MOllCEAUX CHOISIS
l'OESIE ET PROSE
H. ROBtRT.
p^
^ ni
4aa/cic^ clt ^ÛL
MORCEAUX CHOISIS
DE
Alfred de Vicjn^
POÉSIE ET PROSE
COULOMMIERS Imprimerie Pacl BRODARD.
MORCEAUX CHOISIS
DE
Alfred de Vignv
POÉSIE ET PROSE
Quatrième édition
AVEC ÉTUDES ET ANALYSES PAR ETIENNE TRÉFEU
PARIS
LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE
15, RUE SOUFFLOT, 15
Digitized by the Internet Archive
in 2010 witii funding from
University of Ottawa
littp://www.arcli ive.org/details/morceauxclioisisdOOvign
PREFACE
Quelques jours après la mort d'Alfred de Vigny, j'essayai, daus un article du Journal des Débats, d'esquisser en quelques traits rapides, mais précis et fidèles, la physionomie et l'œuvre du poète. Je demande au lecteur la permission de reproduire ces lignes. J'ai quelque chose à y ajouter. Mais, après trois ans, ayant à parler d'Alfred de Vigny et à le faire parler lui-même, je n'ai rien à y changer :
« C'est un ami qui va parler d'un ami, un cœur plein d'affliction et de reconnaissance. Le noble poète dont les lettres françaises portent le deuil ma honoré, en mourant, d'un monument inesti- mable de sa confiance et de son amitié. L'illustre écrivain a recommandé, il a fait plus, il a légué ses belles œuvres en toute propriété, comme un père à son fils, comme un frère aîné à son frère, à l'humble homme de lettres, son ami : poétique héritage, don touchant et rare, comme tout ce qui venait de lui. Je craindrais de n'en pas paraître digne et de n'en pas laisser voir assez de gratitude si je n en mon- trais quelque fierté, sije ne me parais comme d'une
PREFACE
couronne, ô mou cher maître, du témoignage de ta glorieuse amitié *.
« Que ce lien personnel de piété reconnaissante qui m'attache à lui ne diminue pas sous ma plume l'autorité de son éloge et ne mette pas en garde contre moi. Une atteinte à la vérité, même pour le louer, ofTenserait la mémoire du iientilhomme qui ne mentit jamais.
« Au surplus, je ne veux pas entrer devant le public dans le détail de cette vie si pure, toute à la poésie et au devoir, mais qu il cachait avec une réserve pudique et même un peu farouche. Je l'ai vu, il y a quelques jours à peine, ayant quitté dans sa cellule « le camail de l'étude u pour le linceul de la tombe : je ne veux que le regarder encore une fois et rappeler à la France ce qu'elle a perdu.
« Il était né trois ans avant le siècle 2, cinq ans avant Victor Hugo, huit ans après Lamartine. Son père, le comte de Vigny, brillant homme de cour,
1. Cette préface est celle qui précède le Journal d'un Poeie. Alfred de Vigny ne voulait pas que des indifférents — éditeurs
ou écrivains — pussent n souiller » les éditions posthumes de ses œuvres par des « préfaces ou annotations douteuses n. Une seule personne, à cet égard, eut sa ronfiaDce, un ami 6Ûr et éprouvé, comme il le dit dans pon testament, M. Louis Ratisbonne, à qui il légua la propriété absolue de toutes ses oeuvres littéraires : « Livres et théâtre, dit ce testament, n'auront, en l'absence éternelle de l'auteur, d'autre autorité que la sienne ■>. Et Vigny exprimait, en outre, la volonté que Louis Ratisbonne, après lui, choisît, pour lui succéder à lui-même, un fils ou un gendre à qui il devait trans- mettre les instructions qui précèdent. Il nous a donc semblé que pour respecter fidèlement cette volonté d'Alfred de Vigny et pour présenter en môme temps au lecteur ce qui nous a paru être la meilleure partie de son œuvre, rien ne valait mieux que de nous contenter de reproduire ici, en guise de préface, l'introduction qu'écrivit, en 1867, Louis Ratisbonne, lorsqu'il publia le Jinimal d'un Patte.
2. Né à Loches 1* )~ mars 1797, il est mort à Paris le 17 sep- tembre 1863.
PREFACE
ancien officier sous Louis XV, s'était distingué dans la guerre de Sept ans. Sa mère était fille de lamiral de Baraudin, cousine du grand Bougainville, petite- nièce du poète Regnard. Elle était d'une distinction et d'une beauté remarquables; elle avait, disent ceux qui Tout connue avant la terrible maladie des dernières années, une intelligence de» plus élevées unie à une rare fermeté de caractère, et il y avait entre le fils et la mère une parfaite ressemblance. Alfred fut envoyé comme externe dans une institu- tion du faubourg Saint-Honoré. où il fit ses études avec une ardeur extraordinaire qui compromettait sa frêle santé. Comme tous les poètes nés, il essaya son vol et rima des vers à des âges invraisem- blables. Cependant, quand sa mère, qui avait ramassé quelques plumes de cette muse au bord du nid, l'interrogeait sur sa vocation, l'enfant répon- dait : « Je veux être lancier rouge 1 » Lancier rouge! On était à la fin de l'Empire. Alors, comme il récrit lui-même, les lycéens les plus studieux étaient distraits, le tambour étouffait la voix des maîtres; on était pressé de finir les logarithmes et les tropes et d arriver, sur quelque champ de bataille, à 1 étoile de la Légion d honneur, « la plus belle étoile des cieux pour des enfants ». L'Empire tomba. Alfred de Vigny, à peine âgé de seize ans, s'engagea dans les gendarmes de la garde. Il fit partie dune compagnie composée de jeunes gens de famille ayant tous le grade de sous- lieutenant. Il eut un beau cheval et de belles- parades au champ de Mars, mais de champ de gloire, point. Lors du retour de l'île d Elbe, et encore mal remis d une chute de cheval qui lui avait brisé la jambe, il accompagna Louis XVIII jusqu'à Béthune, où le roi licencia la compagnie dont il
8 PRÉFACE
faisait partie. A la seconde Restauration, le jeune officier, qui avait été interné à Amiens pendant les Cent-Jours, entra dans la garde royale à pied et fut nommé capitaine. Mais les rêves de gloire guer- rière qui avaient enflammé son imagination d'enfant pendant le tourbillon impérial, il fallait leur dire adieu. Il les voyait s évanouir un à un avec les der- nières fumées des champs de bataille. Alors, la muse qui songeait dans le cœur de ce capitaine adolescent et le préservait des trivialités de la vie de garnison se mit à chanter. De cette époque sont datées quelques imitations gracieuses de l'antiquité grecque, dont il s'inspirait, dabord, comme André Chénier. En 1822, il publie son premier volume de vers, Iléléna, qui empruntait son nom au poème le plus étendu du recueil, celui justement qu'il jugea plus tard inférieur à ses autres compositions et qu'il n'a plus réimprimé dans ses poésies complètes. Pendant les marches de sa vie errante et militaire, dans les Vosges, ou dans les montagnes des Pyré- nées qu'on ne lui avait pas permis de franchir avec les bataillons de la guerre d'Espagne, il continuait de vivre avec la muse, portant dans sa giberne quelques poètes anciens et surtout la Bible, dont le génie a imprégné plusieurs de ses plus belles com- positions : Moïse, le Déluge, la Femme adultère. En 1823 paraissait le poème exquis d'Eloa, la sœur des anges, née d'une larme, l'aile brisée par la pitié. Ainsi, pendant que Lamartine publiait ses Méditations, Hugo ses Odes et Ballades, lui, trop contenu, trop discret pour les effusions lyriques, il avait trouvé, lui aussi, des sentiers nouveaux, dra- matisant une pensée philosophique sous forme de récit et composant sans parti pris, en se laissant aller à son grave et doux génie, des poèmes qui,
PREFACE
comme les œuvres de ses rivaux, n'avaient point de modèles.
« Pendant plusieurs années, les gloires nouvelles se faisaient écho, Cinq-Mars répondait à Notre- Dame, Hernani à Othello. Jusque dans la charmante petite comédie Quitte pour la peur (1833i. Alfred de Vigny frayait une voie et précédait Alfred de Musset. Plus tard, il racontait dans Stella les souf- frances du poète, revendiquant pour lui non pas, comme on l'a dit, le droit de se tuer, mais le droit de vivre; puis il transportait son éloquent plaidoyer sur la scène, où Ion jouait avec un succès d'enthou- siasme et de larmes le drame si simple et unique en son genre de Chatterton. C'est au sortir d une de ces représentations que le comte Maillé de I-atour-Landry fît accepter à l'Académie française une somme qu'elle décerne tous les deux ans à quelque poète en lutte avec la vie. Eu 1835, Ser<^'i- tude et Grandeur militaires mettaient le sceau à la renommée d'Alfred de Vigny. Réveillé tristement de ses songes de gloire militaire, il avait quitté le service depuis huit ans lorsqu'il écrivit avec son imagination et ses souvenirs ces courts récits d'une haute philosophie, d'un art si achevé, et où les souflrances ignorées du soldat sont peintes avec une sensibilité si pénétrante. C'est là qu il a trouvé son Paul et Virginie, Laurette, ou le Cachet rouge, un de ces récits délicieux et pleins d'émotion qu on lit en une heure et qu'on n'oublie jamais.
« Un critique, poète lui-même, de cette pléiade romantique qui scintillait au ciel de 1830, M. Théo- phile Gautier, comparait l'autre jour poétiquement la gloire sereine mais peu bruyante d Alfred de Vigny à ces astres blancs et doux de la voie lactée qui brillent moins que d'autres étoiles, parce qu'ils
10 PRÉFACE
sont placés plus haut et plus loin. Oui, Alfred de Vigny avait placé haut son idéal. C'était, à vrai dire, un enfant du xviii® siècle, fort sceptique en matière de religion. Mais il avait retenu de sa naissance, de son éducation, de sa vie militaire, il tenait surtout de lui-même un sentiment qui fut comme l'étoile fixe de sa vie et lui tint lieu de croyances, une religion grave et mâle, sans symboles et sans imagos, la religion de l'honneur, qui ne vacille pas plus que la foi dans l'âme capable de la sentir. « L'honneur ou la pudeur virile, écrit-il, c'est la « conscience, mais la conscience exaltée, c'est le « respect de soi-même et de la beauté de sa vie « porté jusqu'à la plus pure élévation, jusqu'à la € passion la plus ardente. » Celui qui pensait ainsi devait considérer volontiers sa vocation poétique comme une mission et porter l'art sur les hauteurs. Mais, chose digne de remarque, tandis que les fils de Chateaubriand, Lamartine en tête, se livraient en croyants aux effusions du lyrisme religieux, chez Alfred de Vigny, en dépit de son berceau catholique et de l'air du temps, ce fut le doute justement, l'incrédulité douloureuse qui ouvrit la source de poésie en lui inspirant une profonde compassion pour la créature humaine livrée h tant d'ignorance et de misère. « Je crois fermement à une vocation « ineffable qui m'est donnée, et j'y crois à cause de « la pitié sans bornes que m'inspirent les hommes, (! mes compagnons de misère, et à cause du désir « que je me sens de leur tendre la main et de les « élever sans cesse par des paroles de commiséra- (( tion et d'amour. » Ainsi, il fait parler le poète dans Stello, celui de ses ouvrages qu'il aimait le mieux, parce qu'il y avait mis le plus de son âme. C'est ce désir miséricordieux qui a fait de Vigny
PRÉFACE 11
poète; il résume son œuvre, ses chants en prose et en vers. Sa muse s'appelle la Pitié. Il plane avec elle au-dessus de ce qui souffre; les parias du monde sont ses amis ; les martyrs silencieux de l'amour, de Ihonueur, du génie, Chatterton, Kitty Bell, Renaud le capitaine, voilà ses clients. Il force les traits sombres du portrait de Richelieu pour venger de nobles victimes; il dessine avec amour les têtes, virginales et poétiques tombées sous le couteau de Robespierre. Mais n'a-t-il pas donné lui-même une figure à sa muse dans cette adorable création à'Eloa, la vierge idéale qui se laisse tomber du ciel dans les bras de Lucifer avec ce cri sublime : Seras-tu plus heureux? « Poème le plus « beau, le plus parfait peut-être de la langue fran- « çaise », ne craint pas de dire le critique que nous avons déjà cité; et il faut avouer qu'aucun poème ne renferme , sous le vêtement diaphane des chastes vers, un plus bel idéal d'amour et de pitié.
« D'ailleurs, dans toutes les compositions d'Alfred de Vigny, roman, poésie ou drame, prose ou vers, la conception toujours élevée, domine le reste. Il avait la recherche du rare et de lexquis, mais sur- tout dans l'idée ; son effort d'artiste vers la perfec- tion consistait moins dans le travail du style, tou- jours soigné pourtant, que dans la spiritualisation de plus en plus exquise de la pensée et aussi dans lart savant de la composition où aucun de ses rivaux ne la égalé. Dans 1 exécution, surtout dans ses vers, on peut trouver parfois quelque effort, quelque incertitude, et nous avons, il se peut, des ouvriers plus habiles que lui à ciseler une rime. Mais il a des coups d'aile sans pareils, des vers d'une ampleur superbe, et, quand il s'élève dans
12 PRÉFACE
l'azur poétique, c'est à la façon de cet aigle blessé qui, dans son vol, comme il l'a dit,
Monte aussi vite au ciel que l'éclair en descend.
« Et dans sa prose, quelle élégance poétique et originale! quelle douce et parfois quelle vigoureuse couleur! Pour l'effet et pour la vivacité du ton, autant que pour la vérité et l'observation des carac- tères, que de pages admirables! Vous souvenez- vous, par exemple, du jugement d'Urbain Grandier dans Cinq-Mars, de Richelieu recevant dans son cabinet la cour de Louis XIII, ou encore, dans Ser- vitude, du dialogue entre le pape et l'empereur à Fontainebleau ? Il faut remarquer aussi que cet aîné de l'école romantique n'obéit jamais à un sys- tème, à un parti pris d'école. 11 n a point suivi le romantisme dans ses violences. Il est resté lui- même, délicat et pur dans ses audaces. Il a su se contenir et se régler. Et c'est pour cela que ses œuvres ont gardé leur tendre éclat et qu'elles se reliront encore, quand d'autres, du même temps, qui ont fait autant et plus de bruit, seront peut-être fanées.
« Depuis Servitude et Grandeur militaires, Alfred de Vigny, qui avait liioniphé dans la poésie, dans le roman et au théâtre, ne livra plus rien au public et se renferma dans la solitude. Cette retraite en pleine gloire et ce silence prolongé devaient étonner, surtout dans un temps où la littérature est devenue une profession. Pourquoi ce poète chômait-il? Pour- quoi ne produisait-il plus rien? C'est d abord qu'il était poète et non pas « producteur ». Il savait se taire quand la voix intérieure ne lui disait pas de chanter. Et puis quel rapport y avait-il entre le poète de l'idéal et la foule du jour, entre le public
PRÉFACE 13
de Stello et celui de Fanny. par exemple? Mais que faisait-il dans sa retraite? Pourquoi ne pas ouvrir la porte de « sa tour d'ivoire » ? Pourquoi tant de secret? Ses amis ont pénétré quelque chose du rays- ■.ère. Ils ont entrevu ce quil y avait, hélas! de dou- leurs intimes dans cette solitude si sacrée et si dière. « Je lutte en vain contre la fatalité »,. disait-il à l'un d'eux; « j'ai été garde-malade de ma pauvre «mère, je lai été de ma femme pendant trente ans, a je le suis maintenant de moi-même. » Il était devenu alors malade à son tour à force de fatigues et de veilles. En effet, ce haut sentiment du devoir, de l'honneur, et cette pitié tendre qui pénètre toutes ses œuvres, il les portait dans sa vie intime, et il mettait à remplir sa tâche de dévouement une fer- veur inébranlable et tranquille, la flamme droite et pure qui brûlait dans son âme de poète et qu'aucun vent n'eût fait dévier du ciel.
« Il écrivait cependant au milieu de ces saintes peines; mais, à mesure quil s'était rapproché de la perfection, il devenait plus difficile, et jetait au feu le travail de ses nuits. Sensible à la gloire, peu curieux du bruit, plus soucieux de l'avenir que du présent, et sachant ce que la postérité conserve des montagnes de volumes que chaque génération lui apporte, il avait fait le tri lui-même en ce qui le touchait. Il a brûlé ainsi toute une suite à Stello. où il craignait de s'être laissé emporter trop loin dans la démonstration de son idée. Il restera pour- tant de ces veilles un volume de poésies encore iné- dites, remplies de beautés du premier ordre et qui ravivera bientôt, pour ce qui reste de public ami du grand art, 1 admiration et les regrets.
« La seule fois qu'Alfred de Yigny sortit de sa retraite avec quelque bruit n'était pas faite pour
14 PRÉFACE
Tencourager et lui laissa au cœur une assez vive amertume. En 1845, il avait été reçu à l'Académie française. Alors les temps sont changés!}, les immortels en voulurent un peu au poète qui oubliai: dans son discours le compliment de la fin pour 1» roi. M. Mole, qui se souvenait sans doute aussi de quelques traits de Stetlo, aussi dédaigneux poir les politiques que les politiques peuvent l'être pour les poètes, fit du fauteuil une véritable sellette où l'auteur de Servitude et de Cinq-Mars fut immola à coups d'épingle.
« Quelques années ou deux révolutions plus tard, c'était après le 2 décembre, Alfred de Vigny reçut dans son château de Maine-Giraud, près d'Angcu- lême, une invitation du prince-président en voyage, et en train de faire, lui aussi, comme il le dit au poète, n son roman historique », qui allait s'appeler V Empire. Alfred de Vigny avait connu le prince dans l'e.xil, à Londres. Des sympathies toutes per- sonnelles ont été attribuées par la malignité à une mesquine ambition. Il aurait chassé quelque vaine dignité qu'il n'aurait même pas obtenue. Jamais homme ne fut plus au-dessus de cette banale accu- sation. Il vivait dans une région au-dessus des pré- occupations de l'intérêt et de la petite ambition, au-dessus des partis et des coteries politiques, dans 1 impossibilité même de capituler; car, ainsi que le disait M. Antony Deschamps, un de ses plus fidèles témoins :
Il n'attacha jamais de cocarde à sa muse,
« J'ai dans les mains des notes qui témoignent de ses sympathies élevées pour l'impérial interlocuteur qu'il eut quelquefois, et il n'en fit jamais mystère. Mais, un jour, un ministre lui demanda une cantate
PREFACE 15
pour nn berceau entouré d'hommages, salué de grandes espérances. Alfred de Vigny répondit qu'il ne savait pas faire « de ces choses-là ». Et il resta pauvre, indépendant et poète, trois titres sinon à la défaveur, au moins à l'absence de faveurs ; ce qui lui a permis de mourir sans une note douteuse dans rharmonie chaste de son œuvre et de sa vie, dans l'hermine inviolée de sa robe de poète. Il ne tenait qu'à ce titre-là.
« Il se souvenait seulement d'avoir été soldat. Je le vois encore, il y a quelques semaines, sur le fauteuil où l'horrible vautour qui déchirait ses entrailles le tenait cloué depuis deux ans. Il était enveloppé dans un manteau romantique à la mode de 1830, et il s'y drapait avec sa grâce noble mêlée d'une certaine raideur militaire, comme un général blessé dans son manteau de guerre. Aucune plainte ne s'échappait de ses lèvres pâles, et l'on eût dit que l'honneur, après la beauté de la vie, lui com- mandait maintenant de composer la beauté de la mort. « Donnez-moi, me disait-il, des nouvelles « du monde des vivants! » Mais je ne lui avais pas encore répondu qu'il m'entraînait avec lui, comme il faisait toujours, dans le monde des idées, son vrai domaine, vers quelque champ de la poésie ou de lart, dans son royaume!
« Et maintenant », murmure Chatterton en mou- rant, « pensées venues d'en haut, remontez en haut « avec moi! »
« Il en est une, de ces pensées de toi, ô mon cher maître! que je veux recueillir en ce moment où je me penche sur ta mémoire. Elle est poétique, recherchée dans son tour, mais exquise; je l'aime parce quelle te ressemble, « Qu'est-ce qu une
16
PREFACE
« grande vie? » dit-il quelque part. « C'est un rêve « de jeunesse réalisé dans l'âge mûr... » Oui, la jeunesse rêve ce qui est beau : le dévouement et 1 amour, l'art et la poésie. Ces beaux rêves de jeu- nesse, tu les a faits, ô mon cher maître! ton âge mûr incorruptible les a réalisés ; par eux ta vie fut noble, et ton souvenir est grand! »
Depuis la publication de ces lignes, le volume de poésies posthumes auxquelles je faisais allusion a vu le jour. C'est quelquefois, de Vigny le pensait et il avait raison, le privilège des ouvrages médio- cres de réussir sur-le-champ. Mais je ne m'étais pas trompé en présumant que ce livre si triste et si beau des Destinées recueillerait demain, sinon tout de suite, les admirations qui comptent.
Ce mince volume de poésie concentrée, plein de pensée, et succédant tout seul, après trente ans de silence, aux œuvres d'autrefois, aide justement à comprendre ce silence. L'œuvre ne trahit ni appau- vrissement, ni dessèchement de la source de poésie, mais une immense lassitude et comme une sublime oppression du cœur sous le poids de la pensée. L'eau du fleuve coule lente, froide et profonde, mais c'est l'eau de la même source. Le poète qui s'est posé les grands problèmes et qui a mesuré et éprouvé la vie, se soulage de temps en temps de la rêverie qui le fait souffrir en l'enfermant dans la sculpture de vers marmoréens. C'est une poésie altière et douloureuse qui fait songer à ce vers d'Alfred de Musset :
Les chants désespérés sont les cliants les plus beaux.
Mais « chant » n'est pas exact pour exprimer le caractère de cette poésie, dernier mot, suprême et
PREFACE
17
mystérieux soupir d une muse qui a fait vœu de silence, ne voulant ni clianter ni gémir.
Seulement, ils se sont bien trompés, ceux qui ont cru voir dans le paisible et sloïque désespoir des Destinées un Alfred de Vigny tout nouveau et comme la révélation inattendue d'une pensée qu on n'aurait pas soupçonnée. Il n'est pas difficile de rattacher cette poésie empreinte d'une si haute mélancolie, qui a dit avec une calme douleur et un sourire si triste la colère de Samson et les vaines interrogations du Christ sur le mont des Oliviers, à l'inspiration d'où naquit autrefois Moïse et même Éloa. Cinq-Mars aussi et Stello sont, de Vigny l'a reconnu lui-même, les chants d'une sorte de poème épique sur la désillusion, ruines sur lesquelles il voulait élever la sainte beauté de la pitié, de la bonté, de l'amour et la mâle religion de 1 honneur Alfred de Vigny a toujours été le poète le plus penseur de ce siècle, et la direction de sa pensée, dont le stoïcisme avec l'incrédulité aux dogmes religieux fait le fond, quoique plus accusée à la fin, n'a jamais varié.
Les Destinées sont le seul ouvrage achevé qu'Al- fred de Vigny ait laissé après lui, et je lai publié, suivant sa volonté, sans en retrancher un vers, sans y ajouter ni une note ni une préface. Sa solitude avait vu naître bien d'autres œuvres; j'ai eu dans les mains les débris de quelques-unes de celles ([u'il caressait, romans ou poèmes, disant comme André Chénie.r :
Rien n'est fait aujourd'hui, tout sera fait demain,
n'en abandonnant aucune et n'en finissant aucune : scrupule d'artiste amoureux de la perfection, dédain tout ensemble et appréhension du public vulgaire'
18
PREFACE
langueur secrète aussi ; car sa vie intime était, je l'ai dit, pleine d'amertume, et il était lui-même blessé aux sources de la vie.
Il avait projeté une suite kEloa, dont la concep- tion était fort belle. Il avait rêvé bien d'autres poèmes : on verra dans ce volume des traces de ces rêves. Deux nouvelles consultations du Z)oc/ewr /^oir devaient suivre la première. Il avait entrepris un grand roman, les Français en Egypte, dont Bona- parte était le héros, et une grande comédie eu vers sur Regnard ; enfin, sur trois romans historiques commencés, il avait écrit quelques mois avant sa mort : « A brûler après moi. » Nul doute que ces œuvres, s'il avait pu ou voulu les achever, n'eussent ajouté à sa gloire.
J'arrive à ce que j'appelle le Journal du Poète.
Alfred de Vigny me montrait quelquefois dans sa bibliothèque de nombreux petits cahiers cartonnés, où il avait depuis longtemps jeté au jour le jour ses notes familières, ses mémento, ses impressions cou- rantes sur les hommes, sur les choses surtout, ses pensées sur la vie et sur l'art, la première idée de ses œuvres faites ou à faire. Et, quelques jours avant sa mort, il me dit : « Vous trouverez peut- être quelque chose là. » J'y ai trouvé l'homme tout entier. Il a écrit ici pour lui-même, non pas sans couleur et sans style, il ne pouvait, mais sans apprêt, avec une entière candeur. On l'y surprend dans sa parfaite ressemblance, dans sa vive et haute originalité. Il y poursuit, sans souci du puljlic, sans autre témoin que sa conscience, un monologue intime plein d'intérêt. On a, en général, bien jugé Técri- vain ; on a estimé le poète à son prix ; mais 1 homme, si honoré qu'il soit, n'est pas encore bien connu. Est-ce une entreprise téméraire d'eutr'ouvrir, en
PRÉFACE 19
laissant lire dans son journal, la porte de ce reli- gieux de la poésie et de 1 art et de montrer ce qu'était au naturel Alfred de Vigny?
Rien, on le sait, n'est plus intéressant que ce genre de publication intime où 1 on voit de tout près uue figure d'écrivain célèbre qu'on n'a pu guère quimaginer daprès ses œuvres ou de sèches et inexactes biographies. L'intérêt est plus rare lors- qu'il s'agit d un homme comme Alfred de Vigny, qui s'est retranché dans la solitude, connu seule- ment de quelques élus de son coeur, a Personne, a dit M. Jules Sandeau *, n'a vécu dans sa familiarité, pas même lui. » L'observation, qui a fait sourire, ne manque pas de vérité. On peut l'accepter pour Alfred de Vigny malgré son tour épigrammatique. Ennemi de cette mêlée de relations banales si fré- quentes de notre temps, comme des propos médio- cres, vulgaires qu elles engendrent, la familiarité avait pour lui quelque chose de trivial et pjresque d'ignoble par où elle le blessait. Ses amis ont connu le charme et l'abandon spirituel de son intimité; mais il est vrai qu'en général il s'enveloppait d une haute réserve comme d'une armure d'acier poli contre les bas contacts des hommes, et je crois bien qu'il gardait encore son armure quand il était seul, pour se défendre de la familiarité de vulgaires pen- sées. Sa distinction manquait un peu de bonhomie? Soit, S'il y avait quelque excès dans ce goût du noble, dans ce respect de soi-même, il n est pas à craindre que cette particularité de sa nature devienne contagieuse.
Ces notes révélatrices elles-mêmes ont gardé le grand air qui lui était naturel, l'attitude et l'alti-
1. Dans son discours à l'Académie française, en réponse à M. Camille Doucel.
20 PRÉFACE
tude de l'homme. Si on y cherche un intérêt anec- dotique et commun, on ne l'y trouvera guère. Mais on n'y trouvera pas davantage d'attaque ou d'insinuation blessante contre personne, de ces flèches empoisonnées, traits de Parthe des mémoires posthumes. Il a pensé sans doute à M. Mole, quoi- qu'il ne l'ait pa« nommé dans sa pièce Les Oracles, publiée depuis sa mort dans Les Destinées; mais il espérait bien publier ces poésies lui-même, et je me souviens qu'un jour il me disait : « J'ai félicite aujourd'hui M. Guizot du dernier volume de ses beaux Mémoires ; mais je l'ai félicité d'abord d avoir noblement publié ses Mémoires de son vivant. » Le respect de soi-même a cela de bon qu'il nous main- tient dans le respect d'autrui. Il écrivait dans une note du 31 décembre 1833 : « L'année est écoulée. Je n'ai pas écrit une ligne contre ma conscience ni contre aucun être vivant. » Il aurait pu signer cela chaque année de sa vie.
Ce qu'on recueillera dans ces mémoires de son imagination et de sa pensée, ce sont ses idées, ses vues sur toutes choses : philosophie, politique, lit- térature; ses doutes et ses convictions invariables, son esprit et son cœur, tout cela réfléchi dans ces notes éparses comme dans les morceaux brisés d'un pur miroir. Parmi ces fragments souvent exquis, il en est peu qui n'aient de la valeur, soit en eux- mêmes et par les idées qu'ils expriment, soit par le jour qu'ils jettent sur la physionomie du poète. Ses réflexions, en général, sont moins remarquables par l'absolue justesse, qui peut en être souvent contestée, que par la haute et profonde originalité, la finesse pénétrante, la poétique couleur; et tou- jours s'y révèlent son esprit délicat, même quand il est un peu chimérique, et son âme fière mais
PREFACE 21
tendre, attristée mais douce, défiante du ciel silen- cieux autant que de la terre bruyante, toujours excellente et toute pure.
Sauf quelques notes à peu près indispensables, je ne mêlerai à ces fragments intimes aucune réflexion : ils portent eu eux-mêmes leur meilleur commentaire, et lavantaçre éventuel de soulig:ner par quelques remarques critiques plus ou moins ingénieuses la pensée du poète ne vaudrait pas pour le lecteur le dommage de 1 interrompre.
Qu'on ne se méprenne pas cependant. Ce n'est pas une œuvre de lui que je donne, car alors je ne me croirais pas permis d y coudre même ce cha- pitre préliminaire. Alfred de Vigny a mis le signet à l'oeuvre signée de son nom après le volume des Destinées, et, pour obéir à ses intentions formelle- ment exprimées, de même qu il n"a voulu sur sa tombe d'autre éloquence que les larmes des cœurs fidèles, aucune préface, aucune étude de critique littéraire ne s'installera pour prendre sa mesure en tête des œuvres qu'il a destinées à la publicité. Aussi bien cette mesure, la plupart du temps, est celle de la bienveillance ou de la valeur du critique plutôt que celle de la taille de l'auteur, et la posté- rité, en présence de lécrivain, prend bien ses mesures toute seule. Mais ici, je le répète, ce n est pas un ouvrage d'Alfred de Vigny que je publie, c'est moins et beaucoup plus. Sauf quelques vers ajoutés à la fin de ce volume et qu'il eût réunis sans doute à ses poésies, s il eût pu les revoir, c est lui- même que je donne, c'est lui se parlant à lui-même et ne faisant pas œuvre d'auteur.
C'est pour le faire mieux connaître, autant dire mieux aimer, que j expose au jour, sous ma respon- sabilité, devant ma conscience et devant lui qui me
22 PRÉFACE
voit peut-être, ces fragments significatifs de cette sorte de mémoires de sa vie méditative. Il m'a semblé qu'il ne m'avait pas interdit d y puiser avec discrétion dans l'intérêt des lettres et de sa pure renommée, puisqu'il me disait : « Vous trouverez quelque chose là. »
Si, comme je l'espère, on sent dans ces pages non seulement un des poètes les plus rares, mais un des hommes les meilleurs de ce pays, d'une élé- vation que rehausse son scepticisme même; — il écrivait : « L'honneur, c est la poésie du devoir » et, de cette pensée exquise, il faisait la devise de sa vie; — si l'on y est touché d une sensibilité qui n'était pas seulement imaginativc et intellectuelle : on lira le récit émouvant do la mort de sa mère, moment de détresse où il fui visité par les espé- rances religieuses; si l'on y sent une bonté aimante qui lui faisait noter comme bonheurs à lui arrivés des choses heureuses survenues à ses amis, j'aurai publié quelque chose de plus rare qu'un poème ou un roman inédit d'Alfred de Vigny, j aurai montré Alfred de Vigny.
Au surplus, j'ai déjà mieux qu'une espérance. Ces frigments, avant d'être réunis ici, ont pour la plupart déjà vu le jour ou au moins le demi-jour dans une revue. Des journaux en ont reproduit quelque chose. Et ce qu'on en a pu lire a causé une vive sensation. Je le savais bien, ô noble poète! que tu paraîtrais plus grand à ceux qui approche- raient de toi; j'avais le sentiment, cher et paternel ami, qu'en publiant ces notes frustes et pourtant si éloquentes, j'arrachais à la tombe quelque chose do ton génie, et, mieux encore, je faisais revenir comme l'ombre de ta belle âme!
Louis Ratisbonne,
PREMIERE PARTIE ŒZUVRES POÉTIQUES
LIVRE MYSTIQUE
1. — moïse
POÈME
Le soleil prolongeait sur la cime des tentes Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes, Ces larges traces d'or qu'il laisse dans les airs, Lorsqu'en un lit de sable il se couche aux déserts. La pourpre et lor semblait revêtir la campagne. Du stérile Xébo gravissant la montagne, Moïse, homme de Dieu, s'arrête, et sans orgueil, Sur le vaste horizon promène un long coup d'oeil. Il voit d'abord Phasga, que des figuiers entourent; Puis, au delà des monts que ses regards parcourent. S'étend tout Galaad, Ephraïm, Manassé, Dont le pays fertile à sa droite est placé ; Vers le midi, Juda, grand et stérile, étale Ses sables où s'endort la mer occidentale;
24 LIVRE MYSTIQUE
Plus loin, dans un vallon que le soir a pâli,
Couronné d'oliviers, se montre rsephtali;
Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes,
Jéricho s'aperçoit, c'est la ville des palmes ;
Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phogor,
Le lentisquc toufl'u s'étend jusqu'à Ségor.
Il voit tout Chanaan, et la terre promise,
Où sa tombe, il le sait, ne sera jDoint admise.
Il voit; sur les Hébreux étend sa grande main,
Puis, vers le haut du mont, il reprend son chemin.
Or, des champs de Moab couvrant la vaste enceinte, Pressés au large pied de la montagne sainte. Les enfants d'Israël s'agitaient au vallon Comme les blés épais qu'agite Taquilon. Dès l'heure où la rosée humecte l'or des sables Et balance sa perle au sommet des érables, Prophète centenaire, environné d'honneur, Moïse était parti pour trouver le Seigneur. On le suivait des yeux aux flammes de sa tète. Et, lorsque du grand mont il atteignit le faîte, Lorsque son front perça le nuage de Dieu Qui couronnait d'éclairs la cime du haut lieu. L'encens brûla partout sur des autels de pierre. Et six cent raille Hébreux, courbés dans la poussière, A l'ombre du parfum par le soleil doré, Chantèrent d'une voix le cantique sacré, Et les fils de Lévi, s'élevant sur la foule, Tels qu'un bois de cyprès sur le sable qui roule. Du peuple avec la harpe accompagnant les voix. Dirigeaient vers le ciel l'hymne du Roi des rois.
Et, debout devant Dieu, Mo'ïse ayant pris place Dans le nuage obscur lui parlait face à face. 11 disait au Seigneur : « ?se finirai-je pas?
MOÏSE 25
Où voulez-vous encor que je porte mes pas? Je vivrai donc toujours puissant et solitaire? Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre! Que vous ai-je donc fait pour être votre élu? J'ai conduit votre peuple où vous avez voulu. Voilà que son pied touche à la terre promise. De vous à lui qu'un autre accepte l'entremise, Au coursier d'Israël qu il attache le frein; Je lui lègue mon livre et la verge d'airain.
» Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances. Ne pas me laisser homme avec mes ignorances, Puisque du mont Horeb jusques au mont IS'ébo Je n'ai pas pu trouver le lieu de mon tombeiu? Hélas! vous m'avez fait sage parmi les sages! Mon doigt du peuple errant a guidé les passages. J'ai fait pleuvoir le feu sur la tête des rois; L'avenir à genoux adorera mes lois; Des tombes des humains j'ouvre la plus antique, La mort trouve à ma voix une voix prophétique, Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations, Ma main fait et défait les générations. — Hélas! je suis. Seigneur, puissant et solitaire. Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre!
» Hélas! je sais aussi tous les secrets des cieux. Et vous m'avez prêté la force de vos yeux. Je commande à la nuit de déchirer ses voiles; Ma bouche par leur nom a compté les étoiles, Et, dès qu au firmament mon geste l'appela, Chacune s'est hâtée en disant : « Me voilà. » J'impose mes deux mains sur le front des nuages Pour tarir dans leurs flancs la source des orages, Jengloutis les cités sous les sables mouvants ; Je renverse les monts sous les ailes des vents ;
— t^OA ^^ ÎIA
1 lŒS M3f^:^
26 LIVRE MYSTIQUE
Mon pied infatigable est plus tort que l'espace; Le fleuve aux grandes eaux se range quand je passe, Et la voix de la mer se tait devant ma voix. Lorsque mon peuple souffre, ou qu'il lui faut des lois, J'élève mes regards, votre esprit me visite; La terre alors chancelle et le soleil hésite. Vos anges sont jaloux et m'admirent entre eux. Et cependant. Seigneur, je ne suis pas heureux; Vous m'avez fait vieillir puissant et solitaire, Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.
» Sitôt que votre souffle a rempli le berger, Les Iiommes se sont dit : « Il nous est étranger; » Et leurs y eux se baissaient devant mes yeux de flamme, Car ils venaient, hélas! d'y voir plus que mon âme. J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir ; Les vierges se voilaient et craignaient de mourir. M'enveloppant alors de la colonne noire, J'ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire. Et j ai dit dans mon cœur : « Que vouloir à présent ? » Pour dormir sur un sein mou front est trop pesant. Ma main laisse l'effroi sur la main qu'elle touche, L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche ; Aussi, loin de m'aimer, voilà qu'ils tremblent tous, Et, quand j'ouvre les bras, on tombe à mes genoux. O Seigneur ! j'ai vécu puissant et solitaire, Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre!
Or, le peuple attendait, et, craignant son courroux. Priait sans regarder le mont du Dieu jaloux; Car, s'il levait les yeux, les flancs noirs du nuage Roulaient et redoublaient les foudres de l'orage, Et le feu des éclairs, aveuglant les regards. Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts. Bientôt le haut du mont reparut sans Moïse. — Il fut pleuré. — Marchant vers la terre promise.
ELOA OU LA SŒVR DES ANGES 27
Josué s'avançait pensif", et pâlissant, Car il était déjà l'élu du Tout-Puissant.
Écrit en 1822.
2. — ELOA OU LA SŒUR DES ANGES
MYSTÈRE
« C'est le serpent, dit-elle; je l'ai écouté, et il m'a trompée. »
Genèse.
Èloa est un poème mystique en trois chants, ayant la pitié pour sujet et pour symbole. Eloa est 1 ange-femme qui tout de pureté succombe pourtant, entraîné par l'ineffable pitié que lui inspire Satan caché sous les traits du séducteur.
Le chant I" s'appelle Naissance.
Jésus, amené devant Lazare mort par ses sœurs Marthe et Marie, s afflige avec elles et verse une larme. Larme précieuse, portée par les séraphins aux pieds de Dieu où elle se transforme merveilleusement en une immatérielle et bla«nche figure! Eloa est née d'une larme divine. Les anges deviennent ses frères, et lui disent l'histoire de Lucifer, le plus beau d eux tous, chassé du ciel pour un crime, errant malheureux et banni en enfer. Tous ont des mots de m.alédiction pour lui. Eloa pleure de pitié et rêve de le consoler! ses nuits troublées lui montrent un être malheureux qui l'implore ; elle souffre et enfin s'échappe, s'envole et arrive au « fond des cieux infé- rieurs ».
Le chant II est la Séduction.
Elle apparaît aux yeux de l'archange flamboyant qui est coucbé sur un « lit de vapeurs ». et dont le front porte la marque des désespoirs, des luttes et de la fatalité. Lucifer, surpris et ravi de voir cette forme char- mante à ses côtés, s'étonne et lui dit qu'elle encourra la colère céleste; mais bientôt il ne peut résister au
28 LIVRE MYSTIQUE
désir de l'entraîner vers lui. Voyant son innocence et sa beauté, il lui dépeint ses tourments et sa tristesse d'être exilé du ciel et puni du Créateur pour avoir essayé de rendre l'homme heureux! de lui avoir donné l'amour, sentiment divin, qui le console de ses peines et lui donne l'oubli. Éloa l'écoute, palpitante démotion; il est éloquent, il est beau, il est triste et il pleure; et Eloa, née d'une larme de pitié, va se perdre par pitié.
C est le chant III, la Chute, qui nous dira le dénoue- ment de ce poème mystique.
CHANT TROISIÈME
CHUTE
D'où venez-vous, Pudeur, noble crainte, ô mystère. Qu'au temps de son enfance a vu naître la terre, Fleurs de ses premiers jours qui germez parmi nous, Rose du Paradis! Pudeur, d'où venez-vous? Vous pouvez seule encor remplacer linnocence, Mais l'arbre défendu vous a donné naissance; Au charme des vertus votre charme est égal, Mais vous Ctes aussi le premier pas du mal; D'un chaste vêtement votre sein se décore : Eve avant le serpent n'en avait pas encore; Et, si le voile pur orne votre maintien. C'est un voile toujours, et le crime a le sien. Tout vous trouble, un regard blesse votre paupière, Mais l'enfant ne craint rien, et cherche la lumière. Sous ce pouvoir nouveau, la vierge fléchissait. Elle tombait déjà, car elle rougissait; Déjà presque soumise au joug de l'Esprit sombre, Elle descend, remonte, et redescend dans l'ombre. Telle on voit la perdrix voltiger et planer Sur des épis brisés qu'elle voudrait glaner. Car tout son nid lattend ; si son vol se hasarde, Son regard ne peut fuir celui qui la regarde...
ÉLOA OU LA. SŒUR DES ANGES 29
Et c'est le chien darrèt qui, sombre surveillant, La suit, la suit toujours d'un œil fixe et brillant.
O des instants d'amour ineffable délire!
Le cœur répond au cœur comme 1 air à la lyre.
Ainsi qu'un jeune amant, interprète adoré,
Explique le désir par lui-même inspiré,
Et contre la pudeur aidant sa bien-aimée,
Entraînant dans ses bras sa faiblesse charmée,
Tout enivré despoir, plus qu à demi vainqueur,
Prononce les serments qu'elle fait dans son cœur,
Le prince des Esprits, d une voix oppressée,.
De la vierge timide expliquait la pensée.
Éloa, sans parler, disait : <<. Je suis k toi » ;
Et l'ange ténébreux dit tout bas : o Sois à moi!
Sois à moi, sois ma sœur ; je t appartiens moi-même
Je t'ai bien méritée, et dès longtemps je t'aime.
Car je t'ai vue un jour. Parmi les fils de 1 air
Je me mêlais, voilé comme un soleil d'hiver.
Je revis une fois l'ineffable contrée,
Des peuples lumineux la patrie azurée,
Et u eus pas un regret d avoir quitté ces lieux
Où la crainte toujours siège parmi les Dieux.
Toi seule m apparus comme une jeune étoile
Qui de la vaste nuit perce à 1 écart le voile,
Toi seule me parus ce qu on cherche toujours,
Ce que Ihomme poursuit dans lombre de ses jours,
Le dieu qui du bonheur connaît seul le mystère
Et la reine qu attend mon trône solitaire.
Enfin, par ta présence, habile à me charmer,
11 me fut révélé que je pouvais aimer.
» Soit que tes yeux, voilés dune ombre de tristesse, Aient entendu les miens qui les cherchaient sans cesse, Soit que ton origine, aussi douce que toi, T ait fait une patrie un peu plus près de mol.
30 LIVRE MYSTIQUE
Je ne sais, mais, depuis l'heure qui te vit naître, Dans tout être créé j'ai cru te reconnaître; J'ai trois fois en pleurant passé dans lunivers; Je te cherchais partout : dans un souffle des airs, Dans un rayon tombé du disque de la lune, Dans l'étoile qui fuit le ciel qui l'importune, Dans l'arc-en-ciel, passage aux anges familier, Ou sur le lit moelleux des neiges du glacier; Des parfums de ton vol je respirais la trace; En vain j'interrogeai les globes de l'espace. Du char des astres purs j'obscurcis les essieux, Je voilai leurs rayons pour attirer les yeux, J'osai même, enliardi par mon nouveau délire, Toucher les fibres d'or de la céleste lyre. Mais tu n'entendis rien, mais tu ne me vis pas. Je revins à la terre, et je glissai mes pas Sous les abris de l'homme où tu reçus naissance. Je croyais t'y trouver protégeant l'innocence. Au berceau balancé d'un enfant endormi, Rafraîchissant sa lèvre avec un souffle ami; Ou bien comme un rideau développant ton aile, Et gardant contre moi, timide sentinelle, Le sommeil de la vierge aux côtés de sa sœur. Qui, rêvant, sur son sein la presse avec douceur. Mais seul je retournai sous ma belle demeure. J'y pleurai comme ici, j'y gémis jusqu'à l'heure Où le son de ton vol m'émut, me fit trembler. Comme un prêtre qui sent que son Dieu va parler, i)
Il disait; et bientôt comme une jeune reine.
Qui rougit de plaisir au nom de souveraine,
Et fait à ses sujets un geste gracieux,
Ou donne à leurs transports un regard de ses yeux,
Eloa, soulevant le voile de sa tète,
Avec un doux sourire à lui parler sapprête,
ÉLOA OU LA SŒUR DES ANGES 31
Descend plus près de lui. se penche, et mollement Contemple avec orgueil son immortel amant. Son beau sein, comme un flot qui sur la rive expire. Pour la première fois se soulève et soupire; Son bras, comme un lis blanc sur le lac suspende. S'approche sans eflVoi lentement étendu ; Sa bouche parfumée en s'ouvrant semble éclore, Comme la jeune rose aux faveurs de l'aurore, Quand le matin lui verse une fraîche liqueur, Et qu'un rayon du jour entre jusqu'à son cœur. Elle parle, et sa voix dans un beau son rassemble Cequeles plus douxbruits auraient de grâce ensemble Et la lyre accordée aux flûtes dans les bois, Et l'oiseau qui se plaint pour la première fois, Et la mer quand ses flots apportent sur la grève Les chants du soir aux pieds du voyageur qui rêve, Et le vent qui se joue aux cloches des hameaux, Ou fait gémir les joncs de la fuite des eaux :
« Puisque vous êtes beau, vous êtes bon, sans doute ; Car, sitôt que des Cieux une àme prend la route, Comme un saint vètemeat, nous voyons sa bonté Lui donner en entrant l'éternelle beauté. Mais pourquoi vos discours m'inspirent-ils la crainte ? Pourquoi sur votre front tant de douleur empreinte ? Comment avez-vous pu descendre du saint lieu? Et comment m' aimez- vous, si vous n'aimez pas Dieu?»
Le trouble des regards, grâce de la décence, Accompagnait ces mots, forts comme linnocence; Ils tombaient de sa bouche, aussi doux, aussi purs, Que la neige en hiver sur les coteaux obscurs;
Et comme, tout nourris de lessence première, Les anges ont au cœur des sources de lumière,
32 LIVRE MYSTIQUE
Tandis qu'elle parlait, ses ailes à l'entour,
l]t son sein et sou bras répandirent le jour :
Ainsi le diamant luit au milieu des ombres.
L'archange s'en effraye, et sous ses cheveux sombres
Cherche un épais refuge à ses yeux éblouis;
Il pense qu'à la fin des temps évanouis,
11 lui faudra de même envisager sou maître,
Et qu'un regard de Dieu le brisera peut-être;
11 se rappelle aussi tout ce qu'il a souffert
Après avoir tenté Jésus dans le désert.
Il tremble; sur son cœur où l'enfer recommence,
Comme un sombre manteau jette son aile immense,
Et veut fuir. La terreur réveillait tous ses maux.
Sur la neige des monts, couronne des hameaux, L'Espagnol a blessé l'aigle des Asturies, Dont le vol menaçait ses blanches bergeries; Hérissé, l'oiseau part et fait pleuvoir le sang. Monte aussi vite au ciel que l'éclair en descend, Regarde son soleil, d'un bec ouvert l'aspire, Croit reprendre la vie au flamboyant empire; Dans un fluide d'or il nage puissamment, Et j)armi les rayons se balance un moment : Mais l'homme l'a frappé d'une atteinte trop sûre; Il sent le plomb chasseur foudre dans sa blessure; Son aile se dépouille, et son royal manteau Vole comme un duvet qu'arrache le couteau. Dépossédé des airs, son poids le précipite; Dans la neige du mont il s'enfonce et palpite. Et la glace terrestre a d'un pesant sommeil Fermé cet œil puissant respecté du soleil. Tel, retrouvant ses maux au fond de sa mémoire, L'ange maudit pencha sa chevelure noire. Et se dit, pénétré d'un chagrin infernal : « Triste amour du péché! sombres désirs du mal!
ÉLOA OU LA SŒUR DES ANGES 33
De l'orgueil, du savoir gigantesques pensées! Comment ai-je connu vos ardeurs insensées? Maudit soit le moment où j'ai mesuré Dieu! Simplicité du cœur, à qui j'ai dit adieu! Je tremble devant toi, mais pourtant je t'adore; Je suis moins criminel puisque je t'aime encore; Mais dans mon sein flétri tu ne reviendras pas! Loin de ce que j'étais, quoi! j'ai fait tant de pas! Et de moi-même à moi si grande est la distance. Que je ne comprends plus ce que dit 1 innocence; Je souffre, et mon esprit, par le mal abattu, Xe peut plus remonter jusqu'à tant de vertu.
» Quêtes-vous devenus, jours de paix, jours célestes ?
Quand j'allais, le premier de ces anges modestes,
Prier à deux genoux devant l'antique loi,
Et ne pensais jamais au delà de la foi!
L éternité pour moi s'ouvrait comme une fête;
Et, desfleurs dans mes mains, des rayons sur matête,
Je souriais, j'étais... J'aurais peut-être aimé! »
Le Tentateur lui-même était presque charmé,
Il avait oublié son art et sa victime.
Et son cœur un moment se reposa du crime.
11 répétait tout bas, et le front dans ses mains :
« Si je vous connaissais, ô larmes des humains! »
Ah! si dans ce moment la vierge eût pu 1 entendre, Si sa céleste main qu'elle eût osé lui tendre L'eût saisi repentant, docile à remonter... Qui sait? le mal peut-être eût cessé d'exister. Mais, sitôt qu'elle vit sur sa tête pensive De l'enfer décelé la douleur convulsive, Etonnée et tremblante, elle éleva ses yeux; Plus forte, elle parut se souvenir des Cieux,
3i| LIVRE MYSTIQUE
Et souleva deux fois ses ailes argentées, Entrouvrant pour gémir ses lèvres enchantées; Ainsi qu'un jeune enfant, s'atlachant aux roseaux. Tente de faibles cris étouffés sous les eaux. Il la vit prête à fuir vers les Cieux de lumière. Comme un tigre éveillé bondit dans la poussière, Aussitôt en lui-même, et plus fort désormais, Retrouvant cet esprit qui ne fléchit jamais. Ce noir esprit du mal qu'irrite l'innocence, 11 rougit d'avoir pu douter de sa puissance, Il rétablit la paix sur son front radieux. Rallume tout à coup l'audace de ses yeux. Et longtemps en silence il regarde et contemple La victime du Ciel qu'il destine à son temple ; Comme pour lui montrer qu'elle résiste en vain. Et s'endurcir lui-même à ce regard divin. S.'insamour, sans remords, au fond d'un cœur de glace, Dos coups qu il va porter il médite la place, El, pareil au guerrier qui, tranquille à dessein. Dans les défauts du fer cherche à frapper le sein, Il compose ses traits sur les désirs de l'ange; Son air, savoix, son geste et son maintien, toutchauge ; Sans venir de son cœur, des pleurs fallacieux Paraissent tout à coup sur le bord de ses yeux. La vierge dans le Ciel n'avait pas vu de larmes. Et s'arrête; un soupir augmente ses alarmes. Il pleure amèrement comme un homme exilé. Comme une veuve auprès de son (ils immolé; Ses cheveux dénoués sont épars ; rien n'arrête Les sanglots de son sein qui soulèvent sa tête. Eloa vient et pleure ; ils se parlent ainsi :
« Que vous ai-je donc fait? Qu'avez-vous ? Me voici. — Tu cherches à me fuir, et pour toujours peut-être. Combien tu me punis de mètre fait connaître!
ÉLOA OU LA SŒUR DtS ANGES o5
— J'aimerais mieux rester; mais le Seigneur m'attend. Je veux parler pour vous, souvent il nous entend.
— Il ne peut rien sur moi, jamais mon sort ne change, ^t toi seule es le dieu qui peut sauver un ange,
— Que puis-je faire? Hélas I dites, faut-il rester?
— Oui, descends jusqu'à moi, car je ne puis monter.
— Mais quel don voulez-vous ? — Le plus beau, c'est
[nous-mêmes. Viens I — M'exilerduCiel? — Qu'importe, situm aimes ? Touche ma main. Bientôt dans un mépris égal Se confondront pour nous et le bien et le mal. Tu n as jamais compris ce qu'on trouve de charmes A présenter son sein pour y cacher des larmes. Viens, il est un bonheur que moi seul t apprendrai; Tu m ouvriras ton âme, et je 1 y répandrai. Comme 1 aube et la lune au couchant reposée Confondent leurs rayons, ou comme la rosée Dans une perle seule unit deux de ses pleurs Pour s empreindre du baume exhalé par les fleurs, Comme un double flambeau réunit ses deux flammes, Non moins étroitement nous unirons nos âmes.
— Jet aime et je descends. Mais que diront les Cieux?»
En ce moment passa dans l'air, loin de leurs yeux, Un des célestes chœurs, où, parmi les louanges, On entendit ces mots que répétaient des anges : « Gloire dans l'univers, dans les temps, à celui Qui s'immole à jamais pour le salut d autrui. » Les Cieux semblaient parler. C'en était trop pour elle.
Deux fois encor levant sa paupière infidèle, Promenant des regards encore irrésolus, Elle chercha ses Cieux qu'elle ne voyait plus.
Des anges au Chaos allaient puiser des mondes. Passant avec terreur dans ses plaines profondes,
36 LIVKE MYSTIQUE
Taudis qu ils remplissaient les messages de Dieu, Ils ont tous vu tomber un nuage de feu. Des plaintes de douleur, des réponses cruelles, Se mêlaient dans la flamme au battement des ailes.
« Où me conduisez-vous, bel ange ? — Viens toujours.
— Que votre voix est triste, et quel sombre discours ! N'est-ce pas Éloa qui soulève ta chaîne ?
J'ai cru l'avoir sauve. — Non, c'est moi qui t'entraîne.
— Si nous sommes unis, peu m'importe en quel lieu ? Nomme-moi donc encore ou ta sœur ou ton dieu!
— J'enlève mon esclave et je liens ma victime.
— Tu paraissais si bon ! Oh ! qu'ai-je fait? — Un crime.
— Seras-tu plus heureux? du moins, cs-tu content?
— Plus triste que jamais. — Qui doue es-tu ? — Satan. »
Écrit en 1823, dans les Vosgc».
LIVRE MODERNE
3. — LA PRISON
POÈME DU XVII® SIÈCLE.
« Ohl ne vous jouez plus d'un vieillard et d'un prêtre! Etranger dans ces lieux, comment les reconnaître? Depuis une heure au moins, cet importun bandeau Presse mes yeux soufTrants de son épais fardeau. Soin stérile et cruel ! car de ces édifices Ils n'ont jamais tenté les sombres artifices. Soldats 1 vous outragez le ministre et le Dieu, Dieu même que mes mains apportent dans ce lieu. » Il parle; mais en vain sa crainte les prononce : Ces mots et d'autres cris se taisent sans réponse. On l'entraîne toujours en des détours savants. Tantôt crie à ses pieds le bois des ponts mouvants Tantôt sa voix s'éteint à de courts intervalles, Tantôt fait retentir l'écho des vastes salles. Dans l'escalier tournant on dirige ses pas : Il monte à la prison que lui seul ne voit pas, Et, les bras étendus, le vieux prêtre timide Tàte les murs épais du corridor humide. On s'arrête; il entend le bruit des pas mourir, Sous de bruyantes clefs des o-onds de fer souvrir.
38 LIVRE MODERNE
Il descend trois degrés sur la pierre glissante, Et, privé du secours de sa vue impuissante, La chaleur l'avertit qu'on éclaire ces lieux; Enfin, de leur bandeau l'on délivre ses yeux. Dans un étroit cachot dont les torches funèbres Ont peine à dissiper les épaisses ténèbres, Un vieillard expirant attendait ses secours : Du moins ce fut ainsi qu'en un brusque discours Ses sombres conducteurs le lui firent entendre. Un instant, en silence, on le pria d'attendre. a Mon prince, dit quelqu'un, le saint homme est venu. — Eh! que m importe, à moi? » soupira l'inconnu. Cependant, vers le lit que deux lourdes tentures Voilent du luxe ancien de leurs pâles peintures. Le prêtre s'avança lentement, et, sans voir Le malade caché, se mit à son devoir.
LE PRÊTRE.
Écoutez-moi, mon fils.
LE MOURANT .
Hélas! malgré ma haine, J'écoute votre voix, c'est une voix humaine : J'étais né pour l'entendre, et je ne sais pourquoi Ceux qui m'ont fait du mal ont tant d'attrait pour moi Jamais je ne connus cette rare parole Qu'on appelle amitié, qui, dit-on, vous console; Et les chants maternels qui charment vos berceaux N'ont jamais résonné sous mes tristes arceaux; Et pourtant, lorsqu'un mot m'arriva moins sévère. Il ne fut pas perdu pour mon cœur solitaire. Mais, puisque vous m'aimez, ô vieillard inconnu! Pourquoi jusqu'à ce jour n'ètes-vous pas venu?
LE P R È r II E .
O, qui que vous soyez! vous que tant de mystère, Avant le temps prescrit, sépara de la terre,
LA PRISON 39
Vous n'aurez plus de fers dans l'asile des morts. Si vous avez failli, rappelez les remords, Versez-les dans le sein du Dieu qui vous écoute; Ma main du repentir vous montrera la route. Entrevoyez le Ciel par vos maux acheté : Je suis prêtre, et vous porte ici la liberté. De la confession j'accomplis l'œuvre sainte; Le tribunal divin siège dans cette enceinte. Répondez, le pardon déjà vous est offert; Dieu même...
LE M O r R A >• T .
Il est un Dieu? J'ai pourtant bien souffert!
LE PRÈ T RE .
Vous avez moins souffert qu'il ne l'a fait lui-même. Votre dernier soupir sera-t-il un blasphème? Et quel droit avez-vous de plaindre vos malheurs, Lorsque le sang du Christ tomba dans les douleurs ? O mon fils, c'est pour nous, tout ingrats que nous sommes, Qu il a daigné descendre aux misères des hommes ; A la vie, en son nom, dites un mâle adieu.
LE MOURANT.
J'étais peut-être roi.
LE PRÊTRE.
Le sauveur était Dieu; Mais, sans nous élever jusqu à ce divin Maître, Si j'osais, après lui, nommer eucor le prêtre, Je vous dirais : Et moi, pour combattre 1 enfer, J ai resserré mon se-in dans un corset de fer; Mon corps a revêtu 1 inflexible cilice. Où chacun de mes pas trouve un nouveau supplice. Au cloître est un pavé que, durant quarante ans, Ont usé chaque jour mes genoux pénitents. Et c'est encor trop peu que de tant de souffrance Pour acheter du Ciel l'ineffable espérance.
40 LXVKE MODERNE
Au creuset douloureux il faut être épuré
Pour conquérir sou rang dans le séjour sacré.
Le temps nous presse; au nom de vos douleurs passées,
Dites-moi vos erreurs pour les voir effacées ;
Et devant cette croix où Dieu monta pour nous,
Souhaitez avec moi de tomber à genoux.
Sur le front du vieux moine, une rougeur légère Fit renaître une ardeur à son âge étrangère; Les pleurs qu'il retenait coulèrent un moment, Au chevet du captif il tomba pesamment; Et ses mains présentaient le crucifix d'ébène. Et tremblaient en l'offrant, et le tenaient à peine. Pour le cœur du chrétien demandant des remords, Il murmurait tout bas la prière des morts. Et, sur le lit, sa tête, avec douleur penchée, Cherchait du prisonnier la figure cachée. Un flambeau la révèle entière : ce n'est pas Un front décoloré par un prochain trépas. Ce n'est pas l'agonie et son dernier ravage ; Ce qu'il voit est sans traits, et sans vie, et sans âge : Un fantôme immobile à ses yeux est offert, Et les feux ont relui sur un masque de fer.
Plein d'horreur à l'aspect de ce sombre mystère. Le prêtre se souvient que, dans le monastère, Une fois, en tremblant, on se pai'lait tout bas D'un prisonnier d'Etat que l'on ne nommait pas ; Qu'on racontait de lui des choses merveilleuses, De berceau dérobé, de craintes orgueilleuses, De royale naissance, et de droits arrachés. Et de ses jours captifs sous un masque cachés. Quelques pères disaient qu'à sa descente en France, De secouer ses fers il conçut l'espérance;
LA PRISON 4l
Quaux geôliers un instant il s'était dérobé,
Et, quoique entre leurs mains aisément retombé,
L'on avait vu ses traits; et qu'une Provençale,
Arrivée au couvent de Saint-François-de-Salo
Pour y prendre le voile, avait dit. en pleurant.
Qu'elle prenait la Vierge et son Fils pour garant
Que le Masque de fer avait vécu sans crime,
Et que son jugement était illégitime;
Qu il tenait des discours pleins de grâce et de foi,
Qu'il était jeune et beau, qu'il ressemblait au roi,
Qu'il avait dans la voix une douceur étrange,
Et que cétait un prince ou que c'était un ange.
Il se souvint encor qu'un vieux bénédictin,
S étant acheminé vers la tour, un matin.
Pour rendre un vase d'or tombé sur son passage,
N'était pas revenu de ce triste voyage :
Sur quoi, l'abbé du lieu pour toujours défendit
Les entretiens touchant le prisonnier maudit!
Nul ne devait sonder la récente aventure;
Le Ciel avait puni la coupable lecture
Des mystères gravés sur ce vase indiscret.
Le temps fit oublier ce dangereux secret.
Le prêtre regardait le malheureux célèbre; Mais ce cachot tout plein d'un appareil funèbre, Et cette mort voilée, et ces longs cheveux blancs, Nés captifs et jetés sur des membres tremblants. L'arrêtèrent longtemps en un sombi'e silence. Il va parler enfin; mais, tandis qu'il balance, L'agonisant du lit se soulève et lui dit : « Vieillard, vous abaissez votre front interdit; Je n entends plus le bruit de vos conseils frivoles; L aspect de mon malheur arrête vos paroles. Oui. regardez-moi bien, et puis dites, après. Qu'un Dieu de linnocent défend les intérêts;
42 LIVRE MODERNE
Despéchés tant proscrits, où toujours l'on succombe, Aucun n a séparé mon berceau de mz tombe; Seul, toujours seul, par l'âge et la douleui* vaincu, Je meurs tout chargé d'ans et je n'ai pas vécu. Du récit de mes maux vous êtes bien avide : Pourquoi venir fouiller dans ma mémoire vide, Où, stérile de jours, le temps dort effacé? J(? n'eus point d'avenir et n ai point de passé ; J'ai tenté d'en avoir; dans mes longues journées, Je traçais sur les murs mes lugubres années; Mais je ne pus les suivre en leur douloureux cours. Les murs étaient remplis, et je vivais toujours. Tout me devint alors obscurité profonde ; Je n'étais rien pour lui, quêtait pour moi le monde ? Que m importaient des temps où je ne comptais pas ? L'heure que j'invoquais, c'est l'heure du trépas. Écoutez, écoutez : qiiand je tiendrais la vie De l'homme qui toujours tint la mienne asservie. J'hésiterais, je crois, à le frapper des maux Qui rongèrent mes jours, brûlèrent mon repos; Quand le règne inconnu d'une impuissante ivresse Saisit mon cœur oisif d'une vague tendresse, J'appelais le bonheur, et ces êtres amis Qu'à mon âge brûlant un songe avait promis. Mes larmes ont rouillé mon masque de torture ; J'arrosais de mes pleurs ma noire nourriture; Je déchirais mon sein par mes gémissements ; J'effrayais mes geôliers de mes longs hurlements; Des nuits, par mes soupirs, je mesurais l'espace; Aux hiboux des créneaux je disputais leur place, Et, pendant aux barreaux où s'arrêtaient mes pas, Je vivais hors des murs d'où je ne sortais pas. »
Ici tomba sa voix. Comme après le tonnerre De tristes sous encore épouvantent la terre,
LA PRISON 43
Et, dans l'antre sauvage où l'effroi l'a placé, Retiennent en grondant le voyageur glacé, Longtemps on entendit ses larmes retenues Suivre encore une fois des routes bien connues ; Les sanglots murmuraient dans ce cœur expirant. Le vieux prêtre toujours priait en soupirant. Lorsqu'un des noirs geôliers se pencha pour lui dire Qu'il fallait se hâter, qu'il craignait le délire; Un nouveau zèle alors ralluma ses discours. « O mou fils! criait-il, votre vie eut son cours; Heureux, trois fois heureux, celui que Dieu corrige! Gardons de repousser les peines qu'il inflige : Voici l'heure où vos maux vous seront précieux. Il vous a préparé lui-même pour les cieux. Oubliez votre corps, ne pensez qu'à votre âme; Dieu lui-même l'a dit : « L'homme né de la femme Ne vit que peu de temps, et c'est dans les douleurs, o Ce monde n'est que vide et ne vaut pas des pleurs. Qu'aisément de ses biens notre âme est assouvie! Me voilà, comme vous, au bout de cette vie; J'ai passé bien des jours, et ma mémoire en deuil De leur peu de bonheur n'est plus que. le cercueil. C est à moi d'envier votre longue souffrance. Qui d'un monde plus beau vous donne l'espérance; Les anges à vos pas ouvriront le saint lieu : Pourvu que vous disiez un mot à votre Dieu, Il sera satisfait. » Ainsi, dans sa parole, Mêlant les saints propos du livre qui console, Le vieux prêtre engageait le mourant à prier. Mais en vain : tout à coup on l'entendit crier, D'une voix qu'animait la fièvre du délire, Ces rêves du passé : a Mais enfin je respire! O bords de la Provence ! ô lointain horizon! Sable jaune où des eaux murmure le doux son! Ma prison est ouverte. Oh! que la mer est grande!
44 LIVRE MODERNE
Est-il vrai qu'un vaisseau jusque là-bas se rende? Dieu! qu'on doit être heureux parmi les matelots! Que je voudrais nager dans la fraîcheur des flots! La terre vient, nos pieds à marcher se disposent, Sur nos mâts arrêtés les voiles se reposent. Ah! j'ai fui les soldats; en vain ils m'ont cherché; Je suis libre, je cours, le masque est arraché ; De 1 air dans mes cheveux j ai senti le passage, Et le soleil un jour éclaira mon visage. « Oh! pourquoi fuyez-vous? Restez sur vos gazons. Vierges! continuez vos pas et vos chansons; Pourquoi vous retirer aux cabanes prochaines? Le monde autant que moi déteste donc les chaînes? » Une seule s'arrête et m attend sans terreur : Quoi! du Masque de fer elle n'a pas horreur! Non, j'ai vu la pitié sur ses lèvres si belles, Et de ses yeux en pleurs les douces étincelles. « Soldats! que voulez-vous ? quel lugubre appareil! J'ai mes droits à l'amour et ma part au soleil; Laissez-nous fuir ensem^^le. Oh! voyez-la! c'est elle Avec qui je veux vivre, elle est là qui m'appelle; Je ne fais pas le mal; allez, dites au roi Qu'aucun homme jamais ne se plaindra de moi; Que je serais content si, près de ma compagne. Je puis errer longtemps de montagne en montagne, Sans jamais arrêter nos loisirs voyageurs! Que je ne chercherai ni parents ni vengeurs ; Et, si l'on me demande où j ai passé ma vie. Je saurai déguiser ma liberté ravie; Votre crime est bien grand, mais je le cacherai. Ah! laissez-moi le Ciel, je vous pardonnerai. Non!.,, toujours des cachots... Je suis né votre proie... » Mais je vois mon tombeau, je m'y couche avec joie, Car vous ne m'aurez plus, et je n'entendrai plus Les verrous se fermer sur l'éternel reclus.
LA PRISON 45
Que me veut donc cet homme avec ses habits sombres ? Captifs morts dans ces murs, est-ce une de vos ombres? Il pleure. Ah! malheureux, est-ce ta liberté?
LE PRÊTRE.
Non, mon fils, c'est sur vous; voici l'éternité.
LE MOURANT.
A moi? je n'eu veux pas; j'y trouverais des chaînes.
L E PRÊTRE .
Non, vous n'y trouverez que des faveurs prochaines. Un mot de repentir, un mot de notre foi, Le Seigneur vous pardonne.
LE MOURANT.
O prêtre! laissez-moi!
LE PRÊTRE.
Dites : « Je crois en Dieu. » La mort vous est ravie.
LE MOURANT.
Laissez en paix ma mort, on y laissa ma vie.
Et d'un dernier effort l'esclave délirant
Au mur de la prison brise son bras mourant.
«MonDieuIvenez vous-même au secours de cette àme!»
Dit le prêtre, animé d'une pieuse flamme.
Au fond d'un vase d'or, ses doigts saints ont cherché
Le pain mystérieux où Dieu même est caché :
Tout se prosterne alors en un morne silence.
La clarté d'un flambeau sur le lit se balance;
Le chevet sur deux bras s avance supporté,
Mais en vain : le captif était en liberté.
Resté seul au cachot, durant la nuit entière, Le vieux religieux récita la prière; Auprès du lit funèbre il fut toujours assis. Quelques larmes souvent, de ses yeux obscurcis,
46 LIVRE MODERNE
Interrompant sa voix, tombaient sur le saint livre
Et, lorsque la douleur 1 empêchait de poursuivre,
Sa main jetait alors l'eau du rameau bénit
Sur celui qui du Ciel peut-être était banni.
Et puis, sans se lasser, il reprenait encore,
De sa voix qui tremblait dans la prison sonore,
Le dernier chant de paix; il disait : « O Seigneur'.
Ne brisez pas mon âme avec votre fureur;
Ne m'enveloppez pas dans la mort de l'impie. »
Il «^joutait aussi : « Quand le méchant m'épie.
Me forez-vous tomber. Seigneur, entre ses mains?
C'est lui qui sous mes pas a rompu vos chemins;
Ne me châtiez point, car mon crime est son crime.
J'ai crié vers le Ciel du plus profond abîme.
O mon Dieu! tirez-moi du milieu des méchants! »
Lorsqu'un rayon du jour eut mis fin à ses chants,
Il entendit monter vers les noires retraites.
Et des voix résonner sous les voûtes secrètes.
Un moment lui restait, il eût voulu du moins
Voir le mort qu'il pleurait sans ces cruels témoins ;
Il s'approche, en tremblant, de ce fils du mystère
Qui vivait et mourait étranger à la terre;
Mais le Masque de fer soulevait le linceul,
Et la captivité le suivit au cercueil.
Ecrit en 1821, à Vincennes.
MADAME DE SOUBISE 4"
4. — MADAME DE SOUBISE
POÈME DU XVI® SIÈCLE
A Monsieur Antony Deschamps.
«Le 24 du mesme mois s'exploita l'exécution tant souhaitée , qui déliura la chrestienté d'un nom- bre de pestes, au moyen des- quelles le diable se faisoit fort de la destruire, attendu que deux ou trois qui en reschappèrent font encore autant de mal. Ce jour apporta merveilleux allégement et soûlas à l'Eglise. »
La vraye et entière histoire des
troubles,
par le frère de Laval.
I
« Arquebusiers! chargez ma coulevrine! Les lansquenets passent I sur leur poitrine Je vois enfin la croix rouge, la croix Double, et tracée avec du sang, je crois! Il est trop tard; le bourdon Notre-Dame Ne m'avait donc éveillé qu'à demi? Nous avons bu trop longtemps, sur mon âmel Mais nous buvions à saint Barthélémy.
II
» Donnez une épée, Et la mieux trempée, Et mes pistolets, Et mes chapelets.
4S LIVRE MODEREE
Déjà le jour brille Sur le Louvre noir; On va tout savoir : — Dites à ma fille De venir tout voir. »
III
Le baron parle ainsi par la fenêtre; C'est bien sa voix qu'on ne peut méconnaître, Courez, varlets, échansons, écuyers, Suisses, piqueux, page, arbalétriers! Voici venir madame Marie-Anne, Elle descend l'escalier de la tour ; Jusqu'aux pavés baissez la perluisane, Et que chacun la salue à sou tour.
IV
Une haquenée Est seule amenée, Tant elle a d'effroi Du noir palefroi. Mais son père monte fr Le beau destrier, Ferme à l'étrier : « N'avez-vous pas honte Dil-il, de crier!
1) Vous descendez des hauts barons, ma mie. Dans ma lignée, ou note d'infamie Fcninic qui pleure, et ce, par la raison Qu il en peut naître un lâche en ma maison.
MADAME DE SOUBISE 49
Levez la tète et baissez votre voile ; Partons. Yarlets, faites sonner le cor. Sous ce brouillard la Seine me dévoile Ses flots rougis.,. Je veux voir plus encor,
VI
» La voyez-vous croître La tour du vieux cloître? Et le grand mur noir Du royal manoir? Entrons dans le Louvre. Vous tremblez, je croi, Au son du beffroi ? La fenêtre s'ouvre, Saluez le roi. »
VU
Le vieux baron, en signant sa poitrine, Va visiter la reine Catherine; Sa fille reste, et dans la cour s'assied : Mais sur un corps elle heurte son pied : ce Je vis encor, je vis encor, madame; Arrêtez-vous et donnez-moi la main; En me sauvant, vous sauverez mon âme; Car j entendrai la messe dès demain, »
VIII
— Huguenot profane, Lui dit Marie-Anne, Sur ton corselet Mets mon chapelet. Tu prieras la Vierge,
50 LIVRE MODERNE
Je prierai le roi. Prends ce palefroi, Surtout prends un cierge, Et viens avec moi. »
IX
Marie ordonne à tout sou équipage
De l'emporter dans le manteau d'un page,
Lui fait ôter ses baudriers trop lourds,
Jette sur lui sa cape de velours,
Attache un voile avec une relique
Sur sa blessure, et dit. sans s'émouvoir :
« Ce gentilhomme est un bon catholique,
Et dans l'église il vous le fera voir. »
Murs de Saint-Eustache! Quel peuple s'attache A vos escaliers, A vos noirs piliers, Traînant sur la claie Ces morts sans cercueil, La fureur dans l'œil, Et formant la haie De l'autel au seuil?
XI
Dieu fasse grâce à l'année où nous sommes! Ce sont vraiment des femmes et des hommes; Leur foule entonne un Te Deum en chœur. Et dans le sang trempe et dévoue un cœur,
MADAME DE SOUBISE 51
Cœur d'amiral arraché dans la rue, Cœur gangrené du schisme de Calvin. On boit, on mange, on rit ; la foule accrue Se l'offre et dit : a C'est le pain et le vin. &
XII
Un moine qui masque Son front sous un casque Lit au maître-autel Le livre immortel; Il chante au pupitre, Et sa main trois fois, En faisant la croix. Jette sur Tépître Le sang de ses doigts.
XIII
a Place! dit-il; tenons notre promesse
D'épargner ceux qui viennent à la messe.
Place ! je vois arriver deux enfants :
Ne tuez pas encor, je le défends ;
Tant qu'ils sont là, je les ai sous ma garde.
Saint Paul a dit : « Le temple est fait pour tous. »
Chacun son lot, le dedans me regarde;
Mais, une fois dehors, ils sont à vous.
XIV
— Je viens sans mon père; Mais en vous j'espère (Dit Anne deux fois D'une faible voixjj
52 LIVRE MODERNE
Il est chez la reine; Moi, j'accours ici Demander merci Pour ce capitaine Qui vous prie aussi. >
XV
Le blessé dit : « Il n'est plus temps, madame : Mon corps n'est pas sauvé, mais bien mon àme. Si vous voulez, donnez-moi votre main, Et je mourrai catholique et romain; Epousez-moi, je suis duc de Soubise; Vous n'aurez pas à vous en repentir : C est pour un jour. Hclas! dans votre église Je suis entré, mais pour n'en plus sortir.
XVI
» Je sens fuir mon âme! Êtes-vous ma femme? — Hélas! dit-elle, oui, » Se baissant vers lui. Un mot les marie. Ses yeux, par l'efTort D'un dernier transport, Regardent Marie; Puis il tombe mort.
X ^' II
Ce fut ainsi qu'Anne devint duchesse; Elle donna le fief et sa richesse A l'ordre saint des frères de Jésus, Et leur légua ses propres biens en sus.
LE COR 55
L'n faible corps qu'un esprit troublé ronge Résiste peu, mais ne vit pas longtemps : Dans le couvent des nonnes, en Saintonge, Elle mourut vierge et veuve à vingt ans.
Ecrit à la Briche, en Beauce. Mai 1828.
5. — LE COR
POÈME
J'aime le son du cor, le soir, au fond des bois, Soit qu il chante les pleurs de la biche aux abois, Ou ladieu du chasseur que l'écho faible accueille, Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.
Que de fois, seul, dans l'ombre à minuit demeuré, J ai souri de lentendre. et plus souvent pleuré I Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques Qui précédaient la mort des paladins antiques.
O montagne dazuri ô pays adoré! Rocs de la Frazona, cirque du Marboré, Cascades qui tombez des neiges entraînées, Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées,
Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons, Dont le front est de glace et le pied de gazons ! C'est là qu'il faut s'asseoir, c'est là qu'il faut entendre Les airs lointains d'un cor mélancolique et tendre.
54 LIVRE MODERNE
Souvent un voyageur, lorsque l'air est sans bruit, De cette voix d'airain fait retentir la nuit; A ses chants cadencés autour de lui se mêle L'narmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.
Une biche attentive, au lieu de se cacher, Se suspend immobile au sommet du rocher, Et la cascade unit, dans une chute immense, Son éternelle plainte aux chants de la romance.
Ames des chevaliers, revenez-vous encor? Est-ce vous qui parlez avec la voix du cor? Roncevaux! Roncevaux! dans la sombre vallée L'ombre du grand Roland n'est donc pas consolée!
II
Tous les preux étaient morts, mais aucun n'avait fui. Il reste seul debout, Olivier près de lui : L'Afrique sur le mont l'entoure et tremble encore. « Roland, tu vas mourir, rends-toi, criait le More;
» Tou s tes p;iirs sont couchés* dan s les eaux des torrents. » Il rugit comme un tigre, et dit : « Si je me rends, Africain, ce sera lorsque les Pyrénées Sur l'onde avec leurs corps rouleront entraînées.
» — Rends-toi donc, répond-il, ou meurs, caries voilà. » Et du plus haut des monts un grand rocher roula. Il bondit, il roula jusqu'au fond de l'abîme. Et de ses pins, dans l'onde, il vint briser la cime.
« Merci, cria Roland; lu m'as fait un chemin. » Et, jusqu'au pied des monts le roulant d'une main, Sur le roc affermi comme un géant s'élance, Et, prête à fuir, l'armée à ce seul pas balance.
LE COR 55
III
Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux Descendaient la montagne et se parlaient entre eux. A 1 horizon déjà, par leurs eaux signalées, De Luz et d'Argélès se montraient les vallées.
L'armée applaudissait. Le luth du troubadour S'accordait pour chanter les saules de l'Adour; Le vin français coulait dans la coupe étrangère; Le soldat, en riant, parlait à la bergère.
Roland gardait les monts; tous passaient sans effroi. Assis nonchalamment sur un noir palefroi. Qui marchait revêtu de housses violettes, Turpin disait, tenant les saintes amulettes :
« Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu; Suspendez votre marche; il ne faut tenter Dieu. Par monsieur saint Denis, certes ce sont des âmes Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.
» Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor. » Ici l'on entendit le son lointain du cor. L'empereur étonné, se jetant en arrière, Suspend du destrier la marche aventurière.
« Entendez-vous ? dit-il. — Oui, ce sont des pasteurs Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs, Répondit l'archevêque, ou la voix étouffée Du nain vert Obéron, qui parle avec sa fée. »
Et l'empereur poursuit ; mais son front soucieux Est plus sombre et plus noir que l'orage des cieux-
56 LIVRE MODERNE
Il craint la trahison, et, tandis qu'il y songe, Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.
« Malheur ! c'est mon neveu ! malheur ! car, si Roland Appelle à son secours, ce doit être en mourant. Arrière, chevaliers, repassons la montagne! TrembleencorsousnospiedsjSoltrompeurderEspagne! »
lY
Sur le plus haut des monts s'arrêtent les chevaux; L écume les blanchit; sous leurs pieds, Roncevaux Des feux mourants du jour à peine se colore. A l'horizon lointain fuit l'étendard du More.
« Turpin, n'as-tu rien vu dans le fond du torrent ? — J'y vois deux chevaliers : l'un mort, l'autre expirant. Tous deux sont écrasés sous une roche noire ; Le plus fort, dans sa main, élève un cor d ivoire, Son àme en s'exhalant nous appela deux fois. »
Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois !
Écrit à Pau, en 1825.
6. — LA FREGATE LA « SERIEUSE »
oc L.\ PLAINTE DU CAPITAINE
P O È .M E I
Qu'elle était belle, ma frégate, Lorsqu elle voguait dans le vent!
LA FKÉGATE LA (( SÉPaEUSE » 57
Elle avait, au soleil levant, Toutes les couleurs de l'agate; Ses voiles luisaient le matin Comme des ballons de satin; Sa quille mince, longue et plate, Portait deux bandes d écarlate Sur vingt-quatre canons cachés; Ses mâts, en arrière penchés, Paraissaient à demi couchés. Dix fois plus vive qu'un pirate, En cent jours du Havre à Surate Elle nous emporta souvent. — Quelle était belle, ma frégate, Lorsqu'elle voguait dans le vent!
II
Brest vante son beau port et cette rade insigne Oùpeuventmanœuvrertroiscents vaisseaux de ligne; BoLLOGME, sa cité haute et double, et Calais, Sa citadelle assise en mer comme un palais; Dieppe a son vieux château soutenu par la dune, Ses baigneuses cherchant la vague au clair de lune. Et ses deux monts en vain par la mer insultés; Cherbourg a ses fanaux de bien loin consultés. Et gronde en menaçant Guernsey la sentinelle Debout près de Jersey, presque en France ainsi qu'elle LoRiE>-T, dans sa rade au mouillaçre inég:al, Pieçoit la poudre d'or des noirs du Sénégal; Sai>t-Malo dans son port tranquillement regarde Mille rochers debout qui lui servent de garde; Le Havre a pour parure ensemble et pour appui Xotre-Dame-de-Gràce et Honfleur devant lui; Bordeaux, de ses longs quais parés de maisons neuves, Porte jusqu'à la mer ses vins sur deux grands fleuves ;
58 LIVRE MODERNE
Toute ville à Marseille aurait droit d'envier
Sa ceinture de fruits, d'orange et d'olivier;
D'or et de fer Bayonne en tout temps fut prodigue,
Du grand cardinal-duc La Rochelle a la digue ;
Tous nos ports ontleur gloire ouleur luxe à nommer;
Mais Toulon a lancé la Sérieuse en mer.
LA TRAVERSEE III
Quand la belle Sérieuse Pour 1 Egypte appareilla, Sa iîgure gracieuse Avant le jour s éveilla; A la lueur des étoiles Elle déploya ses voiles, Leurs cordages et leurs toiles, Comme de larges réseaux, Avec ce long bruit qui tremble Qui se prolonge et ressemble Au bruit des ailes qu ensemble Ouvre une troupe d'oiseaux.
IV
Dès que l'ancre dégagée, . Revient par son câble à bord, La proue alors est changée, Selon l'aiguille et le nord. La Sérieuse l'observe, Elle passe la Réserve, Et puis marche de conserve Avec le grand Orient :
LA FRÉGATE LA « SÉRIEUSE )) 59
Sa voilure toute blanche Comme un sein gonflé se penche; Chaque mât, comme une branche, Touche la vague en pliant.
Avec sa démarche leste, Elle glisse et prend le vent, Laisse à l'arrière VAlceste, Et marche seule à l'avant. Par son pavillon conduite. L'escadre n'est à sa suite Que lorsque arrêtant sa fuite, Elle veut l'attendre enfin : Mais, de bons marins pourvue, Aussitôt qu'elle est en vue. Par sa manœuvre imprévue. Elle part comme un dauphin.
VI
Comme un dauphin elle saute, Elle plonge comme lui Dans la mer profonde et haute. Où le feu Saint-Elme a lui. Le feu serpente avec grâce; Du gouvernail qu'il embrasse Il marque longtemps la trace, Et l'on dirait un éclair Qui, n'ayant pu nous atteindre, Dans les vagues va s'éteindre, Mais ne cesse de les teindre Du prisme enflammé de l'air.
60 LIVRE M ODER. NE
VII
Ainsi qu'une forêt sombre La flotte venait après, Et de loin s'étendait l'ombre De ses immenses agrès. En voyant le Spartiate, Le Franklin et sa frégate, Le bleu, le blanc, l'écarlate, De cent mais nationaux, L'armée, en convoi, remise Comme en garde à VArtémise, Nous nous dîmes : « C'est Venise Qui s'avance sur les eaux. »
VIII
Quel plaisir d'aller si vile, Et de voir son pavillon, Loin des terres qu'il évite Tracer un noble sillon! Au large on voit mieux le monde, Et sa tête énorme et ronde Qui se balance et qui gronde Comme éprouvant un affront. Parce que l'homme se joue De sa force, et que la proue, Ainsi qu'une lourde roue, Fend sa route sur son front.
IX
Quel plaisir! et quel spectacle Que l'élément triste et froid
LA FRÉGATE LA « SÉRIEUSE » 61
Ouvert ainsi sans obstacle Par un bois de chêne étroit 1 Sur la plaine humide et sombre, La nuit reluisaient dans lombre Des insectes en grand nombre, De merveilleux vermisseaux, Troupe brillante et frivole, Comme un feu follet qui vole, Ornant chaque banderole Et chaque mât des vaisseaux.
X
Et surtout la Sérieuse Était belle nuit et jour; La mer, douce et curieuse, La portait avec amour. Comme un vieux lion abaisse Sa longue crinière épaisse. Et, sans l'agiter, y laisse Se jouer le lionceau ; Comme sur sa tête agile Une femme tient l'argile, Ou le jonc souple et fragile D'un mystérieux berceau.
XI
■Moi, de sa poupe hautaine Je ne m'absentais jamais, Car, étant son capitaine, Comme un enfant je laimais : J'aurais moins aimé peut-être L'enfant que j'aurais vu naître: De son cœur on n'est pas maître.
02 LIVRE MODERNE
Moi, je suis un vrai marin; Ma naissance est un mystère; Sans famille, et solitaire, Je ne connais pas la terre, Et la vois avec chagrin.
XII
Mon banc de quart est mon trône, J'y règne plus que les rois; Sainte Barbe est ma patronne; Mon sceptre est mon porte-voix ; Ma couronne est ma cocarde; Mes officiers sont ma garde; A tous les vents je hasarde Mon peuple de matelots, Sans que personne demande A quel bord je veux qu'il tende, Et pourquoi je lui commande D'être plus fort que les flots.
XIII
Voilà toute la famille
Qu'en mon temps il me fallait;
Ma frégate était ma fille.
« Va ! » lui disais-je. Elle allait,
S'élançait dans la carrière.
Laissant l'écueil en arrière.
Comme un cheval sa barrière;
Et l'on m'a dit qu'une fois
(Quand je pris terre en Sicile)
Sa marche fut moins facile;
Elle parut indocile
Aux ordres d'une autre voix.
LÀ FREGATE LA « SÉRIEUSE » B3
XIV
On l'aurait crue animée! Toute l'Egypte la prit, Si blanche et si bien formée, Pour un gracieux Esprit, Des Français compatriote, Lorsqu'en avant de la flotte. Dont elle était le pilote, Doublant une vieille tour *, Elle entra, sans avarie, Aux cris : « Vive la patrie ! » Dans le port d'Alexandrie, Qu'on appelle Abou-Mandour.
LE REPOS
XV
Une fois, par malheur, si vous avez pris terre, Peut-être qu un de vous, sur un lac solitaire, Aura vu, comme moi, quelque cygne endormi, Qui se laissait au vent balancer à demi. Sa tête nonchalante, en arrière appuyée. Se cache dans la plume au soleil essuyée : Son poitrail est lavé par le flot transparent, Comme un écueil où l'eau se joue en expirant; Le duvet qu'en passant l'air dérobe à sa plume Autour de lui s'envole et se mêle à l'écume; Une aile est son coussin, l'autre est son éventail; Il dort, et de son pied le large gouvernail Trouble encore, en ramant, l'eau tournoyante et douce , Tandis que sur ses flancs se forme un lit de mousse.
1. La tour des Arabes, près d'Alexandrie.
64 LIVRE MODERNE
De feuilles et de joncs, et d'herbages errants Qu'apportent près de lui d'invisibles courants.
LE COMBAT
XYI
Ainsi près d'Aboukir reposait ma frégate; A l'ancre dans la rade, en avant des vaisseaux, On voyait de bien loin son corset d'écarlate Se mirer dans les eaux.
Ses canots l'entouraient, à leur place assignée. Pas une voile ouverte, on était sans dangers. Ses cordages semblaient des filets d'araignée. Tant ils étaient légers.
Nous étions tous marins. Plus de soldats timides Qui chancellent à bord ainsi que des enfants; Ils marchaient sur leur sol, prenant des Pyramides, Montant des éléphants.
Il faisait beau. — La mer, de sable environnée, Brillait comme un bassin d'argent entouré d'or; Un vaste soleil rouge annonça la journée Du quinze thermidor.
La Sérieuse alors s'ébranla sur sa quille : Quand venait un combat, c'était toujours ainsi; Je le reconnus bien, et je lui dis : « Ma fille. Je te comprends, merci. »
J'avais une lunette exercée aux étoiles ; Je la pris, et la tins ferme sur Ihorizon. — Une, deux, trois — je vis treize et quatorze voiles : Enfin, c'était Nelson.
LA FRÉGATE LA « SÉRIEUSE )) 65
Il courait contre nous en avant de la brise ; La Sérieuse à l'ancre, immobile s'offrant, Reçut le rude abord sans en être surprise. Comme un roc un torrent.
Tous passèrent près d'elle en lâchant leur bordée; Fière, elle répondit aussi quatorze fois, Et par tous les vaisseaux elle fut débordée, Mais il en resta trois.
Trois vaisseaux de hautbord — combattre une frégate ! Est-ce l'art d'un marin? le trait d'un amiral? Un écumeur de mer, un forban, un pirate, N'eût pas agi si mal!
N'importe ! elle bondit, dans son repos troublée, Elle tourna trois fois jetant vingt-quatre éclairs, Et rendit tous les coups dont elle était criblée, Feux pour feux, fers pour fers.
Ses boulets enchaînés fauchaient des mâts énormes. Faisaient voler le sang, la poudre et le goudron, S'enfonçaient dans le bois, comme au cœur des grands Le coin du bûcheron. [ormes
Un brouillard de fumée où la flamme étincelle L'entourait; mais, le corps brûlé, noir, écharpé, Elle tournait, roulait, et se tordait sous elle. Comme un serpent coupé.
Le soleil s'éclipsa dans l'air plein de bitume. Ce jour entier passa dans le feu, dans le bruit; Et, lorsque la nuit vint, sous cette ardente brume On ne vit pas la nuit.
66 LIVRE MODER>E
Nous étions enfermés comme dans un orage : Des deux flottes au loin le canon s'y mêlait; On tirait en aveugle à travers le nuage : Toute la mer brûlait.
Mais, quand le jour revint, chacun connut son œuvre. Les trois vaisseaux flottaient démâtés, et si las, Qu'ils n avaient plus de force assez pour lamanœuvre ; Mais ma frégate, hélas !
Elle ne voulait plus obéir à son maître; Mutilée, impuissante, elle allait au hasard ; Sans gouvernail, sans mât, ou n'eût pu reconnaître La merveille de l'art!
Engloutie à demi, son large pont à peine, S'affaissaut par degrés, se montrait sur les flots, Et là ne restaient plus, avec moi capitaine, Que douze matelots.
Je les fis mettre en mer à bord d'une chaloupe. Hors de notre eau tournante et de son tourbillon, Et je revins tout seul me coucher sur la poupe Au pied du pavillon.
J'aperçus des Anglais les figures livides, Faisant pour s'approcher un inutile efl'ort Sur leurs vaisseaux flot tant s comme des tonneaux vides. Vaincus par notre mort.
La Sérieuse alors semblait à l'agonie; L'eau dans ses cavités bouillonnait sourdement; Elle, comme voyant sa carrière finie, Gémit profondément.
LA FRÉGATE LA « SÉRIEUSE » 67
Je me sentis pleurer, et ce fut un prodige, T.n mouvement honteux; mais bientôt 1 étouffant : « Nous nous sommes conduits comme il fallait, lui dis-je: Adieu donc, mon enfant I h
Elle plonge d abord sa poupe et puis sa proue; Mon pavillon noyé se montrait en dessous ; Puis elle s'enfonça, tournant comme une roue, Et la mer viut sur nous.
X ^' 1 1
Hélas! deux mousses d'Angleterre Me sauvèrent alors, dit-on, Et me voici sur un ponton ; — J'aimerais presque autant la terre! Cependant je respire ici L'odeur de la vague et des brises. Vous êtes marins. Dieu merci! Nous causons de combats, de prises; Nous fumons, et nous prenons 1 air Qui vient aux sabords de la mer, Votre voix m anime et me flatte, Aussi je vous dirai souvent : « Qu'elle était belle ma frésate, Lorsqu'elle voguait dans le vent ! »
Dieppî, 1823.
LES DESTINÉES
7. — LA SAUVAGE I
Solitudes que Dieu fit pour le Nouveau Moude, Forêts, vierges encor, dont la voûte profonde A d'éternelles nuits que les brûlants soleils jN'éclairent qu'en tremblant par deux rayons vermeils (Car le couchant peut seul et seule peut 1 aurore Glisser obliquement au pied du sycomore), Pour qui, dans l'abandon, soupirent vos cyprès? Pour qui sont épaissis ces joncs luisants et fr;iis? Quels pas attendez-vous pour fouler vos prairies? De quels peuples éteints étiez-vous les patries ? Les pieds de vos grands pins, si jeunes et si forts, Sont-ils entrelacés sur la tête des morts ? Et vos gémissements sortent-ils de ces urnes Que trouve l'Indien sous ses pas taciturnes? Et ces bruits du désert, dans la plaine entendus, Est-ce un soupir dernier des royaumes perdus? Votre nuit est bien sombre et le vent seul murmure. Une peur inconnue accable la nature.
1. Les Destinées, qui font aujourd'hui partie des Poésies complètes d'Aîfred de Vigny, sont une œuvre posthume, publiée en 1864 par M. Louis Ratisbonae.
LA SAUVAGE 69
Les oiseaux sont cachés dans le creux des pins noirs. Et tous les animaux ferment leurs reposoirs Sous 1 écorce, ou la mousse ou parmi les racines. Ou dans le creux profond des vieux troncs en ruines.
— L'orage sonne au loin, le bois va se courber. De larges gouttes d'eau commencent à tomber; Le combat se prépare et Timmense ravage Entre la nue ardente et la forêt sauvage.
II
— Qui donc cherche sa route en ces bois ténébreux? L'ne pauvre Indienne au visage fiévreux.
Pâle et portant au sein un faible enfant qui pleure. Sur un sapin tombé, pont tremblant quelle effleure, Elle passe, et sa main tient sur l'épaule un poids Qu^elle baise : autre enfant pendu comme un carquois. Malgré sa volonté, sa jeunesse et sa force, Elle frissonne encor sous la pagne d'écorce Et tient sur ses deux fils la laine aux plis épais, Sa tunique et son lit dans la guerre et la paix.
— Après avoir longtemps examiné les herbes Et la trace des pieds sur leurs épaisses gerbes Ou sur le sable fin des ruisseaux abondants, Elle s'arrête et cherche avec des yeux ardents Quel chemin a suivi dans les feuilles froissées
L homme de la Peau-Rouge aux guerres insensées.
Comme la lice errante, affamée et chassant,
Elle flaire l'odeur du sauvage passant,
Indien, ennemi de sa race indienne.
Et de qui la famille a massacré la sienne.
Elle écoute, regarde et respire à la fois
La marche des Hurons sur les feuilles des bois ;
Un cri lointain l'effraye, et dans la forêt verte
Elle s'enfonce enfin par une route ouverte.
70 LES DESTINÉES
Elle sait que les blancs, par le fer et le feu, Ont troué ces grands bois semés des mains de Dieu, Et, promenant au loin la flamme qui calcine, Pour labourer la terre ont brûlé la racine, L'arbre et les joncs touffus que le fleuve arrosait. Ces Anglais qu autrefois sa tribu méprisait Sont maîtres sur sa terre, et l'Osage indocile Va chercher leur foyer pour demander asile.
III
Elle entre en une allée où d'abord elle voit
La barrière d'un parc. — Un chemin large et droit
Conduit à la maison de forme britannique,
Où le bois est cloué dans les angles de brique,
Où le toit invisible entre un double rempart
S'enfonce, où le charbon fume de toute part,
Oïl tout est clos et sain, où vient blanche et luisante
S'unir à l'ordre froid la propreté décente.
Fermée à l'ennemi, la maison s ouvre au jour,
Légère comme un kiosk, forte comme une tour.
Le chien de Terre-Neuve y hurle près des portes,
Et des blonds serviteurs les agiles cohortes
S'empressent en silence aux travaux familiers,
Et, les plateaux en main, montent les escaliers.
Deux filles de six ans aux lèvres ingénues
Attachaient des rubans sur leurs épaules nues;
Mais, voyant l'Indienne, elles courent; leur main
L'appelle et l'introduit par le large chemin
Dont elles ont ouvert, à deux bras, la barrière;
Et caressant déjà la pâle aventurière :
« As-tu de beaux colliers d'azaléa pour nous?
Ces mocassins musqués, si jolis et si doux.
Que ma mère à ses pieds ne veut d'autre chaussure?
Et les peaux de castor, les a-t-on sans morsure?
LA SAUVAGE 71
Yends-tu le lait des noix et la sagamité ' ?
Le pain anglais n'a pas tant de suavité.
C'est Noël aujourd'hui. Noël est notre fête,
A nous, enfants ; vois-tu? la Bible est déjà prête ;^
Devant 1 orgue ma mère et nos sœurs vont s'asseoir.
Mon frère est sur la porte et mon père au parloir. »
L'Indienne aux grands yeuxleursouritsansrépondre.
Resarde tristement cette maison de Londre
Que le veut malfaiteur apporta dans ses bois,
Au lieu d'y balancer le hamac d autrefois.
Mais elle entre à grands pas, de cet air calme et grave
Près duquel tout regard est un regard d esclave.
Le parloir est ouvert, un pupitre au milieu ;
Le père y lit la Bible à tous les gens du lieu,
Sa femme et ses enfants sont debout et lécoutent,
Et des chasseurs de daims, que les Hurons redoutent,
Défricheurs de forêts et tueurs de bison,
Valets et laboureurs, composent la maison.
Le maître est jeune et blond, vêtu de noir, sévère
D'aspect et d'un maintien qui veut qu'on le révère.
L'Anglais-Américaiu, nomade et protestant,
Pontife en sa maison y porte, en l'habitant.
Un seul livre et partout oii, pour l'heure, il réside;
De toute question sa papauté décide :
Sa famille est croyante, et, sans autels, il sert,
Prêtre et père à la fois, son Dieu dans un désert.
Celui qui règne ici d'une façon hautaine N'a point voulu parer sa maison puritaine: Mais lœil trouve un miroir sur les aciers brunis. La main se réfléchit sur les meubles vernis ;
1. Pâte de maïs.
LES DESTINEES
Nul tableau sur les murs ne fait briller l'image D'unpays merveilleux, d'un grand homme ou d'un sage ; Mais, sous un cristal pur, orné d'un noir feston, Un billet en dix mots qu écrivit Washington. Quelques livres rangés, dont le premier Shakspeare (Car des deux bords anglais ses deux pieds ontl'em- Attendent dans un angle, à leur taille ajusté, [pire), Les lectures du soir et les heures du thé. Tout est prêt et rangé dans sa juste mesure, Et la maîtresse, assise au coin d'une embrasure, D un sourire angélique et d'un doigt gracieux. Fait signe à ses enfants de baisser leurs beauxyeux.
IV
— La sauvage Indienne au milieu d'eux s avance : 0 Salut, maître. Moi, femme et seule en ta présence. Je te viens demander asile en ta maison, Nourris mes deux enfants ; tiens-moi, dans ta prison. Esclave de tes fils et de tes filles blanches.
Car ma tribu n'est plus, et ses dernières Ijiauches Sont mortes. Les Hurons, cette nuit, ont scalpé Mes frères; mon mari ne s'est point échappé; Nos hameaux sont brûlés comme aussi la prairie. J'ai sauvé mes deux fils à travers la tuerie; Je n'ai plus de hamac, je n'ai plus de maïs, Je n'ai plus de parents, je n'ai plus de pays. »
— Elle dit sans pleurer et sur le seuil se pose, Sans que sa ferme voix ajoute aucune chose.
Le maîlre, d'un regard intelligent, humain. Interroge sa femme en lui serrant la main. « Ma sœur, dit-il ensuite, entre dans ma famille; Tes pères ne sont plus ; que leur dernière fille
LA SAUVAGE 73
Soit sous mon toit solide accueillie, et chez mol
Tes enfants grandiront innocents comme toi.
Ils apprendront de nous, travailleurs, que la terre
Est sacrée et confère un droit héréditaire
A celui qui la sert de son bras endurci.
Caïu le laboureur a sa revanche ici,
Et le chasseur Abel va, dans ses forêts vides,
Voir errer et mourir ses familles livides,
Comme des loups perdus qui se mordent entre eux,
Aveuglés par la rage, affamés, malheureux.
Sauvages animaux sans but, sans loi, sans âme,
Pour avoir dédaigné le Travail et la Femme.
(( Hommesàlapeaurouge I Enfants, qu'avez-vous fait?
Dans lair dune maison votre cœur étouffait.
Vous haïssiez la paix, Tordre et les lois civiles
Et la sainte union des peuples dans les villes.
Et vous voilà cernés dans l'anneau grandissant.
C est la loi qui, sur vous, s avance en vous pressant.
La loi d'Europe est lourde, impassible et robuste;
Mais son cercle est divin, car au centre est le Juste.
Sur les deux bords des mers vois-tu de tout côté
S établir lentement cette grave beauté?
Prudente fée. elle a, dans sa marche cyclique.
Sur chacun de ses pas mis une république.
Elle dit, en fondant chaque neuve cité :
(( Vous m'appelez la Loi, je suis la Liberté. »
Sur le haut des grands monts, sur toutes les collines,
De la Louisiane aux deux sœurs Carolines,
L'œil de l'Européen qui Laime et la connaît
Sait voir planer de loin sa pique et son bonnet,
Son bonnet phrygien, cette pourpre où s'attache,
Pour abattre les bois, une puissante hache.
Moi, simple pionnier, au nom de la raison.
J'ai planté cette pique au seuil de ma maison,
74 LES DESTINÉES
Et j'ai, tout au milieu des forêts inconnues,
Avec ce fer de hache ouvert des avenues;
Mes fils, puis, après eux, leurs fils et leurs neveux,
Faucheront tout le reste avec leurs bras nerveux,
Et la terre où je suis doit être aussi leur terre ;
Car de la sainte Loi tel est le caractère,
Qu'elle a de la Nature interprété les cris.
Tourne sur tes enfants tes regards attendris.
Ma sœur, et sur ton sein. — Cherche bien si la vie
Y coule pour toi seule. — Es-tu donc assouvie
Quand brille la santé sur ton front triomphant?
— Que dit le sein fécond de la mère à l'enfant? Que disent en tombant des veines azurées. Que disent, en courant les gouttes épurées?
Que dit le cœur qui bat et les pousse à grands flots ?
— Ah! le sein et le cœur, dans les divins sanglots Où les soupirs d'amour aux douleurs se confondent, Aux morsures d'enfant le cœur, le sein répondent : « A toi mon âme, à toi ma vie, à toi mon sang Qui du cœur de ma mère au fond du lien descend, Et n'a passé par moi, par mes chastes mamelles, Qu issu du philtre pur des sources maternelles ; Que tout ce qui fut mien soit tien, ainsi que lui! »
« Oui ! dit la blonde Anglaise eu l'interrompant. — Oui ! c Répéta l'Indienne en offrant le breuvage De son sein nud et brun à son enfant sauvage Tandis que l'autre fils lui tendait les deux bras.
» Sois donc notre convive, avec nous tu vivras. Poursuivit le jeune homme, et peut-être chrétienne Un jour, ma forte loi, femme, sera la tienne, Et tu célébreras avec nous, tes amis, La fête de Noèl au fover de tes fils, »
LA. MORT DU LOUP 75
8. — LA MORT DU LOUP
Les nuages couraient sur la lune enflammée Comme sur l'incendie on voit fuir la fumée, Et les bois étaient noirs jusques à l'horizon. Nous marchions, sans parler, dans l'humide gazon, Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes, Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes, Nous avons aperçu les grands ongles marqués Par les loups voyageurs que nous avions traqués. Nous avons écouté, retenant notre haleine Et le pas suspendu. — Ni le bois ni la plaine Ne poussaient un soupir dans les airs ; seulement La girouette en deuil criait au firmament ;
Car le vent, élevé bien au-dessus des terres,
N'effleurait de ses pieds que les tours solitaires,
Et les chênes d'en bas, contre les rocs penchés.
Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés.
Rien ne bruissait donc, lorsque, baissant la tète,
Le plus vieux des chasseurs qui s'étaient mis en quête
A regardé le sable en s'y couchant; bientôt.
Lui que jamais ici on ne vit en défaut,
A déclaré tout bas que ces marques récentes
Annonçaient la démarche et les griffes puissantes
De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux.
Nous avons tous alors préparé nos couteaux.
Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches,
Nous allions pas à pas en écartant les branches.
Trois s'arrêtent, et moi, cherchant ce qu'ils voyaient.
J'aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient,
Et je vois au delà quatre formes légères
Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères,
76 LES DESTINÉES
Comme font chaque jour à grand bruit sous nos yeux, Quand le maître revient, les lévriers joyeux. Leur forme était semblable et semblable la danse; Mais les enfants du Loup se jouaient en silence, Sachant bien qu'à deux pas, ne dormant qu'à demi, Se couche dans ses murs Ihoaime leur ennemi. Le père était debout, et plus loin, contre un arbre, Sa louve reposait comme celle de marbre Qu'adoraient les Romains, et dont les flancs velus Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus. Le Loup vient et s'assied, les deux jambes dressées, Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées. Il est jugé perdu, puisqu'il était surpris, Sa retraite coupée et tous ses chemins pris; Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante, Du chien le plus hardi la gorge paulelante, Et n a pas desserré ses mâchoires de fer. Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair, El nos couteaux aigus qui, comme des tenailles. Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles, Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé. Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé. Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde. Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'à la garde, Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang; Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant. Il nous regarde encore, ensuite il se recouche, Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche. Et, sans daigner savoir comment il a péri, Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.
II
J'ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre. Me prenant, à penser, et n'ai pu me résoudre
LA MORT DU LOUP 77
A poursuivre sa Louve et ses fils, qui, tous trois, Avaient voulu l'attendre, et, comme je le crois. Sans ses deux louveteaux, la belle et sombre veuve Ne 1 eût pas laissé seul subir la grande épreuve; Mais son devoir était de les sauver, afin De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim, A ne jamais entrer dans le pacte des villes Que Ihomme a fait avec les animaux serviles Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher, Les premiers possesseurs du bois et du rocher.
III
Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes,
Que j ai honte de nous, débiles que nous sommes!
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C est vous qui le savez, sublimes animaux!
A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse.
Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse.
— Ah I je t ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m"est allé jusqu'au coeur!
n disait : « Si tu peux, fais que mon âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu'à ce haut degré de stcïque fierté
Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.
Gémir, pleurer, prier, est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t'appeler.
Puis, après, commemoi, souffreetmeurssansparler. »
Ecrit au château de M*", 1S43.
LES DESTINEES
9. — LE MONT DES OLIVIERS
Alors il était nuit et Jésus marchait seul, Vêtu de blanc ainsi qu'un mort de son linceul; Les disciples dormaient au pied de la colline. Parmi les oliviers, qu'un vent sinistre incline; Jésus marche à grands pas en frissonnant comme eux, Triste jusqu'à la mort, l'œil sombre et ténébreux. Le front baissé croisant les deux bras sur sa robe Comme un voleur de nuit cachant ce qu'il dérobe; Connaissant les rochers mieux qu'un sentier uni. Il s'arrête en un lieu nommé Gethsémani, Il se courbe, à genoux, le front contre la terre. Puis regarde le ciel en appelant : « Mon père! » — Mais le ciel reste noir, et Dieu ne répond pas.
Il se lève étonné, marche encore à grands pas, Froissant les oliviers qui tremblent. Froide et lente Découle de sa tète une sueur sanglante. Il recule, il descend, il crie avec effroi : « Ne pourriez-vous prier et veiller avec moi? » Mais un sommeil de mort accable les apôtres. Pierre à la voix du maître est sourd comme les autres. Le Fils de l'Homme alors remonte lentement; Comme un pasteur d'Egypte, il cherche au firmament Si l'Ange ne luit pas au fond de quelque étoile. Mais un nuage en deuil s'étend comme le voile D une veuve, et ses plis entourent le désert. Jésus, se rappelant ce qu'il avait souffert Depuis trente-trois ans, devint homme, et la crainte Serra son cœur mortel d'une invincible étreinte. Il eut froid. Vainement il appela trois fois : « Mon père! » Le vent seul répondit à sa voix.
LE MONT DES OLIVIERS 79
Il tomba sur le sable assis, et dans sa peine, Eut sur le monde et l'homme une pensée humaine. — Et la terre trembla, sentant la pesanteur Du Sauveur qui tombait aux pieds du Créateur.
II
Jésus disait : « O Père, eucor laisse-moi vivre! Avant le dernier mot ne ferme pas mon livre 1 Ne sens-tu pas le monde et tout le genre humain Qui souffre avec ma chair et frémit dans ta main? C'est que la Terre a peur de rester seule et veuve, Quand meurt celui qui dit une parole neuve; Et que tu n'as laissé dans son sein desséché Tomber qu un mot du ciel par ma bouche épanché. Mais ce mot est si pur, et sa douceur est telle, Qu il a comme enivré la famille mortelle Dune goutte de vie et de divinité, Lorsqu en ouvrant les bras j ai dit : « Fraternité »,
» Père, oh! si j'ai rempli mon douloureux message, Si j ai caché le Dieu sous la face du sage, Du sacrifice humain si j'ai changé le prix, Pour l'offrande des corps recevant les esprits. Substituant partout aux choses le symbole, La parole au combat, comme au trésor l'obole. Aux flots rousres du sang: les flots vermeils du vin. Aux membres de la chair le pain blanc sans levain; Si j'ai coupé les temps en deux parts, l'une esclave Et 1 autre libre; — au nom du passé que je lave. Par le sang de mon corps qui souffre et va finir. Versons-en la moitié pour laver l'avenir 1 Père libérateur ! jette aujourd'hui, d'avance, La moitié de ce sans: d'amour et d'innocence
80 LES DESTINÉES
Sur la tête de ceux qui viendront en disant : « Il est permis pour tous de tuer l'inuocent. » Nous savons qu'il naîtra, dans le lointain des âges, Des dominateurs durs escortés de faux sages Qui troubleront l'esprit de chaque nation En donnant un faux sens à ma rédemption. — Hélas! je parle encor, que déjà ma parole Est tournée en poison dans chaque parabole; Eloigne ce calice impur et plus amer Que le fiel, ou l'absinthe, ou les eaux de la mer. Les verges qui viendront, la couronne d'épine, Les clous des mains, la lance au fond de ma poitrine, Enfin toute la croix qui se dresse et m'attend, N'ontrien, monPère, oh ! rien qui m'épouvante autant! Quand le s Dieux veulent bien s 'abattre sur les mondes, Ils n'y doivent laisser que des traces profondes; Et, si j'ai mis le pied sur ce globe incomplet, Dont le gémissement sans repos m'appelait, C'était pour y laisser deux Anges à ma place De qui la race humaine aurait baisé la trace, La Certitude heureuse et l'Espoir confiant Qui, dans le paradis, marchent en souriant. Mais je vais la quitter, cette indigente terre, N'ayant que soulevé ce manteau de misère Qui l'entoure à grands plis, drap lugubre et fatal. Que d'un bout tient le Doute et de l'autre le Mal. Mal etDoute ! Enun mot je puis les mettre en poudre. Vous les aviez prévus, laissez-moi vous absoudre De les avoir permis. — C est l'accusation Qui pèse de partout sur la création! — Sur son tombeau désert faisons monter Lazare. Du grand secret des morts qu'il ne soit plus avare, Et de ce qu'il a vu donnons-lui souvenir; Qu'il parle. — Ce qui dure et ce qui doit finir, Ce qu'a mis le Seigneur au cœur de la Nature,
LE MONT DES OLIVIERS 81
Ce quelle prend et donne à toute créature,
Quels sont avec le Ciel ses muets entretiens,
Son amour ineffable et ses chastes liens ;
Comment tout s'y détruit et tout s'y renouvelle,
Pourquoi ce qui s'y cache et ce qui s'y révèle;
Si les astres des cieux tour à tour éprouvés
Sont comme celui-ci coupables et sauvés;
Si la terre est pour eux ou sils sont pour la terre ;
Ce qua de vrai la fable et de clair le mystère,
D ignorant le savoir et de faux la raison;
Pourquoi l'âme est liée en sa faible prison;
Et pourquoi nul sentier entre deux larges voies
Entre l'ennui du calme et des paisibles joies
Et la rage sans fin des vagues passions,
Entre la léthargie et les convulsions;
Et pourquoi pend la Mort comme une sombre épée
Attristant la Xature à tout moment frappée;
Si le juste et le bien, si l'injuste et le mal
Sont de vils accidents en un cercle fatal,
Ou si de l'univers ils sont les deux grandes pôles,
Soutenant terre et cieux sur leurs vastes épaules;
Et pourquoi les Esprits du mal sont triomphants
Des maux immérités de la mort des enfants;
Et si les Nations sont des femmes guidées
Par les étoiles d'or des divines idées,
Ou de folles enfants sans lampes dans la nuit.
Se heurtant et pleurant et que rien ne conduit;
Et, si, lorsque des temps l'horloge périssable
Aura jusqu'au dernier versé ses grains de sable,
Un regard de vos yeux, un cri de votre voix,
Un soupir de mon coeur, un signe de ma croix,
Pourra faire ouvrir l'ongle aux Peines éternelles,
Lâcher leur proie humaine et reployer leurs ailes,
— Tout sera révélé dès que l'homme saura
De quels lieux il arrive et dans quels il ira. »
82 LES DESTINÉES
III
Ainsi le divin Fils parlait au divin Père. Il se pi'oslerne encore, il attend, il espère, Mais il remonte et dit : « Que votre volonté Soit faite et non la mienne, et pour l'éternité. » Cne terreur profonde, une angoisse infinie Redoublent sa torture et sa lente agonie. Il regarde longtemps, longtemps cherche sans voir. Comme un marbre de deuil tout le ciel était noir; La Terre, sans clartés, sans astre et sans aurore, Et sans clartés de l'âme ainsi qu'elle est encore. Frémissait. — Dans le bois il entendit des pas, Et puis il vit rôder la torche de Judas.
LE SILENCE
S il est vrai qu'au Jardin sacré des Ecritures,
Le Fils de l'Homme ait dit ce qu'on voit rapporté,
Muet, aveugle et sourd au cri des créatures.
Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté.
Le juste opposera le dédain à l'absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.
7 avril 1862.
10. — LA BOUTEILLE A LA MER
CONSEIL A UN JEUNE H O .M .M E INCONNU
Courage, ô faible enfant de qui ma solitude R.cçoit ces chants plaintifs, sans nom, que vous jetez
LA BOUTEILLE A LA MER 83
Sous mes yeux ombragés du camail de l'étude,
Oubliez les enfants par la mort arrêtés;
Oubliez Chatterton, Gilbert et Malfilàtre;
De l'œuvre d'avenir saintement idolâtre,
Enfin, oubliez l'homme en vous-même. — Ecoutez :
II
Quand un grave marin voit que le vent l'emporte Et que les mâts brisés pendent tous sur le pont, Que dans son grand duel la mer est la plus forte Et que par des calculs l'esprit en vain répond; Que le courant l'écrase et le roule en sa course, Qu'il est sans gouvernail et, partant, sans ressource, Il se croise les bras dans un calme profond.
III
Il voit les masses d'eau, les toise et les mesure. Les méprise en sachant qu il en est écrasé, Soumet son âme au poids de la matière impure Et se sent mort ainsi que son vaisseau rasé.
— A de certains moments, l'âme est sans résistance; Mais le penseur s'isole et n'attend d'assistance Que de la forte foi dont il est embrasé.
IV
Dans les heures du soir, le jeune Capitaine A fait ce qu'il a pu pour le salut des siens. Nul vaisseau n'apparaît sur la vague lointaine, La nuit tombe, et le brick court aux rocs indiens.
— Il se résigne, il prie; il se recueille, il pense A celui qui soutient les pôles et balance L'équateur hérissé des longs méridiens.
84 LES DESTINÉES
V
Son sacrifice est fait ; mais il faut que la terre lUcueillc du travail le pieux monument. C est le journal savant, le calcul solitaire, Plus rare que la perle et que le diamant; C est la carte des flots faite dans la tempête, La carte de l'écueil qui va briser sa tète : Aux voyageurs futurs sublime testament.
YI
Il écrit : « Aujourd hui, le courant nous entraîne
Désempares, perdus, sur la Terre-de-Feu.
Le courant porte à lest. Notre mort est certaine.
Il faut cingler au nord pour bien passer ce lieu.
— Ci-joint est mon journal, portant quelques études
Des constellations des hautes latitudes.
Qu il aborde, si c'est la volonté de Dieu! »
VII
Puis, immobile et froid, comme le cap des brumes Qui sert de sentinelle au détroit Magellan, Sombre comme ces rocs au front chargé d'écumes *, Ces pics noirs dont chacun porte un deuil castillan, Il ouvre une Bouteille et la choisit très forte, Tandis que son vaisseau que le courant emporte Tourne en un cercle étroit comme un vol de milan.
VIII
Il tient dans une main cette vieille compagne, l'orme, de l'autre main, son flanc noir et terni.
1. Les pics San-Diego, San-Ildcfonso.
LA BOLTEILLE A LA MLR 85
Le cachet porte encor le blason de Champagne, De la mousse de Reims son col vert est jauni. D'un regard, le marin en soi-même rappelle "^uel jour il assembla l'équipage autour d'elle, îour porter un grand toste au pavillon béni.
IX
On avait mis en panne, et c'était grande fête; Chaque homme sur son mât tenait le verre en main ; Chacun à son signal se découvrit la tête, Et répondit d en haut par un hourra soudain. Le soleil souriant dorait les voiles blanches; L'air ému répétait ces voix mâles et franches, Ce noble appel de l'homme à son pays lointain.
Après le cri de tous, chacun rêve en silence. Dans la mousse d'Aï luit l'éclair d'un bonheur; Tout au fond de son verre il aperçoit la France. La France est pour chacun ce qu y laissa son cœur : L'un y voit son vieux père assis au coin de l'âtre, Comptant ses jours d'absence; à la table du pâtre, Il voit sa chaise vide à côté de sa sœur.
XI
Un autre y voit Paris, où sa fille penchée Marque avec les compas tous les souffles de l'air, Ternit de pleurs la glace où l'aiguille est cachée, Et cherche à ramener l'aimant avec le fer. Un autre y voit Marseille. Une femme se lève. Court au port et lui tend un mouchoir de la grève, Et ne sent pas ses pieds enfoncés dans la mer.
86 LES DESTINÉES
XII
0 superstition des amours ineffables, Murmures de nos cœurs qui nous semblez des voix, Calculs de la science, ô décevantes fables ! Pourquoi nous apparaître en un jour tant de fois' Pourquoi vers l'horizon nous tendre ainsi des pièges? Espérances roulant comme roulent les neiges, Globes toujours pétris et fondus sous nos doigts!
XIII
Où sont-ils à présent ? où sont ces trois cents braves ? Renversés par le vent dans les courants maudits, Aux harpons indiens ils portent pour épaves Leurs habits déchirés sur leurs corps refroidis. Les savants officiers, la hache à la ceinture, Ont péri les premiers en coupant la mâture : Ainsi, de ces trois cents, il n'en reste que dix!
XIV
Le capitaine encor jette un regard au pôle
Dont il vient d'explorer les détroits inconnus.
L'eau monte à ses genoux et frappe son épaule,
Il peut lever au ciel l'un de ses deux bras nus.
Son navire est coulé, sa vie est révolue :
Il lance la Bouteille à la mor, et salue
Les jours de l'avenir qui pour lui sont venus
XV
Il sourit en songeant que ce fragile verre Portera sa pensée et son nom jusqu'au port;
LA BOrTEILLE A LA MER 87
Que d'une île inconnue il agrandit la terre; Qu'il marque un nouvel astre et le confie au sort; Que Dieu peut bien permettre à des eaux insensées De perdre des vaisseaux, mais non pas des pensées; Et qu'avec un flacon il a vaincu la mort.
XVI
Tout est dit. A présent, que Dieu lui soit en aide ! Sur le brick englouti l'onde a pris son niveau. Au large flot de l'est le flot de l'ouest succède, Et la Bouteille y roule en son vaste berceau. Seule dans l'Océan la frêle passagère N'a pas pour se guider une brise légère ; Mais elle vient de l'arche et porte le rameau.
XVII
Les courants l'emportaient, les glaçons la retiennent Et la couvrent des plis d'un épais manteau blanc. Les noirs chevaux de mer la heurtent, puis reviennent La flairer avec crainte, et passent en soufflant. Elle attend que l'été, changeant ses destinées, Vienne ouvrir le rempart des glaces obstinées, Et vers la ligne ardente elle monte en roulant.
XVIII
Un jour, tout était calme et la mer Pacifique, Par ses vagues d azur, d'or et de diamant, Renvoyait ses splendeurs au soleil du tropique. Un navire y passait majestueusement ; Il a vu la Bouteille aux gens de mer sacrée : Il couvre de signaux sa flamme diaprée, Lance un canot en mer et s'arrête un moment.
88 LES DESTINEES
XIX
Mais on entend au loin le canon des Corsaires; Le Négrier va fuir s'il peut prendre le vent. Alerte! et coulez bas ces sombres adversaires î Xoyez or et bourreaux du couchant au levant! La Frégate reprend ses canots et les jette En son sein, comme fait la sarigue inquiète, Et par voile et vapeur vole et roule en avant.
XX
Seule dans l'Océan, seule toujours! — Perdue Comme un point invisible en un mouvant désert, L'aventurière passe errant dans 1 étendue. Et voit tel cap secret qui n'est pas découvert. Tremblante voyageuse à flotter condamnée, Elle sent sur son col que depuis une année L'algue et les goémons lui font un manteau vert.
XXI
Un soir enfin, les vents qui soufflent des Florides L'entraînent vers la France et ses bords pluvieux. Un pêcheur accroupi sous des rochers arides Tire dans ses filets le flacon précieux. \[ court, cherche un savant et lui montre sa prise, Et, sans l'oser ouvrir, demande qu'on lui dise Quel est cet élixir noir et mystérieux.
XXII
Quel est cet élixir? Pêcheur, c'est la science, C'est l'élixir divin que boivent les esprits,
LA BOUTEILLE A LA MER 89
Trésor de la pensée et de l'expérience; Et, si tes lourds filets, ô pêcheur, avaient pris L'or qui toujours serpente aux veines du Mexique, Les diamants de ITnde et les perles d Afrique, Ton labeur de ce jour aurait eu moins de prix.
XXIII
Regarde. — Quelle joie ardente et sérieuse! Une gloire de plus luit dans la nation. Le canon tout-puissant et la cloche pieuse Font sur les toits tremblants bondir l'émotion. Aux héros du savoir plus qu'à ceux des batailles On va faire aujourd hui de grandes funérailles. Lis ce mot sur les murs : « Commémoration! »
XXIV
Souvenir éternel I gloire à la découverte
Dans Ihomme ou la nature égaux en profondeur.
Dans le Juste et le Bien, source à peine entr'ouverte.
Dans l'Art inépuisable, abîme de splendeur!
Qu'importe oubli, morsure, injustice insensée,
Glaces et tourbillons de notre traversée ?
Sur la pierre des morts croît l'arbre de grandeur.
XXY
Cet arbre est le plus beau de la terre promise,
C est votre phare à tous, Penseurs laborieux!
Voguez sans jamais craindre ou les flots ou la brise
Pour tout trésor scellé du cachet précieux.
L'or pur doit surnager, et sa gloire est certaine;
Dites en souriant comme ce capitaine :
« Qu'il aborde, si c'est la volonté des dieux!
90 LES DESTINÉES
XXVI
Le vrai Dieu, le Dieu fort est le Dieu des idées. Sur nos fronts où le germe est jeté par le sort, Répandons le Savoir en fécondes ondées ; Puis, recueillant le fruit tel que de l'àme il sort, Tout empreint du parfum des saintes solitudes, Jetons l'œuvre à la mer, la mer des multitudes : — Dieu la prendra du doigt pour la conduire au port.
Au Maine-Giraud. octobre 1853.
11. — WANDA
HISTOIRE RUSSE
Conversation au bal à Paris, I
UN FRANÇAIS.
Qui donc vous a donné ces bagues enchantées Que vous ne touchez pas sans un air de douleur? Vos mains, par ces rubis, semblent ensanglantées. Ces cachets grecs, ces croix, souvenii's d'un malheur, Sont-ils chers et cruels? sont-ils expiatoires? Le pays des Ivans a seul ces perles noires, D une contrée en deuil symboles sans couleur.
II
WANDA, grande dame russe.
Celle qui m'a donné ces ornements de fête, C*» cachet dont un czar fut le seul possesseur,
WANDA 91
Ces diamants en feu qui tremblent sur ma tète, Ces reliques sans prix d'un saint intercesseur, Ces rubis, ces saphirs qui chargent ma ceinture, Ce bracelet quémaille une antique peinture, Ces talismans sacrés, c'est l'esclave ma sœur.
III
Car elle était princesse, et maintenant qu'est-elle?
Nul ne l'oserait dire et n'ose le savoir.
On a rayé le nom dont le monde l'appelle.
Elle n est qu une femme et mange le pain noir,
Le pain qu'à son mari donne la Sibérie;
Et parmi les mineurs s'assied pâle et flétrie,
Et boit chaque matin les larmes du devoir.
ly
En ce temps-là, ma sœur, sur le seuil de sa porte, Nous dit : « Vivez en paix, je vais garder ma foi, Gardez ces vanités; au monde je suis morte, Puisque le seul que j'aime est mort devant la loi. Des splendeurs de mon front conservez les ruines; J« le suivrai partout, jusques au fond des mines; Vous qui savez aimer, vous feriez comme moi.
»L'empereurtout-puissant,qui voit d'enhautles choses, Du prince mon seigneur voulut faire un forçat. Dieu seul peut reviser un jour ces grandes causes Entre le souverain, le sujet et l'État. Pour moi, je porterai mes fils sur mon épaule Tandis que mon mari, sur la route du pôle, Marche et traîne un boulet, conduit par un soldat.
92 LES DESTINÉES
VI
» La fatigue a courbé sa poitrine écrasée; Le froid gonfle ses pieds dans ces chemins mauvais; La neige tombe en flots sur sa tête rasée, Il brise les glaçons sur le bord des marais. Lui de qui les aïeux s'élisaient pour 1 empire Répond : « Serge », au camp même où tous leur
[disaient : « Sire. » Comment puis-je, à Moscou, dormir dans mon palais?
VII
B Prenez donc, ô mes sœurs, ces signes de mollesse. J'irai dans les caveaux, dans l'air empoisonneur. Conservant seulement, de toute ma richesse. L'aiguille et le marteau pour luxe et pour honneur; Et, puisqu'il est écrit que la race des Slaves Doit porter et le joug et le nom des esclaves, Je descendrai vivante au tombeau du mineur.
VIII
» Là, j'aurai soin d'user ma vie avec la sienne, Je soutiendrai ses bras quand il prendra l'essieu, Je briserai mon corps pour que rien ne retienne Mon âme quand son âme aura monté vers Dieu; Et bientôt, nous tirant des glaces éternelles, L'ange de mort viendra nous prendre sous ses ailes Pour nous porter ensemble aux chaleurs du ciel bleu . »
IX
Et ce qu'elle avait dit, ma sœur l'a bien su faire; Elle a tissé le lin, et de ses écheveaux
WANDA 93
Espère en vain former son linceul mortuaire, Et depuis vingt hivers achève vingt travaux, Calculant jour par jour, sur ses mains enchaînées, Le grain du chapelet de ses sombres années. Quatre enfants ont grandi dans l'ombre des caveaux.
X
Leurs yeux craignent le jour quand sa lumière pâle Trois fois dans une année éclaire leur pâleur. Comme pour les agneaux la brebis et le mâle Sont parqués à la fois par le mauvais pasteur. La mère eût bien voulu qu'on leur apprît à lire, Puisqu'ils portaient le nom des princes de 1 empire Et n'ont rien fait encor qui blesse l'empereur.
XI
Un jour de fête, on a demandé cette grâce
Au czar toujours affable et clément souverain,
Lorsqu'au front des soldats seul il passe et repasse.
Après dix ans d'attente, il répondit enfin :
(( Un esclave a besoin d'un marteau, non dun livre;
La lecture est fatale à ceux-là qui, pour vivre,
Doivent avoir bon bras pour gagner un bon pain. »
XII
Ce mot fut un couteau pour le cœur de la mère ; Avant qu il ne fût dit, quand s'asseyait ma sœur, Ses larmes sillonnaient la neige sur la terre, Tombant devant ses pieds, non sans quelque douceur. Mais, aujourd'hui, sans pleurs, elle passe l'année A regarder ses fils d'une vue étonnée; Ses yeux secs sont glacés d'épouvante et d horreur!
94 LES DESTINÉES
XIII
LE FRANÇAIS,
Wauda, j'écoute encore après votre silence; J'ai senti sur mon cœur peser ce doigt d'airain Qui porte au bout du monde à toute âme qui pense Les épouvantements du fatal souverain. Cet homme enseveli vivant avec sa femme, Ces esclaves enfants dont on va tuer lame, Est-ce de notre siècle ou du temps d'Ugolin?
XIV
Non, non, il n'est pas vrai que le peuple en tout âge, Lui seul ait travaillé, lui seul ait combattu; Que l'immolation, la force et le courage N'habitent pas un cœur de velours revêtu. Plus belle était la vie et plus grande est sa perte, Pïus pur est le calice où l'hostie est offerte. Sacrifice, ô toi seul peut-être es la vertu!
XV
Tandis que vous parliez, je sentais dans mes veines
Les imprécations bouillonner sourdement.
Vous ne maudissez pas, ô vous, femmes romaines!
Vous traînez votre joug silencieusement.
Eponines du Nord, vous dormez dans vos tombes,
Vous soutenez l'esclave au fond des catacombes
D'où vous ne sortirez qu'au dernier jugement.
XVI
Peuple silencieux, souverain gigantesque! Lutteurs de fer toujours muets et combattants!
WANDA 95
Pierre avait commencé ce duel romanesque : Le verrons-nous finir? Est-il de notre temps? Le dompteur est debout nuit et jour et surveille Le dompté qui se tait jusqu'à ce qu'il s'éveille, Se regardant l'un l'autre ainsi que deux Titans.
XVII
En bas, le peuple voit de son œil de Tartare Ses seigneurs révoltés, combattus par ses czars, Aiguise sur les pins sa hache et la prépare A peser tout son poids dans les futurs hasards. En haut, seul, l'empereur sur la Russie entière Promène en galopant l'autre hache dont Pierre Abattit de sa main les têtes des boyards.
XVIII
Une nuit, on a vu ces deux larges cognées
Se heurter, se porter des coups profonds et lourds.
Les hommes sont tombés; les femmes, résignées,
Ont marché dans la neige à la voix des tambours,
Et, comme votre sœur, ont d'une main meurtrie
Bercé leurs fils au bord des lacs de Sibérie,
Et cherché pour dormir la tanière des ours.
XIX
Et ces femmes sans peur, ces reines détrônées, Dédaignent de se plaindre et s'en vont au désert Sans détourner les yeux, sans même être étonnées En passant sous la porte où tout espoir se perd. A voir leur front si calme, on croirait qu'elles savent Que leurs ans, jour par jour, par avance se gravent Sur un livre éternel devant le czar ouvert.
96 LES DESTINÉES
XX
Quel signe formidable a-t-il au front, cet homme? Qui donc ferma son cœur des trois cercles de fer Dont s'étaient cuirassés les empereurs de Rome Contre les cris de 1 âme et les cris de la chair? Croit-on parmi vos serfs qu'à la fin il se lasse De semer les martyrs sur la neige et la glace, D'entasser les damnés dans un terrestre enfer?
XXI
S'il était vrai qu'il eût au fond de sa poitrine Un cœur de père ému des pâleurs d'un enfant, Qu'assis près de sa fille à la beauté divine Il eût les yeux en pleurs, l'air doux et triomphant, Qu'il eût pour rêve unique et désir de son âme Quelques jours de repos pour emporter sa femme Sous les soleils du sud qui réchauffent le sang;
XXII
S'il était vrai qu il eut conduit hors du servage Un peuple tout entier de sa main racheté, Créant le pasteur libre et créant le village Oîi l'esclave tartare avait seul existé, Pareil au voyageur dont la richesse est fièro D'acheter mille oiseaux et d'ouvrir la volière Pour leur rendre à la fois lair et la liberté;
XXIII
Il aurait déjà dit : « J ai pitié, je fais grâce; L'ancien crime est lavé parles martyrs nouveaux; »
■WANDA. 'Jy
Sa voix aurait trois fois répété dans l'espace,
Comme la voix de lange ouvrant les derniers sceaux,
Devant les nations surprises, attentives,
Devant la race libre et les races captives :
« La brebis m'a vaincu par le sang des agneaux, d
XXIV
Mais il n'a point parlé, mais cette année encore Heure par heure en vain lentement tombera, Et la neige sans bruit, sur la terre incolore, Aux pieds des exilés nuit et jour gèlera. Silencieux devant son armée en silence. Le czar, eu mesurant la cuirasse et la lance, Passera sa revue et toujours se taira.
ô novembre 1847.
DIX ANS APRES
UN BILLET DE WANDA
AU MÊME FRANÇAIS, A PARIS
De Tobolsk en Sibérie, le 21 octobre 1855, jour de la bataille de l'Aima.
Vous disiez vrai. Le czar s'est tu. — Ma sœur est morte.
Les serfs de Sibérie oat porté le cercueil.
Et les fils de la sainte et de la femme forte
Comme esclaves suivaient, sansnom, sansrang, sans deuil,
La cloche seule émeut la ville inanimée.
Mais, au sud, le canon s'entend vers la Crimée,
Et c'est au cœur de Tours que Dieu frappe l'orgueil.
98 LES DESTINÉES
SECOND BILLET DE WANDA
AU MÊME FRANÇAIS De Tobolsk en Sibérie, après la prise du fort Malakof.
Scbastopol détruit n'est plus. — L'aigle de France
La rasé de la terre, et le czar étonné
Est mort de rage. — On dit que la balance immense
Du Seigneur a paru quand la foudre a tonné.
— La sainte la tenait flottante dans l'espace.
L'épouse, la martyre a peut-être fait grâce,
Dieu du Ciel! — Mais la mère a-t-elle pardonné?
12. — L'ESPRIT PUR
A Éva. I
Si l'orgueil prend ton cœur quand le peuple me nomme,
Que de mes livres seuls te vienne ta fierté.
J'ai mis sur le cimier doré du gentilhomme
Une plume de fer qui n est pas sans beauté.
J'ai fait illustre un nom qu'on m'a transmis sans gloire.
Qu'il soit ancien, qu'importe? il n'aura de mémoire
Que du jour seulement où mou front l'a porté.
II
Dans le caveau des miens plongeant mes pas nocturnes, J'ai compté mes aïeux, suivant leur vieille loi. J'ouvris leurs parchemins, je fouillai dans les urnes Empreintes sur le flanc des sceaux de chaque roi. A peine une étincelle a relui dans leur cendre. C'estenvainqued'euxtouslesangm'a fait descendre; Si j'écris leur histoire, ils descendront de moi.
L ESPRIT PUR 09
III
Ils furent opulents, seigneurs de vastes terres, Grands chasseurs devant Dieu, comme Nemrod, j aloux Des beaux cerfs qu ils lançaient des bois héréditaires Jusqu'où voulait la mort les livrer à leurs coups ; Suivant leur forte meute à travers deux provinces, Coupantles chiens du roi, déroutant ceux des princes, Forçant les sangliers et détruisant les loups;
IV
Galants guerriers sur terre et sur mer, se montrèrent Gensd'honneurentouttemps commeentouslieux, cherchant De la Chine au Pérou les Anglais, qu'ils brûlèrent Sur l'eau qu'ils écumaient du levant au couchant; Puis, sur leur talon rouge, en quittant les batailles, Parfumés et blessés revenaient à Versailles Jaser à l'Œil-de-bœuf avant de voir leur champ.
Maisles champs delaBeauceavaientleurs cœurs, leurs âmes,
Leurs soins. Ils les peuplaient d'innombrables garçons, De filles qu'ils donnaient aux chevaliers pour femmes, Dignes de suivre en tout l'exemple et les leçons; Simples et satisfaits si chacun de leur race Apposait saint Louis en croix sur sa cuirasse, Commeleursvieuxportraitsqu'auxmurs noirs nousplaçons.
VI
Mais aucun, au sortir d'une rude campagne. Ne sut se recueillir, quitter le destrier.
100 LES DESTINÉES
Dételer pour un jour ses palefrois d'Espagne, Ni des coursiers de chasse enlever l'étrier Pour graver quelque page et dire en quelque livre Comme son temps vivait et comment il sut vivre, Dès qu'ils n'agissaient plus, se hâtant d'oublier.
VII
Tous sont morts en laissant leur nom sans auréole; Mais sur le disque d'or voilà qu'il est écrit, Disant : « Ici passaient deux races de la Gaule Dout le dernier vivant monte au temple et s'inscrit, Non sur l'obscur amas des vieux noms inutiles, Des orgueilleux méchants et des riches futiles, Mais sur le pur tableau des livres de Fesprit. »
VIII
Ton règne est arrivé, pur esprit, roi du monde! Quand ton aile d'azur dans la nuit nous surprit, Déesse de nos mœurs, la guerre vagabonde Régnait sur nos aïeux. Aujourd'hui, c'est I'écrit. L'écrit universel, parfois impérissable. Que tu graves au marbre ou traînes sur le sable. Colombe au bec d'airain! visible saint-esprit!
IX
Seul et dernier anneau de deux chaînes brisées. Je reste. Et je soutiens encor dans les hauteurs, Parmi les maîtres purs de nos savants musées, L'idéal du poète et des graves penseurs. J'éprouve sa durée en vingt ans de silence, Et toujours, d'âge en âge encor, je vois la France Contempler mes tableaux et leur jeter des fleurs.
L ESPRIT PUK loi
Jeune postérité d'un vivant qui vous aime! Mes traits dans vos regards ne sont pas effacés; Je peux en ce miroir me connaître moi-même, Juge toujours nouveau de nos travaux passés! Flots d'amis renaissants I Puissent mes destinées Vous amener à moi, de dix en dix années, Attentifs à mon œuvre, et pour moi c'est assez!
10 mars 1863.
DEUXIEME PARTIE THÉÂTRE
Le théâtre d'Alfred de Vigny comprend cinq ouvrages : deux en vers, le More de Venise et Shylock, et trois en prose, la Maréchale d'Ancre, Quitte pour la peur et Chatterton.
Le More de Venise fut une des premières adaptations à la scène française du drame de Shakespeare; il fut représenté le 24 octobre 1829 au Théâtre-Français, avec M"* Mars dans le rôle de Desdemona.
Shyloch ou le Marchand de Venise, écrit en 1828, n'a pas été représenté.
Quitte pour la peur est une comédie de forme légère qui fut donnée, le 30 mai 1833, sur la scène de l'Opéra au cours d'une représentation à bénéfice : M"" Dorval y remplissait le rôle de la Duchesse et celui du Duc était tenu par l'acteur Bocage. Cette pièce a été jouée à la Comédie-Française au mois de mars 1897, à l'occa- sion de la célébration du centenaire de la naissance d'Alfred de Vigny.
La Maréchale d'Ancre a été représentée le 25 juin 1831 sur la scène de l'Odéon, reprise en 1841 à la Comédie- Française et jouée de nouveau à l'Odéon en 1897, lors des félcs du centenaire dAlfred de Vigny. Ce fut M"* Georges qui créa le rôle de Léonora Galigaï, Frederick Lemailre et Ligier ceux de Concini et de Borgia.
LA MARÉCHALE DANCRE 103
Enfin Chatterton, qui fut joué pour la première foia le 12 février 1835 ù la Comédie-Française, et repris plusieurs fois depuis cette époque. Le rôle de Chat- terton fut créé par Geffrov et celui de Kitfv Bell par .AP' Dorval.
LA MARECHALE D'ANCRE
La Maréchale d'Ancre contient quelques fort belles scènes qu'il serait malheureusement trop long de repro- duire ici. Mais un exposé de ce drame permettra de se rendre compte de lidée qui a présidé à sa composition et de la version qu'a voulu soutenir Alfred de Vignv.
Quand elle était à Florence, Léonora Galigaï fut aimée de deux hommes, Concini et Borgia, qui se haïssaient déjà par tradition de famille, le père de Concini avant tué le pèrj de Borgia et eux-mêmes se battant souvent à coups de couteau. Or. Concini, profitant d'une longue absence à laquelle Borgia a été contraint, l'a fait passer pour mort aux yeux de Léonora et a décidé celle-ci à l'épouser.
Borgia, de retour à Florence, a appris le malheur qui le frappait, n'a pu oublier Léonora et veut se venger de Concini; il s'est marié, lui aussi, mais tardivement, avec une de ses compatriotes qui l'aimait passionné- ment et dont il est fort jaloux.
Venus en France avec Marie de Médicis peu de temps après leur mariage, Concini et Léonora ont eu la rapide fortune que l'on sait; mais seulement après l'assassinat d'Henri IV, auquel Concini, qui l'a caché à sa femme, n'a pas été étranger, d'après une lettre écrite par lui la veille du crime. Et Concini. qui sait que Borgia pos- sède cette lettre, osera tout pour s en emparer.
Au moment où commence le drame de Vigny, Léonora et Concini sont dans l'éclat de leur toute-puissance. Marie de Médicis est régente. Concini, maréchal d'Ancre, premier ministre, l'un des plus riches seigneurs terri- toriaux du Royaume, nnanque pourtant de caractère et
104 LA MARÉCHALE d'anCRE
laisse volontiers les actes d'énergie à Léonora, femnae de cœur et de tête.
C'est ainsi que, faisant croire qu'il est en Picardie, il laissera à la maréchale toute la responsabilité de l'arrestation du prince de Condé.
Ce coujî de force a produit une vive émotion à la cour et Léonora, ayant, au milieu de la foule des seigneurs, reconnu Borgia et senti en lui un ennemi, veut saisir cette occasion de se disculper de ce qu'il a appelé sa trahison et lui donne rendez-vous pour le lendemain.
De son côté, Concini a appris la présence à Paris de Borgia, logé avec une Italienne dans une maison retirée de la rue de la Ferronnerie. Son plan est de séduire cette femme et d'arriver par elle à enlever à Borgia la lettre sur l'assassinat du Roi; il se fera, à cet effet, passer auprès de la jeune femme, Isabella, pour un chanteur florentin. Mais ce beau projet manque d'échouer» car Isabella est très jalouse de Borgia. Concini alors la voyant inquiète du rendez-vous qu'elle sait avoir été donné à son mari, lui affirme, pour exciter sa jalousie, que ce rendez-vous vient d'une femme. Il y réussit au delà de toute espérance, car Isabella lui révèle que la seule femme à l'appel de qui Borgia a pu consentir à se rendre, est une certaine Léonora Galigaï qu il a jadis aimée à Florence et qu'il croit l'avoir trahi. Concini ne pense plus alors qu'à se venger de Borgia, et laisse, sans s'en préoccuper davantage, Isabella évanouie d'épouvante.
Borgia, pendant ce temps, apprend de Léonora qu'elle a été trompée par la fausse nouvelle de sa mort et qu elle n'est pour rien dans les crimes reprochés à Con- cini; il s'assure aussi qu'elle a ignoré la part de Concini dans l'assassinat du roi et, comme il veut savoir si elle aimait vraiment Concini : « C'est mon mari! lui répond- elle. — Et moi, m'aimiez-vous .' — Voici ma réponse. » Et elle montre à Borgia son portrait conservé sur elle.
Borgia ne pense plus dès lors qu'à punir Concini seul et à sauver Léonora des périls qui la menacent, car on lui cache tout ce qui se passe. L'arrestation de Condé a exaspéré la noblesse et ameuté le peuple contre les « étrangers » qui trompent la reine; de son côté, le parti du Roi, se sentant plus fort, cherche à décider le jeune Louis XIII à tenter un coup de force. De plus, le soulèvement du peuple est prochain.
L.V MARÉCHALE D ANCRE lOS
Ainsi parle Borgia à la maréchale d'Ancre, mais il est déjà trop tard; Léonora, stupéfaite, apprend, coup sur coup, que les Parisiens viennent de se révolter et que la Reine mère est gardée à rue chez elle. Elle-même est d'ailleurs arrêtée peu après et emmenée à la Bas- tille.
Le procès de la maréchale, qui se déroule devant un tribunal de juges désignés par son ennemi, M. de Luynes, est mené si rapidement que quelques heures après son entrée à la Bastille, Léonora est jugée et condamnée sans avoir pu ni se défendre, ni savoir ni connaître ses accusateurs.
On consent toutefois, pour paraître faire droit à ses réclamations indignées, à la mettre en face d'Isabella, qui l'accuse de sortilège et de magie. Laissée seule avec celte femme qu'elle reconnaît pour une compatriote, Léonora veut lui faire répéter, sur la Madone, toutes ses accusations, mais Isabella, troublée, finit par avouer qu'elle est la femme de Borgia et qu'elle veut se venger de la femme aimée de son mari. Léonora apprend ainsi que Borgia est marié; le chagrin qu'elle en ressent est si profond qu'elle renonce désormais à lutter et ne songe qu'à mourir dignement, sans vouloir toutefois rien avouer du crime de lèse-majesté, de sortilège et de magie, seule accusation que l'on formule contre elle.
Alors M. de Luynes, à qui on vient d'apprendre le sort du maréchal d'Ancre, décide, par un raffinement cruel, que l'itinéraire que devra suivre la maréchale pour se rendre au lieu de son supplice sera la rue de la Ferronnerie, dans laquelle, non loin de la maison du juif Samuel, elle aperçoit, l'un à côté de l'autre, les cadavres de Borgia et de Concini. Ceux-ci se sont rencontrés en effet, l'un sortant de chez le juif où il était avec Isabella, l'autre rentrant en son logis, et ils se sont entre-tués; Concini a été achevé d'un coup de pistolet par Vitry, envoyé par de Luynes.
Désormais, tout est fini pour Léonora; la rue des cadavres de ces deux hommes qui l'ont adorée et qui sont morts de cet amour la rend indifférente à tout, même au genre de supplice qui l'attend, et elle consent alors à faire l'aveu qu'on lui demande et qui lui vaut le bûcher.
CHATTERTON
DRAME EN TROIS ACTES
Alfred de Vigny a touIu peindre dans Chatterton la misère morale, physique, malérielln, du véritable poète, de l'homme d'imagination, vivant dans un rêve perpé- tuel, ne pouvant gagner sa vie et souffrant sans cesse dans ses rapports avec les hommes qui, presque tous, ne le comprennent pas et le raillent.
Celui-ci a des indignations contre tout ce qui l'entoure contre régoïsme,rétroitesse d'esprit, l'avarice, la dureté des hommes.
Il faudrait qu'on l'aidât à vivre pour qu'il pût pro- duire à son heure; car le poète ne peut s'astreindre à un labeur utile et quotidien. Il lui faut cependant du pain et du temps, et il n'a ni l'un ni l'autre. La faim le tor- ture en même temps que sa pensée, et ses désespoirs le mènent au suicide.
13. — ACTE PREMIER
Cn vaste appartement; arrière-boutique opulente et confortable de la maison de John Bell. A gauche du spectateur, une cheminée, pleine de charl)on de terre allumé. A droite, la porte de la chambre à coucher de Kitty Bell. Au fond, une grande porte vitrée : à travers les petits carreaux, on aperçoit une riche boutique; un grand escalier tournant conduit à plusieurs portes étroites et sombres, parmi lesquelles se trouve la porte delà petite cliambre de Chatterton. Le quaker lit dans un coin de la chambre, à
ACTE PREMIER 107
gauche du spectateur. A droite est assise Kittv Bell; à ses pieds un enfant assis sur un tabouret; une jeune fille debout à côté d'elle.
SGÈ>'E PREMIÈRE LE QUAKER, KITTY BELL, RACHEL
KITTY BELL, à sa fille qui montre un livre à son frère.
Il me semble que j'entends parler monsieur; ne faites pas de bruit, enfants.
Au quaker.
Ne pensez-vous pas qu'il arrive quelque chose ?
Le quaker hausse les épaules.
Mon Dieu ! votre père est en colère I certainement, il est fort en colère; je l'entends bien au son de sa voix. — Ne jouez pas, je vous en prie, Rachel.
Elle laisse tomber son ouvrage et écoute.
Il me semble qu'il s'apaise, n'est-ce pas. monsieur?
Le quaker fait signe que oui, et continue sa lecture.
N'essayez pas ce petit collier, Pvachel; ce sont des vanités du monde que nous ne devons pas même toucher. — Mais qui donc vous a donné ce livre-là? C est une Bible; qui vous l'a donnée, s'il vous plaît? Je suis sûre que c'est le jeune monsieur qui demeure ici depuis trois mois!
RA.GHEL.
Oui, maman.
KITTY BELL .
Oh! mon Dieu I qu"a-t-elle fait là! — Je vous ai défendu de rien accepter, ma fille, et rien surtout de ce pauvre jeune homme. — Quand 1 avez-vous vu, mon enfant? Je sais que vous êtes allée ce matin, avec votre frère , l'embrasser dans sa chambre. Pourquoi ètes-vous entrés chez lui, mes enfants? C'est bien mal!
Elle les embrasse.
Je suis certaine qu'il écrivait encore; car, depuis hier au soir, sa lampe brûlait toujours.
108 CnATTERTON
RAC HEL.
Oui, et il pleurait.
KITTY BELL.
Il pleurait! Allons, taisez-vous! ne parlez de cela à personne. Vous irez rendre ce livre à M. Tom quand il vous appellera; mais ne le dérangez jamais, et ne recevez de lui aucun présent. Vous voyez que, depuis trois mois qu'il loge ici, je ne lui ai même pas parlé une lois, et vous avez accepté quelque chose, un livre. Ce n'est pas bien. — Allez... allez embrasser le bon quaker. — Allez, c'est bien le meilleur ami que Dieu nous ait donné.
Les enfants courent s'asseoir sur les genoux du quaker. LE QUAKER.
Venez sur mes genoux tous deux, et écoutez-moi bien. — Vous allez dire à votre bonne petite mère que son cœur est simple, pur et véritablement chrétien, mais qu'elle est plus enfant que vous dans sa conduite, qu'elle n'a pas assez réfléchi à ce qu'elle vient de vous ordonner, et que je la prie de considérer que rendre à un malheureux le cadeau qu'il a fait, c'est l'humilier et lui faire mesurer toute sa misère.
KITTY BELL e'élance de sa place.
Oh! il a raison! il a mille fois raison! — Donnez, donnez-moi ce livre, Rachcl. — 11 faut le garder, ma fille! le garder toute la vie. — Ta mère s'est trompée. — Notre ami a toujours raison.
LE QUAKER, ému et lui baisant la main.
Ah! Kitty Bell! Kitty Bell! âme simple et tour- mentée! — Ne dis point cela de moi. — Il n'y a pas de sagesse humaine. — Tu le vois bien, si j'avais raison au fond, j'ai eu tort dans la forme. — Devais-je avertir les enfants de l'orreur légère de
ACTE PREMIER 1; <•
leur mère? Il n'y a pas, ô Kitty Bell, il n'y a pas si belle pensée à laquelle ne soit supérieur un des élans de ton cœur chaleureux, un des soupirs de ton âme tendre et modeste.
On entend une voix tonnante. KITTY BELL, erTrayée.
Oh! mon Dieu! encore en colère. — La voix de leur père me répond là !
Elle porte la main à son cœur.
Je ne puis plus respirer. — Cette voix me brise le cœur. — Que lui a-t-on fait? Encore une colère comme hier au soir.
Elle tombe sur un fauteuil.
J'ai besoin dètre assise. — N'est-ce pas comme un orage qui vient? et tous les orages tombent sur mon pauvre cœur.
LE QUAKER.
Ah! je sais ce qui monte à la tête de votre sei- gneur et maître; c'est une querelle avec les ouvriers de sa fabrique. — Ils viennent de lui envoyer, de Norton à Londres, une députation pour demander la grâce d'un de leurs compagnons. Les pauvres gens ont fait bien vainement une lieue à pied ! Reti- rez-vous tous les trois... Vous êtes inutiles ici. — Cet homme-là vous tuera... c'est une espèce de vautour qui écrase sa couvée.
Kitty Bell sort, la" main sur son cœur, en s'appuyant sur la tête de son fils, qu'elle emmène avec Rachel.
SCÈNE II
LE QUAKER., JOHN BELL, ux groupe d'ouvriers.
LE QUAKER, regardant arriver John Bell.
Le voilà en fureur... Voilà 1 homme riche, le sp '• culateur heureux; voilà l'égoïfte par excellence, le juste selon la loi.
7
110 CHATTERTON
JOHN BELL. Vingt ouvriers le suivent en silence et s'arrêtent contre la porte. Aux ouvriers, avec colère.
Non, non, non, non! Vous travaillerez davantage, voilà tout.
UN OUVRIER, à ses camaradee.
Et VOUS gagnerez moins, voilà tout.
JOHN BELL.
Si je savais qui a répondu cela, je le chasserais sur-le-champ comme l'autre.
LE QUAKER.
Bien dit, John BellI tu es beau précisément comme un monarque au milieu de ses sujets.
JOHN BELL.
Comme vous êtes quaker, je ne vous écoute pas, vous; mais, si je savais lequel de ceux-là vient de parler! Ah! l'homme sans foi que celui qui a dit celle parole! Xe m avez-vous pas tous vu com- pagnon parmi vous? Comment suis-je arrivé au bien-être que l'on me voit?Ai-je acheté tout d'un coup toutes les maisons de Norton avec sa fabrique? Si j en suis le seul maître à présent, n'ai-je pas donné l'exemple du travail et de l'économie? N'est-ce pas en plaçant les produits de ma journée que j'ai nourri mon année? Me suis-je montré paresseux ou prodigue dans ma conduite? — Que chacun agisse ainsi, et il deviendra aussi riche que moi. Des machines diminuent votre salaire, mais elles augmentent le mien; j'en suis très fâché pour vous, mais très content pour moi. Si les machines vous appartenaient, je trouverais très bon que leur production vous appartînt; mais j'ai acheté les mécaniques avec l'argent que mes bras ont gagné : faites de même, soyez laborieux, et surtout éco- nomes. Rappelez-vous bien ce sage proverbe de nos
ACTE PREMIER 111
pères : Gardons bien les sous ; les sckellings se gardent eux-mêmes. Et à présent, qu'on ne me parle plus de Tobie; il est chassé pour toujours. Retirez- vous sans rien dire, parce que le premier qui par- lera sera chassé, comme lui, de la fabrique, et n'aura ni pain, ni logement, ni travail dans le village.
Ils sortent. LE QUAKER.
Courage, ami ! je n'ai jamais entendu au parlement un raisonnement plus sain que le tien.
JOHN BELL revient encore irrité et s'essuyant le visage.
Et vous, ne profitez pas de ce que vous êtes quaker pour troubler tout, partout où vous êtes. — Vous parlez rarement, mais vous devriez ne parler jamais. Vous jetez au milieu des actions des paroles qui sont comme des coups de couteau.
LE QUAKER.
Ce n'est que du bon sens, maître John; et quand les hommes sont fous, cela leur fait mal à la tête. Mais je n'en ai pas de remords; l'impression d'un mot vrai ne dure pas plus que le temps de le dire; j'est l'affaire d'un moment.
JOHN BELL.
Ce n'est pas là mon idée : vous savez que j aime assez à raisonner avec vous sur la politique; mais vous mesurez tout à votre toise, et vous avez tort. La secte de vos quakers est déjà une exception dans la chrétienté, et vous êtes vous-même une exception parmi les quakers. — Vous avez partagé tous vos biens entre vos neveux; vous ne possédez plus rien qu'une chétive subsistance, et vous achevez votre vie dans l'immobilité et la méditation. — Cela vous convient, je le veux ; mais ce que je ne veux pas,
112 CHATTERTON
c'est que, dans ma maison, vous veniez, en public, autoriser mes inférieurs îi linsolence.
LE QUAKER.
Ehl que te fait, je le prie, leur insolence? Le bêlement de tes moutons t a-t-il jamais empêché de les tondre et de les manger ? — Y a-t-il un seul de ces hommes dont tu ne puisses vendre le lit ? Y a-t-il dans le bourg de Norton une seule famille qui n'eu- voie ses petits garçons et ses filles tousser et pâlir €n travaillant tes laines? Quelle maison ne t'appar- tient pas et n'est chèrement louée par toi ? Quelle minute de leur existence ne t'est donnée ? Quelle goutte de sueur ne te rapporte un schelling ? La terre de Norton, avec les maisons et les familles, est portée dans ta main comme le globe dans la main de Charlcmagne. — Tu es le baron absolu de ta fabrique féodale.
JOHN CELL.
C'est vrai, mais c'est juste. — La terre est à moi, parce que je l'ai achetée; les maisons, parce que je. les ai bâties; les habitants, parce que je les loge; et leur travail, parce que je le paye. Je suis juste selon la loi.
LE QUAKER.
Et ta loi est-elle juste selon Dieu ?
JOHN BELL.
Si vous n'étiez quaker, vous seriez pendu pour parler ainsi.
LE QUAKER.
Je me pendrais moi-même plutôt que de parler autrement, car j'ai pour toi une amitié véritable.
JOHN BELL.
S'il n'était vrai, docteur, que vous êtes mon ami
ACTE PREMIER 113
depuis vingt ans et que vous avez sauvé un de mes enfants, je ne vous reverrais jamais.
L E Q U A K E R .
Tant pis, car je ne te sauverais plus toi-même, quand tu es plus aveuglé par la folie jalouse des spéculateurs que les enfants par la faiblesse de leur âge. — Je désire que tu ne chasses pas ce malheu- reux ouvrier. — Je ne te le demande pas, jDarce que je n'ai jamais rien demandé à personne, mais je te le conseille.
J O lî >" BELL.
Ce qui est fait est fait. — Que n'agissent-ils tous comme moi ! — Que tout travaille et serve dans leur famille. — Xe fais-je pas travailler ma femme, moi?
— Jamais on ne la voit, mais elle est ici tout le jour; et, tout en baissant les yeux, elle s'en sert pour travailler beaucoup. — Malgré mes ateliers et fabriques aux environs de Londres, je veux qu'elle continue à diriger du fond de ses appartements cette maison de plaisance, où viennent les lords, au retour du parlement, de la chasse ou de Hyde- Park. Cela me fait de bonnes relations que j'utilise plus tard. — Tobie était un ouvrier habile, mais sans prévoyance. — Un calculateur véritable ne laisse rien subsister d inutile autour de lui. — Tout doit rapporter, les choses animées et inanimées. — La terre est féconde et l'argent est aussi fertile, et le temps rapporte l'argent. — Or, les femmes ont des années comme nous! donc, c'est perdre un bon revenu que de laisser passer ce temps sans emploi.
— Tobie a laissé sa femme et ses filles dans la paresse; c'est un malheur très grand pour lui, je n'en suis pas responsable.
LE QUAKER.
Il s'est rompu le bras dans une de tes machines.
114 CHATTERTON
JOHN BELL .
Oui. et même il a rompu la machine.
LE QUAKER .
Et je suis sûr que dans ton cœur tu regrettes plus le ressort de fer que le ressort de chair et de sang : va, ton cœur est d'acier comme tes méca- niques. — La Société deviendra comme ton cœur, elle aura pour dieu un lingot d'or et pour souverain pontife un usurier juif. — Mais ce n'est pas ta faute, tu agis fort bien selon ce que tu as trouvé autour de toi en venant sur la terre; je ne t'en veux pas du tout, tu as été conséquent, c'est une qualité rare.
— Seulement, si tu ne veux pas me laisser parler, laisse-moi lire.
Il reprend son livre et se retourne dans son fauteuil. JOHN BELL ouvre la porte de sa femme avec force,
Mistress Bell! venez ici.
SCÈNE III
Les Mûmes, KITTY BELL.
KITTY BELL, avec effroi, tenant ses enfants par la main. 11b se cachent dans la robe de leur mère par crainte de leur père.
Me voici.
JOHN BELL.
Les comptes de la journée d'hier, s'il vous plaît ?
— Ce jeune homme qui loge là-haut n'a-t-il pas d'autre nom que Tom ? ou Thomas ?.. . J 'espère qu'il en sortira bientôt.
KITTY BELL.
Elle va prendre un registre sur une table, et le lui apporte.
Il n'a écrit que ce nom-là sur nos registres en louant cette petite cliambre. — Voici mes comptes du jour avec ceux des derniers mois.
ACTE PREMIER 1Î5-
JOHN BELL.
Il les compte sur le registre.
Catherine! vous n êtes plus aussi exacte.
Il s'interrompt et la regarde ea face avec un air de défiance.
Il veille toute la nuit, ce Tom ? — C'est bien étrange. — Il a l'air fort misérable.
Revenant au registre, qu'il parcourt des yeux.
Vous n'êtes plus aussi exacte.
KITTY BELL.
Mon Dieu I pour quelle raison me dire cela ?
JOH>" BELL.
?ie la soupçonnez-vous pas, mistress Bell ?
KITTY BELL.
Serait-ce parce que les chiffres sont mal disposés ?
JOHN BELL.
La plus sincère met de la finesse partout. Ne pouvez-vous pas répondre droit et regarder en face ?
KITTY BELL.
Mais enfin, que trouvez-vous là qui vous fâche ?
JOHN BELL.
C'est ce que je ne trouve pas qui me fâche, et dont labsence m'étonne...
KITTY BELL, avec embarras.
Mais il n "y a qu'à voir, je ne sais pas bien.
JOHN BELL.
Il manque là cinq ou six guinées ; à la première vue, j'en suis sûr.
KITTT BELL .
Voulez- VOUS m'expliquer comment ?,..
JOHN BELL, la prenant par le bras.
Passez dans votre chambre, s'il vous plaît, vous serez moins distraite. — Les enfants sont désœu- vrés, je n'aime pas cela. — Ma maison n'est plus
146 CHATTERTON
si bien tenue. Rachel est trop décolletée : je n'aime pas cela...
Rachel court se jeter entre les jambes du quaker. John Bell poursuit en s'adressant à Kitty Bell, qui est entréo dans sa chambre à coucher avant lui.
Me voici, me voici; recommencez cette colonne -et multipliez par sept.
Il entre dans la chambre après Kitty Bell.
SCENE IV LE QUAKER, RACHEL.
RACHEL.
J'ai peur !
LE QUAK ER.
De frayeur en frayeur, tu passeras ta vie d'es- clave. Peur de ton père, peur de ton mari un jour, jusqu'à la délivrance.
Ici on voit Chatterton sortir de sa chambre et descendre lentement l'escalier. Il s'arrête et regarde le vieillard et l'enfant.
Joue, belle enfant, jusqu à ce que tu sois femme; oublie jusque-là, et, après, oublie encore si tu peux. Joue toujours et ne réfléchis jamais. Viens sur mon genou. — Là ! — Tu pleures ! tu caches ta tête dans ma poitrine. Regarde, regarde, voilà ton ami qui descend.
S C È N E V LE QUAKER. RACHEL, CHATTERTON
CHATTERTON, après avoir embrassé Rachel, qui court au- devant de lui, donne la main au quaker.
Bonjour, mon sévère ami.
LE QUAKER .
Pas assez comme ami et pas assez comme médecin. Ton âme te ronge le corps. Tes mains sont brûlantes
ACTE PREMIER 117
€t ton visage est pâle. — Combien de temps espères-tu vivre ainsi ?
CHATTERTON.
Le moins possible. — Mistress Bell n'est-elle pa? ici ?
LE QUAKER.
Ta vie n'est-elle donc utile à personne ?
CHATTERT 0>'.
Au contraire, ma vie est de trop à tout le monde.
LE QUAKER.
Crois-tu fermement ce que tu dis ?
CHATTERTON.
Aussi fermement que vous croyez à la charité chrétienne.
Il sourit avec amertume. LE QUAKER.
Quel âge as-tu donc ? Ton cœur est pur et jeune comme celui de Rachel, et ton esprit expérimenté est vieux comme le mien.
CHATTERTON.
J'aurai demain dix-huit ans.
LE QUAKER.
Pauvre enfant!
CHATTERTON.
Pauvre, oui. — Enfant, non... J'ai vécu mille ans!
LE QUAKER.
Ce ne serait pas assez pour savoir la moitié de ce qu'il y a de mal parmi les hommes. — Mais la science universelle, c'est l'infortune.
CHATTERTON.
Je suis donc bien savant I... Mais j'ai cru que mistress Bell était ici. — Je viens d'écrire une lettre qui m'a bien coûté.
118 CHATTERTON
LE QUAKER.
Je crains que tu ne sois trop bon. Je t'ai bien dit de prendre garde à cela. Les hommes sont divisés en deux parts : martyrs et bourreaux. Tu seras toujours martyr de tous, comme la mère de cette enfant-là.
CHATTERTON, avec un élan violent.
La bonté d'un homme ne le rend victime que jus- qu'où il le veut bien, et l'affranchissement est dans sa main.
LE QUAKER.
Qu'entends-tu par là ?
CHATTERTON , embrassant Rachel, dit de la voix la plus tendre.
Voulons-nous faire peur à cette enfant ? et si près de 1 oreille de sa mère.
LE QUAKER.
Sa mère a l'oreille frappée d'une voix moins douce que la tienne, elle n'entendrait pas. — Voilà trois fois qu'il la demande!
CHATTERTON, s'appuyant sur le fauteuil où le quaker est assis.
Vous me grondez toujours ; mais dites-moi seu- lement pourquoi on ne se laisserait pas aller à la pente de son caractère, dès qu'on est sûr de quitter la partie quand la lassitude viendra? Pour moi, j'ai résolu de ne me point masquer et d'être moi-même jusqu'à la fin, d'écouter, en tout, mon cœur dans ses épanchements comme dans ses indignations, et de me résigner à bien accomplir ma loi. A quoi bon feindre le rigorisme, quand on est indulgent ? On verrait un sourire de pitié sous ma sévérité factice, et je ne saurais trouver un voile qui ne fût trans- parent. — On me trahit de tout côté, je le vois, et me laisse tromper par dédain de moi-même, par
ACTE PREMIER 119
ennui de prendre ma défense. J'envie quelques hommes eu voyant le plaisir qu'ils trouvent à triompher de moi par des ruses grossières ; je les vois de loin en ourdir les fils, et je ne me baisserais pas pour en rompre un seul, tant je suis devenu indifférent à ma vie. Je suis d'ailleurs assez vengé par leur abaissement, qui m'élève à mes yeux, et il me semble que la Providence ne peut laisser aller longtemps les choses de la sorte. N'avait-elle pas son but en me créant ? Ai-je le droit de me roidir contre elle pour réformer la nature ? Est-ce à moi de démentir Dieu?
LE QUAKER.
En toi, la rêverie continuelle a tué laction.
CHATTERTON.
Eh I qu'importe, si une heure de cette rêverie produit plus d œuvres que vingt jours de laction des autres I Qui peut juger entre eux et moi ? N'y a-t-il pour l'homme que le travail du corps ? et le labeur de la tête n'est-il pas digne de quelque pitié? Eh! grand Dieu! la seule science de l'esprit, est-ce la science des nombres ? Pythagore est-il le dieu du monde ? Dois-je dire à l'inspiration ardente : « Ne viens pas, tu es inutile ? »
LE QUAKER.
Elle t'a marqué au front de son caractère fatal. Je ne te blâme pas, mon enfant, mais je te pleure,
CHATTERTON. Il s'assied.
Bon quaker, dans votre société fraternelle et spi- ritualiste, a-t-on pitié de ceux que tourmente la passion de la pensée ? Je le crois ; je vous vois indulgent pour moi, sévère pour tout le monde; cela me calme un peu.
Ici Rachel Ta s'asseoir sur les genoux de Chatterton.
120 CIIATTERTOM
En vérité, depuis trois mois, je suis presque heureux ici : on n'y sait pas mon nom, on ne m'y parle pas de moi, et je vois de beaux enfants sur mes genoux.
LE QUAKER.
Ami, je t'aime pour ton caractère sérieux. Tu serais digue de nos assemblées religieuses, où l'on ne voit pas l'agitation des papistes, adorateurs d'images, où l'on n'entend pas les chants puérils des protestants. Je t'aime, parce que je devine que le monde te hait. Une âme contemplative est à charge à tous les désœuvrés remuants qui couvrent la terre : l'imagination et le recueillement sont deux maladies dont personne n'a pitié! — Tu ne sais seulement pas les noms des ennemis secrets qui rôdent autour de toi; mais j'en sais qui te haïssent d'autant plus qu'ils ne te connaissent pas.
CHATTERTON, avec chaleur.
Et cependant n'ai-je pas quelque droit à l'amour de mes frères, moi qui travaille pour eux nuit et jour; moi qui cherche avec tant de fatigues, dans les ruines nationales, quelques fleurs de poésie dont je puisse extraire un parfum durable; moi qui veux ajouter une perle de plus à la couronne d'Angle- terre, et qui plonge dans tant de mers et de fleuves pour la chercher ?
Ici Rachel quitte Chatterton; elle va s'asseoir sur un tabouret aux pied» du quaker et regarde dus gravures.
Si vous saviez mes travaux!... J'ai fait de ma chambre la cellule d'un cloître; j'ai béni et sanctifié ma vie et ma pensée; j'ai raccourci ma vue, et j'ai éteint devant mes yeux les lumières de notre âge; j'ai fait mon cœur plus simple; je me suis appris le parler enfantin du vieux temps; j'ai écrit, comme le roi Harold au duc Guillaume, en vers à demi
ACTE PREMIER 121
saxons et francs; et ensuite, cette muse du dixième siècle, cette muse religieuse, je 1 ai placée dans une châsse comme une sainte. — Ils 1 auraient brisée i'ils l'avaient crue faite de ma main : ils l'ont alorée comme l'œuvre d'un moine qui n'a jamais esisté, et que j'ai nommé Rowley.
LE QUAKER.
Cui, ils aiment assez à faire vivre les morts et mourir les vivants.
CHATTERTON.
Cependant on a su que ce livre était fait par moi. On ne pouvait plus le détruire, oa la laissé vivre; mais il ne ma donné qu'un peu de bruit, et je ne pais faire d'autre métier que celui d'écrire.
— J'ai t?nté de me ployer à tout, sans y parvenir.
— Ou ma parlé de travaux exacts ; je les ai abordés, sans pou"»-oir les accomplir. — Puissent les hommes pardonner à Dieu de m'avoir ainsi créé 1 — Est-ce excès de force, ou n'est-ce que faiblesse honteuse ? Je n'en sais rien, mais jamais je ne pus enchaîner dans des canaux étroits et réguliers les déborde- ments tumultueux de mon esprit, qui toujours inon- dait ses rives malgré moi. J'étais incapable de suivre les lentes opérations des calculs journaliers, j'y renonçai le premier. J'avouai mon esprit vaincu par le chiffre, et j'eus dessein dexploiter mon corps. Hélas! mon ami 1 autre douleur! autre humiliation!
— Ce corps, dévoré dès l'enfance par les ardeurs de mes veilles, est trop faible pour les rudes tra- vaux de la mer ou de l'armée ; trop faible même pour la moins fatigante industrie.
Il se lève avec une aiiilalion involontaire.
Et d'ailleurs, eussé-je les forces d'Hercule, je trouverais toujours entre moi et mon ouvrage l'en- nemie fatale née avec moi: la fée malfaisante trouvée
122 CHATTERTON
sans doute dans mon berceau, la Distraction, la Poésie! — Elle se met partout: elle me donne e* m Ole tout; elle charme et détruit toute chose poa' moi; elle m'a sauvé... elle m'a perdu!
LE QUAKER.
Et à présent que fais-tu donc ?
CHATTERTON.
Que sais-je ?... J'écris. — Pourquoi ? Je n'en sais rien... Parce qu'il le faut.
Il tombe assis et n'écoute plus la réponse du quaker. Il .'egarde Rachel et l'appelle près de lui.
LE QUAKER.
La maladie est incurable !
CHATTERTON.
La mienne ?
LE QUAKER.
Non, celle de l'humanité. — Selon ton cœur, tu prends en bienveillante pitié ceux qui le disent : « Sois un autre homme que celui que tu es » ; moi, selon ma tète, je les ai en mépris, parce qu'ils veulent dire : « Retire-toi de notre soleil; il n'y a pas de place pour toi. » Les guérira qui pourra. J'espère peu en moi; mais, du moins, je les pour- suivrai.
CHATTERTON, continuant de parler à Rachel, à qui il a parlé bas pendant la réponse du quaker.
Et vous ne l'avez plus, votre Bible ? où est donc votre maman ?
LE QUAKER, se levant.
Veux-tu sortir avec moi ?
CHATTERTON, à Rachel.
Qu'ave2-vous fait de la Bible, miss Rachel ?
LE QUAKER.
N'entends-tu pas le maître qui gronde? Ecoute!
ACTE PREMIER 12$
JOHN BELL, dans la coulisse.
Je ne le veux pas. — Cela ne se peut pas ainsi. — Xon, non, madame.
LE QUAKER, à Chatterton, en prenant son chapeau et sa canne à la hâte.
Tu as les yeux rouges, il faut prendre l'air. Yiens^ la fraîche matinée te guérira de ta nuit brûlante.
CHATTERTON, regardant venir Kitty Bell.
Certainement cette jeune femme est fort malheu- reuse.
LE QUAKER.
Cela ne regarde personne. Je voudrais que per- sonne ne fût ici quand elle sortira. Donne la clef de ta chambre. — Elle la trouvera tout à l'heure. Il y a des choses d'intérieur qu il ne faut pas avoir l'air d'apercevoir. — Sortons. — La voilà.
CHATTERTON.
Ah! comme elle pleure I — Vous avez raison... je ne pourrais pas voir cela. — Sortons.
SCÈNE YI
KITTY BELL entre en pleurant, suivie de JOHN BELL.
KITTT BELL, à Rachel, en la faisant entrer dans la chambre d'où elle sort.
Allez avec votre frère, Rachel, et laissez-moi ici.
A son mari.
Je vous le demande mille fois, n'exigez pas que je vous dise pourquoi ce peu d'argent vous manque; six guinées, est-ce quelque chose pour vous? Con- sidérez bien, monsieur, que j'aurais pu vous le cacher dix fois en altérant mes calculs. Mais je ne ferais pas un mensonge, même pour sauver mes enfants, et j'ai préféré vous demander la permission
124 CHATTERTON
de garder le silence là-dessus ne pouvant ni vous dire la vdrité , ni mentir, sans faire une méchante action.
JOHN BELL.
Depuis que le ministre a mis votre main dans la mienne, vous ne m'avez pas résisté de cette manière.
KITTY BELL.
Il faut donc que le motif soit sacré.
JOHN BELL.
Ou coupable, madame.
KITTT RELL, avec iadignalioQ.
Vous ne le croyez pas!
JOHN BELL.
Peut-être.
KITTY BELL.
Ayez pitié de moi! vous me tuez par de telles scènes.
JOHN BELL.
Bah! vous êtes plus forle que vous ne le croyez.
KITTY BELL.
Ah! n'y comptez pas trop... Au nom de nos pauvres enfants !
JOHN BELL .
Où je vois un mystère, je vois une faute.
KITTY BELL.
Et si vous n'y trouviez qu'une bonne action, quel regret pour vous !
JOHN BELL.
Si c'est une bonne action, pourquoi vous être cachée ?
KITTY BELL.
Pourquoi, John Bell? Parce que votre cœur s'est
ACTE PREMIER 125
endurci, et que vous m auriez empêchée d'agir selon le mien. Et cependant, qui donne au pauvre prête au Seigneur.
JOHN BELL.
Vous feriez mieux de prêter à intérêts sur de bons gages,
KITTY BELL.
Dieu vous pardonne vos sentiments et vos paroles.
JOHN BELL, marchant dans la chambre à grands pas.
Depuis quelque temps, vous lisez trop; je naime pas cette manie dans une femme... Voulez-vous être une has bleu?
KITTT BELL.
Oh I mon ami I en viendrez-vous jusqu'à me dire des choses méchantes, parce que, pour la première fois, je ne vous obéis pas sans restrictions? — Je ne suis qu'une femme simple et faible; je ne sais rien que mes devoirs de chrétienne.
JOHN BELL.
Les savoir pour ne pas les remplir, c'est une pro- fanation.
KITTY BELL.
Accordez-moi quelques semaines de silence seu- lement sur ces comptes, et le premier mot qui sortira de ma bouche sera le pardon que je vous demanderai pour avoir tardé à vous dire la vérité. Le second sera le récit exact de ce que j'ai fait.
JOHN BELL.
Je désire que vous n'ayez rien à dissimuler.
KITTY BELL.
Dieu le sait! il n'y a pas une minute de ma vie dont le souvenir puisse me faire rougir.
JOHN BELL.
Et cependant jusqu'ici vous ne m avez rien caché.
126 CHATTERTON
KITTY BELL.
Souvent la terreur nous apprend à mentir.
JOHN BELL.
Vous savez donc faire un mensonge?
KITTY BELL.
Si je le savais, vous prierais-je de ne pas m'in terroger? Vous êtes un juge impitoyable.
JOHN BELL.
Impitoyable! vous me rendrez compte de cet argent.
KITTY BELL .
Eh bien, je vous demande jusqu'à demain pour cela.
JOHN BELL.
Soit, jusqu'à demain je n'en parlerai plus.
KITTY BELL lui baise la main.
Ab ! je VOUS retrouve. — Vous êtes bon. — Soyez-le toujours.
JOHN BELL.
C'est bien! c'est bien! songez à demain.
Il sort,
KITTY BELL, seule.
Pourquoi, lorsque j'ai touché la main de mon mari, rac suis-je reproché d'avoir gardé ce livre? — La conscience ne peut pas avoir tort.
Elle r«Te. Je le rendrai.
Elle sort à pas lents.
Acte deuxième 12/
14. — ACTE DEUXIÈME
Même décoration.
SCÈNE PREMIÈRE LE QUAKER, CHATTERTON.
CHATTERTON entre vite et comme en se sauvant.
Enfin, nous voilà au port!
LE QUAKER.
Ami, est-ce un accès de folie qui t'a pris?
CHATTERTON.
Je sais très bien ce que je fais.
LE QUAKER.
Mais pourquoi rentrer ainsi tout à coup?
CHATTERTON, agité.
Croyez-vous qu'il m'ait vu?
LE QUAKER.
Il n'a pas détourné son cheval, et je ne l'ai pas vu tourner la tète une fois. Ses deux grooms l'ont suivi au grand trot. Mais pourquoi l'éviter, ce jeune homme ?
CHATTERTON .
Vous êtes sûr qu il ne m'a pas reconnu?
LE QUAKER.
Si le serment n'était un usage impie, je pourrais le jurer.
CHATTERTON.
Je respire. — C'est que vous savez bien qu'il est
de mes amis. C est lord Talbot.
LE QUAKER .
Eh bien, qu'importe? un ami n'est guère plus méchant qu'un autre homme.
128 CHATTERTON
C H AT T E R T O rs' , marchant à grands pas avec humeur.
Il ne pouvait rien niarriver de pis que de le voir. Mon asile était violé, ma paix était troublée, mon nom était connu ici.
LE QUAKER.
Le grand malheur I
CHATTERTON.
Le savez-vous, mon nom, pour en juger?
LE QUAKER.
Il y a quelque chose de bien puéril dans ta crainte. Tu n'es que sauvage, et tu seras pris pour un cri- minel si tu continues.
CHATTE F. TON.
O mon Dieu, pourquoi sui^-je sorti avec vous? Je suis certain qu'il m'a vu.
LE QUAKER.
Je lai vu souvent venir ici après ses parties de chasse.
CHATTERTON.
Lui?
LE QUAKER.
Oui, lui, avec de jeunes lords de ses amis.
CHATTERTON.
II est écrit que je ne pourrai poser ma tète nulle part. Toujours des amis!
LE QUAKER.
Il faut être bien malheureux pour en venir à dire cela.
CHATTERTON, avec humeur.
Vous n'avez jamais marché aussi lentement qu'au- jourd'hui.
LE QUAKER.
Prends-loi à moi de ton désespoir. Pauvre enfant!
ACTE DEUXIÈME 129
rien n a pu t occuper dans cette promenade. La nature est morte devant tes yeux.
CHATTERTO' .
Croyez-vous que mistress Bell soit très pieuse? Il me semble lui avoir vu une Bible dans les mains.
LE QUAKER, brusquement.
Je n'ai point vu cela. C'est une femme qui aime ses devoirs et qui craint Dieu. Mais je n'ai pas vu quelle eût aucun livre dans les mains. (A part.) Où va-t-il se prendre! à quoi ose-t-il penser! J'aime mieux qu'il se noie que de s'attacher à cette branche. — (Haut.) C'est une jeune femme très froide , qui n'est émue que pour ses enfants, quand ils sont malades. Je la connais depuis sa naissance.
CHATTERTON.
Je gagerais cent livres sterling que cette ren- contre de lord Talbot me portera malheur.
LE QUAKER.
Comment serait-ce possible?
G H -V T T E K T O >• .
Je ne sais comment cela se fera, mais vous verrez si cela manque. — Si cette jeune femme aimait un homme, il ferait mieux de se faire sauter la cer- velle que de la séduire. Ce serait affreux, n'est-ce pas ?
L E Q U A K E R .
>»''y aura-t-il jamais une de tes idées qui ne tourne au désespoir?
CHATTERTON.
Je sens autour de moi quelque malheur inévitable. T y suis tout accoutumé. Je ne résiste plus. Vous verrez cela; c'est un curieux spectacle. — Je me reposais ici, mais mon ennemie ne m'y laissera pas.
130 CHATTERTON
LE QUAKER.
Quelle ennemie?
CHATTERTON.
Nommez-la comme vous voudrez : la Fortune, la Destinée ; que sais-je, moi?
LE QUAKER.
Tu t'écartes de la religion.
CHATTERTON va à lui et lui prend la main.
Vous avez peur que je ne fasse du mal ici? — Ne craignez rien. Je suis inoffensif comme les enfants. Docteur, vous avez vu quelquefois des pestiférés ou des lépreux? Votre premier désir était de les écarter de 1 habitation des hommes. — Ecartez-moi, repoussez-moi, ou bien laissez-moi seul; je me séparerai moi-même plutôt que de donner à per- sonne la contagion de mon infortune.
Cris et coups de fouet d'une partie de chasse finie.
Tenez, voilà comme on dépiste le sanglier soli- taire !
SCÈNE II
CHATTERTON, LE QUAKER, JOHN BELL, KITTY BELL
JOHN B E L L , à sa femme.
Vous avez mal fait, Kitty, de ne pas me dire que c était un personnage de considération.
Un domestique apporte un thé. KITTY BELL.
En est-il ainsi? En vérité, je ne le savais pas.
JOHN BELL.
De très grande considération. Lord Talbot m'a fait dire que c'était son ami, et un homme distingué qui ne veut pas être connu.
ACTE DEUXIÈME 131
KITTY BELL.
Hélas ! il n'est doue plus malheureux ? — J'en suis bien aise. Mais je ne lui parlerai pas, je m'en vais.
joay BELL. .Restez, restez. Invitez-le à prendre le thé avec le docteur en famille; cela fera plaisir à lord Talbot.
Il Ta s'asseoir à droite, près de la table à thé.
LE QUAKER, à Chatterton qui fait un monvement pour se retirer chez lui.
rson, non, ne t en va pas, on parle de toi.
KITTY BELL , au quaker.
Mon ami, voulez -vous avoir la bonté de lui demander s'il veut déjeuner avec mon mari et mes enfants?
LE QUAKER.
Vous avez tort de 1 inviter, il ne peut pas souffrir les invitations.
KITTY BELL.
Mais c'est mon mari qui le veut.
LE QUAKER.
Sa volonté est souveraine. (A Chaiterton.) Madame invite son hôte à déjeuner et désire qu'il prenne le thé en famille ce matin. . . (Bas.j II ne faut pas accepter ; c est par ordre de son mari qu'elle fait cette démarche; mais cela lui déplaît.
JOHN BELL, assis, lisant le journal, s'adresse à Kitty.
L a-t-on invité ?
KITTY BELL.
Le docteur lui en parle.
CHATTERTON', au quaker.
Je suis forcé de me retirer chez moi.
LE QUAKER, à Kitty,
Il est forcé de se retirer chez lui.
132 CHATTERTON
KITTY BELL, à John Bell,
Mon'oieur est forcé de se retirer chez lui.
JOHN BELL.
C'est de l'orgueil : il croit nous honorer.
Il tourne le dos et se reniai à lire. CHATTERTON, au quaker.
Je n'aurais pas accepté : c'était par pitié qu'où m invitait.
Il va vers sa chambre, le (juaker le suit cl le retient. Ici un domestique amène les cnTants et les fait asseoir à table. Le quaker s'assied au fond, Kitty Bel! à droite, John Dell à gauche, tournant le dos à la chambre, les enfants près de leur mère.
A ce moment, CFiafterton reçoit la visite de six jeunes seij^neurs en babils de chasse, parmi lesquels Lord Kingston. Lord Lauderdale et Lord Talbot, tous mis en g'aieté pur de copieuses libations. Talbot a été le camarade de Chatterton à 0.xford ; il s'étonne de le voir en cet endroit, dévoile à John et à Kitty l'incognito de leur locataire, le leur dépeint comme un poète qui a de grands succès, apprend ù son ami que ses compagnons Landerdale et Kingston savent ])ar coeur son poème d'IIarold, lui propose de les accompagner à la chasse au renard et lui annonce qu'il viendra avec ses amis souper avec lui après cette chasse : on s'amusera beaucoup. Enfin, comme Chatterton vient de lui apprendre la mort de son père, il croit le consoler en lui rappehmt que dès lors il est un héritier, lui aussi.
— Depuis cinq minutes que tu es ici, jeune homme, lui dit le quaker l'interrompant, tu n'as pas dit un mot qui ne fût de trop.
Les jeunes gens se moquent du quaUcr auquel ils n'avaient pas fait encore attention; puis, en partant, se gaussent de Chatterton, qu'ils traitent d amoureux transi, cherchant à séduire son hôtesse et n'arrivant pas à ses fins. Kitty Bell, qui les a compris, est atterrée, et son mari, au contraire, ravi de voir que son locataire a de si belles relations, pense à lui louer un apparte-
ACTE DEUXIÈME 133
ment plus beau et plus cher. Quant à Chatterton, il est désespéré de voir sa retraite découverte et son repos troublé I
se EXE IV CHATTERTON, LE QUAKER, KITTY BELL.
LE QUAKER, à Kittj Bell.
Il prend la main gauche de Chatterton et met sa main sur le cœur de ce jeune homme.
Les cœurs jeunes, simples et primitifs ne savent pas encore étoufTer les vives indignations que donne la vue des hommes. — Mon enfant, mon pauvre enfant, la solitude devient un amour bien dangereux. A vivre dans cette atmosphère, on ne peut plus supporter le moindre souffle étranger. I.a vie est une tempête, mon ami; il faut s'accoutumer à teuir la mer. — N'est-ce pas une p;tié, mistress Bell, qu'à son âge il ait besoin du port? Je vais vous laisser lui parler et le gronder.
KITTY BELL, troublée.
Xon, mou ami, restez, je vous prie. John Bell serait fâché de ne plus vous trouver. Et d'ailleurs, ne tarde-t-il pas à monsieur de rejoindre ses amis denfance? Je suis surprise qu'il ne les ait pas
suivis.
LE QUAKER.
Le bruit t'a importunée bien vivement, ma chère ûlle ?
KITTY BELL.
Ah! leur bruit et leurs intentions! monsieur n'est-il pas dans leurs secrets?
CHATTERTON, à part.
Elle les a entendus! elle est affligée! Ce n'est plus la même femme.
134 CHATTERTON
KITTT BELL, au quaker, avec une émotion mal contenue.
Je n'ai pas vécu encore assez solitaire, mon ami : je lesens bien.
LE QUAKER, à Kitty Bell.
Xe sois pas trop sensible à des folies.
KITTY BELL.
Voici un livre que j'ai trouvé dans les mains de ma fille. Demandez à monsieur s'il ne lui appar- tient pas.
CHATTERTON.
En effet, il était à raoi I et à présent, je serais bien aise qu'il revînt dans mes mains.
KITTY BELL, à part.
Il a lair d'y attacher du prix. O mon Dieu! je n'oserai plus le rendre à présent, ni le garder.
LE QUAKER, à part.
Ah! la voilà bien embarrassée.
Il met la Bible dans sa poche, après avoir examiné à droite et à gauche leur embarras. A Chatterton.
Tais-toi, je t'en prie; elle est prête à pleurer.
KITTY BELL, se remettant.
Monsieur a des amis bien gais et sans doute aussi très bons.
LE QUAKER.
Ah! ne les lui reprochons point; il ne les cher- chait pas.
KITTY BELL.
Je sais bien que M. Chatterton ne les attendait pas ici.
CHATTERTON.
La présence d'un ennemi mortel ne m'eût pas fait tant de mal; croyez-le bien, madame.
ACTE DEUXIÈME 135
KITTY BELL.
Ils ont l'air de connaître si bien M. Chatterton! et nous, nous le connaissons si peu!
LE QUAKER, à demi-voix, à Chatterton.
Ah ! les misérables ! ils l'ont blessée au cœur.
C H A T T E Pl T O X , au quaker.
Et moi, monsieur I
KITTY BELL.
M. Chatterton sait leur conduite comme ils savent ses projets. Mais sa retraite ici, comment l'ont-ils interprétée?
LE QUAKER se lève.
Que le ciel confonde à jamais cette race de sau- terelles qui s'abat à travers champs, et qu'on appelle les hommes aimables ! Voilà bien du mal en un moment.
CHATTERTON», faisant asseoir le quaker.
Au nom de Dieu! ne sortez pas que je ne sache ce qu'elle a contre moi. Cela me trouble affreuse- ment.
KITTY' BELL.
M. Bell m'a chargée d'offrir à M. Chatterton une chambre plus convenable.
CH.VTTERTON.
Ah ! rien ne convient mieux que la mienne à mes projets.
KITTT BELL.
Mais, quand ou ne parle pas de ses projets, on peut inspirer, à la longue, plus de crainte que l'on n inspirait dabord d'intérêt, et je...
CHATTERTO>'. Et?...
KITTY EELL.
Il me semble. ..
136 CHATTERTON
LE QUAKER.
Que veux-tu dire?
KITTY BELL.
Que CCS jeunes lords ont, en quelque sorte, le 'droit d'être surpris que leur ami les ait quittés pour cacher sou nom et sa vie dans une famille aussi simple que la nôtre.
LE QUAKER, à Chatterton.
Rassure-toi, ami ; elle veut dire que tu n'avais pas lair, en arrivant, d'être le riche compagnon de ces riches petits lords.
CHATTERTON, avec gravité.
Si l'on m'avait demandé ici ma fortune, mon nom et l'histoire de ma vie, je n'y serais pas entré... Si quelqu'un me les demandait aujourd hui, j'en sor- tirais.
LE QUAKER.
Un silence qui vient de lorgueil peut être mal compris; lu le vois.
CHATTERTON, va pour répondre, puis y renonce et s'écrie.
Une torture de plus dans un martyre , qu'im- porte I
Il se retire en fuyant. KITTY BELL, effrayée.
Ah! mon Dieu! pourquoi s'est-il enfui de la sorte? Les premières paroles que je lui adresse lui causent du chagrin!... mais en suis-je respon- sable aussi?... Pourquoi est-il venu ici?... je n'y comprends plus rien! je veux le savoir! Toute ma famille est troublée pour lui et par lui! Que leur ai-je fait à tous? Pourquoi l'avez-vous amené ici et non ailleurs, vous? — Je n'aurais jamais dû me montrer, et je voudrais ne les avoir jamais vus.
ACTE DEUXIÈME 137
LE QUAKER, avec impatience et chagrin.
Mais c'était à moi seul qu'il fallait dire cela. Je ne m'offense ni ne me désole, moi. Mais à lui, quelle faute !
KITTY BELL.
Mais, mon ami, les avez-vous entendus, ces jeunes gens? — O mon Dieu! comment se fait-il qu ils aient la puissance de troubler ainsi une vie que le Sauveui' même eût bénie? — Dites, vous qui êtes un homme, vous qui n'êtes point de ces méchants désœuvrés, vous qui êtes grave et bon, vous qui pensez qu'il y a une âme et un Dieu; dites, mon ami, comment donc doit vivre une femme? Où donc faut-il se cacher? Je me taisais, je baissais les yeux, j'avais étendu sur moi la soli- tude comme un voile, et ils l'ont déchiré. Je me' croyais ignorée, et j'étais connue comme une de leurs femmes: respectée, et j'étais l'objet d un pari. A quoi donc na'ont servi mes deux enfants toujours à mes côtés comme des anges gardiens? A quoi m'a servi la gravité de ma retraite? Quelle femme sera honorée, grand Dieul si je n'ai pu lètre, et s'il suffit aux jeunes gens de la voir passer dans la rue pour s'emparer de son nom et s'en jouer comme d'une balle qu'ils se jettent l'un à l'autre!
La voix lui manque. Elle pleure.
O mon ami, mon ami! obtenez qu ils ne revien- nent jamais dans ma maison.
LE QUAKER.
Qui donc ?
KITTY BELL.
Mais eux... eux tous... tout le monde.
LE QUAKER.
Comment?
138 CHATTERTON
KITTY BELL.
Et lui aussi... oui, lui.
Elle fond en larmes. LE QUAKER,
Mais tu veux donc le tuer? Après tout, qu'a-t-il fait?
KITTY BELL, avec agitation.
O mon Dieu! moi, le tuer! — moi qui voudrais... O Seigneur, mon Dieu! vous que je prie sans cesse, vous savez si j'ai voulu le tuer ! mais je vous parle et je ne sais si vous m'entendez. Je vous ouvre mon cœur, et vous ne me dites pas que vous y lisez. — Et si votre regard y a lu, comment savoir si vous n'êtes pas mécontent! Ah 1 mon ami... j ai là quelque chose que je voudrais dire... Ali! si mou père vivait encore !
Elle prend la main du quaker. Oui, il y a des moments où je voudrais être catliolique, à cause de leur confession. Enfin! ce n'est autre chose que la confidence; mais la conli- dencc divinisée... j'en aurais besoin!
LE QUAKER.
Ma iille, si ta conscience et la contemplation ne te soutiennent pas assez, que ne viens-tu donc à moi?
KITTY BELL,
Eh bien, expliquez-moi le trouble où me jette ce jeune homme! les pleurs que m'arrache malgré moi sa vue, oui, sa seule vue!
LE QUAKER.
O femme! faible femme! au nom de Dieu, cache tes larmes, car le voilà.
KITTY BELL,
O Dieu! son visage est renversé!
ACTE DEUXIÈME 139
CHATTERTON, rentrant comme un fou, sans chapeau. Il tra- verse la chambre et marche en parlant sans voir personne.
... Et d'ailleurs, et d'ailleurs, ils ne possèdent pas plus leurs richesses que je ne possède cette chambre. — Le monde n'est qu'un mot. — On peut perdre ou gagner le monde sur parole, en un quart d heure I Xous ne possédons tous que nos six pieds, c'est le vieux Will qui l'a dit. — Je vous rendrai votre chambre quand vous voudrez; j'en veux une encore plus petite. Pourtant je voulais encore attendre le succès d'une certaine lettre. Mais n'en parlons plus.
Il se jette dans un fauteuil. LE QUAKER se lève et va à lui, lui prenant la tête, A demi-voix.
Tais-toi, ami, tais-toi, arrête. — Calme, calme ta tète brûlante. Laisse passer en silence tes em- portements, et n'épouvante pas cette jeune femme qui t est étrangère.
CHATTERTON se lève vivement sur le mol étrangère, et dit avec une ironie frémissante.
Il n'y a personne sur la terre à présent qui ne me soit étranger. Devant tout le monde je dois saluer et me taire. Quand je parle, c'est une har- diesse bien inconvenante, et dont je dois demander humblement pardon... Je ne voulais qu'un peu de repos dans cette maison, le temps d'achever de coudre 1 une à l'autre quelques pages que je dois ; à peu près comme un menuisier doit à l'ébéniste quelques planches péniblement passées au rabot. — Je suis ouvrier en livres, voilà tout. — Je n'ai pas besoin d'un plus grand atelier que le mien, et M. Bell est trop attendri de l'amitié de lord ïalbot pour moi; on peut l'aimer ici, cela se conçoit. — Mais son amitié pour moi, ce n'est rien. Cela
140 CHATTERTO.^
repose sur une ancienne idée que je lui ôterai d'un mot ; sur un vieux chiffre que je rayerai de sa tète, et que mon père a emporté dans le pli de son lin- ceul; un chiffre assez considérable, ma foi, et qui me valait beaucoup de révérences et de serrements de main. — Mais tout cela est fini, je suis ouvrier en livres. — Adieu, madame; adieu, monsieur. Ha! ha! — Je perds bien du temps! A l'ouvrage! à
l'ouvrage !
Il monte à grands pas l'escalier de sa chambre et s'y enferme.
SCÈNE V
LE QUAKER, KITTY BELL, consternés. LE QUAKER.
Tu es remplie d'épouvante, Kitty?
KITTY BELL .
C'est vrai.
LE QUAKER.
Et moi aussi.
KITTY BELL.
Vous aussi! — Vous si fort, vous que rien n'a jamais ému devant moi! — Mon Dieu! qu'y a-t-il donc ici que je ne puis comprendre? Ce jeune homme nous a tous trompés; il s'est glissé ici comme un pauvre, et il est riche. Ces jeunes gens ne lui ont-ils pas parlé comme à leur égal? Qu'est- il venu faire ici? qu a-t-il voulu en se faisant plaindre? Pourtant, ce qu'il dit a l'air vrai, et lui, il a l'air bien malheureux.
LE QUAKER.
Il serait bon que ce jeune homme mourût.
KITTY BELL.
Mourir! pourquoi?
ACTE DEUXIÈME 141
LE QUAKER.
Parce que mieux vaut la mort que la folie.
KITTY BELL.
Et vous croyez... ? Ah! le cœur me manque.
Elle tombe assise. LE QUAKER.
Que la plus forte raison ne tiendrait pas à ce qu'il souffre. — Je dois te dire toute ma pensée, Kitty Bell. Il n'y a pas d'ange au ciel qui soit plus pur que toi. La vierge mère ne jette pas sur son enfant un regard plus chaste que le tien. Et pour- tant, tu as fait, sans le vouloir, beaucoup de mal autour de toi.
KITTY BELL.
Puissances du ciel! est-il possible?
LE QUAKER.
Ecoute, écoute, je t'en prie. — Comment le mal sort du bien, et le désordre de l'ordre même, voilà ce que tu ne peux t'expliquer, n'est-ce pas? Eh bien, sache, ma chère fille, qu'il a suffi pour cela d'un regard de toi, inspiré par la plus belle vertu qui siège à la droite de Dieu, la pitié. — Ce jeune homme, dont 1 esprit a trop vite mûri sous les ardeurs de la poésie, comme dans une serre brû- lante, a conservé le cœur naïf d'un enfant. Il n'a plus de famille, et, sans se l'avouer, il en cherche une ; il s'est accoutumé à te voir vivre près de lui et peut-être s'est habitué à s'inspirer de ta vue et de ta grâce maternelle. La paix qui règne autour de toi a été aussi dangereuse pour cet esprit rêveur que le sommeil sous la blanche tubéreuse; ce n'est pas ta faute si, repoussé de tous côtés, il s'est cru heureux d'un accueil bienveillant; mais enfin cette existence de sympathie silencieuse et profonde est
142 CHATTERTON
devenue la sienne. — Te crois-tu donc le droit de la lui ôter?
KITTY BELL.
Hélas! croyez-vous donc qu'il ne nous ait pas trompés ?
LE QUAKER.
Lovelace avait plus de dix-huit ans, Kitty. Et ne lis-tu pas sur le front de Chatterton la timidité de la misère? Moi, je l'ai sondée, elle est profonde.
KITTY BELL.
O mon Dieul quel mal a dû lui faire ce que j ai dit tout à 1 heure !
LE QUAKER.
Je le crois, madame.
KITTY BELL.
Madame? — Ah I ne vous fâchez pas. Si vous saviez ce que j'ai fait et ce que j'allais faire!
LE QUAKER.
Je veux bien le savoir.
KITTY BELL.
Je me suis cachée de mon mari, pour quelques sommes que j'ai données pour M. Chatterton. Je n'osais pas les lui demander et je ne les ai pas reçues encore. Mon mari s'en est aperçu. Dans ce moment même, j'allais peut-être me déterminer à en parler à ce jeune homme. Oh! que je vous remercie de m'avoir épargné cette mauvaise action! Oui, c'eût été un crime assurément, n'est-ce pas?
LE QUAKER.
Il en aurait fait un, lui, plutôt que de ne pas vous satisfaire. Fier comme je le connais, cela est certain. Mon amie, ménageons-le. Il est atteint d'une maladie toute morale et presque incurable, et quelquefois contagieuse ; maladie terrible qui se
ACTE DEUXIÈME 143
saisit surtout des âmes jeunes, ardentes et toutes neuves à la vie, éprises de l'amour du juste et du beau, et venant dans le monde pour y rencontrer, à chaque pas, toutes les iniquités et toutes les lai- j deurs dune société mal construite. Ce mal, c'est la haine de la vie et l'amour de la mort : cest 1 obstiné Suicide.
K.ITTY BELL.
Oh! que le Seigneur lui pardonne! serait-ce vrai?
Elle se cache la tête pour pleurer. LE QUAKER.
Je dis obstiné, parce qu'il est rare que ces malheu- reux renoncent à leur projet quand il est arrêté en eux-mêmes.
KITTY BELL.
En est-il là? En êtes-vous sûr? Dites-vous vrai? Dites-moi tout. Je ne veux pas qu'il meure! — Qu'a- t-il fait? que veut-il? Un homme si jeune! une âme céleste! la bonté des anges! la candeur des enfants ! une âme tout éclatante de pureté, tomber ainsi dans le crime des crimes ; celui que le Christ hésiterait lui-même à pardonner! Non, cela ne sera pas, il ne se tuera pas. Que lui faut-il? est-ce de l'argent? Eh bien, j en aurai. — Nous en trouverons bien quelque part pour lui. Tenez, tenez, voilà des bijoux, que jamais je n'ai daigné porter, prenez-les, vendez tout. — Se tuer! là. devant moi et mes enfants! — Vendez, vendez, je dirai ce que je pourrai. Je recommencerai à me cacher; enfin je ferai mon crime aussi, moi; je mentirai : voilà tout.
LE QUAKER.
Tes mains! tes mains! ma fille, que je les adore !
Il baise les deux maios réunies.
Tes fautes sont innocentes, et, pour cacher ton
144 CHATTERTON
mensonge miséricordieux, les saintes tes sœurs éteudraient leurs voiles; mais garde tes bijoux, c'est un homme à uiourir vingt fois devant un or qu'il n'aurait pas gagné ou tenu de sa famille. J'essayerais bien inutilement de lutter contre sa faute unique, vice presque vertueux, noble imper- fection, péché sublime : l'orgueil de la pauvreté.
KITTY BELL.
Mais n'a-t-il pas parlé d'une lettre qu'il aurait écrite à quelqu'un dont il attendrait du secours?
LE QUAKER.
Ah! c'est vrai! Cela était échappé à mon esprit, mais ton cœur avait entendu. Oui, voilà une ancre de miséricorde. Je m'y appuierai avec lui.
Il veut sortir. KITTY BELL.
Mais... que voulait-il dire en parlant de lord Talbot : « On peut l'aimer ici, cela se conçoit! »
LE QUAKER.
Ne songe point à ce mot-là! Un esprit absorbé comme le sien dans ses travaux et ses peines, est inaccessible aux petitesses d'un dépit jaloux, et plus encore aux vaines fatuités de ces coureurs d'aventures. Que voudrait dire cela ? Il faudrait donc supposer qu'il regarde ce Talbot comme essayant ses séductions près de Kitty Bell et avec succès, et supposer que Chatterton se croit le droit d'eu être jaloux; supposer que ce charme, d'intimité serait devenu en lui une passion?... Si cela était...
KITTY BELL.
Oh! ne me dites plus rien... laissez-moi m'en- fuir.
Elle se sauve en fermant ses oreilles, et il la poursuit de sa voix.
ACTE TROISIÈME 145
LE QUAKER.
Si cela était, sur ma foi! j'aimerais mieux le laisser mourir!
15. -^ ACTE TROISIEME
La chambre de Chatterton, sombre, petite, pauvre, sans lea; un lit misérable et en désordre.
SCENE PREMIERE
CHATTERTON, seul.
Il est assis sur le pied de son lit et écrit sur ses genoux.
Il est certain qu'elle ne m'aime pas. — Et moi... je n y veux plus penser. — Mes mains sont glacées, ma tète est brûlante. — Me voilà seul en face de mon travail. — Il ne s'agit plus de sourire et d'être bon! de saluer et de serrer la main ! toute cette comédie est jouée : j'en commence une autre avec moi- même. — Il faut, à cette heure, que ma volonté soit assez puissante pour saisir mon àme et remporter tour à tour dans le cadavre ressuscité des personnages que jévoque et dans le fantôme de ceux que j'invente I Ou bieu il faut que, devant Chatterton malade, devant Chatterton qui a froid, qui a faim, ma volonté fasse poser avec prétention un autre Chatterton, gracieusement paré pour l'amusement du public, et que celui-là soit décrit par l'autre; le troubadour par le mendiant. Voilà les deux poésies possibles, ça ne va pas plus loin que cela! Les divertir ou leur faire pitié ; faire jouer de misérables poupées, ou l'être soi-même et faire trafic de cette singerie! Ouvrir son coeur pour le mettre en étalage sur un comptoir! S'il a des bles-
9
146 CHATTERTON
sures, tant mieux! il a plus de prix; tant soit peu mutilé, on l'achète plus cher! îl se lève.
Lève-toi, créature de Dieu, faite à son image, et admire-toi encore dans cette condition 1
11 rit et se rassied. Une vieille horloge sonne une demi-heure, deux coups.
Non, non!
L'heure t'avertit; assieds-toi, et travaille, malheu- reux! Tu perds ton temps en réfléchissant : tu n'as qu une réflexion à faire, c'est que tu es un pauvre. — Entends-tu bien? un pauvre!
Chaque minute de recueillement est un vol que tu fais; c'est une minute stérile. — Il s'agit bien de l'idée! grand Dieu! ce qui rapporte, c'est le mot. Il y a tel mot qui peut aller jusqu'à un schelling; la pensée n'a pas cours sur la place.
Oh! loin de moi. — loin de moi, je t'en supplie, découragement glacé! mépris de moi-même, ne viens pas achever de me perdre! détourne-toi! détourne-toi! car, à présent, mon nom et ma demeure, tout est connu; et, si demain ce livre n'est pas achevé, je suis perdu! oui, perdu! sans espoir! — Arrêté, jugé, condamné! jeté en pri- son !
O dégradation! ô honteux travail!
Il écrit.
Il est certain que cette jeune femme ne m'aimera jamais. — Eh bien, ne puis-je cesser d avoir cette
idée?
Long silence.
J'ai bien peu d'orgueil d y penser encore. — Mais qu'on me dise donc pourquoi j aurais de lorgueil. De l'orgueil de quoi? Je ne tiens aucune place dans aucun rang. Et il est certain que ce qui me soutient, c'est cette fierté naturelle. Elle me crie
ACTE TROISIÈME 147
toujours à loreille de ne pas ployer et de ne pas avoir l'air malheureux. — Et pour qui donc fait-on l'heureux quand on ne l'est pas? Je crois que c'est pour les femmes. Nous posons tous devant elles. — Les pauvres créatures, elles te prennent pour un trône, ô Publicité I vile Publicité I toi qi'.i n'es qu'un pilori où le profane passant peut nous souffleter. En général, les femmes aiment celui qui ne s'abaisse devant personne. Eh bien, par le Ciel, elles ont raison. — Du moins celle-ci qui a les yeux sur moi ne me verra pas baisser la tète. — Oh I si elle m eût aimé 1
Il s'abandonne à une longue rêverie dont il sort Tiolemment.
Ecris donc, malheureux, évoque donc ta volonté! — Pourquoi est-elle si faible ? rs^avoir pu encore lancer en avant cet esprit rebelle qu'elle excite et qui s'arrête! — Voilà une humiliation toute nouvelle pour moi! — Jusqu'ici, je l'avais toujours vu partir avant son maître; il fallait un frein, et, cette nuit, c'est 1 éperon qu il lui faut. — Ah! ah! l'immortel! ah! ah! le rude maître du corps! Esprit superbe, seriez-vous paralysé par ce misé- rable brouillard qui pénètre dans une chambre délabrée? suffit-il, orgueilleux, d'un peu de vapeur froide pour vous vaincre ?
Il jette sur ses épaules la couverture de son lit.
L'épais brouillard! il est tendu au dehors de ma fenêtre comme un rideau blanc, comme un linceul. — Il était pendu ainsi à la fenêtre de mon père la nuit de sa mort.
L"horloge sonne trois quarts.
Encore! le temps me presse; et rien n'est écrit!
Il lit. « Harold! Harold!... ô Christ! Harold... le duc Guillaume. »
148 CHATTERTON
Eh ! que me fait cet Harold. je vous prie? — Je ne puis comprendre comment j'ai écrit cela.
I! déchire le manmscrit en parlant. — Un peu de délire le prend.
J'ai fait le catholique; j'ai menti. Si jetais catho- lique, je me ferais moine et trappiste. Un trappiste n a pour lit qu'un cerceuil, mais au moins il y dort.
— Tous les hommes ont un lit où ils dorment : moi, j'en ai un où je travaille pour de l'argent.
Il porte la main à sa tétc.
Où vais-je? où vais-je? Le mot entraîne 1 idée malgré elle... O Ciell la folie ne marche-t-elle pas ainsi? Voilà qui peut épouvanter le plus brave... Allons! calme-toi. — Je relisais ceci... Oui!... Ce poème-là n est pas assez lieau!... Ecrit trop vite!
— Ecrit pour vivre! — O supplice! La bataille d'Hastings !... Les vieux Saxons!... Les jeunes Normands!.., Me suis-je intéressé à cela? Non. Et pourquoi donc en as-tu parlé? — Quand j'avais tant à dire sur ce que je vois.
Il se lève et marihe à grands pas.
Réveiller de froides cendres, quand tout frémit et souffre autour de moi; quand la Vertu appelle à son secours et se meurt à force de pleurer; quand le pâle Travail est dédaigné; quand l'Espérance a perdu son ancre; la Foi, son calice; la Charité, ses pauvres enfants ; quand la Loi est athée et cor- rompue comme une courtisane; lorsque la Terre crie et demande justice au Poète de ceux qui la fouillent sans cesse pour avoir son or, et lui disent qu'elle peut se passer du Ciel.
Et moi! qui sens cela, je ne lui répondrais pas! Si! par le Ciel! je lui répondrai. Je frapperai du pied les méchants et les hypocrites. Je dévoilerai Jérémiah-Miles et Warton.
ACTE TKOISIÈ.ME 149
Ah! misérablel Mais... c'est la Satire! tu deviens méchant.
Il pleure longtemps avec désolation.
Écris plutôt sur ce brouillard qui s'est logé à ta fenêtre comme à celle de ton père.
Il s'arrête. Il prend une tabatit;re sur sa table.
Le voilà, mon père! — ^ eus voilai Bon vieux marin! franc capitaine de haut bord, vous dormiez la nuit, vous, et, le jour, vous vous balticz ! vous n'étiez pas un Paria intelligent comme l'est devenu votre pauvre enfant. Voyez-vous, voyez-vous ce papier blanc? s'il n'est pas rempli demain, j'irai en prison, mon père, et je n'ai pas dans la tète un mot pour noircir ce papier, parce que j'ai faim. — .J ai vendu, pour manger, le diamant qui était là, sur cette boîte, comme une étoile sur votre beau front. Et à présent, je ne 1 ai plus et j'ai toujours la faim. Et j ai aussi votre orgueil, mon père, qui fait que je ne le dis pas. — Mais, vous qui étiez vieux et qui saviez qu'il faut de l'argent pour vivre et que vous n'en aviez pas à me laisser, pourquoi m'avez-vous créé?
Il jette la boite. — Il court après, se met à genoux et pleure.
Ah! pardon, pardon, mon père! mon vieux père en cheveux blancs ! Vous m'avez tant embrassé sur vos genoux! — C est ma faute! j'ai cru être poète! C'est ma faute; mais je vous assure que mon nom n'ira pas en prison! Je vous le jure, mon vieux père. Tenez, tenez, voilà de l'opium! si j'ai par trop faim... je ne mangerai pas, je boirai.
Il fond en larmes sur la tabatière où est le portrait.
Quelqu'un monte lourdement mon escalier de bois. — Cachons ce trésor.
Cachant ropium.
150 CHATTERTON
Et pourquoi? ne suis-je donc pas libre? plus libre
que jamais ?
— Caton na pas caché son épée. Reste comme tu es, Romain, et regarde en face.
Il pose Topiuin au milieu de sa table.
SCENE II
CHATTERTON, LE QUAKER,
LE QUAKER, jetant les yeux sur la fiole.
Ah!
CHATTERTON.
Eh bien?
LE QUAKER.
Je connais cette liqueur. — Il y a là au moins soixante grains d'opium. Cela te donnerait une cer- taine exaltation qui te plairait d'abord assez comme poète, et puis un peu de délire, et puis un bon som- meil bien lourd et sans rêve, je t'assure. — Tu es resté bien longtemps seul. Chatterton.
Le quaker pose le flacon sur la table. Chatterton le reprend à la dérobée.
CHATTERTON.
Et si je veux rester seul pour toujours, n'en ai-je pas le droit?
LE QUAKER.
Il s'assied sur le lit; Chatterton reste debout, les yeux fixes et hagards.
Les païens disaient cela.
CHATTERTON.
Qu'on me donne une heure de bonheur et je redeviendrai un excellent chrétien. Ce que... ce que vous craignez, les stoïciens l'appelaient sortie rai- sonnable.
ACTE TROISIÈME 151
LE QUAKER.
C'est vrai; et ils disaient même que, les causes qui nous retiennent à la vie nétant guère fortes, on pouvait bien en sortir pour des causes légères. Mais il faut considérer, ami, que la Fortune change souvent et peut beaucoup, et que, si elle peut faire quelque chose pour quelqu'un, c'est pour un vivant.
CHATTERTON.
Mais aussi elle ne peut rien contre un mort. Moi. je dis qu'elle fait plus de mal que de bien, et qu il n'est pas mauvais de la fuir.
LE QUAKER.
Tu as bien raison : mais seulement c'est un peu poltron. — S'aller cacher sous une grosse pierre, dans un grand trou, par frayeur d'elle, c'est de la lâcheté.
CHATTERTON.
Connaissez-vous beaucoup de lâches qui se soient tués ?
LE QU A K E R .
Quand ce ne serait que Néron.
CHATTERTON.
Aussi, sa lâcheté, je n'y crois pas. Les nations n'aiment pas les lâches, et c'e^ le seul nom d'empereur populaire en Italie.
LE QUAKER.
— Cela fait bien l'éloge de la popularité. — Mais, du reste, je ne te contredis nullement. Tu fais bien de suivre ton projet, parce que cela va faire la joie de tes rivaux. Il s en trouvera d assez impies pour égayer le public par d agréables bouffonneries sur le récit de ta mort, et ce qu'ils n'auraient jamais pu accomplir, tu le fais pour eux; tu t'effaces. Tu fais
152 CHATTERTON
bien de leur laisser ta part de cet os vide de la gloire que vous rongez tous. Cest généreux.
CHATTERTON.
Vous me donnez plus d'importance que je nen ai. Qui sait mon nom?
LE QUAKER, à part.
Cette corde vibre encore. Voyons ce que j'en tirerai.
A Chatterton.
On sait d'autant mieux ton nom que tu l'as voulu ■cacher.
CHATTERTON.
Vraiment? Je suis bien aise de savoir cela. — Eh bien, on le prononcera plus librement après tu CM.
LE QUAKER, à part.
Toutes les routes le ramènent à son idée fixe. (Haut.) Mais il m'avait semblé, ce matin, que lu •espérais quelque chose d'une lettre ?
CHATTERTON.
Oui, j'avais écrit au lord maire, M. Beckford, ■qui a connu mon père assez intimement. On m'avait souvent olfert sa protection, je 1 avais tou- jours refusée, parce que je n aime pas être protégé. — Je comptais sur des idées pour vivre. Quelle folie ! — Hier, elles m ont manqué toutes ; il ne m'en est resté qu'une, celle d essayer du protec- teur.
LE QUAKER.
M. Beckford passe pour le plus honnête homme et l'un des plus éclairés de Londres. Tu as bien fait. Pourquoi y as-tu renoncé depuis?
r II ATTERTON .
Il m'a suffi depuis de la vue d un homme.
ACTE TROISIÈME 153
LE QUAKER.
Essaye de la vue d'un sage après celle d'un fou. — Que timporte?
CHATTERTON.
Ehl pourquoi ces retards? Les hommes d'imagi- nation sont éternellement crucifiés; le sarcasme et la misère sont les clous de leur croix. Pourquoi voulez-vous qu'un autre soit enfoncé dans ma chair, le remords de s'être inutilement abaissé? — Je veux sortir raisonnablement . J'y suis forcé.
LE QUAKER se lève.
Que le Seigneur me pardonne ce que je vais faire. Écoute 1 Chatterton, je suis très vieux, je suis chrétien et de la secte la plus pure de la répu- blique universelle du Christ. J'ai passé tous mes jours avec mes frères dans la méditation, la cha- rité et la prière. Je vais te dire, au nom de Dieu, une chose vraie, et, en la disant, je vais, pour te sauver, jeter une tache sur mes cheveux blancs.
Chatterton! Chatterton 1 tu peux perdre ton âme, mais tu nas pas le droit d'en perdre deux. — Or, il V en a une qui s'est attachée à la tienne et que ton infortune vient d'attirer comme les Ecossais disent que la paille attire le diamant radieux. Si tu t en vas, elle s'en ira; et cela, comme loi, sans être en état de grâce et indigne pour l'éternité de paraître devant Dieu.
Chatterton! Chatterton! tu peux douter de l'éter- nité, mais elle n'en doute pas ; tu seras jugé selon tes malheurs et ton désespoir, et tu peux espérer miséricorde; mais non pas elle, qui était heureuse et toute chrétienne. Jeune homme, je te demande grâce pour elle, à genoux, parce quelle est pour moi sur la terre comme mon enfant.
154 CHATTERTO'
CHATTERTON.
Mon Dieu! mou ami, mou père, que voulez-vous dire?... serait-ce doue?... Levez-vous!... vous me faites honte... Serait-ce?...
LE QUAKER.
Grâce! car, si tu meurs, elle mourra...
CHATTERTON.
Mais qui donc ?
LE QUAKER.
Parce qu'elle est faible de corps et d'âme, forte de cœur seulement.
CHATTERTON.
Nommez-la! aurais-jc osé croire!...
LE QUAKER.
Il se relève.
Si jamais tu lui dis ce secret, malheureux! tu es un traître, et tu n'auras pas besoin de suicide; ce sera moi qui te tuerai.
CHATTERTON.
Est-ce donc... ?
LE QUAKER.
Oui, la femme de mon vieil ami, de ton hôte... la mère des deux enfants.
CHATTERTON.
Kitty Bell!
LE QUAKER.
Elle t'aime, jeune homme. Yeux-tu te tuer encore?
CHATTERTON, tombant dans les bras du quaker.
Hélas! je ne puis donc plus vivre ni mourir?
LE QUAKER, fortement.
Il faut vivre, te taire et prier Dieu!
ACTE TROISIÈME 155
SCÈNE III
L'arrière-boutique,
KITTY BELL, LE QUAKER.
KITTY sort seule de sa chambre et regarde dans la salle.
Personne! — Venez, mes enfants!
Il ne faut jamais se cacher, si ce n est pour faire le bien.
Allez vite chez lui! portez-lui... Au quaker.) Je reviens, mon ami, je reviens vous écouter. lA ses entants.) Portez-lui tous VOS fruits. — Ne dites pas que je vous envoie, et montez sans faire de bruit. — Bien! Bien!
Les deux enfants, portant un panier, montent doucement Tescalier et entrent dans la chambre de Chatterton. Quand ils sont en haut.
Eh bien, mon ami, vous croyez donc que le bon lord maire lui fera du bien? Oh! mon ami, je consentirai à tout ce que vous voudrez me con- seiller!
LE QUAKER.
Oui, il sera nécessaire que, dans peu de temps, il aille habiter une autre maison, peut-être même hors de Londres.
KITTY BELL.
Soit à jamais bénie la maison où il sera heureux, puisqu'il ne peut l'être dans la mienne! mais qu'il vive, ce sera assez pour moi.
LE QUAKER.
Je ne lui parlerai pas à présent de cette résolu- tion; je l'y préparerai par degrés.
KITTY BELL, ayant peur que le quaker n'y consente.
Si vous voulez, je lui en parlerai, moi.
156 CHATTERTON
LE QUAKER.
Pas encore : ce serait trop tôt.
KITT Y BELL.
Mais si, comme vous le dites, ce n'est pour lui qu'une habitude à rompre?
LE QUAKER.
Sans doute... il est fort sauvage. — Les auteurs n aiment que leurs manuscrits... Il ne tient à per- sonne, il n'aime personne... Cependant ce serait trop tôt.
KITTY BELL.
Pourquoi dooc trop tôt, si vous pensez que sa présence soit si fatale?
LE QUAKEK.
Oui, je le pense, je ne me rétracte pas.
KITTY BELL.
Cependant, si cela est nécessaire, je suis prête à le lui dire à présent ici.
LE QUAKER.
Non, non, ce serait tout perdre.
KITTY BELL, satisfuile.
Alors, mon ami, convenez-en, s'il reste ici, je ne puis pas le maltraiter; il faut bien que l'on tâche de le rendre moins malheureux. J'ai envoyé mes enfants pour le distraire; et ils ont voulu absolu- ment lui porter leur goûter, leurs fruits, que sais-je? Est-ce un grand crime à moi, mon ami? en est-ce un à mes enfants?
Le quaker, s'asseyant, se dctoiirne pour essuyer une larme. KITTY BELL.
On dit donc qu'il a fait de bien beaux livres? Les avez-vous lus, ses livres ?
LE QUAKER, avec une insouciance alTectée.
Oui, c est un beau génie.
ACTE TROISIÈME 157
KITTY BELL.
Et si jeune! est-ce possible? — Ah! vous ne voulez pas me répoudre, et vous avez tort, car jamais je n'oublie un mot de vous. Ce matin, par exemple, ici même, ne m'avez-vous pas dit que rendre à un malheureux un cadeau qu il a fait, c'est l'humilier et lui faire mesurer toute sa misère? — A-ussi, je suis bien sûre que vous ne lui avez pas lendu sa Bible? — X'est-il pas vrai? avouez-le,
Lt QUAKER, lui donnant sa Bible, en la lui faisant attendre.
Tiens, mon enfant, comme c'est moi qui te la donne, tu peux la garder.
KITTY BELL.
Elle s'assied à ses pieds à la manière des enfants qui demandent une grâce.
Oh! mon ami, mon père, votre bonté a quelque- fois un air méchant, mais c'est toujours la bonté la meilleure. Vous êtes au-dessus de nous par votre prudence ; vous pourriez voir à vos pieds tous nos petits orages que vous méprisez, et cependant, sans être atteint, vous y prenez part; vous en souffrez par indulgence, et puis vous laissez tomber quel- ques mots, et les nuages se dissipent, et nous vous rendons grâces, et les larmes s'effacent, et nous sourions, parce que vous l'avez permis.
LE QUAKER l'embrasse sur le front.
Mon enfant! ma chère enfant! avec toi, du moins, je suis sûr de n'en avoir pas de regret. (On parle.) — On vient!... Pourvu que ce ne soit pas un de ses amis. — Ah! c'est ce Talbot, j'en étais sûr.
On entend le cor de chasse.
158 CHATTERTON
SCÈNE IV
Les Mêmes, LORD TALBOT, JOHN BELL. LORD TALBOT.
Oui, oui, je vais les aller joindre tous, qu ils se réjouissent! moi, je n'ai plus le cœur à leur joie. J'ai assez d'eux, laissez-les souper sans moi. Je me suis assez amusé à les voir se ruiner pour essayer de me suivre; à présent, ce jeu-là m'en- nuie. Monsieur Bell, j'ai à vous parler. — Vous ne m'aviez pas dit les chagrins et la pauvreté de mon ami, de Chatterton.
JOHN BELL, à Kitty BelL
Mistress Bell, votre absence est nécessaire... pour un instant.
Kitty Bell se relire lentement dans sa chambre.
Mais, milord, ses chagrins, je ne les vois pas; et, quant à sa pauvreté, je sais qu'il ne doit rien ici.
LORD TALBOT.
O Ciel ! comment fait-il ? Oh ! si vous saviez et vous aussi, bon quaker, si vous saviez, ce que Ion vient de m'apprendre! D'abord ses beaux poèmes ne lui ont pas donné un morceau de pain. — Ceci est tout simple; ce sont des poèmes, et ils sont beaux : cest le cours naturel des choses. Ensuite, une espèce d'érudit, un misérable inconnu et méchant, vient de publier (Dieu fasse qu'il l'ignore!) une atroce calomnie. Il a prétendu prouver qn^Harold et tous ses poèmes n'étaient pas de lui. Mais, moi, j'attesterai le contraire, moi qui l'ai vu les inventer à mes côtés, là, encore enfant; je l'attesterai, je limprimerai, et je signerai Talbot.
ACTE TROISIÈME 159
LE QUAKER.
C'est bien, jeune homme.
LORD TALBOT.
Mais ce n'est pas tout. rs''avez-vous pas vu rôder chez vous un nommé Skirner?
JOHN BELL.
Oui, oui, je sais: un riche propriétaire de plu- sieurs maisons dans la Cité.
LORD TALBOT.
C'est cela.
JOHN BELL.
Il est venu hier.
LORD TALBOT.
Eh bien, il le cherche pour le faire arrêter, lui, trois fois millionnaire, pour quelque pauvre loyer qu'il lui doit. Et Chatterton... — Ohl voilà qui est horrible à penser. — Je voudrais, tant cela fait honte au pays, je voudrais pouvoir le dire si bas que l'air ne pût l'entendre. — Approchez tous deux. — Chatterton, pour sortir de chez lui. a promis par écrit et signé... — ohl je l'ai lu... — il a signé que, tel jour (et ce jour approche), il payerait sa dette, et que, s'il mourait dans l'intervalle, il vendait à l'Ecole de chirurgie... on n'ose pas dire cela... son corps pour la payer; et le millionnaire a reçu l'écrit!
LE QUAKER.
O misère! misère sublime!
LORD TALBOT.
Il ny faut pas songer; je donnerai tout à son insu; mais sa tranquillité, la comprenez-vous?
LE QUAKER.
Et sa fierté, ne la comprends-tu pas, toi, ami?
160 CHATTERTON
LORD TALBOT.
Ehl monsieur, je le connaissais avant vous, je le veux voir. — Je sais comment il faut lui parler. Il faut le forcer de s'occuper de son avenir... et, d'ail- leurs, j'ai quelque chose à réparer.
JOHN BELL.
Diable! diable! voilà une méchante affaire; à le voir si bien avec vous, milord, j'ai cru que c'était un vrai gentleman, moi; mais tout cela pourra faire chez moi un esclandre. Tenez, franchement, je désire que ce jeune homme soit averti par vous qu il ne peut demeurer plus d'un mois ici, milord.
LORD TALBOT. avec un rire amer.
N'en parlons plus, monsieur; j'espère, s'il a la bonté d'y venir, que ma maison le dédommagera de la vôtre.
KITTY BELL revient timidement.
Avant que Sa Seigneurie se retire, j'aurais voulu lui demander quelque chose, avec la permission de M. Bell.
JOHN BELL, se promenant brusquement au fond de la chambre.
Vous n'avez pas besoin de ma permission. Dites ce qu'il vous plaira.
KITTY BELL.
Milord connaît-il M. Beckford, le lord maire de Londres ?
LORD TALBOT.
Parbleu! madame, je crois môme que nous sommes un peu parents ; je le vois toutes les fois que je crois qu'il ne m'ennuiera pas, c'est-à-dire une fois par an. — Il me dit toujours que j'ai des dettes, et pour mon usage je le trouve sot; mais en général on l'estime.
ACTE TROISIEiLE 161
KITTY BELL.
M. le docteur m'a dit qu il était plein de sagesse et de bieûfaisance.
LORD TALBOT.
A vrai dire, et à parler sérieusement, c est le plus honnête homme des trois royaumes. Si vous désirez de lui quelque chose... jirai le voir ce soir même.
KITTY BELL.
Il y a, je crois, ici quelqu'un qui aura affaire à lui, et...
Ici Chatterton descend de sa chaoïire avec les deux eafants. JOHN BELL.
Que voulez-vous dire? Etes-vous folle?
KITTY BELL, saluant.
Rien que ce qu'il vous plaira.
LORD T AL BOT.
Mais laissez-la parler, au moins.
LE QUAKER.
La seule ressource qui reste à Chatterton, c est cette protection.
LORD TALBOT.
Est-ce pour lui? J y cours.
JOHN BELL, à sa femme.
Comment donc savez-vous si bien ses affaires?
LE QUAKER.
Je les lui ai apprises, moi.
JOHN BELL, à Kitty.
Si jamais !...
KITTY BELL.
Ohl ne vous emportez pas, monsieur! nous ne sommes pas seuls.
162 CHATTERTO^'
JOHN BELL.
Ne parlez plus de ce jeune homme.
Ici, Chatterton, qui a remis les deux enfants entre les maias de leur mère, revient vers la cheminée.
KITTY BELL.
Comme vous rordounerez.
JOHN BELL.
Milord, voici votre ami, vous saurez de lui-même ses sentiments.
SCENE V
CHATTERTON. LORD TALBOT, LE QUAKER, JOHN BELL, KITTY BELL.
Chatterton a l'air calme et presque heureux. Il jette sur un fauteuil quelques manuscrits.
LORD TALBOT.
Tom, je reviens pour vous rendre un service; me le permeltez-vous?
CHATTERTON , avec la douceur d'un enfant dans la voix et ne cessant de regarder Kitty Bell pendant toute la scène.
Je suis résigné, George, à tout ce que l'on voudra, à presque tout.
LORD TALBOT.
Vous avez donc une mauvaise affaire avec ce fripon de Skirner? Il veut vous faire arrêter demain.
CHATTERTON.
Je ne le savais pas, mais il a raison.
JOHN BELL, au quaker.
Milord est trop bon pour lui; voyez son air de hauteur...
LORD TALBOT.
A-t-il raison?
ACTE TROISIÈME 163
CHATTERTON.
Il a raison selon la loi. C était hier que je devais le payer, ce devait être avec le prix d un manuscrit inachevé, j'avais signé cette promesse; si j ai eu du chagrin, si linspiration ne s'est pas présentée à 1 heure dite, cela ne le regarde pas.
Oui, je ne devais pas compter à ce point sur mes forces et dater l'arrivée d une muse et son départ comme on calcule la course dun cheval. — J ai manqué de respect à mon àme immortelle, je l'ai louée à rheure et vendue. — C'est moi qui ai tort, je mérite ce qu'il en arrivera.
LE QUAKER, àKitty.
Je gagerais qu il leur semble fou! c est trop beau pour eux.
LORD TALBOT, en riant, mais un pen piqué.
Ah çà ! c'est de peur d'être de mon avis que vous le défendez.
JOHN BELL.
C'est bien vrai, c est pour contredire.
CHATTE p. TON.
Non... Je pense à présent que tout le monde a raison, excepté les Poètes. La Poésie est une maladie du cerveau. Je ne parle plus de moi, je suis guéri.
LE QUAKER, à Ivitty.
Je n'aime pas qu'il dise cela.
CHATTERTON.
Je n'écrirai plus un vers de ma vie, je vous le jure; quelque chose qui arrive, je n'en écrirai plus un seul.
LE QUAKER, ne le quittant pas des veux.
Hum! il retombe.
164 CHATTERTON
LORD TALBOT.
Est-il vrai que vous comptiez sur M. Beckford, sur mon vieux cousin ? Je suis surpris que vous n'ayez pas compté sur moi plutôt.
CHATTERTON.
Le lord maire est à mes yeux le gouvernement, et le gouvernement est l'Angleterre, milord : c'est sur 1 Angleterre que je compte.
LORD TALBOT.
Malgré cela, je lui dirai ce que vous voudrez.
JOHN BELL.
Il ne le mérite guère.
LE QUAKER.
Bien! voilà une rivalité de protections. Le vieux lord voudra mieux protéger que le jeune. Nous y gagnerons peut-être.
On entend un roulement sur le pavé. KITTY BELL.
Il me semble que j'entends une voiture.
SCÈNE VI Les Mêmes, M. BECKFORD.
Les jeunes lords descendent avec leurs serviettes à la main et en habit de chasse pour voir le lord maire. Six domestiques portant des torches entrent et se rangent en haie. On annonce le lord maire.
KITTY BELL.
Il vient lui-même, le lord maire, pour M. Chat- terton I Rachel ! mes enfants! quel bonheur! em- brassez-moi.
Elle court à eux et les baise avec transport. JOHN BELL.
Les femmes ont des accès de folie inexplicables!
ACTE TROISIÈME 165
LE QUAKER , à part.
La mère donne à ses eufauts un baiser d'amante sans le savoir.
M. BECKFORD, parlaat haut et s'établissant pesamment et pompeusement dans un grand fauteuil.
Ah! ah! voici, je crois, tous ceux que je cher- chais réunis. — Ah! John Bell, mon féal ami, il fait bon vivre chez vous, ce me semble! car j'y vois de joyeuses figures qui aiment le bruit et le dé- sordre plus que de raison, — Mais c'est de leur âge.
JOHN BELL.
Milord, Votre Seigneurie est trop bonne de me faire Thonneur de venir dans ma maison une seconde fois.
M, BECKFORD,
Oui, pardieu! Bell, mon ami; c'est la seconde fois que j'y viens... Ah! les jolis enfants que voilà! Oui, c est la seconde fois, car la première ce fut pour vous complimenter sur le bel établissement de vos manufactures; et aujourd hui je trouve cette maison nouvelle plus belle que jamais : c'est votre petite femme qui 1 administre, c'est très bien. — Mon cousin, Talbot. vous ne dites rien! Je vous ai dérangé, George; vous étiez en fête avec vos amis, n est-ce pas? Talbot, mon cousin, vous ne serez jamais qu'un libertin; mais c'est de votre âge.
LORD TALBOT.
Xe vous occupez pas de moi. mon cher lord.
LORD L A U D E R D A L E .
C'est ce que nous lui disons tous les jours, milord,
M. BECKFORD.
Et VOUS aussi, Laudcrdale, et vous, Kingston?
166 CHATTERTON
toujours avec lui? toujours des nuits passées à chanter, à jouer et à boire? Vous ferez tous nue mauvaise iin; mais je ne vous en veux pas, chacun a le droit de dépenser sa fortune comme il l'entend. — John Bell, navez-vons pas chez vous un jeune homme nommé Chatterton, pour qui j"ai voulu venir moi-même?
CHATTERTON.
C'est moi, milord. qui vous ai écrit.
M. BECKFORD.
Ah! c'est vous, mon cher! Venez donc ici un peu, que je vous voie en face. J'ai connu votre père, un digne homme s'il en fut; un pauvre soldat, mais qui avait bravement fait son chemin. Ah! c'est vous qui êtes Tliomas Chatterton? Vous vous amusez à faire des vers, mon petit ami; c'est bon pour une fois, mais il ne faut pas continuer, 11 n'y a personne qui n'ait eu cette fantaisie. Hé! hé! j'ai fait comme vous dans mon printemps, et jamais Litlleton, Swift et Wilkes n'ont écrit pour les belles dames des vers plus galants et plus badins que les miens.
CHATTERTON.
Je n'en doute pas, milord.
M. BECKFORD.
Mais je ne donnais aux Muses que le temps perdu. Je savais bien ce qu'en dit Ben Johnson : que la plus belle muse du monde ne peut suffire à nourrir son homme, et qu'il faut avoir ces demoi- selles-là pour maîtresses, mais jamais pour femmes.
Lauderdale, Kingston et les lords rient. LAUDERDALE.
Bravo, milord! c'est bien vrai!
ACTE TROISIÈME 167
LE QUAKER, à part.
Il veut le tuer à petit feu.
CHATTERTON.
Rien de plus vrai, je le vois aujourd'hui, milord,
M. BECKFORD.
Votre histoire est celle de mille jeunes gens; vous n'avez rien pu faire que vos maudits vers, et à quoi sont-ils bons, je vous prie? Je vous parle en père, moi, à quoi sont-ils bons? — Un bon Anglais doit être utile au pays. — Voyons un peu, quelle idée vous faites-vous de nos devoirs à tous, tant que nous sommes ?
CHATTERTON, à part.
Pour elle I pour elle! je boirai le calice jusqu'à la lie. (Haut.) Je crois les comprendre, milord. — L'Angleterre est un vaisseau. Notre île en a la forme : la proue tournée au nord, elle est comme à lancre, au milieu des mers, surveillant le conti- nent. Sans cesse elle tire de ses flancs d'autres vaisseaux faits à son image, et qui vont la repré- senter sur toutes les côtes du monde. Mais c est à bord du grand navire qu'est notre ouvrage à tous. Le roi, les lords, les communes sont au pavillon, au gouvernail et à la boussole; nous autres, nous devons tous avoir les mains aux cordages, monter aux mâts, tendre les voiles et charger les canons : nous sommes tous de l'équipage, et nul n'est inutile dans la manœuvre de notre glorieux navire.
M. BECKFORD.
Pas mal! pas mal! quoiqu'il fasse encore de la Poésie; mais en admettant votre idée, vous voyez que j'ai encore raison. Que diable peut faire le Poète dans la manœuvre?
Un moment d'attente.
168 CHATTERTON
CHATTERTON.
Il lit dans les asti'es la route que nous montre le doigt du Seigneur.
LORD TALBOT.
Qu'en dites-vous, milord ? lui donnez-vous tort? Le pilote n'est pas inutile.
M. BECKFORD.
Imagination, mon cher! ou folie, c'est la même chose; vous n'êtes bon à rien, et vous vous êtes rendu tel par ces billevesées. — J'ai des renseigne- ments sur vous... à vous parler franchement... et...
LORD TALBOT.
Milord, c'est un de mes amis, et vous m'obligerez en le traitant bien...
M . BECKFORD.
Oh! vous vous y intéressez! George? Eh bien, vous serez content; j'ai fait quelque chose pour votre protégé, malgré les recherches de Baie... Chatterton ne sait pas qu'on a découvert ses petites ruses de manuscrit; mais elles sont bien innocentes, et je les lui pardonne de bon cœur. Le Magisterial est un bien bon écrit; je vous l'apporte pour vous convertir, avec une lettre où vous trouverez mes propositions : il s'agit de cent livres sterling par an. Ne faites pas le dédaigneux, mon enfant; que diable ! votre père n'était pas sorti de la côte d'Adam, il n'était pas frère du roi, votre père; et vous n'êtes bon à rien qu'à ce qu'on vous propose, en vérité. C'est un commencement; vou.«-. ne me quitterez pas, et je vous surveillerai de près.
Kilty Bell supplie ChaUerton, par un regard, de ne pas refuser. Elle a deviné sans hésitation.
CHATTERTON, il liésite un moment ; puis, après avoir regardé Kilty.
Je consens à tout, milord.
ACTE TROISIÈME 1C9
LORD LAUDERDALE.
Que milord est bon!
JOHN BELL.
Voulez-vous accepter le premier toast, milord?
KITTY BELL, à sa fille.
Allez lui baiser la main.
LE QUAKER, serrant la main à Chatterton.
Bien, mon ami, tu as été courageux.
LORD TALBOT.
J'étais sûr de mon gros cousin Tom. — Allons, j'ai fait tant, qu il est à bon port.
M. BECKFORD.
John Bell, mon honorable Bell, conduisez-moi au souper de ces jeunes fous, que je les voie se mettre à table. — Cela me rajennira.
LORD TALBOT.
Parbleu! tout ira, jusqu'au quaker. — Ma foi, milord, que ce soit par vous ou par moi, voilà Chatterton tranquille; allons, — n'y pensons plus.
J0H>' BELL.
Nous allons tous conduire milord.
A Kittv Bell.
Vous allez revenir faire les honneurs, je le veux.
Elle Ta vers sa chambre. C H A T T E R T 0 >■ , au quaker.
N'ai-je pas fait tout ce que vous vouliez?
Tout haut, à M. Eetkford.
Milord, je suis à vous tout à 1 heure, j'ai quelques papiers à brûler.
M. BECKFORD.
Bien, bienl... Il se corrige de la poésie, c est bleu.
Ds sortent.
10
170 CHATTERTON
JOHN BELL, revient à sa femme brusquement.
Mais rentrez donc chez vous, et souvenez-vous que je vous attends.
Kitty Bell s'arrête sur la porte un moment et regarde Chatterton avec inquiétude.
KITTY BELL, à part.
Pourquoi veut-il rester seul, mon Dieu ?
Elle sort avec ses enfants et porte le plus jeune dans ses bras.
SCÈNE VII
CHATTERTON, seul, se promenant.
Allez, mes bons amis. — Il est bien étonnant que ma destinée change ainsi tout à coup. J'ai peine à m'y fier; pourtant les apparences y sont. — Je tiens là ma fortune. — Qu'a voulu dire cet homme en parlant de mes ruses? Ah! toujours ce qu'ils disent tous. Ils ont deviné ce que je leur avouais moi- même, que je suis l'auteur de mon livre. Finesse grossière! je le reconnais là! Que sera cette place? quelque emploi de commis? Tant mieux, cela est honorable! Je pourrai vivre sans écrire les choses communes qui font vivre. — Le quaker rentrera dans la paix de son àmc que j'ai troublée, et elle! Kitty Bell, je ne la tuerai pas, s'il est vrai que je l'eusse tuée. — Dois-je le croire? J'en doute : ce que l'on renferme toujours ainsi est peu violent; et, pour être si aimante, son âme est bien maternelle. N'importe, cela vaut mieux, et je ne la verrai plus. C'est convenu... autant eût valu me tuer. Un corps est aisé à cacher. — On ne le lui eût pas dit. Le quaker y eût veillé, il pense à tout. Et à présent, pourquoi vivre? pour qui?... — Pour qu'elle vive, c'est assez... Allons... arrêtez-vous, idées noires, ne revenez pas... Lisons ceci...
Il lit le journal.
ACTE TROISIÈME 171
« Chatterton n'est pas l'auteur de ses œuvres... Voilà qui est bien prouvé. — Ces poèmes admi- rables sont réellement d'un moine nommé Rowley. qui les avait traduits d'un autre moine du dixième siècle, nommé Turgo... Cette imposture, pardonnable à un écolier, serait criminelle plus tard... Signé... Baie... » Baie? Qu'est-ce que cela? que lui ai-je fait? — De quel égoùt sort ce serpent?
Quoi! mon nom est étouffé I ma gloire éteinte! mon honneur perdu! — Voilà le juge!... le bien- faiteur! voyons, quoffre-t-il?
Il décacheté la leltre, lit... et s'écrie avec indignation.
Une place de premier valet de chambre dans sa maison!...
Ah! pays damné! terre du dédain! soit maudite à jamais !
Prenant la fiole d'opium.
O mon àme, je t avais vendue! je te rachète avec ceci.
Il boit l'opium.
Skirner sera payé! — Libre de tous! égal à tous, à présent! — Salut, première heure de repos que j'ai goûtée! — Dernière heure de ma vie. aurore du jour éternel, salut! — Adieu, humiliation, haines, sarcasmes, travaux dégradants, incertitudes, an- goisses, misères, tortures du cœur, adieu! Oh! quel bonheur, je vous dis adieu! — Si Ton savait! si Ton savait ce bonheur que j'ai... on n hésiterait pas si longtemps !
Ici, après un instant de recueillement durant lequel son visage prend une expression de béatitude, il joint les mains et poursuit :
O Mort, ange de délivrance, que ta paix est douce! j avais bien raison de t'adorer, mais je n'avais pas la force de te conquérir. — Je sais que tes pas seront lents et sûrs. Regarde-moi, ange
172 CHATTERTON
sévère, leur ôter à tous la trace de mes pas sur la terre.
Il jelte au feu tous ses papiers.
Allez, nobles pensées écrites pour tous ces ingrats dédaigneux, purifiez-vous dans la flamme et remontez au ciel avec moi.
Il lève les j-eux au ciel et déchire lentement ses poèmes dans laltitude grave et exaltée d'un homme qui fait un sacrifice solennel.
SCENE VIII
CHATTERTON, KITTY BELL. Kitly Bell sort lentement de sa chambre, s'arrête, observe Chat- terton, et va se placer entre la cheminée et lui. — Il cesse tout à coup de déchirer ses pa|)icrs.
KITTY BELL, à part.
Que fait-il donc? Je n'oserai jamais lui parler! Que brûle-t-il? Celte flamme me fait peur, et son visage éclairé par elle est lugubre.
A Chatterton.
N'allez-vous pas rejoindre milord?
CUATTERTON laisse tomber ses papiers; tout son corps frémit.
Déjà! — Ah! c'est vousl — Ah! madame! à genoux! par pilié! oubliez-moi.
KITTY BELL.
Eh! mon Dieu! pourquoi cela? qu'avez-vous fait?
CHATTERTON.
Je vais partir. — Adieu I — Tenez, madame, il ne faut pas que les femmes soient dupes de nous plus longtemps. Les passions des poètes n'existent qu'à peine. On ne doit pas aimer ces gens-là; fran- chement, ils n'aiment rien; ce sont tous des égoïstes. Le cerveau se nourrit aux dépens du cœur. Ne les
ACTE TROISIÈME 173
lisez jamais et ne les voyez pas; moi, j'ai été plus mauvais qu'eux tous.
KITTY BELL.
Mon Dieu! pourquoi dites-vous : « J'ai été? »
CHATTERTON.
Parce que je ne veux plus être poète; vous le voyez, j'ai déchiré tout. — Ce que je serai ne vaudra guère mieux, mais nous verrons. Adieu I — Ecoutez-moi! Vous avez une famille charmante; aimez-vous vos enfants ?
KITTY BELL.
Plus que ma vie, assurément.
CHATTERTON.
Aimez donc votre vie pour ceux à qui vous l'avez donnée.
KITTY BELL.
Hélas! ce n'est que pour eux que je l'aime.
CHATTERTON.
Eh! quoi de plus beau dans le monde, ô Kitty Bell! Avec ces anges sur vos genoux, vous ressem- blez à la divine Charité.
KITTY BELL.
Ils me quitteront un jour.
CHATTERTON.
Rien ne vaut cela pour vous! — C'est là le vrai dans la vie ! Voilà un amour sans trouble et sans peur. En eux est le sang de votre sang, lame de votre âme : aimez-les, madame, uniquement et par- dessus tout. Promettez-le-moi!
KITTY BELL.
Mon Dieu ! vos yeux sont pleins de larmes, et vous souriez.
114 CHATTERTON
CHATTERTON.
Puissent VOS beaux yeux ne jamais pleurer et vos lèvres sourire sans cesse! O Kitty! ne laissez entrer en vous aucun chagriu étranger à votre paisible famille.
KITTY BELL,
Hélas! cela dépend-il de nous?
CHATTERTON .
Oui! oui!... Il y a des idées avec lesquelles on peut fermer son cœur. — Demandez au quaker, il vous en donnera. — Je n'ai pas le temps, moi; laissez-moi sortir.
Il marche vers sa chambre. KITTY BELL.
Mon Dieu! comme vous souffrez!
CHATTERTON.
Au contraire. — Je suis guéri. — Seulement, j'ai la tète brûlante. Ah! bouté 1 bonté! tu me fais plus de mal que leurs noirceurs.
KITTY BELL.
De quelle bonté parlez-vous ? Est-ce de la vôtre ?
CHATTERTON.
Les femmes sont dupes de leur bonté. C'est par bonté que vous êtes venue. On vous attend là-haut! J en suis certain. Que faites-vous ici?
KITTY BELL, émue profondément et l'œil hagard.
A présent, quand toute la terre m'attendrait, j'y resterais.
CHATTERTON.
Tout à l'heure je vous suivrai. — Adieu! adieu!
KITTY BELL, l'arrêtant.
Vous ne viendrez pas?
ACTE TROISIÈME 175
CHATTERTON.
J'irai. — J'irai.
KITTY BELL.
Oh! vous ne voulez pas venir.
CHATTERTON.
Madame, cette maison est à vous, mais cette heure m'appartient.
KITTY BELL.
Qu'en voulez-vous faire ?
CHATTERTON.
Laissez-moi, Kitty. Les hommes ont des moments OÙ ils ne peuvent plus se courber à votre taille et s'adoucir la voi.x pour vous... Kitty Bell, lais- sez-moi.
KITTY BELL.
Jamais je ne serai heureuse si je vous laisse ainsi, monsieur.
CHATTERTON.
Yenez-vous pour ma punition? Quel mauvais génie vous envoie ?
KITTY BELL.
Une épouvante inexplicable.
CHATTERTON.
Vous serez épouvantée si vous restez.
KITTY BELL .
Avez-vous de mauvais desseins, grand Dieu?
CHATTERTON.
Ne vous en ai-je pas dit assez? Comment êtes vous là?
KITTY BELL.
Eh! comment n'y serais-je plus?
CHATTERTON.
Parce que je vous aime, Kitty.
176 CHATTERTON
KITTY BELL.
Ah! monsieur, si vous me le dites, c'est que vous voulez mourir.
CHATTERTON.
J'en ai le droit, de mourir. — Je le jure devaut vous, et je le soutiendrai devant Dieu!
KITTY BELL.
Et moi, je vous jure que c'est uu crime; ne le commettez pas.
CHATTERTON.
Il le faut, Kilty, je suis condamné.
KITTY BELL.
Attendez seulement un jour pour penser à votre âme.
CHATTERTON.
11 n'y a rien que je n'aie pensé, Kitty.
KITTY BELL.
Une heure seulement pour prier.
CHATTERTON.
Je ne peux plus prier.
KITTY' BELL.
Et moi! je vous prie pour moi-même. Cela me tuera.
CHATTERTON.
Je vous ai avertie! il n'est plus temps.
KITTY BELL.
Et si je vous aime, moi!
CHATTERTON .
Je l'ai vu, et c'est pour cela que j'ai bien fait de mourir; c'est pour cela que Dieu peut me par- donner.
KITTY BELL.
Qu avez-vous donc fait?
ACTE TROISIÈME 177
CHATTERTON.
Il n'est plus temps, Kitty; c est ua mort qui vous parle.
KITTY BELL, à genoux, les maias au ciel.
Puissances du ciel 1 grâce pour lui.
CHATTERTON'.
Allez-vous-en... Adieu!
KITTY BELL, tombant.
Je ne le puis plus...
CHATTERTO".
Et bien donc! prie pour moi sur la terre et dans le ciel.
II la baise au front el remonte l'escalier en chancelant; il ouvre sa porte et tombe dans sa chambre.
KITTY BELL.
Ah! — Grand Dieu!
Elle trouve la fiole.
Qu"est-ce que cela? Mon Dieu! pardonnez-lui.
SCÈNE IX KITTY BELL, LE QUAKER.
LE QL'AKER. accourant.
Vous êtes perdue... Que faite=-'"cus ici?
KITTY BELL, renversée sur '«« aiarefaes de l'escalier.
Montez vite! montez, muosietu, il va mourir; sauvez-le... s'il est temps.
Tandis que le quaker s'achemine vers l'escalier, Kittv Bell cherche à voir, à travers les portes vitrées, s'il n'y a p-rsonne qui puisse donner du secours; puis, ne voyant rien, elle suit le quaker avec terreur, en écoutant le bruit de la chambre de Cha'.terton.
LE QL'AKER, en montant à grands pas, à Kitty Bell.
Reste, reste, mon enfant, ne me suis pas.
Il entre chez Chatterton et s'enferme avec lui. On devine des sou- pirs de Chatterton et des paroles d'encouragement du quaker.
178 CHATTERTON
Kitty Bell monte, à demi évanouie, en s'accrochant à la rampe de chaque marche : elle fait effort pour tirer à elle la porte, qui résiste et s'ouvre enfin. On voit Chatterton mourant et tombé sur le bras du quaker. Elle crie, glisse à demi morte sur la rampo et tombe sur la dernière marche.
On entend John Bell appeler de la salle voisine,
JOHN BELL.
Mistress Belll
Kitly se lève tout à coup comme mue par un ressort. JOHN BELL, une seconde fois.
Mistress Bell!
Elle se met en marche et vient s'asseoir, lisant sa Bible et balbutiant tout bas des paroles qu'on entend pas. Ses enfants accourent et ■'attachent à sa robe.
LE QU.VKER, du haut de l'escalier,
L'a-t-ell<^ vu mourir? l'a-t-elle vu?
Il va près d'elle.
Ma mie! ma fille!
JOHN BELL, entrant violemment et montant deux marches de l'escalier.
Que fait-elle ici? Où est ce jeune homme? Ma volonté est qu on remmène!
LE QUAKER.
Dites qu'on lemporte, il est mort.
JOHN BELL.
Mort?
LE QUAKER.
Oui, mort à dix-huit ans! Vous l'avez tous si bien reçu, étonnez-vous qu'il soit parti!
JOHN BELL,
Mais,..
LE QUAKER.
Arrêtez, monsieur, c'est assez d'effroi pour une femme.
Il regarde Kitty et la voit mourante.
ACTE TROISIÈME 179
Monsieur, emmenez ses enfants I Vite, qu ils ne la voient pas.
Il arrache les enfants des pieds de Kilty, les passe à John Bell, et prend leur mère dans ses bras. John Bell les prend à part et reste stupéfait. Kitty BeU meurt dans les bras du quaker.
JOHN BELL, avec épouvante.
Eh bien I eh bien! Kittyl Kittyl qu'avez-vous?
Il s'arrête en voyant le quaker s'agenouiller, LE QUAKER, à genoux.
Ohl dans ton seini dans ton sein, Seigneur, reçois ces deux martyrs î
Le quaker reste à genoux, les yeux tournés vers le ciel, jusqu'à ce que le rideau soit baissé.
TROISIEME PARTIE PROSE
CINQ-MARS
ou UNE CONJURATION SOUS LOUIS XIII
Henri d'Effiat, marquis de Cinq-Mars, fils de feu le maréchal d'EfEat, jeune homme de vingt-deux ans à peine, d'un caractère droit et courageux, vient de quitter.au mois de juin 1639,1e vieux château de Chau- mont, sur la Loire, où sa mère habite encore avec sa sœur, son jeune frère et la princesse de Mantoue, Marie de Gonzague, qu il aime et dont il est aimé. Il va rejoindre, sous les murs de Perpignan qu'elle assiège, l'armée royale, et c'est là qu'il doit être présenté au roi Louis XIII par les soins du cardinal de Richelieu.
Cinq-Mars, qui a voulu s'arrêter à Loudun pour y voir une dernière fois son ancien précepteur, l'abbé Quillet, trouve la petite ville dans un état d'agitation extrême. On lui raconte en efiPet que les Ursulines sont possé- dées et que le curé Urbain Grandier est un sorcier, ainsi que l'ont constaté d'ailleurs le juge Laubarde- mont et un certain révérend père Lactance, Mais la population lui semble très divisée dans ses opinions, et le plus grand nombre être plutôt en faveur du curt-, qu'on représente volontiers comme faussement accusé. Cinq-Mars rencontre du reste dans une rue une proces- sion, où figurent la belle supérieure des Ursulines, Jeanne de Belfiel, avec deux religieuses possédées, dit- Il
182 CINQ-MARS
on, comme elle, — Urbain Grandier, chargé de chaînes, — puis un héraut, ayant pour mission d'apprendre aux bourgeois de la ville que la lettre par eux écrite au roi en faveur de leur curé est considérée comme nulle, et qu'en outre il leur est défendu, sous peine d'une amende considérable, de dire que les religieuses ne sont pas pos- sédées ou de douter du pouvoir des exorcistes.
Cinq-Mars arrive enfin chez l'abbé Quillet, qui le reçoit tout armé et botté, car le bon prêtre va, par prudence, quitter la ville où le juge Laubardemont pourrait l'in- quiéter en raison de la courageuse attitude qu'il a prise au cours de l'instruction de l'afTaire du curé Grandier, et il se prépare à rejoindre en Italie le duc de Bouillon. Il s'épouvante à l'idée de voir son élève présenté au Roi par le cardinal, lui recommande la plus grande circons- pection et surtout le met en garde contre Richelieu, qui ne fait jamais rien sans airière-pensée. Puis, appre- nant que Cinq-Mars a rencontré la procession et entendu parler de l'affaire des Ursulines, il révèle au jeune homme toutes les ignominies, tous les faux témoi- gnages, dont on a usé pour perdre Grandier et, comme il sait que son élève a un cœur généreux, il lui recom- mande le calme, surtout l'empire sur lui-même — sans quoi il se perdrait — et l'invite, pour s'aguerrir, à assister au procès de Grandier qui va s'ouvrir et dont il veut lui raconter les détails.
16. — UN PROCES RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII
— Oui, j'ai été curieux de voir les diables des Ursulines tout comme autre, mou cher fils; et sachant qu'ils s'annonçaient pour parler toutes les langues, j'ai eu l'imprudence de quitter le latin et de leur faire quelques questions en grec; la supé- rieure est fort jolie, mais elle n'a pas pu répondre dans cette langue. Le médecin Duncan a fait tout hautl'observation qu'il était surprenant quele démon,
rX PROCÈS RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII 183
qui n ignorait rien, fît des barbarismes et des solé- cismes, et ne put répondre en grec. La jeune supé- rieure, qui était alors sur son lit de parade, se tourna du côté du mur pour pleurer, et dit tout bas au père Barré : Monsieur! je n'y tiens plus; je le répétai tout haut, et je mis en fureur tous les exor- cistes : ils s'écrièrent que je devais savoir qu'il y avait des démons plus ignorants que des paysans, et dirent que pour leur puissance et leur force phy- sique nous n'en pouvions douter, puisque les esprits nommés Grésil des Trônes, Aman des puis- sances et Asmodée avaient promis d enlever la calotte de M. de Laubardemont. Ils s'y préparaient, quand le chirurgien Duncan, qui est homme savant et probe, mais assez moqueur, s'avisa de tirer un fil qu'il découvrit attaché à une colonne et caché par un tableau de sainteté, de manière à retomber, sans être vu, fort près du maître des requêtes; cette fois on l'appela huguenot, et je crois que si le maréchal de Brézé n'était son protecteur il s'en tirerait mal. M. le comte du Lude s'est avancé alors avec son sang-froid ordinaire, et a prié les exor- cistes d agir devant lui. Le père Lactance , ce capucin dont la figure est si noire et le regard si dur, s'est chargé de la sœur Agnès et de la sœur Claire; il a élevé ses deux mains, les regardant comme le serpent regarderait deux colombes, et a crié dune voix terrible : Ouis te inisit, Biabole? et les deux filles ont dit parfaitement ensemble : Urhanus. Il allait continuer, quand M. du Lude, tirant d'un air de componction une petite boîte d'or, a dit qu'il tenait là une relique laissée par ses ancêtres, et que, ne doutant pas de la possession, il voulait l'éprouver. Le père Lactance, ravi, s est saisi de la boîte, et, à peine en a-t-il touché le front
184 CINQ-MARS
des deux filles, qu'elles ont fait des sauts prodi- gieux, se tordant les pieds et les mains; Lactance hurlait ses exorcismes. Barré se jetait à genoux avec toutes les vieilles femmes, Mignon et les juges applaudissaient. Laubardemont, impassible, faisait (sans être foudroyé!) le signe de la croix.
Quand, M. du Lude reprenant sa boîte, les reli- gieuses sont restées paisibles : « Je ne crains pas, a dit fièrement Lactance, que vous doutiez de la vérité de vos reliques !
« — Pas plus que celle de la possession n , sl répondu M, du Lude en ouvrant sa boîte.
Elle était vide.
« Messieurs, vous vous moquez de nous », a dit Lactance.
J'étais indigné de ces momeries et lui dis :
« Oui, monsieur, comme vous vous moquez de Dieu et des hommes. » C'est pour Cv-'-. ^ue vous me voyez, mon cher ami, des bottes de sept lieues si lourdes et si grosses, qui me font mal aux pieds, et de longs pistolets; car notre ami Laubardemont m'a décrété de prise de corps, et je ne veux point le lui laisser saisir, tout vieux qu'il est.
— Mais, s'écria Cinq-Mars, est-il donc si puis- ,sant?
— Plus qu'on ne le croit et qu'on ne peut le croire; je sais que l'abbesse possédée est sa nièce, et qu il est muni d'un arrêt du conseil qui lui ordonne de juger, sans s'arrêter à tous les appels interjetés au parlement, à qui le Cardinal interdit connaissance do la cause d'Urbain Grandier.
— Et enfin quels sont ses torts? dit le jeune homme, déjà puissamment intéressé.
— Ceux d'une âme forte et d'un génie supérieur, une volonté inflexible qui a irrité la puissance
C^î PROCÈS llELIGIEUX SOrS LOUIS XIII 185
contre lui, et une passion profonde qui a entraîné son cœur et lui a fait commettre le seul péché mortel que je croie pouvoir lui être reproché; mais ce n'a été qu'en violant le secret de ses papiers, qu'en les arrachant à Jeanne d'Estièvre, sa mère octogénaire, qu'on a su et publié son amour pour la belle Madeleine de Brou; cette jeune demoiselle avait refusé de se marier et voulait prendre le voile. Puisse ce voile lui avoir caché le spectacle d'aujourd'hui! L'éloquence de Grandier et sa beauté angjélique ont souvent exalté des femmes qui venaient de loin pour l'entendre parler; j'en ai vu s'évanouir durant ses sermons ; d'autres s'écrier que c'était un ange, toucher ses vêtements et baiser ses mains lorsqu'il descendait de la chaire. Il est certain que, si ce n'est sa beauté, rien n'égalait la sublimité de ses discours, toujours inspirés : le miel pur des Evangiles s'unissait, sur ses lèvres, à la flamme étincelante des prophéties, et 1 on sentait au son de sa voix un cœur tout plein d'une sainte pitié pour les maux de Ihomme, et tout gonflé de larmes prêtes à couler sur nous.
Le bon prêtre s'interrompit, parce que lui-même avait des pleurs dans la voix et dans les yeux; sa figure ronde et naturellement gaie était plus tou- chante qu'une autre dans cet état, car la tristesse semblait ne pouvoir l'atteindre. Cinq-Mars, toujours plus ému, lui serra la main sans rien dire, de crainte de 1 interrompre. L'abbé tira un mouchoir rouge, s'essuya les yeux, se moucha et reprit :
— Cette effrayante attaque de tous les ennemis d'Urbain est la seconde; il avait déjà été accusé d'avoir ensorcelé les religieuses et examiné par de saints prélats, par des médecins instruits, qui l'avaient absous, et qui, tous indignés, avaient
^^^ ' |
|
1 1 |
n |
PO
SHRS
W:
f-
ile.
cîi t%ock% uuottvi •oo» iMRt MU !•!
lai. et ns« p«wio« f»r«fo*a# qai • ralrâlM cœur n lai a fait • tr» W •m\ yétké
<|ii»- jo rroi# povv- trr rrpcocM; aMM
lie qu r« violaol i «-l d* •*• |lfl|NCrS,
1p« arrachaat à Jeaooc d EatUrr». aa alri
-^t*. qu on a aa ri pablié aos aHMSr poarlft
!r:rr 'i.- !?- u; c^fl^ ;-«.»* dfolaail»
». ;.,.rjrr H - |»r»»4r» U-
Fuitae ce voila lot avoir caclM !• a;
hui! L'éloqocn asdi^rtf •• ixasic
ont aoaTeiit (Wa ftaiMM ^ilf
ot de loto |>o«r l'eateodre parler: j*e« ai << • <\rfn<*utr doraot aea aermooa . d aotrra
que c clail un TovcImt •' -^* '-
se» mains !•> d<»Cfd..
certain qoe. ai c« s'eat aa beaaté. rie« •>»
» ■ " rs ias|
Cl. . ; . — ^ jr sea l —
Ïa iljuime étincelaole dea pr «. «t l'oa arti*!
au son de aa toii va ccrar to«t pleia d*«»« a<*it!« pili*^ - ' ' ' ^. ri to«l gpflie d«
iarni' - «
Le bon prêtre aisterrompit. parce qoe lai-ai^a< avait de» pleur» dsn-
iî^cure ronde et nalur* ^_., ,;,.. ,
chante qu'une antre dans cet ^al. car la semblait ne ponroirrattetadre. Ciaq-Mara pbi« ému. lui serra la maia ««M riM dire. 4 crjiate de 1 interrompre L abbé tira «i aovcbol rouge, s'esauya lea reui. ae moocba et reprit
:e de tous lea eanemi — .1 avait ''-•■- -•- -- ^
•n est i.
rrl
ikTicuses rt
mëdecias iaatraita.
qu
toaa tadtgaéa. avaiea
186 CINQ-MARS
imposé silence à ces démons de fabrique humaine.' Le bon et pieux archevêque de Bordeaux se contenta de choisir lui-même les examinateurs de ces pré- tendus exorcistes, et son ordonnance fit fuir ces prophètes et taire leur enfer. Mais, humiliés par la publicité des débats, honteux de voir Grandier bien accueilli de notre bon roi lorsqu'il fut se jeter à ses pieds à Paris, ils ont compris que, s il triom- phait, ils étaient perdus et regardés comme des imposteurs; déjà le couvent des Ursulines ne sem- blait plus être qu'un théâtre d'indignes comédies; les religieuses, des actrices déhontées; plus de cent personnes acharnées contre le curé s'étaient compromises dans l'espoir de le perdre : leur con- juration, loin de se dissoudre, a repris des forces pour son premier échec : voici les moyens que ses ennemis implacables ont mis en usage.
Connaissez-vous un homme appelé l'Eminence grise, ce capucin redouté que le Cardinal emploie à tout, consulte souvent et méprise toujours? c'est à lui que les capucins de Loudun se sont adressés. Une femme de ce pays et du petit peuple, nommée Hamon, ayant eu le bonheur de plaire à la reine quand elle passa dans ce pays, cette princesse l'attacha à son service. Vous savez quelle haine sépare sa cour de celle du Cardinal, vous savez qu'Aune d'Autriche et M. de Richelieu se sont quelque temps disputé la faveur du roi, et que, de ces deux soleils, la France ne savait jamais le soir lequel se lèverait le lendemain. Dans un moment d'éclipsé du Cardinal, une satire parut, sortie du système planétaire de la Reine; elle avait pour titre la Cordonnière de la reine mère; elle était basse- ment écrite et conçue, mais renfermait des choses si injurieuses sur la naissance et la personne du
L'N PROCÈS RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII 187
Cardinal, que les ennemis de ce ministre s en empa- rèrent et lui donnèrent une vogue qui l'irrita. On y révélait, dit-on, beaucoup d'intrigues et de mys- tères qu'il croyait impénétrables; il lut cet ouvrage anonyme et voulut en savoir l'auteur. Ce fut dans ce temps même que les capucins de cette petite ville écrivirent au père Joseph qu'une correspon- dance continuelle entre Grandier et la Hamon ne leur laissait aucun doute qu il ne fût 1 auteur de cette diatribe. En vain avait-il publié précédemment des livres religieux de prières et de méditations dont le style seul devait 1 absoudre d avoir mis la main à un libelle écrit dans le langage des halles; le Cardinal, dès longtemps prévenu contre Urbain, n'a voulu voir que lui de coupable : on lui a rappelé que lorsqu'il n'était encore que prieur de Coussay, Grandier lui disputa le pas, le prit même avant lui: je suis bien trompé si ce pas ne met son pied dans la tombe...
Un triste sourire accompagna ce mot sur les lèvres du bon abbé.
— Quoi! vous croyez que cela ira jusquà la mort?
— Oui, mon enfant, oui. jusqu'à la mort; déjà on a enlevé toutes les pièces et les sentences d'absolu- tion qui pouvaient lui servir de défense, malgré l'op- position de sa pauvre mère, qui les conservait comme la permission de vivre donnée à son fils; déjà on a affecté de regarder un ouvrage contre le célibat des prêtres, trouvé dans ses papiers, comme destiné à propager le schisme. Il est bien coupable, sans doute, et l'amour qui l'a dicté, quelque pur qu'il puisse être, est une faute énorme dans l'homme qui est consacré à Dieu seul; mais ce pauvre prêtre était loin de vouloir encourager l'hérésie, et c était
>5«
I
I
f**
/
1 -> M »• as
il tarif* i
nv% «ov* i'OC» m
lU dr ce ■daistre • >• «•• TOf»« ^«i Hrr -
l|) .t'îfîlrîcir» r'.
.1 cet ooTr«î vo«Ut m nm^nMr ï •«•mr O fol dm
Ir rntrr Grmuàirr t% U H*moo o
I '
nf et àe i
ttyle •r«l devall I absoudre d a^oir uii» i
.re t'rba, de coupable : oo loi • rappi^ »r««{a u «était rnr >r.- -:
, . • . - ' ... :. , ■ ^
na« oc mcl son pied diH
11! .•
(iiikt sur 'S iri»i«* •ourirr jr
f!-i bon «bbr. (j.iî Tou. crov./ que cela ira jusqu da
,nui mon cof.Dt.ooi. jusqu'à la m. .■
U.. toolc. le. pi*"-» ^» »^^ sentence» d^«B-
Jon dr »a paovrt iui lef-
lrmi««0«d« vivre donnée a I ^ë de regarder un ouvrage c\ ,. trouvé -■ - - pnri-r^ iger le »«bi ,1 l'ainor
K- ,ir«, ^-^ "»'
188 CINQ-MARS
dit-on, pour apaiser les remords de Mlle de Brou qu'il l'avait composé. On a si bien vu que ces fautes véritables ne suffisaient pas pour le faire mourir, qu'on a réveillé l'accusation de sorcellerie assoupie depuis longtemps, et que, feignant d'y croire, le Cardinal a établi dans cette ville un tribunal nou- veau, et enfin mis à sa tète Laubardemont; c'est un signe de mort. Ah! fasse le ciel que vous ne con- naissiez jamais ce que la corruption des gouverne- ments appelle coups d'Etat.
En ce moment un cri horrible retentit au delà d'un petit mur de la cour; Fabbé effrayé se leva, Cinq-Mars en fît autant.
— C est un cri de femme, dit le vieillard.
— Qu'il est déchirant! dit le jeune homme. Qu'est-ce? cria-t-il à ses gens qui étaient tous sortis dans la cour.
Ils répondirent qu'on n'entendait plus rien.
— C'est bon, c'est boni cria l'abbé, ne faites plus de bruit.
Il referma la fenêtre et mit ses deux mains sur ses yeux.
— Ah! quel cri! mon enfant, dit-il (et il était fort pâle), quel cri! il m'a percé l'àrae; c'est quel- que malheur. Ah! mon Dieu! il m'a troublé, je ne puis plus continuer à vous parler. Faut-il que je l'aie entendu quand je vous parlais de votre destinée ! Mon cher enfant, que Dieu vous bénisse ! Mettez-vous à genoux.
Cinq-Mars fit ce qu'il voulait, et fut averti par un baiser sur ses cheveux que le vieillard l'avait béni et le relevait en disant :
— Allez vite, mon ami, l'heure s'avance; on pour- rait vous trouver avec moi, partez; laissez vos gens et vos chevaux ici; enveloppez-vous dans un man-
UN PROCÈS RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII 1S9
teau, et partez. J'ai beaucoup à écrire avant 1 heure où l'obscurité me permettra de prendre la route d Italie. Ils s embrassèrent une seconde fois en se promettant des lettres, et Henri s'éloigna. L'abbé, le suivant encore des yeux par la fenêtre, lui cria : — Soyez bien sage, quelque chose quil arrive; et lui envoya encore une fois sa bénédiction paternelle en disant : — Pauvre enfant!
LE PROCES
Oh ! vendetta di Dio, quanto tu dei Esser temuta da ciascua che legge Gio, che fa manifesto agli occhi miei. Da>-te.
0 veoffeance de Dieu, combien tu dois être redoutable à quiconque va lire ceci, qui se manifesta sous mes yeux!
Malgré l'usage des séances secrètes, alors mis en vigueur par Richelieu, les juges du curé de Loudun avaient voulu que la salle fût ouverte au peuple, et ne tardèrent pas à s en repentir. Mais d'abord ils crurent en avoir assez imposé à la multitude par leurs jongleries, qui durèrent près de six mois; ils étaient tous intéressés à la perte d'Urbain Grandier, mais ils voulaient que l'indignation du pays sanc- tionnât en quelque sorte l'arrêt de mort qu ils pré- paraient et qu ils avaient ordre de porter, comme l'avait dit le bon abbé à son élève.
Laubardemont était une espèce d'oiseau de proie que le Cardinal envoyait toujours quand sa ven- geance voulait un agent sur et prompt, et, en cette occasion, il justifia le choix qu on avait fait de sa personne. Il ne fit qu'une faule, celle de permettre la séance publique, contre l'usage; il avait l'inten-
190 CINQ-MARS
tion d'intimider et d'effrayer; il effraya, mais fit horreur.
La foule que nous avons laissée à la porte y était restée deux heures, pendant qu'un bruit sourd de marteaux annonçait que Ton achevait dans Tinté- rieur de la grande salle des préparatifs inconnus et faits à la hâte. Des archers firent tourner pénible- ment sur leurs gonds les lourdes portes de la rue, et le peuple avide s'y précipita. Le jeune Cinq- Mars fut jeté dans l'intérieur avec le second (lot, et, placé derrière un pilier fort lourd de ce bâti- ment, il y resta pour voir sans être vu. Il remarqua avec déplaisir que le groupe noir des bourgeois était près de lui; mais les grandes portes, en se refermant, laissèrent toute la partie du local où était le peuple dans une telle obscurité, qu on n'eût pu le reconnaître. Quoique l'on ne fût qu'au milieu du jour, des flambeaux éclairaieut la salle, mais étaient presque tous placés à l'extrémité, où s'éle- vait l'estrade des juges, rangés derrière une table fort longue; les fauteuils, les tables, les degrés, tout était couvert de drap noir et jetait sur les figures de livides reflets. Un banc réservé à l'accusé était placé sur la gauche, et sur le crêpe qui le couvrait on avait brodé en relief des flammes d'or, pour figurer la cause de l'accusation. Le prévenu y était assis, entouré d'archers, et toujour.s les mains attachées par des chaînes que deux moines tenaient avec une frayeur simulée, affectant de s écarter au plus léger de ses mouvements, comme s'ils eussent tenu en laisse un tigre ou un loup enragé, ou que la flamme eût dû s'attacher à leurs vêtements. Ils empêchaient aussi avec soin que le peuple ne pût voir sa figure.
Le visage impassible de M. de Laubardemont
r>- PROCÈS RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII 191
paraissait dominer les juges de son choix; plus grand qu'eux presque de toute la tête, il était placé sur un siège plus élevé que les leurs; chacun de ses regards ternes et inquiets leur envoyait un ordre. Il était vêtu d'une longue et large robe rouge, une calotte noire couvrait ses cheveux; il semblait occupé à débrouiller des papiers qu'il fai- sait passer aux juges et circuler dans leurs mains. Les accusateurs, tous ecclésiastiques, siégeaient à droite des juges; ils étaient revêtus d'aubes et d étoles; on distinguait le père Lactance à la sim- plicité de son habit de capucin, à sa tonsure et à la rudesse de ses traits. Dans une tribune était caché l'évèque de Poitiers ; d'autres tribunes étaient pleines de femmes voilées. Aux pieds des juges, une foule ignoble de femmes et d'hommes de la lie du peuple s'agitait derrière six jeunes religieuses des Ursulines dégoûtées de les approcher; c étaient les témoins.
Le reste de la salle était plein dune foule immense, sombre, silencieuse, suspendue aux cor- niches, aux portes, aux poutres, et pleine d une terreur qui en donnait aux juges, car cette stupeur venait de l'intérêt du peuple pour l'accusé. Des archers nombreux, armés de longues piques, enca- draient ce lugubre tableau d'une manière digne de ce farouche aspect de la multitude.
Au geste du président on fit retirer les témoins, auxquels un huissier ouvrit une porte étroite. On remarqua la supérieure des Ursulines, qui, en pas- sant devant M. de Laubardemont, s'avança, et dit assez haut :
— A ous m'avez trompée, monsieur.
Il demeura impassible : elle sortit.
Un silence profond régnait dans l'assemblée.
192 CINQ-MARS
Se levant avec gravité, mais avec un trouble visible, un des juges, nommé Roumain, lieutenant criminel d'Orléans, lut une espèce de mise en accu- sation d'une voix très basse et si enrouée, qu'il était impossible d'en saisir aucune parole. Cependant il se faisait entendre lorsque ce qu'il avait à dire devait frapper l'esprit du peuple. II divisa les preuves du procès en deux sortes : les unes résul- tant des dépositions de soixante-douze témoins; les autres, et les plus certaines, des exorcismes des révérends pères ici présents, s'écria- t-il en faisant le signe de la croix.
Les pères Lactance, Barré et Mignon s'inclinèrent profondément en répétant aussi ce signe sacré.
— Oui, messcigneurs, dit-il, eu s'adressant aux juges, on a reconnu et déposé devant vous ce bou- quet de rosesblanches et ce manuscrit signé du sang du magicien, copie du pacte qu'il avait fait avec Lucifer, et qu'il était forcé de porter sur lui pour conserver sa puissance. On lit encore avec horreur ces paroles écrites au bas du parchemin : La minute est aux enfers, dans le cahinet de Lucifer.
Un éclat de rire qui semblait sortir dune poitrine forte s'entendit dans la foule. Le président rougit, et fit signe à des archers, qui essayèrent en vain de trouver le perturbateur. Le rapporteur continua :
— Les démons ont été forcés de déclarer leurs noms par la bouche de leurs victimes. Ces noms et leurs faits sont déposés sur cette table : ils s'appel- lent Astaroth, de l'ordre des Séraphins; Easas, Celsus, Acaos. Cédron, Asmodée, de l'ordre des Trônes; Alex, Zabulon, Cham, Uriel et Achas, des Principautés, etc.; car le nombre en était infini. Quant à leurs actions, qui de nous n'en fut témoin?
Un long murmure sortit »lo l'assemblée; on
L'N PROCES RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII 193
imposa silence, quelques hallebardes s avancèrent, tout se tut.
— rsous avons vu avec douleur la jeune et respec- table supérieure des Ursulines déchirer son sein de ses propres mains et se rouler dans la pous- sière: les autres sœurs. Agnès, Claire, etc., sortir de la modestie de leur sexe par des gestes pas- sionnés ou des rires immodérés. Lorsque des impies ont voulu douter de la présence des démons, et que nous-mêmes avons senti notre conviction ébranlée, parce quils refusaient de s'expliquer devant des inconnus, soit en grec, soit en arabe, les révérends pères nous ont raffermi en daignant nous expliquer que. la malice des mauvais esprits étant extrême, il n'était pas surprenant qu ils eussent feint cette ignorance pour être moins pressés de questions; quils avaient même fait, dans leurs réponses, quelques barbarismes, solécismes et autres fautes, pour qu on les méprisât, et que par dédain les saints docteurs les laissassent en repos; et que leur haine était si forte, que, sur le point de faire un de leurs tours miraculeux, ils avaient fait suspendre une corde au plancher pour faire accuser de supercherie des personnes aussi révérées, tandis qu il a été affirmé sous serment, par des personnes respectables, que jamais il n'y eut de corde en cet endroit.
Mais, messieurs, tandis que le ciel s'expliquait ainsi miraculeusement par ses saints interprètes, une autre lumière nous est venue tout à l'heure : à 1 instant même où les juges étaient plongés dans leurs profondes méditations, un grand cri a été entendu près de la salle du conseil; et, nous étant transportés sur les lieux, nous avons trouvé le corps d'une jeune demoiselle de haute naissance;
194 CIA'Q-MARS
elle venait de rendre le dernier soupir dans la voie publique, entre les mains du révérend père ISIignon, chanoine; et nous avons su de ce même père, ici présent, et de plusieurs autres personnages graves., que, soupçonnant cette demoiselle d être possédée, à cause du bruit qui s'était répandu dès longtemps de l'admiration d'Urbain Grandier pour elle, il oui l'heureuse idée de l'éprouver, et lui dit tout à coup en l'abordant : Grandier vient d'être mis à mort; sur quoi elle ne poussa qu'un seul grand cri, et tomba morte, privée par le démon du temps nécessaire pour les secours de notre sainte mère l'Eglise catholique.
Un murmure d'indignation s'éleva dans la foule, où le mot d'assassin fut prononcé; les huissiers imposèrent silence à haute voix; mais le rapporteur le rétablit en reprenant la parole, ou plutôt la curiosité générale triompha.
— Chose infâme, messeigneurs, continua-t-il, cher- chant à s'affermir par des exclamations, on a trouvé sur elle cet ouvrage écrit de la main d'Urbain Gran- dier.
Et il tira de ses p^ipiers un livre couvert eu par- chemin.
— Ciel! s'écria Urbain de son banc.
— Prenez garde! s'écrièrent les juges aux archers qui Teulouraient.
— Le démon va sans doute se manifester, dit le pèreLactance d'une voix sinistre; resserrez ses liens.
On obéit.
Le lieutenant criminel continua :
— Elle se nommait Madeleine de Brou, âgée de dix-neuf ans.
— Ciel! ô ciel! c'en est trop! s'écria l'accusé, tombant évanoui sur le parquet.
r?î PROCÈS RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII 195
L'assemblée sémut en sens divers ; il y eut un moment de tumulte. — Le malheureux! il l'aimait, disaient quelques-uns. Une demoiselle si bonne I disaient les femmes. La pitié commençait à gagner. On jeta de l'eau froide sur Grandier sans le faire sortir, et on l'attacha surla banquette. Le rapporteur continua :
— Il nous est enjoint de lire le début de ce livre ; à la cour. Et il lut ce qui suit :
« C'est pour toi., douce et belle Madeleine, c'est pour mettre en repos ta conscience troublée, que j'ai peint dans un livre une seule pensée de mon âme. Elles sont toutes à toi, fille céleste, parce qu elles y retournent comme au but de toute mon existence; mais cette pensée que je t'envoie comme une fleur vient de toi, n'existe que par toi, et retourne à toi seule.
« Ne sois pas triste parce que tu m'aimes; ne sois pas affligée parce que je t'adore! Les anges du ciel, que font-ils? et les âmes des bienheureux, que leur est-il promis? Sommes-nous moins purs que les anges? nos âmes sont-elles moins détachées de la terre qu'après la mort? O Madeleine! qu'y a- t-il en nous dont le regard du Seigneur s'indigne ? Est-ce lorsque nous prions ensemble, et que, le front prosterné dans la poussière devant ses autels, nous demandons une mort prochaine qui vienne nous saisir durant la jeunesse et l'amour? Est-ce au temps où, rêvant seuls sous les arbres funèbres du cimetière, nous cherchions une double tombe, sou- riant à notre mort et pleurant sur notre vie? Serait- ce lorsque tu viens t'agenouiller devant moi-même au tribunal de la pénitence, et que, parlant en pré- sence de Dieu, tu ne peux rieu trouver de mal à me révélei , tant j'ai soutenu ton âme dans les régions
196 CI^Q-MARS
pures du ciel? Qui pourrait donc offenser notre Créateur? Peut-être, oui, peut-être seulement, je le crois, quelque esprit du ciel aurait pu m'envier ma félicité, lorsqu'au jour de Pâques je te vis pros- ternée devant moi, épurée par de longues austérités du peu de souillure qu'avait pu laisser en toi la tache originelle. Que lu étais belle! ton regard cherchait ton Dieu dans le ciel, et ma main trem- blante l'apporta sur les lèvres pures que jamais lèvre humaine n'osa effleurer. Etre angélique, j'étais seul à partager les secrets du Seigneur, ou plutôt l'unique secret de la pureté de ton âme; je t'unis- sais à ton Créateur, qui venait de descendre aussi dans mon sein. Hymen ineffable dont l'Et rnel fut le prêtre lui-même, vous étiez seul permis entre la Vierge et le Pasteur; la seule volupté de chacun de nous fut de voir une éternité de bonheur commencer pour l'autre, et de respirer ensemble les parfums du ciel, de prêter déjà l'oreille à ses concerts, et d'être sûrs que nos âmes dévoilées à Dieu seul et à Dous étaient dignes de l'adorer ensemble.
« Quel scrupule pèse encore sur ton âme, ô ma sœur? Ne crois-tu pas que j'aie rendu un culte trop grand à ta vertu? Crains-tu qu'une si pure admira- tion ne m'ait détourné de celle du Seigneur?... »
Roumain en était là quand la porte par laquelle étaient sortis les témoins s'ouvrit tout à coup. Les juges, inquiets, se parlèrent à l'oreille. Laubar- demont, incertain, fit signe aux pères pour savoir si c était quelque scène exécutée par leur ordre; mais, étant placés à quelque distance de lui et sur- pris eux-mêmes, ils ne purent lui faire entendre que ce n'était point eux qui avaient préparé cette interruption. D'ailleurs, avant que leurs regards eussent été échangés, l'on vit, à la grande slupé-
UN PROCÈS RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII 197
faction de rassemblée, trois femmes en chemise, pieds nus, la corde au cou, un cierge à la main, s avancer jusqu'au milieu de l'estrade. C'était la supérieure, suivie des sœurs Agnès et Claire. Toutes deux pleuraient; la supérieure était fort pâle, mais son port était assuré et ses yeux fixes et hardis : elle se mit à genoux; ses compagnes 1 imi- tèrent; tout fut si troublé que personne ne songea à l'arrêter, et d'une voix claire et ferme, elie pro- nonça ces mots, qui retentirent dans tous les coins de la salle :
— Au nom de la très sainte Trinité, moi, Jeanne de Belfiel, fille du baron de Cose ; moi, supérieure indigne du couvent des Ursulines de Loudun, je demande pardon à Dieu et aux hommes du crime que j'ai commis en accusant l'innocent Urbain Grandier. Ma possession était fausse, mes paroles suggérées, le remords maccable...
— Bravo! s'écrièrent les tribunes et le peuple en frappant des mains. Les juges se levèrent; les archers, incertains, regardèrent le président : il frémit de tout son corps, mais resta immobile.
— Que chacun se taise! dit-il dune voix aigre; aschers, faites votre devoir !
Cet homme se sentait soutenu par une main si puissante, que rien ne l'effrayait, car la pensée du ciel ne lui était jamais venue.
— Mes pères, que pensez-vous? dit-il en faisant signe aux moines.
— Que le démon veut sauver sou ami... Ohmii- iesce, Satanas ! s'écria le père Lactance d'une voix terrible, ayant l'air d'exorciser encore la supé- rieure.
Jamais le feu mis à la poudre ne produisit un effet plus prompt que celui de ce seul mot. Jeanne
198 COQ- MARS
de Belfiel se leva subitement, elle se leva dans toute sa beauté de vingt ans, que sa nudité terrible , augmentait encore; on eût dit une âme échappée de l'enfer apparaissant à son séducteur; elle pro- mena ses yeux noirs sur les moines, Lactauce baissa les siens; elle fit deux pas vers lui avec ses pieds nus, dont les talons firent retentir fortement l'échafaudage ; son cierge semblait, dans sa main, le glaive de l'ange.
— Taisez-vous, imposteur! dit-elle avec énergie, le démon qui m'a possédée, c'est vous : vous m'avez trompée, il ne devait pas être jugé; d aujourd hui seulement je sais qu'il l'est; d'aujourd'hui j'entre- vois sa mort; je parlerai.
— Femme, le démon vous égare!
— Dites que le repentir m'éclaire : filles aussi malheureuses que moi, levez-vous : n'est-il pas innocent?
— Nous le jurons! dirent encore à genoux les dcvoi. jeunes sœurs laies en fondant en larmes, parce qu'elles n'étaient pas animées par une résolution aussi forte que celle de la supérieure. Agnès même eut à peine dit ce mot que, se tournant du côté du peuple : — Secourez-moi, s'écria-t-elle ; ils me puni- ront, ils me feront mourir ! Et, entraînant sa compagne, elle se jeta dans la foule, qui les accueillit avec amour; mille voix Jeur jurèrent protection, des imprécations s'élevèrent, les hommes agitèrentleurs bâtons contre terre ; on n'osa pas empêcher le peuple de les faire sortir de bras en bras jusqu'à la rue.
Pendant cotte nouvelle scène, les juges interdits chuchotaient, Laubardemont regardait les archers et leur indiquait les points où leur surveillance devait se porter; souvent il montra du doigt le groupe noir. Les accusateurs regardèrent à la tri-
UN PROCÈS RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII 199
bune de l'évêque de Poitiers, mais ils ne trouvèrent aucune expression sur sa figure apathique. C'était un de ces vieillards dont la mort s'empare dix ans avant que le mouvement cesse tout à fait en eux; sa vue semblait voilée par un demi-sommeil; sa bouche béante ruminait quelques paroles vagues et habituelles de piété qui n'avaient aucun sens ; il lui était resté assez d'intelligence pour distinguer le plus fort parmi les hommes et lui obéir, ne songeant même pas un moment à quel prix. Il avait donc signé la sentence des docteurs de Sorbonne qui déclarait les religieuses possédées, sans en tirer seulement la conséquence de la mort d'Urbain; le reste lui semblait une de ces cérémonies plus ou moins longues auxquelles il ne prêtait aucune atten- tion, accoutumé qu'il était à les voir et à vivre au milieu de leurs pompes, en étant même une partie et un meuble indispensable. Il ne donna donc aucun signe de vie en cette occasion, mais il conserva seulement un air parfaitement noble et nul.
Cependant le père Lactance, ayant eu un moment pour se remettre de sa vive attaque, se tourna vers le président et dit :
— Voici une preuve bien claire que le ciel nous envoie sur la possession, car jamais Madame la supé- rieure n'avait oublié la modestie et la sévérité de son ordre.
— Que tout l'univers n'est-il ici pour me voir! dit Jeanne de Belfiel, toujours aussi ferme. Je ne puis être assez humiliée sur la terre, et le ciel me repoussera, car j'ai été votre complice.
La sueur ruisselait sur le front de Laubardemont. Cependant, essayant de se remettre :
— Quel conte absurde! et qui vous y força donc, ma sœur?
200 CINQ-MARS
La voix de la jeune fille devint sépulcrale, elle en réunit toutes les forces, appuya la main sur son cœur, comme si elle eût voulu l'arracher, et, regar- dant Urbain Grandier, elle répondit :
— L'amour!
L'assemblée frémit; Urbain, qui, depuis son éva- nouissement, était resté la tète baissée et comme mort, leva lentement ses yeux sur elle et revint entièrement à la vie pour subir une douleur nou- velle. La jeune pénitente continua.
— Oui, l'amour qu'il a repoussé, qu il n'a jamais connu tout entier, que j'avais respiré dans ses dis- cours, que mes yeux avaient puisé dans ses regards célestes, que ses conseils mêmes ont accru. Oui, Urbain est pur comme l'ange, mais bon comme Ihomme qui a aimé; je ne le savais pas qu'il eût aimé! C'est vous, dil-clle alors plus vivement, mon- trant Lactance, Barré et Mignon, et quittant l'accent de la passion pour celui de l'indignation, c'est vous qui m'avez appris qu'il aimait, vous qui ce matin m avez trop cruellement vengée en tuant ma rivale par un mot! Hélas! je ne voulais que les séparer. C'était un crime; mais je suis Italienne par ma mère; je brûlai, j'étais jalouse; vous me permettiez de voir Urbain, de l'avoir pour ami et de le voir tous les jours...
Elle se tut; puis, criant : — Peuple, il est inno- cent! Martyr, pardonne-moi! j'embrasse tes pieds! Elle tomba aux pieds d'Urbain, et versa enfin des torrents de larmes.
Urbain éleva ses mains liées étroitement, et, lui donnant sa bénédiction, dit d'une voix douce, mais faible :
— Allez, ma sœur, je vous pardonne au nom de Celui que je verrai bientôt ; je vous l'avais dit autre-
Vy PROCÈS RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII 201
fois, et vous le voyez à présent, les passions font bien du mal quand on ne cherche pas à les tourner vers le ciel!
La rougeur monta pour la seconde fois sur le front de Laubardemont :
— Malheureux! dit-il, tu prononces les paroles de l'Eglise.
— Je n'ai pas quitté son sein, dit Urbain.
— Qu'on emporte cette fille! dit le président.
Quand les archers voulurent obéir, ils s'aper- çurent qu'elle avait serré avec tant de force la corde suspendue à son cou, qu'elle était rouge et presque sans vie. LefTroi fit sortir toutes les femmes de l'assemblée, plusieurs furent emportées évanouies; mais la salle n'en fut pas moins pleine, les rangs se serraient, et les hommes de la rue débordaient dans l'intérieur.
Les juges épouvantés se levèrent, et le président essaya de faire vider la salie ; mais le peuple, se couvrant, demeura dans une effrayante immobilité; les archers n'étaient plus assez nombreux, il fallut céder, et Laubardemont, d'une voix troublée, dit que le conseil allait se retirer pour une demi-heure. Il leva la séance; le public, sombre, demeura debout.
LE MARTYRE
« La torture interroge et la douleur répond. » Les Templiers.
L'intérêt non suspendu de ce demi-procès, son appareil et ses interruptions, tout avait tenu l'esprit public si attentif, que nulle conversation particulière n'avait pu s'engager. Quelques cris avaient été jetés, mais simultanément, mais sans qu aucun spectateur se doutât des impressions de son voisin,
202 CINQ-MARS
OU cherchât même à les deviner ou à communiquer les siennes. Cependant, lorsque le public fut aban- donné à lui-même, il se fit comme une explosion de paroles bruyantes. On distinguait plusieurs voix, dans ce chaos, qui dominaient le bruit général, comme un chant de trompettes domine la basse continue d'un orchestre.
Il y avait encore à celte époque assez de simpli- cité primitive dans les gens du peuple pour qu ils fussent persuadés par les mystérieuses fables des agents qui les travaillaient, au point de n'oser porter un jugement d après l'évidence, et la plupart attendirent avec effroi la rentrée des juges, se disant à demi-voix ces mots prononcés avec un certain air de mystère et d'importance qui sont ordinairement le cachet de la sottise craintive : — On ne sait qu'en penser, monsieur! — Vraiment, madame, voilà des choses extraordinaires qui se passent! — Nous vivons dans un temps bien singulier ! — Je me serais bien douté d'une partie de tout ceci; mais, ma foi, je n aurais pas prononcé, et je ne le ferais pas encore! — Qui vivra verra, etc. Discours idiots de la foule, qui ne servent, qu'à montrer qu'elle est au premier qui la saisira fortement. Ceci était la basse continue; mais du côté du groupe noir on entendait d'autres choses : — Nous laisserons-nous faire ainsi? Quoi! pousser l'audace jusqu'à brûler notre lettre au Roi! Si le Roi le savait! — Les barbares! les imposteurs! avec quelle adresse leur complot est formé! le meurtre s'accomplira-t-il sous nos yeux? aurons-nous peur de ces archers? — Non, non, non. C'étaient les trompettes et les dessus de ce bruyant orchestre.
On remarquait le jeune avocat, qui, monté sur un banc, commença par déchirer en milles pièces
UN PROCES RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII 203
un cahier de papier ; ensuite, élevant la voix : — Oui, s"écria-t-il, je déchire et jette au vent le plaidoyer que j'avais préparé en faveur de l'accusé; on a supprimé les débats : il ne m'est pas permis de parler pour lui; je ne peux parler qu'à vous, peuple, et je m en applaudis ; vous avez vu ces juges infâmes : lequel peut encore entendre la vérité? lequel est digne d'écouter Thomme de bien? lequel osera sou- tenir son regard? Que dis-je? ils la connaissent tout entière, la vérité, ils la portent dans leur sein coupable: elle ronge leur cœur comme un serpent; ils tremblent dans leur repaire, où ils dévorent sans doute leur victime ; ils tremblent parce qu'ils ont entendu les cris de trois femmes abusées. Ah! qu allais-je faire? j'allais parler pour Urbain Gran- dierl Quelle éloquence eût égalé celle de ces infor- tunées? quelles paroles vous eussent fait mieux voir son innocence? Le ciel s'est armé pour lui en les appelant au repentir et au dévoùment, le ciel achèvera son ouvrage.
— Vade retrô Satanasl prononcèrent des voix entendues par une fenêtre assez élevée.
Fournier s'interrompit un moment :
— Entendez-vous, reprit-il, ces voix qui parodient le langage divin? Je suis bien trompé, ou ces ins- truments d'un pouvoir infernal préparent par ce chant quelque nouveau maléfice.
— Mais, s'écrièrent tous ceux qui Tentouraient, guidez-nous : que ferons-nous ? qu'ont-ils fait de lui?
— Restez ici, soyez immobiles, soyez silencieux, répondit le jeune avocat : 1 inertie d'un peuple est toute-puissante, c'est là sa sagesse, c'est là sa force. Regardez en silence, et vous ferez trembler.
— Ils n'oseront sans doute pas reparaître, dit le comte du Lude.
204 CI>Q-MARS
— Je voudrais bien revoir ce grand coquin rouge, dit Grand-Ferré, qui n'avait rien perdu de tout ce qu'il avait vu.
— Et ce bon monsieur le curé, murmura le vieux père Guillaume Leroux en regardant tous ses enfants irrités qui se parlaient bas en mesurant et comptant les archers. Ils se moquaient môme do leur habit, et commençaient à les montrer au doigt.
Cinq-Mars, toujours adossé au pilier derrière lequel il s'était placé d'abord, toujours enveloppé dans son manteau noir, dévorait des yeux tout ce qui se passait, ne perdait pas un mot de ce qu'on disait, et remplissait son cœur de fiel et d'amer- tume; de violents désirs de meurtre et de ven- geance, une envie indéterminée de frapper, le sai- sissaient malgré lui : c'est la première impression que produise le mal sur l'âme d'un jeune homme; plus tard, la tristesse remplace la colère; plus tard, c'est l'indifférence et le mépris; plus lard encore, une admiration calculée pour les grands scélérats qui ont réussi; mais c'est lorsque, des deux élé- ments de l'homme, la boue rcm])orte sur rame.
Cependant, à droite de la salle, et près de l'es- trade élevée pour les juges, un groupe de femmes semblait fort occupé à considérer un enfant d'en- viron huit ans, qui s'était avisé de monter sur une corniche à l'aide des bras de sa sœur Martine que nous avons vue plaisantée à toute outrance par le jeune soldat Grand-Ferré. Cet enfant, n'ayant plus rien à voir après la sortie du tribunal, s'était élevé, à l'aide des pieds et des mains, jusqu'à une petite lucarne qui laissait passer une lumière très faible, et qu'il pensa renfermer un nid d'hirondelles ou quelque autre trésor de son âge; mais, quand il se fut bien établi les deux pieds sur la corniche du
rx PROCÈS RELIGIEUX SOVS LOUIS XIII 205
mur et les mains attachées aux barreaux d une ancienne châsse de saint Jérôme, il eût voulu être bien loin et cria :
— Oh! ma sœur, ma sœur, donne-moi la main pour descendre I
— Qu'est-ce que tu vois donc? s'écria Martine.
— Oh I je n'ose pas le dire ; mais je veux descendre. Et il se mit à pleurer.
— Reste, reste, dirent toutes les femmes, reste, mon enfant, n'aie pas peur, et dis-nous bien ce que tu vois.
— Eh bien, c'est qu'on a couché le curé entre deux grandes planches qui lui serrent les jambes, il y a des cordes autour des planches.
— Ah! c'est la question, dit un homme de la ville. Regarde bien, mon ami, que vois-tu encore?
L'enfant, rassuré, se remit à la lucarne avec plus de confiance, et, retirant sa tète, il reprit :
— Je ne vois plus le curé, parce que tous les juges sont autour de lui à le regarder, et que leurs grandes robes m'empêchent de voir. Il y a aussi des capucins qui se penchent pour lui parler tout bas.
La curiosité assembla plus de monde aux pieds du jeune garçon, et chacun fit silence, attendant avec anxiété sa première parole, comme si la vie de tout le monde en eût dépendu.
— Je vois, reprit-il, le bourreau qui enfonce quatre morceaux de bois entre les cordes, après que les capucins ont béni les marteaux et les clous... Ah! mon Dieu! ma sœur, comme ils ont l'air fâché contre lui, parce qu'il ne parle pas... Maman, maman, donne-moi la main, je veux descendre.
Au lieu de sa mère, l'enfant, en se retournant, ne vit plus que des visages mâles qui le regardaient
12
206 CINQ-MARS
avec une avidité triste et lui faisaient signe de con- tinuer. Il n'osa pas descendre, et se remit à la fenêtre en tremblant.
— Oh I je vois le père Lactance et le père Barré qui enfoncent eux-mêmes d'autres morceaux de bois qui lui serrent les jambes. Ohl comme il est pâle! il a l'air de prier Dieu; mais voilà sa tète qui tombe eu arrière comme s il mourait. Ah ! ôtez-moi de là...
Et il tomba dans les bras du jeune avocat, de M. du Lude et de Cinq-Mars, qui s'étaient appro- chés pour le soutenir.
— Dcus stetit in synagoga deorum : in medio auteni Deus dijudicat... chantèrent des voix fortes et nasillardes qui sortaient de cette petite fenêtre; elles continuèrent longtemps un plain-chant de psaumes entrecoupé par des coups de marteau, ouvrage infernal qui marquait la mesure des chants célestes. On aurait pu se croire près de 1 antre d'un forgeron ; mais les coups étaient sourds et faisaient bien sentir que 1 enclume était le corps d'un homme.
— Silence! dit Fournier, il parle ; les chants et les coups s'interrompent.
Une faible voix en effet dit lentement :
— O mes pères! adoucissez la rigueur de vos tourments, car vous réduiriez mon âme au désespoir, et je chercherais à me donner la mort.
Ici partit et s'élança jusqu'aux voûtes l'explosion des cris du peuple; les hommes, furieux, se jettent sur 1 estrade et 1 emportent d'assaut sur les archers étonnés et hésitants ; la foule sans armes les pousse, les presse, les étouffe contre les murs, et tient leurs bras sans mouvement; ses flots se précipitent sur les portes qui conduisent à la chambre de la ques-
tlN PROCÈS RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII 207
tion, et, les faisant crier sous leur poids, menacent de les enfoncer; l'injure retentit par mille voix for- midables et va épouvanter les juges.
— Ils sont partis, ils l'ont emporté! s'écrie un homme.
Tout s'arrête aussitôt, et, changeant de direction, la foule s'enfuit de ce lieu détestable et s'écoule rapidement dans les rues. Une singulière confusion y régnait.
La nuit était venue pendant la longue séance, et des torrents de pluie tombaient du ciel. L'obscu- rité était effrayante ; les cris des femmes glissant sur le pavé ou repoussées par le pas des chevaux des gardes, les cris sourds et simultanés des hommes rassemblés et furieux, le tintement conti- nuel des cloches qui annonçaient le supplice avec les coups répétés de l'agonie, les roulements d'un tonnerre lointain, tout s'unissait pour le désordre. Si l'oreille était étonnée, les yeux ne l'étaient pas moins; quelques torches funèbres allumées au coin des rues et jetant une lumière capricieuse montraient des gens armés et à cheval qui passaient au galop en écrasant la foule : ils couraient se réunir sur la place de Saint-Pierre; des tuiles les frappaient quelquefois dans leur passage, mais, ne pouvant atteindre le coupable éloigné, ces tuiles tombaient sur le voisin innocent. La confusion était extrême, et devint plus grande encore lorsque, débouchant par toutes les rues sur cette place nommée Saint- Pierre-le-Marché, le peuple la trouva barricadée de tous côtés et remplies de gardes à cheval et d'archers. Des charrettes liées aux bornes des rues en fermaient toutes les issues, et des sentinelles armées d'arquebuses étaient auprès. Sur le milieu de la place s'élevait un bûcher composé de poutres
208 CINQ-MARS
énormes posées les unes sur les autres de manière à former un carré parfait; un bois plus blanc et plus léger les recouvrait; un immense poteau s'éle- vait au centre de cet échafaud. Un homme vêtu de rouge et tenant une torche baissée était debout près de cette sorte de mât, qui s'apercevait de loin. Un réchaud énorme, recouvert de tôle à cause de la pluie, était à ses pieds.
A ce spectacle la terreur ramena partout un pro- fond silence ; pendant un instant on n'entendit plus que le bruit de la pluie qui tombait par torrents, et du tonnerre qui s'approchait.
Cependant Cinq-Mars, accompagné de MM. du Lude et Fournier, et de tous les personnages les plus importants, s'était mis à Tabri de lorage sous le péristyle de l'église de Saintc-Croi.x, élevée sur vingt degrés de pierre. Le bûcher était en face, et de cette hauteur on pouvait voir la place dans toute son étendue. Elle était entièrement vide, et leau seule des larges ruisseaux la traversait ; mais toutes les fenêtres des maisons s'éclairaient peu à peu, et faisaient ressortir en noir les têtes d'hommes et de femmes qui se pressaient aux balcons. Le jeune d'Efllat contemplait avec tristesse ce menaçant appareil; élevé dans les sentiments d'honneur, et bien loin de toutes ces noires pensées que la haine et l'ambition peuvent faire naître dans le cœur de l'homme, il ne comprenait pas que tant de mal pût être fait sans quelque motif puissant et secret : l'audace d'une telle condamnation lui sembla si incroyable, que sa cruauté même commençait à la justifier à ses yeux ; une secrète horreur se glissa dans son àme, la même qui faisait taire le peuple; il oublia presque rinlérèt que le malheureux Urbain lui avait inspiré, pour chercher s'il n'était pas pos-
O* PROCÈS RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII 200
sible que quelque intelligence secrète avec l'enfer eût justement provoqué de si excessives rigueurs; et les révélations publiques des religieuses et les récits de son respectable gouverneur s'affaiblirent ' dans sa mémoire, tant le succès est puissant, même aux yeux des êtres distingués ! tant la force en impose à l'homme, malgré la voix de sa conscience ! Le jeune voyageur se demandait déjà s'il n'était pas probable que la torture eût arraché quelque mons- trueux aveu à l'accusé, lorsque l'obscurité dans laquelle était l'église cessa tout à coup; ses deux grandes portes s'ouvrirent, et à la lueur d'un nombre infini de flambeaux parurent tous les juges et les ecclésiastiques entourés de gardes: au milieu d'eux s'avançait Urbain, soulevé ou plutôt porté par six hommes vêtus en pénitents noirs, car ses jambe unies et entourées de bandages ensanglantés, semblaient rompues et incapables de le soutenir. Il y avait tout au plus deux heures que Cinq-Mars ne l'avait vu, et cependant il eut peine à reconnaître la figure qu il avait remarquée à laudience : toute couleur, tout embonpoint en avaient disparu; une pâleur mortelle couvrait une peau jaune et luisante comme l'ivoire; le sang paraissait avoir quitté toutes ses veines; il ne restait de vie que dans ses yeux noirs, qui semblaient être devenus deux fois plus grands, et dont il promenait les regards lan- guissants autour de lui; ses cheveux bruns étaient épars sur son cou et sur une chemise blanche qui le couvrait tout entier; cette sorte de robe à larges manches avait une teinte jaunâtre et portait avec elle une odeur de soufre; une longue et forte corde entourait son cou et tombait sur son sein. Il res- semblait à un fantôme, mais à celui d'un martyr. Urbain s'arrêta, ou plutôt fut arrêté sur le péris-
210 CINQ-MARS
tyle de l'église : le capucin Lactance lui plaça dans la main droite et y soutint une torche ardente, et lui dit avec une dureté inflexible :
— Fais amende honorable, et demande pardon à Dieu de ton crime de magie.
Le malheureux éleva la voix avec peine, et dit, les yeux au ciel :
— Au nom du Dieu vivant, je t ajourne à trois ans. Laubardemont, juge prévaricateur! On a éloigné mon confesseur, etj'ai été réduit à verser mes fautes dans le sein de Dieu même, car mes ennemis m'entourent : j'en atteste ce Dieu de miséricorde, je n'ai jamais été magicien; je n'ai connu de mys- tères que ceux de la religion catholique, aposto- lique et romaine, dans laquelle je meurs : j'ai beau- coup péché contre moi, mais jamais contre Dieu et Notre-Scigneur...
— N'achève pas! s'écria le capucin, affectant de lui fermer la bouche avant qu'il prononçât le nom du Sauveur; misérable endurci, retourne au démon qui t'a envoyé !
Il fit signe à quatre prêtres, qui, s'approchant avec des goupillons à la main, exorcisèrent 1 air que le magicien respirait, la terre qu'il touchait et le bois qui devait le brûler. Pendant celte céré- monie, le lieutenant criminel lut à la hâte l'arrêt, que l'on trouve encore dans les pièces de ce procès, en date du 18 août 1639, déclarant Urhain Gvan- dier dûment atteint et convaincu du crime de magie, maléfice, possession, es personnes d'aucunes religieuses ursulincs de Loudiin. et autres sécu- liers, etc.
Le lecteur, ébloui par un éclair, s'arrêta un instant, et, se tournant du côté de M. de Laubar- demont, lui demanda si, vu le temps qu'il faisait,
Vy PROCÈS RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII 211
l'exécution ne pouvait pas être remise au lendemain ; celui-ci répondit :
— Larrèt porte exécution dans les vingt-quatre heures : ne craignez point ce peuple incrédule, il va être convaincu...
Toutes les personnes les plus considérables et beaucoup d'étrangers étaient sous le péristyle et s avancèrent, Cinq-Mars parmi eu.x.
— ... Le magicien na jamais pu prononcer le nom du Sauveur et repousse son image.
Lactance sortit en ce moment du milieu des péni- tents, ayant dans sa main un énorme crucifix de fer qu'il semblait tenir avec précaution et respect; il l'approcha des lèvres du patient, qui, effectivement, se jeta eu arrière, et. réunissant toutes ses forces, fit un geste du bras qui fit tomber la croix des mains du capucin.
— Vous le voyez, s écria celui-ci, il a renversé le crucifix I
Un murmure s'éleva dont le sens était incertain.
— Profanation! s'écrièrent les prêtres. On s'avança vers le bûcher.
Cependant Cinq-Mars, se glissant derrière un pilier, avait tout observé d'un œil avide; il vit avec étonnement que le crucifix, en tombant sur les degrés, plus exposés à la pluie que la plate-forme, avait fumé et produit le bruit du plomb fondu jeté dans l'eau. Pendant que l'attention publique se portait ailleurs, il s'avança et y porta une main qu'il sentit vivement brûlée. Saisi d'indignation et de toute la fureur d'un cœur loyal, il prend le cru- cifix avec les plis de son manteau, s'avance vers Laubardemont, et le frappant au front :
— Scélérat, s'écrie-t-il, porte la marque de ce fer rousi!
212 CINQ-MARS
La foule entend ce mot et se précipite.
— Arrêtez cet insensé ! dit en vain l'indigne magistrat.
Il était saisi lui-même par des mains d'hommes qui criaient :
— Justice! au nom du Roi !
— Nous sommes perdus 1 dit Lactance, au bûcher ! au bûcher!
Les pénitents traînent Urbain vers la place, tandis que les juges et les archers rentrent dans l'église et se débattent contre dos citoyens furieux ; le bour- reau, sans avoir le temps d'attacher la victime, se hâta de la coucher sur le bois et d'y mettre la flamme. Mais la pluie tombait par torrents, et chaque poutre, à peine enflammée, s'éteignait en fumant. En vain Lactance et les autres chanoines eux-mêmes excitaient le foyer, rien ne pouvait vaincre l'eau qui tombait du ciel.
Cependant le tumulte qui avait lieu au péristyle de l'église s'était étendu tout autour de la place. Le cri de justice se répétait et circulait avec le récit de ce qui s'était découvert; deux barricades avaient été forcées, et, malgré trois coups de fusil, les archers étaient repoussés peu à peu vers le centre de la place. En vain faisaient-ils bondir leurs che- vaux dans la foule, elle les pressait de ses flots croissants. Une demi-heure se passa dans cette lutte, où la garde reculait toujours vers le bûcher qu elle cachait en se resserrant.
— Avançons, avançons, disait un homme, nous le délivrerons; ne frappez pas les soldats, mais qu'ils reculent! Voyez-vous, Dieu ne veut pas qu'il meure. Le bûcher s'éteint; amis, encore un effort. — Bien. — Renversez ce cheval. — Poussez, précipitez-vous.
La garde était rompue et renversée de toutes
rx PROCÈS RELIGIEUX SOUS LOUIS XIII 213'
parts, le peuple se jette en hurlant sur le bûcher; mais aucune lumière n'y brillait plus : tout avait disparu, même le bourreau. On arrache, on dis- perse les planches : l'une d'elles brûlait encore, et sa lueur fit voir sous un amas de cendre et de boue sanglante une main noircie, préservée du feu par un énorme bracelet de fer et une chaîne. Une femme eut le courage de louvrir; les doigts serraient une petite croix d'ivoire et une image de sainte Made- leine.
— Voilà ses restes! dit-elle en pleurant.
— Dites les reliques du martyr, répondit un» homme.
Cinq-Mars a été entraîné hors de Loudun par Grand- champ, un vieux serviteur de son père, et il continue sa route vers le midi, pour rejoindre l'armée royale.
Richelieu était alors à Xarbonne , travaillant au milieu de ses secrétaires, dont l'un, Olivier d Entraigues, venait d'être surpris s'occupant d'autre chose que du travail qui lui avait été confié, et avait été congédié sur- le-champ.
17. — LE CARDINAL ET L'ÉMINENCE GRISE
Les secrétaires redoublaient de silence et d ar- deur, lorsque, la porte s ouvrant rapidement de chaque côté, on vit paraître debout, entre les deux battants, un capucin qui. s'inclinant les bras croisés sur la poitrine, semblait attendre laumône ou l'ordre de se retirer. Il avait un teint rembruni, profondément sillonné par la petite vérole; des yeux assez doux, mais un peu louches et toujours cou- verts par des sourcils qui se joignaient au milieu
214 CINQ-MARS
du front; une bouche dont le sourire était rusé, malfaisant et sinistre: une barbe plate tt rousse à l'extrémité, et le costume de l'ordre de Saint-Fran- çois dans toute son horreur, avec des sandales et des pieds nus qui paraissaient fort indignes de s'es- suyer sur un tapis.
Tel qu'il était, ce personnage parut faire une grande sensation dans toute la salle; car, sans achever la phrase, la ligne ou le mot commencé, chaque écrivain se leva et sortit par la porte, où il se tenait toujours debout, les uns le saluant en pas- sant, les autres détournant la tête, les jeunes pages se bouchant le nez, mais par derrière lui, car ils paraissaient en avoir peur en secret. Lorsque tout le monde eut défilé, il entra enfin, faisant une pro- fonde révérence, parce que la porte était encore ouverte; mais sitôt qu'elle fut fermée, marchant sans cérémonie, il vint s'asseoir auprès du Cardinal, qui, l'ayant reconnu au mouvement qui se faisait, lui fit une inclination de tête sèche et silencieuse, le regardant fixement comme pour attendre une nou- velle, et ne pouvant s'empêcher de froncer le sourcil, comme à l'aspect d'une araignée ou de quelque autre animal désagréable.
Le Cardinal n'avait pu résister à ce mouvement de déplaisir, parce qu'il se sentait obligé, par la présence de son agent, à rentrer dans ces conver- sations profondes et pénibles dont il s'était reposé pendant quelques jours dans un pays dont l'air pur lui était favorable, et dont le calme avait un peu ralenti les douleurs de la maladie ; elle s'était changée en une fièvre lente; mais ses intervalles étaient assez longs pour qu'il pût oublier, pendant son absence, qu'elle devait revenir. Donnant donc un peu de repos à son imagination jusqu'alors infa-
LE CARDINAL ET l'ÉMINENCE GRISE 215
tigable, il attendait sans impatience, pour la pre- mière fois de ses jours peut-être, le retour des courriers qu'il avait fait partir dans toutes les directions, comme les rayons d'un soleil qui donnait seul la vie et le mouvement à la France. Il ne s'at- tendait pas à la visite qu'il recevait alors, et la vue d'un de ces hommes qu il trempait dans le crime, selon sa propre expression, lui rendit toutes les inquiétudes habituelles de sa vie plus présentes, sans dissiper entièrement le nuage de mélancolie qui venait d'obscurcir ses pensées.
Le commencement de sa conversation fut empreint de la couleur sombre de ses dernières rêveries; mais bientôt il en sortit plus vif et plus fort que jamais, quand la vigueur de son esprit rentra forcé- ment dans le monde réel.
Son confident, voyant qu'il devait rompre le silence le premier, le fit ainsi assez brusquement :
— Eh bien! monseigneur, à quoi pensez-vous?
— Hélas I Joseph , à quoi devons-nous penser tous tant que nous sommes, sinon à notre bonheur futur dans une vie meilleure que celle-ci? Je songe, depuis plusieurs jours, que les intérêts humains m'ont trop détourné de cette unique pensée : et jii me repens d'avoir employé quelques instants de loisir à des ouvrages profanes, tels que mes tragé- dies à' Europe et de Mirame, malgré la gloire que j'en ai tirée déjà parmi nos plus beaux esprits, gloire qui se répandra dans l'avenir.
Le père Joseph, plein des choses qu'il avait à dire, fut d'abord surpris de ce début; mais il con- naissait trop son maître pour en rien témoigner, et, sachant bien par où il le ramènerait à d'autres idées, il entra dans les siennes sans hésiter.
— Le mérite en est pourtant bien grand, dit-il
216 CINQ-MARS
avec un air de regret, et la France gémira de ce que ces œuvres immortelles ne sont pas suivies de pro- ductions semblables.
— Oui, mon cher Joseph, c'est en vain que des hommes tels que Boisrobert, Claveret, Colletet, Corneille, et surtout le célèbre Mairet, ont proclamé ces tragédies les plus belles de toutes celles que les temps présents et passés ont vu représenter; je me les reproche, je vous jure, comme un vrai péché mortel, et je ne m'occupe, dans mes heures de repos, que de ma Méthode des controverses, et du livre sur la Perfection du chrétien. Je songe que j'ai cinquante-six ans et une maladie qui ne pardonne guère.
— Ce sont des calculs que vos ennemis font aussi exactement que Votre Eminence, dit le père, à qui cette conversation commençait à donner de l'hu- meur, et qui voulait en sortir au plus vite.
Le rouge monta au visage du Cardinal.
— Je le sais, je le sais bien, dit-il, je connais toute leur noirceur, et je m'attends à tout. Mais qu'y a-t-il donc de nouveau?
— Nous étions convenus déjà, monseigneur, de remplacer mademoiselle d Hautefort; nous lavons éloignée comme mademoiselle de La Fayette, c'est fort bien ; mais sa place n'est pas remplie, et le Roi...
— Eh bien ?
— Le Roi a des idées qu il n'avait pas eues encore.
— Vraiment? et qui ne viennent pas de moi? Voilà qui va bien, dit le ministre avec ironie.
— Aussi, monseigneur, pourquoi laisser six jours entiers la place de favori vacante ? Ce n'est pas pru- dent, permettez que je le dise.
— Il a des idées, des idées! répétait Richelieu avec une sorte d'effroi; et lesquelles?
LE CARDINAL ET L ÉMINENCE GKISE 217
— Il a parlé de rappeler la R.eine-mère, dit le capucin à voix basse, de la rappeler de Cologne.
— Marie de Mcdicis I s'écria le Cardinal en frap- pant sur les bras de son fauteuil avec ses deux mains. Non, par le Dieu vivant I elle ne rentrera pas sur le sol de France, d'où je lai chassée pied par pied I L'Angleterre n'a pas osé la garder exilée par moi; la Hollande a craint de crouler sous elle, et mon royaume la recevrait! Xon, non, cette idée n'a pu lui venir par lui-même. Rappeler mon en- nemie, rappeler sa mère, quelle perfidie I non, il n'aurait jamais osé y penser...
Puis, après avoir rêvé un instant, il ajouta en fixant un regard pénétrant et encore plein du feu de sa colère sur le père Joseph :
— Mais... dans quels termes a-t-il exprimé ce désir? Dites-moi les mots précis.
— Il a dit assez publiquement, et en présence de Monsieur : « Je sens bien que 1 un des premiers devoirs d'un chrétien est d'être bon fils, et je ne résisterai pas longtemps aux murmures de ma con- science. »
— Chrétien I conscience I ce ne sont pas ses expressions ; c'est le père Caussin, c'est son confes- seur qui me trahit! s'écria le Cardinal. Perfide jésuite! je t'ai pardonné ton intrigue de La Fayette; mais je ne te passerai par tes conseils secrets. Je ferai chasser ce confesseur, Joseph, il est l'ennemi de lEtat, je le vois bien. Mais aussi j'ai agi avec négligence depuis quelques jours; je n'ai pas assez hâté l'arrivée de ce petit d Effiat, qui réussira, sans doute : il est bien fait et spirituel, dit-on. Ah! quelle faute! je méritais une bonne disgrâce moi- même. Laisser près du Roi ce renard jésuite, sans lui avoir donné mes instructions secrètes, sans
13
218 CINQ-MARS
avoir un otage, un gage de sa fidélité à mes ordres î quel oubli ! Joseph, prenez une plume et écrivez vite ceci pour l'autre confesseur que nous choisirons mieux. Je pense au père Sirmond...
Le père Joseph se mit devant la grande table, prêt il écrire, et le Cardinal lui dicta ces devoirs de nouvelle nature, que, peu de temps après, il osa faire remettre au Pioi, qui les reçut, les respecta, et les apprit par cœur comme les commandements de l'Eglise. Ils nous sont demeurés comme un monument effrayant de l'empire qu'un homme peut iirracher à force de temps, d'intrigues et d audace :
I. Un prince doit avoir un premier ministre, et ce premier ministre trois qualités : lo qu il n'ait pas d'autre passion que son prince; 2° qu'il soit habile €t fidèle; 3> qu'il soit ecclésiastique.
II. Un prince doit parfaitement aimer son premier ministre.
III. rs'e doit jamais changer son premier ministre.
IV. Doit lui dire toutes choses.
Y. Lui donner libre accès auprès de sa personne.
VI. Lui donner une souveraine autorité sur le peuple.
VII. De grand honneurs et de grand biens.
VIII. Un prince n'a pas de plus riche trésor que son premier ministre.
XI, Un prince ne doit pas ajouter foi à ce qu on dit contre son premier ministre, ni se plaire à en entendre médire.
X. Un prince doit révéler à son premier ministre tout ce qu'on a dit contre lui, quand inéine on aurait exigé du prince qu'il farderait le secret.
XI. Un prince doit non seulement préférer le bien de son État, mais sou premier ministre à tous ses parents.
LE CARDINAL ET LÉMINENCE GRISE 219
Tels étaient les commandements du dieu de la France, moins étonnants encore que la terrible naïveté qui lui fait léguer lui-même ses ordres à la postérité, comme si, elle aussi, devait croire en lui.
Tandis qu'il dictait son instruction, en la lisant sur un petit papier écrit de sa main, une tristesse profonde paraissait s'emparer de lui à chaque mot; et, lorsqu'il fut au bout, il tomba au fond de son fauteuil, les bras croisés et la tète penchée sur son estomac.
Le père Joseph, interrompant son écriture, se leva, et allait lui demander s'il se trouvait mal, lorsqu'il entendit sortir du fond de sa poitrine ces paroles lugubres et mémorables :
— Quel ennui profond ! quels interminables inquié- tudes! Si l'ambitieux me voyait, il fuirait dans un désert. Qu est-ce que ma puissance? Un misérable reflet du pouvoir royal; et que de travaux pour fixer sur mon étoile ce rayon qui flotte sans cesse! Depuis vingt ans je le tente inutilement. Je ne com- prends rien à cet homme! il n'ose pas me fuir; mais on me l'enlève : il me glisse entre les doigts... Que de choses j aurais pu faire avec ses droits héréditaires, si je les avais eus! Mais employer tant de calculs à se tenir en équilibre ! que reste- t-il de génie pour les entreprises ? J'ai l'Europe dans ma main, et je suis suspendu à un cheveu qui tremble. Qu'ai-je affaire de porter mes regards sur les cartes du monde, si tous mes intérêts sont ron- fcrniés dans mon étroit cabiuet?Ses six pieds dCs- pace me donnent plus de peine à goiivoriier t]iie toute la terre. Yoilà donc ce qu'est un premier ministre! Enviez-moi mes gardes à présent!
Ses traits étaient décomposés de manière à faire craindre quelque accident, et il lui prit une toux
220 CINQ-MARS
violente et longue, qui finit par un léger crache- ment de sang. Il vit que le père Joseph, effrayé, allait saisiz' une clochette d'or posée sur la table, et se levant tout à coup avec la vivacité d'un jeune homme, il l'arrêta et lui dit :
— Ce n'est rien, Joseph, je me laisse quelquefois aller au découragement; mais ces moments sont courts, et j'en sors plus fort qu'avant. Pour ma sauté, je sais parfaitement où j'en suis; mais il ne s'agit pas de cela. Qu'avez-vous fait à Paris ? Je suis content de voir le Roi arrivé dans le Béarn comme je le voulais : nous le veillerons mieux. Que lui avcz-vous montré pour le faire partir?
— Une bataille à Perpignan.
— Allons, ce n'est pas mal. Eh bien, nous pou- vons la lui arranger; autant vaut cette application qu'une autre à présent. Mais la jeune Reine, la jeune Reine, que dit-elle ?
— Elle est encore furieuse contre vous. Sa cor- respondance découverte, l'interrogatoire que vous lui fîtes subir !
— Bah ! un madrigal et un moment de soumis- sion lui feront oublier que je l'ai séparée de sa maison d'Autriche et du pays de son Buckingham. Mais que fait-elle ?
— D'autres intrigues avec Monsieur. Mais, comme toutes ses confidentes sont à nous, en voici les rapports jour pour jour.
— Je ne me donnerai pas la peine de les lire ; tant que le duc de Bouillon sera en Italie, je ne crains rien de là; elle peut rùver de petites conju- rations avec Gaslon au coin du feu: il s'en tient toujours aux aimables intentions qu'il a quelquefois, et n'exécute l>ien que ses sorties du royaume ; il en est à la troisième. Je lui procurerai la quatrième
LE CARDINAL ET L ÉMINENÙE CRISE 221
quand il voudra; il ne vaut pas le coup de pistolet que tu fis donner au comte de Soissons, Ce pauvre comte n'avait cependant guère plus d'énergie.
Ici le cardinal, se rasseyant dans sou fauteuil, se mit à rire assez gaîment pour un homme d'Etat.
— Je rirai toute ma vie de leur expédition d'Amiens. Ils me tenaient là tous deux. Chacun avait bien cinq cents gentilshommes autour de lui, armés jusqu'aux dents, et tout près à m'expédier comme Concini; mais le grand Yitry n'était plus là; ils m'ont laissé parler une heure fort tranquil- lement avec eux de la chasse et de la Fête-Dieu, et ni 1 un ni 1 autre n'a osé faire un signe à tous ces coupe-jarrets. Xous avons su depuis, par Chavigny, qu'ils attendaient depuis deux mois cet heureux moment. Pour moi, en vérité, je no remarquai rien du tout, si ce n'est ce petit brigand d abbé de Gondi qui rôdait autour de moi et avait lair de cacher quelque chose dans sa manche; ce fut ce qui me lit monter en carrosse.
— A propos, monseigneur, la reine veut le faire coadjuteur absolument.
— Elle est folle ! il la perdra si elle s'y attache : c'est un mousquetaire manqué, un diable en sou- tane; lisez son Histoire de Fiesque, vous ly verrez lui-même. Il ne sera rien tant que je vivrai.
— Eh quoi ! vous jugez si bien et vous faites venir un autre ambitieux de son âge ?
— Quelle différence! Ce sera une poupée, mon ami, une vraie poupée, que ce jeune Cinq-Mars; il ne pensera qua sa fraise et à ses aiguillettes; sa jolie tournure m en répond, et je sais qu'il est doux et faible. Je lai préféré pour cela à son frère aîné; il fera ce que nous voudrons.
— Ahl monseigneur, dit le père d un air de doute,
222 CINQ -MARS
je ne me suis jamais Hé aux gens dont les formes sont si calmes, la flamme intérieure en est plus dangereuse. Souvenez-vous du maréchal d'ECfiat, son père.
— Mais, encore une fois, c'est un enfant, et je rélèverai ; au lieu que le Gondi est déjà un factieux accompli, un audacieux que rien n'arrête ; il a osé me disputer madame de la Meilleraie, concevez-vous cela ? csl-ce croyable, à moi ? Un petit prestolet, qui n'a d'autre mérite qu un mince babil assez vif et un air cavalier. Heureusement que le mari a pris soin lui-même de l'éloigner.
Le père Joseph, qui n'aimait pas mieux son maître lorsqu'il parlait de ses bonnes fortunes que de ses vers, fit une grimace qu'il voulait rendre fine et ne fut que laide et gauche; il s'imagina que l'expression de sa bouche, tordue comme celle d'ua singe, voulait dire : Ah! qui peut résister à monsei- gneur? mais monseigneur y lut : Je suis un cuistre qui ne sais rien du grand monde, et, sans transi- tion, il dit tout à coup, en prenant sur la table une lettre de dépèches :
— Le duc de Rohan est mort, c est une bonne nouvelle ; voilà les huguenots perdus. Il a eu bien du bonheur : je Tavais fait condamner par le parle- ment de Toulouse à être tiré à quatre chevaux, et il meurt tranquillement sur le champ de bataille de Rheinfeld. Mais qu'importe ? le résultat est le même. Voilà encore une grande tête par terre ! Comme elles sont tombées depuis celle de Montmorency! Je n'en vois plus guère qui ne s'incline devant moi. Nous avons déjà à peu près puni toutes nos dupes de Versailles; certes, on n'a rien à me reprocher : j'exerce contre eux la loi du talion, et je les traite comme ils ont voulu me faire traiter au conseil de
LE CARDINAL ET L ÉMINEN'CE GRISE 223
la Reine-mère. Le vieux radoteur de Bassompierre en sera quitte pour la prison perpétuelle, ainsi que l'assassin maréchal de Vitry, car ils n'avaient voté que cette peine pour moi. Quant au Marillac, qui conseilla la mort, je la lui réserve au premier faux pas, et te recommande, Joseph, de me le rappeler; il faut être juste avec tout le monde. Reste donc encore debout ce duc de Bouillon, à qui son Sedan donne de l'orgueil; mais je le lui ferai bien rendre. C'est une chose merveilleuse que leur aveuglement', ils se croient tous libres de conspirer, et ne voient pas qu'ils ne font que voltiger au bout des fils que je tiens d'une main, et que j'allonge quelquefois pour leur donner de lair et de 1 espace. Et pour la mort de leur cher duc, les huguenots ont-ils bien crié comme un seul homme ?
— Moins que pour l'affaire de Louduu, qui s'est pourtant terminée heureusement.
— Quoi! heureusement^ J espère que Grandier est mort ?
— Oui; c'est que je voulais dire. Votre Eminence doit être satisfaite; tout a été fini dans les vingt- quatre heures; on n'y pense plus. Seulement Lau- bardemont a fait une petite étourderie, qui était de rendre la séance publique; c est ce qui a causé un peu de tumulte ; mais nous avons les signalements des perturbateurs que l'on suit.
— C'est bien, cest très bien. Urbain était un homme trop supérieur pour le laisser là ; il tour- nait au protestantisme ; je parierais qu il aurait fini par abjurer; son ouvrage contre le célibat des prêtres me l'a fait conjecturer; et, dans le doute, retiens ceci, Joseph : il faut toujours mieux couper l'arbre avant que le fruit soit poussé. Ces hugue- nots, vois-tu, sont une vraie république dans
224 CINQ-MARS
l'Etat : si une fois ils avaient la majorité en France, la monarchie serait perdue ; ils établiraient quelque gouvernement populaire qui pourrait être durable.
— Et quelles peines profondes ils causent tous les jours à notre saint-père le pape! dit Joseph.
— Ah ! interrompit le cardinal, je te vois venir : tu veux me rappeler son entêtement à ne pas te donner le chapeau. Sois tranquille, j'en parlerai aujourd'hui au nouvel ambassadeur que nous envoyons. Le maréchal d'Estrées obtiendra en arrivant ce qui traîne depuis deux ans que nous t'avons nommé au cardinalat; je commence aussi à trouver que la pourpre tirait bien, car les taches de sang ne s'y voient pas.
Et tous deux se mirent à rire, l'un comme un maître qui accable de tout son mépris le sicaire qu'il paye, l'autre comme un esclave résigné à toutes les humiliations par lesquelles on s'élève.
Le rire qu'avait excité la sanglante plaisanterie du vieux ministre durait encore, lorsque la porte du cabinet s'ouvrit, et un page annonça plusieurs courriers qui arrivaient à la fois de divers points; le père Joseph se leva, et, se plaçant debout, le dos appuyé contre le mur, comme une momie égyp- tienne, ne laissa plus paraître sur son visage qu'une stupide contemplation. Douze messagers entrèrent successivement, revêtus de déguisements divers : l'un seml)lait un soldat suisse; un autre un vivan- dier; un troisième, un maître maçon; on les faisait entrer dans le palais par un escalier et un corridor secrets, et ils sortaient du cabinet par une porte opposée à celle qui les introduisait, sans pouvoir se rencontrer ni se communiquer rien de leurs dépêches. Chacun d'eux déposait un pacjuet de papiers roulés ou plies sur la grande table, parlait
LE CARDINAL ET L EMI.NE.XCE GRISE 225
un instant au cardinal dans l'embrasure dune croisée, et partait. Richelieu s était levé brusque- ment dès l'entrée du premier messager, et, attentif à tout faire par lui-même, il les reçut tous, les écouta et referma de sa main sur eux la porte do sortie. Il fit signe au père Joseph quand le derniei fut parti, et, sans parler, tous deux ouvrirent ou plutôt arrachèrent les paquets des dépèches, et se dirent, en deux mots, le sujet des lettres.
— Le duc de Weimar poursuit ses avantages ; le duc Charles est battu; l'esprit de notre général est assez bon; voici de bons propos qu'il a tenus à à dîner. Je suis content.
— Monseigneur, le vicomte de Tureune a repris les places de Lorraine; voici ses conversations particulières...
— Ah! passez, passez cela; elles ne peuvent pas être dangereuses. Ce sera toujours un bon et hon- nête homme, ne se mêlant point de politique ; pourvu qu'on lui donne une petite armée à disposer comme une partie d'échecs, n'importe contre qui, il est content; nous serons toujours bons amis.
— Voici le long Parlement qui dure encore en Angleterre. Les communes poursuivent leur projet : voici des massacres en Irlande... Le comte de Strafford est condamné à mort.
— A mort I quelle horreur I
— Je lis : « Sa Majesté Charles 1^' n a pas eu le courage de signer 1 arrêt, mais il a désigné quatre commissaires... »
— Roi faible, je t'abandonne. Tu n'auras plus notre argent. Tombe, puisque tues ingrat!... Oh! malheureux ^Ventworth!
Et une larme parut aux yeux de Richelieu; ce même homme qui venait de jouer avec la vie de
226 CINQ-MARS
tant d'autres, pleura un ministre abandonné de son prince. Le rapport de cette situation à la sienne l avait frappé, et c'était lui-même qu'il pleurait dans cet étranger. Il cessa de lire à haute voix les dépêches qu'il ouvrait, et son confident l'imita. Il parcourut avec une scrupuleuse attention tous les rapports détaillés des actions les plus minutieuses et les plus secrètes de tout personnage un peu important; rapports qu il faisait toujours joindre à ses nouvelles par ses habiles espions. On attachait ces rapports secrets aux dépèches du Roi, qui devaient toutes passer par les mains du Cardinal, et être soigneusement repliées, pour arriver au prince épurées et telles qu'on voulait les lui faire lire. Les notes particulières furent toutes brûlées avec soin par le Père, quand le cardinal en eut pris connaissance; et celui-ci cependant ne paraissait point satisfait : il se promenait fort vite en long et en large dans l'appartement avec des gestes d'in- quiétude, lorsque la porte s'ouvrit et un treizième courrier entra. Ce nouveau nussagcr avait l'air d'un enfant de quatorze ans à peine; il tenait sous le bras un paquet cacheté de noir pour le Roi, et ne donna au Cardinal qu'un petit billet sur lequel un regard dérobé de Joseph ne put entrevoir que quatre mots. Le Duc tressaillit, le déchira en mille pièces, et, se courbant à l'oreille de l'enfant, lui parla assez longtemps sans réponse ; tout ce que Joseph entendit fut, lorsque le Cardinal le fit sortir de la salle : Fais-y bien attention, pas avant douze heures d'ici.
Pendant cet aparté du Cardinal, Joseph s'était occupé à soustraire de sa vue un nombre infini de libelles qui venaient de Flandre et d'Allomagne, et que le ministre voulait voir, quelque amers qu ils
LE CARDINAL ET L EMINE>CE GRISE 227
fussent pour lui. Il affectait à cet égard une philo- phie qu'il était loin d'avoir, et, pour faire illusion à ceux qui l'entouraient, il feignait quelquefois de trouver que ses ennemis n'avaient pas tout à fait tort, et de rire de leurs plaisanteries; cependant ceux qui avaient une connaissance plus approfondie de son caractère démêlaient une rage profonde sous cette apparente modération et savaient qu il n'était satisfait que lorsqu'il avait fait condamner par le Pai'lement le livre ennemi à être brûlé en place de Grève, comme injurieux au Roi en la per- sonne de son ministre l illustrissime Cardinal , comme on le voit dans les arrêts du temps, et que son seul regret était que l'auteur ne fût pas à la place de l'ouvrage : satisfaction quil se donnait quand il le pouvait, comme il le fit pour Urbain Grandier.
C'était son orgueil colossal qu'il vengeait ainsi sans se l'avouer à lui-même, et travaillant long- temps, un an quelquefois, à se persuader que 1 in- térêt de l'Etat y était engagé. Ingénieux àrattacherses affaires particulières à celles de la France, il s'était convaincu lui-même qu elle saignait des blessures qu il recevait. Joseph, très attentif à ne pas pro- voquer sa mauvaise humeur dans ce moment, mit à part et déroba un livre intitulé : Mystères poli- tiques du Cardinal de la Rochelle; un autre, attribué à un moine de ^Munich, dont le titre était : Questions quolibétiques, ajustées au temps présent, et Impiété sanglante du dieu Mars. Lhonnète avocat Aubery, qui nous a transmis une des plus fidèles histoires de Véminentissime Cardinal, est transporté de fureur au seul titre du premier de ces livres, et s'écrie que le grand ministre eut bien sujet de se glorifier que ces ennemis, inspirés contre leur gré du même enthousiasme qui a fait rendre
S38
a:«Q-MARs
élfs oracUs à l dnesse de Balaam, à CaJphe et tiutres qui semblaient plus indifrics du don de la prophétie, rappelaient à l*on titre Cardinal de la Rockelle, puisqu'il a%'ait. trois ans après leurs écrits, réduit cette ville, du même que Scipion a été nommé V. Africain pour ax^ir suhiufué cette province. Peu sen fallut que le père Joseph, qui était néces- sai: ians les mêmes idt5os. n exprimât dans
le> - termes son indi^rnation ; car il se rappe-
lait avec douleur la part de ridicule qu'il avait prise dans le siège de la Rochelle, qui. tout en n étant pas une pro%'ince comme 1 Afrique, s était permis de résister à téminentissime Cardinal , quoique le père Joseph eût voulu faire passer les troupes par an égout, se piquant d être assez habile dans l'art des sièges. Cependant il se contint, et eut encore le temps de cacher le libelle moqueur dans la poche de sa robe brune avant que le ministre eût congédié son jeune courrier et fût revenu de la porte à la table.
— Le départ, Joseph, le départ ! dit-il. Ouvre les portes à toute cette cour qui m assiège, et allons trouver le Roi, qui m attend à Perpignan; je le tiens cette fois pour toujours.
.\près le départ du père Joseph et avant d'aller rejoindre le Roi à F '..le cardinal fait ouvrir sa
porte et voit défiler li les p]n« g^and« nom* de
France, le • i cslrees, le ce: ' '••.
le lientenani ^ ;_. Fabert, le futur : • ^ :n-
berg, encore dacdHallaîn. le jeune Maxarin, le duc d'.\.D- goulcme, le maréchal de Vitrv, etc.... Cest avec tout ce monde et aa milieu d'une brillant*» escorte de mousque- taire* et de chevau-légers que I rejoint larmée Royale et attendra l'heore de se ; r à Louis XIIL
Devant la tente de celui-ci sont deja reunis de nombreux courtisans, parmi lesquels on voit le jeune abbé de Gondi,
ii
PO SrtRS
rN COUP DE MAITRE
229
toujours batailleur, qui provoque M. de Launay et finit, après avoir essuyé plusieurs refus, par trouver un second dans la personne d'un jeune seigneur nouvellement arrivé au camp, qui nest autre qu'Henri de Cinq-Mars. Quelques instants plus tard, deux huissiers annoncent que la réception va commencer, et la foule des cour- tisans se précipite dans la tente royale.
18
UN COUP DE MAITRE
Devant une très petite table entourée de fauteuils dorés, était debout le Roi Louis XIII, environné des grands officiers de la couronne ; son costume était fort élégant : une sorte de veste de couleur chamois, avec les manches ouvertes et ornées d ai- guillettes et de rubans bleus, le couvrait jusqu'à la ceinture. Un haut-de-chausses large et flottant ne lui tombait qu'aux genoux, et son étoffe jaune et rayée de rouge était ornée en bas de rubans bleus. Ses bottes à l'écuyère, ne sélevant guère à plus de trois pouces au-dessus de la cheville du pied, étaient doublées d'une profusion de dentelles, et si larges, quelles semblaient les porter comme un vase porte des fleurs. Un petit manteau de velours bleu, où la croix du Saint-Esprit était brodée, cou- vrait le bras gauche du Roi. appuyé sur le pom- meau de son épée.
Il avait la tète découverte, et 1 on voyait parfai- tement sa figure pâle et noble éclairée par le soleil que le haut de sa tente laissait pénétrer. La petite barbe pointue que Ion portait alors augmentait encore la maigreur de son visaçre, mais en accrois- sait aussi l'expression mélancolique; à sou front élevé, à son profil antique, à son nez aquilin, on
228 CIXQ-MARS
des oracles à Vânesse de Balaam, à Caïphe et autres qui semblaient plus indif^ncs du don de la prophélie, l'appelaient à bon titre Cardinal de la Rochelle, puisqu'il a^'ait, trois ans après leurs écrits, réduit cette ville, du même que Scipion a été nommé V Africain pour avoir subjugué cette province. Peu s'en fallut que le père Joseph, qui était néces- sairement dans les mêmes idées, n'exprimât dans les mêmes termes son indignation; car il se rappe- lait avec douleur la part de ridicule qu'il avait prise dans le siège de la Rochelle, qui, tout en n'étant pas une province comme l'Afrique, s'était permis de résister à l'éminentissime Cardinal , quoique le père Joseph eût voulu faire passer les troupes par un égout, se piquant d'être assez habile dans l'art des sièges. Cependant il se contint, et eut encore le temps de cacher le libelle moqueur dans la poche de sa robe brune avant que le ministre eût congédié son jeune courrier et fût revenu de la porte à la table.
— Le départ, Joseph, le départ! dit-il. Ouvre les portes à toute cette cour qui m'assiège, et allons trouver le Roi, qui m'attend à Perpignan; je le tiens cette fois pour toujours.
Après le départ du père Joseph et avant d'aller rejoindre le Roi à Perpignan, le cardinal fait ouvrir sa porte et voit défiler devant lui les plus grands noms de France, le maréchal d'Kstrées, le cardinal de la Valette, le lieutenant général Fabert, le futur maréchal de Schom- berg, encore duc d'Halluin, le jeune Mazarin, le duc d'An- goulème, le maréchal de Vitry, etc.... C'est avec tout ce monde et au milieu d'une brillante escorte de mousque- taires et de chevau-légers que Richelieu rejoint l'armée Royale et attendra l'heure de se présenter à Louis XIII.
Devant la tente de celui-ci sont déjà réunis de nombreux courtisans, parmi lesquels on voit le jeune abbé de Gondi,
rX COUP DE MAITRE 229
toujours batailleur, qui provoque M. de Launay et finit, après avoir essuvé plusieurs refus, par trouver un second dans la personne d'un jeune seigneur nouvellement arrivé au camp, qui nest autre qu'Henri de Cinq-Mars. Quelques instants plus tard, deux huissiers annoncent que la réception va commencer, et la foule des cour- tisans se précipite dans la tente royale.
18. — UN COUP DE MAITRE
Devant une très petite table entourée de fauteuils dorés, était debout le Roi Louis XIII, environné des grands officiers de la couronne ; son costume était fort élégant : une sorte de veste de couleur chamois, avec les manches ouvertes et ornées dai- guillcttes et de rubans bleus, le couvrait jusqu'à la ceinture. Un haut-de-chausses large et flottant ne lui tombait qu'aux genoux, et son étoffe jaune et rayée de rouge était ornée en bas de rubans bleus. Ses bottes à l'écuyère, ne s'élevant guère à plus de trois pouces au-dessus de la cheville du pied, étaient doublées d'une profusion de dentelles, et si larges, qu'elles semblaient les porter comme un vase porte des fleurs. Un petit manteau de velours bleu, où la croix du Saint-Esprit était brodée, cou- vrait le bras gauche du Roi. appuyé sur le pom- meau de son épce.
Il avait la tète découverte, et l'on voyait parfai- tement sa figure pâle et noble éclairée par le soleil que le haut de sa tente laissait pénétrer. La petite barbe pointue que l'on portait alors augmentait encore la maigreur de son visage, mais en accrois- sait aussi l'expression mélaiicolique; à son front élevé, à son profil antique, à son nez aquiliu, on
230 CI>'Q-MARS
reconnaissait un prince de la grande race des Bour bons; il avait tout de ses ancêtres, hormis la force du regard : ses yeux semblaient rougis par des larmes et voiles par un sommeil perpétuel, et l'incertitude de sa vue lui donnait l'air un peu égaré.
Il affecta en ce moment d'appeler autour de lui et d'écouter avec attention les plus grands ennemis du Cardinal, qu'il attendait à chaque minute, en se balançant un peu d'un pied sur l'autre, habitude héréditaire de sa famille ; il parlait avec assez de vitesse, mais s'interrompant pour faire un signe de tète gracieux ou un geste de la main à ceux qui passaient devant lui en le saluant profondément.
Il y avait deux heures pour ainsi dire que l'on passait devant le Roi sans que le Cardinal eût paru ; loute la cour était accumulée et serrée derrière le prince et dans les galeries tendues qui se prolon- geaient derrière sa tente; déjà un intervalle de temps plus long commençait à séparer les noms des courtisans que l'on annonçait.
— Ne verrons-nous pas notre cousin le Cardinal? dit le Roi en se retournant et regardant Montrésor, gentilhomme de Monsieur, comme pour l'encou- rager à répondre.
— Sire, on le croit fort malade en cet instant, repartit celui-ci.
— Et je ne vois pourtant que Votre Majesté qui le puisse guérir, dit le duc de Beaufort.
— Nous ne guérissons que les écrouelles, dit le Roi; et les maux du Cardinal sont toujours si mys- térieux, que nous avouons n'y rien connaître.
Le prince s'essayait aussi de loin à braver son ministre, prenant des forces dans la plaisanterie pour rompre mieux son joug insupportable, mais gi difficile à soulever. Il croyait presque y avoir
LX COUP DE MAITRE 231
réussi, et, soutenu par l'air de joie de tout ce qui l'environnait, il s'applaudissait déjà intérieurement d'avoir su prendre l'empire suprême et jouissait en ce moment de toute la force qu'il se croyait. Un trouble involontaire au fond du cœur lui disait bien que, cette heure passée, tout le fardeau de 1 Etat allait retomber sur lui seul; mais il parlait pour s'étourdir sur cette pensée importune, et se dissi- mulant le sentiment intime qu'il avait de son impuis- sance à régner, il ne laissait plus flotter sou imagina- tion sur le résultat des entreprises, se contraignant ainsi lui-même à oublier les pénibles chemins qui peuvent y conduire. Des phrases rapides se succé- daient sur ses lèvres.
— Nous allons bientôt prendre Perpignan, disait- il de loin à Fabert. — Eh bien. Cardinal, la Lorraine est à nous, ajoutait-il pour la Valette.
Puis, touchant le bras de Mazarin :
— Il n'est pas si difficile que Ion croit de mener tout un royaume, n'est-ce pas?
L'Italien, qui n'avait pas autant de confiance que le commun des courtisans dans la disgrâce du Cardinal, répondit sans se compromettre :
— Ah! Sire, les derniers succès de Votre Majesté, au dedans et au dehors, prouvent assez combien elle est habile à choisir ses instruments et à les diriger, et...
Mais le duc de Beaufort, l'interrompant avec cette confiance, cette voix élevée et cet air qui lui méri- tèrent par la suite le surnom d'Important, s'écria tout haut de sa tête :
— Pardieu, Sire, il ne faut que le vouloir; une nation se mène comme un cheval avec l'éperon et la bride; et comme nous sommes tous de bons cava- liers, on n'a qu'à prendre parmi nous tous.
233 CINQ-MARS
Cette belle sortie du fat n'eut pas le temps de faire son effet, car deux huissiers à la fois crièrent :
— Son Eminence!
Le Roi rougit involontairement, comme surpris en flagrant délit; mais bientôt, se raffermissant, il prit un air de hauteur résolue qui n'échappa point au ministre.
Celui-ci, revêtu de toute la pompe du costume de cardinal, appuyé sur deux jeunes pages et suivi de son capitaine des gardes et de plus de cinq cents gentilshommes attachés à sa maison, s'avança vers le Roi lentement, et s'arrèlant à chaque pas, comme éprouvant des souffrances qui l'y forçaient, mais en effet pour observer les physionomies qu'il avait en face. Un coup d'œil lui suffit.
Sa suite resta à l'entrée de la tente royale, et de tous ceux qui la remplissaient, pas un n'eut l'assu- rance de le saluer ou de jeter un regard sur lui; La Valette même feignait d'être fort occupé d'une con\tîrsation avec Montrésor; et le Roi, qui voulait le mal recevoir, affecta de le saluer légèrement et de continuer un aparté à voix basse avec le duc de Beaufort.
Le Cardinal fut donc forcé, après le premier salut, de s'arrêter et de passer du côté de la foule des courtisans, comme s'il eût voulu s'y confondre; mais son dessein était de les éprouver de plus près : ils reculèrent tous comme à l'aspect d'un lépreux ; le seul Fabert s'avança vers lui avec l'air franc et brusque qui lui était habituel, et employant dans son langage les expressions de son métier.
— Eh bien! monseigneur, vous faites une brèche au milieu d'eux comme un boulet de canon; je vous en demande pardon pour eux.
— Et vous tenez ferme devant moi comme devant
UN COUP DE MAITRE 233
l'ennemi, dit le Cardinal-Duc ; vous n'en serez pas fâché par la suite, mon cher Fabert.
Mazarin s'approcha aussi, mais avec précaution, du Cardinal, et, donnant à ses traits mobiles l'ex- pression d'une tristesse profonde, lui fit cinq ou six révérences fort basses et tournant le dos au groupe du Roi, de sorte que l'on pouvait les prendre de là pour ces saints froids et précipités que Ion fait à quelqu'un dont on veut se défaire, et du côté du Duc pour des marques de respect, mais d'une discrète et silencieuse douleur.
Le ministre, toujours calme, sourit avec dédain; et, prenant ce regard fixe et cet air de grandeur qui paraissait en lui dans les dangers imminents, il s'appuya de nouveau sur ses pages, et sans attendre un mot ou un regard de son souverain, prit tout à coup son parti et marcha directement vers lui en traversant le tente dans toute sa lon- gueur. Personne ne l'avait perdu de vue, tout en faisant paraître le contraire, et tout se tut, ceux même qui parlaient au Pvoi ; tous les courtisans se penchèrent en avant pour voir et écouter.
Louis XIII étonné se retourna, et, la présence d'esprit lui manquant totalement, il demeura immo- bile et attendit avec un regard glacé, qui était sa seule force, force d'inertie très grande dans un prince.
Le Cardinal, arrivé près du monarque, ne s'in- clina pas; mais, sans changer d'attitude, les yeux baissés et les deux mains posées sur l'épaule des deux enfants à demi courbés, il dit :
— Sire, je viens supplier Votre ^lajesté de mac- corder enfin une retraite après laquelle je soupire depuis longtemps. Ma santé chancelle; je sens que ma vie est bientôt achevée; léternité s'approche
234 CINQ-MARS
pour moi, et, avant de rendre compte au Roi éternel, je vais le faire au Roi passager. Il y a dix-huit ans, Sire, que vous m'avez remis entre les mains un royaume faible et divisé ; je vous le rends uni et puissant. Vos ennemis sont abattus et humiliés. Mon œuvre est accomplie. Je demande à Votre Majesté la permission de me retirer à Cîteau.x, où je suis abbé-général, pour y finir mes jours dans la prière et la méditation.
Le Roi, choqué de quelques expressions hau- taines de ces paroles, ne donna aucun des signes de faiblesse qu attendait le cardinal, et qu'il lui avait vus toutes les fois qu'il 1 avait menacé de quitter les affaires. Au contraire, se sentant observé par toute sa cour, il le regarda en roi et dit froide- ment :
— Nous vous remercions donc de vos services, monsieur le Cardinal, et nous vous souhaitons le repos que vous demandez.
Richelieu fut ému au fond, mais d'un sentiment de colère qui ne laissa nulle trace sur ses traits. « Voilà bien cette froideur, se dit-il en lui-même, avec laquelle tu laissas mourir Montmorency; mais tu ne m'échapperas pas ainsi. » Il reprit la parole en s'inclinant :
— La seule récompense que je demande de mes services, est que Votre Majesté daigne accepter de moi, en pur don, le Palais-Cardinal, élevé de mes deniers dans Paris.
Le Roi étonné fit un signe de tête consentant. Un murmure de surprise agita un moment la cour attentive.
— Je me jette aussi aux pieds de Votre Majesté pour qu'elle veuille m'accorder la révocation d'une rigueur que j'ai provoquée (je l'avoue publique-
r>" COUP DE MAITRE 235
ment), et que je regardai peut-être trop à la hâte comme utile au repos de TEtat. Oui, quand j'étais de ce monde, j oubliais trop mes plus anciens sen- timents de respect et d'attachement pour le bien général; à présent que je jouis déjà des lumières de la solitude, je vois que j'ai eu tort: et je me repens.
L attention redoubla, et l'inquiétude du R.oi devint visible.
— Oui, il est une personne, Sire, que j'ai toujours aimée, malgré ses torts envers vous et 1 éloigne- ment que les affaires du royaume me forcèrent à lui montrer; une personne à qui j'ai dû beaucoup, et qui vous doit être chère, malgré ses entreprises à main armée contre vous-même; une personne enfin que je vous supplie de rappeler de l'exil : je veux dire la Reine Marie de Médicis, votre mère.
Le Roi laissa échapper un cri involontaire, tant il était loiu de s attendre à ce nom. Une agitation tout à coup réprimée parut sur toutes les physiono- mies. On attendait en silence les paroles royales. Louis XIII regarda longtemps son vieux ministre sans parler, et ce regard décida du destin de la France. Il se rappela en un moment tous les ser- vices infatigables de Richelieu, son dévouement sans bornes, sa surprenante capacité, et s'étonna d'avoir voulu s'en séparer; il se sentit profondé- ment attendri à cette demande, qui allait chercher sa colère au fond de son cœur pour 1 en arracher, et lui faisait tomber des mains la seule arme qu il eût contre son ancien serviteur; l'amour filial amena le pardon sur ses lèvres et les larmes dans ses yeux; heureux d accorder ce qu il désirait le plus au monde, il tendit la main au Duc avec toute la noblesse et la bonté d'un Bourbon. Le Cardinal
216 CI?>Q-MARS
s'iucliua, la baisa avec respect; et son tœur, qui aurait dû se briser de repentir, ne se remplit que de la joie d'un orgueilleux triomphe.
Le prince touché, lui abandonnant sa main, se retourna avec grâce vers sa cour, et dit d'une voix très émue :
— Nous nous trompons souvent, messieurs, et surtout pour connaître un aussi grand politique que celui-ci; il ne nous quittera jamais, j'espère, puisqu'il a un cœur aussi bon que sa tète.
Aussitôt le cardinal de La Valette s'empara du bas du manteau du Roi pour le baiser avec l'ardeur d'un amant, et le jeune Mazarin en fit presque autant au Duc de Richelieu lui-même, prenant un visage rayonnant de joie et d'attendrissement avec l'admi- rable souplesse italienne. Deux flots d'adulateurs fondirent, l'un sur le Roi, l'antre sur le ministre : le premier groupe, non moins adroit que le second, quoique moins discret, n'adressait au prince que les remercîments que pouvait entendre le ministre, et brûlait aux pieds de l'un Tencens qu'il destinait à l'autre. Pour Richelieu, tout en faisant un signe de tète à droite et donnant un sourii-e ;i gauche, il fit deux pas, et se plaça debout à la droite du Roi, comme à sa place naturelle. Un étranger en entrant eût plutôt pensé que le Roi était à sa gauche. — Le maréchal d'Estrécs et tous les ambassadeurs, le duc d'Angoulème, le duc d'Halluin (Schomberg), le maréchal de Châtillon et tous les grands officiers de l'armée et de la couronne l'entouraient, et chacun d'eux attendait impatiemment que le compliment des autres fût achevé pour apporter le sien, crai- gnant qu'on ne s'emparât du madrigal flatteur qu'il venait d'improviser, ou de la formule d'adulation qu'il inventait. Pour Fabert, il s'était retiré dans un
U^' COUP DE MAITRE 237
bom de la tente, et ne semblait pas avoir fait grande attention à toute cette scène. Il causait avec Mon- trésor et les g-entilshommes de Monsieur, tous en- nemis jurés du Cardinal, parce que, hors de la foule qu'il fuyait, il n'avait trouvé qu'eux à qui parler. Cette conduite eût été d'une extrême mala- dresse dans tout autre moins connu; mais on sait que, tout en vivant au milieu de la cour, il ignorait toujours ses intrigues ; et on disait qu'il revenait d une bataille gagnée comme le cheval du Roi de la chasse, laissant les chiens caresser leur maître et se partager la curée, sans chercher à rappeler la part qu il avait eue au triomphe.
L'orage semblait donc entièrement apaisé, et aux agitations violentes de la matinée succédait un calme fort doux; un murmure respectueux interrompu par des rires agréables, et 1 éclat des protestations d'attachement, étaient tout ce qu'on entendait dans la tente. La voix du Cardinal s'élevait de temps à autre pour s'écrier : — Cette pauvre Reine I nous allons donc la revoir I je n'aurais jamais osé espérer ce bonheur avant de mourir! Le Roi l'écoutait avec confiance et ne cherchait pas à cacher sa satisfac- tion : C'est vraiment une idée qui lui est venue d en haut, disait-il; ce bon Cardinal, contre lequel on m'avait tant fâché, ne songeait qu à 1 union de ma famille; depuis la naissance du Dauphin, je n'ai pas goûté de plus vive satisfaction qu'en ce moment. La protection de la sainte Vierge est visible pour le royaume.
En ce moment un capitaine des gardes vint parler à l'oreille du prince.
— Un courrier de Cologne? dit le Roi; qui! m'attende dans mon cabinet.
Puis, n'y tenant pas : — J'y vais, j'y vais, dit-il.
238 CINQ-MARS
Et il entra seul dans une petite tente carrée atte- nante à la gi'ande. On y vit un jeune courrier tenant un portefeuille noir, et les rideaux s'abaissèrent sur le Roi.
Le Cardinal, resté seul maître de la cour, en concentrait toutes les adorations; mais on s'aperçut qu'il ne les recevait plus avec la même présence d'esprit; il demanda plusieurs fois quelle heure il était, et témoigna un trouble qui n était pas joué; ses regards durs et inquiets se tournaient vers le • cabiuet : il s'ouvrit tout à coup; le Roi reparut seul, et s'arrêta à l'entrée. Il était plus pâle qu'à l'ordinaire et tremblait de tout son corps ; il tenait à la main une large lettre couverte de cinq cachets noirs.
— Messieurs, dit-il avec une voix haute, mais entre- coupée, la Reine-mère vient de mourir à Cologne, et en j'ai peut-être pas été le premier à l'apprendre, ajouta-t-il en jetant un regard sévère sur le Car- dinal impassible; mais Dieu sait tout. Dans une heure, à cheval, et l'attaque des lignes, Messieurs les Maréchaux, suivez-moi.
Et il tourna le dos brusquement, et rentra dans son cabinet avec eux.
La cour se retira après le ministre, qui, sans donner un signe de tristesse ou de dépit, sortit aussi gravement qu'il était entré, mais en vainqueur.
Cinq-Mars s'était rendu au rendez-vous fixé par Gondi, c'est-à-dire au Bastion espagnol; il se mit, en attendant, à examiner la situation de la place et se rendit compte que la face nord, qu'on attaquait, était d'un abord fort difficile, tandis que le côté sud où il se trouvait n'en avait que l'apparence et était à peine gardé.
L'arrivée des adversaires et de leurs seconds, parmi lesquels il reconnut le conseiller de Thou, son meilleur
CI.VQ-MARS PRÉSENTÉ A LOUIS XIII 239
ami. interrompt son examen. Les conditions du combat ayant été réglées d'avance, celui-ci commence presque aussitôt et se termine, dès la première passe, par la mort de M. de Launay, qui a la tète emportée par un coup de pistolet de Gondi, tiré presque à bout portant au milieu de la mêlée.
Pendant ce temps, de l'autre côté de la ville, la bataille s'est engagée, et les Compagnies Rouges de la Maison du Roi, avec M. de Coislin à leur tète, ont été « ramenées » dans la direction du sud par un fort parti de cavalerie ennemie qui, apprenant que le gros de l'armée espagnole est en mauvaise posture, abandonne la poursuite et retourne au milieu de l'action.
Un coup de mousquet, tiré du Bastion espagnol sur les cavaliers des Compas"nies rouges au moment où celles-ci sont en train de se rallier, provoque de leur part une attaque qui amène la prise du bastion; mais les combattants les plus acharnés en cette affaire ont été les jeunes gens du duel qui se trouvaient déjà en cet endroit et qui font des prodiges de valeur.
L'avis que la bataille est finie de l'autre côté de la ville met fin à un incident survenu entre un capitaine espagnol prisonnier qui avait offert de 1 argent à Cinq- Mars pour obtenir sa liberté et que Cinq-Mars avait souffleté; et M. de Coislin fuit ranger tout le monde en bataille sur le rempart, car le Roi, après avoir félicité le maréchal de Schomberg de la part qu'il a prise au succès de la journée, s'apprête à regagner le camp en passant la revue des troupes.
19. — CINQ-MARS PRESENTE A LOUIS XIII
Le Roi était prêt à reveuii* sur ses pas, quand le duc de Beaufort, le nez au vent et l'air étonné, s'écria :
— Mais, Sire, ai-je encore du feu dans les yeux,
240 CINQ-MARS
OU suis-je devenu fou d'un coup de soleil? 11 me semble que je vois sur ce bastion des cavaliers en habits rouges qui ressemblent furieusement à vos Chevau-légers que nous avons crus morts. Le Cardinal fronça le sourcil.
— C'est impossible, monsieur, dit-il ; 1 imprudence de M. de Coislin a perdu les Gens d'armes de Sa Majesté et ces cavaliers; c'est pourquoi j'osais dire au Roi tout à l'heure que si l'on supprimait ces corps inutiles, il pourrait en résulter de grands avantages, militairement parlant.
— Pardieu, Votre Eminence me pardonnera, reprit le duc de Bcaufort, mais je ne me trompe point, et en voici sept ou huit à pied qui poussent devant eux des prisonniers.
— Eh bien, allons donc visiter ce point, dit le Roi avec nonchalance; si j'y retrouve mon vieux Coislin, j'en serai bien aise.
Il fallut suivre.
Ce fut avec de grandes précautions que les che- vaux du Roi et de sa suite passèrent h travers le marais et les débris, mais ce fut avec un grand étonnemcnt qu'on aperçut en haut les deux Compa- gnies Rouges en bataille comme un jour de parade.
— Vive Dieu! cria Louis XIII, je crois qu'il n'en manque pas un. Eh bien, marquis, vous tenez parole, vous prenez des murailles à cheval.
— Je crois que ce point a été mal choisi, dit Richelieu d'un air de dédain; il n'avance en rien la prise de Perpignan et a dû coûter du monde.
— Ma foi, vous avez raison, dit le Roi (adressant pour la première fois la parole au Cardinal avec un air moins sec, depuis l'entrevue qui suivit la nou- velle de la mort de la Reine), je regrette le sang qu'il a fallu verser ici.
CINQ-MARS PRÉSENTÉ A LOUIS XIII 241
— Il n'y a eu, Sire, que deux de uos jeunes gens blessés à cette attaque, dit le vieux Coislin, et nous V avons gagné de nouveaux compagnons d'armes dans les volontaires qui nous ont guidés.
— Qui sont-ils? dit le priuce.
— Trois d'entre eux se sont retirés modeste- ment, Sire; mais le plus jeune, que vous voyez, était le premier à l'assaut, et m'en a donné l'idée. Les deux Compagnies réclament Ihonneur de le présenter à Votre Majesté.
Cinq-Mars, à cheval derrière le vieux capitaine, ôta son chapeau, et découvrit sa jeune et pâle ligure, ses grands yeux noirs et ses longs cheveux bruns.
— Voilà des traits qui me rappellent quelqu un dit le Pioi ; qu'en dites-vous. Cardinal?
Celui-ci avait déjà jeté un coup d'œil pénétrant sur le nouveau venu, et dit :
— Je me trompe, ou ce jeune homme est...
— Henry d'Efliat, dit à haute voix le volontaire en s'inclinant.
— Comment donc , Sire , c est lui-même que j'avais annoncé à Votre Majesté, et qui devait lui être présenté de ma main, le second fils du maré- chal.
— Ah ! dit Louis XIII avec vivacité, j'aime à le voir présenté par ce bastion. Il y a bonne grâce, mon enfant, à l'être ainsi quand on porte le nom de notre vieil ami. Vous allez nous suivre au camp, où nous avons beaucoup à vous dire. Mais que vois-je! vous ici, monsieur de Thou I qui ètes-vous venu juger?
— Je crois, Sire, répondit Coislin, qu'il a plutôt condamné à mort quelques Espagnols, car il est entré le second dans la place.
— Je n ai frappé personne, monsieur, interrom-
14
242 CINQ-MARS
pit de Thou eu rougissant: ce u est point mon métier; ici je u'ai aucun mérite, j accompagnais M. de Cinq-Mars, mou ami.
— Nous aimons votre modestie autant que cette bravoure, et nous n'oublierons pas ce trait. Car- dinal, n'y a-t-il pas quelque présidence vacante?
Ptichelieu n'aimait pas M. de Thou; et, comme ses haiues avaient toujours une cause mystérieuse, on en cherchait la cause vainement; elle se dévoila par un mot cruel qui lui échappa. Ce motif d'ini- mitié était une phrase des Histoires du président de Thou, père de celui-ci, où il flétrit aux yeux de la postérité un grand-oncle du Cardinal, moine d'abord, puis apostat, souillé de tous les vices humains.
Richelieu, se penchant à l'oreille de Joseph, lui dit :
— Tu vois bien cet homme, c'est lui dont le père a mis mon nom dans son histoire; eh bien! je met- trai le sien dans la mienne.
En effet, il 1 inscrivit plus tard avec du sang, lin ce moment, pour éviter de répondre au Roi, il fei- gnit de ne pas avoir entendu sa question et d'ap- puyer sur le mérite de Cina-Mars et le désir de le voir placé à la cour.
— Je vous ai promis d avance de le faire capitaine dans mes gardes, dit le prince; faites-le nommer dès demain. Je veux le connaître davantage, et je lui réserve mieux que cela par la suite, s'il me plaît. Retirons-nous ; le soleil est couché, et nous sommes loin de notre armée. Dites à mes deux bonnes Compagnies de nous suivre.
Le ministre, après avoir fait donner cet ordre, dont il eut soin de supprimer l'éloge, se mit à la droite du R.oi, et toute lescorte quitta le bastion
CINQ-MARS PRÉSENTÉ A LOUIS XIII 243
confié à la garde des Suisses, pour retourner au camp.
Les deux Compagnies Rouges défilèrent lentement par la trouée qu'elles avaient faite avec tant de prom- ptitude : leur contenance était grave et silencieuse.
Cinq-Mars s'approcha de son ami.
— Voici des héros bien mal récompensés, lui dit-il; pas une faveur, pas une question flatteuse!
— En revanche, répondit le simple de Thou, moi qui vins un peu malgré moi, je reçois des compli- ments. Voilà les cours et la vie; mais le vrai juge est en haut, que l'on n'aveugle pas.
— Cela ne nous empêchera pas de nous faire tuer demain s'il le faut, dit le jeune Olivier en riant.
Louis Xlir, à quelques jours de là, rentre à Paris, laissant à Richelieu le soin de continuer le siège; elle Cardinal, qui a appris de Laubardemont le rôle joué par Cinq-Mars lors de rémeute de Loudun, charge le père Joseph de se mettre en rapport avec le jeune homme et de surveiller désormais tous ses faits et gestes : « Qu'il me serve ou qu'il tombe! :> a-t-il dit.
Quelques mois après ces événements, dans la Cité, ainsi que sous les murs du Louvre, habité pour le moment par la Reine et par Monsieur, éclate, entre car- dinalistes et royalistes, une rixe qai dégénère rapide- ment en émeute aux cris divers de : k Vive le Car- dinaï ! » ou de a Vive Monsieur le Grand ! »
Monsieur le Grand (c est-à-dire le Grand Ecuver), c'est Cinq-Mars, devenu Tami intime du Roi et le chef de l'opposition qu'une grande partie de la cour fait toujours à Richelieu. Quant à l'émeute, elle a été promptement terminée, les royalistes n ayant pas voulu se commettre avec les bandes de gens du bas peuple amenées par Gondi comme renfort.
Anne d'Autriche, M"" de Chevreuse et de Guéménée, et la princesse de Mantoue, d'abord affolées par les bruits de la rue, ont été bien vite rassurées en enten-
244 CINQ-MARS
dant crier aussi : « Vive la Reine! » et celle-ci a profité de ce moment d'émotion pour interroger sur ses amours avec Cinq-Mars la princesse Marie de Gonzague qui lui avoue qu'elle aime Henri d'Effiat depuis plus de quatre ans et que, depuis dix jours, ils sont fiancés.
D'abord mécontente, Anne d'Autriche rappelle à la jeune fille que sa situation de princesse de maison sou- veraine lui impose certains devoirs. Elle-même avoue avoir jadis aimé le duc de Buckingham, mais jamais elle n'a oublié qu'elle était reine de France; et Marie, qui est princesse de Manloue, ne peut et ne doit, sans déroger, épouser qu'un prince. Si elle aime Cinq-Mars, il faut alors que Cinq-Mars s'élève et, dans ce cas, l'appui de Richelieu est indispensable. Or ils sont ennemis, cette émeute le prouve; il faut donc que Cinq- Mars renverse le Cardinal; sans quoi, il est perdu. Et la Reine promet à Mûrie de donner tout son concours à son fiancé, mais à la « i»n'lilion que celui-ci ne descende pas à des moyens trop bas ou ne fasse pas appel à l'étranger.
Or, c'est précisément à cette alliance que Cinq-Mars croit en être réduit pour s'assurer l'appui de l'Espagne et s'v réserver un asile en cas d insuccès. Il sait com- bien il est blâmable et n'a pas osé encore s'en ouvrir à son plus intime ami, le conseiller de Thou. Il s'y décide enfin et arrive au moment où celui-ci vient de recevoir la visite de conjurés qui, le croyant, en raison de son amitié, au courant de toutes choses, sont partis furieux du peu de confiance qu il leur a manifesté et des façons d ignorant qu'il a prises avec eux.
De Tbou, par les confidences de Cinq-Mars, a enfin le mot de l'énigme; mais, quoique blâmant fort son ami, il ne veut pas se séparer de lui en ces circonstances, et l'accompagne même au Louvre, où doit avoir lieu entre les principaux chefs de la conjuration, en présence de la Reine et de Monsieur, un entretien décisif.
Monsieur, toujours indolent et hésitant, pense qu'il serait bon de s'assurer l'appui de l'Espagne; mais la Reine, voyant que les principaux conjurés ne sont pas hostiles à l'i'.'ée émise par le Prince, s'indigne, bien qu'Espagnole de naissance, qu'on ait seulement la
LES DEUX AMIS
pensée d'un accord avec l'étranger et déclare, en sor- tant, qu'elle refuse désormais son concours, mais qu'elle promet le secret.
Quant à de Thou, il emmène Cinq-Mars chez lui, afin , d'en savoir davantag^e.
20. — LES DEUX AMIS
LE SECRET
Et prononcés ensemble, à l'amitié fidèle Nos deux noms fraternels serviront de modèle. A. Soumet, Clytemnestre.
De Thou était chez lui avec son ami, les portes de sa chambre refermées avec soin, et Tordre donné de ne recevoir personne et de lexcuser auprès des deux réfugiés s il les laissait partir sans les revoir; et les deux amis ne s'étaient encore adressé aucune parole.
Le conseiller était tombé dans son fauteuil et méditait profondément. Cinq-Mars, assis dans la cheminée haute, attendait d un air sérieux et triste la fin de ce silence, lorsque de Thou, le regardant fixement et croisant les bras, lui dit d'une voix sombre :
— Voilà donc où vous en êtes venu ! voilà donc les conséquences de votre ambition! Vous allez faire exiler, peut-être tuer un homme, et introduire en France une armée étrangère ; je vais donc vous voir assassin et traître à votre patrie! Par quel chemin êtes-vous arrivé jusque-là? par quels degrés êtes- vous descendu si bas?
— Un autre que vous ne me parlerait pas ainsi deux fois, dit froidement Cinq-Mars; mais je vous connais, et j'aime cette explication; je la voulais et
246 CINQ-MARS
je l'ai provoquée. Vous verrez aujourd'hui mon àme tout entière, je le veux. J'avais eu d abord une autre pensée, une pensée meilleure peut-être, plus digne de notre amitié, plus digne de l'amitié, 1 amitié, qui est la seconde chose de la terre.
Il élevait les yeux au ciel en parlant, comme s'il y eût cherché cette divinité.
— Oui, cela eût mieux valu. Je ne voulais rien dire; c'était une tâche pénible, mais jusqu'ici j'y avais réussi. Je voulais tout conduire sans vous, et ne vous montrer celle œuvre qu'achevée; je voulais toujours vous tenir hors du cercle de mes dangers; mais, vous avouerai-je ma faiblesse? J'ai craint de mourir mal jugé par vous, si j ai à mourir : à pré- sent je supporte bien l'idée de la malédiction du monde, mais non celle de la vôtre : c'est ce qui m'a décidé à vous avouer tout.
— Quoi! et sans celte pensée vous auriez eu le courage de vous cacher toujours de moi 1 Ah! cher Henry, que vous ai-je fait pour prendre ce soin de mes jours? Par quelle faute avais-je mérité de vous survivre, si vous mouriez? Vous avez eu la force de me tromper durant deux années entières; vous ne m avez présenté de votre vie que ses fleurs; vous n'êtes entré dans ma solitude qu'avec un visage riant, et chaque fois paré dune faveur nouvelle? Ah! il fallait que ce fût bien coupable ou bien vertueux!
— ?se voyez dans mon àme que ce qu'elle ren- ferme. Oui, je vous ai trompé; mais c'était la seule joie paisible que j eusse au monde. Pardonnez-moi d avoir dérobé ces moments à ma destinée, hélas! si brillante. J'étais heureux du bonheur que vous me supposiez; je faisais le vôtre avec ce songe; et je ne suis coupable qu'aujourd'hui en venant le détruire et me montrer tel que j'étais. Ecoutez-moi,
LES DEUX AMIS 247
je ne serai pas long : c'est toujours une histoire bien simple que celle d'un cœur passionné. Autre- fois, je m'en souviens, c'était sous la tente, lorsque je fus blessé : mon secret fut près de m échapper; c'eût été un bonheur peut-être. Cependant que m'auraient servi des conseils? je ne les aurais pas suivis: enfin, c'est Marie de Gonzague que j'aime.
— Quoi! celle qui va être reine de Pologne?
— Si elle est reine, ce ne peut être qu'après ma mort. Mais écoutez : pour elle je fus courtisan; pour elle j'ai presque régné en France, et c'est pour elle que je vais succomber et peut-être mourir,
— Mourir! succomber! quand je vous reprochais votre triomphe! quand je pleurais sur la tristesse de votre victoire !
— Ah! que vous me connaissez mal si vous croyez que je sois dupe de la Fortune quand elle me sourit; si vous croyez que je n'aie pas vu jusqu au fond de mon destin ! Je lutte contre lui, mais il est le plus fort, je le sens ; j'ai entrepris une tâche au- dessus des forces humaines, je succomberai.
— Eh! ne pouvez-vous vous arrêter? A quoi sert l'esprit dans les affaires du monde?
— A rien, si ce n'est pourtant à se perdre avec connaissance de cause, à tomber au jour qu'on avait prévu. Je ne puis reculer enfin. Lorsqu'on a en face un ennemi tel que ce Richelieu, il faut le ren- verser ou en être écrasé. Je vais frapper demain le dernier coup ; ne m'y suis-je pas engagé devant vous tout à l'heure?
— Et c'est cet engagement même que je voulais combattre. Quelle confiance avez-vous dans ceux à qui vous livrez ainsi votre vie? X avez-vous pas lu leurs pensées secrètes?
248 CINQ-MARS
— Je les connais toutes; j ai lu leur espérance à travers leur feinte colère; je sais qu'ils tremblent en menaçant : je sais qu'ils sont déjà prêts à faire leur paix en me livrant comme gage; mais c'est à moi de les soutenir et de décider le Roi : il le faut, car Marie est ma fiancée, et ma mort est écrite à Narbonne.
C'est volontairement, c'est avec connaissance de tout mon sort que je me suis placé ainsi entre l'échafaud et le bonheur suprême. Il me faut l'ar- racher des mains de la Fortune, ou mourir. Je goûte en ce moment le plaisir d'avoir rompu toute incer- titude; eh quoi! vous ne rougissez pas de ra'avoir cru ambitieux par un vil égoïsme comme ce Car- dinal? ambitieux par le puéril désir d'un pouvoir qui n'est jamais satisfait? Je le suis ambitieux, mais parce que j'aime. Oui, j'aime, et tout est dans ce mot. Mais je vous accuse à tort; vous avez embelli mes intentions secrètes, vous m'avez prêté de nobles desseins (je m'en souviens), de hautes conceptions politiques; elles sont belles, elles sont vastes, peut-être; mais, vous le dirai-je?ces vagues projets du perfectionnement des sociétés corrom- pues me semblent ramper encore bien loin au-des- sous du dévouement de l'amour. Quand l'âme vibre tout entière, pleine de cette unique pensée, elle n'a plus de place à donner aux plus beaux calculs des intérêts généraux; car les liautcurs mêmes de la terre sont au-dessous du ciel.
De Thou baissa la tête.
— Que vous répondre? dit-il. Je ne vous com- prends pas; vous raisonnez le désordre, vous pesez la flamme, vous calculez l'erreur.
— Oui, reprit Cinq-Mars, loin de détruire mes forces, ce feu intérieur les a développées; vous
LES DEUX AMIS 249"
l'avez dit, j'ai tout calculé; une marche lente ma conduit au but que je suis prêt d'atteindre. Marie me tenait par la main, aurais-je reculé? Devant un monde je ne 1 aurais pas fait. Tout était bien jus- qu ici : mais une barrière invisible m'arrête : il faut la rompre; cette barrière, c'est R.ichelieu. Je l'ai entrepris tout à l'heure devant vous; mais peut- être me suis-je trop hàlé : je le crois à présent. Qu il se réjouisse; il m attendait. Sans doute il a prévu que ce serait le plus jeune qui manquerait de patience; s'il en est ainsi, il a bien joué. Cepen- dant, sans l'amour qui m'a précipité, j aurais été plus fort que lui, quoique vertueux.
Ici, un changement presque subit se fit sur les traits de Cinq-Mars ; il rougit et pâlit deux fois, et les veines de son front s'élevaient comme des lignes bleues tracées par une main invisible.
— Oui. ajouta-t'il en se levant et tordant ses mains avec une force qui annonçait un violent déses- poir concentré dans son cœur, tous les supplices dont lamour peut torturer ses victimes, je les porte dans mon sein. Cette jeune enfant timide, pour qui je remuerais des empires, pour qui j'ai tout subi, jusqu'à la faveur d un prince (et qui peut-être n'a pas senti tout ce que j'ai fait pour elle), ne peut encore être à moi. Elle m appartient devant Dieu, et je lui parais étranger; que dis-je? il faut que j entende discuter chaque jour, devant moi, lequel des trônes de FEurope lui conviendra le mieux, dans des conversations où je ne peux même élever la voix pour avoir une opinion, tant on est loin de me mettre sur les rangs, et dans lesquels on dédaigne pour elle les princes de sang royal qui marchent encore devant moi. Il faut que je me cache comme un coupable pour entendre à travers
"250 CINQ-MARS
les grilles la voix de celle qui est ma femme; il faut qu'en public je m'incline devant elle! son amant et son mari dans 1 ombre, son serviteur au grand jour. C'en est trop; je ne puis vivre ainsi; il faut faire le dernier pas, qu'il m élève ou me préci- pite.
— Et, pour votre bonheur personnel, vous voulez •renverser un Etat!
— Le bonheur de l'Etat s accorde avec le mien. Je le fais en passant, si je détruis le tyran du Roi. L horreur que m inspire cet homme est passée dans 'mon sang. Autrefois, en venant le trouver, je ren- ■contrai sur mes pas son plus grand crime, l'assas- sinat et la torture d Urbain Grandier; il est le génie •du mal pour le malheureux Roi, je le conjurerai : j'aurais pu devenir celui du bien pour Louis XIII ; c'était une des pensées de Marie, sa pensée la plus •chère. Mais je crois que je ne triompherai pas dans l'âme tourmentée du Roi.
— Sur quoi comptez-vous donc? dit de Thou.
— Sur un coup de dés. Si sa volonté peut cette fois durer quelques heures, j'ai gagné; c'est un der- oier calcul auquel est suspendue ma destinée.
— Et celle de votre Marie 1
— L'avez-vous cru ! dit impétueusement Cinq-Mars. Non, non! s'il m'abandonne, je signe le traité d'Es- çagne et la guerre.
— Ah ! quelle horreur! dit le conseiller; quelle guerre! une guerre civile! et 1 alliance avec l'étran- ger!
— Oui, un crime, reprit froidement Cinq-Mars, eh! vous ai-je prié d'y prendre part?
— Cruel! ingrat! reprit son ami, pouvez-vous me parler ainsi? Ne savez-vous pas, ne vous ai-je pas prouvé que l'amitié tenait dans mon cœur la place
LES DEUX AMIS 251
de toutes les passions? Puis-je survivre non seule- ment à votre mort, mais même au moindre de vos malheurs! Cependant laissez-moi vous fléchir et vous empêcher de frapper la France. O mon ami! mon seul ami ! je vous en conjure à genoux, ne soyons pas ainsi parricides, n'assassinons pas notre patrie ! Je dis nous, car jamais je ne me séparerai de vos actions; conservez-moi 1 estime de moi-même, pour laquelle j'ai tant travaillé; ne souillez pas ma vie et ma mort que je vous ai vouées.
De Thou était tombé aux genoux de son ami, et celui-ci, n'ayant plus la force de conserver sa froi- deur affectée, se jeta dans ses bras en le relevant, et, le serrant contre sa poitrine, lui dit d'une voix étouffée :
— Eh! pourquoi m aimer autant, aussi? Qu'avez- vous fait, ami? Pourquoi m aimer? vous qui êtes sage, pur et vertueux; vous que n'égarent pas une passion insensée et le désir de la vengeance; vous dont l'âme est nourrie seulement de religion et de science, pourquoi m aimer? Que vous a donné mon amitié? que des inquiétudes et des peines. Faut-il à présent qu elle fasse peser des dangers sur vous? Séparez-vous de moi, nous ne sommes plus de la même nature; vous le voyez, les cours m'ont cor- rompu : je n'ai plus de candeur, je n'ai plus de bonté : je médite le malheur d'un homme, je sais tromper un ami. Oubliez-moi, dédaignez-moi ; je ne vaux plus une de vos pensées, comment serai-je digne de vos périls?
— En me jurant de ne pas trahir le Roi et la France, reprit de Thou. Savez-vous qu il y va de partager votre patrie? savez-vous que, si vous livrez nos places fortes, on ne vous les rendra jamais? savez-vous que votre nom sera Ihorreur de la pos-
252 CINQ-MARS
térité? savez-vous que les mères françaises le mau- diront, quand elles seront forcées d'enseigner à leurs enfants une langue étrangère? le savez-vous? Venez.
Et il l'entraîna vers le buste de Louis XIII.
— Jurez devant lui (et il est votre ami aussi!), jurez de ne jamais signer cet infâme traité.
Cinq-Mars baissa les yeux, et, avec une inébran- lable ténacité, répondit, quoique en rougissant :
— Je vous l'ai dit : si l'on m'y force, je signerai. De ïhou pâlit et quitta sa main ; il fit deux tours
dans sa chambre, les bras croisés, dans une inex- primable angoisse. Enlîn il s'avança solennellement vers le buste de son père, et ouvrit un grand livre placé au pied; il chercha une page déjà marquée, et lut tout haut :
— Je pense donc (/ne M. de Lignebœuf fut juste- ment condamne à mort par le parlement de Rouen, pour na^'oir pas révélé la conjuration de Catteville contre l'Etat.
Puis, gardant le livre avec respect ouvert dans sa main et contemplant l'image du président de Thou, dont il tenait les Mémoires :
— Oui, mon père, continua-t-il, vous aviez bien pensé, je vais être criminel, je vais mériter la mort; mais puis-je faire autrement? Je ne dénoncerai pas ce traître, parce que ce serait aussi trahir, et qu'il est mon ami, et qu'il est ïnalheureux.
Puis s'avançant vers Cinq-Mars en lui prenant de nouveau la main :
— Je fais beaucoup pour vous en cela, lui dit-il; mais n'attendez rien de plus de ma part, monsieur, si vous signez ce traité.
Cinq-Mars était ému jusqu'au fond du cœur de cette scène, parce qu'il sentait tout ce que devait
CE QUE VAUT l' AMITIÉ DLN ROI 253
soulTrir son ami en le repoussant. Il prit cependant encore sur lui d'arrêter une larme qui s'échappait de ses yeux, et répondit en l'embrassant :
— Ah 1 de Thou, je vous trouve toujours aussi parfait : oui, vous me rendez service en vous éloi- gnant de moi, car, si votre sort eût été lié au mien, je n'aurais pas osé disposer de ma vie, et j'aurais hésité à la sacrifier s il le faut ; mais je le ferai assurément à présent ; et, je vous le répète, si l'on m'y force, je signerai le traité avec l'Espagne.
Le roi, malade, se rétablit et annonce qu'il ira, sur la prière de Monsieur, son frère, chasser à Chambord, qui était son lieu ordinaire de retraite et où il aimait un peu de mystère.
Cinq-Mars connaissait bien le faible et indolent carac- tère de Louis XIII, ne sachant aimer ni haïr complète- ment.
Une fois à Chambord, le roi lui donne rendez-vous à l'endroit situé en haut de l'escalier du Lys, c'est-à-dire au sommet de ce double escalier, si célèbre, qui, au- dessus de deux spirales enlacées permettant à deux hommes de descendre ou de monter en même temps sans se voir, se termine par une lanterne, ou cabinet à jour.
21. _ CE QUE VAUT L'AMITIE D'UX ROI
Cinq-Mars montait lentement les larges degrés qui devaient le conduire auprès du Roi, et s'arrêtait plus lentement sur chaque marche à mesure qu'il approchait, soit dégoût d'aborder ce prince, dont il avait à écouter les plaintes nouvelles tous les jours, soit pour rêver à ce qu'il allait faire, lorsque le son d'une guitare vint frapper son oreille. Il
15
254 CINQ- MARS
reconnut l'instrument chéri de Louis et sa voix triste, faible et tremblante, qui se prolongeait sous les voûtes; il semblait essayer l'une de ces romances qu'il composait lui-même, et répétait plusieurs fois d'une main hésitante un refrain imparfait. On dis- tinguait mal les paroles, et il n'arrivait à l'oreille que quelques mots d'abandon, d'ennui du monde et de belle flamme.
Le jeune favori haussa les épaules en écoutant :
— Quel nouveau chagrin te domine ? dit-il ; voyons, lisons encore une fois dans ce coeur glacé qui croit désirer quelque chose.
Il entra dans l'étroit cabinet.
Vêtu de noir, à demi couché sur une chaise longue, et les coudes appuyés sur des oreillers, le prince touchait languissamment les cordes de sa guitare; il cessa de fredonner en apercevant le grand écuyer, et, levant ses grands yeux sur lui d'un air de reproche, balança longtemps sa tête avant de parler; puis, d'un ton larmoyant et un peu emphatique :
— Qu'ai-je appris, Cinq-Mars? lui dit-il; qu'ai-je appris de votre conduite? Que vous me faites de la peine en oubliant tous mes conseils! vous avez noué une coupable intrigue; élait-ce de vous que je devais attendre de pareilles choses, vous dont la piété, la vertu, m'avaient tant attaché!
Plein de la pensée de ses projets politiques, Cinq-Mars se vit découvert et ne put se défendre d'un moment de trouble; mais, parfaitement maître de lui-même, il répondit sans hésiter :
— Oui, Sire, et j'allais vous le déclarer; je suis accoutumé à vous ouvrir mon âme.
— Me le déclarer! s'écria Louis XIII en rougis- sant et pâlissant comme sous les frissons de la fièvre, vous auriez osé- souiller mes oreilles de ces
CE QUE VAUT l'aMITIÉ d'u?î ROI 255
affreuses confidences, monsieur ! et vous êtes si calme en parlant de vos désordres! Allez, vous^ mériteriez d'être condamné aux galères comme un Rondin; c'est un crime de lèse-majesté que vous avez commis par votre manque de foi vis-à-vis de moi. J'aimerais mieux que vous fussiez taux-mon- nayeur comme le marquis de Coucy, ou à la tête des Croquants, que de faire ce que vous avez fait; vous déshonorez votre famille et la mémoire du maréchal votre père.
Cinq-Mars, se voyant perdu, fit la meilleure con- tenance qu'il put, et dit avec un air résigné :
— Eh bien. Sire, envoyez-moi donc juger et mettre à mort: mais épargnez-moi vos reproches.
— Vous moquez-vous de moi, petit hobereau de province? reprit Louis; je sais très bien que vous n'avez pas encouru la peine de mort devant les hommes, mais c'est au tribunal de Dieu, monsieur, que vous serez jugé.
— Ma foi. Sire, reprit l'impétueux jeune homme, que l'injure avait choqué, que ne me laissiez-vous retourner dans ma province que vous méprisez tant, comme j'en ai été tenté cent fois? Je vais y aller, je ne puis supporter la vie que je mène près de vous; un ange n'y tiendrait pas. Encore une fois, faites-moi juger si je suis coupable, ou laissez-moi me cacher en Touraine. C'est vous qui m'avez perdu en m'attachant à votre personne; si vous m'avez fait concevoir des espérances trop grandes, que vous renversiez ensuite, est-ce ma faute à moi ? Et pour- quoi m'avez-vous fait grand écuyer, si je ne devais pas aller plus loin? Enfin, suis-je votre ami ou non? et si je le suis, ne puis-je pas être duc, pair et même connétable, aussi bien que M. de Luynes. que vous avez tant aimé parce qu'il vous a dressé des
256 CINQ-MARS
faucons ? Pourquoi ne suis-je pas admis au Conseil? J'y parlerais aussi bien que toutes vos vieilles têtes à collerettes ; j'ai des idées neuves et un meilleur bras pour vous servir. C'est votre Cardinal qui vous a empêché de m'y appeler, et c'est parce qu'il vous éloigne de moi que je le déteste, continua Cinq-Mars en montrant le poing comme si Riche- lieu eût été devant lui ; oui, je le tuerais de ma main s'il le fallait!
D'Effiat avait les yeux enflammés de colère, frap- pait du pied en parlant, et tourna le dos au Roi comme un enfant qui boude, s'appuyant contre l'une des petites colonnes de la lanterne.
Louis, qui reculait devant toute résolution, et que l'irréparable épouvantait toujours, lui prit la main.
O faiblesse du pouvoir! caprice du cœur humain! (était par ces emportements enfantins, par ces défauts de l'âge, que ce jeune homme gouvernait un roi de France à l'égal du premier politique du temps. Ce prince croyait, et avec quelque apparence de raison, qu'un caractère si emporté devait être sin- cère, et ses colères mômes ne le fcàchaient pas. Celle- ci, d'ailleurs, ne portait pas sur ces reproches véri- tables, et il lui pardonnait de haïr le Cardinal. L'idée même de la jalousie de son favori contre le ministre lui plaisait, parce qu'elle supposait de l'attache- ment, et qu il ne craignait que son indifférence. Cinq-Mars le savait et avait voulu s'échapper par là, préparant ainsi le Roi à considérer tout ce qu'il avait fait comme un jeu d'enfant, comme la consé- quence de son amitié pour lui ; mais le danger n'était pas si grand ; il respira quand le prince lui dit :
— Il ne s'agit point du Cardinal, et je ne l'aime pas plus que vous; mais c'est votre conduite scan- daleuse que je vous reproche et que j'aurai bien de
CE QUE VAUT L AMITIE D UN ROI 257
la peine à vous pardonner. Quoi 1 monsieur, j ap- prends qu au lieu de vous livrer aux exercices de piété auxquels je vous ai habitué, quand je vous crois au Salut ou à V Angélus, vous partez de Saint-Germain, et vous allez passer une partie de la nuit... chez qui? oserai-je le dire sans péché? chez une femme perdue de réputation, qui ne peut avoir avec vous que des relations pernicieuses au salut de votre âme, et qui reçoit chez elle des esprits forts; Marion de Lorme, enfin! Qu'avez-vous à répondre? Parlez.
Laissant sa main dans celle du Roi, mais toujours appuyé contre la colonne, Cinq-I\Iars répondit :
— Est-on donc si coupable de quitter des occupa- tions graves pour d'autres plus graves encore? Si je vais chez Marion Delorme, c'est pour entendre la conversation des savants qui s'y rassemblent. Rien nest plus innocent que cette assemblée; on y fait des lectures qui se prolongent quelquefois dans la nuit, il est vrai, mais qui ne peuvent qu'élever l'àme, bien loin de la corrompre. Bailleurs vous ne m'avez jamais ordonné de vous rendre compte de tout; il y a longtemps que je vous l'aurais dit si vous l'aviez voulu.
— Ah! Cinq-Mars, Cinq-Mars! où est la con- fiance? N'en sentez-vous pas le besoin? C'est la première condition d'une amitié parfaite, comme doit être la nôtre, comme celle qu'il faut à mon cœur.
La voix de Louis était plus affectueuse, et le favori, le regardant par-dessus l'épaule, prit un air moins irrité, mais seulement ennuyé et résigné à l'écouter.
— Que de fois vous m'avez trompé ! poursuivit le Roi; puis-je me fier à vous? ne sont-ce pas des
258 CINQ-MARS
damerets que vous voyez chez cette femme? N'y a- t-il pas d'autres courtisanes!
— Eh! mou Dieu, non, Sire; j'y vais souvent avec un de mes amis, un gentilhomme de Touraine, nommé Descartes.
— Descartes! je connais ce nom-là; oui, c'est un officier qui se distingua au siège de la Rochelle, et qui se mêle d'écrire ; il a une bonne réputation de piété, mais il est lié avec Des Barreaux, qui est un esprit fort. Je suis sûr que vous trouvez là beau- coup de gens qui ne sont point de bonne compagnie pour vous; beaucoup de jeunes gens sans famille, sans naissance. Voyons, dites-moi, qu'y avez-vous vu la dernière fois?
— Mon Dieu! je me rappelle à peine leurs noms, dit Cinq-Mars en cherchant les yeux en l'air; quel- quefois, je ne les demande pas... C'était d'abord un certain monsieur, monsieur Groot, ou Grotius, un Hollandais.
— Je sais cela, un ami de Barneveldt; je lui fais une pension. Je l'aimais assez, mais lo Card... mais on m'a dit qu'il était religionnaire exalté...
— Je vis aussi un Anglais, nommé John Milton; c'est un jeune homme qui vient d'Italie et retourne à Londres; il ne parle presque pas.
— Inconnu, parfaitement inconnu ; mais je suis sûr <jue c'est encore quelque religionnaire. Et les Fran- •çais, qui étaient-ils?
— Ce jeune homme qui a fait le Cinna, et qu'on a refusé trois fois à l'Académie cminente', il était fâché que Du Ryer y fût à sa place. Il s'appelle •Corneille...
— Eh bien, dit le Roi en croisant les bras et en le regardant d'un air de triomphe et de reproche, je vous le demande, quels sont ces gens-là ? Est-ce
CE QUE VAUT L AMITIÉ D UN ROI 259
dans un pareil cercle que l'on devrait vous voir?
Cinq-Mars fut interdit à cette observation dont souffrait son amour-propre, et dit en s'approchant du Roi :
— Vous avez bien raison, Sire; mais, pour passer une heure ou deux à entendre d'assez bonnes choses, cela ne peut pas faire de tort; d'ailleurs, il y va des hommes de la cour, tels que le duc de Bouillon, d'Aubijoux, le comte de Brion, le cardinal de La Valette, MM. de Montrésor, Fontrailles; et des hommes illustres dans les sciences, comme Clairet, Colletet, Desmarets, auteur de V Ariane: Faret, Doujat, Charpentier, qui a écrit la belle Cyropédie; Girv, Bessons et Baro, continuateur de VAstrée tous académiciens.
— Ah! à la bonne heure, voilà des hommes d un vrai mérite, reprit Louis ; à cela il n'y a rien à dire ; on ne peut que gagner. Ce sont des réputations faites, des hommes de poids. Çà! raccommodons- nous, touchez là, enfant. Je vous permettrai d'y aller quelquefois, mais ne me trompez plus; vous- voyez que je sais tout. Regardez ceci.
En disant ces mots, le Roi tira d'un coffre de fer, placé contre le mur, d'énormes cahiers de papier barbouillé d'une écriture très fine. Sur 1 un était écrit Baradas. sur l'autre, d'Hautefort, sur un troisième, La Fayette, etenfin Cinq-Mars. Il s'arrêta à celui-là, et poursuivit :
— Voyez combien de fois vous m'avez trompé! Ce sont des fautes continuelles dont j'ai tenu registre moi-même depuis deux ans que je vous connais; j'ai écrit jour par jour toutes nos conversations. Asseyez-vous.
Cinq-Mars s'assit en soupirant, et eut la patience-
260 CINQ-MARS
d'écouter pendant deux longues heures un abrégé de ce que son maître avait eu la patience d'écrire pendant deux années. Il mit plusieurs fois sa main devant sa bouche durant la lecture; ce que nous ferions tous certainement s'il fallait rapporter ces dialogues, que Ion trouva parfaitement en ordre à la mort du Roi, à côté de son testament. Nous dirons seulement qu'il finit ainsi :
— Enfin, voici ce que vous avez fait le 7 décembre, il y a trois jours : je vous parlais du vol de l'éme- rillon et des connaissances de vénerie qui vous manquent; je vous disais, d'après la Chasse royale, ouvrage du roi Charles IX, qu'après que le veneur a accoutumé son chien à suivre une bète, il doit penser qu'il a envie de retourner au bois, et qu'il ne faut ni le tancer ni le frapper pour qu'il donne bien dans le trait; et que, pour apprendre à un chien à bien se rabattre, il ne faut laisser passer ni couler de faux-fuyants, ni nulles sentes, sans y mettre le nez.
Voilà ce que vous m'avez répondu (et d'un ton d'humeur, remarquez bien cela) : « Ma foi. Sire, donnez-moi plutôt des régiments à conduire que des oiseaux et des chiens. Je suis sûr qu'on se moque- rait de vous et de moi si on savait de quoi nous nous occupons >. Et le 8... attendez, oui, le 8, tandis que nous chantions vêpres ensemble dans ma chambre, vous avez jeté votre livre dans le feu avec colère, ce qui était une impiété; et ensuite vous m'avez dit que vous l'aviez laissé tomber : péché, péché mortel; voyez, j'ai écrit dessous : mensonge, souligné. Ou ne me trompe jamais, je vous le disais bien.
— Mais, Sire...
— Un moment, un moment. Le soir vous avez dit
CE QUE VALT l'.VMITTÉ DUN ROI 261
du Cardinal qu'il avait tait bràler un homme injus- tement et par haine personnelle.
— Et je le répète, et je le soutiens, et je le prou- verai, Sire; c'est le plus grand crime de cet homme que vous hésitez à disgracier et qui vous rend malheureux. J'ai tout vu, tout entendu moi-même à Loudun : Urbain Graudier fut assassiné plutôt que jugé. Tenez, Sire, puisque vous avez là ces Mémoires de votre main, relisez toutes les preuves que je vous eu donnai alors.
Louis, cherchant la page indiquée et remontant au voyage de Perpignan à Paris, lut tout ce récit avec attention en s'écriant :
— Quelles horreurs 1 comment avais-je oublié tout cela? Cet homme me fascine, c'est certain. Tu es mon véritable ami, Cinq-Mars. Quelles horreurs! mon règne en sera taché. Il a empêché toutes les lettres de la Noblesse et de tous les notables du pays d'arriver à moi. Brûler, brûler vivant! sans preuves! par vengeance ! Un homme, un peuple ont invoqué mon nom inutilement, une famille me maudit à présent! Ah! que les rois sont malheu- reux !
Le prince en finissant jeta ses papiers et pleura.
— Ah! Sire, elles sont bien belles les larmes que- vous versez, s'écria Cinq-Mars avec une sincère admiration : que toute la France n'est-elle ici avec moi! elle s'étonnerait à ce spectacle, qu elle aurait peine à croire.
— S'étonnerait! la France ne me connaît donc pas.
— Xon, Sire, dit d'Efiîat avec franchise, personne ne vous connaît; et moi-même je vous accuse sou- vent de froideur et dune indifférence générale contre tout le monde.
262 CI>Q-MARS
— De froideur! quand je meurs de chagrin; de froideur! quand je me suis immolé à leurs inté- rêts? Ingrate nation! je lui ai tout sacrifié, jusqu'à l'orgueil, jusqu'au bonheur de la guider moi-même, parce que j'ai craint pour elle ma vie chancelante; j'ai donné mon sceptre à porter à un homme que je hais, parce que j'ai cru sa main plus forte que la mienne; j ai supporté le mal qu il me faisait à moi- même, en songeant qu'il faisait du bien à mes peuples : j'ai dévoré mes larmes pour tarir les leurs ; et je vois que mon sacrifice a été plus grand même que je ne le croyais, car ils ne l'ont pas aperçu; ils m'ont cru incapable parce que j'étais timide, et sans forces parce que je me déliais des miennes; mais n'importe. Dieu me voit et me connaît.
— Ah! Sire, montrez-vous à la France tel que vous êtes; reprenez votre pouvoir usurpé; elle fera par amour pour vous ce que la crainte n'arrachait pas d'elle; revenez à la vie et remontez sur le trône,
— Non, non, ma vie s'achève, cher ami; je ne suis plus capable des travaux du pouvoir suprême.
— Ah! Sire, cette persuasion seule vous ôlo vos forces. Il est temps enfin que l'on cesse de confondre le pouvoir avec le crime et d'appeler leur union génie. Que votre voix s'élève pour annoncer à la terre que le règne de la vertu va commencer avec votre règne ; et dès lors ces ennemis que le vice a tant de peine à réduire tomberont devant un mot sorti de votre cœur. On n'a pas encore calculé tout ce que la bonne foi d'un roi de France peut faire de son peuple, ce peuple que l'imagination et la cha- leur de làmo entraînent si vite vers tout ce qui est beau, et que tous les genres de dévouement trou- vent prêt. Le Roi votre père nous conduisait par
CE QUE VAL'T L AMITIÉ D UN ROI 263
un sourire; que ne ferait pas une de vos larmes! il ne s'agit que de nous parler.
Pendant ce discours, le Roi, surpris, rougit sou- vent, toussa et donna des signes d'un grand embar- ras, comme toutes les fois qu'on voulait lui arracher une décision; il sentait aussi l'approche d'une con- versation d'un ordre trop élevé, dans laquelle la timidité de son esprit l'empêchait de se hasarder; et, mettant souvent la main sur sa poitrine en fron- çant le sourcil, comme ressentant une vive douleur, il essaya de se tirer par la maladie de la gêne de répondre; mais, soit emportement, soit résolution de jouer le dernier coup, Cinq-Mars poursuivit sans se troubler, avec une solennité qui en imposait k Louis. Celui-ci, forcé dans ses derniers retranche- ments, lui dit :
— Mais, Cinq-Mars, comment se défaire d'un ministre qui, depuis dix-huit ans, m'a entouré de ses créatures?
— Il n'est pas si puissant, reprit le grand Ecuyer; et ses amis seront ses plus cruels adver- saires, si vous faites un signe de tête. Toute l'an- cienne ligne des princes de la Paix existe encore. Sire, et ce n'est que le respect dû au choix de Votre ^lajesté qui l'empêche d'éclater.
— Ah! bon Dieu! tu peux leur dire qu'ils ne s'arrêtent pas pour moi; je ne les gêne point, ce n'est pas moi qu'on accusera d'être Cardinaliste. Si mon frère veut me donner le moyen de remplacer Richelieu, ce sera de tout mon cœur.
— Je crois, Sire, qu'il vous parlera aujourd'hui de M. le duc de Bouillon; tous les Royalistes le demandent.
— Je ne le hais point, dit le Roi en arrangeant l'oreiller de son fauteuil, je ne le hais point du
264 CINQ-MARS
tout, quoique un peu factieux. Nous sommes parents, sais-tu, cher ami (et il mit à cette expres- sion favorite plus d'abandon qu'à l'ordinaire)? sais- tu qu'il descend de saint Louis de père en fils, par Charlotte de Bourbon, fille du duc de Montpensier? sais-tu que sept princesses du sang sont entrées dans sa maison, et que huit de la sienne, dont l'une a été reine, ont été mariées à des princes du sang? Oh! je ne le hais point du tout; je n'ai jamais dit cela, jamais.
— Eh bien, Sire, dit Cinq-Mars avec confiance, Monsieur et lui vous expliqueront, pendant la chasse, comment tout est préparé, quels sont les hommes que l'on pourra mettre à la place de ses créatures, quels sont les mestrcs-de-camp et les colonels sur lesquels on peut compter contre Fabert et tous les Cardinalistes de Perpignan. Vous verrez que le ministre a bien peu de monde à lui. La Reine, Monsieur, la Noblesse et les Parlements sont de notre parti; et c'est une alfaire faite dès que Votre Majesté ne s'oppose plus. On a proposé de faire disparaître Richelieu comme le maréchal d'Ancre, qui le méritait moins que lui.
— Comme Concini ! dit le Roi. Oh! non, il ne le faut pas... je ne le veux vraiment pas... Il est prêtre et cardinal, nous serions excommuniés. Mais, s'il y a une autre manière, je le veux bien : tu peux en parler à tes amis, j'y songerai de mon côté.
Une fois ce mot jeté, Louis s'abandonna à son ressentiment, comme s'il verait de le satisfaire et comme si le coup eût déjà été porté. Cinq-Mars en fut fâché, parce qu'il craignait que sa colère, se répandant ainsi, ne fût pas de longue durée. Cepen- dant il crut à ses dernières paroles, surtout lorsque, après des plaintes interminables, Louis ajouta :
CE QUE VAUT l'aMITIÉ d'uN KOI 265
— Eufin, croirais-tu que, depuis deux ans que je pleure ma mère, depuis ce jour où il me joua si cruellement devant toute ma cour, en me demandant son rappel quand il savait sa mort, depuis ce jour, je ne puis obtenir qu'on la fasse inhumer en France arec mes pères? Il a exilé jusqu'à sa cendre.
En ce moment, Cinq-Mars crut entendre du bruit sur l'escalier ; le Roi rougit un peu.
— Ya-t'en, dit-il, va vite te préparer pour la chasse; tu seras à cheval près de mon carrosse; va vite, je le veux, va.
Et il poussa lui-même Cinq-Mars vers l'escalier et vers l'entrée qui l'avait introduit.
Le favori sortit; mais le trouble de son maître ne lui était point échappé.
Il descendait lentement et en cherchait la cause en lui-même, lorsqu'il crut entendre le bruit de deux pieds qui montaient la double partie de l'escalier à vis, tandis qu'il descendait l'autre; il s'arrêta, on s'arrêta; il remonta, il lui sembla qu'on descendait; il savait qu'on ne pouvait rien voir entre les jours de l'architecture, et se décida à sortir, impa- tienté de ce jeu, mais très inquiet. Il eût voulu pouvoir se tenir à la porte d'entrée pour voir qui paraîtrait. Mais à peine eut-il soulevé la tapisserie qui donnait sur la salle des gardes, qu'une foule de courtisans qui l'attendait l'entoura, et l'obligea de s'éloigner pour donner les ordres de sa charge ou de recevoir des respects, des confidences, des sol- licitations, des présentations, des recommanda- tions, des embrassades, et ce torrent de relations graduelles qui entourent un favori, et pour les- quelles il faut une attention présente et toujours soutenue, car une distraction peut causer de grands malheurs. Il oublia ainsi à peu près cette petite cir-
266 CINQ-MARS
constance qui pouvait n'être qu'imaginaire, et, se livrant aux douceurs d'une sorte d'apothéose con- tinuelle, monta à cheval dans la grande cour, servi par de nobles pages, et entouré des plus brillants gentilshommes.
Le rendez-vous royal est à la ferme de l'Ormage; pen- dant que le Roi et la cour suivent la chasse, Cinq-Mars et Fontrailles, qui doit porter en Espagne le traité, signé des principaux conjurés et de Monsieur, ont quitté le gros des chasseurs et chevauchent d'un autre cCté de la foret, en causant de l'afTaire qui les intéresse.
Ils sont arrêtés, au détour d'un chemin, par le capi- taine espagnol dont il a déjà été question et qui n'est autre que Jacques de Laubardemont, fils du juge du curé Grandier et aventurier de la pire espèce.
Jacques, ayant reconnu les deux cavaliers, leur révèle qu'il sait fort bien que Fontrailles, possesseur du traité, est chargé de le porter en Espagne. Il leur propose même d'accompagner celui-ci, auquel il pourra être utile, car il connaît admirablement la frontière et tous les sentiers des Pyrénées; à cette proposition, il a l'au- dace d'en ajouter une autre; il offre en effet à Cinq-Mars de le débarrasser du père Joseph dont il a, lui, Jacques de Laubardemont, à se venger personnellement, et qu'il a vu, le jour précédent, montant le double escalier et pénétrant chez le Roi, au moment où le Grand Écuyer descendait l'autre côté de la spirale. Mais Cinq-Mars repousse cette offre avec horreur et n*accepte de Jac- ques que la première proposition, celle de servir de guide à Fontrailles à travers les Pyrénées.
Il ne tarde pas à quitter celui-ci et va retrouver le Roi avec lequel il revient à Paris quelques jours plus tard.
A peu de temps de là, il a l'idée de grouper tous les conjurés par un serment solennel et choisit comme lieu de réunion les salons de la fameuse Marion de Lorme.
CINQ-MARS TOMBE DANS UN PIÈGE 267
22. — CIXQ-MARS TOMBE DAXS UX PIÈGE
LE CONFESSIONNAL
« C'est pour tous, beauté fatale, que je viens dans ce lieu terrible ! » Lewis, le Moine.
C'était le lendemain de l'assemblée qui avait eu lieu chez Marion de Lorme. Une neige épaisse cou- vrait les toits de Paris, et fondait dans ses rues et dans ses larges ruisseaux, où elle s'élevait en mon- ceaux grisâtres, sillonnés par les roues de quelques chariots.
11 était huit heures du soir et la nuit était sombre ; la ville du tumulte était silencieuse à cause de lépais tapis que l'hiver y avait jeté. Il empêchait d'entendre le bruit des roues sur la pierre, et celui des pas du cheval ou de l'homme. Dans une rue étroite qui serpente autour de la vieille église de Saint-Eustache, un homme, enveloppé dans son manteau, se promenait lentement, et cherchait à dis- tinguer si rien ne paraissait au détour de la place; souvent il s'asseyait sur lune des bornes de l'église, se mettant à 1 abri de la fonte des neiges sous ces statues horizontales de saints qui sortent du toit de ce temple, et s'allongent presque de toute la largeur de la ruelle, comme des oiseaux de proie qui, prêts à s abattre, ont reployé leurs ailes. Souvent ce vieillard, ouvrant son manteau, frappait ses bras contre sa poitrine en les croisant et les étendant rapidement pour se réchauffer, ou bien soufflait dans ses doigts, que garantissait mal du froid une paire de gants de buffle montant jusqu'au coude. Enfin, il aperçut une petite ombre qui se détachait sur la neige et glissait contre la muraille.
268 CINQ-MARS
— Ah! santa Mariai quels vilains pays que ceux du Xord ! dit une petite voix en tremblant. Ah I le duzé di ^lanloue! que ze voudrais y cire encore, mon vieux Grandchamp!
— Allons ! allons ! ne parlez pas si haut, répondit brusquement le vieux domestique; les murs de Paris ont des oreilles de cardinal, et surtout les églises. Votre maîtresse est-elle entrée? mou maître latlcndait à la porte.
— Oui, oui, elle est entrée dans l'église.
— Taisez-vous, dit Grandchamp, le sou de l'hor- loge est fêlé, c'est mauvais signe.
— Celte horloge a sonné l'heure d'un rendez- vous.
— Pour moi, elle sonne une agonie. Mais taisez- vous, Laura, voici trois manteaux qui passent.
Ils laissèrent passer trois hommes, (irandchamp les suivit, s'assura du chemin qu'ils prenaient, et revint s'asseoir; il soupira profondément.
— La neige est froide, Laura, et je suis vieux. M. le Grand aurait bien pu choisir un autre de ses gens pour rester en sentinelle comme je fais pen- dant qu'il fait 1 amour. C'est bon pour vous de porter des poulets et des petits rubans, et des por- traits et autres fariboles pareilles; pour moi, on devrait me traiter avec plus de considération, et ^L le maréchal n'aurait pas fait cela. Les vieux domestiques font respecter une maison.
— Votre maître est-il arrivé depuis longtemps, caro a Illico?
— Et crtra.' caro .'laissez-moi tranquille. Il y avait une heure que nous gelions quand vous êtes arri- vées toutes les deux; j'aurais eu le temps de fumer trois pipes turques. Faites votre affaire, et allez voir aux autres entrées de l'église s'il rôde quel-
CINQ-MARS TOMBE DANS VN PIÈGE 269
qu'un de suspect; puisqu il n'y a que deux vedettes, il faut qu'elles battent le champ.
— Ah! Signor Jesu ! a3L\ûir personne à qui dire une parole amicale quand il fait si froid! Et ma pauvre maîtresse ! venir à pied depuis l'hôtel de Xevers. Ah! Amore qui régna, amore!
— Allons! Italienne, fais volte-face, te dis-je; que je ne t'entende plus avec ta langue de musique.
— Ah I Jésus! la grosse voix, cher Grandchamp ! vous étiez bien plus aimable à Chaumont, dans la Turena, quand vous me parliez de miei occhi noirs.
— Tais-toi, bavarde I encore une fois, ton italien n'est bon qu'aux baladins et aux danseurs de corde, pour amuser les chiens savants.
— Ah! Italia mia ! Grandchamp, écoutez-moi. et vous entendrez le langage de la Divinité. Si vous étiez un galant uonio. comme celui qui a fait ceci pour une Laura comme moi...
Et elle se mit à chanter à demi-voix :
Lieti fiori e felici, e ben nate erbe Che Madona pensanda prcmer sole; Piags^a ch' ascolti su dolci parole E del bel piede alcun vestig-io serbe *.
Le vieux soldat était peu accoutumé à la voix dune jeune fille; et, en général, lorsqu'une femme lui parlait, le ton qu il j^renait en lui répondant était toujours flottant entre une politesse gauche et la mauvaise humeur. Cependant, cette fois, en faveur de la chanson italienne, il sembla s attendrir, et retroussa sa moustache, ce qui était chez lui un
1. Rive où Laure égarait ses pas et ses pensées, Qui de sa voix touchante écoutais les accents; Fleurs qui de vos parfums lui présentiez l'encens. Que ses pieds délicats ont doucement pressées.
Pétrarque, trad. de Saint-Geniez,
270 CI.NQ-MARS
signe d'embarras et de détresse; il fit entendre môme un bruit rauque assez semblable au rire, et dit :
— C'est assez gentil, mordieu! cela me rappelle le siège de Casai; mais tais-toi, petite; je n'ai pas encore entendu venir l'abbé Quillet, cela m'inquiète; il faut qu'il soit arrivé avant nos deux jeunes gens, et depuis longtemps...
Laura, qui avait peur d être envoyée seule sur la place Saint-Eustache, lui dit qu'elle était bien sûre que l'abbé était entré tout à l'heure, et continua :
Ombrose selve, ove percote il sole Che vi fa co' suoi reggi alte e superbe.
— Hon I dit eu grommelant le bonhomme, j'ai les pieds dans la neige et une gouttière dans l'oreille; j'ai le froid sur la tète et la mort dans le cœur, et lu ne me chantes que des violettes, du soleil, des herbes et de l'amour : tais-toi!
Et, s'eufouçant davantage sous l'ogive du temple, il laissa tomber sa vieille tête et ses cheveux blanchis sur ses deux mains, pensif et immobile. Laura n'osa plus lui parler.
Mais, pendant que sa femme de chambre était allée trouver Grandchamp, la jeune et tremblante Marie avait poussé, d'une main timide, la porte battante de l'église : elle avait rencontré là Cinq- Mars, debout, déguisé, et attendant avec inquiétude. A peine l'eut-elle reconnu qu'elle marcha d'un pas précipité dans le temple, tenant son masque de velours sur son visage, et courut se réfugier dans un confessionnal, tandis qu'Henri refermait avec soin la porte de l'église qu'elle avait franchie. Il s'assura qu'on ne pouvait l'ouvrir du dehors, et vint après elle s'agenouiller, comme d'habitude.
CINQ-MARS TOMBE DANS U.N PIEGE 271
dans le lieu de la pénitence. Arrivé une heure avant elle avec son vieux valet, il avait trouvé cette porte ouverte, signe certain et convenu que labbé Qaillet, son gouverneur, l'attendait à sa place accoutumée. Le soin qu'il avait d'empêcher toute surprise le fit rester lui-même à garder cette entrée jusqu'à l'ar- rivée de Marie : heureux de voir l'exactitude du bon -abbé, il ne voulut pourtant pas quitter son poste pour l'en aller remercier. C'était un second père pour lui, à cela près de 1 autorité, et il agissait avec ce bon prêtre sans beaucoup de cérémonie.
La vieille paroisse de Saint-Eustache était obs- cure; seulement, avec la lampe perpétuelle, brû- laient quatre flambeaux de cire jaune, qui, attachés au-dessus des bénitiers , contre les principaux piliers, jetaient une lueur rouge sur les marbres bleus et noirs de la basilique déserte. La lumière pénétrait à peine dans les niches enfoncées des ailes du pieux bâtiment. Dans Tune de ces cha- pelles, et la plus sombre, était ce confessionnal, dont une grille de fer assez élevée, et doublée de planches épaisses, ne laissait apercevoir que le petit dôme et la croix de bois. Là s'agenouillèrent, de chaque côté, Cinq-Mars et Marie de Mantoue; ils ne se voyaient qu'à peiue, et trouvèrent que, selon son usage, l'abbé Quillet. assis entre eux, les avait entendus depuis longtemps. Ils pouvaient entrevoir, à travers les petits grillages, l'ombre de son camail. Henri d'Effiat s'était approché lente- ment; il venait arrêter et régler, pour ainsi dire, le reste de sa destinée. Ce n'était plus devant son Roi qu'il allait paraître, mais devant une souveraine plus puissante, devant celle pour laquelle il avait entrepris son immense ouvrage. 11 allait éprouver sa foi et tremblait.
272 CINQ-MARS
Il frémit surtout lorsque sa jeune fiancée fut age- nouillée en face de lui; il frémit parce qu'il ne put s'empêcher, à l'aspect de cet ange, de sentir tout le bonheur qu'il pourrait perdre; il n'osa parler le premier, et demeura encore un instant à contempler sa tête dans l'ombre, cette jeune tête sur laquelle reposaient toutes ses espérances. Malgré son amour, toutes les fois qu'il la voyait, il ne pouvait se garantir de quelque effroi d'avoir tant entrepris pour une enfant dont la passion n'était qu'un faible reflet de la sienne, et qui n'avait peut-être pas apprécié tous les sacrifices qu'il avait faits, son caractère ployé pour elle aux complaisances d'un courtisan condamne aux intrigues et aux souffrances de l'ambition, livré aux combinaisons profondes, aux criminelles méditations, aux sombres et violents travaux d'un conspirateur. Jusque-là, dans leurs secrètes et chastes entrevues, elle avait toujours reçu chaque nouvelle de ses progrès dans sa car- rière avec les transports de plaisir d'un enfant, mais sans apprécier la fatigue de chacun de ces pas si Tjesants que l'on fait vers les honneurs, et lui demandant toujours avec naïveté quand il serait Connétable enfin, et quand ils se marieraient, comme si elle eût demandé quand il viendrait au Carrousel, et si le temps était serein. Jusque-là, il avait souri de ces questions et de cette ignorance, pardonnable à dix-huit ans dans une jeune fille née sur un trône et accoutumée à des grandeurs pour ainsi dire natu- relles et trouvées autour d'elle en venant à la vie; mais, à cette heure, il fit de plus sérieuses réflexions sur ce caractère, et lorsque, sortant presque de l'assemblée imposante des conspirateurs, représen- tants de tous les ordres du royaume, son oreille, où résonnaient encore les voix mâles qui avaient
CINQ-MARS TOMBE DANS UN PIEGE 273
juré d'entreprendre une vaste guerre, fut frappée des premières paroles de celle pour qui elle était commencée, il craignit, pour la première fois, que cette sorte d'innocence ne fût de la légèreté et ne s'étendît jusqu'au cœur : il résolut de l'approfondir.
— Dieu! que j'ai peur, Henri 1 dit-elle en entrant dans le confessionnal; vous me faites venir sans gardes, sans carrosses; je tremble toujours d'être vue de mes gens en sortant de l'hôtel de Nevers. Faudra-t-il donc me cacher encore longtemps comme une coupable? La Reine n'a pas été contente lorsque je le lui ai avoué; si elle m'en parle encore, ce sera avec son air sévère que vous connaissez, et qui me fait toujours pleurer : j'ai bien peur.
Elle se tut, et Cinq-Mars ne répondit que par un profond soupir.
— Quoi! vous ne me parlez pas! dit-elle.
— Sont-ce bien là toutes vos terreurs ? dit Cinq- Mars avec amertume.
— Dois-je en avoir de plus grandes? O mon ami! de quel ton, avec quelle voix me parlez-vous! ètes- vous fâché parce que je suis venue trop tard?
— Trop tôt, madame, beaucoup trop tôt, pour les choses que vous devez entendre, car je vous en vois bien éloignée.
Marie, affligée de l'accent sombre et amer de sa voix, se prit à pleurer.
— Hélas! mon Dieu! qu"ai-je donc fait, dit-elle, pour que vous m'appeliez madame et me traitiez si durement ?
— Ah! rassurez-vous, reprit Cinq-Mars, mais toujours avec ironie. En effet, vous n'êtes pas cou- pable; mais je le suis, je suis seul à l'être ; ce n'est pas envers vous, mais pour vous.
— Avez-vous donc fait du mal ? Avez-vous ordonné
274 CINQ-MARS
la mort de quelqu'un? Oh! non, j'ensuis bien sûre, vous êtes si bon!
— Eh quoi! dit Cinq-Mars, n'êtes-vous pour rien dans mes projets? ai-je mal compris votre pensée lorsque vous me regardiez chez la Reine? ne sais-je plus lire dans vos yeux? le feu qui les animait était- ce un grand amour pour Pv.ichelieu? cette admira- tion que vous promettiez à celui qui oserait tout dire au Roi, qu'est-elle devenue? Est-ce un men- songe que tout cela?
Marie fondait en larmes.
— Vous me parlez toujours d'un air contraint, dit- elle : je ne l'ai point mérité. Si je ne vous dis rien de cette conjuration elfrayante, croyez-vous que je l'oublie ? ne me trouvez-vous pas assez malheureuse ? avez-vous besoin de voir mes pleurs ? les voilà. J'en verse assez en secret, Henri; croyez que, si j'ai évité, dans nos dernières entrevues, ce terrible sujet, c'était de crainte d'en trop apprendre : ai-je une autre pensée que celle de vos dangers? ne sais- je pas bien que c'est pour moi que vous les courez? Hélas! si vous combattez pour moi, n'ai-je pas aussi à soutenir des attaques non luoins cruelles? Plus heureux que moi, vous n'avez h combattre que la haine, tandis que je lutte contre lamitié : le Car- dinal vous opposera des hommes et des armes ; mais la Reine, la douce Anne d'Autriche, n'emploie que de tendres conseils, des caresses, et quelque- fois des larmes.
— Touchante et invincible contrainte, dit Cinq- Mars avec amertume, pour vous faire accepter un trône. Je conçois que vous ayez besoin de quelques efforts contre de telles séductions ; mais avant, madame, il importe de vous délier de vos serments.
— Hélas! grand Dieu? qu'y a-t-il contre nous?
CINQ-MARS TOMBE DA>S UX PIEGE 275
— Il y a Dieu sur nous, et contre nous, reprit Henri d'une voix sévère; le Roi ma trompé.
L'abbé sasrita dans le confessionnal. Marie s'écria :
— Voilà ce que je pressentais ; voilà le malheur que j'entrevoyais. Est-ce moi qui l'ai causé?
— Il m'a trompé en me serrant la main, pour- suivit Cinq-Mars; il m'a trahi par le vil Joseph qu on m offre de poignarder.
L abbé fit un mouvement d'horreur qui ouvrit à demi la porte du confessionnal.
— Ah I mon père, ne craignez rien, continua Henri d'Effiat; votre élève ne frappera jamais de tels coups. Ils s'entendront de loin, ceux que je prépare, et le grand jour les éclairera; mais il me reste un devoir à remplir, un devoir sacré : voyez votre enfant s'immoler devant vous. Hélas! je n'ai pas vécu longtemps pour le bonheur : je viens le détruire peut-être, par votre main, la même qui l'avait consacré.
II ouvrit, en parlant ainsi, le léger grillage qui le séparait de son vieux gouverneur; celui-ci, gardant toujours un silence surprenant, avança le camail sur son front.
— Rendez, dit Cinq-Mars d'une voix moins ferme, rendez cet anneau nuptial à la duchesse de Man- toue ; je ne puis le garder qu'elle ne me le donne une seconde fois, car je ne suis plus le même quelle promit d'épouser.
Le prêtre saisit brusquement la bague et la passa au travers des losanges du grillage opposé; cette marque d'indifférence étonna Cinq-Mars.
— Eh quoi! mon père, dit-il, ètes-vous aussi changé ?
Cependant Marie ne pleurait plus ; mais, élevant sa voix angélique qui éveilla un faible écho le long
276 CINQ-MARS
des ogives du temple, comme le plus doux soupir de l'orgue, elle dit :
— O mon ami ! ne soyez plus en colère, je ne vous comprends pas; pouvons-nous rompre ce que Dieu vient d'unir, et pourrais-je vous quitter quand je vous sais malheureux! Si le Roi ne vous aime plus, du moins vous êtes assuré qu'il ne viendra pas vous faire du mal, puisqu'il n'en a pas fait au Cardinal, qu'il n'a jamais aimé. Vous croyez-vous perdu parce qu'il n'aura pas voulu peut-être se séparer de sou vieux serviteur? Eh bien, attendons le retour de son amitié; oubliez ces conspirateurs qui m'effrayent. S'ils n'ont plus d'espoir, j'en remercie Dieu, je ne tremblerai plus pour vous. Qu'avcz-vous donc, mou ami, et pourquoi nous affliger inutilement? La Reine nous aime, et nous sommes tous deux bien jeunes, attendons. L'avenir est beau, puisque nous sommes unis et sûrs de nous-mêmes. Racontez-moi ce que le Roi vous disait à Chambord. Je vous ai suivi longtemps des yeux. Dieu ! que cette partie de chasse fut triste pour moi!
— 11 m'a trahi! vous dis-je, répondit Cinq-Mars; et qui l'aurait pu croire, lorsque vous l'avez vu nous serrant la main, passant de son frère à moi et au duc de Bouillon , qu'il se faisait instruire des moindres détails de la conjuration, du jour même où l'on arrêterait Richelieu à Lyon, fixait le lieu de son exil (car ils voulaient sa mort; mais le souvenir de mon père me fit demander sa vie) ? Le Roi disait que lui-même dirigerait tout à Perpignan; et cepen- dant Joseph, cet impur espion, sortait du cabinet des Lys! O Marie! vous l'avouerai-je? au moment où je l'ai appris, mon âme a été bouleversée; j'ai douté de tout, et il m'a semblé que le centre du monde chancelait en voyant la vérité quitter le cœur d'un
CINQ-MARS TOMBE DANS U.N PIEGE 2/ y
Roi. Je voyais s'écrouler tout notre édifice : une heure encore, et la conjuration s'évanouissait; je vous perdais pour toujours ; un moyen me restait, je l'ai employé.
— Lequel? dit Marie.
— Le traité d'Espagne était dans ma main, je 1 ai signé.
— O ciell déchirez-le.
— Il est parti.
— Qui le porte?
— Fontrailles.
— Rappelez-le.
— II doit avoir déjà dépassé les défilés d'Olorou, dit Cinq-Mars, se levant debout. Tout est prêt à Madrid; tout à Sedan; des armées m'attendent, Marie ; des armées 1 et Richelieu est au milieu d elles 1 Il chancelle, il ne faut plus qu un seul coup pour le renverser, et vous êtes à moi pour toujours, à Cinq-Mars triomphant!
— A Cinq-Mars rebelle, dit-elle en gémissant.
— Eh bien, oui, rebelle, mais non plus favori! R.ebelle, criminel, digne de léchafaud, je le sais! s écria ce jeune homme passionné en retombant à genoux; mais rebelle par amour, rebelle pour vous, que mon épée va conquérir enfin tout entière.
— Hélas ! l'épée que l'on trempe dans le sang des siens n'est-elle pas un poignard?
— Arrêtez, par pitié, Marie! Que des rois m abandonnent, que des guerriers me délaissent, j'en serai plus ferme encore; mais je serai vaincu par un mot de vous, et encore une fois le temps de réfléchir est passé pour moi; oui, je suis criminel, c est pourquoi j'hésite à me croire encore digne de vous. Abandonnez-moi, Marie, reprenez cet anneau.
16
278 CINQ-MARS
— Je ne le puis, dit-elle, car je suis votre femme, quel que vous soyez.
— Vous leuteudez, mon père, dit Cinq-Mars, transporté de bonheur; bénissez cette seconde union, c est celle du dévouement, plus belle encore que celle de l'amour. Qu'elle soit à moi tant que je vivrai !
Sans répondre, 1 abbé ouvrit la porte du confes- sionnal, sortit brusquement, et fut hors de l'église avant que Cinq-Mars eût le temps de se lever pour le suivre.
— Où allez-vous? qu'avez-vous? s'écria-t-il. Mais personne ne paraissait et ne se faisait
entendre.
— Ne criez pas, au nom du ciel! dit Marie, ou je suis perdue! il a sans doute entendu quelqu'un dans l'église.
Mais, troublé et sans lui répondre, d Efiîat, s'élançant sous les arcades et cherchant en vain son gouverneur, courut à une porte qu'il trouva fermée; tirant son épée, il fit le tour de l'église, et, arrivant à 1 entrée que devait garder Grandchamp, il l'appela et écouta.
— Lâchez-le à présent, dit une voix au coin de la rue.
Et des chevaux partirent au galop.
— Grandchamp, répondras-tu? cria Cinq-Mars.
— A mon secours, Henri, mon cher enfant! répondit la voix de l'abbé Quillet.
— Eh! d'où venez-vous donc? Vous m'exposez! dit le Grand Écuyer s'approchant de lui.
Mais il s'aperçut que son pauvre gouverneur, sans chapeau, sous la neige qui tombait, n'était pas en état de lui répondre.
— Ils m'ont arrêté, dépouillé, criait-il, les scélé-
CINO-MARS TOMBE DA^•S UN PIÈGE 279
rats! les assassins! ils m'ont empêché d'appeler, ils mont serré les lèvres avec un mouchoir.
A ce bruit, Grandchamp survint enfin, se frottant les yeux comme un homme qui se réveille. Laura, épouvantée, courut dans l'église près de sa maî- tresse; tous rentrèrent précijjitamment pour rassu- rer Marie, et entourèrent le vieil abbé.
— Les scélérats ! ils m'ont attaché les mains comme vous voyez, ils étaient plus de vingt; ils m ont pris la clef de cette porte de l'église.
— Quoi! tout à l'heure? dit Cinq-Mars: et pour quoi nous quittez-vous?
— Vous quitter! Il y a plus de deux heures qu'ils me tiennent 1
— Deux heures! s écria Henri effrayé.
— Ah! malheureux vieillard que je suis! cria Grandchamp, jai dormi pendant le danger de mon maître! c'est la première fois!
— Vous n'étiez donc pas avec nous dans le con- fessionnal? poursuivit Ciaq-Mars avec anxiété, tandis que Marie tremblante se pressait contre son bras.
— Eh quoi! dit l'abbé, navez-vous pas vu le scélérat à qui ils ont donné ma clef?
— rSon! qui? dirent-ils tous à la fois.
— Le père Joseph ! répondit le bon prêtre.
— Fuyez! vous êtes perdu! s'écria Marie.
Bien qu'étroitement surveillés durant leur vovage à travers la France. Fontrailles et Jacques de Lauiarde- mont sont cependant parvenus à g-agner les Pvrénées. Encore quelques heures, et ils auront franchi la fron- tière!
Mais c'est là justement que. devant eux. se dresse un obstacle presque insurmontable; toutes les routes sont gardées, tous les sentiers parcourus par des patrouilles
280 CINQ-MARS
et des rondes. On a été prévenu de leur passage et on les cherche ; c'est ce qu'un aventurier, jadis compagnon de Jacques, révèle brutalement à celui-ci, sans savoir qu'il parle devant un de ceux dont il est question : « On recherche deux coquins qui ont un papier pour amener l'Espagnol en France! » Or, à cette époque, l'Espagnol était pour le Français l'ennemi acharné, héréditaire, comme l'avait ^\é et allait l'être encore l'Anglais, comme devait l'être plus tard le Prussien.
Fontraillcs et Jacques décident alors de se séparer. Un homrne seul passe plus facilement. On se retrouvera au delà do la frontière, sur le territoire espagnol et. comme Jacques connaît les moindres détours de la montagne, c'est lui qui portera le traité.
Mais .T^cques, malgré son habileté, tombe bientôt au milieu d'une ronde commandée par son père, le juge de Loudun. Celui-ci, voyant son fils seul, devine ce qui s'est passé; il exige qu'il lui remette le traité et Jacques, pour se soustraire aux gens de police, se pré- i ipite au bas du rocher sur lequel il se trouve ; mais, au iteu de la terre ferme, il ne rencontre qu'une vase liquide dans laquelle il enfonce et va se perdre, si un prompt secours ne lui est porté, secours qu'il réclame de son père et que ce dernier lui promet s'il lui donne d abord le traité. Epouvanté, car il enfonce de plus en plus, Jacques tend le rouleau contenant le traité à son père qui s'en saisit et qui se sauve, laissant le malheu- reux s enlizer complètement dans la vase.
Ce traité, le juge Laubardemont va le porter à Riche- lie» qui, toujours à Narbonne, l'attend avec une impa- tience fébrile, car, une fois en possession de ce docu- ment, il sait que Cinq-Mars, quoi qu'il puisse faire, est derdu d'avance.
Celui-ci, cependant, est bien près de réussir; car le soir même où Richelieu vient de recevoir le traité, les troupes royales campées sous les murs de Perpignan ont pris les armes et attendent des ordres; c'est Cinq- Mars — ayant de Thou à ses côtés — qui les com- mande.
II va donner le signal du départ, c est-à-dire de la marche sur Narbonne, lorsqu'un courrier lui apporte une lettre, venant de la Reine.
CINQ-MARS TOMBE DA^;S U>' PIÈGE 281
Anne d'Autriche expose ou laisse entendre à Cinq- Mars qu'elle ne considère pas comme sérieux les ser- ments échangés entre lui et Marie de Mantoue en dehors de l'autorisation royale, que Marie, étant de maison souveraine, doit élever ses regards plus haut, et qu'enfin, en ce mom^ent la princesse aurait l'occasion de s'allier à un prince, héritier de l'une des couronnes les plus enviables et les plus enviées de l'Europe, car c'est ainsi qu'il faut considérer le palatin de Posnanie qui fait alors très brillante figure à la cour de Saint-Germain.
C'est là que se trouve et que la princesse a vu ce jeune et beau prince qui l'a charmée par son esprit.
Cinq-Mars, par cette lettre, est accablé; car il a compris ce que voulait dire et aussi ce que ne disait pas la Reine. Marie est ambitieuse et prête à se laisser séduire par l'espoir d'un trône, mais elle se sent néan- moins liée envers lui, simple Grand Ecuyer de France. Doit-il alors, par son obstination, faire le malheur de celle qu'il adore? D'un autre côté, pourrait-il vivre sans son amour?
Son parti est vite pris; par ces trois lignes, qu'il adresse comme réponse à la Reine, il dégage Marie, mais il prononce en même temps son arrêt à lui-même : « Marie, étant ma femme, ne peut être reine de Pologne qu'après ma mort. Je meurs. )>
Et, prétextant une fausse alerte, il fait rentrer l'armée dans ses cantonnements.
Désormais c'en est fait; tout est perdu; il n'a plus qu'à attendre la vengeance de Richelieu qui le livrera au bourreau. Aussi, comme de Thou, qui, sans en connaître les raisons, a compris qu'il se perdait, lui propose de fuir, il répond qu'au contraire il reste, car il se sent condamné. Et de Thou, véritable am^i, restera donc aussi pour se perdre avec lui.
Richelieu, de son côté, n'a pas perdu de temps; au moment où il vient de recevoir le traité et de donner Tordre terrible de faire, à tout prix, disparaître à jamais les juges d'Urbain Grandier, le Roi, qu'il atten- dait, arrive de fort méchante humeur et lui expose tous les griefs qu'il a contre lui. Mais le Cardinal, qui con- naît fort bien le caractère du monarque, répond vive- ment, en lui reprochant d avoir permis sa mo-t: voyant
282 CINQ-MARS
Louis XIIT surpris, il profite de son trouble pour lui montrer le traité avec l'Espagne. — ainsi qu'une lettre de Monsieur qui demande humblement son pardon, — et termine en exigeant du Roi qu'il décide entre son premier ministre ou son grand écuyer : « Lui ou moi ? Sa tète ou la mienne? Choisissez! — Jamais! » répond Louis XIIL
Richelieu, blessé, rappelle alors au Roi les services qu'il a rendus à la France et à la monarchie ; il lui exprime enfin le désir de se retirer, mais se demande avec inquiétude ce que vont devenir les aflfaires du Royaume : « Si je m'en vais, dit-il brutalement, que ferez- vous * ? »
23. _ LOUIS XIII VEUT RÉGLER SEUL
Louis fut tiré de son apathique méditation par l'excès d'audace de ce discours ; il leva la tête et sembla un instant avoir pris une résolution par crainte d'en prendre une autre.
— Eh bien, monsieur, dit-il. je répondrai que je veux régner par moi seul.
— A la bonne heure, dit Richelieu, mais je dois vous prévenir que les aifaircs du moment sont diffi- ciles. Voici l'heure où l'on m'apporte mon travail ordinaire.
— Je m'en charge, reprit Louis, j'ouvrirai les portefeuilles, je donnerai mes ordres.
— Essayez donc, dit Richelieu, je me retire, et, si quelque chose vous arrcle, vous m'appellerez.
Il sonna : à l'instant même et comme s'ils eussent attendu le signal, quatre vigoureux valets de pied entrèrent et emportèrent son fauteuil et sa personne dans un autre appartement ; car, nous l'avons dit, il ne pouvait plus marcher. Eu passaht dans la
1. Mémoires dt Sully, 1595.
Lons xni VEUT régner seul 283
chambre où travaillaient les secrétaires, il dit à haute voix.
— Quoa prenne les ordres de Sa Majesté.
Le Roi resta seul. Fort de sa nouvelle résolution et lier d'avoir une fois résisté, il voulut sur-le- champ se mettre à l'ouvrage politique. Il fit le tour de 1 immense table, et vit autant de portefeuilles que Ion comptait alors d'Empires, de Royaumes et de cercles dans l'Europe ; il en ouvrit un et le trouva divisé en cases, dont le nombre égalait celui des subdivisions de tout le pays auquel il était des- tiné. Tout était en ordre, mais dans un ordre effrayant pour lui. parce que chaque note ne ren- fermait que la quintessence de chaque affaire, si l'on peut parler ainsi, et ne touchait que le point juste des relations du moment avec la France. Ce laconisme était à peu près aussi énigmatique pour Louis que les lettres en chiffres qui couvraient la table. Là, tout était confusion : sur des édits de bannissement et d expropriation des Huguenots de la Rochelle se trouvaient jetés les traités avec Gustave- Adolphe et les Huguenots du Nord contre 1 Empire; des notes sur le général Bannier, sur Walstein, le duc de Weimar et Jean de Wert, étaient roulées pêle-mêle avec le détail des lettres trouvées dans la cassette de la Reine, la liste de ses colliers et des bijoux qu'ils renfermaient et la double interpréta- tion qu'on eût pu donner à chaque phrase de ses billets. Sur la marge de Tun d'eux étaient ces mots : Sur quatre lignes de Vécriture d'un homme, on peut lui faire un procès criminel^. Plus loin étaient entassées les dénonciations contre les Huguenots, les plans de république qu'ils avaient arrêtés ; la divi-
1. Mémoires de Sully, 1595-
284 CINQ-MARS
sion de la France eu Cercles, sous la dictature annuelle d'un chef; le sceau de cet État projeté y était joint représentant un ange appuyé sur une croix, et tenant à la main la Bible, qu'il élevait sur son front. A côté était une liste des cardinaux que le Pape avait nommés autrefois le même jour que l'évêque de Luçon (Richelieu). Parmi eux se trou- vait le marquis de Bédémar, ambassadeur et cons- pirateur à Venise.
Louis XIII épuisait en vain ses forces sur des détails d'une autre époque, cherchant inutilement les papiers relatifs à la conjuration, et propres à lui montrer son véritable nœud et ce que l'on avait tenté contre lui-même, lorsqu'un petit homme d'une ligure olivâtre, d'une taille courbée, d'une démarche contrainte et dévote, entra dans le cabinet : c'était un secrétaire d'Etat, nommé Desnoyers; il s'avança en saluant :
— Puis-je parler à Sa Majesté des affaires du Portugal ? dit-il,
— D'Espagne, par cojiséquent, dit Louis; le Por- tugal est une province d'Espagne.
— De Portugal, insista Desnoyers. Voici le manifeste que nous recevons à l'instant. Et il lut :
a Don Juan, par la grâce de Dieu, roi de Portu- gal, des Algarves, royaume deçà d'Afrique, seigneur de la Guinée, conqueste, navigation et commerce de l'Esthiopie, Arabie, Perse et des Indes... »
— Qu'est-ce que tout cela? dit le Roi; qui parle donc ainsi ?
— Le duc deBragance, roi de Portugal, couronné il y a déjà une... il y a quelque temps. Sire, par un homme appelé Pinto. A peine remonté sur le trône, il tend la main à la Catalogne révoltée.
— La Catalogne se révolte aussi? Le roi Phi-
LOUIS XIII VEUT RÉGNER SEUL 285
lippe lY n'a donc plus pour premier ministre le Corate-Duc ?
— Au contraire, Sire, c'est parce qu'il l'a encore. Voici la déclaration des États généraux catalans à Sa Majesté Catholique, contenant que tout le pays prend les armes contre ses troupes sacrilèges et excommuniées. Le roi de Portugal...
— Dites le duc de Bragance, reprit Louis; je ne reconnais pas un révolté.
— Le duc de Bragance donc, Sire, dit froidement le conseiller d'Etat, envoie à la princip.vuté de Cata- logne son neveu, D. Ignace de Mascarenas. pour s emparer de la protection de ce pays l'et de sa sou- veraineté peut-être, qu'il voudrait ajouter à celle qu'il vient de reconquérir). Or, les troupes de Votre Majesté sont devant Perpignan.
■ — Eh bien, qu'importe? dit Louis.
— Les Catalans ont le cœur plus français que portugais, Sire, et il est encore temps d'enlever cette tutelle au roi de... au duc de Portusral.
— Moi, soutenir des rebelles! vous osez.'
— C'était le projet de Son Eminence, poursuivit le secrétaire d'Etat; l'Espagne et la France sont en pleine guerre d'ailleurs, et M. d'Olivarès n"a pas hésité à tendre la main de Sa Majesté Catholique à nos Huguenots.
— C'est bon ; j'y penserai, dit le Roi; laissez-moi.
— Sire, les Etats généraux de Catalogne sont pressés, les troupes d'Aragon marchent contre eux...
— Nous verrons... Je me déciderai dans un quart d'heure, répondit Louis XIII.
Le petit secrétaire d'Etat sortit avec un air mécon- tent et découragé. A sa place, Chavigny se présenta, tenant un portefeuille aux armes britanniques.
— Sire, dit-il, je demande à Votre Majesté des
286 CI>Q-MARS
ordres pour les affaires d Angleterre. Les parle- mentaires, sous le commandement du comte d'Essex, viennent de faire lever le siège de Glocester; le prince Rupert a livré à Newbury une bataille désas- treuse et peu profitable à Sa Majesté Britannique. Le Parlement se prolonge, et il a pour lui les grandes villes, les ports et toute la population presbytérienne. Le roi Charles I^'" demande des secours que la Reine ne trouve plus en Hollande.
— Il faut envoyer des troupes à mon frère d Angleterre, dit Louis. Mais il voulut voir les papiers précédents, et, en parcourant les notes du Cardinal, il trouva que. sur une première demande du roi d'Angleterre, il avait écrit de sa main :
a Faut réfléchir longtemps et attendre : — les Communes sont fortes; — le roi Charles compte sur les Ecossais ; ils le vendront.
« Faut prendre garde. Il y a là un homme de guerre qui est venu voir Vincennes, et a dit qu'on ne devrait jamais frapper les princes quà la tête. Remarquable ». ajoutait le Cardinal. Puis il avait rayé ce mot, y substituant : « Redoutable. »
Et plus bas :
n Cet homme domine Fairfax ; — il fait l'inspiré; ce sera un grand homme. — Secours refusé; — argent perdu. »
Le Roi dit alors :
— Non, non, ne précipitez rien, j attendrai.
— Mais, Sire, dit Chavigny, les événements sont rapides; si le courrier retarde d'une heure, la perte du roi d'Angleterre peut s'avancer d un an.
— En sont-ils là? demanda Louis.
— Dans le camp des Indépendants, on prêche la République la Bible à la main; dans celui des Royalistes, on se dispute le pas, et l'on rit.
LOUIS XIII VEUT RÉGNER SEUL 287
— Mais un moment de bonheur peut tout sauver!
— Les Stuarts ne sont pas heureux, Sire, reprit Chavigny respectueusement, mais sur un ton qui laissait beaucoup à penser.
— Laissez-moi, dit le roi d'un ton d'humeur. Le secrétaire d'Etat sortit lentement.
Ce fut alors que Louis XIII se vit tout entier, et s'effraya du néant qu'il trouvait en lui-même. Il promena d'abord sa vue sur l'amas de papiers qui l'entourait, passant de l'un à l'autre, trouvant par- tout des dangers et ne les trouvant jamais plus grands que dans les ressources mêmes qu'il inven- tait. Il se leva et, changeant de place, se courba ou plutôt se jeta sur une carte géographique de l'Europe; il y trouva toutes ses terreurs ensemble, au nord, au midi, au centre de son royaume; les révolutions lui apparaissaient comme des Eumé- nides; sous chaque contrée, il crut voir fumer un volcan; il lui semblait entendre les cris de détresse des rois qui l'appelaient, et les cris de fureur des peuples; il crut sentir la terre de France craquer et se fendre sous ses pieds; sa vue faible et fatiguée se troubla, sa tète malade fut saisie d'un vertige qui refoula le sang vers son cœur.
— Richelieu ! cria-t-il d'une voix étouffée en agitant une sonnette; qu'on appelle le Cardinal!
Et il tomba évanoui dans un fauteuil.
Lorsque le Roi rouvrit les yeux, ranimé par les odeurs fortes et les sels qu'on lui avait mis sur les lèvres et les tempes, il vit un instant des pages, qui se retirèrent sitôt qu'il eut entr'ouvert ses paupières, et se retrouva seul avec le Cardinal. L'impassible ministre avait fait poser sa chaise longue contre le fauteuil du Roi, comme le siège d'un médecin près du lit de son malade, et fixait
288 CINQ-MARS
ses yeux étincelanls et scrutateurs sur le visage pâle de Louis. Sitôt qu'il put l'entendre, il reprit d'une voix sombre son terrible dialogue :
— Vous m'avez rappelé, dit-il, que me voulez- vous?
Louis, renversé sur l'oreiller, enlr'ouvrit les yeux et le regarda, puis se hâta de les refermer. Cette tête décharnée, armée de deux yeux flam- boyants et terminée par une barbe aiguë et blan- châtre; cette calotte et ces vêtements de la couleur du sang et des flammes, tout lui représentait un esprit infernal.
— Régnez, dit-il d'une voix faible.
— Mais me livrez-vous Cinq-Mars et de Thou ? poursuivit l'implacable ministre en s'approchaut pour lire dans les yeux éteints du prince, comme un avide héritier poursuit jusque dans la tombe les dernières lueurs de la volonté d'un mourant.
— Régnez, répéta le Roi en détournant la tête.
— Signez donc, reprit Richelieu, ce papier porte : « Ceci est ma volonté, de les prendre morts ou vifs. »
Louis, toujours la tête renversée sur le dossier du fauteuil, laissa tomber sa main sur le papier fatal, et signa.
— Laissez-moi, par pitié! je meurs! dit-il.
— Ce n'est pas tout encore, continua celui qu'on appelle le grand politique. Je ne suis pas sûr de vous! il me faut dorénavant des garanties et des gages. Signez encore ceci, et je vous quitte.
« Quand le Roi ira voir le Cardinal, les gardes de celui-ci ne quitteront pas les armes ; et quand le Cardinal ira chez le Roi, ses gardes partageront le poste avec ceux de Sa Majesté *. »
De plus :
1. Manuscrit de Pointis^ 1642, n<> 135.
LOUIS XIII VEUT REOEE. SEUL 289
« Sa Majesté s'engage à remettre les deux Princes ses fils en otage entre les mains du Cardinal, comme garantie de la bonne foi de son attache- ment ^. »
— Mes enfants! sécria Louis relevant sa tête, vous osez...
— Aimez-vous mieux que je me retire? dit Riche- lieu.
Le Roi signa.
— Est-ce donc fini? dit-il avec un profond gémis- sement.
Ce n'était pas fini : une autre douleur lui était réservée.
La porte s'ouvrit brusquement, et Ion vit entrer Cinq-Mars. Ce fut, cette fois, le Cardinal qui trembla.
— Que voulez-vous, monsieur? dit-il en saisis- sant la sonnette pour appeler.
Le Grand Écuyer était d'une pâleur égale à celle du Roi; et, sans daigner répondre à Richelieu, il s'avança d'un air calme vers Louis XIII. Celui-ci le regarda comme un homme qui vient de recevoir sa sentence de mort.
— Vous devez trouver, Sire, quelque difficulté à me faire arrêter, car j'ai vingt mille hommes à moi, dit Henri d'Effiat avec la voix la plus douce.
— Hélas 1 Cinq-Mars, dit Louis douloureusement, est-ce toi qui as fait de telles v:hoses ?
— Oui, Sire, et c'est moi aussi qui vous apporte mon épée,. car vous venez sans doute de me livrer, dit-il en la détachant et la posant aux pieds du Roi, qui baissa les yeux sans répondre.
Cinq-Mars sourit avec tristesse et sans amertume,
1. Mémoires d'Anne d'Autriche, 1642.
17
290 CINQ-MARS
parce qu'il n'appartenait déjà plus à la terre. Ensuite, regardant Richelieu avec mépris :
— Je me rends parce que je veux mourir, dit-il; mais je ne suis pas vaincu.
Le Cardinal serra les poings par fureur; mais il se contraignit.
— Et quels sont vos complices? dit-il. Cinq-Mars regarda Louis XIII fixement et
entr'ouvrit les lèvres pour parler... Le Roi baissa la tèle et souffrit en cet instant un supplice inconnu à tous les hommes.
— Je n'en ai point, dit enfin Cinq-Mars, ayant pitié du prince.
Et il sortit de l'appartement.
11 s'arrêta dès la première galerie, où tous les gentilshommes et Fabert se levèrent en le voyant. Il marcha droit à celui-ci et lui dit :
— Monsieur, donnez ordre à ces gentilshommes de m'arrêter.
Tous se regardèrent sans oser l'approcher.
— Oui, monsieur, je suis votre prisonnier... oui, messieurs, je suis sans épée, et, je vous le répète, prisonnier du Roi.
— Je ne sais ce que je vois, dit le général; vous êtes deux qui venez vous rendre, et je n'ai l'ordre d'arrêter personne.
— Deux? dit Cinq-Mars, ce ne peut être que M. de Thou; hélas! à ce dévouement je le devine.
— Eh! ne t'avais-je pas aussi deviné? s'écria celui-ci en se montrant et se jetant dans ses bras.
C'est au château de Pierre-Encise, près de Lyon, que le Cardinal, qui voyage au milieu d'un pompeux cor- tège de troupes et de fanfares, a emmené Cinq-Mars et de Thou; c'est là que les deux amis vont être jugés, ce qui veut dire condamnés; c'est là enfin que, pendant une
LOUIS XIII VEUT RÉGNER SEUL 291
nuii. de septembre, le Grand Ecuyer reçoit une singu- lière visite, celle du père Joseph.
Le digne capucin a, parait-il, fort à se plaindre de Richelieu, qui n"a été grand que par ses bons offices, lui a promis le chapeau de cardinal et a toujours reculé. Comme le premier ministre n'en a plus que pour six mois, le révérend père vient s'entendre avec Cinq-Mars. Si celui-ci accepte ses propositions, il enverra auprès de Richelieu un empirique qui lui por- tera le remède nécessaire; alors Cinq-Mars, étant aimé du Roi, reprendra son rang et fera Joseph car- dinal.
Indigné, le prisonnier veut d'abord montrer au moine le cas que son ami et lui font de la mort; il le conduit chez de Thou qui dort paisiblement, puis il le chasse.
Le procès se déroule; Monsieur n'y paraît pas. Ayant reçu du cardinal, toutes prêtes, les réponses qu il devait faire dans ses interrogatoires, il se voit épargner ainsi des confrontations pénibles avec Cinq-Mars et de Thou. La même opération a été pratiquée avec M. de Bouillon, ce qui permet, selon la volonté du cardinal, de faire retomber toute la responsabilité sur les deux amis.
D'ailleurs, au cours du procès, Cinq-Mars ne cherche pas à dissimuler et fait des aveux; quant à de Thou. il ne nie rien: il a, dit-il, fait tout son possible pour détourner Cinq-Mars de ses projets, mais, étant son ami, il n a pas voulu l'abandonner.
Et, comme Laubardemont, qui préside, pense à leur faire donner la question, Joseph, qui craint pour lui- même des révélations fâcheuses, l'en détourne et lui conseille d aller plutôt interroger trois autres prévenu» qui sont précisément les juges d'Urbain Grandier.
A peine Cinq-Mars et de Thou sont-ils rentrés dans leur prison, accompagnés de Grandchamp et de l'abbé Quillet, qu'on vient leur lire leur arrêt; ils sont con- damnés à avoir la tète tranchée, sur la place des Terreaux, à Lyon.
Sur le conseil de Grandchamp, tous deux montent sur la terrasse du château, d'où ils verront, dit le vieux serviteur, tout le pays environnant et où, de loin, on pourra les voir; et il leur conseille de bien
292 CINQ-MARS
regarder en bas, de l'autre côté de la Saône, tout en leur recommandant de garder momentanément le silence, car on parle tout près d'eux...
24. — LES PRISONNIERS
Un murmure confus, sourd et inexplicable se faisait entendre dans une petite tourelle adossée à la plate-forme de la terrasse. Comme elle n'était guère plus grande qu'un colombier, les prisonniers l'avaient à peine remarquée jusque-là.
— Yient-on déjà nous chercher, dit Cinq-Mars.
— Bah! bah! répondit Grandchamp, ne vous occupez pas de cela; c'est la tour des oubliettes. Il y a deux mois que je rôde autour du fort, et j'ai vu tomber du monde de là dans l'eau, au moins une fois par semaine. Pensons à notre affaire ; je vois une lumière à la fenêtre là-bas.
Une invincible curiosité entraîna cependant les deux prisonniers à jeter un regard sur la tourelle, malgré l'horreur de la situation. Elle s'avançait, en elfet, en dehors du rocher à pic et au-dessus d'un gouffre rempli d'une eau verte bouillonnante, sorte de source inutile, qu'un bras égaré de la Saône formait entre les rocs à une profondeur effrayante. On y voyait tourner rapidement la roue d'un moulin abandonné depuis longtemps. On entendit trois fois un craquement semblable à celui d'un pont-levis qui s'abaisserait et se relèverait tout à coup comme mù par un ressort en frappant contre la pierre des murs : et trois fois on vit quelque chose de noir tomber dans l'eau et la faire rejaillir en écume à une grande hauteur.
LES PRISONNIERS 293
— Miséricorde! seraient-ce des hommes? s'écria l'abbé en se signant.
— J'ai cru voir des robes brunes qui tourbillon- naient en l'air, dit Grandchamp ; ce sont des amis du Cardinal.
Un cri terrible partit de la tour avec un jure- ment impie.
La lourde trappe gémit une quatrième fois. L'eau verte reçut avec bruit un fardeau qui fit crier l'énorme roue du moulin, un de ses larges rayons fut brisé et un homme, embarrassé dans les poutres vermoulues, parut hors de l'écume, qu'il colorait d'un sang noir, tourna deux fois en criant, et s'en- gloutit. C'était Laubardemont.
Pénétré d'une profonde horreur, Cinq-Mars recula.
— 11 y a une Providence, dit Grandchamp : Urbain Grandier l'avait ajourné à trois ans. Allons, allons, le temps est précieux! messieurs, ne restez pas là immobiles ; que ce soit lui ou non, je n'en serais pas étonné, car ces coquins-là se mangent eux-mêmes comme les rats. Mais tâchons de leur enlever leur meilleur morceau. Vive Dieu! je vois le signal! nous sommes sauvés; tout est prêt; accourez de ce côté-ci, monsieur l'abbé. Voilà le mouchoir blanc à la fenêtre; nos amis sont pré- parés.
L'abbé saisit aussitôt la main de chacun des deux amis, et les entraîna du côté de la terrasse où ils avaient d'abord attaché leurs regards.
— Ecoutez-moi tous deux, leur dit-il : apprenez qu'aucun des conjurés n'a voulu de la retraite que vous leur assuriez; ils sont tous accourus à Lyon, travestis et en grand nombre; ils ont versé dans la ville assez d'or pour n'être pas trahis; ils veulent tenter un coup de main pour vous délivrer. Le
294 CINQ-MARS
moment choisi est celui où l'on vous conduira au supplice; le signal sera votre chapeau que vous mettrez sur votre tète quand il faudra commencer. Le bon abbé, moitié pleurant, moitié souriant par espoir, raconta que, lors de l'arrestation de son élève, il était accouru à Paris; qu'un tel secret enveloppait toutes les actions du Cardinal, que personne n'y savait le lieu de la détention du Grand Ecuyer; beaucoup le disaient exilé: et lorsque l'on avait suraccommodement de Monsieur et du duc de Bouillon avec le Roi, on n'avait plus douté que la vie des autres ne fût assurée, et Fou avait cessé de parler de cette affaire, qui compromettait peu de personnes, n'ayant pas eu d'exécution. On s'était même en quelque sorte réjoui dans Paris de voir la ville de Sedan et son territoire ajoutés au royaume, en échange des lettres à abolition accordées à M. de Bouillon reconnu innocent comme Monsieur; que le résultat de tous les arrangements avait fait admirer l'habileté du Cardinal et sa clémence envers les conspirateurs, qui, disait-on, avaient voulu sa mort. On faisait même courir le bruit qu'il avait fait évader Cinq-Mars et de Thou, s'oc- cupant généreusement de leur retraite en pays étranger, après les avoir fait arrêter courageu- sement au milieu du camp de Perpignan.
A cet endroit du récit, Cinq-Mars ne put s'em- pêcher d'oublier sa résignation; et, serrant la main de son ami :
— Arrêter! s'écria-t-il ; faut-il renoncer même à l'honneur de nous être livrés volontairement? Faut- il tout sacrifier, jusqu'à l'opinion de la postérité?
— C'était encore là une vanité, reprit de Thou en mettant le doigt sur sa bouche; mais, chut! écoutons l'abbé jusqu'au bout.
LES PRISONNIERS 295-
Le gouverneur, ne doutant pas que le calme de ces deux jeunes gens ne vînt de la joie qu'ils res- sentaient de voir leur fuite assurée, et voyant que le soleil avait à peine encore dissipé les vapeurs du matin, se livra sans contrainte à ce plaisir involon- taire qu éprouvent les vieillards en racontant des événements nouveaux, ceux mêmes qui doivent affliger. Il leur dit toutes ses peines infructueuses pour découvrir la retraite de son élève, ignorée de la cour et de la ville, oii l'on n'osait pas même pro- noncer son nom dans les asiles les plus secrets. Il n'avait appris Temprisonnement à Pierre-Encise que par la reine elle-même, qui avait daigné le faire venir et le charger d'en avertir la maréchale d'Eflîat et tous les conjurés, afin qu'ils tentassent un effort désespéré pour délivrer leur jeune chef. Anne d'Autriche avait même osé envoyer beaucoup de gentilshommes d Auvergne et de la Touraine à Lyon pour aider à ce dernier coup.
— La bonne reine 1 dit-il, elle pleurait beaucoup lorsque je la vis, et disait qu'elle donnerait tout ce qu'elle possède pour vous sauver; elle se faisait beaucoup de reproches d'une lettre, je ne sais- quelle lettre. Elle parlait du salut de la France, mais ne s'expliquait pas. Elle me dit qu'elle vous admirait et vous conjurait de vous sauver, ne fût-ce que par pitié pour elle, à qui vous laisseriez des- remords éternels.
— N'a-t-elle rien dit de plus, interrompit de Thou, qui soutenait Cinq-Mars pâlissant.
— Rien de plus, dit le vieillard.
— Et personne ne vous a parlé de moi? répondit le Grand Ecuyer.
— Personne, dit l'abbé.
— Encore, si elle m'eût écrit ! dit Henri à demi-voix.
294 CINQ-MARS
moment choisi est celui où l'on vous conduira au supplice; le signal sera votre chapeau que vous mettrez sur votre tête quand il faudra commencer.
Le bon abbé, moitié pleurant, moitié souriant par espoir, raconta que, lors de l'arrestation de son élève, il était accouru à Paris; qu'un tel secret enveloppait toutes les actions du Cardinal, que personne n'y savait le lieu de la détention du Grand Écuyer; beaucoup le disaient exilé: et lorsque l'on avait su l'accommodement de Monsieur et du duc de Bouillon avec le Roi, on n'avait plus douté que la vie des autres ne fût assurée, et l'on avait cessé de parler de cette aCfaire, qui compromettait peu de personnes, n'ayant pas eu d'exécution. On s'était même en quelque sorte réjoui dans Paris de voir la ville de Sedan et son territoire ajoutés au royaume, en échange des lettres à abolition accordées à M. de Bouillon reconnu innocent comme Monsieur; que le résultat de tous les arrangements avait fait admirer l'habileté du Cardinal et sa clémence envers les conspirateurs, qui, disait^on, avaient voulu sa mort. On faisait même courir le bruit qu'il avait fait évader Cinq-Mars et de Thou, s'oc- cupant généreusement de leur retraite en pays étranger, après les avoir fait arrêter courageu- sement au milieu du camp de Perpignan.
A cet endroit du récit, Cinq-Mars ne put s'em- pêcher d'oublier sa résignation ; et. serrant la main de son ami :
— Arrêter! s'écria-t-il ; faut-il renoncer même à l'honneur de nous être livrés volontairement? Faut- il tout sacrifier, jusqu'à l'opinion de la postérité?
— C'était encore là une vanité, reprit de Thou en mettant le doigt sur sa bouche; mais, chut! écoutons l'abbé jusqu'au bout.
f fter:
PO
SHRS
LES PRISONNIERS
295
Le gouverneur, ne cloutant pas que le calme de ces deux jeunes gens ne vînt de la joie qu'ils res- sentaient de voir leur fuite assurée, et voyant que le soleil avait à peine encore dissipé les vapeurs du matin, se livra sans contrainte à ce plaisir involon- taire qu éprouvent les vieillards en racontant des événements nouveaux, ceux mêmes qui doivent affliger. Il leur dit toutes ses peines infructueuses pour découvrir la retraite de son élève, ignorée de la cour et de la ville, où l'on n'osait pas même pro- noncer son nom dans les asiles les plus secrets. Il n'avait appris l'emprisonnement à Pierre-Encise que par la reine elle-même, qui avait daigné le faire venir et le charger d'en avertir la maréchale d'Effiat et tous les conjurés, afin qu'ils tentassent un effort désespéré pour délivrer leur jeune chef. Anne d'Autriche avait même osé envoyer beaucoup de gentilshommes d'Auvergne et de la Touraine à Lyon pour aider à ce dernier coup.
— La bonne reine! dit-il, elle pleurait beaucoup lorsque je la vis, et disait qu'elle donnerait tout ce qu'elle possède pour vous sauver; elle se faisait beaucoup de reproches d'une lettre, je ne sais quelle lettre. Elle parlait du salut de la France, mais ne s'expliquait pas. Elle me dit qu'elle vous admirait et vous conjurait de vous sauver, ne fût-ce que par pitié pour elle, à qui vous laisseriez des- remords éternels.
— X'a-t-elle rien dit de plus, interrompit de Thou, qui soutenait Cinq-Mars pâlissant.
— Rien de plus, dit le vieillard.
— Et personne ne vous a parlé de moi? répondit le Grand Ecuyer.
— Personne, dit l'abbé.
— Encore, si elle m'eût écrit I dit Henri à demi-voix.
296 CI>Q-MARS
— Souvenez-vous donc, mon père, que vous êtes envoyé ici comme confesseur, reprit de Thou.
Cependant le vieux Grandchamp, aux genoux de Cinq-Mars et le tirant par ses habits de l'autre côté de la terrasse, lui criait d'une voix entre- coupée :
— Monseigneur... mon maître... mon bon maître... les voyez-vous? les voilà... ce sont eux, ce sont elles... elles toutes.
— Eh! qui donc, mon vieil ami? disait son maître.
— Qui? grand Dieu! Regardez cette fenêtre, ne les reconnaissez-vous pas? Votre mère, vos sœurs, votre frère.
En effet, le jour entièrement venu lui fît voir dans l'éloignement des femmes qui agitaient des mouchoirs blancs : l'une d'elles, vêtue de noir, éten- daient ses bras vers la prison, se retirait de la fenêtre comme pour reprendre des forces, puis, soutenue par les autres, reparaissait et ouvrait les bras, ou posait la main sur son cœur.
Cinq-Mars reconnut sa mère et sa famille, et ses forces le quittèrent un moment. Il pencha la tête sur le sein de son ami, et pleura.
Après avoir regagné sa prison, il se confesse, tandis que de Thou, après s'être confessé aussi, écrivait à la princesse de Guéménée une lettre restée célèbre.
L'exécution des deux jeunes gens eut lieu le 12 sep- tembre suivant; le même jour, Richelieu inaugurait le Palais-Cardinal par une fêle splendide, à laquelle il avait convié le Roi, devant qui on joua Mirame. La Reine s'était fait accompagner, pour la circonstance, de la princesse de Mantoue, Marie de Gonzague; elle était parvenue à tout lui cacher, la réponse de Cinq-Mars
LES PRISONNIERS 297
qui équivalait à un suicide, son arrestation, son juge- ment, et lui avait fait croire qu'elle était abandonnée par lui.
Une parole du roi lui révéla tout brusquement; elle s'évanouit et, quand on la fit revenir à elle, Anne d'Autriche, qui la connaissait bien et qui ne l'avait point quittée, lui dit tout bas : « Hélas! oui, mon enfant! vous êtes reine de Polosrne! »
STELLO
StcUo se compose d'une suite de conTersations philo- sophiques, coupées d'anecdotes, entre Stello — le malade — et son médecin — le Docteur-Noir — qu'il a fait appeler pour le guérir de souffrances plutôt imaginaires. Stello incarne le sentiment tandis que le Docteur-Noir représente le raisonnement. Stello, c'est le poète qui souffre de tout, dont l'âme est d'une sensibilité excessive. On le voit sur son lit expliquant au Docteur-Noir tous les symptômes de son mal; celui-ci l'écoute froidement, finit par qualifier ce qu'il ressent de « diables bleus [Blue Det'ils) )) ; et, pour lui faire toucher du doigt des souf- frances moins imaginaires, il raconte à Stello trois his- toires.
La première est celle d'un malheureux poète auprès duquel on l'avait appelé lors de sa dernière maladie.
25. — MORT DE GILBERT
Un beau soir, on me fit appeler pour monter tians un grenier, où me conduisit une vieille por- tière sourde...
— Que voulez-vous que je lui fasse? dis-je en entrant; c'est un homme mort.
MORT DE GILBERT 299
Elle ne me répondit pas; elle me laissa avec le même homme que je reconnus difficilement.
U >' G R A B A T .
Il était à demi couché, le pauvre malade, sur un lit de sangle placé au milieu dune chambre vide. Cette chambre était aussi toute noire, et il n'y avait pour l'éclairer qu'une chandelle placée dans un encrier, en guise de flambeau, et élevée sur une grande cheminée de pierre. Il était assis dans son lit de mort, sur son matelas mince et enfoncé, les jambes chargées d'une couverture de laine en lam- beaux, la tète nue, les cheveux en désordre, le corps droit, la poitrine découverte et creusée par les convulsions douloureuses de l'agonie. Moi, je vins m'asseoir sur le lit de sangle, parce qu'il n'y avait pas de chaise; j'appuyai mes pieds sur une petite malle de cuir noir, sur laquelle je posai un verre et deux petites fioles dune potion, inutile pour le sauver, mais bonne à le faire moins souf-» frir. Sa figure était très noble et très belle ; il me regardait fixement, et il avait au-dessus des joues, entre le nez et les yeux, cette contraction nerveuse que nulle convulsion ne peut imiter, que nulle maladie ne donne, qui dit au médecin ; Ya-t enl et qui est comme l'étendard que la ^lort plante sur sa conquête. Il serrait dans l'une de ses mains sa plume, sa dernière, sa pauvre plume, bien tachée d'encre, bien pelée, et toute hérissée, dans l'autre main, une croûte bien dure de son dernier morceau de pain. Ses deux jambes se choquaient et trem- blaient de manière à faire craquer le lit mal assuré. J'écoutais avec attention le souffle embarrassé de la respiration du malade, et j'entendis le râle avec
300 STELLO
son enrouement caverneux; je reconnus la Mort à ce bruit, comme un marin expérimenté reconnaît la tempête au petit sifflement du vent qui la précède.
— Tu viendras donc toujours la même avec tous? dis-je à la Mort, assez bas pour que mes lèvres ne fissent, aux oreilles du mourant, qu'un bourdonnement incertain. Je te reconnais partout à ta voix creuse que tu prêtes au jeune et au vieux. Ah ! comme je te connais, toi et tes terreurs qui n'en sont plus pour moi ; je sens la poussière que tes ailes secouent dans l'air; en approchant, j'en respire l'odeur fade, et j'en vois voler la cendre pâle, imperceptible aux yeux des autres hommes. — Te voilà bien, l'Inévitable, c'est bien toi! — Tu viens sauver cet homme de la douleur; prends-le dans tes bras comme un enfant, et emporte-le. Sauve-le, je te le donne; sauve-le de la dévorante douleur qui nous accompagne sans cesse sur la terre, jusqu'à ce que nous reposions en toi, bien- faisante amie !
C'était elle, je ne me trompais pas; car le malade cessa de soufTrir, et jouit tout à coup de ce divin moment de repos qui précède l'éternelle immobilité du corps; ses yeux s'agrandirent et s'étonnèrent, sa bouche se desserra et sourit; il y passa sa langue deux fois, comme pour goûter encore, dans quelque coupe invisible, une dernière goutte du baume de la vie, et dit de cette voix rauque des mourants qui vient des entrailles et semble venir des pieds :
Au banquet de la vie infortuné convive...
— C'était Gilbert! s'écria Stello en frappant des mains.
M. DE CHÉMER 301
— Ce n'était plus Gilbert, poursuivit le Docteur- Noir en souriant d'un seul côté de la bouche; car il ne put eu dire davantage : son menton tomba sur sa poitrine, et ses deux mains broyèrent à la fois la croûte de pain et la plume du Poète. Le bras droit me resta longtemps dans les mains, et j'y cherchais le pouls inutilement; je pris la plume et la posai sur sa bouche : un léger souffle 1 agita encore, comme si l'âme l'eût baisée en passant, ensuite rien ne bougea dans le duvet de la plume, qui ne fut pas terni par la moindre vapeur. Alors je fermai les yeux du mort et je pris mon chapeau.
El le Docteur-Noir explique à Stello qu'il rentra ensuite chez Gilbert, lui retira une clef de l'œsophag-e et la rendit aux propriétaires.
26. — M. DE CHENIER
La seconde histoire, que raconte à Stello le Docteur- Noir est celle des aventures de l'infortuné poète Chat- terton, de ses tristesses, de ses désespoirs, enfin de sa mort si dramatique 1.
Quant au troisième récit, il se passe sous la Terreur de 1793-1794; nous assistons aux scènes qui se déroulaient dans certaines prisons, aux tristes amours d'André Ché- nier avec M"* de Saint-Aignan, aux efforts infructueux faits pour les sauver: c'est au cours de cette histoire que le Docteur reçut la visite — qu'il raconte — d'un vieux domestique, et d'un jeune garçon, ce dernier venant le chercher de la part de Maximilien Robespierre, qui était alors malade.
l.Nous n'en donnons aucun extrait, le drame étant publié presque en entier dans la Deuxième partie de cet ouvrage.
302 STELLO
d'un honnête vieillard.
Je trouvai devant moi deux envoyés d'espèces différentes : un vieillard et un enfant. Le vieux était poudré assez proprement; il portait un habit de livrée où la place des galons se voyait encore. Il m'ôta son chapeau avec beaucoup de respect, mais en même temps il jeta les yeux avec défiance autour de lui, regarda derrière moi si personne ne me suivait, et se tint à l'écart sans entrer, comme pour laisser passer avant lui le jeune garçon, qui était arrivé en même temps et qui secouait encore le cordon de la sonnette par son pied de biche. Il son- nait sur la mesure de la Marseillaise, qu'il sifflait (vous savez l'air probablement, en 1832, où nous sommes); il continua de siffler en me regardant effrontément, et de sonner jusqu'à ce qu'il fût arrivé à la dernière mesure. J'attendis patiemment et je lui donnai deux sous en lui disant :
— Recommence-moi ce refrain-là, mon enfant.
Il recommença sans se déconcerter; il avait fort bien compris l'ironie de mon présent, mais il tenait à me montrer qu'il me bravait. Il était fort joli de figure, portait sur l'oreille un petit bonnet rouge tout neuf, et le reste de son habillement dégue- nillé à faire soulever le cœur : les pieds nus, les bras nus, et tout à fait digne du nom de Sans- Culotte.
— Le citoyen Robespierre est malade, me dit-il d'un ton de voix clair et très impérieux, en fronçant ses petits sourcils blonds. Faut venir à deux heures le voir.
En même temps il jeta de toute sa force ma pièce de deux sous contre une des vitres du carré,
M. DE CHÉMER 303
la mit en morceaux, et descendit l'escalier à cloche- pied en sifflant : Ça ira !
— Que demandez-vous ? dis-je au vieux domes- tique ; et, comme je vis que celui-là avait besoin d'être rassuré, je lui pris le bras par le coude et le fis entrer dans l'antichambre.
Le bonhomme referma la porte de l'escalier avec de grandes précautions, regarda autour de lui encore une fois, s'avança en rasant la muraille, et me dit à voix basse :
— C'est que... monsieur, c'est que madame la duchesse est bien souffrante aujourd'hui...
— Laquelle ? lui dis-je : voyons, parlez plus vite et plus haut. Je ne vous ai pas encore vu.
Le pauvre homme parut un peu effrayé de ma brusquerie, et, de même qu'il avait été déconcerté par la présence du petit garçon, il le fut complète- ment par la mienne; ses vieilles joues pâles rou- girent sur leurs pommettes; il fut obligé de s'as- seoir, et ses genoux tremblaient un peu.
— C'est madame de Saint-Aignan, me dit-il timi- dement et plus bas qu'il put.
— Eh bien, lui dis-je, du courage, je l'ai déjà soi- gnée. J'irai la voir ce matin à la maison Lazare; soyez tranquille, mon ami. La traite-t-on un peu mieux?
— Toujours de même, dit-il en soupirant; il y a quelqu'un là qui lui donne un peu de fermeté, mais j'ai bien des raisons de craindre pour cette per- sonne-là, et alors, certainement, madame succom- bera. Oui, telle que je la connais, elle succombera, elle n'en reviendra pas.
— Bah! bahl mon brave homme, les femmes facilement abattues se relèvent aisément. Je sais des idées pour soutenir bi<în des faibles. J'irai lui parler ce matin.
304 STELLO
Le bonhomme voulait bieu m'en dire plus long, mais je le pris par la main et lui dis :
— Tenez, mon ami, réveillez-moi mon domestique, si vous le pouvez, et dites-lui qu'il me faut un cha peau pour sortir. »
J'allais le laisser dans l'antichambre et je ne pre- nais plus garde à lui, lorsqu'en ouvrant la porte de mon cabinet, je m'aperçus qu'il me suivait, et il entra avec moi. Il avait, en entrant, jeté un long regard de terreur sur Blaireau, qui n'avait garde de s'éveiller.
— Eh bien, lui dis-je, êles-vous fou ?
— Non, monsieur; je suis suspect, me dit-il.
— Ah! c'est différent. C'est une position assez triste, mais respectable, repris-je. J'aurais dû deviner à cet amour de se déguiser en domestique qui vous tient tous. C'est une raonomanie. Eh bien, monsieur, j'ai là une grande armoire vide, s il peut vous être agréable d'y entrer.
J'ouvris les deu.x battants de l'armoire, et le saluai comme lorsqu'on fait à quelqu'un les hon- neurs d'une chambre à coucher.
— Je crains, ajoutai-je, que vous n'y soyez pas commodément; pourtant j'y ai déjà logé six per- sonnes l'une après l'autre.
C'était ma foi vrai.
Mou bonhomme prit, lorsqu'il fut seul avec moi, un air tout différent de sa première façon d'être. Il se grandit et se mit à son aise : je vis un beau vieillard, moins voûté, plus digne, mais toujours pâle. Sur mes assurances qu'il ne risquait rien et pouvait parler, il osa s'asseoir et respirer.
— Monsieur, me dit-il en baissant les yeux pour se remettre et s'efforcer de reprendre la dignité de sou rang, monsieur, je veux sur-le-champ vous
M. DE CHÉNIER 305
mettre au fait de ma personne et de ma visite. Je suis monsieur de Chénier. J'ai deux fils qui, mal- heureusement, ont assez mal tourné : ils ont tous deux donné dans la Révolution. L un est Représen- tant, jeu gémirai toute ma vie, c'est le plus mauvais : 1 aîné est en prison, c'est le meilleur. Il est un peu dégrisé, monsieur, dans ce moment-ci, et je ne sais vraiment pas plus que lui pourquoi on me la coffré, ce pauvre garçon; car il a fait des écrits bien révolutionnaires et qui ont dû plaire à tous ces buveurs de sang...
— Monsieur, lui dis-je, je vous demanderai la permission de vous rappeler qu il y a un de ces buveurs qui m'attend à déjeuner.
— Je le sais, monsieur, mais je croyais que c'était seulement en qualité de docteur, profession pour laquelle j"ai la plus haute vénération; car, après les médecins de l'âme, qui sont les prêtres et tous les ecclésiastiques, généralement parlant, je ne veux excepter aucun des ordres monastiques, certainement les médecins du corps...
— Doivent ari'iver à temps pour le sauver, inter- rompis-je encore en lui secouant le bras pour le réveiller du radotage qui commençait à 1 assoupir; je connais messieurs vos fils...
— Pour abréger, monsieur, la seule chose qui me console, me dit-il, c'est que 1 aîné, le prison- nier, l'officier, n'est pas poète comme celui de Charles /.!', et par conséquent, lorsque je l'aurai tiré d afi'aire, comme j'espère, avec votre aide, si vous voulez bien le permettre, il n attirera pas les yeux sur lui par une publicité d'auteur.
— Bien jugé, dis-je, prenant mon parti d'é- couter.
— rs est-ce pas, monsieur? continua cet excellent
306 STELLO
homme. André a de l'esprit, du reste, et c'est lui qui a rédigé la lettre de Louis XVI à la Conven- tion. Si je me suis travesti, c'est par égard pour vous, qui fréquentez tous ces coquins-là, et pour ne pas vous compromettre.
— L'indépendance de caractère et le desintéres- sement ne peuvent jamais être compromis, dis-je en passant; allez toujours.
— !Mort-Dieu! monsieur, reprit-il avec une cer- taine vieille chaleur militaire, savez-vous qu'il serait aûreux de compromettre un galant homme comme vous, à qui l'on vient demander un service !
— J'ai déjà eu l'honneur de vous offrir... repris- je en montrant mon armoire avec galanterie.
— Ce n'est point là ce qu'il me faut, me dit-il; je ne prétends point me cacher; je veux me montrer, au contraire, plus que jamais. ^Nous sommes dans un temps où il faut se remuer; à tout âge il faut se remuer, et je ne crains pas pour ma vieille tête. Mon pauvre André m'inquiète, monsieur; je ne puis supporter qu il reste à cette eflroyable maison de Saint-Lazare.
— Il faut qu'il reste en prison, dis-je rudement, c'est ce qu'il a de mieux à faire.
— J'irai...
— Gardez-vous d'aller.
— Je parlerai...
— Gardez-vous de parler.
Le pauvre homme se tut tout à coup et joignit les mains entre ses deux geuoux avec une tristesse et une résignation capables d attendrir les plus durs des hommes. Il me regardait comme un cri- minel à la question regardait son juge dans quelque bienheureuse Epoque Organique. Son vieux front nu se couvrit de rides, comme une mer pai-
M. DE CHEMER 307
sible se couvre de vagues, et ces vagues prirent cours d'abord du bas en haut par étonnement, puis du haut en bas par affliction.
— Je vois bien, me dit-il, que M™^ de Saint- Aignan s est trompée; je ne vous en veux point, parce que dans ces temps mauvais chacun suit sa route, mais je vous demande seulement le secret, et je ne vous importunerai plus, citoyen.
Ce dernier mot me toucha plus que tout le reste, par l'effort que fit le bon vieillard pour le pro- noncer. Sa bouche sembla jurer, et jamais, depuis sa création, le mot de citoyen n eut un pareil son. La première syllabe siffla longtemps, et les deux autres murmurèrent rapidement comme le coasse- ment d'une grenouille qui barbote dans un marais. Il y avait un mépris, une douleur suffocante, un désespoir si vrai dans ce citoyen, que vous en eus- siez frissonné, surtout si vous eussiez vu le bon vieillard se lever péniblement en appuyant ses deux mains à veines bleues sur ses deux genoux, pour réussir à s'enlever du fauteuil. Je larrètai au moment où il allait arriver à se tenir debout, et je le replaçai doucement sur le coussin.
— ]\I°^ de Saint-Aignan ne vous a point trompé, lui dis-je; vous êtes devant un homme sur, mon- sieur. Je n'ai jamais trahi les soupirs de personne, et jeu ai reçu beaucoup, surtout des derniers soupirs, depuis quelque temps...
Ma dureté le fit tressaillir.
— Je connais mieux que vous la position des prisonniers, et surtout de celui qui vous doit la vie, et à qui vous pouvez l'ôter si vous continuez à vous remuer, comme vous dites. Souvenez-vous, monsieur, que dans les tremblements de terre il faut rester en place et immobile.
308 STELLO
Il ne répondit que par un demi-salut de résigna- lion et de politesse réservée, et je sentis que j'avais perdu sa confiance par ma rudesse. Ses yeux étaient plus que baissés et presque fermés quand je continuai à lui recommander un silence profond et une retraite absolue. Je lui disais (le plus poliment possible cependant) que tous les âges ont leur étourderie, toutes les passions leurs imprudences, et que l'amour paternel est presque une passion.
J'ajoutai qu'il devait penser, sans attendre de moi de plus grands détails, que je ne m'avançais pas à ce point auprès de lui, dans une circonstance aussi grave, sans être certain du danger qu'il y aurait à faire la plus légère démarche; que je ne pouvais lui dire pourquoi , mais qu'enfin il me pouvait croire; que personne n'était plus avant que moi dans la confidence des chefs actuels de l'Etat; que j'avais souvent profité des moments favorables de leur intimité pour soustraire quelques tèlcs humaines à leurs griffes et les faire glisser entre leurs ongles; que, cependant, dans cette occasion, une des plus intéressantes qui se fût offerte, puis- qu'il s'agissait de son fils aîné, intime ami d'une femme que j'avais vue naître et que je regardais comme mon enfant, je déclarais formellement qu'il fallait demeurer muet et laisser faire la destinée, comme un pilote sans boussole et sans étoiles laisse faire le vent quelquefois. — Non! il est dit qu'il existera toujours des caractères tellement polis, usés, énervés et débilités par la civilisation, qu'ils se referment par le froissement d un mot comme des sensitives. Moi, j'ai parfois le toucher rude. — A présent j'avais beau parler, il consentait à tout ce que je conseillais, il tombait d'accord
UN APRÈS-MIDI CHEZ ROBESPIERF.E 3C9
avec moi de tout ce que je disais; mais je sentais sa politesse à fleur d'eau et un roc au fond. — C était l'entêtement des vieillards, ce misérable instinct d'une volonté myope qui surnage en nous quand toutes nos facultés sont englouties par le temps, comme un mauvais mât au-dessus d'un vais- seau submergé.
Je passe aussi rapidement dune idée à l'autre, que l'œil de la lumière à lombre. Sitôt que je vis mon discours inutile, je me tus. M. de Chénier se leva, et je le reconduisis en silence jusqu'à la porte de l'escalier. Là seulement je ne pus m'empècher de lui prendre la main et de la lui serrer cordia- lement. Le pauvre vieillard! il en fut ému. Il se retourna, et ajouta d'une voix douce (mais quoi do plus entêté que la douceur?) :
« Je suis bien peiné de vous avoir importuné de ma demande.
— Et moi, lui dis-je, de voir que vous ne vouiez pas me comprendre, et que vous prenez un bon conseil pour une défaite. Vous y réfléchirez, j'espère.
11 me salua profondément et sortit.
27. — UX APRES-MIDI CHEZ ROBESPIERRE
a . LA PROME>'ADE CROISÉE.
J'avais fini par m'amuser des Institutions de Saiut-Just, au point d'oublier totalement le lieu où j'étais. Je me plongeai avec délices dans une dis- traction complète, ayant dès longtemps fait l'abné- gation totale d'une vie qui fut toujours tristri. Tout
310 STELLO
à coup la porte par laquelle j'étais entré s'ouvrit encore. Un homme de trente ans environ, dune belle figure, dune taille haute, l'air militaire et orgueilleux, entra sans beaucoup de cérémonie. Ses bottes à l'écuyère, ses éperons, sa cravache, son large gilet blanc ouvert, sa cravate noire dénouée, l'auraient fait prendre pour un jeune général.
— Ah! tu ne sais donc pas si on peut lui parler? dit-il en continuant de s'adresser au nègre qui lui avait ouvert la porte. Dis-lui que c'est l'auteur de Caïus Gracchus et de Timoléon.
Le nègre sortit, ne répondit rien et l'enferma avec moi. L'ancien officier de dragons en fut quitte pour sa fanfaronnade, et entra jusqu'à la cheminée en frappant du talon.
— Y a-t-il longtemps que tu attends, citoyen? me dit-il. J'espère que, comme représentant, le citoyen Robespierre me recevra bientôt et m'expédiera avant les autres. Je n'ai qu'un mot à lui dire, moi. »
Il se retourna et arrangea ses cheveux devant la glace.
— Je ne suis pas un solliciteur, moi. — Moi, je dis tout haut ce que je pense, et, sous le régime des tyrans Bourbons comme 'sous celui-ci, je n'ai pas fait mystère de mes opinions, moi.
Je posai mes papiers sur la table, et je le re- gardai avec un air de surprise qui lui en donna un peu à lui-même.
— Je n'aurais pas cru, lui dis-je sans me déranger, que vous vinssiez ici pour votre plaisir.
Jl quitta tout d'un coup son air de matador, et se mit dans un fauteuil près de moi :
— Ah çà ! franchement ! me dit-il à voix basse, êtes- vous appelé comme je le suis, je ne sais pourquoi ?
Je remarquai en celte occasion ce qui arrivait
UN APRÈS-MIDI CHEZ ROBESPIERBE 311
souvent alors, c'est que le tutoiement était une sorte de langage de comédie qu on récitait comme un rôle, et que l'on quittait pour parler sérieusement.
— Oui, lui dis-je, je suis appelé, mais comme les médecins le sont souvent : cela m iuquièle peu, pour moi, du moins, ajoutai-je en appuyant sur ces derniers mots.
— Ah 1 pour vousl me dit-il en époussetant ses bottes avec sa cravache.
Puis il se leva et marcha dans la chambre en toussant avec un peu de mauvaise humeur. 11 revint.
— Savez-vous s il est en affaire? me dit-il.
— Je le suppose, répondis-je, citoyen Chénier. II me prit la main impétueusement.
— Çà, me dit-il, vous ne m'avez pas l'air d'un espion. Qu'est-ce que Ton me veut ici? Si vous savez quelque chose, dites-le-moi.
Jetais sur les épines; je sentais qu'on allait entrer, que peut-être on voyait, que certainement on écoutait. La Terreur était dans l'air, partout, et surtout dans cette chambre. Je me levai et marchai, pour qu au moins on entendît de lon^s silences, et que la conversation ne parût pas suivie. Il me comprit et marcha dans la chambre dans le sens opposé. ZS'ous allions d'un pas mesuré, comme deux soldats en faction qui se croisent; chacun de nous prit, aux yeux de lautre, l'air de réfléchir en lui-même, et disait un mot en passant, l'autre répondait en passant.
Je me frottais les mains.
— Il se pourrait, dis-je assez bas. en ne faisant semblant de rien et allant de la porte à la cheminée, qu'on nous eût réunis à dessein. Et très haut : Joli appartement I
312 STELLO
Il revint de la cheminée à la porte, et, eu me rencontrant au milieu, dit :
— Je le crois. Puis, en levant la tête : Cela donne sur la cour.
Je passai.
— J'ai vu votre père et votre frère, ce matin, dis- je. Et en criant : Quel beau temps il fait!
Il repassa.
— Je le savais; mon père et moi nous ne nous voyons plus, et j espère qu'André ne sera pas long- temps là. — Un ciel magnifique.
Je le croisai encore.
— Tallien, dis-je, Courtois, Barras, Clauzel, sont de bons citoyens. Et avec enthousiasme : C'est un beau sujet que Timoléon\
Il me croisa en revenant.
— Et Barras, Collot-d'IIerbois, Loiscau, Bourdon, Barrère, Boissy-d Auglas... — J'aimais encore mieux mon Fénclon.
Je hâtai la marche.
— Ceci peut durer encore quelques jours. — Oa dit les vers bien beaux.
Il vint à grands pas et me coudoya.
— Les triumvirs ne passeront. pas quatre jours.— Je l'ai lu chez la citoyeune Yestris.
Cette fois je lui serrai la main en traversant.
— Gardez-vous de nommer votre frère, on n'y pense pas. — On dit le dénoùment bien beau.
A la dernière passe, il me reprit chaudement la main.
— Il n'est sur aucune liste; je ne le nommerai pas. — Il faut faire le mort. Le 9, je 1 irai délivrer de ma main. — Je crains qu'il ne soit trop prévu.
Ce fut la dernière traversée. On ouvrit; nous étions aux deux bouts de la chambre.
i;n après-midi chez Robespierre 313
b. un petit di'.ertissement.
Robespierre entra, il tenait Saint-Just par la main; celui-ci, vêtu d'une redingote poudreuse, pâle et défait, arrivait à Paris. R.obespierre jetu sur nous deux un coup d oeil rapide sous ses lunettes, et la distance où il nous vit l'un de l'autre me parut lui plaire; il sourit en pinçant les lèvres.
— Citoyen, voici un voyageur de votre connais- sance, dit-il.
Nous nous saluâmes tous trois, Joseph Chénier en fronçant le sourcil, Saint-Just avec un signe de tête brusque et hautain, moi gravement comme un moine.
Saint-Just s'assit à côté de Ptobespierre; celui-ci sur son fauteuil de cuir, devant son bureau, nous en face. Il y eut un long silence. Je regardai les trois personnages tour à tour, Chénier se renver- sait et se balançait avec un air de fierté, mais un peu d embarras, sur sa chaise, comme rêvant à mille choses étrangères. Saint-Just, l'air parfaite- ment calme, penchait sur l'épaule sa belle tête mélancolique, régulière et douce, chargée de che- veux châtains flottants et bouclés; ses grands yeux s'élevaient au ciel, et il soupirait. Il avait l'air d'un jeune saint. — Les persécuteurs prennent souvent des manières de victimes. Ptobespierre nous re- gardait comme un chat ferait de trois souris qu'il a prises.
— Yoilà, dit Pv.obespierre d'un air de fête, notre ami Saint-Just qui revient de l'armée. Il y a écrasé la trahison, il en fera autant ici. C'est une surprise, on ne l'attendait pas, n'est-ce pas, Chénier?
Et il le regarda de côté, comme pour jouir de sa contrainte.
18
314 STELLO
— Tu mas fait demander, citoyen? dit Marie- Joseph Chénier avec humeur; si c'est pour affaire, dépèchons-nous, on m'attend à la Convention.
— Je voulais, dit Robespierre d'un air empesé en me désignant, te faire rencontrer avec cet excel- lent homme, qui porte tant d'intérêt à ta famille.
J'étais pris. Marie-Joseph et moi nous nous re- gardâmes , et nous nous révélâmes toutes nos craintes par ce coup d'œil. Je voulus rompre les chiens.
— Ma foi, dis-je, j'aimelesletlres, moi, etFénelon...
— Ah! à propos, interrompit Robespierre, je te fais compliment, Chénier, du succès de ton Tiino- léon dans les ci-devant salons où tu en fais la lec- ture. — Tu ne connais pas cela, toi? » dit-il à Saint-Just avec ironie.
Celui-ci sourit d'un air de mépris, et se mit à secouer la poussière de ses bottes avec le pan de sa longue redingote, sans daigner répondre.
— Bah ! bah ! dit Joseph Chénier en me regardant, c'est trop peu de chose pour lui.
Il voulait dire cela avec indifférence, mais le sang d'auteur lui monta aux joues.
Saint-Just, aussi parfaitement calme qu'à l'ordi- naire, leva les yeux sur Chénier, et le contempla comme avec admiration.
— Un membre de la Convention qui s'amuse à cela en l'an II de la République me parait un prodige, dit-il.
— ^la foi, quand on n'a pas la haute main dans les affaires, dit Joseph Chénier, c est encore ce qu'on peut faire de mieux pour la nation.
Saint-Just haussa les épaules. Robespierre tira sa montre, comme attendant quelque chose, et dit d'un air pédant. :
UN APRÈS-MIDI CHEZ ROBESPIERRE 315
— Tu sais, citoyen Chénier, mou opinion sur les écrivains. Je t'excepte, parce que je connais tes vertus républicaines ; mais, en général, je les regarde comme les plus dangereux ennemis de la patrie. Il faut une volonté une. Nous en sommes là. Il la faut républicaine, et pour cela, il ne faut que des écrits républicains : le reste corrompt le peuple. Il faut le rallier ce peuple, et vaincre les bourgeois, de qui viennent nos dangers intérieurs. Il faut que le peuple s'allie à la Convention et elle à lui; que les sans-culottes soient payés et colères, et restent dans les villes. Qui s'oppose à mes vues ? Les écrivains, les faiseurs de vers qui font du dédain rimé, qui crient : 0 mon âme! fuyons dans les déserts; ces gens-là découragent. La Convention doit traiter tous ceux qui ne sont pas utiles à la République comme des contre-révolutionnaires.
— C'est bien sévère, dit Marie-Joseph assez effrayé, mais plus piqué encore.
— Ohl je ne parle pas pour toi, poursuivit Robespierre d'un ton mieilleux et radouci; toi, tu as été un guerrier, tu es un législateur, et, quand tu ne sais que faire, Poète.
— Pas du tout! pas du tout! dit Joseph, sin- gulièrement vexé ; je suis au contraire né Poète, et j'ai perdu mon temps à larmée et à la Conven- tion.
J'avoue que, malgré la gravité de la situation, je ne pus m'empècher de sourire de son embarras.
Son frère aurait pu parler ainsi; mais Joseph, selon moi, se trompait un peu sur lui-même; aussi l'Incorruptible, qui était au fond de mon avis, pour- suivit pour le tourmenter :
— Allons ! allons ! dit-il avec une galanterie fausse et fade, allons, tu es trop modeste, tu refuses deux
316 STELLO
couronnes de Laurier, pour une couronne de Roses pompon.
— Mais il me semblait que tu aimais ces fleurs-là toi-même autrefois, citoyen ! dit Chénier : j'ai lu de toi des couplets fort agréables sur une coupe et un festin. Il y avait :
0 Dieux! que vois-je, mes amis ? Un crime trop notoire. 0 malheur affreux! 0 scandale honteux!
J'ose le dire à peine; Pour vous j'en rougis, Pour moi j'en gémis. Ma coupe n'est pas pleine.
« Et puis un ccitain madrigal où il y avait :
Garde toujours la modestie; Sur le pouvoir de tes appas Demeure toujours alarmée : Tu n'en seras que mieux aimée Si tu crains de ne l'être pas.
« C'était joli! et nous avons aussi deux discours sur la peine de mort, l'un contre, l'autre pour; et puis un éloge de Gresset, où il y avait cette belle phrase, que je me rappelle encore tout entière :
« Oh! lisez le Veri-Vert, vous qui aspirez au mérite de badiner et d'écrire avec grâce; lisez-le, vous qui ne cherchez que lamusement, et vous connaîtrez de nou- velles sources de plaisirs. Oui, tant que la langue fran- çaise subsistera, le Vert-Vert trouvera des admirateurs. Grâce au pouvoir du génie, les aventures d'un perroquet occuperont encore nos derniers neveux. Une foule de héros est restée plongée dans un éternel oubli, parce qu'elle n'a point trouvé une plume digne de célébrer ses exploits; mais toi, heureux Vert-Vert, ta gloire pas-
r.N APRES-MIDI CHEZ ROBESPIERRE 317
sera à la postérité la plus reculée! O Gresset! tu fus le plus grand des poètes! — répandons des fleurs, etc., etc., etc.
« C était fort agréable.
« Jai encore cela chez moi, imprimé sous le nom de M. de Robespierre, avocat en parlement. »
L'homme n'était pas commode à persifler. Il fit de sa face de chat une face de tigre, et crispa les ongles,
Saint-Just. ennuyé, et voulant l'interrompre, lui prit le bras.
— A quelle heure t'attend-on aux Jacobins ?
— Plus tard, dit Robespierre avec humeur; laisse- moi, je mamuse.
Le rire dont il accompagna ce mot lit claquer ses dents.
— J'attends quelqu'un, ajouta-t-il. — Mais toi. Saint-Just. que fais-tu des Poètes !
— Je te Tai lu. dit Saint-Just, ils ont un dixième chapitre de mes Institutions.
— Eh bien! qu'y font-ils ?
Saint-Just fit une moue de mépris, et regarda autour de lui à ses pieds, comme s'il eût cherché une épingle perdue sur le tapis.
— Mais... dit-il... des hymnes qu'on leur comman- dera le premier jour de chaque mois, en l'honneur de 1 Eternel et des bons citoyens, comme le voulait Platon. Le l^"" de Germinal, ils célébreront lu nature et le peuple; en Floréal, l'amour et les époux: en Prairial, la victoire; en Messidor, l'adoption; en Thermidor, la jeunesse; en Fructidor, le bonheur; en Vendémiaire, la vieillesse; en Brumaire, l'âme immortelle; en Frimaire, la sagesse; en rs'ivôse, la patrie; en Pluviôse, le travail, et en Ventôse, les amis.
318 STELLO
Robespierre applaudit.
— C'est parfaitement réglé, dit-il.
Et : « L'inspiration ou la mort », dit Joseph Chénier en riant.
Saint-Just se leva gravement.
— Eh 1 pourquoi pas, dit-il, si leurs vertus patrio tiques ne les enflamment pas! Il n'y a que deux pi'incipes : la Vertu ou la Terreur.
Ensuite il baissa la tête, et demeura tranquille ment le dos à la cheminée, comme ayant tout dit et convaincu dans sa conscience qu'il savait toute; choses. Son calme était parfait, sa voix inaltérable et sa physionomie candide, extatique et régulière
— Voilà l'homme que jappellerais un Poète, di Robespierre en le montrant; il voit en grand, lui il ne s'amuse pas à des formes de style plus ou moins habiles; il jette des mots comme des éclairs dans les ténèbres de l'avenir, et il sent que la des- tinée des hommes secondaires qui s'occupent du détail des idées est de mettre en œuvre les nôtres ; que nulle race n'est plus dangereuse pour la liberté, plus ennemie de l'égalité, que celle des aristocrates de l'intelligence, dont les réputations isolées exercent une influence partielle, dangereuse, et contraire à l unité qui doit tout régir.
Après sa phrase, il nous regarda, — Xous nous regardions. — Nous étions stupéfaits. Saint-Just approuvait du geste, et caressait ces opinions jalouses et dominatrices, opinions que se feront toujours les pouvoirs qui s'acquièrent par l'action et le mouvement, pour tâcher de dompter ces puis- sances mystérieuses et indépendantes qui ne se forment que par la méditation qui produit leurs œuvres, et l'admiration qu'elles excitent.
Les parvenus, favoris de la fortune, seront éter-
L'N APRÈS-MIDI CHEZ ROBESPIERRE 319
nellement irrités, comme Aman, contre ces sévères Mardochées qui viennent s'asseoir, couverts de cendre, sur les degrés de leurs palais, refusant seuls de les adorer, et les forçant parfois de descendre de leur cheval et de tenir en main la bride du leur.
Joseph Chénier ne savait comment revenir de létonnement où il était d'entendre de pareilles choses. Enfin, le caractère emporté de sa famille prit le dessus.
— Au fait, me dit-il, j ai connu aussi dans ma vie des poètes à qui il ne manquait pour l'être qu'une chose, c'était la poésie.
Pv.obespierre cassa une plume dans ses doigts et prit un journal, comme n'ayant pas entendu.
Saint-Just, qui était au fond assez naïf et tout dune pièce comme un écolier non dégrossi, prit la chose au sérieux, et il se mit à parler de lui-même avec une satisfaction sans bornes et une innocence qui m'affligeait pour lui :
— Le citoyeu Chénier a raison, dit-il en regardant fixement le mur devant lui, sans voir autre chose que son idée : je sens bien que j'étais poète, moi, quand j'ai dit :
« Les grands hommes ne meurent pas dans leur lit. — Et — Les circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent de^'ant le tombeau. — Et — Je méprise la poussière qui me compose, et qui vous parle. — Et — La société n'est pas l'ouvrage de l'homme. — Et — Le bien même est souvent un moyen d'intrigue ; soyons ingrats si nous voulons sauver la patrie.
— Ce sont, dis-je, belles maximes et paradoxes plus ou moins Spartiates et plus ou moins connus, mais non de la poésie.
320 STELLO
Saint-Just me tourna le dos brusquement et avec humeur.
Nous nous tûmes tous quatre.
La conversation en était arrivée à ce point où l'on ne pouvait plus ajouter un mot qui ne fût un coup, et Marie-Joseph et moi n'étions pas les plus accou- tumés à frapper.
Nous sortîmes d'embarras d'une manière imprévue, car tout à coup Robespierre prit une petite clochette sur son bureau et sonna vivement. Un nègre entra et introduisit un homme âgé, qui, à peine laissé dans la chambre, resta saisi d'étonnement et d'effroi.
— Voici encore quelqu'un de votre connaissance, dit Robespierre; je vous ai préparé à tous une petite entrevue.
C'était M. de Chénier en présence de son fils. Je frémis de tout mon corps. Le père recula. Le fils baissa les yeux, puis me regarda, Robespierre riait. Saint-Just le regardait pour deviner.
Ce fut le vieillard qui rompit le silence le pre- mier. Tout dépendait de lui, et personne ne pouvait plus le faire taire ou le faire parler. Nous attendîmes, comme on attend un coup de hache.
Il s'avança avec dignité vers son fils.
^ Il y a longtemps que je ne vous ai vu, monsieur dit-il ; je vous fais l'honneur de croire que vous venez pour le même motif que moi.
Ce Marie-Joseph Chénier, si hautain, si grand, 8i fort, si farouche, était ployé en deux par la contrainte et la douleur.
— Mon père, dit-il lentement, en pesant sur chaque syllabe, mon Dieu ! mon père, avez-vous bien réfléchi à ce que vous allez dire ?
Le père ouvrit la bouche, le fils se hâta déparier haut pour étouffer sa voix.
UN APRÈS-MIl^I CHEZ ROBESPIERRE 321
— Je sais... je devine... à peu près... à peu de cliose près l'affaire...
Et se tournant vers Robespierre en souriant :
— Affaire bien légère, futile en vérité... Et à son père :
, — Dont vous voulez parler. Mais je crois que vous auriez pu me la remettre entre les mains. Je suis député... moi... Je sais...
— Monsieur, je sais ce que vous êtes, dit M. de Chénier...
— IN'on, en vérité, dit Joseph en s'approchant, vous n'en saviez rien, absolument rien. Il y si long- temps, citoyens, qu'il n'a voulu me voir, mon pauvre père 1 II ne sait pas seulement ce qui se passe dans la Piépublique. Je suis sur que ce qu il vient de vous dire, il n'en est pas même bien certain.
Et il lui marcha sur le pied. Mais le vieillard se recula de lui.
— C'est votre devoir, monsieur, que je veux rem- plir moi-même, puisque vous ne le faites pas.
— Oh 1 Dieu du ciel et de la terre I sécria }^Iarie- Joseph au supplice.
— IN'e sont-ils pas curieux tous les deux? dit Robespierre à Saint-Just d'une voix aigre et en jouissant horriblement. Qu'ont-ils donc à crier tant ?
— J'aij dit le vieux père en s'avançant vers Robespierre, j'ai le désespoir dans le cœur en voyant...
Je me levai pour l'arrêter par le bras.
— Citoyen, dit Joseph Chénier à Robespierre, permets-moi de te parler en particulier, ou dem- mener mon père d'ici un moment. Je le crois malade et un peu troublé.
— Impie, dit le vieillard, veux-tu être aussi mauvais fils que mauvais... ?
322 STELLC
— Monsieur, dis-je en lui coupant la pirole. il était inutile de me consulter ce matin.
— Non, non! dit Robespierre avec sa voix aiguc et son incroyable sang-froid; non, ma foi, je ne veux pas que ton père me quitte, Chénier 1 Je lui ai donné audience; il faut bien que j'écoute. — Et pourquoi donc veux-tu qu'il s'en aille ! — Que crains-tu donc qu'il m'apprenne ? — Ne sais-je pas à peu près tout ce qui se passe, et même tes ordon- nances du matin, docteur ?
— C'est fini! dis-je en retombant accablé sur ma chaise.
Marie-Joseph, par un dernier effort, s'avança hardiment et se plaça de force entre son père et Robespierre.
— Après tout, dit-il à celui-ci, nous sommes égaux, nous sommes frères, n'est-ce pas ? Eh bien, moi, je puis te dire, citoyen, des choses que tout autre qu'un représentant à la Convention nationale n'aurait pas droit de te dire, n'est-ce pas? — Eh bien, je te dis que mon père que voici, mon bon vieux père, qui me déteste à présent, parce que je suis député, va te conter quelque all'aire de famille bien au-dessous de tes graves occupations, vois-tu, citoyen Robespierre î Tu as de grandes affaires, toi, tu es seul, tu marches seul; toutes ces choses d'intérieur, ces petites brouilleries, tu les ignores, heureu- sement pour toi. Tu ne dois pas t en occuper.
Et il le pressait par les deux mains.
— Non, je ne veux pas absolument que tu l'écoutés, vois-tu ; je ne veux pas. Et, faisant le rieur : Mais c'est que ce sont de vraies niaiseries qu'il va te dire.
Et, en bavardant plus bas :
— Quelque plainte de ma conduite passée, de
UN APRÈS-MIDI CHEZ ROBESPIERRE 323
vieilles, vieilles idées monai'chiques qu'il a. Je ue sais quoi. moi. Écoute, mon ami, toi, notre grand citoyen, notre maître, — oui, je le pense franche- ment, notre maître I — va, va à tes alfaires, à l'As- semblée où Ton t'écoute; — ou plutôt, tiens, ren- voie-nous. — Oui, tiens, franchement, mets-nous à la porte : nous sommes de trop. — Messieurs, nous sommes indiscrets, partons.
Il prenait son chapeau, pâle et haletant, couvert de sueur, tremblant.
— Allons, docteur; allons, mon père, j'ai à vous parler. Nous sommes indiscrets. — Et Saint-Just, donc, qui arrive de si loin pour le voir! de l'armée du NordI ?> 'est-il pas vrai, Saint-Just ?
Il allait, il venait, il avait les larmes aux yeux; il prenait Robespierre par le bras, son père par les épaules : il était fou.
Robespierre se leva, et, avec un air de bonté per- fide, tendit la main au vieillard par-devant son fils, — Le père crut tout sauvé ; nous sentîmes tout perdu. M. de Chénier s attendrit de ce seul geste, comme font les vieillards faibles.
— Oh I vous êtes bon! s'écria-t-il. C'est un sys- tème que vous avez, n'est-ce pas ? c'est un système qui fait qu'on vous croit mauvais. Rendez-moi mon fils aîné, monsieur de Robespierre! Rendez-le-moi, je vous en conjure; il est à Saint-Lazare. C'est bien le meilleur des deux, allez; vous ne le connaissez pas! il vous admire beaucoup, et il admire tous ces messieurs aussi; il m'en parle souvent. Il n'est point exagéré du tout, quoi qu'on ait pu vous dire. Celui-ci a peur de se compromettre, et ne vous a pas parlé; mais moi, qui suis père, monsieur, et qui suis bien vieux, je n'ai pas peur. D'ailleurs, vous êtes un homme comme il faut, il ne s'agit que
324 STELLO
de voir votre air et vos manières; et avec un homme comme vous on seuteud toujours, n'est-ce pas?
Puis à son fils :
— Xe me faites point de signes ! ne m'interrompez pas! vous m'importunez! laissez monsieur agir selon son cœur : il s'entend un peu mieux que vous en gouvernement, peut-être! Vous avez toujours été jaloux d'André, dès votre enfance. Laissez-moi, ne me parlez pas.
Le malheureux frère ! il n'aurait pas parlé, il était muet de douleur, et moi aussi.
— Ahl dit Robespierre en s'asseyant et ôtant ses lunettes paisiblement et avec soulagement; voilà donc leur grande affaire! Dis donc, Saint-Jusl! ne s'imaginaient-ils pas que j'ignorais l'emprisonne- ment du petit frère? Ces gens-lk me croient fou, en vérité. Seulement il est bien vrai que je ne me serais pas occupé de lui d'ici à quelques jours. Eh bien, ajouta-t-il en prenant sa plume et griffonnant, on va faire passer l'affaire de ton fils.
— Voilà ! dis-je en étouffant.
— Comment! passer? dit le père interdit.
— Oui, citoyen, dit Saint-Just en lui expliquant froidement la chose, passer au tribunal révolution- naire où il pourra se défendre.
— Et André? dit M. de Chénier.
— Lui! répondit Saint-Just, à la Conciergerie.
— Mais il n'y avait pas de mandat d'arrêt contre André! dit son père.
— Eh bien, il dira cela au tribunal, répondit Robespierre; tant mieux pour lui.
Et en parlant il écrivait toujours.
— Mais à quoi bon l'y envoyer! disait le pauvre vieillard.
UN APRÈS-MIDI CHEZ ROBESPIERRE 325
— Pour qu il se justifie, répondait aussi froide- ment Robespierre, écrivant toujours.
— Mais lécoutera-t-on ?dit Marie-Joseph.
Robespierre mit ses lunettes et le regarda fixe- ment : ses yeux luisaient sous leurs yeux verts comme ceux des hiboux.
— Soupçonnes-tu l'intégrité du tribunal révolu- tionnaire ? dit-il.
Marie-Joseph baissa la tète, et dit :
— NonI en soupirant profondément. Saint-Just dit gravement :
— Le tribunal absout quelquefois.
— Quelquefois ! dit le père tremblant et debout.
— Dis donc, Saint-Just, reprit Robespierre en recommençant à écrire, sais-tu que c'est aussi un Poète, celui-là? Justement nous parlions deux, et ils parlent de nous : tiens, voilà une gentillesse de sa façon. C'est tout nouveau, n'est-il pas vrai, doc- teur? Dis donc, Saint-Just, il nous appelle bour- reaux, barbouilleurs de lois.
— Rien que cela! dit Saint-Just en prenant le papier, que je ne reconnus que trop, et qu'il avait fait dérober par ses merveilleux espions.
Tout à coup Piobespierre tira sa montre, se leva brusquement et dit : « Deux heures! »
Il nous salua, et courut à la porte de sa chambre par laquelle il était entré avec Saint-Just. Il l'ouvrit, entra le premier et à demi dans l'autre appartement, où j'aperçus des hommes, et laissant sa main sur la clef comme avec une sorte de crainte et prêt à nous fermer la porte au nez, dit d'une voix aigre, fausse et ferme :
— Ceci est seulement pour vous faire voir que je sais tout ce qui se passe assez promptement.
Puis, se tournant vers Saint-Just, qui le sui-
19
326 STELLO
vait paisiblement avec un sourire ineffable de dou- ceur :
— Dis donc, Saint-Just, je crois que je m'entends aussi bien que les Poètes à composer des scènes de famille.
— Attends! Maximilien! cria Marie-Joseph eu lui montrant le poing et en s en allant par la porte opposée, qui, cette fois, souvrit d'elle-même, je vais à la Convention avec Tallien!
— Et moi aux Jacobins, dit Robespierre avec sécheresse et orgueil.
— Avec Saint-Just, ajouta Saint-Just d'une voix terrible.
En suivant Marie-Joseph pour sortir de la tanière :
— Reprenez votre second fils, dis-je au père ; car vous venez de tuer l'aîné.
Et nous sortîmes sans oser nous retourner pour le voir.
28. — L'ORDONNANCE DU DOCTEUR-NOIR
C'en est fait. André Chénier est perdu désormais.
Le Docteur cherche dabord à cacher Joseph Chénier, car, en ce qui concerne André, ce n'est qu'une question de temps. On est en effet au 7 thermidor, et des cris de protestation poussés par la foule accompagnent ou accueillent maintenant chaque charrette. Cependant, le malheureux poète est compris dans l'une des dernières et, ainsi que le dit Vigny, « ce qu'il avait /à, s'enfuit avec le sang. »
Ce récit terminé, Stello philosophe encore avec le Doc- teur-Noir sur la fin de ces trois infortunés poètes : « Ainsi donc, dit-il, des trois formes du pouvoir, la première
l'0RD0>">ANCE du DOCTZrR-NOIR 327
nous craint, la deuxième nous dédaigne comme inutiles et la troisième nous hait et veut nous niveler comme supériorités d'essence aristocratique. Serons-nous donc les éternels ilotes des sociétés? »
Le Docteur-Noir calme Stello, mais lui recommande d'avoir toujours devant les yeux rimag-e de Gilbert, de Chatterton et d'André Chénier, qui lui diront — en mon- trant, l'un sa clef, l'autre sa fiole de poison, le dernier sa guillotine — que, si le Poète est soumis à une malédiction sur son existence terrestre, il a cependant une bénédiction sur son nom puisqu il peut laisser une œuvre, où se trouvera écrit pour jamais le jugement des actions publiques. Et c'est dans ce sens qu'il vu lui écrire une ordonnance :
a. L 'ORDO>">" ANGE
Stello, debout encore, regarda le Docteur-Xoir avec recueillement, sourit enfin, et tendit la main à son sévère ami.
— Je me rends, dit-il, écrivez votre ordonnance. Le Docteur prit du papier.
— Il est bien rare, dit-il tout en griffonnant, que le sens commun donne une ordonnance qui soit suivie.
— Je suivrai la vôtre comme une loi immuable et éternelle, dit Stello, non sans étouôer un soupir; et il s'assit, laissant tomber sa tête sur sa poitrine, avec un sentiment profond de désespoir et la con- viction d'un vide nouveau rencontré sous ses pas; mais, en écoutant l'ordonnance, il lui sembla qu un brouillard épais s'était dissipé devant ses yeux et que l'étoile infaillible lui montrait le seul chemin qu il eût à suivre.
Voici ce que le Docteur-Xoir écrivait, motivant chaque point de son ordonnance, usage fort louable et assez rare.
« Séparer la vie poétique de la vie politique. »
328 STELLO
Et, pour y parvenir :
I. Laisser à César ce qui appartient à César, c'est-à-dire le droit d'être, à chaque heure de chaque jour, honni dans la rue, trompé dans le palais, combattu sourdement, miné longuement, battu promptement et chassé violemment.
Parce que, l'attaquer ou le flatter avec la triple puissance des arts, ce serait avilir son oeuvre et l'empreindre de ce qu il y a de fragile et de pas- sager dans les événements du jour. Il convient de laisser cette tâche à la critique du matin, qui est morte le soir, ou à celle du soir, qui est morte le matin. — Laisser à tous les Césars la place publique, et les laisser jouer leur rôle, et passer, tant qu'ils ne troubleront ni les travaux de vos nuits, ni le repos de vos jours. — Plaignez-les de toute votre pitié s'ils ont été forcés de se mettre au front cette couronne Césarienne, qui n'a plus de feuilles et déchire la tète. Plaignez-les encore s'ils l'ont dési- rée; leur réveil en est plus cruel après un long et beau rêve. Plaignez-les s'ils sont pervertis par le Pou^'oir; car il n'est rien qui ne puisse fausser cette antique et peut-être nécessaire Fausseté, d'où viennent tant de maux. — Regardez cette lumière s'éteindre, et veillez; heureux si vos veilles peuvent aider l'humanité à se grouper et s'unir autour d'une clarté plus pure !
n. Seul et libre, accomplir sa mission. Suivre les conditions de son être, dégagé de l'influence des Associations, même les plus belles.
Parce que la Solitude est la source des inspira- tions.
La solitude est sainte. Toutes les Associations ont tous les défauts des couvents.
Elles tendent à classer et diriger les intelligences,
L ORDO>NA>'CE DU DOCTEUR-NOIR 329
€t fondent peu à peu une autorité tyrannique qui, ôtant aux intelligences la liberté et lindividualité, sans lesquelles elles ne soiît rien, étoufferait le génie même sous lempire d une communauté jalouse.
Dans les Assemblées, les Corps, les Compagnies, les Écoles, les Académies et tout ce qui leur res- semble, les médiocrités intrigantes arrivent par degrés à la domination parleur activité grossière et matérielle, et cette sorte d'adresse à laquelle ne peuvent descendre les esprits vastes et généreux.
L imagination ne vit que d'émotions spontanées €t particulières à l'organisation et aux penchants de chacun.
La République des lettres est la seule qui puisse jamais être composée de citoyens vraiment libres, car elle est formée de penseurs isolés, séparés et souvent inconnus les uns aux autres.
Les Poètes et les Artistes ont seuls, parmi tous les hommes, le bonheur de pouvoir accomplir leur mission dans la solitude. Qu'ils jouissent de ce bonheur de ne pas être confondus dans une société qui se presse autour de la moindre célébrité, se l'approprie, 1 enserre, l'englobe, l'étreint, et lui ■dit : NOUS.
Oui, l'Imagination du Poète est inconstante autant que celle d'une créature de quinze ans recevant les premières impressions de l'amour. L'Imagination du Poète ne peut être conduite, puisqu'elle n'est pas enseignée. Otez-lui ses ailes, et vous la ferez mourir.
La mission du Poète ou de l'Artiste est de pro- duire, et tout ce qu'il produit est utile, si cela est admiré.
Un Poète donne sa mesure par son œuvre ; un
330 STELLO
homme attaché au Pouvoir ne la peut donner que j)ar les fonctions qu'il i^emplit. Bonheur pour le premier, malheur pour Tautre ; car, s'il se fait un progrès dans les deux tètes, l'un s'élance tout à coup en avant par une œuvre, l'autre est forcé de suivre la lente progression des occasions de la vie et les pas graduels de sa carrière.
Seul et libre, accomplir sa mission.
III. Eviter le rêve maladif et incoustapt qui égare l'esprit, et employer toutes les forces de la volonté à détourner sa vue des entreprises trop faciles de la vie active.
Parce que l'homme découragé tombe souvent, par paresse de penser, dans le désir d'agir et de se mêler aux intérêts communs, voyant comme ils lui sont inférieurs et combien il semble facile d'y prendre son ascendant. C'est ainsi qu'il sort de sa roule, et, s'il en sort souvent, il la perd pour tou- jours.
La Neutralité du penseur solitaire est une A^eu~ tralité armée qui s'éveille au besoin.
Il met un doigt sur la balance et l'emporte. Tantôt il presse, tantôt il arrête l'esprit des nations; il inspire les actions publiques ou proteste contre elles, selon qu'il lui est révélé de le faire par la conscience qu'il a de l'avenir. Que lui importe si sa tête est exposée en se jetant en avant ou en arrière ?
Il dit le mot qu'il faut dire, et la lumière se fait.
Il dit ce mot de loin en loin, et tandis que le mot fait son bruit, il rentre dans son silencieux travail et ne pense plus à ce qu'il a fait.
lY. Avoir toujours présentes à la pensée les images, choisies entre mille, de Gilbert, do Chat- terton et d'André Chénier.
L ORDONNANCE DU DOCTEUR-NOIR 331
Parce que, ces trois jeunes ombres étant sans cesse devant vous, chacune d'elles gardera Tune des routes politiques où vous pourriez égarer vos pieds. L'un des trois fantômes adorables vous mon- trera sa clef, l'autre sa fiole de poison, et l'autre sa guillotine. Ils vous crieront ceci :
Le Poète a une malédiction sur ya vie et une bénédiction sur son nom. Le Poète, apôtre de l;i vérité toujours jeune, cause un éternel ombrage à l'homme du Pouvoir, apôtre dune vieille fiction, parce que l'un a l'inspiration, l'autre seulement l'attention ou l'aptitude d'esprit; parce que le Poète laissera une œuvre où sera écrit le jugement des actions publiques et de leurs acteurs; parce quau moment même où ces acteurs disparaissent pour toujours à la mort, l'auteui^ commence une longue vie. Suivez votre vocation. Votre royaume n'est pas de ce monde, sur lequel vos yeux sont ouverts, mais de celui qui sera quand vos yeux seront fermés.
L Espérance est la plus grande de nos folies.
Ehl qu'attendre d'un monde où l'on vient avec l'assurance de voir mourir son père et sa mère?
Dun monde où de deux êtres qui s'aiment et se donnent leur vie, il est certain que l'un perdra l'autre et le verra mourir?
Puis ces fantômes douloureux cesseront de parler et uniront leurs voix en choeur comme en un hymne sacré; car la Raison parle, mais l'Amour chante.
Et vous entendrez encore ceci :
SUR LES HIRONDELLES
Voyez ce que font les hirondelles, oiseaux de passage aussi bien que nous. Elles disent aux hommes : Pr otégez-twus, mais ne nous touchez pas.
332 STELLO
Et les hommes out pour elles, comme pour nous, un respect superstitieux.
Les hirondelles choisissent leur asile dans le marbre d'un palais ou dans le chaume d'une cabane ; mais l'homme du palais ni l'homme de la cabane n'oseraient toucher à leur nid, parce qu'ils per- draient pour toujours l'oiseau qui porte bonheur à leur habitation, comme nous aux terres des peuples qui nous vénèrent.
Les hirondelles ne posent qu'un moment leurs pieds sur la terre, et nagent dans le ciel toute leur vie, aussi aisément que les dauphins dans la mer.
Et si elles voient la terre, c'est du haut du firma- ment qu'elles la voient, et les arbres et les monta- gnes, et les villes et les monuments, ne sont pas plus élevés à leurs yeux que les plaines et les ruis- seaux, comme aux regards célestes du Poète tout ce qui est de la terre se confond en un seul globe éclairé par un rayon d'en haut.
— Les écouter, et, si vous êtes inspiré, faire un livre.
Ne pas espérer qu'un grand œuvre soit con- templé, qu'un livre soit lu, comme ils ont été faits.
Si votre livre est écrit dans la solitude, l'étude et le recueillement, je souhaite qu'il soit lu dans le recueillement, l'étude et la solitude; mais soyez à peu près certain qu'il sera lu à la promenade, au café, en calèche, entre les causeries, les disputes, les verres, les jeux et les éclats de rire, ou pas du tout.
Et, s'il est original. Dieu vous puisse garder des pâles imitateurs, troupe nuisible et innombrable de singes salissants et maladroits.
Et, après tout cela, vous aurez mis au jour quelque volume qui. pareil à toutes les œuvres des hommes, lesquelles n'ont jamais exprimé qu'une
l'ordonnance du DOCTEUP..-NOIR 333
question et un soupir, pourra se résumer infailli- blement par les deux mots qui ne cesseront jamais d'exprimer notre destinée de doute et de douleur : Pourquoi? et hélas!
b. effets de la consultation
Stello crut un moment avoir entendu la sagesse même. — Quelle folie! — Il lui semblait que le cau- chemar sétait enfui : il courut involontairement à la fenêtre pour voir briller son étoile, à laquelle il croyait. Il jeta un grand cri.
Le jour était venu. L'aube pâle et humide avait chassé du ciel toutes les étoiles; il n'y en avait plus qu'une qui s'évanouissait à l'horizon. Avec ses lueurs sacrées, Slello sentit s'enfuir ses pensées. Les bruits odieux du jour commençaient à se l'aire entendre.
Il suivit des yeux le dernier des beaux yeux de la nuit, et, lorsqu'il se fut entièrement fermé, Stella pâlit, tomba, et le Docteur-Xoir le laissa plongé dans un sommeil pesant et douloureux.
Telle futla première consultation du Docteur-rs'oir.
Stello suivra-t-il l'ordonnance ? Je ne le sais pas.
Quel est ce Stello? quel est ce Docteur-Xoir?
Je ne le sais guère.
Stello ne ressemble-t-il pas à quelque chose comme le sentiment? Le Docteur-rSoir à quelque chose comme le raisonnement?
Ce que je crois, c'est que si mon cœur et ma tête avaient, entre eux, agité la même question, ils ne se seraient pas autrement parlé.
Écrit à Paris, janvier 1832.
SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
Celle œuvre parut vers 1S35. — Vigny explique pour- quoi il a rassemblé ces souvenirs; on verra dans quels lermes il parle de cette armée au sein de laquelle il a vécu pendant douze ans; on lira les éloges et les cri- tiques qu'il en fait et qui l'amènent à montrer le carac- tci'c, tantôt grandiose, tantôt servile, du métier des armes, au moyen de trois exemples, trois nouvelles, traitant, les deux premières, de la servitude, la dernière, de la grandeur militaire.
La première de ces nouvelles a pour titre : Laurette ou le Cachet rouge. Nous la donnons presque entièrement.
RÉFLEXIONS SUR LARMÉE 335
I
SOUVENIRS DE SERVITUDE MILITAIRE
Ace, cœsar, morituri te saîutant.
A. — Laurette ou le Cachet rouge.
29. — RÉFLEXIONS SUR L'ARMÉE
S il est vrai, selon le poète catholique, quil n'y ait pas de plus grande peine que de se rappeler un temps heureux, dans la misère, il est aussi vrai que l'âme trouve quelque bonheur à se rappeler, dans un moment de calme et de liberté, les temps de peine ou d'esclavage. Cette mélancolique émo- tion me fait jeter en arrière un triste rer^ard sur quelques années de ma vie, quoique ces années soient bien proches de celle-ci, et que cette vie ne soit pas bien longue encore.
Je ne puis m'empêcher de dire combien j'ai vu de souffrances peu connues et courageusement portées par une race d'hommes toujours dédaignée ou honorée outre mesure, selon que les nations la trouvent utile ou nécessaire.
Cependant ce sentiment ne me porte pas seul à cet écrit, et j'espère qu'il pourra servir à montrer quelquefois, par des détails de mœurs observés de mes yeux, ce quil nous reste encore darriéré et de barbare dans l'organisation toute moderne de nos Armées permanentes, où l'homme de guerre est isolé du citoyen, où il est malheureux et féroce,
3C6 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
parce qu'il sent sa condition mauvaise et absurde. Il est triste que tout se modifie au milieu de nous, et que la destinée des Armées soit la seule immo- bile. La loi chrétienne a changé une fois les usages farouches de la guerre; mais les conséquences des nouvelles mœurs qu'elle introduisit n'ont pas été poussées assez loin sur ce point. Avant elle, le vaincu clait massacré ou esclave pour la vie, les villes prises, saccagées, les habitants chassés et dispersés ; aussi chaque Etat épouvanté se tenait-il constam- ment prêt à dos mesures désespérées, et la défense était aussi atroce que l'attaque. A présent, les villes conquises n'ont à craindre que de payer des contri- butions. Aiusi la guerre s'est civilisée, mais non les Armées; car non seulement la routine de nos cou- hiines leur a conservé tout ce qu'il y avait de mau- vais en elles; mais l'ambition ou les terreurs des gouvernements ont accru le mal, en les séparant chaque jour du pays et en leur faisant une Servitude plus oisive et plus grossière que jamais. Je crois peu aux bienfaits des subites organisations; mais je conçois ceux des améliorations successives. Quand l'attention générale est attirée sur une blessure, la guérison tarde peu. Cette guérison, sans doute, est un problème difficile à résoudre pour le législateur, mais il n'en était que plus nécessaire de le poser. Je le fais ici, et si notre époque n'est pas destinée à en avoir la solution, du moins ce vœu aura reçu de moi sa forme et les difficultés en seront peut- être diminuées. On ne peut trop hâter l'époque où les Armées seront identiiiées à la Nation, si elle doit acheminer au temps où les Armées et la guerre ne seront plus, et où le globe ne portera plus qu'une nation unanime enfin sur ses formes sociales; évcjne- ment qui, depuis longtemps, devrait être accompli.
RÉFLEXIONS SLR L AIOIÉE 337
L'Armée est une nation dans la Nation; c'est un vice de nos temps. Dans l'antiquité, il en était autre- ment : tout citoyen était guerrier, et tout guerrier était citoyen; les hommes de l'Armée ne se faisaient point un autre visage que les hommes de la cité. La crainte des dieux et des lois, la fidélité à la patrie, l'austérité des mœurs, et, chose étrange! l'amour de la paix et de l'ordre, se trouvaient dans les camps plus que dans les villes, parce que c'était 1 élite de la Nation qui les habitait. La paix avait des travaux plus rudes que la guerre pour ces armées intelligentes. Par elles la terre de la patrie était couverte de monuments ou sillonnée de larges routes, et le ciment romain des aqueducs était pétri, ainsi que R.ome elle-même, des mains qui la défen- daient. Le repos des soldats était fécond autant que celui des nôtres est stérile et nuisible. Les citoyens n'avaient ni admiration pour leur valeur, ni mépris pour leur oisiveté, parce que le même sang circulait sans cesse des veines de la Nation dans les veines de l'Armée.
Dans le moyen âge et au del.à, jusqu'à la fin du règne de Louis XIY, l'Armée tenait à la Nation, sinon par tous ses soldats, du moins par tous leurs chefs, parce que le soldat était l'homme du Noble, levé par lui sur sa terre, amené à sa suite à l'armée, et ne relevant que de lui ; or, son seigneur était propriétaire et vivait dans les entrailles mêmes de la mère-patrie. Soumis à l'influence toute populaire du prêtre, il ne fit autre chose, durant le moyen âge, que de se dévouer corps et biens au pays, souvent en lutte contre la couronne, et sans cesse
338 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
révolté contre une hiérarchie de pouvoirs qui eût amené trop d'abaissement dans l'obéissance, et, par conséquent, d'humiliation dans la profession des armes. Le régiment appartenait au colonel, la compagnie au capitaine, et l'un et l'autre savaient fort bien emmener leurs hommes quand leur con- science comme citoyens n'était pas d'accord avec les ordres qu'ils recevaient comme hommes de guerre. Cette indépendance de l'Armée dura eu Franco jusqu'à M. de Louvois, qui, le premier, la soumit aux bureaux et la remit, pieds et poings liés, dans la main du Pouvoir souverain. Il n'y éprouva pas peu de résistance, et les derniers défenseurs de la Liberté généreuse des hommes de guerre furent ces rudes et francs gentilhorames, qui ne voulaient amener leur famille de soldats à l'Armée que pour aller en guerre. Quoiqu'ils n'eussent pas passé l'année à enseigner l'éternel maniement d'armes à des automates, je vois qu'eux et les leurs se tiraient assez bien d'affaire sur les champs de bataille de Turenne. Ils haïssaient particulièrement l'uniforme, qui donne à tous le même aspect, et soumet les esprits à l'habit et non à l'homme. Ils se plaisaient à se vêtir de rouge les jours de combat, pour être mieux vus des leurs et mieux visés de l'ennemi ; et j'aime à rappeler, sur la foi de Mirabeau, ce vieux marquis de Coëtquen. qui, plutôt que de paraître en uniforme à la revue du Roi, se fit casser par lui à la tête de son régiment : — Heureusement, sire, que les morceaux me restent, dit-il après. C'était quelque chose que de répondre ainsi à Louis XIV. Je n'ignore pas les mille défauts de l'organisation qui expirait alors; mais je dis qu'elle avait cela de meilleur que la nôtre, de laisser plus librement luire et flamber le feu national et guerrier de la
RÉFLEXIONS SUR L ARMÉE 339
France. Cette sorte d Armée était une armure très forte et très complète dont la Patrie couvrait le Pouvoir souverain, mais dont toutes les pièces pou- vaient se détacher d'elles-mêmes, Tune après l'autre, si le Pouvoir s'en servait contre elle.
La destinée d'une Armée moderne est tout autre que celle-là, et la centralisation des Pouvoirs Ta faite ce qu elle est. C'est un corps séparé du grand corps de la Nation, et qui semble le corps d'un enfant, tant il marche en arrière pour l'intelligence et tant il lui est défendu de grandir. L'Armée moderne, sitôt qu'elle cesse d'être en guerre, devient une sorte de gendarmerie. Elle se sent honteuse d'elle-même, et ne sait ni ce quelle fait ni ce qu'elle est; elle se demande sans cesse si elle est esclave ou reine de l'Etat : ce corps cherche partout son Ame et ne la trouve pas.
L'Armée est aveugle et muette. Elle frappe devant elle du lieu où on la met. Elle ne veut rien et agit par ressort. C'est une grande chose que l'on meut et qui tue ; mais aussi c'est une chose qui souffre.
C est pour cela que j'ai toujours parlé d elle avec un attendrissement involontaire. Xous voici jetés dans ces temps sévères où les villes de France deviennent tour à tour des champs de bataille, et, depuis peu, nous avons beaucoup à pardonner aux hommes qui tuent.
En regardant de près la vie de ces troupes armées que, chaque jour, pousseront sur nous tous les Pouvoirs qui se succéderont, nous trouverons bien, il est vrai, que, comme je 1 ai dit, 1 existence du Soldat est (après la peine de mort) la trace la plus douloureuse de la barbarie qui subsiste parmi les hommes, mais aussi que rien n'est plus digne de
340 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
l'intérêt et de l'amour de la rsatiou que cette famille sacrifiée qui lui donne quelquefois tant de gloire.
Les mots de notre langage familier ont quelque- fois une parfaite justesse de sens. C'est bien servir, en effet, qu'obéir et commander dans une Armée. 11 faut gémir de cette Servitude, mais il est juste d'ad- mirer ces esclaves. Tous acceptent leur destinée avec toutes ses conséquences, et, en France surtout, on prend avec une extrême promptitude les qualités exigées par l'état militaire. Toute cette activité que nous avons se fond tout à coup pour faire place à je ne sais quoi de morne et de consterné.
La vie est triste, monotone, régulière. Les heures sonnées par le tambour sont aussi sourdes et aussi sombres que lui. La démarche et l'aspect sont uni- formes comme l'habit. La vivacité de la jeunesse et la lenteur de l'âge mûr finissent par prendre la même allure, et c'est celle de Varme. h'arme où l'on sert est le moule où l'on jette son caractère, où il se change et se refond pour prendre une forme générale imprimée pour toujours. L'Homme s'efface sous le Soldat.
En général, le caractère militaire est simple, bon, patient; et l'on y trouve quelque chose d'en- fantin, parce que la vie des régiments tient un peu de la vie des collèges. Les traits de rudesse et de xistesse qui l'obscurcissent lui sont imprimés par l'ennui, mais surtout par une position toujours fausse vis-à-vis de la Nation, et par la comédie nécessaire de l'autorité.
L'autorité absolue qu'exerce un homme le con-
RÉFLEXIONS SUR l'armÉE 341
traint à une perpétuelle réserve. Il ne peut dérider son front devant ses inférieurs, sans leur laisser prendre une familiarité qui porte atteinte à son pouvoir. Il se retranche l'abandon et la causerie amicale, de peur qu'on ne prenne acte contre lui de quelque aveu de la vie ou de quelque faiblesse qui serait de mauvais exemple. J'ai connu des officiers qui s'enfermaient dans un silence de trappiste, et dont la bouche sérieuse ne soulevait la moustache que pour laisser passage à un commandement. Sous 1 Empire, cette contenance était presque toujours celle des officiers supérieurs et des généraux. L exemple en avait été don.ié par le maître, la cou- tume sévèrement conservée, et à propos: car, à la considération nécessaire d'éloigner la familiarité, se joignait encore le besoin qu'avait leur vieille expé- rience de conserver sa dignité aux yeux d'une jeu- nesse plus instruite qu'elle, envoyée sans cesse par les écoles militaires, et arrivant toute bardée de chiffres, avec une assurance de lauréat que le silence seul pouvait tenir en bride.
Je n'ai jamais aimé l'espèce des jeunes officiers, même lorsque j en faisais partie. Un secret instinct de la vérité m avertissait qu'en toute chose la théorie n'est rien auprès de la pratique, et le grave et silencieux sourire des vieux capitaines me tenait en garde contre toute cette pauvre science qui s apprend en quelques jours de lecture. Dans les régiments où j'ai servi, j'aimais à écouter ces vieux officiers dont le dos voûté avait encore l'attitude d un dos de soldat, chargé d'un sac plein d'habits et d'une giberne pleine de cartouches. Ils me fai- saient de vieilles histoires d'Eg^-pte, d'Italie et de Piussie, qui m'en apprenaient plus sur la guerre que l'ordonnance de 1789, les règlements de service
â42 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
et les interminables instructions, à commencer par celle du grand Frédéric à ses généraux. Je trouvais, au contraire, quelque chose de fastidieux dans la fatuité confiante, désœuvrée et ignorante des jeunes officiers de cette époque, fumeurs et joueurs éter- nels, attentifs seulement à la rigueur de leur tenue, savants sur la coupe de leur habit, orateurs de café et de billard. Leur conversation n'avait rien de plus caractérisé que celle de tous les jeunes gens ordinaires du grand monde ; seulement les banalités y étaient un peu plus grossières. Pour tirer quelque parti de ce qui m'entourait, je ne per- dais nulle occasion d écouler; et le plus habituel- lement j'attendais les heures de promenades régu- lières, où les anciens officiers aiment à se commu- niquer leurs souvenirs. Ils n'étaient pas fâchés, de leur côté, d'écrire dans ma mémoire les histoires particulières de leur vie, et, trouvant en moi une patience égale à la leur et un silence aussi sérieux, ils se montrèrent toujours prêts à s'ouvrir à moi. Nous marchions souvent le soir dans les champs, ou dans les bois qui environnaient les garnisons, ou sur le bord de la mer, et la vue générale de la nature ou le moindre accident de terrain, leur don- naicntdes souvenirs inépuisables : c'était une bataille navale, une retraite célèbre, une embuscade fatale, un combat d'infanterie, un siège, et partout des regrets d'un temps de dangers, du respect pour la mémoire de tel grand général, une reconnaissance naïve pour tel nom obscur qu'ils croyaient illustre; et, au milieu de tout cela, une touchante simplicité de cœur qui remplissait le mien d'une sorte de vénération pour ce mâle caractère, forgé dans de continuelles adversités et dans les doutes d'une position fausse et mauvaise.
SUR LA. ROUTE DE FLANDRE 343
J'ai le don, souvent douloureux, d'une mémoire que le temps n'altère jamais; ma vie entière, avec toutes ses journées, m'est présente comme un tableau ineffaçable. Les traits ne se confondent jamais; les couleurs ne pâlissent point. Quelques- unes sont noires et ne perdent rien de leur énergie qui m'afflige. Quelques fleurs s'y trouvent aussi, dont les corolles sont aussi fraîches qu'au jour qui les fît épanouir, surtout qu'une larme invo- lontaire tombe sur elles de mes yeux et leur donne un plus vif éclat.
La conversation la plus inutile de ma vie m'est toujours présente à l'instant où je l'évoque, et j'au- rais trop à dire, si je voulais faire des récits qui n'ont pour eux que le mérite d'une vérité naïve ; mais, rempli d'une amicale pitié pour la misère des Armées, je choisirai dans mes souvenirs ceux qui se présentent à moi comme un vêtement assez décent et d'une forme digne d'envelopper une pensée choisie, et de montrer combien de situations contraires aux développements du caractère et de l'intelligence dérivent de la Servitude grossière et des mœurs arriérées des Armées permanentes.
30. — SUR LA ROUTE DE FLANDRE
La grande route d Artois et de Flandre est longue et triste. Elle s étend en ligne droite, sans arbres, sans fossés, dans des campagnes unies et pleines d'une boue jaune en tout temps. Au mois de mars 1815, je passai sur cette route, et je fis une ren- contre que je n'ai point oubliée depuis.
J'étais seul, j'étais à cheval, j'avais un bon man-
344 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
teau blanc, iiu habit rouge, un casque noir, des pis- tolets et un grand sabre; il pleuvait à verse depuis quatre jours et quatre nuits de marche, et je me souviens que je chantais Joconde à pleine voix. J'étais si jeune! — La maison du Roi, en 1814, avait été remplie d'enfants et de vieillards; l'Empire semblait avoir pris et tué les hommes.
Mes camarades étaient en avant, sur la route, à la suite du roi Louis XVIII; je voyais leurs man- teaux blancs et leurs habits rousres. tout à l'horizon au nord ; les lanciers de Bonaparte, qui surveillaient et suivaient notre retraite pas à pas, montraient de temps en temps la flamme tricolore de leurs lances à l'autre horizon. Un fer perdu avait retardé mon cheval : il était jeune et fort, je le pressai pour rejoindre mon escadron; il partit au grand trot. Je mis la main à ma ceinture, elle était assez garnie d'or; j'entendis résonner le fourreau de fer de mon sabre sur l'étrier, et je me sentis très fier et par- faitement heureux.
Il pleuvait toujours et je chantais toujours. Cependant je me tus bientôt, ennuyé de n'entendre que moi, et je n'entendis plus que la pluie et les pieds de mon cheval, qui pataugeaient dans les ornières. Le pavé de la route manqua; j'enfonçais, il fallut prendre le pas. Mes grandes bottes étaient enduites, en dehors,, d'une croûte épaisse de boue jaune comme de l'ocre; en dedans elles s'emplis- saient de pluie. Je regardai mes épaulettes d'or toutes neuves, ma félicité et ma consolation; elles étaient hérissées par l'eau, cela m'affligea.
Mon cheval baissait la tête; je fis comme lui : je me mis à penser, et je me demandai, pour la pre- mière fois, où j'allais. Je n'en savais absolument rien; mais cela ne m'occupa pas longtemps : j'étais
SUR LA ROUTE DE FLANDRE 3i5
certain que, mon escadron étant là, là aussi était mon devoir. Comme je sentais en mon cœur un calme profond et inaltérable, j'en rendis gt--::e à ce sentiment ineffable du Devoir, et je cherchai à me l'expliquer. Voyant de près comment des fatigues inaccoutumées étaient gaîment portées par des têtes si blondes ou si blanches, comment un avenir assuré était si cavalièrement risqué par tant d hommes de vie heureuse et mondaine, et prenant ma part de cette satisfaction miraculeuse que donne à tout homme la conviction qu'il ne se peut sous- traire à nulle des dettes de 1 Honneur, je compris que c'était une chose plus facile et plus commune qu'on ne pense, que V Abnégation.
Je pensais ainsi en marchant au gré de mon cheval, regardant Iheure à ma montre, et voyant le chemin s allonger toujours en ligne droite, sans un arbre et sans une maison, et couper la plaine jusqu à Ihorizon, comme une grande raie jaune sur une toile grise. Quelquefois la raie liquide se délayait dans la terre liquide qui l'entourait, et quand un jour un peu moins pâle faisait briller cette triste étendue de pays, je me voyais au milieu d'une mer bourbeuse, suivant un courant de vase et de plâtre.
En examinant avec attention cette raie jaune de la route, j'y remarquai, à un quart de lieue environ, un petit point noir qui marchait. Cela me fit plaisir, c'était quelqu'un. Je n'en détournai plus les yeux. Je vis que ce point noir allait comme moi dans la direction de Lille, et qu'il allait en zigzag, ce qui annonçait une marche pénible. Je hâtai le pas et je gagnai du terrain sur cet objet, qui s'allongea un peu et grossit à ma vue. Je repris le trot sur un
346 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
sol plus ferme et je crus reconiiaître une sorte de petite voiture noire. J avais faim, j'espérai que c'était la voiture d'une cantinière, et considérant mon pauvre cheval comme une chaloupe, je lui fis faire force de rames pour arriver à cette île fortunée, dans cette mer où il s'enfonçait jusqu au ventre quelquefois.
A une centaine de pas, je vins à distinguer clai- rement une petite charrette de bois blanc, couverte de trois cercles et d'une toile cirée noire. Cela ressemblait à un petit berceau posé sur deux roues. Les roues s'embourbaient jusqu'à l'essieu; un petit mulet qui les tirait était péniblement con- duit par un homme à pied qui tenait la bride. Je m'approchai de lui et le considérai attentivement.
C'était un homme d'environ cinquante ans, à moustaches blanches, fort et grand, le dos voûté à la manière des vieux officiers d'infanterie qui ont porté le sac. Il en avait l'uniforme, et l'on entre- voyait une épaulette de chef de bataillon sous un petit manteau bleu, court et usé. Il avait un visage endurci, mais bon, comme à l'armée il y en a tant. Il me regarda de côté sous ses gros sourcils noirs, et tira lestement de sa charrette un fusil qu'il arma, en p;issant de l'autre côté de son mulet, dont il se faisait un rempart. Ayant vu sa cocarde blanche, je me contentai de montrer la manche de mon habit rouge, et il remit son fusil dans la charrette, en disant :
— Ah! c'est différent, je vous prenais pour un de ces lapins qui courent après nous. Voulez-vous boire la goutte ?
— Volontiers, dis-je en m'approchant, il y a vingt quatre heures que je n'ai bu.
Il avait à son cou une noix de coco, très bien
SUR LA ROUTE DE FL.V>-DRE 347
sculptée, arrangée en flacon, avec un goulot d'ar- gent, et dont il semblait tirer assez de vanité. Il me la passa, et j'y bus un peu de mauvais vin blanc avec beaucoup de plaisir; je lui rendis le coco.
— A la santé du roi! dit-il en buvant; il ma fait officier de la Légion d'honneur, il est juste que je le suive jusqu'à la frontière. Par exemple, comme jo n'ai que mon épaulette pour vivre, je reprendrai mon bataillon après, c'est mon devoir.
Nous allâmes sans rien dire durant un quart de lieue environ. Comme il s'arrêtait alors pour faire reposer son pauvre petit mulet, qui me faisait peine à voir, je m'arrêtai aussi et je tâchai d'ex- primer l'eau qui remplissait mes bottes àl'écuyère, comme deux réservoirs où j'aurais eu les jambes trempées.
— Vos bottes commencent à vous tenir aux pieds ! dit-il.
— Il y a quatre nuits que je ne les ai quittées, lui dis-je.
— Bah I dans huit jours vous ny penserez plus, reprit-il avec sa voix enrouée ; c'est quelque chose que d'être seul, allez, dans des temps comme ceux où nous vivons. Savez-vous ce que j'ai là dedans?
— rson, lui dis-je.
— C'est une femme.
Je dis : — Ah! sans trop d'étonuement, et je me remis en marche tranquillement, au pas. Il me suivit.
— Cette mauvaise brouette-là ne m'a pas coûté bien cher, reprit-il, ni le mulet non plus ; mais c'est tout ce qu'il me faut, quoique ce chemin-là soit un ruban de queue un peu long.
Je lui offris de monter mon cheval quand il serait
348 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
fatigué ; et comme je ne lui parlais que gravement et avec simplicité de son équipage, dont il craignait le ridicule, il se mit à son aise tout à coup, et, s'approchant de mou étrier, me frappa sur le genou en me disant :
— Eh bien, vous êtes un bon enfant, quoique dans les Rouges.
Je sentis dans son accent amer, en désignant ainsi les quatre Compagnies Rouges, combien de préventions haineuses avaient données à l'armée le luxe et les grades de ces corps d'officiers.
— Cependant, ajouta-t-il. je n'accepterai pas votre offre, vu que je ne sais pas monter à cheval et que ce n'est pas mon aff'aire, à moi.
— Mais, Commandant, les officiers supérieurs comme vous y sont obligés.
— Bah! une fois par an, à l'inspection, et encore sur un cheval de louage. Moi j'ai toujours été marin, et depuis fantassin; je ne connais pas l'équi- tation.
Il fit vingt pas en me regardant de côté de temps à autre, comme s'altendant à une question : et comme il ne venait pas un mot, il poursuivit :
— Vous n'êtes pas curieux, par exemple! cela devrait vous étonner, ce que je dis là.
— Je m'étonne bien peu, dis-je.
— Oh! cependant, si je vous contais comment j'ai quitté la mer, nous verrions.
— Eh bien, repris-je, pourquoi n'essayez-vous pas? cela vous réchauffera, et cola me fora oublier que la pluie m'entre dans le dos et ne s'arrête qu'à mes talons.
Le bon chef de bataillon s'apprêta solennellement à parler, avec un plaisir d'enfant. Il rajusta sur sa tête le shako couvert de toile cirée, et il donna ce
A. BOE.D DU U MARAT U 349
coup d'épaule que personne ne peut se représenter s'il n'a servi dans linfanterie, ce coup d épaule que donne le fantassin à son sac pour le hausser et alléger un moment son poids; c est une habitude (lu soldat qui, lorsqu'il devient officier, devient un tio. Après ce geste convulsif, il but encore un peu de vin dans son coco, donna un coup de pied d en- couragement dans le ventre du petit mulet, et com- uicnca.
31. — A BORD DU « MARAT »
— Vous saurez d'abord, mon enfant, que je suis né à Brest; j ai commencé par être enfant de troupe, gagnant ma demi-ration et mon demi-prêt dès l'âge de neuf ans, mon père étant soldat aux gardes. Mais comme j'aimais la mer, une belle nuit, pendant que j'étais en congé à Brest, je me cachai à fond de cale d'un bâtiment marchand qui partait pour les Indes; on ne m aperçut qu en pleine mer, et le capitaine aima mieux me faire mousse que de me jeter à l'eau. Quan-d vint la R.évolution, j avais fait du chemin, et j'étais à mon tour devenu capi- taine d'un petit bâtiment marchand assez propre, ayant écume la mer quinze ans. Comme 1 ex-marine royale, vieille bonne marine, ma foi ! se trouva tout à coup dépeuplée d'officiers, on prit des capi- taines dans la marine marchande. J'avais eu quel- ques affaires de flibustiers que je pourrai vous dire plus tard : on me donna le commandement d un brick de guerre nommé le Marat.
Le 28 fructidor 1797, je reçus l'ordre d'appa- reiller pour Cayenne. Je devais y conduire soixante
20
350 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
soldats et un déporté qui restait des cent quatre- vingt-treize que la frégate la Décade avait pris à bord quelques jours auparavant. J'avais ordre de traiter cet individu avec ménagement, et la première lettre du Directoire en renfermait une seconde, scellée de trois cachets rouges, au milieu desquels il y en avait un démesuré. J'avais défense d'ouvrir cette lettre avant le premier degré de latitude nord, du vingt-sept au vingt-huitième de longitude, c'est- à-dire près de passer la ligne.
Cette grande lettre avait une figure toute parti- culière. Elle était longue, et fermée de si près que je ne pus rien lire entre les angles ni à travers lenveloppe. Je ne suis pas superstitieux, mais elle me fit peur, cette lettre. Je la mis dans ma chambre sous le verre d'une mauvaise petite pendule anglaise clouée au-dessus de mon lit.
rs'ous avions un joli vent nord-nord-ouesl, et j'étais occupé à mettre cette lettre sous le verre de ma pendule, quand mon déporté enti'a dans ma chambre; il tenait par la main une belle petite de dix-sept ans environ. Lui me dit qu'il en avait dix- neuf; beau garçon, quoiqu'un peu pâle et trop blauc pour un homme. C'était un homme cependant, et un homme qui se comporta dans l'occasion mieux que bien des anciens n'auraient fait : vous allez le voir. Il tenait sa petite femme sous le bras ; elle était fraîche et gaie comme une enfant. Ils avaient 1 air do deux tourtereaux. Ça me faisait plaisir à voir, moi. Je leur dis :
— Eh bien, mes enfants ! vous venez faire visite au vieux capitaine; c'est gentil à vous. Je vous emmène un peu loin, mais tant mieux nous aurons le temps de nous connaître. Je suis fâché de rece-
A BORD DU « AIARAT » 351
voir madame sans mon habit ; mais c'est que je cloue là-haut cette grande coquine de lettre. Si vous vouliez m'aider un peu?
Ça faisait vraiment de bons petits enfants. Le petit mari prit le marteau et la petite femme les clous, et ils me les passaient à mesure que je les demandais; et elle me disait : A droite! à gauche! capitaine ! tout en riant, parce que le tangage faisait ballotter ma pendule. Je l'entends encore d'ici avec sa petite voix : A gauche! à droite! capitaine! Elle se moquait de moi. — Ah! je dis, petite méchante ! je vous ferai gronder par votre mari, allez. — Alors elle lui sauta au cou et lem- brassa. Ils étaient vraiment gentils, et la connais- sance se fît comme ça. Nous fûmes tout de suite bons amis.
Ce fut aussi une jolie traversée. J'eus toujours un temps fait exprès. Comme je n'avais jamais eu que des visages noirs à mon bord, je faisais venir à ma table, tous les jours, mes deux petits amou- reux. Cela mégayait. Quand nous avions mangé le biscuit et le poisson, la petite femme et son mari restaient à se regarder comme s'ils ne s étaient jamais vus. Alors je me mettais à rire de tout mon cœur et me moquais d'eux. Ils riaient aussi avec moi. Vous auriez ri de nous voir comme trois imbéciles, ne sachant pas ce que nous avions. C'est que c'était vraiment plaisant de les voir s'aimer comme ça! Ils se trouvaient bien partout; ils trou- vaient bon tout ce qu'on leur donnait. Cependant ils étaient à la ration comme nous tous; j'y ajoutais seulement un peu d'eau-de-vie suédoise quand ils dînaient avec moi, mais un petit verre, pour tenir mon rang. Ils couchaient dans un hamac, où le vaisseau les roulait comme ces deux poires que
352 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIU^
j'ai là dans mon mouchoir mouillé. Ils étaient alertes et contents. Je faisais comme vous, je ne questionnais pas. Qu'avais-je besoin de savoir leur nom et leurs affaires, moi, passeur d'eau? Je les portais de l'autre côté de la mer, comme j'aurais porté deux oiseaux de paradis.
J'avais fini, après un mois, par les regarder comme mes enfants. Tout le jour, quand je les appelais, ils venaient s'asseoir auprès de moi. Le jeune homme écrivait sur ma table, c'est-à-dire sur mon lit; et, quand je voulais, il m'aidait à faire mon point : il le sut bientôt faire aussi bien que moi; j'en étais quelquefois tout interdit. La jeune femme s'asseyait sur un petit baril et se mettait à coudre.
Un jour qu'ils étaient posés comme cela, je leur dis :
— Savez-vous, mes petits amis, que nous faisons un talileau de famille comme nous voilà ? Je ne veux pas vous interroger, mais probablement vous n'avez pas plus d'argent qu'il ne vous en faut, et vous êtes joliment délicats tons deux pour bêcher et piocher comme font les déportés à Cayenne. C'est un vilain pays, de tout mon cœur, je vous le dis; mais moi, qui suis une vieille peau de loup desséchée au soleil, j'y vivrais comme un seigneur. Si vous aviez, comme il me semble (sans vouloir vous interroger), tant soit peu d'amitié pour moi, je quitterais assez volontiers mon vieux brick, qui n'est qu'un sabot à présent, et je m'établirais là avec vous, si cela vous convient. Moi, je n'ai pas plus de famille qu'un chien, cela m'ennuie; vous me feriez une petite société. Je vous aiderais à bien des choses; et j'ai amassé une bonne pacotille de contrebande assez honnête, dont nous vivrions, et que je vous laisserais lorsque
A BORD DU « MARAT » 353
je viendrais à tourner l'œil, comme on dit poliment. Ils restèrent tout ébahis à se regarder, avant Tair de croire que je ne disais pas vrai; et la petite courut, comme elle faisait toujours, se jeter au cou de l'autre, et s'asseoir sur ses genoux, toute rousre et en pleurant. Il la serra bien fort dans ses bras, et je vis aussi des larmes dans ses yeux; il me tendit la main et devint plus pâle qu'à lordinaire. Elle lui parlait bas, et ses grands cheveux blonds s'en allèrent sur son épaule; son chignon s'était défait comme un câble qui se déroule tout à coup, parce qu'elle était vive comme un poisson : ces cheveux-là, si vous les aviez vus I c'était comme de l'or. Comme ils continuaient à se parler bas. le jeune homme lui baisant le front de temps en temps et elle pleurant, cela m impatienta :
— Eh bien, ça vous va-t-il? leur dis-je à la fin.
— Mais... mais, capitaine, vous êtes bien bon, dit le mari; mais c'est que... vous ne pouvez pas vivre avec des déportés, et... Il baissa les veux.
— Moi, dis-je, je ne sais ce que vous avez fait pour être déporté, mais vous me direz ça un jour, ou pas du tout, si vous voulez. Vous ne m'avez pas l'air d'avoir la conscience bien lourde, et je suis bien sûr que j'en ai fait bien d'autres que vous dans ma vie, allez, pauvres innocents. Par exemple, tant que vous serez sous ma garde, je ne vous lâcherai pas, il ne faut pas vous y attendre; je vous coupe- rais plutôt le cou comme à deux pigeons. Mais une fois l'épaulette de côté, je ne connais plus ni amiral ni rien du tout.
— C'est que, reprit-il en secouant tristement sa tête brune, quoiqu'un peu poudrée, comme cela se faisait encore à l'époque, c'est que je crois qu'il serait dangereux pour vous, capitaine, d'avoir l'air
354 SERVITUDE ET GRA>'DEUR MILITAIRES
de nous connaître. Nous rions parce que nous sommes jeunes ; nous avons l'air heureux, parce que nous nous aimons; mais j'ai de vilains moments quand je pense à 1 avenir, et je ne sais pas ce que deviendra ma pauvre Laure.
Il serra de nouveau la tète de la jeune femme sur sa poitrine :
— C'était bien là ce que je devais dire au capitaine; n'est-ce pas, mon enfant, que vous auriez dit la même chose ?
Je pris ma pipe et je me levai, parce que je com- mençais à me sentir les yeux un peu mouillés, et que ça ne me va pas, à moi.
— Allons! allons! dis-je, ça s'éclaircira par la suite. Si le tabac incommode madame, son absence est nécessaire.
Elle se leva, le visage tout en feu et tout humide de larmes, comme un enfant qu'on a grondé.
— D ailleurs, inc dit-elle en regardant ma pen- dule, vous n'y pensez pas, vous autres ; et la lettre!
Je sentis quelque chose qui me fit de leffet. J'eus comme une douleur aux cheveux quand elle me dit cela.
— Pardieu ! je ny pensais plus, moi, dis-je. Ah! par exemple, voilà une belle affaire ! Si nous avions passé le premier degré de latitude nord, il ne me resterait plus qu'à me jeter à l'eau. — Faut-il que j aie du bonheur, pour que cette enfant-là m'ait rappelé cette grande coquine de lettre!
Je regardai vite ma carte de marine, et quand je vis que nous en avions encore pour une semaine au moins, j'eus le tète soulagée, mais pas le cœur, sans savoir pourquoi.
— C est que le Directoire ne badine pas pour
L ARRÊT DL' DIRECTOIRE 355
l'article obéissance! dis-je. Allons, je suis au cou- rant cette fois-ci encore. Le temps a filé si vite que j'avais tout à fait oublié cela.
Eh bien, monsieur, nous restâmes tous trois le nez en l'air à regarder cette lettre, comme si elle allait nous parler. Ce qui me frappa beaucoup, c'est que le soleil, qui glissait par la claire-voie^ éclairait le verre de la pendule et faisait paraître le grand cachet rouge et les autres petits, comme les traits d'un visage au milieu du feu.
— Cela ressemble à des taches de sang-, dit la jeune femme et elle se sauve sur le pont, entraînant son mari, pendant que le capitaine du Marat, pour ne plus être fasciné par les trois cacbets rouges, recouvre avec son habit la pendule et la lettre.
Mais le temps passe, le navire vog-ue toujours et gagne peu à peu l'endroit où il faudra briser les cachets et ouvrir la lettre.
32. — L'ARRET DU DIRECTOIRE
Nous ne pensâmes plus du tout à la regarder pendant quelques jours, et nous étions gais; mais quand nous approchâmes du premier degré de lati- tude, nous commençâmes à ne plus parler.
Un beau matin je m'éveillai assez étonné de ne sentir aucun mouvement dans le bâtiment. A vrai dire, je ne dors jamais que d'un œil, comme on dit, et le roulis me manquant, j'ouvris les deux yeux. Nous étions tombés dans un calme plat, et c'était sous le 1° de latitude nord, au 27° de lon- gitude. Je mis le nez sur le pont : la mer était lisse comme une jatte d'huile; toutes les voiles ouvertes
356 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
tombaient collées aux mâts comme des ballons vides. Je dis tout de suite : — J'aurai le temps de te lire, va! en regardant de travers du côté de la lettre, — J'attendis jusqu'au soir, au coucher du soleil. Cependant il fallait bien en venir là : j'ou- vris la pendule, et j'en tirai vivement l'ordre cacheté. — Eh bien, mon cher, je le tenais à la main depuis un quart d'heure que je ne pouvais pas encore le lire. Enfin je me dis : — C'est par trop fort! et je brisai les trois cachets d un coup de pouce; et le grand cachet rouge, je le broyai en poussière.
Après avoir lu, je me frottai les yeux, croyant cn'être trompé.
Je relus la lettre tout entière; je la relus encore; je recommençai en la prenant par la dernière ligne <?t remontant h la première. Je n'y croyais pas. Mes jambes llageolaient un peu sous moi, je m'assis; j'avais un certain tremblement sur la peau du visage; je me frottai un peu les joues avec du rhum, je m'en mis dans le creux des mains, je me faisais pitié à moi-même d'être si bête que cela; mais ce fut l'affaire d'un moment; je montai pi-cndre l'air.
Laurette était ce jour-là si jolie, que je ne voulus pas m'approcher d'elle : elle avait une petite robe blanche toute simple, les bras nus jusqu'au col, et ses grands cheveux tombants comme elle les por- tait toujours. Elle s'amusait à tremper dans la mer son autre robe au bout d'une corde, et riait en cherchant à arrêter les goémons, plantes marines semblables à des grappes de raisin, et qui flottent sur les eaux des Tropiques.
— Viens donc voir les raisins ! viens donc vile, criait-elle; et son ami s'appuyait sur elle, et se
l'arrêt Dr DIllECTOIRE 35T
penchait, et ne regardait pas 1 eau, parce qu il la regardait dun air tout attendri.
Je fis signe à ce jeune homme de venir me parler sur le gaillard d'arrière. Elle se retourna... Je ne sais quelle figure j'avais, mais elle laissa tomber sa corde ; elle le prit violemment par le bras, et lui dit :
— Oh! n'y va pas, il est tout pâle.
Cela se pouvait bien; il y avait de quoi pâlir. Il vint cependant près de moi sur le gaillard ; elle nous regardait, appuyée contre le grand mât. Nous nous promenâmes longtemps de long en large sans rien dire. Je fumais un cigare que je trouvais amer, et je le crachai dans l'eau. Il me suivait de l'œil; je lui pris le bras; j'étouffais, ma foi, ma parole d'honneur! j'clouffais.
— Ah çà ! lui dis-je enfin, contez-moi donc, mon petit ami, contez-moi un peu votre histoire. Que diable avez-vous donc fait à ces chiens d'avocats qui sont là comme cinq morceaux de roi? Il paraît qu ils vous en veulent fièrement I C est drôle!
Il haussa les épaules en penchant la tête (avec un air si doux, le pauvre garçon!}, et me dit :
— O mon Dieu! capitaine, pas grand'chose, allez : trois couplets de vaudeville sur le Direc- toire, voilà tout.
— Pas possible! dis-je.
— O mon Dieu, si! Les couplets n'étaient même pas trop bons. J ai été arrêté le 15 fructidor et con- duit à la Force, jugé le 16, et condamné à mort d'abord, et puis à la déportation par bienveillance.
— C'est drôle! dis-je. Les Directeurs sont des camarades bien susceptibles; car cette lettre que vous savez me donne ordre de vous fusiller.
Il ne répondit pas, et sourit en faisant une assez
358 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
bonne contenance pour un jeune homme de dix-ueui ans. Il regarda seulement sa femme, et s'essuya le front, d'où tombaient des gouttes de sueur. J'en avais autant au moins sur la figure, moi, et d'autres gouttes aux yeux. Je repris :
— 11 paraît que ces citoyens-là n'ont pas voulu faire votre affaire sur terre, ils ont pensé qu'ici ça ne paraîtrait pas tant. Mais, pour moi, c'est fort triste; car vous avez beau être un bon enfant, je ne peux pas m'en dispenser ; l'arrêt de mort est là en règle, et l'ordre d'exécution signé, paraphé, scellé; il n'y manque rien.
Il me salua très poliment en rougissant.
— Je ne demande rien, capitaine, dit-il avec une voix aussi douce que de coutume; je serais désolé ■de vous faire manquer à vos devoirs. Je voudrais seulement parler un peu à Laure, et vous prier de la protéger dans le cas où elle me survivrait, ce que je ne crois pas.
— Oh I pour cela, c'est juste, lui dis-je, mon garçon; si cela ne vous déplaît pas, je la conduirai à sa famille à mon retour en France, et je ne la quitterai que quand elle ne voudra plus me voir. Mais, à mon sens, vous pouvez vous flatter qu'elle ne reviendra pas de ce coup-là; pauvre petite femme!
Il me prit les deux mains, les serra et me dit :
— Mon brave capitaine, vous souffrez plus que moi de ce qui vous reste à faire, je le sens bien; mais qu'y pouvez-vous? Je compte sur vous pour lui conserver le peu qui m appartient, pour la pro- téger, pour veiller à ce qu elle reçoive ce que sa vieille mère pourrait lui laisser, n'est-ce pas? pour garantir sa vie, son honneur, n'est-ce pas?
l'arrêt du directoire 350
et aussi pour qu'on ménage toujours sa santé. — Tenez, ajouta-t-il plus bas, j'ai à vous dire qu'elle est très délicate, elle a souvent la poitrine airectée jusqu'à s'évanouir plusieurs fois par jour; il faut qu'elle se couvre bien toujours. Enfin vous rem- placerez son père, sa mère et moi autant que pos- sible, n'est-il pas vrai? Si elle pouvait conserver les bagues que sa mère lui a données, cela me ferait bien plaisir. Mais si ou a besoin de les vendre pour elle, il le faudra bien. Ma pauvre Laurette ! voyez comme elle est belle !
Comme ça commençait à devenir par trop tendre, cela m'ennuya, et je me mis à froncer le sourcil ; je lui avais parlé d'un air gai pour ne pas m'affaiblir; mais je n y tenais plus :
— Enfin, suffit, lui dis-je, entre braves gens on s'entend de reste. Allez lui parler, et dépêchons-nous.
Je lui serrai la main en ami, et comme il ne quittait pas la mienne et me regardait avec un air singulier :
— Ah! çà 1 si j'ai un conseil à vous donner, ajoutai-je, cest de ne pas lui parler de ça. Xous arrangerons la chose sans qu'elle s'y attende, ni vous non plus, soyez tranquille; ça me regarde.
— Ah 1 c'est différent, dit-il. je ne savais pas... cela vaut mieux, en effet. Bailleurs, les adieux '.les adieux ! cela affaiblit.
— Oui, oui, lui dis-je, ne soyez pas enfant, ça vaut mieux. Xe l'embrassez pas, mon ami, ne l'em- brassez pas, si vous pouvez, ou vous êtes perdu.
Je lui donnai encore une bonne poignée de main, et je le laissai aller. Oh ! c'était dur pour moi, tout cela.
Il me parut qu'il gardait, ma foi, bien le secret : car ils se promenèrent, bras dessus, bras dessous.
360 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
pendant un quart d'heure, et ils revinrent au l}ord de l'eau, reprendre la corde t-t la robe qu'un de mes mousses avait repêchées.
La nuit vint tout à coup. C'était le moment que j'avais résolu de prendre. Mais ce moment a duré pour moi jusqu'au jour où nous sommes, et je le traînerai toute ma vie comme un boulet.
Je sentis la colère me prendre aux cheveux, et en même temps je ne sais quoi me faisait obéir et me poussait en avant. J'appelai les officiers et je dis à l'un d'eux.
— Allons, un canot à la mer... puisque à présent nous sommes des bourreaux! Vous y mettrez cette femme, et vous l'emmènerez au large jusqu'à ce que vous entendiez des coups de fusil; alors vous reviendrez. — Obéir à un morceau de papier! car ce n'était que cela enfin ! Il fallait qu'il y eût quelque chose dans l'air qui me poussât. J'entrevis de loin ce jeune homme... oh! c'était affreux à voir!... s'agenouiller devant sa Laurelte, et lui baiser les genoux et les pieds. N'est-ce pas que vous trouvez que j'étais bien malheureux?
Je criai comme un fou : — Séparez-les! nous sommes tous des scélérats! — Séparez-les... La pauvre République est un corps mort! Directeurs, Directoire, c'en est la vermine! Je quitte la mer! Je ne crains pas tous vos avocats; qu'on leur dise ce que je dis, qu'est-ce que ça me fait? Ah! je me souciais bien d'eux, eu effet ! J'aurais voulu les tenir, je les aurais fait fusiller tous les cinq, les coquins! Oh ! je l'aurais fait ; je me souciais de la vie comme de l'eau qui tombe là, tenez... Je m'en souciais bien!... une vie comme la mienne... Ah bien, oui! pauvre vie... va!...
l'exécution 361
Ces souvenirs frappent douloureusement le vieux commandant qui, s'adressant brusquement à Vigny, lui dit :
33. — L'EXÉCUTION
— Vous n'avez jamais vu de vaisseau de votre vie, n'est-ce pas?
— Je n'en ai vu, dis-je, qu'au Panorama de Paris, et je ne me fie pas beaucoup h la science maritime que j'en ai tirée.
— Vous ne savez pas, par conséquent, ce que c'est que le bossoir?
— Je ne m'en doute pas, dis-je.
— C'est une espèce de terrasse de poutres qui sort de l'avant du navire, et d'où Ion jette l'ancre en mer. Quand on fusille un homme, on le fait placer là ordinairement, ajouta-t-il plus bas.
— Ah! je comprends, parce qu'il tombe de là dans la mer.
Il ne répondit pas, et se mit à décrire toutes les sortes de canots que peut porter un brick, et leur position dans le bâtiment; et puis, sans ordre dans ses idées, il continua son récit avec cet air affecté d'insouciance que de longs services donnent infail- liblement, parce qu'il faut montrer à ses inférieurs le mépris du danger, le mépris des hommes, le mépris de la vie, le mépris de la mort et le mépris de soi-même ; et tout cela cache, sous une dure enveloppe, presque toujours une sensibilité pro- fonde. — La dureté de l'homme de guerre est comme un masque de fer sur un noble visage, comme un cachot de pierre qui renferme un pri- sonnier royal.
— Ces embarcations tiennent sixhommes, reprit-il.
21
362 SERVITUDE ET gra>'dei:r militaires
Ils s'y jetèrent et emportèrent Laure avec eux, sans qu'elle eût le temps de crier et de jjarler.
— La pauvre femme! — Qu'il y a des gens mala- droits dans le monde! l'officier fut assez sot pour conduire le canot en avant du brick. Après cela, il est vrai de dire qu'on ne peut pas tout prévoir. Moi je comptais sur la nuit pour cacher l'alfaire, et je ne pensais pas à la lumière des douze fusils fai- sant feu à la fois. Et, ma foi ! du canot elle vit son mari tomber à la mer, fusillé.
— S'il y a un Dieu là-haut, il sait comment arriva ce que je vais vous dire; moi je ne le sais pas, mais on l'a vu et entendu comme je vous vois et vous entends. Au moment du feu, elle porta la main à sa tète comme si une balle l'avait frappée au front, et s'assit dans le canot sans s'évanouir, sans crier, sans parler, et revint au brick quand on voulut et comme on voulut. J'allai à elle, je lui parlai longtemps et le mieux que je pus. Elle avait l'air de m'écouter et me regardait en face en se frottant le front. Elle ne comprenait pas, et elle avait le front rouge et le visage tout pâle. Elle tremblait de tous ses membres comme ayant peur de tout le monde. Ça lui est resté. Elle est encore de même, la pauvre petite! idiote, ou comme imbé- cile, ou folle, comme vous voudrez. Jamais on n'en a tiré une parole, si ce n'est quand elle dit qu'on lui ôte ce qu'elle a dans la tète.
De ce moment-là, je devins aussi triste qu'elle, et je sentis quelque chose en moi qui me disait : Reste devant elle jusqu'à la fin de tes jours, et garde-la; je l'ai fait. Quand je revins en France, je demandai à passer avec mon grade dans les troupes de terre, ayant pris la mer en haine parce que j y
LAURETTE ET LE VIEUX COMMANDANT 363
avais jeté du sang innocent. Je cherchai la famille de Laure. Sa mère était morte. Ses sœurs, à qui je la conduisais folle, nen voulurent pas, et m'offrirent de la mettre à Charenton. Je leur tournai le dos, et je la garde avec moi.
— Ah I mon Dieu ! si vous voulez la voir, mcn camarade, il ne tient qu'à vous.
34. — LAURETTE ET LE VIEUX COMMANDANT
Et il arrêta son pauvre mulet, qui me parut charmé que j'eusse fait cette question. En même temps il souleva la toile cirée de sa petite char- rette, comme pour arranger la paille qui la rem- plissait presque, et je vis quelque chose de bien douloureux. Je vis deux yeux bleus, démesurés de grandeur, admirables de forme, sortant d'une tète pâle, amaigrie et longue, inondée de cheveux blonds tout plats. Je ne vis, en vérité, que ces deux yeux, qui étaient tout dans cette pauvre femme, car le reste était mort. Son front était rouge; ses joues creuses et blanches avaient des pommettes bleuâtres ; elle était accroupie au milieu de la paille, si bien qu'on en voyait à peine sortir ses deux genoux, sur lesquels elle jouait aux dominos toute seule. Elle nous regarda un moment, trembla longtemps, me sourit un peu, et se remit à jouer. Il me parut qu'elle s'appliquait à com- prendre comment sa main droite battrait sa main gauche.
— Voyez-vous, il y a un mois quelle joue cette
3G4 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
parlie-là, me dit le Chef de bataillon; demain, ce sera peut-être un autre jeu qui durera longtemps. C'est drôle, hein?
— Voulons-nous continuer notre marche, com- mandant, lui dis-je; la nuit viendra avant que nous soyons à Béthune.
Le commandant racla soigneusement avec le bout de son sabre la boue jaune qui chargeait ses bottes : ensuite il monta sur le marchepied de la charrette, ramena sur la tête de Laure le capuchon de drap d'un petit manteau qu'elle avait. Il ôta sa cravate de soie noire et la mit autour du cou de sa fille adoptive ; après quoi il donna le coup de pied au mulet, fit son mouvement d'épaule et dit : — En route, mauvaise troupe! — Et nous repartîmes.
La pluie tombait toujours tristement; le ciel gris et la terre grise s'étendaient sans fin; une sorte de lumière terne, un pâle soleil, tout mouillé, s'abais- saient derrière de grands moulins qui no tournaient pas. Nous retombâmes dans un grand silence.
Je regardais mon vieux commandant; il marchait à grands pas, avec une vigueur toujours soutenue, tandis que son mulet n'en pouvait plus et que mon cheval même commençait à baisser la tête. Ce brave homme ôtait de temps à autre son shako pour essuyer son front chauve et quelques cheveux gris de sa tête, ou ses gros sourcils, ou ses mous- taches blanches, d'où tombait la pluie. Il ne s'in- quiétait pas de l'efTet qu'avait pu faire sur moi son récit. Il ne s'était fait ni meilleur ni plus mauvais qu'il n'était. Il n'avait pas daigné se dessiner. Il ne pensait pas à lui-même, et, au bout d'un quart d'heure, il entama, sur le même ton, une histoire bien plus longue sur une campagne du maréchal
LAURETTE ET LE VIEUX COMMA>'DANT 365
Masséna, où il avait forme son bataillon en carré contre je ne sais quelle cavalerie. Je ne l'écoutai pas. quoiqu'il s'échauffât pour me démontrer la supériorité du fantassin sur le cavalier.
La nuit vint, nous n'allions pas vite. La boue devenait plus épaisse et plus profonde. Rien sur la route et rien au bout. Nous nous arrêtâmes au pied d'un arbre mort, le seul arbre du chemin. Il donna d'abord ses soins à son mulet, comme moi à mon cheval. Ensuite il regarda dans la charrelle, comme une mère dans le berceau de son enfant. Je l'entendais qui disait : — Allons, ma fille, mets cette redingote sur tes pieds, et tâche de dormir. — Allons, c'est bien! elle n'a pas une goutte de pluie.
— Ah! diable! elle a cassé ma montre, que je lui avais laissée au cou! — Oh! ma pauvre montre d'argent! — Allons, c'est égal : mon enfant, tâche de dormir. Voilà le beau temps qui va venir bientôt.
— C'est drôle! elle a toujours la fièvre; les folles sont comme ça. Tiens, voilà du chocolat pour toi, mon enfant.
Comme il parlait d'elle de cette manière, nous l'entendîmes soupirer et dire : Otez ce plomb! ôtez- moi ce plomb ! Je me levai, il me fit rasseoir.
— Restez, restez, me dit-il, ce n'est rien; elle dit ça toute sa vie, parce qu'elle croit toujours sentir une balle dans sa tète. Ça ne l'empêche pas de faire tout ce qu'on lui dit et cela avec beaucoup de dou- ceur.
Je me lus en l'écoutant avec tristesse. Je me mis à calculer que, de 1797 à 1815, où nous étions, dix- huit années s'étaient ainsi passées pour cet homme. — Je demeurai longtemps en silence à côté de lui, cherchant à me rendre compte de ce caractère et
366 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
de cette destinée. Ensuite, à propos de rien, je lui donnai une poignée de main pleine d'enthousiasme. Il en fut étonné.
— Yous êtes un digue homme! lui dis-je. Il me répondit :
— Eh! pourquoi donc? Est-ce à cause de cettepauvre femme?... Vous sentez bien, mon enfant, que c'était un devoir. Il y a longtemps que j'ai fait abnégation.
Et il me parla encore de Masséna.
Ce fut la première fois de ma vie que je lus au fond d'un vrai cœur de soldat. Cette rencontre me révéla une nature d'homme qui m'était inconnue, «t que le pays connaît mal et ne traite pas bien; je la plaçai dès lors très haut dans mon estime. J'ai souvent cherché depuis autour de moi quelque homme semblable à celui-là et capable de cette abnégation de soi-même entière et insouciante. Or, durant quatorze années que j ai vécu dans l'armée, ce n'est qu'en elle, et surtout dans les rangs dédai- gnés et pauvres de l'infanterie, que j ai retrouvé ■ces hommes de caractère antique, poussant le sen- timent du devoir jusqu'à ses dernières conséquences, n'ayant ni remords de 1 obéissance ni honte de la pauvreté, simples de mœurs et de langage, fiers de la gloire du pays, et insouciants de la leur propre, «'enfermant avec plaisir dans leur obscurité, et par- tageant avec les malheureux le pain noir qu ils payent de leur sang.
J'ignorai longtemps ce qu'était devenu ce pauvre •chef de bataillon, d'autant plus qu'il ne m'avait pas <lit son nom et que je ne le lui avais pas demandé. Un jour cependant, au café, en 1825, je crois, un vieux capitaine dinlanterie de ligue à qui je le ■décrivis, en attendant la parade, me dit :
SUR LA RESPONSABILITÉ 367
— Eh ! pardieu, mon cher, je l'ai connu, le pauvre- diable! C'était un brave homme; il a été descendu par un boulet à Waterloo. Il avait, en effet, laissé aux bagages une espèce de fille folle que nous menâmes à l'hôpital d'Amiens, en allant à l'armée de la Loire, et qui y mourut, furieuse, au bout de trois jours.
B. — La Veillée de Vincennes.
35. — SUR LA RESPONSABILITÉ
Ne viendra-t-elle jamais, la loi qui, dans de telles circonstances, mettra d'accord le Devoir et la Con- science? La voix publique a-t-elle tort quand elle s'élève d'âge en âge pour absoudre et pour honorer- la désobéissance du vicomte d'Orte, qui répondit à Charles IX lui ordonnant d'étendre à Dax la Saint- Barthélémy parisienne :
— Sire, j'ai communiqué le commandement de Votre Majesté à ses fidèles habitants et gens de guerre; je n'ai trouvé que bons citoyens et braves- soldats, et pas un bourreau.
Et s'il eut raison de refuser l'obéissance, com- ment vivons-nous sous des lois que nous trouvons raisonnables de donner la mort à qui refuserait cette même obéissance aveugle? Nous admirons le- libre arbitre et nous le tuons; l'absurde ne peut, régner ainsi longtemps. Il faudra bien que l'on en vienne à régler les circonstances où la délibération sera permise à l'homme armé, et jusqu'à quel rang sera laissée libre l'intelligence, et avec elle l'exer- cice de la Conscience et de la Justice... Il faudra bien un jour sortir delà.
368 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
Je ne me dissimule point que c'est là une ques- tion d'une extrême difficulté, et qui touche à la base même de toute discipline. Loin de vouloir affaiblir cette discipline, je pense qu'elle a besoin d'être corroborée sur beaucoup de points parmi nous, et que, devant l'ennemi, les lois ne peuvent être trop draconiennes. Quand l'armée tourne sa poitrine de fer du côté de l'étranger, qu'elle marche et agisse comme un seul homme, cela doit être; mais lors- qu'elle s'est retournée et qu'elle n'a plus devant elle que la mère-patrie, il est bon qu'alors du moins, elle trouve des lois prévoyantes qui lui per- mettent d'avoir des entrailles filiales. Il est à sou- haiter aussi que des limites immuables soient posées une fois pour toujours à ces ordres absolus donnes aux Armées par le souverain Pouvoir, si souvent tombé en indignes mains, dans notre his- toire. Qu'il ne soit jamais possible à quelques aventuriers parvenus à la Dictature, de transfor- mer en assassins quatre cent mille hommes d'hon- neur, par une loi d'un jour comme leur règne.
Je n'avais pas alors étendu mes regards sur la patrie entière de notre France, et sur cette autre patrie qui l'entoure, l'Europe; et de là sur la patrie Je l'humanité, le globe, qui devient heureusement plus petit chaque jour, resserré dans la main de la civilisation. Je ne pensai pas combien le cœur de l'homme de guerre serait plus léger encore dans sa poitrine, s'il sentait en lui deux hommes, dont l'un obéirait à l'autre; s'il savait qu'après son rôle tout rigoureux dans la guerre, il aurait droit à un rôle tout bienfaisant et non moins glorieux dans la paix; si, à un grade déterminé, il avait des droits d'élection; si, après avoir été longtemps muet dans
SUR LA RESPONSABILITÉ 369
les camps, il avait sa voix dans la Cité; s'il était exécuteur, dans l'une, des lois qu'il aurait faites dans l'autre, et si, pour voiler le san^ de l'épée, il avait la toge. Or, il n'est pas impossible que tout cela n'advienne un jour.
Nous sommes vraiment sans pitié de vouloir qu'un homme soit assez fort pour répondre lui seul de cette nation armée qu'on lui met dans la main. C'est une chose nuisible aux gouvernements mêmes; car l'organisation actuelle, qui suspend ainsi à un seul doigt toute cette chaîne électrique de l'obéissance passive, peut, dans tel cas donné, rendre par trop simple le renversement total dun Etat. Telle révolution, à demi formée et recrutée, n'aurait qu'à gagner un ministre de la guerre pour se compléter entièrement. Tout le reste suivrait nécessairement, d'après nos lois, sans que nul anneau se pût soustraire à la commotion donnée d'en haut.
Non, j'en atteste les soulèvements de conscience de tout homme qui a vu couler ou fait couler le sang de ses concitoyens, ce n est pas assez d une seule tête pour porter un poids aussi lourd que celui de tant de meurtres; ce ne serait pas trop d'autant de têtes qu il y a de combattants. Pour être responsables de la loi de sang qu'elles exé- cutent, il serait juste qu'elles l'eussent au moins bien comprise. Mais les institutions meilleures, réclamées ici, ne seront elles-mêmes que très pas- sagères ; car, encore une fois, les armées et la guerre n'auront qu'un temps ; car. malgré les paroles d'un sophiste que j ai combattu ailleurs, il n'est point vrai que, même contre l'étranger, la guerre soit divine; il n'est point vrai que la terre soit avide de sang. La guerre est maudite de Dieu
370 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
et des hommes mêmes qui la font et qui ont d'elle une secrète horreur, et la terre ne crie au ciel que pour lui demander l'eau fraîche de ses fleuves et la rosée pure de ses nuées.
Telle qu'elle est, l'Armée est un bon livre à ouvrir pour connaître l'humanité; on y apprend à mettre la main à tout, aux choses les plus basses comme aux plus élevées; les plus délicats et les plus riches sont forcés de voir vivre de près la pauvreté et de vivre avec elle, de lui mesurer son gros pain et de lui peser sa viande. Sans l'armée, tel fils de grand seigneur ne soupçonnerait pas comment un soldat vit, grandit, engraisse toute l'année avec neuf sous par jour et une cruche d'eau fraîche, portant sur le dos un sac dont le contenant et le contenu coûtent quarante francs à sa patrie.
Cette simplicité de mœurs, cette pauvreté insou- ciante et joyeuse de tant de jeunes gens, cette vigoureuse et saine existence, sans fausse politesse ni fausse sensibilité, cette allure mâle donnée à tout, cette uniformité de sentiments imprimés par la discipline, sont des liens d'habitude grossiers, mais difficiles à rompre, et qui ne manquent pas d'un certain charme inconnu aux autres professions. J'ai vu des officiers prendre cette existence en pas- sion au point de ne pouvoir la quitter quelque temps sans ennui, même pour retrouver les plus élégantes et les plus chères coutumes de leur vie. — Les régiments sont des couvents d'hommes, mais des couvents nomades; partout ils portent leurs usages empreints de gravité, de silence, de retenue. On y remplit bien les vœux de Pauvreté et d'Obéissance.
LE VIEIL ADJUDANT 371
36. — LE VIEIL ADJUDA^'T
Un soir de 1 été de 1819, je me promenais à Vincenaes dans l'intérieur de la forteresse, où j'étais en garnison avec Timoléon dArc'", lieutenant de la Garde comme moi ; nous avions fait, selon l'habi- tude, la promenade au polygone, assisté à l'élude du tir à ricochet, écouté et raconté paisiblement les histoires de guerre, discuté sur l'école Polytech- nique, sur sa formation, son utilité, ses défauts, et sur les hommes au teint jaune qu'avait fait pousser ce terroir géométrique. La couleur pâle de l'école, Timoléon l'avait aussi sur le front. Ceux qui l'ont connu se rappelleront comme moi sa figure régu- lière et un peu amaigrie, ses grands yeux noirs et les sourcils arqués qui les couvraient, et le sérieux si doux et rarement troublé de son visage Spartiate; il était fort préoccupé ce soir-là de notre conversa- tion très longue sur le système des probabilités de Laplace. Je me souviens qu'il tenait sous le bras ce livre, que nous avions en grande estime, et dont il était souvent tourmenté.
Xous nous assîmes sur un grand canon de Louis XIV, et nous regardâmes en silence quelques jeunes soldats qui essayaient leur force en soulevant tour à tour une bombe au bout du bras, tandis que les autres rentraient lentement et passaient le pont- levis deux par deux ou quatre par quatre, avec toute la paresse du désœuvrement militaire. Les cours étaient remplies de caissons de l'artillerie, ouverts et chargés de poudre, préparés pour la revue du lendemain. A notre côté, près de la porte du bois, un vieil Adjudant d'artillerie ouvrait et refermait,
372 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
souvent avec inquiétude, la porte très légère d'une petite tour, poudrière et arsenal, appartenant à l'ar- tillerie à pied, et remplie de barils de poudre, d'armes et de munitions de guerre. Il nous salua en passant. C'était un homme d'une taille élevée, mais un peu voûtée. Ses cheveux étaient rares et blancs, sa moustache blanche et épaisse, son air ouvert, robuste et frais encore, heureux, doux et sage. II tenait trois grands registres à la main, et y vérifiait de longues colonnes de chiffres. Xous lui deman- dâmes pourquoi il travaillait si tard, contre sa cou- tume. Il nous répondit, avec le ton de respect et de calme des vieux soldats, que c'était le lendemain un jour d'inspection générale à cinq heures du matin; qu'il était responsable des poudres, et qu'il ne ces- sait de les examiner et de recommencer vingt fois ses comptes, pour être à l'abri du plus léger reproche de négligence ; qu'il avait voulu aussi pro- fiter des dernières lueurs du jour, parce que la consigne était sévère et défendait d'entrer la nuit dans la poudrière avec un flambeau ou même une lanterne sourde; qu'il était désolé de n'avoir pas eu le temps de tout voir, et qu'il lui restait encore quelques obus à examiner ; qu'il voudrait bien pou- voir revenir dans la nuit; et il regardait avec un peu d'impatience le grenadier que l'on posait en faction à la porte, et qui devait l'empèclier d'y rentrer.
Après nous avoir donné ces détails, il se mit à genoux et regarda sous la porte s'il n'y restait pas une traînée de poudre. Il craignait que les éperons ou les fers des bottes des officiers ne vinssent à y metlre le feu le lendemain.
— Ce n'est pas cela qui m'occupe le plus, dit-il en se relevant, mais ce sont mes registres; et il les regardait avec regret.
LE VIEIL ADJUDANT 373
— Vous êtes trop scrupuleux, dit Timoléon.
— Ah I mon lieutenant, quand on est dans la Garde on ne peut pas trop l'être sur son honneur. Un de nos maréchaux des logis s'est brûlé la cervelle lundi dernier, pour avoir été mis à la salle de police. )kIoi, je dois donner lexemple aux sous-officiers. Depuis que je sers dans la Garde, je n'ai pas eu un reproche de mes chefs, et une punition me rendrait bien malheureux.
Il est vrai que ces braves soldats, pris dans l'armée parmi l'élite de lélite, se croyaient désho- norés pour la plus légère faute.
— Allez, vous êtes tous les puritains de 1 hon- neur, lui dis-je en lui frappant sur l'épaule.
Il salua et se retira vers la caserne où était son logement; puis, avec une innocence de mœurs par- ticulière à l'honnête race des soldats, il revint apportant du chènevis dans le creux de ses mains à une poule qui élevait ses douze poussins sous le vieux canon de bronze où nous étions assis.
C'était bien la plus charmante poule que j'aie connue de ma vie; elle était toute blanche, sans une seule tache; et ce brave homme, avec ses gros doigts mutilés à Marengo et à Austerlitz. lui avait collé sur la tête une petite aigrette rouge, et sur la poitrine un petit collier d'argent avec une plaque à son chiffre. La bonne poule en était fîère et recon- naissante à la fois. Elle savait que les sentinelles la faisaient toujours respecter, et elle n'avait peur de personne, pas même dun petit cochon de lait et d'une chouette qu'on avait logés auprès d elle sous le canon voisin. La belle poule faisait le bonheur des canonniers ; elle recevait de nous tous des miettes de pain et de sucre tant que nous étions en uniforme; mais elle avait horreur de l'habit bour-
374 SERVITUDE ET GRAADELR MILITAIRES
geois, et, ne nous reconnaissant plus sous ce dégui- sement, elle s'enfuyait avec sa famille sous le canon de Louis XIV. Magnifique canon sur lequel étaii gravé l'éternel soleil avec son iA^ec plurihus imparft VUltima ratio Regum. Et il logeait une poule là-des- sous !
Le bon Adjudant nous parla d'elle en fort bons termes. Elle fournissait des œufs à lui et à sa fille avec une générosité sans pareille; et il l'aimait tant qu'il n'avait pas eu le courage de tuer un seul de ses poulets, de peur de l'affliger. Comme il racon- tait ses bonnes mœurs, les tambours et les trom- pettes battirent et sonnèrent à la fois l'appel du soir. On allait lever les ponts, et les concierges en fai- saient résonner les chaînes. Nous n'étions pas de service, et nous sortîmes par la porte du bois. Timoléon, qui n'avait cessé de faire des angles sur le sable avec le bout de son épée, s'était levé du canon en regrettant ses triangles comme moi je regrettais ma poule blanche et mon Adjudant.
Nous tournâmes à gauche, en suivant les remparts ; et, passant ainsi devant le tertre de gazon élevé au duc d'Enghieu sur son corps fusillé et sa tète écrasée par un pavé, nous côtoyâmes les fossés en y regardant le petit chemin blanc qu'il avait pris pour arriver à cette fosse.
Et je m'enfermai chez moi pour écrire un poème sur le Masque de fer, poème que j'appelai : La Prison.
r>'E NUIT D AOUT 1S19 A. VI>-CENNES 375
37. — VyE rsUIT D'AOUT 1819 A YIXCEN^'ES
Le silence était profond, et l'ombre épaisse sur les tours du vieux Yincennes. La garnison dormait depuis neuf heures du soir. Tous les feux s'étaient éteints à six heures par ordre des tambours. On n'entendait que la voix des sentinelles placées sur le rempart et s'envoyant et répétant, l'une après l'autre, leur cri long et mélancolique : Sentinelle, prenez garde à vous ! hes corbeaux des tours répon- daient plus tristement encore, et. ne s'y croyant plus en sûreté, s'envolaient plus haut jusqu au donjon. Rien ne pouvait plus me troubler, et pour- tant quelque chose me troublait, qui n'était ni bruit, ni lumière. Je voulais et ne pouvais pas écrire.
Je me levai de mon fauteuil. J'ouvris la fenêtre, et je me mis à respirer l'air embaumé de la nuit. Une odeur de forêt venait à moi. par-dessus les murs, un peu mélangée d'une faible odeur de poudre; cela me rappela ce volcan sur lequel vivaient et dor- maient trois mille hommes dans une sécurité par- faite. J'aperçus sur la grande baraque du fort, séparé du village par un chemin de quarante pas tout au plus, une lueur projetée par la lampe de mon jeune voisin; son ombre passait et repassait sur la muraille, et je vis à ses épaulettes qu'il n'avait pas même songé à se coucher. Il était minuit. Je sortis brusquement de ma chambre et j'entrai chez lui. Il ne fut nullement étonné de me voir, et dit tout de suite que, s'il était encore debout, c'était pour finir une lecture de Xénophon qui l'intéressait fort. Mais, comme il n'y avait pas un seul livre ouvert
376 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
dans sa chambre, et qu'il tenait encore à la main son petit billet de femme, je ne fus pas sa dupe; mais j'en eus l'air. Xous nous mîmes à la fenêtre, et je lui dis, essayant d'approcher mes idées des siennes :
— Je travaillais aussi de mon côté, et je cherchais à me rendre compte de cette sorte d'aimant qu'il y a pour nous dans l'acier d'une épée. C'est une attrac- tion irrésistible qui nous retient au service malgré nous, et fait que nous attendons toujours un événe- ment ou une guerre. Je ne sais pas (et je venais vous en parler) s'il ne serait pas vrai de dire et décrire quil y a dans les armées une passion qui leur est particulière et qui leur donne la vie; une passion qui ne tient ni de l'amour de la gloire, ni de l'ambi- tion ; c'est une sorte de combat corps à corps contre la destinée, une lutte qui est la source de mille voluptés inconnues au reste des hommes, et dont les triomphes intérieurs sont remplis de magnificence; enfin c'est Vamour du danger !
— C'est vrai, me dit Timoléon. Je poursuivis :
— Que serait-ce donc qui soutiendrait le marin sur la mer? qui le consolerait dans cet ennui d'un homme qui ne voit que des hommes? Il part, et dit adieu à la terre; adieu au sourire des femmes, adieu à leur amour; adieu aux amitiés choisies et aux tendres habitudes de la vie; adieu aux bons vieux parents ; adieu à la belle nature des campagnes, aux arbres, aux gazons, aux fleurs qui sentent bon, aux rochers sombres, aux bois mélancoliques pleins d animaux silencieux et sauvages; adieu aux grandes villes, au travail perpétuel des arts, à 1 agitation sublime de toutes les pensées dans l'oisiveté de la vie, aux relations élégantes, mystérieuses et passion- nées du monde; il dit adieu à tout, et part. Il va
LE CONCERT DE FAMILLE 37T
trouver trois ennemis : l'eau, l'air et l'homme; el toutes les minutes de sa vie vont en avoir un à com- battre. Cette magnifique inquiétude le délivre de l'ennui. Il vit dans une perpétuelle victoire; c'en est une que de passer seulement sur l'Océan et de ne pas s'engloutir en sombrant; c en est une que d'aller où il veut et de s'enfoncer dans les bras du vent contraire; c'en est une que de courir devant lorage et de s'en faire suivre comme dun valet; c'en est une que d'y dormir et d'y établir son cabinet d'étude. Il se couche avec le sentiment de sa royauté, sur le dos de l'Océan, comme saint Jérôme sur son lion, et jouit de la solitude qui est aussi son épouse.
Et c'est Vamour du danger qui le nourrit, qui fait que jamais il n'est un moment désœuvré, qu'il se sent en lutte, et qu'il a un but. C'est la lutte qu'il nous faut toujours. Bonsoir.
38. — LE CONCERT DE FAMILLE
Comme j'allais me retirer, je m'arrêtai, la main sur la clef de sa porte, écoutant avec étonnement une musique assez rapprochée et venue du château même. Entendue de la fenêtre, elle nous sembla formée de deux voix d hommes, dune voix de femme et d'un piano. C'était pour moi une douce surprise, à cetle heure de la nuit. Je proposai à mon camarade de l'aller écouter de plus près. Le petit pont-levis, parallèle au grand, et destiné à laisser passer le gouverneur et les officiers pendant une partie de la nuit, était ouvert encore. Xous ren- trâmes dans le fort, et, eu rôdant par les cours,
378 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
nous fûmes guidés par le son jusque sous les fenê- tres ouvertes que je reconnus pour celles du bon vieux Adjudant d'artillerie.
Ces grandes fenêtres étaient au rez-de-chaussée, et, nous arrêtant en face, nous découvrîmes, jus- qu'au fond de l'appartement, la simple famille de cet honnête soldat.
Il y avait, au fond de la chambre, un petit piano de bois d'acajou, garni de vieux ornements de cuivre. L'Adjudant (tout âgé et tout modeste qu'il nous avait paru d'abord) était assis devant le cla- vier, et jouait une suite d'accords, d'accompagne- ments et de modulations simples, mais harmonieuse- ment unies entre elles. Il tenait les yeux élevés au ciel, et n'avait point de musique devant lui ; sa bouche était entr'ouverte avec délices sous l'épais- s -ur de ses longues moustaches blanches. Sa fille, debout à sa droite, allait chanter ou venait de s interrompre; car elle regardait avec inquiétude, la bouche entr'ouverte encore, comme lui. A sa gauche, un jeune sous-oflicier d'artillerie légère de la Garde, vêtu de l'uniforme sévère de ce beau corps, regardait cette jeune personne comme s'il n'eût pas cessé de l'écouter.
Rien de si calme que leurs poses, rien de si décent que leur maintien, rien de si heureux que leurs visages. Le rayon qui tombait d'en haut sur ces trois fronts n'y éclairait pas une expression soucieuse ; et le doigt de Dieu n'y avait écrit que bonté, amour et pudeur.
Le froissement de nos épées sur le mur les avertit que nous étions là. Le brave homme nous vit, et son front chauve en rougit de surprise et, je pense aussi, de satisfaction. Il se leva avec empres- sement, et, prenant un des trois chandeliers qui
LE CONCERT DE FAMILLE 379
l'éclairaient, vint nous ouvrir et nous fit asseoir. JN'ous le priâmes de continuer son concert de famille ; et, avec une simplicité noble, sans s'excuser et sans demander indulgence, il dit à ses enfants :
— Où en étions-nous ?
Et les trois voix s'élevèrent en chœur avec une indicible harmonie.
Timoléon écoutait et restait sans mouvement ; pour moi, cachant ma tète et mes yeux, je me mis à rêver avec un attendrissement qui, je ne sais pourquoi, était douloureux. Ce qu'ils chantaient emportait mon âme dans des régions de larmes et de mélan- coliques félicités, et, poursuivi peut-être par Tim- portune idée de mes travaux du soir, je changeais en mobiles images les mobiles modulations des voix. Ce qu'ils chantaient était un de ces chœurs écossais, une des anciennes mélodies des Bardes que chante encore l'écho sonore des Orcades. Pour moi, ce chœur mélancolique s'élevait lentement et s'évapo- rait tout à coup comme les brouillards des monta- gnes d Ossian ; ces brouillards qui se forment sur 1 écume mousseuse des torrents de l'Arven, s'épais- sissent lentement et semblent se gonfler et se grossir, en montant, d'une foule innombrable de fantômes tourmentés et tordus par les vents. Ce sont des guerriers qui rêvent toujours, le casque appuyé sur la main, et dont les larmes et le sang tombent goutte à goutte dans les eaux noires des rochers; ce sont des beautés pâles dont les cheveux s'allongent en arrière, comme les rayons d'une lointaine comète, et se fondent dans le sein humide de la lune : elles passent vite, et leurs pieds s'évanouissent enveloppés dans les plis vaporeux de leurs robes blanches; elles n ont pas d'ailes, et volent. Elles volent en tenant des harpes, elles volent les yeux baissés et la
380 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
bouche entr'ouverte avec innocence; elles jettent un cri en passant et se perdent, en montant, dans la douce lumière qui les appelle. Ce sont des navires aériens qui semblent se heurter contre des rives sombres, et se plonger dans des flots épais; les montagnes se penchent pour les pleurer, et les dogues noirs élèvent leurs têtes difformes et hurlent longuement, en regardant le disque qui tremble au ciel, tandis que la mer secoue les colonnes blanches des Orcades qui sont rangées comme les tuyaux d'un orgue immense, et répandent, sur l'Océan, une har- monie déchirante et mille fois prolongée dans la caverne où les vagues sont enfermées.
La musique se traduisait ainsi en sombres images dans mon âme, bien jeune encore, ouverte à toutes les sympathies et comme amoureuse de ses dou- leurs fictives.
C'était, d'ailleurs, revenir à la pensée de celui qui avait inventé ces chants tristes et puissants, que de les sentir delà sorte. La famille heureuse éprouvait elle-même la forte émotion qu'elle donnait, et une vibration profonde faisait quelquefois trembler les trois voix.
Le chant cessa, et un long silence lui succéda. La jeune personne, comme fatiguée, s'était appuyée sur l'épaule de son père; sa taille était élevée et un peu ployée, comme par faiblesse; elle était mince, et paraissait avoir grandi trop vite, et sa poitrine, un peu amaigrie, en paraissait affectée. Elle baisait le front chauve, large et ridé de son père, et abandon- nait sa main au jeune sous-officier qui la pressait sur ses lèvres.
Je tendais la main avec effusion à ce bon père, et il la serra avec l'e.xpression d'une reconnaissance
SEDAINE, PIERRETTE ET MATHL'RIN 38i
grave. Ce nétait qu'un vieux soldat; mais il y avait clans son langage et ses manières je ne sais quoi de l'ancien bon ton du monde. La suite me l'ex- pliqua.
— Voici, mon lieutenant, me dit-il, la vie que nous menons ici. Nous nous reposons en chantant, ma fille, moi et mon gendre futur.
Il regardait en même temps ces beaux jeunes gens avec une tendresse toute rayonnante de bonheur.
— Voici, ajouta-t-il d'un air plus grave, en nous montrant un petit portrait, la mère de ma fille.
Nous regardâmes la muraille blanchie de plâtre de la modeste chambre, et nous vîmes, en effet, une miniature qui représentait la plus gracieuse, la plus fraîche petite paysanne que jamais Greuze ait douée de grands yeux bleus et de bouche en forme de cerise.
— Ce fut une bien grande dame qui eut autrefois la bonté de faire ce portrait-là, me dit l'Adjudant, et c'est une hisloire curieuse que celle de la dot de ma pauvre petite femme.
Et à nos premières prières de raconter son mariage, il nous parla ainsi, autour de trois verres d'absinthe verte qu'il eut soin de nous offrir préala- blement et cérémonieusement.
39. — SEDAINE, PIERRETTE ET MATHURIN
— Vous saurez, mon lieutenant, que j'ai été élevé au village de Montreuil par monsieur le curé de Montreuil lui-même. Il m'avait fait apprendre
382 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
quelques notes du plain-chant dans le plus heureux temps de ma vie : le temps où j'étais enfant de chœur, où j'avais de grosses joues fraîches et rebondies, que tout le monde tapait eu passant; une voix claire, des cheveux blonds poudrés, une blouse et des sabots. Je ne me regarde pas souvent, mais je m imagine que je ne ressemble plus guère à cela. J'étais fait ainsi pourtant, et je ne pouvais me résoudre à quitter une sorte de clavecin aigre et discord que le vieux curé avait chez lui. Je l'ac- cordais avec assez de justesse d'oreille, et le bon père qui, autrefois, avait été renommé à Notre- Dame pour chanter et enseigner le faux bourdon, me faisait apprendre un vieux solfège. Quand il était content, il me pinçait les joues à me les rendre bleues, et me disait : — Tiens, Mathurin, tu n'es que le fils d'un paysan et d'une paysanne; mais si tu sais bien ton catéchisme et ton solfège, et que tu renonces à jouer avec le fusil rouillé de la maison, on pourra faire de toi un maître de mu- sique. Va toujours. — Cela me donnait bon cou- rage, et je frappais de tous mes poings sur les deux pauvres claviers, dont les dièses étaient presque tous muets.
Il y avait des heures où j'avais la permission de me promener et de courir; mais la récréation la plus douce était d'aller m'asseoir au bout du parc de Mc-atreuil, et d'aller manger mon pain avec les maçons et les ouvriers qui construisaient sur l'avenue de Versailles, à cent pas de la barrière, un petit pavillon de musique, par ordre de la Reine.
C'était un lieu charmant, que vous pourrez voir à droite de la route de Versailles, en arrivant. Tout à l'extrémité du parc de Montreuil, au milieu d'une pelouse de gazon, entourée de grands arbres,
SEDAINE PIERRETTE ET MATHURIN 383
si VOUS distinguez un pavillon qui ressemble à une mosquée et à une bonbonnière, c'est cela que j al- lais regarder bâtir.
Je prenais par la main une petite fille de mon âge, qui s'appelait Pierrette, que monsieur le curé faisait chanter aussi parce qu'elle avait une jolie voix. Elle emportait une grande tartine que lui don- nait la bonne du curé, qui était sa mère, et nous allions regarder bâtir la petite maison que faisait faire la Reine pour la donner à Madame.
Nous sortions toujours en nous tenant par la main depuis notre petite enfance, et cette habitude était si bien prise, que de ma vie je ne lui donnai le bras. Xotre coutume d'aller visiter les ouvriers nous fit faire la connaissance d'un jeune tailleur de pierres, plus âgé que nous de huit ou dix ans. Il nous faisait asseoir sur un moellon ou par terre à côté de lui, et quand il avait une grande pierre à scier, Pierrette jetait de l'eau sur la scie, et j'en prenais l'extrémité pour laider; aussi ce fut mon meilleur ami dans ce monde. Il était d'un caractère très paisible, très doux, et quelquefois un peu gai, mais pas souvent. Il avait fait une petite chanson sur les pierres qu'il taillait, et sur ce qu elles étaient plus dures que le cœur de Pierrette, et i jouait en cent façons sur ces mots de Pierre, de Pierrette, de Pierrerie, de Pierrier, de Pierrot, et cela nous faisait beaucoup rire tous trois. C'était un grand garçon grandissant encore, tout pâle et dégingandé, avec de longs bras et de grandes jambes, et qui quelquefois avait l'air de ne pas penser à ce qu'il faisait. Il aimait son métier, disait- il, parce qu'il pouvait gagner- sa journée en con- science, ayant songea autre chose jusqu au coucher
384 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
du soleil. Son père, architecte, s'était si bien ruiné, je ne sais comment, qu'il fallait que le fils reprît son état par le commencement, et il s'y était fort paisiblement résigné. Lorsqu'il taillait un gros bloc, ou le sciait en long, il commençait toujours une petite chanson dans laquelle il y avait toute une historiette qu'il bâtissait à mesure qu'il allait, en vingt ou trente couplets, plus ou moins.
Quelquefois il me disait de me promener devant lui avec Pierrette, et il nous faisait chanter en- semble, nous apprenant à chanter en partie; en- suite il s'amusait à me faire mettre à genoux devant Pierrette, la main sur son cœur, et il faisait les paroles d'une petite scène qu'il nous fallait redire après lui. Cela ne l'empêchait pas de bien connaître son état, car il ne fut pas un an sans devenir maître maçon. Il avait à nourrir, avec son équerre et son marteau, sa pauvre mère et deux petits frères qui venaient le regarder travailler avec nous. Quand il voyait autour de lui tout son petit monde, cela lui donnait du courage et de la gaîté. Nous l'appelions Michel; mais pour vous dire tout de suite la vérité, il s appelait Michel-Jean Sedainc.
Le vieil Adjudant explique alors aux deux jeunes offi- ciers que le curé de Monlreuil, qui l'avait pris en affec- tion, était arrivé, malgré le caractère sauvage et sot de son élève, à lui apprendre un peu de latin, beaucoup de musique, ainsi que toutes sortes de travaux de jardi- nage. Mathurin menait ainsi, en travaillant, en compa- gnie de Pierrette, de son métier de jardinier, une vie fort douce et fort tranquille, lorsque survient un inci- dent qui change le cours de ses idées.
LES DAMES DE LA COL'R
40. — LES DAMES DE LA COUR
Un jour que je taiHais les branches dun des hêtres du parc et que je liais un petit fagot, Pier- rette me dit :
— Oh! Matlîurin, j ai peur. Voilà deux jolies dames qui viennent devers nous par le bout de l'allée. Comment allons-nous faire?
Je regardai, et, en effet, je vis deux jeunes femmes qui marchaient vite sur les feuilles sèches, et ne se donnaient pas le bras. Il y en avait une un peu plus grande que l'autre, vêtue dune petite robe de soie rose. Elle courait presque en marchant, et l'autre, tout en l'accompagnant, marchait presque en arrière. Par instinct, je fus saisi d'effroi comme un pauvre petit paysan que j'étais, et je dis à Pierrette :
— Sauvons-nous !
Mais bah! nous n'eûmes pas le temps, et ce qui redoubla ma peur, ce fut de voir la dame rose faire signe à Pierrette, qui devint toute rouge et n'osa pas bouger, et me prit bien vite par la main pour se raffermir. Moi, j ôtai mon bonnet et je m'adossai contre Tarbre, tout saisi.
Quand la dame rose fut tout à fait arrivée sur nous, elle alla tout droit à Pierrette, et, sans façon, elle lui prit le menton pour la montrer à l'autre dame, en disant :
— Eh! je vous le disais bien : c'est tout mon costume de laitière pour jeudi. — La jolie petite fille que voilà! Mon enfant, tu donneras tous tes habits, comme les voici, aux gens qui viendront te les demander de ma part, n'est-ce pas ? je t'enverrai les miens en cchançre.
22
386 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
— Oh 1 madame, dit Pierrette en reculant. L'autre jeune dame se mit à sourire d'un air
fin, tendre et mélancolique, dont l'expression tou- chante est ineffaçable pour moi. Elle s'avança, la tête penchée, et, prenant doucement le bras nu de Pierrette, elle lui dit de s'approcher, et qu il fallait que tout le monde fît la volonté de cette darae-là.
— Ne va pas t'aviser de rien changer à ton cos- tume, ma belle petite, reprit la dame rose, en la menaçant d'une petite canne de jonc à pomme d'or qu'elle tenait à la main. Voilà un grand garçon qui sera soldat, et je vous marierai.
Elle parlait vite et gaîuient, et, en donnant une petite tape sur la joue de Pierrette, elle nous laissa là tous les deux tout interdits et tout imbé- ciles, ne sachant que faire; et nous vîmes les deux dames suivre l'allée du côté de Montreuil et s'en- foncer dans le parc derrière le petit bois.
Alors nous nous regardâmes, et, en nous tenant toujours par la main, nous rentrâmes chez mon- sieur le curé ; nous ne disions rien, mais nous étions bien contents.
Pierrelte était toute rouge, et moi je baissais la tète. Il nous demanda ce que nous avions; je lui dis d'un grand sérieux :
— Monsieur le curé, je veux être soldat.
Il pensa en tomber à la renverse, lui qui m'avait appris le solfège !
La mère de Pierrette apporta un grand verre d'eau froide à monsieur le curé, parce qu'il était devenu tout rouge, et elle se mit à pleurer.
l'ierrette pleurait aussi et n'osait rien dire; mais elle n'était pas fâchée contre moi, parce
LES PLAISIRS DU RÉGIMENT 387
qu elle savait bien que c'était pour l'épouser que je voulais partir.
Dans ce moment-là, deux grands laquais pou- drés entrèrent avec une femme de chambre qui avait lair d'une dame, et ils demandèrent si la petite avait préparé les bardes que la reine et ma- dame la princesse de Lamballe lui avaient deman- dées.
Le pauvre curé se leva si troublé qu'il ne put se tenir une minute debout, et Pierrette et sa mère tremblèrent si fort qu'elles n'osèrent pas ouvrir une cassette qu'on leur envoyait en échange du fourreau et du bavolet, et elles allèrent à la toilette à peu près comme on va se faire fusiller.
Seul avec moi. le curé me demaada ce qui s'était passé, et je le lui dis comme je vous l'ai conté, mais un peu plus brièvement.
Malgré les remontrances du curé, malgré les efforts que fait celui-ci pour lui montrer ce qu'il pourrait gagner comme jardinier et comme maître de musique vocale, comparé au peu qu'il gagnera au régiment, qu'au lieu d'être doux, modeste et docile, il deviendra rude, impatient et tapageur, Mathurin persiste dans son idée; il quitte le bon curé de Montreuil et se rend à un petit cabaret de l'avenue de Versailles. Il y trouve des ser- gents recruteurs du Royal- Auvergne qui lui font manger poulet, chevreuil et perdreaux, boire vins et café, en lui jurant qu'au régiment il n'en aura jamais d'autres, et lui font signer son engagement.
41. — LES PLAISIRS DU REGIMEXT
Le lendemain j'avais donc l'honneur d'être soldat au Royal-Auvergne. C'était un assez beau corps,
388 SERVITUDE ET GR.V-NDELR MILITAIRES
il est vrai; mais je ue voyais plus ni Pierrette, ni monsieur le curé. Je demandai du poulet à dîner, et l'on me donna à mander cet agréable mélange de pommes de terre, de mouton et de pain qui se nommait, se nomme et sans doute se nommera toujours la Ratatouille. On me fit apprendre la position du soldat sans armes avec une perfection si grande, que je servis de modèle, depuis, au des- sinateur qui fit les planches de l'ordonnance de 1791, ordonnance qui, vous le savez, mon lieute- nant, est un chef-d'œuvre de précision. On m'apprit l'école du soldat et l'école du peloton de manière à exécuter les charges en douze temps, les charges précipitées et les charges à volonté, en comptant ou sans compter les mouvements, aussi parfaite- ment que le plus roide des caporaux du roi de Prusse, Frédéric le Grand, dont les vieux se sou- venaient encore avec l'attendrissement de gens qui aiment ceux qui les battent. On me fitl honneur de me promettre que, si je me comportais bien, je finirais par être admis dans la première compagnie de gre- nadiers. — J'eus bientôt une queue poudrée qui tombait sur ma veste blanche assez noblement; mais je ne voyais plus jamais ni Pierrette, ni sa mère, ni monsieur le curé de Montreuil, et je ne faisais point de musique.
Un beau jour, comme j'étais consigné à la caserne même où nous voici, pour avoir fait trois fautes dans le maniement d'armes, on me plaça dans la position des feux du premier rang, un genou sur le pavé, ayant en face de moi un soleil éblouissant et superbe que j'étais forcé de coucher en joue, dans une immobilité parfaite, jusqu'à ce que la fatigue me fît ployer les bras à la saignée; et j'étais encouragé à soutenir mon arme par la présence
LES PLAISIRS DU RHGIME>T 3S9
d'un honnête caporal, qui, de temps en temps, soulevait ma baïonnette avec sa crosse quand elle s'abaissait; c'était une petite punition de l'invention de M. de Saint-Germain.
Il y avait vingt minutes que je m'appliquais à atteindre le plus haut degré de pétrification pos- sible dans cette attitude, lorsque je vis au bout de mon fusil la figure douce et paisible de mon bon ami Michel, le tailleur de pierres.
— Tu viens bien à propos, mon ami, lui dis-je, et tu me rendrais un grand service si tu voulais bien, sans qu'on s'en aperçût, mettre un moment ta canne sous ma baïonnette. Mes bras s'en trouve- raient mieux, et ta canne ne s'en trouverait pas plus mal.
— Ahl Mathurin, mon ami, me dit-il, te voilà bien puni d'avoir quitté Montreuil; tu n'as plus les conseils et les lectures du bon cure, et tu vas oublier tout à fait cette musique que tu aimais tant, et celle de la parade ne la vaudra certainement pas.
— C'est égal, dis-je, en élevant le bout du canon de mon fusil, et le dégageant de sa canne, par orgueil; c'est égal, on a son idée.
— Tu ne cultiveras plus les espaliers et les belles pêches de Montreuil avec ta Pierrette, qui est bien aussi fraîche qu'elles, et dont la lèvre porte aussi comme elles un petit duvet.
— C'est égal, dis-je encore, j'ai mon idée.
— Tu passeras bien longtemps à genoux, à tirer sur rien, avec une pièce de bois, avant d'être seu- lement caporal.
— C est égal, dis-je encore, si j'avance lente- ment, toujours est-il vrai que j'avancerai; tout vient à point à qui sait attendre, comme on dit, et quand je serai sergent, je serai quelque chose, et
390 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
j'épouserai Pierrette. Un sergent c'est un seigneur, et à tout seigneur tout honneur. Michel soupira.
— Ah! Mathurin! Mathurin! me dit-il, tu n'es pas sage, et tu as trop d'orgueil et d'ambition, mon ami; n'aimerais-tu pas mieux être remplacé, si quelqu'un payait pour toi, et venir épouser ta petite Pierrette?
— Michel! Michel! lui dis-je, tu t'es beaucoup gâté dans le monde; je ne sais pas ce que tu y fais, et tu ne m'as plus l'air d'y être maçon, puisque au lieu d'une veste, tu as un habit noir de taffetas; mais tu ne m'aurais pas dit ça dans le temps où tu répétais toujours : — Il faut faire sou sort soi-même. — Moi je ne veux pas l'épouser avec l'argent des autres, et je fais moi-même mon sort, comme tu vois. — D'ailleurs, c'est la Reine qui m'a mis ça dans la tète, et la Reine ne peut pas se tromper en jugeant ce qui est bien à faire. Elle a dit elle-même : Il sera soldat, et je les marierai; elle n'a pas dit : Il reviendra corcs avoir été soldat.
— Mais, me dit Michel, si par hasard la Reine te voulait donner de quoi l'épouser, le prendrais-tu?
— Non, Michel, je ne prendrais pas son argent, si par impossible elle le voulait.
— Et si Pierrette gagnait elle-même sa dot? reprit-il.
— Oui, Michel, je l'épouserais tout de suite, dis-je.
Ce bon garçon avait l'air attendri.
— Eh bien! reprit-il, je dirai cela à la Reine.
— Est-ce que tu es fou, lui dis-je, ou domes- tique dans sa maison?
— Ni l'un, ni l'autre, Malhurin, quoique je ne taille plus la pierre.
LES PLAISIRS DU RÉGIMENT 391
— Que tailles-tu donc? disais-je.
— Hé I je taille des pièces, du papier et des plumes.
— Bah! dis-je, est-il possible?
— Oui, mon enfant, je fais de petites pièces toutes simples, et bien aisées à comprendre. Je te ferai voir tout ça.
— Eh bien, tant mieux! dis-je, j'aime autant te voir travailler ça que tes pierres de taille.
— Ahl ce que je bâtissais valait mieux que ce que je construis à présent. Ça ne passait pas de mode et ça restait plus longtemps debout. Mais en tombant, ça pouvait écraser quelqu'un; au lieu qu'à présent, quand ça tombe, ça n'écrase personne.
— C'est égal, je suis toujours bien aise, dis-je...
— C est-à-dire, aurais-je dit; car le caporal vint donner un si terrible coup de crosse dans la canne de mon vieil ami Michel, qu'il lenvoya là-bas. tenez, là-bas, près de la poudrière.
En même temps il ordonna six jours de salle de police pour le factionnaire qui avait laissé entrer un bourgeois.
Sedaine comprit bien qu'il fallait s'en aller; il ramassa paisiblement sa canne, et, sortant du côté du bois, il me dit :
— Je t'assure, Mathurin, que je conterai tout ceci à la Reine.
Pendant ce temps qu'est devenue Pierrette.^ une belle et brave fille, toute préoccupée des moyens d'épouser Mathurin et oubliant qu'il était soldat pour longtemps, sinon pour toute la vie.
392 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
42. — PIERRETTE A TRIAXON
Uu jour (c'était le lundi de Pâques, elle s'en était toujours souvenue, la pauvre Pierrette, et me Ta raconté souvent), un jour donc qu'elle était assise devant la porte de monsieur le curé, travaillant et chantant comme si de rien n'était, elle vit arriver vite, vite, un beau carrosse dont les six chevaux trottaient dans l'avenue, d'un train merveilleux^ montés par deux petits postillons poudrés et roses, très jolis et si petits qu'on ne voyait, de loin, que leurs grosses bottes h l'écuyère. Ils portaient de gros bouquets à leur jabot, et les chevaux portaient aussi de gros bouquets sur l'oreille.
Ne voilà-t-il pas que l'écuyer qui courait en avant des chevaux s'arrèla précisément devant la porte de monsieur le curé, où la voiture eut la bonté de s'ar- rêter aussi et daigna s'ouvrir toute grande. Il n'y avait personne dedans. Comme Pierrette regardait avec de grands yeux, l'écuyer ôta son chapeau très poliment et la pria de vouloir bien monter en car- rosse.
Vous croyez peut-être que Pierrette fit des façons? Point du tout; elle avait trop de bon sens pour cela. Elle ôta simplement ses deux sabots, qu'elle laissa sur le pas de la porte, mit ses souliers à boucles d'argent, ploya proprement son ouvrage, et monta dans le carrosse en s'appuyant sur le bras du valet de pied, comme si elle n'eût fait autre chose de sa vie, parce que, depuis qu'elle avait changé de robe avec la Reine, elle ne doutait plus de rien.
Elle m'a dit souvent qu'elle avait eu deux grandes frayeurs dans la voiture : la première, parce qu'on
PIERRETTE A TF.IANON 393
allait si vite que les arbres de Tavenue de Montreuil lui paraissaient courir comme des fous l'un après l'autre; la seconde, parce qu il lui semblait qu en s'asseyant sur les coussins blancs du carrosse, elle y laisserait une taclie bleue et jaune de la couleur de son jupon. Elle le releva dans ses poches, et se tint toute droite au bord du coussin, nullement tourmentée de son aventure et devinant bien qu'en pareille circonstance, il est bon de faire ce que tout le monde veut, franchement et sans hésiter.
D'après ce sentiment juste de sa position que lui donnait une nature heureuse, douce et disposée au bien et au vrai en toute chose, elle se laissa parfai- tement donner le bras par l'écuyer et conduire à Trianon, dans les appartements dorés, où seulement elle eut soin de marcher sur la pointe du pied, par égard pour les parquets de bois de citron et de bois des Indes qu'elle craignait de rayer avec ses clous.
Quand elle entra dans la dernière chambre, elle entendit un petit rire joyeu.x de deux voix très douces, et qui l'intimida bien un peu et lui fit battre le cœur assez vivement; mais, en entrant, elle se trouva rassurée tout de suite, ce n'était que son amie la Reine.
^jme ^Q Lamballe était avec elle, mais assise dans une embrasure de fenêtre et établie devant un pupitre de peintre en miniature. Sur le tapis vert du pupitre, un ivoire tout préparé; près de l'ivoire, des pinceaux; près des pinceaux, un verre d'eau.
— Ah! la voilà, dit la R.eiue d'un air de fête, et elle courut lui prendre les deux mains.
— Comme elle est fraîche, comme elle est jolie! Le joli petit modèle que cela fait pour vous ! Allons, ne la manquez pas, madame de Lamballe I Mets-toi là, mon enfant.
394 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
El la belle Marie-Antoinette la fit asseoir de force sur une chaise. Pierrette était tout à fait interdite, et sa chaise si haute que ses petits pieds pendaient et se balançaient.
Pierrette retrouve à Trianon Michel Sedaine, le tail- leur de pierres, devenu auteur à la mode, qui vante à Grélry sa jolie voix; et c'est avec celui-ci que Piei-relte apprend le chant.
43. — LA LOGE DE LA REINE A ORLÉANS
Depuis le jour où mou pauvre Michel était venu me voir ici à Yincennes, et m'avait trouvé dans la position du premier rang, je maigris d'une manière ridicule, parce que je n'entendis plus parler de notre petite famille de Montreuil, et que je vins à penser que Pierrette m'avait oublié tout à fait. Le régiment d'Auvei'gne était à Orléans depuis trois mois, et le mal du pays commençait à m'y prendre. Je jaunissais à vue d'œil et je ne pouvais plus sou- tenir mon fusil. Mes camarades commençaient à me prendre en grand mépris, comme on prend ici toute maladie, vous le savez.
Il y en avait qui me dédaignaient parce qu'ils me croyaient très malade, d autres parce qu'ils soute- naient que je faisais semblant de l'être, et, dans ce dernier cas, il no me restait d'autre parti que de mourir pour prouver que je disais vrai, ne pouvant pas me rétablir tout à coup ni être assez mal pour me coucher; fâcheuse position.
Un jour, un officier de ma compagnie vint me trouver, et me dit :
LA LOGE DE LA REINE A ORLÉANS 395
— Mathurin, toi qui sais lire, lis un peu cela. Et il me conduisit sur la place de Jeanne-dArc,
place qui mest chère, où je lus une grande affiche de spectacle sur laquelle on avait imprimé ceci :
Par Ordre :
« Lundi prochain, représentation extraordinaire ■d'iRÈNE, pièce nouvelle de M. de Voltaire, et de Rose et Colas, par M. Sedaine, musique de M. de MoNsiGNY, au bénéfice de Mademoiselle Colombe, célèbre cantatrice de la Comédie-Italienne, laquelle paraîtra dans la seconde pièce. Sa Majesté la Reine a daigné promettre qu'elle honorerait le spectacle de sa présence. »
— Eh bien, dis-je, mon capitaine, qu'est-ce que cela peut me faire, ça?
— Tu es un bon sujet, me dit-il, tu es beau gar- çon; je te ferai poudrer et friser pour te donner un peu meilleur air, et tu seras placé en faction à la porte de la loge de la Reine.
Ce qui fut dit fut fait. L'heure du spectacle venue, me voilà dans le corridor, en grande tenue du régiment d'Auvergne, sur un tapis bleu, au milieu des guirlandes de fleurs en festons quon avait dispo- sées partout, et des lis épanouis, sur chaque marche des escaliers du théâtre. Le directeur courait de tous côtés avec un air tout joyeux et agité. C'était un petit homme gros et rouge, vêtu d'un habit de soie bleu de ciel, avec un jabot florissant et faisant la roue. Il s'agitait en tous sens, et ne cessait de se mettre à la fenêtre en disant :
— Ceci est de la livrée de madame la duchesse de Montmorency; ceci, le coureur de M. le duc de Lauzun ; M. le prince de Guéménée vient d arriver;
396 SERVITUDE ET CRANDEL'R MILITAIRES
M. (le Lambesc vient après. Vous avez vu? vous savez? Qu'elle est bonne, la Reine! Que la Reine est bonne!
II passait et repassait effaré, cherchant Grétry, et le rencontra nez à nez dans le corridor, précisé- ment en face de moi.
En ce moment même tout retentit d'uu grand bruit de chevaux et de grands cris de joie, et la Reine entra si vite, que j'eus à peine le temps de présenter les armes, ainsi que la sentinelle placée devant moi. De beaux seigneurs parfumés la sui- vaient, et une jeune femme, que je reconnus pour celle qui l'accompagnait à Montreuil.
Le spectacle commença tout de suite. Le Kain et cinq autres acteurs de la Comédie-Française étaient venus jouer la tragédie d^Irène, et je m'aperçus que cette tragédie allait toujours son train, parce que la Reine parlait et riait tout le temps qu'elle dura. On n'applaudissait pas, par respect pour elle, comme c'est l'usage encore, je crois, à la cour. Mais, quand vint l'opéra-comique, elle ne dit plus rien, et personne ne souffla dans sa loge.
Tout d'un coup j'entendis une grande voix de femme qui s'élevait de la scène, et qui me remua les entrailles; je tremblai, et je fus forcé de m'ap- puyer sur mon fusil. Il n'y avait qu'une voix comme celle-là dans le monde, une voix venant du cœur, et résonnant dans la poitrine comme une harpe, une voix de passion.
J'écoutai, en appliquant mon oreille contre la porte, et à travers le rideau de gaze de la petite lucarne de la loge, j'entrevis les comédiens et la pièce qu'ils jouaient; il y avait une petite personne qui chantait :
LA LOGE DE LA REINE A ORLÉANS 397
Il était un oiseau gris
Comme un" souris Qui, pour loger ses petits, Fit un p'tit Nid.
Et disait à son amant :
Aimez-moi, aimez-moi, mon p'tit roi.
Et, comme il était assis sur la fenêtre, elle avait peur que son père endormi ne se réveillât et ne vît Colas; et elle changeait le refrain de sa chanson, et elle disait :
Ah! r montez vos jambes, car on les voit.
J'eus un frisson extraordinaire par tout le corps quand je vis à quel point cette Rose ressemblait à Pierrette; c'était sa taille, c'était son même habit, son fourreau rouge et bleu, son jupon blanc, son petit air délibéré et naïf, sa jambe si bien faite^ et ses petits souliers à boucles d argent avec ses bas rouge et bleu.
— Mon Dieu, me disais-je, comme il faut que ces actrices soient habiles pour prendre ainsi tout de suite l'air des autres! Voilà cette fameuse made- moiselle Colombe, qui loge dans un bel hôtel, qui est venue ici eu poste, qui a plusieurs laquais, et qui va dans Paris vêtue comme une duchesse, et elle ressemble autant que cela à Pierrette ! mais on voit bien tout de même que ce n'est pas elle. Ma pauvre Pierrette ne chantait pas si bien, quoique sa voix soit au moius aussi jolie.
Je ne pouvais pas cependant cesser de regarder à travers la glace, et j y restai jusqu'au moment où Ion me poussa brusquement la porte sur le visage. La Reine avait trop chaud, et voulait que sa loge
23
398 SERVITUDE ET GRAîiDEUR MILITAIRES
fût ouverte. J'entendis sa voix; elle parlait vite et haut :
— Je suis bien contente, le Roi s'amusera bien de notre aventure. Monsieur le premier gentilhomme de la chambre peut dire à mademoiselle Colombe qu'elle ne se repentira pas de m'avoir laissé faire les honneurs de son nom. — Oh! que cela m'amuse!
— Ma chère princesse, disait-elle à madame de Lamballe, nous avons attrapé tout le monde ici... Tout ce qui est là fait une bonne action sans s'en douter. Voilà ceux de la bonne ville d'Orléans enchantés de la grande cantatrice, et toute la cour qui voudrait l'applaudir. Oui, oui, applaudissons.
En même temps elle donna le signal des applau- dissements, et toute la salle, ayant les mains déchaî- nées, ne laissa plus passer un mot de Rose sans l'applaudir à tout rompre. La charmante Reine était ravie.
— C'est ici, dit-elle à M. de Biron, qu'il y a trois mille amoureux; mais ils le sont de Rose et non de moi cette fois.
La pièce finissait et les femmes en étaient à jeter leurs bouquets sur Rose.
— Et le véritable amoureux, où est-il donc ? dit la Reine à M. le duc de Lauzun. Il sortit de la loge et fit signe à mou capitaine, qui rôdait dans le cor- ridor.
Le tremblement me reprit; je sentais qu'il allait m'arriver quelque chose, sans oser le prévoir ou le comprendre, ou seulement y penser.
Mon capitaine salua profondément et parla bas à M. de Lauzun. La Reine me regarda; je m'appuyai sur le mur pour ne pas tomber. On montait l'esca- lier et je vis Michel Sedaine suivi de Grétry et du directeur important et sot; ils conduisaient Pier-
LE POKTRAIT DE PIERRETTE 399
rette, ]i\ vraie Pierrette, ma Pierrette à moi, ma sœur, ma femme, ma Pierrette de Montreuil! Le directeur cria de loin :
— Voici une belle soirée de dix-huit mille francs! La Reine se retourna, et, parlant hors de sa loge
d'un air tout à la fois plein de franche gaîté et d'une bienfaisante finesse, elle prit la main de Pierrette :
— Viens, mon enfant, dit-elle, il n'y a pas d'autre état qui fasse gagner sa dot en une heure de temps sans péché: Je reconduirai demain mon élève à mon- sieur le curé de Montreuil, qui nous absoudra toutes les deux, j'espère. Il te pardonnera bien d'avoir joué la comédie une fois dans ta vie, c'est le moins que puisse faire une femme honnête.
Ensuite elle me salua.
Me saluer! moi, qui étais plus d'à moitié mort, quelle cruauté !
— J'espère, dit-elle, que monsieur Mathurin voudra bien accepter à présent la fortune de Pier- rette; je n'y ajoute rien, elle l'a gagnée elle-même.
44. — LE PORTRAIT DE PIERRETTE
Ici le bon Adjudant se leva pour prendre le por- trait, qu'il nous fit passer encore une fois de main en main.
— La voilà, disait-il, dans le même costume, ce bavolet et ce mouchoir au cou ; la voilà telle que voulut bien la peindre madame la princesse de Lam- balle. C'est ta mère, mon enfant, disait-il à la belle personne qu'il avait près de lui sur son genou ; elle ne joua plus la comédie, car elle ne put jamais savoir que ce rôle de Rose et Colas, enseigné par la Reine.
400 SERVITUDE ET GRANDEUR MI1.ITAIRES
Il était ému. Sa vieille moustache blanche trem- blait un peu, et il y avait une larme dessus.
— Voilà une enfant qui a tué sa pauvre mère en naissant, ajouta-t-il; il faut bien l'aimer pour lui pardonner cela ; mais enfin tout ne nous est pas donné à la fois. C'aurait été trop, apparemment, pour moi, puisque la Providence ne l'a pas voulu. J'ai roulé depuis avec les canons de la République et de l'Empire, et je peux dire que, de Marengo à la Moscowa, j'ai vu de bien belles alfaifes; mais je n'ai pas eu de plus beau jour dans ma vie que celui que je vous ai raconté là. Celui oià je suis entré dans la Garde Royale a été aussi un des meilleurs. J'ai repris avec tant de joie la cocarde blanche que j'avais dans le Royal-Auvergne! Et aussi, mon lieu- tenant, je tiens à faire mon devoir, comme vous l'avez vu. Je crois que je mourrais de honte, si, demain à l'inspection, il me manquait une gargousse seulement; et je crois qu'on a pris un baril au der- nier exercice à feu, pour les cartouches de l'infan- terie. J'aurais presque envie d'y aller voir si ce n'était la défense d'y entrer avec des lumières.
Les deux jeunes olficiers cherchent, ainsi que ses enfants, à le détourner de son projet; mais, comme il est bientôt deux heures du matin, ils rentrent dans leur losris.
45. -• L'EXPLOSION DE LA POUDRIERE
Il y avait une heure que je dormais ; il était quatre heures du matin; c'était le 17 août, je ne l'ai pas oublié. Tout à coup mes deux fenêtres s'ouvrirent
I
L EXPLOSION DE LA POUDRIÈRE 401
à la fois, et toutes leurs vitres cassées tombèrent dans ma chambre avec un petit bruit argentin fort joli à entendre. J'ouvris les yeux, et je vis une fumée blanche qui entrait doucement chez moi et venait jusqu'à mon lit en formant mille couronnes. Je me mis à la considérer avec des regards un peu surpris, et je la reconnus aussi vite à sa couleur qu'à son odeur. Je courus à la fenêtre. Le jour commençait à poindre et éclairait de lueurs tendres tout ce vieux château immobile et silencieux encore, et qui semblait dans la stupeur du premier coup qu'il venait de recevoir. Je ny vis rien remuer. Seulement le vieux grenadier placé sur le rempart, •et enfermé là au verrou, selon lusage, se promenait très vite, larme au bras, en regardant du côté des ■cours. Il allait comme un lion dans sa cage.
Tout se taisant encore, je commençais à croire qu'un essai darmes fait dans les fossés avait été ■cause de cette commotion, lorsqu'une explosion plus violente se fit entendre. Je vis naître en même temps un soleil qui n'était pas celui du ciel, et qui se levait sur la dernière tour du côté du bois. Ses rayons étaient rouges, et, à l'extrémité de chacun •d'eux, il y avait un obus qui éclatait; devant eux un brouillard de poudre. Cette fois le donjon, les casernes, les tours, les remparts, les villages et les bois tremblèrent et parurent glisser de gauche à ■droite, et revenir comme un tiroir ouvert et refermé sur-le-champ. Je compris en ce moment les tremble- ments de terre. Un cliquetis pareil à celui que feraient toutes les porcelaines de Sèvres jetées par la fenêtre, me fit parfaitement comprendre que de tous les vitraux de la chapelle, de toutes les glaces du château, de toutes les vitres des casernes et du bourg, il ne restait pas un morceau de verre attaché
402 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
au mastic. La fumée blanche se dissipa en petites couronnes.
— La poudre est très bonne quand elle fait des couronnes comme celles-là, me dit Timoléon en entrant tout habillé et armé dans ma chambre.
— Il me semble, dis-je, que nous sautons.
— Je ne dis pas le contraire, me répondit-il froi- dement. Il n'y a rien à faire jusqu'à présent.
En trois minutes je fus comme lui habillé et armé, et nous regardâmes en silence le silencieux château.
Tout d'un coup vingt tambours battirent la géné- rale; les murailles sortaient de leur stupeur et de leur impassibilité et appelaient à leur secours. Les bras du pont-levis commencèrent à s'abaisser len- tement et descendirent leurs pesantes chaînes sur l'autre bord du fossé ; c'était pour faire entrer les officiers et sortir les habitants. iSous courûmes à la herse : elle s'ouvrait pour recevoir les forts et rejeter les faibles.
Un singulier spectacle nous frappa : toutes les femmes se pressaient à la porte, et en môme temps tous les chevaux de la garnison. Par un juste instinct du danger, ils avaient rompu leurs licols à l'écurie ou renversé leurs cavaliers, et attendaient en piaffant que la campagne leur fût ouverte. Ils couraient par les cours, à travers les troupeaux de femmes, hennissant avec épouvante, la crinière hérissée, les narines ouvertes, les yeux rouges, se dressant debout contre les murs, respirant la poudra avec horreur, et cachant dans le sable leurs naseaux brûlés.
Une jeune et belle personne, roulée dans les draps de son lit. suivie de sa mère à demi vêtue et portée par un soldat, sortit la premiè&'e, et toute la foule
LES RESTES DE L ADJUDANT 403
suivit. Dans ce moment cela me parut une précaution bien inutile, la terre n'était sûre qu'à six lieues delà. Nous entrâmes en courant, ainsi que tous les officiers logés dans le bourg. La première chose qui me frappa fut la contenance calme de nos vieux grenadiers de la garde, placés au poste d'entrée. L'arme au pied, appuyés sur cette arme, ils regar- daient du côté de la poudrière en connaisseurs, mais sans dire un mot ni quitter l'attitude prescrite, la main sur la bretelle du fusil. !Mon ami Ernest d'Hanache les commandait; il nous salua avec le sourire à la Henri IV qui lui était naturel; je lui donnai la main. Il ne devait perdre la vie que dans la dernière Vendée, où il vient de mourir noble- ment. Tous ceux que je nomme dans ces souvenirs encore récents sont déjà morts.
Timoléon court avec son compagnon vers la poudrière et se jette sur les caissons d'artillerie pour les empê- cher de s'enflammer. Ceux-ci sont enfin préservés, tandis que les pompes inondent la poudrière.
46. — LES RESTES DE L'ADJUDANT
Quand les périls sont passés, on les mesure et on les trouve grands. On s'étonne de sa fortune; on pâlit de la peur qu'on aurait pu avoir; on s'ap- plaudit de ne s'être laissé surprendre à aucune fai- blesse, et l'on sent une sorte d'effroi réfléchi et calculé auquel on n'avait pas songé dans l'action.
La poudre fait des prodiges incalculables, comme ceux de la foudre.
L'explosion avait fait des miracles, non pas de force,, mais d'adresse. Elle paraissait avoir mesuré
404 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
ses coups et choisi son but. Elle avait joué avec nous; elle nous avait dit : — J'enlèverai celui-ci, mais non ceux-là qui sont auprès. Elle avait arraché de terre une arcade de pierres de taille, et l'avait envoyée tout entière avec sa forme sur le gazon, dans les champs, se coucher comme une ruine noircie parle temps. Elle avait enfoncé trois bombes à six pieds sous terre, broyé des pavés sous des boulets, brisé un canon de bronze par le milieu, jeté dans toutes les chambres toutes les fenêtres et toutes les portes, enlevé sur les toits les volets de la grande poudrière, sans un grain de sa poudre; elle avait roulé dix grosses bornes de pierre comme les pions d'un échiquier renversé; elle avait cassé les chaînes de fer qui les liaient, comme on casse des fils de soie, et en avait tordu les anneaux comme on tord le chanvre; elle avait labouré sa cour avec les affûts brisés, et incrusté dans les pierres les pyramides de boulets, et, sous le canon le plus prochain de la poudrière détruite, elle avait laissé vivre la poule blanche que nous avions remarquée la veille. Quand cette pauvre poule sortit paisiblement de son lit avec ses petits, les cris de joie de nos bons soldats l'accueillirent comme une ancienne amie, et ils se mirent à la caresser avec l'insouciance des enfants.
Elle tournait en coquetant, rassemblant ses petits et portant toujours son aigrette rouge et son collier d'argent. Elle avait l'air d'attendre le maître qui lui donnait à manger, et courait tout effarée entre nos jambes, entourée de ses poussins. En la suivant, nous arrivâmes à quelque cho6e d'horrible.
Au pied de la chapelle étaient couchées la tète et la poitrine du pauvre Adjudant, sans corps et sans bras. Le pied que j'avais heurté avec mon pied en
LES RESTES DE l'aDJUDANT 405
arrivant, c'était le sien. Ce malheureux, sans doute, n'avait pas résisté au désir de visiter encore ses barils de poudre et de compter ses obus, et, soit le fer de ses bottes, soit un caillou roulé, quelque chose, quelque mouvement avait tout enflammé.
Comme la pierre d'une fronde, sa tête avait été lancée avec sa poitrine sur le mur de l'église, à soixante pieds d'élévalion, et la poudre dont ce buste effroyable était imprégné avait gravé sa forme en traits durables sur la muraille au pied de laquelle il retomba. Nous le contemplâmes longtemps, et personne ne dit un mot de commisération. Peut- être parce que le plaindre eût été se prendre soi- même en pitié pour avoir couru le même danger. Le chirurgien-major, seulement, dit :
— Il n'a pas souffert.
Pour moi, il me sembla qu'il souffrait encore; mais, malgré cela, moitié par une curiosité invin- cible, moitié par bravade d'officier, je le dessinai.
Cette noble tête n'était plus qu'un objet d hor- reur, une sorte de tète de Méduse ; sa couleur était celle du marbre noir; les cheveux hérissés, les sourcils relevés vers le haut du front, les yeux fermés, la bouche béante comme jetant un cri. On voyait sculptée sur ce buste noir l'épouvante des flammes subitement sorties de terre. On sentait qu il avait eu le temps de cet effroi aussi rapide que la poudre, et peut-être le temps d'une incalcu- lable souffrance.
— A-t-il eu le temps de penser à la Providence? me dit la voix paisible de Timoléon d'Arc*" qui, par-dessus mon épaule, me regardait dessiner avec un lorgnon.
406 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
47. — LA VISITE DU ROI
Un grand fracas de chevaux nous vint enfin dis- traire. C'était le roi. Louis XVtlI venait en calèche remercier sa garde de lui avoir conservé ses vieux soldats et son vieux château. Il considéra longtemps l'étrange lithographie de la muraille. Toutes les troupes étaient en bataille. Il éleva sa voix forte et claire pour demander au chef de bataillon quels officiers ou quels soldats s'étaient distingués.
— Tout le monde a fait son devoir, sire ! répondit simplement M. de Fontanges, le plus chevaleresque et le plus aimable officier que j'aie connu, l'homme du monde qui m'a le mieux donné l'idée de ce que pouvaient être dans leurs manières le duc de Lauzun et le chevalier de Graramont.
Là-dessus, au lieu d'une croix d'honneur, le roi ne tira de sa calèche que des rouleaux d'or qu'il donna à distribuer pour les soldats, et, traversant Vincennes, sortit par la porte du bois.
Les rangs étaient rompus, l'explosion oubliée; personne ne songea à être mécontent et ne crut avoir mieux mérité qu'un autre. Au fait, c'était un équipage sauvant son navire pour se sauver lui- même, voilà tout. Cependant j'ai vu depuis de moin- dres bravoures se faire mieux valoir.
Je pensai à la famille du pauvre Adjudant. Mais j'y pensai seul. En général, quand les princes pas- sent quelque part ils passent trop vite.
DE LA GRANDEUR MILITAIRE 407
II
SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE
La vie et la mort du capitaine Renaud ou la Canne de jonc.
48. — DE LA GRANDEUR MILITAIRE
Que de fois nous vîmes ainsi finir par des acci- dents obscurs de modestes existences qui auraient été soutenues et nourries par la gloire collective de l'Empire! Xotre armée avait recueilli les inva- lides de la Grande Armée, et ils mouraient dans nos bras en nous laissant le souvenir de leurs caractères primitifs et singuliers. Ces hommes nous paraissaient les restes d'une race gigantesque qui s'éteignait homme par homme et pour toujours. Nous aimions ce qu'il y avait de bon et d'honnête dans leurs moeurs; mais notre génération plus stu- dieuse ne pouvait s'empêcher de surprendre parfois en eux quelque chose de puéril et d'un peu arriéré que l'oisiveté de la paix faisait ressortir à nos yeux. L'Armée nous semblait un corps sans mou- vement. Nous étouffions enfermés dans le ventre de ce cheval de bois qui ne s'ouvrait jamais dans aucune Troie. Vous vous en souvenez, vous, mes Compagnons, nous ne cessions d'étudier les Com- mentaires de César, Turenne et Frédéric II, et nous lisions sans cesse la vie de ces généraux de la République si purement épris de la gloire; ces
408 SERMTUDE ET tîKANDEUR MILITAIRES
héros candides et pauvres comme Marceau, Desaix et Kléber, jeunes gens de vertu antique; et après avoir examiné leurs manœuvres de guerre et leurs campagnes, nous tombions dans une amère tristesse en mesurant notre destinée à la leur, et en calcu- lant que leur élévation était devenue telle parce qu'ils avaient mis le pied tout d'abord, et à vingt ans, sur le haut de cette échelle de grades dont chaque degré nous coûtait huit ans à gravir. Vous que j'ai tant vu souffrir des langueurs et des dégoûts de la Servitude militaire, c'est pour vous surtout que j'écris ce livre. Aussi, à côté de ces souvenirs où j'ai montré quelques traits de ce qu'il y a de bon et d'honnête dans les armées, mais où j'ai détaillé quelques-unes des petitesses pénibles de celle vie, je veux placer les souvenirs qui peuvent relever nos fronts par la recherche et la considé- ration de ses grandeurs.
La Grandeur guerrière, ou la beauté de la vie des armes, me semble être de deux sortes : il y a celle du commandement et celle de l'obéissance. L'une, tout extérieure, active, brillante, fîère, égoïste, capricieuse, sera de jour en jour plus rare et moiob désirée , à mesure que la civilisation deviendra plus pacifique; l'autre, tout intérieure, passive, obscure, modeste, dévouée, persévérante, sera chaque jour plus honorée ; car, aujourd'hui que dépérit l'esprit des conquêtes, tout ce qu'un caractère élevé peut apporter de gi'and dans le métier des armes me paraît être moins encore dans la gloire de combattre que dans l'honneur de souf- frir en silence et d'accomplir avec constance des devoirs souvent odieux.
Si le mois de juillet 1830 eut ses héros, il eut en vous ses martyrs, ô mes braves Compagnons!
LA >UI1 DU 27 JUILLET 1830 409
— Vous voilà tous à présent séparés et dispersés. Beaucoup parmi vous se sont retirés en silence, après Torage, sous le toit de leur famille; quelque pauvre qu'il fût, beaucoup l'ont préféré à 1 ombre d'un autre drapeau que le leur. D'autres ont voulu chercher leurs fleurs de lis dans les bruyères de la Vendée, et les ont encore une fois arrosées de leur sang; d'autres sont allés mourir pour des rois étrangers; d'autres, encore saignants des blessures des trois jours, n'ont point résisté aux tentations de l'épée : ils l'ont reprise pour la France, et lui ont encore conquis des citadelles. Partout, même habitude de se donner corps et âme, même besoin de se dévouer, même désir de porter et d'exercer quelque part l'art de bien souffrir et de bien mourir. Mais partout se sont trouvés à plaindre ceux qui n'ont pas eu à combattre là où ils se trouvaient jetés. Le combat est la vie de l'armée. Où il com- mence, le rêve devient réalité, la science devient gloire, et la Servitude service. La guerre console par son éclat des peines inouïes que la léthargie de la paix cause aux esclaves de l'Armée; mais, je le répète, ce n'est pas dans les combats que sont ses plus pures grandeurs. Je parlerai de vous sou- vent aux autres; mais je veux une fois, avant de fermer ce livre, vous parler de vous-mêmes, et d'une vie et d'une mort qui eurent à mes yeux un grand caractère de force et de candeur.
49. — LA ^UIT DU 27 JUILLET 1830
La nuit du 27 juillet 1830 fut silencieuse et solennelle. Son souvenir est, pour moi, plus pré-
410 SERVITUDi: ET GRANDEUR MILITAIRES
sent que celui de quelques tableaux plus terribles que la destinée m'a jetés sous les yeux. — Le calme de la terre et de la mer devant l'ouragan n a pas plus de majesté que n'en avait celui de Pans devant la révolution. Les boulevards étaient déserts. Je marchais seul, après minuit, dans toute leur longueur, regardant et écoutant avidement. Le ciel pur étendait sur le sol la blanche lueur de ses étoiles; mais les maisons étaient éteintes, closes et comme mortes. Tous les réverbères des rues étaient brisés. Quelques groupes d'ouvriers s'assemblaient encore près des arbres, écoutant un orateur mystérieux qui leur glissait des paroles secrètes à voix basse. Puis ils se séparaient en courant, et se jetaient dans des rues étroites et noires. Ils se collaient contre des petites portes d allées qui s'ouvraient comme des trappes et se renfermaient sur eux. Alors rien ne remuait plus, et la ville semblait n'avoir que des habitants morts et des maisons pestiférées.
On rencontrait, de distance en distance, une masse sombre, inerte, que Ion ne reconnaissait qu en la touchant : c'était un bataillon de la Garde, debout, sans mouvement, sans voix. Plus loin, une batterie d'artillerie surmontée de ses mèches allu- mées, comme de deux étoiles.
On passait impunément devant ces corps impo- sants et sombres, on tournait autour d eux, on s en allait, on revenait sans en recevoir une question, une injure, un mot. Ils étaient inolTonsifs, sans colère, sans haine; ils étaient résignés et ils atten- daient.
Comme j'approchais de l'un des bataillons les plus nombreux, un officier s'avança vers moi, avec une extrême politesse, et me demanda si les flammes
LA. NUIT DU 27 JUILLET 1830 411
que l'on voyait au loin éclairer la porte Saint-Denis ne venaient point d'un incendie; il allait se porter en avant avec sa compagnie pour s'en assurer. Je lui dis qu'elles sortaient de quelques grands arbres que faisaient abattre et brûler des marchands, pro- fitant du trouble pour détruire ces vieux ormes qui cachaient leurs boutiques. Alors, sasseyant sur Tun des bancs de pierre du boulevard, il se mit à faire des lignes et des ronds sur le sable avec une canne de jonc. Ce fut à quoi je le reconnus, tandis qu il me reconnaissait k mon visage. Comme je restais debout devant lui, il me serra la main et me pria de masseoir à son côté.
Le capitaine Renaud était un homme d'un sens droit et sévère et d un esprit très cultivé, comme la Garde en renfermait beaucoup à cette époque. Son caractère et ses habitudes nous étaient fort connus, et ceux qui liront ces souvenirs sauront bien sur quel visage sérieux ils doivent placer son nom de guerre donné par les soldats, adopté par les officiers et reçu indifféremment par l'homme. Comme les vieilles familles, les vieux régiments, conservés intacts par la paix, prennent des cou- tumes familières et inventent des noms caractéris- tiques pour leurs enfants. Une ancienne blessure à la jambe droite motivait cette habitude du capitaine de s'appuyer toujours sur cette canne de jonc, dont la pomme était assez singulière et attirait l'attention de tous ceux qui la voyaient pour la pre- mière fois. Il la gardait partout et presque toujours à la main. Il n'y avait, du reste, nulle affectation dans cette habitude : ses manières étaient trop simples et sérieuses. Cependant on sentait que cela lui tenait au cœur. Il était fort honoré dans la Garde. Sans ambition et ne voulant être que ce que
412 SERVITUDE ET GRA>DEUR MILITAIRES
était, capitaine de grenadiers, il lisait toujours, ne parlait que le moins possible et par monosyllabes. — Très grand, très pâle et le visage mélancolique, il avait sur le front, entre les sourcils, une petite cicatrice assez profonde, qui souvent, de bleuâtre qu'elle était, devenait noire, et quelquefois donnait un air farouche à son visage habituellement froid et paisible.
Les soldats l'avaient en grande amitié; et sur- tout dans la campagne d'Espagne on avait remarqué la joie avec laquelle ils parlaient quand les déta- chements étaient commandés par la Canne de Jonc. C'était bien véritablement la Canne de Jonc qui les commandait; car le capitaine Renaud ne met- tait jamais l'épée à la main, môme lorsque, à la tête des tirailleurs, il approchait assez l'ennemi pour courir le hasard de se prendre corps à corps avec lui.
50. — LE CAPITAINE RENAUD
Il n'y a pas de profession où la froideur des formes du langage et des habitudes contraste plus vivement avec l'activité de la vie que la profession des armes. On y pousse loin la haine de l'exagéra- tion, et 1 on dédaigne le langage d'un homme qui cherche à outrer ce qu'il sent ou à attendrir sur ce qu'il souffre. Je le savais, ot je me préparais à quitter brusquement le capitaine Renaud, lorsqu'il me prit le bras et me retint,
— Avez-vous vu ce matin la manœuvre des Suisses? me dit-il; c'était assez curieux. Ils ont fait le feu de chaussée en avançant avec une précision
LE CAPITAINE RENALD 413
parfaite. Depuis que je sers, je n'en avais pas vu faire l'application : c'est une manœuvre de parade et d Opéra; mais, dans les rues d'une grande ville, elle peut avoir son prix, pourvu que les sections de droite et de gauche se forment vite en avant du peloton qui vient de faire feu.
En même temps il continuait à tracer des lignes sur la terre avec le bout de sa canne; ensuite il se leva lentement; et comme il marchait le long du boulevard, avec l'intention de s'éloigner du groupe des officiers et des soldats, je le suivis, et il continua de me parler avec une sorte d'exalta- tation nerveuse et comme involontaire qui me cap- tiva, et que je n'aurais jamais attendue de lui, qui était ce qu'on est convenu d'appeler un homme froid.
Il commença par une très simple demande, en prenant un bouton de mon habit :
— Me pardonnerez-vous, me dit-il, de vous prier de m'envoyer votre hausse-col de la Garde royale, si vous l'avez conservé? J'ai laissé le mien chez moi, et je ne puis leuvoyer chercher ni y aller moi-même, parce qu on nous tue dans les rues comme des chiens enragés; mais depuis trois ou quatre ans que vous avez quitté l'armée, peut-être ne l'avez- 70US plus! J'avais aussi donné ma démis- sion il y a quinze jours, car j'ai une grande lassi- tude de l'Armée; mais avant-hier, quand j'ai vu les ordonnances, j'ai dit : On va prendre les armes. J'ai fait un paquet de mon uniforme, de mes épau- lettes et de mon bonnet à poil, et j'ai été à la caserne retrouver ces braves gens-là qu'on va faire tuer dans tous les coins , et qui certainement auraient pensé, au fond du cœur, que je les quit- tais mal et dans un moment de crise; c'eût été
414 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
contre l'Honneur, n'est-il pas vrai, entièrement contre l'Honneur?
— Aviez-vous prévu les ordonnances, dis-je, lors de votre démission?
— Ma foi, non! je ne les ai pas même lues encore.
— Eh bien! que vous rcprochiez-vous?
— Rien que l'apparence, et je n'ai pas voulu que l'apparence même fût contre moi.
— Voilà, dis-je, qui est admirable!
— Admirable! admirable! dit le capitaine Renaud en marchant plus vite, c'est le mot actuel; quel mot puéril! Je déteste l'admiration; c'est le principe de trop de mauvaises actions. On la donne à trop bon marché à présent, et à tout le monde. Nous devons bien nous garder d'admirer légèrement.
L'admiration est corrompue et corruptrice. On doit bien faire pour soi-même, et non pour le bruit. D'ailleurs, j'ai là-dessus mes idées, finit-il brus- quement; et il allait me quitter.
— Il y a quelque chose d'aussi beau qu'un grand homme, c'est un homme d'Honneur, lui dis-je.
Il me prit la main avec affection.
— C'est une opinion qui nous est commune, me dit-il vivement; je l'ai mise en action toute ma vie, mais il m'en a coûté cher. Cela n'est pas si facile que l'on croit.
Ici le sous-lieutenant de sa compagnie vint lui demander un cigare. Il en tira plusieurs de sa poche, et les lui donna sans parler : les officiers se mirent à fumer en marchant de long en large, dans un silence et un calme que le souvenir des circon- stances présentes n'interrompait pas; aucun ne dai- gnant parler des dangers du jour, ni de son devoir, et connaissant à fond l'un et l'autre.
LE CAPITAINE RENAUD 415
Le capitaine Renaud, attendant des ordres, en profite pour raconter à Alfred de Vigny une partie de sa car- rière militaire : a J ai trop aimé la guerre, lui dit-il; mais, que voulez-vous? mon père, vieil officier, m'em- mena en Egypte à douze ans et je me souviens encore des premiers jours de notre traversée sur la Jiinon, longeant la Corse, la Sardaigne, l'île de Favignana, Marsala. Enfin, le 2i prairial, au point du jour, je vis un tableau qui m'éblouit pour vingt ans. »
51. — MALTE
Malte était debout avec ses forts, ses canons à fleur d'eau, ses longues murailles luisantes au soleil comme des marbres nouvellement polis, et sa fourmilière de galères toutes minces courant sur de longues rames rouges. Cent quatre-vingt-quatorze bâtiments français l'enveloppaient de leurs grandes voiles et de leurs pavillons bleus, rouges et blancs que Ton hissait, en ce moment, à tous les mâts, tandis que l'étendard de la religion s'abaissait len- tement sur le Gozo et le fort Saint-Elme : c'était la dernière croix militante qui tombait. Alors la flotte tira cinq cents coups de canon.
Le vaisseau l'Orient était en face, seul à l'écart, grand et immobile. Devant lui vinrent passer len- tement, et l'un après l'autre, tous les bâtiments de guerre, et je vis de loin Desaix saluer Bonaparte. Nous montâmes près de lui à bord de YOrient. Enfin pour la première fois je le vis.
Il était debout près du bord, causant avec Casa-Bianca, capitaine du vaisseau (pauvre Orient!), et il jouait avec les cheveux d'un enfant de dix ans, le fils du capitaine. Je fus jaloux de cet enfant
416 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
sur-le-champ, et le cœur me bondit en voyant qu'il touchait le sabre du général. Mon père s'avança vers Bonaparte et lui parla longtemps. Je ne voyais pas encore son visage. Tout d'un coup il se retourna et me regarda; je frémis de tout mon corps à la vue de ce front jaune entouré de longs che- veux pendants et comme sortant de la mer, tout mouillés ; de ces grands yeux gris, de ces joues mai- gres et de cette lèvre rentrée sur un menton aigu. 11 venait de parler de moi, car il disait : « Ecoute, ■( mon brave, puisque tu le veux, tu viendras en " Egypte et le général Vaubois restera bien ici <i sans toi et avec ses quatre mille hommes; mais « je n'aime pas qu'on emmène ses enfants ; je ne « l'ai permis qu'à Casa-Bianca, et j'ai eu tort. Tu « vas renvoyer celui-ci en France; je veux qu'il soit « fort en mathématiques, et, s'il t'arrive quelque « chose là-bas, je te réponds de lui, moi; je m'en « charge, et j'en ferai un bon soldat. » En même temps il se baissa, et me prenant sous les bras, m'éleva jusqu'à sa bouche et me baisa le front.
A partir de ce moment, il devint l'enthousiaste de Bonaparte qu il considéra désormais comme un dieu. Il quitta son père pour entrer à l'Ecole militaire et n'eut plus de nouvelles jusqu'au jour où il reçut une lettre qu'il conservait toujours sur lui.
52. — LETTRE D'UN PRISONNIER.
Le capitaine, ouvrant son uniforme, tira de sa poitrine : son mouchoir premièrement, puis un petit portefeuille qu il ouvrit avec soin, et nous entrâmes dans un café encore éclairé, où il me lut
LETTRE DU^.' TRISONMER 417
ces fragments de lettre, qui me sont restés entre les mains, on saura bientôt comment :
« A borJ du vaisseau anglais le Culloden, devant Rochefort, 1804.
a Sent to France, mili admirai ColUn^'Ood's permission,
« Il est inutile, mon enfant, que tu saches comment t'arrivera celte lettre, et par quels moyens j'ai pu connaître ta conduite et ta position actuelle. Qu il te suffise d'apprendre que je suis content de toi, mais que je ne te reverrai sans doute jamais. Il est probable que cela t inquiète peu. Tu n'as connu ton père que dans l'âge où la mémoire n'est pas née encore et où le cœur n'est pas encore éclos. Il s'ouvre plus tard en nous qu'on ne le pense géné- ralement, et c'est de quoi je me suis souvent étonné; mais qu'y faire? — Tu n'es pas plus mau- vais qu'un autre, ce me semble. Il faut bien que je m'en contente. Tout ce que j'ai à te dire, c'est que je suis prisonnier des Anglais depuis le 14 ther- midor an YI (ou le 2 août 1798, vieux style, qui, dit-on, redevient à la mode aujourd'hui). J'étais allé à bord de V Orient pour tâcher de persuader à ce brave Brueys d'appareiller pour Corfou. Bona- parte m'avait déjà envoyé son pauvre aide de camp Julien qui eut la sottise de se laisser enlever par les Arabes. Moi, j'arrivai, mais inutilement. Brueys était entêté comme une mule. Il disait qu'on allait trouver la passe d'Alexandrie pour faire entrer ses vaisseaux; mais il ajouta quelques mots assez fiers qui me firent bien voir qu'au fond il était un peu jaloux de l'armée de terre. « Xous prend-on pour des passeurs d'eau? me dit-il, et croit-on que nous ayons peur des Anglais? » Il aurait mieux valu
418 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
pour la France qu'il eu eût peur. Mais s'il a fait des fautes, il les a glorieusement expiées; et je puis dire que j'expie ennuyeusement celle que je fis de rester à son bord quand on l'attaqua. Brueys fut d'abord blessé à la tête et à la main. Il con- tinua le combat jusqu'au moment où un boulet lui arracha les entrailles. Il se fit mettre dans un sac de son et mourut sur son banc de quart. Nous vîmes clairement que nous allions sauter vers les dix heures du soir. Ce qui restait de l'équipage descendit dans les chaloupes et se sauva, excepté Casa-Bianca. Il demeura le dernier, bien entendu, mais son fils, un beau garçon, que tu as entrevu, je crois, vint me trouver et me dit : « Citoyen, qu'est-ce que l'honneur veut que je fasse? » — Pauvre petit! Il avait dix ans, je crois, et cela par- lait d'honneur dans un tel moment! Je le pris sur mes genoux dans le canot et je l'empêchai de voir sauter son père avec le pauvre Orient, qui s'épar- pilla en l'air comme une gerbe de feu. Nous ne sautâmes pas, nous, mais nous fûmes pris, ce qui est bien plus douloureux, et je vins à Douvres, sous la garde d'un brave capitaine anglais nommé Col- lingwood, qui commande à présent le Culloden. Cost un galant homme s il en fût, qui, depuis 1761 quil sert dans la marine, n'a quitté la mer que pendant deux années, pour se marier et mettre au monde ses deux filles. Ces enfants, dont il parle sans cesse, ne le connaissent pas, et sa femme ne connaît guère que par ses lettres son beau carac- tère. Mais je sens bien que la douleur de cette défaite d'Aboukir a abrégé mes jours, qui n'ont été que trop longs, puisque j'ai vu un tel désastre et la mort de mes glorieux amis. Mon grand âge a touché tout le monde ici; et, comme le climat de
LETTRE DJjy PRISONMER 419
l'Angleterre m'a fait tousser beaucoup et a renou- velé toutes mes blessures au point de me priver entièrement de l'usage d'un bras, le bon capitaine CoUingwood a demandé et obtenu pour moi (ce qu il n'aurait pu obtenir pour lui-même à qui la terre était défendue) la grâce d'être transféré en Sicile, sous un soleil plus chaud et un ciel plus pur. Je crois bien que j'y vais finir; car soixante- dix-huit ans, sept blessures, des chagrins profonds et la captivité sont des maladies incurables. Je n'avais à te laisser que mon épée, pauvre enfant! à présent je n'ai même plus cela, car un prisonnier n'a pas d'épée. Mais j'ai au moins un conseil à te donner, c'est de te défier de ton enthousiasme pour les hommes qui parviennent vite, et surtout pour Bonaparte. Tel que je te connais, tu serais un Séide, et il faut se garantir du Séidisme, quand on est Français, c'es-à-dire très susceptible d'être atteint de ce mal contagieux. C'est une chose mer- veilleuse que la quantité de petits et de grands tyrans qu'il a produits. Nous aimons les fanfa- rons à un point extrême, et nous nous donnons à eux de si bon cœur que nous ne tardons pas à nous en mordre les doigts ensuite. La source de ce défaut est un grand besoin d'action et une grande paresse de réflexion. Il s'ensuit que nous aimons infiniment mieux nous donner corps et âme à celui qui se charge de penser pour nous et d'être responsable, quitte à rire après de nous et de lui.
(( Bonaparte est un bon enfant, mais il est vrai- ment par trop charlatan. Je crains qu'il ne devienne fondateur parmi nous d'un nouveau genre de jonglerie ; nous en avons bien assez en France. — Le charlatanisme est insolent et corrupteur, et
520 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
il a donné de tels exemples dans notre siècle et a mené si grand bruit du tambour et de la baguette sur la place publique, qu'il s'est glissé dans toute profession, et qu'il n'y a si petit homme qu'il n'ait gonflé. — Le nombre est incalculable des gre- nouilles qui crèvent. Je désire bien vivement que mon fils n'en soit pas.
« Je suis bien aise qu'il m'ait tenu parole en se chargeant de toi, comme il dit; mais ne t'y fie pas trop. Peu de temps après la triste manière dont je quittai l'Egypte, voici la scène que l'on m'a contée et qui se passa à un certain dîner; je veux te la dire afin que tu y penses souvent :
« Le l^'" vendémiaire an YII, étant au Caire, Bona- parte, membre de l'Institut, ordonna une fête civique pour l'anniversaire de l'établissement de la Répu- blique. La garnison d'Alexandrie célébra la fête autour de la colonne de Pompée, sur laquelle on planta le drapeau tricolore ; l'aiguille de Cléopàlre fut illuminée assez mal ; et les troupes delà Haute- Egypte célébrèrent la fête, le mieux qu'elles purent, entre les pylônes, les colonnes, les cariatides de Thèbes, sur les genoux du colosse de Memnon, aux pieds des figures de Tàma et de Chàma. Le premier corps d'armée fit au Caire ses manœuvres, ses courses et ses feux d'artifice. Le général en chef avait invité à dîner tout l'état-major, les ordonnateurs, les savants, les kiaya du pacha, l'émir, les membres du divan et les agas, autour d'une table de cinq cents couverts dressée dans la salle basse de la maison qu'il occupait sur la place d'El- Béquier; le bonnet de la Liberté et le croissant s'entrelaçaient amoureusement; les couleurs tur- ques et françaises formaient un berceau et un tnpis fort agréables sur lesquels se mariaient le Koran et
LETTKE d'un PRISONNIER 421
la Table des Droits de 1 Homme. Après que les convives eurent bien mangé avec leur doigts des poulets et du riz assaisonnés de safran, des pastè- ques et des fruits, Bonaparte, qui ne disait rien, jeta un coup dœil très prompt sur eux tous. Le bon Kléber, qui était couché à côté de lui, parce qu il ne pouvait pas ployer à la turque ses longues jambes, donna un grand coup de coude à Abdallah- Meuou, son voisin, et lui dit avec son accent demi- allemand :
« — Tiens I voilà Ali-Bonaparte qui va nous faire une des siennes.
« Il rappelait comme cela, parce que, à la fête de Mahomet, le général s était amusé à prendre le costume oriental, et qu au moment où il s était déclaré protecteur de toutes les religions, on lui avait pompeusement décerné le nom de gendre du prophète, et on l'avait nommé Ali-Bonaparte.
« Kléber n'avait pas fini de parler, et passait encore sa main dans ses grands cheveux blonds, que le petit Bonaparte était déjà debout, et, appro- chant son verre de son menton maigre et de sa grosse cravate, il dit dune voix brève, claire et saccadée.
« — Buvons à l'an trois cent de la République française.
a Kléber se mit à rire dans lépaule de Menou, au point de lui faire verser son verre sur un vieil Aga, et Bonaparte les regarda tous deux de travers, en fronçant le sourcil.
« — Certainement, mon enfant, il avait raison; parce que, en présence d un général eu chef, un général de division ne doit pas se tenir indécem- ment, fût-ce un gaillard comme Kléber; mais eux, ils n'avaient pas tout à fait tort non plus, puisque
24
422 SERVITUDE ET GRA>-DEUR MILITAIRES
Bonaparte, à l'heure qu il est, s'appelle 1 Empereur et que tu es son paçre. »
Cette lettre et, peu de temps après, la nouvelle de la mort de son père, produisirent une assez forte impres- sion sur le jeune Renaud qui commença à réfléchir et dont l'enthousiasme diminua dès ce moment. Un inci- dent survint même, qui le fit disparaître entièrement. Renaud avait été placé dans les pages et voyait chaque jour l'Empereur qui, parfois, le faisait travailler sous sa direction.
53. — LE DIALOGUE INCONNU
Nous étions à Fontainebleau. Le Pape venait d'ar- river. L'Empereur l'avait attendu impatiemment pour le sacre, et l'avait reçu eu voiture, montant de chaque côté, au même instant, avec une étiquette en apparence négligée, mais profondément calculée de manière à ne céder ni prendre le pas, ruse ita- lienne. Il revenait au château, tout y était en rumeur ; j avais laissé plusieurs officiers dans la chambre qui précédait celle de l'Empereur, et j'étais resté seul dans la sienne. — Je considérais une longue table qui portait, au lieu de marbre, des mosaïques romaines, et que surchargeait un amas énorme de placets. J'avais vu souvent Bonaparte rentrer et leur faire subir une étrange épreuve. Il ne les prenait ni par ordre, ni au hasard; mais, quand leur nombre 1 irritait, il passait sa main sur la table de gauche à droite et de droite à gauche, comme un faucheur, et les dispersait jusqu à ce qu'il en eût réduit le nombre à cinq ou six qu il ouvrait. Cette sorte de
LE DIAXOGUE IXCONl TJ 423
5€u dédaigneux m'avait ému singulièrement. Tous ces papiers de deuil et de détresse repoussés et jetés sur le parquet, enlevés comme par un vent colère; ces implorations inutiles des veuves et des orphelins n'ayant pour chance de secours que la manière dont les feuilles volantes étaient balayées par le chapeau consulaire; toutes ces feuilles gémis- santes, mouillées par des larmes de famille, traînant au hasard sous ses bottes ei- sur lesquelles il mar- chait comme sur ses morts du champ de bataille me représentaient la destinée présente de la France comme une loterie sinistre, et, toute grande quêtait la main indifférente et rude qui tirait les lots, je pensais qu'il n'était pas juste de livrer ainsi au caprice de ses coups de poing tant de fortunes obscures qui eussent été peut-être un jour aussi grandes que la sienne, si un point d'appui leur eût été donné. Je sentis mon cœur battre contre Bona- parte et se révolter, mais honteusement, mais en cœur d'esclave qu'il était. Je considérais ces lettres abandonnées : des cris de douleur inentendus s'éle- vaient de leurs plis profanés; et. les prenant pour les lire, les rejetant ensuite, moi-même je me faisais juge entre ces malheureux et le maître qu'ils s'étaient donné, et qui allait aujourd'hui s'asseoir plus solidement que jamais sur leurs têtes. Je tenais dans ma main l'une de ces pétitions méprisées, lorsque le bruit des tambours qui battaient aux champs m'apprit l'arrivée subite de l'Empereur. Or, vous savez que, de même que l'on voit la lumière du canon avant d'entendre sa détonation, on le voyait toujours en même temps qu'on était frappé du bruit de son approche : tant ses allures étaient promptes et tant il semblait pressé de vivre et de jeter ses actions les unes sur les autres ! Quand il entrait à
42%
SERVITUDE ET CRA^I>ECR MILITAIRES
cheval dans la cour d'un palais, ses guides avaient peine à le suivre, et le poste n'avait pas le temps de prendre les armes, qu il était déjà descendu de cheval et montait l'escalier. Celle fois, il avait quitté la voiture du P.ipo pour revenir seul, en avant et au galop. J entendis ses talons résonner en même temps que le tambour. J'eus le temps à peine de me jeter dans l'alcôve d'un grand lit de parade qui ne servait à personne, fortifié d'une balustrade de prinre et fermé heureusement, plus qu'à demi, par de» rideaux semés d'abeilles.
j r Tir était fort agité; il marcha seul dans
la ci ' omme quelqu un qui attend avec impa>
tience. et fit m un instant trois fois sa longueur, 1 xer^ la fenêtre et se mit à y tamhou- inarche avec les ongles. Une voiture roula dans la cour, il cessa de battre, frappa des \>i< ]* deux ou trois fois comme impatienté de la vue ,],. ,.,,..i.^.w. . l. ..o qui se faisait avec lenteur, puis il alla : -t à la porte et 1 ouvrit au Pape.
Pie Vli entra seul. Bonaparte se hâta de refermer la porti ' ■■ lui. avec une prompt itiide de geô- lior J** - MO grande terreur, je lavoue, en me Noyaot en tiers avec de telles gens. Cependant je f -tai sans voit et ^ar rdant et
« ( uulant de toute la pui ;iit.
Le Pape était d'une taille élevée: il avait un visage allongé, jaune, soufTrant. mais plein d*une
^ ' - - • ' ' bonté sans borne». Ses yeux
'aux. sa bouche était entr'ou- \erte par on sourire bienveillant auquel son menton avati n de finesse très
»pir re qui n avait rien
de la sécheresse politique, mais tout de la bonté chrétienne, l'ne calotte blanche couvrait ses cheveux
LE DIALOGUE INCOXNU
i?.=i
"nm
nt^mnÊC-i
^^
longs, noirs, mais sillonnés de larges mèches argen- tées . Il portait négligemment sur ses épaules courbées un long camail de velours rouge, et sa robe traînait sur ses pieds. Il entra lentement, avec la démarche calme et prudente d une femme âgée. 11 vint s asseoir, les yeux baissés, sur un des grands fauteuils romains dorés et chargés d aigles , et attendit ce que lui allait dire 1 autre Italien.
Ahl monsieur, quelle scène! quelle scène! je la vois encore. — Ce ne lut pas le génie de 1 homme qu elle me montra, mais ce fut son caractère ; et si sou vaste esprit ne s y déroula pas, du moins sou cœur y éclata. — Bonaparte n'était pas alors ce que vous lavez vu depuis; il u avait point ce ventre de tinaucier, ce visage joulllu et malade, ces jambes de goutteux, tout cet infirme embonpoint que l'art a malheureusement saisi pour en faire un type, selon le langage actuel, et qui a laissé de lui, à la foule, je ne sais quelle forme populaire et grotesque qui le livre aux jouets d enfants et le laissera peut-être un jour fabuleux et impossible comme 1 informe Poli- chinelle. — Il n'était point ainsi alors, monsieur, mais nerveux et souple, mais leste, vif et élancé, couvulsit dans ses gestes, gracieux dans quelques moments, recherché dans ses manières: la poitrine plate et rentrée entre les épaules, et tel encore que je lavais vu à Malte, le visage mélancolique et effilé.
Il ne cessa point de marcher dans la chambre quand le Pape fut entré : il se mit à rôder autour du fauteuil comme uu chasseur prudent, et s'arrè- taut tout à coup eu face de lui dans 1 attitude roide et immobile d un caporal, il reprit une suite de la conversation commencée dans leur voiture, inter- rompue par 1 arrivée, et qu'il lui tardait de pour- suivre.
424 SERVITUDE ET GRA.NDEUR MILITAIRES
cheval dans la cour d'un palais, ses guides avaient peine à le suivre, et le poste n'avait pas le temps de prendre les armes, qu'il était déjà descendu de cheval et montait l'escalier. Cette fois, il avait quitté la voiture du Pape pour revenir seul, en avant et au galop. J'entendis ses talons résonner en même temps que le tambour. J'eus le temps à peine de me jeter dans l'alcôve d'un grand lit de parade qui ne servait à personne, fortifié d'une balustrade de prince et fermé heureusement, plus qu'à demi, par des rideaux semés d'abeilles.
L'Empereur était fort agité; il marcha seul dans la chambre comme quelqu'un qui attend avec impa- tience, et fit en un instant trois fois sa longueur, puis s'avança vers la fenêtre et se mit à y tambou- riner une marche avec les ongles. Une voiture roula dans la cour, il cessa de battre, frappa des pieds deux ou trois fois comme impatienté de la vue de quelque chose qui se faisait avec lenteur, puis il alla brusquement à la porte et l'ouvrit au Pape.
Pie YII entra seul, Bonaparte se hâta de refermer la porte derrière lui, avec une promptitude de geô- lier. Je sentis une grande terreur, je l'avoue, en me voyant en tiers avec de telles gens. Cependant je restai sans voix et sans mouvement, regardant et écoutant de toute la puissance de mon esprit.
Le Pape était d'une taille élevée; il avait un visage allongé, jaune, souffrant, mais plein d'une noblesse sainte et d'une bonté sans bornes. Ses yeux noirs étaient grands et beaux, sa bouche était entr'ou- vcrte par un sourire bienveillant auquel son menton avancé donnait une expression de finesse très spirituelle et très vive, sourire qui n'avait rien de la sécheresse politique, mais tout de la bonté chrétienne. Lue calotte blanche couvrait ses cheveux
LE DIALOGUE INCONNU 425
longs, noirs, mais sillonnés de larges mèches argen- tées . Il portait négligemment sur ses épaules courbées un long camail de velours rouge, et sa robe traînait sur ses pieds. Il entra lentement, avec la démarche calme et prudente d'une femme âgée. Il vint s'asseoir, les yeux baissés, sur un des grands fauteuils romains dorés et chargés d'aigles , et attendit ce que lui allait dire l'autre Italien.
Ah! monsieur, quelle scène! quelle scène I je la vois encore. — Ce ne fut pas le génie de l'homme qu'elle me montra, mais ce fut son caractère ; et si sou vaste esprit ne s y déroula pas, du moins son cœur y éclata. — Bonaparte n'était pas alors ce que vous l'avez vu depuis; il n'avait point ce ventre de financier, ce visage joufflu et malade, ces jambes de goutteux, tout cet infirme embonpoint que l'art a malheureusement saisi pour en faire un type, selon le langage actuel, et qui a laissé de lui, à la foule, je ne sais quelle forme populaire et grotesque qui le livre aux jouets d'enfants et le laissera peut-être un jour fabuleux et impossible comme 1 informe Poli- chinelle. — Il n'était point ainsi alors, monsieur, mais nerveux et souple, mais leste, vif et élancé, couvulsil dans ses gestes, gracieux dans quelques moments, recherché dans ses manières; la poitrine plate et rentrée entre les épaules, et tel encore que je 1 avais vu à Malte, le visage mélancolique et effilé.
Il ne cessa point de marcher dans la chambre quand le Pape fut entré : il se mit à rôder autour du fauteuil comme un chasseur prudent, et s'arrê- taut tout à coup en face de lui dans 1 attitude roide et immobile d un caporal, il reprit une suite de la conversation commencée dans leur voiture, inter- rompue par l'arrivée, et qu'il lui tardait de pour- suivre.
426 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
— Je VOUS le répète, Saint-Père, je ne suis point un esprit fort, moi, et je n'aime pas les raisonneurs et les idéologues. Je vous assure que, malgré mes vieux républicains, j irai k la messe.
11 jeta ces derniers mots brusquement au Pape comme un coup d'encensoir lancé au visage, et s'arrêta pour en attendre l'effet, pensant que les circonstances tant soit peu impies qui avaient pré- cédé l'entrevue devaient donner à cet aveu subit et net une valeur extraordinaire. — Le Pape baissa les yeux et posa ses deux mains sur les tètes d'ai- gles qui formaient les bras de son fauteuil. Il parut, par cette attitude de statue romaine, qu'il disait clairement : « Je me résigne d'avance à écouter toutes les choses profanes qu il lui plaira de me faire entendre. »
Bonaparte fit le tour de la chambre et du fauteuil qui se trouvait au milieu, et je vis, au regard qu il jetait de côté sur le vieux pontife, qu il n était con- tent ni de lui-même ni de son adversaire, et qu il se reprochait d avoir trop lestement débuté dans cette reprise de conversation. Il se mit donc à parler avec plus de suite, en marchant circulairemeut et jetant à la dérobée des regards perçants dans les glaces de l'appartement où se réfléchissait la figure grave du Saint-Père, et le regardant en profil quand il passait près de lui, mais jamais en face, de peur de sembler trop inquiet de 1 impression de ses paroles.
— Il y a quelque chose, dit-il, qui me reste sur le cœur, Saint-Père, c'est que vous consentez au sacre de la même manière que l'autre fois au concordat, comme si vous y étiez forcé. Vous avez un air de martyr devant moi. vous êtes là comme résigné, comme offrant au Ciel vos douleurs. Mais, en vérité,
LE DIALOGUE IXCONU 427
ce n'est pas là votre situation, vous n'êtes pas pri- sonnier, par Dieu! vous êtes libre comme lair.
Pie VII sourit avec tristesse et le regarda en face. Il sentait ce quil y avait de prodigieux dans les exigences de ce caractère despotique, à qui, comme à tous les esprits de même nature, il ne suffisait pas de se faire obéir si, en obéissant, on ne semblait encore avoir désiré ardemment ce qu'il ordonnait.
— Oui, reprit Bonaparte avec plus de force, vous êtes parfaitement libre; vous pouvez vous en retourner à Pv.ome, la route vous est ouverte, per- sonne ne vous retient.
Le Pape soupira et leva sa main droite et ses yeux au ciel sans répondre; ensuite il laissa retom- ber très lentement son front ridé et se mit à consi- dérer la croix d'or suspendue à son cou.
Bonaparte continua à parler en tournoyant plus lentement. Sa voix devint douce et son sourire plein de grâce.
— Saint-Père, si la gravité de votre caractère ne m'en empêchait, je dirais, en vérité, que vous êtes un peu ingrat. Vous ne paraissez pas vous souvenir assez des bons services que la France vous a rendus. Le conclave de Venise, qui vous a élu Pape, m'a un peu l'air davoir été inspiré par ma campagne d'Italie et par un mot que j'ai dit sur vous. L'Autriche ne vous traita pas bien alors, et j en fus très affligé. Votre Sainteté fut, je crois, obligée de revenir par mer à Rome, faute de pouvoir passer par les terres autrichiennes.
Il s interrompait pour attendre la réponse du silencieux hôte qu'il s'était donné; mais Pie VII ne fit qu'une inclination de tète presque imperceptible, et demeura comme plongé dans un abattement qui 1 empêchait d'écouter.
428 SERVITUDE ET GRA>'DEUR MILITAIRES
Bonaparte alors poussa du pied une chaise près du grand fauteuil du Pape. — Je tressaillis, parce qu'en venant chercher ce siège, il avait effleuré de son épaulette le rideau de l'alcôve où j'étais caché.
— Ce fut, en vérité, continua-t-il, comme catho- lique que cela m'affligea. Je n'ai jamais eu le temps d'étudier beaucoup la théologie, moi; mais j'ajoute encore une grande foi à la puissance de l'Eglise; elle a une vitalité prodigieuse, Saint-Père. Voltaire vous a bien un peu entamés ; mais je ne l'aime pas, et je vais lâcher sur lui un vieil oratorien défroqué. Vous serez content, allez. Tenez, nous pourrions, si vous vouliez, faire bien des choses à l'avenir.
Il prit un air d'innocence et de jeunesse très caressant.
— Moi, je ne sais pas, j ai beau chercher, je ne vois pas bien, en vérité, pourquoi vous auriez de la répugnance à siéger à Paris pour toujours. Je vous laisserais, ma foi, les Tuileries, si vous vou- liez. Vous y trouverez déjà votre chambre de Monte- Cavallo qui vous attend. Moi, je n'y séjourne guère. Ne voyez-vous pas hien, Padre, que c est là la vraie capitale du monde? Moi, je ferais tout ce que vous voudriez; d'abord, je suis meilleur enfant qu'on ne croit. — Pourvu que la guerre et la politique fati- gante me fussent laissées, vous arrangeriez l'Eglise comme il vous plairait. Je serais votre soldat tout à fait. Voyez, ce serait vraiment beau; nous aurions nos conciles comme Constantin et Charlemagne, je les ouvrirais et les fermerais ; je vous mettrais ensuite dans la main les vraies clefs du monde, et comme Notre-Seigneur a dit : Je suis venu avec l'épée. je garderais l'épée, moi; je vous la rappor- terais seulement à bénir après chaque succès de nos armes.
LE DIALOGUE I>-CO>">'U 4Î:&
Il s'inclina légèrement en disant ces derniers mots.
Le Pape, qui jusque-là n'avait cessé de demeurer sans mouvement, comme une statue égyptienne, releva lentement sa tète à demi baissée, sourit avec mélancolie, leva ses yeux en haut et dit, après un soupir paisible, comme s'il eût confié sa pensée à son ange gardien invisible :
— Commediaiite I
Bonaparte sauta de sa chaise et bondit comme un léopard blessé. Une vraie colère le prit; uue de ses colères jaunes. 11 marcha d abord sans parler, se mordant les lèvres jusqu'au sang. Il ne tournait plus en cercle autour de sa proie avec des regards fins et une marche cauteleuse ; mais il allait droit et ferme, en long et en large, brusquement, frap- pant du pied et faisant sonner ses talons éperonnés. La chambre tressaillit; les rideaux frémirent comme les arbres à l'approche du tonnerre; il me semblait qu'il allait arriver quelque terrible et grande chose; mes cheveux me firent mal et j'y portai la main malgré moi. Je regardai le Pape, il ne remua pas, seulement il serra de ses deux mains les tètes d'aigle des bras du fauteuil.
La bombe éclata tout à coup.
— Comédien! Moi! Ah! je vous donnei^ai des comédies à vous faire tous pleurer comme des femmes et des enfants. — Comédien! — Ah! vous n y êtes pas, si vous croyez qu'on puisse avec moi faire du sang-froid insolent! Mon théâtre c'est le monde; le rôle que j'y joue, c'est celui de maître et d'auteur; pour comédiens j'ai vous tous, Papes, Rois, Peuples! et le fil par lequel je vous remue, c'est la peur! — Comédien! Ah! il laudrait être d une autre taille que la vôtre pour m oser applaudir
430 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
OU siffler, signor Chiaramontil — Savez-vous bien que vous ne seriez qu'un pauvre curé, si je le vou- lais ? Vous et votre tiare, la France vous rirait au nez, si je ne gardais mon air sérieux en vous saluant.
Il y a quatre ans seulement, personne n eût osé parler tout haut du Christ. Qui donc eût parlé du Pape, s'il vous plaît? — Comédien! Ah! messieurs, vous prenez vite pied chez nous! Vous êtes de mau- vaise humeur parce que je n'ai pas été assez sot pour signer, comme Louis XIV, la désapprobation des libertés gallicanes! — Mais on ne me pipe pas ainsi. — C'est moi qui vous tiens dans mes doigts; c'est moi qui vous porte du Midi au Xord comme des marionnettes ; c'est moi qui fais semblant de vous compter pour quelque chose parce que vous représentez une vieille idée que je veux ressusciter; et vous n'avez pas l'esprit de voir cela et de faire comme si vous ne vous en aperceviez pas. — Mais non! il faut tout vous dire! il faut vous mettre le nez sur les choses pour que vous les compreniez. Et vous croyez bonnement que l'on a besoin de vous, et vous relevez la tète, et vous vous drapez dans vos robes de femme ! — Mais sachez bien qu'elles ne m'en imposent nullement, et que. si vous conti- nuez, vous! je traiterai la vôtre comme Charles XC celle du grand vizir : je la déchirerai d'un coup d'éperon.
11 se tut. Je n'osais pas respirer. J'avançai la tête, n'entendant plus sa voix tonnante, pour voir si le pauvre vieillard était mort d effroi. Le même calme dans l'attitude, le même calme sur le visage. 11 leva une seconde fois les yeux au ciel, et après avoir encore jeté un profond soupir, il sourit avec amertume et dit :
— Tragediantel
LE DIALOGUE I>CO^>U 431
Bonaparte, en ce moment, était au bout de la chambre, appuyé sur la cheminée de marbre aussi haute que lui. Il partit comme un trait, courant sur le vieillard; je crus qu'il l'allait tuer. Mais il s'ar- rêta court, prit, sur la table, un vase de porcelaine de Sèvres, où le château Saint-Ange et le Capitole étaient peints, et, le jetant sur les chenets et le marbre, le broya sous ses pieds : puis, tout d un coup, s'assit et demeura dans un silence profond et une immobilité formidable.
Je fus soulagé, je sentis que la pensée réfléchie lui était revenue et que le cerveau avait repris Tempire sur les bouillonnements du sang. Il devint triste, sa voix fut sourde et mélancolique, et dès sa première parole je compris qu'il était dans le vrai, et que ce Protée, dompté par deux mots, se mon- trait lui-même.
— Malheureuse vie ! dit-il d'abord.
Puis il rêva, déchira le bord de son chapeau sans parler pendant une minute encore, et reprit, se parlant à lui seul, au réveil.
— C'est vrai! Tragédien ou Comédien. — Tout est rôle, tout est costume pour moi depuis longtemps et pour toujours. Quelle fatigue! quelle petitesse! Poser! toujours poser! de face pour ce parti, de profil pour celui-là, selon leur idée. Leur paraître ce qu'ils aiment que Ton soit, et deviner juste leurs rêves d'imbéciles. Les placer tous entre l'espérance et la crainte. — Les éblouir par des dates et des bulletins, par des prestiges de distance et des pres- tiges de nom. Etre leur maître à tous et ne savoir qu'en faire. Voilà tout, ma foi! — Et après ce tout, s'ennuyer autant que je fais, c'est trop fort. — Car, en vérité, poursuivit-il en se croisant les jambes et en se couchant dans un fauteuil, je m'ennuie énor-
432 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
mément. — Sitôt que je m'assieds, je crève d'ennui. — Je ne chasserais pas trois jours à Fontainebleau sans périr de langueur. — Moi, il faut que j'aille et que je fasse aller. Si je sais où, je veux être pendu, par exemple. Je vous parle à cœur ouvert. J'ai des plans pour la vie de quarante empereurs, j'en fais un tous les matins et un tous les soirs; j'ai une imagination infatigable; mais je n'aurais pas le temps d'eu remplir deux, que je serais usé de corps et d âme; car notre pauvre lampe no brûle pas long- temps. Et franchement, quand tous mes plans seraient exécutés, je ne jurerais pas que le monde s'en trouvât beaucoup plus heureux; mais il serait plus beau, et une unité majestueuse régnerait sur lui. — Je ne suis pas un philosophe, moi, et je ne sais que notre secrétaire de Florence qui ait eu le sens commun. Je n'entends rien à certaines théories. La vie est trop courte pour s'arrêter. Sitôt que j ai pensé, j e.xécute. On trouvera assez d'explications de mes actions après moi pour m'agrandir si je réussis et me rapetisser si je tombe. Les paradoxes sont là tout prêts, ils abondent en France: je les fais taire de mon vivant, mais après il faudra voir. — N'im- porte, mon affaire est de réussir, et je m'entends à cela. Je fais mon Iliade en action, moi, et tous les jours.
Ici. il se leva avec une promptitude gaie et quel- que chose d'alerte et de vivant; il était naturel et vrai dans ce moment-là, il ne songeait point à se dessiner comme il fit depuis dans ses dialogues de Sainte-Hélène; il ne songeait point à s'idéaliser, et ne composait point son personnage de manière à réaliser les plus belles conceptions philosophiques; il était lui, lui-même mis au dehors. — Il revint près du Saint-Père, qui n avait pas fait un mouve-
LE DIALOGL'E INCONNU 433
ment, et marcha devant lui. Là, s'enflammant, riant à moitié avec ironie, il débita ceci, à peu près, tout mêlé de trivial et de grandiose, selon son usage, en parlant avec une volubilité inconcevable, expression rapide de ce génie facile et prompt qui devinait tout, à la fois, sans étude.
— La naissance est tout, dit-il; ceux qui viennent au monde pauvres et nus sont toujours des déses- pérés. Cela tourne en action ou en suicide, selon le caractère des gens. Quand ils ont le courage, comme moi, de mettre la main à tout, ma foi! ils fout le diable. Que voulez-vous ? Il faut vivre. Il faut trouver sa place et faire son trou. Moi, j'ai fait le mien comme un boulet de canon. Tant pis pour ceux qui étaient devant moi. — Qu'y faire? Chacun mange selon son appétit; moi, j'avais grand'faim! — Tenez, Saint-Père, à Toulon, je n'avais pas de quoi acheter une paire d'épaulettes, et au lieu d elles j'avais une mère et je ne sais combien de frères sur les épaules. Tout cela est placé à présent, assez convenablement, j'espère. Joséphine m'avait épousé, comme par pitié, et nous allons la cou- ronner à la barbe de Raguideau, son notaire, qui disait que je n'avais que la cape et l'épée. Il n'avait, ma foi! pas tort. — Manteau impérial, couronne, qu'est-ce que tout cela? Est-ce à moi? — Costume! costume d'acteur î Je vais l'endosser pour une heure, et j'en aurai assez. Ensuite, je reprendrai mon petit habit d'officier, et je monterai à cheval ; toute la vie à cheval ! — Je ne serai pas assis un jour sans courir le risque d'être jeté à bas du fauteuil. Est-ce donc bien à envier? Hein?
Je vous le dis, Saint-Père; il n'y a au monde que deux danses d hommes : ceux qui ont et ceux qui gagnent.
25
434 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
Les premiers se couchent, les autres se remuent. Comme j'ai compris cela de bonne heure et à pro- pos, j'irai loin, voilà tout. Il n'y en a que deux qui soient arrivés en commençant à quarante ans : Cromwell et Jean-Jacques: si vous aviez donné à l'un une ferme, à l'autre douze cents francs et sa ser- vante, ils n'auraient ni prêché, ni commandé, ni écrit. Il y a des ouvriers en bâtiments, en couleurs, en formes et en phrases; moi, je suis ouvrier en batailles. C'est mon état. — A trente-cinq ans, j'en ai déjà fabriqué dix-huit qui s'appellent : Victoires. — Il faut bien qu'on me paye mon ouvrage. Et le payer d'un trône, ce n'est pas trop cher. — D'ail- leurs je travaillerai toujours. Vous en verrez bien d'autres. Vous verrez toutes les dynasties dater de la mienne, tout parvenu que je suis, et élu. Elu, comme vous, Saint-Père, et tiré de la foule. Sur ce point nous pouvons nous donner la main.
Et, s'approchant, il tendit sa main blanche et brusque vers la main décharnée et timide du bon Pape, qui, peut-être attendri par le ton de bon- homie de ce dernier mouvement de l'Empereur, peut- être par un retour secret sur sa propre destinée et une triste pensée sur l'avenir des sociétés chré- tiennes, lui donna doucement le bout de ses doigts, tremblants encore, de l'air d'une grand'mère qui se raccommode avec un enfant qu'elle avait eu le cha- grin de gronder trop fort. Cependant il secoua la tête avec tristesse, et je vis rouler de ses beaux yeux une larme qui glissa rapidement sur sa joue livide et desséchée. Elle me parut le dernier adieu du Christianisme mourant qui abandonnait la terre à l'égoïsme et au hasard.
Bonaparte jeta un regard furtif sur cette larme arrachée à ce pauvre cœur, et je surpris même, d'un
UNE EXISTENCE DE MAiaM 435
côté de sa bouche, un mouvement rapide qui i-es- semblait à un sourire de triomphe. — En ce moment, cette nature toute-puissante me parut moins élevée et moins exquise que celle de son saint adversaire; cela me fit rougir, sous mes rideaux, de tous mes enthousiasmes passés; je sentis une tristesse toute nouvelle en découvrant combien la plus haute gran- deur politique pouvait devenir petite dans ses froides ruses de vanité, ses pièges misérables et ses noirceurs de roué. Je vis qu'il n'avait rien voulu de son prisonnier, et que c'était une joie tacite qu'il s'était donnée de n'avoir pas faibli dans ce tète-à- tête, et s'étant laissé surprendre à l'émotion de la colère, de faire fléchir le captif sous l'émotion de la fatigue, de la crainte et de toutes les faiblesses qui amènent un attendrissement inexplicable sur la pau- pière d'un vieillard. — Il avait voulu avoir le der- nier et sortit, sans ajouter un mot, aussi brusque- ment qu'il était entré. Je ne vis pas s il avait salué le Pape. Je ne le crois pas.
On emporta le Saint-Père, ému et tremblant. Le jeune Renaud demeura caché, accablé, jusqu'à la nuit, mais on avait remarqué sa disparition momentanée et les façons du maître changèrent à son égard. Enfin, un matin, il reçut un ordre de départ immédiat pour le camp de Boulogne et d'embarquement sur un bateau plat. Il s'éloigna de Fontainebleau avec joie, et prit, dès le len- demain de son arrivée au camp, le commandement d'une embarcation.
54. _ UNE EXISTENCE DE MARIX
Ce jour-là, il y avait en mer une seule frégate anglaise. Elle courait des bordées avec une majes-
436 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
tueuse lenteur, elle allait, elle venait, elle virait, elle se penchait, elle se relevait, elle se mirait, elle glissait, elle s'arrêtait, elle jouait au soleil comme un cygne qui se baigne. Le misérable bateau plat de nouvelle et mauvaise invention s'était risqué fort avant avec quatre autres bâtiments pareils; et nous étions tout fiers de notre audace, lancés ainsi depuis le matin, lorsque nous découvrîmes tout à coup les paisibles jeux de la frégate. Ils nou? eussent sans doute paru fort gracieux et poétiques vus de la terre ferme, ou seulement si elle se fût amusée à prendre ses ébats entre l'Angleterre et nous; mais c'était, au contraire, entre nous et la France. La côte de Boulogne était à plus d'une lieue. Cela nous rendit pensifs. Nous fîmes force de nos mauvaises voiles et de nos plus mauvaises rames, et pendant que nous nous démenions, la paisible frégate continuait à prendre son bain de mer et à décrire mille contours agréables autour de nous, faisant le manège, changeant de main comme un cheval bien dressé, et dessinant des S et des Z sur l'eau de la façon la plus aimable. Nous remarquâmes qu'elle eut la bonté de nous laisser passer plusieurs fois devant elle sans tirer un coup de canon, et même tout d'un coup elle les retira tous dans l'intérieur et ferma tous ses sabords. Je crus d'abord que c'était une manœuvre toute paci- fique et je ne comprenais rien à cette politesse. — Mais un gros vieux marin me donna un coup de coude et me dit : Voici qui va mal. Eu effet, après nous avoir bien laissés courir devant elle comme des souris davant un chat, l'aimable et belle fré- gate arriva sur nous à toutes voiles sans daigner faire feu, nous heurta de sa proue comme un cheval du poitrail, nous brisa, nous écrasa, nous coula,
UNE EXISTENCE DE MARIN 437
et passa joyeusement jjar-dessus nous, laissant quelques canots pêcher les prisonniers, desquels je fus, moi dixième, sur deux cents hommes que nous étions au départ. La belle frégate se nommait la Naïade, et pour ne pas perdre Ihabi- tude française des jeux de mots, vous pensez bien que nous ne manquâmes jamais de l'appeler depuis la Noyade.
J'avais pris un bain si violent que l'on était sur le point de me rejeter comme mort dans la mer, quand un officier qui visitait mon portefeuille y trouva la lettre de mon père que vous venez de lire et la signature de lord CollingNNOod. Il me lit donner des soins plus attentifs; on me trouva quelques signes de vie, et quand je repris connais- sance, ce fut, non à bord de la gracieuse Naïade mais sur la Victoire [the Victoiy). Je demandai qui commandait cet autre navire. On me répondit lao niquement : lord Collingwood. Je crus qu'il était fils de celui qui avait connu mon père; mais quand on me conduisit à lui, je fus détrompé. C'était le même homme.
Je ne pus contenir ma surprise quand il me dit, avec une bonté toute paternelle, qu'il ne s'attendait pas à être le gardien du fils après l'avoir été du père, mais qu'il espérait qu'il ne s'en trouverait pas plus mal; qu'il avait assisté aux derniers moments de ce vieillard, et qu'en apprenant mon nom, il avait voulu m'avoir à son bord; il me parlait ]e meilleur français avec une douceur mélancolique dont l'expression ne m'est jamais sortie de la mémoire. Il m'offrit de rester à sou bord, sur parole de ne faire aucune tentative d'évasion. J'en donnai ma parole d'honneur, sans hésiter, à la manière des jeunes gens de dix-huit ans, et me
438 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
trouvant beaucoup mieux à bord de la Victoire que sur quelque ponton; étonné de ne rien voir qui justifiât les préventions qu'on nous donnait contre les Anglais, je fis connaissance assez facilement avec les officiers du bâtiment, que mon ignorance de la mer et de leur langue amusait beaucoup, et qui se divertirent à me faire connaître lune et l'autre, avec une politesse d'autant plus grande que leur amiral me traitait comme son fils. Cependant, une grande tristesse me prenait quand je voyais de loin les côtes blanches de la Normandie, et je me retirais pour ne pas pleurer. Je résistais à l'envie que j'en avais, parce que j'étais jeune et courageux; mais ensuite, dès que ma volonté ne surveillait plus mon cœur, dès que j'étais couché et endormi, les larmes sortaient de mes yeux malgré moi et trem- paient mes joues et la toile de mon lit au point de me réveiller.
Un soir surtout, il y avait eu une prise nouvelle d'un brick français; je l'avais vu périr de loin, sans que Ion pût sauver un seul homme de l'équipage, et, malgré la gravité et la retenue des officiers, il m'avait fallu entendre les cris et les hourras des matelots qui voyaient avec joie l'expédition s éva- nouir et la mer engloutir goutte à goutte cette ava- lanche qui menaçait d'écraser leur patrie. Je m'étais retiré et caché tout le jour dans le réduit que lord Collingv\ood m'avait fait donner près de son appar- tement, comme pour mieux déclarer sa protection, et, quand la nuit fut venue, je montai seul sur le pont. J'avais senti l'ennemi autour de moi plus que jamais, et je me mis à réfléchir sur ma des- tinée sitôt arrêtée, avec une amertume plus grande. Il y avait un mois déjà que j'étais prisonnier de guerre, et l'amiral Collingwood, qui, en public, me
UNE EXISTENCE DE MARi:^ 439
traitait avec tant de bienveillance, ne m'avait parlé qu'un instant en particulier, le premier jour de mon arrivée à son bord ; il était bon, mais froid, et, dans ses manières, ainsi que dans celles des officiers anglais, il y avait un point où tous les épanchements s'arrêtaient et où la politesse com- passée se présentait comme une barrière sur tous les chemins. C'est à cela que se fait sentir la vie en pays étranger. J'y pensais avec une sorte de terreur en considérant l'abjection de ma position qui pouvait durer jusqu'à la fin de la guerre, et je voyais comme inévitable le sacrifice de ma jeunesse, anéantie dans la honteuse inutilité du prisonnier. La frégate marchait rapidement, toutes voiles dehors, et je ne la sentais pas aller. J'avais appuyé mes deux mains à un câble et mon front sur mes deux mains, et, ainsi penché, je regardais dans l'eau de la mer. Ses profondeurs vertes et sombres me donnaient une sorte de vertige, et le silence de la nuit n'était interrompu que par des cris anglais. J'espérais un moment que le navire m'em- portait bien loin de la France et que je ne verrais plus le lendemain ces côtes droites et blanches, coupées dans la bonne terre chérie de mon pauvre pays. — Je pensais que je serais ainsi délivré du désir perpétuel que me donnait cette vue et que je n'aurais pas, du moins, ce supplice de ne pou- voir même songer à m'échapper sans déshonneur, supplice de Tantale, où une soif avide de la patrie devait me dévorer pour longtemps. J'étais accablé de ma solitude et je souhaitais une prochaine occa- sion de me faire tuer. Je révais à composer ma mort habilement et à la manière grande et grave des anciens. J'imaginais une fin héroïque et digne de celles qui avaient été le sujet de tant de con-
440 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
v€rsations de pages et d'enfants guerriers, l'objet de tant d'envie parmi mes compagnons. J'étais dans ces rêves qui, à dix-huit ans, ressemblent plutôt à une continuation d'action et de combat qu'à une sérieuse méditation, lorsque je me sentis douce- ment tirer par le bras, et, en me retournant, je vis, debout derrière moi, le bon amiral Collingvs'ood.
Il avait à la main sa lunette de nuit et il était vêtu de son grand uniforme avec la rigide tenue anglaise. Il me mit une main sur l'épaule d'une façon paternelle, et je remarquai un air de mélan- colie profonde dans ses grands yeux noirs et sur son front. Ses cheveux blancs, à demi poudrés, tombaient assez négligemment sur ses oreilles, et il y avait, à travers le calme inaltérable de sa voix et de ses manières, un fond de tristesse qui me frappa ce soir-là surtout, et me donna pour lui, tout d'abord, plus de respect et d'attention.
— Vous êtes déjà triste, mon enfant, me dit-il. J'ai quelques petites choses à vous dire; voulez- vous causer un peu avec moi?
Je balbutiai quelques paroles vagues de recon- naissance et de politesse qui n'avaient pas le sens commun probablement, car il ne les écouta pas, et s'assit sur un banc, me tenant une main. J'étais debout devant lui
— Vous n'êtes prisonnier que depuis un mois, reprit-il, et je le suis depuis trente-trois ans. Oui, mon ami, je suis prisonnier de la mer; elle me garde de tous côtés, toujours des flots et des flots ; je ne vois qu'eux, je n'entends qu'eux. Mes cheveux ont blanchi sous leur écume, et mon dos s'est un peu voûté sous leur humidité. J'ai passé si peu de temps en Angleterre, que je ne la connais que par la carte. La patrie est un être idéal que je
UNE EXISTENCE DE MAPaN 441
n'ai fait qu'entrevoir, mais que je sers en esclave et qui augmente pour moi de rigueur à mesure que je deviens plus nécessaire. C est le sort commun et c'est même ce que nous devons le plus ■souhaiter que d'avoir de telles chaînes; mais elles sont quelquefois bien lourdes.
Il s'interrompit un instant et nous nous tûmes tous deux, car je n'aurais pas osé dire un mot, voyant qu'il allait poursuivre.
— J'ai bien réfléchi, me dit-il, et je me suis interrogé sur mc-a devoir quand je vous ai eu à mon bord. J'aurais pu vous laisser conduire en Angleterre, mais vous auriez pu y tomber dans une misère dont je vous garantirai toujours et dans un désespoir dont j'espère aussi vous sauver; j'avais pour votre père une amitié bien vraie, et je lui en donnerai ici une preuve; s'il me voit, il sera content de moi, n'est-ce pas ?
L'Amiral se tut encore et me serra la main. Il s'avança même dans la nuit et me regarda atten- tivement, pour voir ce que j'éprouvais à mesure qu'il me parlait. Mais j'étais trop interdit pour lui répondre. Il poursuivit plus rapidement :
— J'ai déjà écrit à l'Amirauté pour qu'au pre- mier échange vous fussiez renvoyé eu France. Mais cela pourra être long, ajouta-t-il, je ne vous le cache pas; car, outre que Bonaparte s'y prête mal, on nous fait peu de prisonniers. — En attendant, je veux vous dire que je vous verrais avec plaisir étudier la langue de vos ennemis, vous voyez que nous savons la vôtre. Si vous voulez, nous travail- lerons ensemble et je vous prêterai Shakspeare et le capitaine Cook. — Xe vous affligez pas, vous serez libre avant moi, car, si l'Empereur ne fait la paix, j'en ai pour toute ma vie.
442 SERVITUDE ET GRA^'DEUR MILITAIRES
Ce ton de bonté, par lequel il s'associait à moi et nous faisait camarades, dans sa prison flottante, me fit de la peine pour lui ; je sentis que, dans cette vie sacrifiée et isolée, il avait besoin de faire du bien pour se consoler secrètement de la rudesse de sa mission toujours guerroyante.
— Milord, lui dis-je, avant de m'enseiguer les mots d'une langue nouvelle, apprenez-m.oi les pen- sées par lesquelles vous êtes parvenu à ce calme parfait, à cette égalité d'âme qui ressemble à du bonheur, et qui cache un éternel ennui... Par- donnez-moi ce que je vais vous dire, mais je crains que cette vertu ne soit qu'une dissimulation perpé- tuelle.
— Vous vous trompez grandement, dit-il, le sentiment du Devoir finit par dominer tellement l'esprit, qu'il entre dans le caractère et devient un de ses traits principaux, justement comme une saine nourriture, perpétuellement reçue, peut changer la masse du sang et devenir un des prin- cipes de notre constitution. J'ai éprouvé, plus que tout homme peut-être, à quel point il est facile d'arriver à s'oublier complètement. Mais on ne peut dépouiller l'homme tout entier, et il y a des choses qui tiennent plus au cœur que l'on ne voudrait.
Là, il s'interrompit et prit sa longue lunette. Il la plaça sur mon épaule pour observer une lumière lointaine qui glissait à l'horizon, et, sachant à l'instant au mouvement ce que c'était : — Bateaux pêcheurs, — dit-il, et il se plaça près de moi, assis sur le bord du navire. Je voyais qu'il avait depuis longtemps quelque chose à me dire qu'il n'abordait pas.
— Vous ne me parlez jamais de votre père, me
LNE EXISTENCE DE MARIN 443
dit-il tout à coup; je suis étonné que vous ne m'in- terrogiez pas sur lui, sur ce qu'il a souffert, sur ce qu'il a dit, sur ses volontés.
Et comme la nuit était très claire, je vis encore que j'étais attentivement observé par ses grands yeux noirs.
— Je craignais d'être indiscret... lui dis-je avec embarras.
— Ce n'est pas cela, dit-il, my child, ce n'est pas cela.
Et il secouait la tète avec doute et bonté.
— J'ai trouvé peu d'occasions de vous parler, milord.
— Encore moins, interrompit-il; vous m'auriez parlé de cela tous les jours, si vous l'aviez voulu.
Je remarquai de l'agitation et un peu de reproche dans son accent. C'était là ce qui lui tenait au cœur. Je m'avisai encore d'une sorte de réponse pour me justifier; car rien ne rend aussi niais que les mau- vaises excuses.
— Milord, lui dis-je, le sentiment humiliant de la captivité absorbe plus que vous ne pouvez croire. Et je me souviens que je crus prendre en disant cela un air de dignité et une contenance de R.égulus, propres à lui donner un grand respect pour moi.
— Ah 1 pauvre garçon! pauvre enfaut! — poor boy! me dit-il, vous n'êtes pas dans le vrai. Vous ne descendez pas en vous-même. Cherchez bien, et vous trouverez une indifférence dont vous n'êtes pas comptable, mais bien la destinée militaire de votre pauvre père.
Il avait ouvert le chemin à la vérité, je la laissai partir.
— Il est certain, dis-je, que je ne connaissais pas mon père, je l'ai à peine vu à Malte, une fois.
444 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
— Voilà le vrai ! cria-t-il. Yoilà le cruel, mon ami! Mes deux filles diront un jour comme cela. Elles diront : Nous ne connaissons pas notre père! Sarah et Mary diront cela! et cependant je les aime avec un cœur ardent et tendre, je les élève de loin, je les surveille de mon vaisseau, je leur écris tous les jours, je dirige leurs lectures, leurs travaux, je leur envoie des idées et des sentiments, je reçois en échange leurs confidences d'enfants; je les gronde, je m'apaise, je me réconcilie avec elles; je sais tout ce qu'elles font! je sais quel jour elles ont été au temple avec de trop belles robes. Je donne à leur mère de continuelles instructions pour elles, je prévois d'avance qui les aimera, qui les demandera, qui les épousera ; leurs maris seront mes fils; j'en fais des femmes pieuses et simples : on ne peut pas être plus père que je ne le suis... Eh bien! tout cela n'est rien, parce qu'elles ne me voient pas.
Il dit ces derniers mots d'une voix émue, au fond de laquelle on sentait des larmes... Après un moment de silence, il continua :
— Oui, Sarah ne s'est jamais assise sur mes genoux c^e lorsqu'elle avait deux ans, et je n'ai tenu Mary dans mes bras que lorsque ses yeux n'étaient pas ouverts encore. Oui, il est juste que vous ayez été indifférent pour votre père et qu'elles le deviennent un jour pour moi. On n'aime pas un invisible. — Qu'est-ce pour elles que leur père ? une lettre de chaque jour. Un conseil plus ou moins froid. — On n'aime pas un conseil, on aime un être, — et un être qu'on ne voit pas n'est pas, on ne l'aime pas, — et quand il est mort, il n est pas plus absent qu'il n'était déjà, — et on ne le pleure pas.
U>"E EXISTENCE DE MARI>' 445
Il étouffait et il s'arrêta. — Xe voulant pas aller plus loiu daus ce sentiment de douleur devant un étranger, il s'éloigna, il se promena quelque temps et marcha sur le pont de long en large. Je fus d'abord très touché de cette vue, et ce fut un remords qu'il me donna de n'avoir pas assez senti ce que vaut un père, et je dus à cette soirée la première émotion bonne, naturelle, sainte, que mon cœur ait éprouvée. A ces regrets profonds, à cette \ tristesse insurmontable au milieu du plus brillant éclat militaire, je compris tout ce que j'avais perdu en ne connaissant pas lamour du foyer qui pouvait laisser dans un grand cœur de si cuisants regrets; je compris tout ce qu'il y avait de factice dans notre éducation barbare et brutale, dans notre besoin insatiable d'action étourdissante ; je vis, comme par une révélation soudaine du cœur, qu'il y avait une vie adorable et regrettable dont j'avais été arraché violemment, une vie véritable d'amour paternel, en échange de laquelle on nous faisait une vie fausse, toute composée de haines et de toutes sortes de vanités puériles ; je compris qu'il n'y avait qu'une chose plus belle que la famille et à laquelle on put saintement l'immoler : c'était l'autre famille, la Patrie. Et tandis que le vieux brave, s'éloignant de moi, pleurait parce qu'il était bon, je mis ma tête dans mes deux mains, et je pleurai de ce que j'avais été jusque-là si mauvais.
Après quelques minutes, l'Amiral revint à moi.
— J'ai à vous dire, reprit-il d'un ton plus ferme, que nous ne tarderons pas à nous rapprocher de la France . Je suis une éternelle sentinelle placée devant vos ports. Je n'ai qu'un mot à ajouter, et j'ai voulu que ce fût seul à seul : souvenez-vous que vous êtes ici sur votre parole, et que je ne vous
446 SERVITUDE ET GRA>DErR MILITAIRES
surveillerai point; mais, mon enfant, plus le temps passera, plus l'épreuve sera forte. Yous êtes bien jeune encore ; si la tentation devient trop grande pour que votre courage y résiste, venez me trouver quand vous craindrez de succomber, et ne vous cachez pas de moi; je vous sauverai d'une action déshonorante que, par malheur pour leurs noms, quelques officiers ont commise. Souvenez-vous qu'il est permis de rompre une chaîne de galérien, si l'on peut, mais non une parole d'honneur. — Et il me quitta sur ces derniers mots en me serrant la main.
55. — PROJET D'EVASION
Nous ne cessâmes, durant des années entières, de rôder autour de la France, et sans cesse je voyais se dessiner à l'horizon les côtes de cette terre que Grotius a nommée — le plus beau royaume après celui du ciel; — puis nous retournions à la mer, et il n'y avait plus autour de moi, pendant des mois entiers, que des brouillards et des montagnes d'eau. Quand un navire passait près de nous ou loin de nous, c'est qu'il était anglais; aucun autre n'avait permission de se livrer au vent, et l'Océan n'enten- dait plus une parole qui ne fût anglaise. Les Anglais même en étaient attristés et se plaignaient qu'à pré- sent 1 Océan fût devenu un désert où ils se rencon- traient éternellement, et l'Europe une forteresse qui leur était fermée. — Quelquefois ma prison de bois s'avançait si près de la terre, que je pouvais distin- guer des hommes et des enfants qui marchaient sur
PROJET D EVASION
le rivage. Alors le cœur me battait violemment, et une rage intérieure me dévorait avec tant de vio- lence, que j'allais me cacher à fond de cale pour ne pas succomber au désir de me jeter à la nage ; mais, quand je revenais auprès de 1 infatigable Colling- v\ood, j'avais honte de mes faiblesses d enfant, je ne pouvais me lasser d'admirer comment à une tristesse si profonde il unissait un courage si agis- sant. Cet homme qui, depuis quarante ans, ne con- naissait que la guerre et la mer, ne cessait jamais de s'appliquer à leur étude comme à une science inépuisable. Quand un navire était las, il en mon- tait un autre comme un cavalier impitoyable; il les usait et les tuait sous lui. Il en fatigua sept avec moi. Il passait les nuits tout habillé, assis sur ses canons, ne cessant de calculer l'art de tenir son navire immobile, en sentinelle, au même point de la mer, sans être à l'ancre, à travers les vents et les orages, e.xerçait sans cesse ses équipages et veillait sur eu.x et pour eux; cet homme n'avait jour d'aucune richesse; et tandis qu on le nommait pair d'Angleterre, il aimait sa soupière d'étain comme un matelot; puis, redescendu chez lui, il redevenait père de famille et écrivait à ses filles de ne pas être de belles dames, de lire, non des romans, mais l'histoire des voyages, des essais et Shakspeare tant qu'il leur plairait [as ofien as they please); il écrivait : — « Xous avons combattu le jour de la naissance de ma petite Sarah », — après la bataille de Trafalgar, que j'eus la douleur de lui voir gagner, et dont il avait tracé le plan avec son ami rs'elson à qui il succéda. — Quelquefois il sentait sa santé s affaiblir, il demandait grâce à l'Angle- terre ; mais l'inexorable lui répondait : Restez en mer, et lui envoyait une dignité ou une médaille
448 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
d'or par chaque belle action; sa poitrine eu était surcliargée. Il écrivait encore : « Depuis que j'ai quitté mon pays, je n'ai pas passé dix jours dans un port, mes yeux s'affaiblissent; quand je pourrai voir mes enfants, la mer m'aura rendu aveugle. Je gémis de ce que sur tant d'officiers il est si difficile de me trouver un remplaçant supérieur (m habi- leté. » L'Angleterre répondait : Vous resterez en mer, toujours en mer. Et il resta jusqu'à sa mort. Cette vie romaine et imposante m'écrasait par son élévation et me touchait par sa simplicité, lorsque je l'avais contemplée un jour seulement, dans sa résignation grave et réfléchie. Je me prenais en grand mépris, moi qui n'étais rien comme citoyen, rien comme père, ni comme fils, ni comme frère, ni homme de famille, ni homme public, de me plaindre quand il ne se plaignait pas. Il ne s'était laissé deviner qu'une fois malgré lui, et moi, fourmi d'entre les fourmis que foulait aux pieds le sultan de la France, je me reprochais mon désir secret de retourner me livrer au hasard de ses caprices et de redevenir un des grains de cette poussière qu'il pétrissait dans le sang. — La vue de ce vrai citoyen dévoué, non comme je l'avais été, à un homme, mais à la Patrie et au Devoir, me fut une heureuse rencontre, car j'appris, à cette école sévère, quelle est la véritable Grandeur que nous devons désor- mais chercher dans les armes, et combien, lors- qu'elle est ainsi comprise, elle élève notre profes- sion au-dessus de toutes les autres, et peut laisser digne d'admiration la mémoire de quelques-uns de nous, quel que soit l'avenir de la guerre et des armées. Jamais aucun homme ne posséda à un plus haut degré cette paix intérieure qui naît du senti- ment du Devoir sacré, et la modeste insouciance
PROJEl û EVASION 449
d'un soldat à qui il importe peu que son nom soit célèbre, pourvu que la chose publique prospère. Je lui vis écrire un jour : — « Maintenir l'indépen- dance de mon pays est la première volonté de ma vie, et j'aime mieux que mon corps soit ajouté au rempart de la Patrie que traîné dans une pompe Inutile, à travers une foule oisive. — Ma vie et mes forces sont dues à l'Angleterre. — Xe parlez pas de ma blessure dernière, on croirait que je me glorifie de mes dangers. » — Sa tristesse était pro- fonde, mais pleine de Grandeur; elle n'empêchait pas son activité perpétuelle, et il me donna la mesure de ce que doit être Ihomme de guerre intel- ligent, exerçant, non en ambitieux, mais en artiste, l'ai^t de la guerre, tout en le jugeant de haut et en le méprisant maintes fois, comme ce Montecuculli qui, Turenne étant tué, se retira, ne daignant plus engager la partie contre un joueur ordinaire. Mais j'étais trop jeune encore pour comprendre tous les mérites de ce caractère, et ce qui me saisit le plus fut l'ambition de tenir, dans mon pays, un rang pareil au sien. Lorsque je voyais les Pvois du Midi lui demander sa protection, et Napoléon même s'émouvoir de l'espoir que Collingwood était dans les mers de l'Inde, j'en venais jusqu'à appeler de tous mes vœux l'occasion de m'échapper, et je poussai la hâte de l'ambition que je nourrissais toujours jusqu'à être près de manquer à ma parole. Oui, j'en vins jusque-là.
En descendant à terre, il trouve des camarades, pri- sonniers comme lui, qui, désireux de se sauver, dressent un plan d'évasion. De retour à bord, la réflexion, le sentiment de l'honneur, la crainte de la sévère figure de CollingT\'Ood le font renoncer à son projet.
450 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
67. — EN LIBERTE
L'Amiral me conduisit encore à Gibraltar le len- demain, pour mon malheur. Nous y devions passer huit jours. — Le soir de l'évasion arriva. Ma tête bouillonnait et je délibérais toujours. Je me donnais de spécieux motifs et je m'étourdissais sur leur fausseté; il se livrait en moi un combat violent; mais, tandis que mon âme se tordait et se roulait sur elle-même, mon corps, comme s'il eût été arbitre entre l'ambition et 1 honneur, suivait, à lui tout seul, le chemin de la fuite. J'avais fait, sans m'en apercevoir moi-même, un paquet de mes bar- des, et j'allais me rendre, de la maison de Gibraltar où nous étions, à celle du rendez-vous, lorsque tout à coup je m'arrêtai, et je sentis que cela était impossible. — Il y a dans les actions honteuses quelque chose d'empoisonné qui se fait sentir aux lèvres d'un homme de cœur sitôt qu'il touche les bords du vase de perdition. Il ne peut môme pas y goûter sans être prêt à en mourir. — Quand je vis ce que j'allais faire et que j'allais manquer à ma parole, il me prit une telle épouvante que je crus que j'étais devenu fou. Je courus sur le rivage et m'enfuis de la maison fatale comme d'un liôpital de pestiférés, sans oser me retourner pour la regarder. — Je me jetai à la nage et j'abordai, dans la nuit, l'Océan, notre vaisseau, ma flottante prison. J'y montai avec emportement, me cramponnant à ses câbles; et quand je fus sur le pont, je saisis le grand mât, je m y attachai avec passion, comme à un asile qui me garantissait du déshonneur, et, au même instant, le sentiment de la Grandeur de mou sacrifice me
EN LIBERTÉ 451
déchirant le cœur, je tombai à genoux, et, appuyant mon front sur les cercles de fer du grand mât, je me mis à fondre en larmes comme un enfant. — Le capitaine de l'Océan, me voyant dans cet état, me crut ou fit semblant de me croire malade, et me fit porter dans ma chambre. Je le suppliai à grands cris de mettre une sentinelle à ma porte pour m'em- pêcher de sortir. On m'enferma et je respirai, déli- vré enfin du supplice d'être mon propre geôlier. Le lendemain, au jour, je me vis en pleine mer, et je jouis d'un peu plus de calme en perdant de vue la terre, objet de toute tentation malheureuse dans ma situation. J'y pensais avec plus de résignation, lorsque ma petite porte s'ouvrit, et le bon Amiral entra seul.
— Je viens vous dire adieu, commença-t-il d'un air moins grave que de coutume; vous partez pour la France demain matin.
— Oh! mon Dieu! Est-ce pour m'éprouver que vous m'annoncez cela, milord ?
— Ce serait un jeu bien cruel, mon enfant, reprit-il ; j'ai déjà eu envers vous un assez grand tort. J'au- rais dû vous laisser en prison dans le Northinnher- land en pleine terre et vous rendre votre parole. Vous auriez pu conspirer sans remords contre vos gardiens et user d'adresse, sans scrupule, pour vous échapper. Vous avez souffert davantage, ayant plus de liberté; mais, grâce à Dieu! vous avez résisté hier à une occasion qui vous déshonorait. — C'eût été échouer au port, car depuis quinze jours je négociais votre échange que l'amiral Rosily vient de conclure. — J'ai tremblé pour vous hier, car je savais le projet de vos camarades. Je les ai laissés s'échapper à cause de vous, dans la crainte qu'en les arrêtant on ne vous arrêtât. Et comment aurions-
452 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIUES
nous fait pour cacher cela? Vous étiez perdu, mon enfant, et, croyez-moi, mal reçu des vieux braves de Napoléon. Ils ont le droit d'être difficiles eu Honneur.
J'étais si troublé que je ne savais comment le remercier; il vit mon embarras, et, se hâtant de couper les mauvaises phrases par lesquelles j'es- sayais de balbutier que je le regrettais :
— Allons, allons, me dit-il, pas de ce que nous appelons French compliments : nous sommes con- tents l'un de l'autre, voilà tout; et vous avez, je crois, un proverbe qui dit : // n'j a pas de belle prison. — Laissez-moi mourir dans la mienne, mon ami; je m'y suis accoutumé, moi, il l'a bien fallu. Mais cela ne durera plus bien longtemps; je sens mes jambes trembler sous moi et s'amaigrir. Pour la quatrième fois, j'ai demandé le repos à lord Mul- grave, et il m'a encore refusé; il m'a écrit qu'il ne sait comment me remplacer. Quand je serai mort, il faudra bien qu'il trouve quelqu'un cependant, et il ne ferait pas mal de prendre ses précautions. — Je vais rester en sentinelle dans la Méditerranée; mais vous, my child, ne perdez pas de temps. 11 y a là un sloop qui doit vous conduire. Je n'ai qu'une chose à vous recommander, c'est de vous dévouer à un Principe plutôt qu'à un Homme. L'amour de votre Patrie en est un assez grand pour remplir tout un cœur et occuper toute une intelligence.
— Hélas! dis-je, milord, il y a des temps où l'on ne peut pas aisément savoir ce que veut la Patrie. Je vais le demander à la mienne.
Nous nous dîmes encore une fois adieu, et, le cœur serré, je quittai ce digne homme, dont j'ap- pris la mort peu de temps après. — H mourut en pleine mer, comme il avait vécu durant quarante-
LE CORPS DE GARDE RUSSE 453
neuf ans, sans se plaindre, ni se glorilîer, et sans avoir revu ses deux filles. Seul et sombre conime un de ces vieux dogues d'Ossian qui gardent éter- nellement les côtes d'Angleterre dans les flots et les brouillards.
J'avais appris, à sou école, tout ce que les exils de la guerre peuvent faire souflrir et tout ce que le sentiment du Devoir peut dompter dans une grande àme; bien pénétré de cet exemple et devenu plus grave par mes souffrances et le spectacle des siennes, je vins à Paris me présenter, avec lexpé- rience de ma prison, au maître tout-puissant que j'avais quitté.
A peine échangé, il revient à Paris, et se rend aux Tuileries, espérant que l'Empereur lui rendra un des grades perdus ; « Je n'aime pas les prisonniers, on se fait tuer », lui dit Napoléon en lui tournant le dos. Alors, découragé, il demande à rentrer dans l'infanterie de ligne, où il fera, obscurément, toute la fin des guerres de 1 Empire; il rentre cependant, au moment de la cam- pagne de France, comme lieutenant, dans la Garde impé- riale. C'est à cette époque qu'il reçoit au front une bles- sure qui, ce jour même où il raconte sa vie, le fait souffrir plus que d'ordinaire.
57. — LE CORPS DE GARDE RUSSE
Le capitaine P^enaud passa plusieurs fois la main sur son front, et, comme il semblait vouloir se taire, je le pressai de poursuivre, avec assez d instance pour qu'il cédât.
Il appuya sa tête sur la pomme de sa canne de jonc.
— Voilà qui est singulier, dit-il, je n'ai jamais
454 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
raconté tout cela, et ce soir j'en ai envie. — Bah! n'importe! j'aime à m'y laisser aller avec un ancien camarade. Ce sera pour vous un objet de réflexions sérieuses quand vous n'aurez rien de mieux à faire. Il me semble que cela n'en est pas indigne. Vous me croirez bien faible ou bien fou ; mais c'est égal. Jusqu'à l'événement, assez ordinaire pour d'autres, que je vais vous dire et dont je recule le récit malgré moi parce qu'il me fait mal. mon amour de la gloire des armes était devenu sage, grave, dévoué et parfaitement pur, <:omme est le sentiment simple et unique du devoir; mais, à dater de ce jour-là, d'autres idées vinrent assombrir encore ma vie.
C'était en 1814; c'était le commencement de l'année cl la fin de cette sombre guerre où notre pauvre armée défendait l'Empire et l'Empereur, et où la France regardait le combat avec décourage- ment. Suissons venait de se rendre au Prussien Bulow. Les armées de Silésie et du Nord y avaient fait leur jonction. Macdonald avait quitté Troyes et abandonné le bassin de l'Yonne pour établir sa ligne de défense de Nogent à Montereau, avec trente mille hommes.
IS'ous devions attaquer Reiras que lEmpereur voulait reprendre. Le temps était sombre et la pluie continuelle. Nous avions perdu la veille un officier supérieur qui conduisait des prisonniers. Les Russes lavaient surpris et tué dans la nuit précédente, et ils avaient délivré leurs camarades. Notre colonel, qui était ce qu'on nomme un dur à cuire, voulut reprendre sa revanche. Nous étions près d'Épernay et nous tournions les hauteurs qui l'environnent. Le soir venait, et, après avoir occupé le jonr entier à nous refaire, nous passions près d'un joli château blanc à tourelles, nommé Bour-
LE CORPS DE GARDE RUSSE 455
sault, lorsque le colonel m'appela. Il m'emmena à part, pendant qu'on formait les faiscea-ux, et me dit de sa vieille voix enrouée :
— Vous voyez bien là-haut une grange, sur cette colline coupée à pic; là où se promène ce grand nigaud de factionnaire russe avec son bonnet d'évèque?
— Oui, oui, dis-je, je vois parfaitement le gre- nadier et la grange.
— Eh bien, vous qui êtes un ancien, il faut que vous sachiez que c'est là le point que les Russes ont pris avant-hier et qui occupe le plus l'Empe- reur, pour le quart d'heure. 11 me dit que c'est la clef de Reims, et ça pourrait bien être. En tout cas, nous allons jouer un tour à \Yoronzoff. A onze heures du soir, vous prendrez deux cents de vos lapins, vous surprendrez le corps de garde qu'ils ont établi dans cette grange. Mais, de peur de donner 1 alarme, vous enlèverez ça à la baïonnette.
Il prit et m'offrit une prise de tabac, et. jetant le reste peu à peu, comme je fais là, il me dit, en pro- nonçant un mot à chaque grain semé au vent :
— Vous sentez bien que je serai par là, derrière vous, avec ma colonne. — Vous n'aurez guère perdu que soixante hommes, vous aurez les six pièces qu'ils ont placées là... Vous les tournerez du côté de Reims... A onze heures... onze heures et demie, la position sera à nous. Et nous dormirons jusqu'à trois heures pour nous reposer un peu... de la petite affaire de Craonne. qui n était pas, comme on dit, piquée des vers.
— Ça suffît, lui dis-je; et je m'en allai, avec mon lieutenant en second, préparer un peu notre soirée. L'essentiel, comme vous voyez, était de ne pas faire de bruit. Je passai l'inspection des armes et je fis
456 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
enlever, avec le tire-bourre, les cartouches de toutes celles qui étaient chargées. Ensuite, je me promenai quelque temps avec mes sergents, en attendant l'heure. A dix heures et demie, je leur fis mettre leur capote sur l'habit et le fusil caché sous la capote; car, quelque chose qu'on fasse, comme vous voyez ce soir, la baïonnette se voit toujours, et quoiqu'il fît autrement sombre qu'à présent, je ne m'y liais pas. J'avais observé les petits sentiers bordés de haies qui conduisaient au corps de garde russe, et j'y fis monter les plus déterminés gaillards que j'aie jamais commandés. — Il y en a encore là, dans les rangs, deux qui y étaient et s'en souvien- nent bien. — Ils avaient l'habitude des Russes, et savaient comment les prendre. Les factionnaires que nous rencontrâmes en montant disparurent sans bruit, comme des roseaux que Ion couche par terre avec la main. Celui qui élail devant les armes deman- dait plus de soin. Il était immobile, l'arme au pied et le menton sur son fusil; le pauvre diable se balançait comme un homme qui s'endort de fatigue et va tomber. Un de mes grenadiers le prit dans ses bras en le serrant à rétouffcr, et deux autres, l'ayant bâillonné, le jetèrent dans les broussailles. J'arrivai lentement et je ne pus me défendre, je l'avoue, d'une certaine émotion que je n'avais jamais éprouvée au moment des autres combats. C'était la honte d'attaquer des gens couchés. Je les voyais, roulés dans leurs manteaux, éclairés par une lan- terne sourde, et le cœur me battit violemment. Mais tout à coup, au moment d'agir, je craignis que ce ne fût une faiblesse qui ressemblât à celle des lâches, j'eus peur d'avoir senti la peur une fois, et, prenant mon sabre caché sous mon bras, j'entrai le premier, brusquement, dounant l'exemple à mes
LE CORPS DE GARDE RUSSE 457
grenadiers. Je leur fis un geste qu ils comprirent; ils se jetèrent d'abord sur les armes, puis sur les hommes, comme des loups sur un troupeau. Ohl ce fut une boucherie sourde et horrible ! la baïonnette perçait, la crosse assommait, le genou étouffait, la main étranglait. Tous les cris à peine poussés étaient éteints sous les pieds de nos soldats, et nulle tête ne se soulevait sans recevoir le coup mortel. En entrant, j'avais frappé au hasard un coup terrible, devant moi, sur quelque chose de noir que javais traversé d'outre en outre : un vieux officier, homme grand et fort, la tête chargée de cheveux blancs, se leva comme un fantôme, jeta un cri affreux en voyant ce que javais fait, me frappa à la figure d'un coup d'épée violent, et tomba mort à l'instant sous les baïonnettes. Moi, je tombai assis à côté de lui, étourdi du coup porté entre les yeux, et j'entendis sous moi la voix mourante et tendre d'un enfant qui disait : Papa...
Je compris alors mon œuvre, et j'y regardai avec un empressement frénétique. Je vis un de ces offi- ciers de quatorze ans. si nombreux dans les armées russes qui nous envahirent à cette époque, et que l'on traînait à cette terrible école. Ses longs che- veux bouclés tombaient sur sa poitrine, aussi blonds, aussi soyeux que ceux dune femme, et sa tête s'était penchée comme s'il n'eût fait que s endormir une seconde fois. Ses lèvres roses, épanouies comme celles d'un nouveau-né, semblaient encore engraissées par le lait de la nourrice, et ses grands yeux bleus entrouverts avaient une beauté de forme candide, féminine et caressante. Je le soulevai sur un bras, et sa joue tomba sur ma joue ensanglantée, comme s'il allait cacher sa tète entre le menton et l'épaule de sa mère pour se réchauffer. Il semblait
26
458 SERVITUDE ET GRA^ÎDEUR MILITAIRES
se blottir sous ma poitrine pour fuir ses meurtriers. La tendresse filiale, la confiance et le repos d'un sommeil délicieux reposaient sur sa figure morte, et il paraissait me dire : Dormons en paix.
— Etait-ce là un ennemi? m"écriai-je. — Et ce que Dieu a mis de paternel dans les entrailles de tout homme s'émut et tressaillit en moi; je le serrais contre ma poitrine, lorsque je sentis que j'appuyais sur moi la garde de mon sabre qui traversait son cœur et qui avait tué cet ange endormi. Je voulus pencher ma tète sur sa tête, mais mon sang le cou- vrit de larges taches; je sentis la blessure de mon front, et je me souvins qu'elle m'avait été faite par son père. Je regardai honteusement de côté, et je ne vis qu'un amas de corps que mes grenadiers tiraient par les pieds et jetaient dehors, ne leur prenant que des cartouches. En ce moment, le Colonel entra suivi de la colonne, dont j'entendis le pas et les armes.
— Bravo! mon cher, me dit-il, vous avez enlevé ça lestement. Mais vous êtes blessé?
— Regardez cela, dis-je; quelle différence y a-t-il entre moi et un assassin?
— Eh! sacredié, mon cher, que voulez-vous? c'est le métier.
— C'est juste, répondis-je, et je me levai pour aller reprendre mon commandement. L'enfant re- tomba dans les plis de son manteau dont je l'enve- loppai, et sa petite main ornée de grosses bagues laissa échapper une canne de jonc, qui tomba sur ma main comme s'il me l'eût donnée. Je la pris; je résolus, quels que fussent mes périls à venir, de n'avoir plus d'autre arme, et je n'eus pas l'audace de retirer de sa poitrine mon sabre d'égorgeur.
Je sortis à la hâte de cet antre qui puait le sang,
LE CORPS DE GARDE RUSSE 459
et quand je me trouvai au grand air, j'eus la force d'essuyer mon front rouge et mouillé. Mes grena- diers étaient à leurs rangs; chacun essuyait froide- ment sa baïonnette dans le gazon et raffermissait sa pierre à feu dans la batterie. Mon sergent-major, suivi du fourrier, marchait devant les rangs, tenant sa liste à la main, et, lisiml à la lueur d'un bout de chandelle planté dans le canon de son fusil comme dans un flambeau, il faisait paisiblement 1 appel. Je m appuyai contre un arbre, et le chirurgien-major vint me bander le front. Une large pluie de mars tombait sur ma tête et me faisait quelque bien. Je ne pus m'empècher de pousser un profond soupir :
— Je suis las de la guerre, dis-je au chirurgien.
— Et moi aussi, dit une voix grave que je con- naissais.
Je soulevai le bandage de mes sourcils, et je vis, non pas Xapoléon empereur, mais Bonaparte soldat. Il était seul, triste, à pied, debout devant moi, ses bottes enfoncées dans la boue, son habit déchiré, son chapeau ruisselant la pluie par les bords; il sentait ses derniers jours venus, et regardait autour de lui ses derniers soldats.
Il me considérait attentivement.
— Je t'ai vu quelque part, dit-il, grognard?
A ce dernier mot, je sentis qu'il ne me disait là qu'une phrase banale, je savais que j'avais vieilli de visage plus que d'années, et que fatigues, mousta- ches et blessures me déguisaient assez.
— Je vous ai vu partout, sans être vu, répondis-je.
— Yeux-tu de l'avancement? Je dis : — Il est bien tard.
Il croisa les bras un moment sans répondre, puis :
— Tu as raison, va, dans trois jours, toi et moi nous quitterons le service.
460 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
11 me tourna le dos et remonta sur son cheval, tenu à quelques pas. En ce moment, notre tète de colonne avait attaqué et l'on nous lançait des obus. Il en tomba un devant le front de ma compa- gnie, et quelques hommes se jetèrent en arrière, par un premier mouvement dont ils eurent honte. Bonaparte s'avança seul sur l'obus qui brûlait et fumait devant son cheval, et lui fit flairer cette fumée. Tout se tut et resta sans mouvement : l'obus éclata et n'atteignit personne. Les grenadiers senti- rent la leçon terrible qu'il leur donnait; moi j'y sentis de plus quelque chose qui tenait du déses- poir. La France lui manquait, et il avait douté un instant de ses vieux braves. Je me trouvai trop vengé et lui trop puni de ses fautes par un si grand abandon. Je me levai avec effort, et, m'approchant de lui, je pris et serrai la main qu'il tendait à plu- sieurs d'entre nous. Il ne me reconnut point, mais ce fut pour moi une réconciliation tacite entre le plus obscur et le plus illustre des hommes de notre siècle. — On battit la charge, et, le lendemain au jour, Reims fut repris par nous. Mais, quelques jours après, Paris l'était par d'autres.
La conversation est interrompue par la force des cir- ronstances. La compagnie du capitaine Renaud reçoit un oidre de mouvement et les deux interlocuteurs se séparent.
58. — UNE BILLE
Quinze jours après cette conversation que la révolution même ne m'avait point fait oublier, je
UNE BILLE 461
réfléchissais seul à l'héroïsme modeste et au désin- téressement, si rares tous les deux!
J'étais triste et me rappelais toutes les âmes guerrières et pures, sans faux éclat, sans charlata- nisme, qui n'ont aimé le Pouvoir et le commande- ment que pour le bien public, l'ont gardé sans orgueil, et n'ont su ni le tourner contre la Patrie, ni le convertir en or; je songeais à tous les hommes qui ont fait la guerre avec l'intelligence de ce qu'elle vaut, je pensais au bon Collingwood, si résigné, et enfin à l'obscur capitaine Renaud, lorsque je vis entrer un homme de haute taille, vêtu d une longue capote bleue en assez mauvais état. A ses moustaches blanches, aux cicatrices de son visage cuivré, je reconnus un des grenadiers de sa compa- gnie ; je lui demandai s'il était vivant encore, et l'émotion de ce brave homme me fit voir qu il était arrivé malheur. Il s'assit, s essuya le front, et quand il se fut remis, après quelques soins et un peu de temps, il me dit ce qui lui était arrivé.
Pendant les deux jours du 28 et du 29 juillet, le capitaine Renaud n'avait fait autre chose que mar- cher en colonne, le long des rues, à la tète de ses grenadiers; il se plaçait devant la première section de sa colonne, et allait paisiblement au milieu d une grêle de pierres et de coups de fusil qui partaient des cafés, des balcons et des fenêtres. Quand il s'arrêtait, c'était pour faire serrer les rangs ouverts par ceux qui tombaient, et pour regarder si ses guides de gauche se tenaient à leurs distances et à leurs chefs de file. Il n'avait pas tiré son épée et marchait la canne à la main. Les ordres lui étaient d abord parvenus exactement; mais, soit que les aides de camp fusse.nt tués en route, soit que l'état-
462 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
major ne les eût pas envoyés, il fut laissé, dans la nuit du 28 au 29, sur la place de la Bastille, sans autre instruction que de se retirer sur Saiut-Cloud en détruisant les barricades sur son chemin. Ce qu'il fit sans tirer un coup de fusil. Arrivé au pont d léna, il s'arrêta pour faire l'appel de sa compa- gnie. Il lui manquait moins de monde qu'à toutes celles de la Garde qui avaient été détachées, et ses hommes étaient aussi moins fatigués. Il avait eu l'art de les faire reposer à propos et à l'ombre, dans ces brûlantes journées, et de leur trouver, dans les casernes abandonnées, la nourriture que refusaient les maisons ennemies; la contenance de sa colonne était telle, qu'il avait trouvé déserte chaque barricade et n'avait eu que la peine de la faire démolir.
Il était donc debout, à la tète du pont d'Iéna, couvert de poussière, et secouant ses pieds; il regardait, vers la barrière, si rien ne gênait la sortie de son détachement, et désignait des éclai- reurs pour envoyer en avant. Il n'y avait personne dans le Champ de Mars, que deux maçons qui paraissaient dormir, couchés sur le ventre, et un petit garçon d'environ quatorze ans. qui marchait pieds nus et jouait des castagnettes avec deux mor- ceaux de faïence cassée. Il les raclait de temps en temps sur le parapet du pont, et vint ainsi, en jouant, jusqu'à la borne où se tenait Renaud. Le capitaine montrait en ce moment les hauteurs de Passy avec sa canne. L'enfant s'approcha de lui, le regardant avec de grands yeux étonnes, et tirant de sa veste un pistolet d'arçon, il le prit des deux mains et le dirigea vers la poitrine du capitaine. Celui-ci détourna le coup avec sa canne, et l'enfant ayant fait feu, la balle porta dans le haut de la
UNE BILLE 463
cuisse. Le capitaine tomba assis, sans dire mot, et regarda avec pitié ce singulier ennemi. Il vit ce jeune garçon qui tenait toujour? son arme des deux mains, et demeurait tout effrayé de ce quil avait fait. Les grenadiers étaient en ce moment appuyés tristement sur leurs fusils : ils ne daignèrent pas faire un geste contre ce petit drôle. Les uns soule- vèrent leur capitaine, les autres se contentèrent de tenir cet enfant par le bras et de l'amener à celui qu'il avait blessé. Il se mit à fondre en larmes; et quand il vit le sang couler h flots de la blessure de l'officier sur son pantalon blanc, effrayé de cette boucherie, il s'évanouit. On emporta en même temps l'homme et l'enfant dans une petite maison proche de Passy, où tous deux étaient encore. La colonne, conduite par le lieutenant, avait poursuivi sa route pour Saint-Cloud, et quatre grenadiers, après avoir quitté leurs uniformes, étaient restés dans cette maison hospitalière à soigner leur vieux commandant. L'un (celui qui me parlait) avait pris de l'ouvrage comme ouvrier armurier à Paris, d'au- tres comme maîtres d'armes, et, apportant leur journée au capitaine, ils l'avaient empêché de man- quer de soins jusqu'à ce jour. On l'avait amputé; mais la fièvre était ardente et mauvaise; et comme il craignait un redoublement dangereux, il m'en- voyait chercher. Il n'y avait pas de temps à perdre. Je partis sur-le-champ avec le digne soldat qui m'avait raconté ces détails les yeux humides et la voix tremblante, mais sans murmure, sans injure, sans accusation, répétant seulement :
— C'est un grand malheur pour nous.
Le blessé avait été porté chez une petite mar- chande qui était veuve et qui vivait seule dans une petite boutique et dans une rue écartée du village,
464 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
avec des enfants en bas âge. Elle n'avait pas eu la crainte, un seul moment, de se compromettre, et personne n'avait eu l'idée de l'inquiéter à ce sujet. Les voisins, au contraire, s'étaient empressés de l'aider dans les soins qu'elle prenait du malade. Les officiers de santé, qu'on avait appelés, ne l'ayant pas jugé transportable après l'opération, elle l'avait gardé, et souvent elle avait passé la nuit près de son lit. Lorsque j'entrai, elle vint au-devant de moi avec un air de reconnaissance et de timidité qui me firent peine. Je sentis combien d'embarras à la fois elle avait cachés par bonté naturelle et par bienfai- sance. Elle était fort pâle, et ses yeux étaient rougis et fatigués. Elle allait et venait vers une arrière- boutique très étroite que j'apercevais de la porte, et je vis, à sa précipitation, qu'elle arrangeait la petite chambre du blessé et mettait une sorte de coquetterie à ce qu'un étranger la trouvât conve- nable. — Aussi, j'eus soin de ne pas marcher vite, et je lui donnai tout le temps dont elle eut besoin.
— Voyez monsieur, il a bien souffert, allez! me dit-elle en ouvrant la porte.
Le capitaine Renaud était assis sur un petit lit à rideaux de serge, placé dans un coin de la chambre, et plusieurs traversins soutenaient son corps. Il était d'une maigreur de squelette, et les pommettes des joues d'un rouge ardent; la blessure de son front était noire. Je vis qu'il n'irait pas loin, et son sourire me le dit aussi. Il me tendit la main et me fit signe de m'asseoir. Il y avait à sa droite un jeune garçon qui tenait un verre d'eau gommée et le remuait avec la cuillère. Il se leva et m'apporta sa chaise. Renaud le prit, de son lit, par le bout de l'oreille, et me dit doucement, d'une voix affaiblie :
V>'E BILLE 465
— Tenez, mon cher, je vous présente mon vain- queur.
Je haussai les épaules, et le pauvre enfant baissa les veux en rougissant. — Je vis une grosse larme rouler sur sa joue.
— Allons! allons! dit le capitaine en passant la main dans ses cheveux. Ce n'est pas sa faute. Pauvre garçon! il avait rencontré deux hommes qui lui avaient fait boire de l'eau-de-vie, l'avaient payé, et l'avaient envoyé me tirer son coup de pistolet. Il a fait cela comme il aurait jeté une bille au coin de la borne. — N'est-ce pas, Jean?
Et Jean se mit à trembler et prit une expression de douleur si déchirante qu'elle me toucha. Je le regardai de plus près : c'était un fort bel enfant.
— C'était bien une bille aussi, me dit la jeune marchande. Voyez, monsieur.
Et elle me montrait une petite bille d'agate, grosse comme les plus fortes balles de plomb, et avec laquelle on avait chargé le pistolet de calibre qui était là.
— Il n'en faut pas plus que ça pour retrancher une jambe d'un capitaine, me dit Renaud.
— Vous ne devez pas le faire parler beaucoup, me dit timidement la marchande.
Renaud ne l'écoutait pas :
— Oui, mon cher, il ne me reste pas assez de jambe pour y faire tenir une jambe de bois.
Je lui serrais la main sans répondre ; humilié de voir que, pour tuer un homme qui avait tant vu et tant souffert, dont la poitrine était bronzée par vingt campagnes et dix blessures, éprouvée à la glace et au feu, passée à la baïonnette et à la lance, il n'avait fallu que le soubresaut d'une de ces grenouilles des ruisseaux de Paris qu'on nomme : Gamins.
466 SERVITUDE ET CRA>'DEUR MILITAIEES
Renaud répondit à ma pensée. Il pencha sa joue sur le traversin, et, me serrant la main :
— Nous étions en guerre, me dit-il; il n'est pas plus assassin que je ne le fus à Reims, moi. Quand j'ai tué l'enfant russe, j'étais peut-être aussi un assassin? — Dans la grande guerre d'Espagne, les hommes qui poignardaient nos sentinelles ne se croyaient pas des assassins, et, étant en guerre, ils ne l'étaient peut-être pas. Les catholiques et les huguenots s'assassinaient-ils ou non ? — De com- bien d'assassinats se corcpose une grande bataille? — Voilà un des points où notre raison se perd et ne sait que dire. C'est la guerre qui a tort et non pas nous. Je vous assure que ce petit bonhomme est fort doux et fort gentil; il lit et écrit déjà très bien. C'est un enfant trouvé. — Il était apprenti menuisier. — II n'a pas quitté ma chambre depuis quinze jours, et il m aime beaucoup, ce pauvre garçon. Il annonce des dispositions pour le calcul; on peut en faire quelque chose.
Comme il parlait plus péniblement et s'appro- chait de mon oreille, je me penchai, et il me donna un petit papier plié qu'il me pria de parcourir. J'entrevis un court testament par lequel il laissait une sorte de métairie misérable qu'il possédait, h la pauvre marchande qui l'avait recueilli, et, après elle, à Jean, qu'elle devait faire élever, sous condi- tion qu'il ne serait jamais militaire; il stipulait la somme de son remplacement, et donnait ce petit bout de terre pour asile à ses quatre vieux grena- diers. Il chargeait de tout cela un notaire de sa province. Quand j eus le papier dans les mains, il parut plus tranquille et prêt à s'assoupir. Puis il tressaillit, et, rouvrant les yeux, il me pria de prendre et de garder sa canne de jonc. — Ensuite
U>E BILLE 4G7
il s'assoupit encore. Son vieux soldat secoua la tête et lui prit une main. Je pris l'autre, que je sentis glacée. Il dit qu'il avait froid aux pieds, et Jean coucha et appuya sa petite poitrine d'enfant sur le lit pour le réchauffer. Alors le capitaine Renaud commença à tâter ses draps avec les mains, disant qu'il ne les sentait plus, ce qui est un signe fatal. Sa voix était caverneuse. Il porta péniblement une main à son front, regarda Jean attentivement et dit encore ;
— C'est singulier! — Cet enfant-îà ressemble à l'enfant russe !
Ensuite il ferma les yeux, et, me serrant la main avec une présence d'esprit renaissante.
— Voyez-vous! me dit-il, voilà le cerveau qui se prend, c'est la fin.
Son regard était différent et plus calme. Nous comprîmes cette lutte d'un esprit ferme qui se jugeait contre la douleur qui 1 égarait, et ce spec- tacle, sur un grabat misérable, était pour moi plein d'une majesté solennelle. Il rougit de nouveau et dit très haut :
— Ils avaient quatorze ans... — tous deux... — Qui sait si ce n'est pas cette jeune âme revenue dans cet autre corps pour se venger?...
Ensuite il tressaillit, il pâlit, et me regarda tran- quillement et avec attendrissement :
— Dites-moi I... ne pourriez-vous me fermer la bouche? Je crains de parler... on s'affaiblit... Je ne voudrais plus parler... J'ai soif.
On lui donna quelques cuillerées, et il dit :
— J ai fait mon devoir. Cette idée-là fait du bien.
Et il ajouta :
— Si le pays se trouve mieux de tout ce qui
ET
ries â dire;
N
I
9 s MMcpit et
e vemp», «ae femae viat à U porte et fil ôgae q«e le ckxr^^r^^' «Haitlâ; la poiate ém pied poar ?r, ct«
j'eairaîs arec hndaB» ^'HaaA
a aM psila pc^^/ i iKi>ri'i"'-«:'-f . aova grasd cri. 5o«« cof ât> et aoaa aa drap aar la téie ^ cet koaaHe
i
i
S9 — C05CLCSI05
.« ^ai ma . • — ' ^« «owcaîra ép»r* eat cLi^v- --^v«rd"kai Scfi c<rc-« ■ oatrii ip« f*îi »,^y la fcafïTIf de Pan*, rt «ir Cf-rsa par le* ^ra
4e Faria. «s tOI, T • tesp* o«. comme je
t'ai ^(. I afSiéc 4c 1 j,s^*r? veaatt expirer daa« le acia 4e tmm4t ■liiiialr alera. et mène aaîovr-
la aatare et plaiac la coadiûoa da Poétr d»ae aoCfVi
i« ■ piadr^M ^ae ce tf«^re lai poar las ee q^ euit •a«s «• aal«l à la Petite Fcrrtaae*
Ce a
paa aaaa 4e<»rîa ^ac j'ai eaa«v«^ d« f«fv4a 4e lAraiée vera cette GfiA3Uj D£UB PAS6ITC. fsi repoae u>ate 4aaa la^a^^^*' 6a« «C la rétigu^iem, Jmuji elle «e pe«C être
a la Graadear de l'actMM o4 4tfMrp^<
CO-NCLUSION
469
elle sera longtemps la seule à laquelle puisse pré- tendre Ihomme armé, car il est armé presque inu- tilement aujourdhui. Les Grandeurs éblouissantes des couquérauts sont peut-être éteintes pour tou- jours. Leur éclat passé s'affaiblit, je le répète, à mesure que s'accroît, dans les esprits, le dédain de la guerre, et, dans les cœurs, le dégoût de ses cruautés froides. Les Armées permanentes embar- rassent leurs maîtres. Chaque souverain regarde son Armée tristement; ce colosse assis à ses pieds, immobile et muet, le gène et l'épouvante; il n'en sait que faire, et craint qu'il ne se tourne contre lui. Il le voit dévoré d'ardeur et ne pouvant se mou- voir. Le besoin d une circulation impossible ne cesse de tourmenter le sang de ce grand corps, ce sang qui ne se répand pas et bouillonne sans cesse. De temps à autre, les bruits de grandes guerres s élèvent et grondent comme un tonnerre éloigné; mais ces nuages impuissants s'évanouissent, ces trombes se perdent eu grains de sable, en traités, en protocoles, que sais-je! — La philosophie a heureusement rapetissé la guerre; les négociations la remplacent, la mécanique achèvera de l'annuler par ses inventions.
Mais en attendant que le monde, encore enfant, se délivre de ce jouet féroce, en attendant cet accom- plissement bien lent, qui me semble infaillible, le Soldat, l'homme des Armées, a besoin d être consolé de la rigueur de sa condition. Il sent que la Patrie, qui l'aimait à cause des gloires dont il la couron- nait, commence à le dédaigner pour son oisiveté, ou le haïr à cause des guerres civiles dans les- quelles on remploie à frapper sa mère. — Ce Gla- diateur, qui n'a plus même les applaudissements du cirque, a besoin de prendre confiance en lui-même,
27
468 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
s'est fait, nous n'avons rien à dire; mais vous verrez...
Ensuite il s'assoupit et dormit une demi-heure environ. Après ce temps, une femme vint à la porte timidement, et fit signe que le chirurgien était là; je sortis sur la pointe du pied pour lui parler, et, comme j'entrais avec lui dans le petit jardin, m'étant arrêté auprès d'un puits pour l'interroger, nous entendîmes un grand cri. Nous courûmes et nous vîmes un drap sur la tête de cet honnête homme, qui n'était plus...
59. — CONCLUSION
L'époque qui m'a laissé ces souvenirs épars est close aujourd'hui. Son cercle s'ouvrit en 1814 par la bataille de Paris, et se ferma par les trois jours de Paris, en 1830. C'était le temps où, comme je l'ai dit, l'armée de l'Empire venait expirer dans le sein de l'armée naissante alors, et mûrie aujour- d'hui. Après avoir, sous plusieurs formes, expliqué la nature et plaint la condition du Poète dans notre société, j'ai voulu montrer ici celle du Soldat, autre Pariia moderne.
Je voudrais que ce livre fût pour lui ce qu'était pour un soldat romain un autel à la Petite Fortune.
Ce n'est pas sans dessein que j'ai essayé de tourner les regards de l'Armée vers cette GRAN- DEUR PASSIVE, qui repose toute dans Yabnéga- tion et la résignation. Jamais elle ne peut être com- parable en éclat à la Grandeur de l'action où se développent largement d'énergiques facultés; mais
co.NCLusio>' 469
elle sera longtemps la seule à laquelle puisse pré- tendre l'homme armé, car il est armé presque inu- tilement aujourd hui. Les Grandeurs éblouissantes des conquérants sont peut-être éteintes pour tou- jours. Leur éclat passé s'affaiblit, je le répète, à mesure que s'accroît, dans les esprits, le dédain de la guerre, et, dans les cœurs, le dégoût de ses cruautés froides. Les Armées permanentes embar- rassent leurs maîtres. Chaque souverain regarde son Armée tristement; ce colosse assis à ses pieds, immobile et muet, le gène et l'épouvante; il nen sait que faire, et craint qu'il ne se tourne contre lui. Il le voit dévoré d'ardeur et ne pouvant se mou- voir. Le besoin d'une circulation impossible ne cesse de tourmenter le sang de ce grand corps, ce sang qui ne se répand pas et bouillonne sans cesse. De temps à autre, les bruits de grandes guerres s'élèvent et grondent comme un tonnerre éloigné ; mais ces nuages impuissants s'évanouissent, ces trombes se perdent en grains de sable, en traités, en protocoles, que sais-jel — La philosophie a heureusement rapetissé la guerre; les négociations la remplacent, la mécanique achèvera de l'annuler par ses inventions.
Mais eu attendant que le monde, encore enfant, se délivre de ce jouet féroce, en attendant cet accom- plissement bien lent, qui me semble infaillible, le Soldat, Ihomme des Armées, a besoin d être consolé de la rigueur de sa condition. Il sent que la Patrie, qui l'aimait à cause des gloires dont il la couron- nait, commence à le dédaigner pour son oisiveté, ou le haïr à cause des guerres civiles dans les- quelles on l'emploie à frapper sa mère. — Ce Gla- diateur, qui n'a plus même les applaudissements du cirque, a besoin de prendre confiance en lui-même,
27
470 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
et nous avons besoin de le plaindre pour lui rendre justice, parce que, je l'ai dit, il est aveugle et muet; jeté où l'on veut qu'il aille, en combattant aujour- d'hui telle cocarde, il se demande s'il ne la mettra pas demain à son chapeau.
Quelle idée le soutiendra, si ce n'est celle du Devoir et de la parole jurée? Et dans les incerti- tudes de sa route, dans ses scrupules et ses repen- tirs pesants, quel sentiment doit l'enflammer et peut l'exalter dans nos jours de froideur et de découragement ?
Que nous reste-t-il de sacré?
Dans le naufrage universel des croyances, quels débris où se puissent rattacher encore les mains généreuses? Hors l'amour du hien-être et du luxe d'un jour, rien ne se voit à la surface de l'abîme. On croirait que l'égoïsme a tout submergé; ceux même qui cherchent à sauver les âmes et qui plon- gent avec courage se sentent prêts à être engloutis. Les chefs des partis politiques prennent aujour- d'hui le Catholicisme comme un mot d'ordre et un drapeau; mais quelle foi ont-ils dans ses merveilles, et comment suivent-ils sa loi dans leur vie? — Les artistes le mettent en lumière comme une précieuse médaille, et se plongent dans ses dogmes comme dans une source épique de poésie; mais combien y en a-t-il qui se mettent à genoux dans l'église qu'ils décorent? — Beaucoup de philosophes embrassent sa cause et la plaident, comme des avocats géné- reux celle d'un client pauvre et délaissé; leurs écrits et leurs paroles aiment à s'empreindre de ses couleurs et de ses formes, leurs livres aiment à s'orner de dorures gothiques, leur travail entier se plaît à faire serpenter, autour de la croix, le labyrinthe habile de leurs arguments ; mais il est
CONCLUSION 471
rare que cette croix soit à leur côté dans la soli- tude. — Les hommes de guerre combattent et meu- rent sans presque se souvenir de Dieu. Xotre Siècle sait qu'il est ainsi, vendrait être autrement et ne le peut pas. Il se considère d'un œil morne, et aucun autre n'a mieux senti combien est malheureux un siècle qui se voit.
A ces signes funestes, quelques étrangers nous ont crus tombés dans un état semblable à celui du Bas-Empire, et des hommes graves se sont demandé si le caractère national n'allait pas se perdre pour toujours. Mais ceux qui ont su nous voir de plus près ont remarqué ce caractère de mâle détermina- tion qui survit en nous à tout ce que le frottement des sophismes a usé déplorablement. Les actions viriles n'ont rien perdu, en France, de leur vigueur antique. Une prompte résolution gouverne des sacrifices aussi grands, aussi entiers que jamais. Plus froidement calculés, les combats s exécutent avec une violence savante. — La moindre pensée produit des actes aussi grands que jadis la foi la plus fervente. Parmi nous, les croyances sont fai- bles, mais l'homme est fort. Chaque fléau trouve cent Belzunces. La jeunesse actuelle ne cesse de défier la mort par devoir ou par caprice, avec un sourire de Spartiate, sourire d autant plus grave que tous ne croient pas au festin des dieux.
Ce n est pas une foi neuve, un culte de nouvelle invention, une pensée confuse : c est un sentiment né avec nous, indépendant des temps, des lieux, et même des religions; un sentiment fier, inflexible, un instinct d'une incomparable beauté, qui n a trouvé que dans les temps modernes un nom digne de lui, mais qui déjà produisait de sublimes
472 SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
grandeurs dans l'antiquité, et la fécondait comme ces beaux fleuves qui, dans leur source et leurs premiers détours, n'ont pas encore d'appellation. Cette foi, qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les armées, est celle de l'HONNEUR.
L'Honneur, c'est la conscience, mais la con- science exaltée. — C'est le respect de soi-même et de la beauté de sa vie portée jusqu'à la plus pure élévation et jusqu'à la passion la plus ardente. Je ne vois, il est vrai, nulle unité dans son principe; et toutes les fois que l'on a entrepris de le définir, on s'est perdu dans les termes; mais je ne vois pas qu'on ait été plus précis dans la définition de Dieu. Cela prouve-t-il contre une existence que l'on sent universellement ?
C'est peut-être là le plus grand mérite de l'Hon- neur d'être si puissant et toujours beau, quelle que soit sa source!... Tantôt il porte l'homme à ne pas sui-vivre à un affront, tantôt à le soutenir avec un éclat et une grandeur qui le réparent et en effacent la souillure. D'autres fois il sait cacher ensemble l'injure et l'expiation. En d'autres temps il invente de grandes entreprises, des luttes magnifiques et persévérantes, des sacrifices inouïs, lentement accomplis, et plus beaux par leur patience et leur obscurité que les élans d'un enthousiasme subit ou d'une violente indignation; il produit des actes de bienfaisance que l'évangélique charité ne surpassa jamais ; il a des tolérances merveilleuses, de déli- cates bontés, des indulgences divines et de sublimes pardons. Toujours et partout il maintient dans toute sa beauté la dignité personnelle de l'homme.
L'Honneur, c'est la pudeur virile.
CONCLUSION 473
La honte de manquer de cela est tout pour nous. C'est donc la chose sacrée que cette chose inex- primable ?
Pesez ce que vaut, parmi nous, cette expression populaire, universelle, décisive et simple cepen- dant : — Donner sa parole d honneur.
Voilà que la parole humaine cesse d'être l'expres- sion des idées seulement, elle devient la parole par expérience, la parole sacrée entre toutes les paroles, comme si elle était née avec le premier mot qu ait dit la langue de l'homme; et comme si, après elle, il n y avait plus un mot digne d'être prononcé, elle devient la promesse de l'homme à l'homme, bénie par tous les peuples : elle devient le serment même, parce que vous y ajoutez le mot : Honneur,
h
472
SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES
grandeurs dans rantiquité, et la fécondait comme ces beaux fleuves qui, dans leur source et leurs premiers détours, n'ont pas encore d'appellation. Cette foi, qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les armées, est celle de l'HONNEUR.
L'Honneur, c'est la conscience, mais la con- science exaltée. — C'est le respect de soi-même et de la beauté de sa vie portée jusqu'à la plus pure élévation et jusqu'à la passion la plus ardente. Je ne vois, il est vrai, nulle unité dans son principe; et toutes les fois que l'on a entrepris de le définir, on s'est perdu dans les termes; mais je ne vois pas qu'on ait été plus précis dans la définition de Dieu, Cela prouve-t-il contre une existence que 1 on sent universellement ?
C'est peut-être là le plus grand mérite de l'Hon- neur d'être si puissant et toujours beau, quelle que soit sa source!... Tantôt il porte l'homme à ne pas sui-vivre à un affront, tantôt à le soutenir avec un éclat et une grandeur qui le réparent et en effacent la souillure. D'autres fois il sait cacher ensemble l'injure et l'expiation. En d'autres temps il invente de grandes entreprises, des luttes magnifiques et persévérantes, des sacrifices inouïs, lentement accomplis, et plus beaux par leur patience et leur obscurité que les élans d'un enthousiasme subit ou d'une violente indignation; il produit des actes de bienfaisance que l'évangélique charité ne surpassa jamais ; il a des tolérances merveilleuses, de déli- cates bontés, des indulgences divines et de sublimes pardons. Toujours et partout il maintient dans toute sa beauté la dignité personnelle de Ihomrae.
L'Honneur, c'est la pudeur virile.
i' ». tu'
CONCLUSION
473
La honle de manquer de cela est tout pour nous. C'est donc la chose sacrée que cette chose inex- primable ?
Pesez ce que vaut, parmi nous, cette expression populaire, universelle, décisive et simple cepen- dant : — Donner sa parole d'honneur.
Voilà que la parole humaine cesse d'être l'expres- sion des idées seulement, elle devient la parole par expérience, la parole sacrée entre toutes les paroles, comme si elle était née avec le premier mot qu'ait dit la langue de l'homme; et comme si, après elle, il n'y avait plus un mot digne d'être prononcé, elle devient la promesse de l'homme à 1 homme, bénie par tous les peuples ; elle devient le serment même, parce que vous y ajoutez le mot : Honneur.
à^
JOURNAL D'UN POÈTE*
60. — PENSEES ET REFLEXIONS DIVERSES
1824.
Il est boa et salutaire de n'avoir aucune espé- rance.
L'espérance est la plus grande de nos folies.
Cela bien compris, tout ce qui arrive d'heureux surprend.
Dans cette prison nommée la vie, d'où nous par- tous les uns après les autres pour aller à la mort, il ne faut compter sur aucune promenade, ni aucune fleur. Dès lors, le moindre bouquet, la plus petite feuille, réjouit la vue et le cœur, on en sait gré à la puissance qui a permis qu'elles se rencontrât sous vos pas.
Il est vrai que vous ne savez pas pourquoi vous êtes prisonnier et de quoi puni; mais vous savez à n'en pas douter quelle sera votre peine : souf- france en prison, mort après.
1. Le Journal d'un Poète a été publié, peu de temps après la mort d'Alfred de Vigny, par M. Louis Ratisbonnc' héritier de ses œuvres et papiers littéraires.
PENSÉES ET RÉFLEXIONS DIVERSES 475
Ne pensez pas au juge, ni au procès que vous ignorerez toujours, mais seulement à remercier le geôlier inconnu qui vous permet souvent des joies dignes du ciel.
Tous les crimes et les vices viennent de fai- blesse.
Ils ne méritent donc que la pitié!
Organisation bizarre. — Ma tète, pour concevoir et retenir les idées positives, est forcée de les jeter dans le domaine de l'imagination, et j'ai un tel besoin de créer qu'il me faut dire en allant pas à pas : Si telle science ou telle théorie pratique n'existait pas, comment la formerais-je? Alors le but, puis l'ensemble, puis les détails m'apparais- sent, et je vois et je retiens pour toujours.
Et comment faire autrement pour tomber d'Êloa à la théorie d'infanterie?
1826.
Lundi 6 novembre. — Voir est tout pour moi. Un seul coup d'œil me révèle un pays et je crois deviner sur le visage, une âme. — Aujourd'hui à onze heures, l'oncle de ma femme, M. le colonel Hamilton Bunbury, m'a présenté à sir Walter Scott qu il connaissait. Dans un appartement de l'hôtel de Windsor, au second, au fond de la cour, j'ai trouvé l'illustre Ecossais. En entrant dans son cabinet, j'ai vu un vieillard tout autre que ne l'ont représenté les portraits vulgaires : sa taille est
476 JOURNAL d'un poète
grande, mince et un peu voûtée; son épaule droite est un peu penchée vers le côté où il boite ; sa tête a conservé encore quelques cheveux blancs, ses sourcils sont blancs et couvrent des yeux bleus, petits, fatigués, mais très doux, attendris et humides, annonçant, à mon avis, une sensibilité profonde. Son teint est clair comme celui de la plu- part des Anglais, ses joues et son menton sont colorés légèrement. Je cherchai vainement le front d'Homère et le sourire de Rabelais que notre Charles Nodier vit avec son enthousiasme sur le buste de Walter Scott, en Ecosse; son front m'a semblé, au contraire, étroit, et développé seule- ment au-dessus des sourcils; sa bouche est arrondie et un peu tombante aux coins. Peut-être est-ce l'impression dune douleur récente; cependant, je la crois habituellement mélancolique comme je l'ai trouvée. On l'a peint avec un nez aquilin : il est court, retroussé et gros à l'extrémité. La coupe de sou visage et son expression ont un singulier rapport avec le port et l'habitude du corps et des traits du duc de Cadore, et plus encore du maré- chal Macdonald, aussi de race écossaise; mais, plus fatiguée et plus pensive, la tête du page s'incline plus que celle du guerrier.
Lorsque j'ai abordé sir Walter Scott, il était occupé à écrire sur un pupitre anglais de bois de citron, enveloppé d une robe de chambre de soie grise. Le jour tombait de la fenêtre sur les cheveux blancs. Il s'est levé avec un air très noble et m'a serré affectueusement la main dans une main que j'ai sentie chaude, mais ridée et un peu tremblante. Prévenu par mon oncle de loffre que je devais lui faire d'un livre, il l'a reçu avec l'air très touché et nous a fait signe de nous asseoir.
PE>'SÉES ET RÉFLEXIONS» DIVEiSES 477
— On ne voit pas tous les jours un ^and homme dans ce temps-ci. lui ai-je dit; je n'ai Cnnu encore que Bonaparte, Chateaubriand et vous Ijme repro- chais en secret d'oublier Girodet, mci ami, et d'autres encore, mais je parlais à un étrno-er^ — Je suis honoré, très honoré, m'a-t-il répndu ; je comprends ce que vous me dites, mais jea'v sau- rais pas répondre en français. — J'ai senti 'es lors un mur entre nous. Voyant mon oncle me t^duire ses paroles anglaises, il s'est efforcé, en jarlant lentement, de m'exprimer ses pensées. — Prenant Cinq-Mars : — Je connais cet événement, c'es une belle époque de votre histoire nationale. Je l'ai prié de m'en écrire les défauts en lui donnant non adresse. — rs'e comptez pas sur moi pour cr'ti- quer, m'a-t-il dit, mais je sens, je sens! Il ne serrait la main avec un air paternel : sa main, m peu grasse, tremblait beaucoup; j'ai pensé qu^, c'était 1 impatience de ne pas bien s'exprimer. Moi oncle a cru que ma visite lui avait causé une émo- tion douce; Dieu le veuille et que toutes ses heures soient heureuses. Je le crois né sensible et timide. Simple et illustre vieillard ! — Je lui ai demandé s'il reviendrait en France : — Je ne le sais pas, m'a-t-il dit. L'ambassadeur lattendait, il allait sortir, je l'ai quitté, non sans l'avoir observé d'un œil fixe tandis qu'il parlait en anglais avec mon oncle.
1829.
L'histoire du monde n'sst autre chose que la lutte du pouvoir contre l'opinion générale. Lorsque le pouvoir suit l'opinion, il est fort : lorsqu'il la heurte, il tombe.
478 / JOURNAL d'un poète
/
L'art est J vérité choisie.
Si le prerîer mérite de l'art n'était que la peinture exacte de } vérité, le panorama serait supérieur à la Descend de croix.
Préfaîe. — Exempt de tout fanatisme, je n'ai point d'idole, J ai lu, j'ai vu, je pense et j écris seul, indépendant.
Losqu'un siècle est en marche guidé par une pensée, il est semblable à une armée marchant dans le d5sert. Malheur aux traînards! rester en arrière, c'e^t mourir.
/ .
' Quel intervalle sépare la curiosité qui fait accourir
Je peuple au passage d un roi, ou à celui d une
girafe, d'un sauvage ou d'un acteur? — Est-ce un
/•cheveu ou une aiguille?
Le célibataire ne donne point, comme le père de famille, des otages à son pays : la femme, les enfants, garants qu'il ne peut déserter et devenir cosmopolite.
La puissance est toujours avec la lumière : de là vient que, dans le moyen âge, le clergé eut la force parce qu'il eut la science; à présent, il est inférieur en connaissances, de là en empire.
La raison offense tous les fanatismes.
PENSÉES ET RÉFLEXIO^'S DIVERSES 479
L'humanité fait un interminable discours dont chaque homme illustre est une idée.
Les Français. — Tout Français ou à peu près, naît vaudevilliste et ne conçoit pas plus haut que vaudeville.
Écrire pour un tel public, quelle dérision! quelle pitié ! quel métier 1
Les Français n'aiment ni la lecture, ni la musique, ni la poésie. — Mais la société, les salons, l'esprit, la prose.
La gloire. — J'ai cru longtemps en elle; mais, réfléchissant que l'auteur de Laocoon est inconnu, j'ai vu la vanité.
Il y a, d'ailleurs, en moi quelque chose de plus puissant pour me faire écrire, le bonheur de l'inspi- ration, délire qui surpasse de beaucoup le délire physique correspondant qui nous enivre dans les bras d'une femme. La volupté de l'àme est plus longue... Li' extase morale est supérieure à l'extase physique.
Le seul beau moment d'un ouvrage est celui où on l'écrit.
1830
Jeudi 29 juillet. — Ils ne viennent pas à Paris, on meurt pour eux. Race de Stuarts! Oh! je garde ma famille.
480 JOURNAL d'un poète
Attaque des casernes de la rue Verte et de la Pépinière. Bravoure incomparable des ouvriers serruriers. — J'ai mis la tête à la fenêtre pour voir si quelque blessé de l'un des deux partis venait se réfugier à ma porte. On vient de faire feu sur moi, on a cru que je voulais tirer de la fenêtre. Les trois balles ont cassé la corniche de ma fenêtre. — En vingt minutes, les deux casernes prises.
Vendredi 30- — Pas un prince n'a paru. Les pau- vres braves de la garde sont abandonnés sans ordres, sans pain depuis deux jours, traqués par- tout et se battant toujours. — O guerre civile, ces obstinés dévots t'ont amenée!
Chassés de partout. Paris est libre.
Le jour où il n'y aura plus parmi les hommes ni enthousiasme, ni amour, ni adoration, ni dévoue- ment, creusons la terre jusqu'à son centre, met- tons-y cinq cents milliards de barils de poudre et qu'elle éclate en pièces comme une bombe au milieu du firmament.
Ls monde a la démarche d'un sot, il avance en se balançant mollement entre deux absurdités : le droit divin et la souveraineté du peuple.
1 832
La presse dévorera l'éloquence : elle l'a déjà mangée à demi. -- Dans l'antiquité, qui perdait
PENSÉES ET RÉFLEXIONS DIVERSES 481
une représentation de Cicéron perdait tout; aujour- d'hui, on se dit :
— Je ne 1 ai pas entendu ce matin, qu'importe! je le lirai demain.
Quelquefois, notre langue a embelli ce qu'elle a touché; cela est rare, il est vrai. — J'aime mieux Michel-Ange que Michelangelo, et Florence que Firenze.
L'amélioration de la classe la plus nombreuse et l'accord entre la capacité prolétaire et l'héré- dité propriétaire sont toute la question politique actuelle.
Pour l'homme qui sait voir, il n y a pas de temps perdu. Ce qui serait désœuvrement pour un autre est observation et réflexion pour lui.
1833.
Goethe fut ennuyé de questions de tout le monde sur la vérité de Werther. On ne cessait de s'in- former à lui de ce qu'il renfermait de vrai.
— Il aurait fallu, dit-il, pour satisfaire à cette curiosité, disséquer un ouvrage qui m'avait coûté tant de réflexions et d'efforts incalculables dans la vue de ramener tous les divers éléments à l'unité poétique.
La même chose arriva à Richardson pour Clarisse^ à Bernardin de Saint-Pierre pour Paul et Virginie.
482 JOURNAL D UN POÈTE
Quand j'ai publié Stello, la même chose pour M™^ de Saint-Aignan, dont j'avais inventé la situation dans le dernier drame d'André Chénier; la même pour Kitty Bell, dont j'ai inventé l'être et le nom. Pour Servitude et Grandeur militaires, mêmes ques- tions sur l'authenticité des trois romans que ren- ferme ce volume.
Mais il ne faut pas en vouloir au public, que nous décevons par l'art, de chercher à se recon- naître et à savoir jusqu'à quel point il a tort ou raison de se faire illusion.
Le nom des personnages réels ajoute à l'illusion d'optique du théâtre et des livres, et la meilleure preuve du succès est la chaleur que met le public à s'informer de la réalité de l'exemple qu'on lui donne.
Pour les poètes et la postérité, il suffit de savoir que le fait soit beau et probable. — Aussi je réponds sur Laurette et les autres : Cela pourrait avoir été vrai.
Les Français ressemblent à des hommes que je vis un jour se battant dans une voiture emportée au galop. — Les partis se querellent et une invin- cible nécessité les emporte vers une démocratie universelle.
Bonaparte, c'est l'homme; Napoléon, c'est le rôle. Le premier a une redingote et un chapeau; le second, une couronne de lauriers et une toge.
Le tempérament ardent, c'est l'imagination des corps.
PENSÉES ET RÉFLEXIONS DIVERSES 483
La terre est révoltée des injustices delà création; elle dissimule par frayeur de l'éternité ; mais elle s'indigne en secret contre le Dieu qui a créé le mal et la mort. Quand un contempteur des dieux paraît, comme Ajax, fils d'Oïlée, le monde 1 adopte et laime; tel est Satan, tels sont Oreste et don Juan.
Tous ceux qui luttèrent contre le ciel injuste ont eu l'admiration et l'amour secret des hommes.
Il n'y a pas un homme qui ait le droit de mépriser les hommes.
Je n'ai pas rencontré un homme avec lequel il n'y eût quelque chose à apprendre.
La vérité sur la vie, c'est le désespoir. La reli- gion du Christ est une religion du désespoir, puis- qu il désespère de la vie et n'espère qu en l'éternité.
La presse est une bouche forcée d'être toujours ouverte et de parler toujours. De là vient qu'elle dit mille fois plus qu'elle n'a à dire, et qu'elle divague souvent et extravague.
Il en serait ainsi d'un orateur, fût-ce Démosthène, forcé de parler sans interruption toute l'année.
484 JOURNAL d'un poète
1835. L'honneur, c'est la poésie du devoir.
Le seul gouvernement dont, à présent, l'idée ne me soit pas intolérable, c'est celui d'une république dont la constitution serait pareille à celle des Etats- Unis américains.
Le moins mauvais gouvernement est celui qui se montre le moins, que l'on sent le moins et que l'on paye le moins cher.
Le mot de la langue le plus difficile à prononcer et à placer convenablement, c'est moi.
Il est certain que la création est une œuvre man- quée ou à demi accomplie, et marchant vers sa perfection à grand'peine.
Dans les deux cas, soyons humbles et incertains.
Il n'y a de sûr que notre ignorance et notre abandon — peut-être éternel!...
1836.
Une fable. — Un homme est condamné à mort après un crime, un assassinat. — Un an s'écoule entre la condamnation et l'exécution. Échappé à l'étranger et grandi dans sa vie. Dans cet intervalle,
PENSÉES ET RÉFLEXIONS DIVERSES 485
il devient illustre et vertueux. — Le jour arrive, on l'arrête, on l'exécute. La loi le tue en santé, lui donne la mort en pleine vie, la honte en pleine gloire.
Donc, les juges condamnent un scélérat; mais le bourreau tue un homme régénéré, moral et chré- tien.
Les criminalistes de tous les temps ont déclaré que la vengeance n'était pas le but de la loi pénale, qui, dans sa rigueur, ne se propose que de pré- venir le retour du mal : tel est l'esprit chrétien.
Si tel est l'esprit chrétien sur la terre, pourquoi a-t-il un autre esprit pour le ciel, en fondant les peines éternelles qui ne sont qu'une éternelle ven- seance ?
Comment ne pas éprouver le besoin d'aimer? Qui n'a senti manquer la terre sous ses pieds sitôt que 1 amour semble menacer de se rompre?
1837.
7 décembre. — Ce matin, on m'annonce M. de Jennison, l'ambassadeur de Bavière, comme je me levais à midi, ayant passé la nuit à écrire.
Il m'attend dans mon salon, et, peu après que j'y suis entré, aborde la question qui l'amène et que depuis longtemps il méditait peut-être :
— Youlez-vous me rendre un service?
— De tout mon cœur, s'il s'agit de vous être agréable personnellement.
486 JOURNAL D UN POÈTE
— Le roi de Bavière a un fils de vingt-six ans, son héritier. Le prince royal de Bavière désirerait entrer en correspondance avec vous. Lui répondriez- vous, s'il le faisait?
Je me suis tu un moment et lui ai dit :
— Ce que vous me demandez est, je puis le dire, un service véritable, car il faudrait que chaque journée eût quarante-huit heures, et le temps me manquera. Cependant, si vous voulez me donner une assurance importante, j'y consentirai; cette assurance est que ni dans le présent ni dans l'avenir le prince ne se croira obligé de m'en témoigner sa gratitude par autre chose qu'une lettre de lui. Sans cela, ce serait un traité, un marché.
Il m'a interrompu vivement, en me serrant les mains.
— Oui, c'est un service, et il en sera vivement touché; mais avec vous on sait que de tels services sont sans prix, et il ne vous en offre d'autre que son amitié.
— Prenez garde, ai-je ajouté, que rien n'est ferme et persévérant comme mon caractère; ne vous fiez pas à ma douceur de voix. Rien n'est entêté comme une colombe. J'en ai connu une qu'il aurait fallu tuer pour la chasser de mon lit ; je l'y ai laissée, elle a gagné son procès. Tout ce qui me fera ici passer par-dessus la lassitude de parler de choses sur lesquelles je suis blasé, ce sera le plaisir de penser un jour, dans ma vieillesse (si j'ai une vieillesse, chose douteuse), qu'un jeune roi me devra quelques idées justes sur la France et sur son esprit. — Donc , tout étant bien pur, bien désintéressé, regardant cette correspondance comme l'élan de deux âmes qui oublient qu'elles sont dans le corps d'un prince royal et d'un poète, je vous le répète, j'accepterai.
PENSÉES ET RÉFLEXIO-NS DIVERSES 487
1839.
Angleterre. — Ce qui fait la force de l'unité de cette nation, c'est que chaque homme s'y regarde comme un homme politique. Chaque citoyen parle et agit dans le sens de la politique anglaise du moment.
France. — IN'otre nation est légère et taquine. Elle ne veut laisser tranquille aucune supériorité.
1840.
Un mot. — Les Irlandais passent pour très spi- rituels. Un d'eux s'est mis à genoux à Rome devant une statue de Jupiter, et lui a dit :
— O Jupiter! si tu reviens au pouvoir, souviens- toi, je te prie, que je t'ai été fidèle dans l'adversité.
De la république en France. — Ce ne serait pas assez de César, de Charlemagne et de Louis XIV pour fonder un despotisme absolu en France, dans l'état où elle est. — Il n'y a plus dans notre orga- nisation toute démocratique et républicaine, depuis 1793, qu'une forme qui convienne : c'est une répu- blique avec une aristocratie d'intelligence et de richesse élégante. Le temps en refera une autre.
Poème a faire. — L'année de paix 1699. — Ce fut la seule année où le monde n'eut aucune guerre.
488 JOUR>'AL D UN POÈTE
1842.
La tragédie française a été presque toujours une suite de discours sur une situation donnée.
De la mort du duc d'Orléans. — Vers 1825, j'écoutais une jonversation entre quelques hommes qui se croyaient graves, et l'un d'eux disait :
— Ce quil y aura de triste, ce sera cette suite de trois règnes de vieillards avant Henri V. Il faudra voir tout le règne de Louis XVIII, de Charles X, du Dauphin.
— Eli ! mon Dieu, dis-je, soyez tranquilles, il arri- vera quelque chose avant dix ans; et je leur rap- pelai la Fontaine : « Le roi, làne ou moi, nous mourrons. » Je fis faire aux hommes d'Etat amis de M. de Villèle, qui me parlaient, une vilaine gri- mace, et on me regarda comme libéral et philo- sophe.
Cupidon, ToÈME. — Michel-Ange, accablé de cri- tiques et las d'entendre l'éloge des anciens, fait un Cupidon, l'enfouit et le fait découvrir dans une fouille.
Les savants s'assemblent.
Description de V Amour grec de Michel-Ange.
Mais il s'écrie :
— Il est de moi! J'en ai la terre glaise dans mon atelier.
De l'éducation universitaire . — Rien de plus niais que la routine des classes, du latin et du grec
PENSÉES ET E.ÉFLEXIONS DIVERSES 489
pour tous. Les œuvres anciennes sont excellentes pour former le style.
Or, qui a besoin avant tout d un style? — Ceux qui doivent être professeurs, rhéteurs, ou. par hasard, très grands écrivains éloquents, ou, par un hasard plus grand encore, poètes.
Mais la majorité de la nation a besoin d éducation professionnelle et spéciale.
Des org.vnes.
Des organes mauvais servent lintelligence,
Ai-je dit dans le poème de la Flûte.
Malebranche était idiot jusqu'à lâge de dix-sept ans. — Une chute le blesse à la tète, on le trépane, il devient un homme de génie. Descartes trépané fût devenu peut-être idiot.
Un élève de 1 Ecole polytechnique acheva dans le somnambulisme et trouva dans le sommeil le pro- blème qu il avait en vain cherché tout éveillé. — Preuve que 1 âme se détache des organes, agit et perçoit sans eux.
1843.
De la Patrie. — La patrie n'existait presque pas avant Louis XIIL Les grands seigneurs, alliés à des femmes étrangères et possesseurs de grands fiefs, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre à la fois comme en France, n avaient pas le cœur plus espagnol que français et trahissaient volontiers les intérêts d'un pays pour un autre.
La puissance croissante de la classe moyenne et
490 JOURNAL d'uX poète
l'unité donnée à la nation par la monarchie ont rendu anx nations le sentiment de citoyen. — La noblesse de province l'avait conservé, ce sentiment exquis; le gentilhomme [gentis honio), l'homme de la nation, était le citoyen véritable.
Jésus-Christ eut, de douze ans à trente ans, une vie ignorée; ce que le clergé appelle la vie cachée. Il y aurait un grand ouvrage idéal à faire sur cette vie. Il faudrait chercher à se rendre compte de ce qu'a pu penser et éprouver l'Homme-Dieu, sentant croître en lui la Divinité.
De la Foi. — On parle de la Foi. Qu'est-ce, après tout, que cette chose si rare? — Une espérance fervente. — Je 1 ai sondée dans tous les prêtres qui disaient la posséder et n'ai trouvé que cela. — Jamais la certitude.
1844.
Poème. — Les animaux lâches vont en troupes. Le lion marche seul dans le désert. Qu ainsi marche loujours le poète.
L'hyène. — Poème philosophique. — Les bêtes fauves suivent le voyageur dans le désert. Tant qu'il marche et se tient debout, elles se tiennent à dis- tance et lèchent sa trace comme des chiens fidèles; mais, s il bronche, s'il tombe, elles se précipitent
pe:<sée3 et réflexions diverses 491
sur lui et le déchirent. Quand il est mort et déchiré par pièces, elles lèchent son sang sur le sable, ses os jusqu'à ce quil ne reste plus que son squelette, et, lors même qu'il ne reste plus que >es longues côtes vides et arrondies comme la carène d'un vais- seau naufragé, l'hyène et le tigre dévorent son ombre. Ainsi fait la multitude sur l'homme célèbre et, moins que cela, sur tout homme éminent.
Des assemblées. — Les Anglais ont un proverbe qui dit que les corps n'ont point d'honneur.
En effet, ce qui insulte tout le monde ninsulte personne.
C'est la consolation que se donne une assemblée pour mal agir, et contre la morale publique et contre la loi naturelle quelquefois.
Un despote est responsable sur sa tète et son cœur.
Lettre de lord Byron. — Lord Byron reçut, le lendemain de son mariage, une lettre de M. Davis qui lui demandait comment il se trouvait de sa nuit.
Il répondit :
« Vers quatre heures du matin, je me suis réveillé. Le feu rouge éclairait les rideaux cramoisis de mon lit, je me suis cru en enfer; j'ai tàté à côté de moi, et j'ai vu que c était encore pis, en me rap- pelant que j'étais marié. »
Aujourd'hui, cette anecJc^e m'est racontée par M. Hayward, qui a retenu dans ;5a mémoire cette lettre mot pour mot. Elle lui fut communiquée par M. Davis.
492 JOURNAL d"uN' poète
Après avoir bien réfléchi sur la destinée des femmes dans tous les temps et chez toutes les nations, j'ai fini par penser que tout homme devrait dire à chaque femme, au lieu de Bonjour : — Pai-- donî car les plus forts ont fait la loi.
Racine. — La cliose dont je lui sais le plus de gré, ce n'est pas d'avoir écrit les chefs-d'œuvre d'Atkalie , de Britannicus , d'Esthei', etc., etc.; c est de n'avoir laissé de lui, après lui, que ces belles tragédies et pas une platitude de circonstance, comme firent Corneille même et Molière. Pas un madrigal honteux, pas une fadeur; mais, au con- traire, de graves leçons comme :
... Rois, craignez la calomnie..., etc., etc.
61. —VISITES ACADEMIQUES «
1842-1845
Dimanche, 30 janvier 1842.
RovER-CoLLARD. — Eu descendant de voiture, j'ai fait porter ma carte de visite à M. Royer-Collard
1. Alfred de Vignv se présenta plusieurs fois à l'Académie fran- çaise, où il ne fut admis qu'en lSi.3. Sous ce titre : Mes i^isites a V Académie, il avait noté les scènes diverses et piquantes de cette odyssée si pénible à laquelle est condamné tout candidat à un fauteuil du salon académique. Ces scènes, qui mettent aux prises des personnages célèbres à différents titres dans un entretien pres- que toujours embarrassant pour les deux parties, donneraient sans doute une bonne comédie au public, si le public pouvait les entendre. Parmi celles où Alfred de Vigny fut acteur, et dont il a recueilli le souvenir, j'en choisis quelques-unes seulement, celleg
VISITES ACADÉMIQUES 493
par ULe femme qui était seule dans l'antichambre. Presque à l'instant est venu un pauvre vieillard, rouge au nez et au menton, la tête chargée d'une vieille perruque noire, et enveloppée de la robe de chambre de Géronte, avec la serviette au col du Légataire universel.
Yoici mot pour mot notre conversation.
(Il était debout et appuyé à demi contre le mur.)
R.-c. — Monsieur, je vous demande bien pardon, mais je suis en affaire, et ne puis avoir l'honneur de vous recevoir; j'ai là mon médecin.
A. DE V. — Monsieur, dites-moi un jour où je puisse vous trouver seul, et je reviendrai.
R.-c. — Monsieur, si c'est seulement la visite obligée, je la tiens comme faite.
A. DE V. — Et moi, monsieur, comme reçue, si vous voulez, mais j'aurais été bien aise de savoir votre opinion sur ma candidature.
R.-c. — Mon opinion est que vous n'avez pas de
chances... (Avec ua certain air qu'il veut rendre ironique et
insolent). Ckances I N'est-ce pas comme cela qu'on parle à présent?
A. DE V. — Je ne sais pas comment on parle à présent; je sais seulement comment je parle, et com- ment vous parlez dans ce moment-ci.
R.-c. — D'ailleurs, j'aurais besoin de savoir de vous-même quels sont vos ouvrages.
qu'il y a le moins d'indisciétion à publier et qui ne feront de peine à personne, tout en offrant un vif intérêt. Seul, feu Pioyer-CoUard, d'illustre mémoire, n'y figure pas sous des traits aimables. Mais la légende de cette visite d'Alfred de Vigny au philosophe hautain est bien connue et presque célèbre; cet étrange accueil lui fut un avant- goût du discours d'installation que lui réservait M. Mole. Cette visite a donc un intérêt en quelque sorte historique : c'est ce qui m'adécidé à en donnerles curieux et amusants détails, tels qu'Alfred de Vigny les a retracés dans ses souvenirs. (L. R.)
2â
»0 util
^ • _ x^^* ^ u
^kt.
VI.»!* • • «
^-^rti
• .WTvW
\ %.* •n
• *
^*4^Aj
•'M* r.t>'« >« r«tS
• »« «
C«tM C««l«flM é« M ffiM
hibou d«^ t
. èna
\ ■ •
L> ' ■' .'■ •»<
■ . rai
494 JOURNAL d'un poète
A. DE V, — Vous ne le saurez jamais de moi- même, si vous ne le savez déjà par la voix publique. — xS'e vous est-il jamais arrivé de lire les jour- naux?
R.-c. — Jamais.
A. DE V. — Et, comme vous n'allez jamais au théâtre, les pièces jouées un an ou deux ans de suite aux Français et les livres imprimés à sept ou huit éditions vous sont également inconnus?
R.-c. — Oui, monsieur; je ne lis rien de ce qui s'écrit depuis trente ans; je l'ai déjà dit à un autre.
(Il voulait parler de Victor Hugo.)
A. DE V., en prenant son manteau pour sortir et le jetant BJgligemment sur son épaule. — Dès lorS, monsieur,
comment pouvez-vous donner votre voix, si ce n'est d'après l'opinion d'un autre?
R.-c, interdit et s'enveloppant dans sa robe de malade imagi- naire, — Je la donne, je la donne... Je vais aux élec- tions; je ne peux pas vous dire comment je la donne, mais je la donne enfin.
A. DE V. — L'Académie doit être surprise qu'on donne sa voix sur des œuvres qu'on n'a pas lues.
R.-c. — Oh ! l'Académie, elle est bonne personne, elle, très bonne, très bonne. Je l'ai déjà dit à d autres, je suis dans un âge où l'on ne lit plus, mais où l'on relit les anciens ouvrages.
A. DE V. — Puisque vous ne lisez pas, vous écrivez sans doute beaucoup?
R.-c. — Je n'écris pas non plus, je relis.
A. DE V. — J'en suis fâché, je pourrais vous lire.
R.-c. — Je relis, je relis.
A. DE V. — Mais vous ne savez pas s'il n'y a pas des ouvrages modernes bons à relire, ayant pris cette coutume de ne rien lire.
VISITES ACADÉMIQUES 495
R.-c, assez mal à l'aise. — Oh I c'est possible, mon- sieur, c'est vraiment très possible.
A. DE V., marchant vers la porte et mettant son manteau. —
Monsieur, il fait assez froid dans votre antichambre pour que je ne veuille pas vous y retenir longtemps ; j'ai peu l'habitude de cette chambre-là.
R.-c. — Monsieur, je vous fais mes excuses de vous y recevoir,
A. DE V. — N'importe, monsieur, c est une fois pour toutes. Vous n'attendez pas, je pense, que je vous fasse connaître mes œuvres : vous les décou- vrirez dans votre quartier, ou en Russie, dans les traductions russes ou allemandes, sans que je vous dise : « Mes enfants sont charmants », comme le hibou de La Fontaine.
(Ici, Alfred de Vignv ouvre la porte. Royer-CoUard le suivant toujours.)
R.-C, pour revenir sur ses paroles. — Eh 1 mais je Crois
qu'il y aura deux élections.
A. DE V. — Monsieur, je n'en sais absolument rien.
R.-c. — Si vous ne le savez pas, comment le saurais-je?
A. DE V. — Parce que vous êtes de 1 Académie et que je n en suis pas; je sais seulement que je me présente au fauteuil de M. Frayssinous.
R.-c. — Et quelles autres personnes?
A. DE V. — Je n'en sais rien, monsieur, et ne dois pas le savoir.
(Ici, il lui tourne le dos, remet son chapeau et sort sans le saluer; tandis que Royer-Collard reste tenant la porte et disant : « Mon- sieur, y al bien l'honneur de vous saluer. »)
496 JOURNAL d'un poète
Vieillard aigri de se voir oublié, après avoir eu son jour de célébrité.
Jusqu ici, plusieurs académiciens me donnent une bonne comédie ; ils ne récriraient pas si bien qu'ils me la jouent sans le savoir.
5 mars 42.
Il arriva, lorsque la bataille des trois jours fut finie, que le colonel Fabvier fit inscrire les noms des héros de juillet 1830 et le nombre d'hommes qu'ils avaient tués.
L'un, disait vingt, l'autre cent, plus ou moins. — Le relevé donna cinquante-cinq mille hommes de la. garde royale. Or, il n'y en avait que six mille en garnison à Paris.
C'est ainsi qu'il m'arrive dans le dénombrement des huit académiciens qui m'ont donné leurs voix de ne plus pouvoir en trouver jamais moins de quatorze. Chacun me dit qu'il a voté pour moi. Lamartine me l'assure et ajoute que cela ne pou- vait être autrement.
24 avril 42.
M. DE Barante. — Après quelques politesses pré- liminaires sur nos anciennes relations, il me dit avec précaution que quelques personnes ont été choquées de l'ardeur avec laquelle les journaux avaient pris ma défense. Je lui ai répondu que nous étions bien forcés, lui et moi, de croire que leur conscience les avait fait parler, car les auteurs m'étaient personnellement inconnus.
VISITES ACADÉMIQUES 497
M. DE B. — Le Journal des Débats a blessé sur- tout par quelques expressions.
A. DE V. — Je ne le sais pas et je ne le comprends pas aisément; car, après tout, il portait M. Pasquier à l'Académie, et moi après M. Ballauche seulement. Ses éloges n'étaient guère que des consolations et je ne connaissais pas personnellement l'auteur, M. Cuvillier-Fleury, que je n'avais jamais vu de ma vie; vous voyez qu il faut croire absolument à une indignation sincère.
M. DE B. — Je ne savais pas cela, et cela m'étonne infiniment.
Il me dit qu'il a vu jouer Chatterton à Péters- bourg, que mademoiselle Bourbier jouait Kitty Bell, moins bien assurément que M™^ Dorval, qui y était fort belle. Il passe de là à la pièce même et me dit qu'elle est anti-sociale.
A. DE V. — Ce mot-là est bien sévère, monsieur, et je ne sais pas de manière de corriger la société, si on ne la fait pleurer sur les victimes que font ses erreurs et ses duretés. La satire ne doit pas sortir de la thèse qu'elle soutient, dévier du prin- cipe qu'elle pose.
M. DE B. — Il faudrait être impartial, et, par exemple, dans cette cause, on pourrait accuser les ouvriers de bien des torts.
A. DE V. — Le sermon, la satire, la comédie ne
doivent pas avoir d'impartialité ! Le devoir, à mon
sens, d un poète, d'un écrivain, d'un orateur, est
j d'être partial dans Tartuffe et prend hardiment
î parti contre l'hypocrisie religieuse.
! M. DE B. — Mais... c est en le jetant dans une
famille ridicule.
A. DE V. — Elle n'est ridicule que par excès d'enthousiasme pour le sycophaute, et, par sa can-
408 JOURNAL d'un poète
deur, redouble l'indignation du spectateur contre l'imposteur. — Pascal, combattant les jésuites, n'a pas dû être impartial et ne l'a pas été. On ne détruirait aucun abus, on ne corrigerait aucun tra- vers, si on tenait d'une main l'attaque et de l'autre la défense du vice ou du ridicule que l'on veut détruire. Je prends, du reste, comme marque d'in- térêt les observations que vous me faites et j'y réponds aussi franchement.
M. DE B. — Je ne sais si vous n'avez pas eu plus àe succès dans les ouvrages où vous teniez moins à montrer la thèse.
A. DE V. — Je les crois moins importants comme fond et moins difficiles comme forme. Dans Stello et Servitude et Grandeur militaires, l'idée est l'hé- roïne : ridée abstraite est ajoutée au drame, et c'est une difficulté de plus.
Mon père, avec son esprit juste et charmant, m'avait, du premier coup, donné l'idée la plus vraie de la noblesse et en avait à jamais en moi détruit le faux orgueil.
Je me S)uviens encore de la soirée où je lui dis : € Qu'est-ce donc que la noblesse? » Il m'assit sur ses genoux et pria ma mère de lui donner un volume de M™® de Sévigné. « Voici, me dit-il, voici la vérité dans une chanson de M. de Coulangcs à ^Irae de Sévigné, quand on disputait sur l'ancienneté d'une famille :
« Nous fûmes tous laboureurs, nous avons tous » conduit notre charrue :
« L'un a dételé le matin, l'autre l'après-dînée.
« Voilà toute la différence. »
VISITES ACADÉMIQUES 490
J'aime qu'un homme de nos jours ait à la fois un caractère républicain, avec le langage et les maniè- res polies de l'homme de cour. L'Alceste de Molière réunit ces deux points.
Épictète et SpARTAcrs. — L'homme du peuple est nécessairement l'un ou l'autre, ou résigné ou révolté.
TABLE DES MATIERES
Préface,
PREMIERE PARTIE CETJVRES POÉTIQUES
Livre mystique.
1. — Moïse (poème) , 23
2. — Éloa ou la sœur des anges (mystère). ... 27
Livre moderne.
3. — La prison (poème du xvii* siècle) 37
4. — Madame de Soubise (poème du xvi* siècle). 47
5. — Le cor (poème) 53
6. — La frégate la Sérieuse ou la plainte du
capitaine (poème) 56
Les Destinées.
7. — La sauvage 6S
8. — La mort du loup 75
9. — Le mont des Oliviers 78
502 TABLE DES MATIÈRES
10. — La bouteille à la mer (conseil à un jeune
homme inconnu) 82
11. — Wanda (histoire russe) 90
12. — L'esprit pur 98
DEUXIEME PARTIE THÉÂTRE
Chatterton. Drame en trois actes.
13. — Acte premier 106
14. — Acte deuxième 127
15. — Acte troisième 145
TROISIEME PARTIE PROSE
Cinq-Mars ou une conjuration sous Louis XIII.
16. — Un procès religieux sous Louis XIII .... 182
17. — Le Cardinal et l'Eminence grise 213
18. — Un coup de maître 22'J
19. — Cinq-Mars présenté à Louis XIII 239
20. — Les deux amis 2'i5
21. — Ce que vaut l'amitié d'un roi 253
22. — Cinq-Mars tombe dans un piège 2(17
23. — Louis XIII veut régner seul 282
24. — Les prisonniers 21/2
TABLE DES MATIERES 503
SteUo.
25. — Mort de Gilbert 298
26. — M. de Chénier 301
27. — Un après-midi chez Robespierre 309
28. — L'ordonnance du Docteur-Noir 326
Servitude et Grandeur militaires,
I. — Souvenirs de servitude militaire.
A. Laurette ou le Cachet rouge.
29- — Réflexions sur l'armée 335
30. — Sur la route de Flandre 343
31. — A bord du Marat 349
32. — L'arrêt du Directoire 355
33. — L'exécution 361
34. — Laurette et le vieux commandant 363
B. La Veillée de Vincennes.
35. — Sur la responsabilité 367
36. — Le vieil adjudant 371
37. — Une nuit d'août 1819 à Vincennes 375
38. — Le concert de famille 377
39. — Sedaine, Pierrette et Mathurin 381
40. — Les Dames de la cour 385
41. — Les plaisirs du régiment 387
42. — Pierrette à Trianon 392
43. — La loge de la reine à Orléans 394
44. — Le portrait de Pierrette 399
45. — L'explosion de la poudrière 400
46. — Les restes de l'adjudant 403
47. — La visite du roi 406
II. — Souvenirs de grandeur militaire.
La Vie et la Mort du capitaine Renaud ou la Canne de jonc.
48. — De la grandeur militaire 407
49. — La nuit du 27 juillet 1830 409
50% TABLE DES MATIÈRES
50. — Le capitaine Renaud 412
51. — Malte 415
52. — Lettre d'un prisonnier 416
53. — Le dialogue inconnu 422
54. — Une existence de marin 43o
55. — Projet d'évasion 4i6
56. — En liberté 450
57. — Le corps de g-arde russe 453
58. — Une bille 460
59. — Conclusion 468
Journal d'un poète.
60 — Pensées et réQexions diverses 474
63 . — Visites académiques 492
i3'Jl-tn. — Coulommicrs. Iinp. Pavi. BRODAHD. — 10-07.