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On est instamment prié d'avoir soin des livres, de les renvoyer enveloppés, et d'y joindre le nom de la personne qui les rend.

NOUVEAUX

SAMEDIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, EDITEURS

OEUVRES COMPLÈTES

DE

A. DE PONTMARTIN

FORMAT GRAND 1N-18

causeries lïttéraîres (nouvelle édition)

NOUVELLES CAUSERIES LITTÉRAIRES (2e édition . DERNIÈRES CAUSERIES LITTERAIRES (2e édition). . .

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LES SEMAINES LITTÉRAIRES.. ........ # (

NOUVELLES SEMAINES LITTÉRAIRES. .....„.

DERNIÈRES SEMAINES LITTERAIRES

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CONTES ET NOUVELLES

MÉMOIRES D'UN NOTAIRE ,

LA FIN DU PROCÈS

CONTES D'UN PLANTEUR DE CHOUX

POURQUOI JE RESTE A LA CAMPAGNE

OR ET CLINQUANT

LA FILLEULE DE BEAUMARCHAIS (28 édition)

LA MANDARINE

vol,

F. Aureau et Cie. Imp. de Lagny

NOUVEAUX

AMEDIS

PAR

A. DE PONTMARTIN

SIXIÈME SERIE

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS —,

RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPERA.

LIBRAIRIE NOUVELLE

BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE f.RAMM

1873

Droits de reproduction et de traduction réservés

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NOUVEAUX

A M E D I S

PAUL FORESTIER ET HAMLET1

25 mars 1868.

Ce n'est ni le lendemain d'une première représenta- tion, ni en suivant jour par jour le mouvement de notre littérature dramatique, que l'on peut se faire une idée exacte de l'état du théâtre contemporain. Est-ce à dire que nous devions n'y point songer et n'en parler jamais?

1 L'auteur des Nouveaux Sameuis condamne d'ordinaire à un oubli immédiat les rares articles qu'il consacre à der> nouveautés dramatiques; ce q ii ne veut pas dire, hélas! que ceux qu'il recueille n'aient pas aussi de grandes chances d'être bientôt oubliés; mais, cette fois, il n'a pu résister à une tentation dont il s'accuse. Il ...... 4

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Nous ne le croyons pas. C'est par le théâtre, plus encore que par le roman, qu'il nous est possible de juger la vé- ritable situation des mœurs publiques et privées. Quand nous avons le chagrin de voir paraître et réussir des romans tels que la Comteêse de Chalis ou le Cahier bleu de mademoiselle Cibot, on en est quitte pour se dire : Ces ouvrages sont écrits pour un public spécial, qui n'a rien de commun avec la vraie société française. Leur succès est un produit de serre-chaude, comme les lecteurs qu'ils intéressent et les personnages qu'ils dépeignent. 11 éclôt et s'épanouit dans les zones torrides de cette, extrême civilisation parisienne, tellement raffinée et blasée, que l'on ne saura bientôt plus comment réveiller son appétit. Composé d'éléments singuliers qui se combinent tant bien que mal, beautés à la mode, célébrités de l'art et de la presse, gens d'esprit érigés en bêtes curieuses, colonie étrangère qui veut s'amuser à tout prix, déclassés de toutes les dates et de tous les régimes, ce monde bizarre a ses chroniqueurs, ses salons, sa littérature ; mais il ne possède à tout prendre que les semblants de la boune compagnie. Que les auteurs des livres dont il fait ses délices aient l'imprudence de transporter leurs œuvres au théâtre, de les mettre en contact immédiat avec le grand et vrai public ; aussitôt celui-ci en fera

exprimait, en mars 1868, à propos de Paul Forestier et d'Hamlet, une opinion contraire à celle de la majorité des critiques. Depuis lors, l'opéra de M. Ambroise Thomas s'est relevé dans le public compétent, tandis que le sujet et surtout le style de la comédie de M. Emile Augier étaient jugés peu dignes de son talent.

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justice au nom de cette pudeur collective qu'il est plus difficile de surprendre ou de séduire dans un nombreux auditoire, à la clarté de la rampe et du hibtre, que dans la solitude et le silence d'une lecture à huis clos. La chute éclatante de la pièce nous vengera de la vogue scanda- leuse du livre.

Mais cette illusion n'est plus possible, lorsque nous voyons Paris et la province se presser en foule dans des théâtres les plus plates niaiseries se rachètent par les exhibitions les plus indécentes, ou bien lorsque cin- quante représentations ont consacré le succès d'une co- médie indigne du poète qui l'a écrite, des interprètes qui la font réussir et du théâtre qui la joue. Il faut bien alors se rendre à l'évidence, avouer que le niveau intellectuel et moral du pays s'est abaissé, que cette moyenne de corruption, inhérente à l'humanité même et facile à re- trouver dans tous les temps, s'est compliquée d'une cor- ruption particulière, sui generis, dont les causes latentes ou manifestes peuvent également émouvoir le moraliste et le politique. Nous sommes loin ici de cette critique journalière qui se borne à consigner l'événement de la veille, à constater les impressions du premier moment ; peu importe que l'on arrive quelques jours plus tôt ou plus tard, si l'on s'attache, non pas à donner une nou- velle déjà vieille, à formuler un jugement rédigé ou contredit d'avance par tous les beaux esprits du feuil- leton, mais à mesurer le chemin parcouru et à y cher- cher des sujets de réflexion, d'observation et de tristesse. Ce travail d'après coup nous conduirait à des conclu-

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sions sévères; quelques détails vont nous suffire à dé- montrer que cette sévérité n'a rien qui ressemble à un dénigrement de parti pris. C'est une simple échelle de proportion qu'il s'agit d'établir entre le présent et le passé. On sait quelle a été, pendant ces dernières années, l'insolente prospérité de ces féeries, de ces pièces à fem- mes, dont les amorces toutes matérielles s'adressent à ce que notre nature a de plus grossier et de plus bas. Un beau jour, sans qu'il soit possible, hélas! de prendre au sérieux cette tardive explosion de vertu, les spirituels arbitres de la critique dramatique ont cru ou ont com- pris qu'il y allait de leur honneur de réagir contre ce genre humiliant pour ceux qui le tolèrent, honteux pour ceux qui l'exploitent, abrutissant pour ceux qui s'y plai- sent. La réaction a eu lieu, et l'on a salué comme un heureux symptôme, un commencement de convalescence théâtrale, quoi? la réapparition de ces gros drames que M. Alexandre Dumas découpait, il y a vingt ans, dans ses récits gigantesques, et qui en gardaient tous les défauts sans un seul de leurs mérites. Ces hâbleries historiques, se déroulant en des tableaux interminables, étaient alors signalées comme la négation même de l'art, comme le dernier mot de sa décadence. On se demandait par quel- les séries d'aberrations et d'apostasies le romantisme en était arrivé de ses programmes primitifs, de ses glorieux débuts, à ces œuvres monstrueuses qui obtinrent à peine un succès de curiosité et de surprise. Est-ce tout? Pas encore. Ces grandes machines faisaient naturellement regretter les vrais draines romantiques, ceux que M. Hugo

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et M. Dumas avaient, dix ou douze ans auparavant, écrits pour le théâtre. Eh bien, ceux-là aussi furent accusés par les connaisseurs et les critiques d'alors de ne rien donner de ce que leurs auteurs avaient promis. Gustave Planche, qui n'était assurément pas suspect de préoccu- pation classique, écrivait après Catherine Howard, après Marie Tudor, après Rny-Blas, ce Rmj-Blas que Ton ré- clame à grands cris et dont le succès ne serait plus au- jourd'hui une question de goût : « Quand on vit paraître « sur la scène les créations de Marivaux, on put dire que « Part se manierait ; à présent, si des pièces telles que « celles de MM. Dumas et Hugo devaient réussir, on « pourrait dire que l'art s'en va. » Vous le voyez, nous avons fait, en trente ans, bien du chemin à recu- lons, et il faut que la détresse du théâtre moderne soit bien alarmante pour que Ton approuve, comme un in- dice d'amélioration, ce qui fut dénoncé comme le nec plus ultra de la décadence ; pour que l'on invoque comme un moyen de réhabilitation et de salut ce qui fut regardé comme un premier mécompte.

C'est au milieu de ce désarroi, après une longue disette attribuée par les uns aux suites de l'Exposition univer- selle, par d'autres à la plus dérisoire des libertés, la liberté des théâtres, que s'est produit à la Comédie- Française le Paul Forestier de M. Emile Augier. Cette fois nous nous félicitons d'arriver trop tard pour analyser une pièce qui semble défier l'analyse. N'est-ce pas, en effet, nous réduire au silence que nous placer dans l'alterna- tive ou de ne pas donner nos preuves, ou de réveiller,

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en les donnant, ces mêmes idées, ces mêmes images que nous nous plaignons de rencontrer dans l'œuvre du poète? Heureusement, en pareil cas, l'embarras de la critique est la condamnation de l'ouvrage.

Remarquons, avant tout, un détail essentiellement con- temporain et parisien. Nous sommes loin de l'époque le métier d'auteur dramatique ressemblait à un long mar- tyre. Le Sage, s'il revenait* au monde, aurait peine à re- connaître ces pauvres diables de poètes râpés qu'il nous peint, sous des traits si tristement plaisants, abreuvés d'affronts par messieurs les comédiens. Nous avons changé tout cela. Aujourd'hui quiconque a obtenu trois ou quatre succès au théâtre, règne en maître, non-seule- ment sur ses sujets immédiats, les artistes appelés à l'honneur d'interpréter ses œuvres, mais sur le public et même sur la critique. Celle-ci accepte son prestige, ou. comme on parle dans le langage du jour, son auto- rité. Elle craindrait de paraître moins intelligente, si elle ne se tenait prête à le comprendre à demi-mot et à l'ap- plaudir de confiance. Sans doute cet état normal n'est pas sans exception. Nous avons assisté à des bourrasques soudaines ; nous avons vu des soirées néfastes lèvent tournait tout à coup, les oracles de la critique sem- blaient décidés à briser les idoles de la scène : querelles damants qui s'apaisent vite ! En somme, depuis quinze ans, les premières représentations ont offert l'exemple d'un touchant accord entre l'art qui souvent prend trop ses aises, et la critique qui n'est pas toujours assez dif- ficile.

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Ajoutons une autre remarque qui nous ramène à Paul Forestier. Plus le sujet choisi par l'auteur est hardi ou dangereux, plus il a risqué de ces scabreuses audaces il vaudrait mieux peut-être succomber que triompher, plus aussi les spectateurs du premier soir, les juges du lendemain, se croient engagés d'honneur ou d'amour- propre à compléter de leurs commentaires, à couvrir de leur patronage ce défi bravement jeté aux préjugés des cerveaux étroits. Il ne Jeur déplaît point, ne fût-ce que pour varier un peu leurs plaisirs, de jouer le rôle de chiens de Terre-Neuve, et ils ne sont pas fâchés que Ton dise qu'en aidant un téméraire à se tirer d'un mauvais pas, ils ont donné au public et au succès une impulsion décisive. Rien de plus curieux, ces soirs-là, que d'ob- server, au foyer et dans les couloirs, les conciliabules entre initiés. 11 se joue, dans les entr'actes, une comédie préparatoire, souvent plus amusante que la pièce même ; vous diriez la petite Bourse du feuilleton dramatique. On se chuchote à l'oreille ce que l'on écrira et surtout ce qu'on aura soin de ne pas écrire le lundi suivant. Si, plus tard, les gros bataillons cassent l'arrêt du brillant état-major, s'il manque quelques dizaines au chiffre ré- glementaire des cent représentations promises, tant pis ! L'effet est produit, le tour est joué; nous n'avions pas besoin de ce détail pour savoir que la foule a moins d'es- prit que l'élite, et qu'une multitude d'imbéciles peut n'être pas du même avis que les hommes les plus spiri- tuels de Paris.

Ceci me servira à expliquer comment le plus défectueux

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peut-être et, à coup sûr, le plus choquant des ouvrages de M. Emile Augier a pu, je ne dis pas réussir, le suo ces était noté d'avance, mais être tout d'abord glorifié pour les qualités dont il est précisément le plus dé- pourvu ; comment, dans un premier parti pris d'admi- ralion préconçue, on a eu le courage de murmurer les beaux mots de grandeur morale, de vigueur cornélienne, d'héroïque revanche de la poésie et du théâtre, à propos d'une pièce qui n'échappe à la vulgarité la plus bour- geoise que par une trouée subite dans ce bizarre do- maine où l'étude des sentiments n'est plus que celle des sensations. On a choisi pour rendre grâce aux dieux et monter au Capitole, comme si on avait y rencon- trer le Cid, le vieil Horace ou Polyeucte, le moment M. Emile Augier apportait le renfort de son talent et de son nom au genre pathologique, et achevait d'effacer la nuance très-légère qui l'avait jusqu'ici distingué de l'é- cole dite réaliste.

Encore une fois, nous ne prétendons, et pour cause, ni approfondir la comédie de M. Emile Augier, ni dis- cuter un succès qui doit suivre son cours, sauf à dis- paraître au bout de la saison, comme ont disparu d'autres œuvres saluées à leur début d'acclamations tout aussi bruyantes. Forcés d'attaquer Paul Forestier en biais et par ses côtés extérieurs, il nous suffira, pour réduire à leur juste valeur le succès et la pièce, d'abor- der la vieille thèse du vice et de la vertu au théâtre, puis de montrer à quelles disparates, à quelles inconsé- quences l'auteur s'est laissé entraîner afin de raviver,

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coûte que coûte, sa vogue un peu compromise par la Contagion et Maître Guérin.

La vertu ! est-ce bien sérieusement qu'on irait la cher- cher au théâtre? Le fameux Castigat ridendo mores n'est- il pas la mauvaise plaisanterie d'un latin qui brave la vérité dans les mots? est-on jamais sorti d'une salle de spectacle meilleur qu'on n'y était entré? Je n'en sais rien ; mais peu importe ! Tout est relatif. Ce que l'on doit admettre, c'est que, de Sophocle à Corneille, d'Euripide à Calderon et de Shakspeare à Schiller, il a existé dés œuvres dramatiques qui nous placent en présence dune loi morale, d'une loi divine, supérieure aux passions qui s'agitent sur la scène. Pour ne citer que quelques exem- ples, Alceste, Antigone, Cornélia, Pauline, Chimène, le marquis de Posa, nous offrent, en leur personne et dans leur langage , un idéal dont peuvent se contenter les âmes les plus généreuses et les plus délicates. Si notre légèreté et notre faiblesse se hâtent d'oublier ces leçons vivantes d'héroïsme, de dévouement et de courage, il en reste du moins une impression salutaire, quelque chose comme un élément de grandeur mêlé à nos pelitesses, comme le souvenir d'un ami qui valait mieux que nous, et qui, de loin, nous blâme, nous approuve ou nous con- seille.

Le vice, au théâtre, est beaucoup plus palpable ; il y possède toutes les privautés et toutes les familiarités du chez- soi. Non pas que la comédie et le drame nous enga- gent ouvertement à l'honorer ou à l'imiter! non, mais ils ont tellement besoin de lui, qu'ils sont bien forcés de

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s'accommoder à ses habitudes, de s'acclimater à son at- mosphère. Les concessions qu'on lui fait s'amalgament avec les expiations qu'on lui impose. La part du diable, le premier des droits d'auteur, se prélève sur ce livre en parties doubles le bien et le mal viennent tour à tour débrouiller et embrouiller leurs comptes. La science dramatique consiste à établir si habilement la ba- lance, à escamoter si adroitement le chiffre définitif, que les spectateurs se déclarent satisfaits. Ils oublient de se demander si on a voulu les moraliser ou les Corrompre; on les a attendris ou amusés ; ils n'en exigent pas davan- tage.

Soit! dût-on m'accuser de molle complaisance, j'ai bien envie de ne pas me montrer plus rigoureux ; mais à une condition : c'est que, une fois sur ce terrain, nous saurons à quoi nous en tenir ; c'est que l'on n'essayera pas de nous tromper, et que l'auteur nous dira franche- ment, brutalement même : Voulez-vous passer quatre heures en mauvaise compagnie? Je vais vous présenter le vice tel qu'il est, sans déclamation, sans phrases, en gardant devant lui une neutralité railleuse et armée. Nous nous connaissons si bien, lui et moi, que nous n'a- vons plus.aueune illusion l'un sur l'autre. Je ne suis ni prédicateur, ni moraliste ; je suis observateur. Peut-être l'efficacité des leçons me fera-t-elle pardonner la vivacité des peintures. En tout cas, je ne m'engage à rien. Ne m'amenez ni vos femmes, ni vos filles, ni vos sœurs. C'est une étude curieuse, qui vaut bien la séance de dissection dont Thomas Diafoirus offre le régal à Angélique. Vous

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verrez le vice de près, peint sur le vif et sur le nu; il n'est pas beau, il n est pas heureux ; en rapportant chez vous l'image de ses laideurs et de ses misères, vous vous direz que le meilleur calcul est encore de rester honnête femme et honnête homme. Cette morale n'a rien de bien chevaleresque; mais que voulez-vous ? Les temps sont durs ; chacun fait ce qu'il peut. Si les sociétés telles que la nôtre produisaient une littérature héroïque , qu'en feraient-elles?

De bonne foi, quelle objection opposer à l'auteur dra- matique qui parle ce rude langage? Il est dans son droit ; il ne déguise rien et n'abuse personne ; c'est à moi à me tenir pour averti. Étant donné le pêle-mêle des sociétés modernes, leur penchant à rapprocher les distances, non-seulement sociales, mais morales, nous pouvons ap- plaudir l'homme de talent qui s'empare hardiment de cette phase ou de cette face de nos mœurs contempo- raines, et se taille à l'emporte-pièce un succès et un ré- pertoire en pleine réalité parisienne.

Ce qui est bien pire, c'est la vertu qui porte à faux et qui sonne creux ; c'est ce procédé artificiel qui fait l'effet d'une leçon apprise, et que nous avons pu observer, de- puis longues années, au théâtre et dans le roman. On plaide le contre parce qu'un rival heureux a plaidé le pour et a momentanément épuisé cette veine. On trans- plante dans les œuvres d'imagination les variations de l'avocat, qui tantôt nous émeut sur le sort des voleurs et de^ vagabonds, tantôt défend avec des larmes dans la voix l'orphelin et la veuve. Tout se réduit à un jeu de

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bascule : la passion et le devoir se placent aux deux bouts, et l'auteur les élève ou les abaisse suivant les ca- prices de la mode ou les siens.

Eh bien, il y^a quelque chose de plus intolérable en- core ; c'est la méthode que j'appellerai de juxtaposition, celle qui, dans la même pièce, d'une scène à l'autre, fait parler et agir le vice et la vertu, et, soit involontaire- ment, soit à dessein, s'arrange pour que celui-là usurpe, en définitive, tout l'intérêt, toute l'émotion, tout l'hom- mage, qui semblent dus à celle-ci. Comment en serait-il autrement? Dans ce partage illusoire, la vertu est factice, transie, toute de fiction, incapable de se rattacher aux grandes lois de la morale, aux grandes vérités qui seu- les peuvent vaincre les emportements de la passion. Le vice est vivant, vrai, logique, irréfutable, lorsqu'il ré- clame sa part de lion au milieu de ces agneaux en car- ton peint, conduits par un loup devenu berger. L'auteur a beau se hisser sur des alexandrins d'allure cornélienne, vanter les grandeurs du sacrifice, les austères douceurs du devoir accompli, il ne trompe ni lui, ni personne. Co- médiens, public, homme du métier, amis, indifférents, critiques, tous savent très-bien que le succès n'est pas dans ces tirades de père noble, mais dans toute cette par- tie véreuse du drame que le père noble est censé flétrir. Cela est si vrai, si évident, que le dônoûment, qui est vertueux, tue la pièce, qui est vicieuse. Les coni aisseurs ont sérieusement conseillé à M. Emile Augier de garder intacls les bénéfices des-es audaces, et de supprimer son Uième acte, toute cette passion, coupable mais

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énergique, se noie dans des flots de crème tournée. Ils ont raison. Mieux valait laisser les spectateurs dans l'in- certitude, que détruire son propre ouvrage. Il n'est pas question ici de ce pauvre Holopherne méchamment mis à mort par Judith, mais de celte pauvre Léa, parfaite- ment dans son droit quand elle défend son bien contre l'égoïsme d'un vieillard et les jérémiades d'une petite pensionnaire. Voilà ce procédé doit fatalement nous conduire ; non-seulement il nous montre ce qui n'est pas du ressort d'unelittérature qui se respecte, mais l'auteur finit par nous faire prendre parti pour ce qu'il a l'air de maudire contre ce qu'il prétend glorifier.

Paul Forestier mérite un autre reproche, non moins grave. Le soir de la première représentation, un de nos amis, critique éminent, nous rappelait, en sortant de la Coaiédie-Frauçaise, le Nec cleus intersitnisidicjnus... ici, le dieu ou ce qui en tient la place, c'est le talent du poète, ce sont les vers, cette langue immortelle; c'est la dignité d'un théâtre qui joue encore, les petits jours, et pour ne pas en perdre l'habitude, Corneille, Racine et Molière; c'est enfin la position exceptionnelle de comé- diens qui honorent leur art et dont la plupart sont gens lettrés et de bonne compagnie. Qu'a fait cette fois M. Emile Àugier de toutes ces divinités, un peu profa- nes, j'en conviens, dignes pourtant d'élever et d'enno- blir l'œuvre qu'elles se chargent de présenter au public? à quel genre d'inspirations, j'allais dire de sensations, les a-t-il forcées de prêter leur concours? lui était-il permis d'établir une disproportion si évidente entre les

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éléments qu'il employait et le but qu'il s'est proposé ? Autant de questions, autant de griefs contre sa nouvelle comédie.

Mais, me dira-t-on, Tartuffe? le Mariage de Figaro? est-ce la première fois que le théâtre se permet des li- cences propres à effaroucher les spectateurs timorés et les imaginations délicates? Non, sans doute, mais il sied d'indiquer une distinction essentielle. Pour bien prouver que nous n'entendons pas faire acte de pruderie, pre- nons trois pièces fort différentes, également hardies, dont chacune porte l'étiquette et le cachet de son siècle; Tartuffe, le Mariage de Figaro et le Demi-Monde. Nous ne voulons ni les discuter, ni surtout les comparer; nous disons seulement que, si Ton accuse Molière, Beau- marchais et M. Dumas fils d'avoir choisi des sujets sca- breux, de n'avoir pas épargné les crudités de tons, de s'être peu préoccupés de ce que ressentiraient, devant telle scène ou en présence de tel personnage, les jeunes gens et les jeunes filles, ils pouvaient- du moins répondre, pour nous servir d une locution triviale, que la chose en valait la peine. Démasquer l'hypocrisie en plein règne de Louis XIV, se prendre corps à corps avec une société qui préludait, en se jouant des abus dont elle était malade, à la révolution dont elle est morte ; saisir enfin au pas- sage un des traits les plus caractéristiques de nos mœurs contemporaines, il y avait là, toute proportion gardée entre le génie de Molière, l'esprit endiablé de Beaumar- chais et le talent réaliste de M . Dumas, de quoi tenter des observateurs, piquer au jeu des auteurs comiques, faira

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illusion à des moralistes et justifier bien des hardiesses. Créer des types, dessiner des caractères, donner la vie du théâtre à des idées dont nul ne saurait méconnaître la puissance et le prestige, s'associer d'avance à l'histoire de son temps, c'est se préparer d'éloquentes excuses dans le cas des censeurs moroses infligeraient aux heureux coupables un brevet d'immoralité. Dans Paul Forestier rien de pareil. Un poëte, un membre de l'Aca- démie française, l'auteur couronné de Gabrielle et de V Aventurière, y parle la langue des dieux; il y convoque un public d'élite, heureux d'échapper aux plates bouf- fonneries qui régnent en souveraines ; il s'y fait seconder par les plus habiles acteurs d'un théâtre qui est une in- stitution et une gloire nationale, le tout pour versi- fier, dramatiser et illustrer une anecdote graveleuse qui figurerait beaucoup mieux dans la Vie parisienne, sous la plume de M. Gustave Droz, entre une équivoque de boudoir, une adresse de parfumeur et la description d'une toilette.

Le mérite de l'exécution rachète-t-il au moins, dans Paul Forestier, le vice capital que nous venons de si- gnaler? Hélas! non. Par le choix de son sujet, par la manière dont il Ta traité, M. Emile Augier se condamnait à marcher d'inconséquence en inconséquence. Nous avons vu comment, par la force des choses, il arrive à faire triompher la passion coupable sous le drapeau de la verlu. Une fois que cette déroute de la vertu trahie par les siens s'est emparée de l'esprit du spectateur, une lois que nous sommes entraînés à prendre à rebours

1(S NOUVEAUX SAMEDIS.

cette thèse, plaidée avec une gaucherie trop visible pour ne pas sembler volontaire, tout est dit; cette première erreur d'optique en amène d'autres. J'ai soigneusement relu Paul Forestier, et il m'a été impossible de m'expli- quer ce que signifiaient, à quoi servaient, chez Paul, la peinture, chez son père, la statuaire. Nous n'aimons pas, en général, les artistes et les poètes au théâtre, et cela pour une foule de raisons que d'autres ont développées avant nous. Avec eux, on risque de le prendre trop haul ou trop bas, au-dessous ou au delà du ton. Ces natures vives et mobiles, toutes de sentiment, d'idée, parfois de fantaisie, se refusent à Faction. De même que, dans le monde, elles s'accordent mal avec les exigences de la vie réelle, de même, dans le drame qui est le reflet de la vie, elles ont peine à se mettre d'accord avec la passion qu'elles soulèvent ou l'incident qu'elles subissent. On ne sait jamais si elles vont nous montrer le vrai fond d'un caractère, s'exhaler dans une effusion lyrique ou accom- moder à leur usage une fiction et un rôle.

Ce n'est donc .qu'avec une extrême réserve qu'on doit les admettre dans une pièce de théâtre ; mais, si on les admet, encore laut-il que leur spécialité soit pour beau- coup dans la donnée de l'ouvrage, qu'elle en explique les péripéties ou le dénoûment, qu'elle en fixe la physiono- mie. Ici c'est tout le contraire. Michel Forestier peut bien raisonner esthétique, déclarer un peu mou le Milon de Crotone esquissé par son fils, prendre ses pinceaux pour lui muscler Vomoplate. Dans le fait, on le comprendrait bien mieux, s'il était notaire honoraire, avoué ou négo-

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ciant II n'y aurait pas à se récrier si un avoué ou un né- gociant, par exemple, remarquant du désordre dans les grosses ou dans les factures rédigées par son fils, en con- cluait qu'il se dérange, et flairait quelque roman juvé- nile, également fâcheux pour le repos de sa vie, la gra- vité de sa profession et l'exactitude de son travail. Mais que le sculpteur Michel soupçonne le peintre Paul d'une passion coupable parce qu'il constate un peu de mol- lesse ou d'incorrection dans un torse ; qu'un artiste com- paré à Michel-Ange par ses amis et ses flatteurs, vieilli dans la pratique de son art, rompu aux luttes de la vie, sachant très-bien à quelle étincelle s'est allumé le génie des Titien et des Raphaël, croie que tout est perdu pour le talent de son fils si Paul aime une femme mariée, et que tout sera sauvé s'il épouse une petite ingénue qui ne parle ni à son imagination, ni à son cœur; que, dans un intérêt tout personnel, il tranche, de son autorité privée, une question au moins douteuse, la question de savoir si les vulgaires soucis et les bourgeoises affections du mé- nage sont plus favorables qu'un beau désordre aux inspi- rations de l'artiste ; cette énormité, malgré toute la verve de l'auteur, aurait fait rire à ses dépens, si nous n'avions perdu la tradition de ce bon rire gaulois, jadis cher à II. F^inile Augier.

Tout le rôle de Michel Forestier n'est qu'un long contre- sens ; naturellement, ce contre-sens tourne aux dépens de la cause que Michel prétend défendre. 11 ne peut exer- cer sur son fils aucune autorité morale, parce que cette morale d'atelier et de pot-au-feu doit être aisément bat-

18 NOUVEAUX SAMEDIS.

tue par ses propres armes. Paul a raison contre son père, quand il lui demande en vertu de quelle mission, au nom de quelle vérité absolue il s'est arrogé le droit d'interve- nir dans sa vie intime, de disposer de ses tendresses, de déplacer pour lui les conditions du bonheur, et, par un misérable subterfuge, de le rendre également coupable, également cruel envers deux femmes ; celle qu'il aban- donne en l'aimant encore, et celle qu'il épouse en ne l'aimant pas ! Que dire de cette innocente Camille, qui, au sortir d'un dîner avec la supérieure de son couvent, aussi prompte à suivre les leçons de l'héroïsme théâtral qu'à oublier celles de son catéchisme, ne sait rien inven- ter de mieux qu'un suicide pour débrouiller une situa- tion inextricable? Que dire enfin delà dernière illusion et du dernier sophisme du père Forestier, qui, afin de se remettre d'une alarme si chaude et de se consoler des maladresses qu'il a commises, s'écrie en guise de mora- lité finale :

Pour la première lois ils sont vraiment unis!

alors que la sécurité de Camille est perdue, que la pau- vre enfant vient de se débattre contre des images qui souillent à la fois son bonheur et son innocence, et que le fantôme de l'adultère a passé sur cette âme naïve en y laissant une trace indélébile? Il en est des félicités do- mestiques comme de toutes les choses délicates et fragi- les ; une fois brisées, on les rajuste peut-être, on ne les répare jamais.

Ainsi les personnages à qui l'auteur a confié le soin de

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représenter la vertu sont condamnés par une impitoyable logique à faire de cette vertu un paradoxe et à s'infliger à eux-mêmes un perpétuel démenti. C'est qu'on ne joue pas, Dieu merci ! avec la morale comme avec un acces- soire de théâtre. Elle se venge en résistant à ceux qui l'exploitent sans y croire, et elle cherche sa revanche dans sa défaite même. En dehors de toutes les questions de pudeur et de décence, de pareils sujets ont cela de terrible, qu'ils n'admettent point d'accommodement et de palliatif. Pas de milieu ; du moment que le souffle chrétien y manque et que ferait-il en semblable com- pagnie?— rien n'y peut prévaloir contre la passion; elle seule est dans le vrai.

Nous comprenons que M. Emile Augier, cette fois, ait voulu écrire en vers. 11 est convenu que la poésie enno- blit et purifie ce qu'elle touche. C'est comme un voile d'or qui embellit ou dissimule ce que l'auteur aurait taire ou cacher ; les licences poétiques viennent au se- cours d'autres licences. M. Emile Augier a fait en maintes occasions ses preuves de poëte ; on ne pourrait, sans dé- nigrement systématique, lui refuser le droit de versifier ses idées, et le talent de ses interprètes sauve d'ailleurs les inégalités de son style : mais à la lecture, on est bien forcé de reconnaître que Theureux auteur de Paul Forestier a deux styles; celui des grandes scènes et des tirades à effet, qui, sans être irréprochable, nous frappe et peut nous donner le change par la vigueur de l'allure et de l'accent; et celui des passages sans prétention, de ce qu'on appellerait, dans un opéra, le simple récitatif.

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Or, dans la versification de M. Emile Augier, si le cou- vercle est parfois de pur métal, les charnières ne sont pas même de cuivre. Il garde toujours, on le sait, jus- que dans ses inspirations les meilleures, un fond, un arrière-goût de trivialité, qui profite, pour reparaître, de tous les moments le sentiment et la pensée lui laissent la parole. Était-il bien nécessaire de faire infidé- lité à rhumble prose pour nous donner des vers tels que ceux-ci :

Laisse ton plumeau, Firmin; va voir en bas Si je n'ai pas de lettre, et ne lanterne pasl

ou bien :

Quand on parle du loup...

On en voit la comète... Permettez à vos jneds, madame, qu'on se mette;

tandis qu'il eût été si facile d'écrire, faute de mieux :

Permettez qu'à vos pieds, madame, l'on se mette l

ou bien :

Qu'y puis-je? En admettant que jamais tu lui plus, Est-ce ma faute à moi, si tu ne lui plais plus...?

ou bien encore :

Le premier châtiment par ma faute encouru, Cest àe n'être pas digne encore d'être cru!

D'aulres fois, c'est la langue ou la grammaire qui au- rait le droit de dire au poëte-académicien : Tuqaoque?

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Les obstacles franchis par ton féroce amour Seraient une barrière eux-mhne à ton retour...

et ailleurs :

J'étais tout stupéfait encore de mon bonheur, Qu'elle me dit : « Sortez, vous me laites horreur! »

Dans les morceaux les plus applaudis quelque chose comme les airs de bravoure on remarque des impropriétés d'expression imposées par la tyrannie du vers et de la rime :

Dévorez-lui le cœur pour tromper votre faim! Dupez-la !... Ce n'est pas agir en aigrefin...

Évidemment une femme, même déchue, pourvu qu'elle parle encore le langage de la bonne compagnie, ne s'est pas servie de ce mot. Elle a dit : en malhonnête homme, et c'est, en effet, ce qu'il fallait dire ; tant pis pour la rime !

Cette pauvre rime ! si elle taquine quelquefois SI. Emile Augier, il le lui rend bien. Il la traite avec un laisser aller de grand seigneur; il fait rimer rompre et interrompre, soutenue et maintenue, faite et parfaite, lâche et attache, remarqué et distingué, posé et ex- oosé, etc., etc. Quant aux locutions ou aux tournures inélégantes : « sa faute m incombe tout entière; j'y re- tourne la bouche enfarinée ; une visite que rien ne néces- site ; tout coupable envers vous quil s'est, dit-on, rendu; juelle acre jouissance c'est de voir ceux qu'on aime tieureux par sa souffrance ! » il y aurait lieu à des remar-

y NOUVEAUX SAMEDIS.

ques innombrables. Querelles de mots et d'hémistiches ! nous dira-t-on; chicanes et vétilles! Prenons garde. Ces détails composent, à proprement parler, le style. Or s'il est vrai, comme l'affirme une certaine école, que la per- fection du style, le fini de l'exécution suffisent à morali- ser une œuvre d'art et à la placer au-dessus du contrôle des esprits chagrins, il n'était pas inutile de prouver que l'auteur de Paul Forestier n'a pas même le droit d'invo- quer cette exception ou de prétendre à ce privilège, et que l'exquise beauté de la forme est cette fois aussi étrangère à son succès que le triomphe de la morale.

Au lieu de ces critiques minutieuses et tardives, peut- être eût-il mieux valu, pour reléguer à sa vraie place la comédie de M. Emile Augier, exprimer tout simplement la sensation que l'on éprouve lorsqu'on passe de Paul Forestier à Hamlet. Il semble qu'on échappe à l'air vicié d'une alcôve une vague odeur de cosmétique se mêle au parfum des tubéreuses, pour se trouver tout à coup transporté au sein d'un paysage alpestre, et y ressentir comme un redoublement de vie intelligente et poétique en face de cette sauvage nature dont les horreurs mêmes et les abîmes font partie des grandeurs de la

création.

Hamlet n'est pas une de ces œuvres lumineuses et se- reines qui nous communiquent quelque chose de leur harmonie et de leur clarté. Le drame de Shakspeare est de ceux qui étonnent plutôt qu'ils ne charment. Il trouble encore plus qu'il n'émeut. 11 faut y regarder de bien près, y revenir sans cesse pour le pénétrer, et en-

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core l'on n'est jamais sûr de le bien comprendre. Je le comparerais volontiers à un palais magnifique, entouré de beaux jardins et ombragé d'arbres séculaires, mais nous craindrions toujours, en y mettant le pied, de voir le sol s'ébouler sous ngs pas, nous aurions à nous demander si, en dessous des objets visibles et sai- sissables, il n'y a pas tout un monde souterrain, prêt à engloutir et à absorber l'autre. Parmi tous les person- nages créés par la poésie, il n'en existe pas de plus com- pliqué qu'Hamlet. Sa marche est toute de va-et-vient et de soubresauts. Ses profondeurs sont pleines de détours et d'échappées ; elles passent par d'incroyables alterna- tives de lumière et de ténèbres. Que veut-il? va-t-il? Confident des secrets du tombeau, il flotte entre les énigmes de la mort et les énigmes de la vie. Chargé d'une mission divine ou qu'il regarde comme telle, il se pose un masque sur le visage ; qui peut dire, à dater des premières scènes., si ce masque n'est pas devenu le vi- sage tout entier? Mandataire de la justice céleste, il frappe les innocents avec les coupables. Pour le bon plaisir de sa vengeance filiale, Laërte est percé de son épée, Ophélie abandonnée n'a plus qu'à se laisser en- traîner au courant du fleuve avec les gerbes de fleurs qu'elle a cueillies. Qu'est-ce, à tout prendre, que la folie d'Hamlet? Est-elle simulée ou véritable, graduée ou sou- daine? commence-l-elle par être un rôle pour devenir un caractère ? Ce caractère est-il individuel ou collectif? est-ce un portrait ou un type, un homme ou l'homme? signifie-t-il que quiconque est choisi d'en haut pour

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accomplir une tâche providentielle, doit renoncer à toutes les conditions ordinaires d'affection et de bon- heur; qu'il doit défendre à son cœur de battre, à ses yeux de regarder , à sa bouche d'exprimer ses ten- dresses , qu'il n'est plus qu'une sorte d'outlaw sacré, violemment jeté en dehors des devoirs vulgaires et des espérances d'ici-bas ? nous donne-t-il à entendre que la créature humaine et bornée, alors qu'elle marche vers un but désigné par une intervention surnaturelle, ne peut y atteindre qu'en se sacrifiant elle-même; qu'il en est du mystère qu'elle porte comme de ces liqueurs qui font sauter en éclats le vase qui les contient? faut- il y voir le tourment d'une âme faite pour la rêverie, incapable de vouloir et d'agir, puis fatalement forcée â l'action, et, dans ce douloureux contraste, perdant l'équilibre de ses facultés? Enfin ce Danois d'un siècle indéfini , cet Oreste enveloppé de nuages Scandinaves, est-il l'interprète antidaté de cette philosophie du doute, du pourquoi et du peut être, qui devait rencontrer, de nos jours, tant d'imitateurs et de disciples? Shakspeare a-t-il voulu en faire un précurseur de l'humanité, de la société moderne, sur celte voie dangereuse l'homme, ennuyé de croire, las d'interroger l'inconnu, arrive à s'enivrer de ses songes, à se précipiter dans un gouffre invisible ou à s'égarer dans la nuit?

Voilà longtemps que ces questions sont posées sans être encore résolues. De grands poètes, de grands criti- ques se sont faits les commentateurs dHamlet. Ce drame étrange a partagé avec Faust et Don Juan le

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privilège de soulever un monde d'idées, et je crois que nous avons fini par y voir bien des choses que Shaks- peare n'y avait pas vues. Or, si Ton avoue que le texte est inépuisable pour les esprits philosophiques et poé- tiques, mais qu'il leur est impossible d'en préciser le sens, d'en éclaircir les obscurités et d'y échapper à l'embarras des richesses, que dire du musicien? Si Shakspeare, étudié par ses pairs, ne leur a pas livré tous ses secrets, comment pourrait-il les confier à un autre art, qui parle une autre langue, emploie d'autres procé- dés et commence forcément par s'adresser aux sens pour arriver à l'âme? Contradiction singulière! il sem- ble, au premier abord que la musique, plus vague que la poésie, doive mieux s'accommoder de sujets va- gues. Par cela même qu'elle a, pour s'exprimer, des sons au lieu de mots, on dirait qu'elle peut réclamer comme son domaine tout ce qui se dérobe à la parole écrite, tout ce qui glisse à travers la pensée pour s'infil- trer dans le rêve. Erreur ! il lui faut l'action drama- tique , renfermée dans un cadre très-net , réduite à des éléments très-simples ; l'amour, la colère, la jalou- sie, la douleur, le désespoir, la terreur; la passion, en un mot, débarrassée de tout ce que, dans le drame parlé, y mêlent l'étude psychologique, l'analyse d'un ca- ractère , l'idée historique ou philosophique. Si elle aborde une œuvre traitée par un homme de génie, po- pularisée par un succès poétique ou littéraire, elle a be- soin, avant tout, pour s'y installer en souveraine, de

simplifier et d'élaguer. Qu'il s'agisse d'un roman de Wal- «*«**t q

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ter Scott, d'une comédie de Molière ou de Beaumar- chais, d'un drame de Shakspeare ou de Gœthe, l'opèra- ti -.m peut varier suivant le génie ou le talent du compo- siteur, mais elle aboutit invariablement à une méta- morphose complète de l'ouvrage primitif. Seyez bien sûr que la Lucie de Lammermoor de Donizetti n'est plus celle de Walter Scott; que le Don Juan et les Noces de Figaro de Mozart n'ont presque rien de commun avec le Mariage de Figaro et le Festin de pierre, et que le Faust de Gounod ne ressemble plus que fort peu au Faust allemand. Si l'on retrouve au troisième acte d'OteUo quelques bouffées de souffle shakspearien, et dans le Barbier de Séville une verve railleuse au moins égale à celle de Beaumarchais, ce n'est pas une imi- tation, c'est une lutte avec des armes différentes. D'ail- leurs le génie de Rossini, impersonnel, ironique, insou- ciant, possède au plus haut degré la faculté d'assimi- lation ; peu lui importe de s'approprier l'œuvre qu'il touche ou de s'ajuster à celle dont il s'inspire ; c'est seu- lement quand il se trouve en présence d'un texte idiot comme Guillaume Tell, qu'il se décide à être lui-même, et franchement nous n'y perdons rien. Ne serait-ce pas là, pour le dire en passant, l'explication d'un fait bizarre dont nous pourrions multiplier les exemples ; les com- positeurs célèbres ne réussissant jamais mieux que lors- qu'ils donnent la vie musicale à des poèmes écrits ad hoc par des faiseurs adroits, mais sans génie, Robert le Diable, les Huguenots, la Muette, à des libretti niais ou insensés, Guillaume Tell, il Tro\ . ou bien à

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des légendes populaires, qui n'éveillent le souvenir d'au- cun chef-d'œuvre poétique ou dramatique, le Comte Ory, la Flûte enchantée, la Somnambule?

Avec Hamlet, le péril était donc de plusieurs sortes ; sujet de comparaison écrasant, difficulté de faire passer dun art dans un autre le plus shakspearien des drames de Shakspeare, celui qui ne peut nous apparaître que sous sa forme philosophique et poétique; nécessité d'é- carter ou d'amoindrir tout ce que cette poésie et cette philosophie ont de plus caractéristique et de plus profond.

Faut-il s'étonner si M. Àmbroise Thomas n'a réussi qu'à demi? Nullement. Faut-il le blâmer d'avoir tenté cette pé- rilleuse aventure ? Encore moins. Parmi nos compositeurs modernes, M. Ambroise Thomas était peut-être le mieux appelé à se tirerdécemment de ces difficultés effrayantes ; la preuve, c'est qu'il s'est passionné pour Hamlet avant d'y tailler un opéra ; c'est qu'il y a songé huit ans avant de se mettre à l'œuvre. Il suffit de le regarder pour dé- couvrir sous cette profonde arcade sourcilière un pen- chant visible à la méditation et à la rêverie. 11 y a vrai- ment de l'Ilamlet dans cette attitude pensive, dans celte figure douce et triste qui semble toujours poursuivre en dedans une partition plus poétique, une mélodie plus originale que celle qui se produit au dehors. Ce je ne sais quoi qui ne trouve pas à s'exprimer, qui existe pour- tant et qui est le tourment et la pâture des imaginations incomplètes, c'est justement ce qui prédisposait, selon nous, M. Ambroise Thomas à s'éprendre du drame de Shakspeare et à s'y faire un mérite de son intériorité

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même. M. Auber, qui lui est fort supérieur sur d'autres points, aurait écrit, s'il s'en fût mêlé, un Hamlet ridicule; il nous eût donné le plaisir de fredonner, en sortant théâtre, le To be or not to be, ou le Frailty, thy name is woman! comme on fredonne les jolis airs d'un Premier jour de bonheur.

Plus réfléchi qu'expansif, doué d'assez d'esprit pour savoir qu'il n'a pas de génie, M. Ambroise Thomas s'est trouvé dans des conditions excellentes pour accepter vis- à-vis Shakspeare une position secondaire qui n'a rien d'humiliant. Ses librettistes l'ont passablement servi, sauf deux erreurs énormes que l'on a déjà signalées. Com- ment n'ont-ils pas compris qu'en laissant vivre Hamlet au dénoûment, en plaçant la couronne sur cette tête foudroyée qui n'a plus rien à démêler avec les intérêts de ce monde, ils détruisaient de fond en comble toute la philosophie, toute la moralité du drame? Comment n'ont- ils pas reconnu la nécessité de donner au rôle de Polo- niusune certaine importance, de lui maintenir ses allures de plat valet, d'espion de cour et de bouffon, et surtout de le faire tuer par Hamlet, afin que la rupture du jeune prince avec Ophélie gardât le caractère de la fatalité au lieu de ressembler à un caprice de fou et de malade? Du moment qu'ils se voyaient forcés de réduire Shaks- peare aux perspectives ordinaires du théâtre et de décou- per un poëme d'opéra dans la dépouille du géant, il n'en était que plus nécessaire d'atténuer la cruauté d'Hamlet et de rendre explicable son attitude à l'égard de son innocente fiancée.

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Ces réserves faites, on doit féliciter les auteurs d'avoir su resserrer dans leur cadre et reproduire en miniature tout ce qui, dans l'œuvre originale, s'est si puissamment emparé des imaginations; l'apparition du spectre sur la plate-forme, le contraste de cette esplanade frissonnante de neige, hantée de visions nocturnes , avec les clartés qui brillent aux fenêtres du palais en fête ; l'acte des co- médiens que le prince de Danemark met de moitié dans son mandat de juge d'instruction ; la scène pathétique du prie-Dieu: le fameux monologue, le parallèle des deux portraits, le cimetière, le dialogue des fossoyeurs, l'op- position saisissante de cette bouffonnerie lugubre avec ces spectacles de tuerie et de deuil. Enfin, devinant que l'opéra nouveau devait surtout s'indemniser de ses désa- vantages par le côté pittoresque, ils ont eu l'heureuse -idée de nous faire assister à la mort d'Ophélie, que Shaks- peare s'était borné à nous raconter. Habilement secondée par le décorateur, poétisée par une interprète incompa- rable, cette idée a été le grand succès de la représenta- tion et fera la fortune de l'ouvrage.

Peut-on dire que M. Àmbroise Thomas ait également tiré parti de toutes les situations, de toutes les scènes que les auteurs lui indiquaient d'après Shakspcare? Non, et s'il nous convenait d'analyser cette partition considéra- ble, nous aurions à signaler bien des défaillances ; ainsi pour ne citer que quelques exemples, la scène des comé- diens, celle des fossoyeurs, celle du convoi funèbre, sont à peu près manquées. Était-il possible à un compositeur, se fût-il appelé Gluck ou Meyerbeer, d'élever ici sa mu-

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sique à la hauteur de la poésie et du drame, de nous donner, avec des notes et en frappant notre oreille, une sensation égale à celle que nous causent toutes ces étran- ges et mystérieuses beautés? Transformer, en pareil cas, n'est-ce pas affaiblir? Déplacer un texte consacré par tant d'admirations et de commentaires, n'est-ce pas lais- ser perdre en chemin la saveur originale, l'arôme, l'in- tensité poétique? Cette déperdition est évidente dans l'œuvre de M. Ambroise Thomas; mais il la rachète par une qualité précieuse qui prouve la justesse de son tact et la profondeur de son étude ; il s'est contenté d'être le scoliaste musical, j'allaisdire l'accompagnateur d'ifam/eÊ. Désespérant de nous offrir dans sa langue l'équivalent de ce que nous prodiguait Shakspeare, il s'est attaché à Shakspeare lui-même, le serrant de près, l'interrogeant «ans cesse et demandant à son orchestre de traduire les réponses. Debonne foi, que pouvaient être, chantés sur le théâtre, le monologue d'Hamlet, ses alternatives de bon ttttis et de folie, le Poor Yorick, les inexprimables jeux de lumière et d'ombre qui s'échangent entre Hamlet et les comédiens, Y humour si profondément britannique des fossoyeurs attendant le cercueil d'Ophélie? Un avor- tement prétentieux, une déception permanente. Écoutez ce qui se chante sur la scène, vous serez rarement satisfait, et vous n'accepterez peut-être comme shakspearien que ce qui n'est pas précisément de Shakspeare, la mort d'Ophélie. Mais prêtez l'oreille à cette instrumentation si attentive, si savante et si délicate; les aspects changent, et M. AmbrGi&e Thomas reprend ses avantages. Ce n'est

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plus un compositeur as sez présomptueux ou assez fou pour essayer de se mesurer avec le plus inabordable chet-d'œuvre du plus complexe des grands poètes C'est une âme d'artiste se glissant à travers les profondeurs de l'orchestre, suivant pas à pas Shakspeare, initiant aux beautés du drame toutes ces voix mystérieuses d'autant plus propres peut-être à en apprendre et à en révéler les secrets, qu'elles ne sont pas forcées, comme la voix hu- maine, d'articuler des paroles et de préciser des pen- sées. S'y eût-il, dans l'ouvrage de M. Ambroise Thomas, que ce curieux travail d'orchestre, ce serait assez pour le recommander à tous les suffrages.

En somme, le nouvel Hamlet nous donne tout ce que nous pouvions en attendre. Si l'on y cherche vainement cette exubérance de sève musicale, ce souffle de mélodie qui nous subjugue et nous emporte, il nous reste le plai- sir de voir une haute et sérieuse intelligence aux prises avec un de ces sujets magnifiques qui éveillent en nous un essaim de souvenirs et de songes. N'est-ce donc rien que d'obliger, au même moment, une foule d'esprils bla- sés ou distraits par des amusements frivoles, à remonter vers les hauteurs l'imagination se dégage de toute at- tache grossière et corruptrice? n'est-ce rien que de po- pulariser et d'accréditer une œuvre immortelle auprès d'un nouveau public, plus musical que littéraire, qui peut être initié à ï Hamlet du poète par Y Hamlet du com- positeur ? Ne soyons pas ingrats ; nous les avons peut-être trop aimées, ces visions de notre jeunesse, Hamlet, Ophùlie, Roméo, Juliette, Desdemona, Faust, Marguerite,

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René, Manfred, Amélie ; à force de nous y complaire et de nous attarder avac elles, nous avons fini par perdre ce sentiment du réel et du vrai qui nous eût protégés contre les chimères de l'orgueil et les caprices du hasard. C'é- taient là de singuliers guides, plus propres à nous aven- turer en des sentiers sans issue qu'à nous diriger sur le droit chemin, mieux faits pour nous habituer aux mirages que pour nous conduire en terre ferme. Mais s'ils nous ont égarés, ils ne nous dégradaient pas. Aujourd'hui en- core, si nous entendons Juliette nous dire: Non! ce ri est pas le jour, ce ri est pas l'alouette! si Ophélie, en lais- sant tomber sa moisson de romarin et de pervenche, nous chante doucement : Hamlet est mon époux, et je suis Ophélie! aussitôt mille échos longtemps endormis nous redisent nos fraîches chansons d'autrefois; ils nous rap- pellent le beau temps des enthousiasmes et des espé- rances ; ils font taire les ignobles refrains du théâtre et de la rue, et nous dédommagent des misères présentes. Il en est de la poésie et de la musique comme de ces en- chanteresses que l'on maudit, que l'on croit haïr, et qui seules pourtant peuvent guérir les blessures qu'elles ont faites et consoler des chagrins qu'elles donnent. L'art contemporain s'est maintes fois avili et dépravé ; il ne faut pas le décourager quand il offre une revanche à l'i- déal si souvent insulté et profané. Laprade nous venge de Baudelaire ; Anne Sève rin1 nous indemnisera de Ma-

* Voir plus loin l'étude sur Anne Séverin, qui n'a malheureuse- ment pas réalisé toutes les espérances des lecteurs et des lectrices du Récit d'une Sœur.

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nette Salomon; la musique d'Hamlet proteste contre le règne cTOffenbach. L'essentiel, pour la critique et le pu- blic, est de ne pas affaiblir, par d'injustes dédains, l'effet de ces revanches heureuses, de ces nobles résistances : chicaner l'art moderne lorsqu'il essaye de réparer ses torts, ce serait perdre le droit de nous plaindre s'il per- siste à les aggraver.

M. JULES FAVRE

A L'ACADÉMIE FRANÇAISE

Avril 1868.

Me pardonnera-t-on de rappeler, à propos du discours de réception de M. Jules Favre, un mot que j'ai entendu dire, sous la Restauration, par M. Delalot, député fort spirituel et surtout fort lettré de la majorité royaliste? il s'accusait de ne pouvoir monter à la tribune sans être in- timidé, et il en donnait la raison : « Quand le mot juste « ne me vient pas, je m'arrête, et je manque mon effet ; « les avocats, en pareille circonstance, ont à leur service (( huit ou dix expressions, toutes aussi impropres les « unes que les autres; ils emploient la première venue, et <( ils vont leur train. »

Ce souvenir pourrait-il s'appliquer sans injustice à l'é- loquence de M. Jules Favre? Non, pourvu qu on me per- mette de qualifier de relatives la correction et l'élégance que personne ne lui conteste. La langue littéraire, en dépit ou peut-être à cause de notre décadence, est arrivée

M. JULES FAVRE A L'ACADÉMIE FRANÇAISE. 5*

aujourd'hui à un tel raffinement de détail, à un tel luxe de ciselure, que Patru, d'Aguesseau et Gerbier, en se coti- sant, n'y suffiraient pas. Si nous sommes bien informés, et aurait-on des intelligences, si ce n'est dans le sanctuaire l'intelligence a ses pontifes, ses bedeaux et ses fidèles? il y a bien eu çà et là, dans le discours du récipiendaire, quelques broutilles de palais à élaguer sous le ciseau académique. Pourtant on ne saurait nier que M. Jules Favre est parvenu adonner à sa parole im- provisée une forme aussi nette qu'on peut l'exiger du discours écrit. Est-ce chez lui un don naturel? Je ne le crois pas. Je croirais plutôt qu'il a réussi, à force de tra- vail, à dissimuler la soudure entre la préparation et l'im- provisation. Sa facilité sent l'huile; sa spontanéité trahit l'effort; sa phrase ne coule pas de source, mais de jet d'eau. Voici, j'imagine, comment s'est opérée cette mé- tamorphose d'improvisateur incorrect en orateur lisible. Doué de facultés vigoureuses et d'une volonté énergique, il ne lui a pas suffi d'être un avocat puissant, habile, sa- vant, retors, incisif, offensif, prompt à la riposte; il a voulu être un artiste. Pour franchir ce pas difficile, il s'est dès l'abord imposé le rude labeur de préparer d'a- vance toutes ses plaidoiries, non-seulement comme des causes à défendre, mais comme des discours à pronon- cer ; non-seulement en gros, dans le choix des arguments et la distribution des parties, mais en détail, dans les mouvements, les effets, les moyens de persuader ses ju- ges et son auditoire, sans blesser ni le goût ni l'oreille. Peu à peu, ce talent acquis a fini par se fondre avec *es

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facultés originales, et, le jour M. Jules Favre eût été un rhéteur éminent, il s'est trouvé que, grâce à cette étroite alliance de l'habitude et de la nature, larhétorique a été de l'éloquence. Démosthènes s'était graduellement doublé d'Isocrate, toute proportion gardée, bien en- tendu, entre le ciel de Lyon et le ciel d'Athènes.

Si nous voulions, ce qu'à Dieu ne plaise! taquiner M. Jules Favre, ce ne serait donc pas là-dessus que porte- rait notre critique, mais plutôt sur un des traits distinc- tifs de sa physionomie parlementaire. Quel est le carac- tère principal de l'éloquence politique? Une assimilation intime de l'orateur avec l'idée qu'il défend. Je me le re- présente comme l'expression la plus haute, la plus puis- sante, la plus complète de l'opinion, du parti, auxquels il donne cette vie de la tribune, dont rien ne remplace l'intensité et l'éclat. Or, chez le nouvel académicien, je cherche souvent cette assimilation sans la trouver; il prête ou il emprunte à sa cause ; il ne la possède pas, et ne semble lui appartenir que sous bénéfice d'inventaire. On dirait parfois qu'il plaide à côté, en deçà ou au delà de sa propre pensée ou de celle de ses amis. On dirait surtout qu'il craint d'être un jour l'esclave de ces idées donf il parle en maître. 11 y a de la gène dans ses libertés, de la méfiance dans ses dévouements, de l'appréhen- sion dans ses hardiesses, de l'indécision dans ses certi- tudes. La forme est excellente, le fond suspect, inquiétant et inquiet. De quoi se compose l'opinion démocratique ? De trois choses: force évidente, violence inévitable, vul- garité incontestable. M. Jules Favre n'a pas Tair bien sûr

M. JULES FAVRE A L'ACADÉMIE FRANÇAISE 57

d'être fort; il voudrait n'être pas violent, et il lui plairait de n'être pas vulgaire. Delà une sorte de malaise, je ne sais quel tiraillement intérieur, l'apparence d'un res- sort qu'il remonterait tous les malins, mais qui, une fois en jeu, obéirait à une autre main que la sienne. C'est l'in- convénient de certaines doctrines, qu'elles ne paraissent jamais dire leur vrai mot, et que l'homme de talent qui, se faisant leur interprète, veut être accepté et compté par l'aristocratie des intelligences , est forcé de laisser une place énorme aux sous-entendus. Il ressemble à un écolier qui ne réciterait que la moitié de sa leçon. Aussi ne peut-il rien lui arriver de plus heureux que d'avoir à remplir sa tâche sous un gouvernement qui entrave la liberté en développant la démocratie. Il est possible alors de prendre le change, d'attribuer aux tyrannies d'en haut l'embarras qui résulte des servitudes d'en bas, de se de- mander si l'effet de faux jour doit être imputé à un pou- voir officiel qui éteint les flambeaux ou à une puissance clandestine qui voudrait allumer les torches. En somme, l'orateur placé dans cette situation bizarre a besoin, pour triompher, d'être vaincu. Il n'est jamais plus omnipotent que s'il est opprimé, jamais plus sûr de se faire écouter que s'il risque d'être contraint à se taire.

Mais à quoi bon ce préambule? Il ne s'agit plus au- jourd'hui de savoir si le dilettantisme littéraire peut ac- cueillir sans réserve M. Jules Favre, ou si son éloquence est riche sans être à son aise. n'était pas l'intérêt de la séance, et, s'il se fût borné à ces menus détails, il est

r.S NOUVEAUX SAMEDIS.

probable que l'empressement n'eût pas offert ce carac- tère d'impétuosité fougueuse. Nous avons vu se renou- veler, en se décuplant, les épisodes qui signalent les grands jours de l'Académie; station matinale aux portes de l'Institut; triple ruban de queue se déroulant sous la pluie dans cet espace vide va s'élever, dit-on, la statue de Voltaire, et il eût reconnu avant-hier bon nombre de ses souscripteurs, à commencer par le réci- piendaire ; attente d'une heure dans la cour et de trois heures dans la salle ; faibles femmes supportant brave- ment, par amour pour la philosophie, raison et la li- berté, des fatigues dont se lut effrayée une compagnie de sapeurs ; groupes animés, députations des écoles, in- vasion des tribunes avec effraction et escalade; grande jouissance intellectuelle achetée par une série de petites souffrances physiques ; première victoire du spiritualisme prouvée par le contraste des poumons suffoqués avec les esprits qui se dilatent et des misères de la courbature avec les joies de la pensée ; prodiges de compression en l'honneur d'une fête libérale; accumulation incessante de tabourets et de strapontins à l'usage des retarda- taires; — avec tout cela pourtant, osons le dire, beau- coup plus de foule, un peu moins d'élite ; les cardinaux et les prélats remplacés cette fois par leurs grands vi- caires ; point de hauts dignitaires, sauf le maréchal Can- robeit ; Paul Forestier et don Ruy Gomez relégués à la tribune dite des refusés, d'où l'on n'aperçoit que le dos des immortels ; la Comédie-Française représentée par M. Edouard Thieirv, madame Emilie Guyon et madame

M. JULES FAVRE A L'ACADÉMIE FRANÇAISE. o9 Laure Lambert ; je ne sais quels vagues indices d'un public spécial s'ajoutant au public ordinaire ; la clien- tèle de M. Jules Favre superposée à celle de l'Académie; voilà, dans son ensemble un peu confus, ce que l'on appel- lerait au théâtre l'impression du lever de rideau.

N'importe ! le concours était immense ; évidemment la curiosité habituelle à ces sortes de solennités se com- pliquait d'une curiosité exceptionnelle et supplémentaire; le chronique tournait à l'aigu.

a 0]] s'attend à de l'imprévu, » disait M.Royer-Collard avant la séance de réception de M. Victor Hugo. Ce n'est pas l'imprévu qui nous sollicitait avant-hier, mais l'in- connu. Linconnu! il n'avait pas attendu, pour inter- venir, la réception de M. Jules Favre. Il s'était fait, de longue date, sa place et sa part dans l'âme et dans la vie de l'illustre philosophe dont M. Favre allait nous parler. M. Victor Cousin a vécu, il est mort avec un secret que ses admirateurs se sont peu souciés de deviner, que ses disciples n'ont pas essayé d'éclaircir. À quelle limite s\?st-il arrêté en prenant parti pour le spiritualisme contre la philosophie sensualiste, qui semblait avoir fait son temps au moment la Restauration ranimait l'en- thousiasme et l'espérance? Pour lui, le spiritualisme était-il une doctrine indépendante, destinée à marcher côte à côte avec la religion révélée sans troubler le voisi- nage, mais sans resserrer l'alliance? Y a-t il eu, au dé- clin de sa glorieuse carrière, un regret philosophique ou un scrupule religieux, un effort intérieur pour river l'examen à la foi et la liberté de penser à la nécessité de

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croire? Personne ne l'a su, et peut-être ne le savait-il pas lui-même.

11 vivait dans le mirage que son éloquence naturelle offrait sans cesse à ses idées. L'incroyable éclat de sa parole l'empêchait de voir ou l'aidait à déguiser les la- cunes et les inconséquences de sa doctrine. Il s'éblouis- sait si bien en parlant qu'il oubliait ce qu'il aurait voulu penser. Ses détracteurs l'ont qualifié de comédien ; le mot e-t injuste ou excessif. On n'est pas comédien quand on est sa propre dupe; je dirais plutôt qu'on est comique, si cette expression irrévérencieuse pouvait s'appliquer à tant de génie, de verve et de gloire. C'est un don bien précieux, mais c'est aussi un grand péril, cette faculté d'expansion i,ui enrichit l'artiste au détriment du pen- seur, s'amuse à imaginer quand il faudrait réfléchir, et se livre tellement au dehors, qu'elle ne garde plus r;en pour le dedans I On arrive à se croire assez puissant pour faire des vérités avec des mots, de la métaphysique avec de l'éloquence, de renseignement avec du prestige et de l'orthodoxie avec des variantes. M. Cousin me disait un jour à propos de certaine menace d'index dont il avait le mérite de se préoccuper énormément*. « Des phrases à i changer ! qu'à cela ne tienne ! je leur en offrirai, des « phrases de rechange, jusqu'à ce qu'ils soient contents. » Voilà l'homme.

Maintenant, est-ce, comme on l'a supposé, pour échap-

mbarras ou à ses mécomptes que M. Cousin,

lant les quinze dernières années de sa vie, s'était

rejeté avec tant d'ardeur vers le dix-septième siècle,

M. JULES FAVRE À L'ACADÉMIE FRANÇAISE. 41 ses écrivains, ses héros, sa société et surtout ses femmes illustres ! Amant trahi ou désabusé de la philosophie,, lui avait-il paru plus commode, plus agréable et plus sûr de se faire consoler et de se lai>ser trahir par madame de Longueville? La question nous mènerait trop loin et a été d'ailleurs usée et épuisée d'avance par tous les beaux esprits de journal et de salon. Nous en avons dit assez pour rappeler cet attrait de mystère et d'inconnu qui ajoutait encore au vif intérêt de la séance. Eh bien, nous sommes forcé de l'avouer, dût on nous accuser d'être rebelle aux plus irrésistibles accents de la liberté et de la raison, le mystère n'est pas éclairci, l'inconnu ne s'est pas fait connaître ; nous ne sommes pas plus avancé après avoir applaudi H. Jules Favre qu'avant de l'avoir entendu. Peut-être, désespérant de ressembler par le style à son célèbre prédécesseur, a-t-il voulu flatter sa mémoire en évitant comme lui de conclure. Ce qui est positif, c'est que, si nous allons au fond de ce discours, si nous essayons de nous remettre de cette espèce d'exal- tation nerveuse qui fait, pour ainsi dire, partie de la température, et que produisent les explosions d'enthou- siasme, nous défions qu'on nous dise ce qu'il faut cher- cher et ce que l'on peut découvrir sous l'éloquence ap- proximative de M Jules Favre.

Nous avons écouté sa parole ; mais quelle a été sa pensée? Par quels côtés, sur quels points s' est-il rattaché à M. Cousin ou séparé de lui? On vantait d'avance son exoide; soit, mais nous ne croyons pas qu'un avocat aussi admirable ait été tenté par l'exemple de Petit-Jean.

i'2 NOUVEAUX SAMEDIS.

Cet exorrîe, d'ailleurs, il le retrouverait dans des cen- taines d'articles écrits par des gens qui, ayant été jeunes comme lui à l'époque les cours de la Sorbonne répan- daient un si vif éclat, amenés plus tard à parler des beaux ouvrages de MM. Guizot, Cousin et Villemain, se laissaient entraîner par le charme de ces lointaines images et plaçaient le témoignage de leur admiration sous le patronage de^leurs souvenirs.

On annonçait une magnifique profession de foi spiri- tualiste ; d'accord; une nouvelle édition du Cœli enar- rant gloriam Dei, fût-ce la millième , n'est jamais de trop. Spiritualiste, dites-vous? C'est bien vague, et ce n'était que le strict nécessaire. Vous attendiez-vous, par hasard, à entendre le récipiendaire se déclarer athée en parlant du traducteur de Platon, du disciple de Des- caites? Spiritualiste? La liberté est spiritualiste, mais la Révolution ne l'est guère, et la démocratie ne l'est pas. Réduit par ses antécédents à confondre dans ses tendresses ces trois choses différentes, dont l'une est presque le contraire des deux autres, M. Jules Favre s'imposait la triste tache de nous reprendre en détail ce qu'il nous accordait en masse, et de faire de tel ou tel ige de son discours le correctif de ses données gé- nérales. Celle liberté dont il semble épris, est-ce celle qui reconnaît au christianisme le droit d'avertir les con- sciences et d'agir sur les unies? L'hommage obligé à Vol- est-il bien conciliable avec cet idéal de religieux el de digniié morale que Voltaire a peu mén M. Jules Favre, dont le ai-cours un peu g/w, un peu

M. JULES FAYRE A L'ACADÉMIE FRANÇAISE. 43

lourd pour la majorité féminine de son gracieux audi- toire, s'est relevé par une jolie page sur les amours de M. Cousin pour les contemporaines de Pascal, est-il de l'avis de son prédécesseur sur ces femmes illustres ? les regarderait-il comme plus ignorantes ou plus frivoles que les élèves ou les rivales de madame Lemonnier et de madame Bertillon? S'il contredit M. Cousin sur ce point délicat, ne craint-il pas de se trouver fatalement en présence des doctrines qu'il repousse, entraîné sur cette pente glissante qui va d'un spiritualisme indéfini à un matéiialisme indéterminé? Faut-il lui rappeler, comme l'a fait, dit-on, un de ses collègues à l'Académie, que les femmes profondément chrétiennes sont les seules sur lesquelles on puisse compter pour être des épouses fidèles et de bonnes mères de famille? Enfin, et surtout, que faut-il entendre par ce christianisme purement phi- losophique qu'il veut donner pour successeur au chris- tianisme politique? S'agirait-il simplement d'anéantir le pouvoir temporel? Voyez comme nous sommes d'humeur facile; nous serions heureux, avec M. Jules Favre, d'en être quittes à si bon marché. N'est-ce pas plutôt l'an- nonce d'un christianisme dégagé peu à peu de tout dogme, de toute tradition, de tout mystère, perdu dans une brume transparente ou dans une transparence ti ès- brumaise, et devenant une sorte de métaphysique chré- tienne? Quel appui solide pour la conscience humaine ! quelle robuste barrière contre les passions qui n'abdi- quent jamais, contre les vices de notre nature, contre le matérialisme pratique, plus contagieux que l'autre, et

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prêt à profiter de toutes les faiblesses comme de toutes les violences de son ennemi !

Vous me répondrez que je suis un pédant, qu'un dis- cours académique n'est pas un sermon ; à qui le dites- vous? Je vous scandaliserais peut-être, si je déclarais à quel point je suis de votre avis. Non, pas de sermon, pas d'homélie; laissons les conférences à Notre-Dame ; mais alors point de profession de foi, point d'appel véhément à de prétendus principes qui sont encore des passions ; l'Académie est un champ clos pour d'élégants tournois à armes courtoises et non pour des manœuvres de grosse cavalerie. Un littérateur homme du monde, très-inférieur à M.Jules Favre, mais moins préoccupé d'un personnage à soutenir, au lieu de souscrire à la statue de Voltaire, aurait mieux aimé se souvenir de ses exemples et de son précepte : « Glissez, mortels, n'appuyez pas! » M. Cou- sin et son aïeul Platon l'eussent fait songer aux abeilles; il lui aurait suffi de la physionomie de M Cou>in, du mou- vement extérieur de ses idées et de sa parole, de ses re- tours passionnés vers le grand siècle, de ceux de ses ou- vrages où, en exaltant les femmes d'une autre époque, il s'était fait son véritable succès auprès des femmes de son temps, pour recomposer toute une figure, tout un ta-- bleau cette pauvre philosophie n'aurait apparu que comme apparaissait la Pologne dans les adresses de l'an- cienne Chambre des députés. Rôle sacrifié ! me direz- vous. Eh! n'était-ce pas un peu son rôle dans toute la seconde moitié de la vie de II. Cousin? Mais pour tout cela, il fallait devenir franchement académicien, et M. Ju-

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les Favre a voulu rester tribun ; il aurait trop perdu au change!

Aborderai -je les détails de style? La révision serait trop longue, et j'aurais l'air d'abuser de mes avantages. Dès la qualrième phrase, nous avons eu « la vibration d'un in- strument pénétré d'un feu intérieur, » ce qui, si l'instru- ment est de bois, doit abréger singulièrement la sympho- nie, et, s'il est de cuivre, doit être bien échauffant pour les lèvres qui en jouent. N'insistons pas; le succès de M. Jules Favre n'en a pas inoins été très-vif, j'allais dire très-violent. Toutes ces salves d'applaudissements étaient trop prévues pour nous persuader, trop inévitables pour êlre bien significatives. 11 y manquait, comme au discours lui-même, la nuance et la mesure; on n'applaudit pas à TA adèiiiie comme on applaudissait, sous la Restaura- tion, une tirade deLeonidas,un vers & Œdipe ou deTar- tuffe.

Mais pourquoi tant de chicanes? Pour critiquer le dis- cours de M. Jules Favre, je n'avais qu'à parler de celui de M. de Rémusut. Chose singulière, M. Jules Favre, parfaitement éiranger de cœur et d'esprit à son illustre prédécesseur, a cru devoir ignorer ce que nous savions tous, que M. Cousin, dans ces derniers temps, s'éiait plaloniquement rallié à l'Empire, et M. de Rémusat, son ami (de H. Cousin), a trouvé moyen de rappeler ce fait caractéristique! C'est qu'avec du tact, de la finesse, un vif sentiment des demi-teintes, une grande légèretéde main, un centigramme de malice délayé dans de l'eau bénite d'académie, on peut tout dire. C'est le charme

5.

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de ces réunions, le vrai succès de ces discours, le raffine- ment de ces jouissances. L'exquis en pareil cas et en pa- reille compagnie, vaut mieux que l'éloquent. L'exquis ! c'est par ce mot que je veux finir ; aucun n'exprimerait mieux le genre d'éloge qu'a mérité M. de Rémusat. Je dois pourtant y ajouter celle ombre de tristesse qui se mêle à nos plus délicieux plaisirs. Si j'étais philosophe, je ne pourrais me défendre dune certaine mélancolie en songeant que la philosophie se promène sur des ruines, et que le dernier adorateur de madame de Longueville n'a pu être dignement loué que par le dernier amant dllèloïse.

ill LES FEMMES

ET LE ROMAN CONTEMPORAIN

Mai 1868.

Il y a bien des manières de comprendre et de prati- quer la liltéi attire romanesque; deux choses pourtant sont impossibles : arracher le roman à l'influence des femmes, dérober les femmes à l'attrait du roman. Il existe entre ce genre d'ouvrages et le sexe opprimé des affinités si étroites et si intimes, qu'on ne pourrait les con- cevoir l'un sans l'autre. Il ne s'agit pas seulement de dire, avec M. delà Palisse, que, si les femmes dispa- raissaient de ce monde, le roman n'aurait plus sa raison d'être. En dehors même de cette vérité trop vraie, que de points de contact ! que de liens mystérieux ou visi- bles ! Dans l'immense variété des productions littéraires, le roman représente l'aimable mauvais sujet de la fa- mille; on a pour lui des trésors de miséricorde. Or, qui donne l'exemple de cette indulgence souvent dange- reuse? La sœur, la femme ou la mère. Nous serions,

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passé un certain âge, impardonnables de nous attardera ces frivoles ou sentimentales lectures, si nous ne savions qu'à peine entrés dans un salon, la maîtresse du logis va nous demander notre avis sur le nouveau récit de madame Sand ou le dernier succès de M. Octave Feuillet. Que recommandent sans cesse à leurs romanciers les éditeurs et les directeurs de journaux? De songer sur- tout aux femmes, d'écrire principalement pourles femmes, et je voudrais pouvoir ajouter que cette recommandation est ici l'équivalent d'un rappel à Tordre moral et aux bienséances. Réussir auprès de ses lectrices, ce n'est pas seulement, pour un conteur, la plus délicate récompense de son talent, le plus exquis raffinement de son triom- phe; c'est aussi la certitude que cette première réussite lui promet toutes les autres.

Mais qu'est-il besoin de parler de leur influence ou de leurs suffrages ? C'est leur initiative qu'il faut consta- ter. Sur ce terrain brûlant et mouvant, il ne suffit pas de leur patronage, on doit accepter leur rivalité ; le difficile n'est pas d'être approuvé, mais de ne pas être battu par elles. Sauf quelques rares exceptions, le roman est à peu près le seul genre les femmes aient brillé. Elles s'y retrouvent naturellement à leur aise, comme dans un pays de connaissance dont tous les sentiers leur sont fa- miliers et elles peuvent nous égarer sans se perdre. Ne remontons pas plus haut que le commencement de ce siècle ; nous défions qu'on nous cite les noms des roman- ciers en vogue sous l'Empire et pendant les premières années de la Restauration, tandis qu'on se souvient en-

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core, tant bien que mal, de madame Cottin et de madame de Genlis, qu'on relit avec plaisir madame de Souza et que nul ne songe à oublier Corinne et Delphine. J'ai déjà nommé madame Sand. Depuis trente-sept ans, avec des fortunes et des œuvres bien inégales, malgré bien des éclipses de génie, de bon sens et de succès, elle demeure et résiste sur la brèche. Elle a vu tomber autour d'elle une première génération de conteurs: Nodier, Balzac, Charles de Bernard; puis les grands et étranges produc- teurs, tels que Frédéric Souliê, Eugène Sue, auxquels M. Alexandre Dumas a eu le malheur de survivre; et aujourd'hui, à l'heure Indiana, ValentineetLélia pour- raient marier leurs petites-filles si elles eussent été di- gnes d'en avoir, nous la retrouvons encore, prête à don- ner la réplique à Sybille ou à M. de Camors. Si quelques femmes ont réussi dans la poésie élégiaque ou person- nelle, c'est presque toujours parce qu'elles y ont versifié le roman de leur vie ou le roman de leur rêve. Enfin, si la plus incomparable des femmes illustres a fait d'un simple recueil de lettres une des merveilles de l'esprit humain, c'est que ses lettres ne sont, à vrai dire, qu'un roman d'amour maternel.

Il n'est donc pas inutile de se recueillir de temps à au- tre et de chercher en est le roman contemporain dans ses rapports avec les femmes, quelle situation il leur fait, quel idéal il leur propose. Et d'abord, évitons de notre mieux les malentendus et les méprises. Si tout devait se borner ici à recommencer l'éternel débat entre la pas sion et le devoir, à prouver que la passion révoltée subit

jO nouveaux samedis.

dès ici-bas de terribles châtiments, à rappeler quel est le seul appui qui peut, en pareil cas, protéger les femmes contre, leur propre faiblesse, le mieux serait de nous taire. A quoi bon tomber dans les redites? Parler à des convertis, c'est superflu; prêcher dans le désert, c'est inutile. Nous voudrions élargir à la fois et préciser notre tache. Il est bien convenu que, en dehors du roman et de son domaine, naissent, vivent et meurent bien des femmes qui ne le connaîtront jamais que par ouï-dire, et qui ne sont ni les moins spirituelles, ni les moins dis- tinguées, ni peut-être les moins aimantes; car la faculté d'aimer, la plus divine de toutes, n'est complète que lors- qu'elle s'accorde avec sa céleste origine Elle ne garde toute sa pureté et n'acquiert toute sa force que par l'im- molation de soi-même. Les épouses et les mères sans compter Y armée du sacrifice1 en savent là-dessus plus que les incomprises et les héroïnes.

Nous ne parlons que des femmes auxquelles le ro- man s'adresse, et qui peuvent, à divers degrés, se retrou- ver dans ses créatio îs. Allons plus loin; rayons d'un trait de plume les romans religieux et moraux, ces pau- vres romans moraux dont on se moque et dont les dé- tracteurs ont généralement mal fini ou finiront mal. Admettons pour un moment qu'il y ait quelque eh. d'agaçant et d'illusoire à nous représenter, avant ou u\\ri> le in i -;a_e, la dévotion comme le seul gage de fé- licité conjugale, comme synonyme de tout ce qu'un es-

i Vuir (es fier ni des Moines fl'Qcçidettf.

LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 51

prit fin et une imagination vive peuvent souhaiter ou rê- ver, non-seulement pour leur salut dans l'autre monde, mais pour leur agrément dans celui-ci. Voulez-vous une concession de plus? Je suis prêt à reconnaître en toute humilité que, dans. notre belle France, les conditions du roman ne sont pas les mêmes qu'en Angleterre. Chez nous, son idéal est presque toujours le contraire de l'es- prit de famille. 11 est censé que les jeunes filles n'ont rien à y voir, et que les femmes, mariées trop vite, sans avoir eu le temps ou la liberté de choisir, sans autre loi que l'intérêt ou la convenance, peuvent justement y chercher ce qui leur manque dans leur ménage. Chez nos voisins, le roman est familièrement associé à tous les éléments de la vie sociale et domestique. Sa clientèle, son personnel, son public, se recrutent de préférence clans des classes il est facile de reconnaître l'influence de l'éducation, de la législation et même de la religion anglicane. Les jeunes filles, moins surveillées, plus libres, ont droit à une littérature qui, sans inquiéter leur innocence, serve pour ainsi dire d'accompagnement à leur entrée dans le monde. Déshéritées, ou à peu près, par le droit d'aînesse, il leur est permis de s'appliquer le vieil adage : Aide-foi, <7 t'aidera! et d'apporter dans la grave question du mariage l'initiative, la recherche préliminaire, les facultés de discernement et de clairvoyance dont on dispense nos héritières, et qu'en France la pauvreté même n'autorise pas toujours. Les filles de ministres forment, à elles seu- une tribu considérable, plus riche d'instruction que .eut, et dont l'élite s'assimile le roman anglais, SQ]'|

52 NOUVEAUX SAMEDIS

pour l'écrire, soit pour lui fournir des sujets et des per- sonnages, soit pour en faire leur consolation et leur lec- ture. Il les délasse de la Bible sans les en distraire, et peu s'en faut qu'il ne se raconte en ma»ge de l'histoire de Rachel et de Rébecca. Par cela même, il peut traiter les femmes mariées comme ces vieilles connaissances avec lesquelles on ne se met pas en frais. Elles n'ont rien à lui demander, puisqu'il leur a d^jà donné. De quoi serait-il tenu de les indemniser, elles qui on! pu, avant tout enga- gement, voir, observer, réfléchir, parler, entendre, et ne se décider qu'après mûr examen? Pour elles, le roman finit quand le mariage commence.

On le voit, les différences sont radicales: il y a sans doute d'heureuses exceptions, et nous n'aurions pas à chercher bien loin pour prouver qu'une âme pure, se- condée par un grand talent1, peut dérober au roman an- glais ses secrets d'innocence et d'honnêteté, tout en le réchauffant d'un rayon de notre soleil. Mais enfin nous raisonnons d'après des généralités. Résignons-nous et acceptons la passion comme l'élément essentiel du roman français, du roman moderne.

Ce qu il en a fait, vous le savez ; mais ce que vous igno- rez peut-être, c'est le point il menace de la conduire; c'est le triste progrès auquel il nous force d'assister. II nous suffira d'un regard en arrière pour mesurer le che- min parcouru.

1 Toujours Anne Srverin; voir plus loin, l'étude sur ce roman, qui n'est ni assez anglais ni assez iiaugais.

LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 53 Dans toutes les apothéoses de la passion révoltée con- tre le devoir, dans tous les plaidoyers en l'honneur de la femme entraînée à briser le joug de la vie régulière pour se précipiter vers les aventures, il y a un paradoxe ; et la preuve, c'est que cette thèse dangereuse ne peut se sou- tenir jusqu'au bout; c'est qu'il arrive toujours un mo- ment où ces violentes ruptures avec l'ordre moral sont punies, faute de mieux, par leur propre lassitude. Du moins, le paradoxe, il y a trente ans, ne manquait pas d'une certaine grandeur. D'un côté, Ion plaçaittoutesles vulgarités dont se composent les existences ordinaires; de l'autre, on évoquait tout ce qui, dans l'oubli ou l'a- bandon de la loi commune, peut parler au cœur, exalter l'imagination, flatter la vanité des petites âmes et l'or- gueil des grandes. Dans ce conflit inégal, le romancier s'arrangeait pour que son héroïne et sa lectrice fussent à la fois juge et partie. Sous mille déguisements plus ou moins habiles, il se faisait le complice, le confident ou l'instigateur de tous les sentiments de rébellion secrète, de curiosité ardente, de vague désir ou d'amertume long- temps amassée, qui circulaient à travers ses pagescomme le souffle du siroco dans la campagne de Rome. Faire ressortir les clairs en épaississant les ombres, c'est le procédé des peintres. Prêter aux mirages romanesques plus de séduction et d'éclat en leur opposant sans cesse les taquineries de la réalité, un foyer sans chaleur assom- bri par des figures moroses, la tyrannie des exigences mondaines, les soucis mesquins du ménage, la monotonie des années qui se suivent et se ressemblent, les comme-

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rages de la province, le vide des plaisirs parisiens, le mari 'coupable des premiers torts, sans compter le tort le plus urave de tons, celui d'être le mari, c'était le pro- cède du conteur. Il accumulait les griefs et les résumait eu deux mots : servitude et ennui, auxquels il opposait leurs contraires : délivrance et bonheur. Quelquefois, mais pas toujours, il avouait ou laissait deviner que cette prétendue délivrance pouvait devenir le pire des esclava- ges, qu'un malheur bien franc était préférable à ces féli- cités chimériques, et que ces échappées de l'ennui arri- vaient à le regretter en le comparant à leur supplice. Hélas ! cet aveu de la dernière page n'ôtait rien à l'effet du livre. La leçon était d'autant moins efficace que la sé- duction avait été plus puissante. Cette satisfaction tardive accordée à la morale était quelque chose de pareil à l'in- tervention de la force armée clans une bagarre, quand la bagarre est finie, les meubles brisés, les visages en sang et les batailleurs sous la table.

Ceci pourtant pouvait encore être regardé comme l'âge d'or du roman. La passion était proclamée souveraine, mais souveraine par droit de conquête, sans phrases, sans être autorisée à maximer ses pratiques et à légaliser sa royauté dans un code. J'ai nommé l'orgu il tout à l'heure. Dans toute infraction aux lois de la conscience humaine, ce roi des vices ne peut manquer de se faire tût ou tard sa part léonine. Il n'était pas d'humeur à souf- frir que l'entraînement romanesque fût uniquement attri- bué à un pi . à une surprise de l'imagination ou du cœur, à la saveur particulière du fruit défendu, à la fa-

LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 55 deur proverbiale du fruit permis. Il lui déplaisait que la faute, que la chute de quelque nom qu'on l'appelle même excusable, même héroïque, même sublime, devint une sorte d'infériorité en regard des honnêtes femmes. Pour en finir avec ce stupide contre-sens, le roman pur et simple ne suffisait plus; il fallait passer du sentimen- tal au dogmatique ; il fallait que la passion entrât dans une nouvelle phase, échangeât le lyrisme contre la mé- taphysique, et que le raisonnement nous apprit comment on n'est jamais plus vertueux et plus raisonnable qu'en bannissant la raison et la vertu.

On le comprend, ce progrès n'était possible qu'à la condition d'intenter un procès, non plus seulement à tel ou tel détail de la vie régulière, aux maris désagréables, aux intérieurs prosaïques, aux vulgarités irritantes, mais à la société tout entière. Le nombre est grand des gens qui pensent que la société n'a pas encore atteint toutes les perfections désirables; et, dans ce grand nombre, il existe en permanence des amis de l'humanité, qui, pour guérir tous nos maux et corriger tous nos travers, sont toujours prêts à offrir leurs onguents et leurs spécifiques. Justement, cette métamorphose du roman légitimé par l'apostolat coïncida avec l'avènement de ces doctrines qui, sous des noms divers et des étiquettes différentes communisme, socialisme, fouriérisme, saint-simonisme semblent avoir, de nos jours, le double privilège de n'être pas viables quand elles prétendent vivre, et de vivre encore quand on les croit mortes. Quel que soit, le ridi- cule dont se sont couverts et sous lequel sont tombés les

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initiateurs et les disciples de ces religions écloses avec nos révolutions comme pour leur servir de commentaires, leur influence clandestine a duré beaucoup plus que leur règne visible. Tandis qu'ils se partageaient en deux grou- pes, dont l'un, plus sincère, a péri, dont l'autre, plus ha- bile, a su monnayer en argent et en honneurs chaque article de sa foi, leurs idées, affranchies de l'appareil so- lennellement grotesque qui en avail déterminé le nau- frage, se sont insinuées partout la Révolution en fail- lite avait agile les esprits sans les satisfaire, surexcité les ambitions sans les assouvir, soulevé les questions sans les résoudre. Au moment nous allions être moins li- bres que jamais, le type de la femme libre persista, et elle devait être bien libre en effet, si ses libertés s'étaient accrues de toutes celles que nous perdions.

Ainsi les diverses écoles socialistes, adhérentes au triomphe démocratique, comme le lierre à L'arbre pour l'enjoliver de leurs broderies et l'étouffer sous leur étreinte envahirent le roman, à qui la passion ne suf- fisait plus, ou qui, non content de la préférer au devoir, voulait créer à son usage un devoir tout neuf, fait avec les débris de l'ancien. Le roman cessait d'être une révolte individuelle, cherchant son excuse dans le poids de ses chaînes, dansla franchise deses entraînements, dans l'ar- deur de ses transports, dans le lyiisme de ses fautes, pour se rattacher à un ensemble de réforme sociale, le rôle du moraliste était singulièrement simplifié ; on n'avait plus ni excuse à alléguer, ni faute à ennoblir, puis- que le vol s'absorbait dans le communisme, l'adultère

LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 57

dans le pêle-mêle, le désordre de la veille dans la légalité du lendemain. Cette fois, ce n'élait pas Sga- narelle qui aurait dit : « Nous avons changé tout cela ! » C'est à lui qu'on aurait pu le dire, si Sganarelle s'était plaint.

Uue devenait, en définitive, la femme dans cet essai d'alliance entre la philosophie humanitaire et la littéra- ture romanesque? Il était facile de le prévoir. On peut tout pardonner & la femme qui aime, beaucoup à la femme qui tombe, rien à la femme qui prêche. Le pèdanti>me sied mal à la vertu, plus mai encore à la faiblesse. Inter- rompre un récit émouvant pour démontrer, d'après Pierre Leroux ou le père Enfantin, qu'il ne s'agissait plus d'ab- soudre ces belles pécheresses, niais de les glorifier au nom d'une loi nouvelle et de devoirs supérieurs à ceux qu'elles oubliaient, c'était donner aux plus bienveillants l'envie de trouver la faute plus grave à mesure que le plaidoyer devenait plus lourd. Dans cette période, le roman méri- tait qu'on lui appliquât les deux proverbes : « Ne forçons pas notre talent, » et : « Qui veut trop prouver ne prouve rien. » Ses tentatives dogmatiques portèrent malheur tout ensemble à l'auteur et au personnage. L'une y égarait en des dig essions interminables ses merveilleuses facultés de paysagiste et de conteur; l'autre y perdait ce charme quu la poésie et la passion savent prêter à leurs victimes, ce caractère d'irréflexion et d'inconscience qui désaime la sévérité des juges. L'indulgence est l'aumône du cœur; on l'accorde à qui l'implore, on la refuse à qui l'impose. D'ailleurs, comment nous serions-nous lais>é

58 NOUVEAUX SAMEDIS.

séduire ou attendrir par ce roman métamorphosé en pré- dicateur? Quel était le principal grief qu'il avait primiti- vement invoqué en faveur de ses clientes? L'ennui clans toutes ses variétés normales ; l'ennui du ménage, l'ennui de la province, l'ennui d'une vie consumée au milieu d'esprits étroits, asservie à de fastidieux devoirs. Or voilà qu'il finissait par ses héroïnes avaient commencé. En développant une doctrine au lieu d'idéaliser une aven- ture, il aboutissait aune nouvelle forme de l'ennui, moins innocente et plus accablante que toutes les autres. Juste et curieuse revanche de tout ce qu'il avait frappé de ces anathèmes et de ses dédains ! Il arrivait à rendre le dés- ordre plus ennuyeux que la vertu.

Eh bien, ce n'est pas encore ce qui pouvait nous alar- mer ou nous attrister le plus dans les vicissitudes du ro- man contemporain, dans ses rapports d'intimité ou de propagande avec les femmes qu'il mettait en scène ou dont il défrayait les lectures. Émanciper la femme, même pour l'assujettir à un joug plus dur que toutes les lois di- vines et humaines, la détourner de sa douce et bienfai- sante mission en ce monde pour l'initier à des dogmes indéfinis qui, sans profit pour sa dignité, la dépouille- raient de toute sa grâce ; lui assigner une place dans une société les plus folles utopies serviraient de texte aux plus odieuses convoitises, c'est insensé, effrayant, funeste, mais ce n'est ni futile, ni bas. Pourvu que l'on consente à être absurde, on peut trouver je ne sais quel simulacre d'élévation morale dans ces vagues aspirations vers un état meilleur que nos à peu près d'humanité, de liberté

LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 59 et de justice, la femme serait prêtresse d'un culte rêvé par des cerveaux malades. 11 est impossible de l'égarer davantage; on peut l'humilier encore plus. Rien, dans ces doctrines visionnaires que le roman s'efforçait de po- pulariser, ne tendait ouvertement à faire de la femme un jouet, ou, pour parler le jargon du boulevard, une jolie bête; rien non plus ne prouvait qu'il fût question de créer la femme athée, de fermer le ciel, de resserrer toutes les croyances, toutes les influences féminines dans l'étroite limite de cette vie. Dr, dans Tordre métaphysique, tout, même l'erreur, même le mensonge, est préférable à la table rase; dans l'ordre moral, tout, même la révolte, même la folie, est préférable à la platitude.

C'est ce double progrès école de futilité, école d'a- théisme — proposé aux femmes par le roman ; immora- lité profonde, déguisée ici sous des dehors d'élégance mondaine, sous des allures professorales ou profes- sionnelles, que nous voudrions constater aujourd'hui d'après quelques publications récentes.

Peut-être nous reprochera-t-on d'attacher trop d'im- portance à des récits généralement fort courts, qui mar- quent, non plus cette fois un pacte entre le roman et la métaphysique, mais Un trait d'union entre l'esprit pa- risien et la parfumerie. Pourtant, si j'en juge par le chiffre dt-s éditions, les livres de M. Gustave Droz sont au premier rang des favoris de la dernière saison; si je m'en rapporte aux causeries de salon, ils s'adap- tent admirablement A ce que Ton peut appeler le yoùtdu

58 NOUVEAUX SAMEDIS.

séduire ou attendrir par ce roman métamorphoséen pré- dicateur? Quel était le principal grief qu'il avait primiti- vement invoqué en faveur de ses clientes? L'ennui dans toutes ses variétés normales ; l'ennui du ménage, l'ennui de la province, l'ennui d'une vie consumée au milieu d'esprits étroits, asservie à de fastidieux devoirs. Or voilà qu'il finissait par ses héroïnes avaient commencé. En développant une doctrine au lieu d'idéaliser une aven- ture, il aboutissait aune nouvelle forme de l'ennui, moins innocente et plus accablante que toutes les autres. Juste et curieuse revanche de -tout ce qu'il avait frappé de ces anathèmes et de ses dédains ! Il arrivait à rendre le dés- ordre plus ennuyeux que la vertu.

Eh bien, ce n'est pas encore ce qui pouvait nous alar- mer ou nous attrister le plus dans les vicissitudes du ro- man contemporain, dans ses rapports d'intimité ou de propagande avec les femmes qu'il mettait en scène ou dont il défrayait les lectures. Émanciper la femme, même pour l'assujettir à un joug plus dur que toutes les lois di- vines et humaines, la détourner de sa douce et bienfai- sante mission en ce monde pour l'initier à des dogmes indéfinis qui, sans profit pour sa dignité, la dépouille- raient de toute sa grâce ; lui assigner une place dans une société les plus folles utopies serviraient de texte aux plus odieuses convoitises, c'est insensé, effrayant, funeste, mais ce n'est ni futile, ni bas. Pourvu que l'on consente à être absurde, on peut trouver je ne sais quel simulacre d'élévation morale dans ces vagues aspirations vers un état meilleur que nos à peu près d'humanité, de liberté

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LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 59 et de justice, la femme serait prêtresse d'un culte rêvé par des cerveaux malades. 11 est impossible de l'égarer davantage; on peut l'humilier encore plus. Rien, dans ces doctrines visionnaires que le roman s'efforçait de po- pulariser, ne tendait ouvertement à faire de la femme un jouet, ou, pour parler le jargon du boulevard, une jolie bête; rien non plus ne prouvait qu'il fût question de créer la femme athée, de fermer le ciel, de resserrer toutes les croyances, toutes les influences féminines dans l'étroite limite de cette vie. Or, dans Tordre métaphysique, tout, même l'erreur, même le mensonge, est préférable à la table rase; dans l'ordre moral, tout, même la révolte, même la folie, est préférable à la platitude.

C'est ce double progrès école de futilité, école d'a- théisme — proposé aux femmes par le roman ; immora- lité profonde, déguisée ici sous des dehors d'élégance mondaine, sous des allures professorales ou profes- sionnelles, que nous voudrions constater aujourd'hui d'après quelques publications récentes.

Peut-être nous reprochera-t-on d'attacher trop d'im- portance à des récits généralement fort courts, qui mar- quent, non plus cette fois un pacte entre le roman et la métaphysique, mais un trait d'union entre l'esprit pa- risien et la parfumerie. Pourtant, si j en juge par le chiffre dt*s éditions, les livres de M. Gustave Droz sont au premier rang des favoris de la dernière maison ; si je m'en rapporte aux causeries de salon, ils s'adap- tent admirablement à ce que l'on peut appeler le goût du

60 .NOUVEAUX SAMEDIS.

jour, puisque, dans ces œuvres légères, la mode côtoie sans cesse la littérature. Pour continuer notre méta- phore, nous dirons que la critique doit être aussi atten- tive à ceitaines actualités en vogue, que les tailleurs pour dames sont attentifs à certaines toilettes, ils se renseignent sur les nouveaux caprices qu'ils vont avoir à contenter. Assurément, la Vie parisienne et la Gazette des étrangers paraissent, au premier abord, bien peu littéraires, bien peu dignes de nous occuper. Nous pou- vons cependant nous y arrêter un moment, ne fut-ce que pour signaler un curieux phénomène : des hommes d'esprit, abdiquant toute opinion, toute physionomie, toute personnalité, pour se faire, non pas des hommes à la mode, mais des hommes de modes, pour devenir les Dangeau de la cour et de la ville, pour célébrer avec la sérénité d'un bulletin et l'enthousiasme d'un dithyrambe les grands événements propres à passionner les belles âmes; la présence des Majestés et des Altesses, les ar- rivages du Grand-Hôtel, le programme des fêles offi- cielles, la grave question des déguisements et des cos- tumes, les nouvelles des courses et des eaux, les épi- sodes de la vie élégante, de celle surtout brillent les beautés étrangères, et qui rachète, à force d'écht, de fantaisie, de diamants et de dentelles, l'inconvénient de faire ressembler la bonne compagnie à la mauvaise et la mauvaise à la bonnevM. Gustave Droz est le roman- cier par excellence de cette littérature. En y regardant de près, on découvre aisément dans ses histoires leste- ment tournées ce trait caractéristique, cette note par-

LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 61 ticulière qui donne le ton pour un hiver ou deux et qui ne doit point passer inaperçue.

Il y a à Paris toute une classe de femmes d'une intel- ligence distinguée, d'une éducation le superflu do- mine le nécessaire, qui tiennent d'un bout à la bour- geoisie, de l'autre aux innombrables annexes du monde théâtral et artistique. Elles ont le talent d'amalgamer le naturel et le factice, la religiosité et le plaisir, le drame et la conférence, le ténor à la mode et le prédicateur en vogue, la fleur des champs et les fleurs artificielles. Toutes les variétés du faux, du chimérique et du roma- nesque leur sont tellement sympathiques, que nous en avons vu qui, tout en se croyant sincèrement chré- tiennes, savaient gré à M. Ernest Renan d'avoir fait de Jésus un héros de roman. On ne trouverait peut-être pas chez elles, comme chez madame Gertrude du conte de Voltaire, un pot de rouge à côté du Petit Carême; mais elles sont aisément fascinées par tout ce qui sacrifie la vérité à l'apparence, l'air pur à l'atmosphère de théâtre, le teint au cosmélique, le vin généreux à la li- queur irelatée. On dirait des filles d'Eve, héritières de la curiosité maternelle, mais ayant échangé le paradis ter- restre contre un jardin les fruits seraient en cire et les arbres en carton. Les récits de M. Gustave Droz ont réussi d'emblée auprès de ces femmes, qui ne jouent pas la comédie, mais qui 1 avoisinent, et ne distinguera pas très-bien Mgr Bauer de M. Bressant. Elles ont fait à M. Droz, dés le premier jour, un succès et un public. Rien de plus friand, au sortir de la Madeleine ou de

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02 N 01 VEAUX .SAMEDIS.

Notre-Dame de Lorette, que de feuilleter ces jolis petits volumes : Entre nous, Monsieur, Madame et ï]ebe\ et ^oùter cette espèce de jouissance inquiète que Ton éprouve eu entendant une gravelure racontée, c'est-à- dire sauvée par un homme spirituel. L'auteur de ces contes excelle à faire accepter à ses lectrices ce genre de privautés familières qui fut un des moyens de succès de M. de Balzac ; mais ici Balzac descend du tableau de maitre à la minialure ; il se fait souple et petit pour m: ux se glisser à travers les serrures de la chambre et les rideaux de l'alcôve. 11 tranquillise la maternité, il rassure l'amour conjugal, tout en y ajoutant une sauce piquante qui en relève agréablement la fadeur. 11 caresse le bébé, il déshabille madame, il introduit monsieur en bonne fortune chez sa femme. A lui, comme au duc d'Orlèafis1, on pourrait dire qu'il rend le mariage indé- cent. Lisez les plus saillantes de ces esquisses, les plus amusantes de ces fantaisies : une Nûtl de noces, Sons Véventail. ma Tante en Vénus, le Défilé, le Maillot de madame, Tout le reste de madame A..., ma Femme va au bai un Bal d'ambassade, etc., etc., vous y trou- verez, mélangé à do^es homœopathiques, tout ce qui peut alfriancler les personnes comme il y en a tant dans le monde, qui font de la morale avec des conven- lions, de l'esprit avec des équivoques, du sentiment avec des ^eiwitions, de la beauté avec des drogues et de l'encre avec de l'eau de Cologne. Vous pourrez, en

1 Ta.- Louis-Philippe.

LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 63

songeant à Crébillon fils, à qui on a comparé M. Gus- tave Droz, vous rendre compte des différences qui sépa- rent une société aristocratique, franchement et spirituel lement dépravée, d'une démocratie dont le libertinage hypocrite voudrait faire bénir et légaliser sa gaze à l'église et à la mairie. Vous vous direz surtout que, si ces fugitives miniatures, qui ont la prétention d'être ressem- blantes, devaient nous aider à fixer la moyenne du sens moral chez les femmes du monde, la conclusion serait bien triste. Ces procédés de réduction ne peuvent en au- cune façon tourner au profit du bien ; ils rendent le mal plus contagieux en le rendant plus maniable; ils lui ôtent ses aspérités et ses arêtes pour qu'il semble plus insinuant ; ils l'émiettent et le pulvérisent pour qu'il puisse pénétrer partout ; ils le font passer entre le berceau et le lit nuptial pour qu'on s'en amuse au lieu de s'en effrayer. Ils habillent leurs curiosités grivoises en sages-femmes et en bonnes d'enfants, afin qu'on se familiarise avec elles et qu'on les installe au logis. Ce n'est plus l'enivrement des imaginations, le trouble des consciences, le bouleversement des lois sociales; cc>\ un dissolvant appliqué à toutes les pudeurs de la fi'iiirne, à tous les sentiments dont se forment ses feu dresses, ses douleurs et ses joies. Sous rintluence de ce roman décolleté à la dernière mode, la femme u\>\ plus épouse, mère, amante; elle îfest plus héroïque, sentimentale, forte, faible, libre, opprimée, coupable ; ce n'est plus une femme, notre compagne et notre le : c'est un joujou, une jolie créature qui n'accepte

64 NOUVEAUX SAMEDIS,

des devoirs que sous forme de plaisirs, et à qui il sem- ble que tout soit perdu si sa taille est légèrement défor- mée par une couche, si son pied a quelques millimètres de plus que celui de sa rivale, ou si son costumier lui manque de parole.

Il y a de la religion dans les petits livres de M. Guis- tave Droz, comme il y a de la verveine et du patchouli sur la toilette de madame. Quelle religion, grand Dieu! et qu'elle est bien faite pour servir d'envers à l'athéisme dont nous allons parler tout à l'heure! C'est chose cu- rieuse — j'allais dire bouffonne que le parallélisme des marivaudages de ce sensualisme à la pommade et des mièvreries de cette piété à l'eau de rose. Tantôt c'est la marqu'se qui veut aller au bal déguisée en Pouvoir temporel, tandis que le marquis représentera F Esprit moderne régénéré, que la comtesse figurera /' Avenir radieux, et que ses filles s'habilleront en Tendances du siècle. Il faut lire la conférence de la grande dame avec le grand artiste Sylvani (un coiffeur), la Vérité, les Verlus théologales, les pieux scrupules, la Papauté, s'en- tremêlent d'édifiants délails sur les épaules de celle-ci, le bas de jambe de celle-là, le chignon de la duchesse et les cheveux de la belle Hélène. Tantôt c'est une jeune femme qui avance ou retarde la pendule pour qu'il ne soit pas dit que son mari Ta embrassée un vendredi soir. D'autres fois, c'est un séminariste ou un élève des bons Pères, qui se trouve tout à coup au milieu de tantes et de cousines en déshabillé, pauvre Vert-Vert en sou- tane, a qui l'on offre des scènes de bain et des tableaux

LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 65

vivants en guise de confitures et de dragées. Que serait- ce si nous payions des Souvenirs de carême, des homé- lies de l'abbé Gélon, du curé de village qui réserve toutes ses prières pour les nobles châtelains dont il est le para- site, du Rêve, l'auteur se voit transformé en premier vicaire d'une des plus élégantes paroisses de Paris, et entend la confession de quelques jolies pénitentes, fort embarrassées de concilier leurs scrupules avec les exi- gences du monde, les soins de la coquetterie et les que- relles conjugales du gras et du maigre? Que dire du cha- pitre où, sous le titre anodin de causerie, M. Gustave Droz nous montre, dans un coin du paradis, le faubourg Saint-Germain arborant ses préjugés d'ancien régime, les marquises et les baronnes continuant d'aristocratiques médisances, saint Pierre jouant un rôle ridicule, et la comtesse reconnaissant son cocher sur un siège de séraphin ? Voici, du reste, un échantillon de la conver- sation de ces dames, passées à l'état de bienheureuses ; voici les prodiges d'atticisme, de bon goût, de délicatesse et de décence, que le conteur à la mode livre à l'admira- tion des Parisiennes.

« Berthe. J'en sais long sur le compte de madame de B .., trop long! Une femme qui n'a pas une dent à elle, qui a un cou travaillé comme une colonne byzan- tine, qui se met du rouge jusque dans le dos, qui n'a pas plus de... principes que sur ma main, qui... ah! elle est ici? Eh bien, c'est décourageant, ma chère!

i Lucile. Elle aura été poussée par ces Dames de

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66 NOUVEAUX SAMEDIS.

la douleur.., Vous comprenez que ce serait d'un effet dé- plorable que d'exclure la présidente d'une association pieuse qui a rendu d'aussi grands services.

« Berthe. Et quels sont donc ces grands services, s'il vous plaît? La Société du petit agneau, dont j'étais trésorière, na-t-elle pas bien autrement contribué au succès de la bonne cause?... »

Je ne sais si je ferai partager mon impression à mes lectrices; mais il me semble que les femmes auxquelles M. Gustave Droz veut plaire et celles qu'il met en scène, sont plus insultées par ces galantes parodies de parfu- meur en goguette, que par les sophismes les plus éche- velés, les doctrines les plus subversives, les excitations les plus fougueuses. Ce serait odieux, si ce n'était surtout niais, et il faudrait froncer le sourcil s'il ne valait mieux hausser les épaules.

Voilà pourtant ce qu'il y a de plus nouveau, de plus frais, de plus exquis, en fait de littérature de Chantilly et de Longchamp ! voilà le dessert et les sucreries que l'es- prit parisien offre aux gourmets de complexion trop déli- cate pour digérer le Victor Hugo, l'Ernest Renan et le Michelet !

Dans icCaltier bleu de mademoiselle Cibot, M. Gustave Droz a essayé d'agrandir son cadre, de s'élever de l'a- UM-ilote au roman; mais le souffle lui a manqué, et il .i"a su nous donner qu'une assez mauvaise copie de Ma- ' Jlovary. Lorsqu'un auteur appuie trop et grossit le ton, il '!• vi. -ut plus facile de surprendre ses lies, <li>si- > nouvelles de dix p -l'àce du

LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPOR AIN . 67 détail, la rapidité du récit ou la légèreté du crayon. Le Cahier ou la roman de mademoiselle Cibot nous montie, dans toute son ampleur, la double manie de M. Gustave Droz de mêler le profane au sacré, en prenant pour le sacré la caricature du catholicisme traduit par les petits journaux, et pour le profane cette sempiternelle odeur de vétyver et de bergamote, qui s'attache à ses écritures comme si elles sortaient d'un sachet. Mademoiselle Adèle Cibot se prépare à sa première communion ; sa mère, qui vit dans le désordre, n'en est pas moins en si grande faveur auprès des puissances cléricales de tout sexe et de toute robe, que la supérieure du couvent de Saint- Joseph lui dit avec une légère tape sur la joue : « C'est par une faveur toute spéciale, bien due aux vertus exquises de votre digue et excellente mère, que nous vous rece- vons pendant quelques semaines. »

Alors se déroulent toutes les gentillesses acceptées comme articles de foi par les gens qui maltraitent la foi dans leurs articles ; le prédicateur obligé, capucin ou jé- suite, qui épouvante d'innocentes jeunes filles par des peintures féroce* de l'enfer, pendant (t qu'on voit che- miner le long de ses joues écarlates de grosses gouttes de sueur qui laissent sur la chair, à l'endroit de la barbe surtout, une longue trace humide et brillante, » ou qu'on remarque, non sans \\wax entame répulsion, la main du bon père, grasse et molle une main tranquille H reposée, ayant cette blancheur un peu trouble et chaude qui, chez les gens du Midi, peut être causée par les ardeurs du soleil, mais pu. chez h : -eus du \nnl,

68 NOUVEAUX SAMEDFS.

est produite souvent par l'irrégularité des ablutions. » Puis les catéchismes apocryphes, les cantiques gro- tesques, les examens de conscience tout faits et tout im- primés, d'après lesquels une enfant de douze ans se trouve, à sa grande terreur, avoir commis tous les péchés et tous les crimes prohibés par le Décalogue et prévus par le code pénal. Après trente pages de cette force, quand nous arrivons à la fin de cette plate comédie de mysticisme en mousseline blanche, digne d'être récitée par des figu- rantes de théâtre et mise en musique par M. Offenbach, l'héroïne conclut par ce trait significatif:

« Et maintenant que j'y repense, je ne fus jamais plus femme que durant ces huit jours-là. »

Dix ans après, Adèle devient pourtant encore plus femme, encore plus fidèle à la morale embaumée qui s'exhale du cahier bleu et se débite sous V éventail. Mariée à un imbécile, elle échange les parfums célestes, les chastes attraits, les enivrements de lame contre les séductions fort peu mystiques d'un Lovelace millionnaire et titré. Savez-vous quelle est alors sa préoccupation incessante, pourquoi elle craint de ne pouvoir fixer longtemps le brillant comle P. erre de Marsil, et pourquoi Marsil éprouve en effet des velléités de rupture? Écoutons en- core un moment M. Gustave Droz, avant de sortir pour toujours de cette officine qui décidément nous écœure plus que tous les alcools du ) éa isme :

i De Marsil dénouait les cheveux d'Adèle, les poudrait, et tenta t ensuite des roilfurefi impossibles qu'il émaillait de camées et de peiles... »

LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 09

Plus loin: « Que mettez-vous donc sur votre petite main pour la rendre aussi souple et aussi blanche?

« Moi? Rien du tout... Est-ce qu'il faut y mettre quelque chose?

« Mais je ne sais pas au juste, moi ; ce sont des onguents qui parfument et adoucissent la peau. Lespar- fumeurs n'ont-ils pas des gants préparés pour ces usages- là? Comment ! tu ne sais pas cela, mon petit ange?... »

Suit une longue tirade sur les avantages de la peinture appliquée à la toilette, sur les fausses nattes, la poudre de riz, l'œil relevé par une pointe de brun, de gris ou de noir. Après quoi, le petit ange n'a plusqu'uneidée ; c'estde répondre à cette leçon de parfumerie transcendante, donnée par un descendant des croisés. Elle court chez un parfumeur célèbre; quel beau spectacle, digne d'exalter une imagination poétique ! Les environs du magasin comme les livres de M. Droz sont « embaumés dun parfum pénétrant qui invite à s'arrêter. » Et quelles éti- quettes ! Serkis des Sultanes ! Crème à ambroisie ! Lucio- line ! Neige dorée pour blondes ! Pencil japonais ! Sur- met de Circassie ! Adèle, intimidée de toutes ces magni- ficences picturales et olfactives, demande à demi-voix « des gants pour la nuit, de ces gants... vous savez?...

u Oh ! parfaitement, dit en souriant l'élégante per- sonne qui régnait en ces lieux embaumés... Gants gras préparés!... »

0 Amélie! Velléda ! dona Julia ! Delphine ! Marguerite! Lélia ! Métella! Lavinia ! Geneviève ! vicomtesse de Beau- séant ! duchesse de Langeais! s'il fallait une expiation à

70 NOUVEAUX SAMEDIS.

vos fautes, celle-là est rude. Vos romanciers, vos amants, vos poètes, vous invitaient à abandonner le pays plat pour les sites alpestres le sentiment de la vie se décuple par le sentiment de la délivrance, les poitrines oppressées aspirent, dans la brise matinale, l'acre senteur des sa- pins et des herbes sauvages, oùl'àme n'a plus à compter avec les lois, les hommes, les conventions et les préven- tions sociales, mais avec elle-même et avec l'objet de ses immortelles tendresses. Baignées dans l'idéal, embellies de tous les prestiges que la passion prête et emprunte au génie, transfigurées par notre admiration complaisante, sœurs et compagnes de nos songes, telle était votre ma- gie, qu'en vous regardant, en vous écoutant, la différence entre le bien et le mal ne nous apparaissait plus que comme le constraste entre la prose et la poésie. Il vous semblait, dans vos élans superbes, que, si vous aviez perdu de vue vos devoirs, c'est qu'ils étaient séparés de vous par des distances infinies, que vos cimes radieuses étaient trop loin de leur terre à terre, et que l'aigle pla- nant dans la nue n'est pas forcé de reconnaître les oiseaux de basse-cour. 11 vous semblait que, si vous étiez jamais châtiées et frappées, ce ne pourrait être que d'un châti- ment digne de votre orgueil, par un archange armé de l'épée flamboyante. Vous vous disiez sans doute qu'avant de tomber du haut de vos rêves, vous auriez au moins l'honneur d'être foudroyées. Eh bien, voilà ce qu'au bout de trente ans on a fait de votre héritage. La foudre a passé mains de l'archange aux mains du parfumeur. Votre roman, commencé sur les rives du Meschacébé, dans les

LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 71 cathédrales gothiques, sur les lagunes de Venise, au bord des lacs de Suisse et de Savoie, au milieu des neiges du Tyrol, dans les verts sentiers duBerry, s'achève dans la boutique de Rimmel et le laboratoire de Guerlain.

Ce n'est pas, en somme, à M.Gustave Droz que nos cri- tiques s'adressent ; à quoi bon? Il sourirait de se voir pris au sérieux. Mais si vraiment et il est difiicile d'en douter1 il existe tout un clan de patriciennes et de bourgeoises qui se complaisent dans ces lectures et qui aiment à s'y reconnaître, s'il y a quelque part, aux con- fins du faubourg Saint-Germain, dans le personnel des concerts de charité et des bals d'ambassade, un certain nombre de femmes que l'on puisse peindre sous ces traits sans être accusé de grossier mensonge et qui prennent pour armes parlantes de leur religion ou de leur élégance un coiffeur dans un bénitier, ce n'est ni la morale, ni le bon sens, ni le sérieux de leurs devoirs et de leurs croyances que nous invoquerions auprès d'elles; ce n'est pas même leur dignité ; c'est leur amour-pro- pre. Jamais, depuis l'origine du roman, depuis qu'il a conclu un traité de libre échange avec ses alliées natu- relles, les femmes n'ont accepté une humiliation pareille. jamais l'amoindrissement des moyens de séduction et de l'idéal romanesque ne s'est révélé sous un aspect plus misérable ; jamais elles n'eurent plus à frémir de colère

1 Nous avons sous les yeux des exemplaires de la dixième édition du Cahier bleu de mademoiselle Cibut, de la quatorzième de Entré nous, et de la vin^t-einquième de Monsieur, Madame et Bébé!!!

IUÎ 1868,

'.% NOUVEAUX SAMEDIS.

si c'est un pastel de fantaisie, ou à rougir de honte si le portrait est ressemblant. On revient de l'erreur, on se relève de la chute, on se rachète de la faute, on se dé- gage du sophisme, ou se sauve du naufrage; pour se purifier et s'ennoblir, la passion n'a qu'à s'incliner sous la main qui la frappe ou à remonter vers sa source di- vine. Avec la futilité de vieille enfant qui alterne entre le boudoir et la chapelle, il n'y a pas de ressources. La dé- chéance est absolue et sans remède. Dans ces condi- tions, la société, celle du moins qui s'expose à l'étude de L'observateur et à la fiction du conteur, doit se rési- gner à subir toutes les attaques après avoir mérité tous les sarcasmes.

Elle mérite surtout que, parmi ses ennemis et ses cor- rupteurs, surgissent des prétentions plus graves, qui remplacent le pinceau de l'èmailleur par la férule du magister. La libre-pensée, dans son expression la plus radicale, commence, elle aussi, à avoir ses romanciers. Je ne sais pas s'ils feront école ce serait leur spécia- lité — mais jusqu'ici leur manière est peu séduisante. Le roman du bon vieux temps se fondait sur l'amour, celui-là vit de haine : or la haine est à la fois une pauvre inspiratrice, une mauvaise conseillère et une consola- tiiee impuissante. Si. en outre, elle se fait pédante et elle n'aurait garde ici d'y manquer on peut dire quelle cumule tout ce qui peut rendre le roman antipa- t thique \ fin ilion, à l'esprit et au cœur. Voici, par

ex . comment ine •- châtiée el ago-

nisante après u le fautes, s'élève vers les id

LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 73

sérieuses et se familiarise avec son avenir d'outre-lombe : « Si j'étais devenue, une libre-penseuse, je n'étais pas parvenue à éclairer, même d'une lueur incertaine, les ténèbres dont ma raison était obscurcie... La chimie m'avait appris que rien ne meurt, en d'autres termes que rien ne peut être détruit dans la nature. La mort n'est pas ia cessation de la vie ; c'est une métamorphose de la matière organique, immuable, qui n'a pas eu de commencement, qui n'aura jamais de fin. La matière n'ayant pas commencé et ne devant pas avoir de fin, ne saurait donc subir la perte la plus insignifiante ; seule- ment elle se transforme incessamment... i

C'est le cas, Dieu merci! de s'écrier, avec M. Jourdain, qu'il y a trop de brouillamini et de tintamarre. Mais cette tiraue est une merveille de spiritualisme et de reli- gieux apaisement, si je la compare à un autre roman, que, pour mon instruction particulière, le hasard m'a mis entre les mains au moment même on accusait Mgr l'évèque d'Orléans d'exagérer ses sujets d'alarme à propos de ces écoles professionnelles la religion qu'on professe est de n'en point avoir. Madame Frainex , la temme qui donne son nom au roman dont je parle, et qui personnifie ia droiture, la vertu, la pureté de cons- cience, l'élévation morale, comme son amie madame Élise Lequiliy représente la frivolité, l'égoïsme, et fii ale- ment le désordre et l'ignominie, madame Frainex, dignement catéchisée par un certain Claude llortan, mi- parti d'instituteur primaire et de commis voyageur d'i- dées, finit par se Taire maîtresse d'école.

71 N0UVE4UX SAMEDIS.

« Il existe à Paris, nous dit l'auteur, clans la rue de Turenne, un établissement sous te titre d'Enseignement

professionnel des femmes. Des mères de famille, qui ont aussi des entrailles pour les idées, le fondèrent en 1856... « Toutes les religions y sont admises, mais les caté- chismes de ces religions n'y entrent point. On inspire une morale saine, claire, fortifiante; ce n'est ni l'humi- lité, ni la résignation, ni l'infériorité de la femme, etc., etc.. »

Soit. En d'autres termes, on admet dans cet établisse- ment modèle des jeunes filles affligées d'un extrait de baptême et inscrites comme chrétiennes dans les actes de l'état civil ; mais on leur enseigne exactement le con- tre de cp qu'enseigne le christianisme. Ceci n'est rien; pour se rendre compte d^ la bonne foi, de la franchise, de la neutralité des apôtres de la libre-pensée, il faut lire nous avons eu ce courage les trois cent cin- •nte pages qui précèdent. Madame Frainex, avant d'en arriver à ce dernier degré d'héroïsme féminin et de tpdeur morale* passe par des aventures et reçoit des leçons qui n'ont aucune espèce de sens si elles ne signi- fient athéisme ; non pas cet athéisme inconscient et [ue qui n'est que l'oubli des lois divines et qui s'ef- frayerait de lui-même s'il avait à se formuler, mais l'a- ie réfléchi, raisonné, prêcheur, devenant à son tour une religion de conscience en attendant qu'il de- mie une religion d'État. Ce roman n'est qu'un long haine et d .rire le christianisme. On nous

dit que Vaut* ; nous l'aurions d viué.

LES -FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. ;:,

Si, comme l'assurent ces messieurs, Tartuffe n'est pas mort; Mathan vit encore; on n'est aussi acharné que pour anéantir le Dieu que Ton a quitté. Certes, depuis son émancipation définitive, le roman n'avait guère mé- nagé l'Église ; mais son aversion se trahissait par bouf- fées ; il se gardait bien d'en faire son inspiration exclu- sive ; c'était tantôt un dogme, tantôt un point de disci- pline auquel il s'attaquait, et d'ordinaire il ne cherchait, dans ses attaques, qu'à se débarrasser d'une gêne, qu'à déblayer son terrain pour y manœuvrer plus à l'aise. Ici c'est tout le contraire : l'athéisme devient une condi- tion essentielle de loyauté, de courage et de vertu. La femme légère et coupable, à peu près catholique, sert de rep r à la femme vertueuse et athée :

« Sa religion était très-éclairée. Catholique, elle ac- ceptait toute la doctrine, sauf deux ou trois dogmes qui lui paraissaient parfaitement ridicules, comme la Trinité ; mais l'immaculée conception avait ta. confiance. E étincelait tous les dimanches à la messe, en frais costume du matin, et communiait généralement de deux Pàqiu? Tune. Devant ses deux fils, elle raillait librement soit les miracles opérés par les vieux bas de laine de Pie IX, soit la grâce efficace ou la Trinité, puis faisait réciter Je catéchisme à son petit Léopold... »

Voilà l'instruction religieuse que l'auteur de Madame Frainèx a rapportée du séminaire, les aménités que lui inspire son retour aux g! andes et fortes notions de v rite, dévie et de justice. Voilà kjs touffes d'ortios aux- quelles il a jeté sa souîane. Impose! ons-nous à nos lec-

76 .NOUVEAUX SAMEDIS.

leurs la sensation de douleur et de dégoût que nous avons éprouvée en parcourant ces pages gorgées de fiel? 11 faut pourtant bien qu ils sachent comment se défendre et riposter quand on accuse devant eux leurs écrivains, leurs orateurs et leurs évèques de prodiguer à leurs ad- versaires l'insulte et Tanathème. Lequilly, l'époux mal- heureux de la trop sensible Élise, entreprend, pour se consoler, l'éducation intellectuelle et morale de ma- dame Frainex. Voici des passages de cet enseignement mutuel :

« Résignation, humilité, obéissance il ne s'est jamais entendu au monde plus audacieux enseignement de mort! Si la robuste nature ne possédait pas une puissance su- périeure à celle des croyances les plus despotiques, c'en serait fait depuis longtemps de la virilité et de la con- science humaine. Et abîme d'hypocrisie ou de sottise ! on a pu nommer religion et morale cette politique d'attentat à tout ce que nous portons en nous de divin! »

Le moyen âge chrétien, le dogme sublime d'immola- tion chrétienne, l'admirable spectacle de l'homme se sacrifiant à quelque chose de plus grand que lui, tout cela est traité d'écrasement; ce qui n'a pas même le mérite de l'originalité, puisque c'est une des locutions favorites de H. Michelet. Ailleurs, la Rédemption, la vraie, la bonne (ce qui est une ingénieuse façon de supprimer la nôtre), c'est la Révolution de 1795. Plus loin, en plein conseil général, en présence du préfet et des élus du suffrage universel, il est question de savoir si Ton embellira le palais de l'évéché, ou si Ton créera des bibliothèques

LES FEMMFS ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 77

communales. M. Frainex un misérable intrigant qui

veut faire de la religion son piédestal se lève et dit, au milieu de l'approbation unanime, qu'il aime mieux le peuple ivre d'eau-de-vie que de lecture, et sanguinaire qu'impie.

a Les liqueurs fortes, ajoute-t-il, n'ont jamais mis en péril sa candeur d'esprit et sa foi. Sans doute on lui offrirait de bons livres ; les Pâmoisons de mademoiselle Alacoque aux bras du céleste époux, le Vrai poste d'amour, la Tulipe mystique, les Parfums de saint Labre, les admirables polémiques de M. Nicolas et celles de Louisot. Mais qui affirmera que les malhon- nêtes gens, se glissant à la suite, ne lui présenteront pas de leur côté Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Courier, Georges Sand, MM. Taine, Renan, Abouti Sainte-Beuve ? etc., etc. »

C'est dans les chapitres plus particulièrement satiri- qups, dans la galerie de portraits, que l'auteur de Ma- dame Frainex s'est surpassé. On a déjà deviné quel nom se cache sous celui de Louisot Bien plus spirituellement encore le P. Hyacinthe est appelé le P. Tubéreuse ; ri, à ce propos, ne serait-il pas permis de demander à des gens toujours prêts à traiter leurs antagonistes de dé- nonciateur-, ce qu'ils font ou ce qu'ils croient faire quand ils signalent un religieux, un orateur chrétien, soumis à 5upérieurs9 à uiv autorité ecclésiastique, comme « débitant des traînées de phrases d'un romantisme fané, d'un délire très-particulier, d'une doctrine obli- q m , dune expression osée, souvent choquante, comme

78 NOUVEAUX SAMEDIS.

le doit elfe celle d'un moine qui se permet de célébrer en public la beauté féminine, le lit conjugal, la joie des noces?... ))

L'épisode à grand fracas, à grandes prétentions, c'est celui qui nous transporte dans le salon de la marquise d'Oudenarde, se groupent en un singulier péle-mèle toutes les célébrités du parti clérical, et Louisot l'ait vis-à-vis à Mgr 1 évèque d'Orléans. La marquise a cinq

ttt mille livres de rente, ce qui ne l'empêche pas de frire toutes ses bonnes œuvres sans bourse délier; nous le croyons bien! son salon s'ouvre à des intrus qui payent trente mille francs cette première contre-marque, et en ajoutent cinquante mille, gagnés à la Bourse, K pour of- frir au pape un cadeau digne des malheurs présents de l'Église de Dieu ; or monnayé ou objets guerriers en na- ture; tentes, mulets, habits militaires, canons chré- tiens... )> Ce qui se fait dans ce salon, les propos qui s'é- changent entre ces personnages, les bas qui se tricotent pour de petits Chinois ou de petits orphelins, les épices

ce ragoût accommodé avec les restes du Fila de Gi- boyér, tout cet ensemble est traité avec une légèivîé de main, une finesse de ton, une justesse de nuances, qu'on

-auiait assez louer. L'auteur de Madame Frein,

■outbien inspiré quand il lait parler ses victimes. Il leur prête son esprit; il était impossible de les accabler davantage.

lions pas plus loin, c'est assez, c'est trop pour ce M11' s essais d'acrlii;;;i!::ion de l'athéisme dans

l»' roman, cette pflsé de pôssé&fbn de la littérature ro-

LES FEMMES ET LE ROMAN CONTEMPORAIN. 79

manesque par la femme athée. A chaque page, Parti i invoque d'urgence la vie, la réhabilitation de ta vie, la religion de la vie ; qu'on ferait-il? il n'a à lui offrir que la mort. N'insistons pas; nous avons cru pouvoir nous arrêter un instant sur cet étrange livre, pour prouver jusqu'où peuvent aller des plumes furieuses, mais non pas tout à fait vulgaires, et aussi pour montrer combien est vivace et immortelle la religion qui soulève de telles colères. L'attaque contre le catholicisme n'est plus ici le moyen, mais le but; elle ne se fait plus complice des ré- voltes d'une passion qui se délivre de sa foi pour s affran- chir de son devoir ; elle est le mot d'ordre d'une croisade le roman ne joue qu'un rôle secondaire, on le force d'intervertir les situations traditionnelles, de faire de ses péel; »s des chrétiennes et de ses libres-penseuses

des modèles d'héroïsme et de vertu. Que dis-je? Ce n'est plus même le catholicisme qui est mis en cause ; c'est le christianisme, c'est la Rédemption, c'est le spiritua- lisme chrétien, c'est tout ce qui élève l'homme au-dessus des instincts et des appétits de la bète, tout ce qui fait de la femme l'honneur du foyer domestique, la consola- tion des mauvais jours, le charme des jours de soleil, l'espérance du jour sans lendemain.

Les femmes ! c'est elles qui perdraient le plus à se laisser tenter, soit par ces frivoles peintures, soit par ces rines glacées. Au fond, sous des apparences bien di- vers t la même influente, la même idée qui con- spire contre leur dignité, leur bonheur, leurs attribu- tions véritables dans la société et la littérature. Le roman

80 NOUVEAUX SAMEDIS.

musqué nous les offre comme de jolies païennes, pour qui des pratiques religieuses, toutes do mode ou do rou- tine, ne sont qu'un paganisme de plus; le roman athée les transformerait en raisonneuses qui, poussant ce pa- ganisme à ses conséquences logiques, se feraient îes quakeresses du néant. Double déchéance, après tant d'il- lusions rayonnantes, de rêves poétiques, de créations en- chanteresses! double défaite de l'idéal dans la personne de ses plus puissantes, de ses plus douces auxiliaires! Quoi! des femmes athées, des héroïnes de roman cuiras- sées d'athéisme, dans la patrie de Fenelon, dans la lan- gue de saint François de Sales, dans la lignée de Gymorlocée e de Virginie! Elles auraient à oublier ce beau passage de Bossuet : « Ils n'ont rien vu, ils n'entendent rien, ils n'ont pas même de quoi établir le néant auquel ils aspi- rent après cette vie, et ce misérable partage ne leur est pas assuré. » Elles auraient à déchirer la célèbre page de Chateaubriand : « Comment concevoir qu'une femme puisse être athée? Qui appuiera ce roseau, si la religion n'en soutient la fragilité? Être le plus faible de la nature1 toujours à la veille de la mort ou de la perte de ses char- mes, qui le soutiendra, cet être qui sourit et qui meurt, m -on espoir n'est point au delà dune existence éphé- o? )) etc., etc. Mais à quoi bon ces grands mots et ces grands noms? Deux sentiments, deux défauts, si l'on veut, passent pour n'être pas tout à fait étrangers aux inspirations féminines; la coquetterie et la vanité. Eh bien, si les femmes se saienl gagner par les deux genres de roman dont nous

LES FEMMES OU LE ROMAIN CONTEMPORAIN. 81

venons de leur raconter quelques prouesses, voici les deux images qui nous resteraient pourprix de leurs com- plaisances : une poupée mécanique, propre à figurer avec avantage dans une exposition de parfumerie et de

ure; ' et un magister en jupons, une institutrice de la libre-pensée, qui, de toutes les vertus chrétiennes,

irderail que l'humilité; car elle devrait déclarer, en tête de son catéchisme, qu'elle est une guenon perfec- tionnée.

\

IV

M. GUIZOT

Mai 1868.

Dans sa louchante notice sur la princesse de Liéven, M. Guizot nous dit à propos du parti purement démocra- tique : « C'est précisément la nature de ce parti, et l'un dus graves périls des temps actuels, qu'il est pres- que aussi absent dans les hautes régions de la société européenne que puissant dans ses profondeurs; ce qui fait qu'on l'ignore et qu'on l'oublie jusqu'au moment il éclate par des tempêtes, »

Rien de plus, juste, et ce qui est vrai en politique ne pas moins en littérature. Là« aussi, et à des profon- deurs alarmantes, existe et persiste une démocratie ar- dente, acharnée, implacable, que Ton oublie parfoi que Ton dédaigne dans les hautes sphères sociales, mais

1 Mélanges biographiques et littéraires*

M. GUIZOT. 83

qui, sons des noms différents et sous des formes innom- brables, ne se lasse pas de multiplier ses produits et de grossir sa clientèle. Ceux qui refusent d'abaisser leurs regards, aperçoivent encore assez d'œuvres lumineuses, sérieuses et fortes pour n'avoir pas à rougir ou à trem- bler. Mais lorsqu'on est forcé, par état, de tout lire, de tout entendre et de tout voir, on est effrayé de rencon- trer, jusque dans des genres frivoles, sous le couvert du roman, de la poésie ou de la chronique légère, cette note haineuse, irritée, qui vibre de bas en haut comme ni cri de colère et de menace. On dirait une chaude et noire vapeur s'échappant d'un soupirail. En ce moment surtout, il me semble que nous sommes aigris, mécon- tents les uns des autres, en proie à une de ces surexcita- tions intellectuelles et morales qui enveniment les ques- tions, rouvrent les blessures, rejettent vers les extrêmes le groupe des conciliateurs et des sages, et donnent à la raison même l'apparence d'une violence ou d'un tort.

Le nouvel ouvrage de M. Guizot ne pouvait donc ar- river dans un moment plus opportun. Vous me deinan- z peut-être comment des sou venirs biographiques sur madame llécanher, la comtesse de liumford, Ta comtesse de Boigne, la princesse de Liéven, comment des études littéraires sur Edouard Gibbon ou sur les nouveaux his- turiens de Philippe H, peuvent peser de quelque poids dans nus querelles et noiià aider à résoudre les problèmes qui nous divisent. Cette bienfaisante influence, je ne l'at- tribue pas aux sujets mêmes qu'a traités l'illustre écri- vain, mais à son intervention personnelle dans cette série

84 NOUVEAUX SAMEDIS.

d'événements qu'il retrace et de figures qu'il fait revivre. Daus ce volume qui ne semble au premier abord qu'un recueil de morceaux écrits à diverses époques et sans lien visible qui les unisse, règne une remarquable har- monie de pensée, de Ion et de langage. Que M. Guizot revienne, après plus d'un demi-siècle, sur l'inconséquente histoire de Gibbon, pour faire corriger par sa maturité les premiers jugements de sa jeunesse ; qu'il réveille avec Prescott et Mottley l'ombre sinistre de Philippe II ; qu'il touche avec eux à cette période d'intolérance fa- rouche dont il faudrait, pour bien faire, que tous les protestants parlassent avec calme et tous les catholiques avec horreur ; que, d'un crayon de plus en plus net et fin, il reproduise les traits de quelques-unes de ses

emporaines célèbres et recompose autour d'elles toute une société disparue, enfin (pour finir par le commence- ment), que, dans une courte préface, il réfute éloquem- ment cette doctrine décevante d'après laquelle les morts que nous avons aimés n'auraient de droits à notre sou- venir que pour s'être trouvés un moment en commu- nion avec une sorte d'infini divin qui n'est ni un Dieu distinct de sa création, ni une âme distincte de son Créateur, M. Guizot reste toujours le même. Nous le re- connaissons à ses persévérants efforts pour faire soi -tir de

études ou de ses impressions individuelles des leçons de sagesse et des vérités générales.

Deui sentiments dominent ces Mélanges biographiques et littéraires: la modération et la tristesse; je dirais la

ancolie. si ce mot, souvent pris dans un sens roma-

M. GUIZOT. 85

nesque, pouvait s'appliquer à une intelligence aussi saine et aussi ferme.

La modération, non pas cette modération froide et peureuse, qui n'est qu'une variante de l'égoïsme et qui se tapit dans les milieux sous prétexte que l'agitation et le péril se portent aux extrémités, mais celle qui devient peu à peu pour un noble esprit le fruit de ses expérien- ces, la revanche de ses mécomptes, l'indemnité de ses expropriations politiques. Lisez avec soin ces pages si at- tachantes ; cherchez par quel lien Philippe II peut se rat- tacher aux amoureux de madame Récamier, et Gibbon aux romans de la comtesse de Boigne ; vous l'aurez bientôt trouvé. M. Guizot s'est placé à un point de vue dont l'élé- vation ajoute encore à la variétédes horizons et au charme des perspectives. Il part de celte idée, toujours chère à quelques hommes de notre temps, plus honorés qu'écou- tés : que, depuis trois siècles, malgré nos fautes, nos ex- cès, notre penchant à exagérer tour à tour ce qui nous passionne et ce qui nous décourage, en dépit de notre tendance à faire sauter par la fenêtre ce qui pourrait sor- ti!1 par la porte, nonobstant les méfiances réciproques de tout ce que nous avons conquis et de tout ce que nous devons conserver, un principe, un parti d'équité, de li- berté, de patriotisme, d'ordre et de mesure, résiste au\ démentis, survit aux défaites, se continue à travers èc ipses passagères, rarement vainqueur, souvent invisi- ble, jamais anéanti, et gardanl retle secrète certitu que lui seul peut nous réconcilier et nous sauver. J- vou- drais pouvoir citerles pagi s admirables! i-iiet suivant

86 NOUVEAUX SAMEDIS.

M. Guizot suit cette idée à la piste, au sortir des san- glantes étreintes du moyen âge et des guerres de reli- gion, et la conduit, au milieu de bien des vicissitudes, jus- qu'au lendemain de notre dernière révolution ou à la veille de notre révolution prochaine. Cette esquisse, à grands traits, des trois peuples, des trois monarchies, des trois pays, l'Espagne, l'Angleterre et la France, qui occupaient en 1568 des situations si différentes ei qui ont eu depuis lors des fortunes si inégales, peut être mise au niveau de tout ce que les chefs-d'œuvre d'histoire ont de plus solide et de plus durable.

Maintenant, appliquez cette idée de justesse et de me- sure aux épisodes ou aux personnages que M. Guizot fait passer sous nos yeux; vous reconnaîtrez aisément, au mi- lieu de ces contrastes d'époques, de physionomies, de mœurs et de manières, un trait de ressemblance. ASsu- it, niadade Réeamier est fort difiérente de la coni- [( ssë de Uuinfort, et la unneesso de Liéven ne ressem- bl guèreâ la comtesse de Boigne.Si l'on voulait caracté- r d'un mot chacune de ces femmes qui sont désor- dres, grâce à leur biographe, d'échapper à l'oubli, on dirait que leur royauté de salon fut décernée à lune par la beauté, à l'autre par la science, à celle-là par la po- litique, à celle-ci par la tradition mondaine. Mais toutes se sont entendues et l'approchées sur mi point. Files ont que la première condition de leur siu ces et deleur influencé était de redoubler de modération bienveillante au ni nient l'air extérieur devenait plus aigre, decrèer chez elles un terrain neutre les hommes de pnrti ne

M. GUIZOT. 87

fussent plus que des hommes du monde, de tout combi- ner pour que les tempêtes du dehors vinssent expirer à leur porte. Cette préoccupation constante avait en outre le rare avantage de les obliger à n'accueillir que des gens d'esprit ; car l'esprit n'est pas violent, quoi qu'on en dise ou quoi qu'il en dise. S'il a parfois les semblants de la violence, c'est qu'il force sa nature pour obéir à une pas- sion éphémère, ou qu'il est poussé par les gros bataillons qui refuseraient de le croire s'il ne consentait à les suivre.

Dans ces aimables groupes, tour à tour animés et tem- pérés par des femmes d'élite, M.Guizdt n'a pas de peine à retrouver des traces d'un autre régime et d'un autre siècle. « Temps de noble et libérale sociabilité, qui a remué de bien grandes questions et de bien grandes cho- ses, et n'en a pris que ce qu'elles ont de doux, le mou- vement de la pensée et de l'espérance, laissant à ses Hé- ritiers le fardeau de l'épreuve et de l'action. » Voilà la note juste, et jamais on n'a mieux parlé que M. G'uizot de ce dix-huitième siècle, qui est pour ses petits-fils, en sens inverse, ce que lès charmants mauvais sujets sont pour les mères: une préférence qu'on se reproche, im tourment que l'on aime, une ruiné presque rachetée par l'entrain et la grâce qu'ils mettent à se ruiner; un inex- primable mélange de trouble, d'attrait, d'inquiétude, tendresse et de regret.

On rencontre, nous l'avons dit, une impression detris-

: dans maintes pagei des Mélan ges biographiques et

aires. L'auteur, au milieu des luttes de la vie pu«

8S NOUVEAUX SAMEDIS.

blîque ou à travers le demi-jour de sa glorieuse retraite, a profondément ressenti les douceurs de cette sociabilité qu'il décrit excellemment, les charmes de cette intimité dont nous avons vu plusieurs exemples, et qui est comme un mariage idéal entre deux âmes résignées à vieillir ou fatigué: s d'avoir vécu. Les femmes qui s'attachent ainsi au déclin des hommes illustres et se changent en rayons du soir, sont les Béatrix de la onzième heure. Elles n'in- spirent pas, elles consolent; elles n'exaltent pas l imagi- nation, elles apaisent le cœur. Dévouement ou habitude, besoin d'affection ou coquetterie d'esprit, goût des supé- riorités ou horreur de l'isolement, elles s'emparent dis- crètement et sans bruit des places vides dans les existence? auxquelles le bonheur ne sourit plus et auxquelles la cé- lébrité ne suffit pas. Ce sont des veuves qui se remarient à des intelligences et à des noms. Elles adoucissent à ! fois le ressentiment des vie. Iles blessures et le chagrin de ne pouvoir en subir de nouvelles. Elles créent, elles per- fectionnent à leur usage cette amitié féminine, amour sans sexe et hors d'âge, qui prouve la prodigieuse apti- tude du cœur humain à se donner le simulacre de ce qu'il regrette et l'illusionde ce quilui manque. Sans mensonge et sans effort, elles font de leur tendresse un art, et sa- v ut être artificielles en restant vraies. Ne pouvant plus et ne voulant pas procéder par éclats, elles excellent dans les nuances et se dédommagent de ne plus enivrer en donnant à la sobriété la saveur d'une gourmandise. Infir- mières de la gloire lasse et du génie désenchanté; on les v rit prendre autant de soin de l'orgueil que s'il était une

M. GUIZOT. 89

vertu, conjurer la critique, surexciter la louange, capiton- ner les fauteuils d'Académie, clouer des tapis sous les pas du Temps, et, par des effets d'acoustique dont elles ont le secret, s'arranger pour que leur grand homme n'entende que ce qui parle de lui. Science affectueuse et délicate dont il ne faut ni sourire ni médire! En termi- nant sa b le étude sur madame Réeamier, M. Guizot s'ar- rête un moment comme par une réflexion tardive: « Que répondrait la Rochefoucauld?» nous dit-il; et, par ce seul nom, il fixe tous les sous-entendus dont on ne peut se dé- fendre en présence de cette merveille du factice dans le beau, le vrai et le bien. Que penserait Jean-Jacques? que crierait Diogène? dirons-nous à notre tour en son- geant à ces prodiges de civilisation mondaine, accumulés au profit d'une personnalité superbe ou d'un petit groupe d'élus, pendant que l'humanisé poursuit son rude labeur. Mais bah ! la Rochefoucauld était un pessimiste, Jean-Jac- ques un sauvage, Diogène un cynique; d'ailleurs, il cher- chait un homme ; il vaut bien mieux chercher une femme ; on est un peu plus sûr de la trouver.

Sérieusement, lorsque ces douces images ont passé de- vant les regards, qu'on en a savouré le bienfait, et qu'elles ont pour jamais disparu dans le silence et la nuit, le sur- vivant, alors même qu'il les immortalise, ne peut échap- poi i un profond sentiment de tristesse. Cette triste: éloquente et communicative, M. Guizot nous la fait par ta g< r. Nous aussi, à peine plus jeunes que lui et assurément moins valides d'esprit et de cœur, nous sentons chaque jour, en nous et autour de nous, quelque chose qui exis-

M NOrVF.ArX SAMEDIS.

tait et qui n'existe plus, qui s'en va et ne reviendra pas.

►S facultés d'affection et les objets de nos amitiés se res- serrent peu à peu.et s'amincissent comme des rangs de soldats décimés par une artillerie invisible. Nous assistons, au dedans et au dehors, à des séparations, à des adieux qui seraient trop amers, si on n'avait plus à espérer quand tn se souvient et à croire quand on ne voit plus. Mais la tristesse, chez M. Guizot , n'a pas les acretés désespérantes de celle de M. de Chateaubriand ; elle ne fait pas de la cer- titude de finir un regret d'avoir commencé, une envie permanente de nous cracher notre néant à la face, de se rouler d'avance dans sa poussière, de tout' abandonner, de tout maudire, et de se croiser les bras en attendant « cette dame blanche, un peu maigre » qui remplit les

moiste d' oUtfe-tombe du cliquetis de ses os. Elle est ! Sllsible et féconde; elle s'entremêle de résignation chré- tienne, de reconnaissance envers Dieu, du sentiment d'une grande tache, déçue et brisée par les hommes, mais con- tinuée sous une autre forme et vaillamment remplie. A présent, savez-vous comment je voudrais m'eri distraire? enfin il me semble que nous tournons un peu au

.•breetau mélancolique, enchantant, sans songera

il, avec M. Guizot et avec vous, la chanson de : Vive Henri qUattel Mais comme nous ne sommes pas mus

la justesse de notre intonation, et que le vert galant lierait de ne nous trouver ni galants, ni verts, je vais Ira luire cette chanson en prose. M. Guizot, Henri IV et urs n'y perdront rien.

« Le triomphe de cette politique (la bonne) fut 1 œuvre

M. GI'IZOT. Si

et la gloire de Henri IV. Ni l'Europe, ni même la France, qui a gardé de ce roi un souvenir si populaire, ne lui ont rendu pleine justice. Les protestants ne lui pardonné de s'être i'a'.l iique, les catholiques d'avoir

été protestant. Il fit les deux choses les plus grandes, les plus difficiles et les plus salutaires que demandât i t comportât son temps. Au dedans, après les plus sanglan- tes discordes civiles, il rétablit la paix, non par un pou- voir rude et despotique, mais par un gouvernement mo- déré; il aonna la victoire à l'un des partis sansopprim r l'autre, en lui assurant, au contraire, plus de liberté qu'il n'en avait jamais possédé. Au dehors, il pratiqua une politique parfaitement indépendante et nationale, ne cherchant que la sûreté et la grandeur de la France, et i t les affaires extérieures de toute considération, de toute influence contraires à ces intérêts suprêmes. Il fit la paix avec l'Espagne, malgré l'humeur de l'Angle- terre, son alliée. Il persista, malgré sa conversion au catholicisme, dans son alliance avec l'Angleterre et les protestants, sachant bien que étaient kjs adversaires naturels des puissances ennemis ou rivales de la France et de lui-même Esprit libre et tempéré, aussi juste que vif, aussi e\< iiqjt de découragement que d'illusion, fai- sant aux térêts, aux divers motifs d'action, leur place et leur part, et n'acceptant aucun joug, ni du de- i dans, ni du dedans sur le dehors, ambi- tieux a\ sure et patience, prompt à la sympathi peu "accessible à l'influence, se commu il volontiers sans jamais se livrer, habile à faire accepter sa volonté

92 NOUVEAUX SAMEDIS.

et son pouvoir sans les laisser mettre en question, et aussi persévérant dans ses desseins que souple et varié dans ses moyens de succès. Jamais roi, venu dans des temps d'extrême violence, n'a, par des procédés plus doux, mis fin à tant de mal, commencé tant de bien, et relevé la monarchie avec tant de ménagement pour les anciennes traditions ou les nouveaux besoins de la liberté. »

Cette belle page est extraite vous l'avez déjà de- viné — du fragment historique sur Philippe U, que je ne me lasse pas de relire et d'admirer. Mais voici qu'en essayant de me rasséréner, je crains de m'attrister encore. Ne trouvant pas une ligne, pas un mot à contredire dans ces Mélanges biographiques et littéraires, tenté de répé- ter après chacun de ces chapitres ce que Voltaire voulait écrire en marge des tragédies de Racine, c'est au dehors que je vais chercher, non pas, à Dieu ne plaie ! un sujet de satire, mais d'élégie. S'il m'était donné de ressusciter pour un moment, dans un de ces salons crépusculaires, une de ces femmes aimables et sérieuses, conciliantes et charmantes, dont M. Guizot nous présente les portraits fuh les, embellis peut-être par le regret et le lointain, je la plierais de lui demander à voix basse, avec le plus doux de ses sourires : Comment a-t-il pu y avoir une i mplication quelconque d'évén°ments ou de caractères, d'ambitions ou de rancunes, un enchevêtrement d'idées, u confusion de mots et de langage, si bizarres et si funestes, que. l'homme qui parle si admirablement de ,! iri IV, lui ait un jour tourné le dos dans la poliliqu ; en lui restant fidèle dans l'histoire; qu'il ait, non pas

M. GUIZOT. 93

souhaité et provoqué, mais accepté une révolution que Henri IV aurait regardée comme le commencement de la ruine de sa race et de son œuvre? Et, pour mitiger la question en la généralisant, comment, tous tant que nous sommes, jeunes et vieux, blancs et bleus, grands et pe- tits, glorieux et obscurs, quand nous n'avions qu'à être bons, spirituels, sensés, modérés, prévoyants, habiles, pour recueillir après deux siècles les bénéfices de cette politique si nationale et si française, avons-ncus été assez déraisonnables, assez violents, assez cassants, assez ro- gues, as^ez aveugles, pour mériter qu'un beau matin le Béarn partit pour la Syrie, et que le Henri-Quatre fût remplacé par le jeune et beau Dunois sur les orgues de Barbarie? Hélas ! c'est que la jettaiura et la mal' aria révolutionnaires régnaient au dehors, tandis que, dans ces élégants refuges, la politesse et le savoir-vivre ôtaient aux opinions leur tranchant et leuis ar&es. C'est que .es habitués de madame de Rumfort, de madame de Boigne, de madame Récamier, de la princesse de Liéven et de quelques autres femmes dignes de rivaliser avec celles- là, traitaient leurs passions politiques comme nous trai- tons nos manteaux et nos fourrures : ils ne les gardaient pas dans le salon, mais ils les poitaient dans la rue.

M. ERNEST RENAN

Mai 1868.

Ce livre a eu un grand succès pendant vingt-quatre heures. Comme* s'en étonner? Tous les parti* depuis les demeurants de l'ancien régime jusqu'aux metaphys'.- c;ens de l'avenir, toutes les religions, depuis 1 école ab- ^Huis.e jusqu'à celle du singe perfectionné, ont pu trou « ver dans' l'ouvrage de M. Ernest Renan au mo.ns une pa„ê qui leur donne pleine satisfaction. Quand .1 nous L! par exemple : « La Révolution est une expérience m- iîent honorable pour le peuple qui osaja tenter; ma ,ullsexpénencemanquéeV)-.esde.^em,

en existe encore, des immortels pnncpea de 89 ont le droit de se frotter les mains.

1 Questions contemporaines.

M. EKiNLSÏ KEN AN.

Lorsque M. Renan écrit : « Après l'abdication de Char- les X et la claire désignation d'un successeur contre le- quel il n'existait aucun motif avoué de répulsion, la continuation du divorce avec la branche aînée était- elle légitime et opportune? Je ne le pense pas; » nous voilà, vous et moi, applaudissant de toutes nos forces.

Quand nous trouvons un peu plus loin les lignes sui- vantes : « Disons-le bien haut, pour ne pas être injuste envers une famille accomplie et des hommes èminents, le gouvernement du roi Louis-Philippe a donné à la France les dix-huit meilleures années que notre pays et peut-être l'humanité aient jamais traversées. C'est assez pour le défendre contre ceux qui ont intérêt à croire qu'il ne fut que faible et bas ; » il y a. de quoi ré- jouir tous les hommes restés fidèles à la monarchie de 1830.

Lorsque nous lisons dans une noie plus considérable qu'elle n'en a l'air : « C'est un des bienfaits de l'Empire d'avoir donné au peuple des souvenirs héroïques et un nom facile à comprendre et à idolâtrer. Napoléon, si franchement adopté par l'imagination populaire, offrant un grand sujet d'enthousiasme national, aura puissam- ment contribué à l'exaltation intellectuelle des classes ignorantes, et est devenu pour clh>> <*<• qu'Homère était p ur la Gr'ee, l'initiateur do- grandes choses, celui qui fait tressaillir la fibre et étince'er l'œil; » il faudrait, pour ne pas m déclarer ravi, n'avoir ni la fibre épique, ni l'oeil d'aigle.

96 NOUVEAUX SAMEDIS.

Fiifin, car il ne m'est pas défendu d faire ma pe- tite cueillette au milieu de ce biuqvetde fleurs, le cha- pitre intitulé la Théologie de Beranger m'a causé ce genre de plaisir intime et raffiné que l'on tpiouve en voyant un écrivain célèbre, étranger ou hostile à tout sentiment royaliste et chrétien, répéter avec embellisse- ments et variantes ce que Ton avait eu l'imprudence dé- crire quinze ans trop tôt à travers une grêle de sarcas- mes démocratiques et d'invectives libérales. Ici, je ne puis résister à la tentation de citer encore quelques li- gnes : i Le poète frivole, docile écho des erreurs de ia foule, fut l'idole de la France... Sa langue, qui me sem- ble manquer de limpidité et de vraie légèreté, fàt peut- être un meilleur effet quand on l'entend chanter... Je veux parler de cette prétention qui lui a fait si souvent payer tribut à un des défauts de notre temps, à la manie de confondre les genres et de transformer tout en décla- mation... Je ne vois plus dans l'expression de cette gaieté menteuse qu'une amplification d'écolier, quelque chose d'analogue aux vers latins que, du temps de l'Empire, rhuinme le plus rangé faisait sur le vin et l'amour, par système poétique et comme signe de son admiration pour Horace... Désaugiers me semble un bien meilleur chansonnier... Ce railleur, que tous autrefois trouvaient chai niant, nous parait maintenant fermé à toute nuance un peu déliée... Son Dieu de grisettes et de buveurs nous semble le mythe du béotisme substitué à celui de l'anti- que sentiment ; nous sommes tentés de nous faire athées pour échapper à son déisme fcet dévots pour n être pas

M. ERNEST RENAN. 97

complices de sa platitude... Un grain de polissonnerie lui a fait tout pardonner... Il s'est complu dans l'affreux type du curé rabelaisien, etc., etc. i

Si maintenant nous passons de la politique aux ques- tions religieuses, nous rencontrons le même procédé. On dirait que M. Ernest Renan a ses poches pleines de pe- tits papiers sur lesquels il inscrit sa distribution de bons points en attendant qu'il distribue des (érules. Tant de bons points au catholicisme, qui a cependant commis telle ou telle faute dont il ne se relèvera pas. Tant à l'Église russe qui n'est pourtant pas tout ce qu'il faudrait être pour satisfaire le libéral et le penseur. Tant aux in- nombrables sectes protestantes qui ont l'immense avan- tage de n'être d'accord sur rien ; ce qui est, en religion, le signe infaillible de la force et de l'harmonie. On com- prend dès lors quelle a été la première impression des divers lecteurs de ces Questions contemporaines. Chacun de nous a courir à la page qui lui donnait raison, et, le doigt posé sur cette page, crier à ses adversaires : Que vous en semble? Je ne le lui fais pas dire!

Mais 1 esprit humain ne saurait se contenter long- temps de satisfactions négatives. Il ne lui plaît pas qu'on fasse de ses croyances une sorte d'ad libitum contrôlé et estampillé par une autorité supérieure aux opinions qui l'aninient, aux intérêts qui l'agitent, aux dogmes qui le gou\ernent, aux passions qui l'émancipent. 11 peut ad- mettre que l'on attaque ou que l'on raille devant lui les anciens objets de sa foi et de son culte, mais à la condi- tion de les remplacer par d'autres, fût-ce la foi au néant

Il NOUVEAUX S>MEL>1>.

et le culte de la matière. Aussi la réaction contre le livre de M. Ernest Renan a-t-elle été prompte et à peu près universelle. On l'a accusé de décourager l'esprit mo- derne sous prétexte de l'illuminer. En déclarant que la révolution a été une expérience manquée, ce qui signifie probablement qu'elle est à refaire, il a froissé tout à la fois ceux «qui se contentent de la première édition, ceux qui en rêvent une seconde, et ceux qui s'inquiètent de savoir ce que la seconde ajouterait à la première. En posant des questions et en refusant à la politique le moyen de les résoudre, il a rayé d'un trait de plume tous les efforts accomplis depuis près d'un siècle, con- damné à la retraite ou à la déchéance deux ou trois gé- nérations encore militantes, et finalement substitué aux véritables éléments d'activité et de lutte une métaphy- sique transcendante bien peu d'intelligences seraient capables de le suivre. Dire à tous les partis qu'ils se trompent, et, en échange de ce qui les a passionné.-, leur proposer les joies sereines de ridée pure et de la science solitaire, c'est imiter le docteur Sangrado van- tant-à Gil Blas les mérites de l'eau claire, et affirmant quil n'a qu'à y ajouter de la sauge ou de la petite cen- {, urée pour lui donner un goût délectable.

-ns, à présent, de serrer cl un peu plus près u\re et la pensée de M. Ernest Renan. L'entreprise nY facile ; fauteur de la Vie de Jésus et des Apôtres

applique aux choses de son temps la méthocle dont il "s\ | un- d^soudre les récita de l'Evangile. Seule-

ment, comme la matière sur laquelle il travaille n'est

M. ERNEST RENAN. 99

pas cette fois d'aussi vigoureuse résistance, on peut dire qu'après avoir mis l'Évangile en morceaux, il met l'his- toire contemporaine en poussière. Il échappe à la contro- verse qu'il provoque ; il glisse à travers l'idée qu'il ré- fute ; il possède à un égal degré deux facultés qui de- vraient s'exclure et qui se complètent Tune par l'autre; l'insinuation et l'évasion. Ce caractère de fluidité subtile ou de subtilité fluide donne à ses analyses philoso- phiques ou historiques le charme dangereux des coquet- teries et des perfidies féminines. Au moment nous al- lons le saisir, il nous esquive. Ses affirmations parais- sent dire non, et ses négations dire oui. 11 y a du mirage dans ses perspectives, des pièges dans ses concessions, des trappes dans sa mise en scène. Il machine ses doc- trines comme des décors ; il crée à son usage une atmo- sphère spéciale, artificielle, l'on ne peut plus se ren- dre compte ni des distances, ni des horizons, ni de l'ensemble des lignes, ni de l'état du ciel, ni de la distri- bution des ombres et des lumières. On marche à tâtons à travers ces alternatives la nuit a des éblouissements comme le jour, le jour est décevant comme la nuit. Le tout, pour nous Servir d'une locution bien vulgaire, nous fait froid dans le dos, dans l'esprit et dans le cour. C'est pourquoi nous dirons à nos amis tentés de s'empa- rer de quelques-uns de ces aveux et d'amnistier telle page en l'honneur de telle autre : û Ne vous y liez | as ! Mieux vaut l'assommeur que ïepiticê sûti&rite; mieux vaut l'impiété brutale que ces deux mains glacées dont l'une vous retire ce que l'autre vous donne; mieux vaut

BIBUOTHICA

100 NOUVEAUX SÀMEDÎS.

le coup de trique de l'athée que cette griffe féline jouant sous le velours. »

Pour simplifier notre tâche , écartons tout ce qui, dans le livre de M. Renan, n'a pas apparence d'ensei- gnement et de doctrine. Ses notices sur Ramus, Eugène Burnouf et Etienne Quatremère, ses études sur l'Institut de France, sur l'instruction supérieure ou savante en France ou en Allemagne, l'histoire de sa chaire d'hébreu et le sa destitution racontée par lui-même, tout cela peut d mner lieu à des objections de détail. Mais d'abord ces objections nous mèneraient trop loin ; ensuite ce n'est pas dans ces chapitres que s'accuse la physionomie de l'auteur des Questions contemporaines, celte manière à la fois doucereuse et hautaine, caressante et dédaigneuse, d'éluder toutes les opinions, de dissoudre toutes les croyances, de pulvériser tous les partis, pour créer au- dessus de ces vieilleries une religion scientifique dont lui >eul a le secret. Bornons-nous à constater que, dans cette portion de son ouvrage , comme dans son en- semble, M. Renan se soucie fort peu de la liberté poli- tique : « On se figure trop facilement, nous dit-il, que la liberté est favorable au développement d'idées vrai- ment originales. » Cette pensée, sous diverses formes, revient à chaque instant dans ces pazes qui semblent destinées à nous offrir le superflu en nous ôtant le néces- saire. Évidemment L'ingénieux écrivain ne s'effrayerait pas d'un gouvernement absolu, fût-il taillé sur le patron de l'Empire romain, pourvu qu'il laissât les savants [ré- parer dans le silence du cabinet une régénération sociale,

M. ERNEST RENAN. 101

pendant qu'il réglerait à sa façon et sans contrôle toutes les questions de guerre, de paix, de finances, de police, de vie et de mort. Ajoutons qu'en nous racontant par le menu comme quoi il fut naturellement destitué pour avoir prêché contre le surnaturel, M. Ernest Renan nous fait entendre que, sans refuser à Dieu ce qui est à Dieu, il est surtout prêt à rendre à César ce qui est à César : ceci du moins n'est pas de l'hébreu pour nous.

C'est dans les chapitres intitulés : Philosophie de Vhis- toire, VEtat des esprits en 1849, V Avenir religieur des sociétés modernes, le Libéralisme clérical, que nous retrouvons M. Renan tout entier. C'est qu'il pose des questions plus ou moins contemporaines. Réussit-il à les résoudre? Tâchons de nous en assurer, malgré deux obstacles également redoutables : la science de M. Renan et notre propre ignorance, ou, en d'autres termes, la dif- ficulté de comprendre un homme qui peut-être ne se comprend pas très-bien lui-même. .

La politique a fini son temps; elle a tant fait pour notre bonheur, qu'elle est à bout de ressources. M. Re- nan la compare aune brebis attachée à un pieu et ne pouvant brouter une herbe rare que dans l'étroit rayon de la corde qui la retient. Maintenant, c'est nous qu'elle envoie paître ; l'herbe est consommée, la brebis pecus, l>ecu, pecunia est mangée ; il ne reste plus que le pieu et la corde. « Si le salut du siècle présent, nous dit excellemment M. Renan, devait venir de l'habileté, es- pérons-nous trouver des hommes plus habiles que M. Guizot, que M. Thiers? Qui ne hausserai I les épaules

e.

102 NOUVEAUX SAMEDIS,

en voyant la naïve inexpérience de médiocres débutants (1849) qui prétendent du premier coup mieux faire que de tels lnmmes?... »

Il y a près de vingt ans que M. Ernest Renan écrivait ces lignes, et il n'a pas cru devoir les effacer. Nous ne lui demanderons pas si, depuis cette époque déjà loin- taine, les choses ont tourné comme il le souhaitait ; cette naïveté aurait trop l'air d'une perfidie. Ce qui est clair plus clair peut-être en 1868 qu'en 1849 c'est que la politique ne peut plus rien pour nous, qu'elle a perdu la clef des problèmes contemporains avec celle de sa cassette, et qu'il faut désormais chercher un autre moyen de sauvetage.

Sera-ce la religion? Ici il est bien difficile de pénétrer la pensée intime de M. Ernest Renan; car nous lisons dans le même volume, à quatre-vingts pages de dis- tance :

*

i Jésus est, à mes yeux, le plus grand des hommes, parce qu'il a fait faire au sentiment des rapports obscurs avec l'infini, d'une filiation divine, un progrès auquel nul autre ne saurait être comparé. Sa religion ren- ferme le secret de l'avenir... (252). »

Et plus loin (page 314) :

« 11 y a dans le culte pur des facultés humaines et des objets divins qu'elles atteignent une religion tout aussi suave, tout aussi riche en délices que les cuites les plus vénérables. J'ai goûté dans mon enfance et dans ma pre- mière jeunesse Jes plus douces joies du croyanl, et, je le

M. ERNEST RENAN. 105

dis du fond de mon âme, ces. joies n'étaient rien, compa- rées à celles que j'ai senties dans la pure contemplation du beau et la recherche passionnée du vrai. Je souhaite à tous mes frères restés dans l'orthodoxie une paix com- parable à celle je vis depuis que ma lutte a pris fin, et que la tempête apaisée m'a laissé au milieu de ce grand Océan pacifique, mer sans vagues et sans orages, Ton n'a d'autre étoile que la raison, ni d'autre boussole que son cœur. »

Voilà du style, ou je ne m'y connais guère; il est évident qu'un curé de village réussirait moins bien la métaphore. Si ces deux passages ne se contredisent pas

ce dont, avec M. Renan, on peut toujours clouter

ils vont me servir à deviner comment il entend la énération sociale, ou plus modestement, la solution

des questions contemporaines.

Dans les lèiions niovennes ou inférieures, la Société se tirera 3 affaire comme elle pourra, avec un gouver- nement despotique, tempéré, militaire ou populaire; ce qui n'a pas la moindre importance. 11 sera même permis au chef de l'Etat de se modeler sur les empereurs romaine, lesquels martyrisèrent les chrétiens, mais n'in- quiétèrent nullement les philosophes et les sages; ce qui donnerait à penser que leur omnipotence et leurs vices avaient plus à s'effrayer de la religion nouvelle que de l'antique sagesse. Au-dessus, bien au-dessus de ces réa- lités ou de ces simulacres de société, de gouvernement, de cultes et d institutions, dans le voisinage (\q^ êtoil ou des nuages, fonctionnera le pouvoir véritable, celui

1(U NOUVEAUX SAMEDIS.

des savants, des maîtres de l'analyse, des professeurs de morale, des hommes adonnés comme M. Renan à la pure contemplation du beau ou à la recherche passionnée du vrai, et enfin de ceux qui, tout en niant la divinité de Jésus, c'est-à-dire en nous forçant de le tenir pour un imposteur, lui savent gré pourtant d'avoir été le plus grand des hommes et d'avoir fait faire un pas immense au sentiment de rapports obscurs avec l'infini.

À leur tour, ces doctes personnages, ces privilégiés de la libre-pensée, ces mandarins lettrés de la contempla- tion pure, pèseront de tout le poids de leur autorité et de leur science sur le reste du monde. Leurs idées s'in- filtreront peu à peu à travers les rouages matériels delà société terrestre ; opération d'autant plus facile que, n'ayant rien de compacte ni de solide, n'offrant au re- gard et à la main rien de sensible ou de palpable, elles peuvent se glisser au cœur de la place sans qu'on se doute de leur présence. Elles profiteront de cet avantage pour anéantir les dernières bribes de la superstition, ré- former les lois, purifier les mœurs, déterminer dans les niasses la distinction du bien et du mal, du tien et du mien, le respect d'autrui et de soi-même, le règne de la charité, de la liberté et de l'équité, le juste équilibre des passions, des intérêts et des devoirs. Ce sera comme une liquidation générale de vérités, de sciences et de vertus, pour cause d expropriation de ces croyances divines et de cette activité humaine, sans lesquelles il nous avait paru jusqu'à présent que la vérité était un mot, la vertu une duperie et la science un rêve.

M. ERNEST RENAN. 105

Que deviendra le monde dans cette transformation bi- zarre où la religion et la politique seront remplacées par la raison pure et le sentiment d'obscurs rapports avec l'infini? Je ne veux pas le savoir; je ferai seulement re- marquer à M. Renan qu'il ne détruit les mystères que pour en créer de plus inaccessibles, de même qu'il n'a supprimé les miracles que pour en imaginer de plus in- croyables. Encore une fois, j'aurais pu me donner le fa- cile plaisir de récolter çà et dans son livre des aveux significatifs, des déclarations précieuses, des demi-pages très-fines et très-sensées qui répondent à mes sentiments les plus chers ; notamment cette phrase si vraie et d'une application si poignante : « Leçon terrible pour les peu- « pies t{ui, incapables du gouvernement républicain, dé- « truisent la dynastie que les siècles leur ont donnée! » Mais à quoi bon? Le fond reste toujours le même, et ce fond est désolant : c'est la chimère infusée dans le vide.

J'aime donc mieux dire à l'auteur des Questions contem- poraines, sans sortir des généralités : Si vraiment, comme vous l'affirmez au grand scandale de vos amis, la Révo- lution française est une expérience manquée, savez-vous pourquoi elle est manquée? savez-vous pourquoi, après avoir été violente, elle est demeurée incomplète, pour- quoi (Ile ressemble à la préface d'une œuvre qui ne s'a- cbèvera jamais? C'est parce que, pendant les années qui la précédèrent, des penseurs, des philosophes, des éco- nomistes, des métaphysiciens, des utopistes, adaptèrent* d'avance leurs plans de réforme à un homme idéal et

i06 NOUVEAUX SAMEDIS.

chargèrent mentalement cet être imaginaire de subir sans vertige la transition soudaine entre un monde de servitudes et d'abus et unÉden de liberté et de bonheur. Les violences de la Révolution, ses crimes et ses dé- chéances, le regret de ses amis, l'excuse de ses ennemis, ê'ést justement l'imprévoyance de ses précurseurs, le peu de soin qu'ils prirent pour ménager ce périlleux passage, pour empêcher l'humanité affamée de faire de son premier festin une orgie et de son premier breuvage une ivresse. Et cependant que de liens entre ces hommes et la société de leur temps ! combien de raisons de croire que, pour inaugurer le règne de la justice, pour rendre la France libre et heureuse, il n'y aurait qu'à vouloir, à mettre la main à l'œuvre, à démolir un édifice qui crou- lait de toutes parts, à détruire des abus qui sautaient aux yeux ! Aujourd'hui rien de pareil. Entre la société mo- derne et ceux dont M. Renan voudrait faire les dispensa- teurs suprêmes de la vérité, de la beauté morale, de l'i- déal divin, de la science et de la loi, je cherche vaine- ment les points de contact et de repère; je n'aperçois qu'un abîme, et je frémis de ce qu'il faudrait pour le combler.

A un point de vue plus personnel, au nom de la criti- que littéraire, d'autant plus disposée à gémir des non- sens de M. Ernest Renan qu'elle n'a jamais contesté la grâce et la souplesse de son slyle, nous dirons à l'auteur ihiestions contemporaines : Prenez garde! quand ou aborde des questions qui touchent de prés à la conscience des hommes et à l'avenir du monde, si ce n'est pas pour

M. ERNEST RENAN. 107

les résoudre, on devrait du moins ne pas les embrouiller. Il est triste, pour un écrivain de votre valeur, de n'être que lu quand il voudrait persuader, et d'avoir.désormais à se demander, à chaque nouvel ouvrage qu'il publie, si la curiosité l'emportera sur la méfiance, et si le mé- compte final prévaudra contre Y empressement préventif. Il est triste surtout qu'on se trouve, en vous lisant, placé dans l'alternative ou de vous refuser de l'esprit, si vous êtes vraiment dupe de vos insaisissables sophismes, ou d'avoir à vous ranger parmi les mystificateurs de l'intel- ligence moderne. La chute taciturne des Apôtres aurait vous avertir. Vous ne ramènerez pas un seul de vos adversaires ; vos amis vous délaissent ou vous dépassent. Nous ne sommes pas en Allemagne pour partager en deux l'usage de nos facultés et l'emploi de nos heures; une part aux affaires, au ménage, à la vie commune, à la profession, aux fonctions, au culte pratique; une autre part à ces songes métaphysiques, à ces prodiges d'induc- tion, de critique et de savoir qui peuvent être admirés tou- jours parce qu'ils nesont jamais appliqués. En France, tout porte; l'idée ne tire pas en l'air; elle est forcée d'aller droit au but. La nécessité d'une application immédiate la rend aussitôt dangereuse ou ridicule. Voici venir \ our H. Ernest Renan le moment il cesse d'être dange- reux. Aussi me permettra-il de ne pas m 'al armer outre mesure des lignes fatidiques qui terminent sa préface, et d'où il résulte que, si nous ne sommes p; es, il ne

nous restera plus que deux ressources extrêmes ; la | siondes nations étrangères, ou l'autorité morale de nos

108 NOUVEAUX SAMEDIS,

èvèques. Quant à moi, je suis tranquille; mon choix est {ait. Mais M. Ernest Renan? être forcé de choisir entre les èvèques et les Prussiens ! il sera bien embar- rasse.

YI

M. BEOLE

ri 1

Juin 1868.

M. Beulé poursuit avec autant de vigueur que de succès son cours d'exécutions impériales. Après Auguste, Tibère; après l'ouvrier, l'œuvre; car, dans le plan adopté par l'auteur, il ne s'agit pas, Dieu merci! de réhabiliter Ti- bère, mais de rétablir la vraie proportion entre le dossier d'Auguste et celui de son héritier. Jusqu'à présent, pour cette grande tricheuse qu'on nomme l'Histoire, aux yeux de cette dupe volontaire ou indifférente qu'on appelle la postérité, Auguste avait profité, Tibère avait souffert de l'application du vieil adage : « Tout est bien qui finit bien, » ou, en d'autres termes, tout est mal qui finit mal. On a dit qu'Auguste avait commencé comme un jeune tigre et fini comme un vieux chat. On peut ajouter

1 Tibère et l'héritage d'Auguste.

110 NOUVEAUX SAMEDIS.

que Tibère a commencé comme un jeune homme et fini comme un vieux monstre.

Mais en y regardant de près et c'est ici que les questions cessent d'être personnelles pour devenir géné- rales — les aspects changent; la somme de bien et de mal se décompose; la sentence définitive se fixe sur des bases nouvelles. Le fondateur de l'Empire romain aurait-il droit à toutes les circonstances atténuantes, Tibère se- rait-il encore plus écrasé sous le poids de ses vices et de ses crimes, Auguste resterait le plus coupable ou du moins le plus funeste; pourquoi? parce que l'un est le créateur, l'autre la créature ; parce que c'est Auguste qui a fait Tibère, et non-seulement Tibère, mais tous ces fous furieux, enfiévrés de l'ivresse impériale, Caligula, Néron, Domitien,Caracalla, Commode, Héliogabale, types frappés à la même effigie, variétés de grimaces sur un même visage ; parce que c'est Auguste qui, en imposant, que dis-je? en insinuant l'Empire dans le monde par un prodige de ruse et d'astuce, a été cause que le sens de l'omnipotence dans des âmes perverses a logique- ment produit des phénomènes de férocité, de luxure, d'opprobre et d'infamie.

Ce que fut, en réalité, Tibère ; ce qu'il aurait pu être, si, dès le berceau, de fatales influences n'avaient étouffé tous ses bons instincts et envenimé tous ses mauvais pen- chants ; ce qu'il dut à l'origine, à la nature, à la race, à l'éducation, à l'entourage, aux premiers essais qu'il fit de sa force ou de sa faiblesse sous les doigts de fer de Livi et les griffes veloutées d'Auguste; comment sa ma-

M. BEULÉ. 111

turité, sa jeunesse, ses longues aiïnées de compression craintive et de dissimulation exacerbée servirent d'obscur prélude et de préparation graduelle à la phase hideuse qui est restée son étiquette dans l'histoire ; comment enfin la responsabilité de ses sanglantes ignominies doit retomber sur Auguste, c'est-à-dire sur le gouvernement absolu, telle est l'inspiration de ce livre; telle est la thèse, constamment ingénieuse, souvent éloquente, presque toujours vraie, que M. Beulè a plaidée devant un audi- toire charmé, en y apportant, selon son habitude, une étude psychologique vivifiée par des œuvres d'art et des trouvailles d'archéologue; ce qui donne à son beau tra- vail tous les mérites du réalisme sans un seul de ses excès.

Élevons, nous aussi, la question, et ne nous laissons pas trop tenter par des rapprochements inévitables qui prêteraient à l'antique vérité des airs de satire contem- poraine. L'histoire à ricochets n'est pas de notre goût, lorsque, au lieu de grandes leçons, elle se borne à de pe- tites malices. Nous l'acceptons, si elle nous enseigne de quelle politique il faut nous préserver, si elle nous rap- pelle les ravages que certaines institutions et certains exemples peuvent exercer dans les consciences et dans les âmes. Nous devons nous en méfier, si elle multiplie les allusions qui la rapetissent au niveau du pamphlet. M. de Cormenin, qui vient de mourir, et qui prouvait, il y a vingt-cinq ans, aux électeurs bénévoles, que le bud- get de la monarchie constitutionnelle était en train de ruiner la France, M. de Cormenin, farouche éplucheur

itt nouveaux samedis.

de chiffres en 184:2, conseiller d'État apaisé en 1 S67,, nous a pour toujours dégoûté des hardiesses et des succès de pamphlétaire.

Certes nous n'aurions qu'à nous baisser pour faire dans le volume de M. Beulé une assez jolie récolte. A chaque instant l'actualité résonne à travers celte archéo- logie pittoresque. Je prends au hasard quelques traits qui portent juste et loin : « Rome était devenue le rendez- vous de tous les peuples du monde... Ce qu'il y avait de plus rare dans Rome, c'étaient de vrais Romains. Or, une capitale qui devient cosmopolite perd l'esprit qui faisait sa puissance. L'esprit romain a fait place à un esprit cosmopolite, indéfini, banal, cynique ; Rome est devenue un centre pour l'univers, mais un centre de jouissance, de luxe, de plaisirs à tout prix. Ce grand souffle national qui maintient un peuple et le fait respecter au dehors comme au dedans, doit disparaître, quand sa capitale, n'est plus à lui, quand elle devient l'auberge du genre hu- main... »

Un peu plus loin, il ne tiendrait qu'à nous de chercher et de trouver les ancêtres de nos petits crevés, de nos bouts-coupés, dans cette jeunesse romaine du siècle d'Au- guste et de Tibère, i assidue dans les théâtres, dans les cirques, dans les bains publics, dans les mauvais lieux... amoureuse du plaisir, du luxe, des jouissances matériel- les et basses... Une littérature pleine de mollesse et d'a- dulation l'a corrompue dès que sa mémoire s'est ou- verte Elle est positive, elle calcule avec un morceau de eraie sur une ardoise dès qu'elle peut calculer ; elle veut

M BEULÉ. H3

de l'or, elle veut les tristes honneurs qui ne procurent que la richesse, elc, etc.. »

Ici l'allusion, si elle existe, est de très-bonne guerre ; tant pis pour nous si les ressemblances autorisent les comparaisons ! Si l'on voulait dépasser cette mesure, arriver à des personnalités plus immédiates ou plus di- rectes, on se heurterait au proverbe : « Qui veut trop prouver, ne prouve rien. » Je murmure malgré moi quelques noms propres, quand je lis ce passage : « La langue française exprime énergiquement la même idée par un seul mot, roué. Qui ne sait de quoi les roués sont capables, dès qu'ils peuvent se glisser dans la politique?* Mais je vois qu'il s'agit de Séjan, et je ne découvre, parmi nous, ni mort ni vivant, qui puisse subvenir à ce terrible parallèle. Je souris tristement quand l'auteur de Tibère me parle des effets désastreux du gouvernement per- sonnel, de la facilité des hommes de ce temps-là à multi- plier des statues que la génération suivante noyait dans un torrent d'invectives et de huées ; quand il retrace les bizarres inconséquences d'Auguste, aimant beaucoup la paix, incapable de conduire les armées, par insuffi- sance de génie, mettant sa gloire à fermer le temple de Janus, quoique l'Empire n'ait été qu'une série de guerres, et que ses généraux fussent toujours sous les armes ; lorsqu'il nomme presque à chaque page le Sénat, et nous montre à quel degré de bassesse étaient descendus sous ce régime les héritiers des grands noms et des grandes traditions de la République.

Mais un moment de réflexion me suffit pour corrige!

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aussitôt de légères ressemblances par de gigantesques contrastes. Grâce au ciel, le christianisme, alors même qu'on le méconnaît ou qu'on l'insulte, a mis bon ordre à toute velléité de comparaison entre nos péchés mi- gnons et ces mystérieux colosses d'atrocités et de dé- bauches.

Je dis mystérieux, car nous avons l'honneur de pou- voir à peine les comprendre et de ne pouvoir pas les ex- primer. Dans ces alternatives d'études d'après la bosse sur les empereurs romains et de retours vers nous-mê- mes, l'échelle de proportion nous manque absolument. Ces vices nous font l'effet d'un rêve, ces crimes ressem- blent à un cauchemar. Le mal est surnaturel, comme va l'être le bien, rendu au monde par le Christ. On croirait que le paganisme veut dire son dernier mot avant d'être réduit au silence parla religion nouvelle. Ces palais han- tés par l'inceste et le meurtre, ces familles impériales supprimées peu à peu par le fer et le poison, ces mons- tres à face humaine, qui ont depuis longtemps cessé d'être des hommes quand ils deviennent des dieux, ces courti- sans qui affirment sous serment avoir vu distinctement monter aux cieux les maîtres dont le cadavre tombé en pourriture se cache sous des draperies de pourpre et d'or, tout cela est d'une époque, d'une tonalité sociale, politique et hiératique, d'une température morale que nous ne connaissons plus. Nos essais d'imitation ne pour- raient être que de pâles miniatures. Il y a delà mytho- logie dans cet ensemble ; une mythologie de décadence, passant de la poésie au drame, faite pour Tacite et Suc-

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tone, comme l'autre pour Hésiode et Homère, et profitant des progrès de la corruption universelle pour laire descendre de l'Olympe en pleine tragédie humaine les infanticides de Saturne, les adultères de Jupiter, les lar- cins de Mercure, les voluptés de Vénus, les attributions de Ganymède, les festins d'Àtrée et de Thyeste. Pour glorifier le christianisme, on a l'habitude de mettre en présence Inhumanité telle qu'il la trouvée et telle qu'il l'a régénérée, les vices païens et les vertus chrétiennes. L'argument est victorieux, mais il en est un plus frap- pant encore ; c'est le parallèle des vices païens et des nôtres; l'impuissance nous sommes, grands et petits, souverains ou sujets, d'atteindre jusqu'à ces hauteurs, de plonger au fond de ces abîmes.

Il sied donc de s'en rapporter, comme résumé de nos impressions, à une admirable page de Chateaubriand, qui finit par ces mots : « Jésus-Christ sur la croix, Ti- bère à Caprée, » et de ne pas trop courir après ces allusions à la fois faciles et décevantes. Si on ne peut pas s'empêcher de les voir, le mieux est de les brusquer comme de fâcheuses rencontres ou de mauvaises connais- sances, et de chercher dans le Tibère de M. Beulé ce qui est applicable à toutes les époques, et ce qui en fait l'ori- ginalité véritable.

Le vrai caractère de Tibère échappait jusqu'ici ou y ésistait à l'analyse. On l'acceptait tout d'une pièce, et on ne jugeait l'homme intérieur que par l'horrible dé- bâcle qui avait signalé la fin de son règne, délivrée du joug d'Auguste et de Livie. Suétone, que Voltaire a qua-

llrt NOUVEAUX SAMEDIS.

lifié d'anecdotier très-suspect, Tacite qui ajoute ses pro- pres profondeurs aux secrets de cette âme gangrenée par le plus vil de tous les sentiments la peur, avant d'être affolée par la toute-puissance , ont éclairé de lueurs sinistres, mais douteuses, le fond de ce caractère ènigmatique. C'est ici que M. Beulé rentre en maître dans son légitime domaine; l'archéologie animée, l'histoire prise sur le fait au milieu des ruines d'umnonument ou sous la vitrine d'un cabinet de médailles, le portrait moral recomposé d'après l'effigie matérielle, l'âme peinte, sculptée ou moulée sur le visage. Le fait est que Tibère, dans des circonstances ordinaires, sous un régime favo- rable au développement des vertus publiques et privées, aurait pu être un citoyen utile, un bon général, peut-être un honnête homme. 11 faut étudier, page par page, dans le livre de II. Beulé, les gradations qui le conduisirent peu à peu de cet état d'honnêteté relative et conjectu- rale aux horreurs des dernières années. Tibère passa quarante ans de sa vie à avoir peur; peur de quoi? de tout; d'Auguste, qui, tout en l'adoptant, le haïssait, et lui fit acheter chacune de ses faveurs par une grêle de railleries ou de menaces ; des fils d'Agrippa, qui auraient pu le tuer s'ils n'étaient pas morts; de cette contagion d'empoisonnements et de meurtres dont il devait pro- fiter, mais dont il risquait sans cesse d'être atteint; des bizarreries de sa situation, qui le rendait ombrageux en portant ombragea d'autres; remplie d'espérances crain- . dangereuses ou funèbres, qui ne s'appuyaient que sur des cadavres, et qu'une hésitation de Livie ou une

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distraction de la mort pouvait, à chaque instant, tourner contre lui.

Peur humiliante, dissolvante, corruptrice, qui assurait pour une échéance plus ou moins prochaine le triomphe du mal, s'infiltrait comme un venin dans tous les replis de ce cœur renfermé, et y amassait sous un triple voile un arriéré de rancunes, d'aigreurs, de colères, de haines, destinées à se traduire en crimes dès qu'elles auraient la clef des champs et l'empire du monde. Ce tableau est terrible et saisissant. Livie le domine de toute la hauteur de son génie malfaisant, de sa chasteté scélérate, de son ambition implacable. Cette figure de Parque impériale, cachant ses ciseaux dans une coupe de poison, fait le plus grand honneur à M Beulé. Tibère et Livie, la volonté et l'instrument, la moissonneuse et la faux, l'ac- tif et le passif de l'Empire, la joueuse et le jeu de cartes, sont admirablement restaurés par l'ingénieux et savant écrivain. Un grand poëte a appelé Charlotte Corday l'ange de l'assassinat : nous appellerions volontiers Livie 1 Eu- ménide de l'amour maternel.

M. Beulé n'a pas de peine à nous prouver que rien ne rend féroce comme la peur. Nous le savions déjà, et par des exemples plus récents; celte fois, ce n'était pas un empire, c'était une république qui avait pris soin de nous l'apprendre. Bon nombre de nos Montagnards, dont on a voulu plus tard faire des héros, ont été impitoyables, parce qu'ils ont eu peur. C'est pourquoi, si je voulais, non pas contredire M. Beulé, mais le compléter, j'essayerais de montrer la part énorme qu'a eue la démocratie, côte

I.

418 NOUVEAUX SAMEDIS.

à côte avec le gouvernement absolu, dans cette phase l'œil rencontre autant de sujets d'étonnement que d'é- pouvante et de dégoût. Au fond, le peuple donnait carte blanche à ses empereurs, non-seulement parce qu'ils lui prodiguaient des spectacles, des jeux et des largesses, mais parce qu'il sentait que leur règne était le sien, parce que, caché dans son ombre et couvert de ses haillons, il prenait un secret plaisir à cette lanterne magique de morts violentes , d'élévations subites, de chutes soudaines, offerte à sa curiosité de chaque jour par son fondé de pouvoir ; il aimait à voir son imprésario cou- ronné achever l'aristocratie mourante, l'avilir avant de l'immoler, puis se frapper ou tomber lui-même comme un acteur tragique fatigué de son rôle. Cela est si vrai, il y a tant d'intimes affinités entre les excès du pouvoir impérial et l'esprit démocratique sans frein, sans loi mo- rale et sans foi, que, dès que cet esprit remonte à la sur- face des sociétés et espère s'en rendre maître, dès qu'il rompt avec le christianisme qui peut le féconder, le pa- cifier et l'ennoblir, un des premiers soins de ses favoris et de ses flatteurs est de réhabiliter l'Empire romain, d'at- ténuer les crimes des Césars, d'amoindrir ou d'effacer les différences entre les suppliciés de Tibère ou de Néron et les martyrs de Jésus-Christ; adulation à deux tranchants , qui flatte , non-seulement César , mais toute démocratie assez perverse pour trouver bon le mal qui se fait au-dessus d'elle et abdiquer au profit du despotisme, pourvu qu'il la nourrisse et qu'il l'amuse.

M. BEULÉ. 110

On le voit, les leçons de toutes sortes abondent dans le livre de M. Beulé. Pour les rendre plus sérieuses et plus profitables, élevons-les jusqu'aux sphères serçines de la morale et de l'histoire. Nous y trouvons bien des motifs, anciens ou nouveaux, de haïr le gouvernement absolu, mais aussi bien des raisons de nous réjouir que toutes ces monstruosités soient désormais impossibles. Avant de finir, je prendrai comme type et comme preuve de ces immenses contrastes, le Sénat, ce mal- heureux Sénat, dont les membres, dit le Tibère de Chénier,

Me font rougir pour eux, sans même oser rougir,

Ce Sénat, que M. Beulé nous montre descendu au der- nier degré de servilisme et de bassesse, se prêtant à tous les caprices de ces deux hypocrisies, Auguste et Tibère, aussi odieuses quand elles gardent leur masque que lors- qu'elles le lèvent. Encore une fois, qui oserait comparer ces immondes occupants des antiques chaises curules à notre Sénat, si digne, si vénérable, Ton compte des généraux illustres, de pieux cardinaux, des magistrats incorruptibles, d'éminents écrivains, de parfaits gentils- hommes, et dont un homme d'un grand talent ne saurait se moquer sans avoir à ajouter aussitôt: « Voilà comme je serai dimanche?))

Quoique les sénateurs aient refusé d'écouter la jolie causerie du vendredi d'un célèbre académicien, ils n'en

120 NOUVEAUX SAMEDIS.

forment pas moins une superbe Académie politique; elle offre même ce trait de ressemblance avec l'Académie française,. que, si nous nous permettons d'en médire, on attribue immédiatement nos malices au désir d'en être ou au chagrin de n'en être pas.

VII

M. SORBIER1

Juin 1868

Louis XVIII, montrant à l'ambassadeur d'Autriche un joli tableau peint par un capitaine de la garde royale, disait: « Voilà comment nos officiers s'occupent en temps de paix. »

Le temps de paix n'existe pas pour un magistrat ; nos passions y mettent bon ordre. Alors même que les crimes et les délits lui laissent un moment de trêve, les procès sont toujours là; les procès, ces guerres civiles en mi- niature, qui ruinent les individus comme les guerres ruinent les peuples. Quelques-unes des campagnes de M. Sorbier pourraient même compter double. Les hautes fonctions qu'il exerce maintenant dans le midi de la

1 Loisirs d'un magistrat; Méditations morales.

122 NOUVEAUX SAMEDIS.

France, il les a exercées pendant dix ans en Corse ; et, si la Corse est admirablement appropriée à la naissance des empereurs, à l'inspiration des romanciers et à la joie des chasseurs, elle n'a jamais passé pour être le paradis des magistrats. On pourrait même dire, sans trop de subti- lité frondeuse, que ses trois spécialités les plus brillantes sont faites pour effaroucher la justice. Le roman a besoin de petits couteaux, la chasse de grands fusils, l'empire de gros canons, et, comme chacun de ces trois genres d'us- tensiles représente à sa façon la raison du plus fort, le loup seul serait en droit de penser que cette raison est la meilleure.

Eh bien (nous ne connaissons pas de présomption plus puissante en faveur d'un homme et d'un livre), dans ce pays signalé comme un lieu de pénitence pour les préfets et les juges, M. Sorbier a trouvé moyen, non- seulement de faire son devoir, mais de s'y intéresser, de le féconder par un heureux mélange d'observations et de réflexions, de comprendre toutes les ressources offertes au législateur et au moralisateur par cette population ar- dente, fruste, courageuse, hospitalière, que la passion égare sans la dégrader, et fait parfois arriver au crime sans passer par le vice. De cet ensemble d'études d'après nature sont nés les deux premiers ouvrages de M. Sor- bier : Esquisse de Vhistoire et des mœurs de la Corse ; Dix ans de magistrature en Corse. Or, règle générale : voulez-vous connaître la vraie valeur d'un personnage mis en évidence par sa situation ou ses écrits? regardez-le à l'œuvre , non pas dans ces emplois fleurissent

M. SORBIER. 423

les roses du métier, et tout se réunit pour que le tra- vail, surexcité par l'ambition, récompensé par l'amour* propre, devienne le plus attrayant des plaisirs, mais dans ceux qu'un esprit vulgaire compare aux rôles sacri- fiés, qu'il accepte avec appréhension ou ennui, qu'il su- bit en rechignant, soit comme une disgrâce, soit comme une transition pour parvenir à mieux. C'est là, selon nous, une pierre de touche infaillible. Gagner par hasard une bataille et se montrer presque un héros, au mâle ac- cord du clairon, dans des flots de radieuse poussière, au milieu de tous les enivrements de la lutte et de la vic- toire, le beau mérite ! Mais administrer une province recu- lée, une colonie livrée à toutes les angoisses de la famine, en se conformant aux lois de la charité chrétienne, en ap- puyant son pouvoir sur la seule autorité morale qui sache apaiser les colères, adoucir les souffrances et cicatriser les blessures, ce serait plus méritoire. Présider à Parisun procès à sensation, plaidé par Berryer ou par Dufaure, la belle affaire! Mais se résigner à une sorte d'exil, vivre pendant des années parmi des gens auxquels nous avons fait une réputation de sauvages, avoir à se demander cha- que matin si les drames judiciaires n'iront pas se dé- nouer dans les maquis, et, au lieu de mauvaise humeur ou de dédain, au lieu de décliner sa tâche ou d'en déses- pérer, s'y vouer au point qu'elle se transforme, s'éclaire, s'échauffe, finisse par être le sujet d'une étude et l'occa- sion d'un bienfait, voilà ce qui est digne d'une respectueuse sympathie. Arrivons maintenant aux Méditations morales, qui for-

124 NOUVEAUX SAMEDIS,

ment la partie la plus considérable des Loisirs d'un ma- gistrat.

Un magistrat moraliste devrait, semble-t-il, incliner au pessimisme. S'il a suffi à un grand seigneur tel que la Rochefoucauld, à un penseur tel que la Bruyère, de soumettre à leur contrôle personnel les épreuves de la vie, la comédie humaine, les faiblesses des femmes de leur temps, les défaillances des caractères, pour donner à la plupart de leurs conclusions un air de satire et pein- dre l'humanité en laid en la forçant de se reconnaître, que dire d'un homme appelé par état à deviner le mal et à suspecter le bien? Il est aussi difficile à un juge de se dissimuler nos misères morales qu'à un médecin d'igno rer nos infirmités physiques. Supposez que les scélérats, les fripons et les voleurs lui apparaissent comme de fâ- cheuses exceptions, restent ces terribles à peu près s'abuse volontairement la conscience des honnêtes gens, ces honteuses capitulations des âmes assiégées par l'inté- rêt ou la vanité, ces captations d'héritage, ces entorses infligées par une stricte légalité aux lois idéales de la justice et de l'honneur, ces vieillards circonvenus par de basses intrigues, ces ménages mal assortis des haines furieuses se cachent sous de cordiales fictions, toute cette collection de demi-vérités, de demi-mensonges, de pensées mauvaises, d'actions équivoques, de fautes clan- destines, de souhaits meurtriers, de sinistres réticences, qui viennent tour à tour poser devant un président de tribunal ou de cour, pour lui rendre à la fois l'indulgence difficile et l'illusion impossible. A tous et à toutes il pour-

M. SORBIER. 125

rait dire : Je te connais, beau masque ! Qui ne se sou- vient de l'histoire du mandarin, racontée, je crois, par Montesquieu et rappelée à Eugène de Rastignac par Ho- race Bianchon, dans le Père Goriot? Pour un magistrat doublé d'un observateur, nous avons tous plus ou moins tué le mandarin. A présent, qu'il transporte dans un livre le fruit de ses observations prises sur le vif, le nu, Vécorché et Vécorcheur, si ce fruit n'est pas d'une impi- toyable amertume, c'est qu'une bienfaisante influence l'aura saisi au passage pour l'améliorer et l'adoucir.

Cette influence, elle se révèle à toutes les pages du bon et beau livre de M. Sorbier ; elle se compose de tout ce qu'il y a de plus puissant et de plus balsamique parmi les correctifs de notre triste nature : l'alliance d'une belle âme avec le véritable esprit évangélique. La Roche- foucauld, la Bruyère et leurs contemporains n'étudiaient l'humanité et la société que chez les grands; or les vices ou les faiblesses des grands offrent ce trait particulier, que, nous obligeant à être respectueux, ils nous donnent envie d'être implacables. Les hommages ou les ménage- ments qu'ils imposent rendent plus acres les mépris ou les colères qu'ils inspirent. Comme les conditions de leur existence, les insolences de leur fortune, les désordres de leur conduite, font l'effet d'iniquités sociales, on ne croit pas manquer à la charité chrétienne en les con- damnant sans appel et sans circonstances atténuantes, ainsi que de vivantes infractions à la loi divine. Peu s'en faut que l'on ne s'en prenne à la Providence, qu'on ne l'accuse de s'appliquer à elle-même, en la personne de

126 NOUVEAUX SAMEDIS.

ces privilégiés et de ces superbes, un bizarre démenti. Dès lors la satire n'a plus rien qui amollisse ou détende les cordes d'airain : Yhomo sian de Térence est oublié ; pas une idée de consolation ou de mansuétude ne se mêle à l'invective.

Mais, à la suite de nos révolutions innombrables, d'immenses changements se sont faits dans nos mœurs. Les petits ont paru à leur tour sur la scène, et, avec eux, ces facultés d'attendrissement qui prêtent au blâme l'ex- pression de la pitié. Rarement heureux quand ils sont innocents, toujours malheureux quand ils sont coupa- bles, ils désarment la sévérité de leur juge, et un grand poète, en les traitant de misérables, a pu prendre le mot dans son double sens : celui de la dégradation morale et celui de la souffrance imméritée. Dès lors un champ plus vaste s'est ouvert à l'étude de l'homme; il n'était plus permis de le critiquer sans le plaindre; la sagacité a devenir, de temps à autre, une forme de la compassion; la recherche de nos vices ou de nos travers semblerait une cruauté stérile, si on n'essayait de la faire servir à réconcilier l'individu avec la société et avec lui-même.

C'est à cette classe de moralistes attendris qu'appar- tient M. Sorbier. Lisez le plus long, le plus éloquent peut-être des divers chapitres de son ouvrage, le chapi- tre siir la souffrance; vous comprendrez aussitôt que l'auteur ne se résigne à être ingénieux qu'avec l'espoir d'être utile, et que le plaisir quil nous cause n'est que l'accessoire du bien qu'il nous fait. Aussi ses pensées vont-elles au cœur ; elles ont le charme d'un sentiment.

M. SORBIER. 127

Or il existe entre ce que Ton pense et ce que Ton sent cette notable différence, que, plus l'idée est fine, moins nous sommes sûrs de la bien saisir, tandis que, plus le sentiment est délicat, plus nous sommes tentés de croire qu'il est écrit sous notre dictée.

« L'âme et le corps, nous dit M. Sorbier, sont deux amis qui ne peuvent vivre ensemble et deux ennemis qui ne peuvent se quitter. » Peut-on mieux dire ? Et cepen- dant, je me sens plus ému encore, lorsqu'il ajoute un peu plus loin :

« Visitons souvent les pauvres; aimons-les surtout; rien ne leur manque autant que l'amour. L'aumône ma- térielle ne vaut pas cette tendre compassion, ce regard, cette parole qui consolent et encouragent. D'un autre côté, rien ne rafraîchit le sang et ne rassérène l'âme comme de secourir ceux qui souffrent. On acquiert bien plus qu'on ne donne; le contact du pauvre enrichit, parce qu'il rend au centuple en foi ce qu'il prend en charité. » .

Comparez, je vous prie, ces lfgnes si profondément humaines au passage célèbre de la Bruyère, que je n'ose citer de mémoire, mais dont on ne peut dire encore, après deux cents ans, s'il exprime une douloureuse sympathie, ou si l'auteur accepte, comme une fatalité sans remède, l'existence de ces hommes noirs courbés sur la glèbe et assimilés à des bêtes de somme. Rappro- chez-les aussi des jolies pendaisons de madame de Sévi- gné. Comme on sent que, malgré nos discordes et nos folies, l'horizon s'est élargi, que l'idée de Rédemption est

«8 NOUVEAUX SAMEDIS,

mieux comprise, que ce qui était possible alors ne l'est plus aujourd'hui, que les déshérités ont reconquis leur part du céleste héritage! Penser et écrire comme M. Sor- bier, c'est préparer l'œuvre à laquelle nous devrions tous nous dévouer dans la mesure de nos forces et d'où dépend le salut du monde moderne; la réconciliation des démocrates qui veulent vivre avec le christianisme qui ne peut pas mourir.

Ce que nous disons du chapitre sur la souffrance, on pourrait le dire aussi des belles pages sur l'amitié, sur le travail, sur le bonheur, sur l'amour de soi, sur l'amour du sol na(al, sur la guerre ; on y reconnaît partout le caractère du moraliste chrétien; une sérénité que nous demanderions en vain aux joies de ce monde ; une phy- sionomie originale sans cesse éclairée d'un rayon d'en haut, et, en présence de nos faiblesses ou de nos peines, s'animant de ce sourire ynouillé dont parle Homère; un fond solide d'esprit naturel, d'idées acquises, d'expé- riences^ de savoir, de souvenirs classiques, fécondé par ces heureuses certitudes qui préservent le penseur de l'orgueil, l'affligé du désespoir, qui ôtent à la morale sa sécheresse, à l'observation son aigreur, à la malice son venin, à la faute sa honte, et qui remplacent par le joug léger de l'Evangile le pesant esclavage de nos passions. La qualité dominante chez l'auteur des Méditations mo- rales, c'est évidemment la sensibilité; et tant pis pour aous si le mot a vieilli! car la désuétude de certains pourrait aisément s'expliquer aux dépens de l'épo- que qui ne sait plus qu'en faire. La sensibilité, c'est, à

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vrai dire, l'esprit du cœur ; c'est la faculté d'aimer con- tenue dans de justes bornes, résignée d'avance à donner plus qu'elle ne reçoit, à ressentir plus qu'elle n'exprime, et s'exerçant sur des objets qui la tiennent en haleine sans l'essouffler. Elle représente, dans l'ordre moral, quelque chose de comparable à ces climats tempérés que Ton recommande aux malades, qui ne connaissent ni les ardeurs caniculaires, ni le vent du désert, ni les orages des tropiques, et la terre est incessamment rafraîchie par des brises légères et de douces ondées.

L'esprit du cœur, ai-je dit? Je n'ai qu'un moyen de jus- tifier cette préciosité de langage, c'est de citer M. Sor- bier et de vous dédommager un moment de ma prose par la sienne. Il y a, dans son volume, un chapi- tre de Pensées proprement dites. C'est là, dans les ou- vrages de ce genre, le plus attrayant et le plus difficile ; -l'excellent n'y suffit pas, il y faut l'exquis; la vérité y est indispensable, et pourtant on exige qu'elle s'aiguise et se déguise comme pour faire passer un paradoxe; on lui demande de garder toutes ses qualités propres et d'emprunter au mensonge quelques-unes de ses finesses. 11 est bon qu'elle persuade comme une leçon et qu'elle pénètre comme un trait. Le lecteur, mis en goût par cette délicate friandise, n'est tout à fait content que si son esprit est piqué au jeu par celui de l'écrivain, s'il entre en part dans son idée, s'il y trouve le plaisir d'une décou- verte et s'ila l'air d'avoir suggéré ce qu'il approuve. Que de conditions! que d'écueils! Mais aussi, quand on réussit, c'est sans réplique. Boileau prétend qu'un sonnet sans

130 NOUVEAUX SAMEDIS.

o défaut vaut un long poème; je n'en suis pas sûr : ce qui me

semble beaucoup plus certain, c'est qu'un mince recueil

de Pensées absolument réussies vaut dix gros volumes.

Je vous ai déjà fait faire connaissance avec quelques unes des Pensées de M. Sorbier1; il faudrait les citer presque toutes ; on en formerait une anthologie sérieuse et charmante, digne d'être savourée par les abeilles ; l'image est d'autant plus juste qu'elles ont plus de miel que de fiel. Voici une nouvelle gerbe, bien petite, trop petite; de quoi vous donner envie d'engranger toute la moisson :

a Si les esprits supérieurs n'arrivent pas à tout ce qu'ils veulent, c'est qu'ils n'osent pas tout ce qu'ils peuvent. »

« Un philosophe a été mis au nombre des sept Sages pour avoir donné le précepte de se connaître soi-même ; mais personne encore n'y a été mis pour l'avoir accompli. »

« Quiconque sait vivre avec soi, sait vivre avec tous les autres. »

« Quand on est jeune, l'injustice arrache des larmes; quand on est vieux, elle fait sourire. Démocrite qui rit toujours n'est peut-être qu'Heraclite à soixante ans. »

« Nous marchons sans cesse vers ceux que nous re- grettons ; il est naturel que notre tristesse diminue à me- sure que par l'âge nous nous rapprochons d'eux. Nous cheminons tous les jours à leur rencontre. »

« La vengeance est un fer aiguisé par les deux bouts: on l'appuie contre son cœur et contre celui de ses en- nemis. »

1 Dans un article publié cri avril.

M. SORBIER. 131

« Les mauvais livres prêchent ce qu'on aime. »

« Il y a des fautes qu'on voudrait arracher de sa vie, comme un mauvais feuillet dans un bon livre ; mais il est numéroté, et s'enchaîne aux autres.

« On n'a jamais tant besoin de son esprit que quand on a affaire à un sot. »

« L'homme ne dure que parce qu'il est borné dans ses souffrances comme dans ses joies, i

i 11 n'y a rien de si triste que le sourire des malheu- reux; ils semblent sourire pour les autres, non pour eux. »

« Il y a quelquefois dans les rides d'un visage l'histoire de toute une vie. *

« Dans les grandes infortunes il faut pleurer seul ; on souffre trop pour l'âme d'autrui. i

« La louange, ainsi que le vin, augmente les forces lorsqu'elle n'enivre pas. i

a La vieillesse n'est pas nécessairement la sagesse; il est des fruits que le temps flétrit sans les mûrir, i

« Lorsqu'un homme en évidence enfreint une mau- vaise loi, il autorise les autres à enfreindre les bonnes. »

Je m'arrête à mon grand regret. En continuant de ce train-là, je finirais par ressembler au geai paré des plu- mes du paon ; si toutefois le plus modeste des hommes éminentspeut être comparé au plus orgueilleux des oi- seaux criards.

N'y a-t-il donc rien, absolument rien à critiquer dans ces heureux Loisirs d'un magistrat ? Une causerie sans chicane rappellerait de trop près les bergeries de Flo-

152 NOUVEAU* SAMEDIS.

rian, Rivarol regrettait de ne pas voir un loup. Jedirai donc à M. Sorbier qu il me parait (page 208)un peu trop enclin à donner carte blanche aux hommes nécessaires. A-l-il existé, existe-t-il des hommes nécessaires? Dans l'histoire, comme dans les magasins de Tah&n, le néces- saire ne représente-t-il pas )e superflu? C'est le secret de la Providence, et ce' secret est bien gardé. Si nous vou- lions nous lancer dans les conjectures, chacun de nous, suivant ses goûts, ses idées ou ses moyens, réussirait, je le crois, à arranger un lendemain du 18 brumaire ou du 2 décembre, qui plairait à notre imagination sans nous brouiller avec la justice. Mais renonçons à l'hypothèse. En thèse générale, malheur aux peuples forcés de faire de nécessité vertu ! C'est, en pareil cas, la seule vertu qui leur reste. Pour être sûrs de notre morale et de notre po- litique, préférons toujours les hommes utiles auxhommes nécessaires : Y utilité se donne pour rien ; la nécessité se fait payer trop cher.

Je voudrais aussi quelques coupures à la page 175 ; ici je ne sais trop comment formuler ma critique ; ce n'est plus avec la justice qu'il faudrait me brouiller ; c'estavec le gouvernement. Est-il bien vrai qu'il réalise tous les jours ce qu'il pouvait y avoir de légitime ou de pratique dans les idées qui ont tant passionné les esprits? qu'il cher- che les meilleurs moyens de venir en aide à la misère? qu'il veuille que les masses aient leur part de lumière, de bien-être, de moralité? La question est délicate, la so- lution difficile, les avis sont très-partages. Le mieux, pour nerien sacrifiera l'opposition frondeuse ni & l'optimisme

M. SORBIER. 133

officiel, serait peut-être de dire que les intentions sont bonnes et les résultats discutables. Je ne puis, bien entendu, parler que des pays que je connais, des villes que j'habite, des populations ouvrières ou rurales qu'il m'a été possible d'observer, des misères auxquelles j'as- siste et dont je subis le contre-coup. Eh bien, là, j'affirme que jamais, depuis un demi-siècle, la fortune publique et privée ne fut plus menacée ; que jamais les riches ne fu- rent plus près de la gêne, les pauvres delà détresse ; que jamais gêne et détresse ne furent moins compensées par des améliorations intellectuelles ou un progrès moral. Si le triomphe de ce qu'il pouvait y avoir de légitime et de pratique dans les idées du socialisme consiste dans la ruine des propriétés et des industries, des cultures et des forges, dans l'abandon des campagnes, dans l'encombre- ment des grands centres, il est clair que nous y arrivons ; mais j'en appelle à M. Sorbier lui-même: c'est lui qui nous a dit (page 325) : « S'il n'y avait pas de riches, il n'y aurait que plus de pauvres, et les pauvres seraient plus pauvres encore. »

Me voilà donc, sur deux petits détails vus à la loupe dans un livre excellent, en contradiction avec M. Sorbier : comment faire? Comment me tirer d'embarras? En son- geant aux fonctions qu'il exerce, à celles qu'il pourra exercer un jour. Pour tout le reste du volume, je m'in- cline devant la cour impériale pour les deux pages en litige, j'invoque la cour de cassation.

VIII

M. V. DE LAPRADE1

Juin 1868.

Il y a deux parts à faire dans le livre de M. de La- prade. Les tableaux, les études sur les grands poètes ou les grands artistes modernes, sont au-dessus de tout éloge. L'analyse, animée du souffle poétique, y est irré- sistible. L'élévation constante de la pensée n'ôte rien à la finesse des aperçus. Bien des critiques de profession pourraient envier à M. de Laprade certains jugements à la fois délicats et profonds, qui prouvent non-seulement que, quand l'oiseau marche, on sent qu'il a des ailes, mais, pour continuer la métaphore ornithologique, que, même quand l'aigle plane, on devine qu'il a des yeux et des serres. Sans trop multiplier les exemples, nous pou- vons dire, notamment, que jamais Rousseau, Buffon,

1 Le Sentiment de la Nature chez les Modernes.

I. V. DE LAPRADE. 135

Bernardin de Saint-Pierre n'avaient été pénétrés et jugés d une façon plus ingénieuse et plus vraie.

Mais, à côté de cette riche conquête d'un poëte dans le domaine de ses pairs, il y a aussi une thèse. Une thèse de cinq cents pages, c'est bien long, et il faudrait crier au miracle, s'il ne s'y mêlait pas, de temps à autre, un peu de confusion et d'embarras. Nous sommes, hélas ! bien loin de l'heureux moment Bossuet, historio- graphe du droit divin, pouvait subordonner à quel- ques vérités absolues tous les événements accomplis dans une période de six mille ans, et baptiser fièrement son œuvre Histoire universelle. Aujourd'hui, il s'est fait un tel éparpillement d'idées, de paradoxes, de véri- tés et de mensonges, que rien n'est plus difficile que d'opérer le triage. Les idées générales, ces points de re- père de l'esprit, sont usées, émiettées, tombées en pous- sière, passées au laminoir. Dans le monde métaphy- sique, nous nous trouvons à chaque instant en présence d'amis qui nous gênent , d'auxiliaires qui nous contra- rient, de suspects qui nous attirent, d'ennemis qui nous aident. On dirait deux armées accourues de loin pour se combattre, dont les chefs ont tellement prolongé la guerre, tellement compliqué les casus belli, si bien em- brouillé les alternatives de trêve, d'hostilités et de proto- coles, que peu à peu les soldats ont échangé des signaux, mangé à la même gamelle, couché au même bivouac et maraudé de compagnie.

A cette première difficulté s'en ajoutait une autre pour M. Victor de Laprade: le choix même de son sujet.

136 m NOUVEAUX SAMEDIS.

Chrétien sincère, spiritualiste éloquent, il n'en est pas moins, pour sa gloire et pour nos plaisirs, profondé- ment subjugué et comme possédé par le sentiment de la Nature. Il lui doit ses inspirations les plus belles. Assuré- ment, il n'a jamais permis que, dans sa poésie et dans sa pensée, l'ouvrier fût absorbé par son œuvre, le créateur anéanti par sa création, C'est, au milieu des poètes con- temporains, son trait caractéristique et décisif, que le visible le ramène sans cesse vers l'invisible et le fini vers l'infini. Mais enfin, son livre même accuse de trop étni- r.entes qualités de critique, pour qu'on ait besoin de lui rappeler l'évidence. 11 ne peut pas, il ne doit pas se dis- simuler que le développement, l'expansion, le raffine- ment exquis ou excessif du sentiment de la Nature ont coïncidé, dans l'art, avec l'affaiblissement de l'idée chré- tienne. L'art chrétien, le romantisme chrétien, cela est bientôt dit, et nous avons tous été dupes, il y a qua- rante ans, de cette fiction honorable. Mais nous sommes trop vieux pour persister dans une illusion désormais impossible, et il faut bien avouer que, de Jean-Jacques à George Sand, en passant par Gœthe, Wieland, lord By- ron, Shelley et la plupart de nos poètes, le mouvement a été antichrétien. Il en est d'une poésie comme d'une conscience, et d'une pléiade d'artistes comme d'une existence individuelle ; il faut considérer, non pas com- ment elle commence, mais comment elle finit. Mettez à part Chateaubriand, dont la muse a été chrétienne (et encore!) mais dont l'influence ne l'a pas été; prenez au hasard, Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Vigny,

M. V. DE LAPRADE. 137

Sainte-Beuve, Lamennais, Béranger, Alfred de Musset, Théophile Gautier, madame Sand, Balzac, sans compter les poetœ minores et les nouveaux venus : que rencon- trez-vous?

À des degrés différents et suivant la différence des tempéraments ou des caractères, la religiosité fluide, la haine croissante, la rupture hautaine, l'indifférence olym- pienne, l'hostilité flagrante, l'hommage pire qu'une in- sulte, la négation radicale; partout le contraire de l'in- spiration catholique ; partout aussi le sentiment chrétien devenant plus vague ou plus nul à mesure que le senti- ment de la Nature devient plus savant ou plus vif, à me- sure que l'école paysagiste ou descriptive arrive à de telles merveilles, que cette perfection suprême est un signe de suprême décadence. Oui, suspendu dans le vide entre un athéisme discret et un panthéisme superbe, le naturalisme, de quelque nom qu'on le décore, est l'an- tagonisme déclaré du christianisme. Il tend à exiler Dieu du monde extérieur, comme la philosophie du dernier siècle avait essayé de le bannir du inonde des intelli-

gences.

On comprend dès lors l'hésitation de M. Victor de La- pi ade ; il est forcé d'être inconséquent pour rester lo- gique ; il est tiraillé par le conflit des certitudes de sa foi avec le penchant de son génie. Il ne veut pas se brouiller avec la Nature, sa bienfaitrice et son obligée. Il voudrait la réconcilier avec l'idéal chrétien ; ce qui est, grâce au ciel! très-facile, si l'on s'en tient à la bonne vieille méthode qui consiste à faire des beautés de la

138 NOUVEAUX SAMEDIS.

Nature une preuve éclatante de la toute-puissance divine ; mais ce qui semble moins aisé, si on se lance dans le dédale deTesthétique allemande ou si on se laisse sé- duire par les mirages de la poésie moderne. La situation de II. de Lapradeest ici comparable à celle d'une femme, sûre de sa vertu, maîtresse de sa passion, et qui ne dé- sespère pas d'utiliser sa passion au service de sa vertu. C'est l'originalité de ce plaidoyer moins concluant que magnifique. Le poète traite le sentiment de la Nature, non pas comme un adversaire que Ton combat, mais plutôt comme un ami que Ton avertit ou un péril que Ton conjure. 11 a pour lui des procédés analogues à ceux des prédicateurs du dix-septième siècle à l'égard des grandeurs humaines : ils évitaient de les offenser; ils ne leur déclaraient pas la guerre ; ils les poussaient à bout, pour ainsi dire, afin de les mettre en demeure ou de se débattre dans leur néant et leur orgueil, ou de se purifier et de s'ennoblir en remontant au dispensateur souverain de tout pouvoir et de toute gloire.

Ce plaidoyer, je vais chercher à le résumer en quelques lignes. L'appréhension que j'éprouve, l'insuffisance de mon analyse, le mélange d'admiration et de résistance que je garde de cette lecture, sont autant de présomp- tions défavorables, non pas au mérite du livre ou au talent de l'auteur, mais à ce genre d'ouvrages peu sympathique à l'esprit français, trop didactique pour les hommes d'imagination, trop vague pour les gens positifs, trop assujetti au despotisme des classifica- tions et des systèmes pour ne pas risquer d'être sans

M. V. DE LAPRADE, 139

cesse dérangé par une objection et molesté par une chicane.

L'homme, aux époques primitives, ne voit dans la création que Dieu seul. Ses œuvres d'art expriment alors cette communication immédiate et directe de l'humanité avec la divinité, ce mystérieux élan de l'être intelligent et borné vers le ciel d'où lui vient l'intelligence et la vie. L'art par excellence de cette première phase, c'est l'ar- chitecture ; M. de Laprade a écrit à ce propos, sur l'ar- chitecture gothique, sur les différences qui la séparent de l'architecture grecque ou orientale, des pages d'une rare beauté. L'architecture, c'est l'idée absolue de Dieu dans l'art, l'homme s'effaçant dans sa foi et dans son œuvre.

L'humanité fait un pas ; le créateur et la créature se rapprochent ; l'homme n'en est plus à l'âge primitif, mais à l'âge héroïque. Ce sont ses formes et ses traits qu'il reproduit en essayant de donner à l'idée de Dieu une forme et une figure. L'art de prédilection de cette seconde époque, c'est la statuaire. La statuaire, c'est le trait d'union du Dieu, du demi-dieu et du héros.

Encore un pas ; l'homme commence à séparer sa re- ligion de son art ; croyant, il peut encore s'agenouiller; artiste, il se suffit à lui-même ; à lui-même il se servira de type et de modèle, sans regarder au dehors, sans se préoccuper du monde extérieur. Seulement, comme c'est lui qu'il représente, comme il se trouve alors dans toute la plénitude de ses facultés d'esprit et de sentiment, il plus assez de la forme et du contour : il y ajoute

140 NOUVEAUX SAMEDIS.

l'expression. L'art favori de cette troisième époque, c'est peinture. La peinture, c'est l'homme complet, à égale distance de l'art hiératique et du naturalisme.

Enfin, la succession des siècles amène un dernier pro- grès ou une nouvelle décadence. L'homme, fatigué ou désabusé de lui-même, ayant épuisé sa propre étude, revenu de ce spectacle intérieur dont sa conscience était le théâtre , dont il était l'acteur, le témoin et le peintre, se rejette vers les beautés de la Nature; il y cherche d'abord un refuge contre ses agitations et ses chagrins, puis une condition de renouveau pour ses fa- cultés créatrices. Les arts préférés de cette dernière pé- riode, ce sont le paysage et,., la musique ; la musique, qu'on ne s'attendait guère à rencontrer dans celte affaire, mais queM.de Laprade rattache très-ingénieusement à la phase les lassitudes de l'idée tournent au profit de la sensation.

Tel a été le point de départ, et c'est ainsi que, dans son premier volume, le Sentiment de la Nature avant le Christianisme, notre poète avait échelonné les déve- loppements successifs de l'imagination humaine; mais, cette fois, nous sommes chez les modernes, et j'avoue que le fil conducteur me manque absolument. J'aperçois bien l'architecture , c'est-à-dire nos basiliques et nos cathédrales. Je trouve bien une place et une date pour la peinture en commençant au Pérugin et en finissant aux Carraches. Enfin, je n'ai qu'à lire un de nos poètes ou romanciers contemporaine, à ouvrir ma fenêtre, à nie souvenir des vingt dernières Expositions ou à écouter

M. V. DE LAPRADE. 141

la Symphonie pastorale, pour reconnaître, avec M. de Laprade, que nous sommes en plein naturalisme. Mais, dans cette distribution d'étiquettes, que ferons-nous de la sculpture chez les modernes? Admettrons-nous comme un art sui generis la sculpture gothique ? Lui accorde- rons-nous une niche dans notre classement chronologi- que ? Alors elle se confond avec l'architecture chrétienne et mystique. Nous plaira-t-il de la saluer au temps et en la personne de Michel-Ange? Alors elle est de même date et de même provenance que la peinture.

J'ai noté ce détail en passant, pour montrer l'incon- vénient de ces catégories, qui pèchent toujours par quel- que endroit, et aussi pour prouver combien il est facile, avec un peu de bonne ou de mauvaise volonté, de rom- pre ou de détacher tel ou tel anneau de cette chaîne. Le lecteur distrait, et il faut toujours, en pareil cas, compter sur la distraction du lecteur , est souvent tenté de se demander si, dans la pensée de M. de Laprade, l'art chrétien est soumis aux mêmes lois que l'art païen, si on doit se résigner à croire qu'après comme avant la Révélation, l'esprit humain ait été condamné à parcourir la même route, à s'arrêter aux mêmes haltes, et fina- lement à aboutir à la même impasse > qui serait la diminution graduelle de l'idée de Dieu et du sentiment spiritualiste, étouffés peu à peu par l'omnipotence du sentiment de la Nature. Telle n'est pas, bien au con- traire, la donnée de ce livre, qui reste beau, malgré inconséquences apparentes et ses lacunes. Ce n'est pas l'auteur qui se contredit; c'est la poésie moderne qu'il

142 NOUVEAUX SAMEDIS

place en contradiction avec elle-même, dans cette série d'études il nous la représente tour à tour radieuse ou obscurcie, limpide ou troublée, attractive ou inquiétante, grande ou abaissée, selon qu'elle se rapproche ou s'é- loigne de son inspiration céleste, selon qu'elle adore ou méconnaît le surnaturel dans la nature et le créateur dans la création.

Le mieux est donc, selon nous, de lire l'ouvrage de M. de Laprade en oubliant les classifications et le système, en négligeant les objections de détail etens'abandonnant avec charme à ce souffle généreux et pur qui garde, jusque dans les analyses littéraires, quelque chose de sa puissance poétique et de ses senteurs alpestres. Je ne sais j'ai vu l'histoire d'un homme si maigre qu'il mai- grissait l'étalage des bouchers en les regardant. Laprade spiritualise la matière en y touchant ; il oblige la Nature à redevenir la manifestation permanente du Dieu à qui elle voudrait échapper. Il contraint des génies indiffé- rents ou rebelles, les Gœthe, les Byron, les Victor Hugo, les George Sand, à confesser le Dieu qu'ils re- nient, à n'être jamais plus beaux que lorsqu'ils s'incli- nent devant une beauté supérieure, à déclarer que la nature telle qu'ils l'ont faite ou voulu la faire, déshéritée de l'idéal divin, ne laisse plus de place qu'au réalisme, qui est la négation de leur poésie et le revers de leur grandeur.

Avant d'arriver à cette conclusion qui se couronne d'une admirable profession de foi, que de noms glo- rieux et d'œuvres célèbres l'auteur fait défiler devant

M. V. DE LAPRADE. 143

nous ! Quelle douceur et quel enseignement de revenir, avec un tel guide, vers tous ces maîtres ou tous ces cor- rupteurs de la pensée moderne ; maîtres dont il féconde les leçons, corrupteurs dont il corrige les sophismes ! C'est comme un grand fleuve dont nous suivons le cours en contemplant sur ses deux rives, non j>as des château* ou des collines, des bois ou des bruyères, mais des poèmes qui cachent dans leurs profondeurs ou révèlent dans leurs magnificences toutes les variétés de race, toutes les métamorphoses du génie de Thumanité ; la poésie des trouvères, les divers cycles épiques ; Dante et Pétrarque gravant les noms de Béatrix et de Laure sur les portes de bronze du moyen âge, au moment elles se ferment pour jamais ; puis les épopées de la Renais- sance ; l'invasion pacifique de l'antiquité dans l'art mo- derne; l'ivresse puisée dans les coupes d'or de la Grèce et de Rome; le néo-paganisme s'insinuant dans les ima- ginations pendant que les consciences restent chré- tiennes ; le dix-septième siècle, dans sa majesté et sa sagesse , inaugurant le règne de la raison et du sens moral, mais de la raison encore docile à la foi, du sens moral fortifié par une morale plus haute et plus infail- lible que le simple instinct du devoir; l'art d'exprimer les idées générales élevé jusqu'au génie ; plus tard, ces idées s'aiguisant, s'armant de traits et de flèches, se préparant à une guerre offensive ; leurs ruptures avec la société signalées par un premier appel au sentiment de la Nature; enfin, après les catastrophes, à travers les calamités et les ruines, l'homme n'osant plus rien gêné-

144 NOUVEAUX SAMEDIS,

raliser, se retranchant dans son rêve, et plaçant ce rêve en contact avec les champs, les forêts, les solitudes, les pays lointains et inconnus; y cherchant tantôt un asile contre ses malheurs, tantôt une pâture pour son orgueil; le contraste de la diffusion des intelligences avec le rap- prochement des nationalités et des littératures ; l'âme menacée d'une révolution comme les autres royautés de ce monde ; le naturalisme s'enrichissent de dé- pouilles et se bâtissant un temple avec des débris ; quel ensemble ! quelle ampleur de lignes ! que de lu- mière dans ces horizons! Et qu'il faudrait être taquin et revêche pour répéter, en fermant le livre, le mot, tant de fois redit, du géomètre après une représentation tVAndromaque : Qu'est-ce que cela prouve?

Qu'est-ce que cela prouve? Cela prouve, ce que nous savions déjà, que, chez Laprade, le poète est doublé d'un penseur, d'un esprit sérieux, réfléchi, contempla- teur à la fois et observateur, aimant à interrompre ses élans lyriques ou ses héroïques pastorales pour étu- dier, pour savoir, pour se rendre compte des tendances de son époque, des chances de perte ou de salut, de la façon dont le temps présent exploite ou gaspille l'héritage du passé. Ici le paradoxe, s'il existe, n'est que dans le détail. L'étude littéraire est sans reproche ; la conclusion est sans réplique. Le sentiment de la Nature vivifié par le spiritualisme, le spiritualisme sauvegardé par le christia- nisme ; le faux idéal corrigé par le vrai, c'est le to be or no to be de la poésie moderne. Au point elle est arri- vée, il faut qu'elle choisisse. Sur la pente l'ont aven-

M. V. DE LAPRADE. 145

turée d'audacieux et inconséquents génies, elle ne peut plus que tomber si elle aspire encore à descendre, ou remonter par un courageux effort vers les cimes M. de Laprade la convie.

Maintenant, qu'il se soit trompé sur quelques points, ou plutôt que son erreur principale soit d'avoir voulu assujettir à des classifications spécieuses ce qui élude les catégories de science exacte ou d'herbier, ce qui dépend d'une foule d'influences, ce qui se déplace d'une phase à l'autre suivant les caprices du hasard ou l'apparition d'un grand homme ; que ces essais de classement soient aussi illusoires dans l'histoire de l'art que les con- jectures dans l'histoire proprement dite; que les mu- siciens aient accusé Laprade d'avoir méconnu le carac- tère et la mission de la musique ; que les shakspea- riens lui aient demandé comment il expliquait le senti- ment de la Nature si puissamment affirmé dans l'œuvre entière de Shakspeare cent cinquante ans avant Rous- seau ; qu'importe? C'est le revers de la médaille, et la médaille n'est ni d'un métal moins pur, ni d'un dessin moins beau. La sévérité que j'ai mise à attaquer le sys- tème malgré mon amitié pour l'auteur, prouve surabon- damment l'admiration que m inspire le livre malgré mon peu de goût pour cette sorte d'ouvrages. Que pour- raient dire à Victor de Laprade ses adversaires ou ses détracteurs? Ce que je lui dirai moi-même ; ce qui est à mes yeux la plus sérieuse des critiques et le plus glo- rieux des hommages. 11 prêche encore mieux d'exemple que de précepte ; dix strophes des Symphonies, deux

9

146 NOUVEAUX SAMEDIS.

pages des Voix du silence, on chant de Pemette*, avan- cent plus la question que les plus beaux traités du monde. Boileau disait, après avoir lu les vers de Chape- lain : Que n'écrit-il en prose? Heureux le poëte dont on ne peut lire la prose sans être tenté de dire : Que n'écrit- il en vers?

1 Voir plus loin l'étude sur Perneite.

IX

M. LE COMTE DE CARNÉ1

Juin 1809.

Il est probable que les adversaires politiques de M. de Carné et de ses amis ne liront pas son excellent ouvrage ; s'ils le lisent, et s'ils ne sont pas persuadés, ils prou- veront — ce que nous savions déjà leur peu de goût pour la liberté vraie et leur secret penchant pour le despotisme. 11 y a peut-être des œuvres plus éclatantes que ces États de Bretagne; l'auteur aurait pu y mettre plus de mouvement, plus de variole, plus de poésie, plus de couleur. Je ne connais pas de plus bel hommage rendu à ces libertés provinciales qui étaient le contraire de l'aplatissement bureaucratique, et sauvegardaient à la fois les institutions, les croyances, les mœurs et les caractères.

1 Les États de Bretagne,

148 NOUVEAUX SAMEDIS.

« Établir une fois de plus, nous dit M. de Carné, que le despotisme est de fraîche date, et que l'active participation du pays à son gouvernement est l'impérieux besoin de tous les peuples honnêtes ; faire remonter jusqu'à la monarchie absolue l'arbitraire administratif dont nous souffrons sans l'avoir fondé, telle est la double pensée dont sont sorties ces études. On y pourra obser- ver le gouvernement antérieur à 89 dans ses maximes comme dans ses pratiques, en acquérant, sans moins en détester les crimes, une conviction plus intime de l'im- périeuse nécessité de la Révolution française. »

Voilà qui est net, et jamais écrivain ne fut plus fidèle à son programme; jamais livre ne s'accorua mieux avec sa préface. M. de Carné se trouvait placé, à l'égard de sa chère Bretagne, dans une situation particulière, qui pouvait être pour lui une force et un embarras tout en- semble. Gentilhomme breton, rencontrant son nom et ses ancêtres en maint endroit de cette orageuse histoire, il lui était permis de regarder ses complaisances pour le passé, ses répugnances pour le présent, comme des vertus filiales. Le cœur humain a de ces stratagèmes et de ces surprises. On est de son temps, mais on n'est pas fâché de dater d'un autre. On accepte de bonne grâce l'égalité moderne ; mais, comme l'égalité absolue n'est et ne sera jamais qu'un mensonge, on se demande tout bas si la fiction qui s'écrivait avec du sang n'était pas plus noble que celle qui s'écrit avec des chiffres. La &e de M. de Carné, la sincérité de son libéralisme, la droiture de ses instincts politiques et historiques,

M. LE COMTE DE CARNÉ. 149

l'ont préservé de cette tentation séduisante. Plein de respectueuse tendresse pour la Bretagne presque légen- daire, qui , gouvernée par ses ducs, garda jusqu'au seizième siècle tous les avantages de son autonomie, il est impitoyable pour l'ancien régime proprement dit, celui qui commence à Henri IV et finit avec la Royauté française. Il lui arrive même, bien que dans des condi- tions différentes, ce qui est arrivé déjà au noble auteur de Y Histoire de la Réunion de la Lorraine à la France. Pour nous, simples Français oh ! très-simples ! Henri IV, Richelieu, Louis XIV, voire même ce vieux sournois de Louis XI , olfrent des compensations assez brillantes ou assez solides pour qu'on oublie les fautes partielles, les cruautés de détail, les épisodes tragiques et même la fatale issue de trois siècles d'efforts vers une puissante et ruineuse unité. Pour nous, l'annexion de provinces qui obéissaient à une prédestination géogra- phique, est, en somme, une heureuse et glorieuse con- quête. Mais, pour ceux qui conservent, au meilleur re- coin de leur cœur, un fond de patriotisme breton ou lorrain, ce qui nous fait l'effet d'une victoire a des sem- blants de défaite. Grâce à ces lointains qui ont leurs mrages dans le temps comme dans l'espace, on dirait qu'il y a eu un moment ils ont perdu ce que nous avons acquis. Un vague sentiment de regret se mêle chez eux au légitime orgueil que leur inspire la grandeur des résultats achetés par ce premier sacrifice ; le regret de- vient plus vif et plus amer à mesure que s'ajoute au fait de l'annexion une série d'iniquités et de violences.

150 NOUVEAUX SAMEDIS.

Pourtant, ne comparons pas ce qui n'est pas compa- rable. Eu perdant sa nationalité pour être incorporée à la France, la Lorraine subit la loi du plus fort, et le vieil apologue du pot de fer et du pot de terre, rappelé par M. d'IIaussonville, pourrait servir d'épigraphe à tous les chapitres de son livre. Pour la Bretagne, rien de pareil. Sa réunion eut un caractère presque triomphal. Elle traita d'égal à égal, dans toute la liberté d'une trans- formation volontaire, dans toute la plénitude de ses droits politiques, avec un voisin qui n'était nullement un vain- queur, et qui touchait encore de trop près à une phase de périls et de désastres pour se montrer exigeant. Anne de Bretagne, la bonne duchesse, une des figures les plus populaires et les plus charmantes de cette époque, en épousant Louis XII après avoir médiocrement pleuré son premier mari Charles VIII, aurait pu s'emparer d'a- vance de la devise d'une de nos illustres familles de Pro- vence : a J'ai fait le roi duc; le duc m'a faite reine. » Même, s'il faut en croire des historiens moins positifs, moins tirés au cordeau impérial que M. Daru, il y avait eu un roman dans ce chapitre d'histoire. Ce qui est cer- tain, c'est que le bon Louis Xll mit, dans le pacte d'al- liance qui réunissait la Bretagne à la France, une prodi- galité et une imprévoyance d'amoureux. Un peu plus tard, quand la force des choses eût fait retrancher de ces largesses ce qui ne pouvait subsister sans danger et sans folie, il en restait encore assez pour assurer à la consti- tution armoricaine, au gouvernement des Bretons par les Bretons, toute l'indépendance et toutes b\s gai* mties

M. LE COMTE DE CARNÉ. VA

désirables. Mais la monarchie française, en abusant du penchant national vers l'unité, en cherchant constam- ment à faire table rase pour régner seule, débarrassée de tout obstacle et dépourvue de tout contre-poids, se condamnait logiquement à enfreindre par des empiéte- ments successifs et des exigences croissant» s le célèbre traité de Vannes (8 août 1552). Le conflit presque per- pétuel de ces empiétements monarchiques avec les ré- sistances locales, les maux qui en résultèrent, la cata- strophe finale qui mit d'accord tous les acteurs de ces luttes séculaires en les engloulissant dans un même naufrage, telle est l'histoire des états généraux de Bre- tagne ; tel est le récit entrepris et mené à bien par M. de Carné, avec une ardeur de patriotisme qui ne l'aveugle pas, avec un esprit de justice qui ne le refroidit jamais. Il y a, convenons-en, quelque mérite à ne passe désin- téresser tout à fait de ce que l'on raconte, quand on n'a que l'embarras du choix en fait de fautes, de fureurs, de crimes et de coupables. Il est évident que, pour M. de Carné comme pour tous les Bretons fidèles au génie et aux traditions de leur province, cette sombre histoire se divise en deux parts, dont l'une est le prologue de l'au- tre. Ils ont pour l'époque la Bretagne formait un duché rai (jeneris cette préférence involontaire que nous éprouvons pour nos années de jeunesse. Tout assurément n'était pas pour le mieux dans le meilleur des duchés possibles. L'agriculture et l'industrie donna eut d'un profond sommeil ; en revanche, la guerre civile se tenait toujours éveillée. On s'assassinait de temps à autre pour

152 NOUVEAUX SAMEDIS.

ne pas en perdre l'habitude; les évêques faisaient mau- vais ménage avec le suzerain ; les chanceliers et les trésoriers de la couronne témoins Chauvin et Pierre Landais se haïssaient avec une rage et se combattaient avec un acharnement plus tragiques que les discussions de notre Corps législatif ; les routes étaient impratica- bles, ou plutôt il n'y avait pas de routes. Le pays tirait peu de parti de son immense étendue de côtes et de sa magnifique situation maritime. Les grandes races féo- dales perdaient rarement une occasion d'inquiéter ou de menacer la maison régnante. Mais, à part ces légers inconvénients , quelle vitalité ! quelle sève ! quelle foi robuste ! Comme le froid calcul, l'égoïste mollesse, l'in- térêt vulgaire, sont encore loin de ces fortes âmes ! Comme l'air circule librement dans ces mâles poitrines ! quel généreux sang coule dans ces veines ! quel relief ont ces physionomies à demi héroïques, à demi sauvages! quelle différence entre ce dévouement digne et fier à une dynastie nationale, profondément enracinée dans le sol et dans les cœurs, et nos obséquiosités serviles, pleines de secrètes réticences, nos empressements de commande, qui semblent toujours étiquetés par un préfet, réglés par un chambellan et surveillés par un agent de police!

J'ai eu, en commençant, le tort d'écrire les mots de poésie et de couleur. C'est qu'en lisant les deux volumes de M. de Carné, je ne pouvais me défendre d'une réflexion toute littéraire ; je me disais que la tâche du romancier, du poète, de l'artiste, serait, en un pareil sujet, bien plus douce que celle de l'historien. Que de trésors tout

M. LE COMTE DE CARNÉ. 153

prêts pour un Brizeux épique , un Alexandre Dumas sérieux, un Walter Scott breton et catholique ! L'auteur des États de Bretagne ne s'y méprend pas ; à diverses reprises, on sent qu'il côtoie la poésie, qu'il en aspire le souffle, qu'il n'aurait qu'à étendre la main pour la saisir. Il s'interrompt pour nous dire : « Cette époque at- tend plutôt un romancier qu'un historien.... On obtient un vaste ensemble de documents qui manquait à Walter Scott lorsqu'il jetait à l'avide curiosité de l'Europe les Chroniques de la Canongate et les chefs-d'œuvre qui suivirent1. » Et plus loin : « Entre tant de drames, il en est un que je recommanderais volontiers au romancier qui pourrait avoir un jour la pensée d'interroger ces ruines ensanglantées par la fureur des hommes. Qu'il n'oublie pas les courtes amours et la fin tragique du baron de Kerlech,mis à mort par les paysans au château de Roscannou... i

Et M. de Carné nous raconte sommairement une anec- dote fort' émouvante qui deviendrait aisément le texte d'un récit romanesque ou d'un drame pathétique. Pour- quoi me suis-je permis d'indiquer ce rapprochement, d'exprimer ce regret? Parce que le roman, la poésie, le drame ne doivent à la vérité que le strict nécessaire. Dans la vie des peuples comme dans celle des individus, ce qu'ils recherchent, ce qui les inspire, ce n'est pas

1 Je relève ici une légère inexactitude purement chronologique. Les chefs-d'œuvre de Walter bcoit n'ont pas suivi, mais précédé I s Chroniques de la Canongate, se trahissaient déjà ses premii malveillanc

9.

154 NOUVEAUX SAMEDIS.

l'exacte observation des lois morales qui garantissent à 'l'individu la sécurité, au peuple le bonheur et la paix ; c'est, au contraire, tout se qui se détache et fait saillie sur le fond monotone des sociétés humaines. La violence ne leur déplaît pas, le crime les attire ; semblables aux goélands, ils vivent dans l'orage comme dans leur at- mosphère naturelle. Peu leur importe qu'on ait pillé, brûlé, égorgé, que les seigneurs aient conspiré contre les souverains, que les grands aient opprimé les petits, que les petits se soient rués comme des bêtes fauves sur leurs oppresseurs, que le bourreau ait eu sa part, qu'une noblesse tour à tour violente et frivole justifie d'avance les abus de l'absolutisme et les excès de la démagogie. Tout leur est bon, pourvu que la réalité se prête à des fictions saisissantes, et mieux valent pour eux les crimes éclatants que les vertus ordinaires.

L'historien est soumis à des conditions plus sévères. Son récit a un but, ses jugements ont un sens ; il doit compte à lui-même et à ses lecteurs de ce que prouvent les événements qu'il retrace. L'idée de l'auteur des Etats de Bretagne, réduite à sa plus simple expression, est admirablement vraie ; c'est que la ruine des libertés locales, l'influence de la centralisation sur l'esprit poli- tique des provinces, doivent fatalement produire l'abâ- tardissement des races, l'abaissement des earacières, et préparer les voies, tantôt au despotisme qui n'est qu'une forme de l'anarchie morale, tantôt à l'anarchie qu'on pourrait appeler la feuille de route du despotisme. Nous n'aimo plus que M. de Carné le gouverne-

M. LE COMTE DE CARNÉ, |55

ment absolu ou personnel, tel qu'il nous montre le gouver- nement de la France dans ses rapports avec la Bretagne; ébauché par Louis XI, organisé par Henri IV et Richelieu, exagéré par Louis XIV, poussé à ses dernières consé- quences de bon plaisir, de gaspillage et de scandale par l'impardonnable Louis XV. Soit ; mais dans quelle alter- native se trouvait placée la monarchie française, au sortir du moyen âge, pendant tout le cours du seizième siècle et une partie du dix-septième? Quel fut, par exemple, le prélude de la réunion de la Bretagne à la France? Une situation claire comme le jour, d'où il résultait que, si la Bretagne n'était pas devenue à peu près française, elle allait être absorbée par l'Espagne ou par l'Angleterre ; un ensemble de prétentions, de discordes, de haines et de colères féodales, qui prouvaient que cette héroïque et robuste mineure avait besoin d'une tutelle.

Supposez que notre Royauté eût respecté les libertés provinciales, laissé aux provinces leur complète indé- pendance, permis à la féodalité de se développer dans ioutes ses ambitions et toute son ampleur; qu'elle eût fait du trône une forteresse entourée de citadelles, que 6erait-il arrivé? Par quels moyens aurait-elle abaissé cette maison d'Autriche qui tendait à la monarchie uni- verselle? Quels progrès étaient possibles dans des pays reculés, isolés, soumis à toutes les passions locales, heureux et tiers de se gouverner rux-niénies. mai se gouvernant si mal qu'ils ne savaient ou ne vouhienl ni tracer une route, ni creuser un poil, ni trouver des dé- bouchés, ni profiter des avantages de leur littoral? Nous

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y perdions cette unité nationale qui va si bien à l'esprit français, qui, si elle a eu ses inconvénients, a eu aussi ses grandeurs, et dont M. de Carné lui-même, dans un de ses ouvrages précédents, a si dignement célébré les bienfaits et les gloires. Nous y perdions le siècle de Louis XIV... Or, je suis fort disposé à m'associer aux griefs de M. de Carné contre le Roi-Soleil, mais à une condition, c'est que nous serons logiques; c'est que nous n'aurons pas deux poids et deux mesures. De deux choses l'une ; ou nous sommes désarmés par un idéal de majesté, d'éclat, de beauté, par ce je ne sais quoi qui nous fait préférer un pourpoint de velours à un habit noir, le palais de Versailles à l'édifice du nouvel Opéra, la forêt de Fontainebleau au square Montholon, Bossuet à M. Duruy, Corneille à M. Sardou, Port-Royal au club des vélocipèdes, et Tartuffe à la Civilité puérile et hon- nête ; alors le grand siècle et le grand roi restent grands. Ou bien nous soumettons toutes les actions humaines au contrôle d'une morale sévère, d'une justice rigoureuse, de cet esprit d'humanité et d'égalité qui est l'esprit de l'Évangile; alors je suis forcé de déclarer et j'offre de prouver à M. de Carné, son livre à la main, que, depuis la première ligne jusqu'à la dernière, pas un de ses personnages et pas un de leurs actes n'obtiendraient l'absolution du plus indulgent casuiste.

Qu'est-ce à dire? Que je suis d'un autre avis que M. de Carné sur le fond même de la question et sur le sens politique de son histoire? Que j'ai envie d'amnistier ces rois imposant leurs bâtards pour gouverneurs à la

M. LE COMTE DE CARNÉ. 157

chaste Bretagne, ce crescendo d'exigences fiscales, ces ducs de Chaulnes, ces ducs d'Aiguillon, obligeant une population pauvre et fière à payer sa part des magnifi- cences coupables ou des honteuses folies de la royauté ; ce triste jeu joué parla monarchie absolue sur les cartes de ses fidèles provinces; ces représentants hautains ou futiles de la funeste noblesse de cour s'amusant à ex- ploiter ou à offenser la noblesse provinciale? Que je ne donne pas raison à M. de Carné contre son immortelle payse, madame de Sévigné, tout en ajoutant, comme lui, qu'on s'est trompé sur sa pensée véritable, mais qu'elle a eu tort d'avoir trop d'esprit devant des cruautés qui serraient le cœur? A Dieu ne plaise ! Ce n'est ni la faute de réminent écrivain, ni la nôtre, si l'histoire n'offre en somme que le tableau de nos vices, de nos travers, de nos sottises, de nos châtiments; si, à mesure, que nous voyons une province perdre son indépendance, une na- tion perdre sa liberté, elles nous semblent avoir à ajouter tout bas le mea culpa des pauvres Bretons roués ou pen- dus par le duc de Chaulnes.

C'est pourquoi, au lieu de discuter ces époques loin- taines, appliquons-nous à nous-mêmes les enseignements qu'elles nous lèguent. Au lieu d'être les historiens du passé, soyons nos propres moralistes dans le présent. A des siècles de distance, quand tout au dehors est trans- formé et bouleversé, il y a toujours un côté par le cœur humain se ressemble, par il sert à expliquer les institutions qui le relèvent ou l'abaissent, et par les mêmes causes amènent les mêmes effets. Haïssons le

158 NOI VEAUX SAMEDIS.

despotisme; mais, pour êtra dignes de le haïr, cher- chons si, dans noire for intérieur, il n'existe rien qui le justifie. Tachons de décentialiser ; mais, pour que notre œuvre soit efficace, demandons-nous si, dans notre so- ciété aplatie et nivelée, Tégoïsme ne serait pas tout aussi dissolvant que les fanatismes furent autrefois des- tructifs. Pour ma part, libéral quoi qu'on en dise, et provincial quoi que je fasse, je sus prêt à crier : Vive la liberté ! vive la province! Mais je serai encore plus sûr de mon fait, le jour M. de Carné aura plus de lec- teurs que M. iMichelet, les calarets de petite ville se désabonneront au Siècle, où, en littérature, les gros bataillons auront du goût, où, en politique, )e suffrage universel sera synonyme d'indépendance, de désintéres- sement, de patriotisme et de bon sens.

II. PRÉVOST-PAIiADOL

Octobre 1868, Gresset se trompe, il n'est pas si coupable !

Je ne sais pourquoi ce vieux vers de Voltaire me reve- nait obstinément à la mémoire, tandis que je relisais les premières pages de l'éloquente préface de M. Prévost- l'aradol. L'auteur y exprimait des craintes qui, fort heu- reusement pour son éditeur et pour lui, ne se sont pas réalisées : « Qui me dit que, en produisant cet ouvrage, je n'ai point travaillé surtout à l'avancement de quel- que agent subalterne, qui pourra se croire intéressé à mettre la main sur ce traité inuffensif de politique et d'histoire, soit pour donner une preuve de son zèle, soit, plus innocemment encore, parce que, ne décuu-

1 La France nouvelle.

160 NOUVEAUX SAMEDIS.

vrant rien de répréhensible. dans cet écrit, il craindra par même de l'avoir imparfaitement compris et tremblera de ne point paraître assez scandalisé?... »

Certes, s'il suffisait, pour faire proscrire un livre, de l'élévation du langage, de l'élégance du style, de l'excel- lence des intentions, de la finesse des sous-entendus, l'ou- vrage de M. Prévost-Paradol avait toutes sortes de titres à la glorieuse disgrâce qu'il semblait redouter. Pourtant l'essentiel, dans un traité de politique contemporaine, est de conclure, et les conclusions de M. Prévost-Paradol n'ont rien qui puisse irriter ou effrayer nos maîtres. Si j'avais le malheur d'être au pouvoir et le malheur plus grand encore de ne croire qu'au succès et à la force, je trouverais peut-être dans le volume de l'éminent écri- vain assez de points vulnérables pour lui pardonner ce fond d'amertume, cette ironie courtoise, cette série de vérités cruelles auxquelles les hommes du gouvernement finissent, dit-on, par s'accoutumer. Il est vrai que je sup- pose, en même temps, que j'aurais de l'esprit, ce qui est probablement m'avancer beaucoup, soit que je me mette à la place d'un agent du pouvoir, soit que je reste à la mienne.

Qu'y a-t-il d'important et de réellement significatif dans la France nouvelle ? Ce n'est pas la première par- tie, l'étude sur la démocratie moderne. Si juste de ton, si modérée qu'elle puisse être, cettaétude ne nous ap- prend rien de bien nouveau. Nous savons tous que la démocratie est désormais notre souveraine, qu'il ne s'a- git plus de la combattre, mais de la régler, de lafécosn-

M. PRÈVOSÎ-PARADOL. 161

der, et, s'il est possible, d'obtenir d'elle qu'elle nous dise ce qu'elle veut et elle va. M. Prévost-Paradol a raison de déclarer que le triomphe définitif et le règne de la démocratie sont indépendants des formes du gouver- nement, que la république, la royauté parlementaire ou la dictature peuvent également favoriser ses progrès, forlifier ses droits ou dissimuler ses exigences. Mais croit-il, lui si Français et si spirituel, avoir suffisamment tenu compte du penchant de l'esprit français en restant impersonnel, en évitant d'afficher ou d'avouer ses préfé- rences pour telle ou telle de ces formes qu'il passe en revue dans le présent et dans le passé? L'esprit français, en pareil cas, est un yeu comme Harpagon ; il voudrait toucher quelque chose; il ne refuse pas de s'attacher à un principe, de se rallier à une idée générale ; mais il veut savoir comment cette idée peut se fondre avec les inté- rêts collectifs ou individuels d'une société ou d'un peu- ple. Il cherche à se représenter sous une image quel- conque ou sous un nom tout ce qui peut résoudre les énigmes dont il s'inquiète, conjurer les périls qui l'ef- frayent, aplanir les difficultés qui l'irritent.

Mais, me dira l'auteur de la France nouvelle, vous en parlez bien à votre aise ; c'élait une des impossibilités du sujet. Oui; mais c'est aussi un des inconvénients du livre, et cet inconvénient, nous allons le retrouver dans la seconde partie, celle M. Prévost-Paradol ex- pose ses divers plans de réforme. Assurément, à ne les prendre qu'en eux-mêmes, rien de plus spécieux, de plus sage peut-être que ces projets appliqués à tous les

462 NOUVEAUX SAMEDIS.

rouages de notre triste machine ; droit de suffrage, j— mldées locales, attributions des chambres, des mi- iiisti es et du chef de l'État, magistrature, justice, presse, armée, questions de paix et de guerre, lois sur les cultes. Supposez un de ces gouvernements amis de la liberté vraie, sincèrement parlementaires, pour lesquels, mal- gré cette discrétion qui sied aux amants, M. Prévost-Pa- radol ne saurait cacher ses légitimes tendresses : suppo- sez que, sous ce régime, M. Prévost-Paradol fût député ou ministre, et que là, dans cette tiède et saine atmo- sphère, sous le regard approbatif de ses anciens, il mon- tât à la tribune pour proposer ou défendre ses réformes politiques, électorales, administratives, judiciaires, clé- ricales ou militaires, rien de mieux; on pourrait ne pas les admettre toutes; aucune ne paraîtrait oiseuse ; il y aurait lieu, sans doute, à un triage; nul, du moins, ne méconnaîtrait l'efficacité relative et l'à-propos.

Aujourd'hui, au milieu de dangers et d'embarras qui sautent aux yeux, il nen est pas tout à fait de même. Dans cette partie de l'ouvrage ou plutôt dans l'ouvrage tout entier, M. Prévost-Paradol me fait quelque peu l'ef- fet d'un médecin qui, après avoir ôté aux parents de son malade et au malade lui-même toute illusion sur la gra- vité de son état, lui ordonnerait de la pâte de jujube ou une tasse de tilleul ; ou bien, si vous aimez à varier les comparaisons, il ressemble trop à un architecte qui, ap- pelé à é!ayer une maison près de tomber en ruines, pro- poserait de changer les tentures du salon. Sérieusement, il y aurait un joli sujet d'étude, non-seulement sur la

M. PRÉYOST-PARADOL. 163

istance qui sépare la théorie de la pratique et l'idée de expérience, mais sur ce qui manque à certains honn- ies, admirahlement doués d'ailleurs, lorsque leur édu- ition est restée par trop parisienne, trop urbaine, trop mmise à des influences mondaines ou académiques; >rsqu'on leur a fait oublier, à force d'esprit, toutes les ariétésde l'imbécillité humaine dont il faut tenir compte our gouverner ses semblables ; lorsqu'enfin ils n'ont i passé parles grandes affaires, ni vécu en contact avec îs populations rurales, les habitants des petites villes, ù la politique, comme le roman, doit chercher son réa- sme. Chose singulière! A un siècle de distance, M Pré- ost-Paradol a commis une erreur d'optique analogue à aile tombèrent les précurseurs de la Révolution *ançaise. Ceux-ci firent de la politique préventive, }mme l'auteur de la France nouvelle fait de la politique 'après coup. Voulant élaborer un plan complet de régé- éiation sociale, ils le tracèrent à plaisir, non pas d'a- rès l'homme tel qu'il est, mais d'après un modèle idéal e l'humanité telle qu'elle devrait être, telle qu elle se- ait s'il lui suffisait de revenir de la servitude à la liberté t dr la civilisation à la nature. Ce qui en résulta, on le ait. Quant tous ces projets de réforme, aiguisés eu révo- îtion, passèrent de la métaphysique dans les faits, lé- orme contraste entre l'idéal et le réel fit de ce passage ne des crises les plus violentes qui aient jamais épou- anté le monde.

Le contraste est assurément moindre entre les léfor- les proposées par M. Prévost-Paradol et la société nou-

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velle. Il existe pourtant, et nous n'oserions dire que tout l'avantage soit du côté de notre époque, ^ous avons l'ex- périence de plus, mais l'enthousiasme de moins. Nous avons aussi la lassitude, la méfiance, le doute, et ce sen- timent de résignation ironique qui vient après les tentati- ves avortées et les espérances déçues. En présence de tout essai de rénovation politique, l'enthousiasme est dangereux, mais ses contraires sont funestes. L'un égare les belles âmes, et les fait croire à la possibilité d'attein- dre un but hors de la portée humaine. Les autres pla- cent la masse compacte des âmes vulgaires en travers de toute idée généreuse et les opposent à tout ce qui n'est pas l'intérêt du moment et la sécurité du lendemain. L'un se croit maître de l'avenir, parce qu'il ne le con- naît pas ; les autres se tiennent pour vaincus d'avance par le passé, parce qu'ils le connaissent trop. Ceux qui s'efforcent de triompher de cette fatigue et de remédier à ce lourd malaise, se trouvent en face d'un problème plus redoutable que tout le reste. Us ont à se demander si nous ne sommes pas trop vieux, trop infirmes et trop corrompus pour mériter d'être libres ; si c'est la liberté qui guérira nos plaies, ou nos plaies qui envenimeront la liberté.

Ceci nous mène à la troisième partie de l'ouvrage de M. Prévost-Paradol, la plus importante, la plus gran- diose, la plus éloquente, mais aussi celle qui soulève le plus d'objections et nous a laissé le plus de tristesse Dans ces belles pages, comme dans bon nombre decel les qui les précèdent, ce qui nous frappe, ce qui consti

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ne, selon nous, le principal défaut du livre, c'est le lanque de proportion entre les dangers à éviter, le but

atteindre et les moyens à employer. Le naufrage est nminent, le but est lointain, le sauvetage est illusoire.

Nos échecs depuis 1789, les signes de notre déca- dence, notre avenir ou plutôt l'avenir du monde, tels ont les trois chapitres de cette dernière partie.

Dans le tableau de nos échecs, l'auteur a fait de sin- ères efforts pour rester impartial. Nous ne lui adresse- ons que deux chicanes qui, dans le sujet même de cette tude, sont fort accessoires. Ce diable d'homme, comme n a appelé Napoléon Bonaparte, peut avoir commis des mtes immenses et peut-être quelque chose de pire ; lais on doit avouer qu'il suffit de parler de lui pour u'aussitôt prosateurs et poètes s'échauffent, s'exaltent t grandissent. La plume de M. Prévost-Paradol, plus imineuse que chaude, plus fine que passionnée, a trouvé toyen, après tant de beaux vers et d'éclatantes pages, e nous donner un portrait magnifique et presque origi- al de cet énigmatique génie. Mais, lorsqu'il exprime le ?gret que le premier Consul n'ait pas maintenu et sauvé l République, lorsqu'il nous peint la France d'alors, la rance de la Terreur et du Directoire, de Robespierre et e Barras, teinte de sang, tachée de boue, s'enivrant de ixure pour oublier ses crimes, lorsqu'il nous la peint mime une sorte d'orpheline innocente et persécutée, réte à se jeter dans les bras de quiconque voudrait être m libérateur et dédaignerait d'être son maître, M. Pré- )st-Paradol nous fait sourire, et nous l'accuserions de

166 NOUVEAUX SAMEDIS.

naïveté si un tel mot pouvait s'appliquer à un esprit aussi délié. L'histoire a, Dieu merci ! sa morale et sa logique. L'une et l'autre auraient été violemment enfreintes, si cette phase d'horreur et d'opprobre, ce règne de bour- reau barbouilleurs de lois, assassins de toute majesté, de toute vertu, de toute innocence, de toute noblesse, de toute sainteté, de toute pitié, de toute poésie, eût abouti à un Washington et non pas à un Bonaparte, à un libé- rateur et non pas à un conquérant. Le pays, à cette date, n'était plus digne de la république, et il n'en était pas ca- pable. 11 avait fait de ce mot le synonyme de tout ce qui peut déshonorer l'espèce humaine. L'étiquette s'était si profondément empreinte, que, cinquante ans plus tard, la noble main de Lamartine ne réussit pas à l'effacer. Lorsque la seconde république s'offrit, à juste titre, comme inoffensive, nous lui aurions volontiers répliqué: changez de nom, si vous voulez qu'on vous croie.

Encore une fois, la République de 93 ne pouvait avoir que deux issues ; la monarchie traditionnelle, c'était trop tôt et trop doux ou la dictature militaire. Bona- parte n'avait à choisir qu'entre deux rôles; celui qu'il a pris, ou celui de Monk ; thèse que nous n'oserions pas plaider, rôle qui n'allait pas à sa taille, genre de gran- deur qui ne s'accordait pas avec le sien. En regrettant qu'il n'ait pas fait du siècle qui s'ouvrait une ère ré- publicaine, M. Prévost-Paradol nous semble avoir sacri- fié à cet esprit de chimère dont on aperçoit des traces dans son livre, et qui, après tout, n'est pas bien coupa- ble, puisqu'il fait songer à Fénelon.

M, PKÊVOST-I'ÀKAbOL. 167

Autre chicane : je lis à la page 512 de la France nouvelle: « ... La condaite de la Restauralion i (*taf « dans l'espace si court et si glorieux pour elle qui « précéda l'assassinat du duc de Berry) fut malhabile. . . » etc. Si M. Prévost-Paradol, au lieu d'écrire d'ex- cellents ou charmants articles dans le Journal des Dé- bats, avait eu comme nous la patience de relire toute la collection de ce journal avant 1820, il y aurait vu que la Restauration n'eut pas de période plus triste et plus pé- nible. Un gouvernement n'est jamais dans le vrai quand il afflige ou froisse ses amis sans désarmer ses ennemis. De 18tC> à 1820, on croit entendre quelque chose de pa- reil aux grincements d'une machine dont les ressorts fonctionneraient en sens contraires. Des figures suspectes grimacent l'extase monarchique. Le favoritisme de cour contraste avec les doléances des vieux serviteurs du trône. Le sentimentalisme royaliste fait dissonance avec les grâces qu'on prodigue aux assermentés de l'Empire. Les ultra soulèvent imprudemment les premiers outils du libéralisme. Aucune blessure ne se ferme, aucun in- térêt ne se rassure ; les conspirations pullulent, la peine de mort, aujourd'hui si rare, se dresse à toutes les pages. La modération se fait terrible, et les hommes dont on se méfie s'efforcent d'écarter par la rigueur les soupçons de connivence. Cet état de malaise universel finit par un coup de foudre aiguisé en cou de poignard, par l'assas- sinat du prince en qui se personnifiait l'avenir de la branche aînée des Bourbons. Telle est alors la violence des passions, telle est l'ardeur conçoive du feu qui cou-

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vait sous la cendre, que la phrase célèbre de Chateau- briand : « le pied lui a glissé dans le sang, » qui nous semble à présent d'une suprême injustice, acquiert et garde pendant des années la valeur d'une sentence sans appel, d'un proverbe historique et politique.

Non : l'époque vraiment belle de la Restauration, ce fut l'avènement du ministère Villèle, le temps qui s'é- coula avant la rupture du grand homme d'affaires avec le grand homme d'imagination ; alors que la droite en- trait au pouvoir en vertu des lois les plus claires du gou- vernement constitutionnel ; alors que la fortune publique se restaura comme par enchantement, que la propriété foncière tripla de valeur, que l'on put entrevoir une so- lution du redoutable problème des biens d'émigrés, et que le poète des Martyrs, à l'apogée de sa gloire, récon- ciliait avec le drapeau blanc la France d'Austerlitz et d'Arcole.

Mais si nous sommes ici d'un avis contraire à celui de M. Prévost-Paradol, que ne lui pardonnerions-nous pas en faveur des lignes suivantes ?

« Aucune de ces raisons ne dissimulera aux veux de la

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juste postérité la laideur du bonapartiste libéral, tel que la Restauration l'a connu et supporté pendant quinze ans... Cette sympathie et ce respect (pour les débris de la grande armée) n'ont rien à démêler avec les serviteurs sans scrupules du despotisme impérial, devenant, du jour au lendemain, contre la Restauration, les apôtres intolérants et exigeants de la liberté politique. On ne doit qu'une sévère justice à ces personnages impudents,

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qui, n'ayant rien eu à redire à la constitution de l'an VIU, trouvaient leur grande âme à l'étroit dans la Charte constitutionnelle ; qui, ayant approuvé qu'on mit au pi- lon les œuvres de madame de Staël, s'indignaient des moindres entraves opposées à la liberté d'écrire ; qui, ayant envahi sans forme de procès, dépouillé et admi- nistré des journaux pour le compte de la police impé- riale, pouvaient à peine supporter, quelques années plus tard, qu'un jury réprimât les excès de la presse ; que ne blessait pas, sous 1 Empire, limage des prisons d État et des détentions sans jugement, mais que révoltaient, sous la Restauration, les moindres précautions prises contre le fléau toujours renaissant des conspirations mili- taires, » etc., etc.

Je me laisse entraîner, et je n'ai pas encore indiqué ce qui, dans les derniers chapitres de la France Nouvelle, m'a causé une douloureuse surprise. M. Prévost-Paradol n'est pas optimiste, tant s'en faut ; il esquisse à grands traits et à la manière noire tous les périls de la situation, cette impasse nous a enfermés une incroyable série de fautes, et d'où peut sortir d'un moment à l'autre une paix qui nous humilie ou une guerre qui nous écrase. Comme si ce n'était pas assez de la destruction de l'œu- vre de Richelieu, de la renaissance probable d'un em- pire d'Allemagne, de l'accroissement effrayant et de:> menaçantes ambition de la Prusse, l'auteur ouvre à nos regards les horizons du nouveau monde; il nous montre, dans un avenir plus ou moins prochain, la race anglo- saxonne s emparant de ce jeune univers qui doit peut- 10

170 NOUVEAU* SAMEDIS.

être se former sur les ruines de l'ancien, redoublant d'activité envahissante, et ne nous laissant plus qu'un petit point dans l'espace pour y méditer sur notre déca* denee et notre néant.

A ce sombre tableau qu'oppose-t-il? Quelle ressource morale, quel ressort intérieur met-il en jeu, pour que toute espérance ne s'éteigne pas dans nos âmes, pour qu'il nous reste une chance, pour qu'il nous soit possible encore de combattre, de n'être pas vaincus, de sauve- garder notre nationalité et nos frontières? D'après lui, l'influence de la religion dans la société est désormais trop faible pour qu'il y ait à lui demander un moyen de salut. J'ajoute que le sentiment chevaleresque, l'esprit de dévouement et de sacrifice, privés de leur aliment di- vin, vont sans doute être scellés et s'endormir dans le même tombeau. Par conséquent, plus de remèdes héroï- ques. Restent l'idée du devoir et le sage calcul de l'inté- rêt bien entendu. Hélas! c'est bien philosophique pour les masses. Reste enfin l'honneur, ou, pour mieux dire, le point d'honneur, sur lequel M. Prévost-Paradol paraît plus particulièrement compter. Mais le point d'honneur est, de sa nature, individuel ; il a peu d'action sur les multitudes, alors surtout qu'on leur a appris à douter de tout ce qu'elles ont besoin de croire, et qu'elles ont vu passer sous leurs yeux tant de leçons vivantes de scep- ticisme politique. Le point d honneur, c'est l'aiguillon de 1 honnêteté : commencera, finira l'honnêteté, du moment que le ciel sera fermé et la terre muette? D ailleurs le bceufr humain est plus subtil que le point

M. PRÉVOST-PARADOL. 171

d'honneur n'est inflexible. Vous aurez autant de points d'honneur différants qu'il existe d'intérêts, de passions et de caractères. Tel homme, d'une probité à toule épreuve, ne croira nullement son point d'honneur com- promis en votant pour un candidat servile. Tel autre, in- capable d'une mauvaise action, ne reculera pas devant îque misérable subterfuge pour dérober son fils aux chances de la conscription. Je cite deux exemples; j'en pourrais citer mille.

M. Prévost-Paradol me permettra-t-il de le lui dire? Si vraiment il ne nous reste que des ressources aussi faibles contre des dangers aussi graves et des malheurs aussi imminents, sait-il ce qu'on est forcé de conclure, non pas grand Dieu ! en guise de vœu ou d'espérance, mais de conjecture ? Une guerre courte et bonne, une victoire éclatante, un de ces moments rapides la nation vic- torieuse peut dicter les conditions de la paix ; l'annexion des deux rives du Rhin enivrant l'orgueil national; et, à la faveur de cette double ivresse de poudre et de johan- nisberg, un maître, appuyé sur une armée triomphante, nous reprenant avec usure les maigres libertés que nous devons peut-être aux leçons de l'adversité. Je crois con- i nitre assez notre pauvre France, nouvelle ou non, pour affirmer que, dans cette Hypothèse, si ses libertés ne sont pas contentes, son point d honneur sera ravi. Bp d'autres termes, quand une nation n'a plus de foi, plus moral, plus d'esprit de dévouement et de sacri- quand elle n't st plus soutenue que par le plus va- H le plus élastique des sentiments,, il n'y «plut de

172 NOUVEAUX SAMEDIS,

recours que dans les gendarmes, et ce n'est pas la peine décrire des traités politiques de cinq cents pages pour arriver au tricorne.

Je note en finissant, et pour mémoire, une distrac- tion et une faute de style. M. Prévost Paradol nous dit (page 55) : « Le défaut d'indépendance n'est qu'une con- séquence du défaut de lumières; et l'exemple du vote des grandes villes, toujours plus indépendantes par cela seul qu'elles sont plus éclairées, prouve suffisam- ment, )> etc., etc.

Voilà sans doute pourquoi l'arrondissement le plus éclairé de la ville la plus illuminée de l'univers, ayant à opter entre deux candidats éminentsetexcellents, MM. Go- chin et Prévost-Paradol, a voté avec enthousiasme... pour M. Adolphe Guéroult.

Plus loin, page 552 : « Cet appui, joint au réveil de l'idolâtrie napoléonienne qui couvait toujours dans les campagnes, et au mécontentement mêlé de crainte que la République y avait suscité, forma ce torrent irrésis- tible, )) etc., etc.

Un appui, joint à un réveil, qui forme un torrent, c'est de la prose d'avocat ou de Premier-Paris ; ce n'est pas digne du style habituel de M. Prévost-Paradol, si élégant et si pur. Je recommande la première de ces deux re- marques à l'homme politique, la seconde à l'académi- cien. Mais que dis-je? La poli ique de M. Prévost-Paradol n'est-elle pas encore de la littérature? Si j'essayais de le prouver, le brillant auteur de la France nouvelle ne pour- rait m'en vouloir. Chacun prêche pour son saint; j'aime

M. PRÉVOST-PARÀDOL. 173

si peu la politique ! La littérature me fut si chère ! Rap- peler à M. Prévost-Paradol sa spécialité véritable, le ra- mener à mes préférences, promettre un digne successeur à M. Villemain, qui, si j'en juge par son dernier rapport, a échangé sa place à l'Institut contre l'archevêché de Grenade, cenestpas une malice; c'est un hommage.

XT

MADAME AUGUSTUS CRAVEN1

Octobre 1868

Si vous me permettez d'être pédant et de définir le talent une faculté de l'esprit appliquée à une œuvre d'art, j'ajouterai qu'il y a infiniment plus de talent dans Arme Séverin que dans le Récit d'une Sœur. Pour écrire son premier ouvrage, madame Augustus Craven n'a eu qu'à rassembler ses souvenirs de famille; telle en était l'origi- nalité touchante, que l'imagination ne pouvait que gagner à se faire suppléer par la mémoire, et qu'un secrétaire posthume, pourvu qu'il fût ému et fidèle, était ici préfé- rable au plus habile inventeur. Du moment que la sur- vivante savait se tenir au niveau de ses chers morts, s'im- gner de leur âme, nous rendre l'écho de leur voix et

1 Annt v, erin.

MADAME AUGUSTIN GRAVES. 475

répression de leur visage, du moment que ces précieuses reliques s'animaient sous sa main pieuse, tout était dit. L'art pouvait, comme les images de Caton et de ihutus, briller par son absence. Quant au style, une femme dis- tinguée écrit toujours bien, dés qu'elle veut s'en donner la peine et qu'elle traite un sujet tressaillent toutes les fibres de son cœur. Qu'avait-elle d'ailleurs à se préoc- cuper de sa prose? Ses frères, ses sœurs, ses amis, ses personnages, ses héros, écrivaient pour elle. 11 était per- mis peut-être de discuter l'opportunité ou la convenance de cette initiation du public à des secrets qui se déflorent en se partageant, de cette admission de la foule dans le mystique sanctuaire; mais il n'était pas possible de résis- ter à tant d'émotion et de charme, et de ne pas considérer cette heureuse indiscrétion comme une bonne fortune littéraire.

Dans Anne Séverin, tout ou presque tout appartient à madame Craven. Ce n'est plus le récit d'une sœur, mais d'un romancier, et Dieu sait que ce romancier ne lésine pas; car son volume n'a pas moins de cinq cents grandes pages, et contient la matière de deux romans bien pleins. Même en admettant qu'on doive y chercher un fond d'his- toire vraie, recueillie dans un coin de la mémoire, ou mieux encore utie variation idéale sur le théine fraternel, la fiction garde une part assez large pour mettre hors de doute cette faculté d'artiste dont je parlais tout à l'heure. Il a fallu que l'auteur créât des personnages, des situations, des caractères, qu'elle essayât de se rai- die compte des vraisemblances matérielles et morales

176 NOUVEAUX SAMEDIS.

dont elle cessait d'être sûre, puisqu'elle ne les retrouvait plus en elle-même. En dehors de toute critique de détail, sans rien préjuger du mérite ou des défauts de l'œuvre, il y avait quelque chose d'intéressant, presque d'émou- vant , dans cette courageuse résolution d'une noble femme, qui, après s'être si admirablement souvenue, se décidait à inventer.

Comment se fait-il donc que le succès d'Amie Séverin ait rencontré tant de résistance, et cela de la part des plus ferventes admiratrices du Récit d'une Sœur, dans le monde même madame Craven devait attendre le plus d'encouragement et de sympathie? Si je ne crai- gnais , à propos d'un livre surabondent les belles âmes, d'avoir l'air de trop croire à la malice mondaine, ce n'est pas précisément dans Anne Séverin que je cher- cherais l'explication de ce phénomène. C'est dans un autre livre, inédit quoique toujours ouvert, qu'on appelle le cœur humain, et j'y consulterais spécialement le cha- pitre des bonnes amies. Je me demanderais si Anne Séverin n'a pas failli tomber parce que le Récit dune Sœur avait trop réussi, si l'esprit de réaction ne sait pas se glisser à travers toutes les fenêtres et toutes les ja- lousies, s'il ne se mêle pas, même chez les meilleurs, un secret déplaisir à la joie des succès d'autrui, et si l'écri- vain ou l'artiste qui se fie trop à une coterie, ne s'expose pas à la voir lui retirer d'une main ce qu'elle lui a pro- digué de l'autre. Mais ici la main est trop blanche, le ter- rain est trop glissant, la question est trop compliquée, les jalousies sont trop vertes; le débat défrayerait un

MADAME AUGUSTUS CRAVEN. 177

gros volume de morale, et je ne veux faire qu'une petite page de critique- Le mieux est donc de m'en tenir au roman de madame Craven et de tâcher d'y découvrir, sinon les raisons, au moins les prétextes de ce commencement de disgrâce, démenti déjà, en attendant mieux, par le chiffre des édi- tions.

J'ai indiqué, au début, le talent dans ses rapports avec l'art; après le talent, il y a le métier, ce côté vul- gaire si Ton veut, mais nécessaire, de l'art, par il se met en contact avec les multitudes qui jouissent de ses œuvres sans se rendre compte de ses procédés. Or, dans Anne Séverin, si le talent est incontestable, le métier manque absolument. Une analyse, trop courte, d'un ro- man trop long, m'aidera à expliquer, chemin faisant, comment de vraies beautés peuvent être compromises par de légères maladresses.

La jeune et belle Charlotte de Nébriant est veuve avant d'avoir été mariée. Son fiancé, Guillaume des Aubrys, a péri dans un de ces épisodes héroïquement insensés qui marquèrent l'agonie de la grande guerre vendéenne et protestèrent contre les entraînants triomphes du Con- sulat et de l'Empire. La scène se passe à Londres, au dé- clin de l'émigration. Charlotte a une mère qui, pour ne pas rester sans appui, a épousé en secondes noces le doc- teur Perceval; elle a eu, de ce second mariage, une autre fiile, la douce et aimable Louise, moins belle, moins écla- tante, mais presque aussi charmante que sa sœur.

*78 NOUVEAUX SAMEDIS.

Le docteur, homme admirable car nous n'avons pas de loups dans notre bergerie, et s'ils y entraient, ils ne tarderaient pas à se convertir meurt dans une épi- démie. Sa veuve, déjà malade, frappée au cœur, inquiète de l'avenir de ses deux filles, surtout de Charlotte, lui cherche un asile dans un mariage raisonnable, le seul auquel puisse désormais songer la fiancée de Guillaume des Aubrys. Elle s'adresse en toute confiance à son cousin, le marquis de Villiers.

M. de Villiers a quarante ans; mais son cœur est plus jeune que son âge; assombri par les orages politiques, à la fois hautain et timide, mécontent d'autrui et de lui- même, étranger aux galantes frivolités de l'ancien ré- gime, il n'a pas encore aimé ; il a fallu la radieuse beauté de Charlotte pour lui faire ressentir du même coup toutes nieurs de l'amour et tous les raffinements de la souffrance. Il n'a pas attendu la mort de Guillaume pour se donner tout entier à sa cousine, sans autre espoir que celui de ne jamais guérir de ce mal qui le tue et qui le fait vivre. Figurez-vous ce qui va se passer dans cette âme, quand madamePerceval, pnssée parle temps, prévoyant sa (in prochaine, propose à M. de Villiers la main de Charlotte.

Elle l'a choisi, parce qu'elle sait que sa fille ne peut plus faire un mariage d'amour, et qu'elle croit que ce quadragénaire grave et triste n'aura pour sa femme qu'une affection quasi paternelle. Charlotte dit oui, parce qu'elle partage là-dessus Terreur de sa mère. Le marquis, éperdu d'étonnement et de joie, ne chicane pas d'abord ce bon-

M.VDA.MK Al I.L'Ml'S CUAYE>. 179

heur inespéré qui le trappe comme un coup de foudre. Il l'accepte tel quel, se disant qu'à force de passion il réussir* peut-être à effacer une importune image, mais se gardant bien de dire à cette mère qui va mourir, à cette jeune fille qui pâlit sous ses voiles blancs, que ce n'est pas un protecteur, un mentor, un père, un mari, que c'est le plu* ardent, le plus fou et peut-être, hélas! le plus ombrageux des amants, qui se charge de la des- tinée de Charlotte.

[I v avait dans cette situation, dans ce malentendu, de quoi suffire à une belle étude psychologique, â un ro- man tout entier. Remarquez pourtant qu'il n'est pas encore question d'Anne Séverin; je lecrois bien ! Elle n'est pas née.

Vous comprenez que la bonne Louise Perceval ne peut non plus rester fille; nous avons, dans ce roman, trop de saints à qui nous vouer, pour recourir à sainte Catherine. Louise épouse humblement Pierre Séverin, un intendant modèle, qui, pendant toute l'émigration, a maintenu en bon état le château de Yilliers, triplé la va- leur des terre* et mérité que le fier marquis, en dépit de son incorrigible orgueil, cessât de vi.ir en lui un servi- teur pour le traiter comme un ami. Cet honnête couple habite un chalet dépendant du château. C'est dans ce joli chalet que va s'écouler l'enfance de leur iille unique, Aime Séverin, laquelle n'a que deux défauts : d'être en effet trop unique dans ses perlections Graphiques, et dette \*Miir au monde (pu1 vers la centième page du récit, lorsque l'auteur nous a déjà intéressés à une ioule dévé-

180 NOUVEAUX SAMEDIS.

nements et de personnages qui ne forment en réalité que le prologue.

Toutefois, ce n'est pas cette erreur de perspective qui a nui au succès de la première partie; c'est le caractère du marquis de Villiers.

Loin de nous l'envie de médire de l'impartialité ! il sied à la fille d'un des plus illustres défenseurs de la mo- narchie de ne pas tricher l'histoire contemporaine, au risque d'y rencontrer quelques travers à côié de bien des traits rie vertu et de dévouement. Mais enfin, madame Craven pouvait se dire deux choses; la première, c'est qu'il était inutile d'indisposer, pour si peu, contre son roman, l'élite de son public; la seconde, c'est que les opinions excessives du farouche émigré de 1804, du royaliste grincheux de 1815, du légitimiste ulcéré de 1851, ne perdraient rien à rester sous-entendues, n'ayant aucun rapport direct avec sa physionomie romanesque, la seule qui nous intéresse Celte dissonance nous étonne d'autant plus, que l'auteur d'Amie Séverin, pour mettre ses nobles instincts plus à l'aise, a pris l'excellent parti de se brouiller net avec la réalité. Quand on a idéalisé, comme elle l'a fait, le curé de campagne en la personne de l'abbé Gabriel, l'intendant en la personne de Pierre Séverin, le peintre sous les traits de Franz Franck, le valet de chambre sou* la livrée du vieux Thibaut, le pré- dicateur italien sous la robe du capucin prêchant au Co- lisée, etc., etc., pourquoi donc ne pas garder au béné- fice «1rs émigrés et des marquis un peu de cette heureuse

ulte de tout voir en beau, à laquelle le roman mo-

MADAME AUGUSTUS CRAVEN. 181

derne nous a si peu habitués? Pourquoi nous forcer de songer au proverbe : « On n'est jamais trahi que par les siens? »

Que M. de Villiers, en apprenant la bataille d'Auster- litz, s'écrie : « Encore une défaite ! » soit ; mais alors, que diront les marquis de Mil. Erckmann-Chatrian ou des drames du Châtelet? Qu'après 1830, malgré les le- çons de l'expérience et du malheur, veuf, n'ayant plus au monde que son fils Guy, il lui défende de recevoir au château un artiste d'un grand talent et d'un grand cœur, parce que cet artiste n'est pas gentilhomme, c'est ridi- cule et odieux. Or, à quoi bon rendre odieux et ridicule un personnage qui, même dans ses violences, pouvait ne jamais cesser d'être digne de sympathie, si toutes ces violences s'étaient expliquées par son amour pour Char- lotte, par ses luttes incessantes contre un fantôme, un nom, une croix de bois noir sur un tombeau? Règle gé- nérale, oserai-je dire aux romanciers de tous les partis : N'admettez dans vos fictions la politique et la religion, que lorsqu'elles vous seront nécessaires comme, ressort de l'action ou explication des caractères. Nous allons voir, dans la seconde partie d'Anne Séverin, une erreur plus grave à propos de questions plus délicates ; la dis- sidence religieuse substituée à l'analyse psychologique; le sentiment remplacé par la croyance; la casuistique romanesque dominée par l'article de foi.

Vous savez déjà que le marquis et la marquise de Vil- iers ont eu un fils qui s'appelle Guy. L'éducation de ce fils soulève des orages domestiques, dont la cause, tou-

11

182 NOUVEAUX SAMEDIS.

jouis la même, le souvenir de Guillaume des Aubrys, n'empêche pas le marquis de nous sembler de plus en plus haïssable. Dans ces moments de crise le naturel impétueux de Guy se heurte contre les fureurs de son père, c'est Anne Séverin, de trois ou quatre ans plus jeune que son compagnon d'enfance, qui est l'ange gar- dien, la douce conseillère, la messagère de paix et de pardon.

Madame de Yilliers est morte ; son mari meurt. Voilà Guy maître, à vingt ans, d'une immense fortune, entrant dans le monde avec un grand nom, beau et élégant ca- valier, plein de fougue et de passion, capable d'une folie, incapable d'une bassesse, et gardant des balsamiques in- fluences de sa mère un sentiment religieux assez ferme pour le protéger contre de vulgaires désordres. Qu'é- prouve-t-il pour Anne Séverin? une franche amitié, une ardente reconnaissance, ou bien un amour qui s'ignore lui-même? C'est l'heure juvénile il faut rester pour jamais au port ou se lancer en pleine mer. Guy voudrait rester; mais les inflexibles scrupules du vertueux Pierre Séverin, trop obstiné dans son respect pour les hiérarchies sociales, font une première diversion au profit de l'in- connu, et cet inconnu ne tarde pas à s'offrir sous l'élé- gante figure de la belle Éveline Devereux.

Kveline est orpheline. Son père, Henri Devereux, dont je ne vous ai encore rien dit, tant nous sommes en- combrés dans cette analyse! a, lui aussi, passionné- ment aimé Charlotte de Nèbriant. Pour se guérir de cet amour, il est parti, il - est enfui dans les Indes anglaises;

MADAME AUGUSTUS GRAVEN. 185

il s'y est enrichi, marié, il a perdu sa femme et il est mort. C'est d'après une de ses dernières volontés qu'Éve- line, réduite, pour toute parenté, à une tante de vaude- ville, vient passer quelques mois au chalet, chez les Sé- verin, à deux pas du château de Villiers.

Ce qui en résulte, on le prévoit. Anne, toujours prête au sacrifice, partageant d'ailleurs les scrupules de son père, a laissé croire à Guy qu'elle ne l'aimait que d'amitié. Éveline trouve donc le champ libre; son éducation et ses voyages lui ont donné toutes les libertés britanniques; encore un peu, et une légère flirtation s'ajouterait à ses séductions naturelles. Sa beauté a toute la saveur des tropiques, tout le parfum d'une fleur d'Angleterre éclose sous le soleil de l'Inde. La pauvre Annen'a que le charme, Éveline a l'éclat, et à l'âge de Guy, avec son ardeur d'ima- gination, dans les dispositions il se trouve, l'éclat est plus puissant que le charme. Anne, c'est la tendresse de cœur; Éveline, c'est l'amour de tête.

est le roman, la seconde méprise, entre Éveline et Guy, comme la première avait eu lieu entre le marquis de Villiers et Charlotte ; magnifique sujet d'étude, qui n'avait nul besoin de la différence des religions, et que l'auteur a gâté, selon nous, en le compliquant d'une dis- sidence religieuse. Il fallait simplement nous dire qu'Éve- line était protestante; nous n'en demandions pas davan- tage. m

Ce qui vaut mieux, c'est ce qui suit l'imprudent enga- gement de Guy et d'Éveline. L;i brillante miss a un se- cret que Guy découvrira plus tard. Avant de venir en

184 NOUVEAUX SAMEDIS.

France, elle était déjà presque fiancée à son cousin, lord Vivian L> le

Parmi les trop nombreux personnages d'Anne Séverin, Vivian Lyle est, de beaucoup, celui qui fait le plus d'hon- neur à madame Craven. C'est une création originale et vraie, sans parti-pris, sans fadeur, sans ce je ne sais quoi d'un peu convenu, d'un peu voulu, qu'on retrouve dans divers chapitres du roman. Vivian est pour Éveline l'homme nécessaire, celui qu'elle doit aimer avec plus de respect que de passion, celui -qui seul peut dompter ses instincts de coquetterie, qui seul peut prendre sur elle assez d'empire pour sauvegarder son bonheur et son honneur; le mari anglais, en un mot, dans sa fermeté sérieuse et correcte, tel qu'il le faut pour opérer cette métamorphose tant de lois signalée de la jeune fille an- glaise, émancipée jusqu'à l'imprudence, en épouse ver tueuse jusqu'à la pruderie.

Sacrifié en apparence, lord Vivian Lyle se garde bien, comme l'eût fait un Français en pareil cas, de céder à un sot amour-propre et d'abandonner la partie. Il sait qu'Éve- line tient à lui par des liens plus forts qu'elle ne le croit elle-même. Il vient rejoindre à Rome les deux fiancés, et, après une soirée il s'est trouvé en présence de son ri- val, il se fait annoncer chez Guy de Villiers. La scène est d'une admirable beauté, et la franchise de mes critiques doit au moins prouver la sincérité de mes louanges. Par la noblesse des sentiments, l'élévation du caractère, la distinction suprême des manières, les deux interlocuteurs se valent ; Guy est violent, Vivian est grave; le point

MADAME AUGUSTUS CRAVEN 185

d'honneur, l'orgueil de nation et de race, la passion, le préjugé sont là; un mot, un geste, un regard peuvent, à chaque instant, faire éclater le feu qui couve et qu'étouf- fent des prodiges de volonté. Il ne faut pas qu'il y ait de duel, il n'y en a pas, et il faut pourtant que Guy sorte intact de cet entrelien, il Unit par renoncer à la main d'Éveline. J'insiste à dessein sur la beauté, sur l'ori- ginalité de cette scène, pour faire mieux comprendre à madame Craven que la question d'hérésie et d'orthodoxie n'avait rien à voir dans les incidents qui amènent cette péripétie, rendent É véline à Vivian et Guy à sa chère Anna Séverin. Les promenades dans Rome, l'indifférence d'Éve- line devant les pompes catholiques, le sermon populaire du capucin écouté avec émotion par Guy, avec une cu- riosité railleuse par la jeune Anglaise, tout cela fait l'effet d'un placage ou d'une redite. Cela a été vu ailleurs, dans le Récit d'une Sœur par exemple, mais avec un accent de vérité qui fait place ici à l'esprit de système et d'arran- gement. Jusqu'où ce système n'a-t-il pas entraîné madame Craven? Aux dernières pages, c'est une conversion gé- nérale, une déroute du libre arbitre de sentiment, d'ima- gination et de cœur, c'est-à-dire des seuls éléments romanesques, supprimé par un coup d'état de la Grâce. Le peintre se fait missionnaire, la vicomtesse de Nébriant, une vieille cousine dont je n'ai pas parlé, parce qu'elle est presque aussi postiche que ses nattes, devient une sainte ; Anne Séverin fait le catéchisme et guérit les ma- lades; enfin, dernier coup de pinceau qui gâte les deux meilleures figures! Vivian et Éveline se font

186 NOUVEAUX SAMEDIS.

puseystes, ce qui les mène droit au catholicisme. C'est absolument comme si Walter Scott avait fait de Cla- verhouse un chambellan de Guillaume d'Orange, ou de Diana Vernon une dame d'honneur de la reine Caroline.

N'importe) en dépit d'imperfections que j'ai rudement signalées, malgré des longueurs qui, après tout, ne dépas- sent pas celles de la plupart des romans anglais, malgré ces constantes préoccupations de femme pieuse, mêlant sans cesse une idée de propagande catholique aux créations de son talent, Anne Séverin n'en est pas moins un des récits les plus remarquables qui aient paru dans ces derniers temps. Pour nous, ce récit a un charme parti- culier. Il est de sa date et de la nôtre; car on n'a guère d'autre date que celle l'on a été jeune. Il nous reporte à l'époque on chantait Bellini dans les salons, au lieu d'y chanter Offenbach; le Théâtre-Italien, ce terrain neutre entre la dévotion et le monde, passionnait pour les douces canlilènes de la Sonnanbula et des Puritains d'élégantes jeunes femmes que l'on retrouvait, le lende- main, à Saint-Roch ou à Saint-Thomas. Anne Séverin prouve aussi à quel point madame Craven pourrait excel- ler et réussir, si, renonçant à soulever de grandes machi- nes, elle écrivait de courtes et touchantes nouvelles, dans te genre de celles de madame d'Arbouville, où, au lieu de se disséminer, de se violenter dans un cadre immense, ses exquises qualités d'esprit et de cœur, ses éminentes facultés d'artiste se concentreraient comme dans un fla- con de pure essence En somme, je n'oserais pas dire

MADAME AUGUSTUS CRAVEN. 187

encore quAnne Séverin soit un grand succès ; mais si une des bonnes amies que vous savez me disait : « C'est une défaite! » je répondrais, ne fût-ce que par malice; Oui, une défaite... d'Austerlitz.

XI

M. LOUIS ULBACH'

Octobre 1868.

On lit dans le Journal des Débats du 16 avril 1814 : - « Un des derniers crimes de la tyrannie expirante fut l'assassinat de M. de Gau, ancien militaire, chevalier de Saint-Louis, homme de bien, considéré partons les habitants de Troyes, sa patrie ; il était aussi fort avanta- «eusement connu de plusieurs officiers supérieurs de l'armée alliée qui occupa cette ville dans les premiers Jours de février. M. de Gau se servit, pour le bien de ses compatriotes, de la confiance qu'il inspirait à tous. Il eut, dans cette intention, et avec Beaucoup de succès, plu- sieurs conférences avec les officiers de l'armée, et même avec les souverains qui étaient alors à Troyes et qui vou- lurent bien l'admettre en leur présence. On dit que M. de

*

» te Cocarde blanche,

31. LOUIS ULBACH. 189

Gau profita de la protection accordée par ces princes gé- néreux à tous les sentiments nobles et patriotiques pour porter sa décoration militaire, et arborer cette récom- pense de ses services et ce signe de la valeur qu'il avait autrefois obtenue de son Roi. Tels élaient ses crimes aux yeux de Buonaparte. Il en avait d'autres encore : il avait été aide de camp de M. le duc d'Enghien. Témoin de la valeur brillante et des qualités aimables de ce jeune et infortuné prince, il avait été, comme tout bon Fran- çais, saisi d'horreur à la nouvelle de l'attentat qui fit périr cet illustre rejeton du grand Condé; il ne put contenir les marques de son indignation ; dès lors le tyran lui voua une haine implacable. Les mouvements des alliés l'ayant fait rentrer pour un moment à Troyes, son pre- mier soin fut de se faire désigner sa victime, et par son ordre M. de Gau fut fusillé sur-le-champ. Ce crime fit sur le public une plus grande sensation que beaucoup d'autres non moins odieux; il prouva, mieux que les au- tres encore, que rien ne pouvait mettre un frein à la fé- rocité du caractère de Buonaparte, ni les dangers de sa position, ni les calculs de son intérêt, ni la crainte d'a- liéner de plus en plus tous les cœurs, dans un moment si critique pour lui. »

Si nous avons reproduit cet article ultra-quinquagé- naire, ce n'est pas pour le stérile plaisir de voir accolées à un grand nom des épithètes injurieuses. C'est d'abord pour montrer quel était à cetle époque, quinze jours après la chute de l'empereur, le diapasqp de l'opinion publique ; c'est ensuite et surtout pour faire voir de

11.

190 NOUVEAUX SAMEDIS.

quels éléments contradictoires se composaient les tristes passions d'alors, et combien il était difficile au patrio- tisme, à la conscience, à l'honneur, à l'héroïsme, à la jus- tice, de se reconnaître dans ce pêle-mêle et de parler leur véritable langage. Notons en passant un trait dont toutes les générations peuvent faire leur profit. On a souvent signalé l'abaissement des caractères qui résulte du des- potisme, et qui se traduit par le mot de servilisme. Il y a quelque chose de plus ignominieux encore, de plus funeste au sens moral d'une nation; c'estlemomentoùladéchéance du despote, donnant congé à ce servilisme, le fait passer en un jour de la bassesse à l'outrage ; c'est cette débâcle d'insultes par laquelle il se venge contre l'idole tombée de tout ce qu'il lui a prodigué d'adulations et de complai- sances1. Dans cette explosion soudaine, il change de

* Je crois devoir laisser intact ce passade tout en l'expliquant. Il ne s'applique pas et le malentendu nous avait semblé impos- sible— à MM. Bertin, propriétaires du Journal des Débats, journal de l'Empire. La propriété da journal leur ayant été violemment confisquée, des écrivains gagés par la police impériale ayant rem- placé, à diverses reprises, les véritables rédacteurs, il est tout simple que, suivant les événements, et, pour ainsi dire, du jour au len- demain, les plus brusques et les plus singulières volte-taces se ren- contrent dans la collection restée entre nos mains. Ceci posé, nous ne conseillerons pas aux amis des Bertin d'alors et de ceux d'au- jourd'hui de trop insister sur ces détails et ces souvenirs. Si légi- times que soient les rancunes, elles ne devraient jamais ni dépasser toute mesure, ni perdre toute prévoyance. Quand les écrivains du Journal des Débats applaudissaient à l'exécution du maréchal >"ey et du colonel Labédoyère, lorsqu'ils signalaient l'évasion de Lava- lette comme une ri publique, lorsqu'ils rreintaient M. Guizot

el M. Decazes, lorsqu'ils annonçaient avec emphase et la larme à

M. LOUIS ULBACÏÏ. 191

forme sans changer de nature. Il se fait l'esclave de sa honte comme il était le valet de son maître. 11 secoue son opprobre comme un chien qui s'est trempé dans la vase, et chacune de ces immondes gouttelettes change son en- cens en boue.

Quoi qu'il en soit, si l'on avait prédit à cet intrépide M. Gouault ou de Gouault, j'adopte l'orthographe de M. Louis Ulbach, qui est évidemment la meilleure, que, six semaines après sa mort, au moment triom- pheraient ses convictions les plus chères, un journal royaliste rendrait un juste hommage à sa mémoire ; que, cinquante-quatre ans plus tard, un écrivain de tendance républicaine le ferait figurer dans un roman ; et si l'on eût ajouté que ce serait dans le roman, et non pas dans le journal, qu'il faudrait chercher le vrai sens de son hé- roïsme, son véritable titre de gloire, on l'eût probable- ment bien étonné. Et pourtant rien n'est plus réel. Tachons d'expliquer ce contraste qui tait honneur a M. Ulbach et qui lui a porté bonheur.

Pielisez l'article des Débats : que de détails équivoques et de fâcheux sous-entendus se mêlent aux effusions mo- narchiques, aux haineux anathèmes contre Buonaparte ! « M. de Gouault était fort avantageusement connu de

l'œil une souscription à l'effet d'offrir à la sainte Vierge une statue en argent, pour obtenir le seul bonheur qui manquât à la France, une grossesse de madame la duchesse d'Angoulème, ils étaient dans leur droit de victimes du régine tombé, et on ne pouvait les accuser de palinodie; mais on pouvait leur dire : prenez garde! les collectionneurs sont de terribli et vous regretterez peut-être

un joui d'avoir écrit toutes ces belles choses.

102 NOUVEAUX SAMEDIS.

plusieurs officiers supérieurs de l'armée alliée. » Il avait donc servi dans leurs rangs? Il était donc au nombre de nos ennemis et de nos vainqueurs, à l'heure s achevait cette douloureuse et snblime campagne de France, qui fait battre, après plus d'un demi-siècle, tous les nobles cœurs de tous les partis ? « M. de Gouault profita de la protection accordée par ces princes généreux à tous les sentiments nobles et patriotiques pour porter sa décoration militaire, i Ainsi, c'est par permis- sion, non pas de M. le maire, mais de l'empereur de Russie et du roi de Prusse, que M. de Gouault avait porté sa croix de Saint-Louis? Et ce fait était déclaré, ces vils éloges étaient décernés aux chefs de l'invasion, tandis que trois ou quatre de nos plus belles provinces n'étaient plus qu'un amas de ruines, lorsqu'il suffisait de parcourir la Champagne, la Lorraine et l'Alsace pour retrouver sous les décombres le feu des incendies et sur les roules le cadavre d'une armée ? Quand une blessure est encore saignante et béante, vanter le chirurgien, à la bonne heure ! mais l'assassin, c'est trop fort. Que dire de cette version bizarre d'après laquelle Bonaparte, dans ses volte-faces léonines, faisant tète à l'Europe ameutée, au- rait songé à exercer contre M. de Gouault une vengeance toute personnelle, sous prétexte que le brave Champe- nois avait été, comme tous les bons Français, saibi d'hor- reur à la nouvelle du meurtre de M. le duc d'Enghien? Qui ne voit que cette surcharge arrive tout exprès pour rendre Bonaparte encore plus odieux en rappelant le plus grand de ses crimes? Étrange effet du trop près, qui

M. LOUIS ULBACH, 193

aveugle les intéressés, défigure les meilleures causes, prouve le contraire de ce qu'il veut prouver, déshonore la terreur et envenime la pitié ! Encore, si ce trop près d'il y a cinquante ans nous engageait à nous méfier du nôtre, qui deviendra, lui aussi, le passé! On pardonnerait à ces leçons d'être cruelles, si elles n'étaient pas perdues.

Combien nous aimons mieux revoir la vaillante figure de M. de Gouault dans le cadre républicain ciselé par M. Ulbach? Nous sommes au lendemain ou à la veille du 9 thermidor. Un proscrit, M. de Gouault, allié aux plus vieilles familles du pays, frappe un soir à la porte de son ami Cerbonnet, plébéien et disciple de son compatriote Danton. Il lui conte une triste histoire. Sa sœur a été sé- duite par un officier. L'officier est parti, la sœur est morte; mais il reste l'enfant, une petite fille que M. de Gouault confie à Cerbonnet, pendant qu'il repart, lui, pour aller à la recherche du séducteur et le tuer. Il fait promettre à Cerbonnet d'élever cette enfant, elle se nomme Valentine, dans des sentiments de royaliste et de chrétienne.

Tout ce programme s'exécute de point en point. Gouault tue l'officier émigré ; il prend glorieusement part aux combats de l'armée de Condè ; il passe quelques années en Russie, et il revient en France le jour même Valentine, fidèlement et chrétiennement élevée par un adorateur de l'Être suprême, a fait sa première commu- nion ; tableau plein de virginale fraîcheur et d'exaltation mystique, un écrivain catholique n'aurait rien à effa- cer, et qui prouve qu'une plun -e démocratique ne perd

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rien à se montrer juste envers les chevaliers de Saint- Louis et même les sacrements de l'Église.

Cerbonnet a un fils, Maurice, de cinq ans plus âgé que Valentine; Maurice adopte également, avec toute l'ardeur de son âge, les opinions de son père et la charmante orpheline qu'il aime comme une sœur. A mesure qu'il grandit, un douloureux antagonisme s'établit entre ses idées politiques et sa tendresse pour Valentine ; antago- nisme auquel M. Louis Ulbach a donné, selon nous, trop d'importance, car il n'a pas d'action directe sur la catastrophe finale, mais qu'il a traité du moins avec un rare mélange d'élévation, d'émotion et de sa-

gesse.

Des années passent ; nous voici aux mauvais jours de l'Empire. Le tocsin de l'incendie de Moscou retentit dans ces âmes profondément françaises, malgré les dissi- dences qui les séparent. Gouault triomphe dans sa haine contre Bonaparte ; mais cette haine est sa passion et n'est pas sa conscience ; celle-ci proteste contre sa joie et lui dit que la défaite de l'Empereur sera aussi celle de la France. Ce qui le rassure, c'est la pensée que les Bour- bons pourront s'interposer entre la coalition et le pays. C'est en patriote qu'il caresse cette espérance plus encore qu'en royaliste, et ce n'est pas moi qui lui donnerai tort.

Les sentiments de Cerbonnet et de Maurice ne sont pas moins complexes. La solution que M. de Gouault attend des Bourbons, ils voudraient que la république la leur donnât. Il est bien entendu que nous racontons et que

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nous ne raisonnons pas ; sans quoi je demanderais, non pas au jeune et enthousiaste Maurice, tout entier à son héroïsme de conscience et de cœur, mais à son père qui a eu le temps d'observer et de réfléchir, si le dénoue- ment dont se contentait Carnot ne pouvait pas lui suf- fire, et si, à cette heure néfaste, en face de vainqueurs dont les griefs n'étaient pas moindres contre la Révolu- tion que contre l'Empire, la République ne se serait pas fatalement appelée le démembrement.

Et Valentine ? Elle a vingt ans, Maurice vingt-cinq. Leur fraternelle amitié est depuis longtemps devenue un chaste et ardent amour. M. Ulbach a très-heureusement indiqué cette transition imperceptible, cette invisible sou- dure entre un amour qui n'a pas commencé et une ami- tié qui ne finit pas. Pour les enfants que l'on a posés un moment dans le même berceau, qui grandissent ensem- ble, qui s'aiment d'abord comme frère et sœur, mais auxquels il est permis de s'aimer autrement, il n'y a pas de milieu : ou ils restent toujours deux camarades, con- s u vaut, malgré le progrès de leur âge, leurs familiarités enfantines, et faisant à leur insu de ces familiarités mômes un obstacle à des sentiments plus tendres; ou bien cet amour qui s'ignore éclate tout à coup, dans un mot, un geste, un contact, un regard, et il semble alors qu'il n'y a pas eu de nuit avant cette aurore.

Une femme, une jeune fille, peut-elle avoir d'autre po- litique que celle de son amour? Si elle le sacrifie à ses opinions, ne nous semblera-t-rlle pas entichée d'un faux héroïsme ? Si elle s'abandonne ft une sorte d'ciposlaoie

196 NOUVEAUX SAMEDIS.

sentimentale, ne deviendra-t-elle pas moins intéressante en restant plus naturelle? Valentine échappe à c^lte al- ternative. Royaliste de cœur, profondément attachée à M. de Gouault, mais se regardant déjà comme la fiancée du républicain Maurice, elle ne se fait pas juge entre les convictions contraires ; elle aime mieux les récon- cilier en sa personne ; il lui suffit d'une parole ou d'un regard pour que ks dissentiments s'adoucissent, pour que les querelles s'apaisent. Aussi la nomme-t-on indiffé- remment Mademoiselle la Concorde, ou la Déesse de la paix.

Mais silence! Voici la guerre aux portes de Troyes ! Voici l'invasion avec toutes ses horreurs ; l'auteur de la Cocarde blanche avait ici à se méfier de dangereux voisins, MM. Erkmann-Chatrian, qui se sont approprié les der- niers revers de l'Empire, et dont le succès, exagéré par l'esprit de parti, peut faire traiter de téméraire quicon- que marche sur leurs traces. Mais Dieu merci! à propos de ces terribles expiations de la conquête, le droit de conquête ne saurait être invoqué. M. Ulbach nous sem- ble supérieur, par le style d'abord; ensuite, quoiqu'il n'efface aucun trait de cette sinistre peinture, il n'y a pas chez lui, comme chez les auteurs du Fou Yegof, ce je ne sais quoi qui dépasse la mesure, qui donne la sensa- tion d'un gigantesque fouillis et prête à une histoire vraie, presque récente, les aspects d'un conte fantasti- que. Enfin, quoique M. Ulbach se trompe, selon nous, sur les vrais intérêts, les vraies aspirations du patrio- tisme français en 1814, son idéal est à la fois plus élevé

M. LOUIS ULBACH. 197

et moins inconséquent que celui des romanciers de Ylnvasion. Ceux-ci, d'une part, maudissent le fléau de la guerre et l'ambition du conquérant au nom des souf- frances du soldat, des misères du peuple, des calamités écrasantes pour la grande armée des petits , et , de l'autre, ils n'épargnent ni les paroles blessantes, ni les vulgaires caricatures aux Bourbons et à leurs partisans, c'est-à-dire à ceux qui, seuls en ce moment critique, pou- vaient rendre un peu de bien-être au peuple, aux opprimés et aux petits. La noble figure de M. de Gouault, alors même que le roman lui refuse ce que l'histoire lui accorde, suffit à rétablir la proportion et la mesure.

Une fois en veine d'impartialité et d'équité, M. Louis Ulbach n'a pas craint d'aborder le grand coupable, qui allait être encore, pendant quelques jours, le vainqueur de Brienne, de Champaubert, de Montereau ; glorieux préludes de l'inévitable naufrage ! Le vainqueur de Brienne, comme il en avait été l'écolier ! Le néant de l'avenir passé se révélant à lui sur les lieux mêmes son imagination d'enfant avait caressé son rêve infini! C'est là, dans ce coin de la Champagne, dont M. Louis Ulbach connaît tous les villages et tous les sentiers, dont il reflète fidèlement la couleur locale, que nous voyons apparaître le Napoléon de 1814, à cheval, « couvert de boue, gris dans celte grise aurore, » affaissé déjà et les joues un peu flasques, mais le regard calme, satisfait, d'une limpidité singulière ; la perfection de l'acteur, si étroitement identifié avec le personnage, que le théâtral et le vrai s'y confondent: quelque chose comme un mé-

198 NOUVEAUX SAMEDIS.

lange de Bonaparte jouant un rôle et de Talma perdant un empire.

Celte esquisse, dont je m'inspire plutôt que je ne la copie, me semble très-fine, très-nette, exactement dans la nuance, aussi loin du dénigrement que du chauvinisme. Ce n'est plus tout à fait le Napoléon légendaire ; ce n'est pas non plus celui d'Alfred de Vigny dans la Canne de jonc; c'est plutôt du Charlet sérieux, corrigé par l'expé- rience ; du Béranger converti, ajoutant une note triste- mentironique au fameux « llsestassis là, grand' mère Sobriété et justesse, tels sont les deux caractères de cet épisode qui forme comme un point lumineux dans une masse d'ombres douloureuses. La scène entre l'Em- pereur et le curé Henriot, qui a été un de ses maîtres à Brienne, est excellente, Napoléon donne quelque mar- ques d'intérêt à ce brave curé, à Valentine et à Maurice : « Mariez-vous, leur dit-il, vous êtes dignes l'un de l'autre!» et l'auteur ajoute (c'est Maurice qui parle) : « Il n'avait pas voulu s'attendrir sur les pertes de la journée ; mais il tenait pourtant à montrer qu'il était humain, et nous lui servions à faire ses preuves de sensibilité, nécessaires ce soir-là. »

Bientôt les événements se précipitent, et nous arrivons à la catastrophe finale. Le récit de M. Ulbach nous parait | bien plus vrai et surtout plus vraisemblable que celui du j Journal des Débats. M. de Gouault n'y perd rien, bien I au contraire, et sa mort, si elle est tout ensemble un crime et une faute, n'offre pas du moins l'apparence puérilement odieuse d'une vengeance personnelle.

M. LOUIS ULBACH. 199

Le va-et-vient des aimées ennemies amène à Troyes les souverains alliés; les boutiques se ferment; l'angoisse se peint sur tous les visages; des tentatives d'incendie essayent de donner la réplique à Rostopschine. Comment sortir de cette impasse gardée à vue par les Cosaques? C'est alors que M. de Gouault, presque seul, la croix de Saint-Louis à sa boutonnière, portant à son chapeau la cocarde blanche cousue par Valentine, traverse fière- ment la ville étonnée de son audace et va demander aux chefs de la coalition de prendre l'initiative d'une Res- tauration royaliste. Il a raison, mais deux mois trop tôt, et il payera de sa vie cet anachronisme. La réponse d'Alexandre est évasive; l'attitude des habitants est hos- tile, le courage des rares compagnons de M. deGouault est chancelant. Il rentre désespéré et s'emprisonne dans sa maison, attendant la mort.

Le contre-coup des victoires de Champaubert et de Montereau fait refluer l'armée française vers Troyes. Na- poléon y rentre, décidé à sévir contre ceux qui ont voulu disposer de son héritage. M. de Gouault est condamné à mort comme traître à la patrie. Touché par les prières de Maurice et par les larmes de Valentine, l'Empereur fait grâce; grâce tardive à laquelle répond un feu de pe- loton. Valentine, dont la vie, depuis quelques jours, n'é- tait plus qu'un long accès de fièvre, meurt dans les bras de Maurice.

Ce dénouement est très-pathétique. Est-ilbien naturel, même dans l'ordre des sentiments romanesques? Je ré- pondrais non y s'il s'agissait d'une époque ordinaire; mais

200 NOUVEAUX SAMEDIS,

j'hésite en relisant ce passage de la Cocarde blanche, s'explique ce qui, dans ce roman, peut sembler au-des- sus du ton. « L'héroïsme qui se prodiguait alors sur « les champs de bataille se mêlait aussi à la vie privée. i A force d'entendre parler de mourir pour la France, <( on était tenté de mourir pour tout ce qui tenait forte- « ment au cœur. Les historiens, qui n'expliquent que par ( la férocité des mœurs les duels, les sacrifices volon- * taires de soi-même et les meurtres juridiques ou poli- i tiques dans les grandes tourmentes sociales, ne com- « prennent rien à cette intensité de la vie qui fait mé- i priser el invoquer dédaigneusement la mort. »

Les critiques ont été unanimes pour constater le suc- cès et le mérite du roman de M. Ulbach. Quelques-uns ont reproché à son style d'être un peu grisâtre, comme ces plaines de la Champagne se débattait, sous un ciel froid et pluvieux, le génie de la France : c'est que nous sommes probablement éblouis par les feux de Ben- gale et les lanternes vénitiennes delà prose moderne! Je reprocherais plutôt à l'auteur de la Cocarde blanche de manquer parfois de ce que les Italiens appellent mor- bidezza; ses personnages ont trop l'air d'être constam- ment sur leurs gardes, de peur de s'abandonner à cette bonne et franche nature qui ne veut pas qu'une belle jeune fille, vaillamment éprise d'un beau jeune homme, meure parce qu'elle perd son oncle, quand l'amant lui reste. Elle s'évanouit, pleure et s'agenouille, jusqu'à ce que l'amour la relève et la console. Voilà du moins ce qui se passait jadis, ce qui se passerait encore dans le

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monde de ces pauvres diables d'aristocrates, s'ils n'é- taient pas trop vieux pour faire des romans et pour en écrire. Je n'ose pas blâmer M. Ulbach. L'idéal aujour- d'hui, dans l'art démocratique, ressemble à ces affamés à qui il est bien permis d'être un peu gloutons, lorsque l'occasion leur en est offerte. Il résulte pourtant de cette méthode de l'héroïque mise à la place du romanesque, une certaine tension, cette ligne trop raide que Sainte- Beuve signalait dans le Dernier des Abencerages. Chose singulière que ces retours, ces réapparitions du roman chevaleresque retrouvé dans la giberne d'un jeune volon- taire de 1814, et acceptant pour étiquette : Le Romande la Bourgeoisie !

Car c'est une série que M. Ulbach commence, et nous ne saurions assez l'engager à la mener jusqu'au bout; le roman de la Bourgeoisie en 1814, en 1850, en 1848, et de nos jours! Oui, ce sera, en effet, le roman de la Bour- geoisie, c'est-à-dire ce qu'elle devrait être, si l'auteur nous la montre, non pas intelligente, qui l'est plus qu'elle? mais prévoyante, logique, plus encline à per- sévérer qu'à se contredire. En attendant, la Cocarde blanche est une œuvre excellente, élevée, patriotique, et môme aus^i impartiale qu'elle pouvait l'être pour n'êlre pas neutre. Sachons gré à M. Ulbach, en ce moment sur- tout, de n'avoir ni trop oublié, ni trop rappelé le pro- verbe : « Qui n'entend qu'une Cloche n'entend qu'un son. »

XIII

M. GUIZOT1

31 octobre 1868. Ce n'est pas, d'habitude, aux octogénaires que l'on peut appliquer, même avec variantes, le fameux vers de Boileau: « Cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire! » Meus M Guizot échappe aux tristes conditions de la vie hu- maine et de la vieillesse. Tandis que ses contemporains illustres nous font assister au spectacle de leur déca- dence ou d'une seconde manière qui n'est évidemment pas la meilleure, il se renouvelle à chaque saison : a peu près comme ces arbres dont le tronc et les branches tra- hissent le grand âge, mais qui ne s'en couvrent pas moins en automne de fruits plus beaux que ceux de leurs jeunes voisins.

. Méditation, sur la Religion chrétienne dans ses rapports avec ïélat actuel de la société et des esprds.

M. GUIZOT. 203

Il m'a suffi de retarder -de quelques mois l'hommage que je voulais rendre à ce nouveau volume de Médita- tions chrétiennes, pour me trouver en présence d'un écrit plus récent encore, de cette large étude politique où, sous le titre de La France et la Prusse responsables de- vant V Europe , M. Guizot profitant admirablement de sa situation unique dans le monde, rappelle à l'ordre et à la paix deux puissances bien mal conseillées, l'une par son ambition, l'autre par sa fâcheuse manie de se créer avec des ruses plus d'embarras, d'humiliations et de mécomptes que ne lui en préparerait la franchise. Seul peut-être, parmi les hommes qui ont l'honneur de tenir une plume ou le malheur de gouverner un empire, M. Guizot pouvait, en ces circontances critiques, être un avertisseur sérieux et efficace. Témoin désintéressé des grandes luttes dont il fut l'acteur éminent et éprouvé, « occupé, nous dit-il, depuis vingt ans à essayer son tom- beau, )) ce n'est pas tout à fait, Dieu merci ! du bord de sa tombe qu'il s'adresse aux générations nouvelles ; c'est d'une place à part, chacune de ses exhortations de- vient émouvante comme un adieu et l'activité de la vie s'unit à l'autorité de la mort.

Assurément, de la politique de M. de Bismark à l'es- prit de l'Évangile il y a loin, et l'écrivain le plus habile dans l'art suranné des transitions aurait peine à passer sans secousse de la dernière publication de M. Guizot à ses Méditation* chrétiennes. Pourtant, qu'on y prenne garde ! Deux grandes idées m'ont frappé dans les six magnifiques chapitra dont se compose le nouveau vo-

204 NOUVEAU! SAMEDIS.

lame des Méditations. L'auteur y dénonce ce double penchant de l'orgueil moderne; subordonner la pensée de nos devoirs à celle de nos droits, si bien que les uns cessent d'être obligatoires, si les autres cessent d'être respectés; méconnaître l'autorité surnaturelle, histo- rique, intellectuelle, morale, sous quelque forme qu'elle nous apparaisse, pour n'accepter que notre sens per- sonnel. Élevez et généralisez la question; placez-la, non plus dans l'invisible domaine de la conscience et de Famé, non plus dans le conflit entre la foi et le libre examen ou dans les rapports entre individus, mais dans les relations de peuple à peuple ; vous arriverez bien vite, sans autre crainte que de copier M. de la Palisse, à conclure que l'Évangile bien compris, le christia- nisme bien pratiqué, seraient le meilleur gage de sécu- rité pour les nations, la plus puissante garantie contre les injustices de la conquête, les caprices de l'annexion et les horreurs de la guerre.

Je reviens aux Méditations. Ainsi que l'indique le sous- titre de ce volume, l'idée dominante du livre est, non pas de réconcilier la religion chrétienne avec l'état ac- tuel des sociétés et des esprits, mais de prouver qu'il n'y a pas même lieu à réconciliation une prétendue rupture ne peut être qu'un malentendu, des griefs chimériques ne résistent pas à la plus simple analyse, les deux soi-disants adversaires ne peuvent, au contraire, se passer l'un de l'autre et prospérer que l'un par l'autre.

Quels sont cependant les principaux caractères de ces

M. GUIZOT 20o

hostilités envenimées par des méprises? D'après les doc- teurs de la libre pensée, le christianisme serait incom- patible avec la liberté; il ne pourrait plus s'accorder avec la science ; répudié par la liberté et par la science, il devrait se résigner à voir la morale se dégager de sa longue élreinte et chercher à se faire un sort en dehors de son influence.

C'est à ce triple sophisme que répondent les trois premières Méditations : le christianisme et la liberté; le christianisme et la morale ; le christianisme et la science.

Mais ce n'est qu'une des faces du problème. Si vrai- ment le christianisme laisse en dehors de son enseigne- ment tout un côté de la science humaine, qu'est-ce que l'ignorance chrétienne, et comment peut-elle être plus savante que les savants et plus sensée que les sages? Si la religion exige ce sacrifice de la raison et de l'intelli- gence qui s'appelle la Foi, qu'est-ce que la foi chrétienne, et comment a-t-elle le don de remplir les lacunes et de reculer les limites de l'esprit humain, au lieu de le res- serrer ou de le contredire? Enfin, si une religion se manifeste surtout et s'affirme par les œi;vres, s'il lui faut, pour qu'on la croie, montrer ce qu'elle fait de l'homme intérieur, des âmes qu'elle éclaire et qu'elle dirige, qu'est-ce que la vie chrétienne, et comment le christianisme est-il la seule doetiine qui puisse subir répreuve redoutable de la mise en pratique? Tels sont les sujets des trois dernières Méditations : l'ignorance chrétienne, la foi chrétienne la vie chrétienne.

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206 NOUVEAUX SAMEDIS.

[1 serait bien difficile d'analyser un livre qui n'est lui- même qu'une forte et délicate analyse de toutes les idées, de tous les sentiments complexes ou contradictoires que soulève dans la société moderne le combat soutenu par la religion chrétienne contre un petit nombre de beaux esprits, de penseurs ou de savants, appuyé sur une masse d'indifférents et d'épicuriens. Il serait plus aisé d'y cueillir, presque à chaque page, des pensées reli- gieuses et profondes se résume ce que j'ai envie de nommer Y actualité du vrai :

« Aucune croyance, aucune institution n'élève si haut la dignité humaine et ne réprime si puissamment l'ar- rogance humaine. Plus la société est démocratique, plus il lui importe que ce double effet soit incessamment produit dans son sein. Le christianisme seul a cette vertu. »

(i Aujourd'hui plus que jamais, la morale a besoin de Dieu. »

« La liberté défendue contre la tyrannie et jamais l'in- surrection invoquée contre le pouvoir, des martyrs et point de meurtriers, c'est l'histoire du christianisme depuis le jour il est dans la crèche de Jésus-Christ jusqu'au jour il est monté sur le trône des Césars. »

u On a attaqué ce qu'on n'avait pas le droit de prendre ; on a promis ce qu'on n'avait pas le pouvoir de donner. »

« La liberté dans Tordre politique appelle et amène infailliblement la véracité dans l'ordre intellectuel »

Ces citations seraient innombrables ; si je les multi-

M. GUÏZOT. 207

pliais, mes lecteurs, à coup sûr, ne m'en sauraient que trop bon gré ; mais on m'accuserait de suppléer à mon incompétence en m'esquivant derrière M. Guizot. Jamais, selon moi, il n'a rien écrit de plus beau que ce dernier volume; jamais, sur un sujet aussi fertile en contro- verses, on ne marqua d'une manière à la fois plus sin- cère et moins offensive les dissidences qui séparent M. Guizot des catholiques et les certitudes qui l'en rap- prochent. J'ignore quel serait là-dessus l'avis des théo- logiens; mais un lecteur homme du monde, n'ayant que la foi du charbonnier et incapable même de discuter la qualité du charbon, ne rencontrera pas dans tout ce vo- lume dix lignes qu'il ne puisse accepter sans déserter un point de doctrine ou de discipline. De temps à autre, l'auteur rappelle doucement ce qu'il est, sans se hé- risser de ce qu'il croit ou blesser ce que nous croyons. Si le parallèle ne pouvait sembler bien futile pour des matières aussi graves, je le comparerais volontiers à un virtuose, doué d'une voix admirable et merveilleusement juste, musicien consommé, qui me chanterait une parti- tion que j'aime dans une langue que je ne connais pas. Certains mots, certaines phrases m'échapperaient; mais il n'y aurait pour mon oreille que sécurité et jouissance. C'est tout au plus si j'ai noté un passage sur la théo- logie scientifique et la théologie mystique, très spécieux, très-persuasif, très-vrai peut-être, mais M. Guizot a raison trop tôt. Les périls de la théologie mystique, celle qui exalte, sont surtout visibles dans un siècle comme le notre, où, le fond même de la vie sociale

208 NOUVEAUX SAMEDIS,

n'ayant plus rien qui se prête à ces sublimes ivresses de l'âme, le mysticisme fait l'effet d'une maladie morale, et les rares thaumaturges qui captivent un moment l'at- tention publique font plus de mal par les railleries qu'ils soulèvent que de bien par les exemples qu'ils don- nent. Quant à la théologie savante, celle qui explique, on ne saurait en parler avec assez de déférence et de respect; mais, de même qu'il existe, suivant l'expression du Père Lacordaire, des institutions et des gouvernements d'ancien régime, ne peut-on pas dire aussi qu'il existe des sciences d'ancien régime, dont le bagage, excellent autrefois, est maintenant trop lourd et qui encombrent l'esprit plutôt qu'elles ne l'aiguisent? Il est possible que la théologie proprement dite soit destinée, sinon à disparaître comme la scolastique, au moins à se modifier, à s'assouplir, qu'elle renonce à expliquer l'inexplicable, qu'elle rompe avec ce contre-sens apparent, qui consiste à poser à priori des mystères inaccessibles à notre intel- ligence, et à vouloir ensuite y pénétrer, à solliciter tout ensemble de notre raison une abdication et un effort inutile.

Voilà ce que penserait probablement, ce que dirait peut-être un homme du monde, un dilettante d'idées, même catholique, et il ne serait pas loin de s'entendre avec M. Guizot. Mais la question est trop grave, elle con- traste trop absolument avec notre légèreté et notre igno- rance, pour qu'il ne soit pas prudent de la réserver et de l'ajourner. J'en profite du moins pour rajeunir un lieu commun que je m'étais bien promis d'éviter; pour

M GUIZOT. 200

essayer de me rendre compte de la situation particu- lière que s'est faite M. Guizot à l'égard des catholiques, qui l'honoient, qui l'admirent, qui voudraient le con- quérir complètement, et des libres penseurs, qui le res- pectent, qui n'osent pas le heurter de front et qui lui répliquent sans le nommer l.

« Si je désire ardemment que M. Guizot se fasse catholique, me disait un prêtre illustre, c'est pour lui ; pour nous, il nous rend peut-être plus de services en demeurant ce qu'il est. »

D'autre part, je lis à la page 185 de ces admirables Méditations :

« Quant à la foi fondée sur l'autorité, le catholicisme en a donné le plus puissant exemple qu'en ait jamais vu le monde ; et, si le protestantisme a fait iaire à la foi individuelle un grand pas vers la liberté, il n'en a pas moins pris pour base fixe l'inspiration divine des livres saints, et maintenu ainsi au principe d'autorité une grande part et une action très-efficace. »

Plaçons-nous entre ces deux termes pour bien juger la position.

M. Guizot est très-sincère, et cette haute intelligence

'inclinant devant la vérité révélée, acceptant le principe

d'autorité, croyant à l'inspiration divine des livres saints,

offre, ce nous semble, un utile sujet de méditation à ces

jeunes aiglons d'école normale, qui, sous prétexte qu'ils

4 Voir dans la Revue des Deux Mondes, du 15 octobre, un article de M. Vacberot.

11

210 NOUVEAU! SAMEDIS,

possèdent quelques éléments de critique historique, quel- ques mots d'hébreu ou de syriaque, s'imaginent pouvoir regarder fixement Dieu, l'âme, le soleil, les mystères de la mort et de la vie. Mais l'éloquent écrivain est-il bien sûr que le protestantisme maintienne en effet au prin- cipe d'autorité, sans lequel il n'est pas de religion possible, une grande part et une action très-efficace ? Le protestantisme ne ressemble-t-il pas aujourd'hui à une forteresse défendue par un groupe de bons soldats sous les ordres de chefs intrépides, mais ouverte à l'en- nemi et trahie d'avance par une partie de la garnison ? J'ai lu avec une attention profonde cet article de M. Va- cherot dont le monde chrétien et le monde savant ne peuvent manquer de s'émouvoir. Je croyais lire, qu'on me pardonne cette expression familière, une invite aux protestants. L'auteur, plus hégélien qu'il ne veut en avoir l'air, fait évidemment consister la doctrine de la perfectibilité humaine, Redevenir substitué à Y être, dans la faculté de dissoudre peu à peu et de vaporiser les croyances religieuses, c'esl-à-dire la tradition et l'autorité, en commençant par les superstitions gros- bières ou violentes des théogonies primitives pour aboutir, non pas même au Jésus de M. Ernest Renan, héros de roman illuminé d'une étincelle divine, mais à un type idéal de morale universelle, conçu ou rêvé d'après un Christ imaginaire. Que dis-je? ce type, ou plutôt ce rose de l'humanité endormie dans ses langes est en- re trop réel, trop positif pour M. Vacherot. Avec un iain superbe, il L'abandonne aux apôtres et aux dis-

M. GUTZOT, 211

ciples des diverses écoles de Christianisme philosophique, pour s'enfermer, lui et les siens, dans la négation pure, ou, en bon français, dans l'athéisme.

Assurément, le protestantisme, tel que le professe et le pratique M. Guizot, est bien loin de ces conclusions désolantes, bien loin même de ce christianisme philoso- phique que M. Vacherot honore de ses respectueuses ironies. Pourtant, quand on songe aux dissolvants qu'il contient, à cet esprit d'examen sur lequel il repose, il est bien difficile de ne pas y voir le premier anneau de la chaîne que nos modernes penseurs veulent faire descendre jusqu'au néant, le premier échelon de l'échelle qui leur sert à escalader le ciel pour en revenir les mains vides. On reconnaît alors que ce n'est pas trop de l'énergique immutabilité de notre Église pour repousser ces termites qui débutent par une parcelle de la révé- lation divine pour finir par Dieu tout entier. On regarde passer les visions fugitives autour de ce cadran immo- bile, et l'on se dit qu'une horloge qui retarde est encore préférable à une horloge détraquée.

Mais voilà de bien grands mots pour un frivole critique qui devrait s'en tenir aux romans. Je veux du moins me rapprocher des sujets habituels de ces causeries et dédommager mes lecteurs en citant une page exquise M. Guizot caractérise le peuple français :

« Comme l'ardent chasseur de la ballade de Bùrger, la France est sollicitée par deux génies contraires, pré- sents et pressants à ses côtés. Depuis l'ouverture du dix-

212 NOUVEAUX SAMEDIS.

neuvième siècle, notre histoire n'est que l'histoire de cette grande lutte et de ses vicissitudes, la série des vic- toires et des défaites des deux forces qui se diputent l'avenir de notre pays.

« Leur action s'exerce sur un peuple prompt aux impressions vives et variées, aux élans généreux, sym- pathique et mobile, maintenant refroidi et intimidé par ses échecs dans ses ambitions et par ses mécomptes dans ses espérances, ramené et retenu par l'expérience dans les limites d'un bon sens modeste, plus préoccupé des périls de sa situation que des droits de sa pensée, mais toujours remarquablement intelligent et sagace, ami de la liberté, même quand il la craint, et de l'ordre quoiqu'il ne le défende qu'à la dernière extrémité ; plus touché de la vertu que choqué du vice, honnête dans ses instincts et ses jugements moraux, malgré la faiblesse de ses croyances morales et ses complaisances envers des hommes qu'il n'estime pas, et toujours prêt, malgré ses doutes et ses alarmes, à revenir aux nobles désirs qu'il a l'air de ne plus éprouver. »

g II y a évidemment, ajoute M. Guizot, de quoi donner courage au bon génie de la France. » Et nous aussi, nous ajouterons à notre tour : 11 y a dans cette page empreinte d'une mélancolique bienveillance, il y a dans ce livre tout entier de quoi donner courage à ceux qui ne veulent pas désespérer d'un temps , d'une société, d'un pays, de pareils apologistes répondent à de pa- reils adversaires. Le pessimisme est corrosif ou stérile, et ce sera une des gloires de M. Guizot de n'avoir pas

M. GUIZOT. 213

fait de ses griefs personnels et de ses rancunes le texte de récriminations trop faciles contre un peuple toujours enclin à médire de ce qu'il a et à regretter ce qu'il perd. Ou plutôt II. Guizot n'a pas eu de rancune; cette per- sistance sereine à nous rendre le bien pour le mal lui aura été plus profitable que les plus éloquents anathôines et lefe plus véhémentes représailles. Grâce à un phéno- mène profondément spiritualiste, l'illustre vaincu de 1848 aura reconquis en influence morale cent fois plus qu'il n'avait perdu en puissance matérielle. 11 aura fi- guré pour une part bien grande et bien honorable dans le spectacle, dans le contraste que nous offre la société actuelle et qui peut se résumer en deux mots -.l'athéisme sénatorial et la liberté chrétienne.

XiV

M. DE LAMOTHE1

Novembre 1868.

Les Parisiens et les Parisiennes qui ont eu l'honneur et le plaisir de connaître des Polonais, et qui, par leurs souvenirs de famille, remontent à l'époque la fortune de ce noble peuple parut un moment liée à celle de la France, ne seront pas étonnés d'apprendre qu un erudit spirituel, homme d'imagination et de talent, vient de pu- hlier un livre les Polonais sont peints comme des hé- ros ; mais s, j'ajoute que M. de Lamothe nous les repré- sente tous comme des saints, peut-être un léger sentiment de surprise et de doute se mêlera-t-il à l'émotion pro- tonde, àl'ardente sympathie qu'éveillent tant debravoure, de patriotisme et de malheurs.

Car, enfui, on ne peut pas supposer que le trajet de

* Les Faucheurs d? la mort.

M. DE LAMOTHE. 215

Varsovie à Paris et le changement d'air suffisent à de telles métamorphoses. Nous ne voyons dans ce pathétique récit des Faucheurs de la Mort que des chrétiens de la primitive Église, des confesseurs et des martyrs dignes des catacombes. Les femmes sont de chastes et sublimés héroïnes qui n'ont pas l'air de se douter qu'il puisse exister pour elles un autre homme que leur fiancé ou leur mari; les chefs et les soldats, dont quelques-uns sont de vieux grognards de la Grande Armée, récitent en commun la prière du soir, invoquent à tout propos la Vierge miraculeuse et s'approchent des sacrements, comme des croisés du temps de saint Louis, chaque fois qu'ils préludent à une de leurs périlleuses campagnes. Leurs évêques et leurs prêtres sont à la fois des Athanase et des Vincent de Paul. Non contents d'opposer une éner- gique résistance au despotisme de l'autocrate et de ses odieux agents , ils ne permettent pas à leurs ouailles, traquées, égorgées, garrottées, torturées, martyrisées, trahies, d'exercer de légitimes représailles, alors même que ces exécutions après le combat seraient des précau- tions plutôt que des vengeances.

Je ne prétends pas, remarquez-le bien, contester l'exac- titude d'un seul trait de cet émouvant tableau; il y a, dans les Faucheurs de la Mort, une telle intensité de cou- leur locale, il est si évident que M. de Lamothe a, sinon assisté aux sanglantes scènes de la dernière insurrection polonaise, au moins recueilli sur place les souvenirs en- core palpitants de cet épisode, que, le sachant sincère et te croyant vrai, ne pouvant douter de ses paysages et de

4216 NOUVEAUX SAMEDIS.

ses documents, je ne veux pas douter de ses personnages. Seulement, je dis à part moi : Voilà qui est bien extraor- dinaire ! Los Polonais que j'ai connus étaient tout ce qu'on peut imaginer de plus vaillant, de plus chevaleresque, de plus gracieux, de plus séduisant ; mais cette séduc- tion, ce don de grâce et de souplesse, particulier aux races slaves, cetîe façon à la fois subtile et passionnée, flexible et fougueuse de comprendre les grands mobiles de l'activité humaine, l'amour, la religion, le patriotisme, la liberté, le plaisir, n'avaient rien de commun avec la perfection catholique. Quant aux femmes, on ne saurait en dire assez, et les madrigaux s'épuiseraient avant d'avoir dignement célébré la magie de ces adorables créatures qui tiennent tout ensemble de l'héroïne, de l'amazone, de la princesse, de la chatte, du courtisan, du diplo- mate et de la sirène; seulement toujours un seule- ment! — il arrive souvent à ces délicieuses filles d'Eve, parentes très-éloignées d'Artémise, de se remarier avant d'être veuves; et, comme l'Eglise catholique ne reconnaît pas le divorce, on y supplée par une foule de moyens de nullité que je me garde bien de critiquer, mais qui nous donnent le droit de murmurer en comparant cette tolé- rance à l'austère fermeté du clergé français; c'est une autre paire de manches !

A présent, si nous passons du doux au grave, nouvelle objection. J'admets que le caractère des insurrections polonaises soit essentiellement chrétien et catholique, comment se fait-il donc que la plupart de leurs points d'appui, en France, soient tout le contraire? Parmi le»

M. DE LAMOTHE. 217

échappés de ces glorieux naufrages, l'élite se rattache aux illustres défenseurs du catholicisme libéral ; mais Timmense majorité fraternise avec les libéraux de l'Ave- nir national et du Siècle, lesquels mènent de front leur enthousiasme polonais et leur guerre contre l'Église. Enfin il suffit d'avoir fait partie de la garde nationale de Paris pour savoir que c'est au cri de Vive la Pologne! poussé par de singuliers enfants de chœur, que se sont escrimées toutes les émeutes, terribles ou grotesques, qui émaillèrent l'orageuse existence de la monarchie de 1830 et de la république de 1848. Or, si ces émeutiers voulaient défendre, aux dépens du trône, les intérêts de l'autel, il faut avouer qu'ils cachaient leur jeu.

N'insistons pas; ceci n'ôte rien au mérite des Fau- cheurs de la Mort. Si je me permets ces chicanes, ce n'est pas pour taquiner le légitime succès de M. de Lamothe; c'est parce que j'y trouve un nouvel argument au profit d'une thèse que je ne me lasserai pas de plaider; l'erreur, Terreur capitale des romanciers religieux qui s'obstinent à mettre leur religion dans leurs romans au lieu d'y mettre tout simplement leur honnêteté et leur sens moral. Voyons ! leur dirai-je : êtes-vous si ardemment catholiques qu'il vous soit impossible d'écrire une page sans y signaler la ferveur de votre foi? Alors écrivez des livres comme les Moines d'Occident, comme les Soirées de Saint-Péters- bourg, comme les ouvrages d'Ozanam ou de M. Auguste Nicolas, comme les Traités de madame Swetchine, les Lettres d'Eugénie de Guérin, les Mélanges et les polémi- ques de M. Louis Veuillot. Il me semble que la part est 13

218 NOUVEAUX SAMEDIS.

encore assez belle et le champ assez vaste. Le roman est un genre ; genre qui a ses lois, et la première de toutes est de ne pas se mêler de ce qui ne le regarde pas, d'évi- ter de confondre l'imagination avec la conscience, de ne point aggraver cette difficulté déjà bien grave, qui con- siste à rivaliser avec le roman véritable en se privant de presque tous ses moyens de succès. On a essayé, et on n'a pas réussi, parce qu'on ne pouvait pas réussir. Pour nous borner à quelques exemples, le roman deFabiola est ennuyeux comme la pluie. L'Enthousiasme, se ré- vèlent un grand talent et une grande âme, déjoue l'at- tention la plus patiente. Louis Veuillot, lui, ne peut pas être ennuyeux; mais ses romans dévots font l'effet d'une gageure qui agace les nerfs, alors même qu'il la gagne; en somme, ses œuvres d'imagination restent inférieures à ses articles de journal, il demeure incomparable.

Qu'est-ce que le roman? Un drame raconté. Eh bien ! metti iez-vous votre religion dans un drame? La feriez- vous comparaître au théâtre? Oui, s'il vous est indifférent de la profaner, et d'être sifflé; non, si vous êtes animé pour elle d'une de ces respectueuses tendresses qui vivent de silence et de mystère. Le roman ne peut pas être une œuvre de propagande pieuse; mais alors que sera-t-il? Un plaisir permis, une récréation honnête, s'il est écrit par une plume chaste comme celle de Walter Scott ou de notre Jules Sandeau ; quelque chose comme une soirée au Théâtre-Italien. Vous figurez-vous Fraschini et made- moiselle Patti, interrompant, dans Lucia, le charmant duo des fiançailles, pour se demander, entre deux rou-

M. DE LAMOTHE. 2)9

lades, s'ils se feront puséystes après leur mariage? Je suis sûr que les locataires les plus pieuses et les inoins décolletées des premières loges leur diraient : « Non est hic locus! » si elles savaient le latin.

Nous voilà bien loin des Faucheurs de la Mort : j'y re- viens pour reconnaître que, cette foisr mes réserves por- tent peut-être à faux, par la bonne raison que l'ouvrage de M. de Lamothe, qualifié d'abord de grand roman ca- tholique et populaire, est plutôt, selon nous, une his- toire pittoresque et animée. Quelques lignes d'analyse éclairciront la question et justifieront, je l'espère, mes critiques et mes éloges.

Un jeune Polonais, et élevé à Paris, César Kirposky, est rappelé en Pologne par son oncle Wladimir, vétéran de l'insurrection de 1831. Nous sommes en juillet 1862. César a mené jusque-là la vie d'étudiant et d'artiste; il est quelque peu peintre, mais surtout habitué des ateliers, des divans et de la Closerie des Lilas; il en a rapporté un chapeau pointu et un pantalon à grands carreaux, qui joueront leur rôle dans la suite du récit.

L'intérieur de Wladimir Kirposky est tout à fait pa- triarcal; deux fils de quinze à seize ans, Georges et Mi- chel, patriotes adolescents, voués d'avance à la mort ou à l'exil ; deux filles, Thadéa et Marfa, les deux sœurs qu'on retrouve dans presque tout les romans de Cooper; l'une blonde, l'autre brune; l'une douce, tendre et dévouée, ne rêvant que les joies de la famille ; l'autre énergique et fière, passionnée et virile, appelant de tous ses vœux la délivrance de sa patrie. César a conservé de Thadéa

220 NOUVEAUX SAMEDIS.

un de ces aimables souvenirs d'enfance, qui ne deman- dent qu'à changer de nom : il la trouve mariée à Chusko. Un peu désappointé de ce côté-là , il se rabattrait volon- tiers sur Marfa, qui n'est plus du tout une petite fille comme il se l'était figurée, et qui lui apparaît dans toute sa grâce cavalière d'amazone et de future héroïne. Hélas! Marfa est fiancée à Narbut, un autre héros qui va être, avec Chusko, un des chefs de l'insurrection prochaine.

Ici, j'arrête net M. de Lamothe, et je lui dis : vous voyez donc bien que votre livre n'est pas un roman, et que, préservé de toute tentation romanesque par la poignante beauté de votre sujet, vous avez dès l'abord écarté ce qui semblait ressortir de ce sujet même! Voici mon plan; il est bien simple ; César, au lieu d'être relégué à l'état de doublure, de petit cousin in partibus ftdelium, serait le héros de mon livre. Polonais de Paris, viveur de haut goût, habitué des coulisses de l'Opéra, membre du jockey- club, il est resté pourtant Polonais et chrétien dans l'âme. Les souvenirs de son pays, l'image chaste et souriante de sa cousine, Thadéa ou Marfa, peu importe ! font en- core battre son cœur. Là-dessus, il est rappelé en Po- logne; il brise d'indignes liens qui le retenaient à Paris; et le voilà chez son oncle, dans cette maison d'Atrada que M. de Lamothe a si bien dépeinte, auprès de Thadéa, qui n'est ni mariée ni fiancée à un autre, se régénérant dans cette vie nouvelle tout est honneur, pureté, calme, tradition, respect du foyer domestique, aspiration à 1 idéal, à la liberté, aux nobles et immortelles tendres- ses. César aime Thadéa; l'aimera-t-elle? c'est à ce mo-

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ment qu'éclate l'insurrection polonaise, et nous ne pou- vons mieux faire que de prendre M. de Lamothe pour guide ; car dès qu'on entre en campagne, dès que reten- tit le cri national « Boze cos Polske ! », il est impossible de ne pas s'abandonner à cette entraînante lecture.

L'amour de Thadéa fait de César un héros ; il prend part à ces combats une poignée d'hommes tenait en échec les armées du czar, à ces épisodes sublimes l'on ne sait ce qui doit étonner le plus : l'héroïsme des vaincus, la férocité des vainqueurs, l'odieux système de la Russie, la barbarie de ses généraux, la vénalité de ses fonctionnaires, le mensonge de ses gazetiers ou l'égoïste indifférence de l'Europe, complice muette de ces cruautés et de ces mensonges. César succombe avec ses intrépides compagnons; il n'a pas le bonheur de mourir sur le champ de bataille; il est pris et emmené à Varsovie pour servir d'ornement et de preuve vivante à ces dérisoires triomphes. règne en souveraine une danseuse célèbre, la Bagratief, qui impose toutes ses volontés au gouver- neur de la ville. Deux ou trois ans auparavant, la Bagratief était, à l'Opéra de Paris, une des étoiles de la danse. Elle a connu, elle a aimé à sa manière le beau César Kirposky. Ils se retrouvent en présence, elle en grande toilette sur le balcon du palais ; lui blessé, meurtri, pri- sonnier, chargé de fers, n'ayant plus rien à espérer dans ce monde que le martyre sous une de ses trois faces ; le cachot, le gibet ou la Sibérie. Thadéa, son amante, sa fiancée, sa femme, est accourue pour le revoir, pour le secourir, pour le sauver... et c'est ainsi qu'une rencontre

**3 NOUVEAUX SAMEDIS,

pleine de déchirements, de luttes, de désespoirs et de sacrifices, peut avoir lieu entre la courtisane et l'épouse. Je ne veux pas savoir quelles étincelles jailliraient de ce choc: je ne vais pas plus loin, n'ayant pas à finir un récit que je n'ai pas commencé. Il m'a suffi d'indiquer la gamme et la nuance, de montrer à M. de Lamothe, qui s'en tirerait mille fois mieux que moi, ce que comportait son sujet, et à quelles conditions il aurait pu écrire un vrai roman. Il ne Ta pas voulu, et je n'ose l'en blâmer. On vous a souvent conté l'histoirede ce cuisinier deMasséna,qui, dans les horreurs d'un siège, n'ayant d'autre provision que de la viande de cheval, sut l'accommoder avec tant d'art, que tous les convives s'y trompèrent et crurent manger les mets les plus succulents. M. de Lamothe peut être comparé à ce cuisinier. Volontairement privé de tout ce qui affriande les gourmets et les gourmands de roma- nesque, il a fait, avec du cheval, ce que bien des gens ne sauraient pas faire avec des poulardes, des truffes et du gibier. Il n'en est pas moins permis à ceux qui l'estiment et qui l'aiment, de regretter qu'il se désarme ainsi avant la lutte et qu'il dépense son talent à rendre intéressantes des privations inutiles. Le diable est si malin ! le roman moderne, ce verger de fruits défendus, est parfois si sé- duisant ! Un vieux critique en sait là-dessus presque autant qu'un vieux confesseur ou un vieux juge. Voici générale- ment ce qui arrive : L'Ouvrier, oui... excellent journal populaire, qu'il faudrait bien propager dans les ateliers... Les Faucheurs de la Mort, touchant et édifiant récit qui peut se lire, le soir, autour de la table de famille:

M. DE LAMOTHE. 225

compliments des catholiques illustres, approbation des évêques,rien n'y manque... et Ton va dévorer en cachette M. de Camors.

Quoi qu'il en soit, les Faucheurs de la Mort, tels que l'auteur nous les raconte, peuvent se redire en moins d'une page. Pour en finir avec le feu qui couve sous la cendre chaude, les Russes se font agents provocateurs. L'enrôlement volontaire, qui n'est que le plus brutal des enrôlements forcés, sert de prétexte à de telles violences, que la révolte devient le plus saint des devoirs : elle éclate. Narbtit, fiancé de Marfa, Chusko, mari de Thadéa, com- mandent, l'un les Enfants du Désespoir, l'autre les Fau- cheurs de la Mort. Leurs premiers succès, leur ardeur guerrière, leurs revers inévitables, leurs expéditions nocturnes, favorisées par la neige et contrariées par le dégel, les haltes dans la clairière, les embuscades dans les bois, l'enthousiasme de ceux qui tombent, les an- goisses de ceux qui survivent, tout cet ensemble est re- tracé avec une netteté, une verve, une chaleur communi- cative que je ne saurais assez louer : M. de Lamothe a trouvé moyen de diversifier l'uniformité et de varier la monotonie. Son juif Abraham est saisissant, mêmeaprès le Shylock de Shakspeare et l'Isaac de Walter Scott. Thadéa et Marfa gardent jusqu'à la fin, Tune sa douce physio- nomie d'époux et de jeune mère, l'autre sa vaillante figure de Clorinde polonaise. Saintement unie à Narbut sur le tombeau de son père, devenue la compagne de ses fatigues et de ses périls, elle meurt avec lui ; scène héroïque et funèbre, qui donne raison à M. de Lamothe

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contre moi ; car il faudrait être le plus entêté ou le plus immoral des critiques pour exiger des complications romanesques au moment l'auteur atteint le plus haut degré de pathétique en faisant mourir côte à côte, sous le fer et le feu des Russes, une femme et un mari.

Ce qu'il y a -surtout de remarquable dans l'ouvrage de M. de Lamothe, c'est la manière, à la fois très-naturelle et très-savante dont il traite le paysage, le climat, les détails de costumes, d'usages familiers, de traditions po- pulaires et de couleur locale. Il les fond si bien avec son récit qu'ils en deviennent des éléments essentiels, néces- saires, et qu'ils semblent agir, parler et marcher avec les incidents et les personnages. Il en résulte une vie extra- ordinaire qui se répand sur le récit tout entier, supplée au roman absent ou insuffisant, et ne permet pas qu'un instant de lassitude se mêle à cette série d'émotions na- vrantes. C'est un tour de force dont je félicite le pieux écrivain et que nous retrouverons sans doute dans les Martyrs de la Sibérie, suite, hélas ! trop logique des Fau- cheurs de la Mort.

Mais la Russie? Mais les Russes? Mais le czar? ces gé- néraux , ces officiers, ces employés, cette police? ces raffinements de bassesse, d'atrocité, de perversité, d'in- famie? Est-ce bien possible ? Est-ce bien vrai ? S'appelle-t- on, même en Russie, Krapoulof, Pillardof, Blagourof, Bruticof? L'auteur n'a-t-il pas cédé à l'envie, bien vénielle, de charger les persécuteurs et les bourreaux pour rendre plus intéressants les héros et les martyrs? Il !e nie, il

M. DE LAMOTHE. 22n

donne ses preuves, et je suis loin de les contester; mai* alors sait-il la sensation que j'éprouve et que partageront tous ses lecteurs? Tarquin, Caligula, Tibère, Néron, Do- mitien, Henri VIII, Philippe II, Borgia, Robespierre, Car- rier, Collot d'Herbois sont dépassés; il ne faut plus les maudire, ou plutôt il faut associer à l'exécration qu'ils inspirent les hideux tortionnaires du plus généreux de tous les peuples. Le temps a ses effets de proximité, comme l'espace. Je frissonne en songeant que je suis le contemporain de l'autocrate qui a ordonné ou toléré ces horreurs, des misérables qui les ont faites, des journa- listes qui ont couvert de leurs mensonges cet amas de barbaries et d'ignominies. Je comprends maintenant d'après quel pressentiment bizarre, non content de ne pas mettre les pieds à l'Exposition universelle, j'ai eu soin, tant qu'elle a duré, de marcher dans les rues de Paiis, les yeux baissés comme un séminariste ou une pensionnaire du Sacré-Cœur. J'avais instinctivement peur de rencontrer, courant à la Grande- Duchesse de GéroU stein, Krapoulof ou Bruticof. Sérieusement, en supposant même que l'auteur de ces émouvants Faucheurs de la Mort eût poussé au noir, nous devrions l'en remercier plutôt que nous en plaindre. Assurément, il a moins exagéré que les Russes n'ont menti. Ses exagérations sont toutes en l'honneur de l'héroïsme et de la vertu; leurs mensonges furent tous au profit de l'oppression et du crime. Puisque les gouvernements et les peuples ont trouvé commode de ne savoir rien, il est bon qu'un homme de talent et de cœur leur dise un peu plus que

13.

-26 NOUVEAUX SAMEDIS.

tout. Si nous étions encore capables de nous passionner en faveur d'une grande cause, les Faucheur* de la Mort seraient pour la Pologne ce que la Case de V Oncle Tom fut pour l'abolition de l'esclavage.

..— .

IV

M. LE COMTE D'HAUSSO.WILLE '

Novembre 1868,

Nous en sommes restés, avec M. d'Haussonville, au moment de l'entrée des troupes françaises à Rome f. Si Ton admet que nul drame n'est comparable aux combats intérieurs d'une belle âme, on ne s'étonnera pas de nous voir qualifier de coup de théâtre le changement qui, à dater de cette époque (février 1808), s accomplit dans l'attitude et les résolutions du pape Pie VII. Tant qu'il avait pu garder quelque espérance, il n'avait pas cru devoir compromettre les bienfaits du Concordat en se montrant trop susceptible ou trop rigide. Il avait sacri- fié ses griefs personnels et ses scrupules de Souverain- Pontife à ce qui lui semblait être l'intérêt de la religion

1 L' Eglise romaine et le premier Empire, t. III. * Voir le cinquième volume des Nouveaux samedis.

2^8 NOUVEAUX SAMEDIS.

et de l'Église. Désormais, son devoir était tracé, et, pour une conscience telle que la sienne, le connaître c'était le faire. Nous allons suivre, avec un guide incomparable, les détails et le crescendo de ce duel entre la force et la faiblesse, la victime redoublait de fermeté à mesure que le persécuteur redoublait de violence. Comment finit ce duel, on le sait.

Mais ce qu'on ne savait pas, ce qu'on n'aurait peut- être jamais bien su sans M. d'Haussonville, c'est le vrai rôle joué par Napoléon dans ce long conflit il voulut sans cesse faire de la politique en théologien, de la théo- logie en politique et de la diplomatie en conquérant. C'est ce perpétuel mélange d'astuce et de rudesse par se dessine un des traits caractéristiques de celte physio- nomie si complexe, que ses beautés sont des mystères, que ses laideurs sont des énigmes, qu'il est plus facile de la maudire que de l'expliquer, et que l'on peut, sui- vant le point de vue, le moment, l'effet de lumière ou de nuit, la comparer tantôt à la radieuse figure d'un César olympien, tantôt au louche visage d'un César de Bas- Empire.

Oui, si jamais la grandeur de Napoléon Bonaparte parut essentiellement byzantine, c'est dans ses rapports avec la cour de Borne, avec le doux et saint vieillard qu'il trompa avant de l'opprimer. Il y a bien plus de Con- stantin que d'Alexandre ou de Charlemagne ; d'un Con- stantin d'arrière-saison, spéculant sur la doctrine galli- cane, comme l'autre s'était appuyé sur l'ariariisme. Seulement, chez le vainqueur du pont Milvius, l'ivresse

M. LE COMTE D'HAUSSON VILLE. 229

d'une foi nouvelle se confond avec celle d'une vieille om- nipotence; il voudrait mettre d'accord ce qu'il peut et ce qu'il croit. La religion chrétienne a été si longtemps martyrisée par ses ennemis, que la rendre libre ne lui suffit pas, et que, dans son zèle impérial, il lui semble tout naturel de la faire régenter par son néophyte. A la fois subtil, sincère et barbare, il perd, dans cette série de confusions et d'efforts, le sens moral avec le sens évangélique; il va du trouble à l'erreur, de l'erreur à la faute, de la faute au crime.

Le vainqueur de Wagram n'est pas, comme Constantin, un hérésiarque passionné pour le culte qu'il méconnaît ou qu'il persécute. Il ne se jette pas, avec la fougue d'un catéchumène autocrate, sur le sein d'une religion qu commence, au risque de la meurtrir. 11 calcule froide- ment le parti qu'il pourra tirer d'une religion que l'on croyait finie et qu'il espère confisquer en la ranimant. Trop croyant pour consentir à ne régner que sur du néant et de la matière, pas assez pour laisser aux consciences leur libre arbitre, comblant avec ses superstitions les lacunes de sa foi, on dirait qu'il ne veut proclamer Dieu et f âme que pour faire de l'un son allié et de l'autre sa vassale. II lui plairait de réintégrer le catholicisme pour avoir un sujet de plus, de le conquérir, comme il a conquis la moitié de l'Europe, et d'y placer des évê- ques en guise d'intendants et de préfets. Il aime à tri- cher sur la nappe d'autel comme il trichait, dit-on, sur le tapis vert. Il joue avec les distinctions captieuses du spirituel et du temporel, ainsi qu'un escamoteur avec sa

230 NOUVEAUX SAMEDIS

muscade, les réunissant pour les absorber, les sépa- rant pour en être maître, et, de peur qu'on ne rende à Dieu ce qui est à César, forçant de prodiguer à César ce qui est à Dieu. Par un raffinement de despote s'imposant aune société vieillie, il s'amuse à sophistiquer ses vio- lences ; il aspire à cumuler, avec la raison du plus fort, la force du plus raisonnable ; il exige qu'on l'approuve en lui obéissant, et que Ton cache ce qui le condamne. Mais c'est le châtiment de son mépris hautain pour les droits sacrés de la conscience, que ce qu'il veut exploiter se retourne contre lui, que ses armes viennent se briser contre la seule forteresse qui n'a riçn pour la défendre, et qu'il soit, en définitive, le vaincu de cette lutte il n'a rencontré que des résistances impalpables et invi- sibles.

Dans ce troisième volume M. d'Haussonville nous semble s'être encore surpassé , tout est vivant , parlant, entraînant, irrésistible, la gravité de l'his- toire s'unit à tout le piquant des Mémoires, le détail le plus curieux peut-être est celui qu'on a déjà signalé ; l'apparition (c'est le mot) de revenants bien importuns, ou, pour parler sans métaphore, de lettres que l'on pou- vait regarder comme perdues, mortes et enterrées, et que M. d'Haussonville a rendues à la vie et à la lumière. Jusqu'à présent, ce n'était que dans les mélodrames que l'on voyait tout-à-coup apparaître un personnage que l'on croyait égorgé ; mais celui-là, d'ordinaire, ne gênait pas les héros ; il ne dérangeait que les traîtres. Ce supplé- ment imprévu à la volumineuse Correspondance de Na-

îlî LE COMTE D'HAUSSOSVULE. 231

poléonl**, publiée avec l'intention officielle d'ajouter en- core à sa gloire, est d'autant plus inappréciable, qu'il ne complète pas seulement le recueil des lettres de l'Empe- reur, relatives à ses démêlés avec Rome. Nos souvenirs, ceux de la France et du monde, avaient aussi besoin d'être renseignés et ravivés.

En savourant le livre de M. d'Haussonville, je me suis posé pour la centième fois une question embarras- sante : la génération à laquelle j'appartiens a commencé à voir et à entendre pendant ces années si bizarres le libéralisme bonapartiste ressemblait au loup devenu berger. Dans les familles royalistes et chrétiennes, bien des griefs se dressaient contre l'Empereur. Les plaies étaient encore saignantes, les places vides au foyer, les yeux des mères rougis par les larmes, les champs en friche, les villages brûlés, le spectre de la faim errant à travers les campagnes. Parlait-on beaucoup des mon- struosités commises contre Pie VII, contre ses cardinaux, ses évêques et ses prêtres, contre la liberté et la dignité de l'Église? Non; la mort du duc d'Enghien, la guerre d'Espagne, les levées en masse, les jeunes gens forcés de partir après s'être rachetés deux ou trois fois, la chair à canon découpée jusqu'au fond des entrailles de la France, telles étaient les pièces principales du dossier. Du Pape et de ses souffrances, presque rien. C'est à peine si, en passant, dans la galerie du Luxembourg, devant le beau portrait de Pie VII par David, on se disait, à la vue de cette douce et mélancolique figure dont le fin sourire semblait à la fois retenir un reproche et exprimer

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un pardon ; encore un martyr, celui-là, une victime de la Révolution et de l'Empire !

Quelles causes assigner à cette bizarrerie? Il y en a plusieurs ; j'en ai déjà indiqué quelques-unes. La France, on ne saurait assez le redire pour l'édification des libres penseurs qui mesurent au catholicisme ses années de déclin comme Ton compte les heures d'agonie d'un ma- lade, la France, du moins dans les classes élevées et éclairées, était bien moins religieuse, ou, si l'on veut, savait bien plus mal sa religion, de 1800 à 1820, que la France d'aujourd'hui. La foi chrétienne ne s'était guère maintenue intacte que dans des familles parlementaires de haute bourgeoisie ou de noblesse de robe. Or celles- étaient presque toutes gallicanes, et, par une contra- diction singulière, bien faite pour humilier l'orgueil de l'homme , le gallicanisme, invoqué et perpétué comme condition d'indépendance en face de la royauté d'ancien régime, allait devenir un instrument de servilisme en haine des doctrines ultramontaines. Désobéir à Pie VII pour fléchir devant Fouché, Rovigo ou Bigot de Préa- meneu, c'était, il faut l'avouer, un dénoûment que Bos- suet, tant de fois invoqué par l'Empereur, n'avait pas prévu. Si j'osais mêler à ces graves souvenirs une anec- dote familière, je vous raconterais que, un vendredi soir, aux Tuileries, une duchesse du faubourg Saint-Germain, spirituelle et dévote, vit le cardinal Maury manger déli- catement une tranche de jambon : « Voilà, dit-elle assez haut pour être entendue, voilà les libertés de l'Église gallicane. » Eh bien! tel était le prestige de Napo

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léon, telle était la terreur inspirée par les agents de son ombrageuse puissance, que cette femme, qui portait un des plus beaux noms de l'ancienne France, s'enfuit aus- sitôt du palais comme poursuivie par les Euménides et en eut pour dix jours ou plutôt dix nuits d'insom- nie. Au lieu d'un bon mot, mettez une idée sérieuse, et, à la place d'une tranche de jambon, un ordre du mi- nistre de la police ou du ministre des cultes; vous com- prendrez cet étrange épisode la gravité janséniste se fit complice de la légèreté voltairienne pour venir en aide à l'oppresseur contre l'opprimé.

N'importe ! ni le défaut d'éducation religieuse pendant ces années qui vont du chaos de 95 aux éblouissements de 1810, ni la frivolité française, ni la docile roideur galli- cane, ni le prestige de la gloire impériale, rien de tout cela ne suffirait à expliquer comment le plus odieux peut-être des attentats de Napoléon contre la conscience et la liberté humaines a passé presque inaperçu et a laissé peu de traces. Le vrai, c'est que, grâce à un système merveilleusement organisé pour faire parler le men- songe et mentir le silence, le gouvernement pouvait re- cueillir tout ensemble les avantages de l'acte officiel et les bénéfices de l'action clandestine. Un pape était em- prisonné dans son propre palais, puis enlevé nuitamment par des gendarmes, amené en France dans une voiture fermée à la curiosité des uns et aux respectueuses sym- pathies des autres, puis ramené et clôturé à Savone ; et, lorsqu'une vague rumeur, parvenue jusqu'à Paris, don- nait aux plus indifférents envie de savoir ce qu'il fallait

•2"4 NOUVEAUX SAMEDIS.

croire de cette prison, de cet enlèvement, de ce voyage, de cet empressement de nos populations méridionales, voici de quelle façon le grave Moniteur répondait à ces curio- sités indiscrètes : a Les esprits sont ici très-préoccupés du passage, dans la commune deBornin (commune traversée par le pape lors de son arrivée à Grenoble) d'un animal inconnu, que les traces qu'il a laissées font présumer être un reptile d'une grosseur extraordinaire. » Nous le de- mandons, un grand homme s'est-il jamais plus impu- demment joué d'un grand peuple, et M. d'Haussonville n'a-t-il pas raison d'ajouter : « Telle est pourtant la mi- sère fondamentale des pouvoirs absolus, qu'ils ne peu- vent, au faîte même de la fortune, se décider à laisser libre cours à la vérité. C'est leur honte d'être obligés par- fois d'employer pour la dissimuler les plus misérables subterfuges, et c'est aussi leur châtiment que, surpris tôt ou tard dans ces bas manèges, ils en sont considé- rablement diminués, et deviennent aux yeux de la pos- térité, non plus seulement odieux, mais ridicules. »

Surpris ! manège ! Cette fois le manège et la sur- prise ont été de deux sortes et de deux dates. On a eu d'abord la vérité en gros, celle qui finit par se dégager tôt ou tard des voiles dont l'embarrasse l'adulation ou la frayeur, et qui est la revanche des Moniteurs de l'a- venir contre les Moniteurs du présent. Maintenant nous l'avons en détail dans les documents recueillis avec une admirable persévérance par M. d'Haussonville, malgré le mauvais vouloir des archives ministérielles. Nous avons surtout le régal d'une quinzaine de lettres supprimées

M. LE COMTE- D'HAUSSONMLLE 255

par la commission chargée de publier la Correspondance de Napoléon Ier ; oubli qui ne peut s'expliquer que par la vive tendresse que le président de cette commission porte, comme chacun sait, à l'Église romaine, au Souve- rain Pontife et au clergé. Je parierais volontiers que, malgré ses connaissances en arithmétique et en chrono- logie, il aura eu besoin de réfléchir pour bien s'assurer que sept n'était pas neuf. C'est sans doute au milieu de ces réflexions que les quatorze lettres lui auront échappé. nous apprenons que Ton fit déporter en Corse, dans les localités les plus malsaines ou les plus sauvages, non pas quelques prêtres , mais des centaines de prêtres ; qu'au mépris des plus simples sentiments d'humanité, de vieux cardinaux, desévêques infirmes furent violemment dépaysés, exilés, emprisonnés, traînés de brigade en bri- gade; que le Pape se vit séparé de ses conseillers, de ses amis, de ses serviteurs, du valet de chambre dont les soins lui étaient nécessaires ; qu'à Savone, un officier de gendarmerie venait tous les jours constater sa pré- sence, contrôler ses actes, étudier son visage, décacheter ses lettres; le tout, pourquoi? Parce qu'à la plus légi- time défense morale avait succédé l'excommunication la plus méritée, parce qu'à cette série d'exigences odieu- ses et de persécutions sacrilèges Pie VII avait riposté par les seules armes dont il eût gardé l'usage ; parce que, tout en affectant de traiter de ridicules et d'impuis- santes, — telum imbelle sine ictu, ces armes purement spirituelles, Napoléon, à l'apogée de sa gloire, vainqueur en Allemagne, gendre futur de l'empereur d'Aulriehe, se

42Ô6 NOUVEAUX SAMEDIS,

croyant près de réaliser son rêve de monarchie univer- selle, en ressentit profondément les atteintes. L'ardeur de sa colère prouva la justesse du coup, la trempe du glaive, la gravité de la blessure, et, mieux que le Ju- piter antique, le Dieu du Vatican montra qu'il savait frapper de folie celui qu'il voulait perdre.

N'y aurait-il, dans ce troisième volume de V Église Ro- maine et le premier Empire, que cette intensité, cette nouveauté, cette vérité, cette authenticité de renseigne- ments, n'y trouverait-on que ces bonnes fortunes épisto- laires la lettre fait tant de plaisir à l'esprit, ce serait assez, non-seulement pour assurer le succès du livre, mais pour justifier la joie toute particulière que j'é- prouve à parler d'un écrivain et d'une œuvre que j'ap- pellerais, si ce n'était de ma part une présomption gro- tesque, mon œuvre et mon écrivain de prédilection. Mais, à côté de ces informations si précieuses, que de pages piquantes et charmantes ! Comme l'auteur, en nous di- sant tout ce qu'il veut nous apprendre, sait taire tout qu'il veut nous faire penser ! Quelle force et quelle sou- plesse dans cet art qui se dissimule sans faire grâce d'une seule de ses trouvailles et qui n'est jamais plus puissnnt qu'au moment il reste plus caché ! 11 me semble voir de vieux papiers qui tout-à-coup s'animent sous une baguette magique, prennent un corps, une âme, une figure, un nom, et se mettent à nous raconter avec un relief extraordinaire, tantôt un drame poignant et sombre dont le héros n'est pas Bonaparte, tantôt un joli chapitre de roman ou une agréable scène de comédie.

M. LE COMTE D'H AUSSONVILLE. 237

elle que le Divorce, la Sentence de VOfficialité, les Pré- liminaires du Mariage, la Cérémonie du Mariage. Co- médie sentimentale, lorsque Joséphine, à la nouvelle de ce divorce redouté et prévu, tombe évanouie, que l'em- pereur très-embarrassé appelle à son aide M. de Bausset, et que, celui-ci pressant un peu trop l'intéressante vic- time, elle lui dit tout bas : « Prenez garde, monsieur, vous me serrez trop fort ! » Comédie politique, lorsque l'on voit un moment de causerie fortuite entre deux hommes qui n'étaient pas même des premiers rôles, MM. de SémonvilleetFloret, faire tout-à-coup pencher la balance conjugale du côté de l'Autriche aux dépens de la Russie, et amener peut-être par ricochet les cata- strophes finales ; ce qu'expliquent admirablement ces mots de Cambacérès : « Je suis moralement sûr qu'avant deux ans nous aurons la guerre avec celui des deux sou- verains dont l'Empereur n'aura pas épousé la fille. Or la guerre avec l'Autriche ne me cause aucune inquié- tude, et je tremble d'une guerre avec la Russie ; les con- séquences en sont incalculables! je sais que l'Empereur connaît bien le chemin de Vienne; je ne suis pas aussi assuré qu'il trouve celui de Saint-Pétersbourg. »

Nous avons pu voir, dès le commencement de ce récit, comment de ci-devant républicains, d'intègres Spar- tiates , d'inflexibles patriotes à qui le tyran Louis XVI avait paru digne de mort, se firent, dans ce long et odieux épisode, les serviles instruments des colères et des volontés impériales. Veut-on savoir de quelle façon les moines défroqués, les gardiens patentés de la vérité

238 NOUVEAUX SAMEDIS.

historique, échappés au joug abrutissant de l'Église, accomplissaient leur mission d'éclaireurs au service de la raison émancipée et régénérée? Écoutons l'illustre, le savant, le vénérable M. Daunou, l'homme que notre mouvelle école de penseurs cite sans cesse comme le modèle du sang-froid dans la désertion et de la politesse dans l'apostasie : « Le Pape avait tout fait pour que sa présence à Rome devînt inutile, et quelques-uns de ses partisans pouvaient, malgré lui, la rendre dange- reuse. Il en sortit, le 6 juillet, à l'insu de l'Empereur, et vint à Savone, Sa Majesté le fit recevoir, traiter, établir avec tous les égards dus au malheur. » Fran- chement, j'aime encore mieux le général marquis de Bonaparte gagnant plusieurs batailles au service de Sa Majesté Louis XVHI, si toutefois cette phrase a jamais été écrite. C'est moins atroce et ce n'est pas plus bête.

Nous retrouvons dans cette troisième partie bon nom- bre de personnages qui figuraient, que dis-je? qui vivaient dans les deux premiers volumes. Les person- nages sympathiques, tels que Consalvi, ont vieilli, pâli, maigri, sont attristés et assombris, mais gardent une courageuse attitude. Ceux qui concourent, forcément, indifféremment ou avec zèle, à cette œuvre d'iniquité, semblent avoir suivi dans leurs allures et jusque dans l'expression de leur physionomie cette gradalion fatale qui conduit les deux principaux acteurs de l'alliance à la rupture, et de Notre-Dame à Fontainebleau. Tous, les bons, les mauvais, les pires, les tièdes, les zélés, sont dessinés par M. d'Ilaussonville d'un trait net, vif, fin,

M. LE COMTE D'HAÙSSONVILLE. 239

sans retouche, et avec une modération terrible qui ne coûte rien à la vérité. La violence est dans les faits, la mesure est dans le langage. C'est par que je veux finir, en saluant chez M. d'Haussonville, cette fleur ex- quise de bonne compagnie, ce don de suprême bien- séance, qu'on n'est pas étonné de trouver dans ses ouvrages, mais qui devient de plus en plus rare. Quel parti un écrivain très-spirituel, mais mal embouché, n'aurait-il pas cru pouvoir tirer, par exemple, de l'impé- ratrice Joséphine et de l'archichancelier Cambacérès? Il se serait trompé ; il aurait dépassé le but au lieu de l'atteindre. L'auteur de l'Église Romaine et le premier Empire a cette courtoisie de grand seigneur, plus acca- blante que les injures. Qu'il poursuive résolument son œuvre jusqu'à cette date de 1814, libératrice et venge- resse ! Qu'il termine vite ce beau livre destiné à vivre aussi longtemps que la conscience publique protestera contre l'abus de la force ! Je connais peu de missions plus utiles que celle dont il s'acquitte, de carrière plus noble que celle qu'il remplit. Dans sa magnifique His- toire de la Réunion de la Lorraine à la France, il reven- diquait les souvenirs de la patrie de ses ancêtres. Cette fois, il glorifie, il venge sa patrie céleste etsa patrie idéale, la Religion et la Liberté.

XVI

GOETHE ET LAPRADE

i 1

Novembre 1868

Victor de Laprade ne s'en prendra qu'à lui-même, si nous passons par Hermann et Dorothée avant d'arriver à Pernette. Parmi les innombrables lacunes de ma cri- tique littéraire, il faut compter l'absence à peu près complète des littératures étrangères. Je les connais mal, je ne les comprends guère et je les aime peu. Ce poème de Gœthe, que Laprade, avec une sincérité qui l'honore, signale à l'attention des lecteurs de Pernette, je ne l'avais jamais lu, ou je l'avais oublié. Je dois donc un double remercîment au poète français, d'abord pour le bel ouvrage qu'il nous donne, ensuite pour le chef- d'œuvre qu'il nous rappelle.

1 Hermann et Dorothée. Pernette.

GŒTHE ET LAPRADE. 241

« Entre tous les poèmes de Gœthe, nous dit-il, ces merveilles de style, celui-là est son chef-d'œuvre, celui qu'il aimait de prédilection. En nous inspirant de cet art incomparable, en visant aux mêmes qualités, en ad- mettant une méthode à peu près semblable à celle du grand artiste, avons-nous fait une imitation? Pas plus que Gœthe lui-même n'a voulu faire d'Hermann et Do- rothée une imitation de Y Iliade ou de YOdtjssée, quoique son œuvre atteste l'intention évidente d'appliquer à un sujet moderne les formes de la poésie homérique et de forcer ses petits bourgeois allemands à lutter d'élégance, de simplicité, de noblesse et de vérité humaine avec les héros et les demi-dieux de l'épopée grecque (Note III, page 296). »

Voilà la question bien posée. Je réponds que personne n'accusera Laprade d'avoir été imitateur, et qu'on le trouverait trop modeste, s'il insistait sur son infériorité de poète et d'artiste ; car, à certains points de vue (je ferai mes réserves tout à l'heure), Pernette défie toutes les comparaisons.

Je vais essayer d'analyser tour à tour les deux poèmes. U y a, dans l'impassible sérénité de Gœthe, je ne sais quelle tristesse communicative qui sied aux moments nous sommes profondément tristes, nous pleurons des morts illustres, nous tremblons pour d'illustres malades1, les plus brillantes étoiles de l'art, delà poésie et de l'éloquence s'éteignent dans notre ciel qui n'aura bientôt plus que des nébuleuses. Grâce à un effet

1 Rossini, IJurryer.

14

243 NOUVEAUX SAMEDIS,

de lointain et de perspective qui s'accorde avec notre faiblesse, Gœthe, mort en 1832, nous semble plus vivant que les morts d'aujourd'hui. Quand un homme de génie disparaît, nous sommes, dans les premiers instants, plus frappés de sa disparition que de son œuvre, du tribut qu'il paie à la nature humaine que des côtés glorieux par il échappe à la condition commune. Il faut à son immortalité un apprentissage et comme un tâtonnement. Puis les proportions se rétablissent entre ce qui n'est plus et ce qui doit vivre. Les ombres funèbres descen- dent peu à peu sur le tombeau et laissent en pleine lu- mière la figure impérissable.

II

Nous sommes en Allemagne, à une époque indéter- minée de la Révolution française ou peut-être de l'Em- pire. Laprade n'est pas juste, ou plutôt il se trahit, lorsqu'il nous parle (page 298) de « l'impartialité absolue avec laquelle le poète assiste aux événements qu'il ra- conte. » Gœthe y a mis le strict nécessaire, rien de plus, parce qu'il ne fallait pas davantage, et, s'il garde, une supériorité quelconque sur l'auteur de Pernette, c'est celle-là. Écoutez le sage vieillard qui sert de guide aux fugitifs : « Nous avons bu largement à la coupe amère i du siècle, si les douleurs se mesurent aux déceptions éprouvées . Nous avions conçu de si nobles espérances ! car personne ne peut nier que nos idées ne se soient élevées,

GŒTIIE ET LAPRADE. ^13

que nos cœurs n'aient battu plus librement, quand l'au- rore d'un nouveau soleil a brillé à notre horizon, quand mille échos ont apporté à nos oreilles les mots magiques du droit imprescriptible de l'humanité, de la liberté qui vivifie et de l'égalité qui ennoblit... Mais bientôt le ciel se couvre de nuages ; une secte impie, indigne d'at- teindre à l'idée du bien, lutte pour conquérir le pou- voir. Ces hommes criminels s'égorgent entre eux ; ils tyrannisent leurs voisins, leurs nouveaux frères ; ils lâ- chent sur eux un essaim d'oiseaux de proie. Les chefs nous dévalisent en masse, les subalternes pillent et dé- vorent tout ce qu'ils trouvent... »

Voilà la note juste; le patriotisme allemand ne pou- vait tenir un autre langage. La liberté, l'égalité et la fraternité entrevues d'abord, puis englouties dans des flots de sang versés par les bourreaux et les armées, les peuples invités à s'unir dans un sentiment fraternel et finissant par se déchirer dans des luttes impies, plus meurtrières que les guerres d'ancien régime, le Rhin ser- vant de rempart à la nationalité germanique, la défense du sol, la haine contre l'étranger se substituant aux sé- duisantes chimères de la paix universelle, et, par un sin- gulier retour de fortune, donnant aux souverains un ap- pui contre les conquêtes révolutionnaires, telles sont les images qu'il convenait de nous faire voir à l'arrière-plan du tableau. L'extrême sobriété de Gœthe prouve, cette fois, non pas son scepticisme, qu'il ne s'agit pas de discuter, mais le tact suprême du grand artiste, qui ne veut pas mettre de satire dans une pastorale. ,

2U NOUVEAUX SAMEDIS.

Ce serait ici le lieu de discuter une question délicate ; la politique en poésie. Je me permets d'être, sur ce point, d'un avis contraire à celui de Laprade, ei je crois pouvoir bientôt lui démontrer, à propos de Pernette, les inconvénients d'un système qu'il a raison d'attribuer à sa nature. La politique, si on l'admet dans une œuvre de poésie pure, doit rester collective et, pour ainsi dire, mé- taphysique. De temps à autre, un appel aux immortelles notions de justice, d'humanité et de pitié; mais rien de personnel, rien qui ressemble à une étiquette, à une date ou à une cocarde ; rien qui signifie qu'en traçant des figures poétiques, on a voulu être désagréable à quelque chose ou à quelqu'un. Laissez ces exécutions à l'histoire, à la satire, au pamphlet, aux mémoires, au journal. Vous êtes sur les sommets, que vous seul peut- être, dans ces temps de lassitude, avez le courage et la force de gravir. Vous tendez la main à Gœthe, et vous n'avez qu'à lever les yeux pour apercevoir le ciel d'Ho- mère. Ne descendez pas encore ; Pierre et Pernette n'ont pas besoin de haïr pour nous sembler dignes d'être aimés1. Aspirez à pleins poumons l'air vivifiant de ces

1 Écrivant dans la Gazette de France, et rendant compte de l'œuvre d'un poëte que j'admire et que j'aime, je ne pouvais dire toute ma pensée. La voici, telle que j'ai essayé de l'exprimer dans une lettre à un ami :

« Je ne suis ni fonctionnaire, ni courtisan, ni journaliste offi- cieux ; mais je dis hardiment aux poètes : Prenez gard»! un siècle ne défait pas, dans sa seconde moitié, la poésie qu'il s'est faite dans la première. Napoléon Donaparte peut être condamné au nom de l'histoire, de la justice, de la vérité, de l'humanité, de la liberté; il est et il restera poétique. Nos grands poètes, et la masse popu-

GŒTHE ET LAPKADE. 245

montagnes, de ces forêts de sapins, de ces bruyères em- baumées de thym et de lavande, que vous décrivez si bien , que vous vous êtes assimilées par vos admi- rables facultés de poëte-paysagiste. Qu'est-ce après tout, que Pernette? Une magnifique idylle, une idylle tragi- gique, si ces deux mots peuvent aller ensemble. Et qu'est-ce que l'idylle? Un épisode de la vie réelle, ayant pour fond et pour cadre la campagne. Or la campagne ne hait pas; elle ne sait qu'aimer; elle relève directe- ment de Dieu, et n'a rien à débattre avec la méchanceté des hommes. C'est la consolatrice, ce n'est pas la venge- resse. Interrogez ses harmonies, dont vous possédez tous les secrets ; elles vous répondront par un hymne de ten- dresse, de pardon et de paix. La faire intervenir dans nos colères, c'est lui ôter son rang et sa place dans la création divine. Que dis-je? c'est manquer au plus pré- cieux privilège de la poésie pure. Si Lamartine, malgré d'autres prétentions plus bruyantes et plus superbes,

laire, cet autre grand poëte infaillible, ne s'y sont pas trompés. La légende subsiste, plus universelle et plus vivace que celle de Per nette. Les gémissements et les malédictions des mères n'y font rien ; on ne les écoutait pas, quand elles retentissaient encore. Chateau- briand, notamment dans le récit du retour de l'île d'Elbe (Mé moires cl outre-tombe), a merveilleusement compris celte nuance. L'auteur de Buonaparte et tes Bourbons n'est pas suspect. Homme de parti, il a commencé par le cri de haine et de colère ; puis, homme d'imagination, il s'est rangé du côté des grandes imagina- tions de son temps. Il ne faut pas confondre les notions rigoureuses d'équité et d'honnêteté avec l'élément poétique. Les héros de lord Byron sont généralement de grands coquins; ils sont pourtant plus poétiques qur le roi Louis-Philippe, le plus honnête homme âr son royaume. »

14

216 NOUVEAUX SAMEDIS.

reste le premier poète de notre siècle, c'est qu'il n'a jamais su ce que c'était que la haine. Et pourtant, in- sensés que nous étions, nous n'ayons rien négligé pour la lui apprendre.

III

Donc, nous sommes en Allemagne. On entend passer dans le lointain les habitants d'une malheureuse pro- vince, envahie par les armées de la République ou de l'Empire. Dans un bourg qu'épargne encore le fléau de la guerre, un brave homme, l'aubergiste du Lion-d'Or, entreprend, de concert avec sa digne femme, de sou- lager quelques-unes de ces infortunes. Il envoie son fils unique,— c'est Hermann, porler aux fugitifs des pro- visions et du linge. Autour de lui se groupent le pasteur, un sage qui fait l'office du chœur antique, et le pharmacien, dont légoïsme bavard et poltron, joint à la charité quelque peu vaniteuse de l'hôtelier, nous donne un échantillon de comique allemand, doux et dé- bonnaire, le seul qui soit acceptable dans un poëme pas- toral.

Hermann s'acquitte de sa mission bienfaisante. Il ren- contre une belle jeune fille qui conduit une lourde voi- ture, et qui lui demande aide et secours, non pas pour elle, mais pour la malheureuse famille qui est là, gi- sante sous les rideaux de la carriole. C'est une femme qui vient d'accoucher, et dont l'enfant n'a pas uu lam-

GŒTIIE ET LAPRADE. 217

beau de toile pour le couvrir. Hermann se hâte de donner la vieille robe de chambre de son père, les chemises, la flanelle, le jambon, le pain, et il prie la jeune fille d'en faire la distribution à ses compagnons d'infortune. Tout ce récit est d'une perfection exquise, vraiment homéri- que, plus voisin, bien entendu, de Y Odyssée que de l'Iliade. Les détails les plus familiers prennent, sous la plume de Gœthe, un air de noblesse incomparable. On devine, au trouble d'Hermann, à ses réponses, l'impres- sion que lui a laissée la belle fugitive. La scène qui suit est charmante. On veut marier le jeune homme, et on lui parle d'une belle maison verte, située tout près du Lion-d'Ory il trouverait à choisir entre deux ou trois jolies filles. Ses répliques sont prises sur le fait. Il jouait, tout enfant, avec ses petites voisines. Mais, en grandis- sant, elles sont devenues hautaines et malicieuses. Elles se moquent, tantôt de sa redingote mal coupée, tantôt de ses cheveux mal frisés. Pour leur plaire, il a essayé de se parer comme « ces petits jeunes gens du com- merce » (en français d'alors les calicots), c'était bien pis ! Fillettes, garçons et parents ont éclaté de rire, et le pau- vre Hermann s'est enfui en laissant tomber son chapeau. Remarquez que nos maîtres réalistes, Champfleury ou Ferdinand Fabre par exemple, ne feraient pas mieux, et que nous ne cessons pas un moment d'être poétiques.

Le fait est qu'Hermann songe à la jeune fille qu'il a vue se dévouer si noblement aux malheurs d'autrui. Mais son père, dont la vanité prend le dessus , s'irrite de ses confidences naïves; il tance vertement son fils,

248 NOUVEAUX SAMEDIS.

qui baisse la lôte et sort sans rien dire. Ici, nous avons quelques pages d'une merveilleuse beauté. La mère a suivi Hermann à la piste, et nous laisse voir, cbernin faisant, quelques coins de paysage domestique, dont rien n'égale la grâce familière. Elle le trouve assis sous un vieux poirier qui marque la limite du petit domaine. Le jeune homme éclate ; mais sa douleur frappe à côté, et la sagacité maternelle ne saurait s'y tromper :

.... « 0 malheur ! Et il peut se trouver encore un Allemand qui ose rester chez lui, un seul qui espère échapperai! désastre qui nous enveloppe! Ah! ma mère, je l'avoue aujourd'hui, je regrette de n'avoir pas été com- pris dans le nouveau contingent que notre ville a fournir. Je suis, il est vrai, votre fils unique, notre maison est vaste et nos travaux importants; mais ne le- rais-je pas mieux d'aller combattre aux frontières que de rester ici à attendre la misère et l'esclavage? Oui, c'est une voix d'en haut qui m'inspire, et j'ai senti naître au fond de mon cœur le désir de me dévouer à mon pays, de mourir, s'il le faut, pour donner un noble exemple. Ah! si toute la jeunesse d'Allemagne venait se réunir sur la frontière, bien déterminée à ne pas reculer d'un pouce devant l'étranger, vous ne le verriez pas poser insolemment le pied sur notre belle contrée, moissonner sous nos yeux les fruits de notre sol, parler en maître aux hommes et enlever les femmes et les enfants!... »

Pierre dit de même, en bien beaux vers; mais nous verrons plus tard comment et pourquoi il est ici moins vrai que le héros de Gœthe :

GŒT11E LAPRADE. 219

« ... . Que nul étranger ne commande chez nous!

Cette terre est à nous, faite par nos ancêtres ;

Nous y devons, comme eux, vivre et mourir en maîtres.

Nous seuls avons le droit d'en barrer le chemin,

D'y marcher librement, les armes à la main;

Nous n'y devons souffrir, debout à cette place,

De chefs et de soldats que ceux de notre race ;

Et nul dans nos maisons ne doit trouver accueil

Sans déposer, d'abord, son glaive sur le seuil.

Sais-je quel noir dessein de leurs cités lointaines

Pousse vers nos hameaux ce flot de capitaines?

Ce n'est pas notre honneur qu'ils y viennent venger !

S'ils se disent amis, leur dire est mensonger.

Moi, je n'accepte pas cette alliance altière;

Je leur tendrai la main, mais hors de la frontière,

Quand ma terre écartant des voisins mal venus

Ne verra plus flotter ces div. peaux inconnus.

Tant qu'ils osent camper sur le champ de nos pères,

Je maudis, je combats ces hordes étrangères'.

Souffrirez-vous, amis, des hôtes oppresseurs

Dormant sous votre toit et servis par vos sœurs ?

Moi, plutôt que de voir, au foyer qui s'indigne,

Pernette leur verser le vin de notre vigne,

Et ces chefs lui sourire, et ma mère, humblement.

Pétrir pour leur festin le beurre et le froment,

J'irais seul assaillir l'odieuse cohorte,

Du logis profané je briserais la porte,

Et, la torche à la main, de ces maitres impurs

Par le fer et le feu j'affranchirais nos murs.

Chose singulière ! Hermann, qui ne dit pas la vérité, ou qui, du moins, cherche à se donner le change à lui- même, est admirablement vrai ; Pierre, que Laprade nous montre exprimant un sentiment sincère, et à qui il prête une mâle éloquence, soulève en cet endroit des objec- tions que j'essaierai d'expliquer quand nous arriverons

250 NOUVEAUX SAMEDIS.

à Pernette. Nous n'en sommes encore qu'à Hermann et Dorothée. La mère d'Hermann comprend que cet élan subit de patriotisme n'est qu'une manière de faire di- version à un sentiment plus naturel et plus tendre. De à savoir que son fils a la tête remplie et le cœur plein d'une chaste et gracieuse image, il n'y a qu'un pas. Eh bien ! ce que le pauvre inamorato regardait comme im- possible n'est peut-être pas si difficile! Voilà déjà son père qui se repent de son accès de mauvaise humeur. Il ne s'agit que de retrouver la jeune fille qui ne saurait être bien loin, et de recueillir à son sujet les renseigne- ments désirables. Le pasteur et le pharmacien se char- gent de ce soin ; Hermann les conduit au grand trot de ses vigoureux chevaux, jusqu'au village les émigrants ont fait halte. encore un tableau délicieux, qui va nous remettre en pays de connaissance. Les renseignements sont admirables; la jeune fille, pour sauvegarder son honneur et celui de ses jeunes compagnes, n'a pas craint de faire le coup de sabre et a tué vaillamment trois ou quatre pillards. Son courage est à la hauteur de sa cha- rité et de sa vertu. Mais est-elle libre? accueillera-t-elle l'amour d'Hermann? C est alors qu'il se décide à ap- prendre lui-même son sort de la bouche de Dorothée. Il la rencontre allant puiser de l'eau à une fontaine, por- tant à la main une grande cruche et une plus petite. . .

« Elle descend, avec Hermann, les larges degrés de la fontaine, et tous d'eux s'asseyent côte à côte sur le petit parapet qui l'entoure. La jeune fille se penche pour puiser de l'eau; Hermann prend l'autre cruche, et se

GŒÏHE ET LAPRADE. 251

penche aussi. Leur double image se réfléchit dans le miroir azuré de la source; leurs visages se rappro- chent au sein du cristal limpide et se sourient d'un air amical. »

Citons Laprade après Gœthe, Pernette après Hermann. Cette fois, le poète français n'a rien à craindre du voisi-

nage:

a De larges blocs moussus, d'où l'eau filtre et s'échappe

Leur offraient et le banc, et la table, et la nappe,

Et de la source heureuse encadraient le miroir.

Les conviés souvent s'y penchaient pour s'y voir;

Le ciel s'y reflétait tout bleu, pur de nuages,

Et de son vif azur bordait ces deux visages.

Des lèvres et des yeux mille signaux charmants

Couraient sur ce cristal entre les deux amants.

Tout à coup le miroir s'agite; une tempête

Dans l'étroit Océan frémit sous chaque tête;

Un fluide animé, montant du fond de l'eau,

Efface en bouillonnant le gracieux tableau...

Alors, on s'écriait ! L'œillade et le sourire

Se disaient de plus près ce qu'ils avaient à dire;

Les deux fronts se touchaient mieux que sur le flot dair,

Et les baisers cessaient de se perdre dans l'air. »

Pour compléter ces rapprochements, rappelez-vous la jolie scène de On ne badine pas avec V amour, telle qu'on la joue au Théâtre-Français, le moment Perdican et Rosette s'inclinent ensemble sur la margelle du bassin dont Peau limpide réfléchit leurs jeunes visages.

Perdican. « Lève-toi, et approchons-nous de cette fon- taine. Nous vois-tu tous les deux, dans la source, appuyés Pun sur Pautre? Vois-tu tes beaux yeux près des miens,

l'52 NOUVEAUX SAMEDIS.

ta main dans la mienne? Regarde tout cela s'effacer. (Il jette sa bague dans Veau.)

« Regarde comme notre image a disparu ; la voilà qui revient peu à peu; l'eau qui s'était troublée reprend son équilibre ; elle tremble encore ; de grands cercles noirs courent à sa surface ; patience , nous reparais- sons ; déjà je distingue de nouveau tes bras enlacés dans les miens ; encore une minute, et il n'y aura plus une ride sur ton joli visage. Regarde! »

Est-ce à dire qu'Alfred de Musset ait copié Gœthe ? que Laprade ait imité Gœthe et Alfred de Musset? Non; il existe, dans la poésie, des images si naturelles et si charmantes qu'elles semblent du domaine commun; nul n'est le premier à les découvrir, nul n'est le dernier à les retracer. La poésie est, elle aussi, une source, une fontaine d'eau vive, et il suffit de se pencher sur cette transparente surface , pour voir à travers le cristal li- quide ce qui fait battre te us les cœurs, ce que nous avons tous vu dans nos rêves ; deux souriantes figures d'amants ou de fiancés , unies dans un cadre idéal, en attendant que la réalité les reprenne. Les trois poètes se sont rencontrés aux bords de cette fontaine ; voilà tout. Le reste se devine ; mais ce qu'on ne saurait deviner, ce qui nous transporte en pleine Odyssée, c'est la façon exquise dont se préparent les fiançailles. Hermann n'ose pas encore parler de son amour à Dorothée ; il lui pro- pose de le suivre dans sa maison en qualité de servante : elle accepte avec une simplicité, une grandeur biblique ou homérique, digne de Rebecca ou de Nausicaa; quel-

GŒTHE ET LAPRADE. 255

ques légers incidents, parfaitement d'accord avec l'en- semble du tableau et le caractère des personnages, amènent enfin l'aveu sur les lèvres d'Hermann, et celui-ci, comme si l'amour et le bonheur lui déliaient la langue, prononce quelques belles paroles qui terminent harmo- nieusement le récit :

« Que notre union, Dorothée, conclue au milieu du désordre universel, n'en soit que plus inébranlable... Hommage éternel aux peuples résolus qui se soulèvent pour repousser l'ennemi, pour protéger leur religion, leurs lois, leurs femmes et leurs enfants ! Tu es à moi, sois sans crainte, je défendrai tout ce qui est à moi, ce qui me devient plus cher que jamais... Et si chacun de nous était animé du même sentiment, la force se lèverait contre la force, et bientôt la paix répandrait ses bénédic- tions sur nous. »

Je n'ai eu ni la prétention ridicule de découvrir Her- mann et Dorotliée, ni la méchante envie de faire tort au poëme français en lui opposant le poème allemand. Non; mais la seule critique que me paraisse mériter Pernette, au milieu d'éclatantes beautés et de pages émouvantes, sera plus claire, plus facile à justifier, après que nous aurons insisté sur la sérénité olympienne du chef-d'œu- vre de Gœthe. Ce chef-d'œuvre est un bas-relief antique, un marbre d'Égine ou du Parthénon. Avec Laprade, nous entrons dans le domaine de la peinlure, plus mo- derne, plus expressive, plus passionnée, mais aussi plus sujette aux contradictions et aux orages. Autre bizar- rerie'. Pernette est à la lois plus spiritualisme et moins

15

851 [fOin RAI X SAMEDIS.

idéale, plus chrétienne et plus terrestre quHermann et Dorothée. Le sceptique, j'allais dire le païen, est dans !e ciel ou du moins sur l'Olympe ; le chrétien est poursuivi, jusque sur les cimes, par le fantôme des co- lères humaines. Peut-être ce contraste pourrait-il s'ex- primer par un seul mot ; Pernette est française, et nous verrons, dans le détail, que notre terrible langue se prête moins aisément que la fluidité allemande au mé- lange de familiarité et de noblesse, de rusticité et de grandeur. N'importe ! A côté de ces désavantages, l'œu- vre de Laprade nous offrira de splendides indemnités.

IV

Sauf de très-légères imperfections de détail, dont quel- ques unes peuvent être attribuées à rimprimour, il n'y a qu'à louer toujours et à admirer souvent dans les quatre premiers chants de Pernette. Dès le début, le groupe aimable et vaillant que nous allons voir à l'œuvre est parfaitement pesé. Madeleine a racheté deux ou trois fois du sei -vii-e militaire son fiis unique, Pierre, qu'elle se croit désormais sûre de conserver. Jacques, le père de Pernette, vieux soldat de l'an 11, laboureur enrichi à force de travail, exprime dans un mâle langage le contentement tegithne du propriétaire qui doit ton' à l'énergie de -a volonté et à la vigueur de ses In as. Hi ne

GŒTHE ET LAPRADE. 255

etPernette s'aiment d'un amour chaste, ardent et char- mant- auquel sourient sans contrainte les parents et le> amis. L'inégalité des fortunes ne sera pas un obstacle. Si Jacques est riche, si Madeleine est à peu près ruinée par ses sacrifices maternels, Pierre apporte avec lui un trésor, et ce trésor c'est lui-même. Robuste, intelligent, labo- rieux, honnête, suffisamment instruit pour se dégager des vieilles routines, envié par toutes les mères dans ce douloureux moment les jeunes gens valides sont sous les drapeaux, il saura doubler le produit de l'héri- tage confié à ses soins. Si ces vérités pouvaient être mé- connues par le vieux Jacques, elles lui seraient rappelées par les deux meilleurs amis de la maison, le docteur et le curé.

Victor de Laprade s'est complu dans ces deux caractères il retrouve sans doute de précieux et chers souvenirs. Ils ne dépassent pas, mais ils atteignent la limite au delà de laquelle nous nous heurterions à ce convenu, à ce parti pris, redoutable surtout dans un genre qui ne vit que de naturel et de vérité. Le curé est un saint homme, dont la douce voix corrige par des accents de prière et de piété les vibrations de la corde d'airain. Franc comme l'or, frondeur, cachant un fond de bonté sous un air de raillerie narquoise, le docteur représente l'humeur gau- loise et l'opposition intraitable, trop justifiée par le Uéau de la guerre. Fidèle à une idée qui n'a iicu de commun avec les opinions contemporaines, el que je n'applique qu'à la pastorale, j'aurais voulu que ce fléau restât imper- sonnel comme chez Gœlhe ; que, à la veille ou au len-

256 NOUVEAUX SAMEDIS.

demain de Champ-Aubert^et de Montmirail, le docteur ne dit pas:

Ce Corse a desséché les veines de la France I

Mais celte chicane n'ôte rien à la fraîcheur des ta- bleaux, à la beauté des paysages, au charme de cet amour partagé, que le poète a su peindre des plus vives couleurs sans inquiéter un moment les lecteurs les plus

rigides.

Hélas ! le docteur arrive, porteur d'une mauvaise nou- velle. Les soldats rachetés vont être repris dans les mail- les d'acier de la levée en masse. Madeleine a eu beau vendre toutes ses terres pour payer deux ou trois fois l'impôt du sang, .il faut que son fils parte; déjà Tordre de départ, l'affreux papier marqué de l'aigle meur- trier, est sur la table de la maison désolée. Alors les divers caractères se dessinent : Madeleine étouffe ses. sariglols, Pierre frémit de colère, le docteur prêche la révolte, le curé conseil c l'obéissance, Jacques éta- blit éloquemment une distinction entre le patriotisme qui lui avait mis le fusil à la main quand la frontière était menacée par les ennemis de la France, et le de- voir chimérique qui forcerait un brave jeune homme d abandonner sa mère et sa fiancée pour servir l'ambi- tion d'un conquérant.

A la fin, Pierre tranche la discussion en annonçant qu'il ne partira pas :

GŒTHE ET LAPRADE. 257

Je ne servirai pas, je n'aurai pns de maîtres; Je vivrai, je mourrai sur le sol des ancêtres ; Je vais dans la forêt joindre les insoumis Et j'y ferai la guerre à mes vrais ennemis. Mon corps ne quittera pas plus que ma pensée Le pays de ma mère et de ma tiancée !

C'est très-bien, et j'ai mes motifs pour insister. Si Pierre semble ici moins héroïque que naturel, s'il ne réplique pas au soldat de Tan II : « Mais je ne vois pas en quoi il était plus patriolique de repousser l'ennemi quand Robespierre et Marat faisaient tomber les têtes, que de le repousser encore quand Bonaparte, par ses fautes, se l'est attiré sur les bras,» tant mieux! Pour Pierre, la différence doit être surtout dans les beaux yeux de Pernette. C'est le sentiment qui plaide, c'est la nature qui parle, et quand même je serais entiché de chauvi- nisme (gardez-en un peu, ô poètes)! je ne serais nulle- ment scandalisé de voir Pierre se mettre à la tête des réfractaires. La Nature, ai-je dit? À Dieu ne plaise que j'accepte sans réserve l'opinion de Sainte-Beuve, qui veut que l'artiste, le conteur, le poète , suivent en tout et toujours écoutent cette bonne, cette bienfaisante Nature ! Ce pré- cepte, s'il était pris à la lettre, n'irait à rien moins qu'à légitimer, dans la réalité et dans l'art, toutes nos lai- deurs et toutes nos bassesses. Mais, si je ne la veux jamais prépondérante, je la voudrais constamment pré- sente, surtout lorsqu'on nous peint des personnages en contact perpétuel avec elle, trop simples pour raisonner leurs idées et leurs sensations. Si j'osais adresser une riti que générale à Permette, rellie tout d'un trait au lieu

258 NOUVEAUX SAMEDIS.

d'être savourée par morceaux, je reprocherais à Laprade d'avoir trop mis en première ligne des sentiments très- beaux, très-nobles, qu'il ennoblit encore par la vigueur de sa poésie nerveuse, mais quil aurait dû, selon moi, subordonner à la passion, à l'émotion dominante, l'a- mour de Pernetle et de Pierre. 11 cite, avec un éloge excessif, le mot de M. de Villemain sur Goethe : « Génie plus alexandrin qu'homérique; >) je dirais volontiers de l'auteur de V émette qu'il est moins homérique que cor- nélien, qu'il relève du vieil Horace, de Nicomède et de Ghimène, bien plus que de l'Odyssée, de Théocrite ou de Longus. Or, des contemporains de Brut us ou du Cid, en 1814, dans le Forez, sous des habits de villageois, est-ce bien vrai? Ou, si c'est vrai, est-ce bien vrai- semblable?

Mais ne nous plaignons pas ! Le troisième et le qua trième chants, les Réfractaires et Pierre et Pernette, nous offrent des beautés supérieures encore à celles des deux premiers. est le triomphe de Laprade. Nous sommes à trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer et de la gendarmerie. Je ne sais pas, je ne veux plus savoir si je me trouve avec des conscrits rebelles ou avec les compagnons de Robin Hood, s'ils fuient le despotisme dévorant de Bonaparte ou le joug des tyrans féodaux qui profitèrent de l'absence de Richard. Nous voilà en plein bois, sur les montagnes, au milieu des chênes et des mélèzes, à des hauteurs d'où l'on brave les servitudes humaines. Cette poésie sent bon; tout imprégnée du par4 Imiii drs plantes et des es* résineuses, elle l'ail pas-

GŒTHE ET LAPRADE. 259

ser dans nos veines ce délicieux frisson des excursions matinales que connaissent si bien les touristes et les chasseurs. Ici notre langue poétique, si revêche encore, si sujette aux tons heurtés et aux ressauts, malgré les efforts de l'école moderne pour la familiariser et l'as- souplir, se prête cordialement aux détails de la vie réelle. C'est bien ce qu'a voulu le poëte, un heureux mélange de rusticité et de noblesse, les grands spectacles du monde extérieur s'accorclant avec un idéal de beauté morale qui élève vers Dieu les âmes simples, pures et droites. J'éprouve, en lisant ces pages baignées de rayons et de rosée, un tel sentiment de bien-être, que peu s'en faut que je n'oublie mon programme et n'applaudisse à ces vers, singuliers dans une pastorale, mais admirables de mordant et de vérité :

Nul mieux que ce laquais, ancien tueur de rois, Ne sait l'art d'être esclave et tyran à la fois. De ses anciens métiers, il garde quelque chose ; Il est le même au fond, servant une autre cause. Insolent et servile... aussi point de pitié 1 Cet homme à deux tranchants ne fait rien à moitié. S'il nous fallait fléchir chez quelque vieux stoïque L'orgueil républicain ou la foi monarchique, Môme un homme tout neuf dressé par le pouvoir, Que nul passé ne gêne et strict à son devoir, Qui n'a jamais hurlé de phrases Libérales Et tonné pour les droits du peuple dans les halles. Peut-être nous pourrions espérer, par hasard, D'être un peu moins, nous peuple, immolés à César. Mais, malheiirl Nous voilà, hou: OUI la patte

D'un préfet^ d'un baron tiré d'un démocrate; Craignons tout! Il n'est pas de plus âpre tyran Qu'un Brutusën sabots devenu chambellan, s

260 NOUVEAUX SAMEDIS.

Le chant de Pierre et Pemette a déjà ravi bien des lectrices dont le suffrage vaut mieux que le mien, et ce n'est pas cette fois qu'on aurait à rappeler à notre fier poète le dulcia sunto de l'Épilre aux Pisons. Savez-vous que c'est un tour de force dans la meilleure acception du mot, de nous avoir montré, sur ces cimes abrup- tes, dans ces ravins profonds, sous ces arbres discrets, loin de tout regard, exaltés par l'absence, par le pé- ril, par la solitude, deux amants qui passent une jour- née ensemble, sans que leur ange gardien ait un seul instant à se voiler de ses ailes, et sans que le plus hardi libertin soit tenté de hausser les épaules? La poésie grec- que, virgilienne ou allemande n'a pas d'idylle plus fraî- che, plus amoureuse et plus pure que ce chant alterné, ce dialogue les deux promessi sposi échangent leurs confidences, leurs alarmes, leuro espérances, leurs ten- dresses, dans une langue appropriée à leur condition, à leur faculté de sentir et d'exprimer. Ici je n'ai que l'embarras du choix en fait de citations :

« C'est Dieu qui, ce jour là, sous un ciel tout de flammes1, Ravivait la candeur de ces deux fraîches âmes, Et, dans ce beau désert, loin de tout œil humain, Les guidait l'un par l'autre et leur donnait la main. Ils allaient, ignorant quels radieux complices

ient au doux retour ces intimes délices, Goûtant, à leur insu, la haute volupté De se parler d'amour devant l'immensité,

4 Encore une petite querelle ; mais aussi pourquoi Laprade a-t-il si nettement précisé la date authentique et nécessaire de Pc mette? É minent, le récit va de novembre KS15 à mars 1814 : comment peut-il y être quesiion d'un ciel tout de flamme?

GŒTHE ET LAPKADE. 201

Et Pernette disait .

« Sommes-nous sur la terre? Kst-ce toi que je vois, toi que j'écoute, ô Pierre? Je L'aime en ce désert d'un amour tout nouveau ; Jamais je ne t'ai vu si puissant et si beau ; Jamais je n'ai senti, comme sur ces bruyères, Mon cœur tout débordant d'espoir et de prières. Jamais, jusqu'à ce jour, Dieu dans notre amitié Ne m'a si bien paru s'être mis de moitié. Par moment je me crois à l'église ; il me semble Que nous y sommes seuls, agenouillés ensemble; Que les cierges, pourtant, l'illuminent encor, Que l'encens fume aux pied du tabernacle d'or; Que le prêtre est absent, et, sous la voûte antique, Que d'invisibles voix achèvent le cantique. »

Pierre lui répondait :

« Nous sommes devant Dieu Enchaînés l'un à l'autre, à jamais, en tout lieu! Il ordonne à nos cœurs, bénis de sa rosée, L'éternelle union par les lois refusée. Ici bas. ni haut, quel que soit l'avenir, Piien n'aura séparé ce qu'il voulait unir. Oui, nous sommes unis comme le sont les anges; Ce contrat nous invite à des douceurs étranges. J'oublie avec ardeur, sur ce chaste sommet, Ce qu'il nous interdit dans ce qu'il nous permet. J'ai droit de m'enlacer à ton âme immortelle, De l'attirer sur moi, de m'appuyer sur elle, D'entrer dans ses douleurs et de les partager, De l'avoir pour refuge à l'heure du danger, De cueillir sans remords ses pleurs et son sourire; De tout entendre d'elle, heureux de tout lui dire, Et dans cet infini, comme au ciel des élus, Ayant tout, j'ai le droit d'espérer encore plus l »

C'est tout au plus si j'y trouve à critiquer un seul vers, peul-ètie un peu maniéré:

45.

961 NOUVEAUX SAMEDIS.

Je suis pour toi L'éclair et non pas 1 are-en-ciel. Mais enfui Pierre n'est pas un saint; son cœur bat for- tement dans sa robuste poitrine. Cette journée enchante- resse doit avoir encore surexcité son amour. C'est pour- quoi je refuse de le comprendre, et j'ai le chagrin de nie séparer de mon cher poète, lorsque je vois, au chant cinquième V Invasion ce même Pierre, à qui Ton dit que l'Empereur est tombé, que la paix va être signée, qu'un gouvernement réparateur remplace le despotisme militaire, faire le renchéri et songer à autre chose qu'à courir bien vite embrasser sa mère, relever sa maison et épouser Pernette. Je citais tout à l'heure son éloquent anathème contre l'étranger : la tirade est belle; elle serait applaudie comme celle d'IIumbert, dans le Lion amoureux; mais elle sonne creux. Questa coda non è di que*to ijatto, dirais-je, si je n'avais abusé de ce dicton populaire. Ce n'est plus du vrai ; ce n'est plus même de l'héroïque, mais du théâtral, c'est-à-dire ce qu'il y a de moins conciliable avec ce genre, d'inspi- ration et de poésie, De deux choses Tune : ou Pierre est intelligent, instruit, supérieur à ses camarades, tel, en un mot, que l'auteur nous le montre et qu'il doit être pour faire honneur aux leçons du docteur et du curé ; ou bien il n'est qu'un simple paysan, obéissant à des instincts plutôt qu'à des idées. Dans le premier cas, il n'a pu vouloir qu'une porte fût à la fois ouverte et fermée; il devait se dire qu'il ne serait libre, réhabilité, heureux que par la chule de l'Empereur; (Joe l'Empereur lie toni

l< ut seul, qu'il y faudrait Tinter

GOETHE ET LAPRADE. 203

vention des armées alliées, et que celles-ci ne s'arrête- raient pas à la frontière. En d'autres termes, de deux maux Pierre doit accepter la moindre, et il n est ni amant, ni fils, ni homme des champs, s'il ne l'accepte pas. Dans le second cas, Pierre, guidé par ses instincts, com- mence par épouser Per nette. Puis, s'il la voit serrée de trop près par un Prussien ou par un Cosaque, le sang lui monte à la tète ; il prend son fusil ou sa faulx, et il tue le Cosaque ou le Prussien. Mais y eut-il des Prussiens et des Cosaques dans le Forez, en avril 1814? Je ne le crois pas, et, dans le doute, mieux valait laisser lesréfrac- taires et leur jeune chef suivre le courant de l'opinion d'alors, et se réjouir tout bonnement de leur délivrance. Voilà mène l'abus de la politique personnelle en poé- sie. Arrivé à cet endroit de son récit, Laprade a eu peut- être un scrupule ou un remords. Il lui a paru que son hé- ros, refusant le service militaire au moment la France lutte encore contre la coalition, n'était pas assez guer- rier, pas assez patriote ; et, pour se rattraper, il lui a créé un patriotisme tardif, d'après coup, qui me persuaderait, si je me laissais séduire par les beaux vers, mais qui ne me persuade pas. Maintenant, me dira-t-on, comment concilier mon enthousiasme préventif avec un critique aussi vive? Rien déplus simple : dans la première lecture, loin de Pa- ris, au milieu des hasards de ma vie errante, ce cinquième chant m'avait échappé1. Ayant ensuite retrouvé avec

1 Puisque l'oecasion s'en présente, l'oserai dire aui écrivains, aux

a d'une grande valeur, tels que Laprade: Plus de lectures de

salon I ! ml plus de mal à la littérature fraie que les

264 NOUVEAUX SAMEDIS.

transports le chant des iSoces le pathétique touche au sublime, et l'épilogue de la Veuve, que je suis tenté de préférer à tout le reste, je m'étais amusé à combler en idée celte lacune. 11 me semblait que le poëte avait choisir entre les deux partis que voici : Pierre, réfractaire, trompé par un faux rapport, croyant sa mère et Pernette menacées, se serait aventuré trop près de la plaine et du village, et, dans un engagement avec les troupes chargées de l'arrêter, il aurait été mortellement blessé, le jour même se signaient à Paris le traité de paix et la dé- chéance de Bonaparte; ou bien, ainsi que je l'indiquais plus haut, il serait descendu de sa montagne en ne songeant qu'à son bonheur ; nous l'aurions vu sur le point d'épouser Pernelte, et, au moment il va la con- duire à l'autel, une horde ennemie ou une hideuse cohorte entre dans le village et fait mine de vouloir embrasser les jolies filles; fureur instantanée de Pierre, qui frappe à droite et à gauche, et reçoit une blessure mortelle. Un incident pareil serait, à celte date, plus vraisemblable en Alsace ou en Champagne que dans les montagnes du Forez; mais une invraisemblance locale ou matérielle est préférable à une invraisemblance morale.

Pourtant, que ne pardonnerait-on pas au poëte en faveur de cet admirable chaut des Accès qui a fait ou

estaminets et L'absinthe. Le critique le plus sincère, ou, si vous vou- lez, le plus hargneux, ne peut plus être qu'un invité. Il lui semblerait, s'il ne faisait pas chorus, qu'il vole sa tasse de thé et son morceau de brioche. Laissez ce genre de divertissement aux d'Àr- tî. aux Viennet. Vous valez mieux que cela; réservez -vous poiu ic public véritable !

GŒTHE ET LAPRADE, 265

qui fera verser bien des larmes, et qui n'offre à mes manies de chicane que quatre rimes insuffisantes, saintes et jointes, et plus loin plaindre et rejoindre? Je crois aussi que l'effet, qui est très-grand, le serait plus encore, si Pierre, toujours un peu trop cornélien, ne s'écriait pas, un instant avant de mourir:

a Citoyen, je meurs fier, sans l'ombre d'un remord.... J'ai bien fait de braver César et sa fortune, D'écarter de mon front la bassesse commune, De refuser mon bras à cet esprit d'orgueil Qui tient le monde encor dans le sang et le deuil..

Non, un paysan du Forez, si élevé qu'il soit au-dessus de sa condition vulgaire, n'a pu tenir ce langage. C'est le poète qui le souffle, et il eût mieux fait de l'abandonner tout entier, dans ce moment suprême, à sa mère, à Pernelte et à Dieu. Enfin, quand j'aurai demandé à La- prade comment on doit s'y prendre pour que le vers suivant, qui a bien son compte de douze s\llabes, n'ait pas l'air d'être faux:

c Eux, sans rien voir et comme seuls dans l'univers. »

je serai au bout de mes taquineries, et il ne me restera plus qu'à vous dire : Liiez, admirez elpleUiez!

26G NOUVEAUX SAMEDIS,

Si j'éprouve quelque embarras à dire tout le bien que je pense de la Veuve, touchant épilogue, délicate et plaintive élégie qui repose l'Ame après les émotions du dernier chant, ce n'est pas parce que de bons juges y ont trouvé des longueurs et ont craint que l'effet général de la lecture ne tût refroidi par cette mélodie paisible, suc- cédant au Tuba mirum des Noces funéraires. Non; c'est que je rencontre, en tournant la page, une note tout à fait imprévue, et que j'ose qualifier d'inexplicable.

Que la fiction eût une part immense dans le poëme de Pernette, nul n'eut songé à s'en étonner ou à s'en plain- dre. La poésie à droit au mensonge, pourvu que ce men- songe devienne une vérité sous la plume du poète, pourvu qu'il sache faire vivre des personnages qui n'ont pas vécu et qu'il nous force de croire à des événements ima- ginaires. Mais, dans l'épilogue de Pernette, Victor de Laprade se met en scène ; il se représente tour à tour, enfant et adolescent, tantôt aux genoux de Pernette elle- même, de Pernette en pleur*, sans fil*, en robe noire, tantôt la voyant géante en ta petite taille, aimé par elle d'une intime tendresse, quittant ses jeux pour écouter K s longs récits de la veuve. Puis il essaye de la peindre, telle ju'il Ta vue, jeune encore, belle d'une mystique lé:

GŒTHE ET LAPRADE. 267

. . . , . Brune aux tempes d'ivoire, Longs cils noirs abaissés, clair et profond coup d'œil, Droite, leste et parée en simple habit de deuil, Glissant, d'nn pied cambré, sur l'herbe ou sur les dalles, Avec je ne sais quoi des fiertés féodales...

Il insiste ; chaque vers ajoute à la ressemblance du por- trait, à l'autorité du récit. Pernette a tout raconté à son jeune et attentif auditeur ; elle a trouvé un douloureux- plaisir à rouvrir devant lui chacune de ses blessures. C'est d'elle qu'il a appris à protester contre les mensonges de la gloire ; elle a fait son éducation politique et morale; elle lui a enseigné à maudire les héros dont la fausse grandeur se trempe dans le sang et les larmes. Elle le fait assister d'abord h la mort de Madeleine, puis à celle du docteur. Jacques suit de près ces morts bien-aimés; le curé leur survit quelques années encore, et va le der- nier reeevoir son salaire. Enfin, Pernette meurt ; elle veut que son disciple chéri, son futur poète, accoure près de son lit de mort ; toute cette scène est décrite avec un sentiment profond, passionné, comme si chaque souve- nir, chaque figure, chaque image tressaillaient dans l'âme de ce poétique témoin, J/agonisante a le temps, avant de mourir, de lancer un prophétique anathème contre le second Empire, et Laprade est tellement ému par le nom de Pierre, tellement troublé par ce funèbre et pathétique adieu, qu'il écrit le seul mauvais vers qui se trouve dans cet épilogue:

Et son âme partit en me le prononçant*

Je passe à la note 1, et je vois que Pernette n'a ja-

268 NOUVEAUX SAMEDIS.

mais existé, qu'elle est l'héroïne légendaire d'une chan- son qui se chante depuis des siècles, et qui n'est pas même parliculière au Forez ! Ainsi, en lisant cet épilogue qui n'a pas moins de quatre cent cinquante-deux vers» j'ai achevé de m'identifier avec le personnage, avec le sujet, avec l'auteur; j'ai partagé ses tendresses, ses re- grets, ses colères, ses haines : il a ajouté une page au dossier, déjà fort chargé, d'un homme contre lequel j'admets les pourvois de la justice et de l'histoire, mais beaucoup moins ceux de la poésie. Tout cela est net, précis, motivé comme un acte d'accusation... Et quand j'ai fini, il se trouve que je me suis épris d'un rêve, que j'ai pleuré sur des personnages fictifs, que tout se réduit à une chanson qui ne vaut pas, à beaucoup près, celle de Magali ! L'inconvénient serait minime, ou plutôt j'y verrais pour le poète un triomphe de plus s'il s'agissait d'un de ces drames entre ciel et terre, tels que les aiment Shakspeare et Alfred de Musset, des tyrans fantastiques persécutent des victimes idéales. Mais ici les griefs sont positifs, les acteurs ont un sens, les événe- ments une étiquette. Vous n'avez pas le droit de m'en détromper après m'y avoir fait croire. Je supplie Victor de Laprade de supprimer cette note dans une prochaine édition.

Car je ne puis douter que le poëme de Pernette ait plusieurs éditions, et il faudrait désespérer de la littéra- ture moderne, de la poésie française, si un éclatant succès n'accueillait pas cette belle œuvre, dont je ne me suis permis de discuter quelques pages, que parce

GŒTHE ET LAPRADE. 269

qu'elle me paraît mériter de prendre place parmi les plus nobles créations de l'art contemporain. Mon lan- gage aurait bien mal servi ma pensée si mes réserves de détail prouvaient autre choses qu'un redoublement d'admiration et d'estime, si Fauteur et ses amis n'y voyaient le désir sincère de contribuer à ce succès in- faillible par un témoignage plus original, moins prévu et plus vivant que de banales louanges. Je voudrais que mes objections m'attirassent des répliques; j'aimerais à voir mes éloges, mes citations, mes critiques, faire un peu de bruit autour de ce volume pour lequel je redoute surtout l'approbation taciturne du petit nombre et le si- lence malveillant des autres. Au moment , sui- vant lheureuse expression d'un de mes confrères, les grands chênes tombent sans que les taillis poussent, on ne saurait assister à cette mort des chênes sans re- poser sur le poète qui les a chantés avec tant grandeur et de mélancolie, une partie des hommages qui vont aujourd'hui se briser contre des lits de mort ou des tombeaux. Pernette est bien belle; je l'aurais voulue parfaite; c'est le vœu d' un amant et non d'un détrac- teur ; ou plutôt c'est le désir égoïste d'un homme qui demande à la poésie de larracheraux petitesses présentes, à nos querelles passagères, à nos colères d'un jour, pour lui rendre l'idéal dans toute sa plénitude et toute sa sérénité. Tandis que je lisais ces pages si poétique- ment chrétiennes, je songeais à la parole évangélique : « Marie a choisie la meilleure part, » et je redisais: oui, les poêles ont choisi la meilleure part, la part immor-

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telle ; qu'ils la gardent intacte! Ce n'est pas en l'entre- mêlant de politique, qu'ils en agrandiront le domaine, qu'ils en fixeront la durée, qu'ils en augmenteront le charme. Ce n'est pas en rouvrant nos plaies qu'ils réussi- ront à nous en guérir. Laissez aux abeilles leur dard ; ne leur prenez que leur miel. Virgile, rallié et courtisan, a fait, depuis dix-huit siècles, plus de bien aux imagina- tions et aux âmes que Juvénal révolté contre les vices de son temps. Je ne connais qu'un seul grand poëte, qui, après s'être donné le plaisir de flageller ses ennemis, ait pris paisiblement possession d'une gloire impérissable; c'est le Dante. Mais nos poètes d'aujourd'hui n'ont pas à recommencer la divine Comédie ; ils ont à nous consoler de la comédie humaine.

XVII

L'ESPAGNE D'AUTREFOIS

ET L'ESPAGNE D'AUJOURD'HUI*

27 décembre 1808.

S'il existe au monde un pays dont le passé explique le présent, o ait l'Espagne. Assurément, on n'a que l'em- barras du choix, quand on cherche les causes de la Ré- volution française. Louis XIV peut en réclamer sa part, Louis XV n'en est pas innocent, et il est permis de se de- mander si, dès le quinzième siècle, la monarchie, en tra- vaillant à se délivrer des grands, ne se condamnait pas à être un jour écrasée par les petits. Mais enfin la balance

1 I. Lettres de madame (te I illars à madame de Coulanges, pu« bliéesparM. Alfred de Courtois, II. A tram* Etpagnêê par l'auteur des Horizons prochaine.

272 NOUVEAUX SAMEDIS.

peut se rétablir à l'aide de compensations magnifiques. La politique nationale, lumineuse et au grand air, de noire Henri IV, les splendeurs du règne de Louis XIV, et, par dessus tout, l'honnêteté suprême, le patriotisme sincère de Louis XVI, sont pour couvrir toutes les fautes et légitimer tous les regrets.

En Esgagne, rien de pareil. A dater de la mort de Charles-Quint, le déclin commence et ne s'arrête plus. Charles-Quint lui-même, en rêvant la monarchie univer- selle, en créant une royauté plus grande que nature, en consacrant de sa gloire l'alliance fatale de la dévotion et du despotisme, avait mis des menaces d'apoplexie ses sombres et pâles successeurs mirent toutes les variétés de l'atonie. Philippe II garde encore une sorte de majesté sinistre et hautaine qui fait trop frémir pour faire rire. Il en est des idées qui ont longtemps gouverné le mon (h; comme des hommes dont la vie s'est usée au service de ces idées : aux approches de la mort, ils se raniment 1 1 s'exaltent, comme si cette terrible voisine les dispensait de rien ménager. L'absolutisme monarchique et reli- gieux, personnifié en Philippe II, eut de ces exaltations d'agonie ; il se servit à lui-même ces festins que les mé- decins permettent aux malades désespérés. Il pratiqua la persécution, l'intolérance, la torture et l'auto da~fé9 avec ce robuste mélange d'inconscience et de fanatisme qui rend odieux, mais ne rend pas méprisable.

Après lui, quelle décadence ! Ce soleil de Charles- Quint, qui ne se couchait jamais sur les terres du roi d'Espagne, n'est plus qu'un falot de pénitent ou d'inqui-

L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI, 273

peur. On dirait que les figures so.nt des effigies, les chapelles des caveaux, les palais des prisons. La fantai- sie monastique et sépulcrale de Charles semble avoir changé ses successeurs en spectres ou en moines ; ou bien, c'est que, à force de monter des horloges, il a fait de ses héritiers des chronomètres. La médiocrité se fait maladive, l'imbécilité cérémonieuse, la cruauté méca- nique, l'omnipotence machinale; l'ennui monte une garde sans fin aux portes de l'étiquette; l'amour, comme pour prouver que le proverbe a raison et que les exlrêmes se touchent, esta la fois matériel et mystique. La France et l'Allemagne envoient à ce minotaure couronné et embé- guiné des victimes gémissantes, des princesses jeunes et belles, destinées à trouver dans leur grandeur la plus pesante des servitudes. Une fois qu'elles ont passé la fron- tière, c'en est fait : elles appartiennent à leur royauté, comme l'esclave à son maître. On les habille comme des poupées, ou les pare con ne des châsses, on les sert à genoux comme des idoles, on les engraisse comme des bêtes domestiques.

Le boire, le manger, le dormir, l'heure de l'église, l'heure nuptiale, tout cela est réglé par une loi impéra- tive dont les articles sont des bâillements. Tout cela sent tellement le renfermé, qu'on voudrait casser les vitres, rien que pour donner de l'air. Les plaisirs de ces royales captives sont encore pires que leurs peines. On ne leur permet de regarder ni dans la campagne, ni dans le jar- din, ni dans la rue. L'homme qui oserait les toucher se- rait un homme mort. Les grands jours, on leur offre un

274 NOUVEAUX SAMEDIS.

combat de taureaux, une grillade d'hérétiques et de juifs, comme Thomas Diafoirus offrait à Angélique le spectacle d'une dissection. Leurs nuits commencent à huit heures du soir ; le roi s'approche de leur lit, à pas de loup, un doigt sur la bouche, avec des allures de fantôme, dans un accoutrement lugubre et grotesque, un manteau noir sous le bras, une lanterne sourde à la main : la visite d'une ombre à un cercueil. Tristes toujours, tragiques souvent, accompagnés dans leur marche taciturne par des légendes de poison, ces hymens finissent par êlre stériles; la race s'éteint avec Charles II, l'époux infirme de Marie-Louise d'Orléans et de Marie-Anne de Neubourg, le roi que nous connaissons surtout par Don César de Bazan et par Ruy-Blas.

II

Maintenant, si je vous dis que les lettres de la marquise de Yillars, publiées avec un si heureux à propos par M. Alfred de Courtois, ont trait à la lune de miel de ce pauvre Charles II avec sa première femme, vous allez croire que nous n'aurons qu'à pleurer tout le long de ce beau volume, sur le sort de cette infortunée princesse Il nen est rien, et, si vous aviez cette idée toute mo d.i ne, c'est que vous ne connaîtriez ni la situation ai madame de Yillars à la cour de Madrid, ni la façon dont s'exerçait au dix-septième siècle l'esprit d'une grande

L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AU J 0 l KD 11UI. «275

dame. M. de Villars, mari de la marquise et père du vainqueur de Denain, était, à cette époque, ambassadeur du roi de France en Espagne. La position, très-belle pour un homme que Saint-Simon a si furieusement taquiné sur sa naissance, offrait des difficultés de toutes sortes, que M. Alfred de Courtois a racontées, dans son intro- duction, avec le tact et la sûreté de main d'un historien véritable. Sans entrer dans tous les détails qu'il nous donne, il me suffira de dire que, pour la satisfaction du grand roi, l'arrangement des affaires, l'apaisement des susceptibilités nationales et l'intérêt particulier de l'am- bassadrice, il fallait que la jeune reine fût contente ; il fallait que ses débuts dans sa nouvelle patrie fussent assez heureux pour justifier cette alliance; il fallait que l'influence française fut à la fois très-réelle et très-dis- crète, et que, dans ses rapports officieux avec Marie- Louise, la marquise de Villars, toujours à l'écart et tou- jours en avant, eût l'air de subir une douce violence pour multiplier ses visites. De là, le trait distinctif, j'ai- bris dire le seul défaut de ces lettres diplomatiquement spirituelles. C'est une femme d'ambassadeur écrivant à une Parisienne qui tient de près à la cour, sachant qu'elle sera lue en bon lieu, suivant l'habitude de ce temps-là, la littérature épistolaire se confondait presque avec la littérature imprimée, et une personne d'esprit, qui écrivait de loin, n'ignorait pas que ses lettres ressem- bleraient à des circulaires. Il est impossible de nommer I mie de Cotffai 'iiger à madame de Sévi-

gné. C'est elle, en eiïel, dont l'aimable génie servait de

276 NOUVEAUX SAMEDIS

point de ralliement et de sujet d'émulation à celles de ses contemporaines qui se piquaient debel-esprit et dont la correspondance forme aujourd'hui des chapitres d'histoire.

Si nous inclinons à penser que la fille de madame de Sévigné fut, en somme, la moins agréable de ses œuvres, sa partialité maternelle n'était nullement de cet avis. Sur le chemin de son cœur on trouvait madame de Grignan, et il était de bon goût d'adorer celle-ci pour plaire à celle-là. Madame de Villars n'eut garde d'y manquer; si elle ne s'adresse pas directement à l'immortelle mar- quise, elle ne néglige rien pour l'intéresser par ricochet. Un parallèle ne pourrait s'essayer ici que par les con- trastes. Entre madame de Villars et madame de Sévigné, il n'y a de commun que la langue ; cette belle langue des « honnêtes gens » dans le grand siècle, qui ne sait pas encore qu'elle est littéraire et qui glisse sur les idées comme sur une surface transparente. Toutes deux ont une passion dominante, l'une pour son mari, l'autre pour sa fille ; mais tout le monde sait gré à l'amour des mères d'être bavard, tandis que ce pauvre amour conjugal ne saurait mieux se faire approuver qu'à force de se taire. La liberté de cœur et d'esprit, chez madame de Sévigné, n'a d'autres limites que celles que lui imposent le ton général de son siècle, les délicatesses de son génie et ces habitudes de respect qui ne permettaient à l'opposition de se traduire que par réticences et sous-entendus. Ma- dame de Villars a tout à ménager; sa situation d'étran- gère dans un pays qu'elle ne connait pas, mais qu'elle

L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI. 277

sait hostile à la France ; le crédit de son mari, qui n'est pas d'assez vieille date pour se passer de prudence, et jusqu'à ses propres -surprises, qu'elle craint sans doute d'exagérer en les exprimant.

Aussi ce recueil, curieux par lui-même, le devient-il bien plus par les commentaires, et on ne saurait assez féliciter M. de Courtois de nous avoir si spirituellement aidé à interligner le texte qu'il publie. Veut-on quelques exemples? La princesse Marie-Louise d'Orléans a beau- coup pleuré, quand il a fallu, pour raison d'État, quitter Versailles pour l'Escurial, c'est-à-dire le jour pour la nuit. Elle arrive, et tout ce qu'elle voit, tout ce qu'elle entend, tout ce qu'elle est forcée de subir, ajoute encore à celte impression douloureuse. On Ta séparée de ses femmes, placée sous la garde d'une camarera-mayor qui résume, dans toute leur rigidité, l'étiquette et la tradition espagnoles ; vous aurez une idée de l'intensité et de la variété de ses plaisirs, quand vous saurez que l'on ad- mira comme une marque éclatante de l'amour et de la tolérance du roi la permission qu'il lui accorda de regar- der par une fenêtre qui donnait sur le jardin d'un cou- vent de nonnes.

Voici ce qu'en écrit madame de Villars : « Ce que les Français et Françaises trouvent ici de si triste, ne Test nullement, et la reine m'a avoue de très-bonne foi, qu'elle n'avait jamais cru s'accoutumer aussitôt. » Et plus loin : « La reine d'Kspagne, bien loin d'être dans un état pitoyable, comme on le publie en France, es( en- graissée au point que, pour peu qu'elle augmente, son

10

278 NOIYKU \ SAMEDIS.

visage sera rond... Elle dort à l'ordinaire dix à douze heu- res. Elle mange quatre fois le jour de la viande; il est vrai que son déjeuner et sa collation sont ses meilleurs repas. Il y a toujours à sa collation un chapon bouilli sur un potage, et un chapon roli. Je la vois fort rire quand j'ai Thonneur d'être auprès d'elle. Je suis persuadé que je suis ni assez plaisante, ni assez agréable pour la mettre en cette bonne humeur, et qu'il faut qu'elle ne soit pas chagrine d'ordinaire, i Je glisse ici sur un détail de beauté féminine que la langue du dix-septième siècle nommait sans scrupule, mais qui m'engagerait dans le synonyme d'un défilé. Consultons maintenant M. Alfred de Courtois: « Cet aveu ne s'accorde guère avec ce que la reine man lait à Madame en même temps.

« Madame de Villars parle souvent de la bonne humeur de la reine, trop souvent pour qu'on ne soit pas tenté de croire à un peu de calcul de sa part. Nous avons le secret de la triple adresse de ses lettres. Louis XIV tenait fort à ce que sa nièce fit bonne mine au mauvais jeu espagnol. Annoncer que la princesse se résignait et même s'accou- tumait à sa nouvelle existence, c'était très-adroitement faire sa cour au roi, et, comme la reine voyait habituelle- ment madame de Villars, l'honneur de cette résignation revenait de plein droit aux conseils de l'ambassadrice. »

Si madame de Villars écrit:

n L'on ne peul assurément se mieux gouverner, ni avec plus de douceur et de complaisance pour le roi. VMe

L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI. 279

avait vu son portrait ; on ne lui avait pas fait celui de son Humeur pour les manières et la vie solitaire. »

M. de Courtois gratte du bout de son canif ce palimp- seste diplomatique, et voici le dessous qu'il découvre:

« Mais, suivant l'usage de ces occasions, la nécessité était ici pressante, un portrait flatté, idéalisé, et peut- être d'entière fantaisie, comme celui gravé par Larmessin en 1679, c'est-à-dire à l'époque du mariage, et qui mon- tre le roi catholique couvert d'une armure, le regard in- telligent, le visage florissant de santé. Le véritable Charles II, l'infirme de corps et d'esprit, au masque blême, à l'œil hagard, laid à faire peur et de mauvaise grâce (lettre du marquis de Villars), il faut le demander aux toiles de Juan Carreno, conservées au Musée de Ma- drid; trois magnifiques portraits, d'une ressemblance cruelle, effrayants vraiment à considérer, i

Sur le chapitre des exécutions de juifs, madame de Villars perd quelque peu de ses discrètes allures. Versail- les nen est pas encore au diapason qu'exigeront plus tard la Révocation de l'édit de Nantes et les dragonnad s. L'ambassadrice procède ici par prétentions :

« Je n'ai pas eu le courage d'assister à cette horrible exécution de juifs. Ce fut un affreux spectacle, selon ce que j'en ai entendu dire ; mais, pour la séance du juge- ment, ii fallut bien y être, à moins de bonnes attestations il' médecins d'être à l'extrémité; car autrement on eut pour hérétique. On trouva même très-mauvais que parusse pas me divertir tout à fait de ce qui se pas- sait. Mais ce qu'on a vu e?îi rcer de cruautés à la mort de

280 NOUVEAUX SAMEDIS.

ces misérables, c'est ce qu'on ne vous peut écrire. »

Il faut lire la note traduite de l'espagnol par M. de Courtois, et dont l'auteur original semble avoir pris, comme au récit de Peau-d'Ane, un plaisir extrême à cette petite fête, en sa triple qualité d'architecte, d'alcade et de familier du Saint-Office. Voici, pour abréger, ce qui concerne le roi.

« L'attitude du roi, pendant cette longue cérémonie (de huit heures du matin à dix heures du soir), fut vrai- ment digne de l'admiration des siècles... Sa dévotion et son zèle furent si supérieurs à touie fatigue, qu'il ne quitta pas sa place, même un quart d'heure pour aller dîner, et Y auto terminé, le roi s'enquit si tout était bien réellement fini, et s'il pouvait se retirer en toute sûreté de conscience. »

Vous comprenez que, quand une monarchie en est là, quand un roi emmailloté jusqu'à douze ans, rachitique, imbécile, affreux, dominé par les pires influences, rédui- sant sa vie et celle de la reine à une série de fonctions quasi-animales, met toute sa vertu, toute sa vaillance à voir rôtir des hérétiques ou des juifs, et craindrait de se damner s'il manquak un quart d'heure de cette tou- chante cérémonie, tout est dit. Les siècles, au lieu de l'admirer, n'ont plus qu'à faire leur œuvre : ils l'ont faite.

Des auto-da-fé aux finances espagnoles, la transition

serait facile ; car il est prouvé que ces horreurs (je parle

grillades, les finances n'avaient que l'horreur du

vide), n'étaient pas même justifiées par le fanatisme. On

L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOU RD'H l' !. U\

laissait les juifs s'enrichir, en ayant soin de ne pas les taquiner sur le plus ou moins de sincérité de leur conversion; puis, quand ils avaient les mains pleines, l'Inquisition tendait ses filets et Ton confisquait les biens en brûlant le propriétaire. Comme Sainte-Beuve a raison lorsqu'il nous dit dans Une Monarchie en décadence, c. tée par M. de Courtois: « Ce serait la préparation naturelle à une lecture de Gil-Blas ! » N'est-ce pas déjà le cadre tout trouvé pour le joli épisode de Samuel Simon, ce juif assez mal converti, qui se laisse vider les poches par don Raphaël et Ambroise de Lamela, déguisés en algua- zils? Sur cet article des finances, la marquise de Villars est plus explicite; elle ne craint pas de déplaire à Louis XIV, au contraire ; car plus il sera démontré que l'Espagne est trop pauvre pour faire la guerre, plus l'am- bassadrice tranquillisera le monarque dont les plans, pour le présent et pour l'avenir, ont besoin de la paix.

Ces détails de délabrement financier et de banqueroute en permanence sont amusants à force d'être lamentables. On s'engraisse et on meurt de faim ; on n'a pas de quoi payer les innombrables chapons que mange la pauvre reine. Des dilapidations de tout genre justifient d'avance la fameuse tirade de Ruy Blas. L'argent monnayé dis- parait : u Rabais des monnaies, nous dit M. de Cour- « tois, augmentation des droits d'entrée, accaparement « des denrées par ceux-là même ayant le devoir d'assurer « la subsistance publique, tout se réunissait pour anéan- « tir la malheureuse Espagne... Le désordre et la mi" « sèi e étaient au comble ; les seigneurs obligés, pour

10.

289 NOUVEAUX SAMEDIS.

(( vivre, de vendre leurs meubles et leurs vaisselles; les « maisons religieuses, d'engager l'argenterie de leurs « églises ; l'épuisement devint tel, qu'en quelques en- a droits de la Castille, on fut réduit à troquer les mar- <( chandises, l'argent manquant entièrement... »

Tout est à lire, tout est instructif dans ce court cha- pitre d'histoire, tel qu'il nous apparaît, tour à tour sé- rieux ou futile, grotesque ou mélancolique, dans les lettres de madame de Yiilars, dans l'introduction de M. de Courtois, dans ses notes, dans les fragments de la relation de l'ambassadeur, dans les extraits du piquant Voyage d'Espagne, de madame d'Aunoy. On y apprendra, non seulement à ne pas brûler les Rothschild à venir, mais à se méfier desgouvernements absolus, sous quelque forme qu'ils se produisent. Ils ne dressent pas tous des bûchers, mais tous se chauffent d'un bois peu écono- mique pour leurs sujets, et confient à leurs ministres un débit de fagots qui coûtent cher. Ils n'offrent pas à leurs souveraines un chapelet de calambour, l en leur man-

1 II est curieux de rapprocher de ce texte authentique des Mé- moires de la Cour tf Espagne (p. 152-55), un passage de l'article de Gustave Planche, sur, ou plutôt contre le Ruy-Blas de M. Vic- tor Hugo 15 novembre 1858) :

., Au second acte, Marie de Neubourg veut se mettre à la fenêtre jour voir une lille qu'elle ne connaît pas, qui chante eil . et la grande maîtresse lui rappelle que l'étiquette lui dé- fend de se mettre à la fenêtre. La reine, pour se distraire de son ;i. demande à goûter, et la grande maîtresse lui répond que ire de son goûter n'est pas encore venue. Est-il possible de po plus loin ht la puérilité? La reine reçoit nue

letti I liarles 11 : Que i ttre? Une ligne qui ré-

L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI. 283 dant qu'il fait grand vont et qu'ils ont tué six loups ; mais leur chasse est parfois du braconnage, et ils traquant les loups qui refusent de se laisser mettre des colliers de chiens. Ne poussons pas plus loin le badinage; on croi- rait que ce calambour m'a monté la tète, que je prends un morceau de bois pour un jeu de mots, et que je con- fonds celui de Uuy Blas avec celui des libérables. Madame de Villars et son spirituel commentateur mé- ritent mieux que des louanges au gros sel. Je ne me suis attaché, dans ce volume si opportun, qu'aux dé- sunie ou douze syllabes tout ce que l'imagination peut rêver de plus ridicule et de plus niais: a Madame, il fait grand vent et j'ai tué six loups! » Quelle que soit la sévérité du jugement porté par les historiens sur Charles II, il est absurde de lui prêter une pa- reille lettre. Quel I pu être le dessein de M. Hugo en traçant ce billet inconcevable? » etc., etc. .

Est-il possible, dirons-nous à notre tour, d'unir tant de pédan- tisme à tant d'ignorance? Voici, du reste, comment Gustave Planche, dans ce même article, parle du poëte de trente-six ans, dont le répertoire était déjà aussi pcl*e et plus pur d'alliage qu'au- jourd'hui :

ce M. Hugo chante et affirme sa divinité ; il célèbre son génie tout-puissant dans des hymnes la ra -1105011 pie

du n

constante envers soi-même, de oel orgueil de- à la lotie i! n'y a qu'un pas, et ce pas, M. lîugo vient de |e franchir en écrivant Rinf-Blas. ...,<!

m la cm! n ce llmj-Uliis (pic l'on

puis près de deux ans et qui

élevé, au moins le plus oi plus

vivait des ouvrages H. Elttgô pour le théâtre ua

que, < n 1838, fttty-1 \ du

torisc di s critiques, ce i :, mentale que I on

1 Chilp< ,

284 NOUVEAUX SAMEDIS,

tails ou je trouvais une leçon d'histoire, un moyen d'ex- pliquer (en espagnol) comment les empires' finissent et pourquoi les révolutions commencent. Mais, tout auprès de ces graves enseignements; que de jolis traits de mœurs ! que d'agréables détails sur la toilette des grandes dames de Madrid, sur ces bizarres alliages de galanterie et d'ascétisme, sur ces furtifs rendez-vous de Semaine Sainte, sur ces étranges amours le suprême bon Ion consistait à tout donner sans rien demander et à se ruiner sans rien obtenir ! Et cette originale figure que Ton ren- contre à chaque page des lettres de madame de Villars, cette Marie Mancini, devenue la connétable Colonna, femme sans mari, mère sans enfants, religieuse sans cou- vent, mais toujours aventurière avecbeaucoup d'aventures, après avoir failli être l'épouse de Louis XIV ! Dans l'ar- ticle que j'ai déjà cité, M. Sainte-Beuve avait dit: « On « ferait de tout cela un volume neuf, original, rassem- (( blant mille anecdoctes singulières, spirituellement con- « tées et dans la meilleure langue... »

M. de Courtois répond: C'est ce volume que j'ai tenté de faire.

Et ses lecteurs ajouteront : Ce volume est fait.

Le seul défaut que nous ayons pu reprocher à ma- dame de Villars dans ses lettres, c'est d'être un peu trop de sa condition et de son siècle. Ce siècle, si admirable- ment rectiligne, avait le tort de ne jamais regarder par la fenêtre et de ne pas s'occuper des petits. Tout se passe en illustre compagnie, dans un palais, un salon ou une église, entre gens qui parlent une langue classique et

L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI. 2S">

font à leur insu de l'excellente littérature, comme M. Jour- dain faisait de la prose. J'ai dit que la cour d'Espagne, en 1680, sentait le renfermé, et que la correspondance de la marquise de Villars se ressentait un peu de toutes ces clôtures. Nous allons, avec l'auteur d\l travers les Espagnes, rencontrer tous les agréments et toutes les variétés de contrastes , de l'air à pleins poumons ; du so- leil à faire fondre les glaces du pôle ; uue palette éblouis- sante ; l'Espagne pittoresque après l'Espagne diploma- tique ; toutes les différences d'époques, d'idées, de tradi- tions, decroyances, de style, personnifiées en deux femmes d'élite ; l'une assez catholique pour que sa foi résiste au spectacle des aato-da-fé, l'autre assez chrétienne pour être sans cesse ramenée à Dieu par les incidents de son voyage ; Tune qui écrit bien sans avoir l'air de se douter qu'il y ait un art d'écrire ; l'autre sachant que la langue française n'est plus assez jeune pour se passer de parure ; l'une enfin (et ceci fixe les deux dates), que l'on peut lire avec plaisir, même après les Lettres de Madame de Sévigné; l'autre, qui a trouvé moyen de réussir, même après le Tra-Los-Monte*, de M. Théophile Gau- tier.

(> qui me frappe chez l'auteur d A travers les Espa- gries^ c'est ce caractère éminemment conciliateur qui

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n'appartient qu'aux âmes très-èlevées et très -pures. Re- marquez que je dis conciliateur, et non pas conciliant; ce n'est pas tout à fait la même chose: l'homme conci- liant peut n'être au fond qu'un sceptique ou un égoïste, qui prend ses aises avec les idées, essaye de les mettre d'accord sans bouger de sa place, et prêche la paix à ses voisins pour que rien ne dérange sa propre quiétude. Le conciliateur vise plus haut : il appelle à lui ceu\ qui sont dignes de le suivre dans ces sphères supérieures l'on est trop près de l'idéal divin pour se froisser aux aspé- rités du monde réel. L'homme conciliant est celui qui n'a pas d'avis; le conciliateur nous inspire à tous le dé- sir d'èlre du sien. Pour ne citer que deux exemples, l'un créé par le génie, l'autre par le bon Dieu, Philinte est un type de l'homme conciliant; Berryer a été le plus ferme, le plus aimable et le plus illustre des conciliateurs. Assurément, il n'y a rien de plus irritable que les dis- sidences entre catholiques et protestants ; et si nous des- cendons des querelles religieuses aux polémiques d'art et de littérature, nous reconnaîtrons que l'école spiritua- liste et l'école pittoresque n'ont rien négligé pour enve- nimer leurs ruptures. bien! voici un livre si passio- nénent chrétien que, lorsqu'on s'aperçoit que ce chris- tianisme n'est pas catholique, onaplusenviedes'at!endrir que de se fâcher. On se dit: quel dommage ! Tant d'amour pour la vérité, et se contenter d'un morceau, quand on pourrait l'avoir tout entière ! Yne âme si avide de son Dieu, et acceptant, entre son Dieu et elle, des nuages ou des barrières que lecatholieisme ferait si aisément tomber!

L'ES l'ÀG NE D'AUTREFOIS B1 1> AUJOURD'HUI. M

Au scnïiment que Ton éprouve se mêlent des velléités de

controverse, de cette controverse à la fois respectueuse et familière qui est une des formes de l'estime, et les sujets de désaccord deviennent presque des points de contact. D'autre part, et ici je me retrouve sur un terrain moins glissant, la faculté descriptive est si na- turelle chez l'auteur d'/i travers les Eêpdgrteè, que Ton assiste, en lisant ce volume, à uneperpétuelle alternative. L'image, au lieu de se complaire en elle-même et d'es- sayer de vivre de sa vie propre, ramène à l'idée, l'idée à la foi. L'étude des monuments ou des beautés du paysage s'inscrit sur les marges des livres saints; l'art de décrire et de peindre n'est qu'une façon d'interpréter l'œuvre divine, de resserrer les liens entre le Créateur et la créa- ture. Pour l'aimable et vaillant e voyageuse* voir et croire c'est tout un. Elle illumine avec son cœur ce qu'elle con- temple avec ses yeux. On pourrait appeler ses tableaux des tableaux d'église, en ce sens qu'au lieu d'être suspen- dus dans le vide cher au panthéisme, ils semblent mys- térieusement accrochés aux murailles d un temple invi- sible, dont lès Voûtés se perdent dans le ciel. A une page que Théophile Gautier ne refilerait pas de signer suc- cède une page digne de réIo<|iient pasteur Adolphe Mo- nod. Ainsi s'accomplit sans éffoff l'alliance entre l'idéal el le réel, et ce>maiii> qui excellent à dîstrîTjUCT les cou- leurs oti à dessin r le- contours, n'ont qu'à se tendre et à se joindre pour faire de leur œuvre un hommage, de leur hommage une prî< A celle double inspiration s'en ajoute une aube qui

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n'est pas un des moindres charmes de ce livre. Je par- lais tout à l'heure de madame de Se vigne, et il est impos- sihle de la nommer sans se souvenir de cette honnête joie qu'un écrivain moderne a signalée comme un des traits caractéristiques de son génie. Il y a beaucoup de cette honnête joie dans A travers les Espagnes; jamais je n'ai mieux compris la différence entre humeur et hu- mour. Ce volume est plein de soleil, mais ce n'est pas seulement le soleil de l'Espagne; c'est un rayonnement intérieur, la révélation d'un bonheur intime que l'on emporte avec soi dans ses bagages, que l'on est sûre de retrouver au logis, et qui fait que l'on prend tout en bonne part ; la cuisine des posadas, la fracture des Ferro* Carrils, le cahot des diligences, la course folle des voi- tures aux descentes, l'odeur de l'huile, la force du beurre, l'épaisseur du vin, la bassesse des rivières, tout jusqu'à l'hospitalité des moines et les cérémonies de la semaine sainte. Il en résulte deux qualités que je place en pre- mière ligne dans les livres de voyage : l'auteur nous sug- gère l'envie de faire connaissance avec le pays qu'elle parcourt, et elle nous amène à penser que, pour nous y plaire, pour le bien voir et le bien comprendre, la meil- leute condition serait d'y voyager avec elle.

(Juoi de plus gai, par exemple, de plus engageant que ce tableau, qui pourrait s'intituler les Montagnes russes en Espagne, si l'on savait encore en France ce que c'était que les Montagnes russes?

i A Martorell, nous sautons dans une guimbarde attelée f>t mules; les dames dans l'intérieur, les messieurs

I/ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI. 2S9

sur l'impériale, et me voilà dans la delantera, une ma- nière de banquette accrochée tant bien que mal derrière les mules. Une fois perchée sur ma planche, je me de- mande à quoi je tiendrai; elle, par exemple, ne tient à rien. Le majorai, un gros homme en veste courte et brodée, la gorra sur le chef, monte et se carre à ma droite; un long abbé s'établit à ma gauche; un garde civique se campe en travers ; deux ou trois paysans s'éta- lent sur nos pieds; le zagal, gaillard bien découplé, une écharpe rouge autour des reins, les favoris crépus, les yeux flamboyants, la bouche richement endentée, pose son pied chaussé d'alpargatas sur le rebord de la delan- tera; d'une main il attrape le cuir qui nous sert de cou- vercle, de l'autre il fouette l'air de sa gaule. L'intérieur, je vous en réponds, ne se fait pas faute de rire. Quant à moi, je me sens frémir dans le plus intime de mon être; car une descente, un vrai casse-cou, se dévale devant nous; les deux mules de derrière, pourvu qu'elles pren- nent des gaietés champêtres, nous enverront leurs quatre fers dans la figure; celles de devant ruent et dan- sent avec des ondulations de queue, avec des soubresauts de croupe qui me donnent le frisson 5e vellano, se vellano, se vellanôôôô! crie le zagal d'une voix écla- tante. Les sept mules qui s'enlèvent partent comme des enragées : Para salô, para salô, hupp, huppa! par anar d Montserrâ! ci brrrt! Nous sommes en bas nous avons nos têtes, nos jambes, l'essentiel; je respire; et une fois que j'ai respiré, je vous déclare que rien n'est joli comme cet attelage, que rien n'est enivrant comme

*90 NOUVEAUX SAMEDIS,

cette course folle, que rien n'est gracieux comme le har- nais des mules, pompons, rubans, clochettes, et celte figure qu'elles ont, moitié sauvage, moitié civilisée, avec leur dos rasé, leur queue pelée, et les bizarres dessins qu'y a tracés le rasoir des zingari. »

La voilà bien, cette honnête joie de madame de Sévigné! ne vous semble-t-il pas entendre, à travers ce récit si lestement enlevé, les grelots et les sonnettes de ces mules à l'œil si vif, au pied si sûr? L'auteur, dans cette page, raconte plutôt qu'elle ne décrit. Voulez-vous mainte- nant un modèle de cette description à la fois inspirée et sa- vante, que Ton rencontre à chaque pas dans ce volume? Nous voici au couvent de Montserrat. Le site est empreint d'une mystérieuse grandeur ; l'impression en a passé tout entière sur la toile :

« La terrasse, voyez-vous, est un rêve; elle nous jette entre ciel et terre, accrochés à l'ourlet du précipice, gouffre en bas, gouffre en haut. Le mont couronné de pilastres, de tours, de stalactites, de stalagmites, pyra- mides clouées au tranchant vertical par ïa fantaisie de quelque géant, se dresse dans son orgueil. On les a tous sur la tète, ces prodigieux colosses, on n'en détache pas le regard; ils percent le ciel, ils déchirent la nue, ils sont audacieux, ils sont difformes, ils ont des pointes aiguës, ils ont des boursouflures presque répulsives. Kl quand on se penche au dehors, on voit dans les immen- sités profondes la plaine couverte d'un linceul violet à cette heure, s'étendre et se perdre vers des lointains pleine de vapeurs...

L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI. 291 ... (( Après, ah! après on retourne aux enchantements

de la terrasse. La nuit enveloppe tout; la lune s'est levée, pourpre, élargie, un peu pâmée dans les brumes. Elle monte du côté de la mer ; les profondeurs du ciel l'ont environnée; elle reste là, perdue, on sent sous elle un abîme d'air; dans le fond, quelques traînées claires font soupçonner le bas pays ; au-dessus de nos têtes les géants de pierre dont le front a rencontré de mates blancheurs, ressemblent à des fantômes qui laisseraient traîner jus- qu'à terre leurs vêtements dénoués. Si l'on quitie ce mirador de granit pour errer derrière les portiques, alors l'aspect change ; on n'a plus devant soi qu'un mur dressé jusqu'au zénith ; les colosses de la montagne tou- chés de pâleurs lunaires, les cônes, les donjons, les jaillissements formidables encadrés à l'aventure dans l'arc des ogives, flottent au sein de transparences aériennes; l'orfraie a jeté son cri dont la note plaintive rappelle des pleurs d'enfant; tout fait silence... Ce soir, je ne vous en dis pas plus... »

Il me serait facile, en multipliant ces citations, de passer à côté des sujets de dissidence et d'écrire tout un feuilleton qui serait charmant puisqu'il n'y aurait rien de moi. Mais je croirais faire injure à l'auteur, si je laissais supposer, ou que son ouvrage n'est qu'une galerie de tableaux, ou que j'évite les questions sérieuses, de peur

I d'avoir à choisir entre de coupables complaisances ou d'irritantes querelles. Une protestante sincère, zélée, vovageant en Espagne, devait se trouver sans cesse en

292 NOUVEAUX SAMEDIS.

moines, de types, de coutumes, de légendes, de détails de couleur locale, qui, pour un esprit étroit, dominé par des préjugés de secte ou de parti, auraient pu devenir le texte de récriminations innombrables et d'ironiques sur- prises. La scrupuleuse probité religieuse, intellectuelle et morale de madame de G...1, son penchant naturel pour tout idéal de grandeur, la faculté d'enthousiasme particulière à son sexe, Font heureusement protégée contre ces tentations vulgaires. Ce n'est pas elle qui di- rait froidement, en visitant une de nos églises : « La bo- tique de saint Pi're ! » comme cet Anglais dont l'histoire se raconte, entre dévotes, dans nos villes du Midi. Il par- courait Avignon, la ville papale et sonnante, son Brad- shaw à la main. Un de ses amis, récemment converti au catholicisme, lui servait de cicérone. Voilà notre homme entrant dans les églises, pénétrant dans les chœurs, exa- minant les chapelles et les sanctuaires, regardant les ta- bleaux, touchant les balustrades, comptant les piliers, mesurant les voûtes, admirant les ogives, son monocle dans l'œil, sa lorgnette par dessus son monocle ; et à chaque station il disait avec un dédain superbe : « La botique de saint Pi're! » L'ami catholique, marchant à

1 Madame la comtesse de G... me permettra-t-elle de le lui dire? si elle signait ses livres de son nom, qui n'est un secret pour per- sonne, elle épargnerait à ses critiques un grand embarras. P.ien n'a- lourdit la phrase comme ces éternelles circonlocutions : « V auteur cïA travers les Espagnes , V auteur du Mariage au pond de vue Chrétien, etc., etc., etc.;» avec le nom propre, tout s'éclaircit et s'al- i i D'ailleurs, quand il y a tant de gens qui signent de mauvais livre-/ pourquoi ne pas signer les bons?...

L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI. 293

ses côtés, gardait le plus profond siience. A la fin, quand ils eurent visité la cent soixante-dixième chapelle, quand l'Anglais eut dit pour la trois cent quarantième fois : « La botique de saint Pi're ! » le taciturne catholique fit signe qu'il avait à son tour quelque chose à dire; ils s'arrêtèrent; alors, avec ce flegme que nous n'imiterons jamais, et avec cet accent que nous imitons mal, le con- verti dit à l'hérétique : i Aoh ! I thank y ou ! Je vous remercie. » Et ils reprirent leur marche silencieuse. Deux heures après, quand ils furent rentrés à l'hôtel, l'hérétique dit au converti: a Vous m'avez remercié... pourquoi? Parce que, en répétant : la botique de saint Pi're ! vous tranchez la question qui divise tous nos théologiens; vous avouez que saint Pi're il était ca- tholique! »

Ce n'est pas à l'aide d'arguments pareils que Ton pour- rait réfuter Fauteur d'A travers les Espagnes. Au fond, elle a du goût pour l'Espagne chevaleresque, héroïque et mystique. Elle admire le Cid, et le chevalier de la Triste- Figure, dans sa monomanie, lui semble plus près du su- blime que du ridicule. Si elle ne dit pas, avec le personnage de Térence : « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne peut passer loin de mon cœur! i elle dirait volontiers: « Je suis femme, et ne saurais être insensible à rien de ce que les femmes sont dignes de ressentir, d'encourager, d'admirer et de comprendre ! » Voulez- vous une preuve entre mille? Nous avons fort maltraité ce pauvre Charles II, à qui j'en voulais d'avoir personnifié l'absolutisme monarchique et religieux en le dépouillant

204 NOUVEAUX SAMEDIS.

de toute sa grandeur pour ne lui laisser qu'un triste mé- lange de violence, d'imbécillité et de cruauté inconsciente. Assurément F auteur d\4 travers les Espagnes est de mon avis ; mais elle est femme ; on lui montre, à l'Es eu ri al, au milieu des tombes royales , la place Charles II se fit ouvrir les sépulcres de sa mère et de sa femme; elle fré- mit du néant de ces majestés ou des majestés de ce néant, et elle ajoute dans un grand style :

i Charles II vint à son tour interroger les tombeaux. Il fallait à ces royaux ennuyés l'émotion du bûcher ou le mystère des sépulcres. Ils n'étaient à l'aise, et, pour ainsi dire, familiers qu'avec la mort. Elle seule avait le pou- voir de les divertir. Charles II fit ouvrir le sarcophage de sa mère, et respectueusement lui baisa les mains. Puis on souleva la pierre qui recouvrait Marie-Louise, la fille d'Henriette de France, la sœur de Charles 1er d'Angle- terre, première femme et bien-aimée du monarque espa- gnol. Alors lui, pâmé sur le cercueil: Mi rexjnal mi reyna! murmurait-il ; et dans ce gémissement qu'exhale un pau- vre cœur à bout dévie, à bout de larmes, je reconnais le petit-fils de Jeanne la Folle, et je retrouve un lambeau de libre humaine, Ce sanglot m'a fait du bien, il a délivré mou ame qu'étouffait tout ce marbre et que glaçaient toutes ces rigidités. » Est-il possible de rattacher, d'une façon plus affectueuse et plus douce, un trait de sensibi- lité féminine au souvenir d'une malheureuse reine, et l'Espagne du présent à l'Espagne du passé?

Les points de contact par madame de G..., s'est heurtée à l'Espagne catholique sont de plusieurs sortes.

L'ESPAGNE D'AUTUEFOIS ET D'AUJOURD'HUI. c205 Il y a d'abord les épisodes historiques rappelés par les monuments qu'elle visite. Puis, les musées, elle fait de longues stations et dont elle parle en artiste, lui mon- trent tantôt le catholicisme en peinture, interprété par le pinceau des Murillo, des Ribera, des Zurbaran, tantôt les portraits des grands monarques compromis dans les guerres religieuses ou associés aux rigueurs de l'Inquisi- tion. Nous avons ensuite les cérémonies de la semaine sainte et du jour de Pâques; enfin, dans quelques pages plus significatives qui ressemblent à des professions de foi, l'auteur nous explique pourquoi la religion catholique ne satisfait pas ce que j'appellerai sa nostalgie chrétienne, son désir ardent de communication intime, d'absorption mystique avec Notre-Seigneur Jésus-Christ.

En tout ce qui touche à l'histoire, à l'art du moyen âge espagnol, aux poétiques et chevaleresques souvenirs des Maures, madame de Ci.... est d'une modération remar- quable ; bien des détails de ce triste passé lui donnent beau jeu ; elle n'abuse pas de ses avantages ; son langage diffère fort peu de celui que tiendrait un catholique de l'école libérale, un disciple du père Lacordaire ou de M. de Montalemberî, parcourant Tolède, Burgos, Sévillc ou Madrid, abordant franchement ces questions délicates, prompt à faire la part du bien et du mal, sachant que le bien revient à Dieu, que le mal revient aux hommes, que chaque siècle a ses misères, et se disant tout bas qu'après tout le fanatisme qui persécute est préférable, dans l'or- dre moral, au machiavélisme qui déprave, au matéria-

'296 NOUVEAUX SAMEDIS,

lisme pratique qui ne tue plus de taureaux, mais qui nous livre au Veau d'or.

L'auteur à' A travers les Espagnes n'apporte aux céré- monies catholiques aucun esprit de dénigrement systé- matique ou de raillerie ; elle est profondément émue et elle ne dissimule pas son émotion ; écoutez-la:

«... Le jeune prêtre lance en un cri déchirant sa voix, sa pure voix de ténor, qui fait tressaillir les multitudes. Il jette au travers de la nef, il jette au travers des brumes, il jette parmi les palmes qui frissonnent son chant navré.

« La mélodie gémit, elle pleure, elle a des défaillances mortelles. Tout à coup des reprises d'une incomparable vigueur en ont relevé l'accent; mais la tristesse domine, et l'on dirait l'âme humaine qui va se lamentant par les déserts de ce monde. L'énergie et juvénile et si franche rend plus poignante la douleur. Parfois le chant aborde aux régions de la joie; alors un soudain éclat l'illumine; puis la voix s'enfle, grandit, elle demande à des registres presque inconnus des intonations plus désespérées ; un dernier élan la brise, elle s'évanouit ; et l'autre reprend, monotone, pesante, semblable au faix des jours qui, l'un après l'autre, l'un comme l'autre, égaux à eux-mêmes et d'un ennui pareil, tombent sur le cœur.

« Oui, c'est beau, je n'éprouve nulle gêne aie dire. Ces accords désolés qui planent sur la foule, tantôt de- bout, tantôt agenouillée, cette phrase récitée d'une su- perbe inouïe par le chanoine au lutrin, ce hautain défi qui termine tout, les nuages de l'encens, les gerbes lumineuses, cette richesse des marbres, ce jet des co-

L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AU JOl'IiD H UI. 297

lonnes, l'ampleur avec la majesté, forment un des plus grands spectacles qu'aient rencontrés mes yeux.

a Mais, ajoute immédiatement l'auteur, que ne donne- rais-jepas, au sein de telles magnificences, pour un mot, un pauvre mot de mon Sauveur? Il ne me faut pas moins; je veux une parole qui m'apporte la vérité, je veux une goutte d'eau qui me rende la vie, etc. i

Voilà le sujet du seul débat qui puisse s'établir entre madame de G.... et la critique catholique. Je ne dois, on le comprend, l'aborder qu'avec une extrême réserve, d'après mes impressions, plus instinctives que réfléchies, d'après ce que j'entends dire, autour de moi, par des personnes éclairées et pieuses. Dans plusieurs passages de son livre, madame de G... se plaint que le dogme ouïe culte catholique la sépare trop de son Sauveur, que la sainte Vierge s'interpose trop visiblement entrs le fidèle et son Dieu, que l'Enfant Jésus ne lui offre pas cetle idée de force et d'appui dont elle a besoin. En dehors de toute discussion dogmatique, il nous semblait, au contraire, qu'un des inconvénients de la religion protestante était de trop isoler l'âme et la conscience humaines, de leur laisser la responsabilité de leurs actes, de rendre plus rares et moins intimes leurs contacts avec le souverain Maître et le Dieu fait homme. L'auteur d'A travers les Espagnes a trop d'esprit pour ne pas comprendre que l'art catholique, même dans les siècles de foi, ne pouvait vivre d'abstractions, qu'il lui fallait des figures réelles, tangibles, tenant de l'homme par la ressemblance maté- rielle , de la divinité par l'expression idéale, et que dès

17.

898 NOUVEAUX SAMEDIS.

lors rien ne pouvait mieux parlera l'imagination et au cœur que l'Enfant-Dieu entre les bras de sa mère. L'art chrétien ne s'arrête pas d'ailleurs à cette première phase, si persuasive et si touchante, de la vie de Jésus. La Trans- figuration, la Cène, Jésus et les disciples d'Emmaiïs (pour ne citer que trois chefs-d'œuvre), sont pour l'attester. J'en rappelle trois, je pourrais en rappeler des centaines.

N'insistons pas ; j'aime mieux dire à propos du livre de madame de G..., comme au sujet des Méditations chrétiennes de M. Guizot : Ce qui nous sépare pourrait se résoudre en quelques heures, entre théologiens d^, bonne foi ; ce qui nous rapproche a l'inestimable avan- tage d'accroître notre confiance et notre force contre l'ennemi commu.11, le scepticisme, qui pervertit les hautes classes parle luxe, les classes inférieures par la jouissance brutale, et qui, diminuant chaque jour la part de l'âme, ferait volontiers de toutes les religions, de toutes les po- litiques, de toutes les littératures, de tous les éléments de l'activité humaine, des formes plus ou moins impo- santes, réglées par la routine, variées par la fantaisie, gouvernées par le hasard et asservies par la force.

Mais la politique ? me direz-vous. Quoi ! vous nous parlez de l'Espagne du passé et de l'Espagne du présent; la Péninsule est en pleine révolution ; elle n'a pas fait encore son choix entre les divers genres de gouverne- 111 nf qui lui proposent de travailler à son bonheur; et au mépris des lois de l'actualité, vous ne nous dites pas un mot de politique? La raison est bien simple; le voyage de madame de G... date, si je ne me trompe, de

L'ESPAGNE D'AUTREFOIS ET D'AUJOURD'HUI. 290

1865. A cette époque, le feu couvait sous la cendre des papelitos ; mais il n'avait pas encore éclaté. Il n'y a, dans tout le volume, qu'une seule page qui nous ramène aux réalités présentes : l'auteur assiste à une séance du congrès ; elle entend Karvaez ; encore, elle est frappée de cette gravité espagnole qui ne se dément jamais, même dans les débats parlementaires, et qui a l'air de se tenir à mille lieues dune révolution ; puis elle nous dit:

« Untel calme n'est qu'apparent, jel'admets; un si beau nonchaloir se compose de gravité castillane encore plus que d'assoupissement moral, je le veux croire ; les Espa- gnols conservent le front muré de l'Oriental, je ne l'oublie pas; ils gardent cette retenue qui volontiers soupçonne une défaillance nous voyons les généreux entraîne- ments du cœur, c'est possible. Pourtant j'aurais aimé quelque signe de vie, fût-ce une violence ; j'en aurais

mieux augure.

u Quoi qu'il en soit, la révolte gronde à l'horizon ; le fil de cette épéo trancbera bien des problèmes. L'indé- pendance de lame lui devra-t-elle son essor? Qui peut le dire? Pour moi, j'aime à penser que la liberté prendra son élan toute seule, par un effort de sa propre énergie, dé- daigneuse des surprises, et ne voulant point d'un secours qu'hésiteraient à lui prêter des convictions mal décidées. Quand la nalion croira, elle agira. Quand le pays aura soif du vrai, il saisira la liberté. I

Amen! dirons-nous en finissant. L'auteur d\i tracer* les Espagnesa été prophète h ors de son pays, et ses consuls

500 NOUVEAUX SAMEDIS

nesontpasindiflerents.Unechosepourtantm*inquiètepour

cettenoble Espagne, que Ton aime encore, et qui reste in- téressante, malgré les sombres pages d'autrefois et les sin- gulières variations d'aujourd'hui. Quoiqu'ellefasse,elleest obligée de se démentir et de mettre ses institutions nou- velles en contradiction avec son caractère, ses traditions et ses mœurs. La liberté ne peut se développer et s'affer- mir que dans deux sortes de pays: ceux qui n'ont point de passé et par conséquent point de rancunes, comme l'Amérique ; et ceux qui ont eu le bonheur ou le mérite de fondre leurs conquêtes politiques avec leur héritage historique et leur esprit national, comme l'Angleterre. En Espagne, ainsi que chez d'autres peuples plus ingrats et plus coupables, il y aura toujours un antagonisme entre ce qu'elle a été et ce qu'elle veut être, entre les conditions d'une vie nouvelle et cette vie profonde qui a ses racines dans le sol et dans Tàrne. Or, en pareil cas, il n'y a pas de milieu : l'antagonisme se traduit par de fu- nestes exagérations dans le sens contraire, ou par l'abdi- cation de toute volonté, de toute initiative, de toute in- dépendance au profit d'un expédient sans durée ou de prétoriens sans génie. C'est ce double péril que je re- doute pour nos voisins. Dans cette loterie, dont le sac a ' déjà quelques gouttes de sang, je vois ce qu'ils peuvent perdre sans apercevoir bien distinctement ce qu'ils ont à gagner. Il ne m'est pas plus facile de nvimaginer une Es- pagne anlimonarchique et anticatholique, que de me ligurer le Cid jouant à la Bourse ou don Quichotte insul- tant Dulcinée.

XVIII

MM. GLARETIE ET ABOUT1

Décembre 1868.

Je suppose M. Jules Clarelie arrivant un peu tard, au Gymnase, le soir de la première représentation de Sera- phine. Le voilà montant l'escalier pour arriver à sa loge; à mi-chemin, il rencontre M. Edmond About, qui profite du premier entr'acte pour aller fumer une cigarette, u Quoi de nouveau? lui dit-il. Rien, lui répond le spirituel auteur des Mariages de Province, sinon que vous montez et que je descends. » Ce n'est pas bien neuf; mais les jours Ton joue une pièce nouvelle de M. Sardou, risquer une réminiscence, c'est faire de la couleur locale.

Est-ce à dire que tout soit à louer dans Madeleine

* Madeleine Berlin. Les Mariages de province.

302 NOUVEAUX SAMEDIS.

ETJT ' ^f gDer d9nS ,6S *"**" deP"^et

de ; Ëd ; T* on se repor,e en idée - «« débuts

de M. Edmond About, on ne peut se défendre de ré- flexions mélancoliques sur le retour des choses et des conteurs d'ici-bas.

C'était plus bruyant que le succès, aussi tapageur que e scandale ; une prise d'assaut de la célébrité par toute les brèches ouvertes du roman, de la chronique ournal et du pamphlet , une pincée de sel dans les cent

ouches de a Renommée; un pied sur les mines d!o du monde officiel, par le Moniteur; une main sur les ba- gages du monde cosmopolite, par la bibliothèque des

01^,^,0^,00 œil à travers les serrures du monde parisien, par le Figaro; assaisonnant ses écrits de ce tm à impertinence qu'on pardonne à Rivarol et à Beaumarchais; â la foissoupleet goguenard; œajin

flatteur, sauvant par sa familiarité narquoise la facilité de ses mœurs politiques ; la jambe leste, le nez au vent a bouche mutine; arrivé avant d'être parti ; possédant,' des sa première aurore, assez d'amis pour être soutenu assez d ennemis pour être compté ; sachant faire plus de bagarre avec une pièce sifflèe que ses confrères avec «ne œuvre applaudie ; populaire par semblants d'impo- lHdante, courtisan sans tirer à conséquence; essayant un peu de tout, comme les gens qui ont plus d'aptitudes 'lue de vocation, plus d'entrain que de force et plus d'es- P"<J«e de talent ; touchant à tout, comme 1 s enfants

Chacune de ses campagnes; ayant à recommencer tous

MM. CLARETIE ET ABOUT. 303

les ans l'ouvrage qui doit fixer son rang littéraire; se fai- sant raconter Zadig par le bonhomme Richard; bien nioins noir, au fond, qu'il ne voudrait l'être; n'ayant de Voltaire que l'intention; ne demandant qu'à se ranger; pour les joies de la famille et les perfectionnements de l'agriculture; gardant ce coin de naïveté que tout Normalien cache sous ses touffes de libres pensées ; amalgamant Joseph Prudhomme et Stendhal; et finale- ment, ayant écrit depuis quinze ans trente volumes sans avoir pu se décider entre l'utile et l'agréable. C'est ainsi que l'on se fait, plus heureux que Jérôme Paturot, une jolie position sociale; mais ce n'est pas de cette façon que procèdent les vrais artistes. M. Jules Cla- retie s'y est pris autrement. Forcé de se plier, comme nous tous ou presque tous aux exigences de la vie littéraire, telle que l'a créée la société moderne, toute de diffusion, de cahots et d'imprévu, il l'a divisée en deux parts ; l'une pour l'idée courante, la causerie facile, ! anecdote légère, le feuilleton qui se cuisine au feu delà rampe et que l'on sert tout chaud aux lecteurs du lundi ; l'autre, pour l'œuvre d'art préparée de longue date, pa- tiemment étudiée et mûrement réfléchie. Je dirais de la première qu'elle est la part du diable, si je ne songeais, llèlas! que le diable n'a pas trop à se plaindre de la seconde, et que l'émouvant conteur de Madeleine Berlin a (ait cette fois au serpent la part du lion.

N'est-ce pas, en effet, une fille d'Eve, ayant avalé le sei peut, que celte Madeleine, dont l'ardente et redouta- ble fiyure, serrée de prés, poussée à bout, dessinée d'un

501 NOUVEAUX SAMEDIS.

crayon impitoyable, domine tout ce sombre récit ? I) suffit de lire vingt pages pour comprendre que Jules Glaretie qui n'imite personne a imité, en écrivant son livre, les joueurs en veine, qui triplent leur enjeu, tant ils sont sûrs de gagner! Il s'est personnifié, pour ainsi dire, lui, ses souvenirs d'enfance, ses fières opinions politiques, sous les traits de son héros Régis Buffières et du père de Régis, républicain de la vieille roche, taillée dans la jeune Montagne. Il a opposé à ce couple stoïque M. de Puyrenier, un gentilhomme de race, intelligent, élo- quent, grand propriétaire, mais à demi déclassé, socia- lement, par un faux mariage ; politiquement, par des capitulations de conscience; moralement, par une série de dissolvants que l'auteur a décrits en maître, et qui suivent une progression logique. Puyrenier commence par une faute presque vénielle, que le monde réprouve ; il finit presque par un crime, sur lequel les conven- tions mondaines jettent leurs broderies et leurs men- songes.

La moralité du livre réside dans cette gradation fatale. M. de Puyrenier a, non pas enlevé, mais recueilli une femme qu'il ne peut pas épouser, parce qu'elle est la femme d'un autre. Louise Bertin c'est son nom a, de son mariage, une fille qui, jusqu'à treize ans, se croit l'enfant de M. de Puyrenier. Une révélation imprudente la désabuse, au moment même sa première communion venait d'exalter en elle ce mysticisme maladif qui n'est qu'une ivresse de l'imagination, prise pour une extase de l'âme. Un grand romancier, dans des mémoires trop vé-

MM. CLARETIE ET ABOUT. Z05

ridiques pour ne pas être des aveux, a peint cet état mixte, transitoire, feu de paille de l'amour divin, qui prépare, en moyenne, une sainte et vingt pécheresses ; rêve de cloître qui se réveille sur le trottoir de la bohème. C'est un honneur pour M. Jules Claretie de n'avoir pas été, dans cette délicate peinture, inférieur à George Sand.

Les ravages que cette funeste découverte opère dans cette âme prête au mal, voilà le récit romanesque. Il côtoie plusieurs épisodes de l'histoire contemporaine, qui nous montre M. de Puyrenieret M. Buffières rapprochés, ou à peu près, par la république de février, séparés enfin parle 2 décembre, synonyme d'exil pour le républicain, de retraite pour le gentilhomme, jusqu'au moment l'exilé meurt, le retraité reparaît sur la scène politique avec tous les honneurs dus à son déshonneur; actualité grammaticale qui prouve que le pluriel petit être le con- traire du singulier.

Étant données les opinions de M. Jules Claretie, qui sont toujours radicales sans être jamais offensantes, toute cette partie de son livre est irréprochable. Trop jeune pour avoir vu la révolution de 1848 et ses suites immé- diates, il lui applique les bénéfices du lointain, et se figure qu'il se souvient de ce qu'il rêve. Il aime cette république sans la bien connaître, comme d'autres peut-être l'ont trop connue pour l'aimer. Ainsi, pour ne lui citer que deux exemples, il idéalise la journée du 15 mai, qui me fit, à moi, témoin occulaire, l'effet d'une immense gami- nerie politique ; et il glisse par trop vite sur les journées de juin, qui donnèrent beau jeu à la réaction, dénoncée

Ml ROI VEAUX SAMEDIS.

aujourd'hui comme odieuse, réclamée alors comme né- cessaire.

N'imporie! il est rare de rencontrer dans une œuvre d'imagination ces pages fortes et viriles qui font du ro- man un frère légitime de l'histoire. On se sent en présence d'un esprit énergique et ferme, décidé à se rendre compte de ses idées, au lieu de dire comme Etienne, le héros favori ou plutôt le Sosie de M. Edmond About : « Je me soucie fort peu de la politique, et je n'en sais pas le pre- mier mot ! » Honneur à ces jeunes audaces! elles rompent la prescription, elles rendent au roman ses muscles et ses nerfs. Elles nous aident à sortir de cette phase qu'on pourrait appeler le contre-coup d'État littéraire; littéra- ture désossée, scepticisme avoué, frivolité curieuse, triomphes du rôle d'amuseur, doctrine de l'art pour l'art, débauches de couleur et de ciselure ; tout ce qui s'accorde et fraternise avec les abdications, volontaires ou forcées, de l'initiative nationale, de la liberté, du droit, de la tri* bune et de la presse.

Le roman proprement dit donne lieu à des objections plus sérieuses. Certes, je ne conteste pas ce qu'il y a de foncièrement vrai dans les deux principaux personnages : Madeleine et M. de Puyrenier. Vne fois maîtresse du triste secret de sa mère, la jeune fille, livrée à ses instincts, ne doit plus s'arrêter sur les mauvaises pentes. Dans cette maison elle se sent étrangère, sous ce nom qui n'est pas le sien, songeant sans cesse à son véritable père dont les fautes l'humilient, dont le malheur l'irrite, ce n'est plus une âme qui pense, c'est un cerveau qui fermente.

MM. CLARETIE ET ABOUT. ">07

Le fiel s'y infiltre goutte à goutte, et la vivacité de ses sensations s'aiguise à mesure que ses sentiments se dé- pravent. Madeleine est, elle aussi, une déclassée; elle l'acceptera rien de cette société qui la froisse, et elle se hroira affranchie de ses devoirs par ses souffrances. Si un MBur généreux lui offre le moyen de rentrer dans les conditions d'ordre moral dont elle ne veut plus parce qu'elle a eu à s'en plaindre, elle refusera, pour suivre ibrementles caprices de sa passion ou les conseils de son )rgueil. Enivrer et torturer le jeune homme qui l'aime, ner à petit feu la mère qu'elle accuse de n'avoir pas su lui garder sa place au foyer paternel, subjuguer et avilir m gentilhomme sans foi et sans courage, dont elle perver* :it du même coup la volonté et la conscience, telles se- ont les joies de cette méchante créature. Elle tient du sphinx, delà torpille et du tigre. 11 y a du mystère dans ses vices, du maléfice dans ses caresses, du magnétisme hns ses haines, de la férocité dans ses fautes. L'œuvre infernale s'accomplit. Madeleine, à la dernière page, s'appelle madame de Puyrenier : ce qu'il y a de plus dou- loureux, c'est que les deux coupables rentrent, lo front levé, dans le inonde; la société officielle leur prodigue ses hommages et ses couronnes, pendant que la vertu meurt m exil, pendant que les victimes s'éteignent dans l'ombre ou essuient le sang de leurs blessures.

La moralité ne manque assurément pas dans ce récit poignant ; niais ce n'est pas celle que nous aimons, car elle serre le cœur au lieu d'élever l'Ame. Il estdifficile, au premier abord, de distinguer de la vivacité de ces pein-

308 NOUVEAUX SAMEDIS.

tures la sévérité de ces leçons. L'étude est énergique et forte, poursuivie avec une clairvoyance, fouillée avec une sûreté de main qui étonnent chez un écrivain aussi jeune ; mais le sujet même de cette élude n'est-il pas de ceux qui donnent envie de répéter avec le plus pur des poètes : « N'avez-vous pas de passe-temps plus doux? » Ce qui convient à MM. Gustave Flaubert, de Goncourt, Ernest Feydeau, ÉmileZola, c'est-à-dire à ceux qui neveu- lent être qu'artistes, qui demandent à la réalité tout ce qu elle peut donner, sauf à être écrasés de ses dons, convient-il également au chef de cette jeune phalange qui préfère Caton à César et entend moraliser la démo- cratie pour mieux assurer sa victoire ? Je rappellerai à M. Jules Claretie un souvenir auquel il ne saurait être insensible. Pendant les dernières années du règne de Louis-Philippe, le National, organe de l'opposition répu- blicaine, tenait à honneur de ne publier que des feuille- tons d'une morale assez pure pour être mis dans toutes les mains, tandis que les histoires les plus échevelées e parfois les plus corruptrices paraissaient dans les jour- naux du ministère ou de l'opposition dynastique. Ces que la liberté a d'autres ennemis que le despotisme, d'au- tres contraires que la servitude. En politique, ceux qu veulent asservir doivent commencer par corrompre ; er littérature, ceux qui veulent délivrer doivent commence) par assainir. L'arbitraire achève par le vice l'œuvre qui entreprend par le joug. Les fusils de prétoriens son bourrés avec des pages de mauvais livres. Tout ce qui trouble les imaginations énerve les facultés de résistant

MM. CLAKtTIK ET ABOUT. 509

»t les images de volupté font plus d'esclaves que les lois le proscription. Le servilisme aies deux sexes: il esta la bis courtisan et courtisane.

J'admets en principe, ou plutôt comme manque de >rincipes, le caractère de M. de Puyrenier. Mais pour irriver aux suprêmes apostasies, avait-il besoin d'y être imené par la corrosive influence de Madeleine Bertin ? *ar sa liaison morganatique avec la mère de Madeleine, 1 s'est placé en dehors de la société aristocratique et ré- gulière. Dès ce moment, il appartient d'avance aux aven- tures politiques. Riche, spirituel, éloquent, observant Jans sa province une sorte de décorum, if. de Puyrenier îst nommé député après la révolution de Février; mais 1 n'est pas républicain pour cela, pas plus qu'il ne pou- vait être légitimiste sous la monarchie de 1830. Il est ce jue le feront les événements, le succès, le fait accompli, tout ce qui l'aidera à remplacer la considération par , l'éclat, les satisfactions de l'honneur par les jouissances de l'amour-propre. Il m'est impossible de comprendre qu'il ait attendu dix ou douze ans avant de se rallier à ce qui devait être pour lui le gouvernement par excellence. J'ai le chagrin de ne pas connaître les coryphées du monde officiel, mais je suis sûr qu'on y rencontrerait une foule de Puyreniers qui ont eu à cœur d'être les ouvriers de la première heure, et de réparer leurs irrégularités sociales par leur docilité politique. A ceux-là si on fit, le 2 dé- cembre, l'aumône d'un simulacre de prison, soyez certain qu^. ce fut pour sauver les apparences, et que leurs cartes affluaient déjà au ministère de l'intérieur avan> que leur

310 NOUVEAUX SAMEDIS.

nom eût eu le temps de sécher sur l'écrou. Ce n'est pas en 1865 j'indique une date approximative —que M. de Puyrenier a se jeter dans les bras de ces entre- metteurs de conscience, que M. Jules Claretiea croqués d'un crayon très-net et très-fin; c'est le 2 décembre 1851, à onze heures du matin; je signale dans ce dé- tail, non pas un défaut d'observation, mais un anachro

nisme.

Ce qui, dans Madeleine Bertin, mérite des éloges sans réserve, c'est le style à la fois solide et nerveux, ferme et passionné; c'est le paysage, qui, au lieu de briller iso- lément, sans s'inquiéter de ce qu'il encadre, s'accorde et se fond excellemment avec les sentiments des person- nages et les incidents du récit; c'est surtout l'émotion" communicative, ce je ne sais quoi de réellement vécu, qui est comme la pierre de touche du roman. Sans doute, sur bien des points delà scabreuse histoire de Madeleine, le jeune conteur a eu à deviner par une sorte d'intuition physiologique; mais dans les pages descriptives, dans celles qui nous montrent le retour au pays natal, le tour- ment des tendresses trahies, des illusions perdues, ou mieux encore dans les scènes pathétiques auxquelles le beau lac de Neufchâtel prête ses horizons mêlés de splendeur et de tristesse, l'auteur se donne à nous tout entier ; les lecteurs ne peuvent refuser de le suivre, puisque, lui-même, il s'émeut si profondément de ce qu'il raconte.

Hélas! ces derniers mots, si j'en prends le contre-pied* pourraient suffire à l'exécution sommaire du nouveau

MM. CLAHETIË El ABOUT. 341

volume de M. Edmond Àbout. Quel dommage qu'on ait tant usé et abusé de la formule qui a été neuve en son temps : « Croire ou ne pas croire que c'est arrivé ! » Je n'aurais qu'à l'appliquer ici ; il ne m'en faudrait pas da- vantage pour indiquer le principal définit des Mariayes de province et, généralement, des romans de M. About. Il ne croit ni aux événements qu'il invente, ni aux per- sonnages qu'il souffle, il offre ce bizarre phénomène, que, se déguisant tant bien qne mal sous le masque de ses héros, il est moins pénétré de leurs passions, moins at- tendri de leurs malheurs, moins sûr de leur existence, que s'il se bornait à les imaginer et à les peindre. Comment s'en étonner? Je me figure parfois M. About découpant d'une main adroite et légère des marionnettes auxquelles il donne quelques-uns de ses traits; il les attache délica- tement à un fil; puis, rentrant dans la coulisse, il les fait jouer devant nous, et, comme il ne leur manque que la parole, il parle à leur place. Tant que le jeu l'amuse, cela va bien, et nous serions bien difficiles si nous ne nous amusions avec lui. C'est ce qui vous explique pourquoi, dans presque tous ses récits et notamment dans les Mariages de province, le début est toujours piquant, agréable, engageant. Mais arrive un moment l'écri- vain s'ennuie de n'être qu'un montreur et un souffleur, quand il pourrait être un artiste. Alors, va comme je le pousse! Le dénoùment s'improvise à la diable, et lien a pas même la beauté.

Il y a quatre hommes chez M. About, qui en pro- tite pour avoir de l'esprit comme quatre : l'écri-

5i2 NOUVEAUX SAMEDIS.

vain, l'observateur, l'homme à systèmes et l'inven- teur.

L'écrivain est vif, net, piquant, amusant, naturel, ne cherchant jamais midi à quatorze heures sur les horlo- ges mal réglées de la phraséologie moderne. L'observa- teur, sans être bien profond, est suffisant; témoin Etienne, l'on remarque quelques détails très-vrais sur l'esprit de province dans ses rapports avec les gens de lettres: « 11 semblait tout naturel aux gens du monde « qui fréquentaient sa maison, qu'on n'écrivît plus ni « pièces ni romans, dès qu'on avait de quoi vivre... Quel- « ques rares individus qui écrivent sans y être forcés « font Tétonnement des provinces. »

L'homme à systèmes est désolant, et l'inventeur se contente à trop bon marché. Je ne citerai qu'un exem- ple ; car, lorsque je vous aurai dit que ce volume, d'un format beaucoup trop grandiose pour le genre de succès auquel il peut prétendre, n'est plausible que pour amu- ser deux heures de convalescence ou deux heures de voyage, M. About m'appellera peut-être encore Athénien de Carpentras ; mais je lui demanderai de quelle Brive ou de quelle Saverne il faut être pour poser sérieuse- ment cette question (Voir la dédicace) : « Dans vingt ans, que préférera-t-on, des Mariages de Paris ou des Mariages de province ? » Je lui répondrai au nom de toutes les petites filles de la province et de Paris : « Les confitures. »

Je choisis Y Album du régiment. C'est, selon moi, le plus joli de ces contes. Sauf quelques pages sur lesquel-

MM. CLÀRETIE ET ÀBOUT. , 315

les je vais revenir, on le lit d'un bout à l'autre avec un plaisir véritable. Mais, si Ton réfléchit un moment, tout est perdu. Jugez-en. Une belle jeune fille, riche héritière, adorée de sa mère, s'amourache d'un officier qu'elle rencontre dans un wagon. Voilà la belle Antoinette et sa docile maman débarquant à Nancy, dont la garnison compte dans ses rangs ce phénix de l'armée française. Seulement, elles ne savent pas son nom. Elles s'adressent à la femme du colonel, qui entre d'emblée dans leur idée, et fait venir l'Album du régiment, se trouvent les photographies de tous les officiers commandés par son mari. Malheureusement, elle donne cette commis- sion à sa fille Blanche, une petite espiègle de la pire es- pèce ; Blanche devine que cet heureux mortel, aimé d'An- toinette, est le sous-lieutenant Paul Astier, dont elle croit avoir à se plaindre. Elle déchire, dans l'Album, le portrait de Paul Astier. Jusque-là nous n'avons que la dose d'invraisemblances dont peut s'arranger un lecteur bénévole. Voici qui est plus fort: cette noire perfidie de Blanche ne servira qu'à la couvrir de honte, si, comme elle le prévoit, sa mère donne une grande soirée se réuniront tous les officiers de la garnison. Afin de conjurer ce péril, elle invente un ingénieux moyen de faire condamner Paul à quinze jours d'arrêts forcés.

Avant l'expiration de ces quinze jours, Antoinette et sa mère, découragées, ont quitté Nancy. Il faut admettre que PauL Astier, pendant cette quinzaine, soit devenu aveugle, muet, sourd et idiot; que ses camarades, qui

****** J o

514 N OU Y LAI \ SAMEDIS.

viennent le voir, ne lui soufflent pas mot de cet étrange épisode, qui doit êlre la grande nouvelle de toute la ville et de tout le régiment; que, ni la déchirure de l'Album, ni l'absence forcée de Paul au bal du colonel, ne suggè- rent à un malin l'idée de s'écrier: Tiens! si c'était Paul Astier, que nous ne voyons ni en effigie dans cette col- lection, ni en personne dans ce salon?... il est assez joli garçon pour cela ! Car remarquez que l'officier qu'une petite fille de quatorze ans peut supprimer ainsi pendant quinze jours, est le mieux tourné, le plus beau, le plus intelligent, le plus aimable de tous les sous-lieutenants. Vous voyez l'auteur nous mène. Est-ce tout? Pas en- core ; ce Paul Astier, qui est, en somme, fort intéressant, devient tout à coup un idéologue, un plumitif; sous la dictée de M. About, il écrit un gros traité sur la réorga- nisation de Tannée ; autre dada de l'auteur des Maria- ges de province, qui se croit plus sérieux quand il se force à être moins amusant! N insistons pas; ces agréables récits échappent à l'analyse ; les analyser, ce serait leur faire beaucoup d'honneur et beaucoup de tort.

C'est pourquoi je dirai, en finissant à M. Edmond About : Vous êtes jeune encore; vous avez ce qu'Alfred de Vigny demandait pour les poètes, le pain et le temps. A force de vous gaspiller, vous finirez par vous perdre. Hâtez- vous d'écrire une œuvre qui donne toute votre mesure et inspiir vos adversaires le regret de ne pas être vos amis.

Et je dirai à Jules Claretie : Madeleine Bertin marque

MM. CLARETIE ET ABOUT. 315

un éclatant progrès dans votre talent; vous voilà maître de votre style, de votre inspiration, de votre public. Maintenant, écrivez un livre qui ne laisse pas à quel- ques-uns de vos amis le chagrin d'être encore vos adversaires.

XIX

BERRYER

51 décembre 1808.

De magnifiques hommages ont été rendus à la mémoire de M. Berner. Le dirai-je pourtant ? dans ce concert d'éloges si légitimes, j'ai cherché celte note juste, ce mot décisif qui fixent à tout jamais la valeur et le sens d'une figure historique, et je ne les ai trouvés nulle part, sauf peut-être dans quelques fines allusions de M. de Sacy, dans quelques délicates réticences de M. Saint- Marc Girardin. Comment s'en étonner? la mort et les fu- nérailles de M. Berryer étaient et devaient être, à coup sûr, un événement politique ; mais on a voulu qu'elles ne fussent que cela. Chose étrange ! aux ohsèques de cet homme qui, en dehors de son irrésistible éloquence et de son admirable fidélité, était à la fois le plus illustre et le plus aimable des dilettantes, nous n'avons vu repré-

BERUYER. 317

sentes ni les arts, ni la littérature proprement dite. Pas un poëte, pas un romancier, pas un auteur dramatique, pas un critique d'art ou de théâtre, pas un peintre, pas un statuaire, pas un compositeur, pas un musicien, pas un virtuose célèbre. Une surabondance d'avocats ; des hommes politiques ; le slrict nécessaire en fait d'or- léanistes ; puis des ducs et des vicomtes, qui auraient pu dire, en parodiant le vers du Misanthrope :

« Par la sambleu I messieurs, je ne croyais pas être Si libéral que je suis . . »

Dès lors, il est arrivé ce que l'on pouvait prévoir. Les panégyristes de M. Berner se sont divisés en deux classes. Ses amis politiques ont voulu l'accaparer tout entier, et je dois ajouter, pour être exact, que Berryer, par toutes les phases de sa pathétique agonie, surtout parsa sublime lettre à M. le comte de Chambord, a merveilleusement secondé ce penchant bien naturel de ses amis à réclamer comme leur propriété exclusive ce qui honorait tout en- semble leur parti et l'humanité. Les hommes placés dans d'autres camps, mais depuis longtemps gagnés ou con- quis par mille qualités éniinentes ou charmantes, ont cherché un terrain leur admiration et leurs regrets pussent se déployer à Taise, et celle pauvre Liberté, que je plaindrais davantage si elle était plus innocente, s'est trouvée tout à point pour fournir un texte à l'unanimité dt's louangi s.

Je n'ai pas la prétention ridicule de refaire, à moi tout

18.

5iS NOUVEAUX SAMEDIS.

seul, un polirait se sont essayées la plupart des bonnes plaines ou des voix éloquentes de Paris et de la province, ni de rétablir, du fond de ma retraite, des faits, des dates, des détails, qui ont été probablement bien in- signifiants, puisqu'ils paraissent si complètement publiés, : niais fidèle à mes attributions ou, si Ton veut, à mes manies de critique, je demande à mes lecteurs la permission de faire intervenir Tan lyse après le panégy- rique, l'étude attentive après L'éblouissement d'enthou- siasme. La douleur a son ivresse comme la joie; l'exalta- tion, en pareil cas, gagne de proche en proche. On se croirait froid si l'on n'était qu'ému, tiède si l'on n'était qu'attendri, injuste si l'on n'était que vrai. 11 m'a semblé que ces pages, destinées à paraître trois ou quatre mois après cette grande mort, justement considérée comme un deuil public, ne seraient pas traitées desacrilége; qu'elles répondraient seulement à ce sentiment de réaction cessaire qui succède aux premières effusions et auquel pas une gloire n'échappe; témoin Chateaubriand, presque aussi grand orateur politique que berner, ayant de plus que lui, dans ses états de service, la courageuse démission à h mort du duc d'Enghien et la terrible brochure de

aparté et les Bourbons, aussi persistant dans le culte

religions tombées, et... je n'ajoute pas plus grand

écrivain ; ce serait une malice, et je n'en veux pas l'ombre

S cette étude respectueuse et mélancolique. D'ailleurs, ce qui m'encourage, c'est que Berryer, Dieu merci, n'y perdra pas grand' chose, ou plutôt que, dans ma pensée, il n'y perdra absolument rien.

BERRYER, :>19

Commençons par quelques lignes de simple biogra- phie. On les trouve partout, mais j'en ai besoin pour dis- cuter, à mesure que j'avance, les événements, les souve- nirs et les idées.

le 4 janvier 1790, Pierre-Antoine Berryer fut élevé au collège de Juilly par les oratoriens. Il y reçut une éducation profondément catholique, qui faillit, dans les premières ferveurs de l'adolescence, se tourner en vocation religieuse, mais qui du moins lui laissa, au fond du cœur, une foi sincère, la foi du charbonnier, disait- il en souriant, à l'Espagnole, dirions-nous. 11 l'a con- servée toute sa vie et elle a reparu intacte, à ses derniers moments, pour consacrer une belle existence par une admirable mort.

C'est en 1815, à vingt-cinq ans, qu'il entra dans la vie publique, sous des auspices glorieux pour lui, douloureux pour la France. Ne s'appelant encore que Berryer fils, son père, qu'il assistait, était lui-môme un avocat éminent, il eut l'insigne honneur de figurer parmi les défenseurs d'héroïques coupables. Atlircspar une soiie de fluide mà- gnélique l dans le cercle de feu qui se formait autour du

1 Peut-être trouvcra-t-on trop indulgents ce fluide et ce magné' tisme ; niais ici encore j'en appelle à Chateaubriand, an vrai, au Chateaubriand des Mémoires d'outre-tombe : qu'on relise les mer- veilleux chapitres sur les Cent jours ; que l'on consulte les souve- nirs des raivs survivants de cetle époque; 1 impression universelle est celle-ci: Ut entât, oui; crime peut-être.; mais prestige inouï, «contestable pour les Indifférents; msurmqnlab'c pour les ponv ons d'armes. Veut-on là- dessus le mot de Fortunes, si modéré toujours, si franchement royaliste en 1815? Ouelqu'un devant

520 NOUVEAUX SAMEDIS.

revenant de l'île d'Elbe, Michel Ney, la Bédoyère, Exel- mans, Cambronne, Drouot, Debelle, les braves desbraves, avaient commis un acte de faiblesse, que Ton qualifia de trahison, et que les vainqueurs, dans leur intérêt même, auraient couvrir d'une intelligente amnistie. Or, si l'on m'accorde que la liberté de vivre passe avant celle d'écrire et de parler, on me dira sans doute ce que devenait la liberté dans ces jours néfastes Ney et la Bédoyère étaient fusillés, fonctionnaient les cours prévôtales, le dévouement de Berryer, s'aidant de la bienveillance de Louis XVIII, eut peine à arracher à la mort Debelle et Cambronne. Pourquoi mentira l'histoire? pourquoi inventer après coup des doctrines ou plutôt des subtilités qui n'existaient pas encore? pourquoi vouloir concilier ce qui n'était pas compatible? Non, Berryer ne fut pas et ne put pas être un libéral pendant cette crise il n'y avait pas de libéraux, il n'y avait que des vainqueurs et des vaincus, des royalistes et des bona- partistes, des heureux et des mécontents ; il fut mieux que cela, il fut royaliste de cœur et d'àmé ; et mieux en- core, il fut patriote.

Ce n'est que dans les discours de rhétorique que l'on confond le patriotisme avec la liberté. Quelquesexemples me suffiront à prouver combien les deux mots sont peu synonymes. Eu 1815, au moment la fortune des armes se retournait contre nous et l'ennemi me-

lui s'écriait en apprenant l'entrée à Grenoble ou à Lyon: «Mais c'est uboininablel Eh! oui; et ce qu'il y a de pis, c'est que c'e-t admirable! »

BEKRYER. 521

naçait nos frontières, le patriotisme était avec Tempe- reur, et pourtant la liberté, s'il avait triomphé, aurait eu à gémir de ses victoires. En 1815, quand Berryer oppo- sait sa jeune éloquence aux colères et aux représailles, il était patriote, et cependant les généraux qu'il défendait avaient contribué à une œuvre qui, si elle eût réussi, eût ajourné indéfiniment les libertés constitutionnelles. En 1830, Charles X et M. de Polignac ne se piquaient assurément pas de libéralisme, lorsque, harcelés par tous les libéraux de France, ils envoyaient la flotte française à la conquête d'Alger ; mais ils étaient patriotes, tandis que les coryphées de l'opposition, qui exagéraient les difficultés et les périls de l'entreprise, qui semaient partout les inquiétudes, qui semblaient vouloir tenir le dey pour lui dicter ce qu'il avait à faire, commettaient chaque matin un crime de lèse-patriotisme.

Les arguties ne prouvent rien et ne persuadent per- sonne. C'est folie d'imposer aux époques, aux dates, aux partis, aux gouvernements, ce qu'ils n'ont pas, pour leur ôler ce qu'ils ont, cj qui fit, sinon leur force, au moins leur honneur et leur gloire. On se trompe quand on dit que, pour Berryer, 181ifut la continuation de 1789, que la Restauration fut pour lui et pour les partisans de l'an- tique monarchie des Bourbons l'affirmation raisonnée et réfléchie des principes de la Révolution française, in- terrompue, démentie, égorgée par la Terreur, le Direc- toire, le Consulat et l'Empire. Il ne s'agit pas de savoir ce que la Restauration aurait être, ce qui d'ailleurs serait fort disculable, mais ce qu'elle a été dans l'es-

oïl NOUVEAUX SAMEDIS.

prit de ceux qui l'ont faite, aimée et servie. Eh bien, pour ceux-là, que dis-je? pour tous, amis ou ennemis, elle fut le contraire de 89 ; et par une bonne raison ; c'est que pas un d'eux ne pouvait abstraire 89 de ce qui l'avait suivi; c'est que, dans l'opinion d'alors, royaliste ou révolution- naire, 89 n'était que le prologue d'un livre sanglant, for- midable, détesté des uns, regretté des autres, qui se nommait la Révolution et dont l'épilogue s'appelait l'Em- pire.

Un des panégyristes de Berryer s'est servi d'une expres- sion plus bizarre encore. La Restauration, a-t-il dit, vint rajeunir la France. Il faudrait pourtant savoir ce que parler veut dire : singulières conditions de rajeunisse- ment, un roi sexagénaire et impotent, des vieillards en brassard blanc accourant de tous les coins du royaume, quatre capitaines des gardes, dont le plus jeune avait soixante-dix ans, mis sur le même rang que les irJ réchaux de France, un ministre de l'intérieur (M. de Cor- bière), déclarant aux ambitieux qui demandaient une sous-préfecture, qu'à moins de protection spéciale, les solliciteurs ne seraient agréés qu'après leur onzième lustre ; toutes les images, tous les noms, tous les fan tomes, toutes les étiquettes du passé, ranimées, rajus- tées, époussetées, mises en lumière ; une littérature che \7<!iTesque se formant tout exprès pour aider les imagina lions à reculer de trois siècles. De tels mots, s'ils pou vaient être pris au sérieux, offriraient cet inconvénien que, le jour les partis en auraient fini avec lesbaisen Louiourette, nos adversaires de toutes les provenance:

BËRRYEK. 523

nous les jetteraient à la face avec une grêle de quolibets. La Restauration ne rajeunit pas la France ; elle fit plus, elle la sauva. Elle lui épargna les horreurs et la honte du démembrement ; elle abrégea et adoucit les souffrances de l'invasion. Elle rendit le repos aux mères, les bras aux campagnes, le sang aux veines, l'argent aux coffres, la vie aux affaires, la paix au monde. Louis XVIll, doué d'une de ces prodigieuses facultés d'affirmation royale qui ne sont données qu'aux princes d'antique race, se trouva prêt, au moment critique, pour le rôle de roi, au- quel il s'était essayé dans l'exil, et il le remplit si bien qu'il força les monarques étrangers de croire à saroyauté avant môme d'en être sûr. Illusion qui fut le salut! car derrière le trône était le pays, et, en s'inclinant devant l'un, les vainqueurs furent obligés de respecter l'autre. Voilà les bienfaits ; ils sont immenses, ils sont immor- tels, et je n'en veux pas davantage pour avoir le droit de bénir jusqu'à mon dernier souffle cette monarchie sécu- laire, pour maudire les obstacles qui l'entravèrent, les- écueils elle se brisa. Libérale, elle ne le fut pas, dans le sens politique et chimérique. Elle fut libératrice dans ce sens positif qui signifie délivrance. Les libertés qu'elle apporta sans les aimer était-ce un pressentiment ? frayant servi qu'à la saper et à la détruire, je ne veux pas les revendiquer pour elle. Il ne me plaît pas qu'on dise que le mal dont elle est morte a été le bien dont elle a vécu. 11 n'y a pas eu, sous son règne, un moment la liberté ne l'ait méconnue, taquinée, calomniée, trahie, combattue A son avènement, ceux qui l'aimaient, qui

"'-' NOUVEAUX SAMEDIS,

la voulaient grande et forte, ne lui demandèrent que ce qu'elle donnait : la vie, le pain, la paix. Ceux qui lui de- mandèrent plus la haïssaient déjà, et se promettaient tout bas de faire de ses dons des outils pour la renverser. Ce fut plus tard, beaucoup plus tard, quand les partis se dessinèrent, que l'on vit la liberté politique sortir tout armée des institutions nouvelles, comme Minerve du cerveau de Jupiter. Mais je me souviens à temps que Minerve était la déesse de la sagesse, et j'arrête lama comparaison.

Si, malgré le précepte de Voltaire « Glissez, mor- tels, n'appuyez pas ! » j'ai si peu glissé et tellement appuyé sur ce point d'histoire contemporaine, c'est pour arriver à M. Berryer. C'est pour déclarer qu'on ne sera dans le vrai, en parlant de cet homme tout primesautier, tout d'imagination, de nerfs, de vibration et de cœur, que lorsqu'on le jugera en moraliste et non en politique. Oui, c'est par le cœur, par une sorte d'exquise sensi- bilité, que Berryer fut royaliste, et non pas par raison, non pas surtout parce que l'amour de la liberté lui inspira l'amour de la monarchie. Oui, il se garda bien de voir, dans ces crises de 1814 et de 1815, ce qui n'y était pas, ce que personne, à cette époque, n'y découvrit. Que se passa-t-il dans cette jeune et belle âme, hostile à l'Em- pire, mais appelée dès lors, par pressentiment peut-être, à se passionner pour les causes vaincues ? S'il est diffi- cile de le savoir, il est facile de le deviner. Berner, à cette.date fatale de 1815, ayant à concilier un fond per- siflant de royalisme avec l'impression de tant de tristes

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spectacles, y affermit les principes qui ont dirigé toute sa noble vie. L'horreur des réactions violentes et des re- présailles lui apprit ce respect des croyances, cette man- suétude pour les personnes, qui lui firent des amis de tous ses adversaires. L'espèce de déchéance morale, plus redoutable que l'exil et la mort, qu'eurent à subir ses hé- roïques clients pour avoir changé de drapeau, lui fit comprendre que rien ici-bas ne vaut l'honneur d'être obstinément fidèle à un sentiment ou à une idée, et de se retrouver à la fin de sa carrière tel qu'on était à son pre- mier pas. Enfin, les douleurs de l'invasion lui inspirè- rent la haine de tous les abaissements devant l'étran- ger, et le disposèrent à dégager, dans la suite, de ses opinions monarchiques, l'ardent patriotisme qui fit sa force.

Mais le libéral, pour répéter encore ce mot dont on a tant abusé autour de son cercueil, ne vous donnez pas la peine de le chercher pendant cette phase décisive qui va de la chambre introuvable au ministère du prince de Polignac, de la première jeunesse de M. Berryer au seuil de sa maturité. Ne le cherchez pas, à moins que, suivant mon conseil et abandonnant le jargon politique pour la langue psychologique, vous ne rendiez à ce mot si élastique de libéral sa vieille signification française Certes, si vous affirmez que Berryer était libéral, c'est- à-dire généreux, cordial, ouvert, facile, aimant le grand jour et les larges horizons, ennemi de toute idée étroite et de toute intolérance, prodigue de sa bourse et de ses bons conseils, libéral, en un mol, de caractère, et non pas

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d'opinion, je serai de votre avis; mais alors je vous ré- pondrai que j'ai connu dans nos provinces de vieux gentilshommes, qui, par leur bonté, leur douceur, leur charité, la grâce et l'affabilité de leurs manières, cette fleur de bonne compagnie que nous ne connaîtrons bien- tôt plus que par ouï-dire, se faisaient adorer de leurs égaux, de leurs inférieurs, de leurs serviteurs et de leurs voisins ; ce qui ne les empêchait pas de retarder d'un siècle, de maudire 89 et d'être persuadés qu'ils regret- taient l'ancien régime, la question, la torture et la dîme ; tandis que des parvenus de cette même époque, abonnés au Constitutionnel et admirateurs de Béranger, étaient rogues, bouffis, hautains, durs au pauvre monde, intrai- tables, insupportables. Et pourtant ceux-ci étaient libé- raux, et ceux-là se fussent fâchés tout rouge ou tout blanc, si on leur eût décerné cette épilhète.

Sérieusement, pendant cette période qui décida de toute sa vie (1815-1850), Berryer n'aurait pas pu être libéral sans une suprême inconséquence. Les situations étaient trop nettes, trop tranchées, pour qu'il pût hésiter ou s'y méprendre. A droite, la tradition, l'autorité, le respect, le culte du passé, le droit divin, le réveil du sens chevaleresque, l'âme de l'antique monarchie; M. le vicomte de Bonald, M. le comte Ferrand, l'un, dans la Léjistation primitive, l'autre dans Y Esprit de l'Histoire deux beaux livres ! reprenant l'idée de Royauté au point l'avait laissée Bossuet ; puis M. de Sèze, M. Dam- bray, M. Bellart, M. de Villèle, M. de Corbière, M. de Peyroiinet, II. Michaud, M. Laurentie, M. de Genoude,

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M. Franchet, M. Delavau, et enfin M. de Polignac. A gauche, les pamphlets de Courier, les histoires de la Révo- lution, Armand Carrel, Thiers, Manuel, Laffite, le général Foy, la Fayette, Dubois (du Globe), Jay, Jouy, Arnault, Etienne, Benjamin Constant; à droite, la Congrégation; à gauche, le Comité directeur ; deux puissances occultes, qui ont très-réellement existé, malgré les efforts des deux partis adverses pour taire croire, ici, que le Comité directeur était une fiction des royalistes, là, que la Con- grégation était un rêve des libéraux!2.

* La Congrégation existait si bien, qu'elle a été particulièrement funeste à la monarchie ; elle nous apparaissait, dans nos collèges ou sur les bancs de l'École de droit, comme le symbole de la lâ- cheuse alliance entre le trône et l'autel, et aussi comme un moyen de parvenir, à l'u-age des hypocrites et des intrigants. Il y avait des congréganistes dans le barreau , dans la magistrature, au con- seil d'Etat, dans les bureaux de ministère, et jusque dans l'armée et dans la garde royale. La société des Bonnes-Études, place de l'Estrapade, servait de lien et de rendez-vous aux membres de la Congrégation. Le but de cette société (pour employer le style du moment) , était d'opposer une digue au torrent des doctrines libé- rales. Berryer et Hennequin venaient, à tour de rôle, présider les grandes séances, et je dois même ajouter qu'Hennequin, un peu rhéteur, y avait plus de succès que Berryer. Le ton général de ces discours était empreint de cette sentimentalité monarchique qui fut fort à la mode alors, et qui était le contraire de la pointe frondeuse et libérale. Puisque me voilà dans mes sou- venirs de jeunesse, laissez-moi vous raconter une petite histoire qui nous distraira un peu de toute cette grosse controverse poli- tique. Un des statuts de la Congrégation était de ne pas aller au spectacle. Un jour, en avril 1850, je rencontre M. de X..., un de mes anciens du collège Saint-Louis, jeune magistrat d'ailleurs plein de mérite. Je savais qu'il était congréganiste , et je lui de- mandai, non sans un grain de malice : « âs-tu vu mademoiselle

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Entre ces deux voies M. Berner avait fait son choix, et il avait choisi la bonne. Il s'était donné à la monar- chie, franchement, loyalement, sans intérêt personnel, sans plus se soucier de la liberté que ne s'en souciaient tous ces personnages éminents, ses patrons ou ses amis, trop dévoués pour ne pas renoncer à être populaires, trop intelligents pour ne pas comprendre que la liberté les tuait à coups d'épingles en attendant qu'elle les écrasât à coups de pavés. Remarquez que M. Berryer, le Berryer de 1829 et de 1830, ne fut pas seulement homme de la droite, mais de l'extrême droite. Tandis que la chute, hélas ! trop explicable, du délicieux ministère Martignac une lune de miel après treize ans d'orageux ménage ! jetait dans l'opposition quelques royalistes sincères et les amenait à créer un schisme sous le nom de royalisme constitutionnel, M. Berryer ne mar- chanda nullement son concours au ministère Polignac, et c'est ainsi qu'il mérita de s'entendre dire par le bon et gracieux Charles X, aussi prompt à dire un mot

Mars dans Hernani ? Non. As-lu vu mademoiselle Georges dans Stockholm et Fontainebleau? Non. As-tu vu Léontine Fay dans Louise ou la Réparation? Non. As-tu entendu Guillaume Tell? Non. —As-tu vu madame Malibran dans Otello ? Non. As-tu entendu Haitzinger dans le Freischiitz ? Non. Je ne crus pas devoir pousser plus loin mon interro- gatoire.

Un on s'écoula. La Révolution de juillet, essentiellement libérale, vint nous consterner tous. Rentré à Paris après une assez longue absence, je voulus me mettre au courant des nouveautés drama- tiques et musicales. La première figure que je rencontrai au Théâtre-Français aux Italiens et à l'Opéra, ce fut M. de X..,.

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aimable qu'à perdre un royaume : « Monsieur Berrver, je guettais vos quarante ans ! »

Quarante ans ! ^admets, sans l'approuver, que M. Victor Hugo nous dise : « J'avais seize ans, quand j'ai écrit mes odes monarchiques; faut-il que je sois rivé pour toujours à un songe d'adolescent?)) Mais quarante ans, c'est la pleine maturité; c'est, par excellence, l'âge un homme supérieur prend possession de lui-même ; où, préparé à la vie publique par une profession sérieuse, mêlé déjà en détail à la politique de son temps, il sait que sa première démarche sera décisive, que son premier pas sera sans retour, et qu'une fois engagé à droite ou à gauche, il ne pourra plus changer de route ou de drapeau sans encourir une dèchéanee morale. Vraiment, je m'é- tonne, je trouve offensant pour la dignité humaine, non pas qu'on sache gré à M. Berryer de sa persistance, de sa fidélité monarchique, mais qu'on en ait fait tant de bruit, qu'on l'ait représentée comme un phénomène. Je dis, et je prétends prouver que, étant donnée cette pure atmosphère d'honnêteté et de loyauté vivent les hommes tels que Berryer, la fidélité politique est sans doute un mé- rite, mais que ce mérite a des degrés, et qu'elle fut, chez lui, moins méritoire que chez tout autre, parce que nul n'eût plus perdu à faillir et ne fut plus magnifiquement ré- compensé de n'avoir point failli. Tous ceux qui, sans avoir le talent, l'éloquence, la gloire de Berryer, ont été fidèles comme il le fut, ont être humiliés de votre admiration, étonnes de votre étonnement et froissés de vos extases. Et que direz vous des hommes qui n'avaient pas vingt

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ans en juillet 1850, qui, sans liens avec le passé, sans engagement de famille, tout chauds encore de leur libé- ralisme de collège, se sont précipités, les yeux fermés, vers la monarchie déchue, comme vers le refuge naturel des âmes généreuses ou des imaginations romanesques? 11 y en avait qui s'étaient distingués à la prise d'Alger, et qui, brisant leur épée, rentrèrent tristement dans leurs foyers, pour se débattre contre la gêne, le désœu- vrement et l'ennui. Il y en eut, brillants officiers de ma- rine, qui échangèrent les grands horizons, la mer sans bornes, l'avenir sans limites, contre les froides murailles dune ville de province et le régime écœurant de la vie de café. D'autres, gentilshommes campagnards, se croyant des aptitudes industrielles ou agricoles, malheu- reux de leur inaction, voulant accroître leur maigre pa- trimoine, se sont lancés dans des entreprises qui ne leur ont donné qu'un surcroît de pauvreté et de ruine. Ceux- n'étaient pas les plus à plaindre. Par état et par ha- bitude, ils étaient dispensés de réfléchir, d'analyser et d'observer. J'en connais, de plus misérables, qui voulurent continuer d'exercer leur intelligence et se dé- pensèrent tout entiers au service de la cause qu'ils avaient librement choisie. Mais l'intelligence peut être fidèle sans être immobile ; l'analyse est une arme à deux tranchants; l'observation découvre parfois le contraire de ce qu'elle cherche. L'homme d'imagination n'a pas la fermeté ro- buste de l'homme d'action. Celui-ci triomphe ou meurt; celui-là survit et chancelle. Un jour, ceux dont je parle sont arrivés à se poser en frissonnant cette question re-

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doutable : « Si je m'étais trompé ? » Dès lors, tout est fini; leur vie n'est plus qu'une longue lutte contre les autres et contre eux-mêmes. Ce qu'ils regrettent, ce qu'ils pleu- rent, ce n'est pas leurs ambitions déçues, leurs espérances trahies, leur existence manquée : Non; c'est un bien plus idéal et plus pur; la certitude d'être dans le vrai, de n'a- voir jamais pris leur passion pour leur croyance, de ne pas s'être acharnés à la poursuite d'insaisissables chi- mères. Est-ce tout? Pas encore : il en est qui, habitant des communes rurales, ont vu de près les misères du peuple, de ce pauvre peuple qui n'a que faire des libertés politiques, et qui n'a jamais voulu croire que c'était pour lui que la tribune et la presse travaillaient aux révolutions. Ils auraient ardemment désiré soulager ces souffrances, s'interposer entre les grands et les petits. Ils ne le pou- vaient pas, ils avaient les mains liées. Un mot, quelques pas, une démarche, une concession, une visite, auraient pu leur rendre ce modeste crédit qui leur manquait, et dont ils n'entendaient se servir que pour remplir une mission de bienfaisance et de paix. Impossible ! Ils se ré- signaient pourtant ; ils reprenaient leur tâche ingrate et stérile. Des récompenses, ils n'en attendaient point; des illusions, ils n'en avaient plus guère. Ils savaient d'avance que leur lot est de figurer parmi les sacrifiés et les com- parses, qu'aucun bruit ne s'attachera à leurs pas, qu'au- cune couronne ne sera déposée sur leur lit de mort, qu'il n'y aura point de foule ni de discours à leurs funé- railles, et que (''est tout au plus si, en persévérant, ils se feront pardonner d'avoir douté. Maintenant, supposez,

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ce qui n'est pas probable, mais ce qui est possible, qu'ils aient le malheur de vivre aussi longtemps que Berryer a vécu, ce n'est pas trente-huit ans de fidélité que vous aurez à leur compter, mais soixante. Vous voyez donc bien que, si Berryer revenait au monde, lui si simple, si ennemi de toute forfanterie et de tout charlata- nisme, il serait le premier à vous dire : i Admirez-moi pour ce que j'ai eu d'admirable; mais ne me louez plus pour n'avoir pas fait ce que je ne pouvais faire sans me déshonorer. »

Quoi qu'il en soit, n'allons pas si vite ; nous n'en som- mes encore qu'à 1830. On sait quel fut l'éclat du maiden- speech de Berryer. On a répété à satiété le mot de M. Gui- zot : a C'est un grand talent! i et la réponse fatidique de Royer-Collard : « dites une puissance ! » Puissance en effet, mais puissance tout idéale; car, trois mois après, Berryer n'était plus qu'un vaincu. La révolution de juillet lui créait une position unique, exceptionnelle, si brillante, si belle, si enviable, si féerique, qu'aucun gouvernement n'aurait pu lui offrir la pareille1, et que,

1 Essayez un moment de vous figurer Berryer garde-des-sceaux sous Louis-Philippe, comme M. Persil, ou sous Napoléon III, comme M. Delangle. Même au point de vue le plus humain, de la gloriole et des jouissances mondaines, quelle chute ! quel gouffre ! Cessez donc, encore une fois, de le vanter si fort pour s'être toujours tenu à mille lieues d'un écueil, dont son esprit seul, il en avait beaucoup, et du meilleur, devait le préserver. En somme, disons-le à l'honneur des légitimistes; combien avons-nous vu, dans leurs rangs, j'entends dans les régions élevées, de ces défections éclatantes? Il en est jusqu'à deux que je pourrais nommer, pas davantage. Les deux coupables ont-ils été assez cruel-

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s'il avait été le plus égoïste ou le plus vaniteux des hom- mes, au lieu d'en être le plus dévoué et le meilleur, il aurait voulu, pour sa gloire et pour son plaisir, retarder indéfiniment le triomphe de sa cause. Ajoutons que, sur ce point comme pour tout le reste, Dieu et les hommes le servirent à souhait.

Singulier pays que le nôtre ! Une génération tout en- tière, jeune, enthousiaste, lettrée, passionnée, pleine d'ardeur et de sève, pousse de toutes ses forces à une Révolution. Ceux qui la secondent dans cette œuvre des- tructive, Laffitte,Béranger, Benjamin Constant, Lafayette,

lement punis? S'est-il fait autour de leur nom assez de silence et de vide ? Délaissés de leur vivant, oubliés après leur mort, étouffés, l'un sous un mot de Lamartine, l'autre sous un paquet de cartes P. P. C... Ah ! un pareil spectacle était bien fait pour garantir, même les faibles, contre toute velléité d'apostasie, et Berryer n'a jamais eu de ce* faiblesses. Règle générale ; chez les hommes supérieurs, Chateaubriand, Lamennais, Berryer, ce n'est ni l'ambition, ni l'intérêt , qui peuvent, aux heures de crise , devenir de mauvais conseillers : ils savent bien qu'une dignité quelconque, si haute qu'elle fût, les ferait descendre , et ils ont reçu du Ciel , avec le génie, le mépris de l'argent et de la fortune. Ce qui peut les faire changer de drapeau ou d'autel, c'est l'orgueil, leur orgueil à eux, qui n'est pas du même genre que celui des petites âmes, ou bien encore un ravage intérieur, une évolution d'idées dont ils croient ne devoir compte qu'à leur conscience. Une circonstance fortuite provoque l'explosion et fait sauter la mine. Ainsi, pour Chateaubriand, la brutale destitution de 182 i ; pour Lamennais, l'attitude de la Cour de Rome, en 1832. Or Berryer, Dieu merci! n'eut à lutter contre aucun de ces périls. Son âme sereine et droite ne connut pas les orages du doute ; il n'eut aucun sacrifice à faire pour obtenir une immense popularité, et son orgueil, s'il avait été orgueilleux, lui conseillait d'être iidèle.

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Casimir Périer, Thiers, Garrel, Cousin, Guizot et Ville- main, le glorieux trio de la Sorbonne, sont ses idoles. Nul ne songe au royaliste Berryer. La révolution, —fatale à nos yeux, mais ce n'est pas nous que Ton pouvait con- sulter, — s'accomplit dans des conditions inespérées. Une monarchie forcément libérale remplace une royauté à laquelle la société nouvelle avait reproché des malen- tendus comme des crimes. Aussitôt les aspects changent. Ceux que Ton glorifiait la veille comme des libérateurs, ne sont plus que des suppôts du pouvoir, presque de l'arbitraire. La popularité est pour Berryer, qui lui ar- rive les mains vides, mais qui lui offre, sans compter l'éloquence, ce qu'il y a de plus séduisant pour l'ima- gination, — la fidélité au malheur, et pour l'esprit, l'opposition au gouvernement. C'est de la générosité, de la chevalerie, tant qu'il vous plaira. Mais avec ces géné- rosités chevaleresques, les peuples passent un siècle entier sans savoir il vont et ce qu'ils veulent.

Nous voici arrivés à la seconde étape de la vie publique de Berryer, et, au risque de fatiguer par des répétitions de mots l'attention de nos lecteurs, c'est aussi le moment de discuter, à un nouveau point de vue, le libéralisme du grand orateur. Nous ne le désapprouvons pas; nous essayons, au contraire, de le définir en l'admirant.

Qu est-ce que le libéral, le vrai? (Nous ne parlons pas des variétés innombrables de sophistes et de charlatans.)

C'est l'homme, si sincèrement amoureux de la liberté, qu'il la préfère à tout, à ses propres affections, aux questions de dynastie et de personnes, aux semblants

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d'intérêt public, à tout, môme à ce point d'honneur cher et délicat, qui est à la raison ou à la conscience ce que le sentiment est à l'idée. Franchement, la liberté, si on la juge par ses œuvres et par nos fautes, ne vaut pas un pareil sacrifice.

Mais enfin, si Berryer, au lieu d'être le royaliste, (ce que j'aime bien mieux), avait été le libéral, il ne lui était pas permis d'hésiter. Il ne pouvait se dissimuler que le gouvernement qui essayait de s'établir allait être, par son origine même, plus libéral que le gouvernement tombé en juillet, et, quoique ses belles harangues ne soient pas toujours des modèles de correction gram- maticale, il savait trop bien le français pour ignorer qu'il ne faut pas confondre le libéral avec le vaincu, le frondeur, le mécontent ou l'opposant. A ce compte, les fières duchesses du faubourg Saint-Germain, qui boudèrent les nouvelles Tuileries, auraient été plus libérales que MM. Thiers et Mignet; la Quotidienne et la Gazette, qui, dès le mois d'août, se mirent à taquiner la royauté de fraîche date, auraient été plus libérales que le Journal des Débats; à ce compte enfin, mensonge bien plus fu- neste ! Les courtisans les plus serviles du premier Empire, qui, dès le lendemain de Waterloo, fraternisèrent avec la jeune France libérale, auraient eu le droit de se dire libéraux ! Cette fiction qui a fait tant de mal est tombée aujourd'hui devant l'évidence.

Lorsque la politique, au lieu de parler la langue du journalisme, consentira à parler celle de l'histoire, voici ce que l'histoire lui répondra : lin supposant (?) que

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Tépithète de libéral soit un éloge, un personnage public ne peut le mériter ni l'obtenir, tant qu'il n'a pas été au pouvoir; c'est la vraie pierre de touche, et c'est pour cela qu'en France, depuis plus d'un demi-siècle, cette qualification sonore est presque toujours illusoire. Com- ment en serait-il autrement? Après 1815, après 1830, après 1848, après 1851, l'opposition, formée des divers partis vaincus ou déçus, a constamment voulu, non pas le libre jeu des institutions, le changement d'un minis- tère, la modification d'une loi ou d'un code, mais le ren- versement du pouvoir qu'elle combattait. Dès lors, les défenseurs, les représentants de ce pouvoir, quelle que fût d'ailleurs leur passion platonique pour la liberté, ont eu également à se débattre contre la certitude d'être accusés de faire de l'arbitraire, et contre la chance non moins certaine de tomber s'il n'en font pas. C'est pour- quoi le vrai libéral, tel que je l'entends, n'est possible qu'en Angleterre. Vous connaissez la jolie anecdote sur lord Aberdeen, si bien racontée par M. Guizot. Les deux illustres hommes d'État se promenaient ensemble dans le vaste parc du noble lord. Tout à coup, lord Aberdeen s'arrête devant une petite terme de modeste npparence. Voici, dit-il à son hôte, une maisonnette qui me rappelle le plus grand remords de ma vie politique. Un acte de violence? Jugez-en; j'avais un fermier, brave homme, mais affreusement taquin, qui, à chaque conflit électoral, ne perdait pas une occasion de me contrarier. Vous l'avez mis dehors? iNon; j'ai di- minué -a rente d'une guinée, de façon qu'il ne fût plus électeur.

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Voilà le type, le libéral véritable, inconnu jusqu'à nouvel ordre dans le pays l'opposition, la grande, celle qui se sert des petites pour arriver à ses fins, s'est appelée, sous les Bourbons, Manuel et Grégoire; sous Louis-Philippe, Ledru-Rollin et Garnier-Pagès ; sous le gouvernement provisoire, la Presse et Y Assemblée nationale; sous le général Cavaignac, Louis-Bonaparte et Emile de Girardin; sous la Présidence, Berryer, Thiers et Bixio, etc., etc. Lorsque, dans une séance célèbre, Casi- mir Périer et M. Guizot répondaient à une tirade libérale de M. Berryer : « C'est du cynisme révolutionnaire! » et qu'il les foudroyait de cette apostrophe, dont exultèrent les journaux monarchiques, « mieux vaut le cynisme ré- volutionnaire que le cynisme des apostasies ! » il profitait des bénéfices de sa position ; il faisait l'aumône de son éloquence à un sophisme insoutenable; car il savait très-bien que la vraie apostasie pour Casimir Périer et M. Guizot, eût été, non pas de refaire un peu d'ordre au milieu des agitations et des menaces du dehors et du dedans, mais de déserter leur poste et d'abandonner à ses ennemis la royauté placée entre deux feux. Lorsque le marquis de Brézé, grand maître des cérémonies sous Charles X, et dont le salon, dans les derniers temps, avait servi .de rendez-vous à la fine fleur contre-révolu- lutionnaire, traitait de liberticides les lois proposées par le duc de Broglie ou par M. Thiers, un politique pouvait applaudir ; mais un moraliste aurait eu le droit de sou- rire. Ni réloquent pair de France, ni le très-éloquent député n'étaient des libéraux; ils étaient des royalistes

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que la chute de leur monarchie avait fait passer dans l'opposition.

Ici, remarquons encore un autre bonheur de la vie publique de M. Berryer : c'est l'à-propos inouï qu'a eu pour lui la révolution de Juillet. On a mauvaise grâce à réfuter une politique paradoxale par de l'histoire conjec- turale; mais une hypothèse, après tout, n'est pas plus vaine qu'un paradoxe. Qu'aurait fait, qu'aurait dit, qu'au- rait été M. Berryer, si la révolution de juillet s'était ac- complie deux ans plus tôt, et surtout si elle avait eu lieu deux ans plus tard? Plus tôt, n'étant pas encore éli- gible, n'ayant pas encore donné un gage public à la Royauté, peut-être, comme Sauzet et Lamartine, se serait- il cru libre d'imprimer une autre direction à ses idées patriotiques et nationales. Plus tard, il aurait eu à subir la dure alternative, ou de rester attaché à M. de Polignac, d'embrasser franchement le parti de la contre-révolution, et de se priver pour toujours des joies de la popularité, ou bien de se laisser glisser sur la pente de l'opposition constitionnelle, ce qui l'eût fatalement rallié au gouver- nement nouveau, comme Royer-Collard et Yatimesnil. On le voit, une bonne fée protégea la naissance de M. Berryer à la vie politique ; mais, en définitive, ces bonheurs-là n'adviennent qu'à ceux qui \es méritent. M. Berryer s'en montra si digne, qu'il les fit oublier. Il les cacha dans un pli de sa robe d'avocat ; il les absorba dans un éclair de son éloquence.

N'exagérons rien cependant; quand nous parlons de cette popularité universelle, de cette renommée incoin-

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parable, quand nous rappelons ce titre de prince des orateurs, nous acceptons, vingt-cinq ans d'avance, ce qui ne fut dit et reconnu que beaucoup plus tard. Nous attribuons aux chambres d'alors, aux lettrés, aux pari- siens, aux départements restés réfractaires au royalisme, une opinion qui a pu, pendant la vieillesse de Berryer, devenir générale, mais qui était alors restreinte aux fidè- les provinces du Midi et aux journaux de la droite. Les collègues de M. Berryer l'aimaient et l'admiraient ; son isolement autre bonheur ! plaidait pour lui ; mais cette admiration amicale ne consentait à s'exprimer qu'à la condition de ne pas tirer à conséquence : on l'applau- dissait d'autant plus qu'on le redoutait moins, et qu'on le regardait comme une bonne fortune oratoire plutôt que comme un danger politique. « Il est excellent à entendre, disait un député homme d'esprit; mais il se- rait bien embarrassé, le jour il deviendrait embarras- sant. » S'il était célébré et surfait par M. de Cormenin et Armand Marrast, prodigues d'éloges pour tout ce qui attaquait le gouvernement , les hommes sérieux , les anciens, les esprits amoureux de la forme et du style, les puristes du Journal des Débats, ne souffraient pas encore que l'on préférât ce nouveau-venu aux Laine, aux de Serre, au général Foy, à Royer-Collard, à Casimir Périer, à M. Guizot, à M. Thiers. Lorsque Berryer, en 1859, se présenta une première fois à l'Académie française il nobtintqu'une honorable minorité, les Débats publièrent, contre sa candidature, un article très-spirituel qui lut généralement attribué au précepteur d'un des princes de

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la maison d'Orléans. L'auteur, après avoir insisté sur les incorrections de style et fait ressortir ce qu'il y avait, pour ainsi dire, de physique dans l'éloquence de M. Ber- ryer, établissait les différences entre cette éloquence de barreau (il disait de basoche), et celle qui peut être invo- quée comme un titre académique; puis il ajoutait mali- cieusement : s'il fallait un avocat à l'x\cadémie, n'est-ce pas assez de M. Dupin? Un journaliste de ma connais- sance, écrivant alors en province, releva le gant, et avec cette belle emphase de jeune provincial qui ne doute de rien, il répliqua ; « Les Romains faisaient suivre le char des triomphateurs par des insulteurs publics; mais ces insulteurs étaient choisis parmi les esclaves, et les con- suls ne leur confiaient pas l'éducation de leurs fils! »

Veut-on savoir comment Berryer, au moment de ses plus vifs succès, était jugé par un autre groupe, le plus brillant de tous, celui de la Revue des deux Mondes, qui était alors presque républicaine et n'avait nulle envie de plaire au gouvernement?

« Vous connaissez la suavité de cette parole de M. Ber- ryer, vide de grandes pensées, de fortes couceptions,mais qui pénétre par le charme de la voix, la facilité et le choix de l'expression, le geste animé et cicéronien, et cette tête belle de son large front, de sa douceur spiri- tuelle et expressive. M. Berryer est jeune encore (45 ans); sa carrière politique est toute récente ; elle a commencé dans le parlement qui se réunit sous M. de Polignac. Il n'était connu jusque-là que par des improvisatiens bril-

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lantes de palais. Sans étude, sans dossier, il allait au barreau par inspiration, disait avec sentiment des plai- doyers chaleureux, et l'on se souvient de cette parole ardente qui sauva la propriété de M. Michaud dans la Quotidienne. M. Berryer est depuis quinze ans lié à la fraction royaliste qui conduisait M. de Polignac, ennemie de M. de Villèle, trouvant sa politique tiède, étroite, égoïste, voulant aller droit et fort dans les idées d'une rénovation aristocratique et religieuse . Homme du monde, agréable dans un salon, M. Berryer était cher à la Congré- gation et aux jésuites. (Pends-toi, brave Veuillot!) Il avait obtenu ce que M. Dupin cherchait à mériter en te- nant certain cordon à Saint-Acheul, cette confiance d'un parti éclairé qui sait deviner les talents et préparer les services. La première fois que M. Berryer prit la parole dans la Chambre, ce fut à l'occasion de l'adresse des 221 . 11 la combattit d'une manière brillante, mais sans succès. L'éclat de sa parole le fit remarquer du Cabinet d'alors, qui lui fit offrir par M. de Chabrol le poste de sous-secré- taire d'État ou une direction générale. M. Berryer répon- dit avec esprit : « Je vaux moins ou plus que cela ; essayez- « moi. » En effet, il fallait un ministère au seul orateur de cette triste et fatale administration. Depuis la Révolution, vous avez vu et apprécié M. Berryer. Ce n'est point un esprit d'affaires (oh ! oh !), mais un talent facile qui dis- serti1, et parle surtout avec une e/egrance et une incroyable aptitude, sans blesser personne à droite ou à gauche. M. Berryer ne sera jamais chef de parti ; mais il a un don merveilleux de manier les esprits, de les assouplir à sa

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pensée. » (Signé un Pair de France. Revue des deux Mondes, 1er août 1854.)

Je n'ai pas besoin de faire remarquer à quel point cette page, dans sa bienveillance même, est inexacte ; c'est tout au plus un portrait de Mignard d'après une figure digne de tenter les pinceaux d'un Vélasquez ou d'un Titien. Sous une forme plus légère, Alphonse Karr, dans les Guêpes, s'amusait à relever les métaphores incohé- rentes du grand orateur : u La base du lien social, le char de l'État voguant à travers les écueils, etc., etc., » que sais-je? C'étaient des riens; mais ces riens, à leur moment, avaient leur valenr. Ils prouvaient que Berryer à qui le charme et la bonté de son caractère épargnaient les inconvénients de l'esprit de parti, en recueillait les avantages, puisque, malgré ces taquineries de détail, ses amis politiques le saluaient dès-lors et réussissaient à le faire accepter comme le plus grand orateur de l'époque. Le fait est que Berryer, improvisateur merveilleux, avait pour la forme le dédain superbe des improvisateurs ; il ne corrigeait pas même, au Moniteur, les épreuves de ses discours ; ses amis se chargeaient de ce soin, et l'un d'eux m'a avoué qu'il trébuchait parfois au milieu de ces moel- lons gigantesques.

N'importe ! les succès de tribune éclataient coup sur coup, et ils étaient immenses. Comment les compter? Il faudrait reprendre une à une toutes les grandes questions qui s'agitèrent à la Chambre, de 1850 à 1848; questions brûlantes, dont les cendres même sont depuis longtemps refroidies; tempêtes dans l'Océan pacifique, sujets de

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querelle à l'intérieur et au dehors, il semblait, comme dit Sganarelle, que tout fût perdu ; tant nous y ajoutions de fougueux commentaires ! ! Aujourd'hui, à un quart

1 Les puristes, les stylistes, les éplucheurs de mots et de phrases, qu'effraye, pour l'avenir de la renommée oratoire de Berryer, l'incorrection de son style, et à qui l'on oppose le nom de Mirabeau, pourraient peut-être répondre : il y a bien des diffé- rences; les questions agitées par le formidable tribun gardent toute leur vitalité ; elles nous passionnent encore. Tous ceux, et le nombre en est grand, qui ont gagné quelque chose à la Révo- lution française, ou qui se sont inclinés devant sa nécessité provi- dentielle, sont obligés envers Mirabeau comme envers un devan- cier. Ils ne voudraient ni dire, ni entendre dire que les rugisse- ments de sa grande voix se sont prodigués pour des intérêts chélifs, oiseux, passagers, démesurément grossis par l'esprit de parti. Ils n'ont pas à s'écrier: quel dommage! ni surtout à croire que les événements ultérieurs aient réduit à néant l'œuvre de Mirabeau. Mais l'affaire Pritchard ! L'indemnité américaine! Le droit de visite! Soyez bien certain que, lorsque le peuple le plus spirituel de la terre a eu le malheur de s'émouvoir pour ces niaiseries sur la foi d'une douzaine de journalistes, et lorsque deux ou trois révolutions sont venues prouver qu'il eût mieux valu s'en tenir a*u régime à qui on reprochait ces incidents comme des crimes, il s'en prendra tôt ou tard à ceux qui ont dépensé en pure perte leur éloquence dans ces débats. Mirabeau reste associé au rêve prodigieux d'une nation tout entière. Berryer aura à souffrir tout ensemble de la petitesse des questions qu'il a traitées, du caractère fugitif et fac- tice des passions amassées autour de lui, et des- regrets d'un pays qu'on a conduit il ne voulait pas aller. D'ailleurs, Mirabeau est mort au sein même des orages qui l'ont créé et porté. Il n'a | i son lendemain, ce lendemain terrible pour ceux à qui il ne donne pas raison. Berryer a survécu vingt ans à la grande phase politique qui prétait toute sa signification et toute son- impor- tance à bob rôle parlementaire. Il a eu le temps de devenir l'ami intime de ceux qu'il avait combattus avec le plus de véhémenoe (notamment de M. ihiers . Il en résulte, non pas grand Dieu!

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de siècle de distance, l'importance de ces conflits nous semble microscopique. Que de fois Berryer, après 1848, après 1851, a se sentir saisi d'une invincible tristesse! Heureusement, pour ces jours de doute et de regret, il avait amassé de précieuses indemnités. Bon, cor- dial, sympathique, possédant cette éloquence du cœur digne de survivre aux causes qu'elle aplaidées, serviable, obligeant, tout à tous, il était sûr, quels que fussent les retours ou les dénis de la fortune, d'être dédommagé de ses mécomptes par l'admiration et l'amitié.

Aussi bien, arrivant après tant d'autres qui ont digne- ment célébré les dons de cette riche nature, l'harmo- nieuse beauté de l'organe, l'ampleur du geste, la dignité de l'attitude, la majesté du front, l'éclat du regard, la magnificence de l'action oratoire, tout ce qui explique comment un grand orateur peut se passer de style, et comment l'impression d'un auditoire peut être si diffé- rente de l'effet de lecture, je note, chez Berryer, trois traits de physionomie qui ont contribué puissamment, sinon à l'intensité, au moins à l'unanimité de ses succès.

une atteinte à la plus scrupuleuse unité, mais un je ne sais quoi qui déconcerte, à la longue, les esprits vulgaires, c'est-à-dire l'é- norme majorité. Ajoutons enfin que le style de Mirabeau, rocailleux et inégal, est pourtant en harmonie avec l'ardente atmosphère, le tourbillon d'idées, la langue déclamatoire de son temps; tandis que la parole éloquente de Berryer et, en général, de nos grands avo- cats, jure un peu, dès qu'elle est figée, avec la prose nette, sobre, discrète, des Cousin, des Sacy, des Vitet, des Mignet, ou avec celle des Gautier , des Saint Victor , des Sainte-Beuve , si artistement touillée, si savamment colorée. est l'intériorité de Berryer.

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Sa naissance d'abord; il a eu, parmi les innombrables bonheurs de sa vie publique, (je ne les ai pas encore épuisé tous), le bonheur magnifique de n'être pas un no- ble. Il a offert cette piquante et engageante anomalie du bourgeois plaidant en sens inverse de ses intérêts appa- rents, se dévouant à un parti qui n'est pas le sien, sans rencontrer les méfiances se fût heurté un gentilhomme, et d'autant mieux écouté qu'il était moins suspect.

Puis sa profession d'avocat ; avantage inoui ! Avocat profitant des immunités de sa toque et de sa robe, hardi sans être offensant, étendant avec sa clientèle le nombre de ses obligés et l'autorité de son nom, resté l'ami intime des grands confrères et des fins compères qui ont passé par le barreau pour arriver au pouvoir, tutoyant à demi- voix les ministres qu'il combat tout haut, et, grâce à cette franc-maçonnerie du prétoire et du palais, gardant de telles intelligences, de telles camaraderies dans la place, que Dupin, l'anti-légitimiste par excellence , ne perd pas une occasion de chauffer le succès de son col- lègue, et qu'un jour que Berryer avait perdu le fil de ses idées, de son discours ou de ses dates, il eut pour souf- fleur en chef le plus orléaniste des présidents de la Chambre !

Enfin, je vois en M. Berryer, partout, surtout et tou- jours, l'artiste.

Essayez, par impossible, de prêter le talent de Berryer à un duc ou à un marquis, échappé de l'ancienne Cour et échoué sur les bancs du Palais-Bourbon ; mettez-le en présence des députés d alors, conservateurs intelligents,

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aux préventions un peu étroites, aux calculs un peu vul- gaires ; vous verrez avec quelle fougue ils renverront ce noble parleur à son blason ou à ses tourelles, et, s'il plaide pour la liberté, l'égalité, l'honneur national, avec quelle ironie ils lui diront : « Je te connais, beau masque! »

Dans un genre plus modeste, faites venir de Carcas- sonne ou de Nogent-le-Rotrou , un propriétaire , un inconnu, sans relations avec les célébrités du barreau de 1850, les Mauguin, les Isambert, les Sauzet, les Teste, les Dupin, les Crémieux, les Mérilhou, les Barthe, les Berville; supposez-le aussi éloquent que Berryer; qu'il ose dire tout ce que Berryer a dit : à la troisième phrase, le président le fera taire.

Enfin, figurez-vous un homme absorbé par les luttes po- litiques et judiciaires ; genre Dufaure ; si renfermé, qu'il ne sache ni ce qui se joue à la Comédie-Française, ni ce qui se chante au Théâtre Italien ; indifférent à la poésie, au roman, à la littérature légère, aux Expositions de peinture, aux bruits de coulisses et d'ateliers; le con- traire, en un mot, d'un artiste ou d'un dilettante ; il y aura, dans le monde parisien, bien des recoins son nom ne pénétrera jamais.

Artiste ! nous y reviendrons tout à l'heure, mais nous n'en avons pas fini avec les grands et les petits bonheurs de la vie publique de Berryer1. Il en est un qui se perd

1 Les bonheurs posthumes n'ont même pas manqué. Louis Veuillot, sans qu'il me soit possible de m'expliquer pourquoi, a voulu lancer une flèche ; et lui, le sagittaire infaillible , il s'est

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dans l'ensemble, mais que je rappelle sans craindre d'ê- tre contredit par ses collègues d'il y a vingt-cinq ans. Pour lui, et pour lui seul, l'à-propos de la révolution de Février égala celui de la révolution de juillet. La pre- mière de ces deux catastrophes lui échut au moment il était trop engagé pour pouvoir hésiter, pas assez pour avoir un dossier ministériel et politique. La seconde lui survint à l'heure même il comprenait l'urgence de renouveler ses cadres. 11 ne serait pas juste de prétendre que, de 1845 à 1848, son talent eût offert des signes de décadence ou de lassitude ; mais les circonstances se prêtaient moins à la puissance de ses effets. L'intérêt des grandes séances se concentrait entre M. Guizot et M. Thiers. Tout le monde, au fond, voulait la paix, et sa- vait gré au ministère de l'avoir maintenue. Les grands mots d'honneur national, de paix à tout prix, d'abaisse- ment continu, de haltedans la boue, et autres billevesées à l'usage des gazettes de province, perdaient quelque peu de leur prestige en présence des succès de notie armée d'Afrique, des mariages espagnols, et surtout des semblants de stabilité d'un gouvernement pour qui cha- que nouvelle année de durée paraissait être une chance de durer encore. Ces apparences d'apaisement, à la

trompé de tlèche, de cible et de carquois. Eu d'autres termes, il a complètement raté son Berryer. Singulier temps, triste temps, le matérialisme scientifique et pratique nous déborde, et le plus éloqcent des laïques est accusé par un autre laïque prodigieu- sement spirituel.... de n'avoir pas pris feu pour le Syllabus ! !! De calèche en syllabe, aurai! dit ce pauvre Miirger.

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veillede la plus imprévue des crises, n'étaient favorables ni au genre d'éloquence, ni aux triomphes oratoires de Berryer. Sesovations n'étaient plus que des succès. Moins sûr de son auditoire, il n'avait plus ces éclats de voix,- ces magnificences de geste et d'attitude qui subjuguaient pour un instant la majorité. On en était déjà à parler de son beau temps, du temps où, à peine descendu de la tribune, dans ce radieux accablement qui succède aux explosions victorieuses, il voyait passer devant son banc la chambre presque toute entière et recevait autant de poignées de mains qu'il y avait, une heure après, dans l'urne, de votes contraires au sien. « A présent, il n'est plus félicité que par ses amis, » disait tristement un de ses fidèles.

La révolution de Février coupa court à cette situatioa qui s'affadissait en se prolongeant ; elle rendit à Berryer le sceptre de la parole qui avait un moment vacillé entre ses mains. La politique imitait ces décorations de théâtre dont le fond s'ouvre tout à coup pour laisser voir aux acteurs de la pièce des lointains perdus dans l'ombre et de bruyantes multitudes. Berryer avait désormais des su- jets à sa taille. En se faisant plus alarmantes, les ques- tions devenaient plus nettes. Par un bizarre effet d'opti- que, habituel aux révolutions violentes, on eût dit que chaque menace de la démagogie était une promesse de la légitimité. Au lieu de plaider des vérités partielles ou relatives, il fallait plaider des vérités générales et abso- lues. Au lieu de faire du libéralisme de fantaisie contre des hommes plus libéraux que lui, il s'agissait, pour Ber-

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ryer, de défendre la vraie liberté contre des doctrines destructives qui, en inquiétant tous les intérêts, confon- daient toutes les idées. Il s'agissait de prouver à cette liberté aveugle et coupable, qu'en rompant son alliance avec la monarchie séculaire, elle s'était de nouveau con- damnée à périr par ses excès ou par ses contraires. Ber- ryer ne faillit pas à cette grande tâche. Admirable dans les discussions de chiffres et d'affaires, sublime dans les cris d'anathème contre les souvenirs de la Terreur glo- rifiés par la jeune Montagne, magnifique de bon sens et de clarté dans les séances s'agitaient les questions so- ciales, il semblait porter avec lui la sécurité et la lumière. Il couronna cette brillante campagne par son discours sur la révision de la Constitution, tout concourut à l'élever au-dessus de lui-même ; la grandeur du sujet, la solennité du débat, l'imminence du péril, le trouble des esprits, l'assentiment enthousiaste de la Chambre et de la France qui, pendant une heure, se crurent légitimis- tes en l'écoutant. Mais déjà les esprits sagaces, madame Swetchine, par exemple (voir sa Correspondance), devi- naient que ces splendeurs de langage ne changeraient rien au dénouement ; qu'il y avait moins d'efficacité que d'éclat, plus d'action oratoire que d'action véritable; un décor superbe plutôt qu'une épée de combat et de vic- toire.

Y a-t-il lieu de se demander ici, avec toutes sortes de discrétion et de réserve, si Berryer ne s'exagéra pas l'influence effective de sa parole, si ses succès personnels ne l'aveuglèrent pas sur la possibilité d'une Restauration

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par des discours? La question est trop délicate ; la ré- ponse serait trop pénible. Je l'ajourne, pour me reje- ter vers Berner artiste, le Berryer que j'aime parce que c'est celui que j'aborde avec le plus de familia- rité, qui répond le mieux à mes goûts et qui me sem- ble le plus vrai. Permettez-moi d'insister sur ce trait : il est caractéristique. Berryer fut principalement un grand artiste à convictions politiques. Ceux de ses col- lègues qui, profondément hostiles à ses opinions, s'en- thousiasmèrent pour son éloquence, l'applaudissaient à leur insu comme ils auraient applaudi un Talma, une Malibran, une Rachel, qui auraient eu, outre leur talent, des sentiments monarchiques et leur auraient récité ou chanté, avec d'admirables accents, le poëme, le drame ou le roman de la légitimité.

Jamais homme n'arriva plus naturellement à l'effet, sans le chercher, à l'aide de cette transformation sou- daine, de ce rayonnement subit qui se produit dans cer- taines physionomies privilégiées, quand elles passent du repos à l'action et du silence à la parole. Ici je veux re- cueillir quelques lointaines images ; car il me semble que nous devenons bien graves et bien mélancoliques pour de simples causeurs littéraires. Le moi est haïssa- ble ; on ne saurait pourtant s'en abstenir tout à fait, quand il s'agit de serrer de plus près le personnage dont on parle ; les petits ont d'ailleurs cela de bon, que, mis en contact avec un illustre, ils s'effacent pour ne laisser voir que lui. En outre, ces images du passé ont l'avan- tage de nous montror, non plus le vieillard pâli <vt at-

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triste1, ennuyé ou agacé de l'exigence des Marseillais, qui auraient voulu qu'il parlât quatre heures par jour, mais le Berryer, dont la figure restera légendaire, dans toute la splendeur de sa forte maturité, puissant, éloquent et charmant. La première fois que je le vis, ce fut en 1834, par une

1 Ces expressions, je le sais, sont démenties par la sublime agonie de Berryer. Mais c'est le vivant, et non le moribond, que je cherche à étudier et à peindre. Les amis les plus dévoués du grand orateur ne dissimulaient pas que, depuis quatre ou cinq ans, depuis la dernière élection de Marseille, il n'était plus, sauf à de rares intervalles, en quelques éclairs de tribune ou de plaidoirie, que l'ombre de lui-même. a Si cela continue , il finira comme La- martine, » me disait, en 1865, le regrettable Gustave de La Boulie. Cela n'a pas continué, et nous avions, l'autre hiver, comme chant du cygne, le beau discours sur l'indépendance des magistrats dans leurs rapports avec la presse. Rien pourtant ne pouvait faire présager ces effusions admirables de vieillard Siméon, d'Ezéchiel royaliste, qui ont signalé et consacré les derniers jours. On l'a dit, c'est comme une dernière cause , interrompue devant les hommes, achevée devant Dieu, pour laquelle se réservaient secrètement, dans les trésors de cette belle âme, les effets les plus pathétiques. Ne peut-on pas supposer , que l'approche de la mort exalte les âmes nobles et pures comme elle abat les pusillanimes? Le ressort se tend chez les forts et se casse chez les faibles. Mais enfin, si les quinze derniers jours de Berryer forment une merveilleuse légende monarchique et chrétienne , ses quinze dernières années appar- tiennent à l'histoire. Les mécomptes de 1851, joints au progrès de l'âge, avaient amené chez lui une sorte de prostration, qui, au lieu d'être sombre et morose comme celle de Chateaubriand , restait gracieuse et avenante, se refaisait active à l'Académie, souriante et spirituelle dans le monde, mais semblait peu conciliable avec l'atti- tude d'un i hef de parti. Quand un indiscret ou un homme presse parlait à Berryer d'éventualités qui auraient pu remettre sur le tapis les questions de dynastie : « Que Dieu nous en garde I » ré- pondait-il en détournant la conversation.

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magnifique journée d'été, dans le midi de la France. Nous savions, quelques amis et moi, qu'il devait, ce jour-là, descendre le Rhône pour aller recevoir, à Avi- gnon et à Marseille, ces ovations populaires abondaient les détails grotesques, mais qui avaient le grand mérite de faire niche au gouvernement. Nous accostâmes le ba- teau à vapeur entre Montélimart et Avignon, et le chef de notre petite troupe nous présenta. Berryer avait évidem- ment compté sur cette journée pour se reposer et se recueillir. Se vovant ainsi mettre en scène trois ou quatre heures avant le lever du rideau, il éprouva un mouvement de contrariété que toute sa courtoisie ne réussit pas à déguiser. Je le regardai avec toute la fer- veur d'un néophyte. Il ne me parut, au premier aspect, ni grand, ni beau. Je cherchai vainement les grandes lignes de son front sculptural, échauffé par la fatigue du voyage et à demi-cacbé sous une casquette verte. Sa mise était négligée, son œil sans éclat, tout son air tra- hissait une vague sensation de malaise et d'ennui. Bref, si je rayais rencontré sans être averti, jamais je n'au- rais deviné que je venais de coudoyer le plus grand ora- teur de mon époque.

Quelques heures après, un banquet1, offert à Berryer

{ Un auteur comique de second ordre , mais ayant un fond de franche gaieté gauloise, eut fait ses délices des dessous de cartes^ des scènes bouffonnes qui formaient l'envers de ces journées à grand fracas, on détrônait, en mangeant du veau, ce polisson de Louis-Philippe. Ainsi, ce jour-là, l'homme que j'ai appelé le chef de notre petite troupe, M. de M..., homme excellent et popu- aire qui fut depuis député, avait eu son idée en accostant le bateau

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par les gros bonnets légitimistes de la ville, nous groupa de nouveau autour de lui. Arriva le moment des toasts, si fertile en niaiseries. Berryer se leva, et, de sa belle voix au timbre d'or, il nous dit ces simples mots : « Messieurs, aux Bourbons d'Espagne! i Par une bizarre coïncidence, il venait, ce même soir, d'apprendre que don Carlos avait traversé la France et passé la frontière, et c'était lui, le brillant interprète de la légitimité, qui nous donnait cette nouvelle, que nous avions la naïveté d'appeler grande.

Non, ce c'était plus le même homme ; jamais transfi- guration ne fut plus complète. Je le vis alors tel qu'il

à vapeur; accolade où,. par parenthèse, il faillit se noyer et nous noyer. Il s'agissait de voir Berryer avant tout le monde, et de l'in- viter, pour le moment critique du débarquement, à monter dans la voiture de M. de M..., laquelle devait se trouver, par hasard, sur le quai du Rhône. Quel honneur pour lai et pour nous ! on nous contemplerait traversant toute la ville dans le même véhicule que le grand homme. Berryer, n'y entendant pas malice, accepte. Nous arrivons ; cris des portefaix, bousculade des colis, premières acclamations dune foule idolâtre. Hélas ! nous n'étions que barons, et, en tête de la file des voitures qui stationnaient sur le quai, il y avait celle d'un marquis ! avec un bel éeusson héraldique encadré d'un manteau de pair ! Berryer fut soufflé ou se laissa souffler au baron par le marquis. Les fureurs qui en résultèrent, les gros mots qui furent échangés, les commérages qui débordèrent comme une inondation du Rhône, n'auraient eu besoin que d'un Des- préaux pour donner un pendant au Lutrin. Il fut sérieusement quei.ion de décommander le dîner, et un démocrate, qui s'était glissé dans nos rangs (déjà!) résuma l'épisode dans cette phi ase patoise, courte, mais expressive :

' li blan iaran toudjoit marquiss ! »

Les blancs seront toujours marquis î i

20.

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nous apparaîtra toujours dans nos souvenirs. Sa taille semblait dépasser celle de tous les autres convives. Son visage, un peu allongé dans sa partie inférieure, se déta- chait, en pleine lumière, sur le fond sombre de la salle. Sa pose à la fois grave et nonchalante, faisait ressortir la robuste carrure des épaules et la mâle vigueur du buste. Son front, vaste, haut, légèrement bombé, admirable- ment dessiné par des cheveux déjà grisonnants et rares, s'illuminait de l'éclat de son regard. Sa bouche grande, aux lèvres fermes, telle qu'il la fallait pour lancer des foudres et subjuguer des multitudes, formait un arc in- cesamment tendu par le mouvement des larges os maxil- laires. Son menton, riche de contour, son nez, d'un galbe grec, aux narines ardentes et puissantes, complétaient, avec des favoris coupés très-court, ce type de beauté par- lementaire, si différent du joli et du mignard. Son gilet, d'une blancheur éclatante, collé sur le torse, contrastait heureusement avec les tons satinés de sa cravate noire, et le fameux habit bleu à boulons de métal, l'habit histo- rique, achevait de nous rendre le vrai Berryer, le Berryer que nous avions hésité à reconnaître et qui reparaissait tout entier.

Maintenant, au bout de six mois, les Bourbons d'Espa- gne eurent soin d'ajouter de nouveaux mécomptes à tous i «ni qui ont accablé les partisans des antiques monar- chies : n'importe ! dans un coin de la France, un effet éclatant avait été produit; le grand artiste avait vibré.

Longtemps, bien longtemps après cette scèr.d provin- ciale, Eugène DHacroix m'avait invité à aller voir ses

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belles peintures de l'Hotel-de-Ville. J'y arrivai de grand matin et trouvai le maître entouré de quelques jeunes artistes, ses élèves, dont les cheveux en broussailles et les vareuses brunes n'annonçaieiit pas des esprits bien pénétrés de l'efficace vertu du principe monarchique. Tout-à-coup Berryer entre ; plusieurs de ces pâles visages se renfrognent. Lui, il va droit au peintre, lui serre les mains avec une cordialité charmante, et lui dit : « Mon ami, je n'ai aujourd'hui qu'une heure à donner à mes plaisirs; je voudrais vous les donner toutes. » Il lève la tête, examine les peintures, signale en quelques mots d'une justesse exquise les grandes beautés mêlées de pe- tits défauts; tout cela, non pas du bout des lèvres, mais comme si c'eut été le plus vif intérêt de sa journée. De- lacroix rayonnait; les visages de ses élèves s'éclaircis- saient à vue d'œil. Puis se tournant vers moi, Berryer me dit : « Étiez-vous, hier soir, à la Sonnambula ? Mario a été si ravissant dans le beau finale, que je n'ai pu y te- nir; je suis allé l'embrasser dansl'entr'acte, et lui ai dit: « Mon ami, c'est cela ! Vous y êtes! Nous ne regrettons plus personne ! » Et eux aussi, les braves jeunes gens, ils eussent volontiers embrassé l'aimable grand homme qui, en cinq minutes, avait su effacer toutes les dispa- rates et rapprocher toutes les distances. Peut-être même, s'il les en avait priés, auraient-ils, dans ce premier mo- ment, proféré un cri séditieux, qui n'eût pas été vive la République ! Etonnez-vous, après cela, que notre Berryer fut populaire ! 11 aimait passionnément la musique italienne; il

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en savait par cœur tout le répertoire, et le fredonnait avec un sentiment des nuances que lui eussent envié bien des virtuoses. Ami intime de Rossini, on l'avait vu, l'au- tre hiver, le jour anniversaire de la naissance de l'illustre compositeur, se faire auprès de lui l'interprète de tous ses convives en portant un toast auquel on ne peut son- ger aujonrd'hui sans une émotiou douloureureuse. Hélas ! ces deux amis immortels n'avaient plus que quel- ques mois à vivre, et devaient finir, dans l'année même, à quinze jours de distance.

Un soir, aux Italiens, vers 1850, Lablache avait été plus admirable encore que d'habitude. Berryer, me ren- contrant au foyer, me dit : « quel homme ! quel artiste ! une gaieté colossale qui ne coûte rien à la dignité humaine! c'est un bienfaiteur ; il nous console des chagrins de la journée. Et dire que de ce merveilleux talent il ne restera qu'un nom! rPuis il ajouta avec un charmant sourire: «Au fait, que restera-t-il , dans cinquante ans, des Lablache de la tribune? »

Voilà Berryer, pris sur le fait, avec son dilettantisme, la finesse de son goût, son amour de toutes les belles choses, ses pressentiments d'improvisateur, sachant également ce qu'il a et ce qui lui manque. Nous l'aimons mieux, nous ne l'admirons pas moins, en le recherchant ainsi dans ces détails d'intimité familière, que si nous dressions le catalogue tardif de ses succès d'orateur po- litique et d'avocat.

Dans les intervalles des sessions parlementaires, puis pendant la phase assez longue qui s'écoula entre le coup

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d'État et les dernières élections, Berryer ne cessa pas de plaider de grands procès, de nature bien diverse, qui lui donnèrent des clients, des amis, des obligés, des admi- rateurs dans tous les rangs de la société, depuis les grands et les princes de la terre jusques aux typographes et aux ouvriers charpentiers. Seulement, on a pu voir, le jour de ses funérailles, que les charpentiers et les typo- graphes étaient plus reconnaissants que les princes.

Partout, en province comme à Paris, l'effet du moment était immense; et, si cet effet ne doit survivre que dans la mémoire des assistants et des auditeurs, posor.s-nous hardiment cette question : qui répond le mieux à l'idéal de l'orateur de tribune et de barreau? Celui qui atteint immédiatement le but qu'il se propose, ou celui qui, après avoir bredouillé devant ses collègues ou ses juges, lègue ensuite des périodes élégantes et correctes à l'ad- miration de la postérité? Entre la Milonienne, qui fait encore, après vingt siècles, les délices des latinistes et le supplice des écoliers, et le discours sur l'indemnité amé- ricaine, qui arracha un vote d'enthousiasme à une majo- rité hostile, je n'hésite pas, je choisis Berryer ; et, si vous me dites que personne aujourd'hui ne se souvient plus de son discours, je vous réponds que celui de Cicéron, n'ayant pas été prononcé en temps utile, laissa partir son client pour les galères.

Dans l'ensemble de ces souvenirs, j'ai eu soin de né- gliger ceux qui se rapportent plus spécialement à la po- litique active. Encore une fois, ceux-là touchent à trop de points délicats pour qu'on puisse les effleurer sans rou-

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vrir de vieilles blessures. Berryer, grand orateur, devait avoir les mêmes illusions que Chateaubriand, grand écri- vain. L'un s'était figuré que la légitimité pourrait être ramenée par d'éloquentes brochures; l'autre crut peut- être que de beaux discours suffiraient à cette œuvre répa- ratrice. C'est l'honneur et le malheur du principe monar- chique qu'il ne puisse pas s'affirmer par des phrases. Deux partis seulement lui conviennent: l'immobilité ou l'action; il agit ou il attend. Dans le premier cas, s'il succombe, il ajourne indéfiniment son triomphe et en- veloppe dans sa défaite bien des existences secondaires, bien des dévouements obscurs, qu'il ne saurait sacrifier sans se rendre coupable de cet égoïsme si souvent repro- ché à la Royauté. Dans le deuxième, il risque d'être accusé d'inertie ou de mollesse par ceux-là même qui seraient bien penauds ou bien hésitants s'il les prenait au mot. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que cette immobilité sereine, se confiant dans l'avenir et puisant sa certitude dans son droit, offre un spectacle plein de mystérieuse grandeur. La dignité de l'attitude rachète admirablement ce qui manque à l'esprit d'aventures,

Les aventures! Berryer, avocat, consentait bien à les défendre en la personne des princes qui ne pouvaient être que ses clients: il ne les conseilla jamais à celui qu'il saluait comme son Roi. Lorsque Madame, duchesse de Berry, conçut le projet de sa tentative en Vendée, Berryer s'efforça de l'en dissuader, et l'événement prouva (,u il' avait raison. Parlerai-je de Belgrave-Square, et de ce pèlerinage qui fit tant de bruit à la fin de 1843? Pâles

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et lointaines images qui ont passé comme passent les chimères dans le siècle des réalités ! Je ne reviens sur cet épisode que pour rappeler un joli mot du comte Alexis de Saint-Priest, que Berryer devait remplacer un jour à l'Académie française. Alexis de Saint-Priest était chez le roi Louis-Philippe, au moment la Cour s'irri- tait le plus contre ces nobles pèlerins, au premier rang desquels figurait le général de Saint-Priest, un des chefs les plus considérables du parti légitimiste. Mon cher comte, dit Louis-Philippe, d'assez mauvaise humeur, il y a des oncles bien compromettants... Sire, qu'y faire? répliqua le spirituel historien de Charles d'Anjou; dans ce monde, les uns ont des oncles, les autres desneveux.., Hélas ! ni Louis-Philippe, ni Alexis de Saint-Priest, ni Berryer, ne se doutaient, dans ce moment-là, qu'il y avait ailleurs, dans le passé et dans l'avenir, un oncle qui allait protéger son neveu, un neveu qui allait com- pléter son oncle, et que, cette fois, la branche cadette n'en serait pas quitte à si bon marché.

Enfin, quand la Révolution de février et ses suites sem- blèrent ranimer nos espérances, Berryer, fidèle à l'idée de toute sa vie, conseilla de ne pas se presser, de ne pas violenter des événements qu'on eût dit faits exprès pour rendre probable ce qui, la veille, paraissait impos- sible. Ces conseils de politique expectante n'allaient pas toujours sans lui aliéner quelques-uns de ceux qu'irri- tait ce douloureux contre sens ; un parti qui, ne pouvant se passer d'action, ne pouvait agir que dans le vide. On a raconté le mot d'Odilon Barrol à Berryer: Comment

360 NOUVEAUX SAMEDIS.

faites-vous pour n'avoir pas un ennemi, quand nous en avons tant et de si furieux? Sans doute vous avez un trésor d'amour caché quelque part. » Odilon Barrot se trompait, au moins dune unité qui, certes, n'était pas un zéro. Berryer a eu un ennemi, et je ne puis en douter; car je le tiens de lui-même. Cet ennemi, ce fut II. de Genoude. Journaliste merveilleux de verve, de té- nacité, d'aplomb, sachant faire de son idée un coin qu'il forçait d'entrer à coups de marteau dans les cerveaux les plus durs, assez paradoxal pour faire passer cinquante sophismes dans le trou d'une vérité, admirable d'abnéga- tion personnelle, sacrifiant une belle fortune au triom- phe de ses chimères, aussi populaire que Berryer dans certaines provinces de la France l, mais privé, semble-t-

1 En mai 1849, l'agitation électorale était extrême dans le Midi, notamment dans le département du Gard. Nos députés légitimistes, furent un moment menacés de déchéance, non par leurs adver- saires, qui n'étaient pas en nombre , mais par la démocratie blanche, qui trouvait qu'on n'allait pas assez vite sur le chemin de Paris à Frohsdorf, ou de Frohsdorf à Paris. Une séance prépara- toire, présidée par les hommes les plus respectables et s'était réunie l'élite du département, fut envahie, violée, piétinée, ba- fouée, et finalement dispersée par une foule inepte, au milieu des plus grossières clameurs. C'est de ce jour-là que j'ai pris en haine deux choses; la politique en général; et, en particulier, le gouvernement du peuple par le peuple. Je comprends, sans l'aimer, la démocratie républicaine; mais la démocratie roya- liste est insensée : C'est le oui et le non, l'affirmation et la négation, le principe d'autoritt' et le ferment d'anarchie, l'ordre et la tur- bulence, la discipline et la sédition, le respect et le gros mot, es- sayant de vivre d'une même idée.

Quoi qu'il en soit, à l'époque dont je parle, telle était, dans le Gard, auprès des pas-gênés de Sîmes et d'Uzès, la popularité de

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il, du talent de la 'parole, M. de Genoude était peut-être un peu jaloux du grand orateur; ou plutôt, comme tous les fanatiques de leur propre pensée, qui finissent par devenir visionnaires (témoin Balzac, le plus grand de tous !) il était arrivé à se figurer que vouloir c'est pou voir, et que l'application immédiate de son système d'ap- pel au peuple serait plus efficace que les plus belles ha- rangues. Delà à déclarer une sourde guerre à celui que son éloquence avait fait chef du parti légitimiste, il n'y avait qu'un pas, et M. de Genoude n'attendait qu'une occasion pour le franchir. Cette occasion se présenta, quand l'infortuné marquis delà Rochejaquelein fut nommé député. Sans être précisément un orateur, M. de la Ro- chejaquelein, à cette époque, était tout ce qu'on peut imaginer de plus sympathique. Son nom héroïque, sa

M. de Genoude, que les députés sortants, désespérant de combattre avec succès sa candidature, se résignaient, bon gré mal gré, à lui taire une place. Tout à coup on apprend que M. de Genoude est mort. Ce fut une consternation générale, et la perte , à coup sûr, était assez grande pour que cette douloureuse nouvelle effaçât toutes les nuances dans un regret unanime. Mais ce qu'il y eut de plus curieux, c'est que les fervents, les fanatiques, les Gcngudiste* quand même, de moins en moins gênes, de plus en plus furieux contre leurs députés vivants, voulaient nommer M. de Genoude quoique défont. Peu s'en fallut que ce Du Guesclin du Premier- Paris ne prît des viljes et des urnes huit jour

Au reste, cette démocratie blanche n'existe plus guère au- jourd'hui que pour mémoire. Cet arrondissement d'Dzè9, qui vuuhit, follement, mais noblement , nommer M. de Genolide ruiné e1 mort, vote maintenant, comme un seul homme; pour M. le duc Tascher de !a Pagerie ou pour M. Bravay ; un chambellan et un ingot d'or.

562 NOUVEAUX SAMEDIS.

taille imposante, sa noble tète, son organe puissant, son air de force et de bonté, ses allures engageantes et cor- diales, son regard énergique et franc, son martial sou- rire, tout concourait à faire de lui un de ces hommes avec lesquels on compte, sur lesquels les partis aiment à s'appuyer dans les temps d'orage, et dont on dit : Il peut se tromper, mais c'est un homme! Songeant à un autre de ses collègues à la Législative, ardent et cheva- leresque, aimable et intrépide comme lui, mais ayant mieux persévéré, à un ami dont tous les Vauclusiens sont fiers, nous appelions alors Henri de la'Rochejaquelein le Léo de Laborde delà Vendée. Aujourd'hui même, en le revoyant par la pensée à travers ce triste nuage des années de défaillance, il me semble qu'on doit parler de lui avec plus d'émotion que de colère, comme d'une vic- time de la Fatalité, l'Atride de la défection ; et peut-être conviendrait-il d'ajouter: «Que celui qui n'a pas (mentalement) péché, lui jette la première pierre ! » Quoi qu'il en soit, M. deGenoude, en assistant aux dé- buts parlementaires du marquis de la Rochejaquelein, paraphrasa en trois mille colonnes de français de Pre- mier-Paris Y Eurêka! du géomètre de Syracuse. Contrac- ter une intime alliance avec le noble député, doubler son propre talent de journaliste de cette jeune éloquence et de ce blason vendéen, créer une puissance bicéphale qui eût rejeté Berryer au second plan, tel fut le rêve de ce cerveau, vaillant et généreux pourtant, mais prédestiné à se noyer dans l'urne du suffrage universel, comme le duc de Clarence dans son tonneau devin de Malvoisie. Ce

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rêve, qui dura plus longtemps qu'un songe de tragédie, et qui finit, lui aussi, par un coup de tonnerre, on en re- trouverait l'histoire dans les vieilles collections de la Gazette de France, si on avait le courage de les com- pulser. Ainsi qu'il arrive toujours en pareil cas, même entre honnêtes gens, la querelle s'envenima, non de h* part de Berryer, qui ne répondit pas, mais entre ses amis justement irrités et le fougueux publiciste ; si bien que, grâce à ce crescendo rossinien qui signale d'ordi- naire les polémiques de ce genre, M. de Genoude en arriva, un beau soir, à appeler Berryer le Maroto de la légitimité française. Maroto était, je crois (car on com- mence à se perdre un peu au milieu de toutes ces varia- tions ibériques), un général espagnol qui avait trahi don Carlos. Quinze ans après, le jour Berryer m'en parla, sa belle âme avait depuis longtemps pardonné; mais la blessure saignait encore.

Hélas! à quoi bon évoquer ces souvenirs d'antan? qu'importent quelques légers nuages dans ce ciel si pur, surtout quand le coucher du soleil a été si radieux et si beau? C'est là, en somme, une grande figure, une noble vie ; la fin est digne du début; une admirable unité coor- donne toutes les parties de cet harmonieux ensemble, et dirige cette ligne droite qui va de la sellette de Michel Ney à la vaillante et pieuse agonie d'Augerville. Auger- ville ! je me reproche de ne pas eu avoir encore parléj^ celle résidence préférée de Berryer eût mérité une description à part. Ici je ne puis résister au plaisir de citer quelques passages d'un article qui n'a pas figuré

364 NOUVEAUX SAMEDIS.

parmi les hommages solennels rendus à cette chère mé- moire, mais qui, mieux peut-être que les. éloges politi- ques, nous apprend à connaître et à aimer Berryer :

i L'illustre orateur ne demandait jamais les loyers à pei sonne ; il prenait ce qu'on lui apportait. Jamais il ne renvoyait ni un locataire, ni un domestique. Ce n'était pas assez : tous les pauvres de la contrée trouvaient au château leur bois et leur pain

a Un habitant d'Evreux, nommé Dehors, avait confié sa défense à Berryer. Après deux condamnations à mort, deux pourvois, deux cassations, il fut enfin acquitté.

« La joie et la reconnaissance de cet homme ne peu- vent se décrire. Il rassembla dix mille francs en billets de banque, qu'il inséra dans un portefeuille, et s'en alla chez II. Berryer. 11 avait pris avec lui, pour l'associer à celte démarche, sa fille, une jeune personne de dix-neuf ans. Tous deux voulaient se jeter aux genoux de l'avocat.

« Je vous dois tout, lui dit le père; vous êtes notre sauveur, et jamais ni ma fille ni moi ne pourrons nous acquitter envers vous ; daignez agréer ce faible témoi- gnage de notre gratitude éternelle.

« En même temps, le client avait remis le portefeuille à l'avocat. Celui-ci le prit, compta les billets, puis les remit dans le portefeuille.

i Oui, dit-il à Dehors, il y a bien dix mille francs.

« Cela dit, il questionna la jeune fille avec bonté. Qu'allait-elle devenir? que comptait-elle faire?

« Mon enfant, lui dit-il tout à coup, il faut vous marier à quelque honnête jeune homme. Votre père et

BERRYER. 365

moi nous n'avons pu trouver que dix mille francs pour votre dot : c'est bien peu ; mais enfin vous nous excuserez : nous avons fait ce que nous avons pu; ies voilà!...

a Et il tendit le portefeuille à la jeune fille.

« Ici s'engage une lutte de désintéressement. Le père et la jeune fille refusent d'accepter le portefeuille.

u M. Berryer use alors de son autorité :

« J'entends être obéi, dit-il, je vous ordonne d'ac- cepter cet argent : quant à moi, je ne le reprendrai pas.

« 11 fallut se soumettre en pleurant de reconnaissance et de joie. » m

Encore un détail, qui n'est pas le moins touchant :

« M. du G... demande à un vieux domestique de Ber- ryer :

« Eh bien, père Leblanc, quel âge avez-vous?

« Soixante-seize ans ; mais qu'fcst-ce que ça me fait? Tant que monsieur était là, on avait du plaisir à vivre près de lui; mais à présent que notre bienfaiteur est mort, je n'ai plus qu'à partir 4. »

Oui, c'est à Augerville que nous aimerions à le retrouver en finissant ; chez lui, dans toute sa simplicité magni- fique, dans toute sa grâce cordiale de maître de maison; faisant profiter, autour de lui, les petits et les pauvres de sa chanté inépuisable, de cette suprême bonté, qui

1 Ces passages sont extraits d'un charmant et touchant article signé Maître Guérin dans l'Univers illustré. Sous ce pseudonyme de Maître Guérin, et à propos des épisodes judiciaires de la semaine* M. Frédéric Thomas publie de petits chefs-d'œuvre d'atticisme, de lensibilité et de face.

366 NOUVEAUX SAMEDIS.

rayonnait partout pouvaient arriver son nom pour ra- nimer l'espérance, sa main pour prodiguer ses bienfaits, son regard pour égayer le travail et consoler la misère; jardinant, plantant, dessinant des allées, souriant, ac- cueillant tantôt d'illustres hôtes, tantôt de charmantes et honnêtes femmes qui faisaient à ce sexagénaire plus de fête qu'au plus séduisant des jeunes premiers. Cette aima- ble réminiscence nous aidera à conclure. On n'en dira jamais assez sur l'éloquence, sur le charme, sur la loyauté, sur le sentiment exquis de vertu, de fidé- lité et d'honneur, qui caractérisèrent Berryer; mais on irait trop loin, on risquerait de rencontrer des incré- dules, si on essayait de faire de cette vertu une immola- tion, de cet honneur un sacrifice, de cette fidélité un martyre. Encore une fois, quelle existence fut plus eni- vrante pour toutes les belles vanités, toutes les délicates sensations de l'esprit, de l'imagination et du cœur? Qu'auraient pu donner une ambassade, un ministère, des pensions, des plaques, des cordons, en échange de cette situation sans rivale, aussi enviable qu'elle était pure, aussi délicieuse qu'elle était haute? Que Berryer reste pour nous tous, jeunes ou vieux, enthousiastes ou désa- busés, amis ou adversaires, un grand nom, un radieux souvenir, un beau rêve, un éloquent exemple ; plaçons' sur cette noble tête une couronne de lauriers ou de lis date Ulia ! nous n'y trouverions pas de place pour une couronne d'épines.

FIN

TABLE DES MATIÈRES

I. Paul Forestier et Hamlet. t v 7 . 7 7 7 . . 1

IL M. Jules Favre à l'Académie française. ...".. 54

III. Les Femmes et le Roman contemporain 47

IV. II. Guizot 82

V. H. Ernest Renan . , ; 94

VI. M. Beulé 7 109

VII. M. Sorbier . : 121

VIII. M. V. de Lapradc 134

IX. M. le comte de Carné 147

X. M. Prévost-Paradol. . . . . !59

XI. Madame Augustus Craven. .••••••.... 174

XII.— M. Louis Ulbach 7 ......... . 188

XIII. M, Guizot. . . . . . # . s T ï S S . . . . . 202

3G8 TABLE DES MATIÈRES.

XIV. M. de Lamothe 21i

XV. M. le comte d'Haussonville 227

XVI. Gœthe et Laprade 240

XVII. L'Espagne d'autrefois et l'Espagne d'aujourd'hui , vJ71

XVIII. MM. Claretie et About 301*

XIX. Bercer. . . . # . . . 316

FIS l»L LA TABLE DES MATIERES

F. auiœau et cie. Imprimerie de lagnï

jnïvsrsftef HÊCÀ

La Bibliothèque Iniversité d'Ottawa

Echéance

lui qui rapporte un volume la dernière date timbrée isous devra payer une le de dix sous, plus cinq jour chaque jour de retard.

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Dote due

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CE PQ 0282 . P75 186b V6 C00 PONTMARTIN, ACC# 1383708

NOUVEAUX S