ? Grand Dieu ! achevez votre ouvrage.

Preifé d'achever le mien , & de re- gagner entièrement le cœur d'Àtalide , je reconnus le tort que j'avois eu de lui parler de fa fceur, & du bonheur dont elle jouilloit dans un Monaitère» Je fis à ma chère Eiclave une peinture û vive des doux momens que nous avions paifés enfemble , qu'elle m'é- couta peu à peu. Je me mis en devoir de les lui peindre d'une m.anière en- core plus touchante,. Elle combattoit contre elle-m^ème. Je n'oubliai rien pour en triompher. J'embraiTai fes ge- noux; ma bouche fe colla liir laiienne. Elle foupira en pleurant. J'effùyai f<is larmes ; & charme de n'en pas voirpa- roître de nouvelles ; j'augurai bien de ce premier fuccès. Mes yeux rencon- trèrent enfin les fiens : nous nous re- gardâmes quelque tems en filence. Je faifis fes mains , que je trouvai fans force. La nature parla à fon cœur , Ôc l'amour fut le maître. Bientôt je vis re- naître ces momens délicieux , connus des feuls amans , & cette douce ivrelTe, que Mahomet compare au bonheur

î88 Mémoires

qu'il nous promet dans le Ciel après notre mort. Je prodiguai mille baifers à Atalide. Elle me les rendit avec ufu- re. Nos tranfports redoublèrent. Tout fut oublié & facrifié à l'amour. On eil bien foible près de ce qu'on aime : le ccçur détruit fouvent les projets de l'ef- prit. Mon bonheur fût complet ; mais il ne dura pas. Je fus un vainqueur malheureux , accablé , fous le propre poids de mes lauriers. Que ma victoire me coûte de regrets ! A peine je fortois vidlorieux du champ de bataille , les armes balTes cependant , & tremblant devant l'ennemi que j'avois renverfé , que je m'apperçus qu'il falioit livrer de nouveaux combats.

Atalide reprit bientôt {qs premiers fentimens. Elle eut honte de m'avoir cédé avec tant de foibleiTe. Ses larmes reparurent , fes prières recommencè- rent , & je revis à mes pieds cette belle en fuppliante. Vous venés de le voir , Achmet, me dit-elle : quel fond puis-je faire fur^nes réfolutions ? De grâce, permettez que je me fépare de vous. Vous féparer de moi , lui dis-je avec étonnement[ 6c ou voulez -vous

Turcs, 189

ûiier ? Rejoindre Emilie , pourfuivit- elle , 6c m'enfevelir dans un Couvent avec ma fœur. Je ne puis vivre plus long-tems dans un ferrail. Mille re- mors m'agitent fans ceiïè , & font 4e mon cœur un théâtre affreux , ma propre confcience vient elle-même me livrer des combats terribles. Si vous fçaviés , cher Achmet , ce qu'il m'en coûte pour m'arracher de vos bras , vous ne «l'enferiës pas un crime. De- puis le jour que dans une de vos lettres vous me parlâtes du bonheur d'Emilie, j'ai toujours envié fon fort. Si vous m'aimes , foyez généreux. Vous pouvés me retenir , je le fçais ; je fuis votre Efclave ; mais quel trifte plaifir aurez- vous de m'arracher des careiTes qui me coûteront fans doute la vie ? Je n'ai plus que des pleurs à vous donner.. Pourquoi , lui dis-je , me refufer la douceur de les effuyer , puifque c'eft la feule confolation qui me refte ? Je voulus engager Atalide à demeurer , en Lui promettant de ne jamais rien exiger d'elle contre fa volonté. Je vous aime trop , reprit-elle : peut-être ferois- je plus foible que vous : c'eft moi-mè-

rçû Mémoires

me queje crains.Ne viens-je pas de vio- ler déjà mes fermens? J*avois juré de ne vous rien accorder , & je comptois aiïèz fur votre bonté, pour efpérer que vous ne me rendriés pas parjure ; mais à pei- ne avez-vous paru , que j'ai fouhaité moi-même de l'être : & je me fierois encore en moi ? Non , Achmet , ce fe- rait manquer de prudence : je mérite- rois de fuccomber, fi je m'expofois au danger.

Pendant tout ce difcours , j'étois de- meuré immobile, la tête appuyée con- tre le lit, incertain du patri que je de- vois prendre. D'un côté je confidérois la perte que je ferois , 11 je lailTois par- tir Atalide ; d'un autre , je voyois le peu de fatisfaélion que j'aurois de ré- gner fur un cœur en proïe à la douleur. Je n'étois pas accoutumé à voir couler des larmes fi chères. Je me mis en de- voir de les eiïùyer. Vous prenés un foin inutile , me dit Atalide. Que vous fert d'effacer les traces de quelques pleurs, fi vous n'en tariffés pas la fource ? D'un mot vous le pouvés. Mais ce mot , lui dis-je , mie coûtera la vie. Mourons «?.onc tous les deux , reprit-elle , puif-

TuKCî* 191

■que fans ce 'mot , je ne puis vivre. Parce que vous n'êtes pas aflez gene'- reux pour abandonner une foible mor- telle,voulez-vous queje vous facrifie un Dieu qui m'appelle ? A ces mots , je me lailTài tomber fur le lit contre le- quel j'étois appuyé, & levant les yeux vers le Ciel , je demandai au Dieu d'Atalide ce que je lui avois fait pour m'enlever ce que j'avois de plus cher au monde. Dieu jaloux ôc cruel , m'é- criai-je ! pourquoi ne te pas contenter des vœux des m.ortels, fans exiger en- core le facriticede leur plus doux pen- chant ? Rival redoutable , que je ne puis combatre , je vois bien qu'il te faudra céder.

Vous pouvés partir, dis-je à Atalide: rien ne vous retient plus. Je vous rens votre liberté , & vous ne me rendes pas la mienne. N'eft-ce point être trop généreux ? C'eft du moins m'être bien cruel. Le Dieu que j'adore , reprit- elle , eft le père de fes peuples. Souve- rain Maître de l'Univers , il peut à fon gré calmer ou diHiper les orages. Je l'invoquerai pour vous ; invoquez - le aufli. Ù prendra foin de la tranquillité

rçî Mémoires

de votre cœur. Offrez - lui le facrihce que vous faites de votre Efclave. Il lui eft trop agréable , pour qu'il n'en foit pas reconnoifïànt.

Fidèle à Mahomet , dis -je à cette Françoife , le Dieu qui i'infpira me fera toujours facre'. Ce n'eft point au votre que j'offre un femblable facrifi- ce ; c'ed à vous-même : vous êtes la vi6lime 6c i'idôle. Si votre bonheur dépend de vivre loin de moi -, foyez heureufe , j'y confens. Je n'examine point que le mien dépende de vivre avec vous : quifque je vous aime plus que moi-même , je dois préférer votre félicité à la mienne. Ah ! reprit Ata- lide , pourquoi me parler de votre amour , quand il faut que je renonce à votre cœur ? Haillez-moi plutôt, s'il eft poffible. Efforcez-vous de paroître moins aimable que jamais âmes yeux. La peine que j'aide vous quitter n'eft- elle pas afTez fenfible ? Que n'êtes-vous ingrat , parjure , inconftant , cruel , barbare ? Faut-il que vous ne foyés que tendre & généreux ' Oui , je le fuis , lui dis-je , & je vous aime afTez pour renoncer à vous , quand vous voulés

renoncer

Turcs, iç3

renoncer â moi. Que i'heureufe France vous revoie. Pendant le féjour que j'y ai fait, elle n'a polTedé que mon corps; m^aintenant mon cœur, inféparabie du vôtre, y vole avec vous.

Un VaiiTeau François qui dévoie mettre à la voile dans deux jours me fit prendre le parti d'y faire embarquer Atalide. Puifqu'il falloit m'en feparer , le plu:ôt etoit le plus propre à foula- ger mes maux. Jouir de la prefence de l'objet aime efl fans doute le plus grand des plaifirs ; mais en jouir quand on fçait qu'on le va perdre poilr toujours eiila plus fenfibledes peines. Je n'eus pas plutôt dit à Atalide qu'un VaiflTeau devoit partir pour Toulon , qu'elle me' conjura d'en profiter pour la renvoyer en fa patrie. Je le lui prom.is , en com- mençant à préparer ce qu^il falbit pour ce voyage , Ôc les prëfens que je comp. tois lui faire. Trifte miniftère pour un tendre amant ! Je donnai à cette chère Françoife tout ce que j'avois de plus précieux en pierreries , & une fcmn^e Q argent afTez confidërable , pour fé- courir fa déplorable famille. Quel ^or,r que celui qui précède le moment d'u-

Tome IL j

I «4 Mémoires

lie réparation fi cruelle 1 Mes yeux vo- yoient Atalîde pour ne la plus revoir. Cette feule idée me faifoit frémir: tous mes fens fe glaçoient , & je tom- bois fans force aux genoux de mon Efclave. Vingt fois je fus tenté de ré- tracter la parole que je lui avois don- née ; mais la crainte de lui déplaire , & le plaiiir de faire fon bonheur , me rendoient bientôt ma première gêné- rofité. Quoique tranfportée dans des climats éloignés , me difois-je% je re* gnerai toujours fur fon cceur. Après ce que je fais pour elle , pourroit-elle ne pas m'aimer? Si je la retiens , elle me haïra fans doute. Quoiqu'il m'en puif- fe coûter , dois - je balancer entre foa amour 6c fa haine ? Puilfe - t'elle me regretter quelque jour ! Je ferai trop heureux.

Que les heures s'écoulent rapide- ment dans ces fortes de fituations ! Il me fembloit que la nuit , plus prompte qu'à fon ordinaire , fe hâtoit de répan- dre fes voiles. A peine le foleil fut-il couché, que je retournai vers Atahde, que j'avois quittée pour quelque tems. Quelle entrevue 1 C'étoit le lendemaia

que je devoisla quitter pour toujours. J'entrai dans Ton appartement en gë- miffànt & pénètre de la douleur lapkis vive. Mes yeux fixés en terre n'ofoient regarder cette tendre Efclave. Enfin utï de mes regards échappe tomba uir elle. Cette aim.abie fille couchée né- gligemment fur un lit , foutenant fa tête d'une main , fondoit en larmes. Je m'approchai, fans être apperçu , pour écouter ce qu'elle difoit tout bas. Elle s'entretenoit du bonheur de fa fccuf Emilie , demandoit à fon Dieu de nou- velles forces pour me quitter fans re* gret. Grand Dieu , difoit- elle , vous feul connoifles l'amour que j'ai pour Achmet & la grandeur du facrifice que je vous fais. Achevez votre ouvrage. Dieu d'Emilie , & qui fûtes le mien , daignez le devenir encore. Enlevez- moi promptement d'un lieu tout me parle d'un Maître chéri & d'un amant trop aimé. Ne l'offrez plus à mes yeux» Je fens ma foibleffè.

Quoi ! lui dis- je avec vivacité ,eiî me jettant à fon cou , quoi ! chère Ata- lide , vous ne voulés plus me voir ? Eft-ce donc-ià le prix de tant d'amoi^à*

l 2

196 Me^/ioires

que vous a marqué le tendre i^chm^t ? Je ne m'oppofe point à votre départ. Partez i vous le voulés , cela me fuffit ; mais il me femble que je^ puis exiger de vous un peu de reconnoiifànce. Vous voulics m* abandonner, fans feulement me dire adieu. bien , fuyez , cruel- le , fuyez un malheureux qui voit^ naî- tre votre bonheur de fes larmes. Cette Emilie , dont vous fuivés fi généreu- fement l'exemple , eft moins ingrate que vous. Ce fut elle qui m'envoya prier de ne pas partir fans la voir. Les adieux qu'elle me fit furent des plus tendres : il m'en fouvient encore.

Que vous êtes injufte , Seigneur , in- terrompit Atalide ! Quoi ! vous doutés de mon amour, vous qui en avés des preuves fi fenfibles ? J'aurois moins à pleurer , fi je vous eus moins aimé. Réduite par le fort à vivre dans un ferrail , fi mon coeur fe fut maintenu libre , forcée de vous obéir , je n'au- rois pas été coupable ; mais hélas quand j'aurois été autant & plus libre que vous , mon cœur auroit toujours été votre Efclave. J'ai trop chéri des fers que vous me rendiés aimables ,

Turcs, 197

pour les voir brifer fans regret. Dans la douleur qui m'accable; j'ignore en- core fi ce ne font point eux que mes laimes regrettent. Si vous me faites un crime des pleurs que vous faites couler , vous me rapelle's l'exemple d'Emilie , qui dem.anda , dites-vous , à vous voir. Elle n'avoit pas , comme moi , à redouter votre préfence. Je dois me défier d'une foiblefle que n'éprou- va point mia vertueufe fœur , & dont j'ai plus de peine à me défendre que jamais.

En finifïànt ces mots, Atalide vou- lut bailler fon voile fur fon vifage ; mais je l'en empêchai , en la conjurant de ne pas me cacher des charmes que bientôt je ne pourrois plus contempler. Il fallut livrer un petit combat , dont je fortis heureufement viftorieux.

Je foupai avec cette belle. C'étoit la dernière fois que je devois y manger. Quel trille repas ! Il commença par ua morne filence , qui n'étoit interrompu que par des foupirs & des larmes, qui fe mêloient aux liqueurs que nous bu- vions. Nos yeux , au défaut de nos voix , étoient chargés de la converfa-

13

19^ Mémoire î

•tion. Que ne fe dirent-ils pas ? Ils fc fuyoient , & fe recherchoient enfaite. S'Jtoient-ils retrouves ? ils en venoient à de tendres reproches , que rameur & les pleurs accoiTipagnoient toujours. Enfin, le repas fini, Atalide voulut demeurer feule. Je fis de vains efforts pour i*engager à me laiiTer paifer la nuit avec elle : mes prières furent inu- tiles. Je ne pus réfiiler à fes larmes : il fallut la laiiTer, & me contenter de baifer fa main, qu'elle retiroit encore. A quelle extrémité me trouvai- je ré- duit , moi qui ravois vue mille fois prévenir elle-même mes defirs & me combler de fes carefTes ! Je commen- çai à en connoître le prix plus que ja- mais. Quelle cruelle nuit ne palTai-je J?as î Malgré tout ce que je fouffrois , j'aurois voulu qu'elle eiu toujours duré.,

A peine le jour commença , que je maudis fa lumière. L'arrivée du foleii fut U ilgnal du départ d'Atalide. Ac çablé de trilteiïè , je me rendis dans ion appartement. Elle n'étoit pas en- ç,ûFe levée. Ma vue Teitraya.ElIe fau- ta hors de fon lit , elks'étoit jet^

Tu R c s, 199

tee tout habillée. Allons , Achmet , me dit-elle, voici le moment redoutable : armez-vous de courage. Le Dieu que j*adore m'a donné des forces. Je ne fuis plus cette foible Atalide , qui vous quittoit les larmes aux yeux ^ mais , que dis-je pourfuivit-elle ? je fens que mes yeux me trahilT^nt; quoi^je pleu- re encore ? Adieu Achmet , ajouta- t'elle avec fermeté. Qu'on me condui- re au port.

Elle iinifïoit ces mots , quand on. vint avertir que le Vaiffeau partiroit dans une heure. J'y avois envoyé dès la veille les préfens que je faifois à cette Françoife : il ne me refloit plus qu'à l'y conduire elle-même. Elle fut faire fes adieux à toutes fes compa- gnes , qui la quittèrent les larmes aux yeux. Quel Tpe^^acle attendriflfant pouc moi I L'aimable Thérèfe parut la moins ienfible, Ibit que , nouvellement arri- vée , elle ne fe fut pas encore liée avec Atalide d'une amitié alTez forte ^ ou qu'un peu jaloufe , elle vit avec une joïe fecrette partir celle qui au- roit pu lui difputef mon cœur. Atalide i'embralfa , en lui faifant de moi Is-

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20O Me Me IRE S

portrait le plus avantageux , ôc fiait par lui raconter toutes les bontés que f avois eues pour elle. Achmet , lui dit- elle , eil le plus tendre des hommes : la vertu la plus farouche s'adoucit avec lui. Il m*avoit achetée , il eft vrai , comme Efclave ; mais il a vécu avec moi comme avec une tendre Epoufe. Si j'entrai dans Ton ferrailen pleurant, je le quitte de même. Adieu , aima- ble compatriote, puifTe le Ciel parlef à votre cœur comme aumien i Thérèfe répondit ingénu ëment , que pour le préfent elle ne connoiiïbit pas de plut grand bonheur que celui de faire ma félicité , qu'elle en fairoit toute foa étude , trop charmée de pouvoir me rendre heureux; qu'elle fouhaitoit ce- pendant pouvoir imiter quelque jour ion généreux exemple.

Ces deux charmantes filles s'embraf- ferent tendrement & fe réparèrent. L'heure fatale approchoit. Tremblant & accablé de douleur, j'avois à peine la force de conduire Atalide par la main à la porte du ferrail. En traver- sant Ion appartement, tant de fois té- moin de nos plaiilrs , mes forces m'a^

Turcs, 20 1

bandonnerent , & je tombai évanoui à fes pieds : mes yeux mourans lui di- fbientque j'expirois d'am.ourpour elle, Auffi foible que moi, elle fe précipita dans mes bras , Ôc collant fon vifage fur le mien , elle rappelioit mon ame fugitive. A fa voix , mes efprits fe ré- veillèrent. J'appellai Atalide à haute voix , ignorant que j'étois avec elle. Bientôt je la revis encore. Elle avoit la tête renverfée far ma poitrine Ôc les yeux levés vers le Ciel. Revenu, com- me d*un profond airoupiiTement, je ne pus me réfoudre à abandonner tant de charmes. Je me fentis tout d'un coup agité de la pafTion la plus violente. Je ne ^'ds pas maître de modérer mes tranfports , d'autant plus vifs , que mon cœur m.e difoit que dans un mo- ment je ne pourrois plus les fatisfaire. Aveuglé par l'amour, je n'écoutai rien; ma paffion devint fureur. En vain Ata- lide eut recours aux larmes & aux pro- meiïes que ie lui avois faites la veille; je fus infenfible à tout : j'en vins jufqu'à lui reprocher fon ingratitude. De quoi un amant furieux n'eft-ilpas capable ? La tendre Ataiide, interdite & confu-

20 2- Me moires

fe , bai{Tbit les yeux. Je me faifis de fes mains tremblantes, fansofer la re- garder. Mes reproches la déconcertè- rent Il fort, qu'elle ne me répondit pas un mot. Je la relevai ;. mais à peine eut-elle fait quatre pas , qu'elle tom- ba prête à expirer de fcibiefife , & moi d'amour. Nos regards fe confondireiit, nos lèvres fe collèrent les unes contre hs autres ; nos bras s'entrelacèrent : j'oubliai mes fermens. Atalidenem'en £t pas reiïbuvenir : peut*être en ce mo- nient oublia-t'elle elle-même ce qu'el- le avoit exigé de moi, pour fe livrer à mes tranfports avec plus d'ardeur que jamais. Quoiqu'il en foit , je fus heu- reux. Mais pouvois-.je l'être long-tems? lêientot les pleurs d'Atalide recom-^ mencerent , & fe réveillant , comme d'un profond fommeil , elle éclata en reproches contre moi,.

Je me jettai à ces pieds , en la con- jurant de me pardonner une faute com- mife par un excès d'amour. J'obtins ma grâce. Qu'un coupable a-t'il à craindre, quand l'amour le fait régner fur le cœur <ie fon juge ? En vain je voulus encore 4$iQAer matière. à ua. nouveau pardon ;,.

Tu R C s. 2-n|

j'en fus repoulTë fi vivement que j*en fis un facrifice à Mahomet.

Atalide ne voulut pas demeurer plus iong-tems feule avec moi : elle appellâ les Efclaves que je lui avois donne' pour raccompagner Ôc la fervir pendant la route , & pleine de fermeté , elle mar- cha avec eux droit au Port. Je la fuivis jufqu'au Vaiireau qui de voit la porter». Elle y monta genéreufement , en s'ap- puyant fur mon bras , & difparut à mes yeux, en me jettant un tendre regard,. qui fut le dernier. On n'attendoit qu'el- le pour partir. A peine eut-elle mis le pied dans le VailTeau qu'on mit à la voi- le. Je demeurai immobile fur le rivage 3, les yeux fixes fur le Bâtiment quim'en-- kvoit ce quej'avois de plus cher au mon- de. G'en eft donc fait , m'écriai-je dans le defefpoir qui m'animoit , c'en eft donc fait, je ne la reverrai plus cette Efciave adorable , qui faifoit depuis tant d'années la douceur de ma vie î Un Dieu jaloux me l'enlevé. Que ma^ générofité me coûte cher !

De retour chez moi, je m'enfermai dans mon ferrail , je demeurai deux jours entiers fans voir perfonne , infen--

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^o4 Mémoires

fibie à tous les plaifirs & en proie à la

doiùeur la plus amère.

Je me rendis enfin auprès de Therè- fe , qui par toutes fortes de careffes elTaya de foulager mes peines. Cette tendre fille mérite par fes foins de remplacer Atalide dans mon cœur. J'ai commencé par lui donner fon apparte- ment, qui eft le plus com,: ode , & ce- lui deîtiné à TEfclave qui m'eft la plus chère. Flâtée de cette préférence cet- te aimable fille m*entretient fans cefTe du bonheur qu'elle a eu de me plaire à Paris & de me fuivreàConllantinople. Nous parlons fouvent de la France , qui m*eft toujours chère puifqu'elle vous poflféde , belle Marquife , & qu'elle va encore pofTéder ma chère Atalide , qui doit vous vifiter à fon palïàge à Lyon. Daignez , Madame , lui fervir de pro- teftrice dans un Pays elle n'auroit befoin que d'elle-même, file mérite fuffifoit pour s'y faire ellimer. Votre naiilance vous y donne un rang que tou- te votre vertu n'auroit pu vous y pro- curer : vous. le fçavés , & vous me l'a- vés Lit cent fois , que le crime y eft plus honoré que l'innocenee»

Turcs» 205

Quoiqu'Atalide forte d\m ferrai! , je ne crains pas de la comparer à ce que la France a de plus vertueux. Son coeur fut à mon égard plus tendre que crimi- nel. J'ofe, Madame , vous l'offrir pour am.ie. La diitance de vos conditions ne doit pas y apporter d'obilacle : elle s'ap- proclie autant de vous par fes fenti- mens nobles & généreux, qu'elle s'en éloigne par fa naillance. Qu'importe en quel rang le fort l'a fait naître? Elle peut les honorer tous.

J'efpére , Madame , que vous me fçaurés gré du préfentque je vous f^is. Vivez enfembie. Empéchez-là, s'il eft poiTible , d'aller fe renfermer dans un Cloître pour le rerte de ks jours. Elle a deqaoi ne pas vous être à charge : mes préfens l'ont mife en état de fe paifer de tout le monde , 6c je fuis prêt de lui en faire de nouveaux , enco- re plus confiuérables que les premiers, fans rien exiger d'elle qu'un peu de part dans fon cher fouvenir. Je vous demande la même grâce , Madame. Pourriez - vous la refufer à Achmet ? Vous êtes trop généreufe & trop ten- dre. Vous n'avés à oie reprocher qu'us

T05 Iy^EMO 1RES

excès d'amour , faute bien pardonna- ble. Que n'ai-je le cœur moins fenfi- ble ? Je ne vous aurois peut-être pas dëplu , &i je regretterais moins Atali- de. Puiflfe-t'elle être heureufe ! Pour moi je ne le ferai jamais , puifque je ne fuis pas Tauteur de fa félicité. Le plus grand plaifir dont jouiiTè un ten- dre amant eit de faire le bonheur de celle qu'il aime. Je n*en connois pas au deffus.

Ce que Dely vient de faire pour fa Zulime prouve , Madame , que je ne fuis pas le feul Turc généreux. Conmie vous connoiiTes ces amans , dont je vous ai déjà parlé tant de fois , peut- être ne ferez-vous pas fâchée de fçavoir leur fort. Dely ne s'eft point laiiTé éblouir par les emplois brillans dont il a trouvé fon père revêtu à fon re- tour : toujours confiant pQur fa Zuli- me , il Ta tirée du rang de {qs Efcla- ves pour en faire fon Epoufe, Ils vi- vent enfemble dans l'union la plus parfaite.

Sans vouloir diminuer le prix de la géné'"o{ité de mon ami , je puis dire qu'elle lui coûte moins que la mieuue.

Turcs-, 207

Le cœur peut former aifément le pro- jet de s'unir à ce qu'il aime : pour l'exécuter , il ne fe fait point de vio- lence ; mais qu'il eft difficile de le dé- terminer , ce même cœur, à fe pri- ver pour toujours de ce qu'il a une fois fçu charmer I Je le fçai mieux qu'un autre : j'en ai fait la trill:e expérience. J'abandonne Atalide. Quel facrihcei J'en frémis encore. Quoi [ je ne la re- verrai plus , & j'ai eu la foibleiTe d'y

confentir ? Que ce foit vertu, ou foi-

bleffe , c'en eft fait ; il n'efl plus tems; Atalide ne vît plus pour moi. PuiiTe quelque vent favorable à mes vœux la ramener dans le port de Conilantino- ple. Dieu jaloux , qui me l'as ravie , ne l'offre jamais à mes yeux j je ne iâ- cherois plus ma proïe : tout mortel que je fuis , je te ferois un rival redou- table. Mais , héksîtu triomphes. Que ne me raviffois-tu ma vie , en m'en- levant ce qui en faifoit le bonheur ? Je te donne Emilie , & tu m'enlèves Ata- lide. Efl-ce ainfi que tu récompenfe la vertu ?

Marquife aufli vertueufe qu'aima- hle.j vous la. verres cette chère Ataii-

2C§ Mémoires

de : peut-être même Tavez-vou^ déjà vue au moment que vous recevés ma lettre. Que vous a-t'elle dit d'Achmet? A-t'elle prononce fon nom avec joïe ? M*a-t'elie oublié pour toujours? Non , fon cœur eft trop tendre. Si elle pou-

voit me regretter & revenir '. Vain

efpoir , qui ne fait qu'accroître mes maux. Faut-il que le feul remède que j'y fçache , foitde ne plus parler de ce que j'aime î 11 faudroit aufii n'y plus penfer; mais il faudroit n'avoir jamais vu Atalide.

R É P O N ;> £

De M,idame Li Marqu'ife de Chamber- tin à Achmet Deîy-A^et , Bâcha à trois queues,

JE vous ai permis , il eft vrai , de m'écrirc ; c'eft un effet de mon im- prudence; m.ais je ne vous ai pas pro- mis de réponfe : cependant , comme de vaites mers nous féparent , & que je ine trouve à l'abri de votre témérité , je ne puis vous refufer une lettre. Heureufs Ç\ je ^'euiTe jamais eu avec

Turcs. 209

vous que ce commerce innocent ! je ferois plus tranquille , & j*aurois moins de larmes à donner à ma foibleiïe. Sans doute que j'eus ma place dans le récit que vous fîtes de vos amours aux compagnons de votre voyage. Il me femble vous entendre y rappeller avec plaifir votre triomphe & ma honte. Je croyois les Turcs plus difcrets. Applau- dilTez-vous de ma défaite. Si vous pou- vies voiries regrets qu'elle me coûte en- core chaque jour,peut-être que votre vic- toire vous paroîtroit moins flâteufe.

Tirons le voile fur ce moment mal- heureux, dont mes pleurs ne me laiiTe- ront jamais perdre le trifte fouvenir. Par quel charme fecret faut-il que vous me foyés encore cher , vous que je de- vrois hair ? Mais pourquoi vous parler de moi , quand je n'avois pris la plume que pour vous entretenir de votre chè- re Atalide ? Je l'ai vue, cette aimable Françoife,que vous m'offres pour amie: nous mêlions nos pleurs enfemble au moment que je reçus votre lettre. Si la différence de nos conditions femble s'oppofer à l'union de nos cœurs , d'au- tres raifons nous engagent à nous aimera

2 1 o Mémoires

Les amis que nous donne la fortune font moins tendres qu? cei-x que les mêmes malheurs reiinifPjnt.Toi-tesles deux, vi:1imes de votre pafTion , ôc confervant encore pour vous le fo'jve- nir le plus tendre , malgré notre reoen- tir, pourrions-nous ne pas erre lie'esde ramitié la plus étroite ?Nous nous dif- putons quelquefois la gloire de vous avoir le plus aimé. A;:aîide prétend l'emporter fur moi ; mais c'eft à re- gret & par complaifance que je Ici cè- de. Que nous fommes bien parcage es de la foibleffè de notre fexe î Nous pleurons notre honte . di nous voulons nous en faire un trophée. L'amour eflr- il donc un mal incurable , & n'en peut-on guérir entièrement ?

Je n'avois pas befoin de votre lettre \ pour m'engagera retenir Atalide avec nioi : il ne falloit que me procurer le bonheur de voir cette aimable fille. Que vous étiés heureux de pofféder un femblable thréfor î Je vous pardonne les larmes que vous coûte fon départ: la perte que vous faites eit irréparable, Atalide fût-elle fans belles qualités , elle vous eil chère : ce kul motif me

TURCS^ 211

Ta rendue précieufe ; mais , que dis-je ? ne vous donnerai -je jamais que des marques de ma foibieiTe ? Mère de fa- mille, eil-ce donc-là l'exemple que je dois donner aux enfans qui m.'environ- nent ? De quel front puis - je chaque jour prêcher la vertu à ma £iie , quand , plus ùgQ que moi , Tinnocence de fa vie me reproche fans celTe la honte de la mienne 2 Sans vous , Achmet , fi- delle aux cendres de mon Epoux , je n'aurois rien à me reprocher. Pourquoi fûtes vous û généreux ? Pourquoi fus- je fi reconnoiirante ? Que ne me laiffiez-vous périr de misère ? Que ne vous ai-je iaiiré plutôt périr d'amour l Foible contentement. Que nous refte- t'il de ce plaifir pafTager ? A vous i'i* dée affreufe d'avoir deshonoré une femme vertueufe » & à moi des lar- mes que le tems n'a pu encore fécher» J'ai reçu cependant avec joie les préfens que vous m'envoyés. Senfibls à votre tendre relîôuvenir , comptez que je ne vous oublierai jamais. Tant que de fi vafles pays nous fépareront , je puis vous aimer & m'entretenir avec V0U5 fans crainte. D*ici je mo.

212 MeMOIRE-9

fens forte : je n,. vous trouve qu'aima- ble : j'oublie q.ie vous êtes un homme dangereux.

Je viens de recevoir une lettre de Madame de Corcebnge , mon amie. Elle fe plaint fort ce fon cher Dely , votre parent, qu-f vous m'avës amené plufieurs fois. Êiie au oit fort fouhaité le retenir à Paris. Voici en quels ter- mes s'explique cette tendre afHigie, Faites-en part à fon ii's.

» Il eit enhn parti , Madame , ce » Turc aimable, quejjcarclTai fi fou- » vent en votre i réfence , ce £ls que *) j'aimois plus que moi-même, L'em- » preiîèment de revoir fon père l'a ren- » du infenfible aux prières & aux lar- » mes de fa mère : rien n'a pu le rete- » nir. Je mourrai contente cependant, » puifque j'ai pu embralTer une fois en » ma vie ce tendre fruit de mes pre- » mieres amours. Que ne puis-je avoir » rendu le dernier foupir dans fes bras ! » Témoin de ma mort , il l'auroit ap* » prife à Muley , que je ne reverrai » jamais.. Il m'auroit pleurée ; car il » eft tendre. Madame. lime fouvient i) encore du jour qu'il me rendit fenfi-

TuKC^. 213

» ble. Helas ! il ne m'en refte que ce » trifte fouvenir ; pourquoi me le rap- » peller ? Dely vous a-t'il ëtë voir en » pafTant à Lyon ? Je le lui avois re- » commande , & il me i'avoit pro- ï) mis , &c.

Toutes les fois que je penfe à Ma- dame de Corcelange & à fon fils , je tremble pour moi. Grand Dieu ! que deviendrois-je , cher Achmet , û j'avois

le même malheur ? Quoi '.il fau-

droit aufTi me priver pour toujours de la vue d'un enfant qui n'auroit point de part au crime qui l'curoit fait naître l Je frémis à cette feule .penfée. PuifTe ma faute être enfevelie dans un éter- nel oubli; car à qui confierois-je mon fecret , 6c un dépôt fi précieux ? Que vous feriez cruel, Achmet, de m'avoir fi peu épargnée dans le moment fatal que je vous donnai tant de preuves de ma foiblefTe ! FalTe le Ciel qu'il n'ea naifle point de fruit qui puilTe me la reprocher toute ma vie. Je l'efpére ; un tems aflfez confidérable s'eft déjà écoulé fans aucune marque fenfible : jufqu'à préfent mes remors feuls me reprochent mon crime.

«'Ï4 MEMôinEÎ

^ Adien , cher Achmet , Je fuîs peut- être une imprudente devoiis écrire. Si c eft une faute , c'eft la dernière que je commets à votre égard. Adieu donc pour la dernière fois; adieu le plus ai- mable aes mortels. Je vais travailler à vous oublier. Hèureufe , fi je puis en venir à bout .'Adieu.

LETTRE D'ATALIDE A ACHMET DELY-AZET,

Bâcha à trois queues,

JE ferois indigne de tous \qs bienfaits que j'ai reçus de vous , cher Ach- met , fi je ne vous en témoignois pas ma reconnoiffance. Elle eft des plus vives. Enfin le fort m'a rejointe à ma chère Emilie , & c'eft du fond de ma folitude que je vous écris. Rien n'a pu modérer mon ardeur. J'ai déjà pris le voile facré des Vierges , Epoufes du Dieu qui me foûtient dans ma carriè- re. Je triomphe des foiblefles de mon coeur; & l'habit blanc que je porte me fait oublier que j'ai perdu mon inno- cence. PuiiTe le Dieu que je fers Tou.

TuKC s, ^ 215

A quoi avez - vous penfe d'écrire à Madame de Chambertin de me rete- nir auprès d*elie ? J'ai réfifté à vos priè- res îk à vos larmes: comment avez- vous cru que je céderois aux fiennes ? Ne m'êtes-vous pas plus cher que tout le monde enfemble ? Le Ciel m'eft té- moin que fi j'avois pu vivre avec vous fans crime , fy ferois encore : oui , Achmet, fij'ofois regretter mon ef- clavage , peut-être auïois-je la foibléC fe de pleurer mes fers rompus.

Croiriez- vou-s que la vie que je m€- ne en Fran'ce dans uft Pyîonaftère dif- fère bien peu de celle que je menois avec vous ? Que voyois-je dans votre ferrail ? Un grand nombre de jeunes £lles aimable's fe difputer la gloire de vous aimer le plus , & occupées fans ceffe du bonheur de plaire à leur cher Maître. Nous avons ici les mêmes oc- cupations. L'amour occupe tous les momens de notre vie : il ne fait que changer d'objet. Ici nous fuivonsàpeu près la même règle que dans vos fer- rails : nous avons également un Maî- tre à fervir.

A peine foffiroes-npus évetilées^que

^i^ Mémoires

nous devons penler à lui. Sorties du lit , notre premier foin elt de Taller vifiter en corps , en nous profternant à fes pieds. Il daigne nous écouter avec bonté , non point comme fes Efclaves , mais comme fes chartes Epoufes :.al nous donne même à toutes un nom doux. Il préfîde fans ceffè à nos adions: il ne nous perd jamais de vue. C'eft lui-même qui nous enflamme du pur. amour que nous avons pour lui : il échauffe nos cœurs de cette douce ten-^ drefTe qui fait chérir les larmes que Ton répand. En un mot , il eft notre- Amant, notre Epoux, & notre Père. Nous Toftenfons chaque jour, & chaque jour il nous pardonne. Il fe contente de notre repentir : il a pitié de notre foibieiïè ; & je ne Taimerois pas , Ach- inet ? Je ferois bien ingrate. Je vous ai fecrifié mon cœur , & toutes mes pen- Uqs ; mon corps même fut efclave de vos defirs. Tandis que je fus à vous , j'ai change de Maître : un Dieu vous a fuccédé. Ferois-je moins pour lui que je n'ai fait pour vous ? Ce feroit être injufte. Toutes mes penfées s'élèvent à préfent vers le Ciel, Mon cœur y fe-

roit

TvKcs:, 217

fuit aufTî tout entier, fi vous ne le re- tenies attache à la terre. Oui , mes yeux fe tournent encore quelquefois du côté de Conftantinople, & fouventles larmes que je crois donner aufouvenic de mes defordres paiTés , ne coulent que pour vous. C'eft ainfi que je m'a- bufe fouvent , & que j'ai peine à dé- mêler les fentimens de mon cœur. Quand je crois que Dieu l'occupe en- tièrement , & que j'y defcens un miO- ment avec lui , je fuis toute étonnée de vous yappercevoir encore tendre & ref- pe6tueux. Combien de fois il m'a fem- blé y entendre votre voix 1

Dans ces momens critiques, foible, timide , je vole aux pieds des Autels ; je les tiens embrafTés , & le Dieu que je fers ne m'abandonne pas. Bientôt , par fa fuprême puilTance , une douce joïe Ôc une tranquillité parfaite s'em- parent de tous mes fens. Je vous re- garde alors , Achmet, du haut du Ciel. Je contemple avec force toute ma foi- bleiïe palTée. J'en rougis. Mais quand , pleine d'une tendre compafTion , je veux revenir à vous pour vous entraî- ner après moi , mon cœur refte Ci fort

Tome IL K

2 1 8 Mémoires

attache au vôtre , que j'ai peine à m'en dégager moi-même. C'eil ainfi que le Dieu que j'adore multiplie mes vi6loi- res en multipliant mes com.bats. Il per- met quelquefois que je vous regrette Ôc que je retourne à vous , pour me procurer le mérite de lui offrir chaque jour le facritice de mes plus chers de- firs. Au milieu de toutes ces agitations, mon coeur efl: toujours content. Penfe- t'il à vous ? il eft heureux : Dieu l'ap- pelle-t'il à lui ? il gémit de les fautes, avecjoïe& avec confiance. Eft-il dans vos fers ? il s'y plait : les voit-il brifés? il en rend grâces à celui qui le fait triompher.

Il eft jufte de vous rendre compte de l'ufage que j'ai fait des préfères dont vous m'avés comblée. Je vous dois aufTi un petit récit de ce qui m'eil arrivé depuis mon départ de Conftan- tinople.

Vous fçavés qu'à peine je fus en- trée dans le Vaiflfeau , qu'il mit à la voile. On me conduifit dans la cham- bre qui m'étoit deftinée. Je m'y en- fermai aufiltôt^our m'abandonner aux hrmes. Je voyois à regret fuir devant

Turcs. 219

moi ces rivages heureux que vous m'a- ves rendus fi chers : mes yeux & mon cœury demeuroient attachés. Ils dif^ parurent enfin ces bords chéris : en vain ma foible vue les cherchoit encore. Les tours de Condantinople s'étoient confondues dans les mers : je ne voyois plus que le Ciel &reau.3'avois oublié le Dieu de mes Pères. Il me rendit , pour mon fuppliçe , ce même am.our qui avoit fait tous mes plaiilrs. Je m.e fentis tout d*un coup brûler pour vous de la pafiion la plus violente. Dans mon defefpoir , je fouhaitai mille fois être dans vos bras : je regrettai vos ca- refïès. Je vous appellai à haute voix , comme une furieufe. Quoi ! je ne vous reverrai plus, cher Achmet, m'écriai- je dans les tranfports de la pafTion I3. plus vive I C'eft donc pour toujours que je vous perds ! Mourons , il eil temSjpuifque je ne visplus pour vous. Je ferois morte en effet de douleur; mats Dieu n'abandonne jamais ceux qu'il veut fauver. Il rendit bientôt le calme à mon ame agitée : mes larmes difparurent. Je demeurai moi - mième furprife de ma tranquillité. Mes pre-

K 2

220 MeMOIKES

miers foins furent de lui en rendre grâ- ce. De nouvelles forces fe joignirent à celles que j'avois déjà reçues. J'étois une autre perfonne. Je regardois indif- féremment les divers pays que rious côtoyons , & j'en vins jufqu'à dire d'un

oeil fec : eft la Turquie Enhn ,

après une navigation des plus heureu- iis, nous arrivâmes à Toulon, d'où je me rendis à Lyon.

C*eft-là que j'eus le bonheur de voir j'aimable Ivlarquife de Chambertin. Par ramitie qu'elle m'a témoignée , à votre recommandation , je juge de celle qu'elle avoit pour vous. Avec quelle ardeur ne me demanda - t*elle pas des nouvelles de fon cher Achmet? La joie étoit peinte dans fes yeux quand je lui en parlois , & la trifteffe lui fuccédoit bientôt , quand je cellois de l'en entretenir. Cette Dame me fé- licita fur le bonheur que j'avois eu de vous fixer , & de vivre fi long- tems fous votre aimable puiifance. Achmet, me dit^elle , m'a fouvent entretenue à Paris de fa chère Atalide ; & par tout le bien qu'il m'en dit , il me fit fou- vent d^'fir-^r de vous voir. Je ne croyoïs

Turcs. 221

pas , ajouta-t'elle , que la chofe fut pofTible. Je n'avois nulle envie de paf- fer à Conftantinople. He' , comment pouvois-je m'imaginer que vous re- yiendriés jamais en France ? Quand j'aurois pu me perfuader qu'un repen- tir vous y eut rappellée , le moyen de croire qu'Achmet , dont vous dépen- diés entièrement , y eût confenti ? Ce n'eft pas , pourfaivit-elie , qu'il ne foit le plus généreux des hommes : j'en ai des preuves qui ne me permettent pas d'en douter. Dans un tem.s tout étoit contre moi , jufqu'à mes proches, il m'a recourue fans me connoître.

Madame de Chambertin finit par me conjurer de demeurer avec elle le ref- te de m.es jours , en me montrant la lettre que vous lui écriviés à ce fujet; mais la voix qui parloit à m^on cœur m'appelloit ailleurs. Je ne demeurai que peu de jours à Lyon , je pris la Diligence pour Paris.

Je revis enfin les rives de la Seine. Je ne fçais quel charme fecret s'empa- re de tous nos fens à l'approche du lieu qui nous a vu naître , 6: qui ren- ferme nos parens. Plus j'approchois de

K3

222 Mémoires

Paris , plus ma joie redoubloit , & mon ccsur s'abandonnoit à des tranfports que je n'avois pas encore éprouvés.

J'arrivai enfin dans la maifonde ma mère , que je trouvai travaillant avec EloiTe , Taînée de mes fœurs. Quelle tendre entrevue .' Qui pourroit pein- dre la vivacité de la joïe & de Tami- tié que nous nous témoignâmes de part & d'autre ? Ma mère revoyoit une fiile qu'elle aimoit, & à qui elle de- vait tout ce qu'elle renoit de vous. Il n'en étoit pas de m^^me d'Eloïfe. Ré- duire à un état miféiabie, elle voyoit avec peine une cadette encore paflable, & capable de lui enlever ceux qui con- fervoient quelque bonté pour elle. Outre cela , je paroifïbis dans une fitua- tion plus brillante que la fienne. C'é- toit aiTez pour lui déplaire. On n'aime pas à être humilié. Elle n'ignoroit pas les bontés que vous aviés eues pour moi. Le premierde fes regards me dé- voila tous {qs fentimens , fans y faire beaucoup d'attention. Je me jettai avec vivacité au cou de ma mère , qui me reçut dans [es bras avec des tranfports de joïe qu'on ne peut exprimer, Quoi^

Turcs, ii"^

je te revois , chère Atalide , me dit- elle ? Que de larmes tu m*as coûte î Par quel bonheur jouis-je du plaifir de t'embrafler ? Eft-ce Achmetqui te ra- mené ? Hëlas ! ma tendre mère , lui répondis -je , permettez -moi de me livrer un moment toute entière au bon- heur que j'ai de vous ferrer entre mes bras : nous parlerons d*Achmet une autre fois. Qu'il vous fuffifede fçavoir qu'il eft le plus généreux des hommes , & que ce qu'il vient de faire pour moi efface tout ce qu'il a déjà fait.

Après les démonftrations de l'amitié la plus parfaite, je demandai des nou- velles d'Emilie & de Lucile. J'appris que la prem.iere étoit plus contente que jamais dans fa vocation , & que la féconde , entièrement confacrée à l'am-our , n'étoit occupée que de fes myftères. J'applaudis à l'heureux fort de l'une , & je Honnai àçs larm.es. à celui de l'autre. Vous pleures, me dit Eloïfe : font-ce les douceurs qu'Ach- met vous faifoit goûter en Turquie que vous regrettés? L'âge nous rend toutes deux , je le vois , le trifte exemple de Tinconflance des hommes, C'eÛ ainû

224 Mémoires

que mon aînée tâchoit de rapprocher mon âge du fien , & regardo't comme déjà arrivé ce qu'elle avoit fouhaité d'abord. Non , lui dis-je , je n'ai point à me plaindre d'Achmet. Si j'étois am- bitieufe,les préfens dont il m'a com- blée à mon départ me mettroient en état de me palFcr de tout le monde ; mais je ne viens en France que pour me confacrer àDieu.C'eft, reprit-elle avec un fouris malin, c'eii le parti que prennent d'ordinaire les filles qui ont palTé , comme nous , leur jeunelTè dans les plaifirs ; car ne vous imaginez pas q-ue je croye que votre Turc, tout gé- néreux qu'il eit , vous ait tant aimiée inutilement. En vain il nous a dit qu'il n'avoir que de l'eilime pour vous : fa foiblelTj ici pour le fexe prouve alTlz celle qu'il a eue à votre égard. Achmet n'eft pas homme à vous renvoyer com- blée de ces beaux pré:ens , fans voiis les avoir fait acheter : je le connois. Quoiqu'il en foit ma foeur , lui dis-je, je n'aurois que fuivi votre exemple. Suivez maintenant le mien , & venez rejoindft Emilie. J'ai plus qu'il ne faut pour vous & pour moi.

Turcs. 225

Eloïre,qui manquoit des chofes les plus nécelTaires , frapée de ce difcours , garda un moment un profond fiience, poulTa des foupirs , & lalifa tumler quelques larmej. Je redoublai mes of- fres Ôi mes prières. Dieu feul , lui dis- je , ne peut nous tromper ; daignez écouter fa voix qui parle au fond de votre cœur : c'eii lui , ma fœur, qui veut y régner. Montrons - nous dignes d'un Epoux û aimable , que nous avons C cruellement abandonné. Retourf^cn3 dans ion fein avec confiance , ôi difpu- tons - nous le bonheur de l'aimer le plus. Je n*en dis pas davantage. Dieu acheva le refte. EloïTe en un moment parut une autre perfonne. Elle eiFuya fcs pleurs , & fe jettant à mon cou avec vivacité ; chère Atalide , me dit-elle , marchez devant moi ; je vous fuis. Courons adorer ce Dieu û long-tem.s négligé. L'appui des hommes n'eft que foibleife.

Eloïfe me fuivit en effet quelques

jours après au Couvent de Le

refte de vos préfens , cher Achmet , a fervi à marier Lucile , la dernière de mQi fœurs. Unie à Epoux qu'elle

2 26 Mémoires

aime , elle palTè tranquillement fes jours avec ma mère , dans une heu- reufe abondance , qu'elles tiennent de

vos ulCliï2i'it^,

Voià rhiiroire de ma déplorable fa- mille. Il ne me refte plus qu'à vous di- re un adieu éternel. Trifte mot h pro- noncer pour une tendre amante. Quoi ! ' je ne vous reverrai plus , cher Achmet ? Je ne jouirai jamais de votre aimable prefence ? Les jours , les mois , les an- nées s'écouleront fans que j'entende prononcer votre nom? je ne vous écri- rai plus, & je ne recciiai plus de vos chères nouvelles ? Que de larmes vous m'avés déjà coulé! Seigne'ir | aurai- je la force de n'en plùs répandre ? Mais , helas î elles baignent encore la Lettre que je vous écris ; jan.ais je ne les vis couler avec tant d'abondance. Mon cœur & mon ame voudroient fe coller avec elles fur ce papier, qui doit paffer entre vos maains. Pourquoi ne puis-je y imprimer que mes lèvres? Portez-y [qs vôtres, Seigneur, & baifez-^du moins les larmes que vous m'arraches, au dé- faut de l'infortunée qui les verfe. Mais que dis-je ? infortunée ; ai-je donc dé-

Turcs, 217

oublie que je ne fus jamais fi heu- reufe? Grand Dieul fi vous ne mefou- tenés, l'amante va reparoître. fuis- je ? Pourquoi mes pleurs redoublent- ils ? Je ne me reconnois plus. Mon cœur eil plus fenfible que jamais. Cher amant , puifque je ne dois plus te re- voir, qu'il me foit du moins permis de te dire que je t'aime plus que que ma propre vie. Cet habit , ce voile facrë , bandeau , cette cellule , tout me dit que je ne fuis plus à toi. De tous tes dons , il ne me refte que ton portrait : non, Achmiet, je n'ai pas encore eu la force de m'en défaire. Il eft préfente- ment devant mes yeux : je le touche. En quelles mains le remettrai- je ? Un autre que moi auroit un bien fi précieux? Non, ce n'eft qu'à toi , cher x^chmet, que je puis te rendre toi-même : je vais l'enfermer dans cette Lettre , que je tra- ce d'une main tremblante. PuilTent , avec cette image de ce que j'aim^e, m'a- bandonner tous mes chagrins. C'en eil fait ; je le vois , je le baife pour la der- nière fois. Je ne vous retrouverai donc plus , Achmet, qu'au fond de mon cœur ? Mais, que dis-je ? n'ai-je pas encore pro-

iiS Mémoires

mis de vous en bannir , ainfi que de ma mémoire ? vous trouverai -je donc ? Nulle part. J'en frémis. La mort même , trille fouhait des amans mal- heureux , ne peut nous reunir. Elevé dans une autre religion que moi, mon Dieu n'eft pas le vôtre. S'il vous éclai- roit, que de grâces j'aurois à lui ren- dre î Que de vœux je vais lui faire ! Toutes mes prières feront pour vous. Si du moins je pouvois efpérer vous retrouver dans la demeure fainte qu'il me prépare , je mourrois fans regret. Sans vous , tout Dieu qu'il ell , il ne rendra jamais mon bonheur parfait. Eft-ce donc -là ce que ma religion m'enfeigne ? Il eft tems de fermer ma Lettre & de vous oublier pour toujours. Pour toujours ? .... Hélas 1 ... . Mais , non. Finifïbns. Adieu , Achmet. 5on- gez quelquefois à votre chère Atalide. Je ne dois plus penfer à vous. Je fens que mon cœur aura bien de la peine à tenir ce que ma bouche a promis. Adieu. Je ne m'arrache de vos bras , qu'en m'arrachant au monde entier. Je fuis renfermée toute vivante dans moa tombeau. Me voilà dans le cercle

étroit

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Adieu, Ci

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Turcs, 217

étroit de quelques arpens de terre qu'environnent des murs élevés , ril deaux terribles qui me cachent 'tout l'Univers ; mais de tout cet Univers , le Ciel m^efl: témoin que je ne regrette

que vous. Le facritîce en eft fait

Mes forces m'abandonnent ; mes fens fe troublent ; la plume me tombe des mains , je cours aux pieds des Autels. Adieu , cher Achmet , adieu ! pour une éternité toute entière. Ah; Ciel,...' Adieu! Adieu! Adieu!

Fin du Tome fécond,

B.eX

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ï"^ Urociard d'Aucour, Claude

1985 Mémoires turcs

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