««.sionJT EX LIBRIS William LShelden Library of the University of Toronto Digitized by the Internet Archive in 2019 with funding from University of Toronto https://archive.org/details/notesduncondamnpOOprie LES SOIREES CANADIENNES. / RECUEIL DE LITTERATURE NATIONALE. QUEBEC — BROUSSE AU & FRERES EDITEURS. & n z- f i RECUEIL DE LITTERATURE NATIONALE. “ Hâtons-nous de raconter les délicieuses histoires du peuple avant qu’il les ait oubliées.” Charles Nodier. QUATRIEME ANNEE. QUÉBEC: BROUSSEAü FRÈRES, ÉDITEURS, RUE RUADE, HAUTE-VILLE. 1804 ■ LES SOIREES CANADIENNES ÏUcneil be Citterature îfatioriaU. — «œ33i* - ÉLÉGIE VILLAGEOISE. Dans les champs qui chez nous bordent le cimetière, Souvent on voit errer la pauvre Madelon : Elle cueille des fleurs, pour orner une bière Qui dans le froid sépulcre entraîna sa raison. Mais elle a conservé son grand œil noir qui brille Et de ses beaux cheveux le massif ondoyant : Sa voix est toujours douce, et sa taille gentille Se balance dans l’air comme un saule pliant ! G LES SOIRÉES CANADIENNES. Quand on l’entend chanter à travers la prairie, Tout chacun qui chemine arrête pour la voir Et, la suivant des yeux, on dit : — qu’elle est jolie Dans son esprit, hélas ! fera-t-il toujours soir ? Lorsqu’elle était petite, A 1 1 maison qu’habite Sa pauvre mère en pleurs, On eut dit que la fortune Avait à Madel la brune Promis toutes ses faveurs. Et puis quand vint l’adolescence Succéder aux jours de l’enfance, Que ses parents étaient joyeux ! Autant que belle elle était bonne : Oh ! que de fois à la Madone Nous l’avons vu faire des vœux ! Soudain, en son âme, . Une douce flamme Répand la langueur: Gloire du village, Paul si beau si sage A touché son cœur MADEL. Bientôt brilla de l’hyménée L’heure si chère à des amants : Heureux instants, Sainte journée, Témoins bénis des doux serments ! Chacun disait dans son langage, Du couple uni devant l’autel : — De qualités quel assemblage ! C’est un contrat écrit au Ciel. De leurs amours, succès étrange, Nul être ne se lit jaloux : Il semblait que, dit par un ange, Pareil décret plaisait à tous. Bien du monde était à l’église ; Car ce fut jour de grand émoi, Où le promis et la promise S’étaient venu donner leur foi. Pour aller du marié trouver la maisonnette Il fallait passer l’eau : Le suivant et Madel, Paul et la bachelette Occupaient un bateau. On voyait de partout flotter sur la rivière Des canots pavoisés : Chansons de batelier, refrains de batelière Fêtaient les épousés. 8 LES SOIRÉES CANADIENNES. C’était trop de bonheur ! Dans sa course joyeuse, Un bateau chavira. De tous les villageois la troupe généreuse Vite au secours vola. On s’empresse : un, deux, trois sont retirés de l’onde ; Mais l’autre a disparu. Une âme des vivants vient de quitter le monde ; Le bon Paul a vécu ! Dans le cristal de l’eau, dans le courant qui coule, Madel fixa les yeux .... Puis dit, en regardant étrangement la foule : — Que mon Paul est heureux ! Vers un monde meilleur, de la chère innocente L’esprit s’est envolé, Sans chagrins désormais, de son Paul elle chante Le bonheur révélé. A quelques jours de là, le funèbre cortège Conduisait un cercueil : Dans ses habits de noce aussi blancs que la neige, Madel suivait le deuil. Elle semait des fleurs sur le drap mortuaire Qui couvrait ses amours. Mon Dieu ! Qu’elle était belle, en portant Paul en terre Dans ses chastes atours ! MADEL. A peine d’ici bas, depuis, dans la chapelle, Ou dans le lieu de paix, Chaque jour elle vient, dispose et renouvelle Les bouquets qu’elle a faits ! Dans les champs qui chez nous bordent le cimetière, Souvent on voit errer la pauvre Madelon : Elle cueille des fleurs pour orner une bière Qui, dans le froid sépulcre, entraîna sa raison ! J. C. TACHÉ:. ■ f' . . 1 1 , SOUVENIRS DE VOYAGE. <*> ENVOI. Mon clier ami, Je me rappelle bien que vous aviez su m’intéresser à l’entreprise des Soirées Canadiennes ; votre projet au simple énoncé provoquait des sympathies, et les noms qui l’entouraient de leur réputation communi¬ quaient la confiance : mais je ne sais plus quels moyens vous avez pris pour me lier à cette publication, comme contributeur. Seulement je suis persuadé que ces moyens devaient-étre honnêtes .... et comme vous m’avez toujours témoigné une bienveillance dont je suis flatté, je ne puis pas vous faire de reproches ; en me rappelant les rapports agréables que nous avons eus ensemble par le passé, j’accepte plus volontiers des (*) Le travail est adressé à l'un des collaborateurs des “ Soirées Canadiennes ." 12 LES SOIRÉES CANADIENNES. engagements qui doivent en créer de nouveaux entre nous. Cependant, aujourd'hui qu’il faut songer à remplir ces engagements, et que, après deux ans écoulés, je me retrouve comme le Napoléon de Lamartine, “ seul avec ma pensée,” je sens que la situation où nous sommes, lecteurs, vous et moi, est vraiment bien critique. Ne pas écrire.... Mais j’ai consenti à le faire, et vous avez garanti à vos abonnés l’accomplis¬ sement de cette promesse. Et les abonnés !... .y a-t-il des êtres plus exigeant, plus impitoyables, quand ils payent leur souscription ! _ _ Le plus convenable et le plus sûr est donc de s’exécuter : Si les lecteurs se trouvent volés, ils auront peut-être raison, mais nos consciences, seront au moins pures de ce crime. Au reste, lira qui voudra ou qui pourra ; et puis, quelquefois un livre est un ami de votre repos. ... Il est vrai que ces amis sont devenus si nombreux que j'ose à peine espérer d’être pris comme spécifique dans les insomnies chroniques. Je puis pourtant citer un fait qui inspirera une grande confiance à vos lecteurs dans la vertu toute spéciale de mes écrits. Je lisais un jour quelques pages que je destinais au public à une personne de goût, dont j’estime particulièrement le jugement en littérature. Imaginez ma satisfaction quand, au milieu de ma lecture, je m’apperçus que mon bienveillant auditoire avait pris un de ces mouvements d’oscillations variées que retien- SOUVENIRS DE VOYAGE. 13 nent quelques fois les navires en panne, sous l’influence de quelque brise vague égarée dans le calme de l’océan. Comme je ne tenais pas à découvrir après coup les lois de la gravitation , je toussai quelque peu, pour remettre mon juge dans celles de V équilibre. Quant au jugement que j’attendais sur mon écrit, je crus que celui que j’avais obtenu, si naturellement et avec si peu d’effort, était le plus sincère et le plus vrai ; et je ne me rendis pas importun pour en avoir un autre. Voilà donc un certificat que je pourrais faire signer si vous V exigez ; voici maintenant les genres de remèdes que je puis mettre à la disposition des abonnés des Soirées ; je les leur livre humblement ; et si je ne leur promet pas guérison complète, je désire de tout mon cœur leur procurer au moins du soulagement. Je vous apporterai donc de temps en temps, à des époques non précises, quelques pages prises çà et là, dans ma bibliothèque intime, surtout à l’endroit de mes souvenirs. Je les choisirai sans trop d’ordre, comme ma main les trouvera, ou telles qu’elles se présenteront avec la date qui les fixent dans ma mémoire. Avant tout, qu’il soit convenu que je ne yeux pas faire un livre. J’ai perdu dans un incendie la trace écrite ou 14 LES SOIRÉES CANADIENNES. crayonnée de tout un passé qui m’avait offert en s’écoulant bien des formes variées, bien des images brillantes, bien des impressions délicieuses, le tout embaumé dans ce parfum de jeunesse qui en embellit et en consacre le souvenir. Je vois cette trace s’effacer peu à peu sous les nouvelles impressions de la vie : j’essaierai donc d’en retrouver quelques vestiges plus fortement imprimés. Je chercherai autour de ces jalons fixés sur la route franchie et que l’on ne peut plus perdre de vue, quelques-uns de ces petits sentiers isolés et fleuris où se sont plu mes sens et mes imaginations, quelques-unes de ces plaines immenses qui ont dévoilé à mes regards tant d’horizons infinis et tant d’aspects divers, enfin quelques-unes de ces solitudes fertiles où j’ai trouvé, dans les choses les plus petites et les plus simples, la révélation de beaucoup de grandes vérités ; et où j’ai souvent conçu l’idée de la beauté et de la sagesse, sans pour¬ tant en montrer davantage dans mes œuvres et dans - mes discours. Malgré tout, je doute que tout cela puisse intéresser des lecteurs même bienveillants, surtout s’ils ont beaucoup lu ; mais tant qu’à' leur donner de l’ennui (puisque j’y suis condamné), je ne vois pas pourquoi je me ferais une tâche d’Hercule, quand je puis probablement obtenir le même résultat par des moyens plus faciles. Or il est doux de se souvenir : SOUVENIRS DE VOYAGE. 15 le livre du passé a coûté peu de travail, et il est commode à feuilleter puisqu’il est toujours sous notre main : j’éprouverai donc du plaisir et plus d’aise à retourner ces feuillets qui se sont fermés sur chacun de nos jours écoulés. Les uns m’attireront par un tableau de mœurs, les autres par une de ces grandes toiles de maître que j’ai pu contempler ; quelques-uns par des monuments célèbres, par des ruines, par un site pittoresque, par l’aspect d’une ville charmante ; d’autres m’apporteront les traits d’une figure célèbre, ou les silhouettes plus humbles mais non moins chères de figures intimes. Aujourd’hui je vous raconterai le simple récit de mon départ de Rome. Après avoir fait une étude rapide de la campagne qui environne cette grande ville, je vous ferai faire une excursion à travers une partie des états de l'Eglise. Toute cette narration anecdotique et descriptive peut s’intituler : DE ROME A PEROUSE PAR LA VOIE DE Y1TERBE. 16 LES SOIRÉES CANADIENNES. I AYANT DE PARTIR. Vers le milieu de l’été de 1855, nous étions réunis une quinzaine dans une auberge située non loin du bureau des Postes, à Rome. Il y avait parmi nous des Français, des Belges, des Anglais, des Allemands, des Italiens, des Suédois, des Américains, aussi un Savoisien, que nous appellions quelquefois Savoyard par mégarde, oubliant qu’il n’y a de Savoyard qu’à Paris, où l’on trouve de tout. Tous ces sujets de pays divers, qui étaient venus se toucher la main sur ce point du globe par un besoin ou par un hazafd de leur existence, avaient des titres et des occupations aussi différents que l’était leur langage : quatre ou cinq étaient peintres de genre ou d’histoire, les mystiques étaient mêlés aux profanes. On comptait un sculpteur et un architecte, un homme de lettres, un musicien de V Ordre de Grégoire le Grand , deux journalistes correspondants, un capitaine de la garnison française, un rentier seulement et un Napoli¬ tain qui faisoit à peu près rien, comme beaucoup de ses compatriotes. Assis tous ensemble autour d’une table commune dans le meilleur esprit de famille possible, nous attendions le départ d’une diligence. Borne est à tous les titres la capitale du monde SOUVENIRS DE VOYAGE. «chrétien. Elle n’est pas tellement le centre d’une nationalité particulière, pour que les sujets d’autres 'origines sy trouvent entièrement négligés ou noyés. A cause des rapports intimes et nécessaires de son gouvernement avec les peuples catholiques, chaque catholique y arrive avec des privilèges et des droits respectables, qui lui donnent lieu de croire que, hors de sa patrie, c’est à Rome où il est le plus chez lui, il en était encore ainsi quand j’y séjournai. Cette ville doit tout aux étrangers, ses trésors de science, ses richesses, ses splendeurs, ses chefs-d’œuvre incom¬ parables elle leur doit presque tous ses enfants de génie. L’univers l’a doté de tout cela à cause du Pontife souverain qui est son roi. Et aujourd'hui encore, ce sont les étrangers qui lui apportent sa vie de chaque jour. Le grand nombre de ceux que leur goût, l’intérêt de leurs études, leur richesse ou les munificences de leur gouvernement y attirent, font une partie importante de sa population et de son revenu. jVous sommes donc désirés et respectés à Rome, et quand nous y arrivons, il semble que nous venions nous asseoir à une table de famille, chez notre tenancier avec cette petite différence cependant, que nous en payons bien les frais. Mais pour ceux qui aiment et qui cultivent les lettres et les arts, Rome est encore plus particulière¬ ment une patrie commune. Les liens qui naissent des mêmes goûts, des mêmes besoins et des mêmes habitudes, font de tous ces types de races antipathi¬ ques où en état de guerre, un petit peuple étroitement 2 Ï8’ LES SOIREES CANADIENNES. nui. Si bien que lorsqu’on s’entre-déchire, lorsqu’on se baigne dans le sang, sous les murs de Sébastopol ou dans les champs de Magenta, l’on voit des Russes, des Français, des Anglais et des Autrichiens s’embras¬ ser étroitement sur les bords du Tibre, en se disant an revoir.... La diplomatie n’est pour rien dans ces charmants rapports internationaux. Et, malgré que, pour des raisons d’état, les grands gouvernements croient pouvoir se jeter des mensonges énormes,, jusqu’au-delà des latitudes les plus éloignées, par¬ dessus vingt peuples que l’intelligence et que la morale éclairent ; leurs petits sujets de Rome ne se disent pas moins ouvertement, ce qu’ils pensent, ce qu'ils aiment, ce dont ils ont besoin ; Et si jamais ils articulent quelque chose qui ressemble à un mensonge ; c’est quand se quittant, après un séjour de deux on trois ans et une amitié bien cimentée par des services ou des dévouements réciproques, ils promettent de se revoir à tel endroit du monde, à telle époque de leur vie. . . . Combien j en a-t-il qui se revoient jamais ? . . . . De tous ceux que je laissai, au banquet d’adieu, à ce jour dont je viens de vous parler (car c’était à mon tour de partir) je n'en ai revu que trois par hasard ; l’im à Cenise, l’autre à Paris,, et le troisième à Londres.- SOUVENIRS DE VOYAGE. 19 II EN DILIGENCE. La diligence étant prête, nn dernier serrement de main fut échangé, et j’allai prendre place au coupé , entre une contadine et une citadine. J’allais me trouver dans l’heureuse nécessité de jouir des charmes de la ville et de la campagne. Malheureusement notre voiture, pauvre véhicule de province, était étroite, et mes voisines ne l’étaient pas, c’était deux de ces importantes matrones comme on en voit beaucoup sur les bords du Tibre, qui nous donnent une bonne idée de ce que devait être les mamans du peuple roi. La villageoise, du reste, me parut immuable dans son immobilité et sa compagne me cacha, probablement, une partie de son art de plaire et d'intéresser, quelle est la femme qui n’en a pas un peu. J’éprouvai donc avec l’une et l’autre beaucoup de gêne intellectuelle et corporelle. Dans l'intérieur proprement dit de la diligence, étaient casées quatre ligures quelconques, parmi lesquelles je remarquai un Dominicain et un Franciscain. Ils se mirent à parler tous deux de l'effet délétère que l’usage de la houille avait sur là vigne. . . . Fendant les intervalles de cette conversation, les deux autres, qui étaient paysans sans doute, donnaient leur approbation, comme un bon auditoire ; ajoutant quelques gros 20 LES SOIRÉES CANADIENNES. traits à l’adresse des usines et des chemins de fer. Je n’avais jamais- entendu dire, avant, que le développe¬ ment du gaz acide carbonique qui a lien dans la combustion du charbon pouvait injurier le règne végétal, puisqu’il est universellement reconnu que ce gaz est pour les Plantes ce que l’oxigène est pour les poumons : D’ailleurs il n’y avait certainement pas lieu de s’en plaindre dans les Etats Romains, les usines et les chemins de fers ne pouvaient pas, à cette époque, abuser de ce produit mortel ; on 11e connais¬ sait qu’un bout de voie ferrée, qui n’était pas encore en opération ; et quoiqu’il y eut çà et là quelques usines pour l’exploitation des métaux et la fabrication du gaz d’éclairage, encore une fois il n’y avait pas là de quoi empoisonner les vignobles de l’Etat Romain. Les deux moines 11’étaient pas les seuls en Italie à partager ce préjugé contre l’usage du charbon de terre, et c’est la raison qui me fait mentionner ici leur conversation. Dans une commune de Toscane, une troupe nombreuse de paysans s’était mise un jour à ■détruire une voie ferrée que l’on était à construire. Ces braves gens étaient exaspérés, parce qu’ils avaient perdu cette année là toute leur récolte de raisin ; et il fallut une force armée pour les contenir après ■ce premier excès. "Vous connaissez maintenant, autant que moi-méme jmes compagnons de voyage. J’étais venu seul de SOUVENIRS DE VOYAGE. 21 ma connaissance prendre place au milieu d’eux, je sentis le besoin de rester dans cette solitude ; je venais de briser bien des affections, et toute séparation pénible entraîne son temps de veuvage et de deuil. Je m’entourai donc de silence, je fermai mes yeux et mes oreilles à tout ce qui pouvait me distraire, et je pensai à tout ce que je laissais derrière moi. ... Le temps d’ai’le urs n’était pas favorables aux jouisances de la vue. Un brouillard épais s’étendait sur toute la campagne et voilait à mes yeux ces beaux horizons, ces grandes solitudes peuplées de souvenirs et de ruines, que j’avais si souvent contemplées et parcourues. J’aurais aimé à les voir lentement dispa¬ raître, à attacher dessus encore un regard, pour en garder une suprême impression, et leur laisser un dernier souvenir ... . Rome disparaissait devant moi avant que je l’eusse quittée. On ne peut pas imaginer tout le charme qu’offre cette ville aux yeux de tout homme, ne serait-il que faiblement organisé pour sentir le beau, tout ce que l'on y voit, tout ce qui l’entoure contribue h aggrandir et a développer la pensée. Les nobles ruines qui la glorifient encore, les précieux souvenirs attachés à tous ses sanctuaires, les merveilles que le 16me siècle y a laissées, les chefs- d’œuvres de ses musées d’antiques ; puis la variété de ses aspects, la jouissance des effets de son soleil, la grave simplicité de son paysage, la beauté de la population, le pittoresque des costumes populaires, la naïveté des fêtes et de certaines coutumes surannées ; tout cela forme une source infinie d'études, d’impres- 22 LES SOIRÉES CANADIENNES. sions favorables, de méditations que féconde encore une vie coulée dans le calme, et l’enseignement des grandes écoles d’art que les gouvernements étrangers y entretiennent. Rome est un but où aspirent tous ceux qui ont lu quelques pages de Tacite et de Titelive, tous les catholiques sincères qui se rappel¬ lent les combats des premiers chrétiens et cpii tiennent encore à l’unité catholique ; mais pour les artistes Rome c'est la patrie de l’imagination, et le foyer du sublime. Tous les plus grands noms, depuis ceux de Michel- Auge et de Raphaël, qui ont marqué quelques époques de l’art, sont restés liés à celui de la ville éternelle : Nicolas Poussin après y avoir passé une partie de sa vie voulut y terminer ses jours ; Claude Laurain n'a jamais voulu emprunter à d’autres lieux les sujets de ses tableaux lumineux / Canova et Thornwaldsen ont laissé au capitol et au Vatican des témoignages de leur constant attachement pour le berceau des arts. Ingres, Horace Vernet comptent parmi leurs belles années celles qu’ils ont passées à d'artistes étrangers, qui ont des réputations européen¬ nes ; ils ont habitué leurs compatriotes à venir y chercher leurs œuvres. Cornélius va y méditer ses plus vastes compositions et Overbeck, après y avoir passé la partie de sa vie la plus fructueuse, y attend tranquillement la vieillesse, dans une solitude près de Ste. Marie Majeure. Là il n’est troublé dans ces douces inspirations que par le concours de ses SOUVENIRS DE VOYAGE. 23 admirateurs de tous les pays, qu’il éclaire de ses conseils et dont il réchauffe la foi et le sentiment artistique, par ses œuvres! suaves, son extérieur modeste, et ses diseours austères, comme ceux d’un philosophe, c’est le patriarche vivant de l’art Mysti¬ que. J’avais habité cette grande ville pendant près de vingt mois et à l'heure où je m’en éloignai pour toujours, il me sembla que je n’y étais resté qu’un instant. Je me demandais : qu’ai-je vu ?. . que me restera- t-il de cette multitude d’objets apperçus en eourrant dans ce monde de choses intéressantes % Peut-être que le seul regret d’en avoir si peu joui et si peu profité. Je commençais à découvrir, ce qu’il m’aurait été utile d’apprendre ; et partir ! . . .Laisser la tâche au début, l’œuvre à l’ébauche. . Cependant quel¬ ques raisons impérieuses me commandaient, j’obéis. Avec quels besoins, avec quels penchants contradic¬ toires l’homme a été jeté sur cette terre f N’existe- t-il pas un tiraillement continuel entre la pensée qui désire, qui entraine et le cœur qui veut s’arrêter et revenir.... souvent quand une de ces parties de nous mêmes commence à vivre, l’autre se sent mourir.... Il y avait déjà longtemps que j’étais abandonné à ces réflexions, allant tour à tour des tristesses de l’adieu anx espérances du retour : déchirant ou embaumant mon âme entre ces deux •émotions, comme un enfant qui s’aventure dans une haie de rosiers, quand je m’apperçus que j’étais déjà bien loin des bords du Tibre, et que la nuit s’était mêlée aux brouillards qui nous enveloppaient déjà. 24 LES SOIRÉES CANADIENNES. Puisque nous y sommes, parlons, de, la campagne* romaine.. III LA CAMPAGATE EOMAINE. Par quelque porte que* l’on sorte de la ville éternelle, on tombe dans le désert ; de quelque côté que se dirige le regard, il n’est arrêté que par un cordon de montagnes bleues, du côté de là Sabine, sur lequel se détachent quelques ruines et un ou deux groupes de pins parasols : partout ailleurs il plonge dans les profondeurs du ’ciel d’Italie, au-dessus d’un horizon applani et fondu dans l’azur de la mer. Malgré l’importance des villas Borghèse , Pamphili- Doria et Albani, elles ne sont que des points ver¬ doyants, des oasis charmants, disséminés, autour de la vaste enceinte murée, qui ne font que mieux mettre en évidence cette triste solitude, où les vivants sont rares comme au cimetière. Cette plaine est immobile dans sa physionomie ; les saisons passent dessus sans y laisser leurs fleurs, leurs moissons ou leurs frimats- ; Deux choses seulement s’y succèdent chaque année, ce sont les torrents de pluies qui l’inondent à l’automne et les torrents de lumière qui la brûlent durant l’été. Yaste sépulture du plus grand peuple de l’antiquité, la SOUVENIRS DE VOYAGE. as Providence a semble commander aux peuples modernes de la respecter. Il n’ont pas ose écrire d’autres noms- sur ces noms qu’on y trouve gravés ; ni établir des¬ demeures obscures, sur des tombes rayonnantes. Le- champ est resté vide, vaste, solitaire, pour que l’œil et la pensée y pussent chercher à loisir, comme dans une page de l’éternité, les- traces de l’histoire d'un monde.. Du côté des Portes Majeure et SL Laurent , d’où partaient la belle voie Labicana , conduisant au Latium, commencent ces- gigantesques réseaux d’aque¬ ducs, dont quelques-uns abreuvent encore la ville moderne. Iis s’avancent majestueusement sur leurs vastes arcades, en sens divers, vers les Apennins. Dominant d’abord la plaine, ils s’abaissent sur des amas de sables entassés par le temps, puis ils se relèvent encore pour retomber plus loin, dans des monceaux de ruines. L’effet que produisent ces vieux restes d’une grande puissance humaine est saisissant. Il nous semble voir l’ombre de ce peuple géant s’avancer sur cette vallée où il sommeille. Et quand on réfléchit que ces aqueducs étaient au nombre de 12, qu’ils se prolongeaient jusqu’à des distances de 40 et 60 milles et que, malgré qu’il n’y en ait aujourd’hui que trois de restaurés, ils suffisent à répandre dans la ville une telle quantité d’eau que toutes les maisons, toutes les cours, toutes les rues, toutes les villas et toutes les places publiques ont des fontaines intarrissables, on a une idée de l’importance des travaux hydrauliques de l’ancienne Home. La porte que l’on appelle aujourd’hui- deéÙ. Paul servait autrefois d’entrée à la voie Osiien - 26 LES SOIRÉES CANADIENNES. sis. Cette route étant celle du Port naturel de Home, c’est par elle que devait s’écouler tout ce que cette ville immense demandait aux étrangers pour sa consomma¬ tion. C’était l’artère du commerce, le boulevard des grandes affaires : aussi la voie Ostiensis qui pouvait avoir 15 milles de long n’était-elle qu’un faubourg de la Cité impériale. On cliereherait en vain aujourd’hui quelques vestiges de toute cette prospérité. En franchissant la porte St. Paul, à part la belle pyramide de Caïus Cestius qui s’élève auprès, on ne voit plus que les coteaux et les cavernes de pouzzolane ; et au-delà, les profiles de la basilique St. Paul. Non loin de cette dernière porte, s’ouvre celle de St. Sébastien / elle donne entrée à la Voie-Appienne, dont elle portait autrefois le nom. Sans être même allé à Home, chacun connaît quelque chose de la fameuse voie-Appienne. Conduisant à Missène, à Cumes, à Baïa et à toutes ces charmantes résidences du Golfe de Naples, c’était la plus brillante des voies romaines. Elle était bordée dans toute sa longueur de villas, de jardins et de monuments superbes, théâtres, cirques, thermes et tombeaux. C’est par elle que passaient les triomphateurs qui venaient de détruire les vieux empires d'Orieut ; c’est par elle qu’arrivaient ces princes et ces ambassadeurs humilités, ces proconsuls chargés des dépouilles et des richesses de l’Asie et de l’Afrique ; c’est par elle que SOUVENIRS DE VOYAGE. 27 s’écoulait le flot joyeux de tous ces heureux viveurs qui allaient sous le ciel de Capoue effeuiller les fleurs de leurs années. C’est par elle que s’acheminaient tous ces Orientaux fastueux qui venaient chercher à Home les délices et les raffinements que cette ville avait aussi conquis sur eux. Les citoyens souverains tenaient sans doute à éblouir les yeux de ces étrangers, par le spectacle anticipé de leur grandeur et de leurs richesses, en érigeant sur cette route des tombeaux à leurs familles : En appercevant cesmausolés, couverts de statues de portraits d’hommes célèbres, d’ins¬ criptions où étaient racontées les actions de chacun d’eux, on devait éprouver encore plus de respects pour les héritiers de tant de gloire, c’était une habitude de distribuer ainsi les monuments funèbres le long des grandes routes, aux abords des villes : on en voit tout autour de Rome et des citées exhumées du territoire de Raples. Mais il semble cpie la voie appienne ait été choisie de préférence par la haute aristocratie romaine, pour en faire son cimetière. On voit une suite non-interrompue de tombes, sur un espace de 9 milles de long. Depuis quelques années, surtout, on a travaillé a découvrir l’ancien pavé de cette route et a déblayer toutes les ruines qui la bordent. Et l’on éprouve une accablante impression, quand revenant d’Albano, vers le soir, ou par un beau clair de lune, on s’avance dans le silence du désert, sur ces vieux pavés décousus et usés, où se produisit tant de bruit, où 28 LES SOIRÉES CANADIENNES. passèrent tant de choses de la terre ; entre ces deux rangs de tombes vides, ouvertes à tous les vents, où les voleurs et les loups viennent se cacher pour épier leur proie. Beaucoup ne sont plus que des massifs de Iniques losangées , dépouillées de leur revêtement de marbre et de leurs inscriptions ; d’autres, comme celle de Cœcilia Metella, plus solidement construites, ont été converties en forteresses au moyen âge, durant les querelles des Gaëtani, des Savelli, et des Orsini. Sur quelques-unes se sont élevées des petites cabanes en terre cuite, où sont probablement venus habiter quelques gardiens de troupeaux de bœufs. Ils vivaient là tranquilles, suivant leurs betes au pâturage, s’en¬ tretenant peut-être entre eux, des combats que les chefs du troupeau s’étaient livrés pendant le jour, peu soucieux d’ailleurs de savoir quels noms et quelle poussière ils broyaient sous les clous de leurs chaussures.... Au-dessus de l’une de ces demeures rustiques, ainsi superbement nichées, s’élève un bosquet de chêne ou d’olivier, le bon berger avait voulu se procurer le luxe d'un peu d’ombrage. Dans les routes souterraines les mieux conservées, on a recueilli des urnes cinéraires, et de jolies parquets en mosaïque; des bas-reliefs, des bronzes, des inscriptions qui rappellent beaucoup de familles déjà connues, et d’autres, dont on ne sait rien, si ce n’est le jour de leur mort, qui se trouve consigné dans leurs épitaphes. Enfin sur la plupart de ces tombes l’herbe des champs a gravi, puis elle a fini par cacher ces lauriers qu’un art flatteur y avait sculpté pour l’éternité ... . et la SOUVENIRS DE VOYAGE. 29 chèvre vient brouter là-dessus tout aussi à son aise, que sur ces rochers isoles où les bergers allaient graver, dans le secret, le nom de leurs pastourelles. Mal gré qu’il soit regrettable, qu'une aussi vaste proportion du sol soit restée improductive pour les populations environnantes, il faut pourtant admettre que la certitude et l’intérêt historiques auraient gran¬ dement perdu si ces populations étaient venues établir là-dessus leur industrie et leurs exploitations. Car sur toutes les couches de ceTte poussière sont écrits des faits et des souvenirs qui permettent de suivre le progrès du Peuple Poi et de constater les événements de l’histoire. Tous ces travaux d’exécution qui se poursuivent sous la direction d’archéologues distingués auraient été à peu près impossibles, si le terrain eut été recouvert de demeures importantes ou de plantations de luxe ou d’utilité : combien de richesses perdues pour Tes muses d’objets d’art et les cabinets d’ins¬ criptions ; combien, à une époque où l’on n’y tenait guère, aurait-on détruit ou enseveli de ruines à demi cachées sous le sol, et dont la découverte à mis au jour une quantité de faits, a détruit beaucoup de sottes prétentions modernes, et a confirmé des vérités déguisées ou niées ! — Ceci concerne surtout l’histoire de la première église, l’église des catacombes ; car ces souterrains vénérés gisent entièrement sous la cam- O pagne de Home. LES SOIRÉES CANADIENNES. 30 Pour vous faire concevoir ce que renferme ces champs, qui semblent vide, je vous dirai quelques faits. Lors du pillage de l’Italie par les armées de Bonaparte, le prince Borghèse fut forcé de céder sa magnifique collection d’antiques. On lui en paya le prix, plus tard, avec une princesse impériale, qui prouva au propriétaire dépossédé qu'elle valait bien une statue grecque, Canova aidant. (1) Ce prince qui se distinguait non seulement par sa grande fortune et par l’alliance qu’il venait de contracter, mais encore par une intelligence secondée par l’étude et- par l’amour des belles choses, ne considéra pas que l’indemnité qu’il avait reçue pût le payer de la perte de tant de Chefs-d'œuvre, il fit donc aussitôt tout ses efforts pour les remplacer ; et il chargea pour cela des antiquaires de faire pratiquer (1) Je m’apperçois après coup que je suis dans l’erreur, la collection Borghèse n’a pas passé en France, avec tant d’autres objets précieux, lors de la première invasion de l’Italie, mais plus tard, après le mariage de son propriétaire avec la princesse Pauline : ce n’est donc pas le beau modèle de Canova qui a payé les antiques, mais les antiques qui ont payé le modèle. Il y a tout lieu de croire que le prince ne fut pas satisfait du marché : d’abord la belle princesse ne vécut presque pas avec lui ; quand à la collection voici ce qui arriva : l’empereur avait donné à son beaufrère. afin de lui forcer plus délicatement la main, des propriétés pour une valeur de S millions, prises sur le fond des biens nationaux du Piémont ; mais la restauration vint brPer ce contrat, et le pauvre prince vit s’échapper encor" ce beau lot, comme il avait vu s’envoler ses belles statues et sa belle femme 1 II demanda alors au gouvernement français de lui rendre sa collection, sms indemnité : on s’y refusa d’abord, puis on lui offrit ses 8 millions en valeur, qu’il fut obligé d’accepter pour ne pas perdre davantage. SOUVENIRS DE VOYAGE. SI des fouilles dans différents endroits de ses villas. Ce© recherches furent si fructueuses qu’il put, en réunissant quelques autres objets qu’il gardait dans d’autres palais, former une nouvelle collection aussi considé¬ rable et aussi belle que celle qu’il possédait avant. Elle occupe quinze grandes salles, dont la plus vaste a 60 pieds de longueur sur 17 de largeur. Outre plusieurs morceaux d’une grande beauté, un grand nombre de bustes d’hommes célèbres, cette belle galerie renferme plusieurs beaux bronzes, des figures sculptées dans des pierres rares et beaucoup de vases et d'autres objets précieux. Lorsque j’étais à Rome, je vis creuser les fondations d’un monunjent destiné à commémore r la définition du dogme de l’Immaculé-Conception — Pour asseoir les substructions de monuments importants, il est d'usage dans cette ville de creuser jusqu’à l’ancien pavé, qui se trouve presque partout à 20 et 25 pieds audessous du pavé moderne. — Dans l’excavation prati¬ quée à l’occasion dont je viens de parler, qui pouvait avoir de 1S à 20 pieds quarrés, on retira deux statues, un buste et quelques fragments d’inscriptions, je crois. Voilà comme ont été formées toutes ces vastes collections que l’on trouve par toute l’Europe. Celle du Vatican est si considérable qu’on ne pourrait pas l'étudier assez, durant un mois de temps, pour en conserver dans sa mémoire une classification lucide. Celle du capitale est presque aussi importante, au moins quant à la beauté de ses chefs-d’œuvre et à LES SOIRÉES CANADIENNES. 32 cause de la série des bustes des Philosophes et des Empereurs. Je ne connais pas un palais en Italie qui n’ait son cabinet d’antiques. Ces milles merveilles de la sculpture grecque, dont les noms sont connus de tout le monde, ont été ainsi ensevelies pendant des siècles, puis retirées de sous terre, soit dans l’enceinte de Home, soit du milieu de ces champs, où furent autrefois les superbes villas de Mécène, de Gordien, d’Adrien, de Cicéron, de Salluste, de Quintilien et de tant d’autres familles célèbres, dont on ne peut concevoir le luxe qu’après avoir visite les résidences des souverains de l'Europe. On peut retracer aujourd’hui l’histoire de presque toutes les civilisations anciennes, par les ruines et par les objets qu’elles renferment. Celle des Etrusques nous a été entièrement révélée de cette manière. Car les historiens do Home ne parlent de ce peuple que par incident, et de façon à frapper bien peu notre attention, à côté des grandes œuvres des Romains ; aujourd'hui la physionomie de ce peuple, son culte, son industrie, sa puissance, son gouvernement et même ses mœurs tout nous est à peu près connu ; et nous, hommes du dix-neuvième siècle, nous nous sen¬ tons souvent pris d’étonnement, devant les travaux imposants, les objets d’art et les témoignages de sagesse d’une nation contemporaine du siège de Troie, dont le souvenir était presque perdu l SOUVENIKS DE VOYAGE. 33 Bien pins, quelques uns de nos industriels intelli¬ gents ont cru offrir quelque chose de mieux au choix des personnes de goût en donnant aux produits de leur art des formes empruntées aux curiosités étrusques. Les bijoutiers, par exemple, ont puisé largement à cette source depuis quelques années ; si bien, qu’un habitant primitif de l’Italie se retrouverait en pays de connaissance devant une de nos élégantes vitrines d’orfèvrerie. Ce qui fait l’éloge de ces objets de parure, c’est que nos gracieuses compagnes n’ont pas eu d’objection à les accueillir avec faveur, quoiqu’ils datent d’une mode, vieille d’au moins trois mille ans. — Il est vrai que les dames ne voient pas d'inconvénient à l’âge d’une mode, quand elle est jolie, un petit peu dispendieuse et surtout, quand elle n’est pas celle de Vannée dernière. Pour cette fois, j’avoue que, en voyant sur elles ces bracelets, ces épingles, ces boucles d’oreilles d’un goût si simple, si pur et en même temps si élégant, on doit leur savoir gré d’en être revenu aux choses de l’ancien temps, pour cette partie de leur toilette. Permettez-moi de vous rappeler quelques-unes de ces découvertes récentes qui viennent de nous révéler cette autre civilisation antique, émule de celle de l’Egypte. « Près du lac Bolsène, des travailleurs qui creusaient la terre sont entrés dans une vaste nécropole étrusque 3 LES SOIREES CANADIENNES. 34 d'où l’on a retiré depuis, plus de 2000 vases cinéraires. Ces objets étudiés par les antiquaires ont servi a une foule de révélations historiques. Comme la plupart sont ornés de peintures monochromes, représentant des sujets de l’histoire héroïque et de la mythologie, de ces peuples ; et qu’ils portent, en outre, des légendes entremêlées avec les figures, comme dans les tableaux byzantins ; on a pu facilement retrouver toutes les cérémonies du culte, la plupart des dogmes religieux et les usages sacramentels de la nation : Avec les légendes, l’orthographe des mots, la forme des lettres, les types des personnages et leurs costumes, il a été facile d’établir des conjectures sur l’origine de ce peuple ; et de constater en même temps, tout ce que les Domains lui empruntèrent dans leur organisation politique et religieuse. D’ailleurs, la simple inspection de ces poteries peintes révèle un goût déjà bien développé, une connaissance du dessein et des formes humaines remarquable, une science dans la composition qui peut difficilement être surpassée. En comparant ces restes, si humbles d’apparence à tout ce que l’on a retiré de sous les sables de l’Egypte et de la Syrie, il est facile de se convaincre que l’art chez les étrusques avait atteint un bien plus haut degré de perfection, à la même époque, que chez les peuples qui ont laissé à ces autres pays le souvenir de leur histoire et de leurs travaux. SOUVENIRS DE VOYAGE. 35 Près de Corneto, sur les bords de la petite rivière Barta, à quelques milles de Rome, l’on a encore découvert une nécropole considérable que l’on ira pas pu tout explorer. On croit généralement que c’est celle de Tarquini , une des villes les plus impor¬ tantes de cette époque reculée. Ce cimetière offre une surface de plus de deux lieues carrées ; et d’après les quelques milliers de tombes exhumées, M. Hamilton Gray, qui a fait un ouvrage spécial sur ces antiquités, dit que ce lieu ne peut pas avoir reçu moins de deux millions de dépouilles humaines ; et qu’il a dû servir de sépulture pendant 600 ans, à une ville de 100,000 habitants. Quoique ces chiffres ne peuvent être qu’approximatifs, ils donnent cependant l’idée de l’importance et de la grandeur de ce peuple. Outre les urnes funéraires, qui remplissaient ces sépulcres, on a trouvé dans l’un d’eux surtout, qu’une inscription désignait comme ayant reçu les cendres d’un Lucumon nommé Yelturi ; “ des ustensiles de “ bronze de toutes formes et de toute grandeur, dont “ l’usage est inconnu, des boules de parfums, des “ émaux, des pâtes colorées et figurées, des pierres- “ gemmes transparentes, des statuettes, de riches u bracelets, des pendants d’oreilles, des couronnes, “ des chaussures ornées et des dés à jouer. . .” etc. .... Après d’aussi vigoureux témoignages de civilisation, on reste moins émerveille de l’origine et 36 LES SOIRÉES CANADIENNES. des premiers progrès du peuple Romain. Des com¬ mentateurs modernes en ont été tellement frappés, qu’ils ont cru qu’il était plus raisonnable d’attribuer aux étrusques, une des plus grandes entreprises qui ait été exécutée sous le règne de Tarquin le superbe ; la grande cloaque (*). Quoiqu’il soit très possible qu’une ville ait existé sur les sept collines, longtemps avant Romulus, il ne faudrait pas cependant mettre en doute un fait unifor¬ mément raconté par les historiens et qui date d’une époque déjà bien connue. Il est encore plus naturel d’accepter comme de lui, l’œuvre du grand Tarquin, et de croire qu’au temps de la fondation de Rome, l’empire Etrusque pouvait bien être déchu, mais qu’il conservait encore en Toscane et du côté de l’Ombrie où il avait continué d’exister, de belles traditions de son passé. On a cru trop facilement a la barbarie et à l’igno¬ rance des fondateurs de Rome. Cependant en étudiant avec plus d’attention la première organisation (*) Il faut que dans l'intervalle de la fondation de Rome et la plus grande prospérité des peuples primitifs de l’Italie il se soit accompli de grandes perturbations, des révolutions bien extraordi¬ naires pour que la vallée du Tibre se soit trouvée presque déserte au temps de Romulus. Cependant la tradition et les restes nombreux des monuments qui s’y trouvent encore, attestent à n’en, pas douter l’existence de populations compactes et de villes nombreuses. Quelques vieux auteurs assurent que pas moins de 30 villes auraient occupés le seul espace qui forme aujourd’hui les -marais Pontins. — L’on présume que ces villes ne devaient pas être des Paris. SOUVENIRS DE VOYAGE. 37 de ce petit peuple, en le suivant dans son développe¬ ment moral surtout, on trouve partout la preuve d’une sagesse, d’une habileté et d’une vigueur impossibles chez une nation primitive, étrangère à tout progrès antérieur. L’heureux choix du site de la ville, la fortification de l’enceinte, cette enceinte fondation du pouvoir, le règlement du culte et du calendrier, l’ouverture d’un théâtre qui attira les peuples voisins ; quelques années plus tard, la construction d’un port de mer, qui annonce des idées de commerce. — Les colonies de l’Amérique, formées pour la plupart durant les brillantes phases de l’Europe Moderne, n’offrent rien à leur origine de plus merveilleux, ni de moins barbare. On a remarqué que tous les rois de Rome furent des hommes supérieurs ; les progrès rapides que fit cette ville sous leur règne le prouverait quand meme l’histoire ne parlerait pas de leurs actions particulières. En effet, lors de l’expulsion de Tarquin le superbe, c’est-à-dire après deux cent quarante trois ans d’existence, Rome était devenue la plus puissante ville de la péninsule, ses murailles renfermaient déjà les sept collines, le meme espace que sous l’empereur Aurélien, les travaux qui témoignent le plus de sa puissance étaient accomplis ; des temples, des basili¬ ques, des aqueducs, des cirques s’élevaient déjà sur tous les sommets ; et en ajoutant un autre siècle à cette période on peut dire que Rome s’y trouve tout entière, car elle a donné durant ce temps, les plus 38 LES SOIRÉES CANADIENNES. beaux traits de ses vertus civiques, les plus belles preuves de sa forte constitution : elle a dit ce qu’elle serait, la ville éternelle. Tout cela n’a pas pu sortir d’une demi-civilisation ; et il est remarquable que c’est après la conquête de l’Etrurie proprement dite, que Tarquin l’ancien commença ces grandes amélio¬ rations, qui furent continués sous ses deux successeurs. Le fait qui, peut-être, nous laisse une plus mauvaisse impression des mœurs des premiers romains, c’est la brutalité qu’ils mirent dans l’enlèvement des Sabines. Mais on voit d’un autre côté, qu’ils surent si bien se faire pardonner ce vilain procédé, que pas une de ces pauvres enlevées ne consentit à retourner chez elle, quand leurs pères vinrent tout armés, pour châtier leurs ravisseurs. Et ces papas, devenus beaux pères, et peut être grands papas, furent obligés d’aller rester chez leurs gendres pour complaire à leurs filles ! IV UN BELAIS. Le lecteur a bien pu oublier que pendant cette première partie de mon récit ; nous avions laissé courir la diligence à travers champs et collines ; pour le lui rappeler, je dois donc signaler notre arrivée à Baccano. SOUVENIRS DE VOYAGE. Baccano n’est qu’un pauvre relais de poste où nous fûmes obligés de nous arrêter, pour attendre un détachement de dragons qui devait nous escorter durant une partie de la nuit. Quelques jours auparavant, des émeutiers d’une petite ville des environs avaient brise les portes d’une prison pour sauver quelqu’un des leurs, et ils avaient mis en liberté tous les mauvais sujets qui étaient enfermés avec ceux-ci ; ce qui durant quelque temps compromit beaucoup la liberté de tout le monde. Ces misérables se répandant sur les différents chemins assaillirent et pillèrent toutes les voitures publiques : ils assassinèrent même plusieurs voyageurs qui avaient voulu leur opposer de la résistance. Notre veturino qui ne nous rappelait pas les vieux légion aires romains, par sa bravoure, avait vu du sang sur toutes les pierres de la route, en plein jour. Rien, par conséquent, aurait pu le décider a quitter Baccano de nuit. Il fallut donc que chacun se pourvût de patience. Les lits étaient rares à notre auberge et nous nous trouvions, par l’arrivée de nouvelles diligences, un nombre toujours croissant de voyageurs. Les chaises mêmes manquaient à plusieurs : on n’en usait qiCà tour de rôle. — Dans le voygge, c’est une petite misère d’attendre que les gens soient fatigués d’ètre assis pour pouvoir s’asseoir soi-même. Il y a tant de gens qui ne se lassent jamais de vous voir debout quand ils occupent un bon siège. Ils ferment les yeux où ils s’endorment véritablement pour ne pas rencontrer 40 LES SOIRÉES CANADIENNES. un regard suppliant ou pour ne pas être touche par une démarche chancelante : ils craignent d’être victime de leur délicatesse. Cette nuit donna sujet à quantité d'anecdotes, de contes ou de romans dont les bandits furent invaria¬ blement les héros. Chacun conta son aventure plus ou moins incroyable. Comme les uns et les autres se connaissaient peu, qu’ils ne songeaient pas à prouver un jour l’exactitude de leurs récits, je pense qu’ils tenaient légèrement la vérité historique : à ce point que je m’étonnais parfois de voir tous ces braves conteurs encore de ce monde, après les grands dangers qu’ils avaient courus. Les ondulations variées de la grande plaine du Tibre et le voisinage des gorges obscures des Apen¬ nins rendent le métier de brigand très facile, dans cette partie de l’Italie. Pouvant s’approcher des voies publiques, sans être vus, et fuir à course de cheval jusqu’aux montagnes, sans rencontrer d’obsta¬ cle, il leur est aisé de déjouer les ruses d’une police nombreuse et habile. Aussi les brigands n’ont jamais manqué à Home. L’histoire fait mention d’eux à plusieurs époques. Sous Auguste, avant que la forêt Gallinaire fût à peu près défrichée, ils se répandaient souvent en troupes nombreuses, pour piller les pays environnants. Ils se multiplièrent tellement sous Septime Sévère que toute l’extrémité de la péninsule en fut infestée. Le Moyen-Age ne contribua pas beaucoup à les détruire. Le pillage alors n’était pas toujours un déshonneur ; SOUVENIRS DE VOYAGE. 41 les grands seigneurs n’étant souvent que de grands brigands. Dans ces derniers temps, pour extirper cette hideuse engence de la face de l’Italie, les gouvernements ont fait traquer les bandits jusque dans leurs repaires et fusiller tous ceux qui sont tombés vivants sous la main des gens d’armes. Léon XII et Grégoire XYI ont surtout contribué à l'adoption de ces mesures éner¬ giques, qui auraient eu le bon effet de faire cesser le brigandage, si la révolution de 1848 n’était pas venue rouvrir la carrière aux mauvais sujets. Je me rappelle une anecdote, qui se rapporte à ces derniers événements et qui me fut racontée à l’auberge de Baccano ; et je me permets de la con¬ signer ici comme pièce caractérisant l’espèce. Quand les mouvements révolutionnaires ont été anéantis par les armées autrichienne et française quelques-unes des bandes insurgées, qui ne s’étaient soulevées que pour jouir du désordre, n’espérant pas obtenir de pardon, et ne tenant pas d’ailleurs au rôle de citoyen paisible, se constituèrent en troupes de bandits. Campés dans les montagnes ces corps aguéris tinrent en échec une force armée considérable, pendant près de deux ans. Composés de sujets de divers métiers et de tous les caractères, des roués de toute trempe, il est aisé de comprendre la puissance de mal qu’ils avaient en eux. Tantôt ils disparais¬ saient presque, comme corps, et alors ils étaient 42 LES SOIRÉES CANADIENNES. partout, cachés sous tous les costumes, jouant tous les rôles, puis- à un moment convenu et dans un lieu désigné ils reparaissaient comme une phalange enchantée. Un soir d’été, une petite ville située aux pieds des Apennins, se préparait à jouir des charmes d’une belle nuit. C’était, je crois, la fête de la patronne du pays. Une troupe de comédiens avait annoncé pom¬ peusement une représentation au théâtre. Quelle jouissance, pour ces bonnes gens de province, qui ne goûtent les plaisirs de la comédie que durant la canicule ; quand les acteurs et les actrices sentent le besoin d’aller prendre l’air des champs ! Tout le monde s’était donc porté à la salle de spectacles, les dignitaires de l’état comme ceux de la municipalité. La pièce se faisait attendre, les violons n’arrivaient pas, la jeunesse trépignait d’impatience. . . . Enfin la toile se lève. Quel début ! Tout le monde reste ébahi, inquiet, cloué sur les sièges. Deux lignes d’hommes armés jusqu’aux dents étaient rangées de front sur la scène, tenant leurs fusils dirigés vers la foule. En même temps un peloton des mêmes hommes apparais¬ sait à chaque porte de la salle. Un silence profond s’établit partout et le chef de la troupe vint expliquer aux spectateurs l’intrigue de la pièce avant de la jouer. “ Que chacun, dit-il, prépare l’argent et les bijoux qu’il porte sur lui, ainsi que les SOUVENIRS DE VOYAGE. 43 clefs de sa demeure, nous allons passer les prendre ; les acteurs ne bougeront pas de place avant que tous les goussets soient vides ; et si quelqu’un de vous ose remuer, malheur à tous ! ” L’exécution commença ; personne ne put s’en sauver. Son Excellence le maire dût comme les autres livrer sa bourse tout entière. Pendant que ceci se passait, un autre détachement furetait la ville et préparait une retraite facile à toute la bande. On dit qu’une bonne maman disait le lendemain : “ n’est-il pas assez prouvé maintenant que le théâtre offre toujours quelques dangers ? ” (*) La nuit s’était écoulée durant ces récits, et nous n’avions vu ni gendarmes, ni brigands autres que ceux de nos histoires : Et comme le jour chasse bien des terreurs, un rayon de soleil rendît notre postillon brave ; aux premières lueurs du jour, il se remit gaiement sur la route, fit claquer son fouet, devint parleur, siffla à pleine joue les derniers airs de Verdi : “ La donna e mobile , la femme est changeante ” etc et sa voiture put rouler, craquer, crier sans lui donner, la chair de poule. Aussi nous arrivâmes bientôt à Viterbe . (*) Je ne voudrais pas affirmer tous les détails de cette aventure, je cite simplement mes historiens ; quand a l’aventure, elle-même, je j’avais lu avant la soirce de Baccano, dans les journaux du temps, et le récit que l’on m’en fît à l’auberge me la remit en mémoire. 44 LES SOIRÉES CANADIENNES. SEJOUR A VITERT3E. Quoiqu’en disent les guides italiens, cette ville n’est ni belle ni bien bâtie ; elle est seulement très-intéres¬ sante. Bien assise snr un plateau élevé entre deux collines qui dominent la pleine et la mer, c'est la ville la plus importante des Etats-Romains du côté occidental des Apennins. C’est dans ses environs où l’on commence à voir, en venant de Rome, de beaux vestiges de végétation et de culture, quoique cela soit bien inférieure à tout ce que l’on voit dans les vallons de l’Ombrie et dans les plaines de la Romagne. Les mines de fer qui gisent dans cette région et des eaux sanitaires très fréquentées font une partie du bien être des habitants des alentours. Je m’arrêtai trois jours à Yiterbe: quelques beaux tableaux, de vieux monuments, une jolie fête popu¬ laire dans un petit village voisin firent les frais de mes études et de mes plaisirs. C'est de ce côté de l'Italie, un des lieux où l’on rencontre le plus de vestiges de la domination Gliotique ou Lombarde. Ces immigrations violentes SOUVENIRS DE VOYAGE. 45 s’étaient surtout arretées clans la Gaule Cisalpine, en Toscane, clans l’Ombrie et l’Emelie et dans la plus grande partie des Pomagnes. Mais nulle part, ces nations n’ont laisse autant de traces, que dans ces dernières provinces, surtout dans les villes de deuxième ordre. Comme, à cause de leur position géographique et de leur importance secondaire, ces villes ont été moins exposées aux révolutions politiques, ou indus¬ trielles elles ont mieux gardé l’empreinte des âges. Chaque siècle s’est peint à côté de son prédécesseur sans l’éffacer. Et c’est là un intérêt tout particulier qu’offre l’Italie aux yeux des étrangers ; le climat n’y a rien détruit et l’on retrouve partout les souvenirs de ces générations couchées les unes sur les autres dans la tombe du passé comme ces dépôts de fossils inconnus dans les vieilles formations du globe. J’ai passé bien des heures à parcourir ces vieux quartiers de Viterbe et plus tard de Pérouse, véritables labyrinthes ou la vie et la lumière semblent ne plus oser habiter. Les rues étroites, montueuses, tordues fuient comme de longs corridors, sous des voûtes, sous des passages et des arcades, ou à l’ombre de deux lignes de grands toits qui se croisent devant les rayons du soleil de manière à ne leur permettre jamais d’arriver jusqu’aux pavés. A Pérouse, j’ai remarqué une de ces rues qui s’enfonçait toute entière sous une longue suite de vieilles constructions ; il m’arriva de m’y aventurer le soir ; j’avoue que j’éprouvai un saisissement pénible en entendant le bruit de mes pas courrir devant et derrière moi, dans cette sorte de caverne humide, où 40 LES SOIRÉES CANADIENNES. je ne voyais que la lueur des petites lampes suspendues aux murs à de longs intervalles, et mon ombre que leur vascillement faisait danser comme un fantôme. Les ouvertures qui se trouvent au bas des maisons paraissent toutes conduire vers des souterains, tant elles sont abaissées sous le sol. Des escaliers extérieurs, de pierre, montent au premier étage ; unis par un côte au mur de la façade sur lequel ils dessinent des arcs-boutants qui servent à les soutenir. Ils condui¬ sent aux Appartements qui semblent les seuls habitables par la famille et qui s’élèvent presque toujours à 15 et 20 pieds au-dessus de la rue. On apperçoit çà et là, au liant des entrées principales, de vieux écussons qui ont perdu en partie leurs devises et leurs em¬ blèmes ; souvent il y en a plusieurs d’un caractère tout à fait different enchâssés les uns à côté des autres, ce qui annonce que des alliances de familles ou une succession de propriétaires étrangers ont eu lieu dans ces nobles demeures ; quelques-uns de ces vieux blasons avaient été recouverts d’une couche de ciment dont le temps les a délivrés peu à peu ; et l’on retrouve ainsi le souvenir ou les traces de noms illustres que l’on avait peut-être voulu faire oublier. A un endroit, j’ai vu qu’un cordonnier avait suspendu une forme de chaussure au cimier d’un casque qui décorait l’écu d’un baron, affichant son métier là ou l’autre avait étalé sa noblesse . Les édifices entiers annoncent les mêmes vicissf SOUVENIRS DE VOYAGE. 47 tudes, les ouvertures et les ornements ont cent fois changé de caractère et de place. Les fenêtres ont tour à tour été arrondies, pointues ou carrées ; une façade avec un joli portique roman et de grandes aujourd’hui un fenil; un tombeau superbe orné de sculptures délicates qui était adossé, sans doute autrefois, au mur d’une chapelle de famille se trouve maintenant au bord d’un carrefour ; des gamins ont broyé les caractères de l’inscription avec des pavés et il s’amusent a décorer le marbre noir de leurs figures de bons hommes. Les tours sont très nombreuses dans ces vieux quartiers ; là où elles n’ont pas été détruites, on en rencontre à chaque pas, il s’en élève une au-dessus de chaque groupe de maisons. Dans une esquisse que je fis en courant on en voyait quatre sur le premier plan. La féodalité a eu un autre caractère en Italie que dans le nord de l’Europe. Le seigneur n’a jamais supplanté tout à fait le régime municipal, fortement organisé dans la vieille société romaine ; il dominait bien la petite population il la pillait même aussi comme ses confrères du nord, mais c’était plus au moyen de la faction. Au lieu d’aller comme ceux là établir son donjon sur un point inaccessible des montages, pour pouvoir tenir ses cerfs en respect et narguer ses voisins, il se fortifiait dans les cités, au 48 LES SOIRÉES CANADIENNES. milieu de ses partisans qu’il pouvait facilement abriter sons son toit, dans les temps de discorde ou de guerre civile dont il était toujours l’instigateur. Yoilà la raison de ces rues voûtées, de ces rares ouvertures dans le bas des maisons, de ces énormes grilles de fer qui les ferment, de ces murs épais, enfin de ces grandes tours qui permettaient d’observer le voisinage, de lancer au loin des projectiles, et qui servaient en outre à la captivité où à l’exécution des vaincus ; car c’est du faite de ces tours qu’on les précipitait souvent, quand la foule ameutée demandait s.a part de ven¬ geance. Ce système de construction se perpétua jusqu’à l’extinction des sanglantes querelles des Guelfes et des Gibelins, qui avaient divisé chaque ville et presque chaque famille en deux camps. En Toscane, où ces affreuses contestations se perpétuèrent plus longtemps et avec peut-être plus d’acharnement que dans les autres parties de l’Italie, à cause du grand nombre de familles influentes qui s’y partagèrent le pouvoir et la richesse, les palais, même d’une époque déjà moderne, ont tous l’aspect d’énormes forteresses capa¬ bles de loger plusieurs mille combattants. SOUVENIRS DE VOYAGE. 49 VT A PIED. En m’éloignant de Yiterbe, je voulus renoncer au • supplice de la diligence : Outre la fatigue que me donnait ce mode de voyager, il me paraissait encore trop rapide. — A chaque pas que je faisais sur cette belle terre, je sentais que si ma mémoire allait se parer d’un brillant tableau, mon cœur allait garder un long regret. % Je partis donc à pied, sans guide, avec une carte de l’Italie, ut ma petite connaissance du pays et de «on idiome pour diriger mes pas ; je portais en outre sur l’épaule l’humble bagage de peintre touriste dont voici les détails : d’abord, la boîte aux couleurs, indispensable au métier et deux ou trois albums, puis un sac de voyage composé de façon à ne pas tenter trop les voleurs, à lasser le moins possible son propriétaire, et qui cependant pût contenir une toilette assez complète pour faire convenablement mon entrée dans les villes. — Il faut avant tout, pour être bien reçu* à l’auberge ne pas trop faire pitié aux maîtres de la maison. Pour aider ma marche, dans * les montagnes, j’avais pris un long bâton ferré, comme devait en porter les pellerins d’autrefois ; il me 4 50 LES SOIREES CANADIENNES. servait encore d 'ajypui-main dans le travail de mes esquisses et d’arme défensive contre les chiens mal appris qui ne respectent pas d’ordinaire les porteurs de sacs. En quittant Yiterbe, quoique j’eusse un vague pressentiment des grands événements qui ont changé depuis l’état politique des italiens, je ne prévoyais pas que je touchais aux limites du futur domaine du Souverain Pontife î En effet l’espace que nous venons- de franchir depuis Pome, avec celui qui se trouve entre cette meme ville et l’ancienne frontière du Royaume de Naples forment aujourd’hui l’état pontifical. C’est tout ce qu’il y a de plus improductif et de plus misérable dans la Péninsule ; une plaine de près de 40 lieues de long sur 12 de large, en moyenne, où, à part Pome et quelques petites villes- dont les alentours suffisent à peine à l’alimentation, on ne voit que marais et terres incultes. Et encore, faut- il ajouter que la plupart de ces villes secondaires et leurs territoires sont des propriétés princières et que le mal-aria , cette peste particulière à PatmoS' phère de Pome, y fait des ravages continuels. J’ai dit plus haut, que les voleurs avaient été de tout temps une plaie de ces campagnes, il en a été ainsi des fièvres pestilentielles qui y sévissaient meme SOUVENIRS DE VOYAGE. 51 dans les belles années de Rome ancienne ; car ce n’est que sons les premiers empereurs que l’on a réussi à assécher les marais Pontins qui sont une des principales, mais non pas la seule source de ces maladies (*). Les grands travaux que l’on fit dans ce but ayant été détruits plus tard, le mal, non seulement reparut, mais il fit des progrès considérables. Les forêts qui assainissent l’air avaient été rasées ; et comme sur la fin de l’empire, toute l’administration civile était tombée dans le plus grand désordre, les travaux les plus nécessaires à la vie des populations furent oubliés. Tout le moyen âge vint à la suite, avec son cortège de ruines, passer sur ces plaines devenus désertes ; car, à la suite des inondations des barbares, les peuples des campagnes, ne se trouvant plus en sûreté, se réfugièrent en partie dans les enceintes fortifiées des villes. Ainsi donc, tout ce qui demandait le travail de l’homme pour se conserver dût périr. Si dans les villes, où il restait toujours un certain noyau d’habi¬ tants et les apparences d’une société organisée, surtout à Rome, où le corps de l’église avait une constitution (") On commença à assécher ces marais, environ 300 ans avant l’ère chrétienne et Ton n’a pas cessé d’y faire quelques travaux ; jusqu’aux invasions des Goths : Theodoric môme avait ordonné d’y exécuter des améliorations importantes, comme le témoignent les décrets de son règne. 52 LES SOIRÉES CANADIENNES. régulière, on ait pu se laisser tellement envahir par la ruine et l’incurie pour qu’il se fit une accumula¬ tion de décombres, de poussière et d’ordures d’une épaisseur de vingt à vingt-cinq pieds ; imaginez ce qui arriva dans les campagnes. Tous les aqueducs, à l’exception de deux, je crois, s’étaient rompus et les eaux qu’ils conduisaient en si grande abondance se répandirent longtemps le long de leurs parcours, formant des mares sans issue. D’un autre côté les canaux d’assainissement, qui servaient en même temps à l’irrigation s’obstruèrent, puis disparurent avec toutes les beautés, toutes les richesses, de culture et de végétation, il ne resta que l’herbe des champs. Les eaux pluviales qui, une ou d'eux fois l’an, ruissellent sur cette plaine, ne trouvant plus leurs égouts ordi¬ naires s’arrêtèrent dans tous les bas fonds, y accumulant avec elles des amas considérables de détritus végétaux. O Ces dépôts détrempés chaque année dans les eaux stagnantes, se trouvent ainsi préparés à cette espèce de distillation qui s’opère pendant six mois, sous les rayons brûlants du soleil, et qui répand sur tout le pays des miasmes putrides. Les maladies pestilentielles sont communes à plu¬ sieurs provinces de l’Italie. Mais c’est surtout à l’embouchure de ses trois plus grands fleuves, le Po, le Tibre et l’Arno, que ces maladies régnent avec plus de rigueur. Il est aisé d’en voir la raison par une simple étude géographique. SOVENIRS DE VOYAGE. 53 A ces endroits, la plaine s’élargit et se redresse. Les diverses chaînes détachés des Apennins qui s’élèvent tout autour forment de vastes amphithéâtres demi- circulaires ; de sorte que, à la saison des pluies, toutes les eaux se précipitent avec fureur en convergeant vers ces trois artères principales de l’Italie. Tout est entraîné dans le cours de ces inondations annuelles, terrains, demeures et végétation. Or comme les torrents rencontrent souvent les flots contraires de la mer, ils sont forcés de déposer les restes de leur butin sur les rivages qui s’exhaussent, ou se prolongent au loin en lagunes. Ces alluvions ont changé complète¬ ment la configuration de foutes les côtes qui longent la Méditerranée depuis Corneto jusqu’à Terracine, dans les Etats Romains, ainsi que celles qui avoisi¬ nent l’Arno et le Po. Des villes qui avaient été bâties sur la mer s’en trouvent aujourd’hui éloignées de quatre à six lieues. Adria qui a donné son nom à l’Adriatique est de ce nombre (*). Ostie, ce fameux port de Rome ancienne, est enseveli loin du rivage. Pise et Yenise, mais surtout la première, seraient bien en peine aujourd hui de loger leurs flottes d’autrefois. (*) Les marais Pontins eux-mêmes aurait été dans l’origine, une île comme celles de Vénise, que les alluvions auraieut réunie à la terre- ferme : Théophraste en donne même l’étendue sur je ne sais quelle autorité. La géologie ne peut aujourd’hui que confirmer ces témoignages antiques. 54 LES SOIRÉES CANADIENNES. Les côtes de la mer ee sont donc élevées, et les plaines se sont abaissées par un effet contraire et naturel. Il s’est accompli en grand, ce que nous remarquons sur les chemins qui descendent des coteaux. Vous avez vu que les points qui reçoivent plus directement la chute des voitures finissent par se creuser ; et les terres enlevées vont se porter plus loin pour former ces cahots, que nous connaissons si bien en Canada. Le lit des fleuves s’est aussi élevé à leur embouchure, ce qui les a rendus incapables de donner cours aux eaux d’une averse un peu considérable. Tout cela a donc aggravé le mal des inondations. Un autre travail s’est aussi fait avec les années. Ap rès la saison des pluies, et sous les ardeurs d’un soleil prodigue il nait de tous les limons et de tous les débris végétaux, déposés dans les fonds de la vallée, une végétation nouvelle et abondante, mais infailli¬ blement destinée à être ensevelie de nouveau sous d’autres détritus. Vous concevez l’épaisseur de ce dépôt végétal qui s’accumule librement, depuis plus d’un millier d’années, sur une surface de quelques cents lieues d’étendue ; et vous pouvez aussi vous faire une idée de l’abondance des gaz délétères qu’il doit fournir à l’évaporation. Aussi tout le litoral des états Romains depuis la Toscane jusqu’au royaume de Uaples souffre-t-il de ces émanations, ainsi que toute la vallée du Tibre. SOUVENIRS DE VOYAGE. 55 C’est l’aspiration de ces gaz qui est si dangereuse. Le soir depuis le coucher du soleil jusque vers neuf heures, l’atmosphère est rafraichie par les brises de la mer, et il se fait toujours une forte condensation des vapeurs de la terre qui retombent à la surface en «couches légères et argentées. Il est alors très impru¬ dent de se reposer à l’extérieur des maisons, et surtout de s’asseoir sur l’herbe, dans la campagne. Les étrangers se laissent facilement séduire par le spectacle des beaux soirs de Kome ; ils aiment à voir ces jolis voiles de brume descendre sur les ruines, couronner les tombeaux, flotter sous un groupe de pins parasols ; ils jouissent à respirer les premiers souffles du vent du soir après de longues journées brûlantes ; ils se laissent volontiers tomber sur un gazon, après de pareils jours, devant de tels tableaux ! Mais ils paient presque toujours très cher ces jouissances, toutes frugales qu’elles soient. J’ai connu plusieurs artistes, avides à l’extrême de semblables plaisirs, qui avaient tous pris la fièvre du pays, pour s’être couchés en plein air durant quelques heures : ils venaient de faire tous ensemble une excursion sur les bords de la mer, dans les environs d’Ostie, je crois. Après une marche fatiguante, suivie par un diner de circonstance, ces tendres amants de la nature s’étaient laissé tenter par les charmes d’une sieste champêtre. Le poison se glissa avec les pavots, et tous furent saisis par la maladie. Quelques uns en furent affectés pendant longtemps ; car c’est le caractère de ce mal de reparaître après de longues 56 LES SOIREES CANADIENNES. périodes, et même de poursuivre celui qui en si souffert sous des climats étrangers.. Pie YI, ce Souverain généreux, avait entrepris l’assainissement de ses états, et il avait commencé par assécher une partie des Marais Pontins en y faisant pratiquer de grands canaux. Mais la tâche était trop gigantesque pour un seul homme, aidé des seuls moyens que peuvent fournir un petit état ; les infortunes d’ailleurs vinrent bientôt interrompre une si belle entreprise. Napoléon, qui avait déjà fait exécuter des travaux publics immenses dans toute l’Italie, songeait à faire continuer ceux-ci,, peut être, pour faire l’orgueil du futur Poi de Rome. . . . Mais hélas ! les pauvres Marais Pontins, sont encore a demander une main généreuse et puissante, mais surtout une main fortunée, plus forte que les révolu¬ tions, pour sortir de leur fange et devenir encore une fois fertiles et bienfaisants t Je suis sous l’impression que d’autres ouvrages ont été exécutés par Pie IX ; mais dans quelques autres parties des Etats Romains. Dans tous les cas, l’amélioration peu sensible opérée dans l’état sanitaire de ces campagnes doit désespérer le gouvernement : cela démontre que les causes du mal sont considéra¬ bles et qu’elles exigeraient des sacrifices immenses et SOUVENIRS DE VOYAGE. 57 constants pour être détruites. Il faudrait entre autres clioses établir un système complet de canaux pour distribuer avec économie les eaux pluviales : mais surtout il serait urgent de couvrir de plantations forestières toute cette grande plaine dénudée, afin de produire par elles l’absorption des gaz dangereux ; puis enfin la coloniser régulièrement. Ceux qui connaissent les ressources de ce pays, la crainte que les popula¬ tions ont de séjourner dans ces champs déserts, et l’aversion que la plupart éprouvent pour tout travail long et pénible ; ceux qui en outre, à l’aide de la science et de l’expérience peuvent calculer ce que coûterait de temps et d’argent un pareil travail, accompli sur une surface de plusieurs cent lien es, sont seuls en état de dire s’il aura jamais son exécution complète. Quoiqu’il advienne je ne vois pas pourquoi on a toujours fait un crime aux papes de ne pas l’avoir déjà exécuté, quand il n’a pas pu l’être entièrement durant la plus grande puissance de l’empire Romain. Depuis Roniface VIII (1291) jusqu’à Pie VI, pas moins de quinze Souverains Pontifes se sont occupés de travaux d’assainissement. Aujourd’hui, que la révolution a ravi à Pie IX l’Ombrie, l’Emélie et les Romagnes, les seules provinces qui donnaient du pontife de continuer l’œuvre de ses prédécesseurs. 58 LES SOIRÉES CANADIENNES. VII A YOL D’OISEAU. Mais je vous demande pardon de m’être arrêté si longtemps dans le désert, au milieu de la désolation, quand je touchais aux contins de la terre promise, quand j’étais si près de tableaux plus riants. En effet le territoire d’Orvieto et de l’Ombrie vers lequel nous allons nous acheminer maintenant, fait un contraste inattendue avec celui que je vous ai fait parcourir : rempli des souvenirs les plus intéressants de toutes les époques de l’histoire moderne, d’objets précieux au point de vue de la religion et de l’art, c’est en outre une terre délicieuse, un jardin verdoyant, ombragé de vignes et d’oliviers, baigné de rivières et de lacs, tout accidenté par les petits groupes des Apennins dont les sommets, dans cette région, sont couronnés de villages ou de monastères vénérés. Comme je ne veux pas vous condamner à me suivre pas à pas, à travers le pays, sur les chemins poudreux, ou dans les sentiers perdus au fond des vallons ou suspendus au flanc des montagnes; comme je veux encore moins vous faire partager les petites misères de la route ; je vais vous la faire franchir à vol SOUVENIRS DE VOYAGE. 59 d’oiseau. Au reste il serait fastidieux pour la plupart des lecteurs, qui n’ont pas fait une étude particulière de l’archéologie et des diverses productions des grands maîtres, d’ètre arrêtés à tout instant devant des monu¬ ments ou d’antres œuvres artistiques d’un ordre secondaire ; et l’on trouvera sans doute plus agréable de faire l’étude de l’art Ombrien dans un petit tableau qui en présentera les caractères principaux. Peut-être que ce tableau pourra trouver sa place au bout de la course que nous allons faire. A un pas de Viterbe, s’élève Monte fiascone , gros bourg sans importance assis sur des terres bouleversées par les volcans. Les laves qui forment en quelques endroits tout le sol, et un petit lac d’eau chaude et sulfureuse que l’on voit près de la route indiquent assez l’origine de ces terrains. C’est après avoir dépassé cette petite ville que l’on commence â remar¬ quer les vignobles qui produisent le vin d'Ust, un des meilleurs d’Italie. JBolsence est un autre bourg moins important encore que ce dernier, il occupe à quelque milles plus loin le site de l’ancienne Vulsinium , capitale des Yolsques. Un lac de peu d’étendue s’étend en face offrant au regard de charmants horizons ; une montagne de basalte s’élève en arrière, laissant voir sur son flanc dénudé une belle colonnade de prismes hexagones ; c’est une des plus curieuses formations de ce genre qu’il y ait en Europe. 60 LES SOIRÉES CANADIENNES. Après avoir franchi quelques monticules, en se dirigeant du côté des Apennins, l’on rencontre bientôt Orvieto avec ses murs échelonnes, ses tours, ses vieux couvents et sa gracieuse cathédrale. Elle apparait soudainement, comme une création féérique, sur la pointe d’un grand rocher isolé au milieu d’une vallée fertile qui s'abaisse tout autour en amphithéâtre. Parmi les choses curieuses que renferme cette ville se trouve un puits, creusé entièrement dans le roc jusqu’à la profondeur de deux cents pieds. On y descend par deux escaliers en limaçon qui sont si spacieux et si faciles à la circulation que l’on peut s’y aventurer à cheval ou a dos d’âne ; c’est de cette manière que l’on va commodément faire sa provision d’eau. A. Laissant Orvieto le matin on trouve, après quelques heures de marche, Cita del Pieve : Elle est assise sur le versant d’une jolie colline en face d’autres collines couvertes de pâturages, où l’on voit errer par groupe des troupeaux et des bergers. Enfin à des distances à peu près égales et toujours couronnant des montagnes, toujours au milieu de vallons fleuris, baignés par des lacs et des rivières, toujours sous le beau ciel de l’Italie, on rencontre Perouse , Assise, Foligno , Spoleto, Terni , etc., Toutes ces petites villes semblent être venues s’asseoir sur ces hauteurs pour contempler la belle nature qui les entoure ; et quoiqu’elles soient très vieilles, étant à peu près toutes de date étrusque, elles n’ont pas l’air décrépites, elles vivent de cette vie et de cette beauté SOUVENIRS DE VOYAGE. 61 éternelle qui les environnent, elles recouvrent toujours leurs ruines d’un ciment nouveau ; et sur la terrace qui domine un mur cent fois détruit, on voit encore la jeune ombrienne entrelacer les ceps d’une jeune vigne et renouveler les fleurs de ses vieux vases de terre, qui ont vu naître quelques centaines de printemps. Isolées les unes des autres, séparées par des mon¬ tagnes escarpées, ces petites villes sont nécessairement tranquilles ; on ne s’y consume pas dans un actif brocantage, on ne va pas tenter les hazards des mers, et Ton se trouble peu de ce qui se passe au-delà de ces cimes bleues, si harmonieusement unies pour abriter un véritable bonheur. Là, les nécessités de la vie ne sont pas tellement pressantes, que les habitants soient obligés de recourir à ces milles moyens factices, à toutes ces industries qui nous sont ici plus nécessai¬ res pour faire fortune ; on vit en famille, on recueille sans beaucoup d’efforts des raisins excellents, des olives sur les rochers arides, de la soie, des fruits de toutes espèces ; on dirige les ruisseaux qui descendent des coteaux, à travers les prairies, pour les rafraî¬ chir ; on fait paître de beaux troupeaux de moutons. C’est dans l’Ombrie où Rome ancienne venait prendre ses brebis grasses pour ses sacrifices, et c’est encore là où les grands marchés vont s’approvisionner de bonne chaire (*). (*) Je n’entends parler que de celle des moutons, car les roma- gnes possèdent les plus beaux troupeaux de bœufs. 62 LES SOIRÉES CANADIENNES. Je sais bien qu’il ne faut pas aller chercher les grandes fortunes au milieu de ces populations : mais comme elles ne se sont pas créés de ruineuses néces¬ sités elles ont de quoi satisfaire leurs modestes désirs. Les femmes se tissent des étoffes pour se faire de jolis jupons, pas trop longs ; elles se font des corsages élégants, pas trop courts , quelles ferment sur l’épaule et sur la poitrine, par de simples nœuds de ruban ; elles se fabriquent aussi des écharpes de soie, rayées de différentes nuances qu’elles nouent autour de leur taille ou qu’elles jettent négligeamment sur leurs tètes ; puis elles ont assez de bon goût pour penser qu’une chevelure abondante et bien peignée, relevée sur le col par un beau ruban de couleur vives, qu’un fichu brodé de leur main et drapé sans trop d’art sur leurs épaules encadrent suffisamment une jolie figure. Comme les filles de la Grèce, les Ombriennes ont toujours compris, jusqu’à ces années dernières, que la simplicité était le plus beau vêtement de la beauté. Elles n’ont pas encore demandé à leurs papas, ni à leurs maris, ni à d’autres _ des chiffons dispendieux, à la mode de Paris, des souliers de satin, des plumes d’autruches et ces mille accessoires multicolores tels qu’en trament sur la poussière de nos chemins nos plus humbles filles des champs. Dans l’Ombrie comme dans presque toute l’Italie, chaque commune chôme la fête de son patron, en famille. Comme pour ces braves gens l’ivrognerie SOUVENIRS DE VOYAGE. 63 n’existe pas, et que pour eux, se priver de la raison c'est se priver d’un plaisir, ces réjouissances ne peuvent avoir que de bons résultats. J’ai assisté à deux de ces fêtes populaires en passant dans ces campagnes et je n’y ai remarqué que des amusements convenables, ou s’épencliait une gaieté pleine d’aban¬ don et de simplicité. Placés entre la Toscane et la plaine du Tibre, ces populations participent aux facultés, au caractère et au type des Toscans et des Romains. Chez eux la pétu- lence d’esprit, la mobilité incomparable des traits, la politesse pleine de démonstrations et de protestations des Florentins se montrent encore, mais modifiées l’esprit est plus calme, les paroles ne se précipitent plus sur les lèvres, comme les étincelles du foyer d’un feu de joie, la physionomie et les membres ne s’agitent plus autant, enfin la gaieté est moins fébrile et les rapports sociaux, tout en conservant beaucoup d’aménité et de formes gracieuses, sont plus sincères. Les Romains en communiquant aux Ombriens un peu de cette royale placidité, de cet esprit sérieux et ma¬ gistral qui les distinguent, ont évidemment contribué à former chez eux ce caractère de transition , de même que, en ajoutant à l’imagination vive des Toscans quelque chose des passions fortes et contenues, profondes et constantes des Romaines, les habitants de l’Ombrie se sont trouvés doués d’heureuses U LES SOIRÉES CANADIENNES. dispositions pour l’existence ardente et dévouée du cloître, pour les vives et mystiques aspirations de la vie contemplative. L’Ombrie avec la partie de la Toscane qui l’avoisine sont bien certainement en Italie le séjour favori des natures ascétiques : aussi ont-elles été le berceau de l’art le plus pur et le plus inspiré de la beauté divine. Dieu a répandu tant d’harmonie dans ces solitudes ! Rien de heurté dans le paysage ; toutes les lignes ondulent vaguement ; toutes les teintes se fondent, la terre semble s’unir au ciel par les sommets des Apen¬ nins, qui deviennent de plus en plus diaphanes à mesure qu’ils s’éloignent et qu’ils s’élèvent ; et, lorsque les vapeurs du soir viennent s’entasser audessus, elles paraissent continuer dans un espace infini un panorama d’autres montagnes et d’autres plaines. La nuit s’infiltre lentement dans le jour par une multitude de teintes roses puis violacées, au milieu d’un concert immense formé par tous les chants et les bruits du soir : harmonisés et répercutés dans le vaste foyer de la vallée, ces sons variés s’élèvent et se perdent dans le silence des cieux. C’est l’hymne d’une terre bénie ! C’est bien ici ou il semble que Raphaël devait naître ; Raphaël dont l’œuvre est toujours là comme la suprême expression de la grâce et de la beauté divine 1 SOUVENIRS DE VOYAGE. 65 VIII RAPHAËL. En effet, la providence ne pouvait déposer cet heureux génie au milieu d’un berceau mieux paré. Ici la nature fut son premier et presque son seul maître ; il n’eût qu’à ouvrir ses beaux yeux profonds et sereins et les tableaux les plus variés vinrent s’y mirer. Pendant qu’il savourait le sein généreux de sa mère, son regard en errant autour d’elle s’abreuvait de grâce et d’harmonie. Fortement doué du sentiment du beau, il n’eût pas besoin plus tard de longues leçons pour apprendre à le connaître : il l’avait vu dans ces horizons montagneux, durant ces soirs d’Eden, près de ces petits lacs sans rides, au milieu de ces vallons pacifiques qui charmèrent son enfance : il l’avait surpris dans les ébats des bambins jolis et joyeux comme lui, avec lesquels il avait souvent fait sa cour à V aurore, parmi le tliym et la rosée : il l’avait admiré dans les formes sveltes et ondulées des filles d’Urbino, de Foligno et de Pérouse ; mais surtout dans les traits plus accentués de cette belle race, que l’on retrouve encore sur les rives du Tibre, portant le caractère de sa grandeur passée ; et toutes ces formes du beau, en laissant à toute heure dans sa jeune âme une 5 LES SOIRÉES CANADIENNES. es impression de plaisir, s’étaient pour ainsi dire incarnées en lui. Aussi quand il put saisir un pinceau, quand son père lui eut appris à le diriger sur la toile il était déjà peintre. Le flot de la beauté commença dès lors à ruisseler de sa pensée ; la source en devint bientôt si abondante que sa main semblait ne pouvoir suffire à répanclier,. et la mort seule put la tarir. Une autre influence féconde que Raphaël reçut dans son berceau ; ce fut celle de la vue des peintures du Beato-Angelico et du Perugin ; ces pures créations du génie chrétien peuplaient déjà l’Ombrie. A cette époque la grande école Florentine commen¬ çait à étudier beaucoup trop le beau idéal payen, dont tout le monde recherchait alors les types ; les artistes perdaient insensiblement les traditions de l’art chrétien et surtout la beauté qui lui est propre, celle qui émane, chaste et sainte, de nos dogmes divins. Raphaël échappa d’abord à ce danger ; et, quand il fut atteint plus tard de l’esprit de son temps, il avait déjà produit ses plus beaux chefs- d’œuvres. Il était âgé de douze ans, quand son père, qui lui avait enseigné tout ce qu’il pouvait lui apprendre de dessein et de peinture, vint le confier aux soins du Pérugin qui habitait alors la ville dont il a eu l’honneur de retenir le nom (Pérouse). Celui-ci fut frappé de*la figure gracieuse de l’enfant d’Urbin, et il ne put s’empêcher de l’accueillir avec empressement : il y avait déjà dans lui quelque chose de ce charme SOUVENIRS DE VOYAGE. 67 invincible qui lui attira toujours l’affection autant que l’admiration de ceux qui le connurent, des rois comme des valets. Le Pérugin nous a laissé les traits de son jeune élève dans une peinture qu’il fit vers cette époque. Malheureusement cette œuvre, qui représente la résurrection du Sauveur , n’est pas une des meilleures du vieux maître. C’est sous l’armure d’un soldat endormi qu'il a mis la jolie figure de Raphaël. — Un soldat de onze à treize ans, cela n’est pas heureux. — Au reste ce n’est pas la seule naïveté que le vieux Pietro a commise sur cette toile ; il a eu de plus l’idée de s’y représenter lui-même sous l’accoutrement d’un autre soldat, qui, éperdu d’épouvante, s’enfuit à toute jambe dans la campagne. Il eut peut-être été plus naturel de faire fuir le guerrier de treize ans ? Il est vrai aussi qu’il est bien dans les convenances, que le pauvre enfant se soit endormi ; à treize ans le sommeil est facile ; et puis, en se mettant en fuite en peinture , l’auteur a peut être plus écouté son instinct naturel que son goût artistique ?. . . . J’en arrive à conclure que si le tableau est peu judicieux les portraits sont au moins dans le vrai ; et je sais gré au vieux maître de nous avoir conservé cette première et faible empreinte des traits de son élève. Celui-ci, si je m’en rappelle bien, est représenté à demi-eouché, la tête appuyé sur la main ; ses cheveux, qu’il portait déjà longs, tombent comme une frange de soie noire tout autour du col, quelques mèches se jouent négligeamment dans ses doigts effilés ; c’est 68 LES SOIRÉES CANADIENNES. presque la même attitude qu’il a prise quelques années après, dans ce joli portrait que l’on voit au musée du Louvre et que tout le monde connait par la gravure. Je ne sais plus combien d’années Raphaël passa dans l’atelier du Pérugin, mais ce dont je suis certain c’est que les traits de son pinceau se firent bientôt remarquer parmi ceux de son maître ; et un œil exercé peut les y découvrir encore aujourd’hui dans les œuvres auxquelles ils travaillèrent en commun. J’ai recherché avec soin, à Pérouse, les premiers essais du jeune élève ; on en voit dans quelques édifices publics. Quoiqu’ils soient tous dans le style du maître, on y distingue cependant déjà cette grâce aisée, cette délicatesse de goût, cette élégance de formes, cette abondance d’idée et cette facileté de touche, qualités qu’il a possédées plus tard au plus haut dégré. Cela frappe de suite, c’est l’essor du génie, mais du génie qui franchit son berceau ; car la grâce est encore enfantine, la touche est naïve, la forme est frêle, le trait est peu accentué ; mais l’œuvre est lucide, une, complète et elle plait même aux habiles ; car quelle main pourrait y retoucher!.... Cela ressemble au langage d’un enfant gracieux, dont les incorrections ont souvent quelque chose qui charme. Cette époque des premiers essais de Raphaël, qui comprend ce que l’on appelle sa première manière , fut très courte, elle peut embrasser cinq ans, au plus, delà SOUVENIRS DE VOYAGE. 09 vie de l’artiste ; et quoique durant cette espace de temps il soit peu sorti du champ exploite par son maître, il a cependant produit un grand nombre de petits tableaux charmants. Un des plus célèbres est celui qui représente le mariage de la Ste. Vierge. Ceux qui ont pu étudier cette gracieuse ^composition sur la gravure peuvent juger du caractère de cette première manière, et de la perfection que ce peintre enfant avait déjà acquise. La seconde manière de Raphaël commence vers le temps de ses deux voyages à Florence, qui furent assez rapprochés. La contemplation des peintures de Masaceio, de Fra-Bartholomeo et de Leonard de Yinci opéra chez lui une transformation : son dessin prit plus d’ampleur et de souplesse, ses compositions devinrent plus variées, son style s’enhardit. 11 ne répudia rien de ce beau idéal chrétien qu’il avait conçu jusqu’alors, mais il s’appropria chez les maîtres savants qu’il venait d’étudier des moyens plus abondants pour l’exprimer. Il cessa donc de produire des imitations embellies de la pensée de son maître ; son âme entrait comme son corps en pleine maturité ; il avait maintenant acquis un langage digne d’expri¬ mer sa propre pensée, il commença à le parler.... divinement. Cette seconde manière pourrait s’appeler plus justement sa manière propre, car c’est celle où il est entièrement original ; et, si j’exprimais mon appré- 70 LES SOIREES CANADIENNES. dation, je dirais que c’est celle où il est le pins parfait. Toutes ces jolies Madones, que l’on connait par la gravure, appartiennent à cette catégorie des produc¬ tions de Raphaël, ainsi que l’immortelle fresque du Yatican, généralement appelée la dispute sur V Eucharistie, et qui couronne si dignement cette phase admirable du talent du peintre. Quand il l’exécuta, il venait d’être appelée à Rome, par Léon X ; il avait vingt-cinq ans, il était sur le plus grand théâtre du monde civilisé, dans le palais du représentant de la plus sublime doctrine qui ait été donnée à la terre ; une hérésie furieuse venait de soulever des doutes sur la vérité d’un des pins purs mystères de notre religion, celui de la présence réelle : imaginez ce que dût faire Raphaël dans ces circons¬ tances ! . Quant à moi, je le répète, je n’ai rien vu au-dessus de cette grande page, où le ciel et la terre, unis dans une communion de lumière intellectuelle, étalent aux yeux des hommes, autant que peut le faire une image, toute la sublime beauté de nos symboles. Cette peinture au moment où elle fut exécutée fut encore un triomphe de notre foi sur l’hérésie ! On désigne de plus une troisième manière de Raphaël ; mais comme je ne prétends pas faire ici une étude complète des travaux de ce grand peintre, je ne m’occuperai pas de celle-là ; je n’ai fait cette esquisse imparfaite de sa vie, que parcequ’elle a été la plus grande gloire du délicieux pays que nous venons de parcourir ; et je m’arrête à cette seconde SOUVENIRS DE VOYAGE. 71 manière , parceqn’elle est la suprême perfection de cet art clirétien dont il avait puisé la beauté dans ce même pays. IX UN EPISODE. Quelques lecteurs pourraient peut-être s’imaginer que les excursions pédestres, qui sont si communes en Italie, n’offrent que des jouissances sans mélanges ;; pour ne pas les laisser sous une impression qui pourrait leur être funeste un jour, je leur raconterai un petit épisode, où la prose et la réalité ont bien pris la grosse part que j’avais faite d’avance à la poésie. D’abord voici comment je procédais : a l’aide de ma carte, je traçais l’itinéraire de la journée, désignant la longueur de la course et mon étape pour la nuit. Mais sur le chemin il m’arrivait d’embrouiller mes calculs. Je n’avais pas apprécié par exemple les nombreuses sinuosités de la route ni les attraits que j’allais trouver semés sur ses bords ; quelquefois je perdais le bon sentier ; et cependant, il m’était presque toujours impossible de m’arrêter à mi-chemin. Dans ces pays on peut faire souvent plusieurs lieues, 72 LES SOIRÉES CANADIENNES. même dans des terres bien cultivées, sans voir une seule habitation. Là les maisons ne sont pas réguliè¬ rement distribuées sur la propriété agricole, ainsi qu’en Amérique. Comme le sol n’appartient ou n’a appartenu qu’à de grands propriétaires, les habitants se sont groupés autour de la demeure de ceux-ci. Il n’y a que dans les environs des grandes villes où l’on voit des habitations isolées dans la campagne ; partout ailleurs elles sont tontes groupées en villages. J’étais parti un matin de Monte, Biascone^ avec l’intention de me rendre à Orvieto qui en est séparé . par une route de près de huit lieues. En cheminant je trouvai sur les bords de son lac, le petit bourg de Bolsene dont je vous ai déjà dit un mot. 11 est adossé à un grand rocher dénudé et blanchi, c’est plutôt un assemblage de vieilles masures entassées autour d’un chateau moyen-age qui les domine deux fois de sa figure délabrée ; auprès s’élève une grande tour du milieu d’un bosquet de mûriers, et tout cela se mire dans un petit coin du lac bleu. Ce lac a aussi son charme particulier ; limpide comme le ciel qu’il reflète, il baigne dans son sein deux petites îles qui semblent ne s’être établies là que pour faire plus à l’aise leur toilette verdoyante et embaumée. Autrefois des rois y eurent leurs palais somptueux, dont il ne reste plus rien que le souvenir d’un crime (*) : aujour- (*) Amalazonte, ta fille de Théodoric, y fut étranglée par les ordres de son cousin Théodat. Bolsena fut aussi le berceau de Séjan. SOUVENIRS DE VOYAGE. 73 d'hui, durant la saison des chaleurs, les peintres vont s'y rassasier de soleils couchants, de brises matinales et de repas éthêrés. J’aurais bien désire y aller faire comme eux un peu de cette vie contemplative ; mais je dus me contenter de m’asseoir devant ce joli tableau. La chaleur était grande, j’avais franchi une assez longue distance, je sentais le besoin de prendre du repos et mon dîner. — Imaginez que l’on me servit un potage aux oignons rehaussé d’ail et dont on avait fait le jus (gras) avec de l’huile vieille ! — Après un pareil repas, le paysage me sembla encore plus beau • et je voulus en goûter. Je me mis donc à faire un croquis. Pendant mon travail, j’oubliai que le soleil glissait sur le couchant et que la lune ne devait pas éclairer mon hémisphère, durant la nuit suivante ; J’aurais dû pourtant y faire attention, car je redoutais avant tout de rester une nuit dans Bolsène ; le dîner passé ne m’avait pas prévenu en faveur du souper et surtout du lit futurs. Quoiqu’il fut quatre heures, je me remis en marche. En été avant que la nuit ait éteint toutes les lumières du jour, il est assez tard ; eh ! bien, elle avait terminé sa tâche depuis longtemps, et j’étais encore sur le chemin n’ayant point ralenti le pas un seul instant. Quoique le ciel fut étoilé, les vapeurs qui s’élevaient de terre assombrissaient les ténèbres et voilaient la vue. Je m’avançais donc au liazard, sans savoir où j’arriverais, car ne trouvant aucune maison 74 LES SOIRÉES CANADIENNES. sur mon passage, il m’était impossible de savoir si je m’étais égaré. Vers dix heures, je m’arrêtai, j’étais épuisé par la fatigue et par la faim, le silence et l’obscurité m’accablaient, et puis une autre difficulté venait de se présenter : une seconde route s’ouvrait en cet instant devant moi, croisant celle où j’avais si longtemps marché. Laquelle devais-je prendre?. .. . Après avoir cherché quelque indication, en tâtonnant autour de moi, je ne trouvai qu’une borne militaire, sans chiffres, sur laquelle je me laissai tomber. Je n’avais rien sur mpi pour étancher ma soif et pour ranimer mes forces ; car toutes mes provisions de bouche ne consistaient que dans une demi livre de thé vert, dont je m’étais pourvu en laissant Rome, pour prévenir les symtômes de nostalgie qui se manifestaient quelque fois chez moi dans mes soirs d’isolement et de lassitude. Le moment était bien trouvé pour en faire usage ; mais où établir la cuisine ? . . . . L’appréhension que j’avais de m’égarer davantage, si je l’étais déjà, m’ôta tout désir de me remettre sur pied. Je résolus de m’héberger aux frais de l’état et de me coucher au bord du chemin. L’air était tiède, je pouvais fort bien me contenter pour un soir d’un eouvre-pied de ciel étoilé. “ Puis, pensai-je, demain je n’aurai pas beaucoup plus faim, je serai plus agile et j’y verrai clair. ” Je disposai donc ma boite aux couleurs et mon sac en forme d’oreiller et je me mis au lit. SOVENIRS DE VOYAGE. 75 J’allais fermer l’œil, quand j’entendis venir dans le lointain le son d’une cloche de monastère, qui an¬ nonçait sans doute aux moines l’heure des prières nocturnes. Dans le même instant, un autre bruit vint encore frapper mes oreilles : je ne pris pas la peine de me dire, en me berçant : “ dors mon fiE c’est un rêve. ” Je me levai, je courus au devant de ce dernier bruit et je rencontrai une voiture qui descendait le versant de la colline sur laquelle nous étions. Son conducteur m’apprit que je n’étais plus qu’à un mille d’Orvieto ! . . . . et ce brave homme, dont j’ai gardé le souvenir avec fidélité, quoique je n’aie connu de lui que la voix, me dit que pour me rendre à la ville en droite ligne, je pouvais prendre le dernier chemin trouvé. C’était une vieille route escarpée, que les ruisseaux avaient creusée en ravin ; abandonnée depuis long¬ temps comme voie publique, elle était remplie de gros cailloux sur lesquels je trébuchais à chaque pas. Eh bien ! le croiriez vous ; j’étais redevenu si dispos, que je me surprenais, de temps en temps, fredonnant l’air de “ Fanfan Latulipe. ” Minuit était sonné, quand je me trouvai devant la porte de la ville. Toutes les lumières étaient éteintes et personne n’avait veillé pour me recevoir, pas même les gendarmes! — l’autorité se couche de bonne heure en province. Je commençai donc à faire du tapage et après un quart d’heure je vis poindre une lueur, à travers un guichet ; c’était une lueur de commissaire de police, je n’en fus pas rempli d’espérance. En 70 LES SOIRÉES CANADIENNES. effet, cet homme dont je venais de briser le sommeil, peut-être au milieu d’un beau rêve, me dit en me passant sa lampe sous le nez : “ le Choiera règne sur toute la frontière, on n’entre pas dans la ville sans faire la quarantaine; il est trop tard d’ailleurs pour que je puisse examiner votre signalement ; aller passer le reste de la nuit dans cet endroit ; ” et il me désigna une masure isolée et vide dans laquelle on entretenait des fumigations pour désinfecter les passants.... Je frémis : passer la nuit sur un banc de bois, seul, avec Am estomac, où il me semblait que l’on avait fait le vide au moyen de la machine pneumatique ; occuper les loisirs qu’allaient me donner une longue insomnie, à nourrir mes rêves de vingt-cinq ans avec des vapeurs de chlorure de chaux. La perspective de ce supplice me causa une succession rapide d’impressions bizarres, heurtées et désagréables, surtout : j’allai jusqu’à regretter le potage de Bolsène, et mon lit d’herbe où j’avais commencé à clore doucement la paupière. Enfin, je me sentis saisi de perversité ; songeant que les portiers de municipalité, comme tous les portiers du monde, ont une corde sensible ; je pris quelques Paoli (pièces de monnaie qui valent dix sols), je les mis dans la main de celui-ci et je le priai de me purifier avec cela : je lui promis en outre, en lui remettant mon passeport, de garder ma figure jusqu’au lendemain, afin qu’il pût la confronter avec mon signalement. Il fut d’accommodement. J’avais corrompu ce repré¬ sentant de l’autorité, ce gardien du repos et de la santé des bons habitants d’Orvieto ! — Je me hâte de SOUVENIRS DE VOYAGE. 77 dire, pour le repos de mon pays, où de pareilles félonies sont encore inconnues , que je ne me sens pour ce genre de délit aucun penchant naturel ; la faim , V occasion. . . .ont fait presque tout le mal. Je dois ajouter que mon commissaire de Police fut non-seulement traitable, mais qu’il eut la complaisance devenir me conduire jusqu’à la porte d’une des meil¬ leures auberges, où je ne serais probablement jamais parvenu sans lui: la ville était tout-à-fait plongée dans les ténèbres ; car il n’y a pas d’autres fanaux à Orvieto que ceux que l’on veut bien prendre avec soi. Il me fut donc enfin permis d’aller m’asseoir près d’une table, qui, n’eut-elle été garnie que par un fiasque du délicieux vin du pays, dont il porte le nom, m’aurait encore fait l’effet d’un banquet de Lucullus. Z’ Orvieto est sans contredit le meilleur produit de l’Italie ; et j’avoue que je ne l’aurais que très .imparfaitement connu, si je n’étais pas venu le prendre à son berceau, comme un enfant que l’on aime. A cette époque, la maladie qui rongeait la vigne avait rendu ce vin très rare et surtout très impur par la falsification. Aussi un de mes amis de Kome, qui l’avait connu dans son beau temps, me dit-il à mon départ, d’une voix particulièrement tendre : “ Ah ça î buvez un fiasque d’Orvieto à mon intention ! ” Je sentis après avoir accompli fidèlement cette tâche, que l’amitié m’en avait rarement imposé une plus agréable : outre le plaisir que son exécution pouvait 78 LES SOIRÉES CANADIENNES. apporter en elle-même, elle me procura de plus un bon quart-d’heure de réminiscences. Après cette journée pleine de fatigues et d’impres¬ sions diverses, éprouvées dans l’isolement de toutes mes vieilles affections, la mémoire au repos me retraça toutes ces bonnes figures aimées, groupées les unes à à côté des autres, telles que je les ai rencontrées au banquet de la vie j et les douceurs du sommeil m’arrivèrent au milieu des consolations du souvenir. X DE BRAVES GENS. Pendant que je cbeminais à travers ces campagnes, j’ai trouvé des paysans qui m’ont offert de monter leur âne, presque tous me souhaitaient une route proxpère, la bonne nuit, et se prêtaient volontiers à ma curiosité. A Orvieto où j’ai passé plusieurs jours, pour étudier les belles fresques de Luca Signorelli qui se trouvent dans la cathédrale ; une bonne dame, en apprenant que j’étais étranger, me donna des témoi¬ gnages sincères d’intérêt : elle m’envoyait ses petits enfants pour m’accompagner dans la ville et me désigner les sentiers les plus sûrs de la plaine. A Pérouse, un vieux notaire qui travaillait dans les Bureaux du Palais del Cambio où je dessinai quelques SOUVENIRS DE VOYAGE. 79 belles tètes du Perugin, après m'avoir fait connaître sa famille, m’avoir donné sur l’administration de la justice d’amples informations, me dit ces bonnes paroles, à mon départ : “ adieu, vous allez bien loin, et j’espère peu vous revoir ; que votre voyage soit heureux ; j’espère que vous retrouverez tous vos bons parents. ” Puis il m’embrassa avec émotion : il semblait penser que j’étais bien seul. Pour aller de Cita-del-Pieve à cette dernière ville j’avais repris la diligence. Après avoir fait près de soixante milles à pied, j’étais bien aise de goûter encore à mes anciennes amours. J’occupais, à côté du postil¬ lon, le siège le plus élevé de l’avant, que l’on nomme l’impériale. Je pouvais de là dominer tout le paysage. J’avais fait peu de cas de mes compagnons de route qui étaient assis à l’intérieur. Il faut avouer que les aspects variés qui avaient frappé mon regard, en se succédant comme à l’envi autour de moi, avaient complètement absorbé mon attention. Nous arrivions sur la vallée de Pérouse, après avoir franchi des terrains inégaux et sans horizons. Le Tibre à cet endroit se divise en deux branches, qui vont en serpentant se perdre dans les gorges des Apennins. Un de ces affluents baigne le rocher où s’élève Assise, et l’autre vient passer sous les murs de Pérouse, mirant dans son cours une végétation surabondante SO¬ LES SOIRÉES CANADIENNES. qui semble vouloir se déverser dans son sein. Au milieu de la plaine s’élève un grand temple, tout à fait seul, il abrite la cellule de St. François. Le soleil qui tombai1- en cet instant derrière les montagnes jetait encore un rayon sur sa coupole et la couronnait d’un nimbe enflammé ; ce temple m’apparaissait là, comme la consécration de toutes ces beautés de la nature. On ne pouvait mieux placer cet asile de la piété.— Le beau est une émanation divine, quand on le goûte, quand on l’aime, il inspire l’adoration, le cliant et la prière, ces expressions variées de l’amour ; et quel lieu pourrait en inspirer plus que celui-ci ? J’étais donc complètement fixé dans une douce émotion, quand je sentis une main qui me touchait au coude, par une des ouvertures antérieures de la diligence ; et je vis au bout de cette main un cornet de bonbons qui me parut bien s’adresser à moi. Cependant avant de puiser dedans, je voulus voir plus loin. — Dans cette circonstance, la curiosité était bien de mise, meme chez un homme. Sans être peintre, j’aurais bien reconnu, aux contours souples et arrondis d’un joli poignet et aux articulations adoucies des doigts, que je n’avais pas affaire à un loup de mer, pas même à une personne d’un certain âge. Pour voir, je n’avais qu’à me baisser ; je regardai donc ; et je vis une jeune personne, tète nue, au visage gracieux, sans être d’une beauté éblouissante comme toutes les immortelles visions des voyageurs. Elle était assise à côté d’un vieillard que je connus plus tard comme étant son père, et vis-à-vis d’un gros oncle que le papa SOUVENIRS DE VOYAGE. 81 n’appelait jamais que signor maestro , ou signor prof essore. — C’était un notaire. — En me voyant du haut de mon siège impérial, la jeune fille me porta sa main encore plus directement, me priant, avec une expression de timidité ingénue, de vouloir bien partager ses bonbons avec la famille. Le désir était trop gracieux pour que je ne m’y rendisse pas. On aime les sucreries à tout âge. 'O On aime aussi à tout âge et dans tous les pays du monde ces démonstrations sincères de bienveillance. Après avoir fait un long séjour dans des villes étran¬ gères, quand on s’est habitué à ne recevoir que des attentions égoïstes et des services jamais assez payés, qui cachent toujours des goussets tendus et des bienfaiteurs insatiables, on aime à trouver sur sa route une main qui verse dans la main de l’inconnu ce qu’elle a de bon, un cœur qui partage autour de lui ses affections et ses plaisirs ; cela n’indique pas toujours une bonté isolée, individuelle, mais des habitudes communes à une société. XI OU JE m’arrête. Tous ces petits témoignages de bienveillance que je reçus dans l’Ombrie contribuèrent encore à me rendre ’ouvéj 6 ce pays cher. C’était déjà bien assez d’y avoir ti 82 LES SOIRÉES CANADIENNES. un séjour enchanteur, une multitude d’œuvres ravis¬ santes de Beato Angelico, du Perugin et de Raphaël, des vieux sanctuaires, vénérables aux yeux de l’artiste comme à ceux du chrétien. J’y séjournai donc le plus longtemps qu’il me fut possible. Etabli à Pérouse, je laissais doucement s’écouler les journées en attendant que le choléra disparut de sur la frontière, où il régnait toujours comme on me l’avait dit si énergiquement à Orvieto. Rien ne m’invitait à aller braver ses fureurs ; sans craindre l’épidémie, j'entrevoyais dans l'horizon bien des quarantaines ! L’étude, plusieurs jolies églises, des couvents intéres¬ sants à visiter, une excursion au lac de Trasimène, une autre à Assise se partagèrent mon temps. Ce serait ici le moment de parler de cet art ombrien, dont nous touchons en ce moment le principal sanctuaire; mais je pense que le lecteur, (si lecteur il y a) éprouve, comme moi, le besoin de prendre quelques jours de repos, et comme je sais que nulle part on ne peut être plus tranquille qu’à Pérouse, je crois bien faire de m’y arrêter. NAPOLEON BOUïiASSA. I O vous qui m’avez dit : “ Ne laisse point ton chaume, “ Ni tes bois ni tes prés en fleurs : “ La gloire te sourit ; mais ce n’est qu’un fantôme “ Qui vend toujours cher ses faveurs : “ Aux branches de l’ormeau suspend ta faible lyre “ Car nul ne voudra t’écouter : “ Laisse chanter l’oiseau, l’homme souffre et soupire : “ L’homme n’est pas fait pour chanter. ” — Non, vous ne savez pas que ce feu qui me ronge Est une étincelle des cieux ! Que cette rêverie où mon âme se plonge Est un travail mystérieux ! Non, vous ne savez pas qu’une amère souffrance Pèse sur mon cœur sans pitié ! Que je ne veux du ciel que la douce espérance, Et du monde que l’amitié ! 84 LES SOIRÉES CANADIENNES. Arrêtez dans son cours le frais ruisseau qui coule En murmurant dans la forêt ! 9 Empêchez les ébats du pétrel sur la houle Ou du grillon sur le guéret ! Et mes cris de douleur, et mes chants d’allégresse Ne monteront plus vers les cieux !. . . . Et ce luth frémissant sous ma main qui le presse Demeurera silencieux ! Mais laissez moi chanter si ma voix a des charmes Et peut distraire vos ennuis ! Recueillez, goutte à goutte, en m’oubliant, les larmes Que mes yeux versent dans les nuits ! Recueillez, dans vos cœurs, mes accents de tristesse Quand ma douleur s’éveille un peu, Et les humbles accords, qu’en mes heures d’ivresse J’ose moduler pour mon Dieu ! il Rivage où je soupire Courbant mon front rêveur, Brise dont je respire L’enivrante senteur, Feuille qui tourbillonnes, Dans la pourpre du soir, Etoile qui rayonnes Comme un riche ostensoir, LAISSEZ MOI CHANTER. 85 Vous publiez sans cesse, Du Dieu qui vous a faits, La suprême sagesse Et les divins bienfaits ! Quand sa voix vous appelle V ous savez l’écouter, Et son nom que j’épelle Vous savez le chanter ! Seigneur, dans la nature Tout soupire pour toi ! Ton humble créature Bénit ta sainte loi ! Seul l’homme dans la fange Dont ta main l’a pétri, Traîne sa face d’ange Et son cœur tout flétri ! Avec le pré qui fume Déchiré par le soc, Et le flocon d’écume Qui va blanchir le roc, Et le nuage sombre Que fendent les éclairs, Les atomes sans nombre Qui flottent dans les airs ; Avec le vent qui pleure y En berçant le roseau ; Avec l’arbre qu’effleure Le gai petit oisaau ; 8G LES SOIREES CANADIENNES. Avec le flot de moire Qui murmure et s’en va, Je veux dire ta gloire, Eternel Jéhova ! f Votre froideur m’étonne, O mortels aveuglés ! . . . . Soufflez, brises d’automne, Sur nos plaines soufflez ! Si l’homme, dans ses fêtes, Chante ses voluptés, \ Sa gloire et ses conquêtes. . . . \ Pour Dieu, brises, chantez ! III Gronde, éclate, ô foudre Et réduis en poudre, Le chêne orgueilleux ! Déchire la nue, La montagne nue, Le roc sourcilleux ! Que ta voix sublime, Au profond abîme, A l’altière cime Dise du Seignenr La magnificence ! Chante en son honneur, Chante sa puissance, 87 LAISSEZ MOI CHANTER. Grande voix des mers ! Que les flots amers, Battus des orages, Aux échos sauvages Des lointains rivages Content son amour ! Que l’airain sonore, Dans les tours que dore Le rayon d’aurore /Chante et vibre encore ! Que dans son séjour De mousse et de feuille, Dès le point du jour / L’oiseau se recueille, Jette, radieux, Ses notes limpides. Ses trilles rapides, Ses cris glorieux ! Que le vent qui passe /Traînant, dans l'espace, ' La feuille des bois ; Que l’insecte qui rase, De son aile de gaze, La coupe que je bois ; Qu’une voix éternelle, Immense, solennelle, Retentisse en tout lieu ; Qu’ici bas tout s’unisse, Tout proclame et bénisse Le nom sacré de Dieu l 83 LES SOIRÉES CANADIENNES. IV C’est ee nom ravissant que la vive allouette, Voltigeant sur la grève cl’or, Redit aux flots d’azur, dans le cri qu’elle jette* Suspend et recommence encor ! C’est ce nom ravissant que, dans la solitude Des bois sans feuilles, sans oiseaux, L’âme rêveuse entend, avec inquiétude, Croyant ouïr le bruit des eaux ! C’est ee nom que l’écho, de colline en colline, Va répétant avec amour, ' Alors que,, vers le soir, chaque rameau s’incline. Comme lassé du poids du jour ! C’est encore ce nom que murmure et proclame Le météore qui s’enfuit, Secouant, dans le ciel, sa crinière de flamme, Parmi les ombres de la nuit ! Et quand tout l’univers, dans'un concert sublime. Se plaît à bénir son auteur ; Et quand, autour de lui, tout palpite et s’anime D’amour au nom du créateur, L’homme, plus insensible, et fier de la puissance Dont il s’affuble en ce bas lieu, L’homme reste sans voix et sans reconnaissance. Lui, l’œuvre d’amour de son Dieu ! LAISSEZ MOI CHANTER. 89 Mais, Seigneur, l’homme est faible, et jamais sa malice Ne put égaler ta bonté. Souvent sa main tremblante, en prenant le calice, Sans ton secours avait compté ; -^Souvent ses pas perdus dans les sentiers du monde Ne suivent point la vérité, Et sa bouche, au hazard, jette un blasphémé immonde Que son cœur n’a point médité. Mais quelle mélodie, enivrante, inconnue, Flotte mollement dans les airs ? Quel son plus ravissant vint jamais de la nue Sur l’aîle du vent des déserts ! Est-ce un écho du ciel que tour à tour répètent Le val ombreux et le coteau ? Ou le chant matinal des oiseaux qui s’apprêtent A saluer un jour nouveau ? . Là-bas, sur le sentier qui monte la colline, Une veuve prie en marchant ; Là-bas, dans le lieu saint, une pauvre orpheline Mêle des larmes à son chant ; Et de son chapelet un pieux solitaire Dévide les vieux grains bénis .... Tous les anges du ciel aux anges de la terre, Pour louer Dieu sont réunis ! PAMPHILE LEMAY. UNE YOII DE 1813. NOTE DE LA COLLABORATION. On ne lira pas sans intérêt les deux lettres suivantes, écrites de Chateauguay, l’une avant et l’autre après la bataille de 1813, par un jeune officier canadien de Québec, M. Charles Pinguet, alors lieutenant au régiment canadien dit Les Fencibles. Ces deux lettres, jusqu’ici inédites, étaient adressées au frère du jeune officier M. Louis Pinguet, dont celte ville a connu les vertlis modestes. On aimera à reconnaître, dans ces lignes écrites au son du clairon, au moment de la bataille et à la suite de la victoire, le cachet national qu’il nous faut conserver. UNE VOIX DE 1813. 91 DEUX LETTRES ECRITES DAXS LES TENTES DE CHATEAUGUAY. “ Chateauguay, 21 Octobre 1813. “ Cher frère, “Il y a longtemps que je me proposais de t’écrire, mais, ayant remis de jour en jour, les mouvements ont commencés ce qui a été cause que je n’ai pu le faire. En outre, nous avons été si peu de temps dans les différents endroits où on nous a envoyés que je n’aurais pu t’enseigner où m’adresser tes lettres, si tu avais eu envie de me donner quelques nouvelles. Tu vas voir comme nous avons été trimbalés cet été. “ De la Ilalfway Ilouse , où nous étions dans mai dernier, on nous a envoyés à Chambly ; de Cliambly nous avons été à Platsbourg, environ quinze lieues au-delà des lignes sur le lac Cliamplain ; de là nous sommes revenus à Cliambly où nous avons joint le régiment: là quatre de nos compagnies nous ont laissés pour le Haut-Canada où elles sont à présent. De Cliambly nous avons été à Laprairie, de là à St. Philippe ; de St. Philippe notre compagnie a été envoyée à Douglass seulement , près des lignes, où nous ont joint deux compagnies des Murons; nous avons été là trois jours et sommes revenus à St. Philippe ; le lendemain de notre arrivée, nous avons reçu ordre d’aller à St. Pierre joindre un Bataillon de flanc, formé de deux compagnies de flanc du 13e Régiment, de deux du nôtre et de celles des Murons, le tout commandé par le Lient. Col. Williams du 13ème Régi.; là nous 92 LES SOIRÉES CANADIENNES. avons etc une journée et avons reçu ordre d’aller à Cliateauguay. Après avoir été là trois jours, le Bataillon est retourné à Lacadie et notre compagnie y a été lais¬ sée, en société des Voltigeurs avec lesquels et environ cent sauvages nous avons été envoyés pour reconnaître l’ennemi au-delà des lignes, à un endroit nommé Four Corners , où les Américains ont un camp de cinq mille hommes de troupes réglées et vingt quatre pièces des canon de différents calibres. Nos sauvages ont tué un Lieutenant, quatre soldats et ont fait reculer, plus je crois par leurs cris qu’autre chose,, cinq à six cents hommes qui composaient la garde avancée des ennemis dont le camp pouvait être à environ un mille. De là nous sommes revenus à Cliateauguay où nous sommes depuis quinze jours. Tu vois par là que notre compagnie n’a pas été longtemps dans le même endroit. Ces différents mouvements et, si tu veux, un peu de négligence m’ont empêché d’écrire. “ Voyer est à l'Isle aux Noix avec son Bataillon, depuis près de deux mois, et il y en a près de trois que je n’ai pas vu Luce (*). Au commencement de l’alarme elle a retraité sur Montréal; mais j’ai entendu dire hier qu’elle était à l’Isle- aux-Noix Je ne crois pas pouvoir la voir avant que nous entrions en quartiers d’hyver, aucun officier ne peut obtenir permission de quitter son poste un seul jour, pour quelque raison que ce soit. “ Le Capitaine Ferguson me prie de le rappeler à ta mémoire et, en même temps, te prie de vouloir bien (*) Madame Voyer, femme du Lieutenant Colonel Voyer et sœur de M. Pinguet : Madame Voyer avait suivi son mari à l’armée. UNE VOIX DE 1813. 93 avoir soin de son fusil à deux coups et de son manche de ligne. Voudrais-tu bien m’écrire si tu as en ta possession un matelas et quatre chaises vertes qui m’appartiennent, et aussi si la dame du Docteur ïïorne, lorsqu’elle a laisse Québec ce printemps pour aller joindre son époux à l’armée dans le Haut-Canada, n’a pas fait remettre à toi ou à François quelques articles de mon ménage, dont ils se servaient l’hyver dernier. “ Aie la bonté de me rappeler au souvenir de la famille, mes respects à mon père, amitiés à François, à mes cousins, à M. Wilson et à sa famille. Si tu m’écris, adresse moi tes lettres comme cy-bas, par ce moyen elles se rendront au régiment, d’où on me les fera parvenir. Adieu. “ Ton affectionne Frère, “ M. Louis Linguet, “ Cns. Pinguet. ” Québec. ” “ Chateauguay 21 Novembre 1813. “ Cher frère, “ La lettre que tu recevras en même temps que celle-ci est un espèce de journal de ce que nous avons fait depuis ce printemps. Celle-ci est le récit de ce qui nous est arrivé depuis. “ Le soir que je finissais d’écrire la lettre dont je parle plus haut, un sergent des Voltigeurs vint nous faire sortir du lit, où nous venions de nous jetter, disant que l’alarme sonnait. Nous paradâmes immédiatement et reçûmes ordre d’avancer à la Fourche, à environ trois lieues plus haut, toujours sur 94 LES SOIREES CANADIENNES. la rivière Chateanguay. 11 était presque jour lorsque nous y arrivâmes ; là nous nous reposâmes environ deux heures et reçûmes ordre d’avancer deux lieues plus haut. Comme nous arrivions, des sauvages, quiavaient été envoyés en avant, vinrent annoncer que l’ennemi venait et était à environ deux milles .de nous, alors nous avançâmes environ un mille plus haut, et là, le Colonel de Salaberry qui commandait choisit une position forte et nous fit étendre, de chaque côté du chemin dans le bois : nous formâmes trois lignes. “ Mais voyant que l’ennemi n’avançait pas nous com¬ mençâmes à nous fortifier avec des arbres et à former des espèces de retranchements: c’est • derrière ces retranchements que nous avons passé trois jours et trois nuits à guetter l’ennemi. A environ une demi- lieue plus haut que nous, il y avait une pointe de bois qui avançait jusqu’à la rivière ; le chemin seul la traversait, là le Colonel de Salaberry fit faire un abattis que nos piquets ont gardé depuis et où la bataille a eu lieu. “ C’était le Dimanche que l’abattis fut commencé et le mardi, comme les bûcheurs finissaient quelque chose qui manquait, un parti de dix hommes de notre compagnie et de vingt des Voltigeurs qui étaient en avant pour protéger les travaillants, apperçurent l’avant garde de l’ennemi qui s’avançait. Les nôtres tirèrent quelques coups de fusil sur l’ennemi, ce qui donna l’alarme. ISTotre Compagnie fut aussitôt envoyée à l’abattis avec ordre de commencer et de soutenir l’action, ce qui fut fait (comme tu as sçu) avec succès. UNE VOIX DE 1813. 95 “ Nous avions à combattre contre deux mille hommes de pies et deux cents hommes de cavalerie (*), nous ne perdions pas de temps : nos soldats ont tiré entre trente cinq à quarante cartouches, et en si bonne direction que les prisonniers que nous finies le lende¬ main disaient que nos balles passaient toutes à l’égalité soit de la tête soit de la poitrine. Notre Compagnie seule s’est battue là environ trois quarts d’heure, avant que de recevoir du renfort. La perte de l’ennemi a été d’environ cinq cents, tant tués que blessés et manquants. Nous en avons enterre environ un cent. Notre perte n’a été que de trois hommes faits prisonniers et quatre blessés, dont trois seront bientôt prêts à faire le service. “ Après la bataille, on nous a ramenés dans nos retranchements, où nous avons passé huit jours à la pluie, au frôid, sans feu et sans couverture ; de là nous sommes descendus aux maisons où nous étions presqu’ aussi mal que dans le bois, nous y avons été huit jours et avons reçu ordre de remonter. Cette seconde fois nous avons tellement souffert du froid et du mauvais temps que plusieurs de nos hommes tom- ba’ent malades tons les jours. Pour moi j’ai été obligé de redescendre aux maisons avec de douleurs dans tous les os ; mais j’espère que, si la campagne n’est pas finie, dans huit jours je serai capable de remonter. Le Colonel de Salaberry a été bien malade, mon vieux Capitaine est malade à la Prairie depuis trois semaines, (*) Le jeune officier ne parle ici que du nombre d'ennemis engagés à l’endroit où lui même combattit. 96 LES SOIRÉES CANADIENNES. et plusieurs officiers des Voltigeurs sont aussi malades. Je crois à présent qu’un homme est capable d’endurer sans crever plus de misère qu’un bon chien. Il y a bien des petites choses qui pourraient se dire mieux que de s’écrire ; mais tu verras par ceci cependant que les Canadiens savent se battre ; car sur 72 de notre Compagnie qui étaient dans rengage¬ ment il y avait plus de 50 canadiens, et qui n’ont pas été les moins fermes. “ Tu as vu, par l’ordre général concernant la bataille qui s’est donné sur le Fleuve St. Laurent (*), que ce pauvre de Lorimier a été tué, et je crois qu’ Armstrong, un de nos enseignes et fils du chirurgien des vétérans, est aussi mort de ses blessures. “ En de Lorimier le régiment perd un bon officier, et plusieurs officiers un bon ami. Ils se sont battus, en plaine, huit cents contre quatre miWe et nous, dans le bois, trois cents contre cinq mille; notre bataille a durée depuis dix heures et demie du matin jusqu’à deux heures et demie de l’après-midi. Je t’assure qu’on est si occupé dans ces occasions là que le temps passe vite. Mes respects à mon père, amitiés à François, âmes cousins, à M. Wilson et à sa famille. Au plaisir de nous revoir tous encore une fois, si je puis, cet hiver. Adieu. “ Ton frère, “ ClIS. P INGUET. ” I (*) La bataille de Crysler’s farra. LE BRAILLARD DE LA MONTAGNE. LEGENDE. I Non loin de ces plateaux où fut Stadacona, La ville des ouigouams du roi Donnacona, Où le pieux Cartier arbora le symbole De la foi des chrétiens, et ceignit l’auréole Que la postérité voit briller à son front, Se dessine, au couchant, dans l’espace profond, S’assied avec ampleur, sur sa solide base, Un mont que vient l’aurore aux rayons de topaze Dorer dès le matin, qu’on voudrait tous les soirs Contempler, quand dans l’ombre entrent ses sapins noirs. 7 98 LES SOIRÉES CANADIENNES. Des remparts élevés de cette citadelle Que devinait Champlain, qui vit couler pour elle Le trop généreux sang des Montcalm et Gozon, On voit donc se dresser et borner l’horizon Ce sommet arrondi, ces épaisses feuillées, Ces massifs qui souvent, dans les longues veillées, Fournirent aux conteurs de merveilleux récits, Comme endroits de tout temps hantés par les esprits. Les démons familiers qu’adorait le sauvage Y faisaient leur demeure, aux lunes d’un autre âge Plus t ard, quand, par la croix, ils se virent chassés, Les sentiers de ces bois par eux furent laissés Aux âmes des défunts qui, faisant pénitence, Dans les brises des nuits exhalent leur souffrance 1 il Distincte au premier plan des Monts laurentiens, Immenses et beaux parcs des chasseurs canadiens, Renommée entre cent, la Montagne à Bonhomme (Du nom de son seigneur c’est ainsi qu’on la nomme) S’élève avec orgueil, se détache en jalon, Et fièrement domine un jmisible vallon. Sa cime s’arrondit ; mais des rochers énormes A ses flancs inégaux laissent poindre leurs formes : LE BRAILLARD DE LA MONTAGNE. 99 On marche sur son sol au milieu des débris Que le temps a soustraits à ses côtés meurtris. Les grands arbres debout font de sombres arcades, Et les arbres tombés forment des barricades Que couvrent de leurs lacs les végétaux grimpants, Comme pièges tendus sous les pas des passants. Dans ses sillons ouverts, ses fissures profondes, Sont inscrits à grands traits les soubresauts des mondes. Ses grottes, ses sapins et ses rochers poudreux, Ses bouleaux argentés et ses pins orgueilleux, Tout, dans Y ombrage épais de sa foret obscure, Porte en soi le cachet d’une étrange nature. C’est là que, chaque soir, sortant de leurs réduits, Ensemble se rendaient, dans le sombre des nuits, Ces fantasques follets dont portaient les livrées Les premiers habitants de ces belles contrées ; Gobelins des grands bois, mahoumets des jongleurs, Lutins ivres de sang et totams des chasseurs, Poursuivant devant eux des ombres ennemies, Pour leurs cruels plaisirs en troupes réunies : Ils ébranlaient les airs de leurs rires stridents Auxquels s’associait, par ses cris discordants, Le lugubre hibou, dilettant de cabale, Amateur de carnage et drorgie infernale ! Pour servir d’éclairage en ces bals odieux, Des quartiers de forêt s’illuminaient de feux, Allumés aux tisons de l’enfer des peaux rouges, Qu’eux-mêmes, les démons, apportaient de leurs bouges. 100 LES SOIRÉES CANADIENNES. Au rauque et morne son des chichikois sacrés, Apportant les onguents dont leurs sacs sont bourrés, Les Autmoins adossaient, dans sa forme mystique, Aux parois des rochers la loge fatidique. Sous cet abri formé de branches et de peaux, Aux blafardes lueurs de leurs fumeux flambeaux, Posés sur leurs genoux et courbant leur échine, Ils composaient ainsi leur triste médecine. Des capsules de musc, des graisses de pécans Des produits résineux pris aux bourgeons naissants, Ensemble assimilés dans la noire chaudière, Constituaient le don, l’acceptable matière Que l’Autmoin désormais devait porter au cou, Pour capter les faveurs de son gris Manitou. \ III Plus tard vint le temps que, mus par la Providence, Les enfants de Saint Louis envoyèrent de France Des guerriers, des colons et de saints religieux Arracher cette terre au sceptre des faux dieux. Sur le Roc de Québec, Champlain planta sa tente. Après bien des travaux et de longs jours d’attente, Sur les coteaux voisins, d’un peuple de colons On vit briller enfin les joyeuses maisons : Pendant que dans les bois de saints missionnaires, Au mépris des dangers, armés de leurs bréviaires, LE BRAILLARD DE LA MONTAGNE. Soumettaient à l’Eglise, à la loi du Dieu Fort Le sauvage endormi dans l’ombre de la mort. Ici les habitants , aux coups de la cognée, A la culture ouvraient la foret étonnée, Et là leurs compagnons, prêtres et découvreurs, Etendaient chaque jour le champ de leurs labeurs. Un saint usage était, pour nos pieux ancêtres, Quand d’une part du sol ils devenaient les maîtres, D’arborer tout d’abord, avec dévotion, Le signe vénéré de la rédemption : Il en advint ainsi pour le fief de Bellaire Lorsque le Sieur Bonhomme en devint feudataire : Sur la montagne on vit s’élever une croix ! O Depuis ce moment là, les démons d’autrefois, Mahoumets, manitous et leurs pauvres esclaves, Les autmoins, les jongleurs n’eurent plus de conclaves Dans ce lieu si longtemps par eux seuls possédé. A des chrétiens alors le fief fut concédé. iv C’était cent ans après. Au pied de la montagne, Un chemin de chantier, venant de la campagne, Circulait en montant au sein des bois épais : Les habitants voisins dont les lots étaient faits, S’y trouvaient possesseurs d’un second héritage, D’où les bois de charpente et le bois de chauffage, 102 LES SOIREES CANADIENNES. Taillés aux larges troncs de l’érable et du pin, Des rouges merisiers, du hêtre et du sapin, Dès l’automne abattus, étaient tirés sans peine Quand la neige durcie allait bien à la traîne. Deux bûcherons, un soir, revenant sur le tard, Cheminaient, sans mot dire, à l’ombre du rempart Que forme en cet endroit un amas de rocailles, Lorsque des sons plaintifs, échappés des broussailles, Les glacent d’épouvante et suspendent leurs pas ! Après s’être remis du premier embarras, — “ C’est peut-être, dit l’un, quelqu’un qui nous appelle : “Je vais de mon briquet tirer une étincelle, “ Eu même temps que toi prendras à ce bouleau “ L’écorce nécessaire à nous faire un flambeau. ” Mais à peine avait-on concerté ce manège, Qu’une voix, dans les airs, s’écrie : — Où, la mettrai-je ? Et puis dans la montagne on entend des sanglots. Capables de toucher les cœurs les moins dévots ! Les braves bûcherons, crainte de sortilège, Se signent en marchant ! . . . . O ii donc , O ii la mettrai-je ? Criait toujours la voix qu’accompagnaient des pleurs. Et depuis, pour longtemps, les poignantes douleurs De la pauvre âme en peine, ah ! car c’en était une ! Troublèrent les passants de leur plainte importune, Sans que des bonnes gens les vœux, les chapelets Apportassent de trêve à ses cuisants regrets. LE BRAILLARD DE LA MONTAGNE. 103 ■V Un colon, qui menait une vie des plus saintes Et qui, plus d’une fois, avait ouï ces plaintes, Se dit un jour à soi : , — “ Sans doute que ce mort “ A besoin d’un vivant pour réparer un tort : “ Il faut donc essayer, à ces mots qu’il prononce u De trouver justement la précise réponse. ” Cela dit, le digne homme alla, le meme soir, Accomplir ce bien rude et pénible devoir : Pendant qu’à la maison la famille en prières, Pour son chef, de Marie implorait les lumières. L 'habitant charitable avait beaucoup songé A la réponse à faire au nouveau protégé Que lui donnait le Ciel : il y songeait encore, Dans le chemin couvert, quand de la voix sonore Le mot — Où la mettrai-je ? ébranlant le rocher, A son abstraction vint soudain l’arracher ! — “ Mon Dieu ! je n’en sais rien ! ” Répoud-t-il dans son trouble. La voix se tait alors ; cependant que redouble Du pauvre malheureux le pleurer déchirant. 104 LES SOIRÉES CANADIENNES, Le colon, bien marri, regagne en soupirant Sa paisible demeure et raconte à sa femme, A ses enfants, à tous, comment de la pauvre âme Le sort n’est point changé, sans que cet insuccès L’arrête néanmoins dans ses pieux projets. Voilà que de nouveau la nuit étend ses voiles : A peine au firmament quelques rares étoiles Projètent sur le sol leur douteuse clarté : La lune cache encor son croissant argenté : Le colon vers le bois se dirige en silence, Agité tour à tour d’espoir et de doutance. Puis il se dit ceci : — “ L’étrange question, “ Que l’âme propose, est, dans mon opinion, “ Un indice certain que toute sa tristesse, “ Vient de vol ou du moins d’un manque à sa promesse. “ A lui répondre donc il faut s’évertuer “ Comme on répond à qui songe à restituer. ” Fort de ce syllogisme aussi bon que bien d’autres, Notre homme va toujours et dit ses patenôtres. Le ciel, à sa demande accordant son appui, De ses vagues terreurs vient adoucir l’ennui : Il marche lestement, tant la prière allège, Quand tout à coup les cris : Ou donc , oïl la mettrai-je ? Ebranlent la forêt et ses nerfs encor plus ; Mais recueillant bientôt ses sens un peu confus, — “ Remets-là chez son maître, ” Il dit avec courage ! LE BRAILLARD DE LA MONTAGNE. 105 Cependant ce conseil, ce tour d’avis si sage Se perdit, à l’instar des mots du premier soir ; Mais sans causer à l’âme un pareil désespoir. C’était comme un début d’expiation sainte Qui des plus grands remords sait adoucir la plainte. Perrin, c’était le nom qu’avait le métayer, Moins peiné que la veille, arrive à son foyer : Il y trouve assemblés et voisins et voisines, Des jeunes gens narquois, des fillettes badines ; Mais qui tous, ce soir là, prêtaient, d’occasion, Au récit de Perrin très grande attention. Quand le conteur eut dit, un vieux, dont le langage Prenait beaucoup de poids du fait de son grand âge, Ouvrit l’avis suivant : — “ Je pense avec Perrin “ Que le mal de ce mort est le fruit d’un larcin “ Qu’il lui faut réparer ; or vous savez sans doute “ Qu’un mort ne trouve pas autre mort qui l’écoute ! “ Puisqu’il s’agit ici des affaires du temps, “ Dans un semblable cas, avecque des vivants, u II faut qu’il se rencontre et règle sa créance. w Et je vous dirai bien ; pour moi, j’ai souvenance “ D’un certain grand procès, maintenant oublié ; “ Mais, pour lequel, je crois que quelqu’un est lié ! . . “ Ecoute-moi, Perrin, et, sans que plus j’en dise, “ Quand tu retourneras, répond : — O à tu V as prise ! 10G LES SOIRÉES CANADIENNES. Au discours du vieillard tous parurent émus : Du succès désormais Perrin ne douta plus. Aussi le lendemain ce fut presqu’à la course Qu’à la cliûte du jour, certain de la ressource Du bon vieux père Ambroise, il se mit en chemin. A peine s’il était entré dans le ravin, Que la voix de crier : Où donc, o à la mettrai -je ? Mais loin qu’en ce moment cette plainte l’assiège Comme les autres jours, il en aime le ton ; Cette phrase pour lui n’a plus le meme son, Avecque grand bonheur il en oit la devise, Et d’un timbre assuré, répond : — Où tu Vas prise On entend à ces mots un long soupirement, Comme d’une poitrine ayant soulagement Du poids dur et pesant d’un fardeau qui l’accable, Que viendrait enlever une main secourable. La nature sembla prendre part au plaisir Que l’excellent Perrin se délectait sentir. La lune dans le ciel reluisait tout joyeuse, Chaque étoile, eut-on-dit, brillait plus radieuse : Pour la première fois, d’un chant mélodieux Le rossignol emplit les buissons de ces lieux. LE BRAILLARD DE LA MONTAGNE. 107 VT Mais jusque là Perrin n’avait vu qu’une chose, C’est que l’ère des pleurs pour cette âme était close : Voici comme il apprit d’où venaient ses tourments. Le matin qui suivit, en visitant ses champs, Notre homme est tout surpris de trouver la clôture, Qui longeait cLdevant le fossé de bordure, Mise au champ contigu dans un état parfait, Empiétant de vingt pieds, comme bien l’indiquait Le fossé resté seul .... — “ Cela, sans aucun doute, “ Tient du surnaturel ! ” dit-il, prenant la route Qui, chez le père Ambroise, allait directement. Il voulait du bon vieux savoir le dénoûment, D’ une histoire pour lui si pleine de mystère. — “ Va, lui dit le vieillard, appelle sur ta terre “ Tous ceux dont les maisons donnent sur le chemin, “ Sans oublier surtout Jean Goulet ton voisin. ” Les colons réunis tout d’abord observèrent Dans la ligne une borne , autour ils se groupèrent, S’interrogeant des yeux, hâtant par le désir, Les pas lents du vieillard que l’on voyait venir. Il prend enfin sa place, alors à l’assemblage : — “ Mes bons amis, dit-il, un procès en bornage, “ Concernant ces deux biens , fit autrefois grand bruit ;* u Or, de tous ces procès, on sait ce qui s’ensuit ! . . . . 108 LES SOIRÉES CANADIENNES. “ Mais, avant cl’en plus dire, il est bon que l’on sache “ Que le sang des Perrins est demeuré sans tache : “ Quand au sang des Goulets il n’est point concerné ; “ Car, depuis bien longtemps, tout était terminé, “ Quand son père acheta pour son fils ce domaine. “ Donc au temps d’autrefois, on voyait un gros . chêne, “ Placé tout près d’ici, dont on fait mention “ Dans les contrats de vente et de concession : “ Et de plus, dans l’endroit, chacun savait de bouche “ Qu’une borne, placée à dix pieds de la souche, “ Partageait les deux biens , alors encore boisés “ N’ayant conséquemment clôtures ni fossés. “ Tout le monde tenait comme chose très sûre, “ Sans pouvoir cependant jurer sur l’Ecriture, “ Que le chêne en question était chez les Perrins ; “ Mais l’autre produisit dans la cour deux témoins, “ Pour prouver que la borne, au champ Perrin trouvée, “ De cet endroit n’avait jamais été levée. “ Cela de l’attaquant fit gagner le procès, “ Et l’honnête Perrin dut en payer les frais, “ Protestant toutefois, de toute sa puissance, “ Qu’on avait contre lui joué de manigance. “ Et pour tout dire, enfin, bien du monde avait cru 44 Que du diable en cela le mufile avait paru. “ J’avais presqu’oublié cette si vieille histoire ; “ Mais le Perrin du jour me l’a mise en mémoire. “ Par sa noble action, qui lui fait délivrer “ Une âme de sa peine et lui fait recouvrer “ Cette part d’héritage enlevée à ses pères. “ La Borne ainsi remise en son lieu, sur oes terres u Et chez ljâme coupable un si long châtiment, LE BRAILLARD DE LA MONTAGNE. 109 “ Vous prouvent mes amis, que le Dieu Tout-Puissant “ Sait bien punir le vice et venger l’innocence ! “ Craignons donc son courroux, implorons sa clémence ! ” A ces mots du vieillard, répond dans le lointain L’écho de l'angelus, de son timbre argentin : Tous les bons habitants de la douce prière Font monter le perfum vers Jésus et sa mère. Et dès lors et depuis, avec son sens-moral , Cette histoire a souvent prévenu bien du mal ! Que de fois, racontée en une heure propice, Elle a, d’un cœur aigri, corrigé l’injustice, De voisins en dispute, à propos de leurs champs, Fait cesser, sans procès, les tristes différends. Braillard de la Montagne est le nom populaire Sous lequel est connu ce récit légendaire. Aurai-je conservé, pour nos petits neveux, L’aventure à Perrin, l’histoire du bon vieux ? J. V. TACHE. , -, ' • LA DANSE DU CALUMET. D’APRES UN MANUSCRIT DE 1744(*) APPARTENANT A LA MISSION ABÉNAKISE DE SAINT FRANÇOIS DU LAC. NOTE DE LA COLLABORATION. L’intéressant manuscrit, que nous reproduisons dans les “ Soirées Canadiennes , ” est un extrait d’un ancien caliier, appartenant à la mission des Abénakis de Saint François du lac aujourd’hui desservie par M. l’abbé Maurault. C’est le seul traité écrit en français de tout le cahier ; les autres traités qui j sont renfermés sont écrits en abénakis, avec de courts passages latins. Les sujets de ces divers livres sont énoncés au commen- (*) Le manuscrit ancien porte le chiffre 1744 en titre : une correction moderne y a substitué le chiffre 1734 ; nous laissons le chiffre ancien en tenant ici compte de celui qu’on y a substitué. 112 LES SOIRÉES CANADIENNES. cernent du caliier, dans une toute courte table écrite en latin et que voici : Iloc codice continentur , 1. Quœstio de saltatione sybvicolarum cum fumigato- rio tubo , à P . Jacobo Lesueur sybvicolarum üanbanaJcœorum pastore. 2. Varice conciones , parœneses , et institutiones ejusd : 3. Interrogationes et monita in conferendis sacramen - tispro g ente Uanbanakœâ , à P. Claudio Fran¬ cisco Virot. 4. Ejusclem adhortio (sic) de Scandalo. Ainsi le Père Lesueur est l’auteur de l’écrit que nous reproduisons et qui fut écrit en 1744, comme on le voit dans une note placée en tête du manuscrit même. Cet écrit semble être une réponse à une opinion contraire sur la manière de considérer les anciennes coutumes sauvages, par rapport à la religion. Cet écrit est très précieux, au point de vue de l’étude des croyances et du caractère primitif des sauvages, en général, et du caractère abénakis en particulier. Nous publions tout le manuscrit tel qu’il est : on verra que les mots qui terminent ce traité, dans le cahier dont nous l’extrayons, est une tête de chapitre, ce qui indique clairement que ce qui nous reste de ce curieux travail n’est qu’une partie de ce que voulait écrire l’auteur. LA DANSE DU CALUMET. 113 Il est probable, cependant, que ce chapitre est complet, nous voulons dire que le traité de la dance du calumet y est tout entier et que, dans le chapitre suivant dont le Père Lesueur nous a laissé le titre, “ des dances en général , ” le bon missionnaire n’avait plus à parler que des danses sauvages autres que celle du calumet. Dans tout le cours de sa dissertation, le bon Père considère la danse chez les sauvages comme une cérémonie religieuse et un culte que rendaient ces peuples aux génies de leur mythologie. Quoiqu’on pense de la valeur des remarques qui précèdent, tons les amis de notre histoire et tous ceu x surtout, qui s’occupent des études qui concernent les races aborigènes de l’Amérique du ISford, ne manque¬ ront pas de lire avec plaisir le mémoire sur la dance du calumet , et de remercier avec nous Ai. l’abbé Maurault qui nous a permis de soustraire, par la publicité, cet écrit au danger de destruction que court tout travail resté manuscrit. S LES SOIRÉES CANADIENNES. En 1744- par le R. P. Jacques Lesueur à St. François de Sale» Riv. Ar si g ante g. HISTOIRE DU 'CALUMET ET DE LA DANCE. Tandis que toutes les nations vivoient dans une profonde paix, et que l’anglois toujours attentif à ses intérêts s’emparoit insensiblement des terres abénaki- ses, ce qu’il remplissoit beaucoup mieux par la voye de la négociation et par le moyen d’un commerce fort aisé, qu’il n’auroit pu le faire par une guerre ouverte et par le bruit du canon ; et que* ses progrès allar- mant le françois celuy-cy travaillait à brouiller ees deux nations et n’omettoit rien pour engager l’abénakis a obliger l’anglois à s’éloigner de sa terre. En ce temps là, et en l’année 1119, les renards envoyèrent une parole aux abénakis : cette parole estoit exprimée sur un tableau, dont un côté repré- sentoit quelques villages fort grands et fort nombreux, LA DANCE DU CALUMET. 115 des hommes et des femmes de haute stature, des enfants bien nourris, des champs très fertiles, des bois remplis de cerfs, d’origneaux et d’autres bêtes sauvages, et enfin des rivières pleines de castors et de poissons ; l’on voyait dans l”autre côté du tableau quelques petits villages qui à peine paroissoient, les personnes qu’on y retnarquoit, étoient si maigres qu’à peine pouvoient-elles se soutenir ; l’on n’y appercevoit ni champs qui produisissent du bled, ni bois remplis de bêtes sauvages, ni rivières qui pussent fournir du castor et du poisson, mais seulement un gros dragon qui sortoit à moitié de l’extrémité du tableau, dont la gueule béan'e menaçait d’engloutir ces misérables petits villages. Yoicy l’explication du tableau ; Mon frère tu vois que ma terre est immense par son ♦ étendue, très fertile par la production de toutes sortes de grains, que mes bois, et mes rivières me fournissent en abondance toutes sortes de bêtes sauvages et de poissons ; aussy regarde de quelle manière je me porte, etc.; j’apprends avec douleur que tu es réduit dans le coin d’une terre ingrate et stérile ou toutes les choses nécessaires à la vie te manquent : voilà le principe de ta maigreur, et de la mort de tes enfants que tu ne peux élever ; mais ce qui augmente infiniment la compassion quej’ay pour toy, c'est de voir ce gros dragon à gueule béante qui est prêt à te dévorer ; et dont tu ne peux éviter la fureur que par une prompte fuite. Comme je prends parta tout ce qui te regarde, et que je ne puisse souffrir que mon semblable (une chair noire comme moy) périsse 116 LES SOIRÉES CANADIENNES. malheureusement faute de secours, je t’offre ma terre, tu la trouveras assez grande pour t’y établir, assez fertile pour fournir abondamment à tous tes besoins, et enfin assez éloignée pour vivre, en sûreté et hors de la portée de tes ennemis. L’abénakis donna connoissance de cette parole à son missionnaire et la lui expliqua assez naturellement, la seule chose en quoy il manqua de sincérité fut de luy faire entendre que l'anglois seul estoit représenté par le dragon. Ce missionnaire comptant toujours sur l’ancien attachement de l’abénakis à la nation françoise, crût avoir grand sujet de s’applaudir de voir qu’il paroîssoit entrer avec plaisir dans le projet de réponse qu’il lui suggéra d’envoyer aux Renards ; qui estoit de mettre les villages Renards et Abénakis aux deux côtés d’un tableau, dans le haut de ce tableau un crucifix d’où sortissent des rayons éclat tans qui répandissent une admirable lumière sur les villages abénahis, et au contraire les villages des Renards couverts d'un nuage obscur qui répandit d*’ épaisses ténèbres sur toutes leurs terres, ce que l’explication du tableau seroit ; mon frère je te suis fort obligé des sentiments de compassion dont tu es touché à la vue de ma misère ; il est vrai que je la ressens telle que tu te la représente. Je t’avoûray cependant que, si je ne suis pas tout à fait insensible à ma pauvreté, du moins je la souffre patiemment et meme avec joye, j’ay le bonheur de vivre icy, avec le françois qui m’a fait LA DANCE DU CALUMET. 117 connaître l’auteur de mon être, ce que dois craindre et espérer après cette courte et misérable vie. Je préfère les avantages d’une vie immortelle à toutes ms richesses et à tous les plaisirs que tu m’offres. Je ne puis mieux te marquer ma reconnoissance qu’en te priant d’ouvrir les yeux à la lumière que le françois a apportée dans ce pays etc. Ce projet fut donc reçu en apparence avec applaudissement. L’on ne pensa plus qu’aux présens qu’il fallait envoyer en échange de ceux qu’on avoit reçus et à députer des personnes pour les porter. Le tout s’exécuta, mais quel en a été le succès. L’abénakis a-t-il rejeté la parole des renards, les renards ont-ils accepté celle de l’abénakis ? Pourquoi perdre du temps a examiner ce dernier article? Les hostilités continuelles qui s’exercent depuis plusieurs années entre les françois et les renards font assez sentir que ceux-cy n’ont point été touchés de la parole de babénakis supposé même qu’elle leur ait été portée, mais l’abénakis après avoir reçu d’abord la parole des renards, l’a-t-il rejettée dans la suite? Les faits suivants en feront juger sûrement. Environ deux ans après ces paroles on fut à la veille de voir partir les deux tiers de la nation abénakise pour s’aller réfugier dans le pays des renards, et s’estoit dans le commencement que la guerre s’allumait entre l’abénakis et l’anglois. Le missionnaire inquiet de ce . qui se tramoit secrettement, en donna promptement avis a feu M. de Yaudreuil alors Gouverneur Général de ce pays, qui para heureusement le coup. Il n’y a pas encore cinq ans que les abénakis renouvellèrent 118 LES SOIRÉES CANADIENNES. leur premier projet. Le chef de la mission de St. François ennemy du françois a voit si bien pris ses mesures que ses desseins auroient infailliblement réussi, si Dieu ne l’avoit enlevé de ce monde par une mort également prompte et tragique, je ne sçais qui a donné avis à la Cour de l’union des abénakis avec les renards, j’ignore les traits avec lesquels on a représenté cette union, et les preuves qu’on en a apportées. Tout ce qui est venu à ma connoissance, est queja cour qui n’agit point sans connoissance de cause, sans avoir aucun égard à l’ancien dévouement des abénakis à la nation françoise, sans faire aucun fonds sur ses bienfaits qui vont presque jusqu’à la prodiga¬ lité à l’égard de cette nation barbare, a fait deffense de l’employer dans les partis que l’on envoie contre les renards. Un an après que la parole des renards fut apportée aux abénakis, la dance du calumet parut. On tint pendant un an entier le calumet caché et l'on ne parla point de la dance. Celui qui en estoit chargé avoit sujet d’appréhender que ni l’un ni l’autre ne seroit pas bien reçu, il sçavait que dix-huit ans auparavant il les avoit apportés inutilement soubs Le P. Vincent Bigot qui s’opposa fortement et avec succcz à ce que l’on reçut ce calumet de dance parce qu’il en connois- soit tous les tenans et tous les abontissans, il fallut donc choisir un temps favorable, et ce fut lors qu’il LA DANCE DU CALUMET. 119 vit que feu M. De Vaudreuil avait été informé de toutes ses rnénées et après en avoir reçu une bonne mercuriale, il leva le masque et pour se venger et marquer son ressentiment il fit enfin paraître le calumet et la dance. Le missionnaire de St. François qui avoit été témoin de ce qui s’étoit passé soubs le P. Bigot voyant paroître tout à coup cette dance, surpris de la nouveauté entendit dire à quelques sauvages que des chrétiens ne pouvoient se divertir à ces sortes de jeux ; il s’informa donc avec soin de ce que se pouvoit être, et voicy ce qu’il en upprit : 1 ° . Que cette dance estoit un vray culte de religion non-seulement parmy les renards, mais encore parmy presque toutes les nations d’en haut : qu’elle s’appeloit la dance du génie ; que l’on ne disoit point dancer avec le calumet, mais dancer en l’honneur du calumet ; En un mot que e’estoit le Dieu de ces nations. 2 ° . Que les paroles dont on se sert pour le chant de cette dance sont une invocation du génie. 3 ° . Que lorsque dans les conseils on fume avec ce calumet, l’homme dont la femme est enceinte doit •s’abstenir de fumer avec ce calumet, parceque sa femme ne mettroit pas heureusement son fruit au monde, et qu’il périroit infailliblement. 4 ° . Que bon se sert de cette dance pour appeller les âmes de ceux contre qui l’on va en guerre, et par ce moyen tuer infailliblement ses ennemis. 120 LES SOIREES CANADIENNES. 5 ° . Pour se concilier les nations étrangères et ennemies et faire avec eux une bonne paix. 6 ° . Pour obtenir du beau temps et de la pluye3, suivant les besoins de la terre. Y ° . Pour avoir un vent favorable dans la naviga¬ tion. 8 ° . Que c’estoît enfin un spécifique pour éloigner toute sorte de mal et pour obtenir toute sorte de- Bien. Suivant l’esposé cy-dessns un missionnaire demande s'il peut permettre comme une chose indifférente dusage de la dance du calumet à ses nouveaux chrétiens. En voicy de quelle manière il expose sa demande i peut-on permettre à de nouveaux chrétiens l’usage d’une chose qui soubs l’apparence de chant et de dance est un exercice de religion parmi les peuples idolâtres d’où est apporté ce chant et cette dance : ses raisons de douter sont prises de la nature de la chose même, du caractère de ces nouveaux chrétiens des circonstances^ et enfin dès- suites.. 1 ° . Que cette dance parai y les nations idolâtres soit employée pour toutes les fins marquées cy-dessus, c’est un fait qui se prouve par le témoignage de tous- les françois qui ont voyagé dans les pays à’ en-haut y tous nos sauvages l’avouent, et je ne pense pas qu’au¬ cun missionnaire le révoque en doute, mais que les? LA DANCE DU CALUMET. 121 paroles du cliant soient une invocation du génie, e’es- ce qu'il n’est pas facile de prouver par un grand nom¬ bre de témoins ; parce qu’il faut entendre parfaite¬ ment la langue de ces nations pour en pouvoir juger ÿ et c’est ce dont a assure autrefois le P. Chardon. Les abônakis ont demandé cet été à AI. le marquis de Beauharnois qu’il leur fût permis de se servir de cette dance ; ils ont employé toute leur éloquence pour luy persuader qu’il ne s’agissoit que d’une bagatelle, mais cependant ils luy ont avoué qu’ils regardoient cette dance comme un pavillon, un étendart, un symbole, ils ont cru faussement surpren¬ dre la sagesse de M. le Gouverneur en se servant d’un mot qui pût échapper à sa pénétration, mais la réponse qu’ils en ont reçu les a convaincu qu’on ne le trompoit pas aisément. Qu’on fasse donc attention a la signification du mot de pavillon, d’étendart, de symbole, on connoit assez les sauvages pour sçavoir qu’ils aiment a s’exprimer en termes figurés et qu’ils entendent parfaitement tous les sens des mots qui représentent quelque image à leur esprit. Les abénakis ont reçu des renards la dance du calumet ; cette dance du calumet procure l’union et la paix des nations, l’ abônakis veut conserver ce pavillon des renards, il veut donc vivre en bonne intelligence avec les renards. Si cette conséquence est juste, celle-cy le sera-t-elle* moins ? La dance du calumet est un culte de religion parmi les renards ; l’abénakis veut conserver cette dance comme un pavillon, comme un étendart,. comme un symbole, l’abénakis veut donc au moins 122 LES SOIRÉES CANADIENNES. paroître à l’extérieur avoir le Dieu et la religion des renards. Aussi le missionnaire n'a point été surpris lors qu’au retour des abénakis de Montréal déclarant au chef de la conjuration présente que la religion chrétienne et cette dance idolâtrique ne pouvoient subsister ensemble, qu’il falloit choisir l’ime ou l’autre, il entendit le sauvage lny répondre froidement et réso¬ lument : puisque ces deux choses sont incompatibles, il faut donc retenir préférablement la dance du calu¬ met. 2 ° . On croit pouvoir dire sans calomnie que les sauvages sont des hommes à peine ébauchés, des hommes très grossiers, livrés à toute la corruption du cœur et abandonnés aux plus épaisses ténèbres de l’esprit, surtout par rapport à ce qui regarde les choses de Dieu ; des hommes par une suite nécessaire supers¬ titieux à l’excès ; Enfin des hommes attachés au-delà de tout ce que l’on peut dire à leurs anciennes coutu¬ mes et aux vieilles traditions de leurs pères. Le missionnaire persuadé que la semence de la parole divine ne peut- germer ni pousser dans des cœurs ainsi disposés, croit suivant l’ordre que Dieu donna aux fils du prophète, qu’il doit arracher, détruire, dissiper et perdre auparavant que d’édifier et de planter, il imite la sage conduite du laboureur industrieux, et avide d’une abondante récolte. Nous ne voyons point ce laboureur semer indifféremment son grain au IA DANCE DU CALUMET. 123 milieu de ces épaisses forets qui nous environnent, il ne le confie pas meme à ces terres plus exposées en apparence aux bénignes influences du soleil lorsqu’il les voit remplies de ronces et de baillis, il commence par abattre, arracher, détruire et dissiper tout ce qui peut s’opposer à sa récolte ; et ensuite, il sème. J. C. qui s’est servi de la parabole du grain de semence qui tombe en différons endroits, n’a pas prétendu donner des leçons aux laboureurs ; l’on estoit de son temps fort instruit de la manière de cultiver la terre ; mais cet Homme Dieu s’est servi d’une chose fort connue pour apprendre aux hommes les dispositions avec lesquelles ils doivent recevoir la parole de Dieu pour qu’elle fructifie. Le missionnaire qui gémit sur le peu de progrès qu’a fait la religion dans la nation abéna- kise depuis environ soixante ans, qui remarque tou¬ jours dans cette nation la meme fureur pour toutes ses anciennes pratiques, demande s’il peut permettre en conscience une chose nouvelle et qui est sûrement un culte idolâtrique parmi les nations qui ne commis¬ sent point le vray Dieu. Un des grands obstacles à l’établissement de la religion parmi les sauvages est le rapport, l’union, les entrevues que ceux qui ont embrassé la religion veulent toujours conserver avec les idolâtres. On le souffre, on le tolère. Cependant on ne peut ignorer la deffence expresse : et si souvent réitérée que Dieu faisoit 124 LES SOIRÉES CANADIENNES. autrefois à son peuple d’avoir aucune communication et de faire aucune alliance avec les nations voisines qui estoient idolâtres, parceque leur exemple l’entraî- neroit infailliblement dans l’idolâtrie. En vain des personnes d’une humeur facile et accommodante répon¬ dront que nous ne sommes point juifs et que la loy de Moyse a été détruite par la loy de grâce : Cette réponse ne peut satisfaire que ceux qui ne sçavent pas de quoy il s’agit. Il n’y a point de catholique pour peu qu’il soit instruit, qui ne sçaclie que dans la loy de Moyse Dieu fit des loys pour régler les cérémonies, la forme des jugements, et les mœurs : que ces loys qui ordon- noient des cérémonies ont cessé à la mort du fils de Dieu ; parceque ces cérémonies n’estoient que les ombres et la figure de ce sacrifice qui a consommé l’ouvrage de notre salut ; et que les loys qui prescri- voient la forme des jugements ont aussy fini, parceque la rigueur de ce premier testament ne se pouvoit accorder avec la grâce du nouveau ; mais que les loys qui ne régloient que les mœurs, n’ont point été abolies, et qu’elles n’obligent pas moins sous la loy de grâce que sous la loy de Moyse, parce que le Dieu est toujours Dieu et le mal toujours mal. Dieu pour préserver de l’idolâtrie un peuple qui jusqu’alors n’y avoit gueres été sujet lui deffend tout commerce avec les nations voisines idolâtres ; un missionnaire défend à ses néophytes de prendre de nouvelles coutumes qui sont idolâtriques parmi les nations idolâtres, ou est ld mal ? L’Eglise catholique a en horreur tout ce qui ressent le judaïsme ; mais cette meme Eglise deffend LA DANCE DU CALUMET. 125 avec soin à ses‘?enfants de lire les livres des hérétiques de se trouver à leurs assemblées et de s’allier avec eux, parce qu’elle prévoit que par ce moyen ils perdroient bientôt leur foy, cette sage précaution de l’Eglise n’est-elle pas fondée sur la loy de Moyse. Que pen¬ serait-on parmy nous d’un homme qui ayant de frcquens entretiens avec des hérétiques assisteroit souvent à leur prêche, et qui feroit de tems en tems la scène avec eux. Ces hommes d’un caractère facile et accommodant le jugeroient-ils assez bon catholique pour le recevoir aux sacrements sur la parole qu’il leur donneroit qu’il ne pense point de mal à tout cela, et qu’il n’en agit de la sorte que pour son plaisir et par pure curiosité. Mais que penseroit-on d’un homme qui après avoir fait abjuration du calvinisme conti- nueroit à faire ce que l’on vient de dire du catholique ? l'application est aisée à faire. S ° . La légèreté et l’inconstance des sauvages ; leur éducation qui les rend ennemis du travail, et de toute gêne et contrainte, l’amour de l’indépendance et de la liberté, la dissolution dans la jeunesse, l’infidélité dans les mariages, leur intempérance et leurs excès dans la boisson, tous ces défauts ne sont que des vices de l’homme ; l’évangile a des remèdes infaillibles pour les corriger, comme elles les corrige effectivement dans toutes les autres nations du monde qui croyent à l’évangile ; mais voicy une playe d’une nature 126 LES SOIRÉES CÀNxYDIENNES. particulière ce qui est propre de tous les sauvages ; c'est de faire passer ce meme évangile par le tamis des conseils. Accoutumés dans leurs moindres affaires à tenir des conseils pour en délibérer, ils font la même chose par rapport à la parole de Dieu qu’on leur annonce, s’ils entendent parler le missionnaire sur une vertu particulière dont il démontre la nécessité ; un sauvage dira bientôt après dans sa cabane ou dans une assemblée que ce que l’on a entendu dans l’église est à la vérité bien beau, mais que sûrement Dieu ne demande pas cela des sauvages ; s’ils entendent décla¬ mer fortement contre quelques vices, quelqu’un apportera bientôt le correctif et dira : oh ! à coup sûr Dieu ne nous demandera pas compte de cela et il ne nous jugera pas là-dessus : sûrement Dieu ne damne¬ ra pas un sauvage pour telle chose. L’arrêt est prononcé, c’est un ancien qui a parlé ; la sentence est en dernier ressort et sans appel : le missionnaire à beau tonner dans son Eglise, et protester qu’il annonce la parole de Dieu toute pure ; les anti¬ prédicateurs semblables aux vénérables magistrats de nos parlemens qni sont insensibles aux injures des personnes a qui ils viennent de faire perdre le procez, laissent crier le missionnaire et ne démordent point de ce qu’ils ont avancé. Quels sentimens de pitié et d’indignation n’exciteroit pas dans le cœur d’un homme sensé, la vue d’un de nos dogistes qui après avoir mandié toute' la journée son pain de porte en porte et s’estre contenté des restes d’un petit enfant ; qui s’érige tout à coup en docteur et décide les cas les LA DANCE DU CALUMET. 127 plus difficiles. Yoylà ce dont un pauvre missionnaire est souvent témoin il a pour le moins autant à com¬ battre les discours qu’on tient contre la parole de Dieu, qu’il a à se reerier contre la dépravation des- mœurs. L’année dernière se tint dans cette mission un célèbre conseil dont le but estoit de se soustraire entièrement au missionnaire. L’on proposa qu’il estoit à propos de choisir deux ou trois sauvages qui reconnus pour gens prudens fussent établis par les chefs pour veiller à ce que le bon ordre fut gardé dans cette mission ; que lorsqu’ils auroient été revêtus de leur charge, l’on ne pourroit plus les déposer, et qu’ils* jugeroient indépendamment du missionnaire de ce qu’il faudroit permettre ou deffendre. Par bonheur un chef sur la religion duquel je crois qu'on peut compter appercevant qu’une telle création d’office pourroit avoir de mauvaises suites en donna avis au mission¬ naire et l’on vint à bout de rompre ce projet par runion des quatre chefs, il ne fut pas difficile de leur faire comprendre que s'ils consentoient à la création de ces nouvelles charges, ils n’auroient plus que le nom des chefs et que toute leur autorité seroit détruite. Cette année nos chefs ont été dispersés en différens endroits : deux sont allez porter des paroles aux aniers, un autre aux misisakis, pendant leur absence nos jeunes gens soutenus de leurs partisans ont gagné le jeune chef q,ui restoit, ils l’ont surpris et par leurs* 1 28 LES SOIRÉES CANADIENNES. belles paroles et par la flatteuse espérance qu'il seroifc comme seul chef dans cette mission par le parfait dévouement que la jeunesse auroit pour luy, la tentation estoit trop forte pour qu’un sauvage y put résister. Le missionnaire peut assurer avec sûreté que tous ceux qui sont les plus déclarés pour cette dance, les uns sont très corrompus dans leurs mœurs, les autres n’ont point de religion et qu’aucun d’eux n’est attaché au françois, quand bien même cette dance n’anroit point d’autres inconvénients que toutes les autres dances devroit-on la tolérer dans ces circonstances ? Mais les abénakis doivent avoir quitté toutes leurs superstitions depuis soixante ans qu’ils ont embrassé îe christianisme ? Ah ! plût à Dieu, que chaque année ne nous donnât pas des preuves qui ne sont que trop convaincantes du contraire. Un sauvage vint ce printemps icy, il y apporta une parole de la part de quelques sauvages d’orange appréhendant qu’on ne luy accordât pas ce qu’il demandoit, il dit que ceux de la part de qui il venoit menaçoient d’envover une médecine sur le village de a i/ o St. François, et qu’on y verrait bientôt un grand nombre de morts, si l’on ne les écoutoit pas, je ne sça's s’il y eut une seule personne qui ne fut effrayé de la menace, mais je sçais bien que quoy que l’on accordât ce que l’on demandoit, plusieurs se retirèrent LA DANCE DU CALUMET. 129 dans le bois sonbs d’autres prétextes ; que d’autres obligèrent certaines personnes de sortir de leur cabane quoy que parens et qu’ils les y eussent reçus volontiers quelques jours auparavant, et qu’enfin tous croyoient que la médecine de ces idolâtres d’orange causeroit infailliblement quelque grand malheur. Le missionnaire ne demande qu’une grâce, qu’on le laisse travailler a détruire les anciennes superstitions propres de cette nation et qu’on ne l’oblige pas a en recevoir de nouvelles ; surtout dans un temps ou l’on apprend icy avec douleur que l’on ne voit plus que deux choses parmy nos sauvages qui sont du côté de l’anglois, l’yvrognerie et toutes sortes de jonglerie. Le mission¬ naire de !Nanrants8ak mande que deux sauvages qu’il nomme font plus de mal dans ce pays là que dix missionnaires zélés n’y pourraient faire de bien. 4°. Je ne me prévaudray point du témoignage des messieurs du Séminaire de St. Sulpice qui ont soin de la mission du lac des Deux-Montagnes, n’y de celuy de nos pères qui demeurent au Sault ; les uns et les autres s’accordent parfaitement sur ce chapitre, ils n’attribuent point à d’autre cause la décadence du christianisme dans leurs missions, ces témoignages cependant pourraient faire impression ; mais voicy, ce me semble quelque chose de plus fort. Si l’on accorde à nos sauvages l’usage de la dance du calumet sonbs prétexte qu’il n’y a aucun danger 9 130 LES SOIRÉES CANADIENNES. pour l’idolâtrie, je soutiens que par là même l’on introduit dans cette mission non seulement toutes les superstitions des peuples idolâtres mais encore toutes celles qu’on. estoit venu à bout de détruire ; et en voicy la preuve qui est fort naturelle. Nos sauvages ont une parfaitte connoissance de toutes les choses pour lesquelles les nations idolâtres employent la dance du calumet, ils sçavent que c’est le Dieu de ces peuples ; on la leur permet cependant cette dance, parcequ’ils assurent qu’ils n’y entendent point de mal, et qu’ils ne s’en servent que pour leur plaisir ; ils pourroient tenir le même langage pour faire revenir les festins à tout manger et toutes les autres superstitions qu’il est inutile et qu’il seroit trop long de détailler. Nous avouons diroient-ils que toutes ces actions sont idolâtriques parmi les peuples qui ne commissent point Dieu ; mais il n’y a aucun danger et pour nous qui sommes chrétiens ; car enfin toutes ces choses ne sont pas plus idolâtriques en elles mêmes que ne l’est la dance du calumet ; l’on nous permet celle-cy pourquoy nous defiendre les autres ? quelle réponse? pour moy j’avoue que je n’en vois point. Cependant une mission se remplit de supers¬ titions et d’idolâtrie. Je sçais que l’esprit de la plus part des gens se renotte ; ils ne peuvent concevoir que des jeux des dances des festins puissent être des actions idolâtriques, delà cette liberté de blâmer la conduite LA DANCE DU CALUMET. 131 du missionnaire, etc., mais l’esprit du missionnaire ne se renotte pas moins à la vue de leur témérité et de leur ignorance. Ces personnes devr oient sçavoir que la première idolâtrie des juifs lorsqu’ils se furent fait un Dieu, c'estait le veau d’or qui consista en festins, en cliants et en dances. Sedit populus manducare et bïbere et surrexemmt ludere, St. Paul dans sa première épitre aux Cor. c. 10, explique ainsy ces paroles : neq : idolatræ ejficiamini , sicut quidam ex ipsis quemad- modum Scriptum est : sedit populus manducare et libéré , et surrexerunt ludere. Mais j’entends quelqu’un murmurer de ce que je tronque le passage du chapitre de l’Exode, et que je supprime les paroles qui précèdent, les voicy : Sur - gemtesq ; manè obtulerunt holocausta et hostias paci- ficas , dfc., c’est, me dit on, dans ces paroles précé¬ dentes, et non pas dans les suivantes, que l’idolâtrie consiste. J’avoue que je ne m’attendois pas à ce reproche; et je ne sçache pas qu’on se soit jamais avisé de le faire à St. Paul car il l’a tronqué comme moy, ou plutôt je le cite à son exemple comme la chose en quoy il fait consister l’idolâtrie. Ce qui est beaucoup plus sensible dans les sacrifices que les idolâtres de ce pays offrent à leurs génies. On ne voit point ces génies, comme on voyoit le veau d’or. Les Israélites veulent adorer le veau d’or, que font-ils pour cela, ils tuent des animaux, ils les font cuire, ils les présen¬ tent devant le nouveau Dieu qui est visible et pour consommer le sacrifice ils mangent les viandes qu’ils 132 LES SOIRÉES CANADIENNES. ont offertes et ensuite chantent et dansent à l’exemple des Egyptiens chez qui ils avaient vu pratiquer ce culte idolatrique. NTos sauvages voulant obtenir quel¬ que grâce de leur génie ; tuent des animaux, les font cuire, les présentent en esprit à des génies qui ne se voyent qu’en Esprit à cette offrande et ne les voyant point consomment le sacrifice en mangeant les viandes, et en chantant et en dansant. De sorte que faire cuire ses viandes, les présenter, les consumer, dancer et chanter tout cela n’est qu’une meme action qui fait le sacrifice. S'il y avoit parmy les chrétiens des fauteurs de la dance du calumet, ils ne pourroient se retrancher que sur la protestation que font les sauvages qu’ils n’y entendent point de mal, les faits suivants vont renver¬ ser ce dernier retranchement. 1er fait. Celuy qui apporta il y a environ quinze ans cette dance fit entendre qu’en la recevant l’on se mettoit a couvert de toutes les funestes suites de la guerre, et qu’en la rejettant l’on seroit infailliblement détruit par les ennemis. Dans toutes les tentatives que l’on a faites depuis ce temps-là pour établir cette dance dans cette mission on a entendu cent fois proférer ces paroles par les fauteurs de cette dance : nous sommes morts, l’on nous tue ; on nous ôte le LA DANCE DU CALUMET. 133 seul moyen que nous ayons de nous conserver ; ces paroles ont été entendues par le missionnaire proférées à l’Issuedela messe par un ancien au milieu du village. 2ème fait. Un abénakis distingué dans sa nation par ses exploits et principal fauteur de cette dance désespérant de l’établir par son crédit à Saint François se retire comme par dépit du côté de la baye dans les pays d’en-haut : Il tombe malade, se sentant à l’extrémité, il fait appeler le P. Chardon ; il se confesse, ce n’estoit pas un saint, mais rien ne l’in- quiette plus dans l’état oh il se trouve que tout ce qu’il a fait pour faire recevoir à St. François cette dance dont il avoue connaître tout le mal, et prie son confesseur de donner avis au missionnaire de St. François de la douleur qu’il ressent du mal qu’il a fait dans sa mission, et qu’il le répare comme il peut à la mort. 3ème fait. L’on a entendu dans cette mission les jeunes gens se disposant à cette dance dire à ceux qui les avertissoient de ne le pas faire : pourquoy voulez- vous nous empêcher de faire ce que nous faisons, c’est comme si nous faisions une procession du St. Sacrement. 4ème fait. L’on apporta encore icy il y a deux ans les plumes du calumet, on les distribua en secret à toutes les cabanes de cette mission, pour les recevoir, 134 LES SOIRÉES CANADIENNES. l’on choisit les personnes de chaque cabane sur qui l’on pouvoit compter, l’on s’adressa à une nouvelle baptisée d’orange : En vain on lui représenta que ces plumes estoient reçues dans toutes les cabanes, que la sienne périroit infailliblement si elle ne recevoir pas cette plume ; elle persista à dire qu’en se faisant baptiser elle avoit renoncé à toutes les superstitions des sauvages, et cette bonne femme, qui n’est pas lorsque son missionnaire luy donne quelques avis, sçait bien luy répondre qu’il n’y a que sa cabane dans la mission ou l’on ne souffre point d'Idolatvie. 5ôme fait. Le chef dont j’ay parlé qui périt si misérablement il y a 3 ou 4 ans ; auparavant que d’aller en chasse pour la dernière fois, remit entre les mains de sa niesse, les plumes du calumet en luy recomman¬ dant de les bien conserver dans sa cassette comme l’unique ressource du village et un moyen infaillible de le conserver. La niesse obéit à son oncle. Quelques' temps après elle tomba malade, se voyant près de mourir, elle appelle son missionnaire, et luy déclare la faute qu’elle a faite de se charger d’une chose si abominable et qu’on regardoit comme le Dieu protes¬ tant du village. La dance du calumet estant telle qu'on vient de la faire voir ; les chrétiens qui l’ont reçue estant tels LA DANCE DU CALUMET. 135 qu’on les a dépeints ; les circonstances ne manquant que d’autres faits assez détaillés pour en faire voir toute la grieveté ; les suites estant nécessaires et enfin les abénakis conservent cette dance dans les mêmes vues et dans les mêmes idées qu’elle a été établie, ou du moins qu’elle est employée chez les nations idolâtres, peut-elle être autorisée, permise ou soufferte ? DES DANCES EN GNRAL ; ■ ■ SOUVENIRS DE MA PAROISSE NATALE. SAINT THOMAS DE LA COTE DU SUD. Chers souvenirs démon enfance Apparaissez. Il semble que dans l’espérance Vous me bercez. Quand en passant dessus mon âme Si mollement, Vous l’enivrez comme un dictame, . Si doucement. O chansons de ma mère. Récits de mes aïeux. Histoires du grand-père Contes des vieux Revenez tous je vous appelle....! J. c. T. DÉDICACE A LA MEMOIRE DE MON VIEUX CURE, FEU MESSIRE JEAN LOUIS SEAUBIËN. O mon bon vieux curé ! — car tu m’entends, sans doute, du séjour de bonheur où t’ont conduit tes vertus — ô mon vieux curé ! quand l’idée me vint d’écrire cette petite légende, tu vivais encore, entouré du respect et de l’amour de tes nombreux paroissiens. Aujourd’hui tu n’es plus de ce monde ; la tombe s’est fermée sur tes cheveux blancs. 138 LES SOIREES CANADIENNES. J’avais résolu de te faire l’hommage de ce modeste travail ; mais j’ai trop tardé pour cela : la mort a marché plus vite que ma plume, et c’est sur ta tombe que je viens déposer ce faible tribut de reconnaissance que j’aurais été si heureux d’offrir à toi vivant. Pendant quarante ans tu as présidé aux destinées spirituelles de la paroisse de St. Thomas ; pendant quarante ans, tes mains ont régénéré les nouveaux- venus, béni les partants ; pendant quarante ans, ta bouche a pardonné à tous ceux que j’ai connus et aimés. C’est au milieu des roses des berceaux et des cyprès des tombes de deux générations que ton image m’apparaît, quand, à la lueur du feu du foyer, je rêve le soir aux choses qui ne sont plus. Accepte, ô mon vieux curé, ce témoignage tardif mais sincère de respect d’un de tes enfants ; accepte-le en souvenir du jour où tu versais sur mon front l’eau sacrée du baptême, en souvenir du beau jour de ma première communion. Du haut du Ciel où tu veilles encore sur les destinées des enfants de St. Thomas, daigne continuer auprès de moi la mission d’ange protecteur que tu remplissais, avec tant de sollicitude, sur la terre. 1 LA VIEILLE EGLISE. Si jamais il vous arrive, dans une de vos excursions nautiques, de cotoyer, à marée haute, le rivage du St. Laurent vis-à-vis la paroisse de St. Thomas, vous appercevrez de loin, près de l’embouchure d’une modeste petite rivière appelée la Eivière-à-la- Caille, une masse blanchâtre ressemblant à un monceau d’os calcinés que le reflux aurait jetés sur le rivage. A mesure que vous approcherez, cet amas revêtira des formes plus distinctes et vous arriverez devant des pans de murailles éparpillés dans un rayon d’une quarantaine de pieds seulement. Si vous êtes etranger à la paroisse, il ne vous sera pas facile d’expliquer la présence de ces débris de murs, dans ce lieu baigné deux fois par jour par les flots du fleuve et distant de plus d’un mille des plus proches habitations. Voulez- vous avoir le mot de l’énigme ? Questionnez le premier petit écumeur de mer que vous rencontre¬ rez sur le rivage ; il vous dira : — c’est la Vieille Eglise, monsieur. Ces vieux quartiers de murs, que le temps et le flot n’ont pu démolir, sont en effet les ruines d’une église. 140 LES SOIRÉES CANADIENNES. Il n’y a pas, dans tonte la paroisse de St. Thomas, nn seul chasseur, un seul pêcheur qui n’ait lié une connaissance intime avec ces ruines éparses auxquelles on a conservé, bien pieusement, le nom de Vieille Eglise. Lorsque le vent de Nord-Est, soufflant avec violence, fait moutonner la mer, c’est derrière ces débris d’un autre siècle que le chasseur attend, l’œil au guet, le doigt sur la détente, que les camps de canards et de sarcelles, poussés par le reflux vers le rivage, arrivent à la portée de son fusil. C’est là que, par un beau soir d’automne, le patient pêcheur attend, à côté d’un bon feu de copeaux du rivage, que les flots de la marée montante viennent baigner les pierres de la Vieille Eglise , sur lesquelles il établit ses quartiers de pèche. C’est autour de ces ruines que j’allais, enfant et jeune écolier, folâtrer avec mes petits camarades lorsqu’arrivaient ces jours tant désirés des vacances. C’est sur ce pan de muraille à moitié ensablé cpie nous nous rangions en oignons , lorsque le conteur de la bande interrompait nos courses sur le sable par l’annonce d’un nouveau conte appris, la veille, d’un mendiant. C’est encore là que, plus tard, à l’âge où la passion des jeux d’enfance fait place au désir d’apprendre SOUVENIRS DE MA PAROISSE NATALE. 141 j’écoutais, avec l’avidité du jeune âge, l’histoire de ces vénérables ruines racontée par mon père. Ali ! c’est que, voyez-vous, pour moi, ces vieilles ruines ont plus d’un attrait, à part de l’attrait religieux qui s’attache à toute ruine et surtout aux ruines d’un temple du vrai Dieu ; c’est que la vieille église était construite sur une terre propriété de mes ancêtres maternels ; c’est que cette terre est devenue depuis le bien paternel ; c’est que ces ruines sont celles de l’église où mes aïeux ont été baptisés et mariés, où leurs restes mortels ont été reçus par le clergé et le peuple avant de retourner à la terre. C’est que ces vieilles ruines ont été depuis qu’elles sont ruines, réunies à la terre de la famille ; que ces ruines, enfin, sont nos ruines. Il y a de cela près de deux siècles, le 24 août de l’année 1679, au lieu même où gisent ces précieuses reliques du bon vieux temps, les habitants de la paroisse alors très petite de St. Thomas de la Pointe- à-la-Caille (*), célébraient en un même jour deux grandes fêtes : c’étaient l’arrivée, tant et depuis si (*) La paroisse de St. Thomas a emnruntô la dernière partie de son nom à la pointe sur laquelle était bâtie la Vieille Eglise. 142 LES SOIRÉES CANADIENNES. longtemps désirée, d’un missionnaire résident et la bénédiction d’une nouvelle chapelle de pierre, achevée depuis peu et qui avait coûté bien des sueurs, bien des sacrifices aux pauvres colons. Comme ils étaient joyeux ces braves enfants de la France devenus enfants des bois ! A vec quels trans¬ ports de bonheur ils serraient dans leurs mains endur¬ cies par les travaux du défrichement les mains du prêtre que leur envoyait la Providence ! Toute la population de l’endroit, hommes, femmes et enfants était réunie dans la petite église dont le clocher, tout pavoisé aux couleurs de la France, dépas¬ sait à peine la cime des arbres environnants. Comme il devait être touchant le spectacle que présentait l’intérieur de la petite église ! Comme ils priaient avec ardeur ces pauvres exilés de la terre natale ! # T La cérémonie de la bénédiction solennelle de l'Eojise fut suivie d’une touchante fête de famille : c’était le baptême du premier enfant du donateur du terrein de l’Eglise, Sieur Guillaume Fournier, dont l’épouse, dame Françoise Hébert était la fille de la première française vernie en Canada. Ainsi, c’est dans la pauvre chapelle de St. Thomas de la Pointe- à-la-Cailîe qu’a été baptisée la petite fille de la hardie aventurière qui osa, la première, franchir le grand océan pour venir habiter les solitudes du Canada. SOUVENIRS DE MA PAROISSE NATALE. 143 Après le baptême, le nouveau missionnaire, M. l’abbé Morel, et tous les colons de l’endroit au nombre d’environ une vingtaine, furent invités par l’heureux père de famille, à un dîner donné sous les rameaux des grands érables qui encadraient la coquette petite chapelle dans leur réseau de feuillage. On causa de la France, des parents et des amis restés là-bas. On chanta les larmes aux yeux les vieilles chansons de la Normandie et de la Bretagne. Une formidable déchar¬ ge de mousquetterie, répétée au loin par les échos de la foret, couronna selon l’usage du temps le frugal banquet. Le soir de ce beau jour du 24 Août, le nouveau curé invita à son tour ses paroissiens à venir faire le petit bout de veillée à son presbytère, et la prière du soir, faite en commun, vint clore religieusement cette fête si religieusement commencée. * S’il était donné aujourd’hui à un des braves con¬ vives de Guillaume Fournier de sortir de sa tombe, quasi bi-séculaire, et de revenir visiter la Pointe-à-la Caille, il ne lui serait pas très facile de retrouver l’emplacement de la petite église bénie par M. l’abbé Morel. Quelles transformations î quels changements depuis le jour où les bons colons de St. Thomas, assis à la table du généreux donateur du terrein de l’église, 144 LES SOIRÉES CANADIEENES. s’entretenaient familièrement avec leur nouveau missionnaire de la vieille et de la nouvelle France. Alors la forêt dominait encore en maîtresse sur la Pointe-à-la-Caille et à peine apercevait-on, de ci de là, de petites brèches faites par la hache du colon dans les rangs serrés des érables, des épinettes et des pins. Aujourd’hui la forêt a disparu et la charrue sillonne paisiblement ces lieux où, il y a deux siècles, le sau¬ vage farouche, un genoux sur la poitrine de son ennemi vaincu, lui enlevait la chevelure. Aujourd’hui, un guerrier iroquois chercherait en vain, à plus d’un mille à la ronde, un arbre derrière lequel il put se mettre en embuscade. La Rivière-à-la-Caille qui, alors, charroyait à plein lit l’eau rougeâtre de la forêt, n’est plus maintenant qu’un petit ruisseau qui, en été, traîne péniblement vers le fleuve ses eaux bourbeuses et ne sort de sa léthargie qu’au printemps ou à l’époque des grandes pluies d’automne. La Rivière- à-la- Caille a été, comme bien d’autres cours d’eau, victime du déboisement. * Près d’un siècle après la bénédiction du premier sanctuaire élevé à Dieu sur la Pointe-à -la-Caille, St. Thomas présentait l’aspect d’une petite colonie en pleine prospérité. De jolies maisonnettes avaient succédé aux cabanes de bois rond ; de beaux champs SOUVENIRS DE MA PAROISSE NATALE. 145 s’étendaient le long du fleuve, depuis l’emboucliuro de la Itivière-à-la- Caille, jusqu’à l’embouchure de la Kivière du Sud, et la petite église, naguère isolée, était maintenant le centre d’un beau village à la physiono¬ mie riante et heureuse. La population de la paroisse s’était aussi considéra¬ blement accrue, et on reconnut bientôt la nécessité de bâtir une nouvelle église plus vaste et plus spacieuse. Pour des raisons que nous allons voir, les colons décidèrent d’un commun accord de ne pas rebâtir le nouveau temple sur le terrein de l’ancien et choisirent l’emplacement même qu'occupe aujourd’hui, sur les bords de la Rivière du Sud , la belle et vaste église de St. Thomas, à un mille environ de la Pointe-à-la- Caille. La raison du déplacement de l’église paroissiale tenait à un fait dont on n’avait pas assez tenu compte dans le choix premier d’un site, savoir, au travail irrégulier mais constant que les grandes eaux du fleuve opèrent chaque année sur ses bords dans cet endroit. En effet, chaque printemps, et l’automne à l’époque des grandes marées accompagnées de tempêtes, des portions notables des escarpements de la cote son enlevées pour aller se déposer sur les vastes battures du voisinage. Yoilà comment les débris bouleversés de la Vieille Eglise, bâtie à une distance considérable 10 146 LES SOIRÉES CANADIENNES. des hautes eaux, se trouvent maintenant baignés deux fois par jour par la marée. Lorsque la nouvelle église fut terminée, le curé de la paroisse transporta ses pénates à son nouveau presbytère et on laissa au temps, qui ronge toutT le soin de détruire à sa guise la Vieille Eglise , dont, par respect, pas une pierre ne fut dérangée par les pieux habitants. * Vers 1770, le village entier avait disparu, et la Pointe-à-la-Caille était de nouveau devenue déserte ; il n’y restait plus qu’une seule maison, laissée là comme pour servir de garde d’honneur à la Vieille Eglise. Tous les colons avaient transporté leurs foyers au haut de leurs terres, tant pour se rapprocher de la nouvelle église que pour pouvoir continuer, avec plus de facilité, leurs travaux de défrichements dont le théâtre s’éloignait de plus en plus du St. Laurent. Bientôt la garde d’honneur disparut à son tour et la vieille et vénérable masure resta seule sur la rive déserte. Bien des années passèrent encore sur les murs de la Vieille Eglise sans les entamer, jusqu’à ce que le SOUVENIRS DE MA PAROISSE NATALE. 147 flot du St. Laurent entreprit l’œuvre de destruction que cent cinquante ans n’avaient pu opérer. A force de ronger la falaise, le flot était arrivé, petit à petit, jusqu’à l’endroit où étaient jetées les fondations de l’église. En 1837, année mémorable sous bien d’antres rapports, le pan gauclie s’éboula entraînant dans sa chute le rond point et la façade. Quelques années plus tard, le fleuve, jaloux de voir le pan droit encore debout et qui semblait le défier, fit un dernier effort et en sapa si bien les bases qu’il ne tarda pas, lui aussi, à tomber du haut de la falaise sur le rivage. On voit maintenant que ce n’ect pas sans raison que les colons de St. Thomas avaient renoncé, bien à contre cœur sans doute, à bâtir leur nouvelle église sur le terrain de l’ancienne ; car dans l’espace d’un siècle, pas moins de quinze arpents de côtes avaient été dévorées par le flot du fleuve géant. Les cultivateurs des environs avaient suivi avec intérêt les différentes péripéties de cet assaut déses¬ péré livré par les eaux du St. Laurent à la Vieille E: apprenant mon âge, vit de suite que ma personne n’avait pas toute l’importance que lui. avaient donnée- ceux qui venaient de trafiquer de mon sang ; aussi,, soupçonnant quelqu’imposture de ce côté ou peut être voulant sauver les apparences, il fit arrêter îles misérables délateurs. On avait converti le moulin à farine de Beauliarnais en prison provisoire et c’est là que je fus conduit. Nous nous trouvions réunis dans cet endroit une quarantaine d’accusés, parmi lesquel^ étaient les quelques traîtres dont personne ne soupçonnait alors Finfâme conduite. Les prisonniers occupaient le deuxième étage du moulin qui n’était point chauffé,, malgré un froid très vif de la fin de Novembre on les tenait au régime du biscuit sec et de l’eau. Je n’avais été que quelques instants au milieu de mes- compagnons de captivité, lorsqu’on vint me reprendre pour me conduire dans une autre partie du moulin,. LES SOIREES CANADIENNES. 302 occupée par le meunier, laquelle partie m’était, me 'dit-on alors, destinée pour prison temporaire. Je ne savais à quoi attribuer ce traitement spécial qui était une très grande faveur dans les circonstances ; mais se meunier m’apprit bientôt que je devais cette faveur â l’intercession de personnes influentes du village, qui voulaient reconnaître les bons procédés que j’avais eu pour elles alors que Beauliarnals était au pouvoir des patriotes. Je priai le meunier de vouloir bien remer¬ cier pour moi ces excellentes personnes. Je reçus les visites et les consolations de plusieurs de nos ci-devant prisonniers, pendant cette captivité transitoire, et je tiens à les remercier ici, entre autres M. Wilson, dont je n’oublierai jamais les bons services» 9 ,’iatrième jour après mon arrestation, au matin, «n me fit monter de nouveau au second étage où je retrouvai mes compagnons et en plus grand nombre ; car on faisait tous les jours des arrestations. Nous étions encore sans feu mais le régime alimentaire était changé, on nous donnait un peu de viande et on permettait aux familles canadiennes du village de nous fournir des provisions. Messire Quintal, curé de Beauharnals, nous visitait et nous faisait apporter des douceurs c’est encore à &a sollicitude que nous dûmes d’avoir un poêle au bout de quelques jours : il en était temps, car nous souffrions horriblement du froid. «Qu’il me soit permis d’introduire ici une réflexion NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 203 qui me fait du bien au cœur, à moi enfant de l’Eglise Catholique, réflexion sur le rôle du prêtre. Au com¬ mencement de ce terrible mois de Novembre 1838, le village de Beauliarnais était au pouvoir de l’insurrec¬ tion, le3 amis du gouvernement étaient prisonniers et tremblaient, le prêtre était là qui les protégeait, et pour eux la plus grande faveur était, bien qu’ils fussent protestants, qu’on leur permit de s’aller abriter sous le toit du presbytère. . . A la fin de ce même mois de Novembre, le même village est au pouvoir des troupes anglaises et les patriotes sont prisonniers à leur tour, c’est encore le même prêtre qui protège ces autres pri¬ sonniers et adoucit les rigueurs de leur dure captivité ! H R ■ Les arrestations continuaient et on vint un jour nous dire que la prison de Montréal, regorgeant de prévenus, on allait faire notre procès à Beauliarnais ou l’on se disposait à ériger l’échafaud destiné à l’exécution des plus compromis. Le même magistrat dont j’ai déjà parlé avait, je ne sais par quelle autorité, ordonné à tous les cana¬ diens de venir livrer les armes qu’ils avaient en leur possession: un certain nombre se rendirent à cet ordre et ces armes étaient de suite brisées sous les yeux de ceux qui les livraient. Cet homme s’était achar¬ né contre la famille d’un habitant du village de Beau- harnais, M. Provost ; non content d’avoir fait arrêter le chef de cette famille dont les propriétés avaient 204 LES SOIRÉES CANADIENNES. été incendiées, il poursuivait de ses persécutions sa pauvre femme qui, chargée de ses trois enfants, était forcée d’errer de maison en maison pour trouver un asile, dont son persécuteur la chassait bientôt. Ce fut un colonel de l’armée régulière, M. le Colonel Gray, qui mit fin à cette sauvage vengeance, en assignant une demeure à la malheureuse famille : honneur en soit rendu à ce brave militaire. Le 1er décembre, après nous avoir fait subir un interrogatoire, on nous lia deux à deux, au nombre de cinquante deux, presque tous pères de familles, et n»us partîmes pour Montréal sous escorte. Il y avait un peu de neige et il faisait froid. Dans l’après-midi on nous traversa en bateaux du village du Sault- Saint- Louis à La Chine, où nous arrivâmes vers les cinq heures du soir. Nous fumes logés dans un liangard O O sans feu, pour y passer la nuit. Nous reçûmes, à notre arrivée à La Chine, la visite de quelques individus qui nous informèrent que Cardinal, Duquette et plusieurs autres subissaient en ce moment leur procès et qu’on allait bientôt les mettre à mort ; certains volontaires nous faisaient â nous-mêmes des menaces d’un sort semblable. Le soir Madame Papin, de Laehine, accompagnée de sa fille, vint nous apporter des provisions préparées de leurs mains charitables et nous donner de bonnes paroles de sympathie et de consolation, dont Dieu NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 205 leur tiendra bon compte au jour des récompenses des bonnes actions. Le lendemain matin nous nous mîmes en route pour Montréal, escortés par des soldats d’un régiment écossais dont les musiciens nous ennuyèrent, de la musique de leurs cornemuses, pendant presque tout le trajet. A notre entrée dans le Faubourg des Kécollets, cette musique fit place à un concert d’injures, de malédictions et de menaces, organisé par une populace ennemie, dont les cris de — S/ioot-them ! Ilang tlurn ! {Tuez les ! Pendez-les /) nous accompagnèrent jusqu’à la Pointe-à-Callières, où l’on nous logea dans un ban- gard érigé en prison, où déjà un très grand nombre de prisonniers étaient entassés. < >n avait barricadé les fenêtres, érigé des latrines sans égout à l'intérieur et établi des poêles pour cuire les aliments : . . il est facile d'imaginer quel air nous respirions dans ce taudis. Le troisième jour de notre détention dans cet endroit, M. de Saint-Ours, alors Shérif de Montréal, vint nous rendre visite, et, voyant l’état déplorable dans lequel nous étions, prit sur lui de faire enlever les barricades des fenêtres qui interceptaient le passage de l’air et de la lumière ; de cette sorte on nous procura un peu de l’un et de l’autre de ces éléments si essentiels à l’existence. Plusieurs de nous demeurâmes cinq semaines dans cette affreuse prison. Je dois ici consigner le fait des charitables services d’un des gardiens de la prison du nom de Devillerais qui, pendant le peu d'heures libres que lui laissaient ses pénibles fonctions, avait la bonté 206 LES SOIRÉES CANADIENNES. d'aller acheter pour nous des provisions dont la pauvre pitence réglementaire nous faisait un grand besoin. Le 8 décembre nous apprîmes la condamnation à mort de nos amis dont voici les noms : Joseph Narcisse Cardinal, notaire ; Joseph Duquette, étudiant en loi ; François Maurice Lepailleur, huissier; Jean Louis Thibert, Jean Marie Thibert, Joseph Lécuyer, cultivateurs ; Léandre Ducliarme, commis marchand ; Joseph Guimond, Louis Guérin et Antoine Côté, cultivateurs. L’instruction du procès de ces patriotes duraient depuis le 28 Novembre. Ces dix jours avaient semblé bien longs à certains journaux anglais : on se rappelle que quelques-uns d’entre eux écrivaient qu’il n’était pas nécessaire d’y mettre tant de cérémo¬ nies, et qu’on n’avait pas besoin d' engraisser ces gens là pour la potence. Le 19 décembre, un des gardiens nous dit que Cardinal et Duquette avaient été notifiés de se prépa¬ rer à monter sur l’écliafaud sous deux jours. Cela nous fit espérer au moins que les autres auraient un meilleur sort. Ce fut le 21 décembre, à 9 heures du matin, que nos deux infortunés compatriotes montèrent sur l’écha¬ faud, dressé au-dessus de la porte du mur de ronde de la prison de Montréal: ils étaient soutenus par Messire Labelle, alors curé de Chateauguay, leur confesseur. NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. 2>0T Quelques heures après l’exécution, Messire Labelle vint nous voir et nous raconta les terribles circons¬ tances de cette scène. Le pauvre jeune Duquette- (il n’avait que 22 ans) eut beaucoup à souffrir ; l’exécuteur dût le reprendre à deux fois, la corde mal ajustée, s’étant dérangée dans la chute, lui avait fait donner du visage contre le bord de l’échafaud et l’avait ensanglanté. Ce jour fut un jour de profonde tristesse pour nous ; mais nous étions presqu’assurés du salut éternel de nos amis et nous passâmes en prières une partie de ces longues heures du jour de l’exécution de nos frères. Nous nous attendions, plusieurs d’entre nous du moins, au même sort ; car les procès politiques se succédaient sans interruption devant la Cour martiale, malgré les généreuses autant qu’habiles protestations des avocats des accusés, MM. Drummond (*) et ITart, lesquels ne cessaient de protester contre l’incompétence du tribunal et l’illégalité des procédés. On sait que les douzes exécutions qui ont eu lieu, en vertu des condamnations de ce tribunal exceptionnel et arbitrai¬ rement établi, ont été qualifiés de meurtres judiciaires par des jurisconsultes distingués du parlement anglais. On ne devra pas s’étonner de ne pas voir de noms eanadiens-français ajoutés à ceux de nos défenseurs (*) Que les temps sont changés ! Depuis, un grand nombre des accusés de ces jours là ont été ou sont encore des fonctionnaires publics, distribués à tous les degrés de l'échelle, et leur avocat principal, l’Honorable M. Drummond, après avoir occupé les plus hautes fonctions politiques, est un des juges du premier tribunal de notre pays. LES SOÏRÈËS CANADIENNES. %08 devant la Cour martiale : la raison en est que le nom canadien étant de soi suspect aux yeux des auto¬ rités du jour ; des compatriotes nous eussent fait plus de mal que de bien, par le fait seul de leur origine. On en eut la preuve dans la manière dont furent reçus MM. F éréole Pelletier et P. A. P. Hubert par quelques membres du tribunal qui nous jugeait, dans une tentative d’intervenir en faveur des accusés : on leur répondit, m’a-t-on dit, ces mots : — “ Des rebelles qui défendent des rebelles. ” Quand je dis un mot en passant sur la compétence du tribunal devant lequel nous étions appelés à comparaître, je n’entends pas trouver extraordinaire qu’on nous ait fait un procès, ni même m’élever contre les sentences en tant que liées avec les faits ; mais j’entends dire que l’on violait les droits garantis par ces mêmes lois qu’on nous accusait d’avoir voulu renverser .... Au reste, c’est un résultat à peu près 'inévitable de toute révolution et, pour ma part, en posant l’acte j’en avais accepté toutes les consé¬ quences : ce qui ne me privait cependant pas du droit de faire valoir, dans la défense de ma vie, toutes les exceptions de droit et les faits qui militaient en ma faveur. Le 8 janvier 1839 je reçus l’ordre de me tenir prêt à comparaître devant la Cour Martiale, onze de mes compagnons de captivité reçurent aussi la même KO T ES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 209 injonction. Le 9 janvier nous fûmes conduits liés, dans une voiture cellulaire, à la Prison-du-Pied-du- 'Oourant En franchissant l’enceinte de cette prison, nous passâmes sous l’échafaud tout frais teint du sang de nos amis Cardinal et Duquette. Quelques heures après notre arrivée dans ce lieu, MM. Druinmond et Hart vinrent nous rendre visite dans nos cachots et nous demander les renseignements dont ils avaient besoin pour notre défense. De temps en temps, pendant notre captivité, 'certaines autorités de l’époque nous avaient fait subir des interrogatoires/ dans lesquels on essayait à obtenir des informations contre les principaux chefs du parti canadien contre lesquels n’existait pas le fait de flagrant délit de prise d’armes. Je mentionne ce fait, pour montrer toute l’horreur de notre situation : on sait au reste que, dans ces occasions, ihne manque pas d’hommes dont le zèle dépasse souvent l’attente - des pouvoirs qui les emploient, il n’est donc pas étonnant que nous ayions rencontré de ces hommes sur la pénible route que nous parcourions alors. D’autre côté, il est juste comme il est consolant de dire que plusieurs ofliciersde l’armée et des employés-civils du .gouvernement d’alors ont fait preuve, à notre égard, ■de sentiments qui les honore et ont eu pour nous la conduite que les bons cœurs et les esprits honnêtes • savent toujours tenir à l’endroit de ceux que le malheur a frappés. 14 2-10 LES SOIRÉES CANADIENNES. Cela me rappelle que je ne dois pas oublier de consigner ici la noble générosité du clergé et des habitants de Montréal qui, pendant le cours de ce triste et rigoureux hiver, n'ont pas laissé passer un jour sans apporter des secours- ou des consolations aux prisonniers politiques réunis par centaines dans l'enceinte de leur ville. Plusieurs dames canadiennes, entre autres Mesdames Gau vin et Gamelin, (*)■ ont fait preuve d’une charité et d’un dévouement que ni le froid, ni la fatigue, ni les contrariétés,, ni. les embarras n'ont pu ébranler. Je voudrais pouvoir ici les remer¬ cier dignement, tant en mon nom qu’au nom de mes compagnons, mais les paroles sont impuissantes en pareille occurrence, Pieu seul s’est réservé le pouvoir de récompenser de telles actions : ces nobles femmes se sont faites Sœurs-de-Charité, elles iront, dans la joie qui ne voit pas de douleurs, se réunir aux cliœurs que forment dans le ciel les saintes filles de la charité catholique. (*) Madame Gauvin nous parlait souvent de son fils qui, lui aussi, avait été impliqué dans les mouvements insurrectionnels et auquel elle avait vu prendre, l’année précédente, le chemin de l’exil. Madame Gamelin a été, depuis, fondatrice du couvent des Sœurs- de-la-Providence à Montréal. V LE PROCÈS. Nous fûmes traduits pour la première fois devant la Cour Martiale le 11 janvier, nous étions, comme je l’ai dit, douze en me comptant. Yoiciles noms de mes co-accusés : le Dr. Perrigo, J. Bte. Henri Brien, Chevalier de Lorimier, Joseph Dumouchel, Louis Dumouchel, Ignace Gabriel Chèvrefils, Jacques Goyette, Toussaint Boclion, Joseph Wattier, Jean Laberge et F. X. Touchette. Immédiatement à la suite de notre présentation devant nos juges, le Major Général Clitherow, prési¬ dent du tribunal, composé de quinze officiers de l’armée, nous fit conduire dans une pièce voisine de l’audience (cette Cour Martiale tenait ses séances dans le vieux Palais de Justice) où nous demeu¬ râmes une dizaine de minutes, à l’expiration des¬ quelles on nous fit revenir dans le lieu des séances de la cour, tous à l’exeption de M. le Dr. Perrigo qui n’a jamais subi de procès. Le docteur nous donna pour explication de cette étrange exception, qu’il devait cette faveur à son titre de franc-maçon. J’espère 212 LES SOIRÉES CANADIENNES. bien, pour ma part, ne recevoir jamais de faveur pour appartenir à une société défendue par l’Eglise. . . La franc-maçonnerie, ou quelque chose d'aussi peu recommandable avait donc réduit notre nombre à onze. Le Dr. Perrigo n’était pas d’origine française. La procédure avait lieu en anglais, langue que la plupart d’entre nous ne comprenaient pas ou à peine ; mais nos avocats, MM. Drummond et Hart, étaient infatigables et nous tenaient au courant de ce qui se passait, sur notre compte, pour ainsi dire à notre insu. Que ces messieurs veulent bien accepter ici l’expression bien pâle mais bien sincère de ma reconnaissance. Tous les matins à neuf heures nous étions conduits au palais de justice, dans la meme voiture qui nous avait amenés de la Pointe-à Callière à la prison, •escortés par un détachement de cavalerie volontaire. Le 18 janvier furent exécutés cinq autres compa¬ triotes, dont le procès avait eu lieu avant le nôtre, Théophile Decoigne, Joseph Pobert, Ambroise San- .guinette, Charles Sanguinette et F. X. ILamelin. L’exécution eut lieu à neuf heures et, ce jour, on retarda pour nous l’heure de nous rendre en cour. A neuf heures trois quarts on nous mit en route :. . .près delà porte de la prison, nous vîmes les cinq cadavres de nos amis étendus sur la neige dans leur toilette de 'Condamnés ! . . . . 11 semblerait que de pareilles scènes auraient dû NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 213 suffire à contenter la rage de liaine dont une certaine portion de la population était alors animée ; mais non!.. Un volontaire nous dit, en nous montrant du doigt ces cadavres dont la vue nous seîgnait au cœur, que bientôt nous en aurions autant ; et, ce jour là, notre voiture souleva sur son passage les memes menaces, les memes insultes et les memes vociférations que les autres jours. Notre procès fut signalé par un accident arrivé à l’un de nos juges, dont j’aime mieux taire le nom. Il avait eu la mâchoire inférieure cassée d’un coup donné par un canadien du faubourg Saint Joseph, dans une querelle dont une bataille de chiens, paraît-il, avait été la cause ou le prétexte. Nous le revîmes après, sur son siège déjuge, la figure entourée de bandelettes. Le burlesque se mêlait au tragique pour nous abreuver de toutes les souffrances et do toutes les humiliations ; mais un sentiment plus puissant que toutes les souffrances nous soutenait, le sentiment religieux ; la religion avait maintenu le courage de ceux de nos amis mis à mort, elle leur avait inspiré le pardon des injures et montré le ciel ouvert au-dessus de l’échafaud ; la religion nous soutenait aussi nous pendant ces terribles journées. Les membres du clergé nous rendaient de très fréquentes visites : Monseigneur de Montréal, alors Monseigneur Lartigue et son coadjuteur Mgr. Bourget vinrent nous apporter des consolations spirituelles : MM. les abbés Truteau et 214 LES SOIRÉES CANADIENNES. Lavoie, de l’Evêché, nos confesseurs, venaient à peu près tous les deux jours nous préparer à la mort. Si ces lignes arrivent jusqu’à ces dignes ministres delà religion, qu’ils veulent bien accepter les remercîments que je leur offre du plus profond de mon âme, et qu’ils veulent bien, eux, offrir à Dieu quelques aspira¬ tions, pour que les dispositions qu’ils m’ont inspirées, en vue de la mort du gibet à laquelle j’ai échappé, m’accompagnent en face de la mort quelle qu’elle soit qui devra me faire payer le tribut de la nature déchue de l’homme. Pendant mon procès, mes parents vinrent de Saint Policarpe, pour me rendre visite. Arrivés à Montréal, à ce temps du jour où nous étions devant nos juges, mon père et ma mère s’étaient placés au pied de l’escalier extérieur du Palais-de -Justice. Au moment où, enchaînés deux par deux par les poignets et conduits entre deux haies de soldats, nous reprenions le chemin de la prison, au sortir de l’audience, mes regards se rencontrèrent avec ceux des auteurs de mes jours. C’était au bas de l’escalier. A peine nous ôtions nous vus et reconnus que ma mère, prompte comme l’éclair, laissant le bras de mon père, s’élança vers moi en criant : — “ Ah ! ce pauvre enfant ! ” Et, comme ces paroles et la vue de cet élan maternel traversaient tout mon être, je vis les soldats écarter ma mère que mon père avait suivi pour l’entraîner NOTES D'UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 215 loin du lieu de cette scène, encore aujourd’hui la plus présente à mon imagination de toutes celles dont j’ai •été ou hauteur ou le témoin, dans le cours de ces ^événements ei plein de scènes tragiques. — O Marie ! la mère des douleurs et des malheureux de ce monde, m’écriai-je en moi-même, en montant ■•dans la voiture cellulaire, priez pour ma pauvre mère ! Deux heures plus tard, mes bons parents entraient dans ma prison et m’embrassaient.... Deux fois, presque coup sur coup, ma mère perdit connaissance dans mes bras ; deux fois que je sentis les battements de son cœur cesser près du mien qui battait à se fendre ! _ J’endurai, dans ce moment, la plus grande ^angoisse qui m’ait été donné d’endurer dans le cours d’une existence qui n’en a pas manqué i A la suite d’un ajournement de deux jours, notre cause fut continuée et terminée le 21 janvier. Huit fois mous avions été traînés, les fers aux mains, devant le tribunal exceptionnel qui devait décider de notre ^existence. Pendant ces longs jours de notre procès, des outrages et les avanies ne nous ont point fait défaut, de la part delà populace qui s’amassait sur notre passage et qui envahissait les abords du tribunal. Quelques-unsde nos juges même ne nous épargnaient ipas les sanglantes insultes : c’est ainsi que quelques 216 LES SOIREES CANADIENNES.' uns d’entre eux s’amusaient, durant les séances, a? dessiner des bonshommes pendus à des gibets, et ceS' grossières- caricatures, qu’ils se passaient sons- nos jeux paraissaient les amuser beaucoup . Que ces plai¬ santeries soient légères »leur conscience. Je dois à la justice et à la reconnaissance de dire que,- pour ce qui me regarde, les témoins de la couronne m'ont montré beaucoup de sympathies et n’ont point oublié de témoigner de ce qui pouvait m’exonérer ou pencher en ma faveur. J’entre dans ces détails, parceque c’est de l’histoire et parceque, dans tout cela, il y a. un profond enseb gnement pour tout le monde. Le 24 janvier, vers les trois heures de l’aprèsonidi,. on nous fit passer, les uns après les autres, dans la chambre du geôlier, ou les. trois juges-avocats de la Cour martiale, MM. Dominique Mondeîet, C. D. Day et le capitaine Muller, nous donnèrent communication de la sentence. . . . Nous étions tous les. onze condam¬ nés à être pendus (*) !...., (*) Les sentences ôtaient conçues en ces termes : — “ That N... N... “ be banged by the neoktill lie be dead,.at sucli lime and. place as- “ Ilis Excellency the Lieutenant General Commander of the forces ‘'-in the Provinces ofiLower and Upper Canada, and Administrator “ of the Government, of the said Province of Lovrer Canada, may “• appoint !! “ Que N-... N... soit pendu par le eou jusqu’à ce qu’il soit mort, à tels temps et lieu que voudra bien indiquer Son Excellence le Lieu¬ tenant Général, commandant les troupes dans les Provinces du Baa^ et du Haut Canada et administrateur du Gouvernement de la* Province du Bas-Canada. ” NOTES D'UN CONDAMNÉ POLÏTïQIJE; 21 T Nous nous attendions à cette décision ; mais une- pareille sentence- ne cesse pas pour cela de produire- me profonde impression, et puis, la plupart de mes Qompagnons étaient des pères de famille, dont les femmes et les enfants étaient déjà sur le chemin, par- suite de l’incendie de leurs propriétés, Four moi, je- voyais ma mère succombant sous le poids de sa douleur ! Nous fûmes bientôt après mis en. cellules fermées à fa clef, d'eux par deux, et d'ans le voisinage d’autres prisonniers également condamnés à mort, pour, là, attendre le jour de l’exécution qui n’était point fixé: A peine les juges-avocats venaient ils de nous laisser que les deux charitables prêtres, dont j’ai déjà parlé, MM. Tr uteau et Lavoie, ayant appris la nouvelle de notre condamnation, étaient auprès de nous ; ils- demeurèrent dans la prison jusqu’à huit heures dm soir, occupés de leur ministère de salut. VI 'LES CONDAMNES. Nous étions donc en cellules, deux à deux ; nous 'demeurâmes ainsi séquestrés pendant quelques jours, durant lesquels un excellent homme du nom de Lesiége, accusé politique lui même, mais peu com¬ promis, faisait cuire nos aliments, dans le corridor qui séparait nos cellules et qu’il habitait. Bientôt il nous ■fut permis de nous réunir dans ce corridor, depuis les dix heures du matin jusqu’à quatre heures de l’après- midi : ce fut, comme on peut l’imaginer, une grande consolation pour nous et quelque chose dont notre -santé avait besoin. Nous ne conservions pas grand espoir d’un sursis, 'les scènes dont nous avions été témoins étaient de nature à nous faire abandonner doute espérance ; mais quelle est la position, si désespérée qu’elle soit, qui puisse déraciner entièrement du cœur de l’homme l’espoir ou l'illusion ? D’après ce que nos avocats .avaient qm apprendre. NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 219 nous étions, bien que réunis tous ensemble dans la meme sentence de mort, classés dans les notes des Juges dans l’ordre suivant de culpabilité. 1°. De Lorimier, 2° J. B. Brien, 3° Joseph Dumouchel, 4° Toussaint Roclion, 5° F. X. Prieur, 6° Jos Wattier, 7° Jean Laberge, 8° Gabriel Chèvrefils, 9 Jacques Goyette, 10° Louis Dumouchel, 11° F. X Touchette. Pendant le cours de notre procès, un de mes géné¬ reux défenseurs, M. Kart, m’avait dit qu’il tenait de bonne source que des personnes influentes avaient présenté une pétition à son Excellence l’Administrateur Sir John Colborne, me recommandant personnellement à la clémence royale dont il était dépositaire comme représentant le souverain. Cette requête était due, me dit-on, aux efforts et aux sollicitations des excellentes dames de la famille Ellice, qui voulaient bien ainsi reconnaître les bons procédés que j’avais eu pour elles, alors que chef de troupe dans le village de Beauharnais. Mon père et ma mère vinrent de nouveau me voir dans les premiers jour de Février. Après les instants donnés à l'effusion des sentiments de la nature en pareilles circonstances, je parlai à mes parents de ma mort, en leur disant qu’il fallait être prêts pour le pire. Je voulais leur épargner, le cas échéant de mon exécution, les terribles scènes qui précèdent l’ascension de l’échafaud, et je leur dis que je désirais leur dire 220 LES SOIRÉES CANADIENNES. le dernier adieu la veille du jour qui serait fixé. Je leur appris que les autorités remettaient aux • familles les corps des exécutés, et je les priai de vouloir bien déposer mes restes dans le cimetière de ma paroisse natale, à l’ombre de l’église où le baptême m’a fait chrétien et où j’ai fait ma première com¬ munion. A ces paroles adressées à mes bons parents, ma mère répondit, d’une voix assurée, que je^ne mourrais pas sur l’échafaud : — u Prions la Sainte Yierge, elle te sauvera, me dit-elle”.... Un instant après, nos larmes et nos embrassements, à tous trois, mettaient tin à cette visite. Que de scènes de ce genre et de plus déchirantes encore n’ont pas vu ces murs de la prison du Pied-du Courant. Tous mes compagnons de captivité et de condamnation étaient pères de familles, à l’exception de deux. Les femmes et les enfants venaient voir ceux que la main du bourreau allait bientôt, en toute probabilité, arracher à leur affection. . . .Tout cela se passait sous nos yeux ; nos peines comme notre condamnation étaient presque communes entre nous. De toutes les pauvres femmes des condamnés Madame De Lorimier est celle qui m’inspirait le plus de pitié : c’était comme un pressentiment, et puis, cette pauvre famille, en perdant son chef, perdait tout moyen d’existence. Notre malheureux ami parlait chaque fois à sa femme de sa pauvreté, il cherchait à trouver quelque moyen à lui suggérer pour pouvoir élever ses NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 221 enfants, et, dans l’impossibilité de trouver ce moyen sous des formes saisissables, il finissait toujours par lui dire : — “ La Divine Providence ne t’abandonnera pas. ” Le 12 Février, deux des messieurs du Séminaire de Saint Sulpice vinrent nous rendre visite, sur les finit heures du soir. Ils venaient, à cette fieure avancée, nous communiquer la nouvelle qu’ils avaient apprise, savoir : que les autorités avaient fait une commande de sept cercueils. . .Ils venaient surtout nous exhorter à offrir à Dieu, de bon cœur, le sacrifice d’une vie périssable, pour obtenir la faveur d’une existence éternelle de bonheur. Ces bons messieurs demeurèrent une heure dans la prison, conversant des choses d’en haut et priant de temps à autre, puis il prirent congé de nous en nous bénissant. Les premiers delà liste que j’ai donnée plus haut allaient donc être exécutés, nous nous en tenions alors comme assurés, et j’étais du nombre. Je crois pouvoir dire que cette perspective me trouvait calme et résigné : en prenant les armes au mois de Novembre, je ne me faisais point d’illusion sur les dangers de toutes sortes auxquels je m’exposais et, depuis, je m’étais familiarisé avec l’idée de mourir sur l’échafaud, au point que la question n’était plus pour moi qu’une question de temps. 222 LES SOIRÉES CANADIENNES. Dans le silence de ma cellule, et de la nuit, après le départ des bons prêtres, je m’entretins avec mon Dieu pendant quelques heures, puis je me couchai et dormis jusqu’au matin d’un profond et tranquille sommeil ; car tout n’est pas tristesse et terreur dans l’aspect de la mort pour un chrétien. Comment pourrait-il en être autrement, pour celui qui nourrit son esprit et son cœur des magnifiques promesses faites à ceux à qui leur foi permet de dire : “ J’ai espéré en vous Seigneur, et je ne serai pas confondu. ” Telles étaient mes pensées, et j’e:i suis certain celles de mes compagnons, entre les bras secourables de l’Eglise qui nous préparait au passage d’une vie de misère à une vie glorieuse par les soins di ses ministres. La communication qui nous avait été faite le soir par les bons prêtres l’avait été individuellement et dans nos cachots ; le lendemain matin à dix heures, heure de notre réunion dans le corridor, ce fut une scène touchante que celle de notre entrevue : ceux qui se croyaient maintenant exempts de l’écliafaud se montraient plus affligés que nous qui nous attendions à mourir bientôt. N’eut été la pensée des êtres chéris que les condamnés laissaient sur la terre, je crois vraiment qu’il y aurait eu une véritable joie tranquille à se sentir ainsi sur le bord du tombeau et sur le seuil de l’éternité. Des amis vinrent nous rendre visite et nous dire NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 22$ qu’il était bruit que les exécutions devaient avoir lieu Te vendredi suivant au matin, nous étions alors au mercredi ; mais nous n’avions encore reçu aucune7 notification officielle sur notre sort. Nous étions tous des condamnés à mort, les moments de notre existence* appartenaient au bon plaisir de Sir John Colborne, voilà tout ce que nous -savions^  trois heures de l’après-midi, le guichetier vint nous dire que les trois juges-avocats venaient d’entrer au Bureau du Geôlier : ils venaient signifier, aux victimes choisies pour le' gibet, que le jour de leur exécution était fixé au vendredi prochain. C’était un peu plus qu'un jour d'avis ! Quelques- instants apres, la porte de notre prison s’ouvrit et le geôlier, s’arrêtant au milieu de la porte ouverte par son aide, appela “ Charles Hinden- lang ! " Celui-ci, répondant à l’appel, sortit de l’appar¬ tement dont la porte fut refermée sur nous. Charles Hindenlang était un jeune français protestant, ayant eu du service militaire et qui, des Etats-Unis où il se trouvait temporairement, avait par enthousiasme joint le mouvement insurrectionnel dans le Bas-Canada. Environ dix minutes après, la porte s’ouvrit de nom LES SOIRÉES CANADIENNES. mi veau et le geôlier appela : “ Chevalier de Lorimier ”7 Celui-ci sortit avec les gardiens et la porte se referma 'iine seconde fois. Une troisième fois la porte s’ou'vrit, j’étais occupé* -au fond de la salle à faire cuire quelque ehose dans une casserole, je m’entendis appeler. Laissant là mon ustensile, je me rendis auprès du geôlier, en disant à mes compagnons : — “ C’est mon tour ” ! mais le geôlier me dit en anglais : — “ Ce n’est pas vous que ■u j’ai appelé, c’est M. Lepailleur, et c’est simplement pour lui remettre des provisions que lui envoient ses a parents. ” Nos deux malheureux compagnons, De Lorimier et Hindenlang, revinrent "bientôt vers nous, et nous dirent en entrant dans le groupe ému que nous avions formé pour les recevoir : — “ Réjouissez-vous, nous sommes u les deux seules victimes choisies dans cette section^ mais il j en a trois autres, prises dans les autres a parties de la prison, ce sont Rémi Narbonne, u François Nicolas et Amable Baunais. ” O Il v avait en ce moment, au milieu de nous, deux *j 'j dames parentes de l’infortuné De Lorimier, sa sœur et sa cousine, accompagnées d’un monsieur de la famille : ces pauvres dames fondaient en larmes. La victime les consolait par des paroles angéliques pleines HOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 225 de foi et de résignation. — “ Mon sacrifice est fait, ■“ disait-il, et j’ai l’espoir d’aller voir mon Dieu ; une seule chose assombrit mes derniers moments c’est la u pensée du dénuement de ma femme et de mes “ enfants ; mais je les confie à la Divine Providence.” Le pauvre Hindenlang, à qui sa religion n’inspi¬ rait pas les mêmes sentiments qu’à de Lorimier, était loin d’offrir, dans ses paroles et dans son maintien, un •spectacle aussi digne et aussi consolant. Il était facile de voir que la pensée de la vie future agitait son âme ; ne sachant à quoi s’attacher pour envisager sans -défaillance cette immense perspective, il en appelait à son courage personnel, très grand sans doute. Mais qu’il était facile de voir que cette appui n’est qu’un fragile roseau ! Pour s’étourdir et se donner une contenance, il affectait une indifférence stoïque et, de lemps à autre, une folle gaieté, ,peu de mise dans de pareilles cisconstances. Que nous l’avons plaint, en le voyant ainsi marcher vers cet avenir qui, heureux ou malheureux, ne doit Jamais avoir de fin ! Un instant nous avons eu l’espoir de le voir entrer dans le sein de l’Eglise et mourir en emportant le pardon de ceux qui ont reçu mission de lier et de délier sur la terre et pour le Ciel ; notre espoir a été trompé. Il s’est contenté d’admirer ce que la religion catholique produisait sur ses compagnons d’infortune ; mais le courage moral qui répond à la •grâce lui a manqué pour les imiter. 15 228 LES SOIREES CANADIENS ES Vers les six heures du soir, les guichetiers vinrent nous dire qu’il fallait entrer dans nos cachots, nos visiteurs se retirèrent alors la douleur dans le cœur. J’ai déjà dit que nous étions deux par deux : le compagnon de cachot de De Lorimier avait été, jusque là, le Dr. Brien ; dans ce moment, celui-ci vint me prier de vouloir bien changer de cellule, disant qu’il ne se sentait pas la force de partager le cachot de la victime. Ah ! c’est que, voyez-vo-us, il y avait un remord dans la conscience de ce malheureux qui avait obtenu un demi pardon au prix honteux de la délation, comme nous l’apprîmes plus tard. On conçoit, en effet, quel voisinage ce devait être pour lui que celui de cet homme qu’il avait trahi, de cet homme qui allait mourir dans le sein de l’honneur et la paix de son Dieu ! Je devins donc le compagnon de cellule de Chevalier dé Lorimier. Le soir, son confesseur vint le voir et demeura seul avec lui pendant une heure, durant laquelle je me retirai dans le corridor. En sortant de ce sublime tête à tête du chrétien répentant avec l’homme du pardon, De Lorimier était calme, sa figure semblait même respirer une douce gaieté. ETous fûmes de nouveau renfermés ensemble : je priai avec lui une partie de la nuit, puis nous nous endor¬ mîmes paisiblement l’un à côté de i’autre. NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. 227 Le matin je le trouvai tranquille et repose ; il pria longtemps, puis il me parla longuement de sa femme et de ses enfants, il les confiait à la Providence : c’est à peine si je pouvais répondre à sa parole si touchante, si résignée, si chrétienne, tant l'émotion me dominait. Lorsque les cellules furent ouvertes, le matin à l’heure ordinaire de dix heures, tous les regards se tournèrent, avec un intérêt mêlé de tristesse, vers les deux victimes que le jeune Guillaume Lévêque, compagnon de cachot d’Hindenlang, et moi com¬ pagnon de Lorimier, .conduisîmes par le bras vers les groupes discrètement formés de nos camarades d’in¬ fortune. De Lorimier était résigné et digne, ITindenlang courageux et bruyant. Je préparai quelque chose pour notre déjeuner ; mais De Lorimier mangea peu. Il se promenait d’un pas mesuré dans le corridor et souvent nous parlait de sa femme qui devait le venir visiter dans l’après midi ; il redoutait cette entrevue pour son infortunée compagne. Yers les trois heures de l’après-midi Madame de Lorimier, accompagnée de la sœur et de la cousine de son mari, et conduite par un M. de Lorimier cousin du condamné, entrèrent dans notre logement. Madame de Lorimier portait sur sa figure une expression de douleur à fendre le cœur, mais elle ne pleurait pas: ses deux compagnes fondaient en larmes. 228 LES SOIRÉES CANADIENNES. Nous avions pris des arrangements pour donner, à nos deux malheureux amis, un dîner d’adieu. La table chargée de mets préparés, sur notre ordre, par le geôlier, avait été placée dans une pièce située près de la porte et qui donnait sur le corridor. A quatre heures on se mit à table, Hindenlang présidait au banquet. De Lorimier n’occupa pas le siège qui lui était réservé ; mais il vint prendre avec nous un verre de vin. Pendant le repas, il se promenait dans le corridor ayant Madame de Lorimier au bras ; les autres membres de sa famille occupaient des sièges, tantôt dans sa cellule, tantôt dans le corridor : les dames, de temps à autre, prodiguaient à la malheu¬ reuse épouse des caresses de consolation. Il régnait à notre table une certaine gaieté triste qu’Hindenlang, pour sa part, faisait quelquefois bruyante. Pendant ces instants de récréation, furent admis, par les autorités de la prison, six curieux, parmi lesquels, me dit-on, se trouvait le rédacteur du journal “ The Herald ” ; Ils se tinrent en dedans, près de la porte, visiblement étonnés de l’aspect de cette scène. Après s’être fait indiquer ceux qui devait le lendemain monter sur l'échafaud, ils se retirèrent sans mot dire. Un instant après, on vint nous dire que Madame de Lorimier venait de perdre connaissance : elle gisait en ce moment, dans un état de complet évanouissement, dans le cachot de son mari. NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 229 Le confesseur de De Lorimier vint au commencement de la soirée et passa quelque temps seul avec lui dans sa cellule ; puis il dit “ courage ” aux deux victimes, offrit quelques paroles de consolations chrétiennes à Madame de Lorimier et prit congé de tous. On nous avait laissés, les deux condamnés M. Levêque et moi, en dehors de nos cellules plus long¬ temps que d’ordinaire ; à dix heures le geôlier vint nous dire qu’il fallait entrer. C’était le moment que ce pauvre de Lorimier redoutait tant, et que, nous aussi, nous voyions venir avec un déchirement de cœur. Quelques parents et amis étaient venus s’ajouter aux trois personnes de la famille qui accompagnaient Madame de Lorimier et qui devaient être chargées de la pénible mais charitable mission de la reconduire en ville. La pauvre jeune femme allait donc dire à son mari un éternel adieu ! A la suite de bien des hésitations, des sanglots et des larmes, elle se jeta à son col et s’évanouit de nouveau. De Lorimier la souleva dans ses bras et, la tenant comme un enfant qu’on va déposer dans son berceau, il se dirigea vers la porte, les yeux attachés sur cette figure agonisante de la compagne de sa vie : arrivé sur le seuil, il déposa un baiser sur le front décoloré de sa femme et la remit entre les bras de ses parents, en leur recommandant d’en avoir 230 LES SOIRÉES CANADIENNES. tous les soins possibles. . . et la porte se referma sur nous. De Lorimier me dit, en regagnant l'entrée de notre cachot : — “ Le plus fort coup est donné !”. . . Il était ferme, mais pâle comme la mort. Il passa une partie de la nuit en prières et à écrire une lettre qui était comme son testament poli¬ tique (*) ; puis, selon qu’on le lui avait recommandé, il se coucha. Je veillai près de lui : il dormit à peu près trois heures fort tranquillement. (*) Voici cette lettre noble et touchante ; mais qui se ressent de l’exaltation des sentiments dominants de l’époque et de ses espérances irréalisables. r Prison de Montréal, \ 14 Février 1839 à 11 heures du soir. Le public et mes amis en particulier, attendent peut-être une déclaration sincère de mes sentiments ; à l’heure fatale qui doit nous séparer de la terre les opinions sont toujours regardées et reçues avec plus d’impartialité. L’homme chrétien se dépouille en ce moment du voile qui a obscurci beaucoup de ses actions, pour se laisser voir en plein jour ; l’intérêt et les passions expirent avec ses dépouilles mortelles. Pour ma part à la veille de rendre mon esprit à son créateur je désire faire connaître ce que je ressens et ce que je pense. Je ne prendrais pas ce parti, si je ne craignais qu’on ne représentât mes sentiments sous un faux jour, on sait que le mort ne parle plus, et la même raison d’état qui me fait expier sur l’échafaud ma conduite politique pourrai'. bien forger des contes à mon sujet. J’ai le temps et le désir de prévenir de telles fabrications et je le fais d’une manière vraie et solennelle à mon heure dernière, non pas sur l’échafaud environné d’une foule stupide et insatiable de sang, mais dans le silence et les réflexions du cachot. Je meurs sans NOTES DTTN CONDAMNÉ POLITIQUE. 231 Vers les sept heures (Vendredi 15 Février 1839), son confesseur arriva : il venait lui apporter le Saint- Viatique et devait attendre pour raccompagner à l’échafaud. Le condamné reçut la divine communion avec ferveur dans son cachot, où il demeura jusqu’à huit heures en action de o;râce avec son confesseur. Le «Ta temps était venu pour De Lorimier de se préparer à marcher au supplice, le prêtre ee retira pour quelque temps : ce fut moi qui aidai mon malheureux ami à faire sa toilette de victime. . .. Gomme ie lui fixais au cou une petite cravate blanche, il me dit : — u laissez u l’espace nécessaire pour placer la corde. ” Les larmes me partirent en torrents des yeux, en recevant de lui une pareille recommandation. ■remords, je ne désirais que !e bien de mon pays dans l’insurrection et l’indépendance, mes vues et mes actions étaient sincères et n’ont été entachées d’aucun des crimes qui déshonorent l’humanité, et qui ne sout eue trop communs dans l'effervescence des passions décharnées. Depuis fY à 18 ans, j’ai pris une part active dans presque toutes les mesures populaires et toujours avec conviction et sincérité. Mes efforts ont ôté pour l’indépendance de mes compatriotes, nous avons été malheureux jusqu’à, ce jour. La mort a déjà décimé plusieurs de mes collaborateurs. Beaucoup gémissent Sans les fers, un plus grand nombre sur la terre d’exil avec leurs propriétés détruites, leurs familles abandonnées sans ressources aux rigueurs d’nn hiver canadien. Malgré tant d’infortunes mon cœur entretient encore du courage et des espérances pour l’avenir, mes amis et mes enfants verront de meilleurs jours, ils seront libres, un pressentiment certain, ma conscience tranquille me l’assurent. Voilà ce qui me remplit de joie, quand tout est désolation et douleur autour de moi. Les plains de mon pays se cicatriseront après les malheurs de l’anarchie d’une révolution sanglante. Le paisible canadien verra renaître le bonheur et la liberté sur le S. Laurent, tout concourt à ce but, les exécutions mêmes, le sang et les larmes versés sur l’autel de la liberté arrosent aujourd’hui les racines de l’arbre qui fera flotter le drapeau marque des deux étoiles des Canadas Je laisse des enfants qui n’ont pour /héritage que le souvenir de mes malheurs. Pauvres Orphelins, c’est «tous que je plains, c’est vous que la main ensanglantée et arbitrais® 232 LES SOIREES CANADIENNES*. Aussitôt que sa toilette fut terminée, De Lorimier sortit du cachot et, s'adressant à tous les prisonniers,, leur demanda de dire en commun la prière du matin. Ce fut lui meme qui la, fit d'une voix haute, ferme et hien accentuée. A l’invitation de De Lorimier, Hin- denlang,. qui jusque là était resté dans sa cellule, err sortit et se joignit à nous, pour assister à la prière : il 11e se mit pas à genoux comme les autres ; mais il se tint tout le temps debout la tête inclinée en avant et les mains jointes sur la poitrine. Oh! comme nous le plaignîmes alors, et comme nous remerciâmes Dieu de nous avoir fait la grâce d'appartenir à son Eglise sainte ! de la loi martiale frappe par ma mort. Vous n’aurez pas connu les douceurs et les avantages d'embrasser votre père aux jours d’allégresse, aux jours de fêtes Quand votre raison vous permettra- de réfléchir, vous verrez votre père qui a expié sur le gibet des- actions qui ont immortalisé d’autres hommes plus heureux. Le crime de votre père est dans l’irréussite, si le succès eût accompagné ses tentatives, on eut honore ses actions d’une mention honorable.. u Le crime fait la honte et non pas l’échafaud. 7' Des hommes d’un mérite supérieur au mien m’ont battu la triste carrière qui me reste- à parcourir de la prison obscure au gibet. Pauvies en&ints vous n’au¬ rez plus qu'une mère tendre et désolée pour maintien ; si ma mort et mes sacrifices vous réduisent à l’indigence, demandez quelque fois en mon nom, je ne fus jamais insensible aux malheurs de l’infortune. Quand à vous mes compatriotes, peuple, mon exécution et celle de mes compatriotes d’éehafaud vous sont utiles £ Puissent-elles vous; démontrer ce que vous devez attendre du Gouvernement Anglais... Je n'ai plus que quelques heures à vivre, et j’ai voulu partager ce temps précieux entre mes- devoirs religieux et ceux dus à mes compatriotes ; pour eux je meurs sur le gibet et de la mort infâme du meurtrier, pour eux je me sépare de mes jeunes enfants et de mon épouse sans autre appui, et pour eux je meurs en m’écriant vive le b liberté, vive V indépendance. Chevalier de Lorimier... NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 23$ A la suite de la prière les deux condamnés prirent îine tasse de café. J’avais demandé à nos infortunés amis de me laisser comme souvenir quelque cliose venant directement d’eux, ce fut alors que chacun me remit une mèche de ses cheveux ; ceux de De Lorimier étaient contenus- dans un billet dont voici la copie. u Prison de Montréal, « 15 Février 1839. “ Cher Prieur, “ Vous me demandez un mot pour souvenir: cher ami, que voulez que je vous écrive, je parts pour l’échafaud. Soyez courageux et je meurs votre ami. “ Adieu. Chevalier ©e Lorimier. ” Hindenlang avait écrit le matin quelques lignes dont il nous laissa copie, c’était l’allocution qu’il devait faire au publie témoin de son supplice (*). Cette composition était bien l’expression de sa nature (*) Voici la copie exact® du feuillet qui fut donné par Hindenlang à ses compagnons de prison. “ Sur l’éckafand dressé par la main des hommes, je déclare que je u meurs avec la conviction d’avoir rempli dignement mon devoir, “ l’arrêt qui m’a frappé est injuste, je pardonne de bon cœur à ceux “ qui l’ont porté. La cause pour laquelle on me sacrifie est noble et “ grande, j’en suis fier et ne crains pas la mort. Le sang versé sera u lavé par du sahg, que la responsabilité en retombe sur ceux qui la u méritent. Canadiens mon dernier adieu est ce vieux en de la u France : vive la liberté, vive la liberté, vive la liberté. “ Telles sont les dernières paroles que je prononcerai sur l’écha- u faud avant de mourir. C.. Hindenlaks. “•Prison de Montréal 15 février 1839 1 2 heures avant ma mort. " J 234 LES SOIREES CANADIENNES. généreuse mais exaltée, et se ressentait de cette éducation révolutionnaire qui se faisait encore alors en France et qui déteignait sur le Canada. Le malheu¬ reux jeune homme s’imaginait (comme nous tous ou à peu près, victimes de la prise d’armes) que le Canada était en état de conquérir et de maintenir son indé¬ pendance. Je ne comprends vraiment pas, aujourd’hui, comment une pareille idée avait pu prendre de si fortes racines au sein de notre population et survivre chez nous, condamnés politiques, à notre si prompte dispersion et aux malheurs qui en étaient la- suite. A huit heures trois quarts environ, le geôlier, accom¬ pagné de quelques officiers militaires, de plusieurs soldats et d’un bon nombre de curieux, vint chercher les deux victimes. De Lorimier, en voyant approcher ce cortège dit au geôlier d’une voix ferme : — “ Je u suis prêt !” Il m’embrassa, salua tous les amis, •auxquels il avait déjà dit adieu, et partit avec son compagnon Hindenlang. J’ai dit que leurs trois compagnons d’échafaud étaient logés dans une autre partie de la prison, de .•sorte que je ne pus avoir avec eux aucun rapport. •Le bon prêtre qui assistait De Lorimier nous avait recommandé de prier pendant l’exécution, ce que NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 235 nous finies avec 'toute la ferveur dont nous étions capables. La religion est toujours vraie pour les bons cœurs et les esprits droits ; mais c’est surtout en face de la mort que ce caractère de vérité brille de tout » son éclat. Trois quarts d'heure après le départ de nos infortu¬ nés camarades, un employé de la prison, un canadien, entra dans notre logement ; il nous annonça, en fondant en larmes, que les cinq victimes étaient dans l’autre monde. Ces exécutions furent les dernières ; douze condam¬ nés politiques avaient rougi le gibet de leur sang, entre le 21 Décembre 1838 et le 15 Février 1839, savoir : MM. Cardinal, Duquette, Dccoigne, Robert, Ambroise Sanguinette, Charles Sanguinette, Hamelin, de Lorimier, Hindenlang, Narbonne, Nicolas et Daunais. Mais si les exécutions cessèrent alors, grâce nous dit-on à des ordres formels reçus d’Angleterre, les procès politiques et les condamnations à mort ne cessèrent pas. Nous passâmes encore quelque temps sans appren¬ dre de nouvelles de notre sort futur : quand je parle de nouvelles je veux dire des on dit ; car le gouverne- LES SOIRÉES CANADIENNES. 236 ment ne nous faisait signifier son bon plaisir, pour l’exil ou la potence, que quelques heures d’avance. Au mois de Juin nous fûmes informés qu’il était bruit qne les condamnations à mort avaient été ou allaient être commuées en sentence de déportation à vie. Pour ma part, j’étais résigné à tout ; nous avions contracté presque l’habitude du malheur et nous ne pouvions guère être plus mal que nous n’étions, croyions nous alors. . . . Nous nous trompions. Nous continuâmes donc d’occuper la prison de Montréal, ne recevant du gouvernement que du pain et de l’eau, mais généreusement secourus par nos compatriotes, et renfermés tous les jours dans nos cachots de quatre heures de l’après midi jusqu’à dix heures du lendemain de chaque jour. Mes bons vieux parents vinrent me voir plusieurs fois dans le cours de ma détention. Ma pauvre mère, quoique bien affligée, était moins affectée de la perspective de mon exil que de celle de ma mort. Elle me disait : — “ Tu reviendras. ” VII LES ÉTATS DE SOUFFRANCE. v Avant de continuer le récit de mes aventures et de celles de mes amis et associés de malheurs, je crois devoir donner la liste suivante, faite par moi dans le temps, et qui fournit des renseignements que le lecteur ne lira pas sans intérêt, sur les personnes condamnées par la Cour martiale de 1838. Il n’est pas sans importance de remarquer que, en sus des emprisonnement, procès et condamnation, la plupart des victimes de cette malheureuse époque ont vu réduire en cendres leurs propriétés, avant le jour de leur exécution ou de leur départ pour l’exil. Ce sont ces inutiles et barbares brulades de centaines d’habitations qui avaient fait surnommer Sir John Colborne Le vieux brûlot. Pour ne pas rendre inutilement la liste suivante trop longue je me servirai de quelques abréviations ; ainsi je dirai incendié simplement pour désigner ceux dont les propriétés ont été brûlées ; je dirai déporté pour marquer ceux dont la sentence de mort a été changée en déportation à vie dans la colonie pénale 238 LES SOIRÉES CANADIENNES. d’Australie ; exilé pour indiquer ceux qui ont reçu l’intimation de s’éloigner du pays. J’adopterai l’ordre indiqué par la procédure tenue devant la Cour martiale. PREMIER PROCES j commencé le 28 Novembre, terminé le 14 Décembre 1838. Joseph Narcisse Cardinal, notaire, de la paroisse de Cliateauguay, âgé de 30 ans, père de cinq enfants, incendié , condamné à mort et exécuté le 21 Décembre 1838. Joseph Duquette, étudiant en loi, de la Paroisse de Cliateauguay, âgé de 22 ans, non marié, incendié , condamné à mort et exécuté le 21 Décembre. Joseph L’Ecuyer, cultivateur de Cliateauguay, âgé de 30 ans, père d’un enfant, incendié , condamné à mort, libéré à caution. Jean Louis Tiiibert, cultivateur de Cliateauguay, âgé de 52 ans, père de trois enfants, condamné à mort, déporté . Jean Marie Tiiibert, cultivateur de Cliateauguay, âgé de 37 ans, père de quatre enfants, condamné à mort, déporté. Leandre Ducharme, commis-marchand de Montréal, non marié, âgé de 22 ans, condamné à mort, déporté. Joseph Guimond, cultivateur de Cliateauguay, âgé de 50 ans, père de trois enfants, condamné à mort, déporté. KO TES' D'UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 23S> Loris Guérin, cultivateur de Chateauguay, âgé de 3$ ans, père de quatre enfants, condamné à mort, déporté. Edouard Thérien, de Chateau gu ay, acquitté. Antoine Côté, cultivateur de Chateau gu ay, âgé de 48 ans, père de huit enfants, condamné à mort,. libéré sous surveillance. François Maurice Lepailleur, huissier de Chateau - guay, âgé de 32 ans, père de deux enfants, incen¬ dié , condamné à mort, déporté. Louis Lesiége, cordonnier de Ohateauguay, acquitté. SECOND PROCES. commencé le 17 Décembre, terminé le 22 Décembre 1838. Charles ïIüot, notaire de NTapierville, âgé de 52 ansy non marié, condamné à mort, déporté. TROISIEME PROCES. commencé le 24 Décembre 1838, terminé le 2 Janvier 1839. • Guillaume Lévesque, étudiant en droit de Montréal,, âgé de 19' ans, non marié, condamné à mort, exilé. Pierre Théophile Decoigne, notaire de NTapier ville, âgé de 27 ans, père de deux enfants, incendié f condamné à mort, exécuté le 18 janvier 1839. Achille Morin, cultivateur de NTapierville, âgé de 22 ans, non marié, condamné à mort, déporté. S40 LES SOIRÉES CANADIENNES. Joseph Jacques Hébert, cultivateur de Hapierville, âgé de 38 ans, non marié, condamné à mort, déporté. Hubert Drossin Leblanc, cultivateur de Napierville, âgé de 31 ans, père de quatre enfants, incendié , condamné à mort, déporté . David Drossin Leblanc, cultivateur de Hapier ville, âgé de 36 ans, père de six enfants, incendié , condamné à mort, déporté. François Trépanier, fils, agriculteur de Hapier ville, âgé de 16 ans, condamné à mort, libéré à caution, Pierre Hector Morin, patron de navire, de Hapier- ville, âgé de 58 ans, père de cinq enfants, incendié , condamné à mort, déporté. Joseph Paré, cultivateur de M'apierville, âgé de 45 ans, marié sans enfants, incendié , condamné à mort, déporté. Louis Lemelïn, cultivateur de Mapier ville, acquitté. J. Bte. Dozois, cultivateur de Napierville, acquitté. QUATRIEME PROCES, commencé le 3 Janvier et terminé le 10 Janvier 1839. Joseph Robert, cultivateur de Saint Philippe, âgé de 59 ans, père de cinq enfants, condamné à mort et exécuté le 18 janvier 1839. Jacques Robert, cultivateur de Saint Edouard, acquitté. Ambroise Sanguinette, cultivateur de Saint Constant, NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 241 âgé de 38 ans, père de cinq enfants, condamné à mort et exécuté le 18 janvier. •Charles Sanguinette, cultivateur de Saint Philippe, âgé de 36 ans, père de deux enfants, condamné à mort et exécuté le 18 janvier. Paschal Pinsonneault, cultivateur de Saint Philippe, âgé de 28 ans, non marié, condamné à mort, déporté. François Xavier Hamelin, cultivateur de Saint Philippe, âgé de 23 an-s, non marié, condamné à mort et exécuté 1-e 18 janvier. Théophile Robert, cultivateur de Saint Edouard, âgé de 21 ans, marié sans enfant-s, condamné à mort, déporté. Joseph Longtin, de Saint Constant, acquitté. Jacques Longtin, cultivateur de Saint Constant, âgé de 59 ans, père de onze enfants, condamné à mort, déporté. Jacques Robert, de Saint Edouard, acquitté . CINQUIEME PROCES. commencé le 11 Janvier, terminé le 21 Janvier 183SL Jean Baptiste Henri Brien, médecin de Sainte Martine, âgé de 23 ans, non marié, condamné à mort, exilé. Ignace Gabriel Ciievrefils, cultivateur de Sainte Martine, âgé de 13 ans, père de sept enfants, condamné à mort, déporté. 16 242 LES SOIREES CANADIENNES. Joseph Dumouchelle, cultivateur de Sainte Martine, âgé de 45 ans, père de quatre enfants, incendié r condamné à mort, déporté. Louis Dumouchelle, hôtellier de Sainte Martine, âgé de 40 ans, père de- six enfants, incendié , condam¬ né à mort, déporté.- Jacques Goyette, cultivateur de Saint Clément de Beauliarnais, âgé de 48 ans, père de trois enfants, incendié , condamné à mort, déporté. Toussaint Kociion, Charron de Saint Clément, âgé de 28 ans, père de deux enfants, incendié , condamné- à mort, déporté.- François Xavier Prieur; marchand de Saint Timo¬ thée, âgé de 2 J ans, non marié, incendié , condam¬ né à mort, déporté. Joseph Wattier. dit. Lanoie, marchand des Cèdres* âgé de 57 ans, père de neuf enfants-, incendièT condamné à mort, libéré à caution. Chevalier de Lorimier, notaire de Montréal, âgé de 34 ans, père de trois enfants, condamné à mort et exécuté le 15 Février 1839. Jean Laberge, charpentier de Sainte Martine, âgé de 34 ans, père de six enfants, incendié , condamné à mort, déporté. François Xavier Touciiette, forgeron de Sainte Martine, âgé de 30 ans, père de quatre enfants* incendié , condamné à mort, déporté. NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. 243 SIXIÈME PROCÈS, commencé le 22 Janvier, terminé le 24 Janvier 1839. . Charles Hindenlang, militaire, de Paris, France, âgé de 29 ans, non marié, condamné à mort, et exécuté le 15 février 1839. SEPTIÈME procès, commencé le 26 Janvier, terminé le 6 Février 1839. N Pierre Rémi Narbonne, huissier de Saint Rémi, âgé de 36 ans, père de deux ■ enfants, condamné à mort et exécuté le 15 Février 1839. Amable Daunais, cultivateur de Saint Cyprien, âgé de 21 ans, non marié, condamné à mort et exécuté le 15 février. Constant Bousquet, cultivateur de Saint Cyprien, mis hors de cause. Pierre Lavoie, Cultivateur de Saint Cyprien, âgé de 48 ans, père de neuf enfants, condamné à mort, déporté. Antoine Doré, marchand de Saint Jacques le mineur, acquitté. Antoine Coupal dit Lareine, cultivateur de Sainte Marguerite, âgé de 49 ans, père de douze enfants, condamné à mort, déporté. Théodore Bédard, cultivateur de Sainte Marguerite, âgé de 47 ans, père de dix enfants, condamné à mort, déporté. 244 LES SOIRÉES CANADIENNES. François Camyré, liotellier de Saint Constant, âge de 53 ans, père de cinq enfants, incendie , condamné à mort, libère à caution. François Bigonesse dit Beaucaire, cultivateur de Saint Cyprien, âge de 47 ans, père de sept enfants, condamné à mort, déporté. Joseph Marceau, cultivateur de Saint Cyprien, âgé de 30 ans, père de deux enfants, condamné à mort, déporté. François Nicolas, Instituteur, de Saint Atlianase, âgé de 44 ans, non marié, condamné à mort, et exécuté le 15 février 1839. huitième procès, commencé le 7 Février, terminé le 21 Février 1839. James Perrigo, marchand de Ste. Martine, acquitte. Louis Turcot, cultivateur de Sainte Martine, âgé de* 33 ans, père de six enfants, condamné à mort, déporté. Jean Marie Lefèvre, de Sainte Martine, mis hors de cause. Godfroy Chaloux, de Sainte Martine, mis hors de cause. Désiré Bourbonnais, forgeron de Saint- Clément, âgé de 19 ans, non marié, condamné à mort, déporté. Michel Longtin, cultivateur de Saint Clément, âgé de 53 ans, père de cinq enfants, condamné à mort, déporté. NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. 215 Charles Roy dit Lapensée, père, cultivateur de Saint Clément, âgé de 50 ans, père d’un enfant, incendié , condamné à mort, déporté. François Xavier Provost, liotellier de Saint Clément, âgé de 28 ans, père de trois enfants, incendié , condamné à mort, déporté. Isidore Tremblay, cultivateur de Saint Clément, acquitté. André Papineau dit Montigny, forgeron de Saint Clément, âgé de 30 ans, père de sept enfants, condamné à mort, déporté. David Gagnon, Menuisier de St. Timothée, âgé de 30 ans, père de deux enfants, condamné à mort, déporté. Charles Rapin, huissier et aubergiste de Saint Timothée, âgé de 29 ans, père de trois enfants, incendié , condamné à mort, libéré à caution. NEUVIEME PROCES, commencé le 22 Février, terminé le 28 Février 1839. Louis Bourdon, marchand de Saint Césaire, âgé de 22 ans, père de deux enfants, condamné à mort, déporté. J. Bte. Bousquet, meunier de Saint Césaire, âgé de 39 ans, non marié, condamné à mort, déporté. François Guertin, cultivateur de Saint Césaire, âgé de 43 ans, non marié, condamné à mort, déporté. 246 LES SOIRÉES CANADIENNES. DIXIÈME PROCÈS, commence le 1 Mars, termine le 11 Mars 1839. Charles Guillaume Bouc, bourgeois de Terrebonne, âgé de 46 ans, père de sept enfants, condamné à mort, déporté. Léon Leclerc, cultivateur de Terrebonne, âgé de 40 ans, père de six enfants, condamné à mort, libéré à caution. Paul Gravel, cultivateur de Terrebonne, âgé de 23 ans, non marié, condamné à mort, libéré à caution. Antoine Boussin, cultivateur de Terrebonne, âgé de 36 ans, père de cinq enfants, condamné à mort, libéré à caution. François St. Louis, cultivateur de Terrebonne, âgé de 36 ans, père de quatre enfants, condamné à mort, libéré à caution. Edouard Paschal Bochon, charron de Terrebonne, âgé de 38 ans, père d’un enfant, condamne à mort, déporté. \ t V ONZIÈME PROCÈS, commencé le 12 Mars, terminé le 19 Mars. Louis Desfayettes, cultivateur de Saint Cyprien, âgé de 38 ans, père de deux enfants, incendié , con¬ damné à mort, déporté. Jacques David Hébert, cultivateur de St. Cyprien, NOTES B’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 247 âgé de 47 ans, père de huit enfants, incendié , condamné à mort, déporté. David Demers, cultivateur de Saint Cyprien, âgé de 26 ans, père de quatre enfants, condamné à mort, libéré à caution. Thomas Surprenant dit Lafontaine, «cultivateur de Saint Philippe, âgé de 47 ans, père de onze -enfants, condamné à mort, libéré à caution. François Surprenant, cultivateur de Saint Philippe, âgé de 50 ans, père de onze enfants, incendié , condamné à mort, libéré à caution. Hypolite Lanctôt, Notaire de Saint Penh, âgé de 23 ans, père de deux enfants, condamné à mort, déporté. Louis Pinsonnault, cultivateur de Saint Penh, âgé de 40 -ans, père de trois enfants, incendié , con¬ damné à mort, déporté. Pêne PiNSQNNAULT, cultivateur de Saint Edouard, âgé de 49 ans, père de six enfants, condamné à mort, déporté. Etienne Languedoc, cultivateur de Saint Constant, âgé de 21 ans, non marié, condamné à mort, déporté. Bénoni Verdqn, cultivateur de Saint Edouard, âgé de 30 ans, père de cinq enfants, incendié , con¬ damné à mort, libéré à caution. Etienne Langlois, cultivateur de Sainte Marguerite, âgé de 25 ans, marié sans enfants, condamné a .mort, déporté. 248 LES SOIRÉES CANADIENNES! DOUZIÈME PROCES^ commencé le 20 Mars, terminé le 22 Mars 1839; Charles Mondât, cultivateur de Saint Constant, âgé de 33- ans, père* de- trois enfants, condamné à mort, libéré à caution. Clovis Paienaude, cultivateur de Saint Constant,, âgé de ans, père de trois enfants, condamné à mort, libéré à caution .. Moyse Longtin, cultivateur de Saint Constant, âgé* de 24 ans, non marié, condamné â mort, déporté „ TREIZIÈME PROCÈS,. commencé le 25* Mars, terminé le a Avril 1&39; Michel. Alarie, menuisier de St. Clément, âgé de* 34 ans, père de- quatre enfants, condamné à mort, déportée Joseph Goyette, charpentier de Saint Clément, âgé de- 2S- ans, père de deux enfants, condamné à mort, déporté . Louis- Hénault, Notaire de Saint Clément, âgé de* 25 ans, non marié, condamné à mort, libéré i\ caution. Basile Poy, cultivateur de Saint Clément, âgé de 40 ans, père de cinq enfants, condamné à mort,, déporté. Joseph Roy, cultivateur de Saint Clément, âgé de 5S NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. 24& ans, père de huit enfants, condamné à mort,. libéré à caution. Joseph Roy dit Lapen&ée, fils de Louis, cultivateur de Saint Clément, âgé de 24 ans, père d’un enfant, condamné à mort, déporté . Edouard Tremblay, cultivateur de Saint Clément,, âgé de 33 ans, non marié, eondamiié à mort, libéré à caution. Philippe Tremblay, cultivateur de Saint Clément, âgé de 26 ans, non marié, condamné à mort, libéré à caution. François Vallée, cultivateur de Sainte Martine, âgé de 30 ans, père de trois enfants, incendié , con¬ damné à mort, libéré à caution. Constant Buisson, forgeron de Sainte Martine, âgé de 28 ans, père d’un enfant, condamné à mort, déporté . Charles Bergevin dit Langevin, cultivateur de Ste.. Martine, âgé de 50 ans, père de sept enfants, incendié , condamné à mort, déporté . Antoine Charbonneau, cultivateur de Saint Timothée, âgé de 46 ans, père de huit enfants, condamné à mort, libéré à caution. Joseph Cousineau, cultivateur de St. Timothée, âgé de 40 ans, père de cinq enfants, condamné à mort, libéré à caution. François^Dion, cordonnier de Saint Timothée, âgé de 48 ans, père de six enfants, condamné à mort, libéré à caution. Louis Julien, cultivateur de Saint Timothée, âgé de 250 LES SOIRÉES CANADIENNES. 37 ans, père de quatre enfants, condamné à mort, libéré à caution. Jean Bte. Tkudelle, cultivateur de Chateauguay, ’ âgé de 32 ans, père de trois enfants, condamné à mort, déporté. Moïse Dalton, cultivateur de Chateauguay, âgé de 25 ans, père d’un enfant, condamné à mort, libéré à caution. Samuel TTewcombk, médecin de Chateauguay, âgé de 65 ans, père de cinq enfants, incendié , condamné à mort, déporté. Jékémie Rochon, charron, de Saint Vincent de Paul, âgé de 36 ans, père de einq enfants, condamné à mort, déporté . QUATOBZIEME PKOCES, commencé le 10 Avril, terminé le 1 Mai 1839. Benjamin Mott, cultivateur d’Alburgli dans l’Etat de Vercnont, âgé de 42 ans, père de deux enfants, condamné à mort, déporté . Cette longue liste ne rend compte que d’une part des souffrances de cette année 1838. Pour se faire une idée de l’ensemble, il faut se rappeler que des centaines d’individus, non compris dans cette liste., NOTE D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 251 ont gémi des mois dans les prisons, ou des années sur la terre d’exil, que des centaines de familles se sont vues sur le chemin, par suite de l’incendie de leurs demeures. Dans tout cela, il j a un enseignement pour tous, qui se déduit assez de lui même pour qu’il ne soit j>as nécessaire d’en parler au long. VII LE VOYAGE DES DEPORTES. A mesure que l’été s’écoulait, la rumeur de notre départ pour l’exil s’accréditait ; mais personne ne savait quelle serait la teneur de l’ordre de commuta¬ tion, et on ignorait complètement quel serait l’endroit de notre destination. Enfin, après dix mois de prison et de souffrances, le 25 septembre 1839, à trois heures de l’après-midi, on vint signifier à cinquante huit d’entre nous (voir la liste du chapitre précédent), tous condamnés à mort, que notre sentence était commuée en une sentence de déportation à vie en Australie, et qu’il fallait être prêts à partir pour ce voyage de plusieurs milliers de lieues, le lendemain ! Oui, un avertissement du soir pour un départ du lendemain matin, à des hommes respectables, à des pères de famille, exilés à vie parmi les forçats dans un autre hémisphère, non pas pour des crimes atroces ou déshonorants, mais pour avoir cédé aux entrainements, blâmables, sans doute, mais généreux, d’un patriotisme mal dirigé ! NOTE D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 253 Je n’ai pour but, dans cette courte remarque, que de protester contre une foule d’écrits qui ont repré¬ sente les insurgés de 1837 et 1838 comme des monstres, et sont allés jusqu’à reprocher au gouverne¬ ment du temps d’avoir encouragé les révolutions, en pardonnant aux coupables avec trop de douceur et de clémence. Un auteur, officier de l’armée, disait à ce propos dans un ouvrage publié sur le Canada et contre mes compatriotes : “ Les loyaux, qui avaient “ beaucoup souffert pendant l’insurrection, se mon- “ traient mécontents et indignés de cette tendance à “ la clémence (*). ” Aujourd’hui que les passions soulevées dans ces temps malheureux sont complètement apaisées, on peut faire sans danger à chacun sa part et il doit être permis, à ceux qui ont tant souffert pour leur erreur d’un moment, de démontrer, avant de descendre dans la tombe, qu’on ne doit pas les confondre avec les grands criminels et qu’ils ont largement payé leur dette à l’ordre établi. Le public avait appris, quelques heures avant nous, que notre sort était fixé et les parents et amis des condamnés s’étaient hâtés d’envoyer informer les (*) “ The loyal canadians, who had suffered mucli during the “ insurrection, were discontented and indignant at this teftdency to H clemency. u — Warburton , England in the New World. 254 LES SOIRÉES CANADIENNES. familles du départ, si prochain, des leurs pour le lieu d’un bannissement à vie. A huit heures du matin, le jour où nous devions nous embarquer, un grand nombre de parents, d’épouses et d’enfants des condamnés envahit la prison, pour dire un adieu, qu’on croyait devoir être éternel et qui le fut pour plusieurs, l’un à un fils, l’autre à un époux, d’autres à un père .... Tous les âges étaient confondus dans cette réunion de larmes amères et de cris déchirants. Les malheureux pères de familles ne trouvaient guère de paroles de consola¬ tion à donner à ces femmes éplorées, à ces enfants laissées désormais sans autre appui que celui de la charité des proches, des amis ou du public ; ils se contentaient de mêler leurs pleurs à ceux de ces êtres si chers et de répondre à leurs derniers embrassements. Pour moi, j’avais vu un de mes frères la veille, et je remerciais Dieu d’épargner à mes vieux parents absents, surtout à ma mère, les terribles émotions d’une pareille scène. Je me disais, en regardant mes compagnons de déportation, la plupart paisibles cultivateurs : — Qu’a-t-on donc tant à craindre, main¬ tenant, de ces braves gens ? Si, toutefois, il y a des coupables ce ne sont certainement pas eux ! A 11 heures de la matinée, le 26 septembre, on apporta dans la section de la prison que j’habitais un tas de menottes ; cela joint au bruit de portes et de NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 255 ferrailles, que nous entendîmes dans les escalier^ Toisins, nous fit comprendre que l’heure du départ était arrivée. Bientôt on fit retirer les étrangers , c’est-à-dire les membres des familles des condamnés, et un instant après des officiers civils et militaires, accompagnés de soldats vinrent procéder à l’enchainement des prison¬ niers. Nous fûmes liés deux à deux et conduits dans la cour antérieure de la prison, entre deux haies de soldats de pied : à la porte stationnait un détache¬ ment de cavalerie. Là, aussi, se tenaient des épouses et des enfants de condamnés, qui, avertis trop tard, n’avaient pu venir à temps, pour converser, une dernière fois, avec leurs maris et leurs pères dans la prison. C’étaient des cris, des larmes, des adieux déchirants jetés à travers les rangs des soldats, quelquefois un élan vers les condamnés, réprimé par les agents de l’autorité. En sortant de la prison et me trouvant à ciel ouvert,, je ressentis un moment de bien être matériel impossi¬ ble à décrire : je n’étais pas sorti des murs de la geôle depuis mon procès ! Je respirais l’air à pleine poitrine et je regardais le beau ciel de mon pays ; mais cette jouissance fut de courte durée ; car, bientôt rappelé au sentiment de la réalité, je me plongeai dans les tristes réflexions que suggérait la perspective de mon triste sort. LES SOIRÉES CANADIENNES. • Eu laissant nos logements de la prison, nous avions été l’objet de marques des cliaudes sympathies de plusieurs des employés de l’établissement ; cela fait honneur à l’humanité et fait toujours du bien aux prisonniers. Le médecin de la prison, M. le Docteur Arnoldi, qui avait toujours agi avec beaucoup d’humanité à notre égard (je parle de M. Arnoldi, le père, mort à Montréal depuis plusieurs années}, pleurait à chaudes larmes : Au moment où on me mettait les fers, il saisit ma main restée libre entre ses ■deux mains et, me pressant avec affection, il me dit u Courage, mon enfant I ” Il y avait foule dans les rues ; mais masse des curieux, paraît-il, était stationnée à l’emOarcadère du port, dont elle encombrait les avenues. Pour déjouer la foule, qui pouvait devenir une cause d’embarras et de trouble peut-être, on nous dirigea en toute hâte, sous escorte de cavalerie, vers le pied du courant , où nous trouvâmes le bateau à Vapeur, British America , qui nous prit à son bord. On nous fit descendre sous le tillac d’avant et, un instant après, le bateau laissait la rive à toute vapeur. Dans l’après-midi on nous ôta nos fers et, peu après, on nous fit distribuer une ration de pain et de jambon, à laquelle le plus grand nombre touchèrent à peine, tant les émotions du départ les avaient bouleversés. Il y avaient des gens, comme je l’ai dit plus haut, dont les demeures avaient été incendiées et qui laissaient des femmes chargées de nombreux enfants sur le chemin. NOTÉS D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 257 Notre bateau jeta l’ancre dans le Lac St. Pierre ; c’était pour attendre, dirent les gens de l’équipage, un autre bateau ayant à son bord les déportés du Haut-Canada : on voulait ne faire qu’une opération du transbordement de tous les prisonniers à bord du bâtiment de transport qni devait nous conduire tous aux terres australes. Il était environ onze heures, le 27 septembre, lorsque nous accostâmes, dans le port de Québec, le navire de transport Le Buffalo ; c’était un grand bâtiment à trois ponts, armé, je crois, de quinze à vingt canons de divers calibres et monté d’environ i cent cinqu rnte hommes d’équipage. On nous remit nos menottes et l’on nous lit passer de suite dans les logements qui nous avaient été préparés, et quels logements, Grand Dieu ! C’était sur le troisième pont et bien au-dessous de la ligne de flottaison. Là rendus, dans l’étroit et sombre espace qui devait être, pendant plusieurs mois, l’habitacle de nos souffrances, on nous enleva nos menottes et on nous distribua les lits que nous devions occuper. Pour rendre possible au lecteur l'intelligence de ma description j’ai fait préparer un petit diagramme, représentant les dispositions de ce logis ménagé, 17 258 LES SOIRÉES CANADIENNES. pour cent quarante-quatre prisonniers, tant du Bas que du Haut-Canada, dans un entrepont de quatre pieds et quelques pouces d'élévation, d’un pont à l’autre, sur environ soixante-quinze pieds de longueur entre deux cloisons construites à notre intention. Chacun de nous n’avait en jouissance qu’un espace cubique de cinquante pieds environ, dans un endroit privé de ventilation où nous passions les jours et les nuits, sauf les courts instants de rares promenades sur le grand pont. Notre logement s’étendait donc du tiers postérieur du navire à l’espace qui correspond à ce que, clans les navires marchands, on appelle le coqueron. Cet espace, au centre du navire, affectait la forme d’une boîte de soixante quinze pieds de long, sur environ trente cinq de large et quatre et demie de hauteur, à l’exception d’un petit espace en arrière, où un retrait du pont donnait une élévation d’un peu moins que six pieds, près de l’écoutille. Le milieu de cette boîte était occupé, dans le sens de sa longueur, par une rangée de Explication du diagramme : A Ecoutille, contenant l’escalier. B Ecoutille grillée gardée par une sentinelle. C Autre écoutille grillée aussi gardée par un factionnaire. D Muraille de caisses et de ballots. EE Couloir et salle commune. FF Banc. GG Compartiments divisés en deux dans le sens de la hauteur, servant chacun de lits pour huit condamnés. t NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. 259 caisses et de ballots, établis sur une largeur d’au moins douze pieds et allant d’un pont à l’autre, séparant l’entrepont en deux compartiments distincts, commu¬ niquant ensemble par deux passages laissés libres aux deux extrémités, lesquels passages correspondaient avec deux écoutilles grillées et gardées par des sentinelles armées. * -u Les deux couloirs ainsi faits de chaque côté du navire, ayant pour limites à l’intérieur la muraille •de caisses et de ballots, à l’extérieur la paroi du vaisseau, avaient environ onze pieds et demie de largeur sur la longueur déjà donnée de soixante quinze pieds. Cette largeur de onze pieds et demie était partagée comme suit : 1 ° . un espace libre de trois pieds, seul endroit ou nous puissions nous livrer à quelques mouvements, encore n’était-ce qu’en marchant à demi-courbés puisque la hauteur d’un pont à l’autre n’avait pas cinq pieds, 2°. un banc d’environ dix huit pouces de large qui régnait dans, toute l’étendue du couloir, 3°. une double rangée de compartiments de six pieds de profondeur qui devaient nous servir de lits. Ces compartiments au nombre de dix-huit, savoir, neuf de front sur deux de hauteur, avaient sept pieds et quelques pouces de front sur la profondeur mentionnée de six pieds, ils étaient destinés à recevoir chacun quatre occupants. Des espèces de matelas fort inégaux et fort durs étaient déposés au fond de ces comparti¬ ments ou boîtes, dans lesquelles il était aussi difficile 2G0 LES SOIRÉES CANADIENNES. de s’introduire qu’il était difficile d’y trouver une- position supportable. Nous descendîmes dans ce taudis affreux, par une- écoutille d’environ deux pieds carrés, et deux sentinelles prirent de suite poste à deux autres écoutilles fortement grillées, commandant les deux extrémités de notre logement et communiquant avee les autres ponts du navire, du haut en bas; c’était par ces écoutilles qu’on recevait le peu d’air et de lumière dont il nous était donné de jouir. Les prisonniers politiques du Haut Canada étaient au nombre de 83, on leur avait adjoint trois condamnés pour meurtre qui furent confondus avec nous, portant le nombre total à 144. L’officier qui nous avait conduit nous avait partagés en deux bandes de soixante douze chacune, l’une reçut l’ordre d’occuper le logement de tribord et l’autre celui de bâbord. Je me trouvai à prendre place sur le banc, à l’extrémité arrière du couloir de tribord, ayant pour voisins les plus proches M. le capitaine Morin, M. Morin fils, MM. les notaires Iluot et Lanctôt, M. le Dr. Newcombe et le jeune Ducharme. Le lit qui m’était destiné, à moi quatrième, était le lit du second rang, du premier compartiment de tribord, en arrière (voisin de l’écoutille marquée C sur le diagramme). C'est dans ce compartiment que NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. . 261 l’élévation entre deux ponts, dont j’ai parlé, était plus grande ; il fallait, de eet endroit, franchir une marche ' pour arriver au niveau général du pont qui servait de plancher à notre prison.. Une fois installés ou plutôt empilés, avec nos petites Talises, dans cette étroite, obscure et fétide prison, on nous fit servir le diner, composé de bœuf salé froid et de biscuit, puis nous fûmes laissés à nos tristes réflexions et aux terribles pressentiments que cette manière de nous traiter nous suggérait tout naturel¬ lement. Le soir on vint nous apporter le souper ; c’était un b rouet clair de farine d’avoine qu'on nous présentait dans un seau, où nous puisions avec une tasse d’une ehopine qui constituait la ration règlementaire pour tous. Immédiatement après le souper on nous intima l’ordre de nous mettre au lit au son d’une cloche qui devait sonner tous les soirs à huit heures : l’heure du lever était fixée à six heures. On devait garder le silence le plus absolu pendant la nuit. Il était défendu de communiquer, en aucun temps, d’un côté à l’autre des logements, et nul ne pouvait aller aux lieux «d’aisance, situés dans l’entrepont supérieur près de l’escalier, sans la permission de la sentinelle. 262 LES SOIREES CANADIENNES. A huit heures nous nous glissâmes dans les boîte», qui devaient nous servir de lits, quatre ensemble, ayant pour deux une couverture, déjà très malpropre, * et pour oreiller un petit coussin fort mal fait et bien dur. Pour qia part, malgré tout ce qu’un pareil lit avait • d’incommode et de répugnant, je dormis bien toute la nuit : il est vrai que j’étais rendu de fatigues et. d’émotions et que, de plus, le froid que j’avais enduré sur le bateau à vapeur m’avait engourdi au point de ne pas sentir les aspérités de ma couche. A la cloche de six heures, le lendemain matin, nous- sortîmes de nos boîtes un peu meurtris, un peu asfixiés et grandement indignés de la manière dont on en usait à notre égard. Un officier vint faire sa ronde pour constater notre présence dans le couloir, comme il avait fait la veille au soir, pour constater l’observance du règlement relatif au coucher. A peine étions nous hors de nos lits, que nous enten¬ dîmes le bruit des chaînes de la frégate, on levait les ancres et bientôt le navire se mit en mouvement : le bruit de la vapeur nous fit comprendre que nous étions remorqués. Nons partions donc pour le grand et pénible voyage de l’exil ; nous quittions notre patrie, sans pouvoir jeter un dernier coup-d’œil sur c'ette NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 263 belle nature du Canada, si belle surtout dans ce magnifique port de Québec où nous nous trouvions en ce moment ! . . . . D’un commun accord, nous nous jetâmes à genoux et nous mîmes à dire ensemble la prière du matin, pratique que nous avons fidè¬ lement observée matin et soir tout le long du voyage. Cette première prière fut interrompue, pendant quelques instants, par des coups de canon tirés par notre vaisseau, salut auquel répondirent les canons de la citadelle du Cap-Diamant. Yers sept heures on nous fit mettre en sections de douze pour recevoir nos aliments. Un seau était le plat commun, destiné à contenir, tour à tour ou con join¬ tement, tous nos aliments : du reste, nous n’avions ni couteaux, ni fourchettes, ni cuillers ; tout notre service de table se composait d’une petite tasse ou mesure de ch opine. Le régime alimentaire était ainsi ordonné : Dé¬ jeuner, — une chopine de gruau d’avoine faiblement édulcoré : Dîner, — 4 onces de bœuf salé, 4 onces d q pudding au suif et quelques onces de biscuit, ou bien (alternativement de deux jours l’un) une chopine de soupe aux pois, 3 onces de lard et 11 onces de biscuit : Souper, — une chopine de cacao, avec si peu de biscuit qui nous restait du dîner, quand il en restait. 264 LES SOIRÉES CANADIENNES. La tablée à laquelle j’appartenais jouissait du luxe d’un petit couteau de poclie que possédait le Capitaine Morin ; ce couteau nous servait à couper la viande que nous prenions sous le pouce, après avoir bu ou mangé, comme on voudra notre soupe aux pois avec la petite mesure. Yoilà comment eurent à se tirer d’affaire, dans l’étroit entrepont que je viensde décrire, pendant les longs mois d'une traversée de plusieurs mille milles, des gens qui n’avaient jamais connu auparavant le malheur et le besoin et qui, pour la plupart, n’avaient jamais vu la mer même de loin. On ne pouvait nous laisser jour et nuit dans l’étroit espace de notre prison flottante sans risquer de nous voir périr tous en peu de temps, aussi avait-on organisé la promenade journalière des prisonniers comme suit : Le matin à neuf heures, la moitié d’entre nous, c’est-à dire soixante douze, étaient amenés sur le premier pont et y demeuraient en plein air jusqu’à onze heures et demie (le temps permettant) ; dans l’après-midi l’autre moitié prenait la même place, sur le gaillard d’avant, à deux heures et y demeurait jusqu’à cinq heures et demie. Mous eûmes, au moins, pendant les premiers jours de notre traversée, le dernier plaisir de contempler les rives nord et sud du Saint-Laurent. Lorsque nous NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. 2G5 montâmes sur le pont le premier jour, nous étions un peu en bas de TOe-cTOrléans et le bateau-à -vapeur, qui jusque-là avait donné la remorque à notre frégate, venait de lâcher les amarres : nous le regardâmes longtemps, avec envie, remontant le fleuve et se rapprochant de tous les êtres chéris dont chaque minute nous éloignait, nous malheureux exilés. Pendant cinq jours la mer fut belle et se montra indulgente ; mais le cinquième jour elle devint houleuse, sous l’effet d’un gros vent et, bientôt, le mal de mer commença à faire son apparition au milieu de nous. A mesure que la tempête se faisait plus forte et que les vagues venaient battre avec plus de violence les flancs de notre triste frégate, le nombre des victimes de cet horrible mal augmentait. Le sixième jour après notre départ, on comptait cinquante neuf malades sur les soixante douze prisonniers logés de notre coté du navire, et nous apprîmes, plus tard, que l’état des choses était à peu près le même, sinon pire, du côté des prisonniers du Haut-Canada, occupant le couloir de bâbord. Ceux qui ont goûté au mal de mer ou qui en ont pu voir les effets, ceux là seuls pourraient se figurer dans quel état nous nous trouvions, malades ou non malades, privés de lumière, mais d’air surtout, d’air 266 LES SOIRÉES CANADIENNES. si necessaire à ceux qui sont atteints du mal en question, entassés dans un étroit espace avec défense d’occuper les lits, si pauvres qu’ils fussent, pendant le jour. Les pauvres malades étaient sans cesse obligés de se cramponner à tout pour remonter sur le banc étroit, d’où les soubresauts du navire et la faiblesse les précipitaient sans cesse sur le pont rendu humide, glissant et fétide par les vomissements. Treize seulement, j’étais du nombre, échappâmes à la maladie : pendant huit jours, nous eûmes la douleur de voir nos compagnons en proie à ces tortures, que nous essayions à soulager de notre mieux. La pluie, le vent et le roulis nous empêchèrent, pendant tout ce temps, de profiter de la promenade des premiers jours. L’odeur serait devenue suffocante, si elle ne l’était déjà, sans la précaution qu’on eut de mettre une cuve dans l’entrepont qui se trouvait au-dessus de nous, dans le voisinage des lieux d’aisance. Lorsque le besoin de vomir se faisait sentir, les plus forts allaient à la cuve, et, de ceux qui étaient en santé, six étaient constamment employés à nettoyer notre pavé (c’est le nom qu’il faut donner à ce pont), pour aller déposer les eaux de lavage dans cette même cuve. C’étaient des scènes à faire bondir le cœur, et je ne comprends pas comment nous avons pu résister à de pareilles souffrances de tous les genres. Ajoutez à tout cela les grossièretés, les insultes, NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 2&7 les brutalités même de quelques hommes de l’équipage, entre autres d'un jeune officier du nom de Nibblett (J’écris ce nom comme nous le prononcions), qui n’avait guère de plus aimables noms à nous donner que ceux de son of a bitch , (enfant de chienne), de eut throat , (coupe-jarret) etc., etc. A la vue de cette indigne conduite et du traitement que nous subissions, nous eûmes la pensée qu’on avait l’intention ou de nous faire périr de misères et de souffrances dans la traversée, ou bien de nous pousser à quelqu’aete de désespoir qui put donner l’occasion de nous décimer. On avouera que de pareilles idées étaient parfaite¬ ment justifiées par la manière dont on nous traitait dans notre immense malheur. Pendant huit jours donc, nos pauvres compagnons malades eurent à subir ces terribles épreuves du mal de mer et, pendant huit jours, nous leur prodiguâmes les soins en notre pouvoir, les nettoyant, les aidant à se relever quand ils tombaient, les introduisant dans leurs lits le soir, les en retirant le matin, à l’heure fixé par le règlement. « Enfin, le quatorzième jour après notre départ, le calme se fit et le beau temps reparut : ce jour là nous pûmes monter sur le haut pont, pour y respirer l’air pur et frais de la mer. ISTos pauvres malades se sentirent de suite soulagés et, deux jours. 268 LES SOIRÉES CANADIENNES. après, il ne restait plus que cinq de nos compagnons qui conservassent encore des traces du terrible mal. Mais une autre souffrance physique nous attendait à ce point de notre voyage. Les marins disent que V air de la mer creuse V estomac : eli ! bien, oui, l’air de la mer et notre quasi abstinence de Luit jours venaient d’augmenter considérablement nos appétits ; mais il fallait cependant se contenter de la quantité d’aliments voulue par le règlement, aussi la plupart d’entre nous eurent-ils à^souffrir affreusement, pendant tout le passage, de l’insuffisance de nourriture. Jamais d’autres que nous, mes compagnons d’exil et moi, ne sauront comprendre tout ce que nous avons enduré. A l’heure qu’il est, quand j’y pense, c’est comme un rêve dans lequel j’aime à me sentir délivré de mes maux, où comme un cauchemar dont je cherche à me débarrasser, selon la disposition d’esprit dans laquelle je me trouve. Il semblera au lecteur que notre situation était assez pénible pour ne pas inspirer autre chose, à un être humain, que de la pitié, que notre pénurie et notre misère étaient assez grandes pour ne pas suggérer ridée d’y ajouter encore, qu’il ne dut venir NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 2Gt> à la pensée de personne de se faire nne position meilleure aux dépens de malheureux comme nous : eh ! bien, il n’en fut rien. Il se trouva, parmi les employés du bord, un homme qui crut pouvoir tirer partie, à son profit, de la triste impuissance dans laquelle nous nous trouvions de pouvoir déjouer ses projets. Il y avait, à bord de la frégate, un individu du nom de Black, marchand banqueroutier du Haut-Canada, lequel avait obtenu le privilège d’un passage gratuit aux terres australes, à la condition de nous servir de maître d’hôtel pendant la traversée : c’était lui qui faisait le partage des rations des prisonniers et qui devait veiller à la propreté de notre logement. Il vint à la pensée de ce misérable de se rendre important auprès des autorités du bord et probable¬ ment d’obtenir une récompense, en fabricant contre nous la plus noire comme la plus lâche de toutes les calomnies. Pour accomplir son infâme projet, il s’associa un prisonnier du Haut-Canada, le nommé Tywell ou Towell, qui consentit, moyennant des promesses de bons traitements présents et de liberté ultérieure, à servir de compère à ce scélérat. Hotre indigne maître d'hôtel alla donc trouver le commandant de la frégate, dans la matinée du quinzième jour de notre navigation, pour lui dire que les prisonniers canadiens et américains (presque tous les prisonniers du Haut-Canada étaient américains) 270 LES SOIRÉES CANADIENNES. avaient formé le complot de se révolter contre l’équipage et de s’emparer du navire. Black indiqua Tywéll, le prisonnier, comme étant en état de donner tous les renseignements désirables : ce dernier, mandé devant le Capitaine, corrobora tout ce qu’avait dit Black, comme nous le sûmes plus tard, et désormais le commandant du navire, s’il ne fut pas effrayé d’un complot qui eut été de notre part un acte de folie con¬ firmée, n’eut plus de doute du moins sur son existence. Nous n’avions pas l’ombre d’un soupçon de ce qui se passait ainsi à propos de nous ; aussi on ne saurait décrire l’étonnement que nous ressentîmes, lorsque, à deux heures de l’après-midi de ce même quinzième jour, nous vîmes arriver dans notre logement deux officiers accompagnés de forts détachements des marins de l’équipage, armés de pistolets et de coutelas comme s’il se fut agi d’un abordage. Nous reçûmes l’ordre de nous diriger en silence vers l’escalier qui conduisait à l’entrepont, où l’on nous logea sous clef, dans un compartiment d’environ vingt-quatre pieds carrés situé à l’avant. Nous demeurâmes enfermés dans cet endroit pendant environ deux heures, sans savoir ce qu’on voulait faire de nous, ni pouvoir comprendre le but de cette conduite mystérieuse à notre égard. Au sortir de notre seconde prison, dont les abords NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 271 étaient gardés par des hommes armés jusqu’aux dents, nous reçûmes de nouveau l’ordre de n’avoir aucune communication d’un côté à l’autre de nos logemests et de garder, avec plus de rigueur que jamais, entre nous le silence. On nous avertit que les sentinelles avaient reçu l’injonction de faire feu sur le premier qui laisserait sa place sans en avoir préalablement obtenu la permission. Pendant notre internement de deux heures, dans le coqueron dont je viens de vous parler, on avait ouvert toutes nos valises et bouleversé tous nos lits. Il va sans dire qu’on ne trouva rien de compromettant : quelques canifs, des razoirs et des pièces d’or et d’argent, trouvés dans quelques valises, furent confisqués sans pitié. Nous trouvâmes plusieurs valises brisées, nos effets bousculés et nos pauvres lits sans dessus dessous. Malgré la preuve de l’absence de tout complot, telle que résultant de ces recherches infructueuses, on redoubla de rigueur contre nous et cela sans nous offrir la moindre occasion de nous justifier. ISTous ne pouvions deviner la cause de ces recherches et de ces rigueurs : il était facile de voir que nous avions été la victime de quelque calomnie ; mais nous ne pouvions imaginer, d'abord, sur quoi on avait pu fonder le soupçon d’un damned (complot infernal) dont I 272 LES SOIRÉES CANADIENNES. nous parlait, sans explication aucune mais avec un crescendo d’injures, l’officier Nibblett. Ce ne fut que quelques jours après que nous apprîmes le tout de la bienveillance d’un pauvre factionnaire, ému de pitié à la vue de l’inquiétude dans laquelle nous jetait tout ce manège. Pour ne pas compromettre ce brave homme, nous ne dîmes mot aux autorités de la révélation qu’il nous avait faite, laquelle, du reste, ne faisait de mal à personne ; car l‘idée d’une révolte de notre part était d'une absurdité telle qu’elle ne pouvait manquer d’apparaître à tout le monde, après réflexion. De ce moment, au lieu de nous faire monter ensemble tous les jours sur le pont, ceux de tribord pendant deux heures le matin et ceux de bâbord pendant deux heures l’après midi, on ne nous fit plus monter que par escouades de douze et pour une heure seulement ; et, alors, nous étions obligés de nous tenir en silence dans un coin, sous la surveillance d’une garde armée. Bientôt vint s’ajouter à toutes nos souffrances, une misère qui prit bientôt des proportions atroces ; je veux parler de la vermine qui, se trouvant en germe dans les effets de literie qu’on nous avait donnés, n’eut pas de peine à se développer et à se multiplier, dans les conditions toutes favorables que lui offrait NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 273 notre pénible situation : nous en fûmes bientôt couverts. Le lecteur me pardonnera ces détails dégoûtants; mais je veux faire complet, autant qu’un court récit peut le faire, le tableau des souffrances que nous avons endurées. Les seaux dans lesquels on nous servait à manger étaient d’une malpropreté incroyable ; no us ne pouvions guère la constater, dans notre taudis obscur, que par l’odeur ; mais plusieurs fois nous pûmes l’établir du regard, sur le pont, en étant témoins des sales procédés employés pour laver ces baquets après le repas. Que Dieu pardonne à ceux qui nous ont traité de la sorte comme je leur pardonne ; mais il est triste, pour la pauvre humanité, d’avoir à signaler de pareilles infamies. Ah ! lecteurs de mon pays, habitants de nos campagnes et de nos villes si chrétiennes, jamais vous ne pourrez concevoir ce que nous avons souffert, et tout mon étonnement, aujourd’hui, est que nous ayons pu y survivre. C’est étonnant comme l’homme peut endurer de souffrances morales et physiques. ff’ai dit un mot de l'insuffisance de notre ration alimentaire ; mais que de fois ne l’avons nous pas vu diminuée par les accidents du transport, de la cuisine û notre étroit et noir logis, surtout dans les jours de 18 274 LES SOIRÉES CANADIENNES. gros vent, alors que le roulis et le tanguage rendaient la marche si difficile sur les ponts du navire. Une fois la semaine, nous procédions au lavage de nos effets, pendant l'heure qu’il nous était donné, à tour de rôle, de passer sur le pont. Ce lavage 6e faisait à l’eau salée avec une brosse et une espèce de terre blanche qui tenait lieu de savon, lequel ne peut s’employer avec l’eau de mer. Cette opération, importante pour nous, avait du reste le mérite de nous offrir quelques distractions, et de tempérer un peu l’ennui de notre affreux désœuvrement. Nous avions des malades parmi nous auxquels nous prodiguions tous les soins en notre pouvoir, et, tous, nous étions fort inquiets, dans l’appréhension où nous étions de ne pouvoir longtemps résister à nos souffrances et à nos privations de toutes sortes : nous nous consolions par la pensée de Dieu, prenant de nouvelles forces dans la prière, seul adoucissement à nos maux. Le 15 octobre on nous fit faire grand ménage et nettoyer notre logement, qui fut badigeonné à la chaux, opération qui fut renouvelée deux fois chaque semaine pendant le reste de la traversée ; car les dangers de maladie augmentaient à mesure que nous entrions dans des climats plus chauds. NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 275 La calomnie de Black et la razzia qui en fut la conséquence avaient encore ajouté une nouvelle misère à toutes les autres. S’il est quelqu’un de mes lecteurs qui ait jamais subi le supplice d’une barbe faite avec un bien mauvais razoir, il pourra se faire une idée de la torture que, deux fois la semaine, nous avions à endurer. Aux jours de barbe, on nous menait sur l’entrepont où, chacun à son tour, nous nous rasions avec d’affreux razoirs à demi rouilles, servant à un grand nombre et aussi mal entretenus que possible. Ceci se pratiqua tout le temps du passage, à dater du jour où l’on avait enlevé de nos valises les quelques bons razoirs qui nous appartenaient. Les razoirs destinés à tout le monde étaient confiés aux soins de notre persécuteur Black et, à la fin du passage, il n’y avait presque plus moyen d’endurer les douleurs de l’opération dont il s’agit, toujours faite à l’eau froide et sans miroir, souvent au roulis imprimé au navire par une mer houleuse et tourmentée. J’étais, cependant, un de ceux qui souffrirent le moins de ce chef, à cause de ma jeune barbe, alors peu apparente et facile à tondre ; mais certains de mes compagnons ne revenaient jamais de l’opération en question, autrement que la figure en sang et les yeux noyés de larmes. A mesure que nous approchions des tropiques la chaleur devenait étouffante, dans nos étroits logements 276 LES SOIREES CANADIENNES. sans air. Pendant un mois la zone torride nous brûla de ses feux. Qu’on se figure cent quarante quatre personnes entassées dans le fond de cale d’un navire, dans un / espace rétréci entre deux ponts éloignés l’un de l’autre' par un espace de quatre pieds et quelques pouces seulement, abandonnés à une obscurité continuelle et ne recevant d’air que par deux écoutilles munies de manches de toile comme ventilateurs, soumis à un régime alimentaire détestable de tout point, n’ayant qu’une pinte d’eau par jour pour étancher une soif insatiable, livrées à des myriades d'insectes nuisibles autant que dégoûtants, et tout cela sous le soleil des tropiques et sur le chemin de l’exil au milieu des forçats ! Nous avions de notre côté une dizaine de malades, auxquels on n’accordait aucun adoucissement et sur le sort desquels nous entretenions de grandes craintes. Nous les soignions de notre mieux ; mais ces soins n’étaient que de l’affection ; car nous n’avions aucun moven matériel de les soulager. Du côté des prisonniers du Haut Canada, il y avait encore plus de malades: avant d’atteindre les tropiques meme, le 22 octobre, l’un d’eux, le nommé Priest, succomba à ses souffrances et fut enseveli dans les flots. Ces prisonniers, que nous appelions les prisonniers •du Haut-Canada, étaient presque tous des Américains ; à peine y avait-il parmi eux une dizaine d’habitants NOTES D'UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 277 'du Haut Canada. Ces hommes, qu’on distinguait en 183T et 1838 sous le nom de sympathiseurs , me parurent, autant que j’ai pu les connaître par les relations que nous eûmes surtout avec ceux qui faisaient partie de notre division, des gens fort respec¬ tables. L’état d’émaciation et de dénuement de ces pauvres malheureux, était extrême ; malgré nos misères nous reconnaissions qu’>ls étaient encore plus malheureux que nous : puis, nous trouvions dans notre foi des ressources et des consolations qui manquaient à la plupart d’entre eux. Il j avait parmi nous, je parle des cent quarante quatre, des hommes plus faibles que les autres, entre autres un vieillard de plus de soixante ans affecté de la poitrine ; dire ce que ces gens et surtout ce vieillard ont eu à souffrir serait une tâche impossible : cent fois nous crûmes le pauvre vieillard sur le point de rendre son âme à son créateur. Quelle perspective pour des catholiques que celle de mourir ainsi sans le secours d’un prêtre ! “ — mais le Dieu de toute bonté, entend nos soupirs, nous disions nous, il est témoin de nos désirs et il acceptera notre sacrifice en nous donnant les grâces de suppléer à l’absence de son ministre, si nous avons à périr dans ce vaisseau. ” Parmi nos malades je ferai mention spéciale de mon ami, M. le notaire Hypolite Lanctôt, établi aujourd’hui à Laprairie, à cause de l’étroite amitié 278 LES SOIRÉES CANADIENNES. qui nous a toujours liés pendant notre exil et qui ne s’est jamais démentie depuis. M. Lanctôt faisait partie, comme je l’ai dit plus haut, de la meme division que moi et j’ai pu être témoin de ses souffrances pendant tout le passage ; elles furent extrêmes. Que de fois je l’ai cru sur le point d’y succomber, alors que je m’efforçais, avec mes autres compagnons, de lui prodiguer les soins du cœur, à défaut de tous les autres pour lesquels les moyens nous manquaient. Les promenades que nous faisions sur le pont (s’entend de ceux qui pouvaient s’y rendre) n’étaient guère un soulagement sous l’ardeur des feux tropi¬ caux ; tout nécessaires qu’elles fussent à notre santér elles ne semblaient servir, tout simplement, qu’à nous faire remarquer l’air imprégné de fièvre qui régnait dans notre logement. Il se trouve des bons cœurs partout ; nous en rencontrâmes au sein de l’équipage du Buffalo ! Deux soldats, touchés de tant de misères, eurent l’humanité d’apporter à des malades un peu d’eau dans laquelle ils avaient mêlé leur ration de rhum ; surpris une fois sur le fait, ils furent fouettés tous les deux. Cette rigueur n’empêcha cependant pas un pauvre matelot d’appoiter, lui aussi, aux rares occasions qu’il le NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 279 pouvait faire, un peu d’eau à ceux qui souffraient le plus de la soif ; mais il se servait d’une botte pour cet office de sublime charité. Tel était le besoin de boire qui nous tourmentait que ce vase repoussant n’empêchait pas de trouver cette eau délicieuse. Ces trois hommes n’étaient pas les seuls de l’équipage qui eussent pour nous de la compassion : il leur fallait en effet, avoir des complices de charité ; car autrement ils n’auraient pu accomplir une seule fois leurs bons services. Souvent nous recevions des marques de sympathie des gens de la frégate ; mais la direction et le gouvernement du bord étaient d’une cruauté qu’il eut été difficile de surpasser. Malgré la rigueur des autorités, nous pûmes encore de temps à autre nous procurer un peu d’eau, fournie, non par humanité cette fois, mais par esprit de lucre. Moyennant le don de quelques effets pris de notre petite garde-robe, quelques matelots parvenaient à nous apporter de l’eau, recueillie dans les chaloupes sur le pont, pendant les orages. IX UNE KELACHE. Après deux mois de navigation, nous fîmes relâche au Port de Rio- Janeiro, au Brésil. Cette relâclie était nécessitée par le besoin de se procurer des vivres et de l’eau, dont l’approvisionnement n’était pas suffisant pour nous mener au bout de notre voyage, ni même aux ports ordinaires de relâche, à cause de la direction suivie et du peu de rapidité de notre marche. C’était le 30 Novembre que nous entrâmes dans la belle rade de Rio- Janeiro. Nous jouîmes, pendant les quelques jours de notre séjour dans ce port, de la vue du magnifiques paysage qui s’y déroule. Dans nos promenades (je n’ai pas d’autre mot) sur le pont,, nous contemplions les eaux paisibles de la vaste baie, entourée de plateaux délicieux couronnés de hautes et pittoresques montagnes. Nous suivions des regards les élégantes embarcations de toutes sortes qui sillon- NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 281 liaient ces eaux, et lions nous prenions à envier le sort des esclaves noirs qui manœuvraient ces légers esquifs. t Ces scènes délicieuses nous rappelaient les heureux bords du Saint-Laurent, et nous faisaient rêver des êtres chéris que nous avions quittés, peut-être, hélas ! pour ne plus les révoir, du moins dans ce monde. Rotre relâche au port de Rio- Janeiro fut de cinq jours, qui nous furent d’un immense service ; car, pendant ce temps, on nous donna un peu plus de liberté, dont nous profitâmes pour pratiquer quelques opérations de propreté ; puis le calme de la Baie faisait une trêve devenue nécessaire, surtout pour nos pauvres malades, aux agitations et incommodités du mouvement de la mer. Mais ce qui nous réconforta surtout fut qu’on nous acheta, avec le peu d’argent qu’on nous avait confisqué, de3 fruits et autres rafraîchissements qui eurent, sur nos estomacs délabrés, l’effet d’un baume adoucissant sur une blessure. Il était temps ; car je crois sincèrement que, sans cette relâche, plusieurs de nos compagnons, des deux côtés du navire, seraient morts de misère et d’exténuation. Il y avait dans le port de Rio- J aneiro des navires de la marine royale d’Angleterre ; plusieurs officiers de ces navires vinrent nous voir : l’un deux, 'appa- ramment d’un grade supérieur, demanda, en notre 282 LES SOIRÉES CANADIENNES. présence, à l'officier du bord qui l’accompagnait, si nous étions soumis au régime alimentaire des forçats ( convicts ), on lui répondit : — Oui. Faisait-il cette question pour trouver à redire au cas où nous n’aurions pas été soumis à ce régime? la faisait-il pour indiquer qu’on ne devait pas nous traiter comme des criminels ? Je n’en sais rien. A TRAVERS LES DEUX GRANDS OCEANS. Nous remîmes à la voile le 5 décembre et, avec le voyage, recommençèrent nos souffrances. Cependant le vent était favorable, et ce n’est pas sans une certaine jouissance que nous sentions notre navire fendre les ondes ; car bien que le sort qui nous attendait sur la terre d’exil fut un sort épouvantable, néanmoins, notre grande préoccupation du moment était de pouvoir quitter cet affreux navire, dans les flancs duquel toutes les tortures nous étaient infligées. Si, d’un côté, notre sort était un peu adouci, par l’addition d’une roquille de limonade par jour à une provision un peu augmentée d’eau, et par la diminution de la chaleur ; d’un autre côté, la vermine, se multipliant dans nos hardes et dans nos lits, nous faisait endurer des maux indescriptibles. Avec cela des symptômes de scorbut se montraient chez quelques- uns d’entre nous, c’est même ce qui avait engagé les autorités du bord à ajouter un peu de limonade à * notre régime. 284 LES SOIRÉES CANADIENNES. Le vent nous étant toujours favorable, le 28 décembre nous avions traversé l’océan et nous nous trouvions à la hauteur du Cap de Bonne Espérance. Deux jours après, nous avions franchi les dangers de ces côtes bordées d’écueils et si souvent tourmentées par les tempêtes, et nous étions passés de l'Océan Atlantique dans l’Océan Pacifique. L’année 18L0 arriva. . . Qu’il fut triste le jour de l’an des exilés à bord du navire Le Buffalo ! Quels soupirs nous envoyâmes vers la patrie, en ce jour que nous savions si gai dans notre cher Canada ! Les souvenirs de l’enfance, les affections de la famille, tout ce qui traverse la mémoire et le cœur de l’homme se disputaient, avec la tristesse, la possession de nos êtres .... Je renonce à décrire ce qui se passait en moi ; car, j’entasserais des mots et des phrases, que je ne réussi¬ rais pas à rendre ma pensée. Ces choses se sentent, mais ne se décrivent pas : du moins je me sens impuissant à remplir une pareille* tâche. Les traitements que nous endurions étaient toujours les mêmes ; il semblait que le jeune officier dont j’ai déjà parlé voyait augmenter sa rage contre nous, à mesure qu’il voyait approcher le moment où nous allions être soustraits à ses persécutions. A toutes les NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 285 insultes qu’il nous avait prodiguées jusque là, il ajouta l’épithète de stupid a-sses (stupides bidets), qu’il adressait souvent à tous ceux d’entre nous qui ne pouvaient comprendre ou parler l’anglais ; tandis que lui-même ne savait pas un mot de français, la langue européenne par excellence, la langue des cours et des salons, des sciences et de la diplomatie. Le 8 février 1S40, nous commençâmes à distinguer à l’horizon les côtes de Yan-Diéman ; mais alors un vent contraire s’éleva cependant quatre jours, nous eûmes à louvoyer pour atteindre le port de Hobart- town, dans lequel nous laissâmes tomber les ancres le 13 février, dans l’après-midi. Le lendemain nous apprîmes que cette colonie était le lieu de destination de nos compagnons de voyage, les prisonniers du Haut Canada : c’était dans cette colonie qu’ils devaient subir la triste sentence qui les avait frappés comme nous. XI IIOBAKT-TOWN ET UN DIGNE MILITAIRE. Le peu que j’ai pu voir de la ville capitale de Van-Diéman, du pont de notre navire, m’a laissé une impression favorable de son site. Des maisons et édifices, en apparence bien bâtis, bordent une rade superbe, qui contenait en ce momént beaucoup de navires dont plusieurs portaient des pavillons étrangers à l’Angleterre. Une liante montagne sert de fond au tableau et couronne pittoresquement la ville et les bosquets qui l’entourent. Le 10, des berges conduites par des hommes du gouvernement vinrent accoster notre navire ; elles venaient chercher les prisonniers du Haut Canada : ceux-ci reçurent aussitôt l’ordre de descendre dans ces embarcations. Nous pûmes, forçant un peu la consigne, dire adieu à ces malheureux compagnons de malheur. Uous étions étrangers les uns aux autres, étrangers par les croyances, par le sang, par la langue, par les mœurs, nous ignorions, pour la plupart, leurs noms, NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 287 ils ignoraient les nôtres, beaucoup d’entre nous ne pouvaient se comprendre, cependant nous nous serrâmes la main avec affection ; £os yeux, à défaut de nos discours, leur offraient nos souhaits de bonheur : nous les sentions plus malheureux que nous. Nous eûmes, pendant notre séjour dans le port d’Hobart-town, la visite d’un homme dont je suis fâché de ne pouvoir donner le nom, mais dont la noble figure ne s'effacera jamais de ma mémoire. C’était un officier de l’armée anglaise stationné dans l’endroit, j’ignore quel était son grade, qui, cependant, devait être élevé, à en juger par les états de service dont il eut occasion de nous parler et par l’autorité que sa parole semblait exercer sur les officiers du bord, apparemment peu flattés de son discours. Ce digne militaire, dont le langage et les manières dénotaient une éducation parfaite, nous donna, de suite en nous voyant, les marques de la plus cordiale sympathie. Parcourant nos rangs, en nous saluant avec bonté, il nous disait d’espérer des jours meilleurs: — “ Yons n’êtes pas des criminels, nous disait-il, et votre exil ne durera pas toujours. ” Puis, assimilant, avec un sentiment de délicatesse qui nous pénétrait de reconnaissance, notre sort à celui qui l’avait frappé lui même, il nous disait que, lui aussi, avait été prisonnier de guerre, alors que de service en Espiagne : il avait souffert l’ennui et les misères de la captivité. .Avant de nous quitter, il couronna ses bons 288 LES SOIRÉES CANADIENNES. procédés par ces mots que je reproduis de mémoire, mais, j’en suis certain, sans trop m’éloigner du littéral : “ Messieurs, vous n’avez pas besoin de rougir, je ne vois rien de flétrissant pour votre honneur dans la cause de votre exil. ” O11 ne pourrait exprimer tout le bien que fait au cœur, ulcéré par d’indignes traitements, de si douces et si nobles paroles. Il nous semblait que nous étions vengés de toutes le» insultes du Nibblett et des duretés d’autres officiers et employés du navire. A côté de cette belle figure de notre visiteur, leurs tristes binettes faisaient pitié. Nous nous sentions comme autorisés, désormais, à les regarder de haut ; eux étaient forcés de baisser les yeux. Je dois dire à leur louante qu’ils avaient, en effet, l’air de se comprendre humiliés. Nous demeurâmes cinq jours dans la rade d’IIobart- town, pendant lesquels on nous fit donner de la viande fraîche et des légumes : ces aliments nous faisaient du bien et tel était le besoin de nos pauvres estomacs délabrés que les quantités qu’on nous servait nous paraissaient à peine suffisantes pour apaiser notre faim. Nos constitutions, ruinées par les souffran¬ ces, et nos pauvres corps, rongés par les insectes, avaient tant besoin de réparation de substance que ce n’était pas de l’appétit que nous ressentions, mais une véritable rage. XII \% SYDNEY ET MONSEIGNEUR l’ÉVEQUE DE SYDNEY. Le 19 février, vers les trois heures de l’après-midi, nous laissâmes le port dTIobart-town, poussés par un vent favorable, cinglant à toutes voiles vers le lieu de notre exil. Le 21 nous étions à la hauteur du port Jackson, sur lequel est bâtie la ville de Sydney jamais un gros vent contraire ne nous permit d’entrer dans la rivière Paramata que le lendemain, dans l’ après midi. Nous étions dans notre fond de cale lorsque les ancres furent mises à l’eau. Le bruit des chaînes et les piétinements de l’équipage sur le haut pont nous réjouirent le cœur : c’était l’annonce d’une délivrance prochaine. Ce n’était pourtant pas le bonheur que nous nous attendions à trouver sur cette terre que nous allions toucher ; mais c’était la fin, du moins, de misères telles que je ne crois pas qu’il soit possible à l’homme de survivre à de plus grandes. Nous avions enduré pendant plus de cinq mois tout ce que le cœur, l’esprit et le corps humains peuvent endurer à la fois de souffrances prolongées. 19 290 LES SOIRÉES CANADIENNES. Nous étions donc devant la ville de Sydney, capitale de la Nouvelle Galle du Sud, où devait se consumer, confondus au milieu des grands criminels du Royaume-Uni, une portion notable de notre existence terrestre. A peine une lieure s’était écoulée, depuis notre arrivée, que le digne Evoque de Sydney, Monseigneur Polding, accompagné d’un missionnaire, le Père Bradv, arrivait au milieu de nous. Le charitable prélat nous dit que, bien qu’incapable de nous distinguer les uns des autres, il nous connaissait tous, que nous étions ses enfants arrachés à l’Eglise du Canada, mais confiés désormais aux soins de l’Eglise de la Nouvelle Galle du Sud. Les Evoques du Canada avaient écrit à Monseigneur Polding, et leurs missives de religion et de charité nous avaient précédées dans ces régions lointaines de notre dur exil. Monseigneur Polding et son compagnon, le Père Brady, qui parlait le français avec la plus grande facilité, demeurèrent avec nous environ une heure et demie, pendant laquelle ils nous prodiguèrent toutes les consolations que peuvent suggérer les effusions de la charité et du zèle sacerdotaux. Monseigneur nous annonça qu’il viendrait, le lendemain, avec des prêtres, recevoir nos confessions, puis avant de partir, il nous fit une prière et nous donna sa bénédiction. Je n’ai pas besoin d’essayer à exprimer le soulagement que nous causa cette sainte visite, puisque ces lignes NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 291 sont surtout destinées à être lues pannes compatriotes, des canadiens, enfants de l’Eglise, héritiers de la piété de glorieux ancêtres. Le lendemain Monseigneur Polding revint, en effet, avec deux missionnaires. Sa Grandeur nous annonça qu’elle avait obtenu des autorités la permission de venir célébrer la messe dans notre affreux logement et que, conséquemment, on donnerait la sainte commu¬ nion à ceux qui se trouveraient en état de la recevoir Nous nous confessâmes tous, nous préparant de notre mieux à recevoir notre Sauveur le jour suivant. Il y avait, comme je l’ai dit plus haut, à une, extrémité de notre étroite prison, un espace, corres¬ pondant à une écoutille, dans lequel la distance d’un pont à l’autre pouvait permettre à plusieurs personnes de se tenir debout, ce fut là que nous dressâmes de notre mieux l’autel pour le saint sacrifice. Le 27 Février 1840, dans le port de la capitale de la Nouvelle Galle du Sud, un Evêque de l’Eglise de Jésus-Christ, célébrait, assisté de ses missionnaires, la sainte messe, au fond de cale d’un navire-prison, et cinquante huit exilés politiques canadiens entendaient cette messe, dite à leur intention, et y recevaient la sainte eucharistie. 292 LES SOIRÉES CANADIENNES. O merveilles de la Religion ! qui pourrait vous énoncer ? Mais, si peu possèdent le don de vous redire,, tous ont reçu celui de vous sentir et c’est surtout an malheureux que ce don est accordé, dans toute sa plénitude î . . . . Ce fut pour nous un bonheur indicible de rencontrer,, à notre arrivée sur la terre de déportation, un protec¬ teur, un père, dans la personne d’un prince de l’Eglise, et des amis si sincères dans celles de ses dignes mission¬ naires ! Puis, nous avions bien besoin du secours d’en haut qu’ils nous apportaient, et de la force qu’on puise dans les sacrements, pour pardonner de bon cœur à tous ceux qui, pendant cette interminable traversée, s’étaient montrés aussi cruels qu’injustes à notre égard. La sainte messe dite, nous passsâmes tous environ une demi heure en action de grâces, après laquelle Monseigneur, venant se placer au milieu de nous, autant que le local pouvait le permettre, et s’essayant sur notre banc de condamnés, se mit à nous parler avec sollicitude et bonté. Il nous fit d’abord compli¬ ment de la manière dont nous avions préparé l’autel, dont les ornements et les chandeliers avaient été fournis par lui meme: l’excellent prélat nous parla ensuite de notre sort actuel et de ce qui pourrait nous être encore réservé, nous prodiguant les conseils de la religion et de la charité. O NOTES D'UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 203 • Monseigneur Polding nous dit qu’il ne croyait pas devoir nous cacher que le bruit courait qu’on allait nous mener à quelques cents milles de Sydney, dans » une petite île nommée Norfolk, baptisée dans la colonie du nom “ d’Enfer sur terre ” ( Ilell on earth). La perspective était effectivement terrible : cet endroit était alors le lieu ou l’on envoyait les forçats les plus dépravés et les plus incorrigibles : tous les jours il s’y commettait des crimes atroces, et les traitements, auxquels ces malheureux étaient soumis, étaient à l’unisson du caractère et des mœurs des habitants de cette affreuse localité. Il parait que de philantropiques individualités, liées avec le gouvernement canadien d’alors, avaient fait de nous une peinture aussi chargée que hideuse : cela, joint à l’effet produit par les articles mensongers et sanguinaires de certains journaux anglais de Montréal transmis à la Nouvelle Galle du Sud, faisait qu’on s'imagina avoir affaire, en nos personnes, à des bandits prêts à tout entreprendre et à exécuter les plus grands attentats sans frémir. Les dignes prêtres qui accompagnaient Monseigneur Polding rivalisèrent de zèle avec leur digne Evêque, pour nous préparer à accepter, en vue de Dieu, le sort qui nous attendait, quel qu’il fut. Le généreux Prélat dit avec nous une courte prière, nous renouvela 294 LES SOIRÉES CANADIENNES. • sa bénédiction épiscopale et nous laissa, en nous disant qu’il allait, de ce pas,' se rendre auprès du Gouverneur, afin de solliciter pour nous la faveur d’être débarqués à la Nouvelle Galle du Sud. Le moment du départ de ces dignes ministres de la religion nous parut une véritable séparation ; mais déjà faits à la misère et au malheur et fortifiés par le pain de vie, nous nous préparâmes pour le pire, à peu près certains que nous allions être envoyés à Norfolk. Nous étions résignés à tout, malgré tout ce qu’il y avait de difficile à se faire à l’idée d’aller prendre rang parmi tout ce que les trois royaumes offrent de plus avili et de plus corrompu ! XIII INSPECTION ET DEBARQUEMENT. Le neuvième jour après notre arrivée dans la rade de Sydney, le 5 mars, on nous donna avis que nous allions être passés en revue par des agents du gouvernement. Cette inspection commença vers les trois heures de l’après-midi : on nous fit monter sur le gaillard d’avant par sections de douze, pour compa¬ raître devant trois employés de l’administration pénale. On nous demanda notre nom, notre âge, le lieu de notre naissance, notre religion, notre état, notre degré d’éducation ; on s’informa de plus de chacun s’il était marié, s’il avait des enfants, et dans ce cas de leur nombre, s’il parlait l’anglais, etc., etc. A la suite de cette cérémonie, on nous fit redescen¬ dre dans notre fond de cale, sans adresser à aucun de nous un mot de plus que les simples et froides questions écrites sur les papiers administratifs : ce qui, au reste, est moins surprenant, quand on songe que nous avions affaire à des fonctionnaires, chargés de faire sans cesse la même besogne, et pour qui nous n’étions que des forçats, dont la culpabilité était 296 LES SOIREES CANADIENNES. • augmentée de tout le grossissement qu’y apportaient les préjugés les plus aveugles et les plus enracinés de race et de secte. Le lendemain, vers dix heures du matin, deux autres employés de l’administration pénale vinrent nous faire subir une seconde inspection. On prit, cette fois, notre signalement, 'détaillant chaque particularité de notre personne ; jusque là que ces messieurs nous ouvrirent la bouche pour nous examiner les dents, mettant dans ce procédé à peu près les mêmes cérémonies et la même gentillesse qu’un maquignon met à constater l’âge d’un cheval qu’il veut acheter. A la suite de cette seconde et très agréable inspec¬ tion, on nous reconduisit encore dans notre taudis, ou nous nous creusâmes le cerveau pour deviuer ce qu’on entendait faire de nous, à la suite de tous ces procédés et de ce séjour prolongé dans notre prison flottante. Tout cela nous confirmait dans l'idée que nous allions être envoyés à V Enfer, dont nous avait parlé Monsei¬ gneur de Sydney. Ce prolongement de séjour à bord de la frégate était pour nous un grand désappointement, en même temps qu’une torture morale, résultant de l’incertitude sur le lieu de notre destination. Aux souffrances NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 297 physiques que nous continuions à endurer s’ajoutaient les poursuites d’une espèce de moustique propre à ces climats. Ces hôtes désagréables s’étaient introduits dans nos logements et en peu de jours nous étions couverts de petites tumeurs brunes, causées par leurs piqûres. Enfin le 11 mars, après quatorze jours d’attente dans le port, on vint nous annoncer que nous allions descendre à terre, et qu’un bateau était accosté au navire pour nous emmener. N os préparatifs n’étaient pas longs à faire, en peu d’instants tout fut prêt et, . . . nous sortîmes enfin des entrailles de l’impitoyable Buffalo ! Notre destination était un établissement pénal situe à huit milles seulement de Sydney. Les longs délais, qui nous avaient retenus si long¬ temps à bord du navire, étaient dus à la répugnance que les autorités avaient à nous admettre dans la colonie : pour triompher de ces répugnances, et nous épargner le triste sort d’un exil à l’Ile Norfolk, il n’avait fallu rien moins que les démarches pressantes et incessantes de l’excellent Evêque de Sydney. Toutes ces démarches seraient même demeurées inutiles, malgré un certificat de bonne conduite donné par le capitaine du Buffalo , si Monseigneur Polding ne se fut presque porté caution de notre conduite 298 LES SOIRÉES CANADIENNES. future : c’était une responsabilité extrêmement difficile à prendre pour l’excellent évêque, qui ne nous connaissait que par les lettres bienveillantes écrites en notre faveur par les prélats canadiens ; mais sa charité triompha de ses inquiétudes et il nous sauva de l’horrible sort qui nous attendait. Le lieu de notre destination était un endroit nommé Long-Bottom, sur la rivière Paramata. Aussitôt embarqués avec nos valises sur le bateau qui devait nous conduire, on déploya les voiles et nous nous mîmes à remonter la rivière, tout réjouis de voir de près des maisons, des arbres et des champs. Il était environ deux heures de l’après-midi, quand nous touchâmes le quai de Long-Bottom. De suite, on nous conduisit, sous escorte de soldats, à un mille environ du bord de la rivière : nos effets, chargés sur des charettes tramées par des boeufs, nous accompagnaient dans le trajet, hlous étions si faibles, si exténués et si perclus de nos jambes que cette petite marche d’un mille, faite au petit pas, nous fatigua au point de nous donner à tous des douleurs dans les membres, lesquelles persistèrent, pendant quelques jours, pour plusieurs d’entre nous. XIV LONG- BOTTOM ET LA VIE Qu’ON Y FAIT. Les logements qui nous étaient destinés, à notre nouveau chez nous , consistaient en quatre abr’s ou remises, auxquels s'ajoutaient un petit magasin, une cuisine, quelques autres petites constructions et une caserne assez considérable, en ce moment occupée par un piquet de soldats et d’hommes de police. Tous ces édifices étaient disposés en carré, dont le centre formait une cour, que nous eûmes l’ordre de ne pas franchir sans permission, sous peine de cinquante coups de fouet. Les allures et le langage de nos gardiens nous les firent reconnaître, de suite, pour appartenir à la même école que nos persécuteurs du Buffalo. Malgré cela, nous nous sentions véritablement heureux d’avoir quitté les flancs ténébreux de la néfaste frégate. A notre contingent de cinquante huit s’ajoutaient quatre forçats, que nous trouvâmes installés dans l’établissement : en sorte que nous étions cantonnés 300 LES SOIRÉES CANADIENNES. quinze ou seize à la fois, dans chacune des quatre petites prisons, qui avaient environ quinze pieds de longueur sur dix pieds de largeur chacune. Les quatre forçats, dont je viens de parler, étaient placés avec nous comme prisonniers de confiance ; à eux étaient dévolus les petits offices, l’un servait même de messager. Il était facile de voir que nous étions à la fois des objets de terreur et de haine pour les autorités, et que les préjugés, la calomnie et le mauvais vouloir avaient eu un plein succès contre nous. Nous primes la résolution bien ferme de justifier la confiance que Monseigneur Polding avait placée en nous et de détruire, par notre bonne conduite et notre patience, toutes les injustes préventions dont nous étions l’objet ; autant du moins qu’il était possible d’obtenir un pareil résultat de ceux à qui nous avions malheu¬ reusement affaire. On nous servit pour diner, à notre arrivée dans nos quartiers, une espèce de pâté au bœuf, en quantité assez mesquine, dont il fallut cependant se contenter. Un moment avant le coucher du soleil, on nous fit entrer dans nos petites prisons, en nous avertissant qu’on n’avait pas eu le temps de nous préparer des lits et que nous serions, par conséquent, obligés de coucher sur le plancher. Nous étions dans la saison qui répond à l’hiver dans ces climats : à cette époque de l’année les jours restent encore chauds, quand il ne 801 NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. • fait pas d’orage, mais les nuits sont froides et liuinides. Ce fut une de ces nuits froides que nous eûmes, pour la première, à passer couchés, sans couvertures aucune, sur les planchers mal joints de nos cases : aussi quand on vint, le matin vers six heures ouvrir les portes, fermées à la clef, de nos logements, nous trouva-t-on tous échignés et munis d’un gros rhume ; quelques-uns même se sentaient sérieusement malades. La journée du 12 fut froide et pluvieuse, nous la passâmes dans l’inaction ; mais on nous informa que nous serions le lendemain conduits à l’ouvrage. Notre régime alimentaire était détestable. Notre déjeûner se composait d’un brouet de farine de maïs, auquel on ajoutait de la cassonnade de qualité inférieure : notre dîner, dont la matière devait aussi servir pour le souper, consistait en une demi livre de bœuf, apporté de Sydney dans la pire des conditions, et une douzaine d’onces d’un pain mal fait avec de la mauvaise farine. L’eau courante ou de puits manquant dans le voisinage immédiat de nos logements, nous étions obligés de nous servir d’eau de pluie, recueillie dans des citernes creusées en terre. Le soir avant de nous mettre de nouveau à la clef dans nos abris, on nous fit mettre en rang pour nous compter. Il nous fallut encore coucher sur le bois sans couverture et ce traitement dura jusqu’au 302 LES SOIRÉES CANADIENNES. » premier du mois de mai. Pendant tout ce temps, nous prîmes, de nous mômes, les meilleures dispositions en notre pouvoir pour nous mettre à l’abri du froid, en faisant usage de tout ce qu’on laissait à notre disposition des effets contenus dans nos valises. Nous adoptions tous les moyens possibles de propreté et, de cette sorte, nous réussîmes à nous débarrasser, plus ou moins et petit à petit, de la vermine apportée du Buffalo. Le 13, après avoir passé par les memes vicissitudes que la veille, on profita de la circonstance d’une seconde journée de pluie, qui interdisait l’ouvrage extérieur, pour nous faire passer par un procédé qui achevait de nous confondre avec les scélérats. On nous fit mettre en rang et les employés de l’établisse¬ ment, l’un portant un pot de peinture noire, l’autre un fer à marquer, parcoururent nos rangs en marquant nos liabits sur le dos, les jambes, les bras et la poitrine avec les lettres de la servitude penale : ces lettres L B étaient les initiales du nom de l’établissement que nous habitions Long-Bottom. A la suite de cette cérémonie, nous rentrâmes dans nos petits logements, pour y dévorer à notre aise la honte dont on nous couvrait. Il y avait parmi nous trois vieux miliciens de 1812 : l’un d’eux, qui avait combattu à Chateauguay et qui n’avait pas reçu les NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 303 récompenses et distinctions promises, lesquelles n’ont été accordées que depuis, aux survivants de cette époque, montrait une douleur extraordinaire de se voir ainsi bigarré de la livrée des forçats : — “ Soy.ez “ donc content, lui répondit l’un de nous avec l’amer- “ tume de l’indignation, c’est la décoration qu’on vous “ promettait, votre croix d’honneur. ” Bans l’après-midi, le temps s’étant mis au beau, le Surintendant de l’établissement, qui se nommait Baddly, nous donna l’ordre de nous préparer à nous rendre au chantier ; ce que nous fimes de suite, sous la direction des gardiens et la surveillance d’une escouade de soldats sous les armes. Munis de pics, de pelles, de marteaux et de brouettes, nous partîmes pour le champ de nos opérations. Notre chantier était situé à environ vingt cinq arpents de nos logements, sur le bord d’une petite baie de la rivière Paramata. Notre besogne consistait à préparer le macadam des grandes routes voisines ; on mit les uns à extraire la pierre de la carrière, les autres à la transporter à la brouette, et les autres enfin à la casser sur les tas qu’on en formait pour cet effet. Comme l’un des plus jeunes et des plus vigoureux, je fus mis à la brouette, et j’assure le lecteur que je m’acquittais en conscience de ma tâche : je trouvais meme du plaisir à bien travailler et à accomplir les devoirs de mon triste état. Je ne crois 304 LES SOIRÉES CANADIENNES. pas que le gouvernement ait de reproches à nous faire de ce côté, nous avons bien et dûment gagné le mauvais pain et la mauvaise viande qu’on nous donnait. Yers les six heures, nous reçûmes l’ordre de ramasser les outils et de nous réunir en rangs, pour regagner le logis ; où nous ne devions trouver ni souper, pareeque nous avions mangé le midi toute la pitance accordée pour toute la journée moins quelques morçeanx de viande que nous ne pouvions toucher, ni lit pour nous coucher. D'après l’ordre récemment reçu, on ne derait rien nous donner, en fait de couvertures, de hardes et de chaussures qu’au premier de mai. Nous étions suffisamment munis de hardes ; mais nos chaussures furent bientôt hors de service : les cinq mois et demie d’usure pendant notre passage à travers l’Atlantique et le Pacifique étaient déjà quelque chose, l’usage auquel elles étaient soumises sur les cailloux et les rocailles de la carrière de Long-Bottom en eut bientôt presque tout à fait raison. Pour ma part, ayant à marcher constamment sur les pierres concassées, je me vis bientôt presque pieds nus, ce dont j’eus à souffrir beaucoup, comme il est facile de l’imaginer, surtout dans les premiers jours : souvent le sang sortit des plaies et des ampoules dont mes pauvres pieds étaient couverts. NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 305 La monotonie des occupations d’un prisonnier ne prête pas aux récits ; aussi la description que je viens de faire de nos occupations et de nos misères d’un jour peut-elle convenir à toutes les journées qui s’écoulèrent depuis notre arrivée à l’établissement de Long-Bottom jusqu’au jour où il nous fut permis de le quitter, sauf la variété créée par les quelques rares événements que je vais maintenant signaler. Le premier Mai eut lieu pour nous la distribution des habillements fournis par l’état : ces habillements consistaient en une chemise de coton grossier, un pantalon, une veste et une casquette de drap gris de gros souliers à fortes semelles garnies de clous à tête large (on ne nous donna pas de bas). Tons ces effets portaient cette marque de Y Ordonnance qu’on appelle patte-d’oie /K, et en divers endroits les lettres initiales du nom de l’établissement L. B. Le monde était changé de bout pour nous dans ces climats : le temps de l’été était devenu le temps de l’hiver, les vents du sud remplaçaient pour la froidure nos vents du nord; car pour n’avoir pas de neige ces latitudes ne sont pas exemptes du froid : les productions de la nature étaient tout autres que celles auxquelles nous étions accoutumés dans notre cher Canada : les mœurs, les habitudes de la population, autant que 20 306 LES SOIRÉES CANADIENNES. bous pouvions en juger par nos rares rapports avec le inonde extérieur, tout nous paraissait étrange et tout nous faisait pousser vers la patrie des soupirs et des vœux. Une seule chose conservait le même caractère que dans notre cher pays du Canada, la Religion ! Rous retrouvions dans l’excellent missionnaire, qui nous visitait de temps à autre, le P. Brady (depuis fait évêque en Australie), la même doctrine, les mêmes sentiments, la même charité, jusqu’à la même langue que dans notre clergé canadien. Aussi quelle fête pour nous, quand ce bon prêtre nous arrivait ! Monseigneur Polding vint lui-même nous voir deux fois, pendant notre séjour à Long-Bottom et, chaque fois, il célébra la sainte messe à notre etablissement. Le Sauveur des hommes est venu au monde dans une étable, et c’est encore dans une étable qu’il est venu visiter les exilés canadiens de Long-Bottom. Ce rapprochement, qui me frappa alors, me rendait c< s douces heures plus délicieuses encore î Je m’explique. Il y avait, parmi les constructions qui entouraient nos logements, une petite remise dont j'ai oublié de parler plutôt, laquelle servait à la fois d’étable poul¬ ies chèvres et de salle à dîner pour nous. C’était le seul de nos édifices que nous p issions convertir en chapelle, et ce fut dans cette étable, nettoyée et décorée NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 307 par nous, que deux fois, pendant notre séjour à Long-Bottom, le Dieu-Sauveur descendit, à la voix de son apôtre l’Evêque de Sydney. Pour chacune de ces deux grandes occasions, nous nous sommes ingéniés à décorer cet humble réduit, après l’avoir nettoyé de notre mieux. De grandes fougères recueillies dans la forêt décoraient de leur verdure tout le contour de notre chapelle : le pan d’une des extrémités, où s’élevait l’autel, était couvert d’un drap de coton orné de toutes les petites images de piété, présents de nos familles apportés du Canada dans nos valises. Une table composée de pièces de bois recouvertes d’un drap de coton, formait l’autel sur lequel on mit un crucifix et deux chandeliers portant des cierges, apportés de Sydney par Mon¬ seigneur Polding. Ce fut dans ce temple improvisé que nous eûmes la consolation de participer au saint sacrifice de la messe et de recevoir, comme nourriture, le pain des anges, de la main de Monseigneur l’Evêque de Sydney. Dans ces généreuses visites de Monseigneur Polding et du Révérend Père Brady, ces dignes apôtres ne manquaient pas de passer avec nous le plus de temps possible, pour nous consoler et nous exhorter à accepter avec patience, en vue de Dieu, toutes nos misères. Ils s’intéressaient aussi à notre sort temporel 308 LES SOIRÉES CANADIENNES. et essayaient tous les moyens possibles de nous procurer quelques soulagements ; mais le gouverneur, Sir George Gipps, po;ir une raison ou pour une autre, ne ressentait, parait-il, aucune sympathie pour nous et, depuis qu'il avait accordé à Monseigneur Polding la grâce de nous admettre dans la Nouvelle Galle du Sud, au lieu de nous réléguer à hile Norfolk, il se croyait sans doute quitte de tout sentiment de charité à notre égard. * Dans une de ses visites à notre établissement, le Père Brady eut la pens'e de goûter à notre dîner qu'il trouva très mauvais et insuffisant. Poussé par l’idée de nous être utile, en réveillant en notre faveur les sentiments d'humanité qui pouvaient exister au sein de la population du pays, le bon missionnaire envoya à un journal de Sydney, dont le nom a malheureusement disparu de mes notes et que j’ai oublié, une correspondance dont voici la» traduction. “ LES PRISONNIERS CANADIENS. “ M. le Rédacteur, “ J’arrive, dans le moment de Long-Bottoin, où “ j’ai passé deux jours avec les prisonniers politiques u du Canada. Monseigneur l’Evêque leur a aussi “ rendu visite, il leur a donné sa bénédiction et les a u encouragés à souffrir avec patience leur exil et tous “ les maux qui en sont inséparables. “ Quand je considère le courage de ces prisonniers u et leur résignation, je ne puis concevoir comment NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. 300 “ des hommes si doux, si modestes et si bons, dont la “ conduite fait l’admiration de tous ceux qui en sont “ témoins, peuvent avoir mérité une punition aussi “ terrible. “ Ils ont eu le malheur de se voir arracher des bras “ de leurs femmes et de leurs enfants, ils ont vu leurs “ demeures et leurs propriétés livrés au pillage et à “ l'incendie et, après des mois d'angoisses, de craintes “ et d’espérances trompées passés dans le fond des “ cachots, ils reçurent la terrible sentence qui devait “ les séparer de ce qu’ils ont de plus cher au monde, “ pour les rejeter bannis sur une terre lointaine où ils “ souffrent de la privation des choses les plus “ nécessaires. La nourriture qu’ils reçoivent est si “ mauvaise que l’esclave blanc d’Irlande (*), accoutu- “ mé à vivre de patates et de sel, pourrait à peine “ s’en accommoder ; malgré cela l’établissement de “ Long Bottom coûte au gouvernement près de mille “ livres sterling par an, dépense qu’on pourrait “ épargner en accordant à ces hommes la permission “ de chercher de l’emploi dans la colonie, ou, pour le “ moins, en les assignant à de bons maitres. “ Si vous croyez que ces réflexions puissent servira “ quelque chose, ayez la bonté de les insérer dans “ votre utile et excellent journal, en ce faisant vous “ obligerez “ Votre dévoué serviteur, “ J. Bkady, Missionnaire. ” (*) Le P. Brady, étant lui-même irlandais, fait ici un amer retour sur la condition de sa belle mais infortunée patrie. 310 LES SOIRÉES CANADIENNES. Le rédacteur de la feuille à laquelle cette commu¬ nication fut envoyée en accompagna l’insertion de quelques remarques très sympathiques, analogues à celles de la lettre même de l’excellent missionnaire. Mais l’auteur de la correspondance était un prêtre irlandais, le journal était un journal catholique, et les victimes des canadiens français, de sorte que tout l’effet de la tentative du bon Père fut d’attirer sur nous, de la part d’un autre journal de Sydney {The Sydney Herald), un déluge d’injures et de calomnies. Selon ce véridique, charitable et honorable écrivain du Herald, nous avions signalé notre carrière en Canada par le meurtre, le pillage et l’incendie, nous n’étions tous que des coupe-jarret digne d’un sort cent fois pire que celui qu’on nous faisait, sympathiser avec nous, c’était sympathiser avec le crime, . . . en un mot tout ce qu’un pareil journal peut ' inventer en pareille matière. Il nous fallut encore supporter cela sans mot dire, et endurer les mille petites misères que de semblables articles, avalés par un public bien dispose à les recevoir, ne manquaient pas de nous attirer. Le choix des officiers et gardiens des établisse¬ ments de déportation, dans les colonies pénales de l’Angleterre, ne sont pas toujours des meilleurs, si j’en juge par mon expérience de condamné politique en la Nouvelle Galle du Sud. Le Surintendant de NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 311 l’établissement de Long-Bottom était un homme grossier et brutal, de mœurs détestables et d’un tempérament presqu’aussi incontrôlable qu’incon¬ trôlé. Nous apprîmes de ses subordonnés, qui le haïssaient pour le moins autant qu’ils le redoutaient, qu’il avait été officier dans l’armée, d’où on l’avait expulsé pour cause de mauvaise conduite. Cet homme prenait plaisir à tendre des pièges à notre patience, et il avait surtout pris en grippe M. le notaire Huot, à cause, je suppose, de son âge avancé, de son caractère professionnel et de son apparence singulièrement distinguée. Notre Surintendant ne manquait jamais l’occasion de tâcher de nous pousser à bout et de nous porter ainsi à lui manquer de respect ; mais nous étions sur nos gardes et, avec le meilleur désir du monde de nous prendre en défaut, il n’y réussissait pas souvent, je pourrais même dire jamais dans le stricte et juste sens du mot. XV UNE AVENTURE ET SES SUITES. Cependant, une singulière circonstance vint changer, à notre égard, les dispositions de notre Surintendant. A dater de ce moment son mauvais-vouloir fit place à la confiance. Yoici comment la chose eut lieu, et ça vaut la peine d’être raconté. Comme je l’ai déjà dit, notre garde se composait d’une escouade de police et d’une escouade de soldats : plusieurs de ces hommes étaient mariés, et notre Surintendant était un célibataire se respectant aussi peu qu’il était peu respectable. Un soir donc que le Surintendant et ses hommes s’étaient réunis, dans un des appartements où résidaient des hommes de police avec leurs familles, pour boire et s’amuser, il arriva que le digne chef et ses dignes subordonnés s’eni¬ vrèrent au point de ne plus distinguer les rangs et les grades. Le Surintendant s’étant oublié jusqu’à en venir à insulter publiquement la femme d’un des hommes de police, le mari de celle-ci tomba bel et bien sur son capitaine et lui administra une volée de coups de poing qui ramenèrent, de suite, celui-ci au sentiment de son autorité ; alors il ordonna à ses NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 313 subalternes de s’emparer de l’assaillant et de le mener au cachot, cellule sombre faite pour les prisonniers en punition. Il faut croire que quelques-uns se mirent du côte du chef et que d’autres prirent fait et cause pour le mari insulté ; car il s’ensuivit une mêlée terrible : nous entendions, de nos dortoirs, les cris et le bruit des meubles et de la vaisselle qui se brisaient au milieu de la bagarre. Dans l’embarras où il se trouvait, notre Surinten¬ dant, oubliant ses préjugés et ses injustes préventions, accourut vers nos petites prisons, ouvrit les portes et nous appela dehors : ce que nous pûmes faire sans délai, attendu que, à raison du froid et de l'insuffisance de couvertures, nous couchions d’ordinaire tout habillés. Une fois réunis, ce qui fut l'affaire d’un instant, le Surintendant nous ordonna de nous emparer de tous les hommes de police et des soldats et de mettre à la clef, dans une des remises, toute la force préposée à notre garde. Nous obéîmes, sans savoir alors un mot de l’origine et des causes de la querelle, et sans prévoir quelles seraient les suites de cette aventure extraordinaire. Un seul homme, un sergent, avait été exempté d’arrestation, ce fut lui qui fut chargé seul de nous garder pendant le reste de la nuit. 314 LES SOIRÉES CANADIENNES. Yoilà comment nous gagnâmes les bonnes grâces de notre supérieur ; au point que nous osâmes lui représenter que nos couvertures étaient insuffisantes pendant les nuits froides, et au point qu’il fut de notre avis, fit des représentations au gouvernement et se montra fort mécontent du refus qui suivit sa demande. Peu d’étrangers échappent à la dissenterie, à leur arrivée dans ce pays ; il va sans dire que nous, placés dans les conditions que j’ai décrites, n’y échappâmes pas, plusieurs de nous en furent même très malades. Notre patience au milieu de toutes ces souffrances, notre docilité triomphèrent enfin, jusqu’à un certain point, des préjugés, de la malveillance et de la calomnie. Au bout de trois mois les autorités retirèrent la force armée qui nous gardait si bien et nous fûmes laissés seuls à Long-Bottom, sous la régie de notre Surintendant, qui avait moins de chicanes avec nous qu’avec ses hommes, et qui comprenait bien au fond, dès le commencement, que nous n’étions’ pas des misérables. Les charges de contremaîtres, de gardes de nuit, de portiers, de cuisiniers, d’hommes de service furent données à ceux de nous qui étaient les moins habitués au travail manuel, ou qui semblèrent au Surintendant les plus aptes à les remplir. Pour ma part, je fus fait factionnaire de nuit avec M. le notaire Huot. On comprend que ce changement, si radical, NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 315 améliorait considérablement notre situation : il n’y avait pas jusqu’à la cuisine qui ne s’en ressentit un peu, nos aliments furent tenus avec plus de soin et de propreté et infiniment mieux apprêtés que par le passé ; mais c’est, surtout, du côté du cœur que ce changement nous était un énorme soulagement. On imaginera facilement, d’ailleurs, que nous pouvions, sans manquer à ce que nous devions à nos devoirs, nous permettre une foule de petites libertés qui nous étaient auparavant interdites, sous les peines les plus sévères. Notre Surintendant, qui était devenu moins grossier et moins brutal, dormait à sa guise, tant la confiance que nous avions su lui inspirer par notre conduite était grande. J’ai déjà dit combien nous souffrions la nuit, dans nos petites prisons, du froid le plus souvent, quelquefois de la chaleur et toujours de l’air confiné : nous pûmes, profitant des libertés dont nous laissait jouir le nouveau régime, apporter quelques soulagements à cette misère. Nous pouvions, ouvrant les portes de nos logements, aller nous chauffer à un feu fait dans la cuisine pendant les nuits froides de l’hiver, et prendre l’air pendant des nuits chaudes de l’été. Notre cuisinier avait trouvé le moyen de confec¬ tionner, avec de la farine de maïs grillée et la viande de nos rations, des ragoûts, incomparablement préféra¬ bles au gruau dégoûtant et au bouilli malpropre de notre ancien ordinaire. Peu de temps après le retrait des gardes, notre Surintendant nous permit d’exercer, entre les heures 31G LES SOIRÉES CANADIENNES. du travail réglementaire, une petite industrie qui consistait à recueillir, sur le rivage delà Baie près de laquelle nous travaillions, des coquillages que nous vendions aux cliauliers ; car, dans ce pays, la chaux se confectionne avec des coquillages, qui sont en abondance sur tous les rivages. De cette sorte, nous pouvions nous procurer quelques sous, avec lesquelles nous achetions un peu de riz et de sucre pour notre cuisine du Dimanche, et des rafraîchissements pour nos malades. La ration de blé-d’inde accordée par le gouverne- nement aux bœufs de travail était plus que suffisante, nous pûmes employer à notre profit le petit surplus, que nos gardiens vendaient à leur bénéfice auparavant, en le transformant par le broyage et la cuisson en une espèce de café, dont nous préparions un breuvage que nos lecteurs imagineront à bon droit détestable, mais qui, cependant, valait mieux que l’eau de nos citernes sans mélange. Avec la nouvelle saison chaude arrivèrent les maringouins du pays, les pires de tous les maringouins du monde, de l’aveu unanime de tous les voyageurs qui ont visité la Nouvelle Galle du Sud. Nous eûmes à en souffrir énormément, la situation de notre établissement, la construction de nos logements et l’absence totale des moyens qu’on prend pour diminuer l’effet de ce fléau nous rendaient de faciles victimes de la méchanceté de ces cruels insectes. Le fléau dont je parle est tel que l’usage de moustiquaires de gazes pour NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 317 les lits est général dans le pays, de fait cet article est compté parmi les choses de première nécessité ; inutile de dire que nous n’en avions pas. Après avoir été, pendant environ dix mois employés à casser de la pierre, comme je l’ai dit plus haut, nous fûmes ensuite mis, les uns à transporter cette même pierre sur le chemin de Sydney à Paramata, les autres à couper du bois en blocs pour le pavage des rues de la ville de Sydney. Tous ces travaux s’exécu¬ taient sans l’intervention de qui que ce fut, à l’exception de notre Surintendant qui nous donnait des ordres généraux, nous abandonnant le soin de la mise à exécution. C’était comme on voit un grand changement, qui traduisait un revirement complet dans l’opinion de ceux qui étaient dépositaires de l’autorité : ceci, cependant, n’avait pas lieu sans exciter les réclamations, plus ou moins malveillantes, de gens qui s’obstinaient à vouloir nous confondre avec les grands criminels dont ces colonies pénales sont remplies, et dans lesquelles ils commettent très souvent d'horribles déprédations. Cependant, comme le gouvernement trouvait son compte dans le nouvel ordre de choses et que nul inconvénient n’était résulté de la confiance qu’on avait fini par reposer en nous, nous en fûmes quittes, cette fois, pour des sottises débitées dans la presse et répétées par la crédulité malveillante autant qu’ignorante d’un certain public. XVI UN CHAPITRE QUI COMMENCE ET FINIT PAR LA MORT. D$ns le cours de la seconde année de notre séjour à Long-Bottom, deux de nos camarades tombèrent malades au point de nécessiter leur transfèrement de l’établissement à un hôpital, situé à huit milles de distance. Gabriel Ignace Chèvrefils était atteint d’une inflammation d’intestins et Louis Dumouchel d’une liydropisie. La maladie de Chèvrefils, d’après l’opinion de notre compagnon le Dr. Kewcombe qui, en dehors de ses travaux, exerçait son art au milieu de nous avec toute la charité possible, la maladie de Chèvrefils était due à l’inanition suivie d’un écart de régime. Ce brave, honnête et religieux compagnon était d'une stature colossale et doué d’un appétit extraordinaire, en rapport avec sa taille, lequel appétit il n’avait jamais pu satisfaire une s *ule fois depuis notre départ du Canada, bien que quelquefois il reçut une petite part de ration, tantôt de l’un tantôt de l’autre de ses camarades qui, pourtant, n’en avaient guère assez. Un soir, s’étant NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 319 procuré une certaine quantité de ce blé d’inde grillé dont nous faisions une espèce de café, il en mangea poussé par la faim, ce fut ce qui amena chez lui l’affection dont je viens de parler. Chèvrefils et Dumoucliel furent transportés à l’hôpital à quelques semaines d’intervalle. Aussi longtemps qu’il fut possible, le Dr. Newcombe avait prodigué ses soins à ces deux malheureux camarades ; mais sa pharmacie ne contenant que quelques purgatifs, et notre régime alimentaire ne permettant aucun changement de diète, force fut bien de nous séparer de nos pauvres amis. L’hôpital comme je l’ai dit, était à huit milles de notre établissement c’est-à-dire dans les limites de Sydney, c’était un hôpital destiné aux forçats {convicts). Nos deux infortunés compagnons furent transportés à Sydney sur de la paille, dans un tombereau traîné par un bœuf. Nous les déposâmes aussi doucement que possible dans cette dure voiture, et nous leur donnâmes tous chacun un serrement de main accom¬ pagné de larmes ; car nous sentions que cet adieu était le dernier. Aussi ne relevèrent-ils pas de leurs maladies ; tous deux sont morts sur la terre étrangère : Chèvrefils ne survécut, je crois, que cinq jours à son déplacement et Dumoucliel environ quinze jours. Ce qui nous consola fut la conviction dans laquelle nous étions qu’ils échappaient, à la fois, aux deux I 320 LES SOIRÉES CANADIENNES. exils qu'ils subissaient ensemble, pour aller jouir des délices de la patrie céleste, dont nul ne peut nous priver. Nous craignîmes, un peu plus tard d’avoir encore à nous séparer d’un autre compagnon qui fut soudaine¬ ment pris d’atroces douleurs intestinales, après avoir mangé d’un morceau de bœuf gâte de nos rations ; mais il en fut quitte pour quelques jours de souffran¬ ces, pendant lesquels il demeura cloué à son grabat. Il y avait vingt mois que nous étions à Long-Bottom, lorsque l’ordre vint de nous louer à des habitants du pays, selon l’usage des colonies pénales de l’Australie. Les forçats, auxquels nous étions de tout point assimilés, en arrivant dans ces colonies de déportation, sont d'abord employés pour le compte du gouver¬ nement à des travaux publics, comme on vient de le voir pour nous. Ce n’est, ordinairement, qu’après une couple d’années de ce travail que ces malheureux pas¬ sent à une nouvelle phase de leur vie de déportation ; alors on les assigne , c’est la traduction du mot anglais dont on se sert, à des habitants du pays auxquels leur travail appartient, moyennant la nourriture et de légers gages. De ce moment le condamné ce-se d'être à la charge du gouvernement, mais il reste sous la surveillance de la police, ayant pour prison la propriété de son maître, ou le circuit désigné dans l’acte de louage. Par la suite, le condamné qui ne NOTES D'UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 321 s’est pas mis en contravention avec la justice, est admis à travailler pour lui même, puis enfin il obtient sa liberté et devient citoyen de ces colonies australes. De cette sorte il arrive très souvent qu’un forçat se trouve assigné à un ancien forçat devenu propriétaire, quelquefois fort enrichi,’ quelquefois occupant des charges publiques plus ou moins importantes, et quelquefois un des citoyens les plus respectables du pays. Les conditions de notre louage étaient : — 1° qu’on devait nous tenir à des occupations en rapport avec nos forces, nos aptitudes et nos occupations d’autrefois ; 2° qu’on devait payer, pour chacun de nous sept schel- lings et six deniers par semaine, dont trois schellings et dix huit sous devaient nous être donnés pour notre entretien et trois schebings et dix huit sous devaient être dépc sés, comme pécule à notre avoir, dans une Banque d’Epargne; 3° qu’on devait nous donner dix livres de bœuf frais, dix livres de farine de blé, une livre de sucre et quatre onces de thé noir par semaine, pour radon alimentaire. Les loués sont tenus de préparer et de faire cuire eux- mêmes leurs aliments, et on les loge dans de petites cases séparées de la demeure du propriétaire; b peu près comme les esclaves noirs dans les plantations d'Amérique. Les heures du repas étaient comme 21 322 LES SOIRÉES CANADIENNES. suit : le déjeuner à sept lieures du matin, le dîner à midi et le souper après la journée de travail qui durait de six à six, avec interruption d’une heure pour cuire et prendre le déjeuner et d’une heure pour le dîner. Il est défendu au loué de sortir de la propriété de son maître après ses heures de travail. Pour sortir le Dimanche, il doit porter sur lui un permis écrit portant la signature de son maître : sans cette précaution, on est à peu près certain d'être arrêté par la police à cheval qui bat sans .cesse le pays, pour protéger les habitants, contre les attaques des coureurs- de-bois (b us h-rang ers) ou forçats en rupture de bancs, lesquels souvent se réunissent en bandes et parcourent la contrée, en se livrant à tout espèce d’excès et de crimes. Il n’y a pas que les loués qui soient tenus ainsi de justifier de leur régularité, mais les forçats mi-affranchis ( ticket-of-leave ), et les hommes libres même sont obligés de porter des sauf -conduits, s’ils ne veulent été commis, la police montée n’y met pas grandes cérémonies (c’était du moins le cas à l’époque dont je parle), elle arrête tous ceux qui ne sont pas connus comme citoyens ou ne sont pas munis de permis ou de sauf-conduits. L’état moral de ces populations rend ces mesures absolument nécessaires. Bien souvent, NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 323 i\ n’y a que l’habit de condamne qui distingue le colon du criminel : à part des vieux criminels libères, il y a là foule de gens qui, pour avoir échappés à une condamnation judiciaire, ne s’en sont pas moins faits à eux mêmes justice, en s’exilant aux terres australes. Cependant, on trouve, dans cet état, si répulsif de société, des citoyens du premier mérite ; au point qu’on ne comprend pas pourquoi ils ont choisi ces colonies pour patrie adoptive. Il y a même d’anciens forçats qui sont, au fond, de très braves gens ; car ceux que la justice humaine confond, sous le nom de condamnés , ne sont pas tous au même rang devant Dieu, la conscience et l’honneur ; avec cela que plusieurs ont été les victimes de l’erreur, d’autres les victimes de l’injustice. Quoiqu’il en soit, les condamnés politiques canadiens venaient de recevoir l’intimation qu’ils allaient passer à une nouvelle phase de leur carrière australienne ; ils allaient devenir un objet de louage, de véritables esclaves. Pourtant, c’était une grande amélioration dans notre condition, et la seule chose qui nous fit peine, dans cette nouvelle, fut la pensée que nous allions être séparés les uns des autres. Petit à petit, tous nous avions passé de l’établisse¬ ment de Long-Bottom aux propriétés de nos nouveaux 324 LES SOIRÉES CANADIENNES. maîtres : un seul de nous restait encore à Long-Bottom, lorsque, par une singulière coïncidence, notre Surin¬ tendant, dont la santé diminuait depuis quelque temps, tomba grièvement malade. La Providence avait réglé qu’il ne survivrait pas au dépa.t de ses anciens prisonniers. Il mourut entre les bras charitables du dernier canadien laissé auprès de lui ! Nul autre ne vint l’assister dans ses derniers moments, et pas un ami ne suivit son cercueil au cimetière ! Ses obsèques ne furent pas autres que celles qu’on accorde, en ces colonies pénales, aux restes mortels d’un forçat. La bière était portée sur le même dur et grossier tombereau, trainé par le même bœuf, qui avait conduit nos deux pauvres compagnons à l’hôpital ! Le cortège ne se composait que du canadien, qui conduisait la voiture, et d’un ministre protestant, qui, ne priant pas pour les morts, était venu là pour lire des versets inutiles auxquels personne ne répondit. XVII COMMENT JE DEVINS CONFISEUR. Je fus, pour ma part, d’abord loué à un français natif de l’Ile Maurice. Il ne m’avait pas loué seul, nous étions deux, mon compagnon d’esclavage était M. Louis Bourdon. Notre nouveau maître ne faisait pas partie de la crème de la population de l’Ile Maurice, il était facile de s’en apercevoir par son langage et ses manières. Il nous avait loués dans le but ostensible de nous employer à son comptoir ; mais réellement avec l’intention de spéculer sur notre engagement ; car, à peine s’était-il écoulé quelques jours, qu’il nous sous-loua à profit à deux associés, un français et un allemand, récemment arrivés à Sydney avec l’intention d’y ouvrir une boutique de confiseurs. La boutique n’était point encore montée. Pendant trois semaines nous travaillâmes avec nos maîtres, dans un liangard où nous couchions, à confectionner des sirops, des pâtes sucrées et autres articles qui devaient orner les tablettes du futur magasin de bonbons, et faire les délices des palais sydnésiens. 326 LES SOIRÉES CANADIENNES. C'était pour nous quelque chose de nouveau que pareille occupation : j’espère que les pratiques de nos maîtres ont trouvé nos sirops délicieux, dans tous les cas, nous avons fait de notre mieux et nous ne nous tenions responsables que de notre part de besogne, que nous exécutions en conscience. Dans l’état provisoire de l’établissement de nos maîtres nous étions fort mal logés, en compagnie d une multitude de rats d’une effronterie remarquable ; mais nous étions bien et abondamment nourris. Il fallait voir quels hommages nous rendions à la bonne table de nos maîtres : nous avions presque honte de trouver tant de satisfaction à manger ; mais c’étaient les cris de joie de nos pauvres estomacs. En un mot notre situation nouvelle, bien que peu enviable en soi, puisque nous n’étions après tout que des esclaves portant la livrée des criminels, notre situation nouvelle était un paradis terrestre comparée aux années que nous venions de passer. Enfin, après trois semaines de travaux d’ateliers, nous nous mîmes nos maîtres et nous à monter la boutique, en étalant, sur les tablettes d’un magasin qu’on avait loué, les sirops, les gâteaux et les bonbons. Il arriva alors que mon compagnon, M. Bourdon, et moi fumes séparés fun de l’autre ou à peu près, par le genre différent d’occupations qui nous furent attribuées. M. Bourdon, sachant l’anglais beaucoup NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 327 mieux que moi, fut mis au comptoir où il recevait, sous la direction de l'associé français, tout le monde fashionable de Sydney, tandis que, moi, je restai aux casseroles avec l’allemand qui, pour être le meilleur ouvrier des deux associés, n’en était pas le plus aimable. J’ai peu d’aptitudes pour la cuisine, encore moins pour la' confiserie, conséquemment, fouetter des œufs, brasser des crèmes, écraser des sucres et recurer des casseroles étaient pour moi des occupations peu attrayantes ; mais, enfin, j’étais esclave et j’obéissais : je puis même me rendre cette justice que toujours j’ai fait de mon mieux, dans l’intérêt de mes maîtres et du public qu'ils servaient. Cependant, malgré le mal que se donnaient nos maîtres et malgré nos efforts pour les bien servir, les affaires n’allaient pas aussi bien qu’on s'y était attendu et notre allemand, surtout, n’en devenait pas plus charmant. Depuis un mois que j’étais avec ces maîtres, tous les dimanches j’avais pu aller sans molestation à la messe avec M. Bourdon : le premier dimanche qui suivit notre séparation, causée par la différence de besogne, il n’en fut pas ainsi. Comme je me préparais à sortir avec mon compagnon, l’allemand vint m’intimer qu’il avait besoin de moi pour travailler à l’atelier, me disant, dans son abominable français, qu’il ne connaissait, lui, ni fêtes, ni dimanches, qu'il travaillait tous les jours éclairés 328 LES SOIRÉES CANADIENNES. par le soleil et qu’il entendait que j’en fisse autant. Je lui répondis que j’étais prêt à lui obéir en tout ce qui était légitime et permis par la conscience ; mais que je ne travaillerais pas le dimanche. J’ajoutai que le Dimanche était réservé au repos, par les règlements et que, devant les hommes mêmes, il n’avait pas le droit de me forcer à travailler ce jour-là; pendant lequel des devoirs envers Dieu m’appelaient ailleurs qu’à son atelier. Comme il insistait je lui dis que j’irais, ce jour même, parler à mon premier maître duquel il m’avait sous-loué, pour qu’il annula le marché passé avec lui, et qu’au besoin je m’adresserais aux autorités dont je relevais, par ma pénible position. J’allai, effectivement, après la messe, trouver mon maître, le français de l’Iîe Maurice et lui contai mon affaire. Celui-ci convint de mon droit à me refuser au travail du Dimanche ; mais il ajouta que, pour lui, il n’avait rien à me donner à faire et que si je ne pouvais m’arranger avec mes confiseurs, il serait obligé de me remettre au gouvernement. Je pris alors la résolution d’aller moi-même le lendemain au bureau de l’administration dont je relevais, pour y rencontrer le rapport que mon premier maître devait y loger, et plaider de mon mieux ma cause. Je ne dormis pas tout à fait tranquille cette nuit là, tant j’appréhendais d’avoir affaire aux gens du NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 329 gouvernement ; aussi ne fut-ce pas sans crainte que le lundi matin je franchis le senil du bureau en question, immédiatement après son ouverture. Je demandai à voir le chef du département, en personne, et on peu de confiance dans cette démarche, dont je redoutais meme les résultats ; mais il s’agissait d’une question que je voulais de suite mener à solution. Le chef était un ancien officier de l’armée qu’on appelait le capitaine McLean : je lui dis que j’étais un des exilés canadiens, et j’allais lui raconter mon histoire, dans mon très mauvais anglais, lorsqu’il me dit, avec politesse et des signes marqués de sympathie, en me parlant bon français, que je pouvais me servir de ma langue maternelle, pour lui expliquer mcn affaire. J’eus avec ce gentilhomme une longue conversation qui fut pour moi un véritable rafraîchissement moral, si je puis m’exprimer ainsi. J’avais été, quelques années, si souvent froissé dans mes sentiments et ma dignité d’homme que je ne me sentais pas d’aise de me trouver en face d’un homme de bonne éducation, chez qui le cœur et l’intelligence étaient au niveau de la position. Cet entretien me réconciliait un peu avec mon entourage et me remplissait d’espoir pour l’avenir. Je suis heureux d’offrir aux bénédictions depuis 330 LES SOIRÉES CANADIENNES. de ceux qui liront ces lignes le nom de M. le capitaine McLean. J’avais raconte à mon excellent interlocuteur la transaction par laquelle notre premier maître, le français de Maurice, nous avait sous-loués aux confiseurs, comment nous avions servi ces derniers avec zèle, fidélité et obéissance, jusqu’au moment ou l’allemand avait voulu me forcer à travailler le Dimanche. Après m’avoir écouté avec bonté, M. le capitaine McLean me fit observer que, d’après la pratique ordinaire, le condamné loué, remis par son maître au gouvernement pour cause de difficultés, était renvoyé dans un établissement pénal pour y travailler pour le compte du gouvernement, jusqu’à ce qu’on put lui trouver un nouveau maître ; mais il ajouta qu’il n’en agirait pas ainsi envers moi, qu’il savait faire la différence entre les exilés poliliques canadiens et les condamnés pour crimes et que, bien qu’il fut tenu, par les devoirs de sa charge, de nous compter parmi les condamnés, il aimait à reconnaître que nos condam¬ nations n’affectaient en rien notre caractère de gentilshommes. Usant alors de la latitude qui lui était donnée par les règlements qui définissaient les devoirs et les attri¬ butions de sa charge, il me donna un permis écrit et NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 331 signé de sa main, par lequel j’acquérais le droit de chercher moi même une situation dans les limites de la ville de Sydney. Je lui exprimai, de mon mieux, ma reconnaissance et il m’invita, avec bonté et une exquise politesse, à l'aller voir, de temps à autre, à son bureau, pour lui donner des nouvelles du succès de mes démarches. Il serait difficile d’exprimer la joie dont j’étais rempli, en sortant du bureau de ce digne homme, mon passeport dans ma poche et le cœur plein d’espérance. Enfin je venais de recouvrer en partie la liberté, il me semblait que j'avais grandi de six pouces : je bénissais mon bienfaiteur dont je mettais le bonheur présent et futur sous la protection de tous les saints du paradis. XVIII EN QUETE D’UNE SITUATION. J’avais conservé, dans un repiis du couvert de mon livre de prières, quelques pièces d’or apportées du Canada et qui, de cette sorte, avaient échappées à la confiscation générale opérée à bord du Buffalo : à cette ressource s’ajoutaient les quelques schellings de salaire qui m’avaient été payés par les confiseurs. J'allai me pensionner chez un homme qui était venu nous rendre quelquefois visite à Long-Bottom. La raison de l’intérêt que ce colon de Sydney nous portait venait de ce qu’il avait autrefois habité Montréal, où il avait appris à parier passablement le français. Ce souvenir du Canada qui l’avait porté, lui, à nous rendre visite, me porta, moi, à aller prendre pension dans sa famille. Le brave capitaine McLean m’avait donné de sages conseils et m’avait averti que je rencontrerais beaucoup de difficultés à trouver de l’emploi dans Sydney : il m’avait mis au fait de l’état extrême de NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 333 gêne qui paralysait les affaires et m’en avait expliqué les causes. Le fait est que toute la colonie subissait, en ce moment, une crise financière épouvantable, on était menacé d’une banqueroute générale, et chaque jour était marqué par l’annonce de faillites plus ou moins considérables. Les causes de cette crise tenaient au mode de colonisation, adopté depuis quatre ou cinq ans par le gouvernement, et à la rage de spéculation qui s’était, en conséquence, emparé de cette population pleine de convoitises, avide des jouissances matérielles et que ne retenait guère le souci de la Religion. Jusqu’à l’époque que je viens de mentionner le gouvernement anglais donnait les terres, par lots considérables souvent, à tous les colons sujets britan¬ niques et aux forçats libérés : l’Angleterre dépensait de plus dans la colonie des sommes considérables, et les administrations pénales fournissaient aux colons un travail à bon marché, dans la personne des condamnés non encore pardonnés. De pins, les travaux des grandes routes, les travaux des ports de mer étaient faits par les forçats nourris, entre enus et gardés par le gouvernement de la mère patrie. Cette abondance de biens arrivant ainsi aux clous, sous forme d’octrois gratuits de terres, de main 334 LES SOIRÉES CANADIENNES. d’œuvre à bon marché, en nu mot de secours de toutes sortes sortant des trésors de l’Angleterre, avait donné à ces établissements lointains des développements rapides ; bon nombre de gens faisaient des affaires magnifiques. Le bruit de ces succès se répandit dans les trois royaumes et les immigrés commencèrent à affluer. Le gouvernement anglais, voyant la valeur des terres augmenter, crut devoir changer de système de colonisation. On se mit à vendre les terres à l'encan, au lieu de les donner, et on employa le produit de ces ventes à donner des passages gratuits à tous ceux qui se présentaient pour émigrer. Ce système, dénué de toute prévoyance et de tout esprit de charité, produisit naturellement des effets désastreux. Une rage de spéculation s’empara des anciens colons déjà en possession de quelques capitaux : on fit monter les terres à des prix qui n'étaient nullement en rapport avec les conditions d'exploitation et de marchés. Non seulement on épuisa ainsi tout le capital du pays, non seulement on escompta le capital à venir ; mais on monta des compagnies qui, au moyen de quelques capitaux réels obtenus d’Angleterre et des capitaux fictifs souscrits sur place, firent d’immenses achats de terreins et des dettes proportionnellement plus considérables encore. NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 335 Pendant qne ceci se passait dans les opérations de finances, les flots d’une immigration pauvre et misérable inondaient la colonie. Il n’y avait pas d’ouvrage, chez les anciens colons, pour toute cette population ainsi subitement transplantée dans un monde tout nouveau pour elle : ces nouveaux immi¬ grants, de leur côté, n’avaient aucun moyen d’acheter les terres, aux prix fous que la spéculation y avait étab'is. Tout le capital flottant avait été absorbé par l’achat des terres et, au lieu de circuler dans la colonie, était passé tout entier dans les mains des armateurs anglais qui avaient transporté aux terres australes ces masses d’immigrés dénués de tout. Alors commencèrent d’abord la gêne, puis l’escomp¬ te usuraire, puis le sacrifice des propriétés, puis les banqueroutes. Les spéculateurs, qui avaient acheté, sans même les connaître, des terres situées au fond des forêts aux prix extravagants de plusieurs livres sterling l’âcre, ne pouvaient déjà plus réaliser un seul denier comptant de terres excellentes placées dans le voisinage de Sydney, même à des prix excessivement réduits. La misère était telle que le gouvernement fut obligé de faire construire des abris pour les immigrés, et de nourrir ces malheureux pendant un temps assez considérable. 336 LES SOIRÉES CANADIENNES. Telle était la situation de la Nouvelle-Galle-du- Sud, au moment où je sortais du bureau du brave capitaine McLean, pour clierclier de l’emploi dans la ville de Sydney. Les gens en quête de situations se coudoyaient dans les rues et dans les boutiques : les négociants et les industriels se voyaient assaillis par plus de solliciteurs que de chalands. Pendant quinze jours, j’allai frapper aux portes et aux cœurs, heurté partout par des compétiteurs nécessiteux, sans pouvoir trouver la moindre chose à faire. J’avais d'abord cherché quelqu’emploi qui fut en rapport avec mes goûts et mes aptitudes, puis je m’étais rabattu sur des emplois moins acceptables, puis enfin je m’étais offert pour le premier emploi venu ; mais tout avait été inutile. Pendant ce temps, mes quelques pièces d’or et mes quelques schellings avaient disparus. Au bout de trois semaines mon hôte, oui était cordonnier et qui commençait aussi lui à manquer d’ouvrage, m’intima l’ordre de ne pas rester chez lui plus longtemps, il était payé et il savait que j’avais épuisé mes ressources. « JE DEVIENS JARDINIER. Avant de retourner à un établissement pénal, j’étais déterminé à épuiser tous les moyens possibles : je redoublai donc de recherches et d’instances et, cette fois, la Providence aidant,, j’eus un plein succès. L’occupation cpie j’obtins était celle d’aide-jardinier : mon nouveau maître était un marchand-tailleur, ancien prisonnier libéré qui s’était enrichi, pendant les années de prospérité de la colonie, et qui avait eu la sagesse de ne pas dissiper son avoir dans les folles spéculations qui en avaient ruinés tant d’autres. J’allai faire part de ma bonne fortune au capitaine McLean et, muni des papiers nécessaires signés par mon nouveau maître, je me fis transférer en due forme du service de mon français de l’Ile Maurice au service du marchand de Sydney ; car, cette formalité était nécessaire pour régulariser ma position. Les conditions du dernier contrat, du louage de ma personne, étaient les mêmes que celles dont j’ai déjà rendu compte. 22 333 LES SOIRÉES CANADIENNES. Par mon transfèrement, de confiseur que j’étais je devenais jardinier et, dans eliacun des deux cas, sans le moindre apprentissage. Le lendemain, je partis en chaloupe avec le fils de mon maître, pour remonter la rivière Paramata, sur les bords de laquelle la propriété de campagne du marchand était située, à quatre milles environ de Sydney. C’était un beau domaine dont huit âcres seulement étaient en ce moment défrichés et mis en culture jardinière. Le personnel de l’exploitation, auquel je venais m’ajouter, se composait d’un chef jardinier et de cinq prisonniers loués. Les logements se composaient : 1° d’une maison de campagne petite, mais assez élégante, bien meublée et ornée à l’extérieur de plantes grimpantes ; c’était le cottage dans lequel logeait la famille du propriétaire dans le cours de leurs promenades à la campagne : 2° d’une case qui servait de logis au chef de culture et à sa famille : 3° d’une autre case qu’habitaient les cinq travailleurs loués. Le fils de mon maître, qui était lin fort joli garçon, m’introduisit dans le cottage de la famille et, me montrant une- excellente chambre à coucher qui s’y trouvait, me dit que son père lui avait donné l’ordre de m’y installer et de me dire, de sa part, qu’il savait NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 339 faire la différence entre les autres condamnés et moi, et qu’il entendait que je fusse respecté et traité comme un honnête homme que le malheur, et non le crime, avait conduit dans ce pays. Je remerciai, de tout mon cœur, mon excellent interlocuteur et je le priai de vouloir offrir à son père l’expression de ma profonde reconnaissance,' pour les égards qu’il avait pour moi ; je l’assurai que je tâcherais de reconnaître leurs bontés par mon exactitude au travail et mon zèle pour leurs intérêts. En partant, mon jeune maître recommanda au chef de culture de me bien traiter et aux ouvriers loués de me respecter. Je fus aussi surpris qu'enchanté d’un procédé si délicat et si généreux : je m’y attendais d’autant moins que de pareils sentiments étaient peu dans les habitudes de la population de cette colonie, à cette époque du moins, et que certains journaux, comme je l’ai déjà dit, avaient débité, sur notre compte, les calomnies les plus infâmes. Cependant, à cette période de notre captivité, les préjugés soulevés contre nous commençaient à s'éteindre, grâce à l’influence du clergé catholique et d'hommes équitables comme M. le capitaine McLean et mon nouveau maître, et grâtfe un peu aussi à notre bonne conduite. Aussitôt après le départ du fils de mon propriétaire, je m'armai d’une pioche et je me rendis auprès du jardinier : c’était au temps des serclages et des 340 LES SOIREES CANADIENNES. rencliaussages. Comme fils de cultivateur, je n’étais pas tout à fait étranger à ces travaux, je pus donc m’acquitter de ma besogne à la satisfaction de mon chef de culture, qui me fit des compliments de mon ouvrage. Le lendemain, je fus le premier rendu à l’ouvrage ; car j’étais déterminé à ne me laisser dévancer par personne. Je me mis bientôt au fait de la culture et des travaux de défrichements, et tout allait au mieux dans notre établissement. L’excellent propriétaire venait quelquefois visiter son nouveau domaine, il y venait quelquefois meme avec sa famille; toujours ces visites étaient pour nous des létes: il portait pour moi la bonté et les égards jusqu’à me faire venir au milieu des réunions champêtres de sa famille, pour m’offrir un verre de vin. Si je ne m’étais pas posé pour règle dans ces notes d’être court et de ne me permettre aucune dissertation, cette noble conduite d’un homme, passé de la classe des condamnés à celle des citoyens honnêtes et respectables, me fournirait un thème assez fécond pour une longue digression ; mais, avec le cadre que je me suis tracé, je dois me borner à faire mention de cette belle action et à exprimer toute la gratitude dont elle m’a rempli pour son honorable auteur. Trois mois après mon arrivée sur la propriété de NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 341 mon nouveau maître, tous les prisonniers canadiens reçurent avis qu’ils allaient passer de la catégorie des loués (assignée! convicls) à la catégorie des affranchis - surveillés ( ticket of leave meri). Sur cet avis nous devions aller au bureau indiqué, pour y recevoir notre permis ou billet di affranchissement, qui nous permet¬ tait d’exercer telle industrie qu’il nous plairait, pour notre compte, dans toute l’étendue du district men¬ tionné dans le billet. I)ans le voyage que je fis à Sydney pour prendre mon billet , j’allai rendre visite au bon capitaine McLean et à mon bon propriétaire : celui-ci me dit qu’il était prêt à me continuer dans mes occupations ; mais qu’il serait content de me voir en possession d’un meilleur emploi. Je me mis donc à chercher mieux ; mais les choses n’étaient point changées dans la colonie et il me fut impossible de rien obtenir. Je voyais de temps en temps quelques-uns de mes compagnons d’exil qui travaillaient dans Sydney ou dans les environs. Un jour que je rencontrais mon ami M. Bourdon, il me dit que les confiseurs, chez qui je l’avais laissé, avaient fermé boutique et que, depuis, il avait cherché partout de l’emploi sans pouvoir y réussir. Il ajouta que le seul moyen qu’il imaginait de pouvoir échapper à une complète 342 LES SOIRÉES CANADIENNES. misère était de rejoindre dix de nos compa¬ triotes qui s’en étaient allés entreprendre, sur une terre en foret appartenant à un militaire en retraite, une exploitation de bois. Il était décidé à partir de suite pour le chantier canadien et il me sollicita de le suivre, en me représentant que c’était presque la liberté pour nous, et qu’ainsi réunis ce serait une image de la patrie absente. Cette proposition avait certainement son côté séduisant, j’acceptai. Après avoir pris congé de mon propriétaire, que je remerciai avec effusion de ses bons procédés, je m’occupai avec mon compagnon, M. Bourdon, à faire, au moyen de nos petites ressources, l’achat des outils qui nous étaient nécessaires et de provisions pour une semaine. Ceci fait, nous prîmes, le sac sur le dos et le bâton à la main, le chemin du chantier canadien , à travers un bois qu’on nous, avait dit remplis de serpents et d’énormes lézards, nommés dans le pays goanos. LE CHANTIER CANADIEN. Le Chantier canadien était à neuf milles seulement de Sydney, sur le côté opposé de layivière Paramata, et à trois mille des bords de la rivière. C’était en pleine forêt ; mais un sentier bien tracé y conduisait, aussi n’eûmes-nous aucune peine à le suivre. Après informations prises, nous avions décidé, M. Bourdon et moi, de nous mettre à faire des lattes et nous avions monté notre outillage dans ce but. Les raisons qui nous avaient déterminés à choisir la latte pour objet de notre production étaient, 1° que nous ne faisions pas concurrence à nos camarades du chantier, occupés exclusivement à préparer du bois de charpente et du bois de sciage ; 2° que l’ouvrage requis, pour cette transformation du bois de la forêt, demandait moins d'habitude des travaux forestiers en général. Partis le matin de Sydney, nous traversâmes la rivière et, vers midi, nous atteignîmes le chantier, où 344 LES SOIREES CANADIENNES. bientôt arrivèrent de l’ouvrage, pour dîner, nos amis tout réjouis de nous voir. Nos liôtes du moment étaient logés dans une cabane spacieuse, construite d’éclats de bois et recouverte d’écorce d’arbres : tout autour régnait, comme dans les chantiers du Canada, une rangée de couchettes mollement et abondamment bourrées de feuilles de fougères et garnies de couver¬ tures de laine. Nous préparâmes avec eux le diner et, pendant ce i temps et le temps que dura le repas, nous fîmes part à nos compatriotes de notre projet de nous joindre à eux pour confectionner de la latte. Sachant que nous n’étions pas accoutumés aux travaux forestiers, ils exprimèrent certains doutes sur le résultat définitif de notre entreprise ; — mais, enfin, dirent-ils, comme il n’y a rien autre chose à faire, dans ce malheureux pays, il faut bien essayer de tout ! — Ils s’offrirent à nous venir donner un coup de main , pour partir notre exploitation. Nous n’avions, ni les uns ni les autres, de temps à « perdre, un labeur continuel et une sévère économie étaient de rigueur alors dans la Nouvelle-Galle-du- Sud, on ne se tirait pas d’affaire à moins ; aussi, aussitôt le dîner et le petit bout de conversation qui en fut comme le dessert finis, nous allâmes nous mettre à l’ouvrage. Il était environ une heure de NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. 345 l’après-midi quand nous commençâmes notre besogne, nos dix amis nous dirigeant et nous aidant. Un arbre énorme, ayant an moins six pieds de diamètre sur la souche et une longueur de plus de cent pieds, fut abattu et coupé en billots de quatre pieds de long, qui était la longueur que devaient avoir nos lattes. NTos amis, qui nous avaient aidé dans cette première opération, nous enseignèrent alors les meilleurs procédés pour fendre ces billots et les réduire en lattes ; après quoi ils s’en allèrent reprendre leur propre ouvrage, pour le reste de la journée. Il nous restait alors encore environ deux heures de travail que nous employâmes de notre mieux, M. Bourdon et moi, à continuer le même labeur. Pendant ces deux heures d’ouvrage, nous fendîmes chacun environ quarante lattes : dans le même espace de temps, un homme parfaitement au fait de la besogne en eut fendu à peu près deux cents. Le soir, réunis tous les douze dans notre cabane, après notre souper, nous passâmes la plus agréable veillée qui nous eut encore été donnée de passer dans les terres australes. Jusqu’à onze heures, notre con¬ versation, entremêlée de chansons canadiennes, roula sur notre cher pays, sur les parents et les amis absents. Chacun pensa et parla de sa famille, de sa paroisse, exprimant le ferme espoir de îevoir encore 346 LES SOIRÉES CANADIENNES. l’une et l’autre avant de mourir. Cette conversation Lien douce, sans doute, n’était pas sans larmes cependant, il y avait parmi nous des époux et des pères dont les épouses et les enfants étaient absents et peut-être nécessiteux. [Notre travail allait toujours et nous acquérions de l’expérience et de la dextérité dans notre nouveau métier lequel, néanmoins, fatiguait considérablement mon camarade, M. Bourdon, qui était faible de tempérament : bien que plus robuste que mon ami, je ne laissais pas non plus cpie de trouver la besogne fort dure : dès les premiers jours nous eûmes les mains pleines d’empoules et les membres endoloris de fatigue. Au bout de huit jours de travail, il nous fallut aller à Sydney pour nous procurer des provisions. .Nous finies, là, rencontre des trois principaux officiers d’un navire baleinier français du port de Brest ; ils revenaient d’une course de pêche à la baleine, faite dans les régions de l’extrême sud du Pacifique. Nous parlâmes ensemble de la Vieille et de la Nouvelle- France ; puis nous leur finies, à leurs vives instances, le récit de nos luttes et de nos malheurs. Pris d’une ardente sympathie pour nous, et mus par NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. 347 ce sentiment si singulièrement français, le dévoue¬ ment, ils nous offrirent de suite de nous dérober à l’exil, en nous prenant à leur bord. jStous les remer¬ ciâmes chaudement de leur offre généreuse ; mais nous leur répondîmes que la cliose était. à peu près impossible, et nous leur fîmes connaître les sérieuses conséquences qui pouvaient en résulter pour eux ; car les lois portées contre les capitaines, officiers et marins d’un navire qui donnerait asile à un condamné sont d’une sévérité extrême. La peine personnelle est une amende de £500 sterling ou la prison et, dans le cas que le capitaine ou les propriétaires du bâtiment soient les auteurs de la tentative, alors la peine portée est la confiscation du navire. Dans ce cas, dit un des officiers, le médecin du baleinier, j’en fais mon affaire : si nous échouons, j’en serai quitte pour un peu de prison, et dans tous les cas le navire sera exempt de saisie. Il fut si pressant, et la perspective d’être libre est tellement engageante que nous consentîmes à accepter la proposition du généreux médecin. Il avait tout arrangé, de façon à ne compromettre ni le capitaine ni le navire : il devait nous cacher dans sa pharmacie, dont lui seul avait les clefs et qui était’ comme son domaine à lui, de l’administration duquel il avait seul les privilèges et la responsabilité. C’était deux jours après que devait avoir lieu le 348 LES SOIREES CANADIENNES. déjjart du navire baleinier. Dans la nuit qui suivit cet arrangement préliminaire, je me pris à réfléchir, et, dans la longue insomnie que me valait la gravité de la situation, je pesai toutes les raisons pour et contre : le résultat de mes délibérations, ainsi faites à part moi, fut qu’il valait mieux ne pas tenter cette aventure, si pleine de dangers pour les hommes généreux qui voulaient bien y prendre part dans notre unique intérêt, et pour nous. D’ailleurs, au cas de plein succès, je ne voyais rien de mieux, dans le résultat, que l’obligation de uvivre et de mourir en dehors de mon pays natal. Je communiquai à mon ami, M. Bourdon, le résultat de mes méditations et ma détermination de ne point partir, qui en était la conclusion pratique. Je lui dis qu’il y avait tout lieu d’espérer une amnistie et que, dans ce cas, notre évasion équivaudrait à un bannissement perpétuel. M. Bourdon me répondit qu’il était époux et père, qu’en profitant de l’occasion qui lui était si généreu- inent fournie par les officiers du baleinier français, il pourrait s’en aller aux Etats-Unis, et y faire venir sa famille, qu’au cas d’une amnistie il tâcherait de se faire admettre à y participer. Bref, il était, me dit-il, décidé à partir. B partit, en effet, avec le baleinier qui mit à la voile le matin suivant, emportant dans son sein mon NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. 349 camarade et ami. M. Bourdon a rendu compte de son voyage dans un écrit publié il y a déjà plusieurs années. Ce brave compagnon de mes misères est mort l’an dernier ; mais au moins il est mort sur le sol de la patrie et la terre de sa naissance a reçu le dépôt de ses cendres, à l’ombre de la croix d’un cimetière canadien. Il me fallait trouver un nouvel associé ; car il était nécessaire d’être deux à notre besogne. Dans l'état des affaires à Sydney, je n'eus pas de peine ale rencontrer parmi les exilés canadiens : ce fut M. Louis Ducharme. Le môme jour que mon ami Bourdon mettait à la voile, et. quand nous eûmes vu le navire qui le portait en dehors du port, nous prîmes, le sac de provisions sur le dos, le chemin de la foret qui menait à notre chantier. Nous nous mîmes bravement à l’ouvrage et, sans tenir compte de nos embarras, des mécomptes et de la fatigue, nous fendions des lattes du matin jusqu’au soir. Enfin dans le cours de deux semaines après notre retour au chantier, nous avions complété une cargaison de 12.000 lattes. Alors nous engageâmes des charretiers pour transporter notre bois à la rivière, puis nous louâmes une berge pour le conduire à Sydney, où nous en opérâmes la vente au prix de dix fchellings 350 LES SOIRÉES CANADIENNES. sterling le mille. C’est-à-dire que nous avions tout juste suffisamment d’argent pour payer la coupe du bois, le charretier, le louage de la berge et acheter des provisions pour une autre quinzaine. Ce n’était pas un résultat brillant ; mais nous vivions comparati¬ vement heureux, dans notre cabane avec des compa¬ triotes. Le lendemain de notre vente nous remontâmes au bois par la rivière, en ramant sur la berge avec lequelle nous avions amené nos lattes et que nous devions ramener au lieu d’embarquement du bois. Nous reprîmes donc nos travaux, avec d’autant plus de courage que nous avions maintenant acquis une certaine habileté au métier et que, surtout, nous étions désormais endurcis au travail, au point de ne ressentir que juste cette fatigue qui fait trouver le repos du soir si délicieux et le sommeil de la nuit si réparateur. Enfin, n’eut été la chaleur et les maringouins qui vinrent bientôt nous tourmenter, nous nous serions cru assez heureux ; autant qu’on peut l’être, du moins, sous les circonstances dans lesquelles nous nous trouvions. Comme nous n’espérions pas sortir bientôt de notre •condition et que, occupation pour occupation, autant valait pour le moment du moins, notre métier acteel de forestier à tout autre, nous résolûmes de construire NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 851 un four de terre à la façon du Canada, pour y cuire notre pain en commun. Jusque là, notre farine avait été convertie en pains cuits sous la cendre sur une pierre plate, à la façon des pays d’Australie. Nous passions donc de la galette au pain, et ce fut une époque. Partout ou demeuraient quatre ou cinq canadiens ensemble, on vit plus tard s’élever un four de terre, et les habitants du pays se disaient : “ — Il y a des canadiens ici ! ” en appercevant cette commodité domestique, inconnue jusque-là dans les campagnes de la Nouvelle-Galle-du-Sud. Ainsi se passèrent tranquillement trois nouvelles semaines de notre exil, pendant lesquelles, chaque jours travaillant, nous avions fabriqué une autre cargaison de lattes, plus considérable que la première. Mais le calme ne dure pas toujours et le bonheur n’est noint habitant de cette terre : i 'assure le lecteur i «J que nous l’avons trouvé en Australie moins qu’ailleurs encore. Nous avions donc, dans la journée dont il va s’agir, chargé notre berge de nos lattes, avec l’intention de partir de bonne heure, le lendemain, pour le marché de Sydney. La berge fut ancrée près du rivage, prête à nous recevoir au matin : le malheur voulut que, dans la nuit, elle fut entraînée par la marée sur une grosse roche, sur laquelle elle chavira à marée liasse, déchargeant dans la rivière la plus grande partie de sa cargaison. 352 LES SOIRÉES CANADIENNES. Quels ne furent pas notre étonnement et notre désespoir d’apercevoir, à notre arrivée sur la rive, notre berge à moitié d’eau et notre chargement épars sur la rivière : mon compagnon, surtout, en fut atterré ; mais il fallut en prendre son parti et tâcher de retirer du naufrage le plus possible des épaves de notre petit avoir. Après avoir vidé la berge de l’eau qu’elle contenait nous nous mîmes à recueillir, avec deux petites chaloupes qui se trouvaient là, nos lattes que le flot avait fait voyager toute la nuit. Heureusement que ces lattes étaient réunies par paquets, de cent lattes chacun, et qu’au moment de notre arrivée la marée, qui achevait de monter, avait presque tout ramené au point de départ du baissant précédent. En somme nous en fumes quittes pour la perte de notre temps et de quelques centaines de lattes ; mais c’était déjà quelque chose pour nous, sans compter la fatigue et l’ennui de ce labeur inattendu. Après avoir employé les heures favorables de la marée à recueillir nos lattes, nous nous occupâmes à les recharger dans la berge : ces diverses opérations ne furent terminées que le soir. Nous mîmes alors la berge en lieu sûr pour la nuit. Le lendemain matin, de bonne heure, nous ramions 'du côté de Sydney, ayant contre nous le courant du montant. Il soufflait alors, en notre faveur, un de ces vents chauds qui, dans cet endroit sont invariablement NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 353 le meme jour remplacés par de gros vents froids venant du sud. Nous faisions force de rames, pour arriver au quai de Sydney avant le retour du vent de Sud. Déjà nous voyions s’agiter les arbres, se soulever la poussière des routes, déjà nous sentions se refroidir l’atmosphère sous l’effet des premières bouffées de ce vent malencontreux ; mais nous n’étions plus qu’à quelques arpents du débarcadère : nous redoublions d’efforts, la sueur nous inondait ! Peines inutiles, voilà le vent sur nous, nous reculons. Force nous fut alors de virer de bord et de nous laisser remonter vers le lieu d’où nous étions partis ; mais, cette fois-ci, sans ramer : nous n’avions qu’à gouverner notre embarcation qui, chargée pardessus les bords, offrait au vent beaucoup de prise. C’était encore une journée de perdue et de nouveaux risques à courir. Nous regagnâmes le port d’embarque¬ ment, où nous jettâmes l’ancre à sept heures du soir, le samedi. Nous reprîmes donc assez tristes le chemin de lacabane; carnousn’avions plus de provisions. Depuis plusieurs jours déjà nos camarades nous nourrissaient et nous avions bien compté ne revenir que le lundi, mais avec suffisamment d’approvisionnements pour rendre ce que nous leur devions et nous nourrir pendant une autre quinzaine au moins. Nous n’en fumes cependant pas plus mal reçus pour ne rien apporter, et le Dimanche se passa, comme tous les 23 354 LES SOIRÉES CANADIENNES. autres que nous avons passés dans le bois, à partager notre temps entre la prière, la lecture et les conver¬ sations sur la patrie absente. Le lundi nous repartîmes pour Sydney, par le plus beau temps du monde. Notre cargaison, pour avoir bu l’eau de la rivière Paramata, subit une baisse de douze sous par mille, à laquelle il fallut bien se soumettre dans la vente que nous en fîmes le même jour. Le produit de notre cargaison nous mit en état de payer toutes nos redevances et d’acheter des provisions pour seize à dix huit jours ; mais nous ne pûmes faire d’autres emplettes que celles de deux pantalons de bouragan, un pour mon associé, l’autre pour moi. Ainsi donc notre travail, si dur qu’il fut, suffisait à nous nourrir, et voilà tout. Bientôt mon associé fut presque sans habits et ma garderobe ne valait guère mieux que la sienne : cependant, je pouvais encore me montrer à Sydney dans mes hardes, tandis qu’il y eut un temps que mon pauvre associé, lui, était obligé d’emprunter de nos camarades, dont le travail était plus lucratif, certains articles d’habillement, entre autres une chemise ; car, en toilette de chantier, il n’avait qu’un juste au corps de laine et pour tout chapeau un petit bonnet de laine rouge. Il ne faut pas demander si la peau nous bronzait, ainsi exposés au soleil australien. XXI COMMENT PAR ACCIDENT JE DEVINS FABRICANT DE CHANDELLES OU A PEU PRES. Il y avait un an que nous étions employés à la fabrication des lattes, lorsque vint fondre sur notre établissement une calamité, qui pouvait avoir des suites terribles relativement à notre situation ; car tout est relatif dans ce monde. Le feu mis dans les bois à quelques milles de notre cabane s’avançait vers nous poussé par le vent : lorsque nous en fûmes avertis il n’était plus qu’à deux milles de notre chantier. Aussitôt que l’alarme nous fut donnée, nous courrûmes de suite à la cabane : une partie de notre troupe s’occupa à sauver de la case les hardes et autres effets, provisions et petites valeurs. Nous n’avions, mon associé et moi, en dehors des habits qui nous couvraient et de nos lattes dont une cargaison était prête à embarquer, que deux couver¬ tures de laine. Ceux qui s’étaient chargés des effets, mon associé était du nombre, coururent avec leurs charges vers une profonde ravine bordée de rochers 356 LES SOIREES CANADIENNES. nus et au fond de laquelle coulait un ruisseau. Le reste de notre troupe resta pour tâcher de sauver le bois manufacturé, planches, pièces de charpente, bardeaux et lattes. Pour moi, je me dirigeai vers notre tas de lattes et me mis de suite à nettoyer jusqu’à la terre, autour du tas, de toutes les feuilles et branchages secs, un grand espace circulaire. Dès que j’eus débarrassé ce cercle de tout ce qui pouvait donner prise à l'incendie, je me préparai à mettre le feu aux amas de feuilles et de branches accumulés par moi tout à l’entour de mon cordon sanitaire. Je ne voulais mettre le feu qu’au moment d’ètre atteint par la conflagration générale de la forêt, afin de ne pas risquer de faire inutilement deux incendies au lieu d’une. Je n’attendis pas long¬ temps : d’abord un bruit sourd, puis une fumée épaisse m’annoncèrent l’approche de l’élément destructeur. Au moment ou les premières lueurs se montrèrent à moi à travers les interstices de la forêt, je mis le feu à plusieurs points de mes amas de feuilles sèches. En un instant, je fus environné de flammes qui couraient dans toutes les directions, mais en s’éloignant de moi. Ce feu, allumée de mes mains, détruisit autour de mes lattes et de ma personne, en peu d’instants, tout ce qui pouvait donner prise à l’incendie qui s'avançait. Je demeurai appuyé sur mon tas de lattes, d’où je vis passer, dans toute sa majesté, ce personnage qui a nom le feu dans les bois. NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 357 Il fallait voir les flammes fureter tous les coins de la forêt, pour dévorer tout ce. qui s’y rencontrait de feuilles scellées par le soleil et de petits débris de bois mort. Le feu s’éloigna aussi vite que nous l’avions vu s’approcher. Quand il fut passé, je regagnai la cabane où, bientôt, nous fûmes tous réunis pour contempler les ruines de notre établisse¬ ment. La case était en cendre : à la vérité, ce n’était pas une grosse perte : en deux jours elle était remplacée par une autre tout aussi grande et tout aussi commode. Mais il y avait des pertes, une grande partie du bois préparé par nos compagnons avaient été brûlée ; ils avaient même perdu quelques effets et provisions, déposés dans une petite clairière, pareeque la distance de la cabane à la ravine était assez considérable ; mais nos amis avaient fait des épargnes importantes et ils pouvaient supporter ce petit désastre. Pour nous, nous n’avions rien perdu les seules choses que nous avions à perdre, nos peaux, nos deux couvertures et nos lattes étaient sauves. J’oubliais de dire, ce que le lecteur au reste a dû ' deviner, qu’aucun de nous ne fut atteint dans sa personne : un seul ressentit une incommodité momen¬ tanée qui lui fit perdre connaissance, pour s’être trop exposé à la fumée et à la chaleur dans le travail de sauvetage du bois de charpente. '558 LES SOIRÉES CANADIENNES. Mon associé, clans le moment, se trouva tout à fait dégoûté de la vie des bois et du métier de fabricant de lattes ; nous résolûmes donc de chercher une autre occupation. Notre dernier chargement opéré, nous dîmes adieu à nos compagnons, que, pour ma part, je laissais à grand regret, et nous nous embar¬ quâmes de nouveau sur la rivière Paramata poul¬ ie marché aux lattes de Sydney. Le lendemain, après avoir, du produit de notre cargaison, payé nos redevances et nos dettes, nous nous retrouvâmes de nouveau sur le pavé de Sydney à chercher un nouvel emploi. La chose n’était pas plus facile que l’année précédente ; la détresse durait encore et le gouvernement était toujours dans l’obligation de nourrir un certain nombre d'immigrés sans moyens de gagner leur vie. Nous fûnres obligés, M. Ducliarme et moi, de nous séparer, pour chercher, chacun de son côté, avec plus de chances de succès. Le cinquième jour de recherches infructueuses, je rencontrai trois français nouvellement arrivés dans le s> pays, avec l’intention de s’y fixer comme industriels, avec des capitaux suffisants me dirent-ils. Ils s’étaient arretés à la fabrication des chandelles. Comme ils ne parlaient pas un mot d’anglais, ils me prirent pour leur interprète et leur homme d’affuire. Je pouvais me faire comprendre facilement dans cette langue NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. 359 apprise en prison, et dans l’exil ; mais je ne m’enga¬ geai pas aux français comme puriste : je déclare que j’étais aussi incapable de rengagement que de pratiquer la cliose que comporte ce mot. Mes bourgeois établirent leur usine à huit milles de Sydney et à quatre milles de toute habitation ; en sorte que je me trouvai de nouveau dans le bois et dans des édifices qui ressemblaient beaucoup à la cabane du chantier canadien. Je n’étais soumis, dans mon nouvel emploi, à aucun travail manuel : ma besogne consistait à faire l’achat du suif sur le marché de Sydney et à opérer la vente de la chandelle sur la même place : dès qu’on eut du suif à acheter et de la chandelle à vendre ; car nous mîmes environ un mois à préparer les choses. C’était la quatrième fois que je changeais d’état, depuis mon départ de Long-Bottom; j’avais été successivement confiseur, jardinier, forestier et je me voyais en ce moment commis-marchand, dans le suif et la chandelle. Si les récettes n’étaient pas brillantes, la variété ne manquait pas au moins. Je faisais, trois fois par semaine, et à pied, le trajet entre notre fabrique et la ville de Sydney, ordinaire¬ ment seul, * quelquefois accompagné de l’un des associés. Les choses n’allaient pas au mieux ; la plus 360 LES SOIRÉES CANADIENNES. grande partie du capital de mes bourgeois consistait en illusions pour eux et en belles promesses pour les autres : Ils n’étaient pas meme parfaitement au fait de l’industrie qu'ils avaient choisie. Prévoyant que l’établissement ne tiendrait pas et que je finirais par n’être pas payé, je résignai ma situation au bout de quatre mois, et bien m’en prit ; car le résultat répondit à mes prévisions. XXII SUCCESSIVEMENT GARÇON DE FERME ET PETIT MARCHAND. Je me vis donc pour la cinquième fois sur le chemin à chercher une situation. J’étais connu de tout le monde sur la route de Sydney, j’arrêtai dans presque tous les établissements, le sac sur le dos et le bâton à la main, pour demander de l’emploi. On me reçut partout avec politesse ; mais la réponse invaria¬ ble était qu’on avait autant de monde qu’on pouvait en payer. Je ferai remarquer ici que l’opinion publique, si on peut donner le nom d’opinion aux préventions et aux idées saugrenues et mal fondées qu’on impose si souvent au public, l’opinion publique avait subi un revirement complet à l’égard des exilés canadiens, et voilà comment nous pouvions, malgré l’extrême dureté des temps, trouver de l’emploi, tandis que le gouverne¬ ment était obligé de loger et de nourrir des centaines d’immigrés, et que grand nombre de condamnés retournaient forcément aux établissements péniten¬ tiaires. 362 LES SOIRÉES CANADIENNES. Je savais que mon ami et ancien associé dans l’exploitation du bois de lattes, M. Ducbarme, était employé sur les terres en défrichement d’un des hommes les plus à Taise de Sydney. Ce citoyen était boucher, il avait amassé du bien dans le cours des années de prospérité de la colonie : j’allai le trouver pour lui demander de l’occupation : voyant que j’étais canadien, il me répondit de suite qu’il m’em¬ ploierait volontiers, mais que malheureusement la seule besogne qu’il pouvait m’offrir était de travailler sur sa ferme, ou travaillait déjà un de mes compa¬ triotes. Il n’y avait pas l’embarras du choix, je m’engageai donc et, le même jour, je me rendis à la ferme située dans le voisinage de Sydney, où je trouvai mon ami content de me voir le rejoindre. Nous travaillions sous la direction d’un chef de culture et de concert avec lui. M. Ducharme, à mon arrivée sur la terre, logeait seul dans une case assez semblable à notre cabane du chantier ; j’allai prendre logement avec mon ami. Il y avait deux mois que nous travaillions sur cette ferme, lorsque nous rencontrâmes, le Dimanche à l’Eglise, nos amis du chantier canadien. Ils avaient abandonné leur exploitation de bois, parceque les ventes ne s’opéraient plus avec avantage ; car, jusque là leur commerce de bois de charpente, de NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 363 planches et de bardeaux leur avait été très profitable. Ils étaient à coup sûr, de toute la colonie, les hommes les plus capables et les plus entendus dans ce genre de travail ; mais le fait est que, en conséquence du trop grand nombre de bras inoccupés et de répuise¬ ment du capital, toutes les industries tombaient les unes après les autres dans l’épuisement. Deux de nos 'anciens compagnons du chantier, MM. J. M. Thibert et F. X. Touclictte, qui avaient amassé quelqu’argent, me proposèrent de me joindre à eux dans l’exécution d’un projet d’établissement qu’ils avaient formé, de l’avis et sur des ren¬ seignements qu’on leur avait donnés. Mes deux amis, dont le premier était cultivateur et l’autre forgeron, s’offraient à fournir le petit capital nécessaire au départ et n’exigeaient de moi que la mise au service de la société de mes connaissances dans les affaires. A douze milles de Sydney, sur le chemin alors le plus fréquenté de la colonie, il y avait un commence¬ ment de village qu’on avait déjà baptisé du nom de Irish-town , bien que cette ville irlandaise ne se composât encore que de deux auberges et de trois cabanes de colons : ce fut là que nous plaçâmes le siège de nos affaires. 364 LES SOIRÉES CANADIENNES. j^otre exploitation était imaginée dans la pensée de se faire des clialands des voyageurs passant par le chemin, et pour cela nous voulions avoir à leur offrir les choses dont ils devaient souvent avoir besoin sur la route : rétablissement devait se composer d’un petit magazin de provisions de bouche et d’articles d’épicerie, d’une boulangerie et d’une boutique de forgeron. Ceux qui, dans notre pays, ont eu l’occasion de rendue visite à des établissements de colonisation nouveaux et éloignés des centres ou des villages de quelqu’importance, ont, sans doute, remarqué quelque¬ fois exposés aux petites fenêtres d’une cabaue de colon quelques torquettes de tabac, des pipes, des fioles renfermant du poivre, de la canelle, des muscades, des bâtons de sucre à la crème pour les enfants, etc., etc., ceux là peuvent se faire une idée exacte de la maison de commerce qu’allaient fonder, au moment dont je parle, leurs trois compatriotes, dans la colonie encore récente alors de la ISTouvelle-Galle-du-Sud. Le bois n’était pas loin de la ville d’ Irish-town, aussi n’eûmes nous pas de peine à trouver les matériaux de notre établissement. De grands éclats, ou eales de bois furent par nous préparées ; puis nous levâmes des écorces d’arbres : le tout fut traîné au site de notre future exploitation par un pacifique NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 365 bœuf de travail loué pour l’occasion. Six jours après notre arrivée, trois édifices, un magasin d’épicerie, une boulangerie et une forge, venaient s’ajouter à ceux dont Irish-town s’enorgueuil lissait déjà. Notre four, construit de terre glaise à la façon canadienne, qui est la meilleure, nous avons eu l’occasion de le constater, s’élevait tout près de la case ou nous nous proposions de pétrir nos pâtes et de les faire lever. La construction de ce four fut, pour beaucoup de colons qui passaient par le chemin, un objet de curiosité extraordinaire qui nous valut l’effet d’une bonne réclame. Il fallait voir les remarques dont cette construction était l’objet de la part de ceux qui, en grand nombre, s’arrêtaient pour nous voir travailler, Ce qui les intrigua surtout, ce fut le cintre de bois sur lequel nous bâtissions la voûte de terre du four. C’était une véritable étude de l'esprit humain, que celle à laquelle donnait lieu les conversations de nos visiteurs. Quelques-uns avaient le bon sens et le bon goût d’avouer qu’ils n’y comprenaient rien, et de demander des explications que nous leur donnions avec plaisir, mais en les priant de n’en rien dire aux autres afin de nous amuser des remarques de chacun ; d’autres, qui ne comprenaient pas du tout ce que nous 366 LES SOIRÉES CANADIENNES. faisions, se posaient cependant en connaisseurs- et, sans donner la moindre explication bien entendu, disaient que c’était facile à comprendre ; d’autres enfin, avec cette suffisance grossière qu’on connaît, disaient : — u ces canadiens sont donc bien bêtes que de “ s’imaginer qu’ils vont pouvoir chauffer ce four sans- “ brûler le bois de sa charpente et, par conséquent, u sans le faire écrouler. ” En un mot, tous les degrés de la sagesse et de la folie humaine se laissaient voir, dans les appréciations que suggéraient la vue d’un simple four de terre en construction. La circons¬ tance donna lieu à l’exhibition d’infiniment plus de pitoyable éducation et de sot orgueil, que de sage réticence et d'humble recherche, apanages de l’honnête sens-commun et d’une bonne éducation domestique. La curiosité de voir chauffer notre four, puis de manger du bon pain de ménage qu’on y faisait cuire, nous attira tout d’abord une assez bonne clientelle, et nous nous moquiions de bon cœur des gros sots qui s’imaginaient que nous nous proposions de faire cuire du pain dans un four de bois. Ce fut un compatriote qui vint nous initier aux tra¬ vaux de boulangerie et mon compagnon, M. Thibert, fit un apprentissage de deux jours, qui lui suffit pour apprendre à confectionner du pain supérieur à toutes les galettes des. colons des campagnes delà colonie. Au fait la boulangerie était la seule chose qui nous rémuné¬ rait un peu ; le magasin faisait peu de chose et la forge NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 3GT ii peu près rien : aussi, après un mois d’essai, notre camarade, M. Touchette, qui tenait à exercer son métier de forgeron, nous laissa pour aller se fixer à cinq milles plus loin où il fit mieux son affaire. Cette séparation était dans l'intérêt de tous : notre ami put gagner sa vie dans son nouvel établissement et non s restâmes à partager, entre deux, toutes les sources de revenu que pouvait fournir notre petit négoce. Nos profits n’étaient pas énormes ; mais ils suffisaient à notre nourriture et à notre entretien, et nous vivions tranquilles et dans une liberté à peu près absolue, au point que nous nous serions presque cru libres dans une terre étrangère, n'eut été l'obligation d’aller nous présenter une fois le mois au bureau des offranchis- svfveillés. Notre vie paisible d’ Irish-town ne fut signalée par aucun incident remarquable, à une exception près. Mon compagnon et moi, je crois pouvoir le dire sans nous vanter, formions à la fois, l’aristocratie de la naissance, l’aristocratie de l'intelligence et l’aristocratie de l’argent de la ville que nous habitions ; quand aux titres et aux parchemins, je crois que nous étions tous de niveau sur les Registres de l’Empire, condamnés portant un ticket of leave. Nous passions pour avoir quelqu’argent et nous couchions, mon compagnon dans la boulangerie et moi dans le magasin, deux édifices peu vastes et contiguës. Par une nuit sombre, je fus éveillé par un bruit étrange* 368 . LES SOIRÉES CANADIENNES. que je soupçonnai de suite être causé par des voleurs ; je m’élançai hors de mon lit, en appelant à plein gosier mon compagnon, ce qui mit en fuite les voleurs, car ç’en étaient. Il était temps, puisque nous trouvâmes le coffre qui contenait nos hardes et le petit avoir de notre commerce, sur le seuil de la porte, où les brigands l’avaient abandonné. Ainsi prit fin un incident qui aurait pu être pour nous un petit désastre, si pas un malheur plus grand ; car, dans un pays comme celui-là, les violations de domicile sont très souvent accompagnées ou suivies d’effusion de XXIII LES PREMIERS PARDONS ET LES PREMIERS RETOURS. Il y avait près d’un an que nous habitions Irish- town , lorsqu’arriva la nouvelle que deux de nos compagnons d’exil, MM. Charles Huot et Louis Pinsonneault, avaient été graciés. C’était tout un événement pour les exilés canadiens, tous épars dans Sydney et ses environs : c’était, pour chacun de nous le présage et nn avant-gout de la fin de son exil, un commencement d’accomplissement des vœux et des promesses de nos amis du Canada, et de la prédiction du brave officier que nous avions rencontré à Hobart-town. En apprenant cette nouvelle, je partis aussitôt pour aller voir mon vieil ami M. Huot, afin d’être plus certain de l’exactitude du rapport qu’on nous avait fait. M. Huot demeurait dans le voisinage immédiat de Sydney ; il était chez lui et il me ipontra le parche¬ min qu’il avait reçu. Je tins longtemps dans mes mains cette pièce, et je relus plusieurs fois cette formule qui rend la liberté aux condamnés. 24 370 LES SOIRÉES CANADIENNES. Lajoie, que causait à M. Huot ce pardon tant désiré, était singulièrement tempérée, dans le moment, par une tristesse dont je n’eus pas de peine à deviner la cause. Mon respectable ami n’avait pas les moyens suffisants pour profiter de ce pardon et payer les frais de son retour au pays ! Etre libéré était peu de chose pour nous à moins de retour au pays ; car esclaves ou libres, condamnés ou absous, la biouvelle-Galle-du-Sud et toute autre terre que celle du Canada étaient pour nous l’exil. Tout le monde ne sait peut être pas que nous eûmes, presque tous les exilés aux terres australes, à pourvoir nous mêmes à nos frais de retour jusqu’en Angleterre. Les généreuses souscriptions, faites dans nos campagnes et dans nos villes, pour subvenir aux dépenses de notre voyage furent déposées en Angle¬ terre, et il nous fallut nous y rendre pour pouvoir obtenir des secours sur ce fonds, qui eut été, cependant, suffisant pour noliser un grand et bon navire, muni de toutes choses nécessaires, pour nous ramener tous de Sydney à Québec. Ce fut pour la plupart d’entre nous une source d’anxiété, de déboires, de retards et d’efforts incroyables. « Après avoir félicité mon bon vieil ami de son bonheur, et l’avoir consolé de sa tristesse, en lui faisant espérer de la Providence les moyens de regagner la patrie -; je repris le chemin d’ Irish-town , roulant dans NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 371 ma tête des pensées d’espoir et de doute sur notre avenir, à nous qui n’étions pas, en apparence, inclus dans ce premier acte de pardon. Pourquoi cette différence, me demandais-je ? Aurait-on pris la déter¬ mination de borner là la clémence ? Enfin, je me faisais à moi-même toute sortes de questions que le lecteur peut facilement imaginer, par induction, de l’exposé de la circonstance. A mon arrivé au logis, je fis part à mon associé de la confirmation de la nouvelle, qu’il attendait avec grande liâte. Aussi content que moi du bonheur de nos deux camarades de malheur, il était infiniment plus désolé que moi delà différence de sort qui nous frappait : c’était tout naturel, il était époux et père d’une jeune famille qui pleurait son absence. Un mois après, le paquet, qui tous les mois apportait la malle d’Angleterre, apporta cette fois le pardon de plus de la moitié des exilés canadiens, au nombre desquels se trouvait mon associé. Cette nouvelle nous combla tous de joie; car c’était chose certaine pour les uns et c’était espoir pour les autres. Le lecteur sait que cet espoir ne fut trompé pour aucun Rien, je le pense sincèrement, rien de terrestre n’eut pu nous engager à rester loin de notre pays; ni 372 LES SOIRÉES CANADIENNES. la fortune, ni les honneurs. Nous avions faim et soif du pays natal, nous brûlions du désir de revenir au Canada, pour revoir nos familles, nos amis, pour revoir nos belles campagnes, pour saluer les clochers de nos paroisses, pour parler français et contempler le spectacle de nos bonnes mœurs canadiennes-françaises. Le plus grand nombre des exilés canadiens, avaient heureusement pu, malgré la dureté des temps, accu¬ muler un pécule suffisant pour subvenir aux frais de leur retour, et mon associé était de ce nombre ; mais, malheureusement, les antres n’avaient aucun moyen quelconque, ou des moyens tout à fait insuffisants, et j’étais de ce dernier nombre. Il nous fallut, M. Thibert qui partait et moi qui restait, liquider les affaires de notre petit commerce. Ce négoce nous avait fait vivre comparativement assez bien ; de plus il avait permis à mon associé de ne point entamer ses épargnes faites dans l’exploitation du bois et d’autres petites industries, et mises à part pour son retour : il m’avait donné, à moi, les moyens de remonter ma garderobe ; mais en dehors de celay nos petites dettes payées, il ne restait à la société que ses édifices et son four, dont personne n’avait besoin et qui ne valaient pas la peine d’être mis en vente. Je me retrouvai donc sur le pavé de Sydney, en quête encore de situation. J’ai déjà dit qu’à mesure NOTE D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 373 que les canadiens étaient connus et que disparaissaient, par conséquent, les effets des calomnies de la presse et de l’antipathie créée par les préjugés de race e*t de religion si enracinés chez ces populations, nous obtenions beaucoup plus facilement de l’emploi. A l’époque dont je parle, nous commencions meme à devenir l’objet de préférences marquées ; aussi n’eus-je aucune difficulté cette fois à trouver à me placer, et dans une condition et avec un salaire bien supérieurs à tout ce à quoi j’aurais ose prétendre auparavant. J’entrai comme commis dans un des principaux magasins de marchandises sèches de Sydney. Dans le meme temps, trente huit de mes compagnons libérés d’exil s’occupaient des préparatifs de leur départ. On était an mois d’aout 1814. Ils s’étaient réunis ensemble pour traiter du prix de leur passage jusqu’en Angleterre avec le capitaine d’un navire marchand en partance. C’était le meilleur moyen à prendre et ils réussirent à faire un bon marché. Il y avait quatre jours que j’étais installé au comptoir de mon nouveau maître, lorsqu’ils vinrent me dire adieu et me souhaiter, à moi-même, un prompt départ. Je leur présentai mes vœux pour un heureux retour au pays : mon émotion trahissait la profonde douleur que je ressentais de ne pouvoir partir avec eux. Ils m’encouragèrent, en me disant que nos compatriotes ne nous abandonneraient pas, que certai- 374 LES SOIRÉES CANADIENNES. nement une souscription serait faite pour nous retirer de cette plage, dont le sol devenait comme brûlant sous mes’pieds, depuis qu’il m’était permis de revoir notre cher Canada. Le soir du même jour, nous nous réunîmes plusieurs pour nous consoler un peu et nous encourager mutuellement, fondant notre espoir d’un prompt départ sur mille hypothèses plus ou moins probables. Nous comptions sur la générosité de nos compatriotes, et nous ne comptions pas en vain ; mais je ne sais comment il se fit que les personnes chargées d’admi¬ nistrer les fonds de secours, ne purent alors trouver les moyens de nous faire tenir de suite ces deniers, plus nécessaires pour nous à Sydney qu’en Angleterre. Trente neuf de nos compatriotes y compris M. Bourdon avaient laissé la terre d'exil ; deux y étaient morts, dix-sept y restaient donc encore, lorsque .je fis connaissance à Sydney d'un négociant français qui, dégoûté du pays et ne voyant pas d’amélioration probable dans les affaires de la colonie, en était venu à la détermination de vendre, à tout prix, le fonds considérable d’articles de nouveautés qui lui restait de ses importations de France. M. Philémon Mesnier, c’était le nom de ce négociant, me parlait souvent de mon pays et de mes malheurs, NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 375 et chaque fois je lui répondais dans des termes et avec un ton qui lui firent comprendre toute l’ardeur du désir qui me dévorait de revoir ma patrie. La nostalgie me minait, et cette maladie menaçait de me mener au tombeau. Jamais, à aucune époque de mon exil, je n’avais ressenti rien de semblable. L’ennui que j’endurais est indéfinissable, il me suivait partout : j’en vins bientôt à tomber dans la mélanco¬ lie et à ne rechercher que l’isolement, au sein duquel . je nourrissais mon mal. Tous les Dimanches, j’allais passer mes après-midi sur un rocher place au fond d’une petite baie solitaire qui donnait sur la rade de Sydney : là, je rêvais de mon pays et de ma famille. Il me semblait que je suivais des yeux le sillage du navire qui avait emporté mes heureux compagnons. J’accompagnais de la pensée ce navire: avec lui je parcourais les mers, avec lui je remontais le Saint- Laurent ; puis l’image de ma paroisse natale, puis les embrassements de ma mère, la joie de mon vieux père, les poignées de main des amis passaient sur mon imagination, pour m’abandonner bientôt à la triste réalité qui me faisait me retrouver sur le triste rocher de la terre de mon exil. Alors il me prenait des angoisses de tristesse, pendant lesquelles je m’écriais sans cesse : — Quand, quand donc partirai-je pour le Canada ? XXIV UNE AME GENEREUSE. Le brave négociant français avait remarqué la langueur qui me minait et il s’était pris de compas¬ sion pour moi : il me proposa de me prendre à son service pour l’aider à liquider ses affaires, après quoi, devant partir pour l’Europe, il me promettait de m’emmener avec lui et de me fournir, au besoin, les moyens de me rendre jusqu’en Canada. Après avoir obtenu de mon patron d'alors la permission de quitter son service, j’acceptai, l’offre de M. Mesnier, laquelle fut pour moi un véritable remède. Récon¬ forté par la perspective qui m’était ainsi présentée, je me mis, avec autant de zèle que de joie, à seconder M. Mesnier dans le travail de la vente de son fonds de magasin. Nous étions, à cette époque, tous graciés ; mais nous étions encore dix sept à Sydney, retenus en exil par le manque de moyens. Nous nous réunissions tous les dimanches et quelquefois le soir, pour nous consoler ensemble, parler du pays et nous communi¬ quer nos raisons d’espérer une prompte délivrance. NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 377 De temps à autre, il partait un de nous qui avait réussi à recueillir le prix de son passage en Angle¬ terre, trois des dix-sept dont j’ai parle me précédèrent sur les sentiers de l’océan qui mènent au Canada. Il s’était écoulé environ dix mois depuis le départ des trente-huit dont j’ai parlé, lorsqu’un bon jour un des messagers de la maison du Gouverneur, Sir George Gipps, vint me dire que Son Excellence désirait me voir. Comme je n’avais rien à appréhender, désormais, j’augurai qu’il s’agissait d’une bonne nouvelle et ce fut le cœur plein d’espoir que je me mis à faire ma meilleure toilette, pour me rendre auprès du représen¬ tant de la Souveraine. Son Excellence me reçut avec bonté et politesse, il avait même l’air touché en me voyant et me parlant. Il me ht part alors d’une lettre qu’il avait reçue, laquelle l'informait que plusieurs membres des Communes avaient demandé, au Gouvernement de Sa Majesté, de vouloir bien se charger de faire transmettre et distribuer aux exilés politiques canadiens une somme assez considérable, produit d’une souscription faite en Canada dans le but de subvenir aux frais de notre retour. Sir George ajouta que rien n’avait encore été fait lors du départ de la malle ; mais que, attendu qu’il était probable que le prochain paquet lui amènerait l’ordre 378 LES SOIRÉES CANADIENNES. et les moyens de nous renvoyer tous en Angleterre, il avait cru devoir me faire venir pour me prévenir et me demander d’avertir mes compatriotes de se tenir prêts. Je remerciai Son Excellence de cette attention, tant en mon nom qu’au nom de tous mes compagnons d’exil encore présents à Sydney, après quoi, offrant à Son Excellence mes plus gracieuses salutations, je me hâtai de courir chez tous mes compatriotes et amis, pour leur faire part de l’heureuse nouvelle que je venais d’apprendre, d’une source aussi respectable qu’authentique. Néanmoins, pendant longtemps encore, nous en fûmes pour les transports de joie dans lesquels cette nouvelle nous avait tous mis. Les paquets arrivaient, tous les mois, les uns après les autres, et rien n’arrivait pour nous. Pourtant nous ne perdions pas espérance : nous savions bien que le Gouverneur ne s’était pas joué de nous, et nous le supposions bien presqu’aussi désappointé que nous d’avoir été ainsi induit à faire briller à nos yeux un espoir qui ne se réalisait pas. Au reste, il y avait dans tout cela, une chose qui nous paraissait très certaine, c’était qu’une souscription suffisante avait été faite par nos compatriotes et que le montant en était déposé en Angleterre. Nous nous disions donc les uns aux autres : — Courage, tôt ou tard il faut que ça vienne ! NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 379 Un bon nombre de ceux qui restaient étaient dans un état voisin de la détresse et ne voyaient pas jour à jamais pouvoir amasser la somme, assez considérable, qu’il fallait pour payer un passage de Sydney en Angleterre. Un seul d’entre eux était marin mais âgé, aucun patron de navire n’était pressé d’ajouter à son équipage des liommes que devait tourmenter le mal de mer à chaque tempête : au reste il y avait assez de jeunes gens au pied marin qui cherchaient à gagner ainsi leur retour en Europe, pour engager les capitaines à ne prendre que des hommes déjà faits à l’eau salée. Quand à moi, en particulier, sauf l’exil et la nostalgie qu’il me causait, j’étais au mieux dans la maison de mon généreux patron. Aux bons soins matériels de l’aisance, s’ajoutaient pour moi les soins plus précieux encore de la sympathie la plus cordiale et de l’amitié la plus délicate et la plus désintéressée : j’en étais quelquefois même confus, tant j’avais peur d’abuser, par quelqu’indiscrétion d’une hospitalité si libérale et si distinguée. Sur la fin de Janvier 1846, c’est-à-dire environ dix huit mois après les premiers départs de canadiens exilés pour leur retour en Canada, mon excellent patron termina ses affaires : tout était liquidé, il avait consommé la vente du reste de ses marchandises et avait réalisé tout son avoir, non pas, cependant, sans 380 LES SOIRÉES CANADIENNES. de grands sacrifices ; mais il avait presqu’autant de liâte de laisser les terres australes que moi même. Il se mit alors, et je l’accompagnais et l’aidais comme bien on peut l’imaginer, en quête d’un navire en partance. Il y en avait plusieurs qui s’annonçaient pour le mois de Février ; nous les visitâmes tous et, après informations prises sur les qualités de mer de tous, nous choisîmes comme le plus confortable et le plus fin voilier le navire le Saint-George , commandé par un Capitaine Jones. Je n’ai pas besoin de dire que le Saint-George n’avait pas la moindre ressèm- blance avec le Buffalo, dont, cependant, j’aimerais en ce moment à savoir le sort. Un blessé garde comme souvenir la balle ou l’éclat d’obus qu’on a retiré de ses chairs déchirées. Eh ! bien mci, j’aimerais à posséder une petite croix faite du bois dont est construite cette frégate, dans les flancs de laquelle et mon cœur et mon corps ont été lacérés par d’indignes traitements. LE VOYAGE DE RETOUR. Le Dimanche gras du mois de Lévrier 1846, dans la matinée, après avoir pris congé les jours précédents des charitables personnes a qui je devais des obliga¬ tions et dont j’ai parlé dans le cours de ce récit, je m’embarquais, en compagnie de M. Mesnier mou bienfaiteur, de Madame Mesnier sa digne compagne, et d’un assez bon nombre d’autres passagers, sur le Saint George , en destination d’Angleterre. Plusieurs, des treize exilés canadiens qui restaient après moi sur la terre d’exil, avaient pu venir m’accompagner sur le quai : ils me serrèrent les mains en me souhaitant un heureux retour au pays. Ils étaient émus et moi je pleurais, en leur disant: — u Courage mes amis, courage, votre tour viendra!” Quelques uns de mes compagnons de passage, presque tons gens qui abandonnaient la colonie à la suite de tentatives avortées de fortune, partageaient notre émotion, d’autres faisaient des mines à mériter de rester à la place de mes braves compagnons. 3S2 LES SOIRÉES CANADIENNES. Le Saint George leva l’ancre à onze heures et, voiles déployées, commença sa longue course de milliers de milles à travers les eaux puissantes de l’abîme. Il faisait un temps magnifique, une légère brise enflait nos voiles et le noble navire glissait avec majesté sur les ondes, se dirigeant vers la sortie du havre. Que j’avais de plaisir à voir s’éloigner les côtes de la Houvelle-Galle-du-Sud, et n’eut été la tristesse causée par la pensée de mes pauvres compagnons restés à Sydney, je crois que j’eus, en ce moment, été aussi heureux qu’on peut l’être en ce monde. Il me semblait que déjà j’étais prêt d’arriver au pays. Il me semblait entendre mes parents se dire : — enfin, le voilà qui arrive ! et se demander : — l’exil l’a t-il bien changé ? Je me voyais déjà au foyer domestique entouré de parents et d’amis à qui je faisais le récit de nos longues souffrances. Déjà, je voyais toutes mes connaissances m’entourer, le Dimanche, sur le perron de l’Eglise, à la sortie de la messe paroissiale. O image de la Patrie, que je t’ai contemplée, de tous les degrés de latitude et de longitude qui séparent le Canada des terres australes ! béons fûmes favorisés pendant plusieurs jours d’un vent en poupe accompagné de beau temps ; nous filions, filions le plus agréablement du monde, gouver¬ nant pour le Cap Home. Je suivais, par conséquent, NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 383 une route tout à fait différente de celle par laquelle nous étions venus à Sydney, abord du Buffalo, et sur laquelle nous avions doublé le Cap-de-Bonne- Espérance. Après deux semaines d'une navigation des plus heureuses, pendant laquelle M. Mesnier et moi parlions sans cesse de la Vieille et de la Nouvelle France, quand Madame Mesnier ne me parlait pas de mes parents et surtout de ma mère, nous étions dans, les parages de la Nouvelle Zélande. Là nous éprou- • vâmes quelques jours de vents contraires accompagnés de bourrasques ; mais bientôt le bon vent nous revint et nous reprîmes notre course rapide vers les régions froides et humides du Cap Home. Arrivés à la hauteur du Cap ïïorne nous fûmes saisis par un calme plat qui dura une semaine entière. Le spectacle qui nous entourait était d’une tristesse grandiose, et le calme semblait porter avec lui des terreurs que n’offrent point les tempêtes. Il faisait froid, très froid, le navire était entouré d'immenses glaces flottantes : le ciel était sombre au point d^ nécessiter l’usage des lumières en plein jour : d’épais nuages s’étendaient comme de lugubres voiles de pleureuses, et semblaient descendre jusqu’au bout des mats de notre navire : le brouillard mouillait le p)ont et les cordages, et cette eau gelait en croûte sur le 384 LES SOIRÉES CANADIENNES. pont et pendait en cristaux aux manœuvres. Le calme, qui nous retenait, semblait en un mot porter la tourmente en son sein. A l’expiration de cette semaine de calme, un violent vent de Nord-Ouest s’éleva, à la faveur duquel nous doublâmes le cap ; mais en nous dirigeant vers le snd, jusqu’aux environs d’une petite île appelée, je crois, - l’Ile Royale, où nous rencontrâmes encore le calme qui, cette fois, ne dura qu’une journée. Dans la nuit du meme jour, un vent impétueux soufflant du Sud-Est nous conduisit en quatre ou cinq jours dans les parages des Iles Malouines. Là nous fumes, parait-il, dans un danger imminent. Le vent nous poussait vers la côte, et pendant presque toute une journée nous longeâmes la terre d’une de ces îles, ayant toutes les peines du monde à ne pas laisser affaler le navire sur les rochers que nous apercevions du haut du pont. Enfin, vers le soir, le vent s'apaisa un peu, puis prit une direction plus favorable, et nous pûmes, élevant notre course, nous éloigner de ce dangereux voisinage. Le lendemain, la brise était tout à fait propice et nous faisions bonne route, courant Nord-Est à toute vitesse. # Il y avait dix jours que nous avions échappe aux dangers des rescifs des Iles Malouines, le navire était courbé sous les efforts d'un gros vent et la mer battait NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 385 avec fureur sa mince muraille : il était quatre heures de l’ après midi et nous étions à table, un bruit se fit sur le pont, puis nous entendîmes donner l’ordre de mettre en panne. L’instant d’après le navire subissait une évolution, accompagnée d’une pièce de mer qui le fît trembler dans toute sa charpente. L’ordre de mettre en panne avait été donné par le troisième officier du bord, alors en charge du navire ; le capitaine et le second officier, à table avec nous, s’étaient élancés, en culbutant tout, vers le banc de quart, pour connaître la cause d’une manœuvre aussi inattendue et prendre la direction des choses. Ils furent suivis de près par tous les passagers, qui se précipitèrent en désordre sur le pont, en demandant avec angoisses: — Avons-nous touché? — Est-ce une collision ? Est-ce que nous allons périr ? Tout était désordre sur le navire, et nous trouvâmes l’équipage, dans la terreur, en train de mettre les chaloupes à la mer. Plus de doute, c’est un sinistre, dont personne ne connait ni ne peut apercevoir la cause. La plupart des passagers s’emparaient déjà des chaloupes, et on allait avoir à déplorer de terribles noyades, lorsque le capitaine parvint à obtenir l’atten¬ tion de ces malheureux fous de peur. Il leur expliqua alors que la cause de ces manœuvres était la chute dans la mer d’un pauvre matelot. Il pria tout le monde de vouloir se retirer en arrière, pour permettre à l’équipage de manœuvrer à l’aise et d’exécuter, sans encombre, les dangereuses operations 25 386 LES SOIRÉES CANADIENNES. du sauvetage, au sein d’une mer houleuse soulevée par un gros vent d'orage. Penché sur le bastingage du navire, je pus voir le malheureux matelot lutter avec la mer ; pendant environ dix minutes je le vis paraître et disparaître tour à tour : tantôt il apparaissait sur la crête d’une vague et tantôt il semblait avoir été enseveli sous le repli d’une lame. C’était un spectacle à navrer le cœur. Une chaloupe fut mise à la mer, conduite par cinq marins, elle se dirigea vers le malheureux, en ce moment, le jouet des vagues. Comme nous suivions avec anxiété les mouvements de ce frêle esquif ballotté par la mer, s’avançant avec peine malgré les efforts des vigoureux rameurs. Enfin la chaloupe approchait du pauvre matelot, on se sentait presque suffoqué d'impatience, dans l’attente du moment où, saisis par l'un de ses camarades, nous le verrions arraché au terrible sort qui le menaçait. La chaloupe n’était plus qu’à quelques verges de lui, lorsque nous le vîmes disparaître dans les ondes. L’équipage de la chaloupe chercha quelque temps, interrogeant la surface agitée de la mer, puis se dirigea du côté du navire, sur un signal de retour donné par l’ordre du capitaine. Je me sentais la poitrine comme opprimée par un poids pesant : maintenant je craignais pour le sort des cinq hommes qui montaient la faible embar- NOTÉS D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 387 cation. Effectivement, ils eurent beaucoup de peine à revenir ; mais enfin, ils arrivèrent. Le navire reprit sa marclie, chacun reprit ses occupations a bord et, une heure après, personne ne se fut aperçu qu’un accident venait de visiter l’équipage qui nous condui¬ sait à travers les sentiers de l'océan ... Il y en a tant de ces pauvres enfants d’Adam qui, chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, passent du temps à l’éternité, du jugement souvent si faux des hommes, au jugement infaillible et redoutable de Dieu ! Chaque jour de marche nous éloignait des régions froides du Sud et nous rapprochait des feux de la zone torride. Après deux mois et demie de voyage, nous finies relâche au port de Pernambouc dans l’Amérique du Sud. La chaleur était grande ; mais, en repassant sous ces latitudes, comme je goûtais avec délices la différence qu’il y avait entre ma position, à bord du Saint George , et celle que j’occupais, à bord de l’inoubliable Buffalo. Esclave alors, j’étais libre aujourd'hui, méprisé alors, j’étais respecté aujourd'hui, marchant à l’exil alors, je revenais au pays mainte¬ nant !... Et sous le rapport physique, au lieu des saletés de la frégate, j’avais tout le confort dont on peut jouir à bord d’un navire. Le capitaine avait affaire à terre, nous en profita- 388 LES SOIRÉES CANADIENNES. mes M. Mesnier, sa femme, quelques passagers et moi, pour aller respirer un peu l’air des champs et des bosquets de cette riche nature des pays chauds. Je ne donne pas de description de la petite ville et du port de Pernambouc ; cette description ressemblerait à mille autres du même genre et n’aurait pas grand intérêt pour mes lecteurs. Descendu à terre vers onze heures de la matinée, nous ne reprîmes le chemin du navire que sur les neuf heures du soir. Huit de nous montions, polir le retour, une chaloupe conduite par des rameurs indigènes : ils chantaient en ramant une complainte ou cantique espagnol, dont l’air avait une grande douceur et dont le refrain était : — Santa Maria. Ils n’avaient pas répété deux fois ce refrain, qui me faisait plaisir à entendre, que je me joignis au choeur qui le répondait ; puis Madame Mesnier se joignit à nous, puis tous les huit nous répétions le doux refrain : Santa Maria ! Une fois sur le pont de notre navire, je m’accoudai sur le bord des pavois et j’y demeurai, m’enivrant de la mélodie touchante du chant des rameurs, jusqu’aux derniers Santa Maria , que mes oreilles charmées purent aller saisir dans le lointain et me rapporter avec les chaudes et douces brises du vent du soir des tropiques. Le lendemain matin, sur les dix heures, le Saint- George , et nous, l’un portant les autres, réprimé NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 389 notre course vers les îles britanniques. Après six semaines, du jour de notre départ de Pernambouc, marquées tantôt par du calme, tantôt par un vent favorable, nous arrivâmes dans les bassins de Londres, tous sains et saufs et bien portants. Nous nous félicitions les uns les autres de notre heureuse traver¬ sée de quatre mois, qui nous permettait à tous de toucher le lieu de notre destination, .... moins notre malheureux matelot, à la mémoire duquel nous donn⬠mes quelques mots de souvenir. XXVI A LONDRES. Chacun s’empressa de prendre terre, nous descen¬ dîmes, mon protecteur M. Mesnier, Madame Mesnier et moi, dans un liotel que mon généreux protecteur connaissait. Je me répandis en remercîments, offerts du plus profond de mon cœur, envers mon bienfaiteur et sa noble compagne, et leur offris de les servir à Londres si quelqu’affaire pouvait leur rendre mes services désirables. M. Mesnier n’avait pas besoin de moi ; mais j’avais encore plusieurs jours à jouir de leur aimable compagnie. Que Dieu les récompense de m’avoir rendu mon pays et d’avoir mis, dans cette œuvre de charité, des procédés si nobles et si délicats. Je n’eus rien de plus pressé, en ce qui me concer¬ nait, à mon arrivée à Londres, que de m'informer de l’endroit où je pourrais trouver les secours expédiés du Canada pour le retour des exilés politiques. Je ne savais où aller, à qui parler, dans cette immense confusion qui s’appelle Londres, où chacun semble NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 391 poursuivi par le démon de la convoitise et n’avoir pas une minute à donner au prochain. Dans cetie per¬ plexité, je résolus de m’adresser à M. Roebuck, l’illustre membre des Communes d’ Angleterre, dont le zèle pour les intérêts canadiens m’était connu. J’allai donc à son bureau ; mais la personne qui en avait soin me dit que M. Roebuck était à ïïam dans sa famille ; cependant, on l’attendait de jour en jour. On était au mercredi quand j’allai, pour la première fois, au bureau de l’ami des canadiens, j’y retournai de nouveau le lendemain, puis le vendredi : M. Roebuck n’étant pas encore revenu le samedi, je pris le parti de lui écrire, pour lui demander les renseigne¬ ments qui m’étaient en ce moment si nécessaires. Dès le lundi matin je reçus une réponse à ma lettre. M. Roebuck me donnait toutes les informations nécessaires ; puis me faisait une foule de questions, pleines de sympathie et de sollicitude pour mes compagnons d’exil restés en Australie. Je m’empressai de répondre à sa bienveillante lettre : je lui donnai le nombre des exilés canadiens retenus à Sydney, je lui fis connaître leur triste condition et la quasi impossibilité pour eux de revenir, de longtemps, par le moyen de leurs propres ressources, à raison de l’état des affaires dans la colonie ; enfin je fis de mon mieux pour augmenter, si possible, l’intérêt qu’il portait à mes compagnons et amis que j’avais laissés si tristes en la Rbuvelle-Galle-du-Sud. 392 LES SOIRÉES CANADIENNES. M. Roebuck m’avait adressé à M. Grahara, en m’indiquant avec précision où je pourrais rencontrer ce monsieur. Je pris une voiture et, accompagné de M. Mesnier qui continuait à m’être utile, j’allai à la rue et au numéro indiqués. M. Graham me reçut avec une bonté toute cordiale, m’adressa des paroles de félicitation sur mon heureux retour de l’exil et me fit, de suite, remise de la somme nécessaire pour payer mon passage jusqu’à Montréal et faire honneur aux frais de mon séjour à Londres. De retour à mon hôtel, je trouvai une seconde lettre de M. Roebuck qui m’informait qu’il ne pouvait venir à Londres, pour raison de maladie dans sa famille ; il me faisait encore des questions sur les circonstances dans lesquelles se trouvaient mes com¬ patriotes exilés. Je répondis de suite, à cette seconde lettre, et lui exprimais l’espoir de le voir à Londres, avant mon départ, à l’ouverture alors prochaine du Parlement, lui disant que j’avais maintenant deux motifs de le désirer, celui du rétablissement de la santé de la personne malade chez lui et celui qui avait pour objet le bonheur de le voir et de le remercier en personne. Ce vœu ne se réalisa pas, cependant, M. Roebuck ne vint pas à Londres avant mon départ ; mais je reçus une troisième lettre de lui, deux heures avant mon départ pour le Canada. Il me disait dans cette dernière lettre que la somme déposée en Angle¬ terre n’était pas suffisante pour effectuer le retour en NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 393 Canada de tous les canadiens restés en Australie. Il ne faut pas, disait-il, qu’un seul d’entre eux reste en exil faute des moyens pécuniaires nécessaires à son retour dans la patrie. Il m’engageait donc à faire connaître ce fait à mes compatriotes, à mon arrivée en Canada, et à solliciter une nouvelle souscription. Immédiatement à la suite de mon entrevue avec M. Graham, j’avais retenu mon passage à bord d’un navire qui devait partir le 10 juillet ; ce navire s’appelait Le Montréal. Entre tous les navires en partance pour le Canada, j’avais choisi Le Montréal , à cause de son nom : il me semblait que ce nom du pays devait me porter bonheur. Je trouvai bien longs les quelques jours que j’eus à passer encore dans la sombre métropole de l’Angleterre en attendant le départ du navire qui devait m’en- porter vers les bords du Saint-Laurent, dont les rives semblaient déjà me sourire. De toutes les distractions que j’essayai à me donner, une seule pour ainsi dire, m’est restée en mémoire : je veux parler de ma présence à une grande revue militaire, passée par le Duc de Willington, en honneur du Yice-Roi d’Egypte, alors en visite à la cour de Saint-James. Ce n’était pas une revue aussi nombreuse qu’on en voit quelquefois en 394 LES SOIRÉES CANADIENNES. France et dans d’autres contrées militaires de l’Europe ; mais c’est la plus considérable que j’ai jamais vue, et c’était un spectacle des plus imposants et des plus magnifiques. Je pus être témoin de l’enthousiasme fanatique dont le peuple anglais était animé pour la personne du Duc ; car il n’y avait pas besoin d’ajouter son nom de Wellington : il y avait, comme toujours, plusieurs ducs en Angleterre à cette époque, mais lui c’était Le Duc (The Duke). Les troupes étaient magnifiques, et tous les bourgeois de Londres, en voyant passer le duc de Wellington sur son superbe cheval, entouré de son état-major, ne se gênaient pas de le mettre au-dessus d’Alexandre, de César et surtout de Napoléon. XXVII DE LONDRES A QUÉBEC. Le 13 de Juillet 1846, après un séjour de quatorze jours dans le sein de l’immense métropole du Royaume-Uni, je quittai les bassins de Londres, à bord de l’excellent navire Le Montréal , commandé par l’aimable autant qu’habile marin, M. le capitaine Forbes. Un bateau-à-vapeur nous donna la remorque jusqu’en dehors de la Tamise et nous laissa à quelque distance des côtes de la Manche. A peine étions nous arrivés dans ce chenal qui sépare l’Angleterre du continent qu’un vent tempé¬ tueux s’éleva, lequel, avec des alternatives de calme et de redoublement de rage, nous retint trois semaines à louvoyer dans la Manche. Le Saint George avait parcouru en deux jours l’espace que nous mîmes environ dix-huit journées à franchir. On sait que la houle et la vague de la Manche sont sans égales dans toute l’étendue des mers, pour la fati¬ gue qu’elles font endurer aux navires. Ces trois semai¬ nes de pénible navigation avaient tellement secoué la 396 LES SOIRÉES CANADIENNES. charpente du Montréal qu’il se mit à faire de l’eau : pendant toute la traversée, l’équipage, à son grand déplaisir souvent exprimé en termes de matelot anglais, eut à pomper plusieurs heures chaque jour. Notre course à travers l’océan fut on ne peut plus heureuse. Le seul incident pénible qui se présenta fut la mort d’un petit enfant appartenant à une famille d’émigrés très respectable. La douleur de ces com¬ pagnons de passage excita les sympathies de tout le monde à bord. C’est si triste que la mort et la sépulture qui la suit, sur mer ! Le 2 septembre, à sept heures du matin, oh ! je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui, nous aperçûmes, en montant sur le pont, les côtes du district de Gaspé. La Patrie ! Après plus de sept ans d’exil : quelle émotion ! C’était quelque chose de si doux, de si enivrant que je me prenais à me dire à moi-même : — Après tout, de pareilles jouissances ne sont pas trop cher achetées ! Si l’on ressent tant de joie à revenir à la patrie terrestre, quelles ne seront donc pas les joies de ceux qui, après avoir mérité sur la terre, seront admis aux douceurs de la patrie céleste ? Et je revais ainsi, regardant à m’en fatiguer et le NOTES D'UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 397 ciel et les eaux et les terres de mon pays. Ma -joie paraissait telle à tous mes compagnons de voyage qu’ils en étaient émerveillés. Un passager, ancien major de l’armée anglaise, jouissait tellement de mon bonheur dans son bon cœur, qu’il m’invita à descendre dans la cabine où il avait, avec le capitaine, organisé une petite fête. On but à ma santé, au Canada tant aimé de ses enfants, et on me félicita de mon retour au foyer de mes ancêtres. Ces émotions, si vives et si profondes produisirent sur moi un effet singulier, que rien auparavant dans ma vie, si accidentée pendant les neuf années alors dernières, n’avait pu produire à ce point, je demeurai plus de deux fois vingt-quatre heures sans dormir. De Gaspé, huit jours de navigation, entre les deux superbes rives du plus beau fleuve du monde, nous amenèrent dans le port de Québec, où nous jetâmes l’ancre le 10 Septembre, qui était un Dimanche, vers deux heures de l’après-midi. Je descendis à terre presqu’iinmédiatement après notre arrivée, laissant à bord ma malle, du reste fort peu considérable. Je pris une calèche sur la place et je me fis conduire à un hôtel canadien. Les plus petites choses ont leur signification dans de semblables situa¬ tions : je ne saurais exprimer, par exemple, l’effet qu’eut sur moi la vue de cette calèche et l’impression que je 398 LES SOIRÉES CANADIENNES. I ressentis, quand j’entendis parler français autour de moi et que je perçus, surtout, ces simples mots que le coclier adressa à son cheval : — “ Marches donc. ” Un éclair traversa ma pensée, et l’image de Long-Bottom s’offrit à mon esprit comme contraste. Il me semblait entendre, en opposition aux mots de commandement que mon coclier adressait à son cheval canadien, les mots si rudes à nos langues et à nos oreilles, que nous adressions à nos associés de travail, les bœufs australiens : — “ Ri ! Dji ! ” C’est ainsi, que pour nous confondre et nous humilier, sans doute, Dieu permet que ces idées triviales viennent s’offrir à notre pauvre cerveau, souvent dans les moments les i plus solennels. Qui n’a pas éprouvé cela, plusieurs fois dans sa vie ? « I XXVIII LE PAYS ENFIN. Je ne sais pas qui répandit le bruit qu’un exilé canadien venait d’arriver des terres australes ; mais, à chaque instant, je recevais la visite de quelque citoyen de Québec (où je ne connaissais à peu près personne) qui venait me féliciter de mon retour, me souhaiter la bien -venue et me demander des nouvelles de nos compatriotes restés en exil. On ne savait que faire pour me plaire et me prouver combien on était heureux de me voir revenir sain et sauf, après tant de misères et une si longue absence. Plusieurs m’invitaient à me rendre chez eux, et m’offraient l’hospitalité de la famille ; mais avant que j’eus répondus à pareille invitation un autre visiteur arrivait : alors je remer¬ ciais, me défendant sur les devoirs que j’avais à remplir envers une population qui me recevait si cordialement. — Eh ! bien, demain, me disait-on alors.. Et pourquoi ne passeriez-vous pas quelques jours à Québec ? _ Enfin, tout ce que l’intérêt le plus vif et la cordialité la plus grande peuvent suggérer. Mais, j’avais hâte de voir mes parents, dont même en ce moment j’ignorais le sort. Je m’empressai de 400 L'ES SOIRÉES CANADIENNES. régler toutes mes affaires le lendemain, et, dans l’après-midi même, je m’embarquai sur le bateau- à vapeur de la ligne de Québec à Montréal. Je viens de dire que j’ignorais le sort de mes vieux parents, en effet je ne savais pas s’ils vivaient encore, n’ayant pas reçu de nouvelles d’enx à l’étranger, et n’ayant pu en avoir à Québec où ils n’étaient point connus. C’était donc le cœur plein d’une joie mêlée d’axiété que je remontais le cours du Saint Laurent, pour regagner le toit paternel ! Je ne dormis pas de la nuit, que je passai à marcher sur le pont par un temps magnifique : des milliers d’étoiles brillaient au firmament et la température était d’une tiédeur délicieuse. En arrivant à Montréal j’appris des nouvelles heureuses de mes parents : ils m’attendaient de jour en jour, avertis qu’ils avaient été par M. Fabre qui, lui-même, avait reçu une lettre de M. Roebuck apporté par le Paquet de la malle d’Angleterre à New York, lequel nous avait devancé de près de trois semaines. Désirant me rendre de suite dans ma paroisse, située à vingt lieues de Montréal, je me mis de suite en frais de remplir un devoir sacré pour moi, celui de demander au peuple canadien de pourvoir au retour de mes compagnons restés en exil. J’étais occupé à écrire une communication sur le sujet, lorsque je reçus la visite NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. 401 de M. Duvernay, propriétaire du journal la Minerve. M. Duvernay était accompagné de M. LePailleur, un de mes compagnons d’exil déjà au pays depuis près de deux ans. Nulle visite ne pouvait être plus à propos ; car on sait avec quel zèle et quel dévouement M. Ludger Duvernay a servi la cause des exilés de 1838. Je lui fis part de suite du sujet de la communication que j’étais occupé à écrire, quand il était entré. Il me répondit que la cliose était faite ; que les souscriptions prélevées, dans toutes les paroisses et villes du Bas- Canada, et alors intégralement payées entre les mains du Trésorier-général de Y Association de la délivrance , M. Fabre, étaient amplement suffisantes. Nous allâmes ensemble chez M. Fabre qui me reçut avec bienveillance et urbanité ; M. Fabre, à la mémoire duquel je dois des obligations toutes particulières. Il me dit que le fonds de secours pouvait suffire à toutes les dépenses ; mais qu’on avait essuyé des mécomptes dans les moyens tentés pour transmettre ces valeurs en Australie. J’indiquai à M. Fabre les moyens que mon expérience des affaires en la Nouvelle-Galle-du- Sud me suggérait. Qu’on me pardonne d’intervertir ici l’ordre chronologique des événements, pour constater le 26 402 LES SOIRÉES CANADIENNES. retour de mes compagnons d’exil et signaler tm acre’ de générosité que la justice veut qu’on ne passe pas’ sous silence. Quinze ou eei.ze mois après le jour où je me rencontrai avec MM. Duvernay et Fabre, tous mes compagnons d’exil étaient de retour au pays, à l’exception d'un seul, Joseph Marceau, qui, s’étant marié à Sydney, ne voulut pas ou ne put pas revenir. Partis cinquante huit, près de neuf ans après nous étions cinquante cinq de retour. Trois des treize exilés laissés derrière moi à Sydney sont arrivés plus tôt que les autres, et voici comment. Immédiatement à la suite de mes communications avec M. Roebuck et mon entrevue avec M. Graham à Londres, je m’étais empresse d’écrire à l’un de mes compagnons, M. le capitaine Morin, pour l’informer lui, et par son entremise, tous les autres exilés canadiens, que. certaines sommes étaient déposées à leur service à Londres ; je leur promettais, déplus, de faire, à mon arrivée au Canada, toutes les démarches possibles pour obtenir la somme nécessaire à leur délivrance. Je les engageais donc à chercher qui voudrait leur avancer les moyens de revenir en Angleterre, sur la certitude que là ils trouveraient les moyens de payer ces avances, et je leur donnais le nom et l’adresse de M. Graham, dépositaire des- souscriptions du Canada. La Providence voulut qu’un anglais généreux se* rencontrât avec mon compatriote, lorsqu’il reçut cette lettre de moi. Ce monsieur, dont j’ignore le nom7 ■NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 403 dit alors à mon ami, que, sur la foi de ma lettre, il •avancerait les sommes nécessaires pour payer le passage de trois exilés jusqu’à Londres, ou on lui remettrait ses débours sur les sommes déposées entre les mains de M. Graliam. En effet l’ami à qui j’avais /écrit, M. Morin, et deux de ses compagnons, MM. Morin fils et Kémi Pinsonneault, revinrent de suite en Angleterre avec leur généreux protecteur qui, lui aussi, abandonnait la Nouvelle-Galle-du-Sud, comme le firent beaucoup de négociants à cette époque. Comme je ne pouvais partir le jour meme de mon arrivée à Montréal pour Saint Policarpe, lieu de résidence de mes bons parents, je profitai du temps pour aller remercier M. Lafontaine, de la part prééminente qu’il avait prise dans les démarches faites par nos compatriotes, pour obtenir l’amnistie qui nous permettait de nous réunir en notre cher Canada. Le lendemain matin, je m’embarquai sur le bateau- à-vapeur allant aux Cèdres. Nous éprouvâmes des retards dans le passage du canal de Beauharnais, en sorte que je n’arrivai à la maison paternelle que la nuit sur les deux heures. Naturellement tout le monde était au lit, lorsque je frappai à cette porte que j’avais franchie tant de fois, que je n’avais pas vue s’ouvrir depuis huit ans et derrière laquelle s’abritaient les auteurs de mes jours. XXIX LE TOIT PATERNEL. Lecteur de mes notes, mettez vous à ma place, imaginez que c’est vous qui vous tenez debout sur ce seuil, dans l’attente, et vous comprendrez ce qui devait se passer en moi. Je n’attendis pas longtemps, je vous assure, et je n’eus pas la peine de répéter deux fois les mots : — “ C’est moi ! ” adressés à mes parents ; car ils se précipitaient vers la porte : — C’est Xavier ! criait ma mère, c’est Xavier ! — C’est lui, répétait mon père, c’est lui ! — C’est lui, c’est Xavier ! redisait tout le monde dans la maison. Mes tendres parents se jetèrent à mon cou, en disant : — Oui, oui, c’est notre cher enfant ! NOTES D’UN CONDAMNE POLITIQUE. 405 Le premier moment d’effusion passé, je me mis à genoux devant mon père et lui demandai sa bénédiction, qu’il m’accordât avec tendresse ; puis, tous, nous remerçiâmes le Bon Dieu de mon heureux retour. C’était le matin du 14 septembre 1846. Ah ! je retrouvai bien, à mon retour au pays, les mœurs canadiennes, les douces et bonnes mœurs de nos ayeux. Aussi terminerai-je ces notes par un trait qui peint au parfait la vie paroissiale de nos campa¬ gnes, laquelle offrait en ce moment, poyr moi, un si frappant et si consolant contraste avec les habitudes des populations avec lesquelles je m’étais trouvé en contact depuis huit années ; trait qui réduit en action ce sentiment de bon voisinage, qui fait que ceux que la Providence a appelés à vivre près les uns des autres, sur le même coin de terre, se regardent comme les membres d’une même famille, selon ce que dit le vieil adage canadien : “ Qu’est-ce qu’on a de plus cher après ses parents, si ce n’est son voisin. ” Je n’étais pas présent dans les maisons du voisinage ; mais je sais si bien ce qui s’y est passé que je suis certain de le raconter exactement. Les vieux qui, comme on sait, se lèvent souvent la nuit chez les cultivateurs pour fumer leurs pipes 406 LES SOIRÉES CANADIENNES. à la porte du poêle, les vieux, dans les maisons voisines de celle de mon père, en apercevant le mouvement des lumières chez nous, à cette heure, et sachant que j’étais attendu de moment en moment, s’étaient dit : — Tiens, Xavier Prieur est de retour de l’exil ! Voilà donc des gens heureux 1; Puis les vieux avaient réveillé les garçons donataires et les brues en leur disant : — Dites donc, il faut que Xavier soit arrivé, il n’y a pas beaucoup de temps, c’est un va-t-et-vient de chandelles chez les Prieur. Et tout le monde s’était levé à plusieurs arpents à la ronde. — Faut aller le voir, disaient les hommes, en laissant leurs lits et s’habillant ! — Ça pourrait peut-être les déranger, répliquaient avec hésitation les femmes. — Par exemple, est-ce qu’on dérange des voisins et des amis, quand on va se réjouir avec eux sur le retour d’un enfant absent depuis tant d'années ? Allons donc. On partit donc et, on frappait aux fenêtres sur la route, en criant : — Xavier Prieur est arrivé ! Est-ce que vous ne; venez pas le voir vous autres l NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE. 407 De crainte que les occupants ne fussent pas au fait de la nouvelle. Une demi heure après le moment ou j’avais franchi le seuil paternel, un grand nombre de voisins étaient réunis chez mon père: peu d’instants après, arrivaient les bonnes voisines, timides et frileuses, la tête et les épaules enveloppées de leurs grands châles de laine. Je serrai, avec effusion, la main à tout ce brave monde d’amis et, tous ensemble, nous tinmes conversa¬ tion jusqu’à cinq heures du matin. — C’est rien que le commencement de ce que vous avez à nous conter, me dirent alors nos voisins, mais le reste sera pour une autre fois ; car vous avez besoin de repos. J’embrassai de nouveau mes parents et, en me retirant dans le cabinet où mon lit était préparé depuis plusieurs jours, je me dis avec un sentiment de bonheur indescriptible : — Oui, me voilà tout de bon revenu d’Australie î C’est bien ici mon Canada, ma paroisse natale ; j’y retrouve mes parents, les amis de mon enfance et de ma jeunesse. O Dieu plein de bonté, soyez béni l F. X. PRIEUR. ■ ■ ' I : . . • >!’ » •• T. :• ' • f -V - ' W ' TABLE. VOLUME DE 1864. Pages. MADEL, Elégie par J. C. Taché . 5 SOUVENIRS DE VOYAGE par M. Napoléon Bourassa : Envoi . 11 Avant de partir . 16 En diligence . 19 La Campagne romaine . 24 Un relais . 38 Séjour à Viterbe . 44 A pied . 49 A vol d’oiseau . 58 Raphaël . 65 Un épisode . 71 De braves gens . 78 Où je m’arrête . 81 LAISSEZ MOI CHANTER, poésie par Pamphile Lemay . 83 UNE VOIX DE 1813, manuscrit de C. Pinguet . 90 LE BRAILLARD DE LA MONTAGNE, légende en ver3 par J. C. Taché . 97 frf b TABLE. LA DANSE DU CALUMET, manuscrit de 1744 du Père Lesüeur. ill SOUVENIRS DE MA PAROISSE NATALE, par E. Renault : Dédicace . 137 La vieille Eglise . 139 Le vieux cimetière . 15Q La Chapelle du rocher . 154 Le Rocher de la chapelle . Î59 EPITRE, poésie par P. J. O. Chauveau . 162 NOTES D’UN CONDAMNÉ POLITIQUE, par F. X. Prieur : Un mot d’introduction . 167 Entrée en campagne. . . . 170 Durant et après le combat . 182 Proscrit et fugitif . . . . . . 190 Prisonnier . 201 Le Procès . 211 Les condamnés . 218 Les états de souffrance . 237 Le voyage des déportés . 252 Une relâche . . . 280 À travers les deux grands océans . 283 Hobart-Town et un digne militaire. . 286 "Sydney et Monseigneur de Sydney..... . 289 Inspection et débarquement . 295 Long-Bottom et la vie qu’on y fait . . . 299 Une aventure et ses suites . 312 Un chapitre qui commence et finit par la mort . 318 Comment je devins confiseur . . . 325 En quête de situation . 332 Je deviens jardinier . 337 Le chantier canadien . 343 Comment, par accident, je devins fabricant de chan¬ delles ou à peu près . . . 355 TABLE, Sueessivement garçon de ferme et petit marchand,, 361 Les premiers pardons et les premiers retours., . 369 Uue âme généreuse . . . . . . . 376 Le voyage de retour,. . . . . . . . — 38 ï A I ondres. . 390 De Londres à Québec . . 395 Le Pays enfin . . . 399 Le toit paternel . . 404 '•••>, . ■ : ... . ..... ■ fjt:o I À . . . : • • g •w.' SIS kSI’JIS ifimi Bs&»pEé '+ ' $ i EV^ ** P* i» .y i Vwa^-- «METr • /, . Collection of W. L. SHELDEN No. WLS me (V llgll J* % SK X* i r?